Le Combat de Cavalerie Dans Le Monde Romain (French Edition) 9789042944459, 9789042944466, 9042944455

Ce livre consacre a l'histoire de la cavalerie romaine s'interesse principalement a l'evolution du recrut

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Le Combat de Cavalerie Dans Le Monde Romain (French Edition)
 9789042944459, 9789042944466, 9042944455

Table of contents :
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE

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COLLECTION D’ÉTUDES CLASSIQUES Le combat de cavalerie dans le monde romain Maxime Petitjean

PEETERS

LE COMBAT DE CAVALERIE DANS LE MONDE ROMAIN

COLLECTION D’ÉTUDES CLASSIQUES ————–—— Volume 30 ———–———

LE COMBAT DE CAVALERIE DANS LE MONDE ROMAIN

Maxime PETITJEAN

ÉDITIONS PEETERS / SOCIÉTÉ DES ÉTUDES CLASSIQUES LOUVAIN — NAMUR — PARIS — BRISTOL, CT 2022

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ©2022 – Société des Études Classiques a.s.b.l. 61, rue de Bruxelles, B-5000 Namur (Belgium) All rights reserved, including the rights to translate or reproduce this book or parts thereof in any form. Dépot légal: D/2022/0602/127 ISBN 978-90-429-4445-9 eISBN 978-90-429-4446-6

Table des matières REMERCIEMENTS.................................................................................

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INTRODUCTION.................................................................................... I – Une réticence naturelle des Romains pour le combat de cavalerie ? .......................................................................... II – La centralité de la bataille : une erreur de perspective ? III – Définition du sujet et objectifs de l’enquête ................... IV – Sources et méthode .........................................................

3 4 7 12 17

PREMIÈRE PARTIE La cavalerie, la cité et l’empire à la fin de l’époque républicaine CHAPITRE 1 – LES EQUITES ROMANI ET LA MILITIA EQUESTRIS............. I – Ordo equester, combat de cavalerie et rang social ........... II – Le nouveau visage de la cavalerie civique au Ier s. av. J.-C. ....................................................................................

23 24

CHAPITRE 2 – L’ESSOR DE LA CAVALERIE AUXILIAIRE ........................ I – L’intégration des forces de cavalerie extra-italiques dans l’appareil militaire romain ................................................. II – La cavalerie auxiliaire dans l’armée tardo-républicaine : organisation et équipement ................................................

71

CHAPITRE 3 – LA CAVALERIE DANS LES GUERRES TARDO-RÉPUBLICAINES ........................................................................................ I – La cavalerie républicaine en campagne ............................. II – La guérilla de cavalerie .................................................... III – La grande tactique ........................................................... IV – La tactique des unités...................................................... Conclusion : la cavalerie décisive? ..........................................

50

72 92 105 106 121 145 163 179

VI

TABLE DES MATIÈRES

DEUXIÈME PARTIE Cavaliers et combat de cavalerie sous le Haut-Empire romain (Ier-IIe s. ap. J.-C.) CHAPITRE 1 – LA

CONSTRUCTION D’UNE CAVALERIE PERMANENTE ET

MULTIÉTHNIQUE ...........................................................................

185 I – La place de l’equitatus dans la nouvelle res publica monarchique ....................................................................... 186 II – L’incorporation de la cavalerie auxiliaire et des ressources provinciales ........................................................... 196

CHAPITRE 2 – LA PLACE DE LA CAVALERIE DANS LA « GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE » ...................................................................... I – Évolution des effectifs et répartition des corps de troupes ................................................................................ II – La cavalerie aux frontières et la défense des confins impériaux ............................................................................ III – La mobilisation de la cavalerie pour les opérations de grande envergure et les guerres offensives........................ CHAPITRE 3 – LA DOCTRINE D’EMPLOI DE LA CAVALERIE IMPÉRIALE .. I – L’equitatus en campagne ................................................... II – La grande tactique ............................................................ III – La tactique des unités ...................................................... Conclusion : conservatisme, innovations et adaptions tactiques ..................................................................................

221 223 244 255 277 277 294 317 353

TROISIÈME PARTIE Crises et transitions (IIIe-IVe s. ap. J.-C.) CHAPITRE 1 – PEUT-ON PARLER D’« ESSOR » DE LA CAVALERIE SOUS LE BAS-EMPIRE ? ........................................................................ I – L’évolution des effectifs de la cavalerie ............................ II – L’origine des nouveaux corps de cavalerie du IIIe s. ........ III – La refondation de la cavalerie impériale ........................

359 360 369 382

TABLE DES MATIÈRES

VII

CHAPITRE 2 – LE MYTHE DU RITTERHEER ET LA « GRANDE STRATÉGIE » DE L’EMPIRE TARDIF .......................................................... 399 I – Cavalerie et défense mobile ............................................... 400 II – Cavalerie et « grande stratégie » ..................................... 413 CHAPITRE 3 – PEUT-ON

PARLER D’UN

« RENOUVEAU » DE L’ARME ? ..................................................... I – La cavalerie dans la conduite des campagnes ................... II – Les évolutions tactiques.................................................... Conclusion : vers une revalorisation symbolique du combat de cavalerie .............................................................................

ÉQUESTRE AUX IIIE ET IVE S.

437 438 446 477

QUATRIÈME PARTIE L’âge d’or de la cavalerie (Ve-VIe s. ap. J.-C.) CHAPITRE 1 – UNE CIVILISATION MILITAIRE ÉQUESTRE ....................... I – L’évolution du contexte géostratégique et ses conséquences ............................................................................... II – La centaurisation de l’outil militaire impérial ................. III – Les progrès des savoirs hippologiques et des techniques de harnachement.................................................................

483 484 518 545

CHAPITRE 2 – LA CAVALERIE DANS L’ART DE LA GUERRE À L’ÉPOQUE PROTO-BYZANTINE ....................................................................... 565 I – La mobilisation des ressources militaires .......................... 566 II – La place de la cavalerie dans la conduite des opérations militaires ............................................................................. 589 CHAPITRE 3 – L’ANATOMIE DU COMBAT DE CAVALERIE ...................... I – La grande tactique ou la bataille du général ..................... II – L’échelon de l’escadron .................................................... III – L’expérience combattante ................................................ Conclusion : l’homérisation du cavalier ...................................

617 618 647 675 691

CONCLUSION GÉNÉRALE...................................................................... 697

VIII

TABLE DES MATIÈRES

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................... I – Abréviations ....................................................................... II – Sources textuelles ............................................................. III – Sources épigraphiques ..................................................... IV – Sources papyrologiques et ostracologiques .................... V – Sources numismatiques .................................................... VI – Sources archéologiques ................................................... VII – Références modernes .....................................................

703 703 704 711 712 714 714 714

INDEX NOMINUM ET RERUM NOTABILIUM ............................................ 779

REMERCIEMENTS

Ce livre est le produit remanié d’une thèse de doctorat soutenue en décembre 2017 à Sorbonne Université. Il n’aurait pu voir le jour sans les conseils et les encouragements de Yann Le Bohec, qui m’a communiqué sa passion pour l’histoire militaire et qui a dirigé mes premières recherches sur la cavalerie romaine. Qu’il en soit remercié de tout cœur. Je tiens aussi à remercier très vivement mon directeur de thèse Giusto Traina, qui a assuré avec autant d’efficacité l’encadrement de mes recherches entre 2011 et 2017. Ses nombreuses recommandations et ses amicales critiques ont corrigé bien des imperfections. Durant ces années, l’École doctorale 1 de Sorbonne Université, le laboratoire Monde byzantin de l’UMR 8167 et l’École française de Rome m’ont permis d’accomplir de nombreux voyages d’étude, en Italie, en Écosse, en Angleterre, au Mexique, en Serbie, qui ont grandement bénéficié à mes recherches. Ma profonde reconnaissance va à ces institutions et aux professeurs qui en assuraient alors la direction, Paul Demont, Vincent Déroche et Catherine Virlouvet. En 2018, j’ai été très honoré de voir ma thèse récompensée du Prix Corvisier. Que la publication de cet ouvrage, facilitée par cette distinction, témoigne une nouvelle fois de ma gratitude envers le Bureau exécutif de la Comission internationale d’histoire militaire. Les nombreuses illustrations figurant dans cet ouvrage doivent beaucoup à la générosité des institutions et chercheurs qui ont accepté de nous en céder les droits de reproduction. Nous tenons tout particulièrement à remercier : la Fondation Calvet (Avignon), les éditions Vita e Pensiero, le Dr Fabrizio Burchianti (Museo Etrusco Guarnacci di Volterra), le Prof. Jacques Vanschoonwinkel (Université de Nice Sophia-Antipolis), le Prof. Jean-Pierre Laporte, le Prof. Jona Lendering (Livius.org), Michaela R. Reisinger et The Silk Road House, Chris Rowlin (National Trust) et Richard Figuier (École Française de Rome). D’autres remerciements vont aux professeurs et chercheurs passionnés qui m’ont aidé dans mes investigations et sans lesquels ce livre ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. D’une liste interminable, qu’il me soit permis d’extraire les noms de Mike Bishop, Alexandre Blaineau, Caroline Blonce, Peter Brennan, François Cadiou, Marie-Thérèse Cam, Frédéric

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REMERCIEMENTS

Chauviré, Michèle Coltelloni-Trannoy, Jon Coulston, Jean-Christophe Couvenhes, Ross Cowan, Dan Dana, Anne-Marie Doyen, Patrice Faure, Geoffrey Greatrex, Sylvain Janniard, Ted Lendon, Patrick Marchetti, Nigel Mills, Anne-Valérie Pont, Ivan Radman, Philip Rance, Nick Sekunda, Michael Alexander Speidel, Ilkka Syvänne, Conor Whately, Everett Wheeler et Catherine Wolff. Je voudrais enfin exprimer toute mon affection à mes parents, Marianne et Thierry, ainsi qu’à Sarah et Hector. Ce travail leur est dédié.

INTRODUCTION1

Dans sa monumentale Geschichte der Kriegskunst im Rahmen der politischen Geschichte, dont le premier tome est paru en 1900, Hans Delbrück, l’un des pères fondateurs de l’histoire militaire scientifique, appelle de ses vœux la réalisation d’une étude systématique de l’évolution des tactiques de cavalerie dans l’Antiquité : « une histoire parallèle de la cavalerie devrait avoir été entreprise depuis le début en plus de celle du développement des tactiques d’infanterie. Dès les guerres médiques, avec Philippe et Alexandre, puis au cours de l’histoire romaine à partir d’Hannibal, [la cavalerie] s’est révélée d’une très grande efficacité, quand elle ne garantissait pas tout simplement la décision. Dans le cas de l’infanterie, nous avons observé un développement organique des formes de combat ; n’y aurait-il pas quelque chose de similaire à identifier pour la cavalerie2 ? » Durant sa longue carrière d’universitaire, Delbrück s’est en effet essentiellement consacré à l’étude des mécanismes du combat d’infanterie, dans une série de travaux où ses vues sur la phalange macédonienne et la légion romaine se sont opposées à celles de son contemporain Johannes Kromayer. Il voyait pourtant dans la cavalerie antique une force d’une importance majeure, contre l’avis de nombreux érudits de son époque qui considéraient qu’elle était techniquement déficiente3. Près d’un siècle après sa mort, force est de constater qu’une telle étude n’a toujours pas vu le jour. La négligence d’un aspect si important de la guerre antique est en elle-même intéressante, car elle révèle les préjugés

1 Les traductions de textes grecs et latins présentées dans cet ouvrage sont de l’auteur, sauf indication contraire. Pour la citation des auteurs anciens, nous suivons généralement le système d’abréviations utilisé par l’Oxford Classical Dictionary et le Greek-English Lexicon. Les références complètes, éditions critiques et traductions existantes, sont données en fin de ce volume. Les grands corpus de référence (CIL, RIC, PIR…) sont cités d’après leurs abréviations usuelles. 2 DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 457 : « neben der Entwicklung der Infanterietaktik hätte von Anfang an eine parallele Geschichte der Kavallerie gehen müssen. Schon in den Perserkriegen, bei Philipp und Alexander, von Hannibal an in der römischen Geschichte macht sie sich aufs stärkste geltend oder gibt geradezu die Entscheidung. Bei der Infanterie haben wir eine organische Entwicklung der Kampfesformen beobachtet, sollte bei der Kavallerie nichts ähnliches festzustellen sein? ». 3 ID. (1910).

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INTRODUCTION

profonds qui sous-tendent notre perception de la civilisation romaine et les limites d’un courant historiographique récent, qui fait de la bataille l’objet d’analyse par excellence du fait militaire. I – UNE RÉTICENCE NATURELLE DES ROMAINS POUR LE COMBAT DE CAVALERIE ? Une tradition historiographique remontant à la Renaissance considère la Rome antique comme une civilisation « piétonne » et va jusqu’à faire de cette particularité une marque essentielle de l’art militaire des Romains, liée à l’importance du modèle civique républicain. Pour Machiavel, qui cherche à réconcilier institutions politiques et militaires dans une Italie ravagée par les condottieri, « l’autorité des Romains et l’exemple de l’armée antique démontrent que l’on doit préférer l’infanterie à la cavalerie ». Afin de garantir l’indépendance et la croissance de l’État florentin, Machiavel en appelle au développement de milices civiques, à l’image des légions romaines, qui furent selon lui la cause directe de l’expansion de l’imperium populi Romani4. Dans ce système de pensée reléguant la chevalerie médiévale au rang d’institution obsolète, l’utilisation d’une infanterie bien organisée est perçue comme la marque d’un État « policé ». Montesquieu écrit ainsi dans ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains : « Plus une nation se rend savante en l’art militaire, plus elle agit par son infanterie ; moins elle le connaît, plus elle multiplie sa cavalerie »5. Les grands érudits de la période des Lumières sont également convaincus que le génie des Romains s’incarne dans l’infanterie légionnaire, à commencer par Charles Le Beau, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont les Mémoires sur la légion romaine ont longtemps fait autorité6. 4

Machiavel, Discours sur Tite-Live, II, 18. Voir aussi L’art de la guerre, II, 4 et 5. Concernant l’influence du modèle romain sur l’« humanisme militaire » florentin, cf. BAYLEY (1961), 210-15, 219-28, 256-8. 5 MONTESQUIEU (1734, 1843), 134. 6 LE BEAU (1761), 64-5 (graphie et orthographe modernisées) : « Ce peuple vraiment né pour l’art de la guerre, et qui par un instinct naturel, en avait d’abord pénétré tous les principes, sentit que la principale force des armées consiste dans l’infanterie, et qu’une cavalerie très nombreuse devient plus embarrassante qu’utile. La cavalerie multipliée fit perdre aux Romains, dans le déclin de l’Empire, ce qu’ils avaient conquis par leur infanterie, dans les temps de la République et des premiers empereurs. » Voir aussi FOLARD (1726), 41 et GUISCHARDT (1758), 84-5. Seul le lieutenant-colonel C.-L. d’Authville des Amourettes, dans son Essai sur la cavalerie tant ancienne que moderne (AUTHVILLE DES

INTRODUCTION

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C’est cette vision négative de la cavalerie antique qui a été transmise à l’historiographie moderne par l’intermédiaire d’Edward Gibbon et de sa très influente Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain7. À quelques exceptions près, le mythe d’une armée romaine presque entièrement tournée vers le combat d’infanterie se retrouve chez la plupart des historiens de la fin du XIXe et du XXe s. Pour George Denison, auteur d’une histoire de la cavalerie publiée en 1877 : « The infantry was the most important portion of the Roman armies. It was with their infantry that the Roman conquered the world, and to it that the greatest care was devoted in order that it might be always maintained in the highest state of efficiency. […] The Romans, like the Spartans, were not naturally a cavalry nation, although their highest order in the state served in that force »8. L’expansion impériale et l’abandon progressif du recrutement des citoyens-soldats au profit de sujets barbares auraient conduit à l’essor tardif de la cavalerie et à la décadence du sentiment patriotique, directement à l’origine de la chute de l’Empire romain9. Un jugement comparable se retrouve chez Frank Ezra Adcock qui, dans son essai sur l’art de la guerre sous la République, publié en 1940, pointe l’infériorité de la cavalerie censitaire, qu’il lie au tempérament national des Romains, « in a literal sense pedestrian »10. On pourrait encore dérouler ce réquisitoire en citant bien d’autres travaux11, y compris ceux de savants renommés AMOURETTES [1746], 1-9), œuvre d’une érudition remarquable, dépasse ce postulat et souligne que les Romains, s’ils ont pu être pénalisés en termes de cavalerie à haute époque, notamment durant les guerres puniques, ont très vite rattrapé leur retard et ont fait de cette arme un avantage décisif dans leurs guerres ultérieures. 7 Cf. GIBBON (1776, 1891), 14, et le commentaire de F.A.W. Wenck, intégré dans cette même édition : « The strength of the Roman army, like those of all nations that have understood the art of war, consisted in its infantry. In the decline of the empire, more reliance was placed on the cavalry, and miles often denoted a horse-soldier. This was the case from the fourth through all succeeding centuries ». 8 DENISON (1877), 46. 9 Ibid., 110 et s. 10 ADCOCK (1940), 25. 11 Pour ne citer que quelques études influentes : FULLER (1965), 74 (« Throughout Roman history the astonishing thing is that, although fond of horses and horse racing, they never attempted to develop an efficient cavalry arm as the complement of their infantry. ») ; CAGNIART (1992), 84 (« The Roman army was an infantry army. The Romans conquered their Mediterranean empire and ruled the Ancient World with their legions. They never developed an effective cavalry, and Julius Caesar was no exception. ») ; DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 21 (« Roman citizens undoubtedly made excellent infantrymen, but as cavalrymen, an arm in which there was seemingly no native tradition, they were apparently less effective. ») ; LAZARIS (2010), 486 (« une certaine répugnance des Romains envers la cavalerie ») ; HAYNES (2013), 274 (« mounted troops stood outside the Roman tradition of combat and were seen as of less interest »).

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INTRODUCTION

qui ont pu contribuer à populariser l’idée d’une défaillance congénitale de la cavalerie romaine auprès d’un public universitaire plus large12. Il y a cependant dans ce discours une pétition de principe sur laquelle il convient de s’interroger avec la plus grande circonspection. Qu’est-ce qu’une nation au « tempérament pédestre » ? Un État moderne et organisé relègue-t-il nécessairement la cavalerie au second plan pour privilégier l’infanterie lourde ? L’infanterie romaine était-elle véritablement la « reine des batailles », si tant est que cette expression sentencieuse, qui écarte de façon trop commode tout critère d’analyse objectif, puisse être considérée comme scientifiquement valable ? Nombre d’études ont montré depuis plusieurs décennies la place majeure qu’occupe le cheval de guerre – et même le cheval tout court – dans la culture romaine13 et le rôle crucial du combat de cavalerie dans la définition de l’ethos aristocratique romain, qui fait office de représentation dominante de la valeur martiale à Rome. Les travaux de Claude Nicolet et Natacha Lubtchansky ont mis en évidence l’existence d’une valorisation ancienne du cheval dans les cités de l’Italie tyrrhénienne, où de fortes cultures oligarchiques empêchaient le développement d’un système de valeur favorable au primat des hoplites, comme à Athènes14. Ceux de Myles McDonnell et de Jeremiah McCall ont insisté sur le lien étroit existant entre combat de cavalerie et uirtus, ainsi que sur l’efficacité tactique des equites Romani à l’époque républicaine15. On ne saurait donc invoquer un préjugé culturel ou un trait de tempérament « national » pour rendre compte d’une hypothétique infériorité de l’armée romaine en matière de cavalerie. La période impériale a également fait l’objet de nombreuses contributions, dont plusieurs ont conduit à bousculer les idées reçues. Si la synthèse publiée en 1992 par Karen Dixon et Pat Southern se concentre essentiellement sur la cavalerie auxiliaire et privilégie la documentation archéologique16, les trois volumes consacrés par l’historien et reconstituteur allemand Marcus Junkelmann aux différents aspects de l’équitation militaire dans le monde romain offrent un panorama historique plus 12 NICOLET (2001), 324 : « Si l’on veut s’en tenir aux très grandes généralités, utiles cependant au plan d’une histoire générale du fait militaire, on définira essentiellement l’armée romaine de cette période comme une armée de fantassins, les combats décisifs, sur terre, étant en fin de compte dus à l’infanterie, ce qui explique par exemple la victoire finale de Rome contre une armée de type alexandrin comme celle d’Hannibal. » 13 On se reportera ici à la thèse inédite d’H. Devys sur Le symbolisme du cheval dans la civilisation romaine : DEVYS (1981). 14 NICOLET (1962) ; LUBTCHANSKY (2005). 15 MCCALL (2002) ; MCDONNELL (2005). 16 DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.).

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INTRODUCTION

complet17. Ils constituent à ce jour l’étude de référence sur la question et fournissent une réévaluation très positive des capacités de la cavalerie romaine, aussi bien du point de vue de l’équipement que de la doctrine d’emploi. En marge de ces grandes synthèses, certains travaux plus spécialisés, comme ceux de David Breeze ou de Massimo Biancardi se sont attachés à souligner l’importance de la cavalerie dans la défense des confins impériaux18. D’autres, comme ceux d’Emilio Gabba, John Eadie ou Jon Coulston, ont attiré l’attention sur la capacité des Romains à adopter des techniques de combat étrangères, issues des civilisations steppiques ou proche-orientales19. En outre, les études de Peter Connolly et d’Ann Hyland, par une approche fondée sur l’archéologie expérimentale, ont bien montré la grande qualité des instruments hippiques employés par les Romains, balayant définitivement les considérations traditionnelles sur les limitations techniques du combat de cavalerie dans l’Antiquité20. II – LA

CENTRALITÉ DE LA BATAILLE

UNE ERREUR DE PERSPECTIVE

?

:

Malgré toutes ces avancées récentes, il manque encore en 2022 une étude systématique sur le combat de cavalerie dans le monde romain. Cette lacune historiographique peut sembler curieuse dans la mesure où les études militaires portant sur les aspects les plus concrets du combat ont connu un net renouveau depuis la publication du best-seller de John Keegan, The Face of Battle, en 197621. Dans le sillage de cet ouvrage, de nombreux spécialistes de l’Antiquité se sont intéressés à l’expérience de la guerre dans le monde gréco-romain, en délaissant la perspective du général pour adopter le point de vue des unités combattantes. Cette approche a permis d’enrichir notre compréhension du combat d’infanterie. Les travaux de Victor Davis Hanson, Philip Sabin et Adrian Goldsworthy ont notamment montré que la bataille de l’hoplite et du légionnaire ne se résume pas au choc mécanique de deux masses compactes de fantassins, capables de réagir immédiatement et de façon JUNKELMANN (1990/1992). BREEZE (1993) ; BIANCARDI (2004). Également BARTLE (1961) (qu’il est malheureusement impossible de consulter aujourd’hui en raison d’une restriction d’accès voulue par l’auteur). 19 GABBA (1966) ; EADIE (1967) ; COULSTON (1986). 20 CONNOLLY (1987) et (1988) ; HYLAND (1990) et (1993). 21 Cf. KEEGAN (1976, 2013 trad. fr.). 17 18

8

INTRODUCTION

uniforme aux ordres du haut commandement : l’issue de l’affrontement est plus souvent déterminée par des facteurs d’ordre psychologique, qui conditionnent la capacité des unités à maintenir leur cohésion22. En usant de la peur qu’elles inspiraient aux fantassins et de l’avantage tactique que leur conférait leur mobilité, les troupes montées étaient susceptibles de précipiter la rupture des lignes adverses : de Cannes (216 av. J.-C.) à Andrinople (378 ap. J.-C.), bien des engagements furent ainsi décidés par une charge de cavalerie23. Pourtant, campés sur le préjugé du primat tactique absolu de l’infanterie lourde, les tenants de la « nouvelle histoire militaire » n’ont pas jugé utile de s’intéresser aux modalités du combat de cavalerie24. Cette négligence s’explique dans la mesure où les face of battle studies privilégient très nettement la bataille rangée comme angle d’analyse du phénomène guerrier. Si ce parti pris peut sembler cohérent au regard d’une tradition historiographique présentant la guerre comme un fait social et les armées comme des sociétés en armes, se déplaçant sur le champ de bataille avec leurs hiérarchies, leurs représentations, leurs coutumes, pour s’affronter dans un cadre quasi rituel, il véhicule aussi une vision fortement biaisée de l’art de la guerre. Durant l’Antiquité romaine comme au Moyen Âge et à l’Époque moderne, la bataille constitue en effet l’exception plutôt que la règle, les belligérants préférant le plus souvent recourir à des formes d’affrontement indirectes25. Or, c’est précisément dans ce type d’opérations (manœuvres, embuscades, escarmouches), nécessitant mobilité et réactivité, que la cavalerie joue un rôle prépondérant, occultant complètement celui de l’infanterie et à plus forte

HANSON (1989) ; GOLDSWORTHY (1996) ; SABIN (2000). Voir sur ce point les remarques de JUNKELMANN, s.v. « Cavalry: Republic », dans ERA, I, 168 : « Though the infantry was the most numerous part and the solid core of the army on the battlefield and, even more so, during sieges, the manifold functions of the cavalry must not be underrated. The horsemen repeatedly delivered decisive charges against the flanks and rear of the enemy and it dominated small-scale warfare. » 24 Dans son article sur « le visage de la bataille romaine », P. Sabin renonce explicitement à traiter de la cavalerie car selon lui « [it] has already received significant attention from other scholars » (SABIN [2000], 2). Et l’auteur de citer DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), HYLAND (1990) et (1992), GOLDSWORTHY (1996), mais tous ces ouvrages ne prêtent qu’une attention très limitée au déploiement tactique de la cavalerie et ne constituent en aucun cas des études aussi détaillées que celles qui avaient déjà été entreprises pour l’infanterie romaine avant la vogue des face of battle studies. À notre connaissance, seul un article se propose d’explorer cette problématique pour la cavalerie tardo-antique, mais de manière très brève et en paraphrasant pour l’essentiel les œuvres de Procope et de Maurice : ELTON (2007). 25 FRANCE (2005). 22 23

INTRODUCTION

9

raison de l’infanterie lourde26. On ne s’étonnera donc pas de constater que les études récentes sur la cavalerie romaine soient restées à l’écart du courant keeganien, en se contentant de traiter des problématiques relativement classiques (organisation, armement, hiérarchie, déploiement…). Par ailleurs, il existe encore aujourd’hui une tendance, chez les historiens, à considérer que la « petite guerre » était perçue négativement par les Romains, et qu’il s’agissait surtout d’une forme de combat pratiquée par les populations barbares27. Ce préjugé tenace, parfaitement injustifié comme nous aurons l’occasion de le voir à de multiples reprises, porte sa part de responsabilité dans la place secondaire qui a été attribuée par l’historiographie à la cavalerie romaine28. Au demeurant, le caractère novateur de la « nouvelle histoire militaire » mérite d’être relativisé. Outre le fait que les études de Goldsworthy et Sabin reviennent souvent à poser les mêmes questions que celles qui avaient été soulevées un siècle plus tôt par Delbrück et Kromayer (espacement des soldats, des unités tactiques, modalités du choc, existence éventuelle de temps morts durant l’affrontement), la méthode de Keegan n’est pas si éloignée de l’approche traditionnelle des batailles anciennes consistant à articuler analyse des textes, critique des faits « objectifs » (ce que Delbrück appelle la Sachkritik29) et étude des institutions et des pratiques militaires propres aux sociétés qui se confrontent sur le champ de bataille (ce que les érudits allemands appellent Heerwesen et Kriegskunst), en complétant éventuellement par des remarques de « bon sens » fondées sur des expériences militaires plus proches. Cette méthode avait notamment été théorisée par Noah Whatley dans un articlemanifeste publié en 1964 et apparaît encore aujourd’hui comme la plus adaptée à l’analyse des sources anciennes30. Quant à la volonté de 26 On se reportera ici à l’analyse du rôle opérationnel et tactique de la cavalerie selon AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756), 10-8, qui offre un panorama synthétique valable pour l’Époque moderne comme pour l’Antiquité. 27 Bibliographie et discussion infra. 28 Une étude très récente a été consacrée au « visage du combat d’escarmouche dans le monde romain », mais elle ne tient compte de la cavalerie que dans la mesure où celle-ci opère en coordination étroite avec l’infanterie légère, cette dernière composante constituant le sujet principal de l’article : ANDERS (2015). 29 DELBRÜCK (1904). L’historien militaire prussien estime notamment qu’une connaissance approfondie des réalités anciennes et modernes du combat peut permettre de reconstituer, mieux que n’importe quelle approche philologique, le cadre matériel des batailles antiques, de distinguer dans les sources les informations fiables de celles qui ne le sont pas. Voir également KROMAYER (1905), qui privilégie l’examen serré des textes mais ne renonce pas à la Sachkritik. 30 WHATLEY (1964). L’auteur invoque cinq Aids, ou cinq méthodes auxiliaires pour reconstituer les batailles anciennes : l’étude des réalités topographiques ; l’utilisation de

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restituer à l’événement-bataille sa dimension historique intrinsèque, en recourant aux outils heuristiques de la sociologie, de l’anthropologie et de l’ethnologie, elle n’est pas d’une complète nouveauté. La « nouvelle histoire militaire », fortement influencée par l’école des Annales, et dont Keegan n’est que le représentant le plus célèbre, s’est construite sur la diabolisation de l’historiographie antérieure, considérée comme « clausewitzienne », « positiviste » et inattentive aux réalités sociales de la guerre31. C’est oublier qu’un historien comme Delbrück prétendait justement se démarquer de l’histoire militaire académique en réinscrivant toujours les institutions et les pratiques militaires anciennes dans un contexte politique et social plus large, l’auteur allant jusqu’à proclamer que la Kriegsgeschichte est une expression de la Kulturgeschichte32.

la science militaire moderne pour combler les lacunes de la documentation ancienne ; la critique des données littéraires à la lumière de la logique, du « bon sens », ou d’une expertise technique (Sachkritik) ; l’évaluation de la fiabilité des sources écrites (Sherlock Holmes method) ; l’étude générique des institutions militaires et des pratiques militaires d’une société. 31 Voir notamment GARLAN (1972), 7 : « De cette critique “factuelle” prônée par des historiens comme H. Delbrück, il y a certes beaucoup à retenir : on peut même dire qu’en l’absence de nouveaux documents d’origine archéologique il est rare que nous puissions pousser plus avant sur cette voie, qu’empruntèrent en dernier lieu des érudits aussi qualifiés que J. Kromayer, G. Veith ou Fr. Lammert. Mais cette conception traditionnelle de l’histoire militaire, qui triompha jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, – dans l’ignorance des analyses prémonitoires de penseurs tels que Fr. Engels ou K. von Clausewitz, et sans tenir compte des apports de l’ethnologie ou de la sociologie, – ne laisse pas de nous paraître aujourd’hui très étriquée, très limitative. Elle se cantonne en effet dans des problèmes techniques d’armement, d’organisation et de tactique qui, traités de façon autonome, semblent posséder en eux-mêmes le principe de leur développement ; elle tend à réduire l’histoire de la guerre à celle des opérations militaires, à l’histoire-bataille, qui s’insère mécaniquement, comme une pièce rajoutée, dans l’histoire globale des sociétés antiques. » De son côté, Keegan prétend rompre avec la tradition du strategocentric narrative et a des propos très durs pour les écoles d’histoire militaire continentales, cf. KEEGAN (1976, 2013), 48 : « circumscription, over-technicality, bombast, personal vilification, narrow xenophobia and inelegant style which, separately or in combination, disfigure – to our eyes – the work of French, German and Russian writers »). Ce procès semble particulièrement déplacé pour peu que l’on réalise l’ampleur de la dette contractée par Keegan à l’égard du colonel Ardant du Picq et de ses considérations sur la psychologie des combattants : ARDANT DU PICQ (1904, 2004 4e éd.). 32 DELBRÜCK (1900-1908, 1990 trad. angl.), I, pref. (« Alle Einzel-Geschichten fliessen zusammen in der Universal-Geschichte und befruchten sich gegenseitig. ») et IV, pref. (« Ich würde sogar nichts dagegen haben, wenn man dieses Werk, das den Krieg behandelt und noch dazu ausdrücklich im Rahmen der politischen Geschichte, doch in die Kategorie der kulturgeschichtlichen Werke einordnen wollte. »). Sur Delbrück et sa pensée : PARET (1966). Pour une réhabilitation de Clausewitz et de son œuvre, contre laquelle Keegan a établi sa notoriété : BASSFORD (1994).

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Malgré les mises en garde qui ont été émises par une partie de la communauté scientifique depuis une vingtaine d’années33, l’histoire militaire la plus récente a prospéré sur le terreau laissé par Keegan et Hanson, en prêtant une grande attention à la psychologie des combattants et en faisant de la culture un déterminant essentiel des activités guerrières34. Considérant qu’il est nécessaire de rendre leur variance historique aux expériences militaires anciennes, en privilégiant les représentations des sociétés qui les produisent au détriment des catégories analytiques modernes, des auteurs tels que John Carman, John Lynn, Ted Lendon ou Giovanni Brizzi se sont attachés à démontrer que le discours d’une société sur la guerre est porteur de valeurs qui orientent la matérialité même du combat35. Cette perspective peut sembler très intéressante dans le cadre du sujet qui nous intéresse, car la cavalerie est, dans l’Antiquité classique, l’objet de discours contradictoires à forte tonalité identitaire. Nous aurons ainsi l’occasion de voir que les sources écrites conservent la trace de controverses répétées sur la place relative que l’infanterie et la cavalerie doivent occuper au sein de l’outil militaire romain, et que le sujet implique la conception profonde que les auteurs anciens ont de la haute histoire romaine. Cependant, le rejet légitime du déterminisme technique et l’importance attribuée à la culture ne doivent pas amener à occulter la capacité d’adaptation « rationnelle » des sociétés anciennes. Il nous semble en particulier que certaines positions défendues par des spécialistes actuels de la guerre antique s’apparentent à une forme d’essentialisme ethnico-culturel, aboutissant parfois à la distinction d’un modèle « occidental » de la guerre, radicalement différencié d’un modèle « oriental » purement imaginaire36.

WHEELER (1998) ; KAGAN (2006), part i ; LORETO (2006), 191-218. Voir notamment KEEGAN (1993), 12 : « war embraces much more than politics : […] it is always an expression of culture, often a determinant of cultural forms, in some societies culture itself ». 35 CARMAN (1999) ; BRIZZI (2002, 2004 trad. fr) ; LYNN (2003) ; LENDON (2005). Sur ce courant historiographique, voir LEE (2011). 36 Nous faisons bien sûr allusion à la célèbre théorie de V.D. Hanson : voir notamment HANSON (2001) et les critiques de LYNN (2003), 12-20, BLACK (2004), ECKSTEIN (2005), FRANCE (2005), AUDOIN-ROUZEAU (2008), 205-8, HEUSER & PORTER (2014). Cette essentialisation culturelle du fait militaire se retrouve à un degré moindre chez BRIZZI (2002, 2004 trad. fr.) (notamment p. 253-6) et BRECCIA (2004), 76-8. 33

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III – DÉFINITION DU

SUJET

ET OBJECTIFS DE L’ENQUÊTE

L’objet du présent travail est de combler le vide historiographique mis en évidence par Hans Delbrück au début du XXe s., en centrant l’analyse du combat de cavalerie sur le monde romain, pour lequel nous disposons d’une vaste documentation, autorisant une étude de temps long. Le terminus post quem, situé au Ier s. av. J.-C., est justifié par le déclin de la cavalerie censitaire, l’affirmation d’une cavalerie auxiliaire aux modes de combat diversifiés et l’émergence progressive d’une armée professionnelle et permanente, qui demeurera une caractéristique essentielle de l’outil militaire romain jusqu’à la fin de l’Antiquité37. Quant au terminus ante quem, nous avons choisi de le fixer au début du VIIe s. pour deux raisons : tout d’abord parce qu’une source aussi essentielle que le Stratêgikon de l’empereur Maurice (années 590) ne saurait être exclue de cette recherche sur la cavalerie romaine38 ; deuxièmement parce que la conquête islamique et les prémisses de la « réforme thématique » ont profondément modifié l’organisation militaire romano-byzantine39. L’expression retenue pour la formulation du sujet ne doit pas induire en erreur. Il ne s’agit pas de traiter uniquement les aspects tactiques de l’utilisation des forces montées par les Romains : « combat de cavalerie » est ici entendu au sens large, à défaut d’une expression qui pourrait mieux correspondre à ce que la littérature anglo-saxonne désigne sous l’appellation de cavalry warfare, c’est-à-dire l’ensemble des activités militaires auxquelles participent les cavaliers, de la reconnaissance opérationnelle au combat proprement dit40. Nous entendons ainsi faire l’analyse COSME (2007b), chap. iv ; SPEIDEL (2016). L’historiographie actuelle renonce à associer ces évolutions aux supposées « réformes de Marius » et propose d’attacher plus d’importance à la guerre sociale et aux guerres civiles de la fin de la période républicaine. Cf. GAUTHIER (2016). Pour CADIOU (2018), il n’y eut pas de service militaire continu ni de soldats romains professionnels avant les réformes d’Auguste. Notre point de vue dans PETITJEAN (2019). 38 Des travaux récents ont bien montré l’importance de ce traité militaire tardif pour la compréhension des réalités d’époque impériale. Voir notamment SPEIDEL (2000). 39 HALDON (1990), chap. 6 et ID. (1999), 107-15. La datation des thèmes byzantins a fait l’objet de très longues discussions qu’il serait impossible de résumer ici. Pour une mise au point récente, on se reportera à CARRIÉ & JANNIARD (2000), 336-8. 40 MORILLO & PAVKOVIČ (2006), 3. Sur ce qu’il convient d’entendre par « cavalerie », cf. MORILLO (1999), 47 (italiques de l’auteur) : « cavalry are soldiers fighting on horseback on the battlefield; infantry are soldiers fighting on foot on the battlefield. In this view, it does not matter how the soldiers got to the battlefield. There were a number of reasons for a soldier to use a horse, and fighting on the battlefield was only one of them. Mobility on campaign favored the use of horses, for example, as did display of social 37

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de tous les paramètres régissant l’utilisation de la cavalerie comme force de combat dans le cadre des guerres romaines. Cela suppose de s’intéresser principalement à l’armement et à la tactique des unités, mais aussi à la stratégie et aux opérations, aux structures sociales et aux présupposés culturels qui conditionnent leur emploi. En amont, c’est donc le rôle et la place de la cavalerie dans le monde romain qui sont questionnés au moyen d’une approche insistant aussi bien sur la réalité des faits militaires que sur la représentation de ces pratiques. La première perspective s’intègre dans le cadre traditionnel de la Kriegsgeschichte et a pour vocation de répondre à des questions qui n’intéressent pas seulement les spécialistes de Rome. L’objectif est de rendre compte de l’évolution de l’art de la guerre durant l’Antiquité en analysant spécifiquement les enjeux liés au développement et à l’utilisation de la cavalerie dans le monde romain. L’importance croissante des troupes montées dans la stratégie impériale marque en effet une rupture importante dans l’histoire de l’armée romaine, qui avait été identifiée de longue date par les érudits de l’Époque moderne41 avant d’être intégrée dans un schéma explicatif cohérent par l’historien militaire Charles Oman42. Au primat des guerres offensives, de la bataille rangée et de

status. My definitions maintain the important but much neglected distinction between horses as strategic transport and horses as battlefield “weapons” […]. Thus, soldiers who rode to battle but fought on foot fought as infantry, not as “dismounted cavalry” or as “mounted infantry” ». Voir aussi GAEBEL (2002), 14-5 (qui rappelle les principales caractéristiques distinguant le combat de cavalerie du combat d’infanterie). Il existe dans l’Antiquité plusieurs types de cavalerie, la distinction principale étant établie par Asclépiodote le tacticien entre « celle qui combat de près (τὸ μὲν τὸ ἐγγύθεν μαχόμενον), celle qui combat de loin (τὸ δὲ πόρρωθεν), et l’intermédiaire (τὸ δὲ μέσον) » (Asclep., 1, 3). Élien et Arrien insistent pour leur part davantage sur la distinction entre cavalerie « lourde » – les ἱππεῖς κατάφρακτοι – et cavalerie « non-lourde » – les ἱππεῖς ἄφρακτοι – au sein de laquelle ils établissent plusieurs sous-catégories : « lanciers » (δορατοφόροι), « piquiers » (κοντοφόροι), « javeliniers » (λογχοφόροι) et « escarmoucheurs » (ἀκροβολισταί). Cf. Ael., Tact., 2, 11-3 et Arr., Tact., 4. Ces catégories peuvent parfois sembler rigides au regard de la polyvalence de la plupart des corps de troupes de l’armée romaine, formés au combat de ligne comme au combat à distance. 41 LE BEAU (1761), 64 estime qu’au temps de Justinien, l’armée romaine était presque exclusivement constituée de cavaliers. Mais il rattache encore cette évolution à une explication d’ordre moral, mettant en cause la décadence de la discipline romaine et la barbarisation de l’armée impériale. 42 OMAN (1924), 3-21, notamment p. 3 : « In A.D. 250 it was still the heavy-armed infantry of the empire which formed the core of battle, and was the hope and stay of the general. By A.D. 450 the cavalry was all in all, the foot-soldiery had fallen into disrepute, and the very name of legion was almost forgotten. » Oman définit la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge comme un age of cavalry, qu’il fait commencer avec la bataille d’Andrinople (378 ap. J.-C.) : « the first great victory won by that heavy cavalry which

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l’infanterie lourde succède progressivement celui de la temporisation, de la guérilla frontalière et des cavaliers-archers. Ces changements, dont il conviendra de nuancer l’ampleur en attirant aussi l’attention sur certaines continuités, sont pleinement visibles à l’époque des guerres de Justinien, mais nécessitent encore d’être situés dans le temps long de l’Antiquité romaine. L’autre grande thématique abordée dans cette thèse concerne la représentation, aussi bien iconographique qu’idéelle, du combat de cavalerie : il s’agit d’analyser les présupposés et les valeurs que les Romains associent à la figure du cavalier, tout en tâchant d’en comprendre l’évolution. L’abandon du service militaire des jeunes aristocrates dans la cavalerie légionnaire à la fin de la période républicaine marque un point de départ important. C’est à cette date qu’un discours hostile à la cavalerie, fortement influencé par la littérature grecque antérieure, émerge dans les sources : le recours massif aux populations « barbares » et la création des premières ailes auxiliaires font que le cavalier est de plus en plus perçu comme un « autre guerrier », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de François Lissarrague43. Il faut attendre la fin de l’Antiquité pour que les cavaliers réintègrent pleinement le discours identitaire des Romains sur l’art de la guerre et finissent par détrôner le fantassin légionnaire comme idéal dominant. L’objectif est alors de voir dans quelle mesure les pesanteurs de la culture classique ont freiné la pleine exploitation du potentiel tactique et opérationnel de la cavalerie sous la République finissante et le Haut-Empire. Cette question avait été posée en 1968 par Paul Vigneron, dans sa monographie sur le cheval dans l’Antiquité gréco-romaine. L’historien français suggérait que l’attachement des Romains à un modèle militaire fondé sur l’imitation des exempla conditionnait les généraux à fuir les solutions « révolutionnaires », notamment celle qui aurait consisté à imiter en profondeur les pratiques des États orientaux et des peuples nomades44. Nous aurons l’occasion de voir en quoi cette explication doit être écartée. Au croisement de ces problématiques militaires et culturelles, la question de l’affirmation de la cavalerie dans l’Antiquité tardive doit être reposée à l’aune des réflexions récentes sur le concept de « révolution dans

had now shown its ability to supplant the heavy infantry of Rome as the ruling power of the war » (ibid., 14). 43 LISSARRAGUE (1990). 44 VIGNERON (1968), I, 297 et 313-4.

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les affaires militaires » (ou RMA)45. Comme le souligne John Keegan dans son History of Warfare, la cavalerie est en effet « l’une des deux révolutions majeures de l’art de la guerre »46 et son influence sur les sociétés anciennes fut durable. Évidemment, la domestication du cheval et l’apparition des premières forces de cavalerie précèdent de plusieurs siècles l’émergence de la puissance romaine47, mais le rôle croissant de la cavalerie durant l’Antiquité tardive fut incontestablement un facteur de changement. Ce fut une « petite révolution » ou une « révolution lente », dont les déterminants sont encore débattus. Si l’on exclut les thèses héritées de la Renaissance, qui associent l’essor de la cavalerie au déclin moral des Romains, et auxquelles plus personne n’accorde le moindre crédit, l’historiographie actuelle propose deux régimes d’explication difficilement conciliables. Pour la plupart des spécialistes de l’armée impériale, les Romains se seraient adaptés à leurs ennemis, qui étaient plus avancés dans la sphère du combat de cavalerie ; on parle ici d’un processus d’appropriation rationnel, conscient, reposant sur des considérations tactiques (la nécessité de remporter des victoires contre de nouveaux peuples cavaliers) et/ou stratégiques (la nécessité d’acquérir une plus grande mobilité opérationnelle pour lutter contre des menaces frontalières devenues ubiquistes)48. Pour d’autres, plus minoritaires, le 45 La bibliographie sur la question est pléthorique. Voir en dernier lieu ROGERS (1995) et MORILLO & PAVKOVIČ (2006), chap. 4 (notamment p. 77) : « A “military revolution”, broadly speaking, is a period of rapid change in how warfare is conducted with results so significant that they change the course of historical development far beyond the military sphere. » Initialement employée en 1956 par l’historien moderniste M. Roberts pour donner un cadre conceptuel aux changements que connurent les sociétés occidentales dans les années 1550-1650 à la suite de l’adoption du mousquet, l’expression a été reprise par certains historiens de l’Antiquité pour désigner des ruptures dans la pratique de la guerre qui eurent des conséquences sociales profondes, par exemple la « révolution hoplitique », dont on a pu dire qu’elle fut à l’origine de la démocratie athénienne (SNODGRASS [1980], 101-9). Un point de contention essentiel des débats portant sur ces questions est de savoir si les bouleversements militaires précèdent les évolutions sociales ou si elles ne sont pas conditionnées en amont par elles. Pour LYNN (2003), 18, avant la révolution industrielle, les changements technologiques dans l’art de la guerre ont été mineurs, ce qui explique que les facteurs politiques, sociaux et culturels aient pu jouer un rôle moteur. E. Wheeler (dans SABIN ET AL. [2007], I, 186-7 ; 197-202 ; 215 ; 221-3) conteste également l’utilisation de la notion de révolution militaire pour l’Antiquité, préférant parler d’incremental changes. 46 KEEGAN (1993), 47. 47 Le point dans notre récente synthèse sur la cavalerie dans le monde antique : PETITJEAN (2018), cap. 1. 48 CARRIÉ & ROUSSELLE (1999), 642-3 ; WHEELER (2004a), 319 ; SPEIDEL dans JOHNE (2008), 677 ; LUTTWAK (2010), 287 ; RANCE dans ERA, I, 179. Seul E. Luttwak n’hésite pas à parler de « révolution stratégique », estimant que les nouvelles menaces qui pesaient sur l’Empire romain d’Orient à l’époque protobyzantine impliquait le développement

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déclin de l’idéal de l’infanterie classique serait lié à la « décadence » de la cité : c’est la disparition de la cellule de vie élémentaire du monde méditerranéen classique qui aurait entraîné avec elle la fin d’une forme de guerre indissociable de l’organisation poliade49. Notre approche n’exclura aucune possibilité et tiendra compte des réflexions d’Everett Rogers sur la notion d’innovation technique (qui ont largement imprégné l’ensemble des sciences humaines et ont contribué à façonner les contours des discussions actuelles sur les RMA)50 ainsi que des travaux récents sur l’attitude ambiguë des populations de l’Antiquité classique vis-à-vis du changement et de la nouveauté51. Nous entretenons cependant la conviction que les Romains étaient capables de penser le progrès dans un domaine aussi technique que la guerre et que leur attitude face aux questions militaires était très largement conditionnée par des observations rationnelles, sans que la référence au passé soit un préalable systématique52.

d’une cavalerie plus puissante. E. Wheeler insiste au contraire sur les racines anciennes de ce phénomène. Cf. WHEELER (2004a), 319 : « Thus the case can be made that new tactical trends emerged in the era of “Marian reforms” and that these trends, reflecting conflicts with barbarians, de-emphasized pitched battles of heavy infantry and stressed light infantry, cavalry, and missiles. Indeed the stimulus for change appears (initially at least) to have been western rather than eastern (Parthian). “Revolution”, denoting sudden, drastic change, would be inappropriate characterization, for these trends represent longterm processes, which would eventually produce the cavalry-dominated forces of early Byzantine armies. » 49 Cf. GABBA (1974), 34 et surtout BRIZZI (2002, 2004 trad. fr.), 253 : « On a souvent affirmé que le choix des Romains de se fier de plus en plus aux forces de cavalerie, obéissait essentiellement à des motifs d’ordre tactique et stratégique, et qu’un nouveau rapport, fonctionnel et de prestige, s’était établi entre cavaliers et fantassins ; les Romains auraient admis que des cavaliers possédaient une plus grande efficacité pour répondre aux nouveaux besoins de l’empire. Personnellement, je ne le crois pas. Quand elle était bien commandée et suffisamment entraînée, l’infanterie est restée, jusqu’à une époque tardive, supérieure à n’importe quel corps de cavalerie. Je crois donc que les regrets de Végèce concernant l’antiqua legio sont plus que justifiés. Mais désormais, à son époque, les conditions, culturelles et politiques, idéologiques et sociales, sur lesquelles se fondait ce genre d’armée, avaient disparu. » 50 ROGERS (1962). L’auteur s’intéresse particulièrement aux mécanismes qui régissent la propagation des innovations et la résistance au changement. Il montre que l’adoption d’une technologie ou d’une pratique nouvelle ne dépend pas seulement de son efficacité, de son utilité inhérente (contra Clausewitz, De la guerre, II, 4 [éd. Naville p. 172]) : une innovation est acceptée dans la mesure où elle est compatible avec les valeurs du groupe social qui l’adopte ; elle doit être portée par des individus jouissant d’un prestige social suffisant (social carriers) pour la faire accepter du reste de la population. Il convient toutefois de s’interroger sur les limites de ce modèle dans l’environnement de la guerre, qui se caractérise par une pression accrue des facteurs d’efficacité sur les choix opérés par les décideurs politiques et militaires. Voir sur ce point PETERSEN (2013), 16. 51 Voir en dernier lieu ECHEVERRÍA REY (2010). 52 Contra LENDON (2005), 11-3, 36-8 et 156-61.

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IV – SOURCES ET MÉTHODE Durant la première phase de réalisation de ce travail, nous nous sommes efforcé de rassembler l’ensemble des témoignages, aussi bien textuels qu’archéologiques, épigraphiques, papyrologiques et numismatiques, susceptibles de nous renseigner sur le combat de cavalerie. Sans détailler ici le contenu de ce corpus, dont la présentation se fera au fil de l’étude, nous nous contenterons d’esquisser quelques pistes de réflexion méthodologique. Il convient tout d’abord d’insister sur le caractère très inégal de la couverture documentaire pour les sept siècles qui séparent la guerre de Jugurtha (112-105 av. J.-C.) du règne de l’empereur Maurice (582-602 ap. J.-C.). Si la fin de la période républicaine comporte des œuvres narratives de première main, fournissant des informations précises et très utiles sur la conduite des guerres (on pense en particulier aux auteurs du corpus césarien), elle n’a livré que peu de documents épigraphiques53. Il existe ainsi un fort décalage entre la précision des données dont nous disposons sur l’art militaire et le manque d’informations concernant l’organisation institutionnelle de l’armée. À l’inverse, le Haut-Empire apparaît de loin comme la période la mieux documentée du point de vue de l’épigraphie et de l’archéologie. Les trois siècles du Principat sont aussi couverts par des œuvres narratives de première importance, Flavius Josèphe, Tacite et Cassius Dion comptant parmi les auteurs phares de cette période. Le fil des récits militaires fiables s’interrompt dans la seconde moitié du IIIe s. pour ne reprendre que dans les années 350 avec les Res gestae d’Ammien Marcellin. Les représentations iconographiques de combattants montés sont nombreuses durant toute la période impériale, bien qu’il faille se méfier des conventions artistiques qui idéalisent l’armée dans l’art officiel et sont moins perceptibles sur les monuments privés54. Alors que les inscriptions militaires deviennent beaucoup plus rares dans l’Antiquité tardive, une source documentaire inestimable, la Notitia dignitatum, nous renseigne sur le déploiement et la nomenclature des différentes unités de l’armée romaine dans le premier quart du Ve s. Enfin, les guerres du VIe s. sont bien connues grâce aux œuvres narratives de trois historiens (Procope de Césarée, Agathias et Théophylacte Simocatta), et l’organisation des armées de campagne

53 Exception faite du bronze d’Asculum (ILS, 8888), dont nous aurons l’occasion d’apprécier la singularité en temps voulu. Pour un survol des inscriptions militaires tardorépublicaines : cf. KEPPIE (1997). 54 Sur ces questions, cf. COULSTON (1989) et WAURICK (1989).

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protobyzantines jouit d’un éclairage exceptionnel grâce au Stratêgikon attribué à l’empereur Maurice. Chaque type de sources nous renseigne sur des aspects particuliers de la doctrine d’emploi de la cavalerie et doit faire l’objet d’un traitement méthodologique approprié. Les récits de guerre fournissent des exemples concrets d’engagements, mais les auteurs les moins avisés ont souvent tendance à faire usage de lieux communs puisés chez des classiques antérieurs ou acquis dans le cadre d’une formation rhétorique accordant une large place aux poncifs de la poésie épique55. Il convient aussi de tenir compte des principes narratifs suivis par chaque auteur. Un historien tel que Tacite s’intéresse principalement aux grandes batailles d’infanterie et n’a que mépris pour les rencontres entre éclaireurs, impliquant des cavaliers auxiliaires qu’il considère avec dédain56. À l’inverse, Procope est très attentif aux escamourches de petite envergure, qui mettent aux prises des combattants d’élite appartenant à un milieu d’officiers qu’il a lui-même fréquenté en tant qu’assessor de Bélisaire57. De fait, le premier donne l’impression que la cavalerie ne joue qu’un rôle mineur dans les guerres du Ier s. ap. J.-C. alors que les troupes montées sont omniprésentes dans l’œuvre du second, marquée par un préjugé plutôt hostile à l’infanterie. L’une des méthodes les plus fréquemment utilisées dans ce travail consiste à croiser les données fournies par les sources narratives avec les prescriptions contenues dans les traités militaires, en particulier ceux d’Onasandre, Arrien, Julius Africanus, Végèce, Syrianus Magister et Maurice, qui contiennent le plus de données historiques sur la cavalerie romaine58. Dans un registre similaire, l’étude de l’architecture des camps romains, couplée avec les informations dont nous disposons sur l’organisation interne des unités, fournit des indications utiles sur le mode de déploiement des unités et permet de compléter le manque de données techniques pour les périodes antérieures au VIe s. Étant donné le caractère très lacunaire de ce corpus documentaire et l’absence de témoignages directs provenant de soldats ayant participé personnellement à des engagements de cavalerie, il va sans dire qu’une approche « keeganienne » est inenvisageable pour l’ensemble des sept Pour des pistes de réflexion : ASH (2002) ; LENDON (1999) ; FOUCHER (2000). Tac., Hist., II, 24, 1. Sur l’attitude de Tacite à l’égard de l’armée romaine et de la guerre en général : WELLESLEY (1969) et KAJANTO (1970). 57 Sur ce point, voir les remarques de RANCE (2005), 428-9. 58 Sur le volet grec de cette littérature, DAIN (1967) constitue toujours un point de départ obligé. Sur la tradition latine spécifiquement : LENOIR (1995). Voir aussi CAMPBELL (1987), LORETO (1995) et TRAINA (2002) pour une mise en perspective plus large des littératures techniques portant sur la guerre dans le monde romain. 55 56

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siècles dont traite cette étude. Aucune bataille n’est suffisamment documentée pour permettre un tel exercice de reconstitution événementielle et nous en sommes le plus souvent réduit à esquisser, de façon synchronique, les contours d’une doctrine d’emploi archétypale, oscillant entre les réalités décrites par les sources narratives et les données prescriptives issues de la littérature technique. La nature de la documentation ancienne rend aussi très difficile toute tentative d’approcher la réalité anthropologique du combat de cavalerie. Comme le résume très bien Jean-Michel Carrié, nous sommes « essentiellement tributaire[s] de deux sources peu propices aux recoupements : un discours civil, fondamentalement idéologique, où seuls d’immuables topoi tentent de configurer un référent évanescent, et des représentations figurées de soldats accompagnées d’un rare discours, lapidaire dans tous les sens du terme »59. Notre objet d’étude se limite donc le plus souvent aux questions d’ordre tactique, même si nous nous autorisons, lorsque les sources le permettent, quelques incursions dans des champs épistémologiques moins classiques. Nous avons également eu recours à deux approches auxiliaires pour compenser le mutisme des sources sur des points techniques, relatifs à l’utilisation de l’équipement militaire ou à la logistique des armées. Les traités de cavalerie rédigés à l’Époque moderne, tels que ceux de Charles-Louis d’Authville des Amourettes ou d’Augustin Mottin de la Balme, nous ont fourni un matériel de comparaison fort utile, notamment dans la mesure où les contraintes matérielles qui conditionnent l’utilisation de la cavalerie n’ont que peu changé entre l’Antiquité et le XVIIIe s.60. En outre, nous avons pu prendre part à un programme d’archéologie expérimentale portant sur la cavalerie romaine à l’époque d’Hadrien. Ce projet nous a permis de confirmer ou d’infirmer certaines hypothèses de recherche. Les résultats de ces journées d’expérimentations ont été publiés dans le Journal of Roman Military Equipment Studies61. Il va de soi qu’une étude dont l’objectif ultime est de mettre en évidence les permanences et les mutations relatives à l’emploi des forces de cavalerie dans le monde romain ne peut se concevoir que dans le cadre d’une progression chronologique. Notre développement se subdivise ainsi en quatre parties correspondant chacune à une période dont la cohérence nous semble justifiée par le contexte plus large de l’évolution des institutions politiques et militaires. La première partie traite de la fin de 59 60 61

CARRIÉ (1989, 1992 trad. fr.), 128. Cf. AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756) et MOTTIN DE LA BALME (1776). PETITJEAN, BISHOP & GRIFFITHS (2019).

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la période républicaine jusqu’à la fondation du Principat ; la seconde du Haut-Empire, jusqu’à la période sévérienne ; la troisième de la seconde moitié du IIIe s. et du IVe s. ; la quatrième des Ve et VIe s. Dans chacun de ces développements, il nous a semblé utile de commencer par présenter les facteurs historiques qui induisent une évolution des réalités militaires : la redéfinition des rapports entre aristocratie et activité militaire à la fin de l’époque républicaine ; l’institutionnalisation de l’armée professionnelle et permanente sous le Principat ; les effets produits par le développement d’une véritable armée d’accompagnement impériale au IIIe s. ; les confrontations répétées avec des peuples nomades proto-turcs aux Ve et VIe s. C’est à partir de ces réalités que sont abordés, dans le détail, le recrutement, l’organisation des corps de troupes, leur armement, leur déploiement, leur style de combat. Les chapitres portant sur les questions tactiques sont accompagnés de diagrammes explicatifs lorsque la complexité du propos rend la chose nécessaire. Ces diagrammes n’ont pas vocation à représenter fidèlement des faits historiques, mais visent avant tout à clarifier de façon schématique l’interprétation que nous faisons de certains récits de bataille.

PREMIÈRE PARTIE LA CAVALERIE, LA CITÉ ET L’EMPIRE À LA FIN DE L’ÉPOQUE RÉPUBLICAINE

CHAPITRE 1 LES EQUITES ROMANI ET LA MILITIA EQUESTRIS

Les auteurs du Ier s. av. J.-C. et du début de l’époque impériale présentent l’equitatus Romanus comme la fine fleur de l’armée républicaine et le vivier de son aristocratie. Une tradition rapportée par Tite-Live fait remonter sa formation aux temps reculés de Romulus, et les récits historiques ne tarissent pas d’éloges sur son rôle dans les campagnes militaires que les Romains ont remportées durant les premiers siècles de l’expansion de l’Urbs. Si bien que, lorsque l’on s’intéresse aux guerres de la fin de l’époque républicaine, on ne peut qu’être surpris par la rareté des témoignages qui se rapportent à ce vénérable corps de troupe. Dans les Commentaires sur la guerre des Gaules et les récits consacrés aux guerres civiles du Ier s. av. J.-C., les forces de cavalerie citoyenne sont quelque peu occultées par l’omniprésence des troupes auxiliaires. L’historiographie moderne a considéré que cette inadvertance était le signe d’un déclin du service militaire que l’État attendait des membres des centuries équestres. Rome, nation de paysans-soldats, aurait renoncé à une institution coûteuse et obsolète pour recourir exclusivement aux services de populations dites « cavalières » (Numides, Celtes, Thraces…)1. Cette vision caricaturale doit être entièrement rejetée. Imprégné par une forte idéologie guerrière, l’ordre équestre ne semble pas avoir abandonné la militia au Ier s. av. J.-C. et, au lendemain de la guerre sociale, l’État romain pouvait incorporer à sa cavalerie légionnaire une multitude de combattants fraîchement intégrés dans la ciuitas Romana. Pour comprendre le rapport des equites Romani à la guerre, il importe de revenir sur les étapes importantes qui ont marqué l’évolution de l’ordo equester sous la République et sur les implications nouvelles du service militaire pour les aristocrates au lendemain des guerres puniques.

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Voir notamment HYLAND (1990), 170-8 et DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 22.

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I – ORDO EQUESTER, COMBAT DE CAVALERIE ET RANG SOCIAL

A. La genèse de la cavalerie romaine et le mirage des « hoplites montés » Il est très difficile d’obtenir des informations fiables sur la cavalerie romaine avant le milieu du IIe s. av. J.-C.2 Les textes anciens nous renseignent surtout sur la perception que les auteurs de la fin de la République et du début de l’Empire avaient de l’histoire de ce corps d’élite qui constituait à l’époque archaïque un ordo, c’est-à-dire un « rang à l’armée »3. Un discours visiblement élaboré à la fin du IIe s. av. J.-C. soutenait que les equites descendaient des Celeres, l’antique cavalerie romuléenne4. Comme l’a bien montré Robert Ogilvie, il n’est pas étonnant que cette généalogie douteuse ait été forgée au moment où les chevaliers commençaient, du fait de la législation gracquienne, à se dissocier des sénateurs5. Le groupe social des equites Romani cherchait alors à se doter d’une identité politique forte et à rattacher sa création aux origines de la cité. L’archéologie fournit sur la préhistoire de l’equitatus des renseignements moins tendancieux. Si les premières représentations iconographiques de cavaliers apparaissent dans la péninsule aux alentours du VIIIe s. av. J.-C.6, il faut attendre la fin du VIe s. pour voir le cheval de selle supplanter le char comme symbole statutaire de l’aristocratie guerrière7. Les élites cavalières sont particulièrement puissantes en Étrurie8 2 Outre NICOLET (1966), qui fournit le point de départ obligé de toute discussion portant sur l’ordre équestre à l’époque républicaine, voir plus récemment MCCALL (2002), chap. 1 ; LUBTCHANSKY (2005), 1-12 ; DAVENPORT (2019), chap. 1. 3 Sur le sens primitif du mot ordo, en relation notamment avec le système « servien », cf. NICOLET (1966), 166 et MARCHETTI (1978), 214-9 (avec Cato, Orig., IV, fr. 4 [éd. Jordan p. 17]). 4 Plin., HN, XXXIII, 9, 35-6 (citant M. Iunius Congus Gracchanus) ; Festus, s.v. Celeres (éd. Lindsay p. 48). Sur les Celeres, voir : HILL (1938) ; ILARI (1971) ; NÉRAUDAU (1979), 259-94 ; LEVI (1987-1988) ; MASTROIACOVO (2008). 5 OGILVIE (1965), 83. Voir aussi DAVENPORT (2019), 32-3. 6 LUBTCHANSKY (2005), 39. Il faut cependant attendre le siècle suivant pour voir apparaître des représentations de cavaliers armés. Voir le décor peint de la célèbre œnochoé de Tragliatella, datée du VIIe s. av. J.-C. : ibid., 184, fig. 100 (deux cavaliers armés de boucliers et de lances). 7 Ibid., 124 (pour la Campanie). Cela dit, N. Lubtchansky reconnaît que des tombes de cavaliers sont présentes en Italie dès la fin du IXe s. av. J.-C. : ibid., 38. 8 La question a fait débat mais nous semble avoir été définitivement tranchée par N. Lubtchansky : ibid., chap. 6 et 7 (notamment p. 175-8, 194 et 224-5). Contra JANNOT (1986), 132.

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et dans certaines colonies de Grande Grèce (Sybaris, Cumes, Rhégion…) où les hippobotai (« éleveurs de chevaux ») sont parvenus à imposer des régimes de nature oligarchique9. Mais elles sont aussi attestées en Italie centrale et jouent peut-être déjà un rôle politique et militaire important dans les premiers temps de Rome, notamment dans l’entourage des seigneurs de guerre qui protègent la cité au VIe s. av. J.-C. Au moment où s’amorce la transition vers l’armée communautaire du début de l’époque républicaine, cette cavalerie semble épouser – au moins en partie – les contours du patriciat10. Les auteurs romains rapportent les élargissements successifs de la cavalerie romaine avec un accroissement important lors de l’établissement de la constitution « servienne »11. Dans la nouvelle organisation censitaire attribuée à Servius Tullius, le corps des citoyens mobilisables est réparti en cinq classes. Les chevaliers, qui forment dix-huit centuries distinctes au sein de la première classe, sont au nombre de 1 800. Les censeurs les choisissent tous les cinq ans parmi les citoyens les plus riches et les mieux considérés, ex primoribus ciuitatis12. Le montant du cens nécessaire pour appartenir à l’ordre n’est pas connu pour la période qui précède le Ier s. av. J.-C. : certains historiens pensent qu’il est déjà

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LUBTCHANSKY (2005), chap. 2 et 4. Sur cette transition, cf. ARMSTRONG (2016), chap. 4. Une vive polémique a opposé dans les années 1960-1970 A. Alföldi et A. Momigliano autour de la question du prestige social de la cavalerie romaine à l’époque archaïque : cf. ALFÖLDI (1952), (1965) et (1967a) ; MOMIGLIANO (1966) et (1969). Momigliano refusait de voir dans le patriciat romain une aristocratie cavalière et pensait qu’il s’agissait à l’origine d’une « aristocracy of infantry leaders supported by their “clientes”  » ([1966], 23). Une telle assertion ne saurait contredire l’idée (aujourd’hui unanimement acceptée) qu’en Italie centrale, le cheval de guerre était à la fois le symbole d’une élite sociale (l’aristocratie foncière) et d’une classe d’âge (celle des iuuenes). Cf. RICHARD (1978), 248-62 et LUBTCHANSKY (2005), 257-9. 11 Sous le règne de Romulus, les cavaliers sont au nombre de 300 et répartis dans trois centuries correspondant aux trois tribus primitives (Rhamnes, Tities, Luceres) : Varro, Ling., V, 91 ; Liv., I, 13, 8 ; Dion. Hal., II, 2 et 16 ; Plut., Rom., 20 ; Festus, s.v. turma (éd. Lindsay p. 484) ; Serv., Apud Aen., IX, 368 ; Jean Lyd., De mag., I, 9. Chaque curie fournit dix cavaliers. Tarquin l’Ancien aurait multiplié par deux le nombre de cavaliers et dédoublé les centuries, avec désormais trois centuries priores et trois centuries posteriores  : Cic., Rep., II, 20, 35-6 ; Liv., I, 36, 2-3 et 7-8. Ces six centuries seraient à l’origine des sex suffragia créés par Servius Tullius, peut-être aussi appelés centuries procum patricium  : Cic., Rep., II, 22, 39. Festus, s.v. Sex suffragia (éd. Lindsay p. 452) ; Id., s.v. Procum patricium (éd. Lindsay p. 290). Voir NICOLET (1966), 15, 26-9 (pour une discussion générale) et LUBTCHANSKY (2005), 267-70 (pour les principales sources avec texte original et traduction française). 12 Liv., I, 43, 8 ; Dion. Hal., IV, 18, 1. 10

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distinct du seuil censitaire de la première classe13 ; d’autres supposent qu’il est équivalent et correspond donc à 100 000 as sextentaires14. Quelle qu’ait été la nature exacte de cette qualification, l’ordre équestre médiorépublicain n’est pas un groupe social défini par la fortune mais une aristocratie militaire dont les membres sont individuellement sélectionnés par les censeurs15. L’incorporation dans l’ordo est manifestée par l’octroi du « cheval public » (equus publicus) ; autrement dit, la monture des chevaliers est financée par une taxe d’État, l’aes equestre, à laquelle s’ajoutent deux autres allocations : l’aes hordearium, un subside octroyé en temps de guerre pour subvenir aux besoins alimentaires de l’equus publicus, et le triplex stipendium, qui permet à chaque cavalier d’entretenir un ou plusieurs écuyers16. Les fantassins sont pour leur part inscrits dans les autres centuries de la prima classis et dans celles des quatre classes censitaires restantes. On sait aujourd’hui que ce système ne date pas du VIe s. av. J.-C. Certains éléments de la constitution « servienne » reflètent des réalités plus tardives, contemporaines ou postérieures au IVe s. av. J.-C.17. Mais cela ne remet pas en cause l’information essentielle véhiculée par les sources littéraires et confirmée par l’archéologie : l’existence à Rome, dès l’époque monarchique, d’une élite équestre constituée de jeunes aristocrates.

13 NICOLET (1966), 63-6 croit déceler dans Liv., XXIV, 11, 7-8 (214 av. J.-C.) la première mention d’un census equester dont le montant était équivalent à 1 000 000 d’as, soit 400 000 HS. CRAWFORD (1985), 149 pense qu’il existait au IIe s. av. J.-C. un cens équestre de 400 000 as qui aurait été converti en 400 000 HS vers 141 av. J.-C. RATHBONE (1993), 149, n. 25 estime que le cens équestre de 400 000 HS n’a pu être institué qu’après 140 av. J.-C., probablement en 129 av. J.-C. BRUNT (1988), 146 reconnaît qu’une telle qualification censitaire était en vigueur au temps de la lex Roscia (67 av. J.-C.), mais considère qu’elle pouvait être plus ancienne (« it may have gone back to the Hannibalic war »). KAY (2014), 12, n. 23 et 287, n. 62 est plus catégorique : le cens équestre a été institué par la lex Roscia. 14 Voir notamment HILL (1939) et MARCHETTI (1978), 210-9. Ces deux études ne tiennent pas compte d’un témoignage de Denys d’Halicarnasse qui laisse penser que Fabius Pictor évoquait déjà le census equester dans ses Annales. Cf. Dion. Hal., VII, 72, 1 (ἱππεῖς μὲν ὧν οἱ πατέρες τιμήματα ἱππέων εἶχον), avec GIOVANNINI (2010), 354. Il est toutefois difficile de savoir si cette mention était réellement présente chez l’annaliste républicain car il pourrait très bien s’agir d’une interpolation dionysienne. 15 HUMM (2005), 152-3. 16 Cf. NICOLET (1966), 36-45 ; MARCHETTI (1978), 198-204 ; RATHÉ (1995). L’expression equus publicus liée à l’aes equestre laisse penser qu’avant l’introduction de la monnaie à Rome, l’État fournissait réellement leur monture à tout ou partie des equites ; ce n’est que par la suite que cette assignation du cheval public aurait été remplacée par une compensation financière. 17 En particulier, ce système ne peut-être antérieur à la monétarisation de l’économie romaine, qui n’intervint pas avant le IVe s. Cf. NICOLET (1962), 467 et ID. (1966), 15-23.

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Comme nous venons de le voir, la collation du cheval public soumettait le service dans la cavalerie (militia equestris) à un strict contrôle de l’État. Cela ne veut pas dire que l’effectif de l’ordo equester resta fixe durant toute la période républicaine. Pour l’année 225, Polybe pouvait dénombrer 23 000 cavaliers romains, ce qui est bien loin des 1 800 equites centuriarum equitum associés au système « servien »18. Certains historiens se sont demandés si un tel nombre ne dissimulait pas l’existence, dans l’exercitus populi Romani, de cavaliers légionnaires équipés à leurs propres frais. D’après Claude Nicolet, l’acte de naissance de ces equites equis suis merentes serait à situer pendant le siège de Véies19. Tite-Live signale en effet qu’au cours de l’année 403 av. J.-C., des cavaliers qui ne disposaient pas du cheval public (quibus […] equi publici non erant adsignati) proposèrent au Sénat de servir avec leurs chevaux personnels (equis suis)20. Cette interprétation du passage, acceptée par une majorité de chercheurs21, est rejetée par Patrick Marchetti qui estime que les cavaliers mentionnés par Tite-Live n’appartenaient pas à une composante distincte de l’ordre équestre : il s’agissait en réalité de chevaliers « qui n’avaient pas été enrôlés » et s’étaient « volontairement engagés à servir sur des montures leur appartenant »22. Tous les cavaliers romains étaient par définition equo publico, et cette situation ne connut pas de modification avant la guerre sociale23. Cette hypothèse pourrait sembler contredite 18

Plb., II, 24, 14. NICOLET (1966), 16 et 49-55. Voir aussi BELOT (1866), 175-6 ; MOMMSEN (1889a), 70-2 ; SOLTAU (1911), 488, 582, 589 ; LAMMERT (1914), col. 543. 20 Liv., V, 7, 5 et 10-3. 21 Voir, entre autres : JUNKELMANN (1991), II, 33-4 ; MCCALL (2002), 2-3 ; HUMM (2005), 160 et 290 ; GIOVANNINI (2010), 355-6 ; DAVENPORT (2019), 37-8. En se fondant sur les chiffres fournis par Polybe, RATHÉ (1995), 130 considère que l’échelle des salaires en vigueur sous la République impliquait l’existence de ces cavaliers légionnaires, moins bien rémunérés que les equites equo publico. RAWSON (1971), 16 avance l’hypothèse que les equites equo publico servaient dans les quatre légions consulaires alors que les equites equis suis étaient enrôlés, en fonction des besoins, dans les légions surnuméraires. 22 MARCHETTI (1978), 228. La leçon que Marchetti propose du texte de Tite-Live (Tum primum equos merere equites coeperunt au lieu de Hinc primum equo suo mereri equites coeperunt) suggère que le « changement intervenu à cette époque ne consiste pas dans la répartition des equites en deux classes (les uns equo publico, les autres equis suis), mais dans l’allocation qu’à partir de cette date l’État aurait payée à tous les equites au service actif pour l’achat de chevaux, alors qu’auparavant, le cheval lui-même était donné par l’État aux equites. » (ibid., 241). 23 Cette vue, qui dispense d’imaginer un dédoublement de la cavalerie citoyenne, n’a jamais été réfutée par les historiens qui ont émis des réserves à son encontre. Voir notamment DEMOUGIN (1988), 773-4, n. 39 et HUMM (2005), 148, n. 63, 151-2, n. 83. L’analogie établie par certains savants entre les equites Romani avec la noblesse équestre campanienne (cf. HEURGON [1942], 254) ne saurait contredire Marchetti : l’idée que les equites Campani formaient au sein de leur communauté une élite distincte du corps des cavaliers 19

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par le discours ut plura aera equestria fierent, dans lequel Caton l’Ancien proposait de porter le nombre des indemnités équestres à 2 20024 : la plupart des commentateurs déduisent de ce projet que l’effectif des chevaliers romains était resté fixe jusqu’au début du IIe s. av. J.-C. et que, par conséquent, il ne pouvait embrasser la totalité des 23 000 cavaliers mentionnés par Polybe pour l’année 225. Mais Marchetti fait judicieusement observer que les 2 200 aera dont il est question pouvaient tout aussi bien correspondre aux « indemnités payables l’année où [Caton] prononça son discours » pour l’ensemble des cavaliers légionnaires qui disposaient tous du cheval public25. Un fragment de M. Iunius Congus Gracchanus cité par Pline l’Ancien valide cette interprétation. Il révèle qu’à l’époque de C. Gracchus, les seuls citoyens qui pouvaient être qualifiés d’equites étaient les membres de l’ordo equester, anciennement appelés Trossuli  : Quod ad equestrem ordinem attinet, antea Trossulos uocabant, nunc equites uocant26. La définition juridique de l’ordre équestre ne nous renseigne pas fondamentalement sur sa fonction combattante. Elle est néanmoins un préalable indispensable pour comprendre l’environnement politique, social et idéologique dans lequel les chevaliers étaient amenés à servir l’État et à manifester leur uirtus jusqu’à la fin de l’époque républicaine. La fonction militaire exacte de l’equitatus archaïque pose problème et reste un domaine de polémiques. Un certain nombre de questions subsiste : les chevaux servaient-ils seulement de moyen de transport ou étaient-ils intégrés dans les combats ? Les cavaliers appartenaient-ils au groupe des fantassins ou formaient-ils déjà un corps autonome ? Au début du XXe s., l’archéologue allemand Wolfgang Helbig a affirmé que les equites n’étaient guère plus que des « hoplites montés » (berittene Hopliten), n’est acceptable que si l’on postule que l’effectif de ces chevaliers campaniens était fixé par un numerus clausus, ce qui ne peut être prouvé. 24 Caton, Or., fr. 85-6 (éd. Malcovati). Cf. HILL (1952), 42-3 ; NICOLET (1966), 115-6 ; RATHÉ (1995), 149. 25 MARCHETTI (1978), 224, n. 95. En d’autres termes, l’année où le discours fut prononcé, la force numérique de l’equitatus Romanus devait être inférieure à 2 200 hommes, tous equites equo publico. Tout dépend donc de la datation des deux fragments. On pense le plus souvent à l’année 184 av. J.-C. durant laquelle Caton fut censeur (HILL [1952], 42 ; DAVENPORT [2019], 53). Six légions étaient actives cette année-là (cf. CADIOU [2008], 103-5 et 116, avec BRUNT [1971], 424), ce qui porte l’effectif théorique de l’equitatus legionis à 1 800 hommes (à raison de 300 equites par légion : Plb., VI, 20, 9). Caton pourrait donc très bien avoir réclamé l’ajout de 100 cavaliers dans chaque légion en obtenant du Sénat la mise en place de 400 aera supplémentaires. 26 Plin., HN, XXXIII, 9, 36. Sur les noms portés par les cavaliers romains à l’époque médio-républicaine, voir en dernier lieu PEDRONI (2010).

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c’est-à-dire des fantassins qui utilisaient leurs chevaux pour se rendre sur le champ de bataille, où ils devaient alors rejoindre les rangs de l’infanterie27. L’idée a séduit nombre de savants, au premier rang desquels figurent Johannes Kromayer, Georg Veith et Arnaldo Momigliano28. Mais plusieurs chercheurs lui ont opposé des arguments convaincants29. Sans entrer dans les détails d’une discussion qui aménerait à tenir compte de l’ensemble de la documention méditerranéenne, une première objection nous semble relever du bon sens. Nombre d’études ont montré que de véritables forces de cavalerie sont attestées en Europe dès le début de l’âge du Fer30. En Grèce, l’existence de combattants à cheval est corroborée par des témoignages iconographiques datés du VIIe s. av. J.-C. au plus tard31, sans parler des sources littéraires qui mentionnent leurs faits d’armes dès le VIIIe s. av. J.-C.32. Pourquoi la situation aurait-elle été différente dans la région du Latium, qui était pourtant au contact des cultures militaires helléniques par l’intermédiaire des colonies de Grande Grèce33 ? Une datation tardive du développement du combat de cavalerie à Rome semblerait d’autant plus surprenante qu’il existe des indices difficilement contestables de la présence de forces de cavalerie autonomes en Campanie et en Étrurie dès le VIe s. av. J.-C.34. 27 HELBIG (1904) et (1905). Plusieurs représentations archaïques montrent que les cavaliers romains descendaient parfois de cheval pour combattre à pied. E.g. LUBTCHANSKY (2005), 79-81 (plaques de Serra di Vaglio, c. 580-570 av. J.-C.). 28 KROMAYER & VEITH (1928), 256-7 ; ADCOCK (1940), 6 ; HILL (1952), 2 ; MOMIGLIANO (1966) et (1969) ; ILARI (1971) ; MARTINO (1980). Encore récemment, M. McDonnell a pu soutenir que le véritable combat de cavalerie ne vit le jour à Rome que dans la seconde moitié du IVe s., au moment de la censure de Q. Fabius Rullianus (304 av. J.-C.) et de l’institution de la transuectio equitum. Cf. MCDONNELL (2006), 186-7. 29 LAMMERT (1907) ; DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 256-7 et 267-8 ; WIESNER (1944) ; ALFÖLDI (1952), (1965) et (1967a) ; SAULNIER (1980), 109-14 et 117-8 ; RICHARD (1986) ; LUBTCHANSKY (2005) (voir notamment p. 262 : « l’existence de troupes de cavaliers est tout à fait concevable dès le VIIe siècle en Italie »). C. Nicolet s’est toujours gardé d’exprimer une opinion tranchée sur ce sujet, mais semble plutôt favorable à la position défendue par Alföldi : cf. NICOLET (1969), 117 (n. 2) et 120. 30 État de la question et bibliographie antérieure dans PETITJEAN (2018), cap. 1. 31 SCHWEITZER (1969), 224, fig. 122. 32 Paus., IV, 7, 5 et surtout 8, 12. 33 Voir en ce sens les remarques de NICOLET (1969), 127. 34 La céramique étrusque fournit par exemple l’image de véritables engagements impliquant des cavaliers : ADAM (1995), 73, n. 6 et 8. Les peintures de la tombe de Querciola, datées de la fin du Ve s. av. J.-C., montrent des guerriers à cheval qui ne possèdent, comme arme offensive, qu’une épée courbe, la machaira, que Xénophon recommande explicitement pour le combat de cavalerie : JANNOT (1995) et Xen., Peri hipp., 11, 12 (avec SPENCE [1993], 54-5). Ce sabre court est attesté dans le mobilier funéraire en Campanie dès le VIIe s. av. J.-C. et en Étrurie à partir du milieu du VIe s. : STARY (1981), II, 448. Il est

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Les informations dont nous disposons sur les fonctions tactiques des premiers equites Romani militent également contre l’hypothèse de Helbig. Certes, les récits militaires portant sur la plus haute histoire romaine posent d’épineux problèmes d’interprétation, en particulier ceux qui figurent dans la première décade de Tite-Live35. Mais on admet aujourd’hui que les annalistes tardo-républicains se faisaient – au moins en partie – l’écho d’une tradition orale jalousement conservée par les grandes gentes de la nobilitas36. De toute évidence, cette mémoire gentilice attribuait un rôle décisif aux equites, souvent présentés comme victorieux face aux forces d’infanterie que Rome eut à affronter en Italie centrale37. D’après Helbig, les annalistes auraient interprété de façon anachronique le contenu des sources qu’ils avaient à leur disposition : dans la mesure où les aristocrates se déplaçaient à cheval, il était facile de les confondre avec de véritables cavaliers38. Cette conception repose sur un présupposé arbitraire qui veut que, durant l’Antiquité, aucune cavalerie n’ait été capable de rompre une force d’infanterie massée39, postulat contredit par de nombreux exemples historiques40. Si l’on examine plus en détail le récit livien, il apparaît clair que les chevaliers romains pouvaient agir comme une véritable force montée. Tite-Live décrit en effet des manœuvres incompatibles avec les réalités du combat phalangique (fig. 1) : 1. les equites chargent en première ligne de l’ordre souvent associé à des mors métalliques dans les dépôts. Toutes ces données s’accordent avec les sources littéraires, qui relèvent l’intervention de cavaliers étrusques et campaniens sur de nombreux théâtres d’opération du VIe au IIIe s. Cavalerie campanienne : Diod., XIII, 44, 1 ; XI, 1, 5 ; XIII, 80 ; XIV, 8, 5 ; 9, 2 ; 15, 3 ; 58, 2 ; 61, 4 ; Liv., X, 29, 12 ; XXIII, 4, 8 ; XXII, 13, 2 ; XXIII, 46, 11. Le récit par Denys d’Halicarnasse de la bataille qui oppose, en 524 av. J.-C., Cumes aux Étrusques amène à la même conclusion : VII, 4, 1 (l’historicité de ce passage est niée par WELWEI [1971] mais acceptée par LUBTCHANSKY [2005], 130-2). 35 Sur les sources de la tradition annalistique concernant la plus haute époque romaine, cf. CORNELL (1995), 1-18. Sur la méthode historiographique de Tite-Live dans la première décade : FORSYTHE (1999). 36 ARMSTRONG (2016), 20-39. 37 Liv., I, 30, 10 ; 37, 3 ; II, 20, 10-11 ; 43, 7 ; 49, 10-11 ; III, 62, 8-9 ; 70, 4-9 ; IV, 19, 5 ; VI, 13, 3 ; VIII, 30, 6-7 ; X, 5, 7 ; 41, 9. 38 HELBIG (1904), 192-3. 39 Dans un registre similiaire, cf. MOMIGLIANO (1966), 21 : « But the Greek experience shows that in battles between hoplites the cavalry was never a determining factor. » À la page suivante, dans un développement qui concerne cette fois-ci l’Italie, l’auteur évoque sans l’étayer « [the] limited importance of the cavalry in the battles of the fifth century », alors même que les sources notent l’exact contraire. 40 Voir SIDNELL (2006) qui dresse l’inventaire de ces exemples pour l’Antiquité et le début du Moyen Âge. À un niveau plus théorique : ARDANT DU PICQ (1904, 2004 4e éd.), 157-63 (« Cavalerie contre infanterie »).

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Figure 1 – Schéma du déploiement tactique de l’equitatus archaïque selon Tite-Live.

de bataille, formant un écran devant l’infanterie romaine, et cherchent ainsi à rompre l’armée adverse41 ; 2. si leur première attaque est infructueuse, ils se retirent à travers les intervalles des fantassins42 ; 3. par une manœuvre tournante, ils peuvent alors tenter d’envelopper l’armée ennemie ou l’attaquer à revers pendant que les forces d’infanterie entament la 41 Liv., I, 30, 11 (ab equitibus repente inuectis turbati ordines sunt Sabinorum) ; II, 43, 7 (ut solo equitatu emisso exercitum hostium funderet) ; III, 70, 4 (per mediam hostium aciem cum equitatu perrupit) et 9 (permissus equitatus turbauerat ordines) ; IV, 18, 5 (ante mediam aciem cum equitatu magister equitum processit) et 7 (primos equites clamore sublato in hostem emisit) ; 47, 2 (equitatu inmisso antesignanos hostium turbasset) ; VI, 29, 2 (concitatis equis inuade mediam aciem  ; ego cum legionibus in turbatos trepidantesque inferam signa) ; 32, 8 (eques inmissus ordines turbauit, turbatis signa peditum inlata) ; VII, 33, 8 (equitibus inmissis turbare prima signa hostium conatur) ; X, 41, 9 (prouolat eques atque infestis cuspidibus in medium agmen hostium ruit perrumpitque ordines). Si l’on suit Tite-Live, la manœuvre a pour but, sinon de mettre en déroute les troupes ennemies, au moins de permettre aux cavaliers de se frayer un chemin à travers les intervalles qui se font jour dans la ligne de bataille adverse : Id., III, 70, 4 ; VII, 33, 9 (nec posse aperire in hostes uiam) ; VIII, 30, 6 (per arma, per uiros late stragem dedere). Ce type d’attaque rappelle la percée décisive des Compagnons d’Alexandre à Gaugamèles (331 av. J.-C.) : Arr., Anab., III, 14, 2 (avec PETITJEAN [2018], 59-61). 42 La manœuvre est implicite dans de nombreux passages où la cavalerie, qui vient de charger en première ligne, se retire et laisse l’infanterie attaquer la ligne ennemie. En d’autres occasions, Tite-Live évoque explicitement les intervalles qui permettent aux cavaliers de traverser l’infanterie : Liv., X, 5, 6 (sed reliquerat interualla inter ordines peditum, qua satis laxo spatio equi permitti possent) ; 41, 9 (panduntur inter ordines uiae, prouolat eques). Ce procédé jette parfois la confusion chez les fantassins : Id., X, 14, 15.

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mêlée43 ; 4. enfin, lorsque les troupes adverses se débandent, les cavaliers sont chargés de les poursuivre pour les massacrer44. Partir du principe que ces manœuvres étaient exécutées par des hoplites montés reviendrait à supposer que les Romains engageaient successivement plusieurs phalanges et qu’ils n’hésitaient pas à faire combattre leurs chevaliers en situation de nette infériorité numérique. Il faudrait aussi imaginer une technique de poursuite pour le moins incommode, dans laquelle les cavaliers se déplaçaient à cheval mais démontaient pour tuer les fuyards, le tout affublés d’un équipement pesant. Cela ne semble guère raisonnable. Les sources utilisées par les annalistes faisaient bien référence à de véritables combats de cavalerie. Toute la question est de savoir si des éléments anachroniques ont pu s’introduire dans les récits qui nous sont parvenus. On pourrait supposer que Tite-Live, dans son travail de reconstruction narrative, plaquait sur le passé des réalités plus tardives : il aurait utilisé de façon artificielle une description topique de combat équestre, valable pour les derniers temps de la République. Ce serait négliger le fait que le mode opératoire que nous venons d’évoquer comprend des éléments d’une grande singularité : la tactique consistant à charger l’infanterie frontalement pour ouvrir des jours dans sa ligne de bataille n’apparaît jamais dans les récits militaires tardo-républicains. À moins de postuler que les auteurs romains du Ier s. av. J.-C. eussent forgé de toutes pièces un imaginaire du combat archaïque, détaché de toute réalité, on peut logiquement conclure de cette observation que l’œuvre de Tite-Live contient des indications fiables sur le mode de combat des premiers chevaliers romains45, indications que l’on jugera peu compatibles avec l’idée d’un equitatus uniformément composé d’hoplites. Au contraire, une note de Polybe laisse entendre que les cavaliers romains des premiers temps, avant d’adopter un équipement militaire grec, étaient plutôt armés à la légère46, et l’un des surnoms primitifs des equites, celui de ferentarii, 43 Id., I, 37, 3 (ita incurrisse ab lateribus ferunt) ; II, 49, 11 (inuecta subito ab latere Romana equitum ala). 44 Id., IV, 47, 4 ; VI, 13, 4 ; 32, 9 ; X, 41, 11. Lors de la bataille du lac Régille (496 av. J.-C.), les equites qui ont démonté afin de porter secours aux légions remontent en selle pour poursuivre l’ennemi : Id., II, 20, 12. 45 Voir dans le même sens DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 257 : « It is true that all the individual combats and fights in the first books of Livy are to be regarded as absolutely mythical, but the general preponderance of cavalry combat stands out so strongly that one can spot in this fact a reflection of reality. » 46 Plb., VI, 25, 3. C’est d’ailleurs précisément cet équipement léger qui permettait aux equites de descendre de cheval facilement : MCCALL (2002), 30. LAMMERT (1914), col. 546-8 estime que la source utilisée par Polybe renvoyait plutôt à la seule composante légère de l’equitatus Romanus : peut-être les ferentarii qu’il faudrait distinguer des equites

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porte la même connotation47. Cette cavalerie autonome est attestée de façon continue durant l’époque archaïque, et l’émergence des formations denses d’infanterie lourde n’a certainement pas entraîné sa disparition, pas plus que cela n’a été le cas en Grèce48. Les equites Romani pouvaient démonter dans certaines circonstances, mais ils ne le faisaient pas systématiquement. Denys d’Halicarnasse précise ainsi, à propos du mode de combat des Celeres : « Ils combattaient à cheval là où le terrain se prêtait à la cavalerie, et à pied lorsque le lieu était inégal et peu commode pour les chevaux »49. L’Ineditum Vaticanum est régulièrement invoqué à l’appui de la thèse qui nie l’existence d’une véritable cavalerie romaine avant la fin du IVe s. Ce manuscrit, dont le texte se compose d’une série d’apophtegmes remontant à un auteur grec inconnu (peut-être Timée de Tauromenion, un historien du IIIe s. av J.-C., si l’on suit l’hypothèse récente de Michel Humm)50, rapporte entre autres les propos tenus par un certain Kaeso à un ambassadeur carthaginois en 264 av. J.-C., peu de temps après le débarquement du premier corps expéditionnaire romain en Sicile. L’envoyé de Carthage vantant la supériorité maritime de son peuple, Kaeso lui rétorque que les Romains sont d’excellents élèves qui ont toujours fini par surpasser leurs maîtres : «  Nous nous mettons à faire ce que font ceux qui nous combattent et nous l’emportons dans des manières d’agir qui nous étaient étrangères sur ceux qui en avaient depuis longtemps l’expérience. En effet, les Tyrrhénéens nous firent la guerre munis de boucliers d’airain et en combattant en phalanges, non en unités de combat  ; nous aussi, changeant d’équipement et empruntant leur armement, nous les affrontâmes en les combattant de cette

proprement dits. Un fragment de Caton l’Ancien nous semble conforter cette hypothèse, cf. Caton, Mil., fr. 6 (éd. Jordan p. 81) : Inde partem equitatus atque ferentarios praedatum misit. Mais on ne peut exclure que le terme ferentarius désigne ici une catégorie de fantassins légers. 47 Voir en particulier Varro, Ling., VII, 57 et les commentaires de PEDRONI (2010), 355-6. 48 Voir notamment GREENHALGH (1973), 78 et SPENCE (1993), 102-17. De ce point de vue, nous estimons qu’il n’est pas nécessaire de distinguer, comme le propose GARLAN (1972), 112, entre « deux périodes successives, la première marquée par une prépondérance militaire, sociale et politique de la cavalerie, la seconde correspondant à la formation des armées de type hoplitique », lors de laquelle « se serait rompu le lien effectif […] entre cavalerie et aristocratie dans le monde romain » (position reprise par SAULNIER [1980], chap. vi et LEVI [1991]). 49 Dion. Hal., II, 13, 3 (trad. V. Fromentin & J. Schnäbele) : ἱππεῖς μὲν ἔνθα ἐπιτήδειον εἴη πεδίον ἐνιππομαχῆσαι, πεζοὶ δὲ ὅπου τραχὺς εἴη καὶ ἄνιππος τόπος. 50 HUMM (2007). Depuis leur publication par H. von Arnim en 1892, on attribuait traditionnellement ces fragments à Fabius Pictor.

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manière, eux qui avaient une très grande expérience du combat en phalanges. Nous ne possédions pas comme arme ancestrale le scutum samnite et nous n’avions pas le pilum, mais nous combattions avec des boucliers ronds et des lances  : nous n’étions pas non plus capables de combattre à cheval, mais toute la force de Rome, ou sa plus grande part, était l’infanterie (ἀλλ’ οὐδ’ ἱππεύειν ἰσχύομεν, τὸ δὲ πᾶν ἢ τὸ πλεῖστον τῆς Ῥωμα¨ικῆς δυνάμεως πεζὸν ἦν). Mais lorsque nous entrâmes en guerre avec les Samnites, nous prîmes comme armes leur scutum et leur pilum et nous nous efforçâmes de combattre à cheval (ἱππεύειν τε αὑτοὺς ἀναγκάσαντες)  : grâce à ces armes étrangères et en rivalisant avec eux, nous réduisîmes en esclavage ceux qui montraient un si grand orgueil. » (trad. M. Humm)51.

En s’appuyant sur ce texte, Helbig conclut que les « Romains organisèrent pour la première fois une véritable cavalerie » au temps des guerres samnites52. Une telle interprétation nous semble bien excessive. Le verbe ἰσχύω, suivi de l’infinitif, peut signifier « être capable de » ou « être fort » dans un domaine précis. Ici, l’auteur de l’apophtegme se contente de dire que les Romains « étaient faibles » en matière de cavalerie (οὐδ’ ἱππεύειν ἰσχύομεν) car toute la force de l’armée – ou presque – résidait dans l’infanterie. La nuance introduite par ἢ τὸ πλεῖστον confirme bien qu’il existait avant les guerres samnites une force distincte de l’infanterie, une authentique cavalerie, dont les effectifs étaient certainement limités. Dans une recension des travaux de Helbig publiée en 1907, Edmund Lammert ne s’y était pas trompé et avait proposé de voir dans cet extrait le signe d’une augmentation du nombre des cavaliers romains à la fin du IVe s.53. Cette hypothèse est confirmée par d’autres témoignages qui laissent deviner une importante réforme de l’equitatus durant la même période. On sait, en effet, que le système des centuries équestres ne fut formalisé qu’en 312 av. J.-C., sous la censure d’Appius Claudius Caecus54. Le nombre d’equites aurait été triplé à la suite de cette refonte, avec le passage des six centuries patriciennes archaïques à un nouvel effectif de dix-huit centuries, pour un total de 1 800, sans compter l’apport des equites Campani, récemment intégrés dans l’armée de la République romaine55. C’est aussi au cours de cette année qu’eut lieu la première recognitio equitum, la revue qui permettait 51

HUMM (2007), 302-3. HELBIG (1904), 191. Voir aussi ID. (1905), 270. 53 LAMMERT (1907), 616. Voir aussi ID. (1914), col. 542-3. 54 HUMM (2005), 146-66. 55 Liv., VIII, 11, 16. Contra MARCHETTI (1978), 204-9, pour qui Tite-Live commet ici un anachronisme, en transposant en 340 une situation qui ne se concrétisa que durant la deuxième guerre punique. 52

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au censeur de tenir à jour l’album des chevaliers romains56. Quant à la transuectio equitum, la grande parade annuelle des equites dans l’enceinte de la ville, elle aurait été instituée en 304 av. J.-C. pour célébrer l’identité collective du nouvel equitatus élargi à la plèbe riche57.

B. La tactique des equites Romani et l’éthique de la uirtus À partir de la bataille de Sentinum (295 av. J.-C.), l’œuvre de Tite-Live devient plus fiable et autorise une analyse circonstanciée des tactiques et des modes de combat employés par les equites Romani58. Malheureusement les livres XI à XX sont perdus et il faut attendre la deuxième guerre punique pour voir la cavalerie romaine refaire surface dans l’Ab Urbe condita. Polybe, Denys d’Halicarnasse et Plutarque permettent en partie de combler cette lacune. Dans tous ces récits, les equites Romani pariticipent à des combats collectifs, mais aussi à des duels qui les opposent à des champions ennemis59. Les combats singuliers décrits pour la période allant de la fin du IVe s. au IIe s. av. J.-C. mettent toujours aux prises des combattants montés, issus des rangs de l’ordo equester. La place que leur accorde la tradition annalistique signale l’importance attachée par l’aristocratie romaine à l’équitation militaire, qui permet à chaque membre de l’ordo d’exprimer son adhésion aux valeurs agonistiques du groupe et de mesurer sa valeur individuelle. Quant aux combats collectifs, en escadrons constitués, ils révèlent une nette prédilection pour la mêlée. Comme l’a bien montré Jeremiah McCall, l’ethos aristocratique romain valorise la charge à fond et le combat à la lance60. Il se fonde sur une valeur martiale suprême, la uirtus, qualité masculine par excellence qui, dans son acception la plus ancienne, désigne le courage agressif du combattant héroïque, triomphant physiquement de son adversaire dans une lutte

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Diod., XX, 36, 5. Voir NICOLET (1966), 71. Liv., IX, 46, 15 ; Val. Max., II, 2, 9 ; Plin., HN, XV, 4. Contra Dion. Hal., VI, 13 qui place l’institution de la cérémonie en 496 av. J.-C., au lendemain de la victoire romaine à la bataille du lac Régille. Mais voir MASSA-PAIRAULT (1995), 43 : « Le motif de la fondation de la transvectio equitum au Ve siècle dépend vraisemblablement d’un motif de propagande gentilice des Postumii. » 58 CORNELL (1995), 361. 59 Sur ces duels, voir : OAKLEY (1985) ; FRIES (1985) ; MCCALL (2002), 84-5 ; MCDONNELL (2006), 189-93 (insistant sur la valeur des témoignages littéraires relatifs aux monomachies républicaines). 60 MCCALL (2002), en particulier chap. iv et v. 57

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frontale61. Le combat de cavalerie est donc perçu comme une ordalie individuelle engageant l’honneur de l’aristocrate et ne pouvant, dans l’idéal, se résoudre par la fuite62. Puisque les cavaliers romains perçoivent la retraite comme un acte honteux, ils ont souvent tendance à descendre de cheval pour poursuivre le combat à pied, notamment si l’ennemi tient ferme face à eux. Il ne faut pas s’y méprendre : ce procédé ne dénote aucunement une déficience des techniques d’équitation romaines63. Il s’explique par des considérations psychologiques – le refus de se replier – et surtout pratiques – le cheval n’offre pas une plateforme sûre pour le combat stationnaire64. L’appétence des Romains pour le choc semble bien distinguer l’equitatus Romanus des cavaleries hellénistiques contemporaines. Dans les combats équestres que se livrent les États gréco-macédoniens dès la fin de la période classique, il est courant de voir les escadrons se prêter à une alternance de charges et de replis, jusqu’à ce que l’un des deux camps finisse par céder réellement et prendre la fuite65. Les accrochages sont rares car ils représentent un risque élevé pour les combattants, beaucoup plus vulnérables dans l’environnement lâche de l’escadron que dans une formation serrée d’infanterie. Xénophon recommande ainsi de charger l’ennemi dans l’espace intermédiaire séparant les deux armées, de le cribler de traits, puis de se replier immédiatement au galop vers la ligne principale avant de repartir à la charge66. Il en va tout autrement de la 61

On peut désormais se référer à l’excellente étude de Myles McDonnell sur la question. Voir en particulier MCDONNELL (2006), 63 : « in pre-Classical Latin courageous virtus is more often than not an aggressive quality, and the common claim that a more passive kind of courage, in particular the steadfastness of the Roman soldier in the battle line, constitues the essence of virtus, or that it represents a characteristically or peculiarly Roman kind of courage, is not supported by the evidence ». 62 Les comportements « honteux » sont un motif suffisant de nota censoria pour les membres de l’ordre équestre : cf. Val. Max., II, 9, 8. 63 LEFEBVRE DES NOËTTES (1931), 216-26. 64 À ce titre, il peut être utile de comparer la situation romaine à celle que décrit l’empereur Maurice pour les peuples germaniques du VIe s. ap. J.-C. Un passage du Stratêgikon lie en effet très étroitement la coutume consistant à démonter à l’honneur martial et au refus de retraiter. Cf. Strat., XI, 3, 4-10 : « Ils considèrent toute timidité (δειλίαν) et même une courte retraite (πρὸς μικρὸν ἀναχώρησιν) comme un motif de honte (ὄνειδος), acceptant facilement la mort. Ils combattent violemment au corps-à-corps, tant à cheval qu’à pied. S’ils sont mis en difficulté dans les combats de cavalerie, sur un simple signe fixé à l’avance ils démontent et s’alignent à pied (ἐκ τῶν ἵππων ἀποβαίνοντα πεζῇ τάσσονται). Même à quelques-uns contre de nombreux cavaliers, ils ne quittent pas le combat. » 65 Liv., XXXI, 35, 3. Cette prédilection pour les tactiques manœuvrières est peut-être liée à la grande fortune des Tarentinoi hippeis durant la période. Cf. PETITJEAN (2018), 70-4. 66 Xen., Hipp., 8, 23-5.

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Figure 2 – Schéma du déroulement des combats de cavalerie lors de la bataille d’Ausculum (279 av. J.-C.).

cavalerie romaine qui ne semble pas pratiquer ce type d’escarmouche. Le contraste est particulièrement saisissant lors de la bataille d’Ausculum, qui oppose en 279 av. J.-C. l’armée romaine de P. Decius Mus à celle de Pyrrhus67. Durant l’affrontement, les equites espèrent livrer un combat stationnaire au corps-à-corps (ἐκ χειρὸς καὶ σταδιαίαν μάχην) alors que la cavalerie grecque prévoit de privilégier les « charges circulaires et les redéploiements » (τὰς περιελάσεις καὶ τοὺς ἐξελιγμούς), c’est-à-dire de livrer un combat mobile de harcèlement68. Conscients des intentions de leurs adversaires, les Romains tentent de forcer le corps-à-corps par une fausse fuite (fig. 2). Lorsque les cavaliers grecs se lancent à leur poursuite, ils font faire brusquement demi-tour à leurs chevaux (ἐπιστρέψαντες τοὺς ἵππους) et démontent pour livrer un combat à pied (ἐπεζομάχουν)69. Le stratagème est un échec car, voyant que leurs ennemis tiennent ferme, les troupes de Pyrrhus virent vers la droite (ἐπὶ δόρυ κλίναντες) et se redéploient vers l’arrière pour charger à nouveau70. 67 Sur cette bataille, LÉVÊQUE (1957), 375-404 fournit toujours l’analyse la plus complète. Sur les problèmes posés par les sources qui s’y rapportent, voir en dernier lieu ENGERBEAUD (2013). La version de Denys d’Halicarnasse a été conservée sous la forme d’un excerptum intégré dans un traité byzantin du Xe s. consacré à l’art du commandement. Pour un commentaire critique de ce fragment, voir SCHETTINO (1991), 45-52. L’historien augustéen est susceptible d’avoir utilisé des sources grecques (Timée, Hiéronymos de Cardia, les Mémoires de Pyrrhus) et romaines (Acilius). 68 Dion. Hal., XX, 2, 1. Arrien emploie aussi le terme ἐξελιγμός pour caractériser un mode de combat fondé sur le refus de la mêlée, où les cavaliers lancent leurs javelots puis se retirent. Cf. Arr., Anab., III, 15, 2. 69 Dion. Hal., XX, 2, 2. 70 Ibid. La formule employée par Denys d’Halicarnasse pour décrire cette manœuvre (καὶ δι´ ἀλλήλων ἐξελίξαντες περιεδίνουν τοὺς ἵππους αὖθις ἐπὶ τὸ μέτωπον, « et,

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Des informations convergentes sont fournies par Polybe et Tite-Live pour les batailles du Tessin (218 av. J.-C.), de Cannes (216 av. J.-C.) et d’Athacos (199 av. J.-C.), ce qui montre qu’à cette époque, la doctrine d’emploi de la cavalerie romaine ne connaît pas de changement fondamental. À Cannes, les equites sont confrontés aux cavaliers celtes et ibériques d’Hannibal71 : au lieu de se replier pour revenir ensuite à la charge « comme le veut la coutume » (κατὰ νόμους ἐξ ἀναστροφῆς καὶ μεταβολῆς), ils sautent à bas de leurs chevaux et engagent le corps-à-corps avec l’ennemi (συμπεσόντες ἐμάχοντο συμπλεκόμενοι κατ᾽ ἄνδρα, παρακαταβαίνοντες ἀπὸ τῶν ἵππων)72. Les Carthaginois finissent cependant par l’emporter et les Romains sont poursuivis sans merci. La même tactique est utilisée avec plus de succès par P. Sulpicius Galba contre la cavalerie de Philippe V de Macédoine en 199 av. J.-C. : « Les gens du roi croyaient qu’ils allaient livrer le genre de combat dont ils avaient l’habitude  ; que les cavaliers, poursuivant et se repliant tour à tour, tantôt se serviraient de leurs traits, tantôt tourneraient le dos […]. Mais cette méthode de combat fut perturbée par l’opiniâtreté autant que par la vigueur de la charge romaine  ; en effet, exactement comme si la bataille était générale, les vélites lançaient leurs javelots et continuaient le combat au corps-à-corps avec le glaive  ; quant aux cavaliers, après avoir chargé, ils arrêtaient leurs chevaux et continuaient à se battre, les uns à cheval, les autres sautant à terre et se mêlant aux fantassins. Dans ces conditions, les cavaliers du roi, qui n’avaient pas l’habitude du combat stationnaire, étaient désavantagés par rapport aux cavaliers romains.  » (trad. A. Hus modifiée)73.

s’étant redéployés les uns à travers les autres, ils font tourner leurs chevaux en cercle vers le front ») laisse entendre que la cavalerie grecque s’était rangée sur deux lignes : les escadrons de la première ligne chargeaient, puis se retiraient à travers les intervalles de la deuxième ligne qui attaquait à son tour, et ainsi de suite. 71 Sur cette bataille, voir DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 315-35 ; LAZENBY (1978), 78-85 ; DALY (2002). 72 Plb., III, 115, 3. Ce passage est mal compris par MCCALL (2002), 37 : « Polybius thought this instance of dismounting in battle to have been contrary to regular cavalry practice (κατὰ νόμους). As we will see, this is not entirely true. The citizen cavalry not uncommonly fought on foot. » Le νόμος dont il est question ici est à la norme du combat de cavalerie d’après un observateur grec, pas la norme romaine. 73 Liv., XXXI, 35, 3-6 : Credere regii genus pugnae quo adsueuerant fore, ut equites in uicem insequentes refugientesque nunc telis uterentur, nunc terga darent […]. Turbauit hunc ordinem pugnandi non acrior quam pertinacior impetus Romanorum  ; nam haud secus quam si tota acie dimicarent, et uelites emissis hastis comminus gladiis rem gerebant et equites, ut semel in hostem euecti sunt, stantibus equis, partim ex ipsis equis, partim desilientes immiscentesque se peditibus pugnabant. Ita nec eques regius equiti par erat, insuetus ad stabilem pugnam.

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Figure 3 – Reconstitution schématique de la bataille du Tessin (218 av. J.-C.).

Les auteurs anciens sont donc unanimes pour dire que les equites Romani recherchaient avec acharnement la mêlée. Il y a là un topos, peut-être issu de la littérature grecque, dont la connotation semble avoir été initialement négative74. Cela ne veut pas dire que les Romains étaient incapables de concevoir un plan d’attaque subtil, relevant de ce que nous appellerions aujourd’hui la « grande tactique ». À la bataille du Tessin (218 av. J.-C.), on voit pour la première fois la cavalerie romaine se ranger sur deux lignes (fig. 3)75. Une première ligne est constituée de javeliniers et de cavaliers gaulois, le reste de l’armée – des Romains et des alliés italiens que Tite-Live décrit plus loin comme un confertus equitatus – suit et forme donc une ligne de réserve, vers laquelle peuvent se replier les troupes de la première ligne lorsqu’elles sont mises en déroute 74 Polybe, un grand partisan de la doctrine manœuvrière des cavaleries hellénistiques, juge « barbare » le mode de combat des Romains, cf. Plb., III, 115, 2 : ἐποίουν οὗτοι [= οἱ Ῥωμαῖοι] μάχην ἀληθινὴν καὶ βαρβαρικήν. 75 Sur cette bataille, voir BRIZZI (1984), 142 ; LAZENBY (1978), 52-3 ; LE BOHEC (1996a), 170-1, fig. 25.

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par la cavalerie numide d’Hannibal76. D’autres exemples révèlent que le mode de combat des Romains n’est pas toujours statique. Même s’ils s’efforcent, dans la mesure du possible, de ne jamais céder du terrain, les equites sont parfois contraints de se prêter au jeu du poursuivant-poursuivi. Lors de la bataille de Sentinum (295 av. J.-C.), Tite-Live mentionne bien plusieurs charges successives, et la cavalerie romaine, malgré sa témérité, finit par être mise en fuite77. Il en va de même lors des escarmouches qui précèdent la bataille d’Ilipa en 206 av. J.-C. : le combat de cavalerie qui prend place entre les lignes romaine et carthaginoise est longtemps indécis car les troupes montées des deux camps se repoussent tour à tour78. Ces exemples permettent de nuancer l’image caricaturale que l’on trouve parfois associée à l’equitatus civique dans la littérature scientifique moderne. Ils donnent aussi un aperçu des mécanismes tactiques qui deviendront par la suite caractéristiques du combat de cavalerie dans le monde romain. Notons cependant qu’à Sentinum, les mouvements de va-et-vient ne sont pas explicitement intégrés dans une logique de combat de harcèlement. Les Romains ne pratiquent pas encore les charges circulaires des lanceurs de javelines grecs mais combattent plutôt comme lanciers, déployés en escadrons massifs. Plusieurs témoignages suggèrent que la turme de trente soldats n’est pas encore l’unité tactique de la cavalerie civique au IIIe s. av. J.-C. L’organisation de l’equitatus, reflétée dans le système censitaire « servien », est plutôt fondée sur la centurie. Lorsqu’il décrit la transuectio equitum qui suit la victoire romaine du lac Régille, Denys d’Halicarnasse affirme que les chevaliers défilent « rangés par tribus et par centuries » (κατὰ φυλάς τε καὶ λόχους κεκοσμημένοι) « comme s’ils revenaient de la bataille » (ὡς ἐκ μάχης ἥκοντες)79. Cette analogie permet d’envisager l’existence d’unités tactiques 76 Plb., III, 65, 5 (προθέμενος τοὺς ἀκοντιστὰς καὶ τοὺς ἅμα τούτοις Γαλατικοὺς ἱππεῖς, τοὺς δὲ λοιποὺς ἐν μετώπῳ καταστήσας προῄει βάδην) ; Liv., XXI, 46, 5 (Scipio iaculatores et Gallos equites in fronte locat, Romanos sociorumque quod roboris fuit in subsidiis) et 9 (alius confertus equitatus). 77 Liv., X, 28, 6-10. 78 Plb., XI, 22, 9 ; Liv., XXVIII, 14, 8-13. 79 Dion. Hal., VI, 13, 4. MOMMSEN (1889a), 125, soupçonnant une erreur du copiste, corrige φυλάς en ἴλας. Selon lui, Denys évoquait à l’origine des cavaliers rangés par turmes et par décuries (pour un parallèle, voir Dion. Hal., VII, 72, 1). Une telle correction ne nous semble pas nécessaire (voir en ce sens HILL [1952], 39 et DEMOUGIN [1988], 2523). Les φυλαί correspondent probablement ici aux sex suffragia, les six centuries patriciennes qui étaient fournies par les trois « tribus » primitives de Rome. Quant aux λόχοι, ils désignent les douze centuries équestres créées à la fin du IVe s. av. J.-C. lors de l’élargissement de l’equitatus (sur l’équivalence λόχος / centuria, cf. Dion. Hal., IV, 18, 1).

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d’une centaine de combattants, qui devaient être peu commode pour des manœuvres d’escarmouche nécessitant la fragmentation des effectifs en petits groupes mobiles80.

C. La deuxième guerre punique et l’évolution des pratiques militaires À l’époque de la deuxième guerre punique (218-201 av. J.-C.), la cavalerie romaine ne présente plus le même visage. La centurie a été abandonnée au profit de la turme de trente soldats, plus flexible. Nous ignorons quand ce changement est intervenu et quelles en furent les conséquences pratiques. À la bataille d’Ilipa en 206 av. J.-C., cette nouvelle organisation était déjà pleinement en vigueur. Polybe indique qu’aux deux extrémités de sa ligne de bataille, P. Cornelius Scipion avait déployé ses légions, sur lesquelles il comptait faire peser la décision de l’affrontement en exécutant un double mouvement enveloppant81. L’opération débuta par une manœuvre d’extension des ailes, pilotée par les unités les plus distantes du centre : trois « escadrons » de cavalerie (τρεῖς ἴλας ἱππέων), un bataillon de vélites et trois manipules d’infanterie qui, ensemble,

Cela permet de nuancer une assertion de C. Nicolet, qui pensait que les six centuries les plus anciennes ne se distinguaient des autres que lors des manifestations électorales, cf. NICOLET (1966), 28 : « Mais remarquons que cette différenciation parmi les dix-huit centuries équestres n’apparaît jamais que lorsqu’il est question de vote ou d’élection ; dans les autres cas, par exemple lorsqu’il s’agit de la revue des chevaliers par les censeurs, ou de la transuectio equitum, les dix-huit centuries forment au contraire un bloc. » 80 Contra BELOT (1866), 153 et WIESNER (1944), 65-7 et 98-9 (la cavalerie a toujours été organisée en turmes). Seuls Varron et Festus, dans des notices lexicographiques fantaisistes, font remonter la turme à l’organisation de la cavalerie romuléenne. Selon ces deux auteurs, turma viendrait du latin terima, parce que chaque escadron se composait de trois dizaines (ter deni) de cavaliers, prélevées respectivement sur les trois tribus Titienses, Ramnes, Luceres : Varro, Ling., V, 91 ; Festus, s.v. turma (éd. Lindsay p. 484). Cette étymologie douteuse (cf. DE VAAN [2008], 634) amène à dissocier l’organisation militaire de l’equitatus de son organisation centuriale, rapportée par Liv., I, 13, 8 et Lyd., De mag., I, 9. Significativement, Denys d’Halicarnasse (qui se réfère à l’œuvre perdue de Valerius Antias) confie le commandement des 300 Celeres à un ἡγεμών et trois ἑκατόνταρχοι (= centuriones), qui avaient d’autres officiers (des décurions à la tête de chaque décurie et des optiones pour les assister ?) sous leurs ordres : Dion. Hal., II, 13, 3. À rebours de notre hypothèse, STEMMLER (1997), 177-9 estime que l’unité tactique originelle de la cavalerie romaine était la turme et que la division centuriale n’a été adoptée que pour faire rentrer l’equitatus dans le moule préétabli de la constitution servienne, « die sich an der massgeblichen Struktur des exercitus pedester orientiert ». Cette interprétation n’est pas conciliable avec le témoignage de Denys d’Halicarnasse. 81 Plb., XI, 20, 7 et 22, 11.

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formaient une cohorte82. Ce groupement tactique correspond, à l’évidence, au dixième d’une légion83. Les trois « escadrons » ne peuvent être des turmes, et encore moins des centuries, car il faudrait alors envisager un effectif de 900 à 1 500 cavaliers par légion84. Il s’agit plus vraisemblablement de trois decuriae de dix soldats, rangées l’une derrière l’autre, formant une unique turme, ce qui s’accorde avec les informations dont nous disposons sur l’organisation de l’armée manipulaire85. La description de l’escarmouche précédant la bataille de Cynoscéphales (197 av. J.-C.) appelle la même conclusion. Polybe met en scène dix oulamoi de cavaliers accompagnant environ 1 000 fantassins légers86, soit la totalité des equites et des uelites d’une légion manipulaire. Polybe ne peut être accusé d’anachronisme : Caton l’Ancien désigne bien la turma comme l’unité tactique de l’equitatus dans le contexte de l’année 19587. L’abandon de la division centuriale ne semble pas avoir fondamentalement bouleversé le mode de combat des equites. Dans son célèbre excursus sur l’armée romaine, Polybe fait état d’une réforme de la cavalerie romaine qui entraîna l’adoption d’un nouvel équipement d’inspiration grecque. Cette réforme (intervenue dans le contexte de la deuxième guerre punique ?) n’eut pas pour but d’intégrer la tactique des akontistes hellénistiques. Elle favorisa plutôt l’alourdissement de l’équipement défensif des Romains (abandon du περίζωμα – la trabea ? – au profit de la cuirasse, de la parma equestris au profit du θυρεός) et l’adoption Id., XI, 23, 1 : καὶ λαβὼν αὐτὸς μὲν ἀπὸ τοῦ δεξιοῦ, Λεύκιος δὲ Μάρκιος καὶ Μάρκος Ἰούνιος ἀπὸ τῶν εὐωνύμων τρεῖς ἴλας ἱππέων τὰς ἡγουμένας, καὶ πρὸ τούτων γροσφομάχους τοὺς εἰθισμένους καὶ τρεῖς σπείρας – τοῦτο δὲ καλεῖται τὸ σύνταγμα τῶν πεζῶν παρὰ Ῥωμαίοις κοόρτις – πλὴν οἱ μὲν ἐπ᾿ ἀσπίδα περικλάσαντες τούτους. WALBANK (1967), 301-2 donne un commentaire de l’ensemble du passage en reprenant la bibliographie antérieure. 83 Voir les remarques de BELOT (1866), 152. 84 De ce point de vue, Liv., XXVIII, 14, 17 (qui se fonde sur le récit de Polybe) commet probablement une double erreur en rendant speirai par cohortes et ilai par turmae : ita diductis cornibus cum ternis peditum cohortibus ternisque equitum turmis, ad hoc uelitibus. Sa version conduit néanmoins au même bilan : une turme est attachée à chaque cohorte. Nous savons que lors de la bataille d’Ilipa, la cavalerie républicaine totalisait 3 000 combattants, dont au moins 500 alliés hispaniques : Plb., XI, 20, 3-4 et 8. 85 MEYER (1924), 195-223 ; KROMAYER & VEITH (1928), 300 et s. ; DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), 272-80 ; GOLDSWORTHY (2003), 26-33. 86 Plb., XVIII, 21, 1 : δέκα προθέμενος οὐλαμοὺς καὶ τῶν εὐζώνων εἰς χιλίους ἐξαπέστειλε. 87 Caton, Or., fr. 35 (éd. Malcovati) : interea unamquamque turmam, manipulum, cohortem temptabam quid facere possent. Le même auteur mentionne en outre les fonctions de decurio et d’optio dans un discours prononcé la même année, Or., fr. 18 (éd. Malcovati) : maiores seorsum atque diuorsum pretium parauere bonis atque strenuis, decurionatus, optionatus, hastas donaticas, aliosque honores. 82

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d’une nouvelle lance de choc (δόρυ) plus solide, dotée d’un talon métallique (σαυρωτήρ)88. Ces informations sont confirmées par les sources iconographiques contemporaines. Les equites Romani que l’on peut voir sur les reliefs du monument de Paul-Emile à Delphes, commémorant la victoire romaine de Pydna (168 av. J.-C.)89, et sur ceux du monument dit « de Domitius Ahenobarbus » à Rome (années 110-70 av. J.-C.)90 sont équipés de longues lances, de cottes de mailles à épaulières, de casques métalliques et parfois d’un bouclier rond avec umbo central et spina (fig. 4)91. Cet équipement correspond à celui des thureophoroi hellénistiques92. Sur le pilier delphique, les lances sont utilisées comme armes d’hast et brandies au-dessus de l’épaule. Les monnaies républicaines montrent généralement un autre mode de préhension : la lance est tenue horizontalement, en arrêt, le long du flanc droit du cheval93. Cette panoplie ne semble pas avoir été modifiée dans les décennies suivantes. Une urne cinéraire de Volterra, datée du Ier s. av. J.-C., reproduit le portrait en pied d’un cavalier, équipé d’une lance, d’une cotte de mailles à épaulières et lambrequins, d’un casque et d’une cnémide portée à la jambe droite94. Il tient son cheval par la bride. Malheureusement, l’animal est représenté de face et il est impossible de discerner les différents éléments de son harnais. Les autres représentations ne révèlent pas l’utilisation de selles, ni de tapis rembourrés95. 88 Plb., VI, 25, 3-11. DENISON (1877), 68-9 attribue cette réforme au jeune P. Scipion, mais il se fonde sur l’identification fautive d’un fragment de Polybe qui décrirait les exercices imposés par le général romain à sa cavalerie en Hispanie. RAWSON (1971), 21 et MCCALL (2002), chap. 3 (notamment p. 43) inclinent en faveur de la deuxième guerre punique, qui aurait dévoilé les faiblesses de la cavalerie romaine dans les engagements à distance comme au corps-à-corps. MEYER (1924), 224, n. 1 et EADIE (1967), 163 penchent plutôt pour le début du IIe s. av. J.-C. (contexte de la guerre antiochique). 89 REINACH (1910). 90 STILP (2001). 91 SEKUNDA (1996), 38. 92 ID. (2006) et NEFEDKIN (2009). 93 En dehors des nombreuses émissions représentant les Dioscures (la première en 206-200 av. J.-C. : RRC, 128), voir RRC, 259 (129 av. J.-C.), RRC, 264, 1 (128-127 av. J.-C.) et RRC, 335, 9 (96 av. J.-C.). On retrouve aussi l’autre technique d’utilisation de la lance (au-dessus de l’épaule) au revers de RRC, 426, 1 (55 av. J.-C.). 94 BIANCHI BANDINELLI (1973), 323, fig. 372. Comme le note l’auteur, le port d’une cnémide à droite est inhabituel : les fantassins protègent généralement leur jambe gauche, celle qui est exposée en avant lors du combat. Une telle anomalie s’expliquerait par le fait que l’on aborde plutôt l’ennemi par la droite dans un combat de cavalerie : il est plus facile d’escrimer de ce côté-ci et c’est aussi le flanc le plus vulnérable car le bouclier est normalement porté à gauche. 95 Cf. MCCALL (2002), 47. Seules les sources littéraires donnent quelques indices de l’utilisation de tapis de selle. Par exemple, en 206 av. J.-C., P. Scipion s’assure que ses cavaliers tiennent leurs chevaux bridés (frenatos) et « recouverts » (instratos), cf. Liv.,

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Figure 4 – La cavalerie citoyenne sur les monuments de Paul-Emile à Delphes (c), de « Domitius Ahenobarbus » à Rome (a) et sur l’urne de Volterra (b). Crédits : (a) Cliché Marie-Lan Nguyen, domaine public ; (c) © Bildarchiv Foto Marburg ; (b) © Museo Etrusco Guarnacci di Volterra, foto di Damiano Dainelli.

Sans surprise, nous ne voyons toujours pas la cavalerie romaine pratiquer le combat de harcèlement à distance lors de la deuxième guerre punique. Contre les cavaliers numides qui escarmouchent à la manière XXVIII, 14, 7. Mais une mention de Cassius Dion laisse entendre que la selle rigide ne faisait pas partie de l’équipement traditionnel des membres de l’ordre équestre : cf. Cass. Dio, LXIII, 13, 3 (c’est sous Néron que les chevaliers auraient pour la première fois utilisé l’ἐφίππιον).

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des javeliniers grecs de Pyrrhus, les equites Romani foncent en avant, lance en arrêt, sans craindre de s’exposer aux traits ennemis. Dans les hippomachies, la technique permet parfois de chasser l’adversaire jusqu’à ses retranchements96, mais dans les batailles rangées, elle est d’une efficacité bien plus relative : les cavaliers romains sont en nette infériorité numérique97 ; ils ne peuvent pas compter sur l’aide d’une cavalerie légère pour accomplir des manœuvres rapides d’encerclement ni pour poursuivre à vive allure. La charge à fond permet au mieux de remplir des objectifs tactiques limités, mais s’avère insuffisante sur le plan de la « grande tactique ». La supériorité carthaginoise en la matière est frappante98. Au Tessin (218 av. J.-C.), à la Trébie (218 av. J.-C.) et à Cannes (216 av. J.-C.), les cavaliers romains sont surclassés par des troupes plus nombreuses et plus polyvalentes. Les manœuvres d’enveloppement accomplies par la cavalerie d’Hannibal jouent un rôle crucial dans l’issue de ces engagements99. Il faut attendre les dernières années de la guerre, avec l’intégration de supplétifs africains rompus au combat de harcèlement, pour voir la République reprendre l’avantage en rase campagne. Lors de la bataille des Grandes Plaines (203 av. J.-C.), un assaut coordonné de l’equitatus italique et de la cavalerie numide de Massinissa sur les ailes de l’armée carthaginoise offre la victoire aux Romains100. Un an plus tard, la bataille de Zama (202 av. J.-C.) est remportée par Scipion grâce à l’intervention des mêmes auxiliaires numides sur les arrières de l’armée punique101. Les auteurs anciens ont bien compris le rôle tactique décisif joué par la cavalerie lors de la deuxième guerre punique. À la fin de son récit de 96 Plb., III, 45, 1-3 ; Liv., XXI, 29, 1-4 (escarmouche sur le Rhône en 218 av. J.-C.). Voir aussi Plb., XI, 21, 1-5 (combat de cavalerie précédant la bataille d’Ilipa, 206 av. J.-C.). 97 Environ 10 000 cavaliers puniques contre 4 000 cavaliers romains lors de l’invasion de l’Italie à l’hiver 218 av. J.-C. : Liv., XXI, 55, 6. 10 000 contre 6 000 lors de la bataille de Cannes (216 av. J.-C.) : Plb., III, 113, 5 et 114, 5. Le constat de Tite-Live est sans appel, cf. Liv., XXII, 44, 4 : ad equestrem pugnam, qua parte uirium inuictus erat (répété en XXVI, 38, 14). 98 DENISON (1877), 57-74 ; GAEBEL (2002), chap. 15 ; MCCALL (2002), 98. Plb., III, 101, 11 affirme que c’est dans la cavalerie qu’Hannibal plaçait ses plus belles espérances : εἶχε γὰρ τὰς πλείστας ἐλπίδας τῆς αὑτοῦ δυνάμεως ἐν τῷ τῶν ἱππέων τάγματι. 99 Tessin : Plb., III, 65, 10 ; Liv., XXI, 46, 7. Trébie : Plb., III, 73, 6-7 ; Liv., XXI, 55, 9. Cannes : Plb., III, 116, 6 ; Liv., XXII, 48, 5-6. 100 Plb., XIV, 8, 8 ; Liv., XXX, 8, 7. 101 Plb., XV, 14, 7-8 ; Liv., XXX, 35, 1-2. Lors de cette bataille, les Romains disposent pour la première fois d’une cavalerie numériquement supérieure (6 000 cavaliers contre 4 000), ce qui s’explique grâce à l’apport des 4 000 cavaliers numides de Massinissa : Plb., XV, 5, 12 ; Liv., XXX, 29, 4.

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la bataille de Cannes, Polybe conclut de façon sentencieuse102 : « Leur très nombreuse cavalerie avait alors, comme par le passé, rendu aux Carthaginois les plus grands services pour l’obtention de la victoire. Il devint évident pour la postérité qu’il vaut mieux, en temps de guerre, avoir moitié moins d’infanterie, mais une supériorité écrasante en cavalerie que de risquer le combat avec des troupes en tout point égales à celles des ennemis. » On serait même tenté d’aller plus loin : lors de l’expédition punique en Italie, la supériorité obtenue par Hannibal grâce à sa cavalerie n’est pas seulement importante sur le plan tactique ; elle a aussi des conséquences stratégiques majeures. Dès l’année 217, les Romains, inférieurs en cavalerie, réalisent qu’ils ne peuvent obtenir la victoire en rase campagne103. Derrière le dictateur Q. Fabius, ils se résolvent à adopter une stratégie de défense mobile, comparable à celle de Périclès lors de la guerre du Péloponnèse104 : les armées consulaires ne sont plus engagées en terrain ouvert ; seule la cavalerie et l’infanterie légère sont détachées ponctuellement pour harceler les fourrageurs adverses105. Puisqu’il est impossible de vaincre l’adversaire par un engagement total, celui-ci succombera de lui-même, en tombant à court d’approvisionnements. Tous les sénateurs ne voient pas d’un très bon œil cette remise en cause des habitudes traditionnelles. La même année, un parti influent se structure autour du magister equitum M. Minucius Rufus, qui prône le maintien d’une stratégie agressive, conforme à l’éthique « chevaleresque » de la uirtus106.

102 Plb., III, 117, 4-5 (trad. E. Foulon). Voir aussi Id., IX, III, 9 (trad. R. Weil) : « À mon avis, la conduite des deux adversaires s’explique par la constatation, faite par tous deux, que le corps de cavalerie d’Hannibal causait les victoires des Carthaginois et l’infériorité des Romains. » 103 Polybe le dit explicitement : les Romains refusaient de s’aventurer dans la plaine et de déclencher une action générale par crainte de la puissante cavalerie adverse. Cf. Plb., III, 92, 7. 104 Qui procédait elle aussi d’un aveu de faiblesse puisque les Athéniens craignaient la supériorité des forces lacédémoniennes d’Archidamos en rase campagne. Cf. OBER (1985) ; SPENCE (1990) (repris dans ID. [1993], 127-33) ; HUNTER (2005). 105 Plb., III, 90, 1-5 ; 102, 2-4 ; Liv., XXII, 12, 9-10 ; 15, 5-10 ; Plut., Fab., 5, 2. On ravage aussi les prairies et les réserves de fourrage pour affamer les chevaux puniques : Plb., IX, 4, 3. Voir ERDKAMP (1998), 127-8. 106 Plb., III, 90, 6. Le programme de Minucius est ainsi résumé dans Liv., XXII, 14, 14 : arma capias oportet, et descendas in aequum, et uir cum uiro congrediaris. Il revient à G. Brizzi d’avoir insisté sur cette « etica cavalleresca » de l’aristocratie romaine et ses conséquences sur la conduite de la guerre : voir BRIZZI (1989). M. Claudius Marcellus comptait aussi au nombre des partisans de la stratégie agressive : voir MCDONNELL (2006), 223-4.

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Le conservatisme qui transparaît dans ces désaccords stratégiques semble avoir bloqué temporairement toute tentative de refonte tactique de la cavalerie romaine. Lors des escarmouches qui précèdent la bataille d’Ilipa (206 av. J.-C.), les equites démontent toujours contre la cavalerie numide107, et l’exemple de la bataille d’Athacos (199 av. J.-C.) cité plus haut suggère que la tactique du choc était encore privilégiée à l’époque de la deuxième guerre de Macédoine108. Durant cette période, il semble que les Romains aient préféré se contenter d’expédients pour rivaliser avec les cavaleries légères auxquelles ils étaient confrontés. Ainsi, durant le siège de Capoue en 211 av. J.-C., afin de repousser les assauts de la puissante cavalerie campanienne, les equites Romani prennent en croupe des vélites armés de javelines, à raison d’un fantassin par cavalier. Une fois arrivés à proximité de l’ennemi, les tirailleurs sautent à terre et déversent leurs projectiles sur la cavalerie ennemie. Celle-ci, désorganisée, est ensuite chargée avec succès par les equites109. Cette technique permet temporairement de compenser la faible puissance de feu de la cavalerie républicaine. Mais les Romains, probablement contraints par une situation devenue trop asymétrique, finirent par se résoudre à réformer en profondeur leur méthode de combat. Cette réorganisation de la cavalerie intervint entre la bataille de Pydna (168 av. J.-C.) et la troisième guerre punique (149146 av. J.-C.). Elle pourrait avoir pris pour modèle les pratiques en vigueur dans la cavalerie de la ligue achéenne, qui, depuis les réformes de Philopoemen, était réputée pour sa grande capacité manœuvrière110. Concrètement, les cavaliers romains semblent avoir délaissé la charge massive au profit d’un mode de combat plus fluide, fondé sur l’alternance des charges circulaires. Dans ce paradigme tactique d’inspiration grecque, la lance d’estoc n’est pas abandonnée, mais elle est sérieusement 107

Plb., XI, 21, 4. Cf. supra, p. 38. 109 Liv., XXVI, 4, 3-10 ; Val. Max., II, 3, 3 ; Oros., IV, 18, 11. Cette tactique fut probablement mise en application lors de la bataille d’Ilipa : Polybe signale que les cavaliers et les vélites qui cherchaient à envelopper les ailes de l’armée carthaginoise lançaient des traits contre leurs éléphants : Plb., XI, 24, 1. Voir aussi Veg., Mil., III, 16, 7, qui en donne une présentation théorique, probablement inspirée du manuel de Caton. 110 Appien associe à deux reprises le nouveau mode de combat des cavaliers romains à Scipion Émilien (App., Pun., 103 ; Hisp., 88), personnage réputé pour sa proximité avec Polybe, un ancien hipparque de la ligue achéenne. Cf. CHAMPION (2004), 17-8. Polybe était probablement présent aux côtés du général romain lors de la troisième guerre punique (Arr., Tact., 1, 1). Dans ses Histoires, il fait l’éloge des manœuvres complexes que Philopoemen avait inculquées à la cavalerie de la ligue achéenne lors de son hipparchie de 210/209 av. J.-C. 108

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concurrencée par l’utilisation de javelines pour le combat à distance111. La nouvelle mécanique de la charge rappelle les descriptions de Xénophon et de Denys d’Halicarnasse. Voici la présentation qu’en donne Appien lors de l’affrontement qui oppose, à l’automne 149 av. J.-C., la cavalerie légionnaire aux troupes d’Hasdrubal le Béotarque, quelque part entre Carthage et Néphéris112 : «  Scipion divisa en deux groupes les trois cents cavaliers qu’il avait sous son commandement ainsi que tous ceux qu’il était parvenu à rassembler, puis il marcha contre l’ennemi au pas de course  : division par division (παρὰ μέρος), ils lançaient leurs javelines et se retiraient immédiatement, puis ils chargeaient à nouveau en avant et se repliaient aussitôt. Il leur avait prescrit d’agir de cette manière  : chaque moitié devait charger, toujours division par division (τοὺς ἡμίσεας ἀεὶ παρὰ μέρος ἐπιέναι), et ayant jeté ses projectiles, devait se retirer en tournant comme dans un cercle. »113.

Appien décrit ici un parti de cavaliers romains rangé sur deux lignes (deux « moitiés ») : chaque ligne attaque alternativement, lance ses traits, puis se replie derrière l’autre (fig. 5). L’exercice suppose donc des intervalles entre les formations, ici appelées μέρη. Il n’est pas difficile de savoir ce qui se cache derrière cette expression. En Pun., 101, Appien précise que Scipion, en tant que tribun militaire, avait dix escadrons (ἶλαι) sous son commandement. Dix escadrons pour un total de trois cents soldats : cela fait des pelotons de trente cavaliers – l’effectif exact d’une turme. Cette organisation de la cavalerie légionnaire est exactement celle que Polybe décrit dans ses Histoires à la même époque : « On divise, de même [dans chaque légion], la cavalerie en dix escadrons (ἴλας) ; on choisit dans chaque escadron trois chefs (ἰλάρχας), qui désignent 111 Cette réforme majeure a échappé à l’attention de J. McCall qui, dans sa synthèse sur la cavalerie républicaine, refuse de concevoir que l’equitatus civique ait combattu autrement que par le choc jusqu’à sa disparition : MCCALL (2002), 63. 112 Sur cette bataille voir KROMAYER & VEITH (1912), 706-7, 713-5 et carte 15 (avec une hypothèse de localisation) ; LE BOHEC (1996a), 299 ; BURGEON (2015), 100-1. 113 App., Pun., 103 : ὁ δὲ Σκιπίων τριακοσίους ἱππέας οὓς εἶχεν ἀμφ᾽ αὑτόν, καὶ ὅσους ἄλλους συναγαγεῖν ἔφθασε, διελὼν ἐς δύο τοῖς ἐχθροῖς ἐπῆγε σὺν δρόμῳ πολλῷ, παρὰ μέρος ἀκοντίζοντάς τε καὶ εὐθὺς ἀποχωροῦντας, εἶτ᾽ αὖθις ἐπιόντας καὶ πάλιν εὐθὺς ἀποπηδῶντας. Οὕτω γὰρ εἴρητο αὐτοῖς, τοὺς ἡμίσεας ἀεὶ παρὰ μέρος ἐπιέναι καὶ ἀκοντίσαντας ἀπελαύνειν, ὥσπερ ἐν κύκλῳ περιιόντας. Voir aussi App., Hisp., 88 : « il [Scipion, lors de la guerre de Numance] divisa les cavaliers en deux parties (ἐς δύο διεῖλε τοὺς ἱππέας), auxquelles il ordonna de charger (ἐμπηδᾶν) l’ennemi chacune à son tour par division (ἑκατέροις παρὰ μέρος). Sitôt le javelot lancé (ἀκοντίσαντας), tous aussitôt se replieraient (ἀναχωρεῖν) simultanément, non point vers le même endroit à chaque fois, mais toujours en gagnant progressivement vers l’arrière et en cédant du terrain. »

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Figure 5 – Déroulement des combats de cavalerie lors de la bataille de Néphéris (149 av. J.-C.) d’après Appien.

eux-mêmes trois serre-files (οὐραγούς). Le premier chef nommé commande l’escadron, les deux autres ont le rang de dékadarques (δεκαδάρχων) et tous portent le titre de décurions (δεκουρίωνες). Quand le premier est absent, le second prend le commandement de l’escadron.  »114.

Ce passage suggère un déploiement sur trois files, décurions en tête et optiones (ouragoi) en queue. On peut éventuellement concevoir l’utilité d’une telle formation en colonne pour la marche ou, à la rigueur, dans l’optique d’un combat d’escarmouche (chaque file se détache de la formation à tour de rôle ?), mais qu’en est-il de la charge à fond ? Celle-ci continue d’être employée occasionnellement par les Romains à la fin de l’époque républicaine et nécessite un front large pour engager une troupe ennemie au corps-à-corps avec le maximum d’impact psychologique et d’efficacité matérielle. Pour cette raison, il nous semble plus logique d’admettre que la turme était rangée en ligne horizontale – ce qui est du reste corroboré par le récit de la bataille d’Ilipa, dans lequel trois décuries sont alignées l’une derrière l’autre115. La place occupée par les officiers subalternes dans ce dispositif n’est pas clairement indiquée par les sources. Nous émettrons l’hypothèse que les décurions ouvraient la marche, en avant du premier rang, et que les trois optiones la fermaient en se positionnant à l’arrière du troisième rang116. 114 Plb., VI, 25, 1-2 : παραπλησίως δὲ καὶ τοὺς ἱππεῖς εἰς ἴλας δέκα διεῖλον, ἐξ ἑκάστης δὲ τρεῖς προκρίνουσιν ἰλάρχας, οὗτοι δ᾽ αὐτοὶ τρεῖς προσέλαβον οὐραγούς. Ὁ μὲν οὖν πρῶτος αἱρεθεὶς ἰλάρχης ἡγεῖται τῆς ἴλης, οἱ δὲ δύο δεκαδάρχων ἔχουσι τάξιν, καλοῦνται δὲ πάντες δεκουρίωνες. Μὴ παρόντος δὲ τοῦ πρώτου πάλιν ὁ δεύτερος ἰλάρχου λαμβάνει τάξιν. 115 Id., XI, 23, 1-7. Cf. supra, p. 42. 116 Une monnaie frappée en 96 av. J.-C. par L. Postumius Albinus (RRC, 335, 9) présente sur son revers trois cavaliers chargeant côte à côte, équipés du bouclier rond à spina typique de la cavalerie civique tardo-républicaine (l’un des trois cavaliers brandit aussi un étendard) : il pourrait s’agir des trois décurions d’une turme civique, avançant en tête de

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II – LE NOUVEAU VISAGE DE LA CAVALERIE CIVIQUE AU IER S. AV. J.-C. A. L’évolution de la militia equestris après les Gracques Entre la guerre de Jugurtha (112-105 av. J.-C.) et le principat d’Auguste (27 av. J.-C.-14 ap. J.-C.), la cavalerie censitaire disparaît progressivement de la documentation. L’effacement de ce corps de troupes devant l’essor des contingents non romains a conduit les commentateurs modernes à conjecturer que le service tactique des chevaliers dans les légions tomba en désuétude entre la fin du IIe s. et le début du Ier s. av. J.-C.117. Ne subsistait dans l’armée prétendument réformée par Marius que la cavalerie auxiliaire, levée dans les provinces ou fournies par les puissances alliées. Cette opinion, popularisée au XIXe s. par Ludwig Lange, a été largement acceptée par la communauté scientifique et demeure à ce jour le point de vue majoritaire118. On lui associe diverses explications, parfois contradictoires. Selon George Cheesman, les wealthier classes ne pouvaient fournir un nombre suffisant de combattants montés et la difficile conquête de l’Hispanie acheva de rendre le service militaire impopulaire chez les jeunes aristocrates119. Pour d’autres historiens, la cavalerie romaine était devenue inefficace120 ; à partir de la deuxième guerre punique, elle aurait été surclassée par les forces montées des autres puissances méditerranéennes, ce qui la condamnait à disparaître à court ou moyen terme121. Pour Jeremiah McCall au contraire, le leur formation. Contra LAMMERT (1914), col. 544, qui propose de ranger les trois décurions sur le flanc droit et les trois optiones sur le flanc gauche de la turme. 117 Voir déjà LE BEAU (1761), 44-5. 118 LANGE (1846), 13 (chap. intitulé « De equitatu a legione separato ») : « Caesaris tempore nullum equitatum in legionibus fuisse constat. » Après lui : SCHAMBACH (1881), 5 ; MOMMSEN (1889a), 147-8 ; MARQUARDT (1884, 1891 trad. fr.), 154-7 ; CHEESMAN (1914), 9-10 ; ROSS TAYLOR (1924), 163 ; KROMAYER & VEITH (1928), 384 et 387 ; HILL (1952), 26 ; SUOLAHTI (1955), 24-6 ; PASSERINI (1958), 498 ; HARMAND (1967), 46-7 ; RAMBAUD (1969), 650 ; WISEMAN (1970), 78 ; BRUNT (1971), 397 ; BENSEDDIK (1982), 12 ; KEPPIE (1984, 1998 2e éd.), 79 ; JUNKELMANN (1991), II, 41 et 55 (et ID., s.v. « Cavalry: Republic », dans ERA, I, 171) ; PAVKOVIČ (1991), 17-23 ; DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 21-2 ; MCCALL (2002), 1 ; LENDON (2005), 219 ; SEKUNDA (2007) ; HAYNES (2013), 36. 119 CHEESMAN (1914), 7-9. C’est aussi l’explication avancée par BENSEDDIK (1982), 11. 120 MARQUARDT (1884, 1891 trad. fr.), 154-5 ; PASSERINI (1958), 498 ; KEPPIE (1984, 1998 2e éd.), 79. 121 DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 21 : « Roman citizens undoubtedly made excellent infantrymen, but as cavalrymen, an arm in which there was seemingly no native tradition, they were apparently less effective. […] This deficiency, although somewhat lessened by the addition of allied cavalry, meant that the mounted force fielded by Rome

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processus n’aurait pas été déterminé par des raisons militaires ou démographiques mais plutôt idéologiques. Les chevaliers cessèrent de combattre dans les rangs parce qu’ils avaient trouvé des sources alternatives de prestige qui rendaient la militia equestris moins attractive. En plus de la ferme des impôts qui leur était réservée, l’ouverture des jurys des quaestiones perpetuae aux membres de l’ordre équestre et le développement des activités commerciales ne firent qu’appuyer ce basculement en faveur des activités civiles122. Ces différents points de vue sont faussés par un postulat initial qui tient de la profession de foi plus que de l’appréciation objective des réalités historiques. Ils négligent le fait que la militia restait, à la fin de la République, la vocation principale des honesti adulescentes, comme le rappelait encore Cicéron dans un traité rédigé en 44 av. J.-C.123. Partant de ce constat, une minorité d’historiens n’a jamais véritablement admis la thèse de la disparition de l’equitatus civique124 et François Cadiou a récemment défendu, dans une étude très documentée, l’idée d’un maintien du service militaire des élites dans la cavalerie jusqu’à l’époque augustéenne125. Il est donc nécessaire de reconsidérer entièrement la question à partir d’un examen serré des sources. was no match for enemy cavalrymen who had been “born in saddle”. » Voir aussi DENISON (1877), chap. iii, qui est largement à l’origine de cette mauvaise réputation de la cavalerie civique tardo-républicaine dans la bibliographie anglo-saxonne. 122 MCCALL (2002), chap. 6 et 7. Dans le même sens, voir la plupart des contributions rassemblées dans BLÖSEL & HÖLKESKAMP (2011), notamment BLÖSEL (2011) et DAVID (2011). Ce schéma explicatif était déjà celui de Le Beau dans son Quatrième mémoire sur la légion romaine. 123 Cic., De off., II, 13, 45 : Prima est igitur adulescenti commendatio ad gloriam, si qua ex bellicis rebus comparari potest, in qua multi apud maiores nostros exstiterunt. 124 Voir la démonstration décisive de BELOT (1873), 84-92 et RICE HOLMES (1911), 579-80 pour les références antérieures au XXe s. Dans son étude sur l’ordre équestre publiée la même année, W. Soltau rejetait catégoriquement le point de vue de Lange. Cf. SOLTAU (1911), notamment p. 398. DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), 424, citant l’article de Soltau, estime que la cavalerie citoyenne continua d’exister ; elle aurait cependant abandonné son ancien rôle tactique, se bornant désormais à fournir des gardes du corps et des estafettes aux officiers sénatoriaux. L’idée du maintien d’une véritable cavalerie légionnaire au cours du Ier s. av. J.-C. a également été défendue par K. Kraft et C. Nicolet : KRAFT (1957) ; NICOLET (1969). Ce dernier semble cependant avoir rejoint la communis opinio dans une publication plus récente. ID. (1984), 17 : « Au dernier siècle de la République, si l’on se demandait, à la manière des fonctionnalistes anglo-saxons, “à quoi servait l’ordre équestre”, il faudrait répondre : non plus à recruter des soldats de cavalerie, à peine à recruter des officiers supérieurs, mais pratiquement à fournir la majorité des jurés des quaestiones permanentes, les états-majors des sociétés de publicains, et la plus grande partie des sénateurs. » 125 CADIOU (2016), suivi par GAUTHIER (2016), 112-4. Voir également DAVENPORT (2019), 51, qui, sur un ton plus nuancé, reconnaît que « These social and cultural changes did not necessarily supplant equestrian cavalry service ».

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Commençons par envisager le sujet sous l’angle du droit public. Il faut d’abord se demander quels citoyens étaient éligibles pour le service dans l’equitatus Romanus, ce qui implique de définir quels étaient les contours de l’ordre équestre à la fin de l’époque républicaine. On connaît l’opinion iconoclaste de Claude Nicolet, selon laquelle le titre de chevalier ne pouvait être revendiqué que par ceux qui étaient inscrits dans les centuries équestres, c’est-à-dire les equites equo publico126. Une cinquantaine d’années après la publication de L’ordre équestre à l’époque républicaine, force est de constater que ce point de vue n’a pas convaincu. Une majorité d’historiens estime que les membres des centuries équestres formaient à la fin de l’époque républicaine un sous-groupe privilégié au sein d’un ordre équestre plus large qui se définissait principalement par la fortune127. Dans son plaidoyer en faveur de Q. Roscius, Cicéron écrit : quem tu si ex censu spectas, eques Romanus est128. Si l’on s’en tient à cette formule, on doit admettre qu’en 76 av. J.-C., la possession du cens équestre était une condition suffisante pour être considéré comme eques Romanus129. Douze ans plus tard, Q. Cicéron établit une distinction claire 126 NICOLET (1966), 163-76 (suivi par DEMOUGIN [1988], 210-2 et HUMM [2005], 148, n. 63). Il ne fait aucun doute que cette définition de l’ordre équestre était encore valable en 169 av. J.-C. (cf. Liv., XLIII, 16, 1-2). Mais, comme nous allons le voir, rien ne permet d’affirmer que l’ancienne équivalence entre ordo equester et centuriae equitum se maintint au Ier s. av. J.-C. 127 HILL (1952), 47 ; HENDERSON (1963), 61-4 ; MARTIN (1967) ; BADIAN (1972), 82-5, 144-5 ; LINDERSKI (1977), 56-9 ; BRUNT (1988), 146 ; BLEICKEN (1995) ; CRAWFORD (2001) ; DAVENPORT (2019), 58-69. Plus nuancé : WISEMAN (1970). À l’appui de sa théorie, Nicolet ([1966], 108 et 169-70) prétend trouver un argument décisif dans Cic., Phil., VI, 13 (Altera ab equitibus Romanis equo publico, qui item ascribunt patrono. Quem unquam iste ordo patronum adoptauit  ?) et VII, 16-7 (patronus centuriarum equitum Romanorum, quas item sine suffragio esse uoluit […]. Quis [poterit sustinere] equites Romanos  ?), où il est question d’une statue offerte à L. Antonius par les centuriae equitum, qui semblent mises sur le même plan que l’ordo des equites Romani. Mais l’on peut très bien considérer que ces deux passages illustrent une représentation courante, qui faisait des equites equo publico la clef de voûte et le porte-voix de l’ordo equester élargi. 128 Id., QRosc., 42. Cette notation se rapporte au iudex C. Cluvius. 129 NICOLET (1966), 56 propose de donner à la formule un sens différent : « le passage est ambigu, car census peut aussi bien signifier ici census equitum que census equester, et, dans ce cas, il faudrait gloser : il a été compté comme chevalier romain dans le dernier cens. » Voir aussi ID. (1974), 842 : « je pense qu’il faut ici traduire census dans son sens large : opération du cens, listes des censeurs ». Pourtant, lorsqu’il est question, chez l’orateur, de juger le statut d’un chevalier d’après son census (notamment en lien avec la composition des jurys), c’est bien de sa fortuna dont il est question : e.g. Cic., Phil., I, 20 (discuté infra, p. 60). Nous ne détaillons pas, faute de place, les autres arguments avancés par les contradicteurs de Nicolet. Il suffira de rappeler que la définition censitaire de l’ordre équestre était au cœur de la lex Roscia, et que les tribuni aerarii, qui disposaient du census amplissimus mais pas du cheval public, pouvaient être considérés comme des equites Romani.

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entre les membres des centuries équestres et les chevaliers lato sensu. Les premiers forment un groupe restreint (pauci enim sunt) dans la mesure où les centuriae equitum ne comptent que de « jeunes hommes » dans leurs rangs130. Ce sont selon toute vraisemblance ces adulscentes, fils de chevaliers et de sénateurs, qui avaient vocation à accomplir les stipendia equestria comme equites equo publico, avant que leur âge ne les destine à intégrer les décuries de juges ou à parcourir le cursus honorum131. Les seconds sont bien plus nombreux puisqu’on retrouve parmi eux des sénateurs âgés, Cicéron compris. En avait-il toujours été ainsi ? Apparemment pas, puisqu’au début du IIe s. av. J.-C., de vieux sénateurs consulaires pouvaient encore être en possession du cheval public132. De ce point de vue, le plebiscitum reddendorum equorum, évoqué par Cicéron dans le livre IV du De Republica, marqua une rupture importante. Cette mesure, que l’on rattache généralement au contexte de l’année 129, entraîna l’exclusion des sénateurs des centuries équestres en exigeant d’eux la restitution du cheval public133. Une part non négligeable des equites seniores fut ainsi écartée de ces unités électorales. L’étape suivante, celle qui amena les vieux chevaliers « non-sénatoriaux » à connaître le même sort, intervint plus tard, à une date inconnue. Dans un passage de sa Vie d’Auguste, Suétone suggère en 130 Il importe ici de citer le passage dans son ensemble (Cic., Comment. pet., 33) : Iam equitum centuriae multo facilius mihi diligentia posse teneri uidentur  : primum oportet cognosci equites (pauci enim sunt), deinde appeti (multo enim facilius illa adulescentulorum ad amicitiam aetas adiungitur). Deinde habes tecum ex iuuentute optimum quemque et studiosissimum humanitatis  ; tum autem, quod equester ordo tuus est, sequentur illi auctoritatem ordinis, si abs te adhibebitur ea diligentia ut non ordinis solum uoluntate sed etiam singulorum amicitiis eas centurias confirmatas habeas. Nam studia adulescentulorum in suffragando, in obeundo, in nuntiando, in adsectando mirifice et magna honesta sunt. En faveur de l’authenticité de ce texte, voir la longue discussion que F. Prost lui consacre dans sa récente édition parue aux Belles Lettres (p. 45-82). Nous ne suivons pas l’avis de TATUM (2002) qui, s’étonnant de voir Quintus limiter son propos aux jeunes chevaliers, considère que le passage est lacunaire et que le texte original évoquait en quelques phrases le rôle électoral des equites seniores. L’interprétation de l’évolution générale de l’ordre équestre que nous proposons ici rend cette lourde émendation inutile. 131 L’âge minimal pour accéder à la questure a été fixé à 30 ans par Sylla durant sa dictature. Difficile de savoir si cette clause figurait déjà dans la lex Villia de 180 av. J.-C. Voir FRACCARO (1934), 483 et ASTIN (1958), 45 qui estiment que, par défaut, les chevaliers ne pouvaient être élus magistrats avant 27 ans, sauf s’ils s’engageaient comme volontaires dans l’equitatus avant l’âge « légal » de 17 ans. 132 NICOLET (1966), 75-6. 133 Cic., Rep., IV, 2 : quam commode ordines discripti aetates classes equitatus, in quo suffragia sunt etiam senatus, nimis multis iam stulte hanc utilitatem tolli cupientibus qui, nouam largitionem quaerunt aliquo plebiscito reddendorum equorum. Sur ce plébiscite, voir en dernier lieu DAVENPORT (2019), 58-60.

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effet qu’une norme (abolie par le fondateur du principat) imposait aux chevaliers de rendre leur cheval public à l’âge de 35 ans134. Cette norme n’existait pas en 122 av. J.-C., puisqu’une disposition de la lex repetundarum gracquienne protégeait les jurés équestres (qui avaient tous plus de 30 ans) contre la confiscation du cheval public que les censeurs avaient le pouvoir d’infliger aux citoyens romains135. Il faudrait donc la situer entre 122 et 64 av. J.-C. – date de rédaction du Commentariolum petitionis –, sauf à considérer que la clause de la Tabula Bembina ne visait que les iudices qui avaient entre 30 et 35 ans. Au milieu du IIe s. av. J.-C., les jeunes chevaliers devaient accomplir dix campagnes dans la cavalerie légionnaire, notamment s’ils souhaitaient briguer une magistrature et être inscrits sur l’album sénatorial136. Polybe laisse entendre que ces decem stipendia (δέκα στρατείας) avaient un caractère obligatoire pour tous les citoyens de rang équestre dès l’âge de 17 ans137. Cette indication mérite peut-être qu’on lui apporte quelques nuances. De même que les fantassins n’accomplissaient que rarement 134 Suet., Aug., 38, 3 : reddendi equi gratiam fecit eis, qui maiores annorum quinque et triginta retinere eum nollent. Un manuscrit donne la leçon mallent à la place de nollent et c’est cette version qui est préférée par MOMMSEN (1889a), 89, n. 1, NICOLET (1966), 79 et GIOVANNINI (2010), 358, n. 9. Au lieu de lire qu’Auguste permit à ces chevaliers de restituer leur cheval public, on comprend donc qu’il les dispensa de le faire. MARTIN (1967), 796 pointe une contradiction entre la lecture que Nicolet fait de ce passage et la présence de chevaliers d’un âge avancé dans les défilés qui eurent lieu sous Auguste avant que cette mesure n’entre en vigueur. Cette discordance s’évanouit si l’on considère que le changement fut graduel : la conservation du cheval public au-delà de l’âge légal avait déjà été admise dans les faits avant d’être sanctionnée par le droit. 135 Cf. CRAWFORD (1996), n°1, l. 28 (avec NICOLET [1966], 76). Une clause de cette loi définissait de façon positive le profil des chevaliers qui pouvaient être recrutés dans les quaestiones (CRAWFORD [1996], n°1, l. 16). Hélas, une lacune empêche de connaître son contenu. CRAWFORD (2001), 432 propose : quei h[ac ceiuitate equo publico stipendia fecit fecerit d]um. Cette restitution nous semble convaincante et pourrait expliquer le développement, à partir de l’époque gracquienne, d’un ordo equester élargi, qui comprenait non seulement les membres des 18 centuries mais aussi les anciens equites equo publico, qui avaient accompli leur stipendia et renoncé au cheval public. 136 Plb., VI, 19, 4. 137 Id., VI, 19, 2 : τῶν λοιπῶν τοὺς μὲν ἱππεῖς δέκα, τοὺς δὲ πεζοὺς ἓξ καὶ δεῖ στρατείας τελεῖν κατ᾿ ἀνάγκην. Cette règle n’était peut-être pas très ancienne et pourrait avoir été instituée pendant ou après la deuxième guerre punique. Sa valeur plus ou moins contraignante a fait l’objet de discussions contradictoires. Cf. FRACCARO (1934), 486 ; ASTIN (1958), 42-6 ; HARRIS (1979), 11-2 ; KUNKEL & WITTMANN (1995), 60-4 ; BECK (2005), 57. Quelle que soit la valeur que l’on accorde au texte de Polybe, il n’était pas le seul auteur à considérer ces dix années de campagne comme une norme indissociable de la militia equestris. En effet, un règlement militaire rédigé en hébreu à la fin du IIe s. av. J.-C. contient la même prescription (1QM, vi, 14). Celle-ci pourrait provenir du De re militari de Caton l’Ancien, qui a manifestement servi de modèle à d’autres passages de ce curieux texte. Cf. YADIN (1962), 16-7 et GMIRKIN (1996), 96.

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leurs 16 années de service « règlementaires », les cavaliers étaient mobilisables pour un maximum de dix campagnes annuelles. Autrement dit, les citoyens inscrits dans les centuries équestres ne passaient pas nécessairement dix ans sous les enseignes138. Par ailleurs, il arrivait que certains equites devancent la conscription en réclamant leur enrôlement avant l’âge prescrit139. Il est difficile de savoir comment ce système « classique » évolua à la fin de l’époque républicaine. La lex repetundarum de 122 imposait un âge minimal de 30 ans pour la sélection des jurés équestres140. L’apparition de cette clause pourrait suggérer que l’accomplissement de la militia equestris n’était plus une condition suffisante pour écarter les adulescentes de certaines responsabilités. Il semble, en effet, qu’à la fin du IIe s., les decem stipendia perdirent leur caractère obligatoire pour les aspirants magistrats141. En analysant l’exemple de Sylla, Arthur Keaveney souligne qu’il était possible de se faire élire questeur à l’âge de 30 ans en disposant d’une expérience militaire rudimentaire, sinon inexistante142. Ce point de vue nous semble confirmé par la Table d’Héraclée, qui fixe les stipendia iusta à trois ans pour les cavaliers légionnaires143. Une fois qu’il avait réalisé ces trois années de campagne, un citoyen romain résidant dans un municipe pouvait légitimement intégrer le sénat de sa cité quel que soit son âge. Les autres municipes devaient attendre d’avoir 30 ans. Comme le souligne Keaveney, une telle norme ne pouvait qu’être issue d’un précédent romain, et Crawford a montré qu’elle devait être considérée comme antérieure à la

138 Inversement, il arrivait que le service de certains jeunes chevaliers excède les dix années réglementaires : C. Sempronius Gracchus aurait ainsi accompli douze stipendia (Plut., CG, 2, 5). 139 Né en 162, Ti. Sempronius Gracchus fut questeur en 137. Il fut donc probablement enrôlé autour de l’âge de 15 ans, ce que confirme sa présence à Carthage dans l’entourage de Scipion Émilien en 147. Cf. FRACCARO (1934), 481-2 ; ASTIN (1958), 43. Sa situation n’était pas exceptionnelle puisque, sous son tribunat, C. Gracchus jugea utile de faire passer une loi interdisant l’enrôlement des citoyens avant l’âge de 17 ans (Plut., CG, 5, 1). 140 Cf. supra, p. 54, n. 135. 141 L. Licinius Crassus (cos. 95) prétendait ne jamais s’être éloigné du Forum durant sa jeunesse, sauf lors de sa questure. Cic., De or., II, 365 : qui puer in forum uenerim neque inde umquam diutius quam quaestor afuerim. Cf. HARRIS (1979), 257 et MCDONNELL (2005), 243. 142 KEAVENEY (1980), 171-3 (sur la base de Sall., Iug., 96). 143 CIL, I², 593 = ILS, 608 = CRAWFORD (1996), n°24, l. 90-1 et 100-1 : nisei quei eorum stipendia equo in legione III aut pedestria in legione VI fecerit. La datation de ce document continue de poser de nombreux problèmes. Les recherches récentes ont montré qu’il ne faut pas voir dans ce règlement municipal un texte unitaire mais plutôt une recension de normes disparates, postérieures à la guerre sociale, réalisée sous la dictature de César. Cf. NICOLET (1988), 139-40 ; CRAWFORD (1996), I, 360-2 ; BISPHAM (2007), 369.

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dictature de César144. Tout le problème est de savoir si, à Héraclée et dans les autres municipes italiens, cette clause était applicable aux seuls membres des centuries équestres ou si elle était destinée à encadrer le service d’éventuels equites equis suis issus du monde municipal145. Une fois qu’il s’était acquitté de ses obligations envers la cité, un eques Romanus equo publico devait « rendre » son cheval public. Ce rituel, qui prenait place au Forum lors de la recognitio equitum, en présence des censeurs, est bien attesté au Ier s. av. J.-C., notamment dans un célèbre passage des Vies parallèles de Plutarque146. La scène, qui se déroule en 70 av. J.-C., revêt un caractère hors norme puisqu’elle implique Pompée le Grand, dont la carrière était considérée comme une aberration juridique par les auteurs anciens147. Elle n’en demeure pas moins révélatrice des obligations qui pesaient encore sur les membres des centuries équestres après la guerre sociale. Plutarque rapporte que Pompée – qui était âgé de 36 ans – se présenta en grande pompe devant les censeurs, avec son cheval, pour rendre compte de ses états de service et réclamer l’exemption de la στρατεία, terme traduisant ici le latin militia. Le biographe grec profite alors de l’occasion pour apporter un éclaircissement sur cette « coutume » (ἔθος), qui n’existait plus à son époque : « les chevaliers, après avoir servi sous les armes le temps légal (τὸν νόμιμον χρόνον), amènent leur cheval au Forum devant deux hommes qu’on appelle les censeurs ; là, quand ils ont énuméré chacun des chefs et des généraux sous lesquels ils ont servi, et rendu compte de leurs campagnes, ils reçoivent leur congé (τῆς στρατείας ἀφίεσθαι), et l’on distribue à chacun l’honneur ou le déshonneur que mérite sa conduite. »148. 144 Cf. CRAWFORD (1996), I, 361 : César augmenta la solde des légionnaires à 225 deniers par an, somme qu’il est possible de diviser par trois pour trois versements trimestriels mais pas par deux ; or l’année militaire de la Table d’Héraclée se compose de deux semestres (l. 92 : bina semestria). BISPHAM (2007), 419 évoque au contraire une innovation césarienne, mais ne tient pas compte de l’argument décisif avancé par Crawford. 145 En ce sens, NICOLET (1966), 67-8 et CADIOU (2016), 69. 146 Plut., Pomp., 22, 3-6 ; Mor., 204A (avec NICOLET [1966], 105 et GIOVANNINI [2010], 358-60). Sans aucune raison apparente, HENDERSON (1963), 62 écarte ce témoignage qu’il considère comme une description apocryphe, sub specie antiquitatis. 147 Cic., Leg. Man., 28 ; Vell. Pat., II, 30, 2-3 ; Plut., Pomp., 6, 5 et 14, 1. 148 Plut., Pomp., 22, 4 (trad. R. Flacelière et E. Chambry) : Ἔθος γάρ ἐστι Ῥωμαίων τοῖς ἱππεῦσιν, ὅταν στρατεύσωνται τὸν νόμιμον χρόνον, ἄγειν εἰς ἀγορὰν τὸν ἵππον ἐπὶ τοὺς δύο ἄνδρας οὓς τιμητὰς καλοῦσι, καὶ καταριθμησαμένους τῶν στρατηγῶν καὶ αὐτοκρατόρων ἕκαστον ὑφ᾿ οἷς ἐστρατεύσαντο, καὶ δόντας εὐθύνας τῆς στρατείας ἀφίεσθαι. Νέμεται δὲ καὶ τιμὴ καὶ ἀτιμία προσήκουσα τοῖς βίοις ἑκάστων. Plutarque ne précise pas si l’initiative de Pompée avait un lien avec le plebiscitum reddendorum equorum de 129. La plupart des commentateurs modernes le supposent et considèrent que c’est parce qu’il voulait intégrer le Sénat que le consul ne pouvait conserver son cheval

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Il faut conclure de cet extrait qu’en 70 av. J.-C., les magistrats pouvaient toujours enrôler de jeunes chevaliers et ce pour une durée maximale définie par la loi. À la fin de l’époque républicaine, une portion non négligeable des membres de l’ordre effectuait ce service dans le corps des officiers149. Mais cela ne veut pas dire que l’antique cavalerie censitaire avait disparu et que les equites Romani mobilisés à l’armée étaient tous des tribuns ou des préfets150.

B. La cavalerie citoyenne et l’intégration des socii equites aux légions Plusieurs témoignages littéraires confirment le maintien du service militaire des chevaliers dans la cavalerie au Ier s. av. J.-C.151. Dans sa biogaphie de Sylla, Plutarque décrit la marche de Pontius Telesinus contre Rome en novembre 82 et la riposte des forces syllaniennes stationnées dans la Ville : « Au point du jour, les jeunes gens des plus illustres familles de Rome sortirent à cheval pour l’attaquer ; [Telesinus] en tua un grand nombre, notamment Appius Claudius, homme à la fois noble et brave. »152. Le texte ne le précise pas explicitement mais il est évident que ces jeunes aristocrates ne se contentèrent pas d’utiliser leur monture comme moyen de transport : ils livrèrent (et perdirent) un véritable combat de cavalerie. On reconnaîtra facilement dans ces lamprotatoi neoi les adulescentes dont parle Q. Cicéron à propos de la composition des centuries équestres153. César emploie une formule équivalente public (MOMMSEN [1889a], 106, n. 1 ; NICOLET [1966], 104-5 ; DAVENPORT [2019], 59). Le texte est pourtant sans équivoque : on considérait comme normal qu’un chevalier qui avait fait ses stipendia legitima rende son equus publicus. Embarrassé par ce témoignage qui contredit sa définition de l’ordre équestre, Nicolet le disqualifie arbitrairement au prétexte que Plutarque commettrait « une légère erreur » (NICOLET [1969], 128) : il n’aurait pas compris que seuls les sénateurs devaient rendre le cheval. En fait, la coutume dont Plutarque se fait l’écho nous semble pleinement correspondre à la norme républicaine évoquée par Suétone (Aug., 38, 3), qui faisait qu’il était impossible ou rare qu’un chevalier conserve son cheval public passé 35 ans. 149 Il suffit pour s’en convaincre de parcourir l’inventaire des officiers de rang équestre établi par NICOLET (1966), 270-84. 150 Voir, entre autres, HILL (1952), 27 ; BRUNT (1988), 146 ; BADIAN (2009), 17 (contra NICOLET [1969], 129-32). 151 Nous reprenons ici en le complétant l’inventaire établi par CADIOU (2016). 152 Plut., Sull., 29, 5 (trad. R. Flacelière) : Ἅμα δ’ ἡμέρᾳ τῶν λαμπροτάτων νέων ἐξιππασαμένων ἐπ’ αὐτὸν ἄλλους τε πολλοὺς καὶ Κλαύδιον ῎Αππιον, εὐγενῆ καὶ ἀγαθὸν ἄνδρα, κατέβαλε. Cet Ap. Claudius est-il le même que celui qui défendait le Janicule en 87 av. J.-C. avec le rang de tribun des soldats ? Cf. App., BC, I, 68 (avec BROUGHTON [1952], II, 49). 153 Cf. supra, p. 53, n. 130.

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lorsqu’il signale qu’à la fin du printemps 49, un groupe d’honesti adulescentes, senatorum filii et ordinis equestris le rejoignit à Ilerda pour participer aux opérations militaires contre les légats de Pompée en Hispanie154. Dans son poème, Lucrèce évoque probablement les entraînements auxquels se livraient ces jeunes chevaliers sur le Campus Martius155, et nous savons que dans les jeux qui suivirent la célébration des quatre triomphes de César, en 46, des equites livrèrent des combats singuliers, au milieu des autres gladiateurs156. De façon plus incidente, une notice du De lingua latina révèle que la turme était toujours l’unité tactique élémentaire de la cavalerie civique dans les années 47-45 av. J.-C., puisque Varron déclare qu’à son époque (nunc), les tribuns des soldats avaient obtenu le pouvoir d’appointer les optiones qui étaient chargés de seconder les décurions157. Outre les témoignages qui viennent d’être évoqués, les récits de guerres consacrés à la fin de l’époque républicaine révèlent que deux batailles rangées livrées durant la guerre civile de 49-45 impliquèrent un contingent substantiel d’equites Romani. À Pharsale, Frontin évoque la présence, dans l’armée de Pompée, d’« un important parti de chevaliers romains (magna equitum Romanorum manus) »158. Plutarque ajoute que l’imperator « avait sept mille cavaliers, la fleur de Rome et de l’Italie (῾Ρωμαίων καὶ Ἰταλῶν τὸ ἀνθοῦν), tous distingués par la naissance, la richesse et la noblesse des sentiments (ἑπτακισχίλιοι, γένεσι καὶ πλούτῳ καὶ φρονήμασι διαφέροντες) »159. Nous verrons en temps voulu 154 Caes., BC, I, 51, 3. Comme le souligne CADIOU (2016), 71, « il est improbable que ces equites […] n’aient eu que vocation à peupler l’état-major de César de jeunes élégants inutiles au combat ». Ils étaient, au moins en grande partie, sinon en totalité, des combattants de la trempe de ces iuuenes qui étaient « prêts à tout risquer » à la veille de la traversée du Rubicon. Cf. Cic., Att., 7, 7, 6. 155 Lucr., II, 40-3 : si non forte tuas legiones per loca campi feruere cum uideas belli simulacra cientes subsidiis magnis et equum ui constabilitas, ornatas armis pariter periterque animatas. Ibid. 323-30 : Praeterea magnae legiones cum loca cursu camporum complent belli simulacra cientes, […] et circumuolitant equites, mediosque repente tramittunt ualido quatientes impete campos. Cf. BAILEY (1947), 804-5 et RANCE (2000), 266-7. On devine que Lucrèce a pu voir ce type d’exercice à Rome au cours de sa vie puisqu’il compare l’image de ces mouvements d’unités à celle, tout aussi familière, d’une masse confuse de moutons se déplaçant dans des pâturages. Sur la tradition du tironicium militiae ou de l’exercitatio campestris, voir GINESTET (1991), 55-61. 156 Cass. Dio, XLIII, 23, 5 : καί τινες καὶ τῶν ἱππέων, οὐχ ὅτι τῶν ἄλλων ἀλλὰ καὶ ἐστρατηγηκότος τινὸς ἀνδρὸς υἱός, ἐμονομάχησαν. Voir aussi Suet., Iul., 39, 1 et DAVENPORT (2019), 430. 157 Varro, Ling., V, 91 : quos nunc propter ambitionem tribuni faciunt. 158 Frontin, Str., IV, 7, 32. 159 Plut., Pomp., 64, 1 (trad. R. Flacelière et É. Chambry). Voir Cass. Dio, XLI, 55, 2 qui souligne que dans les rangs de l’armée pompéienne se trouvaient beaucoup de sénateurs et de chevaliers.

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que l’effectif de 7 000 chevaliers romains prêté par le biographe de Chéronée à l’armée sénatoriale est certainement très excessif. Mais il est incontestable que des equites Romani combattirent dans la plaine de l’Énipée le 9 août 48. À la veille de bataille, César aurait donné des consignes précises pour les vaincre : les fantassins de la quatrième ligne, disposés en embuscade, devaient frapper au visage les cavaliers adverses, afin de jeter l’effroi chez de jeunes aristocrates présentés comme des kaloi à l’apparence soignée160. Cette tactique ne manqua pas de fonctionner puisqu’environ 40 chevaliers pompéiens perdirent la vie lors de l’affrontement161. À Munda, le 17 mars 45, l’armée de Pompée le Jeune comprenait aussi une importante cavalerie citoyenne. L’auteur anonyme du De bello Hispaniensi décrit ainsi son ordre de bataille : Erat acies XIII aquilis constituta, quae lateribus equitatu tegebatur, cum leui armatura milibus sex  ; praeterea auxiliares accedebant prope alterum tantum162. De façon tout à fait exceptionnelle dans un texte d’époque césarienne, l’equitatus est ici distingué des auxiliares pour être rattaché au décompte des effectifs légionnaires. Cet equitatus Romanus est à nouveau cité dans l’inventaire des pertes, mais le passage concerné n’est pas sans poser de lourds problèmes d’interprétation163. L’auteur avance en effet que sur les 30 000 morts du camp pompéien, on dénombrait 3 000 chevaliers romains, « tant de Rome que de la province »164. Ce chiffre colossal, rapporté au total des victimes, peut déjà sembler suspect si l’on considère que, dans les batailles antiques, le taux de mortalité des fantassins était toujours proportionnellement supérieur à celui des cavaliers, qui bénéficiaient d’une plus grande mobilité165. Or, le bilan chiffré n’inclut pas les auxiliaires et il faudrait lui ajouter plusieurs milliers d’hommes pour parvenir à une estimation globale166. Une telle hécatombe paraît inconcevable au regard 160 Le témoignage le plus explicite est celui de Polyaen., Str., VIII, 23, 25 : ὁρῶν δὲ πολλοὺς τῶν πολεμίων νέους καὶ καλοὺς ἐπὶ τῷ κάλλει μέγα φρονοῦντας καὶ σοβαροὺς παρήγγειλε τοῖς ἰδίοις στρατιώταις τὰς λόγχας καὶ τοὺς ὑσσοὺς μὴ φέρειν ἐπὶ τὰ σώματα τῶν πολεμίων, ἀλλ’ ἐς αὐτὰ τὰ πρόσωπα. Οἱ δὲ λωβηθῆναι τὸ κάλλος τῶν προσώπων φοβηθέντες καὶ δὴ ἀποστραφέντες ἔφυγον. Voir aussi Plut., Pomp. 71, 4 ; Caes., 45, 2 ; App., BC, II, 78. 161 Ibid., II, 82 : τῶν δὲ καλουμένων ἱππέων ἀμφὶ τεσσαράκοντα τῶν ἐπιφανῶν. 162 Ps.-Caes., BHisp., 30, 1. 163 Voir NICOLET (1966), 208-9 et (1969), 132, n. 42. 164 Ps.-Caes., BHisp., 31, 9 : itemque equites Romani partim ex urbe, partim ex prouincia ad milia III. 165 Un cavalier pour dix fantassins est un ratio qui correspond approximativement à la composition des armées de campagne de l’époque. Cf. infra, p. 79-81. 166 Sur la présence d’auxiliaires dans l’armée de Pompée le Jeune, cf. ROLDÁN HERVÁS (1972), 107, n. 137. Voir notamment BHisp., 7, 5 et 30, 1, où l’on apprend que le fils de

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de la quarantaine de chevaliers romains qui périrent à Pharsale. Considérons donc comme vraisemblable l’éventualité d’une corruption de la tradition manuscrite167 et retenons pour assurée l’information essentielle livrée par ce passage : en 45 av. J.-C., des chevaliers romains servaient encore sous le commandement des généraux pompéiens. Ces chevaliers étaient pour partie originaires d’Hispanie et leur recrutement pouvait toujours se faire dans le cadre juridique du dilectus168. La provenance géographique de ces combattants montés, aussi bien romains, italiens, que provinciaux invite à se poser une question fondamentale : les cavaliers légionnaires mobilisés lors de la guerre civile étaient-ils tous des membres des centuries équestres ? Plutarque insiste sur l’origine noble des equites présents à Pharsale, mais plusieurs témoignages laissent à penser que la cavalerie civique s’était ouverte à l’ensemble de l’ordo equester, voire à des citoyens qui ne disposaient pas du cens équestre. Dans un passage célèbre de sa Première Philippique, Cicéron reproche à Antoine de vouloir créer une décurie de juges issus du centurionat, sans tenir compte de la règle qui permettait à ces officiers subalternes d’accéder à la fonction de iudex à condition d’être aussi riches que les equites Romani. L’orateur regrette une entorse au fonctionnement traditionnel de cette institution judiciaire qui ne tient normalement compte que de la fortune et du rang (fortuna […] et dignitas) des individus, c’est-à-dire des critères liés au census et à l’honorabilité. Et d’ajouter qu’il apparaîtrait tout autant scandaleux de permettre à quiconque a servi dans la cavalerie (quicumque equo meruisset), ce qui est plus distingué (quod est lautius), d’accéder aux décuries de juges169. De Magnus avait avec lui 6 000 auxiliaires. Sans raison apparente, N. Diouron (CUF, 1999, p. xli et li) choisit de considérer ces 6 000 hommes comme des fantassins légers. Les républicains pouvaient aussi compter sur le soutien de cavaliers numides, en plus des supplétifs levés sur place : Dio Cass., XLIII, 36, 1. 167 Quiconque a parcouru une édition critique de cette œuvre sait que les sept manuscrits du De bello Hispaniensi sont dérivés d’un archétype qui était lui-même truffé d’erreurs, de lacunes et de loci desperati. Sans envisager la possibilité d’une corruption, N. Diouron (CUF, 1999, p. 128) reconnaît pour sa part que le chiffre de trois mille equites Romani « paraît exagéré ». 168 Ps.-Caes., BAlex., 56, 4 (décrivant une initiative du propréteur d’Hispania Ulterior, Q. Cassius Longinus, au printemps 48) : Equitum autem Romanorum dilectum instituit  ; quos ex omnibus conuentibus coloniisque conscriptos. 169 Cic., Phil., I, 20 : At quae est ista tertia decuria  ? – «  Centurionum  », inquit. – Quid  ? isti ordini iudicatus lege Iulia, etiam ante Pompeia, Aurelia non patebat  ? – «  Census praefiniebatur  », inquit. – Non centurioni quidem solum, sed equiti etiam Romano  : itaque uiri fortissimi atque honestissimi, qui ordines duxerunt, res et iudicant et iudicauerunt. – «  Non quaero, inquit, istos  : quicumque ordinem duxit, iudicet.  » – At si ferretis quicumque equo meruisset, quod est lautius, nemini probaretis  : in iudice enim

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ces quelques lignes découlent deux conclusions : 1) il existait à l’époque de Cicéron des cavaliers légionnaires qui n’étaient pas des chevaliers romains, c’est-à-dire qui ne disposaient pas de la qualification censitaire nécessaire pour appartenir à l’ordo et siéger dans les quaestiones170 ; 2) leur corps d’appartenance était, semble-t-il, encore considéré comme plus distingué (lautius) que celui des centurions légionnaires – ou, à tout le moins, Cicéron s’appuyait sur cette conception traditionnelle, qui n’avait plus vraiment cours à son époque, pour renforcer le poids de sa comparaison et, par là même, de son argumentation. N’oublions pas qu’il s’adressait à des aristocrates dont la mémoire familiale était profondément attachée à la prestigieuse milice équestre et que des equites equo publico servaient toujours dans l’armée aux alentours de 44. Seulement, ces détenteurs du cheval public, equites in legione, étaient probablement devenus minoritaires. Qui étaient donc ces autres cavaliers dont Cicéron nous dit qu’ils ne jouissaient ni de la fortuna ni de la dignitas equestris ? Il faut, à ce stade de la réflexion, s’interroger sur l’intégration des anciens socii italiens dans l’armée citoyenne171. À l’époque de Polybe, les alliés fournissaient trois fois plus de cavaliers que les Romains172. Est-il seulement raisonnable de supposer que cette puissante force équestre disparut après la concession généralisée de la citoyenneté romaine ? La Table d’Héraclée révèle plutôt que les communautés italiennes transformées en municipes de droit romain étaient toujours tenues de mettre leurs combattants montés à disposition de la res publica : ces cavaliers servaient in legione et l’État pouvait exiger d’eux l’accomplissement de trois stipendia173. On spectari et fortuna debet et dignitas. Sur le projet de loi judiciaire de Marc Antoine, cf. RAMSEY (2005). 170 Dans le commentaire qu’il lui consacre, RAMSEY (2003, 126-7) se méprend sur le sens de ce passage : « The quicumque-clause describes officers in the army (legati, tribuni militum and praefecti), those who had horses […]. » On aurait tort d’assimiler ces citoyens qui servaient à cheval sans disposer du census equester à des officiers dont on sait précisément qu’ils étaient, en règle générale, de rang équestre. Cf. NICOLET (1966), 254, 270, 283-4. 171 Pour l’heure, aucune étude sur ce sujet essentiel. Le livre de référence sur les socii italiens et leur intégration dans les structures militaires romaines s’arrête en 91 av. J.-C. : ILARI (1974). 172 Plb., VI, 26, 7. 173 CRAWFORD (1996), n°24, l. 90-1 et 100-1 : nisei quei eorum stipendia equo in legione III aut pedestria in legione VI fecerit. Contrairement à ce qu’affirme HARMAND (1967), 272, n. 206, les troupes montées dont il est question ici ne peuvent être des auxiliaires. Embarrassé par ce témoignage qui contredit formellement le postulat d’une disparition de la cavalerie civique, MCCALL (2002), 111-2 considère que ces equites in legione sont en réalité des contubernales.

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ne sera donc pas surpris de constater qu’à plusieurs reprises, au cours des guerres civiles, les sources mentionnent des levées d’equites dans la péninsule. Au début de l’année 49, alarmé par la nouvelle de la chute de Corfinium, Pompée arma, aux dires de César, des esclaves et des bergers et leur attribua des chevaux pour en faire un escadron de 300 cavaliers, soit l’effectif exact d’un contingent d’equites legionis174. Quelle que soit l’ampleur de la déformation dont elle a fait l’objet, l’initiative elle-même (une levée de 300 cavaliers en Italie) ne peut être mise en doute. Elle trouve un écho chez Plutarque, qui prête à Pompée les paroles suivantes à la veille de la guerre : « où que je tape du pied, il en sortira des fantassins et des cavaliers »175. Quatre ans plus tard, l’auteur du De bello Hispaniensi précise que des cavaliers arrivèrent à Ategua ex Italia, sous le commandement d’Arguetius, inconnu par ailleurs, et d’Asprenas, sans doute Lucius Nonnius Asprenas176. Enfin, dans le récit qu’il consacre aux dernières opérations de Sextus Pompée en Asie (hiver 36-35 av. J.-C.), Appien mentionne un escadron de cavaliers italiens (ἴλην ἱππέων Ἰταλικήν) qu’Octavie aurait envoyé à Antoine : Sextus chercha vainement à acheter le ralliement de cette troupe177. Selon Patrick Marchetti, le processus d’intégration des Italiens dans l’exercitus populi Romani entraîna la formation d’un equitatus légionnaire distinct de l’ordo equester  : « Les anciens Trossuli, membres des dix-huit centuries équestres, ont alors dû s’approprier ce fameux titre d’equites Romani pour se distinguer des nouveaux citoyens dont un grand nombre aurait pu revendiquer légitimement l’equus publicus dans la mesure où ils accomplissaient leur service comme cavaliers. C’est donc à partir de cette date seulement (90 av. J.-C.) que toutes les distinctions introduites par M. Nicolet entre les equites Romani equo publico et les simples cavaliers légionnaires doivent être d’application »178. Les informations fournies par Festus sur le statut des municipes nous semblent conforter ce point de vue : at Seruius filius aiebat initio fuisse, qui ea conditione ciues fuissent, ut semper rempublicam separatim a populo Romano habebant, Cumanos, Acerranos, Atellanos, qui < ciues romani

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Caes., BC, I, 24, 2 : seruos, pastores armat atque eis equos attribuit  ; ex his circiter CCC equites conficit. 175 Plut., Pomp., 57, 5 : « Ὅπου γὰρ ἄν », ἔφη, « τῆς Ἰταλίας ἐγὼ κρούσω τῷ ποδὶ τὴν γῆν, ἀναδύσονται καὶ πεζικαὶ καὶ ἱππικαὶ δυνάμεις ». 176 Ps.-Caes, BHisp., 10, 1-2. 177 App., BC, V, 14, 138. Cf. SADDINGTON (1982), 25-6. 178 MARCHETTI (1978), 238. Avant lui, MOMMSEN (1889a), 74-5.

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erant et in legione merebant sed dignitates non capiebant  >179. Autrement dit, les citoyens des municipes, « au départ » (initio), devaient servir dans les légions, mais ne pouvaient prétendre aux dignitates des Romains180. Cette définition, qui reflète probablement le « discours conservateur postérieur à la guerre sociale »181, s’accorde bien avec la reconstitution de Marchetti. Les noui ciues les plus riches ne pouvaient espérer obtenir l’equestris dignitas au prétexte qu’ils servaient dans l’equitatus legionis. Tout semble avoir été conçu, au moins à l’origine, pour les écarter du secundus ordo182. Cette discrimination fut peut-être confortée par l’institution concomittante d’un census equester, destiné à sanctuariser l’accès aux centuriae equitum et aux magistratures, mais la documentation n’autorise aucune conclusion définitive à ce sujet, et la situation évolua rapidement dans un sens favorable aux nouveaux citoyens puisque de nombreux Italiens eurent accès au rang équestre au cours des dernières décennies de la République (ce qui rend compte de la nuance temporelle introduite par Servius-Festus dans la notice citée supra)183. 179 Festus, s.v. municipes (éd. Lindsay p. 126). On s’interroge sur l’identité de Seruius filius, qui est l’autorité à laquelle renvoie Festus. Il pourrait s’agir de Servius Sulpicius Rufus, consul en 51 av. J.-C. et juriste renommé. Mais un manuscrit donne la leçon Seruilius, si bien que cette hypothèse demeure sujette à caution. Cf. HUMBERT (1978), 3-4, n. 2 et BISPHAM (2007), 21-2. 180 Vell. Pat., II, 20 reflète le même état d’esprit lorsqu’il évoque le problème de l’intégration des noui ciues dans les tribus romaines : ne potentia eorum et multitudo ueterum ciuium dignitatem frangeret plusque possent recepti in beneficium quam auctores beneficii. 181 CADIOU (2018), 383. Ce point a été démontré de façon convaincante par BISPHAM (2007), 23. Un indice essentiel réside dans la mention du service in legione : comme l’a bien montré HUMBERT (1978), 319 (contra BRUNT [1971], 17-21, 525, 631 ; ILARI [1974], 85, n. 26), les ciues sine suffragio ne faisaient pas campagne dans les légions mais dans des unités distinctes. On ne peut donc suivre Festus lorsqu’il rattache cette clause au temps reculé où les cités de Cumes, Acerrae et Atella reçurent le droit romain (IVe s. av. J.-C.). On ajoutera que, au regard de l’interprétation que Bispham donne de la notice, il n’est plus nécessaire de suivre HUMBERT (1978), 320 qui, cherchant à reconcilier le texte avec la situation historique antérieure à la guerre sociale, est forcé d’inventer un monstre juridique : « la légion dans laquelle auraient combattu les cives s. s. est une formule de juriste, et non de stratège. Comprenons que les cives s. s. combattaient non dans les unités des citoyens romains, mais en tant que citoyens romains ; leurs obligations militaires étaient identiques à celles des cives o. i. ». 182 Peut-être l’État romain avait-il aussi pour préoccupation de ne pas concéder à l’ensemble des anciens socii equites les indemnités dont jouissait traditionnellement la cavalerie romaine : la solde des alliés était à la charge des cités contributrices, et les fournitures en blé et en orge accordées par Rome étaient moins importantes les concernant. 183 DEMOUGIN (1983). Au cours de la période triumvirale, l’acquisition du statut équestre passait généralement par l’accession au tribunat des soldats. Autrement dit, ce

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C. Les signes du déclin de la cavalerie censitaire En dépit des éléments incontestables qui corroborent le maintien du service militaire des élites et l’existence d’une véritable cavalerie légionnaire au Ier s. av. J.-C., il est difficile d’échapper à l’impression d’un déclin de l’equitatus républicain durant cette même période. Sans admettre la suppression du service des ciues dans la cavalerie, contredite par de nombreuses sources, nous nous rallions volontiers à l’idée que les mobilisations des années 49-45 avaient quelque chose d’extraordinaire. Autrement, comment comprendre l’insistance de Plutarque sur l’amateurisme des equites pompéiens lors de la bataille de Pharsale ? Le biographe de Chéronée affirme en effet que les jeunes chevaliers engagés dans l’armée sénatoriale « étaient sans expérience dans toutes les formes du combat » (ἅτε μάχης πάσης ἄπειροι), ce qui fut la cause de leur débâcle face aux troupes césariennes184. Nous imaginons mal comment une telle mention pourrait s’expliquer dans un contexte où les membres de l’ordre équestre combattaient toujours régulièrement dans les armées romaines. Les sources littéraires rappellent que le dilectus était fréquemment boudé par les iuniores des bonnes familles romaines. À partir des années 150 av. J.-C., plusieurs auteurs mentionnent des difficultés dans le déroulement des opérations de recrutement : ce sont bien les boni qui sont en cause185. Dans un plaidoyer prononcé en 69 av. J.-C., Cicéron n’était plus le service dans la cavalerie légionnaire qui faisait le chevalier, mais plutôt la fonction d’officier. 184 Plut., Pomp., 71, 8. 185 Sall., Iug., 86, 2-3 affirme que Marius, avant son départ pour la Numidie, leva des troupes « non pas suivant l’ancien usage et d’après les classes (non more maiorum neque ex classibus), mais en acceptant tous les volontaires (sed uti cuiusque lubido erat), prolétaires exclus du service pour la plupart (capite censos plerosque). Les uns disaient qu’il les prenait, à défaut d’inscrits appartenant aux hautes classes (Id factum alii inopia bonorum) ; d’autres que c’était par ambition, parce qu’il devait sa renommée et son élévation à cette sorte de gens » (trad. A. Ernout modifiée). CADIOU (2009), 26 pense que les boni en question étaient de jeunes aristocrates. Il relie cet épisode à celui du dilectus troublé de 151 av. J.-C. Plb., XXXV, 4, 3 signale en effet que, lors de cette année, les neoi cherchèrent à se faire dispenser du service, et que ce mouvement entraîna une vacance des postes de tribuns et de légats. Au printemps 48 av. J.-C., le dilectus de chevaliers romains organisé par le propréteur d’Hispania Ulterior, Q. Cassius Longinus, fut aussi un fiasco : les equites de la province étaient effrayés par le service outre-mer (transmarina militia perterritos), à tel point que Longinus accepta de les en exempter en échange d’un impôt, ce qui lui valut l’animosité des individus ainsi rançonnés. Cf. Ps.-Caes., BAlex., 56, 4. Au regard de ces exemples, sommes-nous fondés à considérer le cas bien connu du chevalier qui, sous Auguste, fit mutiler ses fils pour leur éviter de servir dans l’armée (Suet., Aug., 24, 3), comme une « défaillance passagère et exceptionnelle » (NICOLET [1969], 152) ?

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regrette que la jeunesse ait perdu le goût de la militia  : Quid nunc uobis faciendum est studiis militaribus apud iuuentutem obsoletis186. De notre point de vue, ces exemples ne sauraient être écartés comme l’expression d’un topos moralisateur ou comme de pures constructions littéraires destinées à fustiger le déclin des antiques valeurs martiales au sein de la jeunesse, à plus forte raison si l’on considère que les equites Romani se font rares dans les récits de combats tardo-républicains. À la lecture de certains témoignages, il est même permis de se demander si tous les généraux romains du Ier s. av. J.-C. avaient une force de cavalerie citoyenne à leur disposition. Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, César mentionne de nombreux engagements de cavalerie. L’identité des troupes qui participent à ces opérations n’est pas toujours précisée. Lorsque c’est le cas, il s’agit invariablement de soldats auxiliaires187. En dehors des récits d’affrontements, on note bien la présence de citoyens à cheval dans l’entourage du proconsul, mais il est difficile de savoir avec certitude si ces individus formaient une véritable cavalerie de ligne ou s’ils ne faisaient pas tout simplement office de contubernales. Une anecdote laisse entendre que les chevaliers romains présents en Gaule lors de la conquête possédaient un nombre important de montures. Au printemps 52, César reçut en effet un renfort d’auxiliaires germains dont il ne précise pas l’effectif. Trouvant leurs chevaux 186

Cic., Font., 42. Certains extraits ont fait l’objet de vaines discussions au motif qu’ils laissaient planer de vagues incertitudes. C’est notamment le cas de trois passages du livre V qui contiennent des informations sur les effectifs de la cavalerie césarienne juste avant l’expédition de Bretagne (54 av. J.-C.). 1) BG, V, 2, 4 : César affirme qu’avant d’avoir rassemblé son corps expéditionnaire, il était parti chez les Trévires cum legionibus expeditis IIII et equitibus DCCC pour rétablir l’ordre ; il n’est pas précisé si ces cavaliers étaient des auxiliaires gaulois. 2) BG, V, 5, 5 : après avoir obtenu la soumission des Trévires, il réunit à Portus Itius la cavalerie de toute la Gaule, soit 4 000 soldats montés (equitatus totius Galliae conuenit, numero milium quattuor). 3) BG, V, 8, 1 : il laissa Labienus en Gaule avec 2 000 cavaliers et partit pour la Bretagne avec 2 000 cavaliers. Selon SCHAMBACH (1881), 11 (suivi par RICE HOLMES [1911], 581), ces états d’effectifs suggéreraient que les 800 cavaliers envoyés contre les Trévires étaient en fait des cavaliers légionnaires : on s’attendrait sinon à voir César et Labienus se partager 4 800 equites et non 4 000. Il s’agit là d’un faux problème. Les 800 cavaliers peuvent très bien avoir été comptés dans l’equitatus totius Galliae que César n’a fait que « rassembler » (conuenire). Et à supposer qu’il faille vraiment les distinguer des 4 000 cavaliers de Portus Itius, on serait plutôt tenté d’y voir les cavaliers auxiliaires de la Prouincia, dont César nous dit qu’ils étaient présents à ses côtés depuis le début de la guerre, cf. BG, I, 15, 1. Dans ce dernier passage, le proconsul affirme d’ailleurs qu’à son entrée en campagne, il ne disposait pour toute cavalerie que de celle que lui avait fournie la Transalpine et les Héduens : equitatumque omnem ad numerum quattuor milium, quem ex omni prouincia et Haeduis atque eorum sociis coactum habebat. Cette phrase devrait suffire à exclure l’existence d’une véritable cavalerie civique durant la conquête des Gaules, tout du moins au cours de la première campagne. 187

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« peu aptes » (minus idonei) il leur fit donner ceux « des tribuns militaires, des autres chevaliers et des euocati »188. Cette mesure était probablement temporaire : il s’agissait de soulager des animaux épuisés par une longue marche forcée et non de remplacer des animaux qui auraient été inadaptés pour le combat, comme cela a parfois été suggéré. Il n’est pas impossible que la disposition prise par César n’ait concerné que la remonte des chevaliers en question. Mais cela ne constitue pas une preuve de leur utilisation au combat : il était normal pour des officiers et des personnages de haut rang de se déplacer à cheval et de posséder des montures surnuméraires189, à plus forte raison après six années de campagnes qui permirent l’accumulation d’un butin important. Du reste, si le proconsul avait une force de cavalerie citoyenne substantielle dans son armée, pourquoi n’en fit-il pas usage lors de sa fameuse entrevue avec Arioviste en 58 ? Peu de temps avant la rencontre, le chef suève avait exigé qu’aucune troupe d’infanterie ne fût présente. César, pour ne pas s’en remettre à la cavalerie gauloise dont il craignait l’inconstance, mit à pied ses auxiliaires et fit attribuer leurs montures aux soldats de la Xe légion190. Ce passage a fait couler beaucoup d’encre. Contre les nombreux historiens qui y ont lu la preuve de la disparition de la cavalerie civique, Thomas Rice Holmes a objecté qu’une telle 188 Ibid., VII, 5, 4-5 : Eorum aduentu, quod minus idoneis equis utebantur, a tribunis militum reliquisque [sed et] equitibus Romanis atque euocatis equos sumit Germanisque distribuit. L’effectif de ces cavaliers que César a fait venir d’outre-Rhin n’est pas renseigné. Il n’était peut-être pas extraordinaire : en BG, VIII, 10, 4, lorsque Commios part en Germanie pour lever des supplétifs, il n’obtient pas plus de 500 cavaliers. RAMBAUD (1969), 652 estime pour sa part, sans le début d’une preuve, qu’ils étaient 800. Sur la cavalerie germanique de César, cf. TAUSEND (1988). 189 Cf. Tac., Ann., I, 67, 3 (trad. P. Wuilleumier) : « Ensuite [Caecina] fait amener les chevaux des légats et des tribuns, en commençant par les siens, et, sans la moindre complaisance, il les remet aux combattants les plus braves, pour que ceux-ci, puis les fantassins, chargent l’ennemi ». Voir également HYLAND (1990), 164. 190 Caes., BG, I, 42, 4-6 (trad. L.-A. Constans modifée) : « Arioviste demanda que César n’amenât pas à l’entrevue de troupes à pied (peditem) : “il craignait, disait-il, d’être enveloppé par lui à la suite d’une embuscade (uereri se ne per insidias ab eo circumueniretur) ; que chacun vînt avec des cavaliers (equitatu) ; il ne viendrait qu’à cette condition.” César, ne voulant pas qu’un prétexte suffît à supprimer la rencontre, et n’osant pas, d’autre part, remettre à la cavalerie gauloise le soin de veiller sur sa personne (neque salutem suam Gallorum equitatui committere audebat), jugea que le plus pratique était de mettre à pied tous les cavaliers gaulois et de donner leurs montures aux legionnaires de la dixième légion (omnibus equis Gallis equitibus detractis eo legionarios milites legionis decimae), en qui il avait la plus grande confiance, afin d’avoir, en cas de besoin une garde aussi dévouée que possible. Ainsi fit-on ; et un soldat de la dixième légion remarqua assez plaisamment que “César faisait plus qu’il n’avait promis : il avait promis qu’il les emploierait comme gardes du corps, et il faisait d’eux des chevaliers (ad equum rescribere).” »

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cavalerie, même si elle avait été présente, aurait été trop peu nombreuse pour faire jeu égal avec les 6 000 cavaliers d’Arioviste191. Soit, mais dans ce cas, pourquoi cette cavalerie n’accompagna-t-elle pas l’infanterie montée lors de l’entrevue ? Si César avait vraiment voulu se prémunir contre l’éventualité d’un combat équestre, n’aurait-il pas trouvé plus logique de mobiliser d’abord ses equites legionis puis de compléter l’effectif en détachant quelques fantassins ? L’absence de véritable cavalerie lors de la rencontre est manifeste si l’on se penche sur la suite du récit. Lorsque les Germains commencèrent à lancer des projectiles sur son escorte, César précise en effet qu’« il ne percevait pas le moindre danger à engager une légion d’élite contre de la cavalerie » (sine ullo periculo legionis delectae cum equitatu proelium fore uidebat)192. La formulation implique que si combat il devait y avoir, les légionnaires auraient démonté et se seraient battus à pied. L’argumentaire de Rice Holmes n’est donc pas satisfaisant et l’absence des equites Romani lors de cet épisode semble bien confirmer que César ne pouvait compter que sur ses auxiliaires gaulois193. Le fait que la cavalerie légionnaire apparaisse de façon privilégiée lors des épisodes de guerre civile n’est peut-être pas fortuit. Ces affrontements contribuaient à exacerber les logiques de compétition internes à l’aristocratie. Ils étaient donc propices à l’expression de la valeur martiale, qui devenait un moyen de défendre l’honneur familial, son patrimoine, son rang social. En dehors de ces occasions, les bénéfices d’un service effectué dans les rangs de la cavalerie n’étaient plus aussi attractifs que par le passé. À l’époque de Polybe, la militia equestris pouvait encore constituer un puissant levier d’affirmation statutaire. Difficile d’en dire autant au lendemain de la guerre des alliés. L’essor contemporain du RICE HOLMES (1911), 580-1, suivi par CADIOU (2016), 61. Voir Caes., BG, I, 48, 5. Ibid., I, 46, 3. 193 On notera en passant que les commentateurs s’interrogent rarement sur le prétexte fallacieux donné par Arioviste pour obliger César à ne pas se faire escorter par des fantassins : il craignait d’être encerclé à la suite d’une embuscade que lui aurait tendue le proconsul (BG, I, 42, 4 : uereri se ne per insidias ab eo circumueniretur). Manœuvres d’enveloppement et embûches ne correspondent pourtant pas au mode opératoire habituel de l’infanterie. La cavalerie germanique ne risquait rien face à des légionnaires lourdement équipés : elle aurait pu s’échapper sans la moindre difficulté si elle avait été menacée. Arioviste cherchait manifestement à faire en sorte que les cavaliers auxiliaires de César soient présents lors de l’entrevue et il y a tout lieu de penser qu’il comptait sur leur défection pour capturer le proconsul. César n’était pas dupe de cette manœuvre. Il précise luimême qu’il ne souhaitait pas prendre le risque de confier sa sûreté à des auxiliaires gaulois. Arioviste aurait-il eu recours à un tel stratagème si la cavalerie gauloise n’avait pas été la seule véritable composante montée de l’armée romaine ? 191 192

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combat de harcèlement (cf. supra, p. 47-9) correspondait peu à l’éthos aristocratique des equites Romani, corps de troupes rompu aux actions de choc et qui n’avait accepté qu’à contrecœur son nouveau statut de cavalerie d’escarmouche au IIe s. av. J.-C.194. Les tâches de garnison imposées aux nouvelles armées provinciales n’avaient rien de très glorieux. Par ailleurs, les equites de vieille souche romaine étaient désormais concurrencés par la nouvelle cavalerie légionnaire municipale. Beaucoup d’entre eux durent réagir en se réfugiant dans les fonctions de commandement intermédiaires, réservées aux membres de l’ordre équestre. Cette évolution était en phase avec les besoins nouveaux d’une république impériale en expansion : il fallait un nombre croissant d’officiers pour assurer l’encadrement d’un outil militaire aux effectifs démultipliés et constituer les états-majors des armées proconsulaires195. Une conséquence directe de ces transformations fut l’abaissement du prestige social de la cavalerie légionnaire. Nous avons déjà signalé les remarques de Cicéron à propos des equites qui n’ont ni la fortuna, ni la dignitas equestris. D’autres témoignages corroborent cette impression de déclassement. Lorsqu’il réclame au Sénat des terres pour ses vétérans en 43, Antoine énumère ses troupes dans l’ordre suivant : si legionibus meis sex, si equitibus, si cohorti praetoriae…196. Des chevaliers ou bien des equites appartenant à la première classe n’auraient pu être logiquement placés en position d’infériorité par rapport à des prétoriens qui n’étaient jamais que des vétérans légionnaires promus au mérite197. Un indice pourrait même suggérer que certains cavaliers légionnaires étaient déjà sélectionnés parmi les fantassins les plus méritants, conformément au mode de recrutement qui deviendra la règle sous le Principat. Suétone 194

Cette évolution peut être comparée à celle qui vit la noblesse française abandonner le service dans la cavalerie lourde pour trouver refuge dans le commandement et l’encadrement à une époque où les conditions matérielles du combat ne permettaient plus aux valeurs et à la culture martiale des élites de s’exprimer. Cf. KEEGAN (1993, 2014), 376-8. 195 Cf. JUNKELMANN (1991), II, 41. Ces besoins excédaient certainement la centaine de tribuns légionnaires invoquée par NICOLET (1969), 129 pour l’année 54 av. J.-C. WROBEL (2009), 98-104 souligne que pour les décennies 40-30, entre 200 et 450 tribuns devaient être mobilisés pour encadrer les légions, sans compter les praefecti equitum, les préfets placés à la tête de forces d’infanterie auxiliaire et les préfets chargés de commander les forces navales qui connurent un essor considérable durant la période triumvirale. 196 Cic., Phil., VIII, 25. 197 DURRY (1938), 67-77 ; KEPPIE (1996), 102-7 ; BINGHAM (2013), 9-15. D’après Festus, les prétoriens de l’époque de Scipion l’Africain (le premier ? le second ?) recevaient une solde une fois et demie plus élevée que la simple solde du fantassin, cf. Festus, s.v. praetoria cohors (éd. Lindsay p. 249). Les cavaliers avaient droit, pour leur part, à une triple solde, comme nous l’avons déjà signalé supra, p. 26.

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affirme en effet que, quand César entra en guerre contre le Sénat, « les centurions de chaque légion lui fournirent chacun un cavalier sur leurs propres économies »198. Cette initiative généreuse laisse entendre qu’un eques legionis était attaché à chaque centurie, pour un total de 60 soldats montés par légion199. Un passage d’Appien pourrait corroborer cet effectif : au début de l’année 35, lorsqu’il débarque en Asie, Sextus Pompée s’empare de la colonie césarienne de Lampsaque et persuade les habitants d’entrer à son service, ce qui lui permet d’avoir à sa disposition 200 cavaliers et trois légions. Cela fait une moyenne d’environ 66 cavaliers par légion et correspond approximativement à l’organisation décrite par l’auteur de la Vie des douze Césars200. On peut s’interroger sur l’utilité d’un si petit nombre de cavaliers. Ils ne formaient manifestement pas une véritable cavalerie de ligne. Peut-être servaient-ils avant tout de garde au commandant de la légion comme sous le Haut-Empire. Ils étaient aussi utilisés pour des missions secondaires comme la reconnaissance. Lors de la campagne de Munda, l’auteur du De bello Hispaniensi mentionne en effet « un éclaireur de la seconde légion de Pompée » qu’on imaginerait mal remplir sa mission à pied201.

198 Suet., Caes., 68, 2 : ingresso ciuile bellum centuriones cuiusque legionis singulos equites e uiatico suo optulerunt, uniuersi milites gratuitam et sine frumento stipendioque operam, cum tenuiorum tutelam locupletiores in se contulissent. 199 On notera qu’en 73, dans le contexte de la première campagne de Lucullus contre Mithridate, l’effectif d’environ 300 cavaliers par légion était toujours de rigueur. Cf. App., Mith., 72 (cinq légions pour un total de 30 000 fantassins et 1 600 cavaliers). L’abaissement des effectifs dut intervenir plus tard. 200 App., BC, V, 137. Ce passage ne précise pas clairement si les 200 cavaliers ont tous été levés sur le territoire de Lampsaque. En tout cas, entre le moment où Sextus quitte la Sicile et son arrivée en Asie, Appien ne mentionne pas la présence de troupes montées dans l’armée du fils de Pompée. On sait d’ailleurs que sa cavalerie s’était rendue à Octavien en Sicile : ibid., V, 121. 201 Ps.-Caes., BHisp., 13, 3 : Speculator de legione II Pompeiana.

CHAPITRE 2 L’ESSOR DE LA CAVALERIE AUXILIAIRE

Alors que la cavalerie légionnaire voit son importance décroître au Ier s. av. J.-C., la cavalerie auxiliaire connaît un essor sans précédent. L’emploi de forces non romaines dans les armées républicaines n’est pas une innovation contemporaine. Très tôt, les Romains ont pris l’habitude de réclamer des contingents de fantassins et de cavaliers aux peuples italiques qui étaient intégrés dans leur alliance ou étaient entrés dans la dépendance de Rome in dicionem1. Polybe signale que les socii nomenque Latinum fournissaient un contingent d’infanterie égal à celui des Romains, mais que l’effectif de leur cavalerie était le triple de celui des equites Romani 2. En plus de ces forces supplétives italiennes, les généraux romains investis de l’imperium pouvaient lever des troupes de renfort dans les régions où se déroulaient les opérations militaires3. Ces contingents recrutés hors d’Italie apparaissent dans les sources dès la première guerre punique. On les désigne collectivement sous le nom d’auxilia externa, auxilia prouincialia, ou exterae nationes4. Le latin auxilium est lui-même trompeur puisqu’il recouvre des réalités très diverses : troupes levées de façon autoritaire par les magistrats supérieurs dans leur 1 MARQUARDT (1884, 1891 trad. fr.), 91-105. Les peuples qui avaient conclu un traité (foedus) avec Rome étaient peut-être minoritaires : RICH (2008). Selon Polybe, la levée, fixée par la formula togatorum, se déroulait suivant une procédure comparable à celle du dilectus romain (Plb., VI, 21, 4-5). La solde des troupes et le ravitaillement était à la charge de chaque cité : Id., VI, 21, 5 et 39, 15 ; Cic., Verr., II, 5, 24, 60 ; Liv., XXVII, 9, 13 (avec RATHÉ [1995], 129-30). 2 Plb., VI, 26, 7 : τὸ μὲν τῶν πεζῶν πάρισον τοῖς Ῥωμαϊκοῖς στρατοπέδοις ὡς τὸ πολύ, τὸ δὲ τῶν ἱππέων τριπλάσιον. 3 MARQUARDT (1884, 1891 trad. fr.), 105-6. 4 Varro, Ling., V, 90 : auxilium appellatum ab auctu, cum accesserant ei qui adiumento essent alienigenae. Liv., XXII, 37, 7-8 : Milite atque equite scire nisi Romano Latinique nominis non uti populum Romanum  ; leuium armorum auxilia etiam externa uidisse in castris Romanis  ; itaque misisse mille sagittariorum ac funditorum, aptam manum aduersus Baliares ac Mauros pugnacesque alias missili telo gentes. Festus, s.v. auxiliares (éd. Lindsay p. 16) : Auxiliares dicuntur in bello socii Romanorum exterarum nationum. Cf. HAMDOUNE (1999), 2 et PERNET (2010), 28-30. Les auxiliaires extra-italiques sont aussi parfois appelés socii  : Cic., Div. Caec., 66-7 ; Caes., BG, I, 11, 1-6 (avec MARTIN [2014], 121-2).

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province auprès de peuples ayant fait leur deditio, contingents fournis par les puissances amies et alliées de Rome dans le cadre des obligations qui découlent des traités conclus avec le Sénat et le peuple romain, mercenaires recrutés ponctuellement auprès de populations périphériques5. On se contentera ici d’adopter une définition englobante : les auxilia sont des soldats extra-italiques qui se battent aux côtés des troupes légionnaires mais ne jouissent pas du droit romain. I – L’INTÉGRATION

DES FORCES

DE CAVALERIE EXTRA-ITALIQUES

DANS L’APPAREIL MILITAIRE ROMAIN

A. L’exploitation sélective des ressources militaires étrangères et ses effets sur la composition de l’armée romaine Le recrutement de cavaliers extra-italiques se développe dès le milieu du IIIe s. av. J.-C.6, mais il prend une ampleur nouvelle durant la deuxième guerre punique. Au cours de ce conflit, les premiers externi au service de Rome sont des transfuges africains et hispaniques de l’armée d’Hannibal. Il s’agissait très certainement de mercenaires : Tite-Live précise bien qu’ils étaient attirés par la perspective d’une paye plus élevée et ajoute qu’une fois la guerre terminée, ils reçurent des terres dans leur contrées respectives en récompense de leur bravoure7. Cette précision mérite d’être relevée car elle suggère que, dès cette époque, des auxiliaires pouvaient servir durant plusieurs années consécutives, sans interruption. Durant l’offensive des Scipions en Espagne, Rome semble avoir 5 Cf. BENSEDDIK (1982), 12. Les sources qui couvrent la fin de la période républicaine sont plus précises. Elles semblent bien établir une distinction entre les auxiliaires « réguliers », recrutés dans le cadre provincial, et les contingents de cavalerie fournis par les alliés. Cf. App., BC, IV, 99 (harangue de Cassius à son armée avant la bataille de Philippes, 42 av. J.-C.) : « Pour ce qui est de la cavalerie et des navires, nous les surpassons considérablement, ainsi que dans les troupes alliées (συμμάχοις) des rois et des nations jusqu’aux Mèdes et aux Parthes. » 6 Cf. HARMAND (1967), 46 et s. Des transfuges africains sont mentionnés lors de la première guerre punique en Sicile (App., Sic., 3 ; Eutr., II, 13) sans qu’il soit précisé s’il s’agit de cavaliers. 7 Liv., XXIII, 46, 6-7 (215 av. J.-C.) : Tertio post die ob iram, credo, aliquam aut spem liberalioris militiae ducenti septuaginta duo equites, mixti Numidae (et) Hispani, ad Marcellum transfugerunt. Eorum forti fidelique opera in eo bello usi sunt saepe Romani. Ager Hispanis in Hispania et Numidis in Africa post bellum uirtutis causa datus est. Voir aussi Plut., Marc., 12, 6.

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développé sa politique d’alliance avec les élites locales. Si des transfuges continuent de s’agréger aux armées consulaires8, dès l’année 213, Cn. et P. Cornelius Scipion nouent des relations de nature clientélaire avec le roi des Masaesyles Syphax9. En 206, c’est au tour du jeune P. Scipion de conclure une entente avec le Numide Massinissa, dont les troupes sont présentes en nombre à la bataille de Zama en 20210. Comme l’a bien observé Tadasuke Yoshimura, c’est durant cette période que la République romaine expérimente de nouvelles pratiques de recrutement qui serviront plus tard de cadre de référence pour la mobilisation des troupes auxiliaires11. L’origine ethnique des equites auxiliares a évolué à mesure que les Romains ont étendu leur hégémonie dans le bassin méditerranéen. Dans un premier temps, les cavaliers numides et hispaniques sont majoritaires12. Ils demeurent une composante importante des armées républicaines au Ier s. av. J.-C. mais sont alors concurrencés par les Thraces, les Gaulois, les Germains, les Grecs et les Orientaux13. Les procédures de recrutement rappellent celles des socii italiens : les peuples vaincus par les Romains ont le devoir de fournir une assistance militaire aux magistrats supérieurs qui en formulent la demande14. La levée des auxiliaires provinciaux se fait généralement sur autorisation du Sénat, qui fixe l’importance numérique du contingent requis lors du tirage au sort de la

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Liv., XXIV, 49, 7-8 mentionne le recrutement de mercenarii celtibères par les Romains dans son récit des événements survenus en Espagne en 213 av. J.-C. Il se contente d’évoquer « la jeunesse celtibère » (Celtiberum iuuentutem), mais App., Han., V, 30 parle bien de « cavaliers » et précise que certains d’entre eux étaient des transfuges de l’armée d’Hannibal. 9 Liv., XXIV, 48, 1-13. 10 Plb., XV, 5, 12 ; Liv., XXX, 29, 4. Sur ces alliances africaines : BADIAN (1958), 125-6. 11 YOSHIMURA (1961), 489-91. 12 Numides et Maures : HAMDOUNE (1999), part. i. Hispaniques : GARCÍA Y BELLIDO (1963) ; ROLDÁN HERVÁS (1993) ; QUESADA SANZ (1998) (tableau récapitulatif des attestations de la cavalerie ibérique dans les sources romaines en annexe) ; CADIOU (2008), 667-83. 13 Références dans MARQUARDT (1884, 1891 trad. fr.), 156 et SADDINGTON (1982), chap. ii et iii. À notre connaissance, ces contingents ethniques n’ont pas fait l’objet d’études systématiques pour l’époque républicaine. On peut toutefois mentionner le travail de L. Pernet, portant sur l’armement des auxiliaires gaulois tardo-républicains : PERNET (2010). 14 Cf. App., Hisp., 44 et CADIOU (2008), 669. C’est en vertu de son imperium que le promagistrat lève des troupes auxiliaires dans les espaces provinciaux. Caes., BC., III, 31, 2, utilise l’expression equitesque toti prouinciae imperauerat : « il avait ordonné dans toute la province une levée de cavaliers ». Cf. YOSHIMURA (1961), 479-80.

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province15. On ignore sur la base de quelles informations s’effectuaient ces opérations. Des census locaux sont attestés pour la période républicaine en Sicile et en Bithynie, mais il est difficile de savoir s’ils étaient mis en œuvre à des fins militaires16. La levée autoritaire n’était pas la seule modalité de recrutement. César, lorsqu’il détaille la composition de l’armée de Pompée à la veille de la campagne de Pharsale, note la présence de Dardaniens et de Besses, « les uns mercenaires, les autres levés par ordre ou par obligeance » (partim mercennarios, partim imperio aut gratia comparatos)17. La République avait en outre conservé l’habitude de recruter des troupes alliées auprès d’États dont les populations échappaient au système provincial et à l’autorité des gouverneurs romains18. La cavalerie auxiliaire tardo-républicaine présente un profil social relativement homogène : les combattants montés étaient pour la plupart de jeunes nobles19. Dans l’Orient grec, les généraux romains pouvaient s’appuyer sur des structures civiques établies de longue date, qui attribuaient aux familles aristocratiques la responsabilité d’équiper des cavaliers pour défendre la polis. Nul doute que ces formes de mobilisation purent être mises à contribution, y compris dans des régions où elles étaient coiffées par des structures fédérales20. Pour leur part, les monarchies hellénistiques étaient en mesure de fournir des cavaliers clérouques PRAG (2015), 285, tab. 1. Voir aussi Cic., Fam., 15, 4 et Plut., Cic., 36, 1. PRAG (2011), 20-1 (suivi par MARTIN [2014], 121) suppose que les communautés italiennes et provinciales placées sous la dépendance de Rome avaient l’obligation de tenir à jour un registre des hommes mobilisables (togati) et que ces listes étaient fondues dans la formula togatorum, encore mentionnée dans la lex agraria épigraphique de 111 av. J.-C. Dans le même sens, voir les remarques de PERNET (2010), 172. 17 Caes., BC, III, 4, 6. La notion de gratia renvoie ici à la sphère des relations clientélaires, cf. YOSHIMURA (1961), 489 et DENIAUX (1993), 30. César désigne donc probablement des troupes qui se sont rangées du côté de Pompée en vertu des obligations privées qui les unissaient à l’imperator. Voir aussi Ps.-Caes., BAfr., 40, 5 : parem gratiam in fide praebenda praestare [Galli Germanique] uoluerant. 18 E.g. App., Hisp., 47 (campagne de Nobilior en Ibérie, 193 av. J.-C.) : « C’est pourquoi il envoya le préfet de la cavalerie, Biesus, auprès d’une peuplade voisine afin de conclure une alliance (ἐπὶ συμμαχίαν) : il demandait des cavaliers. » (trad. P. Goukowsky). 19 Sicile : Liv., XXIX, 1, 3 (ex totius Siciliae iuniorum numero principes genere et fortuna). Ibérie : Id., LX, 47, 10 (nobilissimi equites) ; cf. CADIOU (2008), 274 et n. 504. Gaule : Caes., BG, V, 5, 3 (César rassemble la cavalerie de « toute la Gaule » à Portus Itius) et 6, 5 (ut Gallia omni nobilitate spoliaretur) ; cf. PERNET (2010), 172. Gétules : Ps.-Caes., BAfr., 56, 1 (Gaetuli ex equitatu regio nobiliores). 20 Que l’on songe à la cavalerie de la ligue étolienne, mobilisée durant la deuxième guerre de Macédoine (Liv., XXXI, 41, 12-4 ; XXXIII, 3, 9 ; 4, 6 ; 7, 7), ou bien à la cavalerie thessalienne, qui joua un rôle notable lors de la bataille de Kallikynos en 171 (Liv., XLII, 55, 10 ; 58, 14 ; 59, 4 ; 60, 10). 15 16

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qui formaient aussi une élite sociale dans leurs communautés d’implantation21. En Afrique du Nord, en Espagne, en Gaule, en Germanie et en Thrace, la plupart des peuples rencontrés avaient gardé une structure tribale ou proto-étatique22 ; la société était dominée par de puissantes aristocraties cavalières, qui pratiquaient localement la guerre de raid et s’engageaient occasionnellement au service des grandes puissances militaires méditerranéennes23. Dans ces régions moins développées politiquement, la soumission à Rome constituait une rupture majeure puisqu’elle impliquait la cessation de ces activités militaires qui constituaient un élément essentiel de l’affirmation du prestige social des groupes dirigeants. Une solution tout indiquée consistait à détourner ces compagnonnages équestres pour les employer sur d’autres théâtres d’opération. Comme l’observe Fernando Quesada Sanz : « le vieux système des clientèles (ou de liens de loyauté personnelle entre princes, nobles, cavaliers et simples soldats) [était] utilisé et très certainement amplifié par les différents généraux romains qui tirèrent profit de ces liens dans leurs recrutements »24. Cette prise en compte des traditions locales avait le bénéfice d’être la solution la plus économique : elle permettait à Rome de disposer immédiatement de cavaliers équipés et expérimentés. Elle était aussi politiquement profitable puisque les jeunes nobles ainsi séparés de leur communauté d’origine pouvaient servir d’otages, ce qui était un moyen commode pour maintenir leur peuple dans l’obéissance25. Mais elle dépendait dans 21 Les cavaliers attalides qui combattirent au service de Rome durant la guerre antiochique de 191-189 (Liv., XXXVII, 39, 9) et la troisième guerre macédonienne de 172-168 (Liv., XLII, 55, 9) étaient, au moins pour partie d’entre eux, les détenteurs de « tenures équestres » (kleroi hippikoi) de taille supérieure à celles dont disposaient les simples fantassins : OGIS, 229, l. 102-3. 22 Espagne : NONY dans NICOLET (1978), II, 659-60 ; QUESADA SANZ (2005), 98. Gaule : HARMAND dans NICOLET (1978), II, 706-13 ; BRUNAUX (2004), 17-8. Germanie : POHL (2000), 65-72. En Afrique du Nord, les royaumes libyco-berbères ne sont jamais que des « confédérations tribales », disposant d’une autorité très relative sur des populations semi-nomades elles-mêmes dirigées par des aristocraties guerrières. Voir DESANGES dans NICOLET (1978), II, 647-9 ; LASSÈRE (2015), 34 et chap. ii. Il en va de même en Thrace avec le développement de la royauté odryse. Voir GREENWALT dans VALEVA ET AL. (2015), 337-40. 23 Sur ce type de compagnonnage et les raids inter-tribaux : DOBESCH (1980), 180 ; ROYMANS (1990), 40 ; BRUNAUX (2004), 37-40 ; MARTINI (2013), 56-57 ; GREENWALT dans VALEVA ET AL. (2015), 339. 24 QUESADA SANZ (2005), 107. 25 E.g. Caes., BG, VI, 5, 2. L’utilité d’un tel procédé est indirectement confirmée par César lorsqu’il note que le retour des nobles dans leur cité d’origine leur permettait de comploter contre Rome. Voir aussi Liv., XL, 47, 10 et App., Hisp., 48 pour des exemples d’otages ibériques.

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une large mesure des relations clientélaires qui unissaient les imperatores aux élites locales, donc du degré d’auctoritas dont un magistrat romain bénéficiait auprès d’une population susceptible d’être mise à contribution26. Un tel système avait ses limites. L’exemple des cavaliers allobroges de la campagne de Pharsale montre bien que le général sous les ordres duquel combattait une unité auxiliaire était avant tout considéré comme un patron, susceptible d’entretenir une suite montée en lui garantissant un certain nombre de beneficia. Si ces avantages n’étaient plus garantis, la fidélité des troupes devenait pour le moins chancelante27. Les récits de campagne du Ier s. av. J.-C. sont émaillés d’incidents divers, défections, mutineries, qui mettent souvent les auxiliaires au premier plan et montrent bien que l’autorité qui s’imposait à eux n’était pas fondamentalement de nature institutionnelle28. Néanmoins, il semble bien que dans d’autres cas la fides de ces supplétifs pouvait être d’une constance à toute épreuve. En 63 av. J.-C., les cavaliers auxiliaires de l’Hispania citerior n’hésitent pas à assassiner leur propréteur Cn. Piso sur ordre de Pompée, « dont ils étaient les anciens et fidèles clients » (ueteres fidosque clientis)29. Ces liens clientélaires avaient parfois une longévité surprenante : lors du 26 Sur cette question, cf. YOSHIMURA (1961) et PRAG (2015) (avec l’exemple des Dardaniens et des Besses cité supra, p. 74). Voir aussi la remarque très judicieuse de HAYNES (2013), 111 : « The traditional clientship network had been incorporated within a Roman one – though we may note that in the eyes of these Gauls, Caesar’s Roman identity may have been secondary to his role as a warlord. » En discutant l’exemple de Déjotaros, YOSHIMURA (1961), 480-1 montre bien que, dans ce domaine, l’auctoritas des imperatores tendait à éclipser celle du Sénat. 27 Caes., BC, III, 59, 1-2 et 60, 3. Un autre exemple concerne les auxiliaires gaulois et germains de Labienus, cf. Ps.-Caes., BAfr., 40, 5 (trad. A. Bouvet) : « il remarqua sur le champ de bataille évacué les corps splendides des Gaulois et des Germains de Labienus. Les uns l’avaient suivi hors de Gaule par soumission à son autorité (partim eius auctoritatem erant e Gallia secuti) ; d’autres étaient venus à lui gagnés par de l’argent ou des promesses (partim pretio pollicitationibus adducti ad eum se contulerant) ; certains, faits prisonniers à la suite de la bataille livrée par Curion et épargnés, avaient voulu, en faisant preuve de fidélité, témoigner d’une reconnaissance égale au bienfait reçu (parem gratiam in fide praebenda praestare uoluerant). » L’importance de la capacité du chef de guerre à rémunérer ses troupes est très clairement exprimée lorsque César décrit l’ascension politique de Dumnorix, cf. Caes., BG, I, 18, 4-5 (trad. L.-A. Constans) : « Cela lui avait permis d’amasser, tout en enrichissant sa maison, de quoi pourvoir abondamment à ses largesses ; il entretenait régulièrement, à ses frais, une nombreuse cavalerie qui lui servait de garde du corps » (His rebus et suam rem familiarem auxisse et facultates ad largiendum magnas comparasse  ; magnum numerum equitatus suo sumptu semper alere et circum se habere). 28 Sans prétendre à l’exhaustivité, voir Caes., BG, I, 18, 10 ; 23, 2 ; VI, 7, 7 ; Frontin, Str., II, 7, 2 et 8 ; App., BC, I, 89 ; Cass. Dio, XXXVI, 9, 4 ; XL, 21, 1. Il arrive aussi que des soldats d’une même origine servant dans des armées différentes fraternisent entre eux au lieu de se combattre : Caes., BC, III, 79, 6 ; Ps.-Caes., BAfr., 29, 1. 29 Sall., Cat., 19, 3-5.

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bellum Africum, en 46 av. J.-C., des cavaliers Gétules désertent le camp pompéien pour rejoindre César au prétexte que leurs pères avaient servi sous Marius et obtenu de lui des terres dans leur pays30. Au cours des deux derniers siècles de la République, l’exploitation du potentiel militaire des puissances alliées et des communautés provinciales a permis un essor considérable des forces de cavalerie qui étaient à disposition des généraux romains. Nous disposons tout d’abord d’informations qui nous permettent d’envisager cette réalité dans l’ensemble de l’exercitus Romanus. Plusieurs auteurs créditent en particulier Fabius Pictor d’un état précis des effectifs que la République pouvait mobiliser lors de la campagne de 225 av. J.-C. contre les Gaulois31. Orose, qui cite directement l’annaliste, donne un total de 299 200 fantassins et 26 600 cavaliers pour l’État romano-campanien, sans tenir compte des alliés italiens32. Cela fait un potentiel de 325 800 soldats mobilisables, dont 8% de cavaliers, proportion portée à 9% si l’on tient compte des alliés33. On trouve des informations convergentes chez Tite-Live pour le début de la deuxième guerre punique. Voici les chiffres que l’historien romain donne pour l’année 218 av. J.-C.34 : Tableau 1 – Forces mobilisées par la République en 218 av. J.-C. Type d’unité

Infanterie

Cavalerie

6 légions Socii Total

6 × 4 000 = 24 000 40 000 64 000 (91,2%)

6 × 300 = 1 800 4 400 6 200 (8,8%)

Deux siècles plus tard, en 36 av. J.-C., l’effectif de la cavalerie « romaine », dans laquelle les auxiliaires occupent désormais une place 30

Ps.-Caes., BAfr., 56, 3. MARQUARDT (1884, 1891 trad. fr.), 95-8. 32 Oros., IV, 13, 7. Sur ce passage, cf. MARCHETTI (1978), 141-50 qui valide (contra WALBANK [1957], 196-9) une émendation jadis proposée par Mommsen : peditum CCLXLVIIII milia ducenti, à la place de CCCXLVIIICC. Voir aussi Plb., II, 24, 14 ; Diod. Sic., XXV, 13 ; Plin., HN, III, 20, 138. 33 Plb., II, 24, 17. 34 Liv., XXI, 17, 2-3 : sex in eum annum decretae legionis […] quattuor et uiginti peditum Romanorum milia scripta et mille octingenti equites, sociorum quadraginta milia peditum, quattuor milia et quadringenti equites. L’incompatibilité apparente de ces chiffres avec ceux fournis par Polybe pour la même année a été discutée par WALBANK (1957), 375-7 (résumant la bibliographie antérieure) et écartée par MARCHETTI (1978), 14-25. Celuici démontre que Tite-Live « fournit au chap. 17 une récapitulation, anticipative à cet endroit, de toutes les légions équipées en 218 » (ibid. 16). Voir aussi BRUNT (1971), 678. 31

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très largement majoritaire, a au moins été multiplié par sept. Ce sont ici Appien et Plutarque qui nous fournissent des informations de première importance, le premier sur la composition de l’armée d’Octavien au lendemain de la guerre de Sicile35, le second sur les effectifs rassemblés par Antoine en vue de son expédition contre les Parthes36. Tableau 2 – Forces combinées d’Octave et d’Antoine en 36 av. J.-C. ARMÉE D’OCTAVE Type d’unité 45 légions Hippeis Kouphoi Total

Infanterie 45 × 5 000 (?) = 225 000 0 c. 37 500 262 500 (91,3%)

Cavalerie 0 (?) 25 000 0 25 000 (8,7%)

ARMÉE D’ANTOINE37 16 légions Auxiliaires ibères et celtes Alla ethnê Total Grand total

60 000 0 24 000 84 000 (84%) 346 500 (89,4%)

0 (?) 10 000 6 000 16 000 (16%) 41 000 (10,6%)

35 App., BC, V, 127 : τὴν δὲ στρατιὰν συνῆγε, καὶ ἐγένετο αὐτῷ τέλη μὲν ὁπλιτῶν πέντε καὶ τεσσαράκοντα καὶ ἱππέες δισμύριοι καὶ πεντακισχίλιοι, κοῦφοι δὲ τῶν ἱππέων ὑπὲρ ἡμιολίους μακραί. 36 Plut., Ant., 37, 4 : ἦσαν δὲ Ῥωμαίων μὲν αὐτῶν ἑξακισμύριοι πεζοὶ καὶ τὸ Ῥωμαίοις συντεταγμένον ἱππικόν Ἰβήρων καὶ Κελτῶν μύριοι, τῶν δὲ ἄλλων ἐθνῶν ἐγένοντο τρεῖς μυριάδες σὺν ἱππεῦσιν ὁμοῦ καὶ ψιλοῖς. Parmi les 30 000 alliés étrangers cités à la fin de ce passage, il faut inclure les 6 000 cavaliers fournis par Artavasde d’Arménie, que le biographe mentionne juste avant (Plut., Ant., 37, 3 ; Str., XI, 14, 9 laisse entendre qu’il s’agissait de cataphractes). Ce texte constitue le témoignage le plus précis dont nous disposons, et probablement le plus fiable. Plutarque a eu accès à l’œuvre de Q. Dellius et n’a pas cherché à convertir le chiffre des fantassins romains en légions, comme le font souvent les auteurs de l’époque impériale. Les autres sources présentent des incohérences. Liv., Per., 130 donne dix-huit légions et 16 000 cavaliers (legionibus XVIII et XVI milia equitum), ce qui semble induire un total de 106 000 hommes. L’épitomateur omet ici l’infanterie auxiliaire mais s’accorde avec Plutarque sur l’effectif de 16 000 cavaliers. Il a probablement commis une erreur en recopiant sa source, comme le suggèrent KROMAYER (1898), 23-4, n. 2 et BRUNT (1971), 503-4, en considérant que Just., XLII, 5, 3 et Flor., II, 20, 10 transmettent la véritable tradition livienne (seize légions). Une telle hypothèse peut s’accorder avec les chiffres fournis par Plutarque si l’on accepte de considérer que les légions d’Antoine n’étaient pas à effectifs complets. 37 Il est important de souligner que ce décompte ne vaut que pour le corps expéditionnaire rassemblé par Antoine contre les Parthes. L’imperator avait certainement stationné d’autres légions en Macédoine, en Asie et au Levant (six ou sept légions supplémentaires d’après BRUNT [1971], 504).

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Entre ces deux périodes, la proportion de cavaliers au sein de l’armée romaine serait restée globalement stable. Mais il importe de souligner que les données dont nous disposons pour 36 av. J.-C. sont incomplètes. Appien se contente de donner le nombre de légions qui étaient sous l’autorité d’Octavien après sa victoire en Sicile et la mise à l’écart de Lépide. Or, nous savons avec certitude que certaines de ces unités n’étaient pas à effectifs complets38. Le chiffre théorique de 225 000 fantassins légionnaires doit donc être fortement revu à la baisse. Par ailleurs, Appien ne précise pas l’effectif des cavaliers qui étaient attachés à ces légions et cette information fait également défaut pour le corps expéditionnaire d’Antoine en Orient. Nous avons vu plus haut que cette cavalerie légionnaire existait encore à la fin de l’époque républicaine. Même si l’on peut supposer que son importance numérique avait été amoindrie, elle pouvait dans les deux cas se monter à plusieurs milliers d’hommes. Toutes ces précisions doivent nous amener à considérer que la part relative de la cavalerie se situait bien au-delà de 10%, peut-être autour de 15%. Les conquêtes méditerranéennes des IIe et Ier s. et l’ouverture de nouveaux bassins de recrutement ont certainement joué un rôle important dans cet accroissement : nous retrouvons là les effets des procédures d’enrôlement décrites plus haut, mais désormais appliquées à un territoire beaucoup plus vaste. Des résultats concordants peuvent être tirés d’une analyse des effectifs montés dans les armées de campagne : Tableau 3 – Effectifs des armées de campagne républicaines entre 225 et 31 av. J.-C.

Armées consulaires mobilisées contre les Gaulois, 225 av. J.-C. Armée de P. Cornelius Scipion en Espagne, 218 av. J.-C. Bataille de la Trébie, 218 av. J.-C. Bataille de Cannes, 216 av. J.-C. 38

Infanterie

Cavalerie

Source(s)

50 800 (94,1%)

3 200 (5,9%)

Plb., II, 24, 3-5

10 000 (93,5%)

700 (6,5%)

App., Hisp., 14

38 000 (91,5%)

4 000 (9,5%)

80 000 (93%)

6 000 (7%)

Liv., XXI, 55, 4 et 6 Plb., III, 113, 5

Vell. Pat., II, 80 : semiplenis legionibus. Sur le problème des effectifs des légions triumvirales, cf. BRUNT (1971), 687-93.

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Infanterie

Cavalerie

Source(s)

Armée de P. Cornelius Scipion en Espagne, 209 av. J.-C. Bataille de Zama, 202 av. J.-C.

28 000 (90,3%)

3 000 (9,7%)

29 000 (79%)

6 100 (17,4%)

Armée de Plautius en Hispanie Ultérieure, 146 av. J.-C. Armée de Q. Pompeius en Hispanie Citérieure, 141 av. J.-C. Bataille de Prôton Pachion, 88 av. J.-C. Armée de Sertorius et armée sénatoriale qui lui est opposée en Espagne, 80-72 av. J.-C. Armée de Lucullus contre Mithridate, 73 av. J.-C. Armée de César en Gaule, 58 av. J.-C. Armée de Crassus en Syrie, 53 av. J.-C.

10 000 (88,5%)

1 300 (11,5%)

Plb., X, 6, 7 et 9, 6 Liv., XXVI, 42, 1 Plb., XV, 5, 12 Liv., XXX, 29, 4 App., Pun., 41 App., Hisp., 64

30 000 (93,8%)

2 000 (6,2%)

App., Hisp., 76

40 000 (90,9%)

4 000 (9,1%)

App., Mith., 19

6 600 (90,4%) 120 000 (93,2%)

700 (9,6%) 6 000 (4,8%)

Plut., Sert., 12, 2 (avec CADIOU [2008], 127-8)

30 000 (94,9%) 30 000 (92,3%)

1 600 (5,1%) 2 500 (7,7%)

App., Mith., 72 Plut., Luc., 8, 539

6 légions = 30 000 ? (88,2%) 7 légions + 4 000 psiloi = 39 000 ? (90,7%) 6 légions + 6 000 auxiliaires = 36 000 ? (83,9%) 51 200 (88%) 22 000 (95,7%)

4 000 (11,8%)

Caes., BG, I, 7, 2 ; 10, 3 ; 15, 1 Plut., Cras., 20, 1

30 cohortes + 150 archers = 15 150 ? (88,3%)

2 000 (11,7%)

Armée de César en Hispanie, 49 av. J.-C. Armées de Pompée et de César à la bataille de Pharsale, 48 av. J.-C. Armée de César lors de la bataille de Ruspina, 46 av. J.-C.

4 000 (9,3%)

6 900 (16,1%)

Caes., BC, I, 39, 2 ; 41, 1 ; 85, 6

7 000 (12%) 1 000 (4,3%)

Caes., BC, III, 4 ; 84 ; 88-9 App., BC, II, 70 Ps.-Caes., BAfr., 12, 3

39 La divergence entre les deux auteurs s’explique certainement dans la mesure où Appien ne tient compte que des effectifs légionnaires qui ont été assignés à Lucullus par le Sénat.

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Armée de César lors de la bataille de Munda, 45 av. J.-C. Armée rassemblée par César en vue de sa guerre parthique, 44 av. J.-C. Armée triumvirale et armée des libérateurs à la bataille de Philippes, 42 av. J.-C.

Forces des généraux de L. Antonius après le siège de Pérouse, 40 av. J.-C. Armée de C. Sosius, gouverneur de Syrie, 38 av. J.-C. Armée d’Octavien en Sicile lors de la guerre contre Sextus Pompée, 36 av. J.-C. Armées d’Antoine et d’Octave à la veille de la bataille d’Actium, 31 av. J.-C.

Infanterie

Cavalerie

Source(s)

80 cohortes = 40 000 ? (83,3%)

8 000 (16,7%)

Ps.-Caes., BHisp., 30, 1

16 légions = 80 000 ? (88,9%)

10 000 (11,1%)

App., BC, II, 110

20 000 (16,7%) 80 000 légion13 000 (10,6%) naires + un grand nombre d’auxiliaires40 = c. 100 000 ? (83,3%) 19 légions à effectifs pleins = 110 000 (89,4%) 13 légions = 6 500 (9,1%) 65 000 ? (90,9%)

App., BC, IV, 88 et 108 (avec BRUNT [1971], 486-7)

11 légions = 55 000 ?

6 000 (9,8%)

Jos., AJ, XIV, 469 ; BJ, I, 346

21 légions + 5 000 kouphoi = 110 000 ? (84,6%) 100 000 (89,3%) 80 000 (87%)

20 000 (15,4%)

App., BC, V, 116

12 000 (10,7%) 12 000 (13%)

Plut., Ant., 61, 1-4

App., BC, V, 50

Deux principales phases peuvent être distinguées. Durant une première période qui s’étend grossièrement du milieu du IIIe s. av. J.-C. aux guerres mithridatiques, une norme de 4 à 10% de cavaliers se dégage de la majorité des témoignages. Les contraintes du système censitaire fondé sur la conscription des jeunes aristocrates romains, ainsi que des socii italiens suffisamment fortunés pour se procurer une monture, limitent alors l’importance numérique de la cavalerie à une proportion inférieure à 10%. 40

La correspondance de Cicéron signale la présence de vingt cohortes auxiliaires dans l’armée de Cassius en juin 43. Cf. Cic., Fam., 13, 4.

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Les cas exceptionnels s’expliquent localement par l’apport de contingents alliés. Ainsi, à la bataille de Zama, en 202, les 4 600 cavaliers numides de Massinissa et Dacamante portent le ratio des forces montées de Scipion à 17,4% du total de l’armée expéditionnaire : il aurait fallu se contenter d’un modeste 6,1% en leur absence. On notera aussi le cas particulier des armées opérant en Espagne et dans lesquelles la proportion de troupes montées est souvent supérieure : c’est dans cette région que s’expérimente une pratique consistant à compenser les handicaps du recrutement italique par un recours aux auxilia externa, notamment pour la cavalerie. À partir des guerres de César, la proportion de cavaliers dans les armées romaines s’établit entre 10 et 16%41. On parvient à réunir des corps de cavalerie de dimension remarquable : jusqu’à 20 000 cavaliers à la bataille de Philippes, en 42 av. J.-C., un record qui ne sera dépassé qu’à l’époque proto-byzantine. Grâce aux victoires successives de la fin de l’époque républicaine, les Romains peuvent désormais puiser dans un vivier de recrutement étendu à l’ensemble du bassin méditerranéen. Traités inégaux et obligations clientélaires forcent les puissances soumises ou dépendantes à fournir des supplétifs aux magistrats supérieurs qui en font la demande.

B. Vers une régularisation des forces de cavalerie auxiliaire provinciale De nombreux indices suggèrent que la cavalerie auxiliaire connut des évolutions importantes durant les dernières décennies de l’époque républicaine. S’il n’existait pas encore de règles unifiées d’organisation, de service et de démobilisation, certains corps de troupes commençèrent à acquérir une identité propre et à former, dans certains rares cas, le noyau des futures unités permanentes du Haut-Empire. C’est aussi en relation avec les guerres de cette époque que les sources tardo-républicaines et impériales prennent l’habitude de distinguer la cavalerie provinciale des troupes fournies de manière temporaire par les puissances alliées ou clientes de Rome, signe d’une plus grande intégration de l’equitatus auxiliarius dans les structures de l’exercitus populi Romani 42. 41 Le constat d’une augmentation de la cavalerie auxiliaire dans les armées de campagne de cette période avait déjà été établi par HARMAND (1967), 41 (qui insistait notamment sur l’étape des guerres mithridatiques). 42 Une bibliographie relativement abondante s’est intéressée à la question, mais souvent en privilégiant une approche régionale et sans jamais proposer de véritable synthèse.

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L’évolution de la durée du service est un premier indicateur à prendre en compte. Au IIe comme au Ier s. av. J.-C., la norme semble avoir été de mobiliser des auxiliaires pour une année de campagne, surtout lorsque les unités étaient employées localement. Cependant, des exceptions apparaissent assez tôt dans la documentation. Il arrive que certains corps soient transférés dans des théâtres d’opération lointains et maintenus plusieurs années sous les enseignes, peut-être pour pallier la difficulté de recruter des troupes montées sur place. Dans ce cas de figure, les Romains sollicitent généralement des bassins de recrutement qui viennent d’être mis à contribution et sont en mesure de livrer des combattants aguerris dans de brefs délais. Après la deuxième guerre punique, nous voyons ainsi des contingents numides servir à plusieurs reprises sous les ordres de généraux romains contre les royaumes antigonide et séleucide43. La pratique se systématise au Ier s. av. J.-C., notamment du fait de la prolifération des entreprises militaires ambitieuses aux marges de l’empire : Crassus dispose de cavaliers gaulois fournis par César lors de sa campagne parthique de 5344 ; les Gaulois de Gabinius servent en Égypte durant le Bellum Alexandrinum en 48-4745 ; des cavaliers hispaniques et gaulois suivent Antoine en Médie Atropatène en 3646. Il est difficile de savoir avec précision comment était assuré l’entretien de ces troupes qui, lorsqu’elles étaient déplacées sur plusieurs milliers de kilomètres, ne pouvaient être rapatriées dans leur contrée d’origine en fin de saison militaire. Dans le cas des foederati / symmachoi servant en Reprenant des arguments avancés pour la première fois par C. Nipperdey, une partie de la communauté scientifique s’est ralliée à l’idée d’une régularisation des auxilia à la toute fin de la période, sous l’impulsion de César ou de ses prédécesseurs immédiats (Sylla, Lucullus ou Pompée) : NIPPERDEY (1847), 216 ; SCHAMBACH (1881), 9-10 ; FRÖHLICH (1889), I, 38 ; YOSHIMURA (1961), 474-5 ; HARMAND (1967), 46-51 ; RAMBAUD (1969) ; SPEIDEL (1980), 212 ; BENSEDDIK (1982), 12-3 ; ROLDÁN HERVÁS (1993), 120-3 et 128-30. Selon ces auteurs, on assisterait en particulier à la création d’une véritable cavalerie permanente attachée aux légions et organisée en ailes. Pour HAMDOUNE (1999), 54, le caractère permanent que prennent les unités auxiliaires serait plutôt la conséquence des guerres civiles de la fin de la République. S’opposant à toute idée de régularisation avant le principat d’Auguste, KRAFT (1957), 197 souligne au contraire qu’il n’existait pas encore, à l’époque de César, de véritables corps auxiliaires professionnels. CADIOU (2008), 681 exprime un point de vue similaire : « La mention, dans le corpus césarien, de cohortes et d’alae en relation avec l’infanterie et la cavalerie indigènes ne suffit pas pour supposer la transformation, à cette époque, des anciennes formations auxiliaires en unités régulières dont la levée et le déroulement du service obéiraient désormais à des procédures en tout point similaires à celles de leurs équivalents légionnaires. » 43 HAMDOUNE (1999), 40-5. 44 Plut., Crass., 17, 7. 45 Ps.-Caes., BAlex., 17, 3 ; 29, 4. 46 Plut., Ant., 37, 3 ; 41, 5.

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application d’un traité d’alliance, les fournitures en nature semblent avoir été à la charge du peuple contributeur. Tite-Live explique ainsi que, lorsqu’il envoya 1 000 cavaliers en Macédoine pour aider les Romains, Massinissa fit aussi embarquer 200 000 modii de blé et autant d’orge47. Ces troupes étaient rémunérées de façon régulière. Plusieurs témoignages prouvent qu’elles percevaient un stipendium versé grâce à des prélèvements opérés sur les communautés ou la province d’origine des combattants48. De l’aveu de Cicéron, cette procédure était en vigueur dans toutes les provinces et s’inscrivait dans la continuité des contributions qui étaient anciennement exigées des socii italiens49. Elle permettait d’entretenir les auxiliaires dans les guerres extérieures pour une durée qui était éventuellement déterminée au préalable50. La solde était alors redistribuée à l’échelon du régiment par les cadres subalternes qui tenaient à jour les rôles de leur escadron et indiquaient au commandement la somme qui leur était due51. Logiquement, ces versements se faisaient en numéraire 47 Liv., XXXI, 19, 4 : Ipse in naues imponendos curauit et cum ducentis milibus modium tritici, ducentis hordei in Macedoniam misit. Voir aussi Id., XXXVI, 4, 8. 48 Cic., Font., 5, 13 (trad. A. Boulanger) : « Quant aux [Gaulois] que des guerres considérables et répétées avaient mis pour toujours dans l’obéissance du peuple romain, [Fonteius] en a exigé une nombreuse cavalerie pour les guerres que le peuple romain menait alors dans l’univers entier, de grosses sommes d’argent pour la solde de ces troupes (magnas pecunias ad eorum stipendium), une grande quantité de blé pour soutenir la guerre d’Espagne. » Voir aussi Ps.-Caes, BAlex., 50, 3 : Q. Cassius Longinus, qui gouverne l’Hispania Ulterior, lève 3 000 cavaliers et les équipe « à grands frais » (maximis … inpensis) ; l’auteur observe que la province n’a aucun répit (nec prouinciae datur ulla requies), sous-entendant que c’est elle qui finance l’entretien de ces combattants. Certains passages du Bellum Africum conduisent aux mêmes conclusions : Ps.-Caes., BAfr., 6, 1 (l’equitatus envoyé par Juba aux pompéiens arrive à Hadrumète ad stipendium accipiendum, « pour toucher sa solde ») et 8, 5, (la cavalerie royale de Juba – celle-là même qui venait chercher son stipendium à Hadrumète – est entretenue par Scipion aux frais de la province d’Afrique, regium enim equitum Scipio ex prouincia Africa alebat). Voir SPEIDEL (2016), 93-4. 49 Cic., Verr., V, 60. 50 Id., Att., 9, 13a, 4 (cf. infra, p. 88, n. 67). 51 Caes., BC, III, 59, 3-4 (trad. P. Fabre) : « tout fiers de la bienveillance de César, gonflés d’une vanité absurde et bien digne de barbares, [Roucillus et Ecus] regardaient de haut leurs camarades, s’appropriaient indûment la solde des cavaliers (stipendiumque equitum fraudabant) et détournaient tout le butin pour l’envoyer chez eux. Les cavaliers, outrés de cette façon d’agir, vinrent tous trouver César, et se plaignirent ouvertement à lui de l’injustice de leurs procédés ; ils ajoutèrent aux autres griefs que ces individus faussaient les situations d’effectifs qu’ils présentaient (falsum ab iis equitum numerum deferri), pour pouvoir ainsi opérer des détournements sur la solde (stipendium auerterent). » Selon MARTIN (2014), 123, l’anecdote prouverait que dans certains cas exceptionnels, la solde des auxiliaires pouvait être directement prise en charge par les généraux romains. Cette conjecture est formellement contredite par Cic., Att., 9, 13a, 4. Voir néanmoins BAfr., 35, 5, qui semble bien s’inscrire dans un tel cas de figure : deux Gétules désertent l’armée de Scipion pour rejoindre celle de César, qui les récompense en leur faisant verser un stipendium.

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national, ce qui explique le développement en Gaule, à la suite de la conquête romaine, de monnaies locales correspondant aux canons de la métrologie romaine et destinées à payer les auxiliaires : monnaies « au cavalier » au lendemain de la conquête de la Transalpine puis « deniers gaulois » à partir de l’invasion de la Gaule chevelue52. Au IIe s. av. J.-C., la mobilisation d’equites nord-africains en Méditerranée orientale n’entraîna pas la formation d’unités permanentes. Les contingents auxiliaires étaient visiblement dissous à l’issue du conflit pour lequel ils avaient été recrutés. Durant cette période, les sources ne distinguent pas encore entre plusieurs catégories de troupes auxiliaires. Lorsqu’il décrit la composition des armées romaines, Tite-Live se contente de relever la présence des citoyens romains, des socii italiens et des auxilia addita fournis par les peuples soumis ou alliés, sans plus de précision53. La situation change au siècle suivant, à mesure que la République étend son hégémonie territoriale en Orient et en Occident. Nous constatons ainsi l’émergence d’une catégorie d’auxilia provinciaux, perçue comme une partie intégrante de l’exercitus régulier54. Le gouvernement de M. Licinius Crassus en Syrie fournit une illustration de ce phénomène. À l’issue de sa première campagne en 54 av. J.-C., le triumvir fait hiverner 1 000 cavaliers avec ses légionnaires dans les villes de Mésopotamie qu’il est parvenu à capturer55. À la fin de l’année 54 ou au début de 53, il est rejoint en Syrie par son fils Publius, qui arrive de Gaule avec 1 000 cavaliers supplémentaires56. Nous avons là deux composantes qu’on pourrait qualifier de « semi-permanentes » puisque la vocation de ces troupes semble avoir été de servir pour un temps, sinon indéterminé, au moins pluriannuel. Mais lorsque commence la campagne de 53 et que l’armée proconsulaire traverse l’Euphrate, Crassus dispose désormais de 4 000 ἱππεῖς, ce qui montre que des supplétifs locaux ont été recrutés entretemps, en fonction des besoins de l’expédition (on pense 52 Cf. MARTIN (2014), 130-2. Observations similaires émises plus tôt par F. Cadiou concernant les « deniers ibériques » : CADIOU (2008), 524-43. 53 E.g. Liv., XLII, 35, 6 (171 av. J.-C.) : P. Licinio consuli ad exercitum ciuilem socialemque petenti addita auxilia, Ligurum duo milia, Cretenses sagittarii – incertus numerus, quantum rogati auxilia Cretenses misissent –, Numidae item equites elephantique. Voir aussi Sall., Jug., 43, 4 à propos des troupes rassemblées par Q. Caecilius Metellus en vue de son expédition contre Jugurtha (109 av. J.-C.). 54 Voir sur ce point SPEIDEL (2016), 84-5. 55 Plut., Crass., 17, 7 : ἐμβαλὼν δὲ φρουρὰς ταῖς προσκεχωρηκυίαις πόλεσιν, ὧν ἀριθμὸς ἦν ἑπτακισχίλιοι πεζοί, χίλιοι δ´ ἱππεῖς. 56 Ibid. : ἀνεχώρησεν αὐτός, ἐν Συρίᾳ διαχειμάσων καὶ δεξόμενος αὐτόθι τὸν υἱόν, ἥκοντα παρὰ Καίσαρος ἐκ Γαλατίας, αὐτόν τε κεκοσμημένον ἀριστείοις καὶ χιλίους ἱππέας ἐπιλέκτους ἄγοντα. Voir aussi Cass. Dio, XL, 21, 2.

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aux auxilia fournis par le roi d’Osrhoène Abgar)57. Nous retrouvons cette dichotomie lorsque Flavius Josèphe décrit les forces militaires de Caius Sosius, gouverneur de Syrie en 38 av. J.-C. : « près de onze légions d’infanterie et 6 000 cavaliers, sans compter les troupes auxiliaires de Syrie, dont les effectifs n’étaient pas négligeables »58. Les 6 000 cavaliers sont bien distingués des alliés syriens recrutés sur place. Plutarque va plus loin lorsqu’il détaille la composition de l’armée d’Antoine à la veille de l’expédition parthique de 36 av. J.-C. : « Il passa la revue de son armée, forte d’une infanterie de soixante mille Romains et d’une cavalerie de dix mille Ibères et Celtes, rassemblés / rangés avec les Romains (καὶ τὸ Ῥωμαίοις συντεταγμένον ἱππικὸν Ἰβήρων καὶ Κελτῶν μύριοι) ; les autres peuples avaient fourni trente mille hommes, en y comprenant les cavaliers et les troupes légères (τῶν δὲ ἄλλων ἐθνῶν ἐγένοντο τρεῖς μυριάδες σὺν ἱππεῦσιν ὁμοῦ καὶ ψιλοῖς). »59. Cet exemple prouve qu’il existait une cavalerie provinciale disposant d’un statut particulier, que les Romains n’hésitaient pas à distinguer des troupes irrégulières levées ad hoc. L’exemple du gouvernement de Cicéron en Cilicie apporte un autre éclairage sur ce processus de différenciation des troupes auxiliaires. Lorsque l’orateur revêt sa fonction proconsulaire en juillet 51 av. J.-C., des cavaliers sont déjà présents dans sa province : 2 600 en tout60. L’effectif de ce contingent a été fixé lors de la sortitio, de la même manière que pour les troupes légionnaires, ex senato consulto. Comme c’est la règle dans la seconde moitié du Ier s. av. J.-C., l’equitatus provincial est désormais bien distingué des troupes alliées constituées d’externi. Cicéron écrit : « conformément au sénatus-consulte, [j’avais] recruté une solide troupe d’évocats, une cavalerie vraiment bonne et des auxiliaires volontaires fournis par nos alliés – peuples libres ou rois. »61. La cavalerie de la province de Cilicie effectue des missions diverses. Certains 57 Plut., Crass., 20, 1 : ἑπτὰ μὲν ἔχων ὁπλιτῶν τάγματα καὶ τετρακισχιλίων ὀλίγον ἀποδέοντας ἱππεῖς, ψιλοὺς δὲ τοῖς ἱππεῦσι παραπλησίους. Plut., Crass., 21, 1 et Cass. Dio, XL, 20, 3 ; 23, 1 mentionnent la présence du phylarque d’Osrhoène Abgar ainsi que d’un contingent de combattants osrhoéniens dans l’armée de Crassus. 58 Jos., BJ, I, 346 (trad. A. Pelletier) : ἕνδεκα μὲν τέλη πεζῶν, ἱππεῖς δὲ ἑξακισχιλίους δίχα τῶν ἀπὸ Συρίας συμμάχων, οἳ μέρος οὐκ ὀλίγον ἦσαν. Voir aussi Id., AJ, XIV, 469 : ἕνδεκα μὲν οὖσα τέλη ὁπλιτικοῦ, ἓξ δὲ χιλιάδες ἱππέων, ἄλλα δὲ ἐπικουρικὰ ἀπὸ τῆς Συρίας. 59 Plut., Ant., 37, 4 (trad. R. Flacelière et É. Chambry modifiée). 60 Id., Cic., 36, 1. 61 Cic., Fam., 15, 4 (trad. L.-A. Constans et J. Bayet) : ex senatus consulto et euocatorum firmam manum et equitatum sane idoneum et populorum liberorum regumque sociorum auxilia uoluntaria comparauissem.

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soldats sont en poste dans des garnisons frontalières et doivent en découdre avec les Parthes qui, depuis le désastre de Carrhes, mènent des raids à l’ouest de l’Euphrate62. D’autres sont en détachement à Salamine de Chypre pour une obscure affaire de recouvrement de créances contractées par la ville sous le gouvernement précédent63. Dans tous les cas, il ne semble pas que nous ayons affaire à des troupes irrégulières, mobilisées pour un service temporaire. Si l’on se tourne vers la partie occidentale de l’empire, le corpus césarien révèle une véritable mobilisation continue de l’année 58 au début du Bellum ciuile en 49. Les premières informations fournies sur la nature de l’exercitus Galliae confirment la dichotomie rencontrée plus haut à propos de la Syrie et de la Cilicie : à la veille de son intervention contre les Helvètes, César rassemble 4 000 cavaliers, tous prélevés sur les ciuitates de la Transalpine et parmi les alliés des Romains, au premier rang desquels figurent les Héduens (equitatumque omnem ad numerum quattuor milium, quem ex omni prouincia et Haeduis atque eorum sociis coactum habebat)64. Les troupes de la première catégorie semblent bien avoir servi César pendant plusieurs années consécutives. On trouve dans les Commentarii du proconsul de nombreuses allusions à des contingents de cavalerie hivernant avec les légions65. Surtout, à l’issue du conflit, César 62 Id., Att., 5, 16 : garnison de cavalerie à Epiphania (au sud-est de la Cilicie, sur la route d’Antioche), où se trouvait aussi une cohorte prétorienne ; cette garnison est parvenue à éliminer un parti de cavaliers parthes et arabes qui cherchaient à pénétrer en Cilicie. 63 Ibid., 5, 21 (Laodicée, 13 février 50) : des cavaliers de la garnison de Cilicie ont été envoyés sur l’île par le gouverneur précédent, Ap. Claudius Pulcher, afin qu’un certain Scaptius, créancier de la ville de Salamine, puisse les utiliser comme moyen de pression contre les habitants. Ce dernier, qui a été fait praefectus equitum pour l’occasion, met littéralement la boulê en état de siège, ce qui entraîne la mort (de faim !) de plusieurs sénateurs, cf. Att., 6, 1 (Laodicée, 20 ou 21 février). Dès son entrée en fonction, Cicéron lui retire les turmae equitum dont il dispose. Scaptius réclame alors que la préfecture lui soit réattribuée et qu’on lui renvoie les troupes confisquées. Sa demande est appuyée par Atticus, sans succès, cf. Att., 6, 2, 8 (Laodicée, début mai). La décision du proconsul est confirmée dans une lettre postérieure : les cavaliers ont été rapatriés en Cilicie ante certam diem, cf. Att., 6, 3 (fin mai-début juin). 64 Caes., BG, I, 15, 1. D’après HARMAND (1967), 47, ce passage « suffit à démontrer l’absence de toute cavalerie permanente, légionnaire ou non, dans la partie occidentale de l’imperium, en 58 ; il n’y a pas de raison de croire que la situation ait été différente dans les provinces orientales ». Le raisonnement se fonde sur une lecture restrictive du verbe coegere, qui désignerait ici une « levée ». César se contente pourtant de dire qu’il « avait rassemblé » cette cavalerie. Il n’est donc pas à exclure qu’il ait récupéré des unités de cavalerie qui était déjà présentes en Transalpine. Le reste a pu être, effectivement, « levé ». 65 Caes., BG, V, 26, 5 ; 46, 4 ; 48, 3 ; VII, 13, 1 ; 90, 4 ; VIII, 2, 1. D’après HARMAND (1967), 49, ces témoignages indiqueraient que la cavalerie auxiliaire « permanente » de César ne fut pas organisée avant l’expédition de Bretagne en 54. Il existe pourtant des

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donne un état d’effectif très précis de l’armée qu’il s’apprête à faire passer en Espagne : « Les troupes auxiliaires comprenaient environ six mille fantassins, trois mille cavaliers (qui avaient, les uns et les autres, servi César dans toutes les guerres précédentes), et un nombre égal provenant de la Gaule pacifiée par lui : tout ce qu’il y avait de plus noble et de plus brave dans toutes les cités avait été recruté individuellement. »66. Ce passage montre sans ambiguïté que le proconsul avait maintenu sous les enseignes, durant l’ensemble de la guerre des Gaules, la cavalerie de Transalpine qui formait le noyau dur de son equitatus. Cette portion de l’exercitus Galliarum resta en service durant la guerre civile, ce que confirme une lettre de Cicéron datant de la même année67. Les différents exemples que nous venons de présenter suggèrent d’importantes évolutions et conduisent naturellement à s’interroger sur l’éventuelle mise en place, dans les années 40-30, d’unités régulières préfigurant l’organisation des premières alae impériales68. Les témoignages littéraires doivent être analysés avec prudence, car si les auteurs anciens n’hésitent pas à désigner certains corps de troupes par le nom de leur commandant, cela ne suffit pas à prouver qu’il s’agissait du nom officiel de l’unité. Il est par exemple très improbable que la turma Cassiana évoquée par l’auteur du De bello Hispaniensi ait été un véritable régiment doté d’une identité propre, comme le suppose Alexander Meyer

indices de la présence de cavaliers dans des quartiers d’hiver avant cette date. Cf. BG, III, 1, 1 : à l’issue de la campagne de 57, des equites sont envoyés avec la XIIe légion chez les Nantuates, les Véragres et les Sédunes. Alors que les troupes hivernent sur le territoire de ces peuples, César mentionne les opérations de reconnaissance conduites par des exploratores : il s’agit probablement de certains des cavaliers susmentionnés (BG, III, 2, 1). 66 Caes., BC, I, 39, 2 (trad. P. Fabre) : auxilia peditum V milia, equitum III milia, quae omnibus superioribus bellis habuerat, et parem ex Gallia numerum, quam ipse pacauerat, nominatim ex omnibus ciuitatibus nobilissimo et fortissimo quoque euocato. 67 Cic., Att., 9, 13a, 4 (trad. J. Bayet) : « Les Gaules s’engagent, à en croire les vanteries de Matius (mais il l’affirmait positivement), à entretenir à leurs frais pendant dix ans […] six mille cavaliers » (auxiliis Gallorum quos Matius elapizen, ut puto, sed certe dicebat […] equitum sex polliceri sumptu suo annos decem). Plus tard on retrouve, dans l’armée de César en Afrique, des ueterani milites equitesque, ce qui conforte l’idée d’un service prêté sur une longue durée : Ps.-Caes., BAfr., 24, 4. 68 E. Birley exprimait sur ce point une opinion prudente, cf. BIRLEY (1978), 259 : « most of the alae with which we are concerned were formed under Augustus himself, even if some of them may have continued the traditions of what we may think of as irregular units of the preceding decades ». Plus catégorique, SPEIDEL (2016), 87-8 : « there is compelling (albeit slim) epigraphic evidence to suggest that the ala as a new cavalry formation was already in existence before Actium and may even have been created by Julius Caesar during the civil wars ».

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dans une récente monographie sur les auxilia hispaniques69. En revanche, on peut être à peu près sûr que des corps de troupes attestés sous le HautEmpire étaient déjà en service durant les dernières décennies de la République. Le cas de la cohors Gaetulorum connue par plusieurs inscriptions provenant de Cemenelum (Cimiez) a été étudié par Jean-Marie Lassère et révèle une continuité évidente entre les déserteurs gétules employés par César lors du bellum Africum et les troupes chargées de soumettre les Ligures dans la première partie du principat augustéen70. Concernant la cavalerie, l’exemple le plus probant concerne l’ala Patrui. Un décurion de cette unité, M. Valerius, qui se désigne lui-même comme Hispanus domo Leonica (un oppidum « de droit latin ancien » en Hispanie Citérieure), a laissé une épitaphe à Larinum en Apulie71. L’unité tire probablement son nom de Patruus, le commandant de l’unité, identifié par ailleurs grâce à une inscription fragmentaire trouvée à Fundi dans le Latium72. Selon Michael P. Speidel, la présence de cavaliers auxiliaires en Italie ne saurait s’expliquer autrement que dans le contexte du bellum Actiense : cet exemple suffirait à prouver que des ailes de cavalerie existaient avant l’époque augustéenne73. Une datation plus haute de la stèle 69 Ps.-Caes., BHisp., 26, 1. MEYER (2013), 19, reprenant un schéma interprétatif proposé par E. Birley pour le Haut-Empire (BIRLEY [1978], 262-4), pense qu’il existe dès l’époque tardo-républicaine deux catégories d’unités portant le nom de leur commandant : dans le premier cas, le nom est au génitif et l’officier a de grandes chances d’être encore en service ; dans le second, l’épithète est un nom propre adjectivé, ce qui permet de garder en mémoire le souvenir d’un individu ayant exercé le commandement de l’unité. Selon Meyer, cela indiquerait que la turma Cassiana « preserved its corporate identity after the loss of a commander. One may then suggest that the turma Cassiana existed on a semipermanent basis, accepting new recruits to replace those lost in battle or discharged from service. ». Cette démonstration nous semble intenable pour deux raisons. Tout d’abord, le Cassius en question est très certainement Q. Cassius Longinus, gouverneur laissé en Hispania Ulterior par César et dont Ps.-Caes., BAlex., 50, 3 nous informe qu’il leva 3 000 cavaliers lors de la guerre civile. Il n’était donc pas le commandant de l’unité, mais plutôt son recruteur. Quant à la forme adjectivale de l’épithète, elle ne dénote rien de précis. Lorsqu’il relate l’hippomachie de Tegea, l’auteur du BAfr., 78, 4 désigne la cavalerie de César par l’expression turmas Iulianas, puis en 78, 7, il emploie la forme equites Iuliani. Dans les deux cas, nous conviendrons que le Iulius en question était bien vivant ! 70 LASSÈRE (1994). Cf. CIL, V, 7895 ; 7898 ; AE, 1964, 243 ; 244 ; 245 ; 1981, 603 (avec Ps.-Caes., BAfr., 32, 3 ; 55, 1 ; 56, 3). D’après Lassère, ces mêmes Gétules pourraient avoir été à l’origine de l’ala Gaetulorum, qui apparaît dans une inscription de Turin (CIL, V, 7007 = ILS, 2544). La stèle est d’époque flavienne, mais l’aile et la cohorte ont toutes deux participé au bellum Iudaicum, ce qui laisse supposer qu’elles partageaient une histoire commune. Voir aussi SPEIDEL (2016), 87, discutant le cas des cohortes Ligurum. 71 CIL, IX, 733 = ILS, 2499. Cf. CICHORIUS (1894), col. 1257. 72 AE, 1983, 182. Voir DEMOUGIN (1992), 40-1. 73 SPEIDEL (1980), 212.

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de Valerius n’est pas à exclure dans la mesure où des troupes hispaniques tenaient garnison en Italie durant les opérations de César contre Pompée74. Nous connaissons encore deux ailes de cavalerie dont les origines remontent certainement à l’époque tardo-républicaine. Il y a d’abord l’ala Scaeuae, mentionnée par une inscription découverte sur le territoire de l’antique Minturnae75. Comme l’a bien montré Theodor Mommsen, cette unité porte le nom d’un héros des guerres césariennes, le centurion M. Caesius Scaeva76. La stèle de Minturnae ne saurait dater de l’époque impériale : elle contient en effet l’épitaphe de Q. Ancharius, un citoyen de Narbonne inscrit dans la tribu Pollia. Celle-ci était la tribu de rattachement des colons avant la nouvelle déduction ordonnée par César en 45 av. J.-C.77. Comme Ancharius est mort très jeune (à 23 ans), alors qu’il servait comme euocatus dans l’ala Patrui, il semble logique de considérer que son monument funéraire fut érigé dans les années 40 av. J.-C., ou au plus tard dans la décennie 30 av. J.-C.78. L’autre exemple est celui de l’ala Atectorigiana, attestée par de nombreuses inscriptions impériales79. La première stèle mentionnant cette unité date du règne 74 Cf. Caes., BC, III, 22, 3 : César parle d’une garnison d’equites Galli atque Hispani stationnée à Thurii en 48. Cette présence en Italie pourrait aussi avoir un rapport avec les opérations de lutte contre le brigandage qui marquèrent la période : cf. App., BC, V, 132. 75 CIL, X, 6011 = ILS, 2490 : Q(uintus) Anchari(us) / C(ai) f(ilius) Pol(lia) / Narbones(is) eques / euocatus annor(um) / nat(us) XXIII ala / Scaeuae. 76 Ce centurion combattit contre les forces de Pompée en Épire en 48 : Caes., BC, III, 59 ; Val. Max., III, 2, 23. Son comportement héroïque semble lui avoir valu une promotion comme praefectus equitum. Comme le souligne DOMASZEWSKI (1908), 122-35, l’appointement de primipilaires à la tête d’ailes de cavalerie n’a rien d’exceptionnel. Voir aussi BIRLEY (1978), 259-61, qui passe en revue les cas de centurions légionnaires promus praefecti equitum. 77 Voir dernièrement BONSANGUE (2010). 78 Cf. BIRLEY (1978), 263 : cette stèle « can hardly have belonged to a later period than the war between Octavian and Antony, if so late as that ». KEPPIE (1983), 142, rappelle que M. Caesius Scaeva avait combattu à Pharsale en 48 av. J.-C. dans la VIe légion, dont les vétérans avaient ensuite été installés à Arles : « Perhaps he was seconded to raise and command a cavalry regiment when Lepidus was organising fresh forces in the province after Caesar’s death, which would be a useful terminus post quem for Ancharius’ arrival at Minturnae. » Le grade d’euocatus pour un si jeune soldat n’a rien de très surprenant. F. Cadiou a récemment montré qu’à l’époque républicaine, les évocats ne sont pas nécessairement des vétérans rappelés après l’accomplissement des stipendia iusta, mais plus généralement des soldats intégrés dans l’armée au moyen d’une procédure irrégulière de recrutement, définie comme « impérative et nominale ». Cf. CADIOU (2010) (p. 68-9 pour une discussion du cas d’Ancharius). 79 CICHORIUS (1894), col. 1231. Sur cette aile levée chez les Pictons, cf. MAURIN (1981), 262-79 et fig. 279-80 : l’auteur en fait remonter la création à la fin du séjour de César en Gaule ou aux années qui suivirent. Voir p. 636, n. 52 : « le ralliement militant d’une partie de la cité des Pictons à Rome, avec Duratios, aux heures sombres de 52, rend

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d’Auguste, mais Theodor Mommsen a montré de façon convaincante que son épithète était à mettre en relation avec Atectorix, aristocrate aquitain dont le nom figure sur des bronzes gaulois80. Il n’est pas à exclure que ce personnage ait commandé un contingent de cavalerie dès la fin du séjour de César en Gaule et qu’il ait compté parmi les nobilissimi et fortissimi equites que l’imperator avait dans son armée au début de la guerre civile81. Ces témoignages nous éclairent sur un stade de développement précoce des alae, durant lequel les unités n’avaient pas encore de nomenclature stable, mais portaient le nom de leur commandant82. On pourrait encore ajouter à cet inventaire deux unités attestées sous le Principat, mais qui n’ont pas laissé de trace pour l’époque républicaine et dont nous ignorons la date de fondation : l’ala Pomponiani et l’ala Rusonis83. Cette prépondérance des noms d’officiers dans la manière de désigner ces unités est symptomatique d’un mode de recrutement reposant largement sur des ressorts clientélaires, comme nous avons déjà pu l’observer à plusieurs reprises. Sans qu’il soit possible d’en être absolument certain, cette première génération d’ailes de cavalerie semble avoir vu le jour dans l’armée de César, ou plus vraisemblablement dans les armées commandées par ses continuateurs. Ce détail n’est peut-être pas fortuit. Lawrence Keppie a montré que la naissance des premières légions permanentes était étroitement liée à la politique de défense de l’héritage césarien vraisemblable la formation de cette troupe de cavaliers de très bonne heure dans cette cité. » 80 MOMMSEN (1910), 145, n. 1. Cf. CIL, XIII, 1041 = ILS, 2531 = AE, 1888, 51 (Saintes / Mediolanum Santonum) : C(aio) Iulio Ag[e]dili [f(ilio) Fabi]a Macro [ex ciuitate] / Sant(onum) duplicario alae Atectorigianae [Gallorum] / stipendi(i)s emeritis XXXII aere incisso euocato [diui Aug(usti)] / Gesatorum DC Raetorum castello Ircauio clupeo [---] / coronis aenulis aureis donato a commilitonib[us suis] / Iulia Matrona f(ilia) C(aius) Iul(ius) Primulus l(ibertus) h(eredes) e(x) t(estamento) [fac(iendum) cur(auerunt)]. 81 Sur les bronzes gaulois portant la légende ATECTORI(X), cf. RIG, IV, 51 (« à la lumière des dernières découvertes, il semble s’agir d’une émission des Pictones »). Pour la datation, HIERNARD (1984), 66 penche plutôt pour l’époque augustéenne, sans exclure une date antérieure, mais voir en dernier lieu CALLEGARIN ET AL. (2013), 212 (« à SaintGeorges-lès-Baillargeaux [Vienne], une fouille récente a mis en évidence plusieurs bâtiments et un fossé datés des années 50-30 a.C., dont sont issus un bronze d’Atectori et un autre de Luccios »). 82 BIRLEY (1978), 262 souligne à ce titre que dans les inscriptions les plus anciennes, les praefecti equitum ne mentionnent jamais le nom de leur aile de rattachement. 83 CIL, XIII, 8097 = ILS, 2501 (Bonn) : Niger Aetonis f(ilius) / Nemes ala Pomponi/ ani anno(rum) L / aera XXV / h(ic) s(itus) e(st). CIL, XIII, 7031 = ILS, 2500 (Mayence) : Adbogius Coi/nagi f(ilius) na(tione) Petr/ucorius eq(ues) ala(e) / Rusonis an(norum) XXIIX sti(pendiorum) X / hic situs est / ex testamen/to libertus / fecit. Cf. CICHORIUS (1894), col. 1258-9.

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suivie par Antoine, Lépide, Ventidius Bassus et Octave84. Après les Ides de mars 44, ces grands généraux ont pris l’initiative de reconstituer des légions qui avaient été levées par César, avec leur numéro et leur surnom éventuel, en faisant appel à leurs vétérans. La constitution d’alae stables est peut-être à rattacher à ce contexte historique. Sous le principat d’Auguste, la situation semble avoir rapidement évolué85. Les nouvelles unités levées par le fondateur de la monarchie impériale portent, en règle générale, un nom distinct de celui de leur praefectus. Une inscription datant du tout début du règne de Tibère énumère ainsi une ala Astyrum et des unités formées d’Hispaniques86, et une épitaphe renvoyant au même horizon chronologique signale un praefectus equitum alae praetoriae qui a servi dans le corps expéditionnaire de Germanicus contre les Germains87. II – LA

CAVALERIE AUXILIAIRE

DANS L’ARMÉE TARDO-RÉPUBLICAINE

:

ORGANISATION ET ÉQUIPEMENT

A. Les structures hiérarchiques et tactiques de la cavalerie provinciale L’immense cavalerie dont disposent les généraux romains dans les dernières décennies de la République semble avoir été organisée autour de normes précises. Comme nous venons de le voir, l’analyse de ces normes reste délicate et ne doit pas laisser place à la tentation de projeter sur l’époque républicaine des réalités valables seulement pour l’époque impériale. Plusieurs historiens ont en particulier supposé que la cavalerie KEPPIE (1983), 23-33 et (1984, 1998 2e éd.), chap. 5. BIRLEY (1978), 272 ; HAYNES (2013), 43. 86 AE, 1992, 186 (Rome) : alae Astyrum [praef(ecto) ---] / Agrippiana praef(ecto) N[---] / Hispanorum ueterana p[raef(ecto) ---] / praetoria praef(ecto) [---] / Hispanorum tironum [praef(ecto) ---]. Ces fragments appartenaient à la double dédicace honorifique adressée par des préfets de cavalerie anonymes à deux représentants de la famille des Cornelii Scipiones. Cf. CASTELLI (1992) et SADDINGTON (1994). L’un des individus honorés, P. Cornelius Scipion, serait le fils du consul homonyme de 16 av. J.-C. et aurait été légat (de légion ? d’un corps d’armée plus large ?) en Germanie à la fin du règne d’Auguste ou peu de temps après sa mort. Les officiers mentionnés dans la dédicace ont certainement servi avec lui en Germanie, lors des campagnes de Tibère ou de Germanicus. 87 IK, 53, 34 = AE, 1973, 501 (Alexandrie en Troade) : praef(ecto) equit(um) / alae praet(oriae) IIII hasta pura et corona / aurea donatus est a Germanico / Caesare Imp(eratore) bello Germanico. Sur cette unité, cf. SPEIDEL (1975a) et (1978), 60-3. C’est dans le même contexte qu’apparaissent à Mayence les alae Hispanorum et Parthorum. 84 85

L’ESSOR DE LA CAVALERIE AUXILIAIRE

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auxiliaire était déjà formée en ailes de 300 à 500 soldats durant la guerre des Gaules et le bellum ciuile88. Une telle hypothèse reste difficile à démontrer car le vocabulaire employé par les sources narratives contemporaines ne révèle aucune évolution majeure. Lors de la campagne contre Arioviste, ce sont tous les auxiliaires qui sont appelés alarii, sans distinction d’arme89, et à plusieurs reprises dans le De bello ciuili, ce substantif renvoie à des fantassins de cohortes90. On concevra donc difficilement que le dérivé ala ait été réservé dès cette époque aux troupes montées. Les passages du De bello Africo qui ont pu être invoqués à l’appui de cette thèse ne sont pas convaincants. Lors des opérations qui se déroulent autour du camp de Ruspina, l’auteur du récit indique que César « envoya l’aile gauche de sa cavalerie » pour intercepter des ennemis, sans préciser l’effectif de ce parti91. Puis durant la bataille de Tegea en 46, il évoque le détachement par César de son altera ala, son « autre aile », pour soutenir la première, aux prises avec la cavalerie de Labienus92. Les deux occurrences sont cohérentes et ne désignent rien d’autre qu’une partie du dispositif de bataille où la cavalerie a naturellement sa place93. On note par ailleurs que les regroupements tactiques de plusieurs centaines de cavaliers ont des effectifs très variables. Les sources narratives donnent des exemples allant de 200 à 900 soldats, sans que l’on constate de norme

88 FRÖHLICH (1889), I, 40-1 ; MARQUARDT (1884, 1891 trad. fr.), 157 ; RICE HOLMES (1911), 579 ; KROMAYER & VEITH (1928), 393 ; HARMAND (1967), 47 ; RAMBAUD (1969), 652-3 ; ROLDÁN HERVÁS (1972), 117. Contra BIRLEY (1978), 258-9. 89 Caes., BG, I, 51, 1 : alarios omnes in conspectu hostium pro castris minoribus constituit. 90 Id., BC, I, 73, 3 : stationes […] equitum et cohortium alariarum. Ibid., I, 83, 1 : alariae cohortes. Ibid., II, 18, 1 : cohortes circiter XXX alarias. 91 Ps.-Caes., BAfr., 39, 5 : equitatus sui alam sinistram ad intercludendos hostes immisit. L’auteur souhaite manifestement éviter la répétition avec cornu, qui est employé juste avant avec le même sens, cf. ibid., 39, 4 : ex acie instructa equitatus sui prope totum dextrum cornu auertit. 92 Ibid., 78, 7 : Postquam equites Iuliani CCCC uim hostium ad IIII milia numero sustinere non poterant et ab leui armatura Numidarum uulnerabantur minutatimque cedebant, Caesar alteram alam mittit qui satagentibus celeriter occurrerent. D’après RAMBAUD (1969), 656, « le mot altera implique grammaticalement qu’il y a deux ailes dont l’une est constituée par les 400 cavaliers déjà engagés dans la bataille. » Mais l’historien omet de préciser que l’aile que César avait engagée la première n’était pas constituée que de cavaliers : il y a avait aussi des fantassins légers, des archers et des frondeurs (Ps.-Caes., BAfr., 78, 3 : leuemque armaturam sagittarios funditoresque). 93 Voir déjà en ce sens SCHAMBACH (1881), 17. Dans le même ordre d’idée, l’altera ala commandée par le jeune Cicéron lors de la bataille de Pharsale (Cic., De off., II, 13, 45) doit aussi renvoyer à une articulation de l’acies et non à une unité. Contra LAMMERT (1914), col. 545 et BROUGHTON (1952), II, 284.

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fixe ni de récurrence particulière94. S’il existe bien des cohortes, il n’y a donc pas encore d’ailes auxiliaires avant l’époque triumvirale, ce que montre bien l’expression cohortes turmasque employée par l’auteur du De bello Africo95. Comme le révèle ce dernier exemple, la cavalerie auxiliaire du Ier s. av. J.-C. se structure sous la forme d’unités plus petites, les turmae, dont il a déjà été question à propos de l’equitatus civique. L’exemple le plus célèbre et le mieux documenté de ce type de subdivision tactique est celui de la turma Salluitana, un escadron de cavaliers hispaniques qui reçut en bloc la cité romaine durant le siège d’Asculum, le 17 novembre 89 av. J.-C.96. La tablette de bronze qui nous permet de connaître les détails de cette mesure cite les noms de trente cavaliers : vingt-sept soldats ont des noms ibériques ; trois portent des praenomina et gentilicia latins97. Ces individus sont regroupés en fonction de leur lieu d’origine. Les toponymes mentionnés sont tous proches de Salduba, ce qui laisse supposer l’existence d’un système de recrutement organisé à partir d’un centre régional drainant les mobilisables des agglomérations voisines98. Comme le précise le texte épigraphique, les cavaliers de la turme appartiennent 94 200 : Caes., BG, VI, 32, 6. 300 : Id., BC, I, 24, 2 ; Plut., Caes., 32, 1 ; Cat. Min., 63, 1 ; Cras., 27, 6 ; App., BC, II, 32 ; III, 97. 400 : Caes., BG, V, 46, 4 ; VII, 13, 1 ; Ps.-Caes., BAfr., 77, 3 ; 78, 7 ; App., BC, V, 58. 500 : Caes., BC, II, 23, 1 ; III, 2, 2 ; III, 34, 3 ; Plut., Cras., 29, 4 ; App., Mith., 84 ; BC, V, 98 ; V, 110. 600 : Caes., BC, II, 19, 1 ; Ps.-Caes., BAfr., 1, 1. 800 : Caes., BC, III, 29, 2 ; Ps.-Caes., BAfr., 34, 4. 900 : Caes., BC, I, 41, 1. Il est intéressant de remarquer que les praefecti equitum ne commandent jamais de contingents comprenant plus de 500 cavaliers, ce qui peut être perçu comme un signe avant-coureur de l’organisation de l’equitatus en alae. Plusieurs officiers supérieurs sont présents lorsque des opérations sont confiées à un contingent dépassant le millier d’hommes : e.g. Caes., BG, IV, 11, 6. 95 Ps.-Caes., BAfr., 18, 4. 96 ILS, 8888 = CIL, I², 709 = ILLRP, 515. Cf. CRINITI (1970) ; ROLDÁN HERVÁS (1986) ; AMELA VALVERDE (2000) ; PINA POLO (2003) ; MEYER (2013), 18-21. 97 Liste et analyse des noms des membres de la turme dans CRINITI (1970), 186-2 et 203-8. Les trois cavaliers qui disposent déjà de la citoyenneté romaine sont tous originaires d’Ilerda : Q. Otacilius fils de Suisetarten, Cn. Cornelius fils de Nesille, P. Fabius fils d’Enasagin. Criniti suppose qu’ils avaient pu obtenir ce statut précédemment grâce au ius Latii. Contra BADIAN (1958), 257, pour qui les trois individus « are certainly using Roman names before enfranchisement ». 98 Cf. CRINITI (1970), 193-202 et surtout PINA POLO (2003), qui souligne que Salduba a été choisie en raison de sa situation géographique et non pour son importance démographique ou politique. On note ainsi la présence d’un Bagarensis (Bacasis ? Bagues ? Bagueste ?), d’un Begensis (Baecula ? Baega ?), de trois Ennegenses (?), de trois Ilerdenses (Ilerda), d’un Illuersensis (Gracchurris  ?), de deux Libenses (Libia), de quatre Salluitani (Salduba), de neuf Segienses (Segia), de deux Suconsenses (Succosa) et de quatre […]licenses (?). Ces oppida sont tous localisés dans la zone que Pline l’Ancien intègre dans le conuentus Caesaraugustanus, qui a pour capitale, à l’époque impériale, Caesaraugusta, la Salduba ibérique et moderne Saragosse, cf. Plin., HN, III, 3, 24.

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L’ESSOR DE LA CAVALERIE AUXILIAIRE

au groupe plus large des equites Hispani99. On peut donc imaginer que ce contingent hispanique se composait d’autres turmes du même type, provenant chacune d’un secteur géographique précis. Contrairement aux ailes, qui ne semblent pas encore exister avant le milieu des années 40, les turmes apparaissent fréquemment dans les sources littéraires100. On peut se demander si l’encadrement de ces escadrons suivait les mêmes normes que celles qui régissaient l’organisation des turmes civiques, commandées par trois décurions. Cela semble probable. Si l’on se penche à nouveau sur le cas de la turma Salluitana, il apparaît que seuls trois cavaliers sur trente disposent de la citoyenneté romaine. Comme l’inscription ne mentionne pas explicitement de décurions, nous proposons d’identifier ces individus comme les trois officiers placés à la tête de l’escadron. L’étude du commandement des contingents auxiliaires apporte des réponses supplémentaires. De manière générale, la règle semble avoir été de confier la direction des externi à des chefs nationaux101. Cette pratique est bien attestée au IIe s. av. J.-C. et se maintient au siècle suivant. On trouve ainsi souvent des rois, des chefs de tribus ou des princes à la tête de corps d’equites fournis par des puissances clientes ou alliées. Nous insistons sur le fait que ces cas de figure ne concernent jamais les contingents issus de levées provinciales, comme l’illustre la liste suivante : Tableau 4 – Liste des commandants d’auxilia externa aux IIe et Ier s. av. J.-C. Commandant

Nature du contingent

Date

Allucius (princeps Celtiberorum) Muttines (ancien officier libyphénicien d’Hannibal) Cassignatus (dux Gallorum)

delectis mille et quadrin- 210 gentis equitibus Quadringentos equites 188 Numidas equites Gallorum 171

Source Liv., XXVI, 2 et 14 Liv., XXXVIII, 41, 12-4 Liv., XLII, 57, 7-9

99 Un parallèle intéressant est fourni par CIL, I², 1860 = CIL, IX, 4503 = ILS, 2488 = ILLRP, 500 (Pizzoli, Italie) : ---] et Sabino praef(ecto) [---] / [--- au]x{s}iliariei Hispan[ei. CRINITI (1970), 185 suppose que « la turma Salluitana […] doveva far parte di un contingente più numeroso, di un’ala forse ». Mais aucun élément de l’inscription ne permet de corroborer une telle hypothèse, fondée sur un argument d’autorité. 100 Caes., BG, VI, 8, 5 ; VII, 45, 1 ; 80, 6 ; 88, 1 ; VIII, 7, 1 ; 16, 1 ; 18, 2-3 ; 19, 1-2 ; 28, 2 ; BC, III, 38, 3-4 ; 93, 4 ; Ps.-Caes., BAfr., 14, 2 ; 18, 4 ; 29, 1 et 3 ; 39, 1 ; 40, 2 ; 41, 2 ; 75, 4 ; 78, 3-4 ; BHisp., 6, 4 ; 14, 2 ; 23, 6 ; 26, 1. À plusieurs reprises, il est aussi question de contingents de trente cavaliers, ce qui confirme l’effectif fourni par le bronze d’Asculum. Cf. e.g. Caes., BG, 4, 35, 1 ; BC, III, 96, 4 ; Ps.-Caes., BAfr., 6, 3. 101 Cf. PRAG (2010), 105-10.

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Commandant

Nature du contingent

Date

Source

Misagène (fils de Massinissa) Algalsus

mille equitibus

171

Liv., XLII, 62, 2

Parthinorum equitibus ducentis

168

Liv., XLIV, 30, 13

Gomon

ἐπιλέκτους Μαυρουσίους χιλίαρχος ἱππέ[ων]

104

Diod. Sic., XXXVI, 5, 4

87/86

HOLLEAUX (1919), 321 App., Mith., 79

Amatokos (prince thrace) Olkabas (Σκύθης)

Inconnu (sauve de nom- 70 breux Romains lors d’un combat de cavalerie et participe à l’état-major de Lucullus) Dumnorix (princeps ciuita- equitatui quem auxilio 58 tis des Héduens) Caesari Haedui miserant Vertiscos (princeps ciuitatis equites Remi 51 des Rèmes) Indo (rex hispanique de cum equitatu suas copias 45 Bétique) Arabion (βασιλεύς numide) ἱππέες 42 Rhaskos & Rhaskouporis (Θρᾳκίω βασιλίσκω) Amyntas (roi galate de Pisidie)

τρισχιλίους ἱππέας

42

χιλίοις καὶ πεντακοσίοις ἱππεῦσιν

35

Caes., BG, I, 3, 5 et 18, 10 Hirt., BG, VIII, 12, 3-6 Ps.-Caes., BHisp., 10, 3 App., BC, IV, 54-6 App., BC, IV, 87 App., BC, V, 75 et 142

Parmi tous ces exemples, (M. Valerius) Muttines apparaît comme le seul individu disposant de la citoyenneté romaine. Mais il demeure un commandant « indigène », récompensé de la ciuitas Romana à titre individuel, en raison du caractère exceptionnel de ses états de service passés102. Ce n’est pas le cas des praefecti equitum que l’on retrouve régulièrement à la tête des contingents montés formés de levées provinciales103. HAMDOUNE (1999), 27-9. Sur les praefecti equitum tardo-républicains, cf. SCHAMBACH (1881), 17 ; SUOLAHTI (1955), 203 ; HARMAND (1967), 358-61 ; PRAG (2010), 102-5. Selon RAMBAUD (1969), 655, les « ailes de cavalerie permanentes » avaient pour commandants des praefecti equitum citoyens romains tandis que les corps de cavalerie auxiliaire avaient pour praefecti des notables de leur nation. PRAG (2010), 106-7 estime pour sa part qu’il est délicat d’établir une distinction nette entre des pratiques qui vaudraient pour les provinciaux et celles qui seraient appliquées aux seuls externi ; la différence se jouerait surtout au niveau 102 103

L’ESSOR DE LA CAVALERIE AUXILIAIRE

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Ces individus – tous de jeunes chevaliers romains dont le statut civique romain n’a rien de récent – n’apparaissent que tardivement dans les sources104. Le premier praefectus equitum attesté dans la documentation pourrait être C. Flavius Fimbria : Velleius Paterculus le désigne comme tel lorsqu’il entreprend de se révolter contre son général, le consul L. Valerius Flaccus, en 86 av. J.-C., à Byzance105. Mais sa fonction exacte est incertaine, car d’autres sources lui attribuent tantôt le rang de légat, tantôt celui de questeur106. Un exemple plus assuré est fourni par les Periochae liviennes pour l’année 76 av. J.-C. : C. Insteium, praefectum equitum, Segouiam et in Vaccaeorum gentem ad equitum conquisitionem misit, iussum cum equitibus Contrebiae sese opperiri107. D’autres détenteurs de la préfecture des cavaliers sont mentionnés dans les années 50-40 av. J.-C.108. Ce sont toujours des citoyens romains. Des exceptions sont citées par Jonathan Prag, mais il nous semble que ces cas de préfets indigènes reflètent un emploi lâche – autrement dit littéraire – de l’expression praefectus equitum et de son correspondant grec ἵππαρχος109. Les occurences relevées par l’historien britannique signifient que tel

quantitatif : « Given the apparent lack of strictly applied formal categories of ally, the decisive factor may be the much more practical and realistic one of the proportion of participation/size of force and therefore the more intangible factor of authority. » Il précise néanmoins (p. 105) : « the general rule can be proposed that the auxilia were, in all periods of the Republic, led by their own native commanders (under some overall Roman command) ». 104 Dans le Bellum Iugurthinum, Salluste évoque seulement des préfets de cohortes, cf. Sall., Iug., 46, 7 : in utrumque latus auxiliarios equites tribunis legionum et praefectis cohortium dispertiuerat. 105 Vell. Pat., II, 24, 1. 106 Liv., Per., 82 (avec Oros., VI, 2, 9) ; Strab., XIII, 1, 27. Cf. LINTOTT (1971). 107 Liv., Per., 91. 108 Scaptius (c. 53-51 av. J.-C.) : Cic., Att., V, 21, 10 ; VI, 1, 6 ; 2, 8-9. Q. Atius Varus (51 av. J.-C.) : Hirt., BG, VIII, 28, 2 (probablement le même que Q. Varus, préfet de cavalerie dans l’armée de César durant la guerre civile : Caes., BC, III, 34, 3 ; 37, 5). C. Volusénus Quadratus (51 av. J.-C.) : Hirt., BG, VIII, 48 (probablement le même que C. Volusénus, préfet de cavalerie de César durant la guerre civile : Caes., BC, III, 60, 4). Cn. Domitius (49 av. J.-C.) : Id., BC, II, 42, 3. M. Opimius (48 av. J.-C.) : ibid., III, 38, 4. Il y a des cas plus litigieux : en 49, un certain Vibius Curius « commandait » (praeerat) la cavalerie de César en Italie (Caes., BC, I, 24, 3). 109 PRAG (2010), 105, citant l’exemple de Vertiscos, dans Hirt., BG, VIII, 12, 4 : principe ciuitatis, praefecto equitum. Mais il s’agit ici d’externi et le titre de préfet attribué au chef rème par Hirtius est probablement plus descriptif que formel. Il arrive en effet fréquemment que les Romains, même lorsqu’ils décrivent leurs ennemis, parlent de praefecti equitum pour désigner de simples commandants de cavalerie (Caes., BG, VII, 66, 3 ; 67, 7 ; 76, 3). Une conclusion identique s’applique selon nous au cas de l’ἵππαρχος Biesios qui est à la tête d’un contingent de cavalerie hispanique en 153 av. J.-C. (App., Hisp., 47 ; comparer avec ibid., 25).

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personnage « commandait » (praeerat) des cavaliers, sans que cela n’implique la détention d’un grade formel réservé aux citoyens romains. Les choses sont plus claires pour ce qui concerne le commandement sulbalterne. Dans les unités provinciales, la règle générale semble avoir été de confier les postes de cadres de contact à des indigènes romanisés. Les raisons qui expliquent ce choix sont évidentes : ils constituent la courroie de transmission des ordres entre le commandement, qui s’exprime en latin, et les soldats du rang, qui ne comprennent bien souvent que leur idiome national110. Le seul passage où il est fait mention explicite d’un décurion dans le De bello Gallico concerne un certain L. Aemilius au cours de l’année 58111. S’agit-il d’un Italien ou d’un Gaulois (de Narbonnaise ?) qui avait obtenu la citoyenneté romaine ? On peut être tenté de pencher en faveur de la seconde option car de nombreux Aemilii sont attestés en Transalpine dès le Ier s. av. J.-C.112. D’autres cas sont plus difficiles à trancher, comme celui de Piso Aquitanus, citoyen romain, petit-fils d’un roi gaulois ami du peuple romain, mort avec son frère dans un engagement de cavalerie en 55113. On ajoutera au dossier l’exemple de M. Valerius, décurion hispanique de l’ala Patrui114, et celui des trois citoyens romains Ilerdenses de la turma Salluitana, tous susceptibles d’apporter une confirmation à notre hypothèse115.

110 Hirt., BG, VIII, 28, 2, signale que le préfet de cavalerie Q. Atius Varus exhorta les siens (suos hortatur) à la veille d’un engagement contre Dumnacos en 51 av. J.-C. : des Gaulois ne l’auraient probablement pas compris si les officiers subalternes n’avaient pas été en mesure de traduire ses directives dans chaque turme. 111 Caes., BG, I, 23, 2 : L. Aemilii, decurionis equitum Gallorum. 112 Cf. CHRISTOL ET AL. (1992). SCHULZ (2009), 47, n. 67 pense au contraire qu’il s’agit d’un Romain. Il s’appuie sur cet exemple pour affirmer que César aurait tenté de réformer sa cavalerie en y intégrant des officiers romains jusqu’au niveau subalterne. 113 Caes., BG, IV, 12, 4. Rambaud pense qu’il s’agit d’un préfet. Si cela avait été le cas, César aurait probablement précisé son grade (il souligne d’ailleurs plus haut, en IV, 11, 6, que des praefecti equitum commandaient la cavalerie dans l’engagement en question). La même question se pose pour les Allobroges Roucillus et Ecus (Caes., BC, III, 59-60). Ces deux individus sont probablement des décurions, car ils servent sous l’autorité du préfet de cavalerie C. Volusénus, qu’ils tentent un moment d’assassiner avant de passer dans le camp pompéien (ibid., 60, 4). 114 CIL, IX, 733 = ILS, 2499. Ce cavalier, qui se présente comme Hispanus domo Leonica, n’appartenait probablement pas à une famille d’origine italienne. Plin., HN, III, 3, 24 décrit Leonica comme un « oppidum de droit latin ancien ». Le droit latin permettait aux notables d’une communauté indigène d’obtenir la citoyenneté romaine lorsqu’ils intégraient le sénat municipal. D. Espinosa Espinosa étudie ces communautés hispaniques dans sa thèse et estime que l’ancienneté de leur latinisation renvoie à l’époque républicaine, dans certains cas aux premiers temps de la conquête. Cf. ESPINOSA ESPINOSA (2013). 115 Une inscription d’époque augustéenne nous renseigne en outre sur C. Iulius Maximus, fils de Tiridate et décurion dans une ala Parthorum : cf. CIL, III, 8746 = ILS, 2532.

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B. Les différents types de cavalerie : une diversification des modes de combat L’équipement de la cavalerie auxiliaire est mieux connu que celui des equites Romani, mais l’image que nous en avons est biaisée par la disparité des sources, beaucoup plus nombreuses pour les supplétifs gaulois que pour les autres contingents ethniques au service de Rome (fig. 6)116. Chez les Occidentaux, l’épée constitue le principal élément offensif. Elle est le plus souvent de type spatha, à tranchants parallèles (de véritables lattes comme celle trouvée à Port)117. En contexte gaulois, la longueur des lames est comprise entre 73 et 87 cm118. Ces épées celtiques permettent de livrer des coups de taille depuis une distance relativement importante. Mais certains exemplaires de spathae ont une pointe effilée et autorisent les coups d’estoc119. L’utilisation de glaives plus courts est aussi attestée en Gaule et en Espagne, comme le suggèrent le relief du monument funéraire d’Osuna, la statue de Vachères et la frise d’entablement de l’arc d’Orange120. En sus des épées, les lances sont des armes très courantes, que ce soit dans les représentations monumentales ou le mobilier funéraire celtique121. Elles sont de grande taille et munies de fers à douille plus longs que les fers de tradition romaine (entre 25 et 50 cm le plus souvent)122. La présence de pointes à douille dans les tombes de 116 Sur l’armement des auxilia gaulois, cf. HARMAND (1967), 81-8, à actualiser avec POUX (2008) et PERNET (2010). Sur les cavaliers ibériques, cf. QUESADA SANZ (2005). 117 WYSS ET AL. (2002), Taf. 8, 20. 118 PERNET (2010), 87. 119 On peut citer les exemplaires trouvés à Beaucaire et Verna : cf. PERNET (2010), pl. 50, 1 et 85, 5. 120 Osuna : QUESADA SANZ (2005), 104, fig. 6. Vachères : BARRUOL (1996), fig. 5-6. Orange : AMY ET AL. (1962), II, pl. 28 et 49. Pour HARMAND (1967), 83 : « Tout se passe comme si les troupes montées permanentes nées de l’initiative césarienne avaient été, massivement et durablement, pourvues de l’arme de mêlée des légions auxquelles elles devaient finir par se souder. » En réalité, PERNET (2010), 184 et s. note la présence de glaives dans certaines sépultures gauloises dès avant la conquête césarienne. Le Ier s. av. J.-C. est marqué par une phase transitoire, lors de laquelle des équipements de diverses origines coexistent dans les tombes à armes d’auxiliaires. L’archéologue français ne note pas de standardisation des équipements (contra POUX [2008], 408) et souligne plutôt une grande fidélité à la tradition celtique séculaire. Cf. PERNET (2010), 188. 121 Le vocabulaire technique employé par les sources littéraires pour les armes sur hampes n’est pas d’une grande aide. Caes., BG, V, 48, 5 met entre les mains d’un cavalier auxiliaire gaulois une tragula, munie d’une courroie de jet appelée amentum. Il s’agit manifestement d’une sorte de propulseur. En BG, VIII, 48, 5, Hirtius mentionne une autre arme de cavalerie, la lancea (Commios l’utilise pour porter un coup d’estoc au cheval du préfet Quadratus). Les auteurs du corpus césarien n’emploient jamais le mot hasta. 122 POUX (2008), 338-41.

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b Figure 6 - L’équipement de la cavalerie auxiliaire celtique : la statue de Vachères (a) et le panneau nord-est du Mausolée de Glanum (b). Crédits : (a) © Fondation Calvet-Avignon ; (b) Cliché Jacques Vanschoonwinkel.

cavaliers de Goeblingen-Nospelt et Wederath révèle en outre l’utilisation de javelines123. Dans certaines tombes, on retrouve toutes ces armes rassemblées124. PERNET (2010), 107, pl. 201 B, 32. Dans la tombe du cavalier trévire de Trèves-Olewig, datée du milieu du Ier av. J.-C., ont été trouvés un casque de bronze à calotte hémisphérique, une épée longue, un « fer de lance de choc » (Stosslanzenspitze) et un fer de javeline. Cf. MARTINI (2013), 59. 123 124

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L’armement défensif ressemble à celui des cavaliers romains. Les Gaulois utilisent des cottes de mailles à épaulières (Vachères), parfois munies de lambrequins (Glanum)125. Comme le note Jacques Harmand, les monnaies laténiennes tardives montrent des cuirasses courtes, probablement plus adaptées à l’équitation126. Les cavaliers portent aussi des casques en métal. Lionel Pernet distingue trois types : le type Port constitué de deux pièces (une calotte hémisphérique avec un couvre-nuque riveté à l’arrière) ; le type Alésia / celtique occidental, en fer, qui diffère du type Port par sa fabrication d’un seul tenant ; le type Coolus-Mannheim, en bronze, coulé d’un seul tenant, à calotte lisse sans bouton, avec parfois un bord en bourrelet et un couvre-nuque très peu marqué127. Sur l’arc d’Orange, on retrouve des casques de type Haguenau (en bronze) et Weisenau (en fer), qui sont issus des types gaulois de Port et d’Alesia et qui apparaissent à l’époque augustéenne128. Ces nouveaux types ont tous les mêmes caractéristiques : ils sont faits d’un seul tenant avec une « visière » de renfort rivetée et un couvre-nuque très développé. Cette couverture importante offre l’avantage de protéger des coups de taille portés contre l’arrière de la tête, très fréquents dans les mêlées de cavalerie. En guise de bouclier, le guerrier de Vachères porte un scutum oblong muni d’un umbo circulaire, de tradition germanique129. On retrouve ce type d’équipement défensif sur l’arc d’Orange. Porté en écharpe du côté gauche, le bouclier permet de couvrir le buste et la cuisse du cavalier ainsi que le flanc de sa monture130. Pour l’immense majorité d’entre elles, les troupes occidentales servent comme cavalerie médiane : nous entendons par là que leur équipement leur permet de combattre à distance comme au corps-à-corps131. ROTH CONGÈS (2009), 68, fig. 5. HARMAND (1967), 86. 127 PERNET (2010), 112-23. 128 AMY ET AL. (1962), 125. 129 PERNET (2010), 109-12. 130 Cf. Asclep., 1, 3 : θυρεοφόρον, ὅτ’ ἂν καὶ ἀσπίδας ἔνιοι φορῶσι παραμήκεις διὰ τὸ συνεπισκέπεσθαι καὶ τὸν ἵππον. L’utilisation de larges boucliers oblongs est l’une des caractéristiques les plus notables de la cavalerie tardo-laténienne. Ces scuta se constituent d’une planche de bois, recouverte d’une couche de cuir, et sont renforcés sur leur face extérieure par un umbo (circulaire ou à ailettes) et parfois par une spina. La poignée horizontale permet de tenir le bouclier de la main gauche en même temps que les rênes du cheval. Cf. SEKUNDA (2006), qui traite de leur adoption par les armées hellénistiques et républicaine. 131 VIGNERON (1968), I, 267-8 insiste excessivement sur le harcèlement à distance, sans tenir compte des témoignages qui montrent que les auxiliaires gaulois et germains pratiquaient aussi souvent le combat de choc. Cette tendance à considérer les cavaleries auxiliaires tardo-républicaine et impériale comme des cavaleries légères se fonde, chez cet 125 126

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À plusieurs reprises dans le corpus césarien, des cavaliers celtes et germains lancent des projectiles contre leurs adversaires132. Ces javelines sont certainement les μικρὰ δοράτια que Plutarque prête aux cavaliers gaulois de P. Crassus lors de la bataille de Carrhes (53 av. J.-C.), et dont il nous dit qu’elles étaient inefficaces contre les puissantes armures métalliques des cataphractes parthes133. Mais les equites transalpins excellent aussi dans la mêlée. Lors du grand combat de cavalerie qui se déroule quelques jours avant le siège d’Alésia en 52, les cavaliers de Vercingétorix font ainsi le serment de « traverser par deux fois à cheval les rangs ennemis »134. Les Gaulois disposent en particulier de selles à armature solide qui leur procurent une grande stabilité pour l’escrime au corps-à-corps. Les Germains méprisent cet accessoire de monte, qu’ils considèrent comme un signe de mollesse, et préfèrent sauter de cheval pour continuer le combat à pied135. Cela ne les empêche pas de pratiquer la charge à fond, par exemple lors du deuxième combat de cavalerie devant Alésia136. Leur prédilection pour le corps-à-corps se retrouve dans un passage du De bello Alexandrino : alors que les troupes égyptiennes de Ptolémée XIII harcèlent celles de César depuis l’autre rive d’une rivière encaissée, les Germains n’hésitent pas à traverser le cours d’eau à la nage pour forcer l’engagement137. L’autre grande particularité de la cavalerie germanique réside dans l’emploi de binômes associant un fantassin léger à chaque cavalier. Cette tactique, longuement décrite par César, rappelle celle des hamippoi grecs et pourrait être à l’origine de la formation des premières cohortes mixtes138 : auteur, sur un présupposé dogmatique, postulant l’abandon général de « la tactique des lanciers » après la deuxième guerre punique. 132 Caes., BG, I, 46, 1 (cavaliers d’Arioviste) ; V, 57 et 58 (cavaliers trévires). 133 Plut., Cras., 25, 7. 134 Caes., BG, VII, 66, 7 : bis per agmen hostium perequitasset. Mais il peut s’agir d’un topos car l’expression se retrouve sous une forme légèrement différente chez Liv., XL, 40, 7 : bis ultro citroque cum magna strage hostium, infractis omnibus hastis, transcurrerunt. 135 Caes., BG, IV, 2, 3-4 : Equestribus proeliis saepe ex equis desiliunt ac pedibus proeliantur, equos eodem remanere uestigio adsuefecerunt, ad quos se celeriter, cum usus est, recipiunt  : neque eorum moribus turpius quicquam aut inertius habetur quam ephippiis uti. 136 Ibid., VII, 80, 6 : durant ce combat, les Germains de César chargent les Gaulois de l’armée de secours « en ordre serré » (confertis turmis), dispositif qui ne convient évidemment pas aux manœuvres de harcèlement. 137 Ps-Caes., BAlex., 29. 138 D’après TAUSEND (1988), cette Taktik der Doppelkampfer était surtout répandue chez les auxiliaires ubiens (cf. CIL, X, 4862 = ILS, 2690 : cohors Ubiorum peditum et equitum), alors que la charge à fond avait plutôt la faveur des chattische Bataver und Kannanefaten, qui formaient le noyau de la future garde montée des empereurs. Sur les

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«  Ils étaient six mille cavaliers, et autant de fantassins, les plus agiles et les plus braves de tous  : chaque cavalier en avait choisi un sur l’ensemble des troupes pour sa sûreté personnelle. Ils allaient au combat avec eux. C’était sur eux que les cavaliers se repliaient  ; ils accouraient si la situation devenait critique  ; ils entouraient et protégeaient celui qui, grièvement blessé, était tombé de cheval  ; s’il fallait avancer à quelque distance ou faire une retraite rapide, ils avaient grâce à leur entraînement, une telle agilité qu’en se tenant aux crinières des chevaux ils les suivaient à la course. » (trad. Constans modifiée)139.

À côté de cette cavalerie polyvalente, les Romains emploient aussi souvent des unités de cavalerie légère, pratiquant de manière exclusive le harcèlement à distance. C’est le cas des auxiliaires numides et maures que l’on retrouve durant toute la période, le plus souvent en Afrique, mais aussi sur d’autres théâtres d’opération140. Ces cavaliers fournis par les tribus du nord du Maghreb montent leurs chevaux à cru et n’utilisent comme armement qu’un petit bouclier rond et des javelines. Une série de stèles trouvées en Grande Kabylie (les stèles de type « Abizar ») donnent à voir de tels combattants, munis de leurs attributs, dont certains renvoient à l’exercice supposé d’un pouvoir politique (fig. 7)141. Ces représentations parfois accompagnées d’inscriptions libyques sont probablement celles de ces « princes » qui servaient d’intermédiaires privilégiés entre les communautés locales et le pouvoir romain. La tactique des javeliniers africains consiste à faire pleuvoir des nuées de traits dans les rangs des ennemis142 et à se replier dès que celui-ci tente de riposter, avant de se rédéployer pour réitérer l’opération143. On trouve enfin des archers montés (equites sagittarii / ἱπποτοξόται) dans les armées de campagne du Ier s. av. J.-C. Ces unités sont plus rarement attestées dans les sources et sont surtout actives en Orient, là où les généraux romains les recrutent. Elles sont présentes dans l’armée de Pompée à Pharsale, dans l’armée de Cassius lors de ses opérations contre Dolabella et dans celle des hamippoi : Xen., Hipp., 5, 6 (avec VIGNERON [1968], I, 249-51 ; SEKUNDA [1986], 53-4 ; SPENCE [1993], 21 et 58-60 ; GAEBEL [2002], 139-40). 139 Caes., BG, I, 48, 5-7 : Equitum milia erant sex, totidem numero pedites uelocissimi ac fortissimi, quos ex omni copia singuli singulos suae salutis causa delegerant  : cum his in proeliis uersabantur. Ad eos se equites recipiebant  : hi, si quid erat durius, concurrebant, si qui grauiore uulnere accepto equo deciderat, circumsistebant  ; si quo erat longius prodeundum aut celerius recipiendum, tanta erat horum exercitatione celeritas, ut iubis equorum subleuati cursum adaequarent. 140 HAMDOUNE (1999), 69-93. 141 LAPORTE (1992) ; CAMPS ET AL. (1996-1998). 142 App., Pun., V, 26 ; Luc., Phars., IV, 680-83 ; Serv., apud Aen., VII, 732 ; Oros., V, 15, 11 et 15. 143 Sall., Jug., 101, 4.

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Figure 7 – Stèles libyques de Grande Kabylie. 1 - Abizar. 2 - Souama. 3 - Bou Djemaa. Source : LAPORTE (1992), 394, fig. 2. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

césaricides à Philippes144. Quelques rares cas de supplétifs orientaux apparaissent durant les campagnes contre les Parthes (Osrhoéniens de Crassus, Arméniens d’Antoine)145 : leur aide semble avoir été particulièrement appréciée contre la cavalerie arsacide qui pratique l’archerie montée avec prédilection146, mais aucune source n’évoque directement leur rôle au combat. 144 Caes., BC, III, 4, 5 (hippotoxotae syriens d’Antiochos de Commagène) ; App., BC, IV, 59, 63 et 88 ; Str., XVI, 2, 10 ; Just., XLII, 4, 7 (archers montés arabes, mèdes et parthes). Lors de la bataille de Philippes, les Césaricides attendaient apparemment un contingent supplémentaire de cavaliers parthes, qui n’arriva pas à temps : App., BC, IV, 133 ; Flor., II, 19, 4 ; Cass. Dio, XLVIII, 24, 4-5. Cf. KENNEDY (1977), 528 ; HERZ (1982), 177 ; LEROUGE (2007), 87 ; WHEELER (2016), 183-4, qui pensent qu’il faut distinguer ces renforts attendus, des Parthes qui furent effectivement présents durant la bataille. Contra SADDINGTON (1982), 18. 145 Osrhoéniens : Plut., Crass., 21, 1 et Cass. Dio, XL, 20, 3 ; 23, 1. Arméniens : Plut., Crass., 19, 1 ; Ant., 37, 3 ; 50, 4. 146 Ibid., 50, 5-6.

CHAPITRE 3 LA CAVALERIE DANS LES GUERRES TARDO-RÉPUBLICAINES

Le Ier s. av. J.-C. est l’un des temps forts du développement du combat de cavalerie dans le monde romain. Certains grands imperatores disposent pour la première fois de contingents montés dont les effectifs dépassent la dizaine de milliers de soldats. Épisodiquement, les sources mentionnent de véritables armées de cavalerie capables d’agir de manière autonome dans de vastes secteurs d’opérations, sans l’appui de fantassins. Sur le plan tactique et notamment dans les batailles rangées, les troupes montées remplissent des tâches essentielles : elles engagent des combats préliminaires avec les escarmoucheurs adverses, protègent les flancs de l’infanterie, cherchent à envelopper l’armée ennemie et à la mettre en déroute avant d’entreprendre le massacre en règle des fuyards. En dehors des batailles en rase campagne, la cavalerie est utilisée pour nombre d’opérations périphériques1 : elle assure la reconnaissance des espaces parcourus et l’acquisition du renseignement, escorte les colonnes de fantassins et les détachements de fourrageurs, harcèle l’armée adverse et garantit le prélèvement des approvisionnements en territoire ennemi. Ces missions ne sont pas toujours tactiquement décisives mais permettent à l’ensemble de l’armée de se mouvoir et d’opérer conformément au plan stratégique du haut commandement, tout en empêchant l’armée adverse de faire de même. Elles impliquent souvent des escarmouches qui diffèrent des batailles d’infanterie en ce qu’il s’agit de rencontres plus fugaces, répétées, mettant aux prises des effectifs moindres.

1 Sur l’échelle d’analyse des réalités opérationnelles, cf. ROGERS (2006), 1233. Le concept moderne d’« opération », d’« opératique » ou d’« art opératif » renvoie à une ou plusieurs actions militaires conduites par de grands corps de troupes associant plusieurs armes (cavalerie, infanterie…) dans la réalisation d’objectifs communs. Ces actions sont délimitées dans un cadre spatialement et temporellement cohérent.

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I – LA

CAVALERIE RÉPUBLICAINE EN CAMPAGNE

A. Mobilité opérationnelle et détachements de cavaliers L’étude des missions confiées à la cavalerie doit nécessairement commencer par un constat élémentaire mais fondamental : le principal avantage des troupes montées réside dans leur grande mobilité, qui leur permet de parcourir en peu de temps des distances beaucoup plus importantes que l’infanterie2. Il faut évidemment se garder d’imaginer que les cavaliers romains étaient capables, à l’image des nomades des steppes, d’effectuer de grandes chevauchées sur plusieurs milliers de kilomètres. Nous verrons en temps voulu que cette conception ne correspond pas aux capacités des armées sédentaires de l’Antiquité. Cependant, sur de courtes distances, l’equitatus tardo-républicain pouvait certainement se déplacer plus rapidement que l’infanterie, et les missions qui lui étaient assignées dépendaient largement de ce paramètre. Une indication fournie par Plutarque donne une illustration très claire de cette réalité. À la suite d’un combat livré près de Phraaspa, en 36 av. J.-C., Antoine détache un corps d’armée mixte pour poursuivre des troupes ennemies qui viennent d’être mises en fuite. L’infanterie légionnaire parvient à atteindre une distance de cinq stades (environ neuf kilomètres). La cavalerie, pour sa part, poursuit « trois fois plus loin »3. Ce rapport d’un pour trois en faveur de la cavalerie a des conséquences importantes sur l’organisation des opérations militaires. Comme le souligne Clausewitz, l’essence de la stratégie consiste, pour un général, à être capable de déplacer ses troupes de manière à être le plus fort possible au moment décisif de l’affrontement4. En raison de sa grande mobilité, la cavalerie est la composante tactique la plus à même d’agir suivant ce principe de « concentration des forces », en provoquant des attaques du fort au faible contre des détachements isolés et mal préparés. C’est aussi l’arme qu’un général prend le moins de risques à exposer au combat puisque les soldats à cheval ont toujours la possibilité de se retirer de l’engagement en cas de difficulté5. Ces deux avantages expliquent pourquoi les troupes montées sont si souvent détachées en avant des armées de campagne, que ce soit pour poursuivre une armée en déroute, comme l’illustre l’exemple qui vient 2 Sur la question, voir HYLAND (1990), 162-3, 192-5, 242-3 ; VIGNERON (1968), I, 159-65 ; JUNKELMANN (1990), I, 84. 3 Plut., Ant., 39, 7. 4 Clausewitz, De la guerre, III, 11 (éd. Naville p. 214). 5 Voir les remarques intemporelles d’AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756), 16.

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d’être évoqué, ou pour n’importe quelle autre tâche que l’infanterie serait trop lente à accomplir6. Ils permettent aussi de comprendre l’un des modes opératoires privilégiés de la cavalerie : la surprise. La mobilité supérieure de la cavalerie permet en effet d’attaquer l’ennemi où et quand il ne s’y attend pas, et notamment lorsqu’il est en situation d’infériorité numérique. César donne un bon exemple de ce type d’action lors de la campagne de 53 contre Ambiorix. Afin de s’emparer du chef des Éburons, le proconsul détache en avant de son armée « L. Minucius Basilus et toute la cavalerie, avec ordre de profiter de la rapidité de sa marche et de toute occasion favorable. »7. Basilus se conforme aux ordres reçus : « après une marche effectuée rapidement et par surprise » qui lui permet de neutraliser les éclaireurs gaulois8, il parvient à atteindre Ambiorix sans que ce dernier ait pu être informé de son approche. Pris au dépourvu par « l’arrivée soudaine de la cavalerie » romaine (repentino equitum aduentu), les Éburons doivent fuir en toute urgence9. Ces attaques surprise peuvent aussi cibler des convois de ravitaillement, des fourrageurs ou des travailleurs en train d’établir un camp d’étape10. Dans d’autres circonstances, la cavalerie est détachée pour prendre des villes ou des points fortifiés, épargnant à l’infanterie de longues et fastidieuses opérations de siège. Ainsi, lors de la guerre de Jugurtha en 107, Marius parvient à enlever Capsa sans avoir à combattre. Il se dirige à marche forcée vers la ville et, une fois arrivé à proximité, détache en avant sa cavalerie et des troupes légères pour prendre les portes. La suprise oblige les habitants à se rendre11.

6 D’autres opérations de poursuite à grande échelle sont attestées durant la période. Cf. e.g. Caes., BC, III, 102, 1 (trad. P. Fabre) : « César pensa qu’il lui fallait tout abandonner pour poursuivre Pompée, quel que fût le lieu où il se serait retiré après sa fuite, pour l’empêcher de lever de nouvelles troupes et de recommencer la guerre ; aussi avançait-il chaque jour de toute la distance qu’il pouvait couvrir avec la cavalerie ; une légion devait le suivre en faisant de moins longues étapes ». 7 Caes., BG, VI, 29, 4 (trad. L.-A. Constans) : Lucium Minucium Basilum cum omni equitatu praemittit, si quid celeritate itineris atque opportunitate temporis proficere posset. 8 Ibid., 30, 1. 9 Ibid., 30, 2-31, 2. 10 Ravitaillement : Ps.-Caes., BHisp., 11, 1 ; App., BC, V, 32. Fourrageurs : App., Pun., 100 ; Caes., BC, I, 55 ; III, 37, 5-7. Travailleurs : App., BC, V, 110. 11 Sall., Jug., 91, 4-5 : repente omnem equitatum et cum his uelocissimos pedites cursu tendere ad Capsam et portas obsidere iubet. Deinde ipse intentus propere sequi neque milites praedari sinere. Quae postquam oppidani cognouere, res trepidae, metus ingens, malum improuisum, ad hoc pars ciuium extra moenia in hostium potestate coegere uti deditionem facerent.

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La mobilité n’est pas seulement un avantage sur le plan offensif. C’est aussi une qualité très appréciable pour la défense, lorsqu’une situation critique nécessite une intervention immédiate. Au début de l’année 52, alors qu’il doit se rendre rapidement en pays héduen pour empêcher l’insurrection gauloise de se propager, César prend la tête de sa cavalerie et, sans s’arrêter ni de jour ni de nuit, remonte à marche forcée la vallée du Rhône : « il voulait, au cas où les Héduens iraient jusqu’à tramer quelque plan contre sa vie, en prévenir, par sa rapidité, l’exécution. »12. Cette vélocité permet encore d’occuper avant l’ennemi des positions avantageuses (éminences, défilés ou cours d’eau), dont le contrôle peut avoir des retombées importantes sur le dénouement d’une campagne. En 109, alors qu’il progresse à l’intérieur du territoire numide, Metellus, qui vient d’être informé de l’arrivée imminente des troupes de Jugurtha, envoie immédiatement Rutilius en détachement avec des troupes montées et des cohortes légères pour établir un camp sur le Muthul13. Si elle s’était vu interdire l’accès à ce cours d’eau (l’un des seuls de la région)14, l’armée romaine aurait certainement dû se replier vers la côte. Un procédé identique est adopté par Ventidius Bassus en 39 : alors qu’il se trouve en Cilicie, le général romain détache sa cavalerie dans l’Amanus pour s’emparer rapidement du défilé d’Alexandrette, l’un des principaux points d’accès vers la Syrie et la moyenne vallée de l’Euphrate, que les Parthes disputent aux Romains15. On peut légitimement se poser la question du degré d’autonomie dont disposent ces groupes mobiles de cavaliers : sont-ils capables d’agir seuls, sans le soutien de l’infanterie, notamment sur de longues distances ? Voit-on se développer de véritables armées de cavalerie ? Il semble bien que dans la plupart des cas, les Romains aient privilégié des détachements mixtes, quitte à laisser la cavalerie prendre un peu d’avance sur les fantassins chargés de les accompagner et de les protéger. Mais il existe des exceptions. Deux exemples issus des Commentarii de bello Gallico montrent que, dans certaines circonstances, des cavaliers pouvaient se passer du soutien des soldats à pied. En 56, César détache une force montée sous le commandement de Labienus pour maintenir les 12

Caes., BG, VII, 9, 4 (trad. L.-A. Constans) : ut, si quid etiam de sua salute ab Haeduis iniretur consilii, celeritate praecurreret. Voir aussi Hirt., BG, VIII, 39, 4 (César se rend en toute hâte du territoire des Carnutes vers Uxellodunum, que Caninius est en train d’assiéger) : ipse cum omni equitatu quam potest celerrime ad Caninium contendit. 13 Sall., Jug., 50, 1. 14 Ibid., 48, 4. 15 Cass. Dio, XLVIII, 41.

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Trévires dans l’obéissance pendant que lui-même s’occupe de soumettre les Vénètes16. L’effectif de ce parti n’est pas renseigné mais il devait être suffisamment important pour permettre le contrôle d’une vaste ciuitas. En 53, après la campagne contre les Ménapes, le proconsul a recours au même mode opératoire : il laisse sur place, « pour les surveiller, Commios l’Atrébate avec de la cavalerie, et il marche contre les Trévires »17. Dans les deux cas, il est question d’opérations de surveillance dont l’ampleur reste limitée. Leur signification ne doit pas être surinterprétée : César n’a pas cherché à faire de la cavalerie une « arme autonome, appropriée aux vastes espaces », comme le suppose Michel Rambaud18. Il demeure le plus souvent fidèle à la tradition privilégiant l’emploi de corps mixtes. Mais l’ampleur de ces détachements mérite d’être notée dans la mesure où elle marque une évolution notable par rapport à la période précédente. Sur le terrain, le système de la légation permet d’organiser ces groupes mobiles avec une grande souplesse19. Les légats assument les fonctions du général sur des théâtres d’opérations secondaires lorsqu’une division des forces intervient. Les corps d’armée dont ils assurent le commandement dépassent généralement le millier, voire la dizaine de milliers de soldats. Leur composition varie en fonction des nécessités. Il s’agit le plus souvent de forces mixtes ; plus exceptionnelement de pures armées 16 Caes., BG, III, 11, 1-2 : Itaque T. Labienum legatum in Treueros, qui proximi flumini Rheno sunt, cum equitatu mittit. Huic mandat, Remos reliquosque Belgas adeat atque in officio contineat Germanosque, qui auxilio a Belgis arcessiti dicebantur, si per uim nauibus flumen transire conentur, prohibeat. 17 Ibid., VI, 6, 4 (trad. L.-A. Constans) : His confirmatis rebus Commium Atrebatem cum equitatu custodis loco in Menapiis relinquit  ; ipse in Treueros proficiscitur. 18 Cf. RAMBAUD (1969), 659-61, évoquant une véritable répartition des tâches : « force de surveillance, de police et de défense expédiée loin du quartier général, la cavalerie doit permettre au conquérant de concentrer l’effort de l’infanterie lourde, arme de choc et de conquête, sur une autre région, Schwerpunkt de la guerre. » Selon lui, ce mode opératoire aurait caractérisé les premières années de la conquête. Le proconsul aurait ensuite renoncé à utiliser sa cavalerie de la sorte : la défaite de son equitatus contre les Usipètes et les Tenctères en 55 l’en aurait convaincu (Caes., BG, IV, 12). Cette théorie nous semble pécher par excès de systématisme. Rambaud ne cite qu’un seul exemple de véritable détachement autonome : celui de Labienus en 56. Ce cas particulier ne permet pas de mettre en évidence une distinction générale des rôles stratégiques de l’infanterie et de la cavalerie. On notera par ailleurs qu’en 56, César ne détache pas toute sa cavalerie chez les Trévires : Publius Crassus opère au même moment en Aquitaine avec douze cohortes et une force substantielle d’equites (ibid., III, 11, 3). Quant à la défaite de la cavalerie romaine contre les Usipètes et les Tenctères, elle ne constitue pas non plus une césure puisque nous avons vu qu’en 53, César charge encore ses cavaliers d’assurer une mission de surveillance sans le soutien de fantassins. 19 Voir HARMAND (1967), 377-8 et PRAG (2010), 102-3.

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de cavalerie20. Il n’existe à notre connaissance que deux exemples de ce dernier cas de figure : outre celui du détachement commandé par Labienus chez les Trévires en 56, on peut noter qu’en 51, les légats G. Pedius et L. Aurunculeius Cotta commandent toute la cavalerie détachée par César à la poursuite des Belges21. Des lieutenants peuvent aussi commander de grands rassemblements de cavaliers dans l’ordre de marche ou dans la ligne de bataille : en 108, Marius est à la tête de l’arrière-garde montée de l’armée de Metellus en Numidie22 ; en 58, P. Crassus commande la cavalerie de l’aile gauche césarienne lors de la bataille d’Argentorate contre Arioviste23. S’il est vrai que des légats peuvent diriger des forces mixtes rassemblant des auxiliaires, c’est aussi le cas des questeurs comme l’illustre l’exemple de Sylla dans l’armée de Marius et celui de Marc Antoine dans l’armée des Gaules24.

B. Le renseignement et la reconnaissance armée Lorsqu’ils ne combattent pas directement, les cavaliers sont la plupart du temps les « yeux du général »25. Dans l’ordre de marche, certains escadrons doivent assurer la protection immédiate de la colonne contre d’éventuelles attaques surprise en patrouillant autour de l’armée. En sus de ce dispositif classique, des forces montées peuvent être détachées plus loin pour reconnaître la région parcourue et se renseigner sur la position, les effectifs ou encore l’armement de l’ennemi. L’ordre de marche de Q. Caecilius Metellus en Numidie (108 av. J.-C.) offre un bon exemple de cette répartition des tâches (fig. 8). L’armée romaine avance « en colonne protégée » (munito agmine) : Metellus forme l’avant-garde constituée de fantassins légers ; Marius, son légat, est à l’arrière-garde avec la cavalerie italique ; les equites auxiliares sont sur les flancs, avec des vélites parmi eux (permixti uelites). Salluste prend soin de préciser 20

Forces mixtes : Caes., BG, V, 17, 2 (C. Trebonius) ; VI, 32, 6 (Q. Tullius Cicero). Ibid., II, 11, 3. 22 Sall., Iug., 46. 23 Caes., BG, I, 52, 7. Pour un exemple plus ancien, voir aussi Liv., XLII, 58, 11-4 (bataille de Kallikynos, 171 av. J.-C.). 24 Sylla : Sall., Jug., 98 et 100. Antoine : Hirt., BG, VIII, 38, 1 et 48, 1. Voir PRAG (2010), 103 et n. 7. 25 Cf. Clausewitz, De la guerre, V, 7 (éd. Naville, 332-3). Sur la question du renseignement opérationnel à l’époque républicaine, voir VEITH (1906), 45-6 ; KROMAYER & VEITH (1928), 426-7 ; AUSTIN & RANKOV (1995), chap. 3 ; EZOV (2000) ; SHELDON (2005), 18-9 (insistant sur l’ancienneté de cette pratique dans le monde romain) et 120-1 (époque césarienne). 21

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Figure 8 – Ordre de marche de Metellus en Numidie (108 av. J.-C.).

que Metellus a préalablement envoyé des éclaireurs au loin et en tous sens (late explorare omnia), pour observer les mouvements de l’armée adverse26. Une procédure identique est employée par Marius deux ans plus tard, lorsqu’il se replie vers ses quartiers d’hiver en Afrique : soupçonnant la proximité des ennemis, ce dernier missionne des transfuges numides en reconnaissance (exploratio) pour percer les desseins de Jugurtha27. Quatre jours plus tard alors que l’armée romaine a presque atteint Cirta, tous les éclaireurs (speculatores) se rabattent vers la colonne pour signaler l’arrivée imminente de l’ennemi28. La mission principale de ces cavaliers est de collecter les renseignements nécessaires au bon déroulement de la campagne. Mais les opérations de reconnaissance débouchent fréquemment sur de véritables combats. Ces affrontements peuvent être fortuits et involontaires. En 58, immédiatement après avoir traversé la Saône, César détache 4 000 cavaliers pour se renseigner sur les mouvements de l’armée helvète : ses 26 Sall., Jug., 46 : Neque Metellus idcirco minus, sed pariter ac si hostes adessent munito agmine incedere, late explorare omnia. Remarquons que ce n’est pas toute la cavalerie qui a été détachée à cette fin, mais seulement une partie. 27 Ibid., 100 : Perfugae, minime cari et regionum scientissimi, hostium iter explorabant. 28 Ibid., 101 : Igitur quarto denique die haud longe ab oppido Cirta undique simul speculatores citi sese ostendunt, qua re hostis adesse intellegitur. Sed quia diuersi redeuntes alius ab alia parte atque omnes idem significabant.

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troupes accrochent trop vivement l’arrière-garde des ennemis et doivent livrer bataille sur un terrain qu’elles n’ont pas choisi (alieno loco), dans des conditions défavorables29. Dans d’autres circonstances, les combats d’avant-postes peuvent être liés à la volonté de faire des prisonniers qui seront ensuite interrogés30. Mais la plupart du temps, ces affrontements semblent découler naturellement des opérations de renseignement31. Il faut y voir un procédé permettant de contrarier les plans de l’adversaire et, éventuellement, de le forcer à accepter un engagement général. Clausewitz souligne par ailleurs que la simple menace qu’une reconnaissance agressive fait peser sur l’ennemi est parfois une fin en soi : « l’efficacité des corps avancés consiste plutôt dans leur simple présence que dans la force réellement déployée par eux, plutôt que dans la possibilité des engagements qu’ils pourraient livrer que dans ceux qu’ils livrent réellement ; ils ne sont pas destinés à arrêter les mouvements de l’ennemi, mais à les modérer et à les régulariser comme le ferait un pendule, ce qui nous permet de les soumettre à nos calculs. »32. Au cours du Ier s. av. J.-C., la qualité des reconnaissances demeure très inégale et dépend des circonstances particulières présidant à l’organisation de chaque campagne. Il n’existe pas dans l’armée républicaine de système de renseignement permanent ni de corps d’éclaireurs professionnels33. Les troupes sélectionnées pour l’exploratio sont presque toujours issues des rangs de la cavalerie auxiliaire et forment des groupes constitués ad hoc34. Les alliés locaux sont particulièrement appréciés pour leur bonne connaissance du terrain. Lors de sa campagne de 197 contre 29 Caes., BG, I, 15, 1-2. Dans ce même passage, César souligne l’impact psychologique de ces combats, qui permettent aux armées de se jauger avant l’affrontement général : « Ce combat exalta l’orgueil de nos adversaires, qui avaient avec cinq cents cavaliers repoussé une cavalerie si nombreuse ». Voir également ibid., II, 8, 1-3. 30 Ibid., VIII, 7, 1-2 (trad. L.-A. Constans modifiée) : « Quand il a réuni ces troupes, il marche contre les Bellovaques, campe sur leur territoire et envoie dans toutes les directions des escadrons de cavalerie pour faire quelques prisonniers qui pourront lui apprendre les desseins de l’ennemi. Les cavaliers, s’étant acquittés de leur mission rapportent qu’ils n’ont trouvé que peu d’hommes dans les maisons. » 31 E.g. App., BC, V, 23 (guerre de Pérouse, 41 av. J.-C.) : « Arrivé le premier, César envoya des cavaliers sur le passage de Lucius, sans doute pour un repérage des lieux, au cas où ils verraient une quelconque embuscade quelque part. Et ces cavaliers, ayant rencontré d’autres cavaliers appartenant à Lucius, sans doute des coureurs ou des éclaireurs eux aussi, en tuèrent quelques-uns. » (trad. M. Étienne-Duplessis modifiée). 32 Clausewitz, De la guerre, V, 8 (éd. Naville p. 343). 33 SOUTHERN (2006), 225. 34 AUSTIN & RANKOV (1995), 101. Un unique temoignage laisse cependant penser que des éclaireurs pouvaient être recrutés dans les rangs de la cavalerie légionnaire : Ps.-Caes., BHisp., 13, 3 (Speculator de legione II Pompeiana).

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Philippe V, T. Quinctius Flamininus détache ainsi 300 κατάσκοποι en avant de son armée tout en s’assurant d’intégrer dans ce parti deux escadrons de cavalerie étolienne à cause « de l’expérience qu’elle avait des lieux » (διὰ τὴν ἐμπειρίαν τῶν τόπων)35. Les Romains n’hésitent pas à s’en remettre à des princes clients, qui jouent traditionnellement un rôle de premier plan dans la collecte du renseignement stratégique et peuvent aussi servir à la tête de contingents montés36. Mais la plupart du temps, les sources se contentent d’observer la mobilisation de supplétifs alliés, sans que la mission semble faire intervenir de personnage de haut rang37. Ces éclaireurs sont parfois d’une fiabilité douteuse et nombre d’exemples rappellent les risques que comporte un système de renseignement reposant exclusivement sur leur concours38. En 67, M. Fabius, légat de Lucullus dans le Pont, fait l’erreur de recourir aux services de cavaliers thraces, anciens mercenaires de Mithridate : ces derniers lui livrent de fausses informations sur l’approche du roi39. En 53, les éclaireurs du phylarque osrhoénien Abgar incitent Crassus à s’engager dans la plaine du Balikh pour livrer bataille contre Suréna dans des circonstances désavantageuses et finissent par le trahir ouvertement en prenant ses troupes à revers40. Depuis les travaux de Georg Veith, on suppose qu’une amélioration serait survenue dans le domaine du renseignement à la fin de la 35 Plb., XVIII, 19, 9. Voir aussi le cas des transfuges numides de l’armée de Marius, dont Salluste précise qu’ils étaient regionum scientissimi (Sall., Jug., 100, 3). 36 Voir e.g. le rôle des princes thraces Rhaskos et Rhaskouporis lors de la campagne de Philippes en 42, App., BC, IV, 87. 37 En 53, César recourt ainsi aux services d’exploratores ubiens pour se renseigner sur la situation des Suèves outre-Rhin : Caes., BG, VI, 29, 1. 38 C’est peut-être pour cette raison que César leur adjoint parfois des centurions : e.g. ibid., II, 17, 1. Il arrive aussi que le général lui-même participe aux opérations, non sans prendre de gros risques : e.g. App., BC, V, 23 (Octavien). 39 Cass. Dio, XXXVI, 9, 3. 40 Plut., Cras., 21-2 ; Cass. Dio, XL, 20, 3 et 23, 1. Sur la faillite du renseignement opérationnel de Crassus lors de la campagne de Carrhes, cf. SHELDON (2005), 86-99 et (2010), 33-6. Le tableau très sombre brossé par cette historienne nous semble cependant excessivement tributaire de sources dont la partialité à l’égard du proconsul de Syrie n’est plus à démontrer (cf. LEROUGE [2007], 296). Crassus était bien renseigné sur le mode de combat des Parthes en 53 puisqu’il avait fait campagne contre eux l’année précédente. En outre, il est difficile de croire qu’il se soit laissé égarer en plein « open desert » par ses éclaireurs osrhoéniens. Contrairement à ce que suggère le texte de Plutarque, l’itinéraire proposé par Abgar, consistant à passer par la vallée du Balikh, n’était pas plus dangereux que la voie de l’Euphrate : Crassus avait déjà établi des garnisons en Haute Mésopotamie, notamment à Carrhes où un certains Coponius était en poste (Plut., Cras., 27) ; il disposait à la fois de places fortes où se replier et d’éclaireurs dans la région. Du reste, son armée pouvait s’appuyer sur le Balikh pour descendre vers Kallinikos.

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République41. L’officier et historien autrichien reconnaît en particulier à César le mérite d’avoir organisé et érigé l’exploratio au rang de principale activité de la cavalerie, avec une importance et une efficacité nouvelles42. Il nous semble difficile de partager cette conclusion. Durant la campagne de 58 contre les Helvètes, César se contente souvent de détacher toute sa cavalerie dans la direction supposée de l’armée ennemie, et non en tous sens comme le faisaient Metellus et Marius lors de la guerre de Jugurtha43. Un tel mode opératoire place automatiquement une armée en marche à la merci d’éventuelles embuscades. L’incurie du renseignement opérationnel des armées césariennes est encore confirmée lors du bellum Africum en 46. Alors qu’il se dirige vers Ruspina avec une partie de son armée, César se rend compte trop tard – informé par ses éclaireurs qui n’opéraient manifestement pas assez loin du gros de ses troupes – de l’approche de l’armée de Labienus44. L’affrontement qui s’ensuit amène les troupes césariennes au bord du désastre : disposant d’informations erronées sur la nature de l’ordre de bataille adverse, César range son armée sur une seule ligne et se laisse facilement encercler45. Il s’en faut de peu que ses hommes ne soient complètement massacrés par la cavalerie numide dans leur retraite. Il n’y a donc nul lieu de penser que le dictateur avait réformé son système de renseignement dans le sens d’une plus grande efficacité46.

KROMAYER & VEITH (1928), 426. VEITH (1906), 14-5 et 473 (suivi par HARMAND [1967], 138-9). SHELDON (2005), chap. 5 insiste aussi sur les qualités de César dans ce domaine, qu’elle oppose aux défauts de son contemporain Crassus. Sur la nature du renseignement césarien (aussi bien aux niveaux stratégique, opérationnel et tactique), voir de manière plus générale EZOV (1996), BERTRAND (1997) et GICHON (2011). 43 Caes., BG, I, 21, 3 : Ipse de quarta uigilia eodem itinere quo hostes ierant ad eos contendit equitatumque omnem ante se mittit. Ibid., IV, 11, 6 : Interim ad praefectos, qui cum omni equitatu antecesserant, mittit qui nuntiarent ne hostes proelio lacesserent. Ibid., VI, 29, 4 : Lucium Minucium Basilum cum omni equitatu praemittit, si quid celeritate itineris atque opportunitate temporis proficere possit. Il y a une exception au début de l’année 52, peut-être liée à la gravité de l’insurrection générale, qui obligeait César à agir avec prudence, cf. ibid., VII, 9, 2 : Brutum adulescentem his copiis praeficit  ; hunc monet, ut in omnes partes equites quam latissime peruagentur. 44 Ps.-Caes., BAfr., 12, 1 : Interim cum iam Caesar progressus esset a castris circiter milia passuum III, per speculatores et antecessores equites nuntiatur ei copias hostium haud longe ab sese uisas. 45 Il pense à tort que Labienus s’apprête à lui opposer une ligne d’infanterie alors que son acies principale se compose de cavaliers et de fantassins légers, cf. ibid., 13, 1 (ut procul Caesariani pedestres copias arbitrarentur) et 2 (existimabat enim se acie instructa cum pedestribus copiis dimicaturum). 46 Dans le même sens et avec d’autres exemples : EZOV (1996), 84 et ID. (2000), 302. 41

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Lorsqu’elles décrivent des opérations de reconnaissance, les sources qualifient alternativement les éclaireurs d’exploratores et de speculatores47. Il est difficile de savoir si ces deux termes techniques recouvrent des réalités différentes. François Cadiou remarque que, dans le cas des guerres ibériques, « le terme speculator renvoie généralement à une collecte d’information sur l’état des forces ennemies. » Quant à l’exploratio, elle désignerait davantage la « reconnaissance du terrain »48. Mais nos sources utilisent parfois ces deux mots de façon interchangeable, peutêtre dans un souci de uariatio. Dans le De bello Gallico, il arrive que des exploratores soient chargés de collecter des informations sur la situation de l’armée adverse et, inversement, des speculatores peuvent accomplir les missions classiquement confiées à des éclaireurs49. La terminologie ne permet pas non plus de distinguer les éclaireurs proprement dits des soldats chargés d’assurer leur protection, comme ce sera le cas durant l’Antiquité tardive. Cependant, il n’est pas impossible que cette répartition des tâches ait existé dans les faits. Un passage de la Guerre des Gaules conforte cette hypothèse. Lorsqu’il décrit sa marche contre les Helvètes en 58, César précise qu’il détacha en avant toute sa cavalerie. Celle-ci était précédée par des éclaireurs sous les ordres de P. Considius, « qui passait pour un soldat très expérimenté et avait servi dans l’armée de Lucius Sulla, puis dans celle de Marcus Crassus »50. Il faut donc imaginer que des partis d’éclaireurs opéraient en petits groupes, en avant du reste de la cavalerie. Celle-ci était probablement rangée en unités 47 Exploratores : Caes., BG, I, 12, 2 ; 21, 1, 4 ; 22, 4 ; 41, 5 ; II, 5, 4 ; 11, 3 ; 17, 1 ; III, 2, 1 ; IV, 4, 6 ; VI, 7, 9 ; 29, 1 ; 10, 3 ; VII, 11, 8 ; 18, 3 ; 44, 3 ; BC, I, 62, 1 ; III, 41, 4 ; 79, 6 ; Hirt., BG, VIII, 35, 4 ; 36, 3. Speculatores : Caes., BG, II, 11, 2 ; V, 49, 8 ; BC, III, 66, 1 ; 67, 1 ; Ps.-Caes., BAfr., 12, 1 ; 31, 4 ; 37, 1 ; BHisp., 13, 3 ; 20, 5 ; 28, 1 ; 38, 1. Les sources grecques emploient les mots κατάσκοποι et πρόδρομοι : e.g. Plut., Cras., 20, 1 ; App., BC, V, 23. 48 CADIOU (2008), 459-60. 49 Exploratores : Caes., BG, I, 12, 2 et 41, 5 ; VI, 10, 3. Speculatores : ibid., V, 49, 8 (dans ce cas précis, il est possible que César utilise le terme speculator pour éviter une répétition avec explorare). Cf. EZOV (1996), 78-83, 93-4 et GICHON (1996), 167. SHELDON (2005), 18 observe le même phénomène chez Tite-Live, dans l’œuvre duquel les deux termes sont parfois utilisés de manière interchangeable (e.g. Liv., XXX, 4, 6 et 12). Ses conclusions sont reprises par SOUTHERN (2006), 226 : « Actually, there is probably no need to try to attribute radically different functions to the two groups, except insofar as exploratores translates best as scouts and speculatores as spies, with the same connotations as to how they operated as in more recent times. » 50 Caes., BG, I, 21, 3-4. Il nous semble que la distinction entre speculatores et antecessores en Ps.-Caes., BAfr., 12, 1 doit se comprendre dans le même sens. En BG, V, 47, 1, César emploie aussi le terme antecursores pour désigner les coureurs du questeur M. Crassus (le fils aîné du triumvir) qui sont les premiers à lui annoncer l’arrivée de leur commandant.

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régulières et prête à soutenir les exploratores en cas d’attaque ennemie. Le rayon d’action de ces éclaireurs variait probablement en fonction des circonstances et des moyens du général qui avait recours à leur service. Dans certains cas, il semble avoir été très étendu : en 58, des éclaireurs de César sont en mesure de signaler la présence de l’armée d’Arioviste à plus de 24 milles (35 kilomètres) de l’armée romaine51.

C. Les missions secondaires Outre la reconnaissance, les cavaliers assurent un certain nombre de missions secondaires qui n’impliquent pas nécessairement de livrer des combats. Ces détachements ont principalement une finalité logistique. En premier lieu, les troupes montées sont fréquemment employées pour assurer le prélèvement des approvisionnements dans le pays parcouru52. Une armée disposant d’une forte cavalerie nécessite en effet des quantités considérables de fourrage (froment, orge, avoine, seigle, luzerne, trèfle, foin) pour l’alimentation des animaux de selle comme de bât53. Il est non seulement nécessaire de s’assurer de la présence de prairies et de champs pour déterminer l’emplacement du camp54, mais aussi de s’adapter aux contraintes saisonnières. En début de campagne, jusqu’au mois de juin, le fourrage vert ne se conserve que quatre jours : au-delà, l’herbe pourrit et les chevaux n’en veulent plus55. Les soldats doivent donc faucher avec délicatesse, car les plantes fourragères poussent très rapidement à ce moment de l’année et une prairie abîmée risque de ne plus rien donner. À partir de l’été, on doit se contenter du fourrage sec et le mode opératoire

51 Ibid., I, 41, 5 : ab exploratoribus certior factus est Ariouisti copias a nostris milia passuum IIII et XX abesse. Voir EZOV (1996), 73-4. 52 Cette question a été négligée par les études d’histoire militaire. Seules les synthèses portant sur la logistique et le ravitaillement des armées romaines lui consacrent quelques développements : ERDKAMP (1998), 129-30 ; ROTH (1999), 125-30 ; LACHAPELLE (2015), 142-64. Pourtant, la dimension « tactique » de ce type d’opération est fondamentale : voir GOLDSWORTHY (1996), 290-1. Les Romains distinguent trois catégories de corvées d’approvisionnement : la lignatio (bois), la pabulatio (fourrage) et l’aquatio (eau), cf. Aul. Gell., XVII, 2, 9. 53 HYLAND (1990), 86-94. 54 C’est l’une des conditions dont doivent tenir compte les arpenteurs pour l’établissement du camp : Plb., VI, 27, 3. Lorsque le fourrage a été épuisé dans les environs, il devient nécessaire de chercher un autre emplacement, cf. Sall., Jug., 44, 4-5 : plerumque milites statiuis castris habebat, nisi cum odor aut pabuli egestas locum mutare subegerat. 55 AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756), 322.

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est alors différent : il faut littéralement assiéger les villages et les aedificia pour piller les granges où sont entreposés les foins56. La distinction entre les deux modes d’approvisionnement se retrouve dans les sources tardo-républicaines, en particulier dans le De bello Gallico, lorsque Vercingétorix expose à ses compagnons sa stratégie de la terre brûlée en 52. Le chef gaulois recommande en particulier d’interdire aux Romains le fourrage et les approvisionnements. Comme l’été est déjà bien entamé, la tâche sera facile : « Il n’y a pas d’herbe à couper, les ennemis devront donc se disperser pour chercher du foin dans les granges »57. La corvée de fourrage vert (pabulatio) est souvent évoquée de façon allusive dans les sources romaines58. L’opération peut débuter tôt le matin59, mais on évite le plus souvent de se rendre sur l’aire à faucher à heure fixe, de façon à ce que l’ennemi ne puisse planifier d’embuscade60. Plusieurs sources indiquent que ces corvées ont normalement lieu tous les jours61. Les fourrageurs (pabulatores) sont sélectionnés parmi les serviteurs (calones) des cavaliers62. Ces derniers les accompagnent toujours : Hirtius souligne que c’est la « coutume »63. Mais on note aussi 56 Ibid., 327-8. Ce type de fourrage se conserve sur des périodes bien plus longues et peut-être stocké en quantités très importantes. À l’été 52, au début du siège d’Alésia, César parvient ainsi à collecter pour trente jours de pabulum, cf. Caes., BG, VII, 74, 2. 57 Ibid., VII, 14, 2-3 (trad. L.-A. Constans) : Omnibus modis huic rei studendum, ut pabulatione et commeatu Romani prohibeantur. Id esse facile, quod equitatu ipsi abundent et quod anni tempore subleuentur. Pabulum secari non posse  ; necessario dispersos hostes ex aedificiis petere  : hos omnes cotidie ab equitibus deligi posse. Voir aussi Hirt., BG, VIII, 10, 3 (ex aedificius pabulum). 58 E.g. Caes., BG, V, 17 ; VI, 39, 1 ; Hirt., BG, VIII, 11, 2. 59 Frontin, Str., II, 5, 31. Contrairement à l’habitude qui prévalait en Europe à l’Époque moderne (cf. AUTHVILLE DES AMOURETTES [1756], 326), il ne semble pas que les fourrageurs romains partaient occuper la zone à fourrager de nuit. 60 Caes., BG, V, 17, 2 (meridie) ; VII, 16, 3 (incertis temporibus) ; BC, I, 80, 3 (hora circiter sexta eiusdem diei). En BG, VIII, 12, 1 Hirtius met en garde contre les risques que comportent des corvées routinières, effectuées à la même heure et au même endroit. Dans certains cas, les opérations de collecte peuvent avoir lieu de nuit, cf. Ps.-Caes., BAfr., 65, 2 (tertia uigilia). 61 Caes., BG, VII, 14, 4 (cotidie) ; BC, I, 40, 3 (cotidiana consuetudine) ; Hirt., BG, VIII, 10, 3 (cotidianis pabulationibus). 62 Caes., BG, VI, 36, 1. Voir aussi Liv., XXII, 42, 11 (deux serui appartenant chacun à un eques) et Frontin, Str., III, 2, 9. Parfois seuls les cavaliers sont mentionnés, mais la présence des fourrageurs est peut-être implicite : Caes., BG, V, 19 ; BC, III, 37, 5 ; 75, 1 ; Ps.-Caes., BAfr., 60, 5. Un exemple plus tardif prouve cependant que les cavaliers pouvaient exécuter eux-mêmes la corvée : Jos., BJ, VI, 153. 63 Hirt., BG, VIII, 17, 2 : equitatumque, qua consuetudine pabulatoribus mittere praesidio consuerat. C’est une tâche qui semble avoir été systématiquement remplie par les troupes montées, à tel point que, ne disposant pas d’un nombre suffisant de cavaliers lors de ses opérations en Asie mineure contre les lieutenants d’Antoine, Sextus Pompée doit renoncer à s’approvisionner : App., BC, V, 138.

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Figure 9 – Organisation schématique d’un parti de fourrage.

souvent la présence de fantassins. Les cavaliers doivent pouvoir prévenir les fourrageurs en cas d’attaque, assurer leur protection et leur retraite. Appien décrit la procédure suivie par l’armée de Scipion Émilien lors de la troisième guerre punique (fig. 9) : «  Scipion menait toujours ses fantassins en formation de combat, et ses cavaliers restaient en selle  ; et, quand on fourrageait, jamais on ne rompait les rangs avant que la plaine qu’il avait l’intention de moissonner n’eût été entourée d’un cordon de cavaliers et de fantassins. Alors, il faisait des rondes successives, formant lui-même un cercle avec d’autres escadrons de cavalerie et châtiant sévèrement tout moissonneur qui s’égaillait ou cherchait à sortir du cercle.  » (trad. P. Goukowsky)64. 64 Id., Pun., 100 : ὁ γάρ τοι Σκιπίων αἰεὶ συντεταγμένους ἦγε τοὺς πεζοὺς καὶ τοὺς ἱππέας τῶν ἵππων ἐπιβεβηκότας· ἔν τε ταῖς προνομαῖς οὐ πρὶν διέλυε τὴν σύνταξιν ἢ τὸ πεδίον, ὃ ἔμελλεν θεριεῖν, ἱππεῦσι καὶ ὁπλίταις περιλάβοι· καὶ τότε κυκλῶν αὐτὸς ἑτέραις ἴλαις ἱππέων αἰεὶ περιῄει καὶ τῶν θεριζόντων τὸν ἀποσκιδνάμενον ἢ ἐξιόντα τοῦ κύκλου πικρῶς ἐκόλαζεν. Voir aussi Liv., XXII, 12, 8-9.

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Ce mode opératoire est à peu de choses près le même que celui que recommande la littérature militaire française du XVIIIe s.65. Les cavaliers doivent former un cordon autour de la zone à fourrager : ils peuvent ainsi détecter une éventuelle approche de l’ennemi et empêcher les fourrageurs de s’égarer. En sus de ce dispositif, des escadrons tiennent des postes (stationes) et servent de réserve tactique en cas d’attaque66 ; d’autres sont affectés à des patrouilles mobiles. La corvée de fourrage n’est pas le seul moyen d’approvisionnement des animaux attachés à l’armée. Les chevaux peuvent aussi se nourrir directement sur les pâturages, mais ce procédé est très rare et comporte de gros risques67. En effet, les attaques ciblant les fourrageurs sont fréquentes, notamment lorsque deux armées refusent la bataille en rase campagne : elles permettent d’affaiblir l’ennemi progressivement tout en ne s’exposant pas au danger d’un engagement général. Les récits de guerre tardo-républicains contiennent de nombreux exemples d’embuscades dressées contre des détachements de pabulatores68. Ces engagements dégénèrent parfois en véritables batailles rangées. Ainsi en 76 lorsque Sertorius parvient à anéantir une grande partie de l’armée pompéienne près de Lauro, et en 51, lorsque César organise une contre-attaque contre les Bellovaques qui

65 Cf. AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756), 324-7 : il faut aller et revenir de la corvée de fourrage vert en colonne mince pour ne pas piétiner l’aire à faucher ; les cavaliers sont chargés d’escorter et de protéger les valets qui effectueront eux-mêmes le travail ; ils doivent veiller à ce que les bois alentour soient bien reconnus et gardés ; ils doivent former autour des fourrageurs une sorte de cordon constitué d’une succession de petites gardes, échelonnées dans l’espace avec des partis avancés pour prévenir d’une éventuelle approche de l’ennemi ; l’infanterie est aussi sollicitée, notamment pour garder les endroits les moins praticables et former la frange interne du cordon (les cavaliers seront plutôt disposés vers l’extérieur) ; une réserve peut-être placée au centre de la zone à fourrager. 66 Hirt., BG, VIII, 12, 1 ; Frontin, Str., II, 5, 31. 67 Cf. Jos., BJ, VI, 153-5 (trad. A. Pelletier modifiée) : « C’est ainsi que des cavaliers, qui allaient au bois et au fourrage, ôtaient le mors à leurs chevaux et les laissaient paître (ἀνίεσαν βόσκεσθαι τοὺς ἵππους ἀποχαλινοῦντες) pendant qu’eux-mêmes faisaient leur récolte : alors les Juifs, se ruant en formations compactes, s’emparaient de leurs montures. Comme cela se produisait régulièrement, César pensa – ce qui était vrai – que ces rapines étaient dues plus à la negligence de ses hommes qu’au courage des Juifs et il décida, par un acte d’une cruauté inhabituelle, d’amener les autres à faire plus attention à leurs chevaux : il ordonna de conduire au supplice un des soldats qui s’étaient laissés prendre leur cheval et, par la terreur qu’il inspira, conserva aux autres le leur ; en effet, ils ne les laissaient plus paître (οὐκέτι γὰρ εἴων νέμεσθαι), mais ils sortaient pour les corvées sans jamais se séparer d’eux, comme s’ils ne faisaient qu’un avec leur bête. » 68 E.g. Caes., BG, VIII, 11-2 ; Ps.-Caes., BAfr., 65, 3-66, 4 ; Ps.-Caes., BHisp., 21, 2 et 27, 1. Plus il devient nécessaire de s’éloigner du camp et de se disperser, plus les partis de fourrage deviennent vulnérables, cf. ERDKAMP (1998), 137.

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tentent de piéger ses fourrageurs dans une vaste prairie près de Compiègne (fig. 14, p. 166)69. En dehors de la reconnaissance et des corvées de fourrage, la cavalerie remplit diverses missions. Elle peut servir d’escorte aux généraux70, être employée dans des opérations commando destinées à capturer un chef ennemi71, elle peut encore servir de « taxi » à l’infanterie (les cavaliers prennent des fantassins en croupe pour les emmener rapidement à l’endroit désiré)72 ou bien faciliter la traversée d’une rivière. Cette dernière tâche mérite d’être décrite car elle suit une méthode réglementaire que l’historiographie n’a pas cherché à expliquer73. Dans la plupart des cas, les sources se bornent à signaler que des troupes, accompagnées par de la cavalerie, franchissent un cours d’eau74. Parfois, l’auteur précise que les chevaux ont pour fonction de bloquer le courant : ils sont donc disposés en amont par rapport à la colonne75. César donne plus de détails lorsqu’il décrit la traversée du Sègre par ses troupes en 49 : « il fait placer un grand nombre de chevaux de charge (iumentorum) au-dessus et au-dessous du courant, et passe le fleuve avec l’armée. Quelques soldats, emportés par le courant, furent reçus et retirés de l’eau par la cavalerie : aucun ne périt. »76. Cette technique de traversée est exactement la même que celle que préconise Charles d’Authville des Amourettes dans 69 Lauro : Frontin, Str., II, 5, 31 ; App., BC, I, 109 (Frontin précise que 10 000 hommes furent perdus par Pompée dans cet affrontement). Compiègne : Hirt., BG, VIII, 18-9. 70 Caes., BC, I, 41, 1 ; 75, 2 ; II, 19, 1 ; Ps.-Caes., BAlex., 77, 2 ; Ps.-Caes., BHisp., 2, 2-3 ; 32, 4-6 ; Plut., Cat. Min., 63 ; App., BC, III, 97 ; V, 124. 71 Marius : App., BC, I, 62 ; Plut., Mar., 35-7. Paperna : App., BC, I, 115. Dumnorix : Caes., BG, V, 7, 5-9. Indutiomaros : ibid., V, 58, 4-6. Ambiorix : ibid., V, 29, 4-30. Commios : Hirt., BG, VIII, 48. Pompée : Caes., BC, III, 102, 1. Pompée le Jeune : Ps.-Caes., BHisp., 37, 2 et 38, 1. Brutus : Plut., Brut., 50, 1 ; App., BC, IV, 129. Sextus Pompée : ibid., V, 142. 72 E.g. Ps.-Caes., BHisp., 3, 3-9 : la cavalerie est chargée de transférer rapidement des renforts d’infanterie pour protéger la cité d’Ulia, assiégée par les pompéiens en 46. Les cavaliers peuvent aussi aider à évacuer du champ de bataille des fantassins vaincus et dispersés, afin de les mettre hors de danger, ainsi durant la bataille de Modène (43 av. J.-C.), cf. App., BC, III, 70. 73 VIGNERON (1968), I, 238 et n. 5. 74 Caes., BG, II, 19, 4 (Sambre) ; V, 18, 1-5 (Tamise). 75 Ibid., VII, 56, 4 (Loire) : « ses cavaliers ayant découvert un gué convenable, du moins dans la circonstance, car c’était tout juste si les bras et les épaules pouvaient rester hors de l’eau pour soutenir les armes, il disposa sa cavalerie de façon à briser le courant (disposito equitatu, qui uim fluminis refringeret), et comme l’ennemi s’était d’abord troublé à notre vue, il passa sans pertes. » (trad. L.-A. Constans). 76 Id., BC, I, 64, 5-6 (trad. P. Fabre) : magnoque numero iumentorum in flumine supra atque infra constituto traducit exercitum. Pauci ex his militibus abrepti ui fluminis ab equitatu excipiuntur ac subleuantur  ; interit tamen nemo. Voir aussi ibid., I, 83, 5. Ce procédé est repris par Veg., Mil., III, 7 qui en donne un exposé un peu plus détaillé.

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son traité de 1756 : l’écrivain militaire précise que les chevaux disposés en amont doivent être disposés en files serrées, « pour qu’ils puissent rompre la rapidité de l’eau » ; mais la colonne du bas, au contraire, doit être mince et à rang ouvert pour faciliter son écoulement77. II – LA

GUÉRILLA DE CAVALERIE

A. L’armée républicaine face à la guérilla de cavalerie Les fonctions qui viennent d’être passées en revue sont les missions les plus fréquentes de la cavalerie et n’ont pas pour but d’influer directement sur le cours d’une campagne. Elles permettent à l’armée de fonctionner normalement, afin que celle-ci puisse se consacrer à la réalisation des objectifs de guerre. Mais la cavalerie peut aussi avoir une place majeure dans le plan de destruction des forces ennemies, car elle est par excellence l’arme de la « petite guerre » ou de l’« action négative », par laquelle un belligérant peut espérer remporter la victoire en épuisant progressivement l’adversaire78. En contexte défensif, sa mobilité permet de refuser l’affrontement ouvert et de harceler l’ennemi par des combats d’escarmouche79. En contexte offensif, une forte cavalerie procure la maîtrise du théâtre d’opération : elle permet de choisir où et quand combattre, d’isoler l’adversaire et de le couper de tout approvisionnement. AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756), 343. Nous préférons ces deux expressions à celle de « guérilla », qui connote habituellement la guerre révolutionnaire ou la guerre de libération nationale et l’action de petits groupes irréguliers. La première a été théorisée au milieu du XVIIIe s. par le capitaine de Grandmaison (cf. LE ROY DE GRANDMAISON [1756]) qui regroupe sous cette appellation toutes les actions de harcèlement entreprises contre l’ennemi par des soldats réguliers légèrement armés. Cependant, en homme de terrain, Grandmaison peine à tirer les conclusions stratégiques qui peuvent découler de ce type d’opérations : la petite guerre n’est pas véritablement pensée en autonomie, mais conçue comme un moyen de la « grande guerre ». Clausewitz pousse l’analyse plus loin dans une série de conférences données à la Berliner Kriegsschule en 1811/1812 et surtout dans le Vom Kriege, où il développe l’idée qu’il est possible de vaincre l’ennemi en menant une guerre d’épuisement qu’il qualifie de negative Bestreben ou negative Absicht. Voir notamment De la guerre, I, 2 (éd. Naville p. 75). Les Romains, qui ne semblent pas avoir produit de littérature spécifique sur la question, emploient les expressions alia ratio bellum gerendum ou alius mos bellum gerendum (« l’autre méthode / l’autre façon de faire la guerre ») pour renvoyer à la petite guerre : cf. Caes., BG, VII, 14, 1 ; Sall., Jug., 54, 5. 79 Le récit par Hérodote de l’expédition de Darius Ier contre les Scythes, c. 513 av. J.-C., fournit l’exemple paradigmatique de ce type d’action : HARTOG (1980), chap. 2. Pour un précédent plus « historique », on lira les pages consacrées par Thucydide à l’échec de Nicias lors de son expédition contre Syracuse en 415-414 av. J.-C. : PETITJEAN (2018), 44. 77 78

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Contrairement à ce que laisse croire une tradition historiographique encline à associer ce type de stratégie aux seuls ennemis de Rome, les Romains ont été alternativement victimes et acteurs de cette forme de guérilla80. Au Ier s. av. J.-C., l’armée romaine se trouve confrontée pour la première fois (autant que les sources conservées nous permettent d’en juger) à de véritables armées de cavaliers pratiquant le harcèlement à grande échelle, comme une technique de guerre destinée à emporter la décision81. Trois moments historiques voient se développer ce type de situation : le bellum Iugurthinum, puis la campagne de César contre Vercingétorix en 52 et les guerres de Rome contre les Parthes. Dans le conflit qui l’oppose à la République romaine entre 112 et 105, Jugurtha opte pour l’action négative dès l’intervention de Metellus en 10982. Il force dans un premier temps les Romains à pénétrer en Numidie, dans des territoires arides où ces derniers risquent de tomber à court 80 Voir CADIOU (2013) et LE BOHEC (2014), 258-66. A. Goldsworthy attirait déjà l’attention sur ce point dans sa synthèse sur la guerre romaine, cf. GOLSWORTHY (1996), 78 : « The supposed vulnerability of the Roman army to guerilla warfare is a myth derived from a misunderstanding of the evidence and of the nature of warfare in this period. […] the fundamental flexibility of the Roman army has not been fully appreciated. Not only was it capable of fighting a guerilla war, but it was actually better at this than most of its opponents. » Pour une réflexion globale sur la « guérilla de frontière » dans l’Antiquité classique et la littérature militaire byzantine, cf. TRAINA (1986-1987). 81 Pour une brève mise en perspective de cette question concernant l’ensemble de l’Antiquité classique, voir DELBRÜCK (1910). 82 Nous nous démarquons ici de l’analyse de CADIOU (2013), 133-7, tout en admettant que les actions entreprises par Jugurtha et ses généraux ne relevaient pas uniquement de la petite guerre (voir la tentative de Bomilcar contre Rutilius, Sall., Jug., 52, 3-53, 4). Dans son récit de la campagne du Muthul, Sall., Jug., 50, 1 précise bien – en rapportant les appréhensions prophétiques de Metellus – que la tactique des Numides consistait à ralentir la marche des Romains « par un assaut et des combats répétés sur leurs flancs » (impetu et transuorsis proeliis iter suum remoraturos) et que leur objectif était de les « réduire par la fatigue et par la soif », car « ils plaçaient peu de confiance dans leurs armes » (quoniam armis diffiderent, lassitudinem et sitim militum temptaturos). Si Metellus finit lui aussi par opter pour la petite guerre, ce n’est pas face au risque de voir l’ennemi l’emporter dans une bataille rangée (CADIOU [2013], 136, n. 81), mais plutôt en réaction à l’impossibilité de livrer ce type d’engagement dans des conditions régulières, face à la temporisation et au harcèlement de l’armée numide. Cf. Jug., 52, 3 (neque ab hoste copiam pugnandi fieri) et surtout ibid., 54, 5 (trad. A. Ernout) : « Donc voyant que le roi conserve encore son orgueil indomptable, que la guerre va reprendre, sans qu’on puisse la faire autrement qu’à son gré (quos nisi ex illius libidine geri non posset), que d’ailleurs la lutte avec les ennemis n’est pas égale (praeterea iniquom certamen sibi cum hostibus), et qu’une défaite leur coûte moins, à eux, qu’une victoire à ses hommes (minore detrimento illos uinci quam suos uincere), Metellus, renonçant aux combats et aux batailles rangées (statuit non proeliis neque in acie), se décide à employer d’autres méthodes de guerre (sed alio more bellum gerundum). »

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d’approvisionnement83. Puis, lorsqu’il juge la situation favorable, il passe à l’offensive tout en prenant soin de masquer ses déplacements : il surprend alors l’armée romaine en ordre de marche et s’efforce d’attaquer simultanément les différentes parties de la colonne adverse84. Chaque attaque est organisée de manière à laisser une échappatoire aux forces numides, que ce soit grâce à la proximité de hauteurs ou de couverts susceptibles de servir de refuge85, ou bien en provoquant l’affrontement un peu avant le crépuscule, pour que les cavaliers et les fantassins légers puissent s’enfuir dans la nuit86. Cette tactique amène parfois l’armée romaine au bord du désastre. Lors de la bataille du Muthul en 109 puis lors de la retraite de Marius vers ses quartiers d’hiver en 106, les troupes républicaines sont réduites à l’impuissance par la mobilité et le harcèlement à distance des Numides ; criblée de traits, épuisée par de longues marches, l’infanterie légionnaire ne parvient pas à forcer le combat rapproché87. La surprise opérationnelle recherchée par Jugurtha est largement responsable de cette situation : dans les deux cas, les Romains ne peuvent se rendre compte de l’arrivée de l’ennemi qu’au dernier moment et n’ont pas le temps d’adopter les meilleures dispositions88. Malgré tout, l’armée républicaine parvient finalement à contrarier les plans de Jugurtha grâce à des mesures de contre-guérilla efficaces. ERDKAMP (1998), 126. Il y a explicitement chez Jugurtha la volonté d’exploiter la surprise opérationnelle grâce à sa mobilité et sa connaissance du terrain. Salluste affirme en particulier qu’il manœuvre « par des sentiers cachés » (Sall., Jug., 48, 2 : per tramites occultos). 85 Ibid., 50, 6 : sin opportunior fugae collis quam campi fuerat, ea uero consueti Numidarum equi facile inter uirgulta euadere. 86 Ibid., 97, 3 : rati noctem, quae iam aderat, uictis sibi munimento fore et, si uicissent, nullo impedimento, quia locorum scientes erant. 87 Ibid., 50, 4-6 (trad. A. Ernout modifiée) : « ceux mêmes des nôtres qui d’un cœur plus ferme s’étaient portés au-devant de l’ennemi, déconcertés par ce combat désordonné, étaient seuls frappés de loin (ipsi modo eminus sauciabantur), sans pouvoir rendre les coups ou en venir aux mains (neque contra feriundi aut conserendi manum copia erat). Suivant les instructions de Jugurtha, les cavaliers numides, dès qu’un escadron romain les chargeait, au lieu de se retirer en ordre serré et au même endroit (non confertim neque in unum sese recipiebant), s’enfuyaient isolément et s’égaillaient de toutes parts (sed alius alio quam maxime diuorsi). De cette façon, s’ils ne parvenaient pas à briser la poursuite des ennemis, ils profitaient de leur supériorité numérique pour attaquer de dos ou de flanc leurs formations dispersées (Ita numero priores, si ab persequendo hostis deterrere nequiuerant, disiectos ab tergo aut lateribus circumueniebant). » Voir aussi Oros., V, 15, 11-7. 88 À la veille de la bataille du Muthul, Salluste affirme que les Numides sont cachés dans les hauteurs : ils sont découverts in extremis par les Romains (Metellus est ignarus hostium au moment de l’approche), encore en ordre de marche (Sall., Jug., 49, 4). Lorsqu’elle se retire vers ses quartiers d’hiver en 106, l’armée de Marius est surprise par une attaque imprévue et n’a pas le temps de se ranger en bataille (ibid., 97, 4). 83 84

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Dans la partie occidentale de l’empire, la campagne gauloise de 52 offre un deuxième exemple de guérilla de cavalerie89. Comme le souligne François Cadiou, il s’agit d’un cas exceptionnel et tardif, qui ne doit en aucun cas laisser supposer un tempérament « naturel » des populations transalpines pour la petite guerre90. César prend soin de présenter l’affaire comme la conséquence des options stratégiques que Vercingétorix est parvenu à imposer aux peuples soulevés contre Rome au début de l’année 52. Après l’échec de la stratégie directe et les revers essuyés à Vellaunodunum, à Cenabum et à Nouiodunum, le chef arverne renonce à chercher la décision en bataille rangée et opte pour l’action négative, en faisant le choix de s’appuyer presque exclusivement sur la cavalerie gauloise qu’il sait supérieure91 : «  Il démontre qu’il faut conduire les opérations tout autrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici  : par tous les moyens on devra viser à ce but interdire aux Romains le fourrage et les approvisionnements. C’est chose facile, car la cavalerie des Gaulois est très nombreuse, et la saison est leur auxiliaire. Il n’y a pas d’herbe à couper  : les ennemis devront donc se disperser pour chercher du foin dans les granges  ; chaque jour, les cavaliers peuvent anéantir tous ces fourrageurs. » (trad. L.-A. Constans)92.

Dans un premier temps, Vercingétorix met en application sa doctrine lors du siège d’Auaricum en attaquant les fourrageurs romains de façon systématique93. Après l’échec de César à Gergovie, alors que les rangs des insurgés se renforcent, « il donne l’ordre que tous les cavaliers, au nombre de quinze mille, se concentrent rapidement » et passe à l’offensive94. Profitant du fait que les Romains se replient vers la Province, la 89 Sur la pratique de la petite guerre chez les Gaulois, cf. DEYBER (1987). Sur la campagne de 52 spécifiquement : VEITH (1906), 168-201 ; RICE HOLMES (1911), chap. vii ; FULLER (1965), chap. vi ; LE BOHEC (2001), chap. vi. 90 Cf. CADIOU (2013), 131, insistant à juste titre (comme le faisait avant lui GOLDSWORTHY [1996], 55 et 60), sur la préférence coutumière des Gaulois pour la stratégie directe et les grandes décisions. Voir Ps.-Caes., BAfr., 73, 2. Sur l’art militaire des Gaulois, voir en dernier lieu DEYBER (2009). 91 Voir ERDKAMP (1998), 127. Intéressante est à ce titre l’allusion au fait que le chef arverne accorde immédiatement un soin particulier au recrutement de la cavalerie après son coup d’État, cf. Caes., BG, VII, 4, 8 : in primis equitatui studet. 92 Ibid., VII, 14, 2-4 : Docet longe alia ratione esse bellum gerendum atque antea gestum sit. Omnibus modis huic rei studendum, ut pabulatione et commeatu Romani prohibeantur. Id esse facile, quod equitatu ipsi abundent et quod anni tempore subleuentur. Pabulum secari non posse  ; necessario dispersos hostes ex aedificiis petere  : hos omnes cotidie ab equitibus deligi posse. 93 Ibid., VII, 16, 3. 94 Ibid., VII, 64, 1 : Omnes equites, quindecim milia numero, celeriter conuenire iubet. César précise à nouveau les intentions de Vercingétorix dans ce passage, cf. VII, 64, 2 (trad. L.-A. Constans) : « pour l’infanterie, il se contentera de ce qu’il avait jusque-là, il

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puissante cavalerie gauloise attaque les soldats césariens « tandis qu’ils sont en ordre de marche et embarrassés de leurs bagages » (Proinde agmine impeditos adorirantur)95. La suite des événements est bien connue : César, pourtant en nette infériorité numérique, remporte le premier combat de cavalerie que les troupes gauloises viennent lui livrer, peut-être près de Montbard96. Cette victoire, le proconsul la doit principalement à la cavalerie auxiliaire recrutée en Germanie quelques jours auparavant97. Les Gaulois, poursuivis et pris de panique, se replient en hâte vers Alésia, l’oppidum des Mandubiens. Si cette stratégie échoue en Occident, elle est utilisée avec beaucoup plus d’efficacité en Orient par les Parthes98. La bataille de Carrhes (9 juin 53 av. J.-C.) constitue un exemple paradigmatique de guérilla de cavalerie99. Alors que Crassus envisage de traverser la Mésopotamie pour s’emparer des grandes villes royales de la basse vallée de l’Euphrate100, le roi arsacide Orode divise son armée en deux parties. La première, commandée par lui-même, doit mettre hors de combat les troupes d’Artavasde d’Arménie, allié de Rome, avant que celui-ci n’opère sa jonction avec le proconsul de Syrie101. La seconde, commandée par Suréna et le satrape de Mésopotamie Silacès a pour mission d’engager l’armée romaine en Mésopotamie. Il est fort probable que Suréna n’ait pas immédiatement envisagé d’anéantir complètement l’immense corps expéditionnaire de Crassus : l’objectif initial était plutôt de freiner la progression des Romains ne veut pas tenter la fortune ni livrer de bataille rangée (neque fortunam temptaturum aut in acie dimicaturum) ; mais, puisqu’il dispose d’une cavalerie très nombreuse, rien n’est plus facile que d’empêcher les Romains de se procurer du blé et de faire du fourrage. » 95 Ibid., VII, 66, 4-6. 96 Ibid., VII, 67. D’après KRAUS (2010), 44, la structure narrative du livre VII du De bello Gallico conduit César à minorer l’importance décisive de cet engagement qui contraignit Vercingétorix à s’enfermer dans Alésia. 97 Caes., BG, VII, 65, 4-5. 98 Sur l’art militaire des Parthes : cf. Cass. Dio, XL, 15, avec SHAHBAZI in Encyclopedia Iranica, s.v. « Army i. The Parthian period » ; MIELCZAREK (1993), 51-67 ; GOLDSWORTHY (1996), 60-8 ; OLBRYCHT (2003), 92-7 ; HAUSER (2005) et (2006) ; FARROKH (2007), part. ii ; LEROUGE (2007), chap. viii. Reprenant les positions de J. Wolski sur la civilisation parthe, Olbrycht estime que les Arsacides sont restés fidèles aux traditions militaires nomades. Hauser développe un point de vue révisionniste qui tend plutôt à réinscrire le modèle tactique parthe dans la continuité des expériences séleucides. 99 Sur cette bataille et sa place dans l’historiographie militaire occidentale, cf. TRAINA (2010, 2011 trad. fr.), 143-8. Pour une approche de la campagne de Crassus strictement limitée à l’histoire militaire, cf. SAMPSON (2008) et SHELDON (2010), chap. iii. 100 Le plan initial de Crassus était de converger vers Séleucie-du-Tigre en descendant la rive gauche de l’Euphrate depuis Zeugma, cf. Plut., Cras., 20, 2. Mais le triumvir modifia son itinéraire lorsque des éclaireurs lui rapportèrent la présence d’une armée parthe en Haute Mésopotamie. 101 Ibid., 21, 5.

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par un harcèlement systématique en attendant qu’Orode, libéré de la menace de son royal adversaire arménien, rejoigne l’Euphrate. Mais l’asymétrie tactique entre les deux armées qui se rencontrent en juin 53 est telle qu’en quelques jours, les Parthes parviennent à anéantir un contingent de plus de 40 000 soldats102. Le premier affrontement se déroule dans la vallée du Balikh, au sud de Carrhes103. L’armée de Suréna se compose uniquement de cavaliers – 10 000 en tout, dont une majorité d’archers montés et 1 000 cataphractes lourdement équipés104. Arrivés à portée de tir, les cavaliers parthes se répandent autour du corps expéditionnaire romain et le soumettent à d’interminables volées de flèches105. 102 L’armée de Crassus se compose de sept légions, 4 000 cavaliers et à peu près autant de troupes légères que de cavaliers (ibid., 20, 1), donc environ 35 000 fantassins légionnaires, 4 000 cavaliers et 4 000 fantassins légers. SAMPSON (2008), 114, qui évalue la force de la légion tardo-républicaine à 4 800 hommes, propose 38 000 fantassins et 4 000 cavaliers. Mais il admet qu’il ne peut s’agir d’une estimation précise. Il est possible en effet que les légions n’aient pas été à effectifs complets : voir BRUNT (1971), 461. Parmi les fantassins légers, il y avait au moins 500 archers, car Plutarque les cite pendant la bataille. 103 Sur le théâtre d’opération et sa topographie, voir DILLEMANN (1962). Concernant le champ de bataille lui-même, Plut., Cras., 25, 11 laisse entendre qu’il se trouvait près d’Ichnai, une colonie macédonienne implantée sur le Balikh et qu’Isidore de Charax situe entre Alagma et Nikephorion (Isid. Char., 1). On ne connaît pas la localisation exacte de cette ville. Cf. COHEN (2013), 76-7 (avec bibliographie antérieure). Dernièrement, BOUSDROUKIS (2004), 113-8 a proposé le site de Tell as-Saman, près de Chnez. 104 Ces chiffres sont donnés par Plut., Cras., 21, 7 avant la description de la bataille proprement dite. L’auteur grec décrit de manière générale la suite militaire de Suréna : ce prince avait l’habitude de voyager avec un train de 1 000 chameaux, et était accompagné de 1 000 cataphractes et d’un nombre encore plus important de cavaliers légers (ἱππεῖς δὲ κατάφρακτοι χίλιοι, πλείονες δὲ τῶν κούφων παρέπεμπον). En tout, il n’avait pas moins de 10 000 hommes, tant cavaliers que « valets » et « esclaves » (εἶχε δὲ τοὺς σύμπαντας ἱππεῖς ὁμοῦ πελάτας τε καὶ δούλους μυρίων οὐκ ἀποδέοντας). Sur la signification de ces expressions dans le contexte spécifique de la société parthe, cf. KOSHELENKO (1980) et OLBRYCHT (2003), 77-89. TRAINA (2010, 2011 trad. fr.), 69-72 souligne que la description de Plutarque n’inclut pas l’ensemble des troupes qui étaient présentes dans l’armée parthe lors de la bataille. Peut-être faudrait-il ajouter les contingents du satrape de Mésopotamie, Silacès, qui accompagnait Suréna, et des chefs alliés arabes tels qu’Alchaidamos, roi des Rhambaei du nord-est de la Syrie. Cependant, il nous semble peu probable que cette armée ait compté des fantassins : ni Plutarque ni Cassius Dion ne les mentionnent, et s’il y en avait eu à Carrhes, nul doute que les cavaliers de P. Crassus, lors de leur sortie, les auraient pris pour cible au lieu de se lancer dans une poursuite sans fin contre les archers montés de Suréna. Voir WHEELER dans ERDKAMP (2007), 260. 105 Plut., Cras., 24, 4-5 : « Les Parthes, séparés par de longs intervalles, commençèrent à tirer des flèches de tous côtés en même temps (οἱ δὲ Πάρθοι διαστάντες ἐκ μήκους ἤρξαντο τοξεύειν ἅμα πανταχόθεν) ; ils tiraient sans précision (οὐ τὴν ἀκριβῆ τοξείαν) car la continuité et l’ordre serré de la formation des Romains (συνέχεια καὶ πυκνότης τῶν Ῥωμαίων) étaient tels que, l’eût-on voulu, il n’était pas possible de manquer le but, et ils portaient ainsi des coups rudes et violents ; la grandeur, la force, la courbure de leurs arcs, permettaient de lancer des traits vigoureux (ἀπὸ τόξων κραταιῶν καὶ μεγάλων καὶ τῇ σκολιότητι τῆς καμπῆς ἠναγκασμένον τὸ βέλος ἀποστελλόντων). Dès lors, la

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Incapables de contre-charger ni de poursuivre efficacement leurs adversaires à défaut d’avoir avec eux une cavalerie suffisamment nombreuse, les Romains sont contraints d’attendre la nuit pour se mettre hors de danger106. C’est alors que surviennent les événements fatidiques que l’on sait. Crassus décide d’abandonner une partie de son armée sur place pour se replier vers Carrhes, puis vers le piémont arménien. Durant la retraite, l’armée romaine se divise et est impitoyablement décimée par les Parthes107. D’après Plutarque, 20 000 soldats romains seraient morts lors de l’expédition108. Contrairement à ce qu’affirment Gareth Sampson et d’autres historiens, ces soldats n’ont pas tous péri lors de la bataille proprement dite. La plupart sont tombés dans les jours suivants, au cours de la retraite109. À la suite du désastre de Crassus en Orient, les Parthes emploient à nouveau une stratégie de harcèlement en 36, lors de la campagne de Marc Antoine en Médie Atropatène110. Le corps expéditionnaire mis en situation devint critique pour les Romains. S’ils demeuraient dans leurs rangs, ils étaient blessés en foule, et, s’ils essayaient d’avancer contre les ennemis, ils ne pouvaient leur faire de mal, et n’en étaient pas moins maltraités. Car les Parthes leur échappaient tout en lançant des traits (ὑπέφευγον γὰρ ἅμα βάλλοντες οἱ Πάρθοι) : c’est une manœuvre pour laquelle ils ne le cèdent qu’aux Scythes, et dont l’extrême adresse consiste à repousser l’adversaire tout en se sauvant, ce qui ôte à la fuite son caractère honteux. » Voir aussi Cass. Dio, XL, 21-2. 106 Id., XL, 24. 107 Plut., Cras., 28-30. 108 Ibid., 31, 7 : λέγονται δ᾽ οἱ πάντες δισμύριοι μέν ἀποθανεῖν, μύριοι δὲ ἁλῶναι ζῶντες. 109 SAMPSON (2008), 135 suppose qu’à la fin de la bataille, Crassus n’avait plus que la moitié de ses effectifs, soit 20 000 hommes. Une telle hypothèse laisse entendre que toutes les pertes survinrent lors de la première journée d’affrontement, ce qui est contredit par les sources. Plutarque précise que les 4 000 blessés que Crassus avait laissés au camp furent massacrés au lendemain de la bataille (Plut., Cras., 28, 1) ; par la suite, au moins 8 800 Romains perdirent la vie au cours de leur retraite vers la Syrie, sans compter l’escorte de Crassus et d’Octavius qui fut décimée lors du dernier accrochage avec les troupes de Suréna (seuls quelques soldats en réchappèrent, cf. Ibid., 31, 6-7). Le total de ces victimes devait avoisiner les 15 000 soldats, ce qui laisse penser que la bataille proprement dite ne fit guère plus de 5 000 morts du côté romain. Il nous semble que ces pertes furent surtout essuyées par le détachement que le jeune Publius conduisit au désastre : 1 300 cavaliers, huit cohortes et 500 archers – environ 5 800 soldats. Tous ces hommes furent massacrés ou se suicidèrent, à l’exception de 500 prisonniers. Cela fait donc plus de 5 000 morts, ce qui laisse peu de place pour des victimes issues du corps d’armée principal commandé par Crassus. Les fantassins romains réellement tués sur le coup par les terribles flèches parthes semblent avoir été relativement peu nombreux et la description hautement rhétorique de Cassius Dion, insistant sur la létalité extraordinaire des arcs parthes, doit être nuancée. Le vrai désastre n’advint que durant la retraite. 110 Sur cette campagne : BENGTSON (1974) ; SCUDERI (1984), 79-89 ; FARROKH (2007), 144-6 ; SHELDON (2010), chap. v.

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place par le triumvir est deux fois plus important que celui de son prédécesseur et comporte désormais un contingent substantiel de cavaliers111. Comme en 53, les Romains cherchent à s’emparer d’une grande ville arsacide, en l’occurrence Phraaspa (actuelle Maragah)112, mais, durant la marche, Antoine fait l’erreur de se séparer de ses machines de siège : son train et les troupes qui en assurent la garde sont anéantis par une nombreuse armée de cavaliers (τῶν ἱππέων πολλοὺς) détachée par le roi des rois113. 10 000 Romains tombent pendant l’attaque. C’est la deuxième fois qu’une armée d’infanterie est détruite par une pure force de cavalerie. Désespérant de l’issue de la guerre, Artavasde d’Arménie se retire alors avec ses troupes et abandonne Antoine à son sort114. Celui-ci maintient Phraaspa en état de siège pendant un temps, mais ses troupes éprouvent le plus grand mal à fourrager en raison des attaques impromptues de la cavalerie arsacide115. Il finit par abandonner son entreprise à l’approche de l’hiver et se retire vers l’Arménie. Comme en 53, c’est le moment que choisit Phraate IV pour passer à l’action en harcelant l’arrière-garde des Romains116. Si l’on en croit Plutarque, l’armée arsacide ne comporte alors pas moins de 40 000 cavaliers117. La marche de l’armée romaine s’en trouve considérablement ralentie, mais celle-ci parvient à passer l’Araxe et à trouver refuge dans les montagnes arméniennes.

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Sur ces effectifs, cf. supra, p. 78. MINORSKY (1944), 261 ; BENGTSON (1974), 24-30. 113 Plut., Ant., 38, 5. 114 Ibid., 39, 1. 115 Ibid., 40, 1 : « il ne pouvait plus aller se ravitailler sans avoir beaucoup de blessés et de morts » (οὐκέτι γὰρ ἦν ἄνευ τραυμάτων καὶ νεκρῶν πολλῶν ἐπισιτίσασθαι). Confirmé par Cass. Dio, XLIX, 26-7 qui souligne qu’après avoir épuisé les ressources dans la proximité immédiate du camp, les Romains étaient obligés d’aller en chercher plus loin et étaient continuellement attaqués par les Parthes qui opéraient depuis l’extérieur. 116 Plut., Ant., 41-9. La tactique employée par les Parthes est la même que lors de la campagne de Crassus : encerclement du corps expéditionnaire romain (41, 6) et alternance de salves d’archerie et de charges de cataphractes (45, 1-6) ; les cavaliers détachés pour poursuivre les ennemis sont enveloppés et massacrés s’ils poussent trop loin (42, 2-8). VIGNERON (1968), I, 301 n’a pas très bien saisi le fonctionnement de cette tactique « à l’iranienne ». Les tirs nourris des archers montés ne forcent pas les Romains à « desserrer les rangs, afin de ne plus offrir à l’ennemi une cible facile » : au contraire, la réaction naturelle des légionnaires consiste à renforcer la cohésion de l’unité en joignant les boucliers les uns aux autres pour former une barrière contre les volées de flèches, cf. Plut., Ant., 45, 3 (confirmé par Cass. Dio., XL, 22 pour la bataille de Carrhes). 117 Plut., Ant., 44, 2. Just., XLI, 2, 6 parle pour sa part de 50 000 cavaliers, dont 400 liberi, c’est-à-dire des nobles, qui étaient équipés comme cataphractes. Cf. KOSHELENKO (1980), 182-5. 112

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B. Les mesures de contre-guérilla Il importe de souligner que ces confrontations successives ont été vécues par les Romains comme une série d’expériences similaires. De l’aveu des auteurs qui en font le récit, l’armée républicaine n’a pas été battue in acie mais alia ratione. Les formes de guérilla que nous venons d’évoquer présentent des caractères communs et apparaissent comme une technique de guerre élaborée que nous aurions tort de considérer comme l’ultima ratio de peuples militairement arriérés118. Les sources romaines se font l’écho d’une véritable réflexion sur les moyens à mettre en œuvre face aux armées de missiliers montés. En nous fondant sur les exemples évoqués plus haut, nous pouvons distinguer les mesures de contre-guérilla prises au niveau stratégique, opérationnel et tactique. Au niveau stratégique, les armées romaines sont confrontées à la difficulté de forcer l’engagement contre un ennemi pratiquant la temporisation. Une solution fréquente consiste à frapper des cibles secondaires, dont la perte peut représenter un préjudice matériel ou symbolique pour l’adversaire. Durant la guerre de Jugurtha, Metellus recourt à la dévastation en faisant payer aux civils le prix de la guérilla numide : « Il pénètre dans les régions les plus riches de la Numidie, ravage les campagnes, prend et brûle nombre de forteresses et de places mal fortifiées ou sans garnison, fait mettre à mort les adultes, et abandonne tout le reste au pillage. »119. Mais ce mode opératoire force l’armée romaine à se disperser, ce qui la met à la merci des embûches numides120. L’attaque des 118 Nous partageons de ce point de vue les conclusions d’A. Goldsworthy : la guérilla antique nécessite des moyens considérables. Elle postule l’existence d’une forme d’unité politique et – si possible – l’accès à de nombreux bassins de recrutement susceptibles de fournir des cavaliers. Les Numides n’ont recours à ce type de stratégie qu’à partir du moment où Jugurtha parvient à imposer une autorité forte sur une grande partie du Maghreb. Orose, qui se fonde sur le récit de Tite-Live, insiste en particulier sur la vassalisation de Bocchus : celle-ci permet au roi numide de rassembler une immense cavalerie, estimée à 60 000 hommes (Oros., V, 15, 9-10). Les Gaulois ne sont pas capables d’une telle prouesse avant l’insurrection de 52. Cette année-là, Vercingétorix dispose d’un pouvoir et d’une autorité sans précédent sur une très large confédération de tribus : ce contexte lui permet d’abandonner la stratégie directe au profit de la guérilla de cavalerie. Quant aux Parthes, ils n’auraient certainement pas été en mesure de lever de telles armées montées sans avoir préalablement fait accepter leur autorité centralisatrice aux anciens territoires séleucides, et en particulier aux confins orientaux et septentrionaux de l’Iran. 119 Sall., Jug., 54, 6 (trad. A. Ernout) : Itaque in loca Numidiae opulentissima pergit, agros uastat, multa castella et oppida temere munita aut sine praesidio capit incenditque, puberes interfici iubet, alia omnia militum praedam esse. 120 Cf. ibid., 54, 9. Metellus rivalise alors de précautions pour contrecarrer les desseins de son ennemi : il empêche son armée de piller en ordre dispersé (effuso exercitu) et fait en sorte que la cavalerie accompagne les fourrageurs dans leurs corvées. Il divise

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grandes villes apparaît alors comme une solution moins risquée. Cette stratégie est appliquée par Metellus contre Jugurtha121 et par Crassus et Antoine contre les Parthes. Dans les deux derniers cas, c’est un échec : Crassus est vaincu en rase campagne avant même d’avoir atteint Séleucie du Tigre, et Antoine perd ses machines de guerre durant sa marche vers Phraaspa. Une fois sur place, ses fourrageurs sont harcelés par la cavalerie ennemie qui opère depuis les lignes extérieures. La réussite de cette stratégie nécessite donc que le territoire traversé jusqu’au lieu du siège ne soit pas trop propice à la tactique de harcèlement des cavaliers ennemis et que le siège puisse être conduit rapidement, avant que l’armée ne tombe à court d’approvisionnements. Il est aussi nécessaire de disposer d’une cavalerie suffisamment importante pour repousser les attaques de cavaliers ennemis contre les lignes d’investissement122. Pour que cette dernière condition soit remplie, les Romains doivent pouvoir compter sur l’appui d’alliés locaux123. À un niveau inférieur, celui de l’art opérationnel, le commandement général s’efforce d’organiser le déplacement des troupes en tenant compte de la topographie des pays parcourus. Les sources sont unanimes pour dire que l’attaquant doit éviter la plaine et préférer les terrains accidentés pour ne pas s’exposer aux raids de la cavalerie ennemie124. Il peut l’ensemble de ses troupes en deux corps pour faciliter le déroulement des opérations. Les deux corps « établissaient leurs camps dans deux endroits pas très éloignés l’un de l’autre. Quand il fallait recourir à la force, ils se réunissaient ; dans les autres cas, ils agissaient séparément pour pouvoir semer la fuite et la terreur dans un plus large rayon. » (ibid., 55, 6 : Duobus locis haud longe inter se castra faciebant  ; ubi ui opus erat, cuncti aderant  ; ceterum, quo fuga atque formido latius cresceret, diuersi agebant). 121 Metellus décide d’abord d’investir Zama, sans succès (ibid., 56-61). Mais il parvient à prendre Thala au bout de quarante jours de siège (ibid., 75-6). 122 Lors du siège de Zama, Jugurtha envoie à plusieurs reprises sa cavalerie et son infanterie légère prendre à revers la circonvallation romaine pendant que les troupes de Metellus lancent des attaques contre la citadelle numide (ibid., 59). Afin de lutter contre cette menace, le général romain positionne toute sa cavalerie à l’extérieur du camp et laisse à l’infanterie le soin d’attaquer les remparts. Malgré cet expédient, la technique de Jugurtha fonctionne : Metellus ne parvient pas à repousser efficacement la cavalerie adverse et décide d’abandonner le siège. Vercingétorix n’agit pas différemment lors du siège d’Alésia, en faisant en sorte que la cavalerie gauloise attaque les lignes romaines depuis la plaine des Laumes. Mais ses troupes montées sont vaincues dans plusieurs combats, ce qui permet à César de mener l’entreprise à son terme (Caes., BG, VII, 70 et 80). 123 C’est l’une des principales causes des échecs de la République romaine en Orient : à deux reprises, lors des campagnes parthiques de 53 et 36 av. J.-C., les Romains sont privés du soutien de la puissante cavalerie arménienne (cf. Plut., Cras., 23, 1 ; Ant., 39, 1). Lors de la bataille de Carrhes, Crassus est même trahi par ses supplétifs osrhoéniens (Cass. Dio, XL, 21, 1). 124 Onas., Str., 31, 1 : Ἱπποκρατούντων δὲ τῶν πολεμίων, ἐὰν ᾖ δυνατόν, ἐπιλεγέσθω χωρία τραχέα καὶ στενὰ καὶ παρ᾽ ὄρη, ἃ ἥκιστα ἱππάσιμα, ἢ φυγομαχείτω κατὰ

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notamment s’aider des montagnes, des forêts (dans lesquelles la cavalerie ne peut opérer efficacement)125 ou des cours d’eau (contre lesquels il est possible d’appuyer un flanc, ce qui permet d’échapper à l’encerclement complet)126. Autre impératif : disposer de renseignements suffisants sur la situation de l’adversaire afin d’éviter de se faire surprendre. Cela nécessite un système de reconnaissance efficace, qui doit permettre aux colonnes romaines d’adopter en temps voulu un dispositif approprié. Dans tous les cas, l’agmen quadratum (ou πλινθίον) est considéré comme l’ordre de marche le plus utile car il permet de se déplacer avec une relative aisance en terrain dégagé tout en offrant une véritable capacité de riposte contre les attaques de cavaliers : les troupes sont rangées en « carré » et font face vers l’extérieur, sur les quatre côtés du quadrilatère ; le train est placé en sécurité dans l’espace central127. δύναμιν, ἕως ἂν ἐπιτηδείους εὕρῃ τόπους καὶ τοῖς οἰκείοις ἁρμόζοντας πράγμασιν. Veg., Mil., III, 13, 3 : si de peditibus tuis uictoriam speras contra equites hostium, loca aspera inaequalia montuosa debes eligere, si uero de equitibus tuis contra aduersarii pedites uictoriam quaeris, sequi debes paulo quidem editiora loca, sed plana atque patentia, neque siluis neque paludibus impedita. Contre les Parthes spécifiquement, Jean Lyd., De mag., III, 34, 5 (citant le traité militaire de Celse) : ἡ γὰρ δυσχωρία Πέρσαις ἱππηλατοῦσι δυσέμβατος. Sur la plaine comme terrain de prédilection de la cavalerie : Liv., XXI, 47, 1 ; Plut., Cras., 21, 2 ; Tac., Ann., XIII, 38, 3 ; Id., Hist., III, 8, 1 ; Arr., Epict. diss., 2, 13 ; Veg., Mil., III, 6, 21. Un aphorisme de Platon rappelle également cette réalité : « Appeler Socrate à la dispute, c’est appeler la cavalerie dans la plaine » (Tht., 183d : Ἱππέας εἰς πεδίον προκαλῇ Σωκράτη εἰς λόγους προκαλούμενος). 125 Lorsque Pompée est harcelé par la cavalerie et les archers de Mithridate, il choisit d’établir son camp dans une forêt (Cass. Dio, XXXVI, 47, 3). En 53, Artavasde propose à Crassus de faire passer son armée par le haut-plateau arménien pour annuler l’avantage tactique de la cavalerie en plaine (Plut., Cras., 19, 2). Cet itinéraire est finalement adopté par Antoine en 36. C’est encore vers des hauteurs que se réfugient les troupes romaines lorsqu’elles sont mises en déroute par la cavalerie parthe : de même que Crassus s’empresse de se retirer vers les monts Sinnaca après sa fuite de Carrhes (Plut., Cras., 29, 5), Antoine se laisse convaincre par un guide d’origine marde (ou marse ? Cf. TRAINA [2010, 2011 trad. fr.], 103-4) « d’opérer sa retraite en prenant à sa droite à travers les montagnes, au lieu d’engager son infanterie lourde dans des chemins nus et découverts, où elle serait exposée aux attaques d’une cavalerie si nombreuse et à ses flèches » (Plut., Ant., 41, 1, trad. R. Flacelière et É. Chambry). Ventidius Bassus semble être le seul général romain à être parvenu à utiliser la topographie dans un but offensif, en attirant volontairement les Parthes sur un terrain désavantageux lors des trois combats qu’il remporta contre eux (dans le Taurus, dans l’Amanus et en Cyrrhestique) : cf. Frontin, Str., II, 5, 36-7 ; Cass. Dio, XLVIII, 40, 1-3 ; XLIX, 20, 1-2. 126 En 53, Cassius Longinus encourage Crassus à longer l’Euphrate, car le fleuve empêchera l’ennemi d’envelopper son armée : Plut., Cras., 20, 2. 127 L’expression agmen quadratum est employée par Tite-Live à de nombreuses reprises, sans que l’auteur ne développe son contenu exact : Liv., II, 6, 6 ; VII, 29, 6 ; X, 14, 7 ; XXI, 5, 16 ; 32, 1 ; 57, 7 ; XXXI, 37, 1 ; XXXV, 3, 2 ; XXXVI, 10, 4 ; XXXIX, 30, 9 ; XLIV, 9, 6. Salluste est plus précis, notamment lorsqu’il décrit l’ordre de marche de Marius en 106, cf. Sall., Jug., 100, 1-2 : les manipules légionnaires, séparés de leur

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Ce dispositif est décrit avec le plus de précision par Plutarque lors de la campagne de Crassus en 53 (fig. 10). L’auteur grec évoque une formation à double front (ἀμφίστομον), déployée en rectangle profond (βαθὺ πλινθίον). Douze cohortes (δώδεκα σπείρας) sont positionnées sur chaque flanc (τῶν πλευρῶν ἑκάστης) ; chacune de ces cohortes est soutenue par un escadron de cavalerie (ἴλην ἱππέων). Cassius commande une des ailes (κεράτων), Publius dirige l’autre et Crassus tient le centre (μέσον)128. Ce passage a été diversement interprété par les historiens et philologues qui se sont intéressés au texte de Plutarque129. Il nous semble qu’il ne peut être bagage, sont placés à l’avant et à l’arrière du dispositif ; la cavalerie et les troupes légères protègent les flancs (in conspectu hostium quadrato agmine incedere. Sulla cum equitatu apud dextimos, in sinistra parte A. Manlius cum funditoribus et sagittariis, praeterea cohortis Ligurum curabat. Primos et extremos cum expeditis manipulis tribunos locauerat). Voir également Serv., apud Aen., XII, 121 : Varro rerum humanarum duo genera agminum dicit, “quadratum, quod inmixtis etiam iumentis incedit, ut ubiuis possit considere  ; pilatum alterum, quod sine iumentis incedit, sed inter se densum est, quo facilius per iniquiora loca transmittatur”. En 52, César adopte un dispositif similaire alors qu’il se retire vers la Transalpine avec ses troupes, cf. Caes., BG, VII, 67, 1-3 : le proconsul précise que le bagage est rassemblé au milieu des légions (impedimenta intra legiones recipiuntur) ; celles-ci, appuyées par la cavalerie auxiliaire, font face sur les trois côtés menacés par la cavalerie ennemie, les flancs (ab duobus lateribus) et le front (primo agmine). Hirt., VIII, 8, 3-9 décrit un ordre de marche « à peu près carré » (paene quadratum agmen) lors des opérations contre Commios en 51 : trois légions forment l’avantgarde, une légion l’arrière-garde, le bagage est rangé dans l’espace intermédiaire et les auxiliaires (que l’auteur omet de mentionner) protègent probablement les flancs de l’armée. C’est encore une « formation rectangulaire » qu’adopte l’armée d’Antoine en 36 lors de sa retraite vers l’Arménie, cf. Plut., Ant., 42, 1 : « ayant renforcé non seulement son arrière-garde, mais aussi ses deux flancs avec de nombreux javeliniers et frondeurs (πολλοῖς ἀκοντισταῖς καὶ σφενδονήταις οὐ μόνον τὴν οὐραγίαν, ἀλλὰ καὶ τὰς πλευρὰς ἑκατέρας στομώσας), il dirigeait une armée rangée en formation rectangulaire (ἐν πλαισίῳ τὸν στρατὸν ἦγε). » Cet ordre de marche était visiblement inconnu à l’époque de Polybe : l’auteur grec ne mentionne que la colonne simple et la τριφαλαγγία (cf. Plb., VI, 40, 4-14). La triple colonne, conçue pour permettre la formation rapide de l’acies triplex, a été injustement confondue avec l’agmen quadratum tardo-républicain (cf. dernièrement GILLIVER [1999], 46 et PÉREZ CASTRO [2006]), qui correspond en fait à un développement tactique ultérieur et était probablement prescrit par la coutume contre les armées mobiles refusant la bataille rangée. 128 Plut., Cras., 23, 3-4 : συναγαγὼν ἀμφίστομον ἐποίησε καὶ βαθὺ πλινθίον ἐν δώδεκα σπείραις προερχομένης τῶν πλευρῶν ἑκάστης, παρὰ δὲ σπεῖραν ἴλην ἱππέων ἔταξεν, ὡς μηδὲν ἔχοι μέρος ἐνδεὲς ἱππικῆς βοηθείας, ἀλλὰ πανταχόθεν ὁμαλῶς προσφέροιτο πεφραγμένος. Τῶν δὲ κεράτων τὸ μὲν Κασσίῳ, τὸ δὲ τῷ νέῳ Κράσσῳ παρέδωκεν, αὐτὸς δ᾽ εἰς μέσον κατέστη. 129 REGLING (1907), 381 pense que les légions formaient un véritable rectangle creux : le front et l’arrière-garde étaient constitués de 25 cohortes et les côtés de 10 cohortes, pour un total de 70 cohortes (sept légions). SMITH (1916), 248-50 (suivi par TARN [1932], 609, SAMPSON [2008], 125-6 et TRAINA [2010, 2011 trad. fr.], 86) suppose aussi que l’armée de Crassus formait un quadrilatère, mais plutôt un carré de 12 cohortes de côté. Il ajoute que ce carré n’était pas encore complètement formé au moment de l’attaque de Suréna, ce qui expliquerait pourquoi Plutarque ne cite que trois commandements tactiques au lieu de quatre. LAMMERT (1931), 15-6 (suivi par DEROUAUX [1942]) pense que l’armée romaine

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compris qu’à la lumière d’autres exemples qui révèlent une véritable continuité dans les pratiques de contre-guérilla romaines. En effet, Plutarque décrit ici un ordre de marche très proche de celui de Corbulon lors de sa campagne contre les Parthes en Arménie130. Les pleura désignent les deux flancs du rectangle formé grâce à l’adjonction de plusieurs colonnes minces. Plutarque détaille leur composition mais ne précise pas la nature du « centre » (i.e. le front séparant les deux flancs) commandé par Crassus : on y trouve certainement les 46 cohortes légionnaires restantes (peut-être moins si l’on part du principe qu’une partie de l’armée syrienne était en garnison dans les forts de Haute Mésopotamie). L’arrière-garde est, quant à elle, probablement formée par la cavalerie osrhoénienne, dont on sait qu’elle fut en mesure de prendre l’armée romaine à revers lors de la bataille131. Cela expliquerait pourquoi Plutarque ne juge pas utile de préciser qui commandait cette portion de l’armée : il s’agissait d’un prince allié, le phylarque Abgar, et non d’un Romain. La littérature scientifique sur la bataille de Carrhes rend souvent l’agmen quadratum responsable de la déconfiture de Crassus132. Ce dispositif aurait favorisé l’encerclement de l’armée romaine et offert une cible idéale aux volées de flèches des cavaliers parthes. Une telle opinion nous semble contredite par la régularité avec laquelle il fut adopté contre des armées de cavalerie, jusqu’à l’Antiquité tardive. L’agmen rectangulaire pouvait se prévaloir du précédent prestigieux de la retraite des Dix mille sous la conduite de Xénophon133 et était encore recommandé par Maurice contre les armées de cavalerie nomade à la fin du VIe s. ap. J.-C. sous le nom de taxis epikampios opisthia 134.

Afin de lutter efficacement contre des hordes de cavaliers légers, l’armée romaine doit enfin s’adapter sur le plan tactique. C’est dans ce domaine que l’outil militaire républicain rencontre le plus de difficultés, car une telle capacité de riposte nécessite le déploiement d’une cavalerie nombreuse ainsi que d’importants effectifs de fantassins missiliers135. Les premières confrontations avec le monde parthe sont d’autant plus éprouvantes qu’elles coïncident avec la diffusion d’un nouveau modèle était rangée en deux colonnes parallèles. Chaque colonne avait 12 cohortes de hauteur pour trois de large, ce qui aurait fait un total de 72 cohortes et permettait, en cas d’attaque soudaine, de former l’acies triplex des deux côtés de l’ordre de marche. 130 Tac., Ann., XIII, 40. Pour une analyse de cet ordre de marche, cf. infra, p. 279-81. 131 Cass. Dio, XL, 23, 1. 132 E.g. GABBA (1974), 12-3, n. 14. 133 Xen., Anab., III, 2, 36. 134 Maurice, Strat., XII, A, 7. À ce titre, il est intéressant de noter que l’agmen de Crassus, tout comme la taxis epikampios opisthia de Maurice, est offensif et non défensif : le général, suivant peut-être les recommandations de son fils Publius, cherche alors activement à engager l’ennemi (Plut., Cras., 23, 5). 135 Sur ce point, voir les remarques de LUTTWAK (1976), 41 et WHEELER dans ERDKAMP (2007), 260-1. COULSTON (1985), 245-6 rappelle que les archers à pied ont, par définition, une portée supérieure à celle des archers à cheval et sont donc capables d’annuler leur puissance de feu.

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Figure 10 – Le bathu plinthion amphistomon de Crassus lors de la bataille de Carrhes (53 av. J.-C.).

d’arc au Proche-Orient, d’inspiration nomade, et qui sera ensuite rapidement adopté par les Romains136. Les sources littéraires insistent à l’envi sur la capacité vulnérante de cette arme, munie de raidisseurs en os qui augmentent sa puissance de décoche137. Mais il convient de ne pas trop 136 Sur les arcs parthes en général, voir BORD & MUGG (2005), 35-40. Un exemplaire presque complet d’arc composite d’époque arsacide a été trouvé sur le site d’Yrzi, dans la nécropole de Baghouz, cf. BROWN (1937). Il s’agit d’un arc asymétrique, de taille relativement grande (127 cm) par rapport aux arcs achéménides et qui intègre des raidisseurs en os (futur siyah arabe) jusqu’ici inconnus au Proche-Orient (COULSTON [1985], 240-1). L’effet de levier apporté par ces extensions lors de la décoche permet d’accroître la puissance du tir, dans des proportions qu’il convient cependant de ne pas trop exagérer. Il est difficile de dire si ce type d’arc était d’usage très répandu. BROWN (1937), 7-9 souligne que les arcs visibles sur les représentations de cavaliers parthes ou sur les monnaies arsacides sont généralement plus petits et plus proches de l’ancien type scythe. Étudiant la même documentation iconographique, BORD & MUGG (2005), 39 parlent pour leur part « d’un arc à double courbure très voisin de l’arc scythe dont il excède cependant les dimensions ». 137 Voir Plut., Cras., 18, 3 et Cass. Dio, XL, 22, 4-5, qui insistent sur la qualité des arcs parthes, leur taille et leur force. Cela semble bien s’accorder avec les caractéristiques de l’arc d’Yrzi, mais nous restons sceptique face aux propriétés spectaculaires prêtées par Plutarque et Cassius Dion à cette arme. Il s’agit probablement d’une exagération rétrospective de la part d’auteurs influencés par l’issue dramatique de la campagne. Contra SAMPSON (2008), 119-20, qui suppose, sans le démontrer, que Suréna améliora la fabrication des arcs et des flèches. Utilisant une reconstitution d’arc sassanide réalisée par

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exagérer les qualités des hippotoxotai parthes comme certains ont été tentés de le faire à propos de la bataille de Carrhes138. Lors de sa campagne contre Pacorus et Q. Labienus (39-38 av. J.-C.), Ventidius Bassus parvient à vaincre la cavalerie arsacide à plusieurs reprises grâce à des charges brusques, en forçant rapidement le corps-à-corps tout en annulant l’avantage des archers dans le combat à distance139. Dans le cas de figure E. McEwen, M. Junkelmann montre qu’à une courte distance, les flèches peuvent percer une cotte de mailles, une plaque de métal et un bouclier. Cf. JUNKELMANN (1992), III, 171. Mais il s’agit d’une arme particulièrement grande (cf. ibid., 165 : 155 cm) et le reconstituteur allemand conduit son expérience dans des conditions qui ne sont pas celles du combat (tir direct effectué à cinq mètres de la cible). Lorsque les traits étaient tirés de loin, avec une trajectoire parabolique, ils perdaient une part importante de l’énergie emmagasinée à la décoche ; la puissance d’impact était encore réduite si la cible n’était pas percutée à angle droit. L’armement défensif des légionnaires était certainement suffisant pour résister efficacement aux volées de flèches arsacides à cette distance. Cf. GOLDSWORTHY (1996), 185. L’étude des pertes de l’expédition de Crassus (cf. supra, p. 127) nous semble corroborer cette hypothèse et pourrait suggérer que les archers parthes privilégiaient les salves massives décochées à plus d’une centaine de mètres (voir sur ce point Tac., Ann., VI, 35, 1 qui insiste sur la grande portée des hippotoxotai parthes par rapport à leurs homologues sarmates). Sur la méthode de tir des Parthes, voir le célèbre relief en terre cuite conservé à l’Altes Museum, à Berlin (COULSTON [1985], 345, fig. 39) : la main gauche du cavalier tient à la fois la poignée de l’arc et plusieurs flèches gardées en réserve ; la main droite tend l’arme jusqu’à l’oreille droite (on ne discerne pas le mode de préhension de la corde mais il s’agit probablement d’une « prise mongole »). Comme le révèlent les expérimentations conduites par le reconstituteur hongrois Lajos Kassai, cette méthode permettait d’obtenir une très forte cadence de tir. 138 Voir SHELDON (2010), 40. SAMPSON (2008), chap. 6 exagère le caractère novateur des méthodes de guerre de Suréna, voir notamment p. 121 (« Surenas had created a new and unique method of warfare, designed specifically to win the upcoming battle ») et 146 (« This was not a typical Parthian army that they [the Romans] faced, but one that very much reflected the genius of its commander »). L’encerclement et la fausse fuite étaient des tactiques pratiquées depuis longtemps par les cavaleries nomades (PETITJEAN [2018], 34-7), et les Romains avaient déjà rencontré des armées mêlant cuirassiers et archers montés lors de leurs précédentes guerres en Orient, notamment contre le royaume d’Arménie de Tigrane le Grand (Plut., Luc., 26, 6-7 et 28, 1-7 ; Eutr., VI, 9, 1 ; Festus, Brev., 15, 2). Plut., Ant., 50, 2 confirme que les Arméniens « étaient armés à la manière des Parthes et accoutumés à combattre contre eux » (ἐσκευασμένοι παραπλησίως Πάρθοις καὶ συνήθεις μάχεσθαι πρὸς αὐτούς). 139 Frontin résume la tactique de Ventidius contre les Parthes. Le général romain recommandait à ses troupes de ne pas attaquer les Parthes tant que ces derniers n’étaient pas à moins de « 500 pas » (c. 740 mètres). Alors, par une charge soudaine (procursione subita), elles parvenaient si près d’eux qu’elles empêchaient facilement les archers montés d’utiliser leurs flèches. Cf. Frontin, Str., II, 2, 5 : Ventidius aduersus Parthos non ante militem eduxit, quam illi quingentis non amplius passibus abessent, atque ita procursione subita adeo se admouit, ut sagittas, quibus ex longinquo usus est, comminus applicitus eluderet  : quo consilio, quia quandam etiam fiduciae speciem ostentauerat, celeriter barbaros debellauit. Voir aussi Flor., II, 19, 6-7 et Cass. Dio, XLIX, 20, 1-2 (bataille de Gindaros, 38 av. J.-C.). La mesure donnée par Frontin paraît excessivement grande et il convient de se demander si ce qui était originellement un « pied » n’a pas été pris pour un « pas » : 500 pedes, cela ferait 148 mètres – ce qui correspond davantage à la portée

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d’une attaque de cavalerie contre une armée romaine en marche, ce que l’on trouve dans les sources romaines ressemble au mode opératoire déjà décrit par Xénophon dans l’Anabase140: les archers et frondeurs à pied font barrage contre les escarmoucheurs adverses en les empêchant d’approcher de la colonne ; les cavaliers romains ont alors la mission de contrecharger brusquement depuis les lignes d’infanterie et de poursuivre. Dans une telle situation, la puissance de feu de l’armée romaine doit être proportionnée à celle de l’ennemi pratiquant le harcèlement. Si tel n’est pas le cas, les troupes romaines s’exposent au risque d’être submergées dans un interminable stand off 141. Les contre-offensives lancées par la cavalerie sont aussi difficiles à mettre en œuvre. Ces détachements ne doivent pas poursuivre l’ennemi trop loin car ils risquent d’être enveloppés par l’ennemi142. Ils doivent être accompagnés d’une ligne d’infanterie qui suit à courte distance de manière à pouvoir servir de couvert défensif aux cavaliers en cas de retraite. Lorsqu’Antoine applique cette tactique

efficace des arcs utilisés par les archers montés. Jean Lyd., De mag., III, 33, 4 soutient que Celse (Aulus Cornelius Celsus, encyclopédiste romain sous le règne de Tibère et auteur de rei militaris praecepta) a écrit sur la manière de combattre les Parthes : il recommandait de les attaquer à l’improviste (αἰφνιδίως) par une attaque rapide et directe. 140 Xen., Anab., III, 4, 1-5 ; IV, 3, 22 ; VI, 5, 27-8. 141 Surtout si l’ennemi dispose de réserves de munitions : à Carrhes, des chameaux chargés de flèches permettent de réapprovisionner constamment les archers montés de Suréna (Plut., Cras., 25, 1). L’un des principaux défauts de l’armée de Crassus lors de la campagne de 53 fut incontestablement de ne pas inclure dans ses rangs un nombre suffisant de frondeurs et d’archers : les fantassins légers étaient incapables de rivaliser avec les hippotoxotai arsacides et contraints de se réfugier dans le giron de l’infanterie lourde (ibid., 24, 4). Antoine ne fit pas la même erreur : en 36, il s’efforce d’intégrer dans son corps expéditionnaire un contingent important de frondeurs. Ces derniers disposent d’une portée supérieure à celle des cavaliers archers et peuvent donc les maintenir éloignés de l’armée romaine : cf. Plut., Ant., 41, 6-7 et 42, 1 ; Cass. Dio, XLIX, 26, 2. Voir aussi Veg., Mil., I, 15, 2 qui insiste (comme Cassius Dion) sur l’efficacité des balles de fronde contre les soldats lourdement cuirassés. Concernant la portée des frondes : GRIFFITHS (1989), 261-5 et GOLDSWORTHY (1996), 186. 142 C’est très exactement ce qui se passe lors de la bataille de Carrhes (cf. Plut., Cras., 25, 2-12 ; Cass. Dio, XL, 21, 2-3) : afin de rompre l’encerclement de l’armée romaine par les Parthes, P. Crassus est détaché avec 1 300 cavaliers ainsi que 500 archers et huit cohortes de fantassins lourds. Celui-ci se lance imprudemment à la poursuite des cavaliers parthes. Après avoir parcouru une longue distance, ses troupes sont enveloppées et massacrées. Ce scénario se reproduit lors de la retraite d’Antoine en Atropatène (Plut., Ant., 42, 2-8) : malgré la directive du haut commandement stipulant de « ne pas poursuivre trop loin » (μὴ πόρρω διώκειν), l’un des officiers supérieurs de l’arrière-garde romaine, Flavius Gallus, rassemble un corps mobile de cavaliers et de fantassins légers et mène une charge à fond contre les Parthes, espérant forcer le corps-à-corps. Il est complètement coupé du reste de l’armée et son détachement est anéanti.

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contre les Parthes, il n’est jamais inquiété sérieusement143. Il manque cependant de cavaliers légers pour parachever ses succès, comme l’explique très bien Plutarque à l’issue de son récit de la campagne de 36 : « [Les Romains] avaient marché vingt-sept jours depuis leur départ de Phraata, ils avaient battu dix-huit fois les Parthes  ; mais ces victoires n’étaient jamais un succès complet ni durable car les poursuites qu’ils faisaient étaient courtes et inachevées. Ce fut surtout à cela qu’on reconnut qu’Artavasde l’Arménien avait seul enlevé à Antoine la possibilité d’achever cette guerre. Car si les seize mille cavaliers qu’il avait retirés de la Médie étaient restés, comme ils étaient armés à la manière des Parthes et accoutumés à combattre contre eux, lorsque les Romains avaient mis en fuite les ennemis, ces Arméniens, en s’attachant à leur poursuite, les auraient empêchés de récupérer après leur défaite, et de revenir si souvent à la charge. »144.

Ce passage suggère que seule une armée polyvalente, constituée de fantassins lourds mais aussi de fantassins légers, de cavaliers et d’archers montés, dispose des ressources nécessaires pour vaincre les Parthes et les cavaleries nomades en rase campagne. Chacune des composantes tactiques s’échelonne dans l’engagement : la cavalerie légère poursuit en première ligne (procursio) ; la cavalerie médiane ou lourde suit à distance pour refouler toute tentative de contre-charge de la cavalerie adverse ;

143 L’analyse des pertes romaines lors de la campagne parthique de 36 confirme cette observation. Selon Plut., Ant., 50, 1, moins de 12 000 soldats moururent au combat. On sait que 10 000 hommes furent tués lors de l’attaque du train, organisée par Phraate au début de la campagne (ibid., 38, 5). 3 000 soldats supplémentaires perdirent la vie lors de la sortie de Flavius Gallus, sur la route du retour vers l’Arménie (ibid., 43, 1). Cela laisse penser qu’en dehors de ces deux occasions, les Romains ne subirent quasiment aucune perte liée au combat ou au harcèlement des archers montés. La plupart moururent de faim et de maladie : conséquence indirecte de la guérilla de cavalerie mise en œuvre par les Parthes. 144 Ibid., 50, 1-4 : ὥδευσαν μὲν οὖν ἀπὸ Φραάτων ἡμέρας ἑπτὰ καὶ εἴκοσι, μάχαις δὲ ὀκτὼ καὶ δέκα Πάρθους ἐνίκησαν, αἱ δὲ νῖκαι κράτος οὐκ εἶχον οὐδὲ βεβαιότητα μικρὰς ποιουμένων καὶ ἀτελεῖς τὰς διώξεις. ᾦ καὶ μάλιστα κατάδηλος ἦν Ἀρταουάσδης ὁ Ἀρμένιος Ἀντώνιον ἐκείνου τοῦ πολέμου τὸ τέλος ἀφελόμενος. Εἰ γὰρ οὓς ἀπήγαγεν ἐκ Μηδίας ἱππεῖς ἑξακισχιλίους καὶ μυρίους παρῆσαν, ἐσκευασμένοι παραπλησίως Πάρθοις καὶ συνήθεις μάχεσθαι πρὸς αὐτούς, Ῥωμαίων μὲν τοὺς μαχομένους τρεπομένων, ἐκείνων δὲ τοὺς φεύγοντας αἱρούντων, οὐκ ἂν ὑπῆρξεν αὐτοῖς ἡττωμένοις ἀναφέρειν καὶ ἀνατολμᾶν τοσαυτάκις. Il y a ici une incohérence concernant l’effectif des cavaliers mobilisés par Artavasde (6 000 selon Plut., Ant., 37, 3 et non 16 000) : le chiffre de 16 000 correspondait au total de la cavalerie rassemblée par Antoine (cf. supra, p. 78). Le jugement de Plutarque sur les conséquences de la défection arménienne fait écho à l’échec de l’offensive générale lancée par Antoine contre les Parthes à proximité de Phraaspa : après avoir poursuivi la cavalerie arsacide sur environ 27 km, les cavaliers romains se rendirent compte qu’ils n’étaient parvenus à tuer que 80 ennemis (ibid., 39, 7).

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l’infanterie forme une troisième ligne pour servir d’abri aux fuyards et empêcher la cavalerie ennemie d’encercler la cavalerie amie ; archers à pied et frondeurs permettent enfin à l’infanterie lourde de ne pas être inquiétée par les archers montés. Ce dispositif qui émerge des réflexions tardo-républicaines sur la guérilla de cavalerie correspond exactement à celui qui triomphera au VIe s. ap. J.-C. et que l’on verra déjà en partie fonctionner dans l’ordre de bataille contre les Alains décrit par Arrien au IIe s. ap. J.-C.

C. La pratique de la guérilla de cavalerie par les Romains Au Ier s. av. J.-C., certains généraux romains ont eux-mêmes recours à la guérilla de cavalerie. Ces opérations de harcèlement ne sont pas la manifestation d’une véritable stratégie, voire d’une « grande stratégie » comme cela a pu être le cas dans le monde parthe ; il s’agit plutôt d’une option tactique parmi d’autres. Cette alternative au choc direct permet d’éviter de tenter la fortune lorsque l’issue d’une bataille rangée est mal assurée, ou lorsque l’un des belligérants a tout intérêt à économiser ses forces145. La particularité de la guérilla romaine est qu’elle n’implique pas de véritables armées de cavalerie autonomes : les troupes montées sont toujours suivies de près par l’infanterie légionnaire, dont la fonction est de servir de base de repli aux equites en cas de revers. Lors de la guerre des Gaules, la cavalerie auxiliaire est ainsi détachée à plusieurs reprises du corps principal pour poursuivre et harceler des colonnes ennemies en marche146. Mais c’est surtout lors de la campagne du Sègre, en 145

Le principe de l’attaque du fort au faible est énoncé dans le manuel de Frontin à travers une anecdote portant sur Sertorius, cf. Frontin, Str., I, 10, 1-2 (trad. P. Laederich) : « Quintus Sertorius savait par expérience qu’il n’était pas capable de résister à l’armée romaine toute entière : pour en convaincre également ses alliés barbares, qui demandaient inconsidérément le combat, il fit amener en leur présence deux chevaux, l’un très vigoureux, l’autre très faible, et fit venir deux jeunes gens qui présentaient le même contraste, l’un robuste, l’autre chétif. Et il ordonna au plus fort des deux jeunes gens d’arracher d’un coup la queue entière du cheval le plus faible, alors qu’au plus chétif il ordonna de tirer un à un les crins du cheval le plus vigoureux. Le jeune homme chétif s’était déjà acquitté de sa tâche quand le plus fort luttait encore en vain contre la queue du cheval le plus faible : “Par cet exemple, soldats, s’écria Sertorius, je vous ai montré quelle est la nature des cohortes romaines : elles sont invincibles quand on les attaque toutes ensemble ; elles se feront en revanche tailler en pièces et déchiqueter, si on les assaille séparément”. » Voir aussi Val. Max., VII, 3, 6 ; Plin., Ep., III, 9, 11 ; Plut., Sert., 16. 146 Ainsi en 57, à la suite de la bataille de l’Aisne contre les Belges (Caes., BG, II, 11, 3-6) et en 51, lorsque le légat C. Fabius poursuit l’armée de Dumnacos qui cherche à passer la Loire (Hirt., BG, VIII, 27, 4-29, 4).

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Figure 11 – La campagne du Sègre (49 av. J.-C.).

49, que César démontre comment, tout en refusant la bataille rangée, une armée romaine est capable de vaincre entièrement un corps expéditionnaire constitué de plusieurs dizaines de milliers de soldats (fig. 11)147. La cavalerie césarienne joue un rôle opérationnel décisif dès les premiers affrontements autour d’Ilerda : numériquement supérieure à celle des pompéiens, elle empêche les troupes d’Afranius et Petreius de se ravitailler148 et force ces derniers à abandonner la place forte pour se réfugier vers l’Èbre149. La marche qui s’ensuit est un véritable désastre pour l’armée pompéienne. Pendant leur retraite vers Octogesa (actuelle Mequinenza), le long de la rive gauche du Sègre, les troupes d’Afranius et Petreius sont harcelées par la Sur le rôle de la cavalerie lors de cette campagne : DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 523 ; VEITH (1906), 260-74 ; VIGNERON (1968), I, 270-2 ; JUNKELMANN (1991), II, 119-25. 148 Caes., BC, I, 55, 1 ; 59 et 61. 149 Les deux généraux pompéiens espèrent pouvoir lever en Celtibérie des contingents de cavalerie qui leur permettront de reprendre le dessus dans leurs opérations ultérieures contre César : ibid., I, 61, 4. 147

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cavalerie césarienne150. Dans le De bello ciuili, César explique de manière très claire l’effet de ces attaques : « parfois l’arrière-garde de la colonne faisait front et suspendait son mouvement, tantôt la marche était reprise, et nos troupes, que l’effort des cohortes lancées en masse faisait reculer, revenaient ensuite à la charge et continuaient la poursuite »151. Dans un premier temps les chefs pompéiens espèrent trouver leur salut dans le défilé montagneux situé près de la confluence Sègre-Cinca152. Arrivées à proximité des passes, les deux armées engagent une course de vitesse. César cherche à couper la route des pompéiens en opérant avec son infanterie un mouvement enveloppant par le Sud, pendant que sa cavalerie harcèle leurs arrières pour les ralentir153. Cette manœuvre audacieuse est un succès : les pompéiens se voient interdire l’accès à l’Èbre et doivent opter pour un plan alternatif. Afranius détache quatre cohortes pour occuper les hauteurs qui se trouvent sur le nouvel itinéraire menant à Octogesa, mais celles-ci sont immédiatement enveloppées et anéanties par la cavalerie césarienne154. Bien que ses soldats l’encouragent à engager la bataille, César préfère vaincre par l’attrition car l’ennemi est désormais quasiment immobilisé et coupé de tout approvisionnement en eau155. Manquant de ravitaillement, les pompéiens décident d’abandonner leur camp et de retourner à Ilerda156. Immédiatement,

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Ibid., I, 63-4 et 78-80. Ibid., I, 64, 1 (trad. P. Fabre) : nonnumquam sustineri extremum agmen atque interrumpi, alias inferri signa et uniuersarum cohortium impetu nostros propelli, dein rursus conuersos insequi. 152 Ibid., I, 65, 4 (trad. P. Fabre) : « Ces montagnes, ils désiraient y pénétrer afin d’échapper à la cavalerie de César (Hos montes intrare cupiebant ut equitatum effugerent Caesaris), et pour pouvoir, au moyen de postes établis dans les défilés, interdire à son armée toute progression, tandis qu’eux-mêmes passeraient l’Èbre sans risque et sans inquiétude. » 153 Ibid., I, 68, 1-70, 3. Clausewitz préconise le même type de manœuvre, sans préciser les rôles respectifs de l’infanterie et de la cavalerie : « le troisième stade de la poursuite, le plus efficace d’ailleurs, consiste dans une marche parallèle vers la position de retraite la plus proche » (De la guerre, IV, 12, éd. Naville p. 292). 154 Caes., BC, I, 70, 5 : conspicatus equitatus Caesaris in cohortes impetum fecit  ; nec minimam partem temporis equitum uim cetrati sustinere potuerunt omnesque ab eis circumuenti in conspectu utriusque exercitus interficiuntur. Il s’agit là d’un des rares exemples de décision tactique remportée par la cavalerie seule contre de l’infanterie en contexte romain. 155 Il est intéressant de noter que c’est la « prudence » qui est invoquée par César à l’appui de cette stratégie, cf. ibid., I, 72, 2 : « Pourquoi, enfin, tenter la fortune, d’autant qu’il n’est pas moins digne d’un général de vaincre par la prudence que par la force du glaive ? » (cur denique Fortunam periclitaretur  ? praesertim cum non minus esset imperatoris consilio superare quam gladio). César ne parvient que difficilement à imposer cette résolution à son armée qui réclame la bataille, cf. ibid., I, 72, 4 (trad. P. Fabre modifiée) : « Ces projets de César, la plupart les désapprouvaient : quant aux soldats, ils disaient ouvertement entre eux que, puisqu’on laissait passer une pareille occasion de victoire, ils refuseraient de se battre, même si César en donnait l’ordre. » 156 Ibid., I, 78, 2. 151

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les troupes césariennes reprennent leur action de harcèlement157. À court de fourrage, éreintée et réduite à l’impuissance, la cavalerie pompéienne doit se réfugier au centre de l’ordre de marche158. Incapables de faire traverser le Sègre à leur armée, Afranius et Petreius finissent par capituler159.

Outre cet exemple particulièrement significatif, l’equitatus apparaît aussi comme une force décisive sur les théâtres d’opération africains de la guerre civile. En 49, les 500 equites du corps expéditionnaire césarien permettent à Curion de remporter des succès importants dans les premiers engagements contre P. Attius Varus et Juba160. Mais dès que ces troupes auxiliaires ne sont plus en mesure de résister face à la puissante cavalerie numide, l’armée césarienne est condamnée au mieux à rester enfermée dans les castra Cornelia en s’approvisionnant par voie maritime, au pire, si elle s’aventure en plaine, à être complètement enveloppée et détruite, ce qui advient finalement en août, lors de la bataille du Bagradas161. S’inspirant probablement de ce précédent, Labienus fait le pari de la cavalerie lors de sa campagne contre César en Afrique (47-46 av. J.-C.)162. À la bataille de Ruspina, le général républicain déploie face à César une armée singulière : « une ligne prodigieusement longue et serrée non de fantassins, mais de cavaliers ; entre ces derniers étaient disposés des fantassins légers numides et des archers à pied, en groupes si épais que, de loin, les Césariens crurent voir des troupes d’infanterie ; les ailes droite 157 Ibid., I, 79. César insiste sur l’action des javeliniers montés, qui met l’arrière-garde pompéienne en grande difficulté lorsque celle-ci s’engage sur des pentes : equites uero ex loco superiore in auersos tela coniciebant, tum magno erat in periculo res. 158 Ibid., I, 79, 5. 159 Ibid., I, 84-7. 160 Sur cette expédition, voir VEITH (1906), 286-92 et LE BOHEC (2001), 354-60. Quelques jours après le débarquement, Curion remporte un premier combat de cavalerie contre 600 chevaux numides (Caes., BC, II, 25, 3-5). Juba envoie alors à Varus un renfort considérable de cavaliers et de fantassins auxiliaires : l’avant-garde de cette armée est mise en déroute par la cavalerie de Curion (ibid., II, 26). Une troisième victoire est obtenue par le lieutenant de César lors d’un engagement préliminaire, alors que les deux armées sont rangées en bataille, ce qui entraîne la fuite de toute l’armée pompéienne (ibid., II, 34-5). Curion apprend alors que Saburra, le principal lieutenant de Juba, s’apprête à arriver avec de la cavalerie. Il envoie ses propres troupes montées pour l’intercepter et attaque avec succès le camp numide de nuit (ibid., II, 38). 161 La cavalerie de Curion, épuisée par une longue marche, ne peut empêcher la cavalerie adverse d’envelopper et de prendre à revers sa ligne de bataille (ibid., II, 41, 5). Ne pouvant se réfugier dans les hauteurs que les troupes de Saburra ont occupées avant elle, l’armée césarienne reste exposée au harcèlement des escadrons numides au beau milieu d’une plaine, sans l’espoir d’être secourue par sa propre cavalerie : tous les fantassins périssent jusqu’au dernier (ibid., II, 42, 5 : Milites ad unum omnes interficiuntur). 162 Voir VEITH (1906), 398-40 ; FULLER (1965), chap. xii ; LE BOHEC (2001), 405-22.

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et gauche avaient été renforcées de contingents importants de cavalerie »163. L’objectif recherché par Labienus est de l’emporter par l’enveloppement et le harcèlement, tout en évitant la mêlée164. Cette tactique est un succès165. D’après Cassius Dion, les césariens auraient tous été massacrés s’ils n’avaient pu se réfugier sur un tertre166. Comprenant la gravité de la situation dans laquelle il se trouve, César fait le choix d’éviter la bataille en rase campagne et d’affaiblir progressivement la cavalerie pompéienne. Chaque jour, il envoie ses troupes montées escarmoucher avec l’ennemi à l’extérieur de son camp, de manière à leur faire reprendre confiance en elles167. Il s’assure aussi que ses alliés P. Sittius et le roi maure Bocchus puissent attaquer la Numidie par l’ouest, ce qui force Juba à retirer d’Afrique une partie de sa cavalerie afin que celle-ci puisse défendre son royaume168. Enfin, César profite de ses liens de parenté avec Marius pour encourager les défections parmi les Numides et les Gétules servant dans le camp républicain169. Ayant lui-même reçu un renfort de 800 cavaliers, il peut à nouveau faire sortir son armée et se libérer de la situation de blocus opérationnel dans laquelle il se trouvait jusqu’ici170. La cavalerie numide est vaincue dans un combat de cavalerie au sud de Ruspina171. Mais ces efforts ne sont pas suffisants. Scipion et Labienus reçoivent bientôt un grand renfort de cavalerie de la part de Juba172 et peuvent inquiéter une nouvelle fois l’armée césarienne par une vaste 163 Ps.-Caes., BAfr., 13, 1 (trad. A. Bouvet modifiée) : aciem derigunt mirabili longitudine non peditum, sed equitum confertam, et inter eos leuis armaturae Numidas et sagittarios pedites interposuerant et ita condensauerant ut procul Caesariani pedestres copias arbitrarentur  ; dextrum ac sinistrum cornu magnis equitum copiis firmauerant. 164 L’auteur du De bello Africo insiste sur ce point, cf. ibid., 19, 2 (trad. A. Bouvet) : « Ils étaient venus avec la ferme intention de surprendre et dérouter par une tactique nouvelle (nouo atque inusitato genere proelii) les légionnaires récemment enrôlés et peu nombreux, de les encercler avec leur cavalerie (ab equitatu cirumuenti) et de les écraser comme ils avaient écrasé Curion. » 165 Ibid., 14-7. L’auteur présente cet engagement comme un échec pour Labienus mais les récits d’Appien et de Cassius Dion sont beaucoup moins élogieux à l’égard de César. D’après App., BC, II, 95, les pompéiens l’auraient largement emporté lors de la bataille : ils n’auraient cessé de poursuivre les césariens en déroute que lorsque le cheval de Labienus, frappé au ventre, désarçonna son cavalier. 166 Cass. Dio, XLIII, 2, 1-2. 167 Ps.-Caes., BAfr., 29, 1. 168 Ibid., 25, 5. 169 Ibid., 32, 3. 170 Ibid., 34, 4. 171 Ibid., 39-40. 172 Celui-ci arrive vite avec une puissante armée, cf. ibid., 48, 1 : tribus legionis equitibusque frenatis DCCC, Numidis sine frenis peditibusque leuis armaturae grandi numero. Les equites frenati sont probablement les Gaulois et les Ibères que Juba avait attachés à sa garde personnelle (cf. Caes., BC, II, 4, 1).

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opération de harcèlement en plaine173. Pour l’auteur du De bello Africo, la supériorité de la cavalerie et des troupes légères numides est incontestable : « Cet état de choses créait de vifs soucis à César, car chaque fois qu’un combat était engagé, il lui était absolument impossible avec sa seule cavalerie, et sans l’infanterie de légion, de résister à la cavalerie et à l’infanterie légère des ennemis. »174. César cherche dès lors la bataille rangée. Il finit par l’obtenir en menaçant Thapsus, ce qui lui permet de remporter une grande décision à l’issue d’une campagne très incertaine, dans laquelle son armée a failli se retrouver dans la même situation que celle des pompéiens sur le Sègre trois ans plus tôt175. Les exemples que nous venons de développer montrent qu’une armée nettement inférieure en cavalerie est exposée au risque de perdre le contrôle du théâtre de guerre sur lequel elle opère : elle ne peut plus fourrager ni s’approvisionner localement (le ravitaillement par la mer devient inévitable) ; elle doit aussi éviter de s’aventurer en plaine et ne peut plus contraindre l’ennemi à se battre contre sa volonté. À l’inverse, la suprématie en matière de cavalerie permet d’épuiser progressivement l’adversaire tout en évitant les risques inhérents à la bataille rangée. T. Labienus est incontestablement le général romain qui est allé le plus loin dans ce sens, en abandonnant presque complètement le paradigme de la bataille d’infanterie lourde au profit de la décision par la cavalerie et l’infanterie légère seules176. À trois reprises, l’auteur du De bello Africo emploie des expressions connexes pour désigner les techniques de grande 173 Ps.-Caes., BAfr., 69-70. Labienus et Afranius, qui avaient placé toute leur cavalerie et leurs troupes légères en embuscade, fondent sur l’arrière-garde de l’armée césarienne. Le but de cette opération est dévoilé par l’auteur du De bello Africo : il s’agit de forcer les troupes de César à camper où l’eau manque entièrement, afin que ses hommes et ses chevaux périssent de soif (ibid., 69, 5 : Caesar intellexit nihil aliud eos conari nisi ut se cogerent castra eo loco ponere, ubi omnino aquae nihil esset, ut exercitus ieiunus, qui a quarta uigilia usque ad horam X diei nihil gustasset, ac iumenta siti perirent). Mais par un ingénieux système de roulement, César parvient à déjouer cette entreprise en engageant successivement ses différentes légions dans les combats d’arrière-garde tout en poursuivant sa marche. Lorsque l’armée césarienne est parvenue à rejoindre son camp, on ne dénombre que dix blessés. 174 Ibid., 72, 1 (trad. A. Bouvet) : Quibus ex rebus Caesar uehementer commouebatur, quod quotienscumque proelium erat commissum, equitatu suo sine legionario milite hostium equitatui leuique armaturae eorum nullo modo par esse poterat. 175 Ibid., 75-86. 176 L’historiographie considère souvent que Labienus, à la différence de César, avait l’étoffe d’un véritable général de cavalerie. Voir ADCOCK (1940), 25 et 116 ; RAMBAUD (1969), 663 ; CAGNIART (1992). Mais son exemple montre que l’adoption d’un modèle stratégique fondé sur la guérilla de cavalerie n’est pas tant une question de penchant personnel qu’une adaptation aux nécessités du recrutement et aux pratiques militaires locales.

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guérilla du général républicain : nouo genere pugnae ; inusitato genere proelii ; singulari genere pugnae177. Il peut être tentant de prendre ces périphrases à la lettre, sans se contenter d’y voir un simple procédé destiné à disqualifier la déception cultivée par le parti anti-césarien. Elles sont selon nous la marque d’une véritable réflexion sur l’art militaire. Les événements du milieu du Ier s. ont probablement soulevé des polémiques sur l’avenir de la guerre romaine, de même que sur la place des auxiliaires dans l’ensemble de l’exercitus178. La menace croissante de l’asymétrie tactique explique aussi pourquoi la destruction des forces de cavalerie adverses devient un enjeu stratégique majeur des guerres civiles. Les efforts de César pour compenser la supériorité numérique écrasante de la cavalerie pompéienne lors de la campagne de 48 en Épire sont significatifs179. À la suite de plusieurs manœuvres, le dictateur parvient à enfermer son adversaire sur la péninsule de Durrës. Le siège de Dyrrachium a souvent été perçu comme une aberration car les pompéiens pouvaient être ravitaillés par la mer180. Mais comme le précise César lui-même, il s’agissait avant tout d’« empêcher Pompée de faire du fourrage et [de] rendre sa cavalerie inutilisable pour le combat »181. Bloquée derrière des lignes de circonvallation182, l’immense cavalerie républicaine n’est pas seulement réduite à l’impuissance : les chevaux sont menacés d’extermination car, si les navires au très faible tonnage suffisent à acheminer le ravitaillement pour les hommes, ils ne peuvent convoyer aussi

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Ps.-Caes., BAfr., 15, 1 ; 19, 2 ; 69, 5. Sur cette question, voir JAL (1962). 179 Sur cette campagne, voir VEITH (1920). César dispose initialement de 15 000 fantassins et 500 cavaliers, cf. Caes., BC, III, 2, 2 (il n’a pas pu embarquer toutes ses troupes présentes en Italie). Peu après son débarquement en Épire, il est rejoint par un supplément de 800 cavaliers (ibid., III, 29, 2). Ces effectifs sont dérisoires face aux 7 000 cavaliers de Pompée (ibid., III, 4, 3). 180 Ibid., III, 42, 2 et 44, 1. Voir le jugement sévère de Napoléon Ier, cité dans VIGNERON (1968), I, 272. Ces avis négatifs puisent probablement leur source dans les propos apocryphes que Plutarque prête à César lui-même, cf. Plut., Caes., 39, 9 (trad. R. Flacelière et É. Chambry) : « Il se reprochait d’avoir mal conduit les opérations : alors qu’il avait devant lui un pays fertile et les villes opulentes de la Macédoine et de la Thessalie, il avait négligé d’y attirer la guerre pour s’installer ici, au bord de la mer dominée par la flotte ennemie, où il était assiégé par la disette plus qu’il n’assiégeait Pompée par les armes. » 181 Caes., BC, III, 42, 3 (trad. P. Fabre) : uti pabulatione Pompeium prohiberet equitatumque eius ad rem gerendam inutilem efficeret. Voir VIGNERON (1968), I, 272-4 et ERDKAMP (1998), 129. 182 Pompée contrôle un espace de seulement 22 km de circonférence où il peut fourrager librement : cf. Caes., BC, III, 44, 3. 178

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régulièrement le fourrage et surtout l’immense quantité d’eau nécessaire aux animaux183. Il s’agit donc bien d’anéantir la cavalerie de Pompée pour garantir le succès des opérations ultérieures. III – LA GRANDE TACTIQUE184 A. Le rôle de la cavalerie dans les batailles rangées L’armée tardo-républicaine présente une grande capacité d’adaptation tactique et ne semble pas avoir confiné la cavalerie dans un rôle systématiquement subalterne. Au Ier s. av. J.-C., les batailles rangées commencent presque systématiquement par des escarmouches préliminaires impliquant les troupes mobiles. Ces accrochages découlent directement du fait que les cavaliers opèrent en avant-garde de l’ordre de marche. Ils peuvent prendre la forme de combats d’éclaireurs ou de véritables batailles de cavalerie. L’impact de ces escarmouches sur le moral des troupes est important : elles permettent d’éprouver les forces des deux partis avant le choc du combat « stationnaire » et sont à ce titre perçues comme une forme d’ordalie par les soldats. Elles ont aussi une fonction pratique : de concert avec l’infanterie légère, les cavaliers protègent le déploiement de l’infanterie lourde qui peut parfois prendre des heures. 183

César va jusqu’à faire détourner des rivières pour priver ses ennemis de cette précieuse ressource, cf. ibid., III, 49, 3. Aussi, dans le camp pompéien, « on arrivait à grand peine à maintenir vivants les chevaux de selle, mais toutes les bêtes de somme avaient péri ». Plus loin, César décrit les conséquences de ces mesures, cf. ibid. III, 58 (trad. P. Fabre) : « Pour contenir plus facilement la cavalerie pompéienne aux abords de Dyrrachium et l’empêcher d’aller au fourrage, César fit de grands travaux pour fermer les deux passages dont nous avons montré plus haut l’étroitesse, et y plaça des fortins. Pompée, voyant qu’il n’aboutissait à rien avec sa cavalerie, la fit revenir par mer quelques jours après dans ses retranchements. Le manque de fourrage était complet, au point que l’on nourrissait les chevaux de feuilles arrachées aux arbres et de racines tendres de roseaux que l’on écrasait […]. Il fallait faire venir le fourrage de Corcyre et d’Acarnanie, ce qui représentait un fort long trajet par mer, et, comme il n’y en avait pas assez, y ajouter de l’orge et soutenir les chevaux à l’aide de ces expédients. Mais, lorsque non seulement l’orge, le fourrage et l’herbe coupée, mais même le feuillage des arbres commencèrent à manquer, Pompée, voyant ses chevaux épuisés de maigreur, pensa qu’il fallait tenter une sortie. » 184 C’est au comte Jacques de Guibert que revient le mérite d’avoir établi une distinction nette entre « tactique élémentaire » et « grande tactique », dans son Essai général de tactique (1772). La première est l’art de manœuvrer des unités élémentaires dans les diverses circonstances que la guerre peut offrir. La seconde a pour finalité de coordonner les mouvements d’une armée entière et des différentes unités qui la composent lors des marches et du combat.

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Ils forment ainsi un rideau mobile qui dissimule les manœuvres des légionnaires et empêche les tirailleurs ennemis de gêner la formation de l’acies185. Durant la bataille proprement dite, toutes les missions confiées aux troupes à cheval dépendent de leur avantage absolu en termes de mobilité. La cavalerie ne peut être utilisée pour le combat stationnaire et n’est pas d’une grande efficacité contre des lignes d’infanterie disciplinées, rangées en ordre serré186. Sa seule chance de rompre une troupe de fantassins est de l’attaquer sur ses points les plus vulnérables, où la force morale de la charge peut produire son effet maximal : c’est la raison pour laquelle les flancs et les arrières du dispositif ennemi constituent des cibles de choix. La fonction tactique principale de la cavalerie réside donc dans l’enveloppement : par un mouvement tournant, les escadrons viennent se placer contre les franges externes de l’armée ennemie187. Afin de réaliser cette opération, la cavalerie peut parfois contourner des obstacles qui la dissimulent à la vue des adversaires188. Mais le terrain ne se prête pas toujours à ce type d’embuscade tactique et les troupes opèrent le plus souvent au vu et su de l’armée ennemie. Cette simple manœuvre, si elle est menée à bien, peut suffir à déclencher une réaction de panique chez l’adversaire et décider de l’affrontement189. 185 On retrouve de nombreux exemples de ce type de manœuvre dans le corpus césarien, e.g. à la veille de la bataille de Bibracte contre les Helvètes en 58, cf. Caes., BG, I, 24, 1-2 : Postquam id animum aduertit, copias suas Caesar in proximum collem subduxit equitatumque, qui sustineret hostium impetum, misit. Ipse interim in colle medio triplicem aciem instruxit legionum quattuor ueteranarum. 186 Voir Clausewitz, De la guerre, V, 4 (éd. Naville p. 311) : « Dans l’engagement personnel, l’essence de la défense consiste à demeurer fermement debout, comme enraciné dans le sol ; l’essence de l’attaque est le mouvement. La cavalerie est totalement privée de la première de ces propriétés et jouit par excellence de la dernière. Elle n’est donc appropriée qu’à l’attaque. » 187 L’exemple paradigmatique de ce type de manœuvre est bien évidemment celui de la bataille de Cannes (Plb., III, 116, 6 ; Liv., XXII, 48, 5-6), encore enseigné aujourd’hui dans les écoles militaires occidentales. Pour des exemples issus du corpus césarien, cf. BG, VII, 88, 3 ; BC, I, 55, 2 ; I, 70, 5 ; II, 34, 6 ; III, 93, 4 ; BAfr., 14, 1 et 15, 2-3 ; 59, 5 ; 78, 4 ; BHisp., 31, 5. 188 E.g. Caes., BG, VII, 87, 4 (phase finale du siège d’Alésia) : César « ordonne qu’une partie de la cavalerie le suive, que l’autre contourne les retranchements extérieurs et attaque l’ennemi de dos. » (equitum partem sequi, partem circumire exteriores munitiones et ab tergo hostes adoriri iubet). 189 L’importance de l’effet psychologique produit par la menace de l’enveloppement est bien soulignée par César à propos de la bataille d’Utique en juin 49. Chaque armée a placé toute sa cavalerie sur une seule aile, avec des fantassins légers en soutien. Curion parvient à chasser la cavalerie ennemie du champ de bataille. Toute l’armée de Varus assiste impuissante au spectacle de cette déroute et au massacre de l’infanterie légère. Terrifiés par la perspective fatidique de l’encerclement, les soldats tournent le dos et se

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Pour envelopper l’infanterie de l’ennemi, il est cependant nécessaire de vaincre d’abord ses troupes montées, qui poursuivent naturellement le même objectif. Une étape préliminaire du « combat d’ailes » consiste fréquemment à étirer les flancs de la ligne de bataille vers l’extérieur, en faisant opérer un quart de conversion aux escadrons. Cette phase est bien décrite par l’auteur du De bello Africo lors de la bataille de Ruspina (fig. 12) : afin de déborder la cavalerie césarienne, les troupes numides de Labienus s’étendent en avançant sur les côtés de l’ordre de bataille (subito aduersariorum equitatus sese extendere et in latitudinem promouere)190. En infériorité numérique, les 2 000 cavaliers de César ne peuvent suivre cette manœuvre d’extension et sont rapidement rejetés dans le giron de l’infanterie légionnaire191. Une fois la cavalerie adverse vaincue, les escadrons se redéploient pour prendre l’infanterie de flanc et à revers192. Les sources ne précisent que rarement les rôles respectifs des différents types de cavalerie dans la réalisation de cette mission d’enveloppement. Nous disposons seulement de quelques renseignements concernant la bataille d’Uzitta, en 46 : à la veille de cet engagement, Scipion place la cavalerie médiane sur les flancs de l’infanterie et la cavalerie légère numide vers l’extérieur de la ligne de bataille193. Cette précipitent vers leur camp (cf. Caes., BC, II, 34, 6 : Sed praeoccupatus animus Attianorum militum timore et fuga et caede suorum nihil de resistendo cogitabat, omnesque se iam ab equitatu circumueniri arbitrabantur. Itaque priusquam telum abici posset, aut nostri propius accederent, omnis Vari acies terga uertit seque in castra recepit). Bilan de l’affrontement (II, 35, 5) : 600 morts et 1 000 blessés – victimes probablement faites, pour la plupart, lors de la poursuite. 190 Ps.-Caes., BAfr., 14, 1. Dans son récit de la bataille d’Ilipa (206 av. J.-C.), Polybe donne une description technique de ce type de manœuvre : Plb., XI, 22, 11-23, 9. 191 Cass. Dio, XLIII, 2, 2 : ἵππον […] ἐς τοὺς πεζοὺς […] κατήραξαν. L’extension des ailes dans un but offensif se retrouve lors de la bataille de Tegea en 46 (Ps.-Caes., BAfr., 78, 4 : Pacideius suos equites exporrigere coepit in longitudinem, ut haberent facultatem turmas Iulianas circumeundi). Le plus ancien exemple romain de ce type de manœuvre concerne la bataille de Clastidium en 222. Cf. Plut., Marc., 6, 5. 192 César mentionne cette manœuvre effectuée par une partie de la cavalerie pompéienne lors de la bataille de Pharsale, cf. infra, p. 160. 193 Ps.-Caes., BAfr., 59, 4-5 : « [Scipion] avait placé toute sa cavalerie bridée sur son aile droite (Equitatum frenatum uniuersum in suo dextro cornu disposuerat), car son aile gauche était couverte par la ville d’Uzitta, et il n’y avait pas d’espace pour y déployer la cavalerie. En outre, il avait placé sur la partie droite de sa ligne de bataille l’infinie multitude des Numides et des troupes légères (Praeterea Numidas leuisque armaturae infinitam multitudinem ad dextram partem suae aciei opposuerat), sur pas moins de mille pas de distance dans l’espace intermédiaire, et il l’avait davantage repoussée vers les contreforts des collines, de sorte qu’elle s’avançait loin au-delà des adversaires et de ses propres troupes. Son plan, en procédant ainsi, était qu’au moment où les lignes de bataille se rencontreraient au centre, au début de l’engagement, la multitude de sa cavalerie aurait seulement à refermer soudainement son mouvement d’encerclement un peu plus loin sur

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Figure 12 – Reconstitution schématique de la bataille de Ruspina (46 av. J.-C.).

Figure 12.1

Figure 12.2

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Figure 12.3

Figure 12.4

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description suggère que les troupes numides, plus mobiles, étaient chargées d’encercler les césariens alors que la cavalerie de mêlée avait surtout pour fonction de défendre les flancs des fantassins194. L’autre fonction essentielle de la cavalerie en contexte tactique réside dans la poursuite des fuyards. Elle est intrinsèquement liée à l’image des troupes montées chez les auteurs anciens195. Comme l’a bien montré Charles Ardant du Picq, la poursuite permet précisément de convertir un succès tactique (la déroute d’une armée) en une victoire stratégique par la destruction matérielle de l’outil militaire adverse196. Grâce à sa mobilité supérieure, la cavalerie peut facilement rattraper les fantassins ennemis et les abattre isolément. L’infanterie seule, même légèrement équipée, ne peut remplir efficacement cette fonction. C’est ce que révèle un passage du De bello Gallico concernant les premières opérations de César en Bretagne : « Dès que nos soldats purent se reformer sur le rivage, et comme tous avaient rejoint, ils chargèrent l’ennemi et le mirent en déroute ; mais ils ne purent le poursuivre bien loin, parce que la cavalerie n’avait pu rester dans la bonne direction et atteindre l’île. Ce fut tout ce qui manqua à la fortune accoutumée de César. »197. La mécanique de la poursuite est bien décrite dans la Guerre des Gaules198. Les cavaliers peuvent massacrer directement les fuyards ou couper leur retraite pour les rabattre vers l’infanterie199. Lorsqu’ils se mettent à donner la course au galop, les soldats se détachent les uns des autres et rompent la cohésion de l’escadron, pour pouvoir joindre individuellement les

l’armée de César (paulo longius eius equitatus circumuectus ex improuiso clauderet multitudine sua exercitum Caesaris), et à la bouleverser en la perçant de traits. » 194 C’est ce que confirme le déroulement de la bataille, cf. ibid., 61, 1 : « soudain, toute la cavalerie sans bride des Numides et des Gétules, placée vers l’extérieur de l’aile droite, se met en mouvement vers le camp de César, pendant que la cavalerie bridée de Labienus demeure sur place et tient les légions à distance. » 195 C’est ce qu’illustre une anecdote livrée par Plutarque. Cf. Plut., Caes., 18, 3 : juste avant la bataille de Bibracte contre les Helvètes en 58, un des officiers de César lui apporte un cheval. César refuse de le prendre au motif qu’il préfère engager l’ennemi à pied : la monture, répond-il à son officier, ne lui sera utile que pour poursuivre l’ennemi. 196 ARDANT DU PICQ (1904, 2004 4e éd.), 66-70, 74 et 82 ; SABIN (1996), 66-7 ; ID. (2007), 221-2. 197 Caes., BG, IV, 26, 5 (trad. L.-A. Constans) : Nostri, simul in arido constiterunt, suis omnibus consecutis, in hostes impetum fecerunt atque eos in fugam dederunt  ; neque longius prosequi potuerunt, quod equites cursum tenere atque insulam capere non potuerant. Hoc unum ad pristinam fortunam Caesari defuit. 198 Ibid., I, 53, 3 ; III, 19, 4 ; 26, 5-6 ; IV, 14, 5 ; 37, 4 ; VI, 8, 7 ; VII, 62, 9 ; 70, 4-5 ; 88, 7 ; VIII, 16, 1-2 ; 19, 7 ; 29, 3. Voir aussi Caes., BC, III, 99, 5 ; Ps.-Caes., BAfr., 78, 8 ; BHisp., 10, 3. 199 Frontin, Str., II, 5, 31.

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ennemis200. La manœuvre doit être exécutée avec une grande prudence car l’armée adverse est toujours susceptible de simuler la fuite pour attirer les poursuivants dans une embuscade201. Autre mesure de précaution : l’infanterie doit toujours suivre de près, afin de protéger les poursuivants en cas de revers202. Lorsqu’elle est utilisée à bon escient, la cavalerie peut se livrer à de véritables massacres et occasionner des pertes considérables. En 56, les troupes montées de P. Crassus poursuivent une armée de 50 000 Aquitains et Cantabres sur environ 74 kilomètres : seuls un quart des fuyards en réchappent203. Si elle doit poursuivre lorsqu’elle est victorieuse, la cavalerie a aussi pour mission de protéger et de couvrir les fuyards en cas de défaite. Cette fonction est bien décrite par César à l’issue d’un combat contre les troupes d’Afranius et Petreius, en 49204. Enfin, à une échelle plus resserrée, la mobilité tactique de la cavalerie en fait une arme tout indiquée pour les embuscades, auxquelles les généraux romains, contrairement à ce qu’on a pu parfois affirmer, n’hésitent pas à recourir dès l’époque républicaine205. Ces stratagèmes sont de deux 200 La physionomie de ce type de combat est bien décrite par Hirtius dans un engagement de cavalerie contre Commios, cf. BG, VIII, 48, 3-5 (trad. L.-A. Constans) : « Volusénus, emporté par le désir de s’emparer de la personne de Commios, s’était acharné à le poursuivre avec un petit groupe, et lui, fuyant à toute bride, avait entraîné Volusénus à bonne distance, quand soudain Commios, qui le haïssait, fait appel à l’honneur de ses compagnons, leur demande de le secourir, de ne pas laisser sans vengeance les blessures qu’il doit à la fourberie de cet homme, et, tournant bride, il se sépare des autres, audacieusement, pour se précipiter sur le préfet. Tous ses cavaliers l’imitent, font faire demi-tour aux nôtres, qui n’étaient pas en force, et les poursuivent. Commios éperonne furieusement son cheval, le pousse contre celui de Quadratus, et, se jetant sur son ennemi, la lance en avant, avec une grande violence, il lui transperce la cuisse. » 201 C’est précisément ce qui se passe lors d’une escarmouche contre les Bellovaques en 51, cf. Hirt., BG, VIII, 12 : les cavaliers auxiliaires de César poursuivent trop loin les troupes de Correos ; celles-ci les attirent vers des fantassins dissimulés qui surgissent des bois et coupent leur retraite. Et l’auteur de conclure (trad. L.-A. Constans) : « les nôtres apprennent à leurs dépens à reconnaître les lieux avec plus de soin avant d’établir leurs postes, et à poursuivre avec plus de prudence quand l’ennemi cède le terrain. » 202 Cf. e.g. ibid., VIII, 27, 4-5. 203 Caes., BG, III, 26, 6. 204 Id., BC, I, 46, 3 (trad. P. Fabre) : « D’autre part, notre cavalerie, aux deux ailes, bien que placée dans une position en contrebas et dominée, fait avec le plus beau courage tous ses efforts en direction du sommet et, en galopant entre les deux lignes, rend la retraite plus aisée et plus sûre (inter duas acies perequitans commodiorem ac tutiorem nostris receptum dat). » 205 BRIZZI (1982), notamment chap. 1 et 2 ; ID. (1989) ; ID. (1999) ; ID. (2002, 2004 trad. fr.), 52-62. Contra WHEELER (1988)  ; SHELDON (2005), 34-6 ; HARTER-UIBOPUU, s.v. « Stratagem: Republic », dans ERA, II, 933-5. Point de vue intermédiaire dans ACHARD (2006) : l’auteur souligne que les stratagèmes et autres embuscades sont employés depuis la plus haute époque romaine (BRIZZI [1982], 270 considère les exemples les plus anciens comme des « invenzioni della storiografia successiva »), mais il estime que les généraux

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types. Il peut s’agir premièrement d’embuscades « statiques » : on dispose alors des cavaliers dans des couverts boisés ou derrière d’autres irrégularités de terrain206. Depuis leur position dissimulée, les troupes montées fondent alors sur l’ennemi insouciant qui passe à proximité de leur position. L’effet de surprise suffit parfois à mettre une armée en déroute207. La cavalerie peut aussi servir à leurrer, par une fausse fuite, l’armée adverse et l’amener ainsi vers l’endroit où se trouvent des troupes embusquées208. Ce procédé semble avoir été particulièrement employé par Lucullus et Pompée en Orient. Il consiste à détacher en avant de l’armée principale un parti de cavaliers pour provoquer l’ennemi. Lorsque celui-ci se met à les poursuivre, les cavaliers ont pour ordre de ne pas résister mais de simuler la fuite. Les poursuivants sont alors attirés vers des troupes fraîches. Celles-ci peuvent mettre un genou à terre et se cacher juste derrière la cavalerie, ou bien être dissimulées dans des bois209.

romains (César en l’occurrence) éprouvaient des réticences à s’en glorifier. Cela serait lié à la survivance, au Ier s. av. J.-C., d’un « idéal chevaleresque », valorisant le bellum iustum et pium. Voir dans le même sens LE BOHEC (2014), 259. 206 Liv., XXVIII, 13, 6 (206 av. J.-C.) : accrochage entre les troupes de Scipion et d’Hasdrubal ; les cavaliers romains chargent « depuis un tertre » (post tumulum), prenant l’ennemi au dépourvu. Ps.-Caes., BAfr., 65, 3 (46 av. J.-C.) : la cavalerie numide de Labienus se poste dans un vallon encaissé pour tendre une embuscade aux soldats de César qui ont l’habitude de passer par là pour aller chercher du ravitaillement (la tentative échoue). 207 À la bataille de la Trébie (218 av. J.-C.), la cavalerie embusquée d’Hannibal intervient de manière décisive en jetant la panique dans la ligne d’infanterie romaine qu’elle prend à revers. Cf. Plb., III, 74, 1. 208 Cf. BRECCIA (2007), 59-60. 209 App., Mith., 85 (bataille de Tigranocerte, 69 av. J.-C.) : Lucullus ordonne à ses cavaliers d’attirer la cavalerie ennemie loin du champ de bataille pour permettre à l’infanterie d’attaquer librement l’armée adverse. Ibid., 98 (premier affrontement entre les troupes de Pompée et de Mithridate, 66 av. J.-C.) : Pompée place des cavaliers en embuscade et en envoie d’autres harceler l’ennemi ; « leur mission était de provoquer l’adversaire puis de battre en retraite comme s’ils étaient vaincus jusqu’au moment où les cavaliers romains placés en embuscade les enveloppèrent et leur firent tourner bride » (voir aussi Frontin, Str., II, 5, 33 et Cass. Dio, XXXVI, 47, 1-4). Ibid., XXXVII, 4, 2-4 (bataille de la rivière Abas, 65 av. J.-C.) : la cavalerie romaine attire la cavalerie albanienne vers des fantassins romains ; les ennemis se rendent compte trop tard qu’ils sont enveloppés par l’infanterie ; ils sont en même temps contre-chargés par les cavaliers romains (voir aussi Frontin, Str., II, 3, 14). Cass. Dio, XL, 29, 3 (51 av. J.-C.) : Cassius Longinus utilise le même stratagème contre les Parthes qui ont pénétré en Syrie jusqu’à Antioche (voir aussi Frontin, Str., II, 5, 35). Il arrive parfois que ce type d’embuscade échoue à cause des hennissements des chevaux, qui trahissent la présence des cavaliers dissimulés, cf. Caes., BC, III, 38, 3 (48 av. J.-C.). En Liv., XLII, 47, 4 (hiver 172/171 av. J.-C.), dans le fameux débat portant sur l’utilisation de manœuvres déloyales contre Persée, les vieux sénateurs romains dénoncent les « retraites simulées et les retours imprévus contre un ennemi insouciant » (simulatam fugam improuisosque ad incautum hostem reditus). Mais WHEELER

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B. La cavalerie dans l’ordre de bataille Afin de remplir au mieux les tâches qui lui incombent, la cavalerie doit occuper une position adaptée à son rôle dans l’ordre de bataille. Le dispositif tactique le plus courant à l’époque tardo-républicaine consiste à déployer les troupes montées sur les ailes de l’infanterie210. Cet ordre de bataille permet l’engagement massif des effectifs légionnaires tout en facilitant les manœuvres d’enveloppement de la cavalerie. Il nécessite cependant un terrain ouvert et dégagé. Le plus souvent, les combattants à cheval sont soutenus par des fantassins légers, disposés dans les intervalles séparant les escadrons. Lors de la bataille de Thapsus, César range ainsi son infanterie lourde au centre, sur trois lignes ; cinq cohortes supplémentaires forment une quatrième ligne sur les cornua de l’acies, avec des archers et des frondeurs ; la cavalerie est disposée aux extrémités des deux ailes, entremêlée avec de l’infanterie légère (leuique armatura inter equites interiecta)211. Généralement, l’aile droite de cavalerie joue un rôle plus offensif que l’aile gauche, comme le montre l’exemple de la bataille de Munda (45 av. J.-C.)212. Une variante de cet ordre consiste à placer toute la cavalerie sur une seule aile. Ce dispositif est adopté lorsqu’une armée a la possibilité d’appuyer l’un de ses flancs contre un obstacle naturel, afin de limiter les risques d’enveloppement. À Pharsale, l’Énipée couvre l’aile gauche de César, ce qui lui permet de ranger tous (ou presque tous) ses escadrons à la droite de l’acies afin de contrer la tentative de débordement par laquelle Pompée espère remporter la bataille (fig. 13)213. À Utique et à Uzitta, Attius Varus et Scipion font adopter à leur armée un dispositif similaire214. (1988), 24 considère cette tirade comme le reflet de la propagande romaine mise en récit par Tite-Live. Les exemples que nous venons de citer confirment ce point de vue. 210 Bataille du Muthul (108 av. J.-C.) : Sall., Jug., 49, 6. Bataille d’Ilerda (49 av. J.-C.) : Caes., BC, I, 46, 3. Bataille du Sègre (49 av. J.-C.) : ibid., I, 83, 2. Bataille de Ruspina (46 av. J.-C.) : Ps.-Caes., BAfr., 13, 2. Bataille de Thapsus (46 av. J.-C.) : ibid., 81, 1. Bataille de Munda (45 av. J.-C.) : Ps.-Caes., BHisp., 30, 1. Cet ordre de bataille est presque absent de la guerre des Gaules (une exception en Caes., BG, VI, 8, 5 : bataille de Labienus contre les Trévires en 53 av. J.-C.), mais César détaille rarement le dispositif tactique qu’il fait adopter à l’ensemble de son armée. 211 Ps.-Caes., BAfr., 81, 1. 212 Durant cette bataille, la cavalerie de César charge l’aile gauche de Pompée, déjà éprouvée par l’infanterie légionnaire du dictateur, et remporte la décision : Ps.-Caes., BHisp., 31, 5-8. 213 Caes., BC, III, 84, 4 et 99, 4 ; Plut., Caes., 42, 2 ; Pomp., 71, 4 ; Frontin, Str., II, 3, 22. 214 Utique, cf. Caes., BC, II, 34, 2 : Simul ab sinistro cornu P. Attii equitatus omnis et una leuis armaturae interiecti complures, cum se in uallem demitterent, cernebantur (cet

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D’autres ordres de bataille sont attestés dans les sources, mais ils sont généralement motivés par des objectifs tactiques limités et laissent moins d’importance à l’infanterie lourde dans l’obtention de la décision. Il arrive ainsi que la cavalerie soit rangée en première ligne, devant les fantassins. Cet agencement des troupes découle directement de l’ordre de marche et peut être lié à une volonté d’échelonner les engagements dans le temps, en privilégiant l’action de la cavalerie et de l’infanterie légère contre celle de l’infanterie pesante. Il ne s’agit pas d’une nouveauté du Ier s. av. J.-C., mais d’un mode opératoire ancien que l’on retrouve déjà durant la deuxième guerre punique lors de la bataille du Tessin en 218 (fig. 3) et surtout lors de la bataille d’Ilipa en 206215. Plusieurs sources tardo-républicaines font allusion à des engagements généraux lors desquels la cavalerie forme le front de l’acies216. Ce dispositif souvent attesté dans le corpus césarien permet notamment de fixer les troupes ennemies afin de les amener à accepter le combat, avant de faire porter le coup de grâce par les légions, ou bien de laisser à celles-ci le temps de parvenir sur le champ de bataille et de se déployer217. César décrit très bien ce procédé à l’occasion d’un engagement entre les troupes de Curion et celles de Juba près d’Utique en 49 : « Curion, qu’inquiète vivement ce fait inattendu, détache en avant sa cavalerie pour soutenir le premier choc et arrêter leur marche ; lui-même fait rapidement cesser le travail et prendre à ses légions la formation de combat. »218. Si la cavalerie ne parvient pas à mettre en déroute l’armée ennemie, elle se replie vers les lignes d’infanterie en passant par les intervalles laissés libres entre

ordre de bataille s’explique certainement par la présence de hauteurs à l’ouest de la plaine : cf. KROMAYER & VEITH [1912], carte 16). Uzitta, cf. Ps.-Caes., BAfr., 59, 4 et 60, 4 (Scipion appuie son flanc gauche contre les remparts de la ville ; César couvre son flanc droit avec ses propres retranchements). 215 Tessin : Plb., III, 65, 5 ; Liv., XXI, 46, 5. Ilipa : Plb., XI, 22, 9 ; Liv., XXVIII, 14, 8-13. 216 Ainsi en 83 av. J.-C., pendant la deuxième guerre civile entre marianistes et syllaniens, cf. Plut., Pomp., 7, 2 (trad. R. Flacelière et É. Chambry modifiée) : « Loin de se laisser effrayer [par le nombre des généraux marianistes qui convergeaient vers son armée pour l’attaquer], Pompée réunit toutes ses forces et fondit sur l’un de ces corps d’armée, celui de Brutus. Sa cavalerie, qu’il commandait lui-même, était placée au front de la bataille (προτάξας). » 217 Bataille de l’Aisne : Caes., BG, II, 9, 2. Bataille de la Sambre : ibid., II, 19, 4-5. Voir aussi BG, IV, 11, 2 ; V, 9, 4 ; VIII, 19. 218 Caes., BC, II, 26, 3 (trad. P. Fabre modifiée) : Nouitate rei Curio permotus praemittit equites, qui primum impetum sustineant ac morentur  ; ipse celeriter ab opere deductis legionibus aciem instruit.

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les cohortes219. Les légions interviennent alors comme principale force de décision tactique. Il arrive parfois, enfin, que des généraux se passent complètement des services de l’infanterie lourde lors d’engagements de grande ampleur et optent pour des dispositifs tactiques plus originaux. À Ruspina en 46, un ordre mixte est privilégié par Labienus (fig. 12). Le général républicain dispose de 1 600 cavaliers germains et gaulois, 8 000 Numides montés sans brides, et d’une infanterie légère quatre fois plus nombreuse que sa cavalerie (c. 40 000 fantassins)220. Le centre de l’acies est composé d’une alternance d’escadrons de cavalerie et de bataillons d’infanterie légère (equitum […] et inter eos leuis armaturae Numidas et sagittarios pedites), formant une ligne continue (aciem […] confertam) et prodigieusement longue (mirabili longitudine). D’importantes forces de cavalerie (magnis equitum copiis) sont disposées sur les ailes gauche et droite221. Il s’agit probablement de l’essentiel de la cavalerie légère numide dont dispose le général222.

219 Cette manœuvre est décrite par Polybe et Tite-Live à propos de la bataille d’Ilipa : Plb., XI, 22, 10 ; Liv., XXVIII, 14, 13. 220 L’auteur du texte ne donne pas cet état des forces républicaines avant la bataille, mais juste après, cf. Ps.-Caes., BAfr., 19, 4 (trad. A. Bouvet) : « Aussi Labienus était-il plein d’espoir et brûlant d’audace, avec ses seize cents cavaliers Germains et Gaulois et ses huit mille Numides montés sans brides, renforcés encore des seize cents cavaliers de Petreius, de son infanterie légère, quatre fois plus nombreuse que les cavaliers, et de ses nombreux archers, frondeurs et archers montés : telles étaient les troupes qui, la veille des nones de janvier, cinq jours après l’arrivée de César en Afrique, livrèrent bataille, dans une plaine absolument unie et découverte, de la cinquième heure du jour jusqu’au coucher du soleil. » Il convient de noter que les forces de Petreius n’ont pas pris part à la bataille, mais sont arrivées après. L’une des difficultés posées par le texte concerne l’infanterie légère : était-elle quatre fois plus nombreuse que l’ensemble de la cavalerie, ou quatre fois plus nombreuse que les 1 600 cavaliers de Petreius ? J.-C. Richard, dans l’édition CUF, 1997, p. 18, n. 31 opte pour la deuxième hypothèse et estime que Labienus avait à sa disposition entre 6 400 et 8 000 fantassins légers. Cela nous semble bien peu au regard des informations données par le De bello Africo sur la longueur prodigieuse de la ligne de bataille républicaine. 221 Ps.-Caes., BAfr., 13, 1 : aciem derigunt mirabili longitudine non peditum, sed equitum confertam, et inter eos leuis armaturae Numidas et sagittarios pedites interposuerant et ita condensauerant ut procul Caesariani pedestres copias arbitrarentur  ; dextrum ac sinistrum cornu magnis equitum copiis firmauerant. 222 COWAN (2008), 26 situe les 1 600 cavaliers gaulois et germains sur les ailes du dispositif républicain, mais l’auteur du De bello Africo ne précise à aucun moment l’identité de la cavalerie placée par Labienus à cet endroit. Plusieurs indices nous semblent confirmer qu’il s’agissait des Numides : lors de la bataille proprement dite, des cavaliers en ordre serré font office de réserve au centre de l’acies – il s’agit probablement de la cavalerie celtique de Labienus car les Numides se battent ordinairement en ordre dispersé – ; par ailleurs, à Uzitta, durant la même campagne, Scipion place ses cavaliers

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Durant la bataille, des troupes prélevées sur l’acies centrale sont détachées du dispositif pour engager les cohortes césariennes. La cavalerie médiane, rangée en ordre dense, reste en retrait, formant une ligne de réserve (peutêtre avec les archers à pied), pendant que les javeliniers numides et les chevaux-légers chargent en avant comme procursatores (fig. 12.2)223. Quand les hommes de César quittent leurs rangs pour attaquer ces partis de tirailleurs, la cavalerie de Labienus cesse d’escarmoucher et se retire224. Elle se reforme alors derrière l’infanterie légère avant de retourner au combat. De cette manière, les cavaliers peuvent facilement disperser les poursuivants225. Nous voyons ici pour la première fois une division fonctionnelle claire entre différentes unités de cavaliers rangées dans la même ligne de bataille : certains equites ont pour mission de charger en avant de l’acies (procursio) de manière à pouvoir harceler les ennemis pendant que les autres demeurent en arrière en formation dense. Pendant que ces combats se déroulent au centre de l’ordre de bataille, la cavalerie disposée sur les ailes parvient à envelopper les flancs des césariens et à encercler entièrement leur armée226. Celle-ci se range momentanément en orbis, en repliant ses ailes vers l’intérieur (fig. 12.3)227. Puis César ordonne d’étendre la ligne de bataille au maximum pour rompre l’encerclement ennemi, et fait opérer une contremarche à la moitié de ses cohortes pour faire face sur deux fronts (fig. 12.4)228.

C. Étude de cas : la bataille de Pharsale En sus de Ruspina, la bataille de Pharsale est l’un des exemples de bataille rangée les mieux documentés de la période (fig. 13)229. L’analyse de cet engagement permet d’avoir un aperçu assez représentatif de la doctrine d’emploi de la cavalerie à l’époque tardo-républicaine, dans un contexte topographique relativement bien renseigné. Sans rentrer dans le détail des débats portant sur la localisation précise du champ de bataille, nous nous contenterons de relever que l’affrontement eut lieu dans la africains du côté extérieur de son aile droite, les Gaulois et Germains étant disposés plus près du centre. 223 Ps.-Caes., BAfr., 14, 2 : ex condensis turmis pedites Numidae leuis armaturae cum equitibus procurrunt et inter legionarios pedites iacula coniciunt. 224 Ibid., 14, 3 : Hic cum Caesariani in eos impetum fecissent, illorum equites refugiebant. 225 Ibid., 15, 1. 226 Ibid., 15, 2. 227 Ibid., 15, 3. 228 Ibid., 17, 1. 229 Sur cette bataille : VEITH (1906), 337-42 et 513 ; DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 538-55 ; RAMBAUD (1955) ; FULLER (1965), 231-9 ; LE BOHEC (2001), 380-7 ; SABIN (2007), 215-9. Sur le combat de cavalerie spécifiquement : PASCHOUD (1995).

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Figure 13 – Reconstitution hypothétique du déploiement des armées césarienne et pompéienne à la bataille de Pharsale (48 av. J.-C.).

vallée de l’Énipée, en Thessalie, à proximité de Palaepharsalus 230. Que les combats se soient déroulés au nord ou au sud du cours d’eau n’a que peu d’importance pour notre propos : dans les deux cas, une plaine de trois à quatre kilomètres de large s’étend entre l’Énipée et les premières hauteurs qui bordent la vallée. Ces dimensions sont bien étroites au vu des effectifs qui se rencontrèrent le 9 août 48231. D’un côté, Pompée disposait de 51 200 fantassins et 7 000 cavaliers. De l’autre, César

230 Voir MORGAN (1983) (avec bibliographie antérieure) et DECOURT (1990), 124-7. On distingue principalement deux écoles : les partisans d’une localisation au sud de l’Enipée (hypothèse émise par Leake en 1835 puis reprise par Kromayer et Veith en 1907) et ceux d’une localisation au nord (hypothèse proposée par Lucas en 1921 puis reprise par Morgan). D’après MORGAN (1983), 44-5, Palaepharsalus correspondrait à l’actuel Krini (anciennement Driskoli). Selon le même auteur, le camp de Pompée se trouvait à l’est du Kalyiros, sur les collines situées au nord de Sarikaya / Aura. Quant au camp de César, il aurait été établi dans la plaine près de l’Enipée. Ces propositions ne font pas l’unanimité, mais il s’agit des plus argumentées à ce jour. 231 Sur le problème des effectifs présents lors de la bataille, cf. VEITH (1906), 501-7 et surtout DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 542-51.

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pouvait déployer 22 000 fantassins et 1 000 cavaliers232. La composition de l’immense cavalerie pompéienne est obscure. Il est certain que le général républicain disposait d’une importante cavalerie citoyenne. Plutarque et Appien vont jusqu’à considérer que les 7 000 equites pompéiens étaient d’origine italienne233. Ce point de vue n’est pas corroboré par le récit de César, notre principale source sur la bataille234, et se heurte à un véritable problème de Sachkritik car il faudrait dès lors ajouter à ce total la nombreuse cavalerie alliée qui participa à la bataille du côté républicain235 : une telle force montée de près de 15 000 soldats n’aurait pu tenir dans la plaine de l’Énipée, coincée entre l’acies légionnaire et les collines avoisinantes, même rangée sur trois lignes. Il nous semble plus sage de nous en tenir à la tradition transmise par Eutrope et Orose : la cavalerie de Pompée comptait 1 100 cavaliers italiens, sans compter les troupes montées auxiliaires fournies par les puissances alliées236. 232 Voir Caes, BC, III, 4 ; 84 ; 88-9 et App., BC, II, 70. Des estimations différentes sont données par Eutr., VI, 16, 20 et Oros., VI, 15, 23 : 40 000 fantassins et 1 100 cavaliers pour Pompée, sans compter les troupes auxiliaires ; 1 000 cavaliers et moins de 30 000 fantassins pour César. DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 547 doute fortement que Pompée ait pu mobiliser 7 000 cavaliers et pense que César exagère les forces de son rival pour se mettre en valeur. Il invoque les témoignages d’Eutrope et Orose à l’appui de cette hypothèse, mais les chiffres fournis par Eutrope ne tiennent pas compte des alliés orientaux : Pompei acies habuit XL milia peditum, equites in sinistro cornu sexcentos, in dextro quingentos, praeterea totius Orientis auxilia. Les deux traditions ne sont donc pas irréconciliables. 233 Plut., Pomp., 64, 1 (trad. R. Flacelière et É. Chambry) : « Il avait sept mille cavaliers, la fleur de Rome et de l’Italie (῾Ρωμαίων καὶ Ἰταλῶν τὸ ἀνθοῦν), tous distingués par la naissance, la richesse et la noblesse des sentiments (γένεσι καὶ πλούτῳ καὶ φρονήμασι διαφέροντες). » Voir aussi Id., Caes., 42, 3 et App., BC, II, 70. 234 César se contente de noter la présence de 1 000 cavaliers dans son armée et de 7 000 cavaliers dans l’armée républicaine : rien ne permet de considérer qu’il ne parle ici que des troupes italiennes puisque, lorsqu’il est question de cavalerie, l’auteur ne mentionne ordinairement que les troupes auxiliaires. D’ailleurs, quand il met en scène les 7 000 cavaliers pompéiens à la veille de la bataille, il est bien question d’auxiliaires allobroges : Caes., BC, III, 84. 235 Ces supplétifs étaient bien présents lors du combat : dans son récit de la bataille, Lucan., Phars., VII, 226 évoque les cavaliers pontiques de l’aile droite de Pompée, et en VII, 525-7, il fait porter la responsabilité de la déroute de l’aile gauche sénatoriale sur les auxiliaires étrangers : « Oublieux du combat et fuyant sans honte de leur lâcheté, ils [les cavaliers de Pompée] montrèrent que l’on a tort de confier des guerres civiles à des troupes barbares » (trad. A. Bourgery et M. Ponchont). 236 Ces 1 100 equites étaient probablement les cavaliers attachés (συνετάσσοντο ἱππέες) aux cinq légions que Pompée avait fait venir d’Italie pour la campagne de 48. On pourrait penser que la source commune de Plutarque et Appien exagère l’importance de ce contingent en le confondant avec le total des cavaliers présents à Pharsale. CADIOU (2016), 63-6 n’est pas de cet avis et pense vraiment que 7 000 chevaliers romains étaient présents du côté pompéien, et 1 000 du côté césarien, sans compter les auxiliaires montés de chaque camp.

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L’origine de ces auxilia est précisée par César au début de son récit de la campagne : 900 Galates, 500 cavaliers cappadociens, 500 Thraces, 200 Macédoniens, 500 Gaulois et Germains, 800 cavaliers recrutés « parmis des esclaves et bergers » de Pompée, 200 Syriens (pour la plupart des archers montés), et le reste de Dardaniens, Bessiens, Macédoniens et Thessaliens237. La composition de la cavalerie césarienne est inconnue, mais il s’agissait probablement de l’élite de sa cavalerie auxiliaire occidentale238. Selon César, Pompée rangea son infanterie légionnaire à la droite de son ordre de bataille, en appuyant son flanc droit contre l’Énipée. Toute la cavalerie était massée sur l’aile gauche avec les archers et les frondeurs239. Il est possible que César n’ait pas tenu compte de la présence de cavaliers sur le flanc droit de l’acies pompéienne : Frontin, Eutrope et Orose situent en effet une petite force montée de 500 ou 600 soldats à cet endroit du dispositif républicain240. L’objectif de Pompée était d’utiliser sa puissante cavalerie pour envelopper l’aile droite césarienne241. César le savait et c’est pourquoi il adapta son ordre de bataille en conséquence : il rangea toute, ou presque toute sa cavalerie sur son aile droite, avec des fantassins légers habitués à combattre de concert avec les troupes à cheval242. Il détacha aussi de sa troisième ligne d’infanterie six cohortes et forma une quatrième ligne avec elles. Cette force de réserve, 237 Caes., BC, III, 4, 3-6 : equitum VII milia. Ex quibus DC Gallos Deiotarus adduxerat, D Ariobarzanes ex Cappadocia  ; ad eundem numerum Cotys ex Thracia dederat et Sadalam filium miserat  ; ex Macedonia CC erant, quibus Rhascypolis praeerat, excellenti uirtute  ; D ex Gabinianis Alexandria, Gallos Germanosque, quos ibi A. Gabinius praesidii causa apud regem Ptolomaeum reliquerat […]  ; DCCC ex seruis suis pastorumque suorum numero coegerat  ; CCC Tarcondarius Castor et Domnilaus ex Gallograecia dederant (horum alter una uenerat, alter filium miserat)  ; CC ex Syria a Commageno Antiocho, cui magna Pompeius praemia tribuit, missi erant, in his plerique hippotoxotae. Huc Dardanos, Bessos partim mercenarios, partim imperio aut gratia comparatos, item Macedones, Thessalos ac reliquarum gentium et ciuitatum adiecerat atque eum, quem supra demonstrauimus, numerum expleuerat. 238 SADDINGTON (1982), 10 pense que les 1 000 cavaliers de César représentaient ce qu’il restait de ses 4 000 ou 5 000 cavaliers auxiliaires après les pertes subies à Dyrrachium. 239 Caes., BC, III, 88, 6 : Dextrum cornu eius riuus quidam impeditis ripis muniebat  ; quam ob causam cunctum equitatum, sagittarios funditoresque omnes sinistro cornu obiecerat. Plut., Caes., 44, 5 situe aussi toute la cavalerie pompéienne sur l’aile gauche. 240 Frontin, Str., II, 3, 22 ; Eutr., VI, 16, 20 ; Oros., VI, 15, 23. App., BC, II, 75 précise aussi que des cavaliers étaient présents sur les deux flancs : καὶ τοὺς ἱππέας ἐπὶ τοῖς κέρασι τοῖς κατὰ μέρη τάσσων. Plut., Pomp., 69, 2 confirme en soulignant que « presque toute la cavalerie » pompéienne était sur le flanc gauche. 241 Caes., BC, III, 86, 3-4 et 89, 4. 242 Ibid., III, 84, 3-4 et III, 99, 4 ; Plut., Caes., 42, 2 ; Pomp., 71, 4 ; Frontin, Str., II, 3, 22.

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rangée de façon oblique derrière la cavalerie, avait pour instruction de repousser toute tentative d’enveloppement de la part de la cavalerie républicaine243. À supposer qu’une turme de cavalerie, rangée sur trois rangs, occupait un front de 14 mètres de large – ce qui, nous le verrons, peut être suggéré à partir de la documentation tardo-républicaine et impériale –, la ligne de cavalerie césarienne devait couvrir une distance d’environ 900 mètres (en tenant compte des intervalles ménagés entre chaque escadron). Cet espace était suffisant pour permettre à chaque turme de manœuvrer individuellement. En revanche, les 6 500 ou 6 400 cavaliers pompéiens de l’aile gauche eurent probablement les plus grandes difficultés à occuper une étendue aussi étroite. On peut facilement imaginer que Pompée avait fait adopter à ses troupes montées la même disposition qu’à son infanterie : ses escadrons étaient peut-être rangés en ordre profond. Ils étaient probablement aussi disposés sur trois lignes. Hors ces conditions, nous voyons mal comment une telle masse de combattants montés aurait pu prendre part à l’engagement. Il est possible de reconstituer les étapes du combat de cavalerie qui s’est déroulé sur l’aile droite césarienne en s’appuyant sur les différents récits consacrés à la bataille. L’engagement des troupes montées commença avant celui des lignes d’infanterie244. Comme le note Lucain, Pompée prit d’abord l’initiative d’étendre sa ligne de cavalerie pour pouvoir exécuter plus facilement sa manœuvre d’enveloppement245. Ses troupes montées attaquèrent ensuite l’aile droite césarienne246. Cassius Dion enregistre une série de mouvements offensifs et de retraites tactiques247. Il ajoute aussi que face à l’extension de la ligne pompéienne, 243 Caes., BC, III, 89, 4 ; Lucan., Phars., VII, 522 ; Plut., Caes., 44, 2 ; Pomp., 69, 2-3 ; App., BC, II, 75 ; Frontin, Str., II, 3, 22. Flor., II, 13, 48 précise qu’il s’agissait d’auxiliaires germains. Cf. DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), 550 et SPEIDEL (2004), 153-4. 244 App., BC, II, 78. Cela s’accorde avec le plan de Pompée : retenir l’infanterie le plus longtemps possible pour pouvoir remporter la décision grâce à la cavalerie. Contra Caes., BC, III, 93, 3 : eodem tempore. Sur cette contradiction, voir DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 551. 245 Lucan., Phars., VII, 506-9 : ut primum toto diduxit cornua campo Pompeianus eques bellique per ultima fudit sparsa per extremos leuis armatura maniplos insequitur. Voir aussi Plut., Pomp., 71, 4 (ἤδη δὲ ἐκεῖνοι τοὺς οὐλαμοὺς ἀνῆγον ὡς κυκλωσόμενοι τὸν Καίσαρα), Caes., 45, 1 (ἀπὸ τοῦ κέρατος οἱ ἱππεῖς τοῦ Πομπηΐου σοβαρῶς ἐπήλαυνον, εἰς κύκλωσιν τοῦ δεξιοῦ τὰς ἴλας ἀναχεόμενοι) et Cass. Dio, XLI, 60, 2 (διὰ τοῦτο πόρρωθέν τε ἐγκυκλούμενοί τινας). 246 Caes., BC, III, 93, 3 ; Flor., II, 13, 48 ; App., BC, II, 78. 247 Cass. Dio, XLI, 60, 2 : προσβολαῖς αἰφνιδίοις ἐχρῶντο, καὶ συνταράξαντες αὐτοὺς ἐξανεχώρουν, εἶτ’ αὖθις καὶ μάλ’ αὖθις ἐπετίθεντό σφισι, τοτὲ μὲν ἐνταῦθα τοτὲ δὲ ἐκεῖσε μεθιστάμενοι.

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les césariens redéployaient la leur de manière à toujours se retrouver face à l’ennemi248. Dans la mêlée qui s’ensuivit, des fantassins légers intégrés dans la ligne de cavalerie césarienne se battirent avec acharnement, allant jusqu’à saisir leurs adversaires pour les jeter à bas de leur monture249. Mais la cavalerie césarienne finit par céder. Cette retraite pourrait avoir été intentionnelle car certaines sources précisent qu’elle n’intervint qu’au moment où César en donna le signal250. Alors, la cavalerie pompéienne se scinda en deux groupes : une partie (probablement la première ligne) poursuivit la cavalerie ennemie en déroute pendant que l’autre commençait à se redéployer pour prendre l’infanterie romaine de flanc251. C’est à ce moment que la quatrième ligne d’infanterie de César, qui était dissimulée derrière sa cavalerie et dont les soldats se tenaient accroupis, entra en action252. Ces fantassins parvinrent à forcer le corps-à-corps et 248 Id., XLI, 60, 3 : οἱ οὖν Καισάρειοι ταῦτά τε ἐφυλάσσοντο, καὶ τὰς τάξεις σφῶν ἐξελίσσοντες ἀντιπρόσωποί τε ἀεὶ τοῖς προσβάλλουσιν ἐγίγνοντο. 249 Id., XLI, 60, 3 : καὶ ὁμόσε αὐτοῖς χωροῦντες τῶν τε ἀνδρῶν καὶ τῶν ἵππων ἀντελαμβάνοντο, προθύμως ἀγωνιζόμενοι· καὶ γὰρ πεζοὶ τοῖς ἱππεῦσιν αὐτῶν κοῦφοι ἐπ’ αὐτὸ τοῦτο συνετετάχατο. 250 Caes., BC, III, 93, 4 : Quorum impetum noster equitatus non tulit, sed paulatim loco motus cessit. Voir Plut., Pomp., 71, 4 : Καίσαρος δὲ σημεῖον ἄραντος, οἱ μὲν ἱππεῖς ἐξανεχώρησαν. 251 Caes., BC, III, 93, 4 : equitesque Pompei hoc acrius instare et se turmatim explicare aciemque nostram a latere aperto circumire coeperunt. Il nous semble que ce passage a été surinterprété par PASCHOUD (1995). Celui-ci pense que le combat eut lieu sur un terrain fort étroit, circonscrit vers l’extérieur par un accident de terrain ou une éminence. Après avoir vaincu la cavalerie césarienne, les pompéiens auraient passé le défilé formés en colonne, puis se seraient redéployés en ligne pour envelopper les légions de César. Selon Paschoud, seule l’hypothèse (proposée par Y. Béquignon) de la localisation du site de la bataille au sud de l’Énipée et à l’est du mont Despotis s’accorderait avec une telle reconstruction des faits. Nous pouvons objecter que l’expression se turmatim explicare indique simplement un redéploiement des escadrons en vue de l’enveloppement, sans qu’il soit nécessaire de supposer que la cavalerie pompéienne ait eu à passer un goulet. D’ailleurs, aucun auteur n’affirme que le champ de bataille était borné par des escarpements du côté de l’aile gauche pompéienne. Par conséquent, la localisation de Béquignon reste une hypothèse et la reconstitution de Paschoud, présentant un combat très stationnaire entre la quatrième ligne césarienne et la cavalerie massée de Pompée, embarrassée par sa formation dense et incapable de se dégager, ne nous semble pas plus convaincante. 252 Caes., BC, III, 93, 6 : Illi celeriter procucurrerunt infestisque signis tanta ui in Pompei equites impetum fecerunt. Lucan., Phars., VII, 521-4 : cum Caesar, metuens ne frons sibi prima labaret incursu, tenet obliquas post signa cohortes, inque latus belli, qua se uagus hostis agebat, emittit subitum non motis cornibus agmen. Frontin, Str., II, 3, 22 : effusum namque Pompei equitatum inopinato excursu auerterunt caedendumque tradiderunt. Flor., II, 13, 48 : repente hinc signo dato Germanorum cohortes tantum in effusos equites fecere impetum. Plut., Pomp., 71, 4 : αἱ δὲ ἐπιτεταγμέναι σπεῖραι πρὸς τὴν κύκλωσιν ἐκδραμοῦσαι. Plut., Caes., 45, 2 : ἐκτρέχουσιν αἱ σπεῖραι παρὰ Καίσαρος. App., BC, II, 78 : Καίσαρος δὲ τὸ σημεῖον τοῖς ἐφεδρεύουσιν ἄραντος, οἱ μὲν ἐξαναστάντες ἐς τοὺς ἵππους ἐχώρουν.

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combattirent avec une grande violence, en cherchant à frapper au visage les chevaliers pompéiens et à abattre leurs montures253. Les poursuivants furent ainsi repoussés et se retirèrent à leur tour vers les escadrons pompéiens qui étaient en train de se redéployer pour l’enveloppement, déclenchant une panique généralisée254. Cette réaction en chaîne provoqua la dissolution complète de l’aile gauche de Pompée. Débarrassés de la cavalerie pompéienne qui partit se réfugier dans les montagnes avoisinantes, les Césariens massacrèrent les fantassins légers qui se trouvaient toujours sur le champ de bataille et prirent en flanc l’infanterie adverse255. César insiste surtout sur l’action de la quatrième ligne d’infanterie durant cette phase d’enveloppement, mais Appien, qui fonde son récit sur celui d’Asinius Pollio, un officier césarien présent durant la bataille, suggère que la cavalerie césarienne prit une part active au mouvement d’encerclement, de même que l’infanterie de la dixième légion256. Pompée ordonna alors à ses fantassins de se séparer en formant un front compact et de tenir à distance les opposants en tenant leur lance en arrêt257. Il faut probablement comprendre que, tout comme à Ruspina, une partie de l’infanterie légionnaire reçut l’ordre d’exécuter une contremarche de manière à former un nouveau front vers l’arrière. Mais cela ne suffit pas et l’armée pompéienne fut bientôt complètement dispersée. Quels enseignements tirer du déroulement de cette bataille ? Tout d’abord, notons que la cavalerie pouvait servir de force de décision tactique à l’époque républicaine. Pompée envisageait clairement de remporter la bataille grâce à l’effet psychologique que devait produire sa 253 Lucan., Phars., VII, 528-9 ; Plut., Pomp., 71, 4 ; Caes., 45, 2 ; App., BC, II, 78 ; Polyaen., Str., VIII, 23, 25. Cf. supra, p. 59. 254 Caes., BC, III, 93, 6 : ut eorum nemo consisteret, omnesque conuersi non solum loco excederent, sed protinus incitati fuga montes altissimos peterent. Lucan., Phars., VII, 525-31 : inmemores pugnae nulloque pudore timendi praecipites fecere palam […] omnis eques cessit campis, glomerataque nubes in sua conuersis praeceps ruit agmina frenis. Flor., II, 13, 49 : tunc terrore latius dato, turbantibus inuicem copiis, reliqua strages quasi una manu facta est  ; nec ulla res magis exitio fuit quam ipsa exercitus magnitudo. Plut., Pomp., 71, 5 : οἱ δέ, ἅτε μάχης πάσης ἄπειροι, τοιαύτην δὲ μὴ προσδοκήσαντες μηδὲ προμαθόντες, οὐκ ἐτόλμων οὐδὲ ἠνείχοντο τὰς πληγὰς ἐν ὄμμασι καὶ στόμασιν οὔσας, ἀλλ’ ἀποστρεφόμενοι καὶ προϊσχόμενοι τῶν ὄψεων τὰς χεῖρας ἀκλεῶς ἐτράποντο. Plut., Caes., 45, 5 : καὶ τέλος οὕτως ταράξαντες ἑαυτοὺς ἐτράποντο φεύγειν, αἴσχιστα λυμηνάμενοι τὸ σύμπαν. App., BC, II, 78 : οἱ δ’ οὐκ ἐνεγκόντες αὐτῶν οὔτε τὴν ἀπόνοιαν οὔτε τὰς ἐπὶ στόμα καὶ κατ’ ὀφθαλμοὺς πληγὰς ἔφευγον ἀκόσμως. Oros., VI, 15, 26 : prima congressione equitatus Pompei pulsus sinistra latera nudauit. 255 Caes., BC, III, 93, 7 ; Flor., II, 13, 49. 256 App., BC, II, 78 : Καὶ τὸ ἐνταῦθα πεζὸν εὐθὺς ἱππέων ἔρημον γενόμενον ἐκυκλοῦντο οἱ τοῦ Καίσαρος ἱππέες, αὐτοὶ δείσαντες περικύκλωσιν. 257 Ibid., II, 79.

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manœuvre d’enveloppement. Son utilisation de la cavalerie diffère finalement peu de la doctrine hellénistique258, à cela près que l’infanterie légionnaire conservait dans les guerres tardo-républicaines une capacité offensive supérieure à celle des phalangites gréco-macédoniens. César ne pouvait pas se permettre d’adopter le même plan de bataille : sa cavalerie, même aguerrie, était beaucoup moins importante sur le plan numérique et n’avait presque aucune chance de l’emporter dans un pur combat de cavalerie. Cette asymétrie poussa le vainqueur des Gaules à réserver la décision à l’infanterie. Mais il fallait trouver un expédient pour amener la puissante cavalerie de Pompée à engager des fantassins. César s’aida de la configuration du terrain, qui permettait d’annuler en partie la supériorité numérique de l’equitatus pompéien par sa relative étroitesse. Il eut aussi recours à un stratagème, que son propre récit ne permet pas d’identifier en tant que tel259, mais que les autres sources n’hésitent pas à présenter comme une fausse fuite suivie d’une embuscade. Cette retraite simulée permit aux six cohortes rangées en quatrième ligne d’engager la cavalerie pompéienne et de la mettre en déroute. Celle-ci fut probablement desservie par son grand nombre et son manque d’organisation. La bataille de Pharsale témoigne ainsi de deux manières différentes d’utiliser la cavalerie. Plus que deux doctrines d’emploi irréductibles, il faut voir ici des choix tactiques adaptés à des armées de compositions différentes. Comme l’a fait remarquer Hans Delbrück, le haut degré de coordination entre cavalerie et infanterie qui permit à César de remporter la victoire apparaît bien comme une spécificité de l’art militaire romain260. IV – LA

TACTIQUE DES UNITÉS

A. Les manœuvres collectives Comme nous avons eu l’occasion de l’observer à plusieurs reprises, l’unité tactique élémentaire de la cavalerie républicaine est la turme de trente soldats. Une turme a la possibilité d’agir indépendamment sur le Sur laquelle voir PETITJEAN (2018), cap. 4. Sur la dissimulation des stratagèmes et de la ruse dans le corpus césarien : cf. ACHARD (2006). 260 DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 540 : « This support of cavalry by heavy infantry that moves forward offensively against the enemy cavalry is the highest imaginable accomplishment of cohort tactics. Only completely trained tactical units led with absolute confidence – not entire phalanxes but only cohorts, which are flexible because of their small size – are capable of operating in this way. » 258

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champ de bataille, comme l’implique l’adverbe turmatim, souvent utilisé par les auteurs romains pour décrire les actions entreprises par des troupes montées261. Au combat, la cavalerie romaine peut attaquer de deux manières différentes : la première option consiste à charger jusqu’au contact physique avec l’ennemi, de manière à engager le corps-à-corps – les sources latines privilégient les verbes concurrere et transcurrere pour désigner ce type d’action – ; mais un mode opératoire plus courant consiste à combattre à distance en évitant le contact direct avec l’ennemi – les expressions employées sont alors le latin discursio, iaculatio ou le grec ἀκροβολισμός, ἀκοντισμός262. Dans le premier type d’action, les sources précisent que les cavaliers sont rangés confertis turmis, c’est-àdire en turmes « resserrées » ou, pour être plus explicite, sans intervalles entre les turmes263. Ils forment par conséquent une ligne continue. Dans le second cas de figure, les cavaliers opèrent une alternance de charges et de contre-charges ; ils sont déployés turmatim, « par turme », ce qui implique que des intervalles sont conservés entre les escadrons, de manière à ce que ces derniers puissent avancer, virer sur la droite ou sur la gauche et se retirer plus facilement, en conservant leur autonomie tactique264. Nous avons déjà évoqué les manœuvres d’escarmouche de l’equitatus civique dans le chapitre consacré aux tactiques de la cavalerie médiorépublicaine265. Il n’y a aucune raison de penser que les forces montées du Ier s. av. J.-C. agissaient de façon différente. Nous n’excluons pas la possibilité que les unités celtiques, germaniques et numides aient pu privilégier des formations irrégulières pour ce type d’action, à la différence des escadrons romains qui chargeaient en rangs et en files. Mais cette éventualité ne trouve pas de confirmation dans les sources décrivant les modes de combat des cavaliers auxiliaires, et le risque serait ici de faire la part belle aux lieux communs exagérant jusqu’à la caricature les déficiences des armées barbares en matière d’organisation tactique. La régularité avec laquelle les Romains se sont efforcés de doter leurs unités supplétives de cadres issus de leur propre tradition militaire, tend au contraire à prouver que les equites auxiliarii étaient formés et entraînés 261 Voir OLD, s.v. «  turmatim  », p. 1993-4. Dans son étude sur la cavalerie de César, SCHAMBACH (1881), 16 faisait déjà remarquer : « Fest steht, dass das Geschwader oder der Zug (turma) auch in Cäsars Heere die taktische Einheit bildet. » 262 Voir JUNKELMANN (1991), II, 132-3. 263 E.g. Caes., BG, VII, 80, 6. Voir aussi Liv., XXI, 46, 9. 264 E.g. Caes. BC, III, 93, 4 ; Hirt., BG, VIII, 18, 2. Voir aussi Liv., XXVII, 12, 9 ; XXVIII, 13, 9 ; XXIX, 33, 6. 265 Cf. supra, p. 47-9.

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à exécuter des manœuvres issues des réglementations romaines. Lors du grand combat de cavalerie qui se déroule près de Compiègne en 51 et oppose les troupes de César à celles du chef bellovaque Correos, Hirtius note ainsi que la cavalerie césarienne se déploie dispositis turmis266. Cet épisode mérite d’être étudié en détail car on y retrouve la même mécanique d’escarmouche que celle que nous avons déjà pu entrevoir au milieu du IIe s. av. J.-C. (fig. 14)267. Hirtius indique que la bataille se déroula dans une plaine qui, en tous sens, n’avait pas plus de mille pas d’étendue ; elle était circonscrite par un bois et une rivière profonde268. La cavalerie romaine, à laquelle étaient mêlés des fantassins légers, entra dans la prairie, escadron par escadron, avant de se ranger en bataille (fig. 14.1)269. Les troupes de Correos qui s’étaient embusquées dans les bois attaquèrent d’abord les turmes romaines les plus proches (proximas turmas), ce qui implique que d’autres escadrons formaient une ligne de réserve270. Les cavaliers de la première ligne soutinrent la charge des ennemis avec résolution (constanter incursum sustinent insidiatorum) et ne convergèrent pas en un seul endroit (neque plures in unum locum conueniunt)271. Ils combattaient à tour de rôle, en escadrons bien ordonnés (Cum dispositis turmis in uicem rari proeliarentur) et faisaient en sorte de ne pas se faire prendre de flanc (neque ab lateribus circumueniri suos paterentur) (fig. 14.2)272. Alors que le reste des ennemis surgissait des bois, un combat plus long débuta sur les deux côtés du dispositif de bataille (fig. 14.3). L’irruption de l’infanterie ennemie força la cavalerie romaine à se retirer (paulatim ex siluis instructa multitudo procedit peditum, quae nostros coegit cedere equites)273. Celle-ci fut secourue par les fantassins légers (fig. 14.4). Le combat se poursuivit, indécis, jusqu’à l’arrivée des légions qui commencèrent à se déployer dans la plaine. Se sachant potentiellement soutenus par l’infanterie lourde, les cavaliers de César repartirent à la charge et mirent les Bellovaques en déroute (fig. 14.5)274. Dans ce passage, Hirtius décrit la même méthode de combat que celle qu’évoque Appien à propos de la bataille de Néphéris : la cavalerie romaine manœuvre en turmes bien ordonnées, chargeant les unes après les autres. Il y avait manifestement plus d’une ligne de bataille et de larges intervalles entre les escadrons. Hirtius loue les soldats pour avoir résisté à la tentation de 266

Hirt., BG, VIII, 19, 1. Voir également Tac., Ann., IV, 25, 2 (dispositae turmae). Sur ce combat : VEITH (1906), 206 ; RICE HOLMES (1911), 187-8 ; FULLER (1965), 160 ; LE BOHEC (2001), 288. Sur le site de la bataille, voir RICE HOLMES (1911), 187 (« On the southern bank of the Aisne, in the angle formed by its confluence with the Oise »). 268 Hirt., BG, VIII, 18, 1. 269 Ibid., VIII, 18, 2. 270 Ibid., VIII, 18, 3. 271 Ibid., VIII, 18, 4. 272 Ibid., VIII, 19, 1. 273 Ibid., VIII, 19, 2. 274 Ibid., VIII, 19, 3-7. 267

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Figure 14 – Reconstitution schématique de la bataille de Compiègne (51 av. J.-C.).

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combler les vides de la première ligne : ils n’essayèrent pas de provoquer un engagement massif, mais conservèrent un dispositif permettant de prévenir les tentatives d’encerclement.

Le combat d’escarmouche par charges alternées est incontestablement la tactique que les Romains jugent la plus sûre : elle permet de lutter efficacement contre les manœuvres d’enveloppement et évite de faire reposer l’issue d’une rencontre sur un seul engagement. Mais dans certaines circonstances, notamment lorsque la situation réclame une décision rapide, la charge à fond peut être perçue comme plus utile. Le mode opératoire le plus courant consiste alors à former une ligne de bataille continue, sans intervalles. Selon Polybe, deux manœuvres permettent d’obtenir ce déploiement : l’ἔκταξις διὰ παρεμβολῆς (« déploiement par intercalation ») ou bien l’ἔκταξις διὰ παραγωγῆς τῆς παρὰ τοὺς οὐραγούς (« déploiement par avancée parallèle de l’arrière-garde »)275. Dans le premier cas, les vides entre les escadrons de la première ligne sont comblés par l’adjonction des escadrons de la ligne de réserve, de manière à former une seule et même taxis (fig. 15)276. Dans le deuxième, le même résultat est obtenu en détachant dans les intervalles les cavaliers des demi-files postérieures de chaque escadron (fig. 16)277. Polybe décrit ici les exercices que l’hipparque Philopoemen faisait pratiquer à la cavalerie fédérale de la ligue achéenne. Mais nous avons vu que la cavalerie romaine s’était réformée sur le modèle grec dans la première partie du IIe s. av. J.-C.278, et un passage de l’Histoire romaine de Tite-Live décrit probablement l’ἔκταξις διὰ παρεμβολῆς sous le nom de duplicatio turmarum lors de la bataille du saltus Manlianus (vallée du Jalón, Espagne, 180 av. J.-C.)279. L’historien romain rapporte les ordres que Q. Fulvius Flaccus aurait donnés à ses troupes au moment le plus critique de l’engagement (fig. 17) : « “Doublez les escadrons (duplicate turmas), cavaliers des deux légions, et lancez vos chevaux contre le bataillon des ennemis, qui accable les nôtres. 275

Plb., X, 23, 5. Voir aussi Plut., Phil., 7, 6. Voir le sens de παρεμβολή dans Ael., Tact., 31, 1 et Arr., Tact., 26, 4 : « ils parlent de parembolê quand, dans les intervalles laissés entre ceux de la ligne de front, les autres de la ligne de réserve se placent en ligne droite, comblant ainsi les vides laissés en face [d’eux] dans la phalange (παρεμβολὴν δὲ ὀνομάζουσιν, ἐπειδὰν προτεταγμένων τινῶν κατὰ διαστήματα ἐκ τῶν ἐπιτεταγμένων ἐγκαθιστῶνται αὐτοῖς ἄλλοι ἐπ᾽ εὐθείας, ὡς ἀναπληρῶσαι τὸ πρόσθεν ἀπολειπόμενον κενὸν τῆς φάλαγγος). » 277 Manœuvre similaire dans Xen., Hipp., 8, 17-8, qui utilise le verbe παρελαύνω à la place de παράγω. 278 Plb., VI, 25, 3-11. Cf. supra, p. 47. 279 Sur cette bataille, voir CADIOU (2008), 212 et 269 ; BRISCOE (2008), 508-12. 276

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Votre charge aura d’autant plus de force si vous envoyez sur eux des chevaux sans freins (c’est une manœuvre dont on a dit qu’elle permit souvent aux cavaliers romains de se couvrir de gloire)”. Obéissant aux ordres, ils retirèrent les brides et galopèrent deux fois à travers l’ennemi, dans un sens puis dans l’autre, provoquant un grand carnage et rompant toutes leurs lances. »280.

Comme l’a bien compris le traducteur de l’édition Loeb, Evan T. Sage, duplicate turmas ne signifie pas « doublez les rangs » mais désigne l’action de fermer les intervalles dans la ligne de bataille281. Significativement, Fulvius Flaccus s’adresse aux cavaliers des deux légions, qui formaient probablement deux lignes distinctes avant la réalisation de la manœuvre. Lorsqu’une force de cavalerie est rangée sur une ligne continue, il devient très difficile pour elle de se mouvoir tout en conservant sa cohésion, mais elle est aussi bien plus impressionnante et l’« action morale » de la charge est par conséquent supérieure. César confirme l’efficacité de ce rangement en acies conferta durant le siège d’Alésia (52 av. J.-C.), lors d’un combat de cavalerie avec l’armée de secours gauloise : « Le combat durait depuis midi, on était presque au coucher du soleil, et la victoire restait indécise, quand les Germains, massés sur un seul point, chargèrent l’ennemi en escadrons fermés et le refoulèrent (Germani una in parte confertis turmis in hostes impetum fecerunt eosque propulerunt) »282. L’emploi de l’expression una in parte fait écho au in unum locum du texte d’Hirtius : la cavalerie germanique de César est rangée sur un point précis ; elle ne forme pas une double ligne, mais une haie massive.

B. La coordination tactique entre la cavalerie et l’infanterie légère L’une des pratiques les plus caractéristiques mais aussi les plus curieuses de l’époque tardo-républicaine consiste à faire combattre la cavalerie en la mêlant avec de l’infanterie légère. Nous avons déjà vu que 280 Liv., XL, 40, 5-7 : “duplicate turmas” inquit, “duarum legionum equites, et permittite equos in cuneum hostium, quo nostros urgent. Id cum maiore ui equorum facietis, si effrenatos in eos equos immittitis  ; quod saepe Romanos equites cum magna laude fecisse sua memoriae proditum est.” Dicto paruerunt detractisque frenis bis ultro citroque cum magna strage hostium, infractis omnibus hastis, transcurrerunt. 281 Livy, History of Rome, vol. XII, trans. E.T. Sage & A.C. Schlesinger, Cambridge, 1938, p. 124-5. 282 Caes., BG, VII, 80, 6 (trad. L.-A. Constans modifiée).

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Figure 15– Schéma de l’ektaxis dia parembolês.

Figure 16 – Schéma de l’ektaxis dia paragôgês tous ouragous.

Figure 17 – Schéma de la duplicatio turmarum d’après Tite-Live.

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l’infanterie servait souvent de rempart mobile aux cavaliers dispersés qui pouvaient se rallier en sécurité derrière les rangs des fantassins. Mais il existait aussi des formes de coopération plus étroite entre les deux armes283. Parfois, les sources utilisent un vocabulaire connotant de véritables formations mixtes, notamment les verbes interiacio, interpono, misceo, admisceo en latin, ou συντάσσω en grec. Ces verbes, appliqués à l’infanterie, ont le sens général de « placer entre », « entremêler » ou « ranger ensemble », mais il est souvent difficile de savoir si les fantassins en question étaient insérés entre les files des cavaliers ou entre les escadrons de la même ligne. Dans la plupart des cas, la question est difficile à trancher284. Tant et si bien qu’Adrian Goldsworthy exprime de sérieux doutes concernant la première méthode. Selon lui : « A cavalry unit with foot soldiers interspersed between its files would itself have had great difficulty manoeuvring properly […]. It seems more likely that these mixtures of cavalry and infantry were in fact lines in which whole units of infantry were placed alternately to whole units of cavalry. The infantry must have been formed in fairly dense formations, since otherwise they were exceptionally vulnerable to enemy cavalry. »285.

283 Sur ce sujet, voir JUNKELMANN (1991), II, 130 ; GOLDSWORTHY (1996), 242-3 ; MCCALL (2002), 73-5 ; SCHULZ (2009), 144-8 ; ANDERS (2015), 288-91. 284 Hirt., BG, VIII, 13, 2 (equitibus interpositi proeliarentur) ; VIII, 17, 3 (huic interponit auxilia leuis armaturae) ; Caes., BC, II, 34, 2 (equitatus omnis et una leuis armaturae interiecti complures) ; III, 75, 5 (expeditosque antesignanos admiscuit) ; III, 84, 3 (inter equites proeliari) ; Ps.-Caes., BAfr., 20, 1 (leuis armatura interiecta inter equites suos interponeretur) ; 60, 4 (leuemque armaturam inter equites interposuerat) ; 69, 4 (Numidae leuisque armaturae […] qui inter equites pugnabant) ; 81, 1 (leuique armatura inter equites interiecta) ; Frontin, Str., II, 3, 22 (uelocissimos miscuit peditum, ad morem equestris pugnae exercitatos) ; Cass. Dio, XLI, 60, 3 (πεζοὶ τοῖς ἱππεῦσιν αὐτῶν κοῦφοι ἐπ’ αὐτὸ τοῦτο συνετετάχατο). Ces occurences concernent seulement des troupes combattant sous commandement romain. Les sources romaines attribuent souvent la même tactique à des ennemis de Rome. Thraces : Liv., XLII, 58, 6 (equitum ordines leuis armatura interposita). Celtes : Caes., BG, VII, 18, 1 (cum equitatu expeditisque qui inter equites proeliari consuessent) ; VII, 36, 4 (equestri proelio interiectis sagittariis) ; VII, 80, 3 (Galli inter equites raros sagittarios expeditosque leuis armaturae interiecerant) ; Liv., XLIV, 26, 3 ; Plut., Aem., 12, 2. Germains : Caes., BG, I, 48, 5-6 (cum his in proeliis uersabantur, ad eos se equites recipiebant, hi, si quid erat durius, concurrebant) ; Tac., Ger., 6, 4 (eoque mixti proeliantur, apta et congruente ad equestrem pugnam uelocitate peditum). Numides : Sall., Jug., 59, 3 (pedites cum equitibus permixti) ; 97, 5 (equites peditesque permixti). Ibères du Caucase : Strab., III, 4, 18 (Οὐκ ἴδιον δὲ τῶν Ἰβήρων οὐδὲ τοῦτο, σύνδυο ἐφ’ ἵππων κομίζεσθαι, κατὰ δὲ τὰς μάχας τὸν ἕτερον πεζὸν ἀγωνίζεσθαι). Selon HOBBY (2001), 128 : « This arrangement also seems to be quite similar to a method of fighting that dates back to the Late Bronze Age or Early Hallstatt period, where images of horsemen, supported by infantrymen, form part of the rock art from Val Camonica, Italy. » 285 GOLDSWORTHY (1996), 243.

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En fait, Goldsworthy néglige un certain nombre de témoignages qui apportent la preuve indiscutable de l’existence d’une pratique consistant à « insérer » des fantassins entre les files des cavaliers, procédé que les tacticiens grecs appellent la παρένταξις ou l’ἔνταξις286. Végèce est sans équivoque : « [Les anciens commandants] accoutumaient des jeunes gens à courir remarquablement et ils les disposaient à raison d’un fantassin entre deux cavaliers (inter binos equites singulos ex his pedites conlocarent), chacun armé d’un petit bouclier, d’un glaive et de traits »287. Dans ce passage, les fantassins romains agissent comme les hamippoi grecs qui combattaient au sein des escadrons de cavalerie et étaient parfois représentés en train de tenir la queue ou la crinière du cheval de leur binôme288. Ils pouvaient aussi être pris en croupe par les cavaliers, comme l’explique l’auteur anonyme du De bello Hispaniensi 289. La première attestation de cette pratique durant le siège de Capoue en 211 av. J.-C. suggère que l’objectif était d’accroître la puissance de feu des turmes romaines contre d’autres cavaliers290. Mais la plupart du temps, l’infanterie « insérée » aidait la cavalerie romaine à venir à bout de l’ennemi dans la mêlée. Elle procurait à la cavalerie un potentiel défensif que celle-ci n’avait pas par nature291. Ainsi, en 203 av. J.-C., des fantassins romains « se mêlèrent » à des cavaliers pour combattre au corps-à-corps les Numides de Syphax : l’infanterie chargea à travers les intervalles des turmes (pedes Romanus repentino per turmas suis uiam dantes intercursu) et transforma l’engagement en véritable combat stationnaire (stabilem aciem fecit)292. L’avantage procuré par cette tactique était aussi 286

Asclep., 6, 1 ; Ael., Tact., 31, 3 ; Arr., Tact., 26, 6. Veg., Mil., III, 16, 7. 288 Sur les hamippoi, cf. supra, p. 102. 289 Ps.-Caes., BHisp., 4, 1-2 (trad. N. Diouron) : « En cours de route il envoya en avant des hommes valeureux, des soldats de l’infanterie lourde, accompagnés de la cavalerie. Dès que la ville s’offrit à leur vue, ils montèrent à cheval, ce dont les Cordouans ne pouvaient nullement se rendre compte. À leur approche une force considérable sortit de la ville pour tailler en pièces les cavaliers ; mais les soldats de l’infanterie lourde, que nous avons mentionnés plus haut, mirent pied à terre et livrèrent un grand combat : de la force innombrable, seuls quelques hommes purent se réfugier dans la ville. » 290 Cf. supra, p. 47. 291 Voir les remarques pertinentes de MCCALL (2002), 74 : « The greater speed of cavalry made it nearly impossible for the light infantry to close with enemy cavalry if the enemy cavalry did not wish to engage. When the enemy cavalry closed, however, this allowed the light infantry to come into play. In a defensive role the light infantry seems to have provided much needed stability and protection for their cavalry. » Cependant, tout comme Goldsworthy, McCall ne prend en considération que l’éventualité de bataillons d’infanterie postés entre des escadrons de cavalerie. 292 Liv., XXX, 11, 6-10. Voir aussi Id., XXXI, 35, 6 (bataille d’Octolophus, 199 av. J.-C.) : les vélites combattent côte à côte avec les equites, transformant l’engagement en stabilis pugna. 287

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d’ordre moral : Tite-Live souligne que la cavalerie était enhardie par la présence de piétons qui pouvaient lui servir de praesidium (equitem […] peditis praesidio audentem)293. Dans un registre très différent, la parentaxis – c’est-à-dire le principe d’interpénétration de deux unités différentes – semble avoir été fréquente dans la cadre de la mise en œuvre des retraites feintes : les troupes montées attiraient intentionnellement les cavaliers ennemis à leur poursuite en prenant la fuite ; ils se retiraient alors à travers les files d’une ligne d’infanterie dissimulée, de manière à ce que celle-ci puisse aborder physiquement les poursuivants et les battre dans un combat au corps-à-corps. L’exemple le plus détaillé de ce type d’action se trouve dans l’Histoire romaine de Cassius Dion, lorsque Pompée utilise ce stratagème contre les cavaliers albaniens d’Oroesès, près de la rivière Abas, en 65 av. J.-C. (fig. 18) : «  Il rangea ses cavaliers en avant, en leur donnant des instructions au préalable, et plaça les autres soldats derrière, un genou à terre (γόνατα κεκλιμένους) et couverts par leurs boucliers (ἀσπίσι συγκεκαλυμμένους), avec l’ordre de rester calmes, de telle façon qu’Oroesès ne se rende pas compte de leur présence avant l’établissement de la mêlée. Méprisant les cavaliers qu’il supposait être seuls, Oroesès engagea le combat avec eux et ces derniers prirent bientôt la fuite à dessein (τραπέντας ἐξεπίτηδες)  ; il les poursuivit avec vigueur. Alors, les fantassins se levèrent soudainement (οἱ πεζοὶ ἀναστάντες ἐξαίφνης) et en ouvrant des intervalles (διαστάντες) fournirent non seulement à leurs propres camarades un moyen de se retirer dans leur giron (τοῖς μὲν σφετέροις ἀσφαλῆ τὴν φυγὴν διὰ μέσου σφῶν παρέσχον) mais reçurent aussi parmi eux les ennemis qui s’étaient lancés avec le moins de prudence dans la poursuite et en encerclèrent un grand nombre (τοὺς δὲ πολεμίους ἀπερισκέπτως τῇ διώξει χρωμένους ἐσδεξάμενοι συχνοὺς ἐκυκλώσαντο). Ils taillèrent en pièces ceux qui étaient à l’intérieur (καὶ οὗτοί τε τοὺς ἔνδον ἔκοπτον)  ; et les chevaux, dont certains avaient viré vers la droite et les autres de l’autre côté, attaquèrent les arrières de ceux qui étaient restés en dehors de l’encerclement. »294.

Dans cet extrait, Cassius Dion ne dit pas explicitement que les cavaliers passèrent à travers les files de l’infanterie, mais cette interprétation découle naturellement du sens général de l’épisode et nous verrons plus loin, dans les chapitres consacrés à l’époque impériale, que les fantassins romains étaient entraînés à ouvrir leurs files dans cette optique295. Le 293

Id., XXX, 11, 10. Cass. Dio, XXXVII, 4, 2-4. Sur cette bataille, voir SOUTHERN (2002), 73 (surestimant l’influence de Sertorius sur Pompée). 295 Significativement, dans le chapitre des Stratagemata consacré au même exemplum, Frontin parle de « combat entremêlé » (interfusa proelio) quand il décrit le combat rapproché qui suit l’encerclement de la cavalerie albanienne : Frontin., Str., II, 3, 14. On 294

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Figure 18 – Reconstitution schématique de la manœuvre de fausse fuite utilisée par Pompée lors de la bataille de la rivière Abas (65 av. J.-C.).

stratagème évoqué par l’historien grec fut probablement aussi utilisé par César lors de la bataille de Pharsale. Nous avons vu qu’en 48, l’imperator notera par ailleurs que l’expression employée par Cassius Dion pour expliquer que les cavaliers s’étaient retirés parmi les fantassins (διὰ μέσου σφῶν) rappelle celle utilisée par Onas., Str., 17 (ἐν μέσοις δ̓ αὐτοῖς) dans sa description de la παρένταξις.

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détacha derrière sa ligne de cavalerie six cohortes de fantassins afin de prévenir toute tentative d’enveloppement adverse. Or Appien précise que ces troupes étaient placées « en embuscade » (ἐνήδρευσεν)296. Durant la bataille proprement dite, les cavaliers de César se retirèrent « graduellement » (paulatim) face à la cavalerie pompéienne. À ce moment précis, les fantassins embusqués (ἐφεδρεύουσιν), « se relevant » (ἐξαναστάντες), attaquèrent les poursuivants297. Cette formulation implique que les soldats des six cohortes étaient au moins agenouillés. Frontin confirme cela puisqu’il précise que ces troupes lancèrent une attaque « inattendue » (inopinato) contre les pompéiens298. Ce fut cet élément de surprise qui permit aux fantassins césariens de forcer le corps-à-corps avec leurs ennemis, car la cavalerie pompéienne n’aurait jamais abordé de front une ligne d’infanterie intacte si elle n’avait été poussée à le faire à la suite de quelque ruse. Tout suggère ici que la retraite des cavaliers césariens fut volontaire et que ces derniers opérèrent leur repli entre les files des cohortes, pour forcer leurs ennemis à se rapprocher des fantassins embusqués299. La parentaxis pouvait donc être employée avec une grande efficacité. Mais cette méthode était souvent considérée comme dangereuse car il arrivait par exemple qu’elle jette le désordre dans la ligne de réserve chargée de recevoir les cavaliers effectuant leur retraite : dans son traité, le stratégiste byzantin Syrianus Magister la déconseille fortement300. Au XVIIIe s., certains écrivains militaires reprochent encore aux formations mixtes d’être un facteur de confusion301. C’est pourquoi l’infanterie légère était aussi entraînée à se déployer entre les turmes de la cavalerie. Elle conservait ainsi la faculté d’agir indépendamment, comme une unité 296

App., BC, II, 75. Ibid., II, 78. 298 Frontin, Str., II, 3, 22. 299 Comme le précise Plut., Pomp., 71, 4, les cavaliers se retirèrent quand César en « donna le signal » (Καίσαρος δὲ σημεῖον ἄραντος). Le succès de ce type de manœuvre était largement dû au fait que les cavaliers, simulant la fuite au galop, levaient derrière eux un grand nuage de poussière qui empêchait les poursuivants de distinguer facilement ce qui se trouvait en face d’eux : voir Syrianus, Strat., 35, 16. 300 Cf. infra, p. 671. 301 Voir MOTTIN DE LA BALME (1776), 47, commentant Veg., Mil., III, 16 : « Ou je m’abuse beaucoup, ou Végece se trompe ici. Que l’on fît occuper par les vélites une partie des espaces vides qu’il pouvait y avoir d’une turme à l’autre, à la bonne heure : mais entre les chevaux, cela me paraît d’un ridicule dont je ne peux me résoudre à soupçonner ces grands maîtres en l’art de vaincre, qui, sans avoir bien connu le propre de la cavalerie, n’étaient pas gens à s’entraver ainsi. » Moins sceptique : AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756), 346-7. Fervent défenseur de l’ordre mixte : FOLARD (1726), 298-307 (l’auteur invoque l’exemple de la bataille de Pavie, 1525 ap. J.-C.). 297

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tactique autonome, se détachant en avant de la ligne de cavalerie pour escarmoucher ou se retirant derrière elle pour se reformer302.

C. L’expérience combattante Le combat de cavalerie est régi par des contingences matérielles et psychologiques bien particulières qui le distinguent du combat d’infanterie et en font une expérience guerrière unique. Certaines singularités se constatent tout d’abord au niveau opérationnel : au cours d’une campagne militaire, la cavalerie est incontestablement l’arme tactique la plus exposée. Elle participe à un nombre plus élevé d’engagements que l’infanterie car elle peut atteindre plus rapidement un objectif tout en prenant un minimum de risques303. Ces combats sont souvent peu meurtriers mais peuvent avoir un impact psychologique important : lorsqu’une armée n’est pas en condition d’affronter directement un ennemi dans une bataille générale (infériorité numérique, moral bas), les combats de cavalerie permettent, par des succès limités, de retourner progressivement la situation à l’avantage de l’armée refusant l’affrontement304. Inversement, des défaites répétées dans ce type d’engagements peuvent avoir un effet délétère sur le moral des troupes305. La grande vulnérabilité des cavaliers dans la mêlée ainsi que leur incapacité à combattre de façon statique expliquent la nature très versatile de ces combats. Pour Polybe, Salluste ou encore Tacite, l’equestre proelium se conçoit avant tout comme une alternance de charges et de contrecharges : les cavaliers tantôt se présentent de face, tantôt tournent le dos, 302

Plb., III, 65, 7 (bataille du Tessin) : l’infanterie légère des Romains se retire à travers les intervalles séparant les escadrons (φεύγειν δ’ ἐγκλίναντας εὐθέως διὰ τῶν διαστημάτων ὑπὸ τὰς παρ’ αὑτῶν ἴλας). La bataille de Ruspina fournit un autre exemple de ce type de déploiement, voir supra, p. 155. L’intercalation de vélites entre les turmae est aussi décrite par Tite-Live lors de la bataille de Kallikynos (171 av. J.-C.) : Liv., XLII, 58, 12. 303 Pour prendre un exemple, lors des opérations de l’année 55 en Bretagne et en Gaule, César relève douze engagements de cavalerie (Caes., BG, V, 7, 8-9 ; 9, 3-4 ; 15, 1 ; 16, 2-4 ; 17, 1 ; 17, 3-4 ; 19, 2-3 ; 26, 3 ; 50, 1 ; 50, 4 ; 51, 5 ; 58, 4-6) contre sept engagements impliquant des fantassins (ibid., V, 9, 7 ; 15, 4-5 ; 21, 4-5 ; 26, 2-3 ; 32-7 ; 39, 3-4 ; 43-4). 304 E.g. ibid., II, 8, 1-2 (trad. L.-A. Constans) : « César, tenant compte du nombre des ennemis et de leur très grande réputation de bravoure, décida, pour commencer, de surseoir à la bataille ; il n’en livrait pas moins chaque jour des combats de cavalerie, pour éprouver la valeur de l’ennemi et l’audace des nôtres (cotidie tamen equestribus proeliis quid hostis uirtute posset et quid nostri auderent periclitabatur). » 305 C’est ce qui explique pourquoi les généraux sont souvent réticents à engager à nouveau leur cavalerie après une défaite : e.g. ibid., IV, 13.

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dans une sorte de mouvement de va-et-vient continuel306. Lors d’une attaque, il est très rare que deux escadrons s’abordent de face. L’un des deux partis, le moins résolu, fait généralement demi-tour avant l’autre307. Une simple action peut avoir des conséquences considérables et la retraite d’une unité peut entraîner la dissolution de l’ensemble de la ligne de bataille. Près d’Hadrumète en 47 av. J.-C., l’auteur du De bello Africo note que 30 cavaliers gaulois de César parvinrent à mettre en déroute 2 000 cavaliers maures308. À Pharsale, le stratagème mis en œuvre par l’aile droite césarienne suffit à jeter la confusion au sein d’une force de cavalerie au moins sept fois plus importante309. Ces renversements de situation s’expliquent par le désordre relatif des actions impliquant des forces montées. Dans un combat équestre, la visibilité des combattants est limitée par la poussière soulevée par les chevaux. Le retour d’une formation amie vers une ligne de réserve peut facilement être pris pour une attaque lancée par des ennemis. L’instinct de troupeau des chevaux peut aussi, par un « effet domino », transformer rapidement un mouvement d’hésitation ou de recul en déroute générale. Malgré tous ces facteurs favorisant l’évitement, les sources décrivent parfois la rencontre de deux escadrons : lorsqu’aucune des formations ne se défile devant l’imminence du choc, les rangs s’ouvrent et les lignes se traversent. C’est ce qu’évoque indirectement César lorsqu’il prête aux Gaulois la volonté de « traverser par deux fois » les rangs de leurs

306 Cf. Plb., III, 115 (οὐ γὰρ ἦν κατὰ νόμους ἐξ ἀναστροφῆς καὶ μεταβολῆς ὁ κίνδυνος) ; Sall., Jug., 59, 3 (Quibus [= Numidis] illi freti non, uti equestri proelio solet, sequi, dein cedere, sed aduorsis equis concurrere) ; Hist., IV, 75, Maurenbrecher (more equestris proelii sumptis tergis atque redditis) ; Tac., Ger., 30, 3 (Equestrium sane uirium id proprium, cito parare uictoriam, cito cedere) ; Ann., VI, 35 (modo equestris proelii more frontis et tergi uices) ; Arr., Anab., III, 15, 2 (οὔτε ἀκοντισμῷ ἔτι οὔτ᾽ ἐξελιγμοῖς τῶν ἵππων, ἥπερ ἱππομαχίας δίκη) ; Cass. Dio, L, 32, 7 (καὶ ἐῴκεσαν οἱ μὲν ἱππεῦσι τοτὲ μὲν ἐπελαύνουσι τοτὲ δὲ ἐξαναχωροῦσι διὰ τὸ τούς τε ἐπίπλους καὶ τὰς ἀνακρούσεις ἐπ’ αὐτοῖς εἶναι). Une métaphore répandue consiste à comparer ces mouvements de va-et-vient au flux et au reflux de la marée : e.g. Verg., Aen., XI, 618-28. 307 Voir ARDANT DU PICQ (1904, 2004 4e éd.), 149 : « comme il n’y a nul moyen d’échapper de droite ou de gauche, les deux partis, hommes et chevaux, éviteront le choc en s’arrêtant face à face ; mais ce seront des troupes braves par excellence, également trempées au moral, également bien conduites et enlevées, également animées qui arrivent à se voir de face et de si près. Toutes ces conditions ne se trouvent pour ainsi dire jamais réunies de part et d’autre, et la chose ne se voit jamais. Quarante-neuf fois contre une, une des cavaleries hésitera, se découdra, se mettra en désordre, tournera le dos devant la résolution de l’autre, avant, les trois quarts du temps, d’être à la distance où les yeux rencontrent les yeux, plus près encore souvent. » 308 Ps.-Caes., BAfr., 6, 3. 309 Cf. supra, p. 161-2.

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ennemis310. La réalité du « faufilage » est présentée de manière plus explicite par Virgile dans un long passage de l’Énéide consacré au combat de cavalerie opposant les Troyens d’Énée aux Latins de Turnus311. L’épisode est évidemment légendaire mais comporte, dans le détail, de véritables éléments de réalisme312 : dans un premier temps, plusieurs charges se succèdent les unes aux autres ; les Troyens tantôt poursuivent, tantôt sont poursuivis, sans établir de contact physique avec leurs ennemis ; au bout de la troisième tentative, les escadrons finissent par se rejoindre et par s’entremêler ; alors, chaque combattant se choisit un adversaire et une série de duels s’ensuit313. Plus que dans le combat d’infanterie, la mêlée de cavalerie représente un environnement particulièrement dangereux et anxiogène. Le cavalier est exposé aux coups pouvant provenir de toutes les directions et ne peut compter sur le soutien des autres soldats de la formation314. Il faut aussi maîtriser sa monture tout en combattant, ce qui constitue une difficulté supplémentaire, d’autant plus que les chevaux offrent des cibles de choix et sont eux-mêmes soumis au stress du combat315. 310

Caes., BG, VII, 66, 7. Nous empruntons l’expression de « faufilage » à F. Chauviré, qui l’utilise pour désigner ce type de situation à l’époque moderne. Cf. CHAUVIRÉ (2009), 460-2. NOSWORTHY (1990), 125-6 parle de threading. D’après CANTAL (1905), 40, l’entremêlement des lignes donne rarement lieu à de véritables combats rapprochés : « Sur cent cavaliers, rapporte un officier du premier empire, deux ou trois ne songent qu’à pointer ; ce sont eux qui font toute la besogne utile ; cinq ou six parent les coups qu’on leur porte, et parfois allongent un coup de taille lorsqu’ils en voient la possibilité, sans courir aucun risque. Le reste est taillable et pointable à merci. » 312 Pour une brève discussion du réalisme militaire dans l’Énéide, voir ALEXANDER (1945). 313 Verg., Aen., XI, 631-5 (trad. J. Perret modifiée) : « Mais lorsqu’ils se rencontrent pour un troisième combat (Tertia sed postquam congressi in proelia), les lignes s’entremêlent totalement (totas implicuere inter se acies) et chaque homme se choisit un adversaire (legitque uirum uir). Alors c’est le gémissement de ceux qui meurent, c’est la mer de sang où roulent les armes, les corps et les chevaux expirants mêlés dans le carnage des hommes : l’âpre bataille se lève. » 314 On peut mesurer l’impact psychologique terrible de ce type d’environnement en reprenant les théories du Lt. Col. D. Grossman sur le comportement humain dans les situations d’exposition aux violences interpersonnelles. Voir notamment GROSSMAN (1996), 81 : « The potential of closeup, inescapable, interpersonal hatred and aggression is more effective and has greater impact on the morale of the soldier than the presence of inescapable, impersonal death and destruction. » 315 Plusieurs sources indiquent que les chevaux sont plus souvent blessés ou tués que leurs maîtres. La bataille de Gaugamèles aurait entraîné la mort de 1 000 chevaux macédoniens alors qu’Alexandre perdit seulement une centaine de soldats dans l’affrontement : Arr., Anab., III, 15, 6. Voir aussi Ps.-Caes., BAfr., 60, 3 (conuulneratique uno equite amisso, multis equis sauciis) et 71, 2 (equites deterrebat proelium inire propter equorum interitum, quod eos iaculis interficiebat). De nombreux exemples montrent que les 311

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Malgré tous ces éléments, les vrais engagements de cavalerie, généralement très brefs, sont moins meutriers que les batailles d’infanterie. Comme le souligne Ardant du Picq : « Le plus mince combat d’infanterie coûte plus à celle-ci (nombre égal) que le plus beau raid. »316. Les sources tardo-républicaines en apportent la confirmation. En 55, dans la région de Coblence, 5 000 cavaliers auxiliaires de l’armée des Gaules engagent 800 cavaliers usipètes et tenctères. Les troupes romaines sont vaincues mais César n’a à déplorer que 74 morts, ce qui représente un taux de pertes d’1,5%317. Le combat d’infanterie qui se déroule sous les murs d’Ilerda en 49 présente une tout autre réalité. Deux lignes légionnaires s’affrontent dans un espace étroit, juste assez large pour permettre à trois cohortes de se ranger en bataille. À l’issue de cet engagement incertain, on dénombre 200 morts du côté républicain (13% des soldats si l’on rapporte ces pertes à l’effectif théorique de trois cohortes)318. Ce ratio peut être considéré comme relativement bas en raison de l’absence de poursuite (le terrain ne se prêtait pas à l’intervention de la cavalerie selon César)319. Dans les faits, lorsque les deux armes tactiques sont engagées dans un même combat, les pertes de l’infanterie sont toujours bien supérieures. Au cours de la bataille de Kallikynos en 171, les Romains déploient une armée composée d’un nombre égal de cavaliers et de fantassins légers320. Défait par les forces de Persée, Licinius Crassus perd 200 combattants montés et 2 000 soldats d’infanterie321. De même, à la suite d’une escarmouche défavorable à ses troupes contre la cavalerie de Scipion, près d’Uzitta, en 46, César perd 26 soldats d’infanterie légère et seulement un cavalier322. Le fait que la mortalité des cavaliers soit proportionnellement plus basse que celle des fantassins s’explique évidemment par la mobilité supérieure des combattants à cheval, qui leur fantassins germaniques étaient entraînés à combattre parmi les cavaliers pour éventrer ou mutiler les chevaux ennemis lorsque la mêlée faisait rage : SPEIDEL (2004), part vii. 316 ARDANT DU PICQ (1904, 2004 4e éd.), 157. 317 Caes., BG, IV, 12, 3. Sur cet épisode et sa localisation, voir RICE HOLMES (1911), 96-7. 318 Caes., BC, I, 45-6. Il s’agit là d’un maximum car César précise que certaines cohortes furent relevées durant l’affrontement. 319 Ibid., I, 45, 4. 320 Tite-Live ne donne pas de chiffres précis pour l’ensemble des troupes mais il souligne que la plupart des escadrons étaient associés à des unités d’infanterie légère (Liv., XLII, 59, 11-4). Il ajoute à propos des deux armées (XLII, 60, 1) : par ferme utrimque numeris equitum ac leuis armaturae. 321 Id., XLII, 60, 1. 322 Ps.-Caes., BAfr., 60, 3. Voir aussi Ps.-Caes., BHisp., 15, 5 : à la suite d’une escarmouche près d’Ategua, le bilan des pertes césariennes est de trois morts et douze blessés pour l’infanterie contre cinq blessés parmi les cavaliers.

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permet de fuir avec plus d’aisance323. Ce n’est que lorsque des circonstances exceptionnelles empêchent la cavalerie d’échapper à l’ennemi que le ratio de ses pertes peut égaler celui de l’infanterie324. CONCLUSION :

LA CAVALERIE DÉCISIVE

?

Mesurer l’efficacité de la cavalerie n’est pas chose aisée. Définir son impact sur le processus d’obtention de la décision l’est encore moins. Cela suppose de décortiquer les mécanismes de la causalité dans un environnement aussi complexe que la bataille325 et de définir des critères d’évaluation pertinents, valables pour toutes les armées de l’Antiquité326. Sans se prêter à un tel exercice de modélisation théorique, il est difficile d’admettre – et même de comprendre – les considérations négatives qui, dans l’historiographie, minorent souvent le rôle des forces montées dans les armées tardo-républicaines327. L’analyse des récits de campagne du 323 Caes., BC, II, 26, 4 (trad. P. Fabre) : « la cavalerie [de Juba] ne subit pour ainsi dire aucune perte, grâce à une retraite précipitée le long du rivage sur la ville, un grand nombre de fantassins sont tués. » Voir aussi ibid., II, 34, 3 ; 42, 5 et surtout Sen., Ben., 6, 7 : et quam multos e periculo uelocitas equi rapuit  ! 324 Liv., XXII, 49, 15 affirme que 45 500 fantassins et 2 700 cavaliers furent tués lors de la bataille de Cannes. Cela fait un taux de pertes d’environ 5,6% pour les troupes montées, un ratio correspondant approximativement à celui de la cavalerie dans l’armée de Terentius Varro et Aemilius Paullus (cf. supra, p. 79) : il y a donc eu, en proportion, autant de cavaliers que de fantassins tués. Cette anomalie s’explique dans la mesure où, durant l’engagement, certains cavaliers (la majorité ?) n’ont pas fui mais ont préféré démonter et ont continué le combat à pied (id., XXII, 49, 1-4). Sur la question des effectifs et des pertes humaines à la bataille de Cannes, voir DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), I, 325-7. 325 Comme l’a bien montré Clausewitz, la guerre est un phénomène non linéaire et imprédictible : les actions les plus imperceptibles sont susceptibles d’avoir des conséquences considérables. Sur ces questions, voir BEYERCHEN (1994) et KAGAN (2007), 100-6. 326 À titre d’exemple, la définition que J. McCall utilise pour apprécier l’efficacité de la cavalerie médio-républicaine peut paraître réductrice, cf. MCCALL (2002), 11 : « The effective cavalry force, quite simply, was one that contributed to the overall battlefield objectives of the army. » Un tel postulat laisse entendre que la guerre se limite à la bataille rangée, ce qui n’est pas le cas : comme nous l’avons suffisamment souligné, la cavalerie joue un rôle important et même prééminent dans des opérations d’acquisition du renseignement, de contrôle du territoire, de sécurisation des approvisionnements et de harcèlement qui sont toutes susceptibles d’avoir une influence décisive sur le cours d’un conflit. 327 Dans la majorité des cas, le bilan tiré par les historiens est peu amène. Pour VEITH (1906), 14, la cavalerie « spielte zur Zeit, als Caesar auf den Schauplatz trat, eine ziemlich klägliche Rolle; sie war das fünfte Rad am Wagen ». Voir aussi CAGNIART (1992), 80 : « It should be clear, then, from the evidence of the Gallic campaigns, that while Caesar used his cavalry in various ways and circumstances, he did so only with highly specialized

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LA FIN DE L’ÉPOQUE RÉPUBLICAINE

Ier

s. av. J.-C. montre que la cavalerie occupe une place majeure dans l’outil militaire romain. Pour la première fois, grâce à la conquête du monde méditerranéen, les généraux disposent d’effectifs montés qui leur permettent de remporter des victoires dans le cadre de stratégies de guérilla défensive ou de harcèlement offensif. Les enseignements de la deuxième guerre punique sont confirmés par les guerres civiles du milieu du Ier s. : une armée dotée d’une faible cavalerie perd tout contrôle du théâtre d’opération sur lequel elle se trouve ; elle ne peut plus se ravitailler localement et se voit contrainte de rechercher un approvisionnement par voie maritime ; elle doit aussi éviter de combattre en plaine et aura les plus grandes difficultés à forcer une armée adverse à accepter la bataille rangée. Le bilan tactique de la cavalerie tardo-républicaine n’est pas toujours brillant, mais il est globalement positif, surtout si l’on compare la situation du Ier s. av. J.-C. à celle de l’époque médio-républicaine. La cavalerie auxiliaire apparaît plus polyvalente que l’equitatus censitaire, dont nous avons souligné la prédilection pour le combat de choc. Elle pratique plus facilement le harcèlement et peut occasionnellement intégrer dans ses rangs des corps de troupes spécialisés dans le combat à distance (numides, osrhoéniens, arméniens, parthes). Les auxiliaires occidentaux (hispaniques, gaulois, germains) sont aussi très efficaces dans la mêlée, suffisamment pour être capables de mettre en déroute les puissants cataphractes parthes328. Les Romains cherchent activement à intégrer leurs troupes en leur imposant une doctrine fondée sur des principes fixes : l’organisation en unités tactiques de petite dimension, le rangement sur deux lignes (lorsque la situation le permet), les manœuvres de charges alternées et la distinction tactique entre troupes d’assaut légères et réserve de cavalerie médiane font partie des éléments les plus caractéristiques de cette tradition. Seul bémol : certains généraux comme Crassus ou Marc Antoine ont parfois à déplorer l’absence d’archers montés dans leurs corps expéditionnaires, ce qui limite leurs capacités de poursuite contre les ennemis orientaux. Il faudra attendre l’époque impériale pour voir la création d’unités régulières d’equites sagittarii, attachées de manière permanente aux armées provinciales329. En dépit de ces limitations, il ne fait and limited goals in mind. His cavalry shared the conquest but never conditioned it. » Point de vue plus positif dans VIGNERON (1968), I, 269-75. 328 Plut., Ant., 39, 5 (mais l’auteur mentionne aussi l’intervention concomitante de l’infanterie) et 42, 3. 329 De ce point de vue, l’idée d’une révolution militaire amorcée par le désastre de Carrhes ne semble pas pertinente. Voir les remarques de WHEELER (2004a), 31 et n. 59 (avec bibliographie antérieure).

LA CAVALERIE DANS LES GUERRES TARDO-RÉPUBLICAINES

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aucun doute que plusieurs grands engagements du Ier s. av. J.-C. sont décidés par des forces montées. On pense en particulier aux batailles du Bagradas et de Ruspina, durant lesquelles des armées mobiles constituées d’une majorité d’auxiliaires parviennent à venir à bout de grandes forces d’infanterie lourde330. Enfin, au regard des différents développements tactiques qui caractérisent le monde méditerranéen depuis l’essor de la civilisation grecque, il peut sembler intéressant de se demander quels éléments singularisent la cavalerie tardo-républicaine sur le plan de l’histoire des techniques militaires. Une caractéristique nous semble particulièrement proéminente : l’importance des tactiques mixtes, impliquant des forces combinées de cavalerie et d’infanterie. Cette doctrine d’emploi caractérise l’art militaire des Romains à plusieurs niveaux. De manière générale, les forces de cavalerie opèrent rarement seules et sont presque toujours accompagnées par des cohortes d’infanterie lourde, véritables forteresses mobiles pouvant servir de base de repli aux combattants montés. Lors des engagements proprement dits, il est tout aussi rare de voir des escadrons de cavalerie agir de façon autonome : les turmes sont souvent mêlées à des corps de fantassins légers qui renforcent leur potentiel offensif. Cette particularité est très intéressante car elle distingue l’armée romaine d’autres armées contemporaines qui n’hésitent pas, lorsqu’elles le jugent utile ou nécessaire, à mobiliser des forces de cavalerie indépendantes331.

330

Dans une moindre mesure, on peut citer les batailles de Thapsus (Ps.-Caes., BAfr., 83, 2-3) et de Munda (Ps.-Caes., BHisp., 31, 5 ; Cass. Dio, XLIII, 38, 2), durant lesquelles la défaite d’une des ailes montées de l’armée républicaine sert de prodrome au collapsus final. 331 Les Parthes agissent ainsi en 53 puis en 36, de même que les peuples gaulois insurgés en 52. On peut être tenté d’essentialiser ces exemples en invoquant des différences d’ordre culturel. Mais ne faut-il pas plutôt y voir la marque de choix fondés sur des considérations stratégiques ? Dans les trois cas évoqués, les ennemis de Rome disposent d’une cavalerie très largement supérieure sur le plan numérique. Ce n’est que dans ces conditions qu’un tel modèle peut espérer fonctionner car une force montée n’a de raisons de se passer du soutien de l’infanterie qu’à partir du moment où elle ne risque pas d’être mise en déroute et poursuivie par la cavalerie adverse.

DEUXIÈME PARTIE

CAVALIERS ET COMBAT DE CAVALERIE SOUS LE HAUT-EMPIRE ROMAIN (IER-IIE S. AP. J.-C.)

CHAPITRE 1 LA CONSTRUCTION D’UNE CAVALERIE PERMANENTE ET MULTIÉTHNIQUE

Sous le principat d’Auguste (27 av. J.-C.-14 ap. J.-C.), les tendances qui étaient déjà perceptibles durant la fin de l’époque républicaine se concrétisent1. L’armée romaine cesse d’être la milice civique qu’elle avait été par le passé et devient définitivement professionnelle et permanente2. Les jeunes aristocrates qui combattaient jadis comme equites legionis ne sont plus tenus d’accomplir leur service dans la cavalerie citoyenne3. Au mieux, ceux qui acceptent encore de servir in legione le font comme centurions et prennent soin de signaler leur rang dans les inscriptions qui détaillent leur carrière4. Les cavaliers légionnaires du Haut-Empire, peu nombreux, sont issus du rang, et les auxiliaires, organisés en ailes, forment désormais la seule véritable cavalerie de ligne. Le nouvel ordre impérial privilégie une séparation nette entre la société civile et l’armée tout en préservant – dans le discours officiel – l’apparence d’un exercitus citoyen, dévoué à la défense de la res publica5. Le désarmement des populations qui ne se destinent pas au métier militaire est justifié par la volonté d’en finir avec les séditions continuelles de la fin de l’ère républicaine, comme l’illustre le fameux discours que Cassius Dion prête à Mécène dans le livre LII de son Histoire romaine6. 1 Sur les réformes militaires d’Auguste, cf. RAAFLAUB (1980) ; KEPPIE (1984, 1998 2e éd.), chap. 6 ; ECK (1998), chap. 12 ; COSME (2007b), 76-80 ; ID. (2012a) ; SPEIDEL (2009b) et (2016). 2 L’institution d’un véritable service continu pour les légionnaires et les auxiliaires (Suet., Aug., 49, 4-5 ; Cass. Dio, LIV, 25) est un aspect essentiel de ce nouvel ordre augustéen, car il mit fin à une pratique qui, sous la République, empêchait l’émergence d’une véritable classe de soldats professionnels. 3 MOMMSEN (1889a), 92 : « L’ancienne cavalerie civique privilégiée ne fut pas rétablie ; elle fut plutôt définitivement supprimée ; car, si la légion reçut de nouveau une cavalerie, il ne fallut pas, pour y entrer, d’autres conditions de capacité que pour entrer dans l’infanterie. » 4 Sur ces centurions ex equite Romano  : DEMOUGIN (1988), 387-92. 5 CARRIÉ (1989, 1992 trad. fr.), 142 ; SPEIDEL (2010). 6 Cass. Dio, LII, 27, 3 : ἄν τε ἐπιτρέψωμεν πᾶσι τοῖς ἐν τῇ ἡλικίᾳ οὖσι καὶ τὰ ὅπλα κεκτῆσθαι καὶ τὰ ἐμπολέμια ἀσκεῖν, στάσεις καὶ πόλεμοι ἀπ’ αὐτῶν ἐμφύλιοι ἀεὶ γενήσονται. Dans ce discours, Mécène recommande à Octavien de maintenir

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Ces réformes constituent une rupture historique majeure. Dans le principe, la conception augustéenne de l’armée abolit le lien séculaire entre éthique aristocratique et combat de cavalerie. Chevaliers et sénateurs se réfugient dans les fonctions de haut commandement, quand ils ne se contentent pas simplement d’exercer des responsabilités civiles7. La fin du service des aristocrates romains dans les rangs de l’equitatus légionnaire et l’hellénisation croissante de la culture élitaire conditionnent aussi une révolution des représentations : le combattant à cheval est de plus en plus perçu comme un « autre guerrier », un barbare rôdant aux confins de l’empire, étranger aux bienfaits de la civilisation8. Par contrecoup, l’armée romaine devient dans l’imaginaire collectif une armée piétonne, dominée par la figure emblématique du fantassin légionnaire, soumis à la rude mais salutaire disciplina militaris. Dans ce nouveau système de valeur, le cavalier auxiliaire occupe une position intermédiaire et ambiguë. Son incorporation au sein l’armée régulière pose à la fois le problème du rapport de Rome aux autres et la question fondamentale de l’exploitation des ressources provinciales par le pouvoir conquérant9. I – LA

PLACE DE L’EQUITATUS

DANS LA NOUVELLE RES PUBLICA MONARCHIQUE

A. Les ordres supérieurs et la militia equestris Avant toute chose, il convient d’interroger l’évolution de l’arme de cavalerie dans ses rapports avec la nouvelle « constitution » monarchique de l’État romain, comme l’auraient fait les savants du XIXe s. Sur ce plan strictement juridique, le régime augustéen ne semble pas avoir cherché l’innovation. La militia equestris n’est pas officiellement abolie et reste

continuellement en service une forte armée régulière. Son point de vue, opposé à celui d’Agrippa, est favorable à l’établissement d’un régime monarchique. L’exercitus permanent est ainsi présenté par Dion comme le corollaire du pouvoir impérial (ibid., LII, 6, 5). Comme l’a bien montré MILLAR (1964), 104, le matériau utilisé pour cette élégante construction littéraire n’est probablement pas augustéen et reflète plutôt les préoccupations de l’historien sévérien, même si ce dernier a pu être préoccupé par la vraisemblance historique des propos qu’il prête à ses protagonistes. État de la question dans BELLISSIME (2016), 366-9. 7 DEMOUGIN (1988), chap. v. 8 Sur ce point, voir PETITJEAN (2016a). 9 Cette problématique de l’incorporation des troupes auxiliaires sert de fil conducteur au récent livre de I. Haynes sur les auxilia du Haut-Empire : HAYNES (2013).

UNE CAVALERIE PERMANENTE ET MULTIÉTHNIQUE

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un devoir pour tous les chevaliers romains10. Elle conserve son caractère obligatoire et quiconque tente de s’y soustraire s’expose à de lourdes sanctions, à l’image de ce chevalier qui, ayant fait sectionner les pouces de ses deux fils pour leur éviter de servir dans l’armée, fut vendu comme esclave11. Néanmoins, la conscription des chevaliers semble désormais se limiter à des levées exceptionnelles et il n’est plus question de decem stipendia, puisqu’Auguste a abaissé l’âge d’éligibilité à la questure à 25 ans12 ; par ailleurs, le service militaire équestre se recentre sur les postes d’officiers alors que la cavalerie citoyenne est désormais pleinement ouverte aux simples légionnaires13. En dépit de ces évolutions, le discours officiel adressé à l’aristocratie est marqué par un fort conservatisme14. Auguste encourage une remilitarisation des ordres supérieurs dans tout l’empire15. Les auteurs proches du régime, en reprenant cet axe majeur de la propagande impériale, ne cessent de se lamenter sur la décadence des vertus militaires de la jeunesse16 et glorifient la mémoire des grands duellistes de l’époque 10 Dans son œuvre, Vell. Pat., II, 111, 3 se vante d’avoir accompli son service en des termes que n’aurait pas renié Cicéron (finita equestri militia) ; il ajoute que durant la grande révolte illyrienne de 6 ap. J.-C., les chevaliers furent appelés à se consacrer à la guerre (senatorum equitumque Romanorum exactae ad id bellum operae, pollicitati). Ce n’est qu’après le règne d’Auguste que l’on parle plus volontiers des « milices équestres » au pluriel, pour désigner les postes d’officiers réservés aux chevaliers. Sur le maintien de la conscription à l’époque impériale : BRUNT (1974). 11 Suet., Aug., 24, 3. 12 Cass. Dio, LII, 20, 1. 13 MOMMSEN (1889a), 149 ; PAVKOVIČ (1991), 27-35. Les equites legionis du Principat étaient recrutés parmi les fantassins légionnaires. Cette promotion intervenait au moins après sept ans de service dans l’infanterie (la seule exception connue est celle de Ti. Claudius Maximus, qui mentionne le poste d’eques legionis comme le premier échelon de sa carrière : SPEIDEL [1970], 143). Les cavaliers avaient donc la même origine sociale que les soldats du rang : ils appartenaient à cette catégorie de citoyens « indigents » (βίου μάλιστα δεομένους) que les auteurs sénatoriaux considéraient avec mépris (Cass. Dio, LII, 27, 4). 14 DEMOUGIN (1988), 190 : « L’idéologie propre à l’ordre [équestre] n’a pas été affectée dans ce domaine par les transformations qui ont touché celui-ci. » 15 Suet., Aug., 24, 3. Voir ROSS TAYLOR (1924). La création de collegia iuuenum et la construction, dans plusieurs cités de la péninsule italienne et des provinces occidentales de l’empire, de campus destinés à permettre la célébration de parades équestres est peutêtre à mettre en relation avec cette politique augustéenne de reprise en main de la jeunesse des ordres supérieurs. Cf. MARROU (1948), 398-401 ; JACZYNOWSKA (1978), 17-29 ; GINESTET (1991), 84-93 ; BOULEY (2003). 16 L’œuvre d’Horace en fournit la meilleure illustration. L’auteur regrette que les jeunes nobles ne sachent plus se tenir convenablement à cheval : Hor., Carm., III, 24, 54-5 (Nescit equo rudis haerere ingenuus puer). Il met en scène des modèles de dévouement militaire susceptibles d’inspirer la iuuentus (ibid., III, 7, 22-9 [Énipée] et 12, 6-9 [Hebrus de Lipara]), mais brosse aussi des portraits repoussoirs (ibid., I, 8 [Sybaris]). Certains poèmes contiennent de véritables injonctions, e.g. ibid., III, 2, 1-6 : Angustam amice pauperiem

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républicaine, érigés en modèles de la Romana uirtus17. La transuectio equitum et le lusus Troiae, deux parades équestres tombées en désuétude à la fin de la République, sont restaurées18. Les princes de la jeunesse jouent un rôle important dans le déroulement de ces cérémonies et doivent servir de modèle à la iuuentus régénérée19. De son côté, le deuxième ordre continue de promouvoir les symboles qui marquaient anciennement son rang sur les champs de bataille : la trabea purpurea, les deux hastae croisées et la parma equestris se retrouvent sur de nombreux monuments funéraires équestres, tout comme les scènes de transuectio, rappelant l’entrée du défunt dans l’ordo20. Les exercices de cavalerie sont considérés comme un élément constitutif de l’éducation militaire des élites (tironicium militiae) et l’empereur ne fait pas exception à la règle21. Il serait donc inexact d’affirmer que les Romains en sont venus, sous l’Empire, à négliger le prestige associé à la figure du cavalier. Facteur de distinction sociale et emblème de domination politique, le cheval de bataille est toujours chargé de valeurs positives22. Mais il n’est plus le status symbol qu’il était par le passé. Un passage des Lettres à Lucilius de Sénèque illustre bien cette rupture. Le philosophe y décrit ce que devient un homme en fonction de la société dans laquelle il naît : «  Si cet homme était né chez les Parthes, il s’exercerait au tir à l’arc dès sa petite enfance. Né en Germanie, et tout jeune garçon, il brandirait une lance de bois tendre  ; contemporain de nos aïeux, il eût appris à gouverner un cheval et à frapper l’ennemi de près.  » (trad. H. Noblot)23. pati robustus acri militia puer condiscat et Parthos ferocis uexet eques metuendus hasta uitamque sub diuo et trepidis agat in rebus. Voir aussi Id., Ars p., 161-2. 17 La figure de M. Claudius Marcellus est certainement la plus emblématique de ce point de vue : Tite-Live, Virgile, Valère Maxime et Plutarque décrivent avec force détails sa victoire à la tête des equites Romani lors de la bataille de Clastidium (222 av. J.-C.) et son duel contre le chef gaulois Viridomar. Cf. Liv., Per., 20 ; Verg., Aen., VI, 855-9 ; Plut., Marc., 7 ; Val. Max., III, 2, 5. Le chapitre consacré par Valère Maxime à la fortitudo des Romains retient quatre autres héros cavaliers qui ont tous en commun d’avoir été de glorieux monomachistes (Val. Max., III, 2, 4 [Cornelius Cossus] ; III, 2, 6 [Scipion Émilien] ; III, 2, 9 [Fabius Maximus Rullianus] ; III, 2, 21 [Q. Occius]). 18 Suet., Aug., 38, 3 et 43, 5 ; Dion Hal., VI, 13, 4 ; Cass. Dio, LIII, 1 ; LIV, 26 ; LV, 10. 19 DEMOUGIN (1988), 258-60 ; POULSEN (1991) ; LA ROCCA (1994) ; HORSTER (2011). 20 VEYNE (1960) ; REBECCHI (1974) ; ID. (1978) ; ID. (1999) ; DEVIJVER & VAN WONTERGHEM (1990). 21 Plin., Pan., 13, 1-2 ; Suet., Iul., 57, 1 (cf. Plut., Caes., 17, 4) ; Aug., 83, 1 ; Tib., 13, 1 ; Calig., 3, 2 ; HA, Hadr., 26, 2-3 ; Cass. Dio, LII, 26, 1 ; 76, 17 (Septime Sévère) ; 77, 11 (Caracalla) ; HA, Aurel., 49, 2. Voir GINESTET (1991), 91. 22 DAVENPORT (2019), 379. 23 Sen., Ep., 36, 7 : Si in Parthia natus esset, arcum infans statim tenderet  ; si in Germani, protinus puer tenerum hastile uibraret  ; si auorum nostrorum temporibus fuisset, equitare et hostem comminus percutere didicisset.

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Auorum nostrorum temporibus précise Sénèque : c’est d’un passé révolu dont parle le précepteur de Néron. La décision de ne pas rétablir l’antique service des jeunes aristocrates s’explique certainement par des considérations pragmatiques : l’Empire romain ne peut maintenir sous les enseignes, pour une durée de vingt ans et sur des théâtres d’opération aussi lointains, des chevaliers dont la plupart sont des combattants amateurs et aspirent à exercer des fonctions administratives ou politiques24. Mais cela ne saurait mettre en doute l’attrait que le combat continuait d’exercer sur toute une partie de la jeunesse équestre, prête à risquer l’infamia pour se produire dans des jeux gladiatoriaux : ces iuuenes retrouvaient dans l’arène le terrain d’expression de la uirtus qu’ils avaient perdu en délaissant les rangs de la cavalerie romaine25. B. Le cavalier du Haut-Empire : un « autre guerrier » ? Sous le Principat, le discours officiel n’accorde plus autant d’importance à la cavalerie que par le passé. Les auteurs romains n’hésitent pas à s’approprier les topoi de la littérature grecque classique hostiles aux hippeis et favorables à la primauté de l’infanterie lourde 26. Cette 24 Dans le discours de Mécène, Cassius Dion souligne le risque qu’il y a à se contenter de conscrits sans expérience et non exercés (ἀπείροις τε καὶ ἀγυμνάστοις, cf. Cassius Dio, LII, 27, 4). Par ailleurs, la désaffection d’une partie de la noblesse équestre pour la chose militaire se précise au tournant de l’ère chrétienne. Dans une pièce des Amours, Ovide regrette que son amante lui préfère un chevalier issu du primipilat. En une vingtaine de vers, le poète tourne en dérision les qualités guerrières de son rival, lui reprochant notamment d’avoir tué des hommes de ses propres mains et de s’être couvert de cicatrices – autant de marques de gloire qui passaient pour les plus hautes distinctions sociales au temps des guerres puniques ! Cf. Ov., Am., III, 8, 9-28. Ce mépris pour les chevaliers qui privilégient la militia au détriment des activités civiles se retrouve ibid., III, 15, 5-6 (siquid id est, usque a proauis uetus ordinis heres, non modo militiae turbine factus eques) et surtout dans Fast., II, 9-14 (trad. R. Schilling) : « C’est ma façon de servir : nous portons les armes que nous pouvons, notre main droite ne se dispense pas de toute obligation. Si mon bras ne brandit pas avec force des javelots, si je ne presse pas les flancs d’un cheval guerrier, si je ne porte pas le casque, si je ne me ceins pas d’une épée effilée, n’importe qui peut porter ce genre d’armes » (Haec mea militia est  : ferimus quae possumus arma dextraque non omni munere nostra uacat. Si mihi non ualido torquentur pila lacerto nec bellatoris terga premuntur equi, nec galea tegimur, nec acuto cingimur ense, his habilis telis quilibet esse potest). En Trist., IV, 1, 71-2, le poète confesse : « jeune, j’ai fui les durs combats de l’armée, et nous n’avons appris à manier les armes que pour en jouer » (aspera militiae iuuenis certamina fugi, nec nisi lusura nouimus arma manu). 25 Voir notamment Cass. Dio, LVI, 25, 7. Sur ce phénomène trop souvent négligé : DAVENPORT (2019), 428-36 (avec les remarques de NICOLET [1966], 87 n. 47). 26 Cf. HARTOG (1980), part. i ; LISSARRAGUE (1990), chap. v et vi. La belle tirade que Platon prête à Lachès, l’un des protagonistes de ses dialogues, résume parfaitement cet imaginaire : Platon, Lachès, 191a-b. Voir aussi Archiloque, fr. 93 Lasserre = 114 W.

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évolution des représentations collectives n’est pas étrangère aux confrontations répétées avec des peuples cavaliers. Le désastre de Carrhes y est pour beaucoup : comme l’écrit Valère Maxime, « l’honneur des armes romaines [fut] foulé aux pieds par la cavalerie des barbares »27. La dénonciation de la perfide cavalerie arsacide, de la « flèche du Parthe », se retrouve chez presque tous les auteurs de l’époque28. Parallèlement, le barbarus eques fait son entrée retentissante dans la littérature latine avec les poèmes d’Horace et devient à partir du règne d’Auguste un motif récurrent de la poésie officielle29. Ce discours est au fondement d’une véritable ethnographie militaire. Chez Strabon par exemple, il ne fait aucun doute que certains peuples sont, par essence, des peuples cavaliers30. Par effet de contraste, cette perception de l’Autre renforce le sentiment que le combat d’infanterie fait partie du patrimoine génétique de l’Urbs ; à tel point qu’à l’époque d’Hadrien, un homme de terrain tel qu’Arrien peut ranger les exercices équestres parmi les arts militaires qui ne sont pas « propres et natifs » (οἰκεῖα καὶ πάτρια) aux Romains31.

27 Val. Max., I, 6, 11 (trad. M. Nisard) : tantum Romanae militiae decus barbarorum obtritum equitatu. 28 Hor., Carm., I, 19, 11-2 ; II, 13, 17-8 ; Verg., Georg., III, 31 ; Ov., Ars am., I, 20911 ; Fast., V, 591-2 ; Just., XLI, 2, 7 et 9. Cf. PARATORE (1966), 530-1 et DAUGÉ (1981), 88 : « Au cours des fréquents contacts qu’ils eurent par la suite [de la bataille de Carrhes] avec les Romains, les Parthes leur apparurent comme le symbole de l’Orient en mouvement, redoutable parce qu’insaisissable, avec ses hordes à cheval, son besoin d’espace et de pillage, sa conception de la guerre si étrangère à la mentalité occidentale. Doué d’ubiquité et d’invulnérabilité, réputé d’une rare perfidie, le barbarus eques allait dorénavant hanter les esprits avec la même insistance que le Germain. » On perçoit assez facilement l’utilité de ce discours : dénigrer l’autre guerrier, c’est avoir la certitude confortable que l’armée romaine, maîtresse du monde civilisé, ne saurait faillir face aux « peuples de la tente » – un discours en phase avec l’idéologie augustéenne qui n’admet dans l’orbis terrarum aucune autre puissance hégémonique que l’imperium Romanum. Cf. NICOLET (1988), chap. 1 et 2. 29 Hor., Ep., XVI, 11-2 : Barbarus, heu, cineres insistet uictor, et urbem eques sonante uerberabit ungula. Voir aussi Ep., XI, 17-8 (Galates de Déjotaros) ; Carm., I, 2, 51-2 (Mèdes) ; I, 19, 11-2 ; I, 9, 23-4 (Gélons) ; III, 4, 34 (Cantabres) ; IV, 4, 42-4 (Africains) ; Sat., II, 1, 15 (Parthes). Voir aussi Ov., Fast., V, 580-2 ; Trist., II, 1, 228 ; III, 10, 50-4 ; IV, 1, 77-8 ; V, 7, 14 ; Pont., I, 2, 15-9 ; I, 2, 79-86 ; I, 2, 110 ; III, 1, 7-9. 30 Gaulois : Strab., IV, 4, 2 et 5. Scythes : VII, 3, 9 et 4, 6. Nomades caucasiens : XI, 5, 8. Massagètes : XI, 8, 6. Parthes : XI, 9, 2. Mèdes : XI, 13, 7 et 9. Arméniens : XI, 14, 4 et 9. Perses : XV, 3, 18. Africains : XVII, 3, 7 et 19. Cette perception doit évidemment beaucoup au déterminisme ethno-géographique des Anciens qui associent pays de plaines (ou de plateaux) et prédilection pour la cavalerie : cf. Hippoc., Aer., 18. Chez les auteurs classiques, la Thessalie apparaît comme le prototype de la nation cavalière (BLAINEAU [2010], 44-8), ce qui explique que Strabon lie la fondation de l’Arménie à une immigration venue de cette région : Strab., XI, 14, 12 (cf. VIII, 8, 1). 31 Arr., Tact., 33, 2-3.

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De là à voir dans l’equestre proelium une forme de combat inférieure à la lutte d’infanterie, il n’y a qu’un pas que Tacite n’hésite pas à franchir. L’historien romain n’a que mépris pour les hippomachies, ces concursus exploratorum qui ne méritent pas selon lui le nom de guerre et « sont plus fréquents que mémorables »32. Les combattants à cheval sont par nature inférieurs aux fantassins car les premiers placent leur salut dans la vigueur de leur monture alors que les seconds sont le principe même de leur valeur33. L’opinion de l’auteur sur la question se trouve résumée au chapitre 30 de la Germanie. Dans ce passage, Tacite évoque le comportement des Chattes à la guerre. Si ce peuple de Germains occidentaux est loué pour sa rigueur militaire toute « romaine », c’est précisément parce qu’il accorde à l’infanterie une place plus importante qu’à la cavalerie : « On voit les autres peuples aller au combat, les Chattes vont à la guerre. Peu de coups de main et d’engagements improvisés. Ce n’est guère en effet qu’à des troupes à cheval qu’il appartient de brusquer la victoire et de précipiter la retraite  : trop de vitesse ressemble à de la peur, la lenteur est plus proche de la fermeté. » (trad. d’après J. Perret)34.

Constituée de populations superficiellement intégrées à l’Empire, la cavalerie auxiliaire pâtit de ce jugement dépréciateur. Chez Tacite, elle se distingue par son audacia, son goût pour les coups d’éclat inconsidérés, que l’historien prend soin d’opposer au sage courage des légionnaires qui tiennent leur place dans la ligne de bataille et doivent souvent ramener au combat le cavalier fuyard35. 32 Tac., Hist., II, 24, 1 : concursum exploratorum, crebra magis quam digna memoratu proelia. Ibid., IV, 56, 3 : furtim magis quam bello. 33 Voir Tac., Hist., I, 79, 2 (à propos des cavaliers rhoxolans) : Namque mirum dictu ut sit omnis Sarmatarum uirtus uelut extra ipsos. 34 Tac., Germ., 30, 3 : alios ad proelium ire uideas, Chattos ad bellum. Rari excursus et fortuita pugna. Equestrium sane uirium id proprium, cito parare uictoriam, cito cedere  : uelocitas iuxta formidinem, cunctatio propior constantiae est. 35 Coups d’éclat : Ann., XIII, 36, 2 ; 13, 40 ; Hist., III, 16, 1. Interventions de l’infanterie légionnaire pour ramener les cavaliers en fuite : Ann., I, 63, 1-2 ; I, 65, 5-6 ; IV, 73, 2-3 ; Hist., II, 41, 2. Les comportements téméraires sont aussi caractéristiques des jeunes officiers de cavalerie, comme A. Iulius Atticus, tué à la bataille du Mons Graupius (83/84 ap. J.-C.), Agr., 37, 9 : il « s’était laissé emporter au milieu des ennemis par le feu de sa jeunesse et son cheval fougueux » (iuuenili ardore et ferocia equi hostibus inlatus). On notera l’analogie établie dans les sources du Haut-Empire entre le furor traditionnellement attaché aux iuuenes et la ferocitas des cavaliers barbares. Cf. NÉRAUDAU (1979), 249 et s. Un historien non romain tel que Flavius Josèphe donne une image beaucoup plus positive de la cavalerie auxiliaire dans son œuvre. Loin de projeter sur ces troupes les clichés habituellement réservés à la description des soldats barbares, l’auteur juif brosse un portrait des cavaliers en parfaite conformité avec la conception romaine de la guerre idéale :

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Cette échelle de valeurs se retrouve au-delà des conventions littéraires observées par les poètes et les historiens. Même si la tradition romaine héritée de la République veut que le service dans la cavalerie soit considéré comme un privilège, marqué par un salaire plus élevé et par d’autres avantages symboliques36, la place des escadrons montés dans les cérémonies impériales n’est plus la même que par le passé. Alors que les turmae equitum Romanorum paradaient en tête du cortège triomphal de Paul Émile en 167 av. J.-C., lors de l’aduentus de Vitellius à Rome, Tacite précise bien que les cavaliers défilent derrière l’infanterie légionnaire (post peditum ordines eques)37. Cet ordre était probablement déjà en vigueur sous Auguste, comme le suggère la description du premier triomphe de Romulus par Denys d’Halicarnasse. Dans ce passage des Antiquités romaines, l’auteur grec mentionne le défilé des fantassins avant celui des troupes montées38. Il est pourtant évident qu’à cette époque reculée, l’aristocratie cavalière ne pouvait parader en queue de cortège : l’anachronisme reflète la réalité du nouveau cérémonial impérial39.

C. L’infanterie lourde à l’honneur S’il fallait donc identifier un idéal militaire dominant, celui-ci correspondrait plutôt à la figure du miles legionis. Aux yeux des Romains de l’époque, nul combattant n’incarne mieux la romanité dans ses aspects des soldats lourdement équipés (ὁπλίτας), entraînés (ἐμπείρους), disciplinés (εὐπειθεῖς), combattant en rangs serrés (ἡνωμένους), face à des hordes de piétons mal organisés et téméraires (Jos., BJ, III, 15). Voir aussi ibid., III, 472-83. 36 Au IIe s. ap. J.-C., le salaire annuel d’un cavalier de cohorte auxiliaire s’élève ainsi à 300 deniers (= 1 200 HS) contre 250 deniers (= 1 000 HS) pour un fantassin servant dans le même corps de troupes. SPEIDEL (« le Jeune ») (1992), 107, tab. 7. On constate aussi que, dans les camps de marche comme dans les castra statiua, les chambrées des cavaliers sont plus vastes que celles des fantassins (HAYNES [2013], 160) et qu’une punition courante consiste à muter un eques dans l’infanterie (Dig., XLIX, 16, 5, 1 ; Amm., XXIV, 5, 10). De manière générale, le principe de la préséance de la cavalerie est très clairement énoncé dans Cass. Dio, LXVII, 5, 2 : Domitien envoie aux Lygiens un contingent de cent cavaliers « dont la force n’est pas dans le nombre mais dans la dignité » (οὐ τῷ πλήθει ἰσχυρὰν ἀλλὰ τῷ ἀξιώματι). 37 Liv., XLV, 40, 4-5 ; Tac., Hist., II, 89, 1. 38 Dion Hal., II, 34, 2 : πεζῶν τε καὶ ἱππέων. 39 Voir en ce sens ITGENSHORST (2005), 15 : « der Leser erfährt hier also einiges über das Ritual des Triumphzuges, aber wenig über den (in diesem Verständnis “historischen”) Triumph des Romulus. » Pour un autre exemple plus tardif, cf. Cass. Dio, LXXIV, 1, 3 (aduentus de Septime Sévère, 193 ap. J.-C.).

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guerriers. Lorsqu’il cherche à marquer un effet de contraste entre l’armée de Corbulon et l’armée arsacide, dans sa description de l’intronisation de Tiridate à Rhandéia, Tacite explique que d’un côté se tenait « la cavalerie [parthe], rangée par escadrons et parée de ses décorations nationales ; de l’autre, les colonnes des légions à pied, avec leurs aigles et leurs enseignes étincelantes et les représentations des dieux »40. Cette image du légionnaire porteur d’enseigne est très exactement celle que l’on retrouve sur les monnaies lorsqu’il s’agit de personnifier l’exercitus Romanus : avant le règne de Constantin, les soldats représentés au revers des frappes impériales sont tous des fantassins41. Ce parti-pris s’explique très facilement dans le cadre d’une idéologie platonicienne de l’armée qui ne conçoit le gardien de la République que comme un citoyen42. Il s’accorde également avec un nouveau discours vantant les vertus du soldat professionnel. Sous la haute époque républicaine, l’idéologie dominante promue par la noblesse cavalière reconnaissait une place prépondérante à la virilité agressive des equites. Virtus et disciplina incarnaient deux systèmes de valeurs distincts, l’un surtout adapté au mode de combat individualiste des aristocrates, l’autre à l’impératif de cohésion collective de l’infanterie lourde, hérité des normes hoplitiques. Au sortir des guerres civiles, la nécessité de soumettre à l’obéissance la nouvelle armée permanente conduit les autorités impériales à promouvoir un nouvel éthos guerrier, centré sur l’acceptation des tourments de la vie militaire43. La construction de ce modèle se traduit par l’invention du mythe du légionnaire, modeste conquérant de l’oikoumène, dont les valeurs 40

Tac., Ann., XV, 29, 2 (trad. P. Wuilleumier). E.g. RIC, I, Gaius, 32 ; RIC, II, Traj., 655 ; RIC, II, Hadr., 746 et 929 ; RIC, III, Aur., 977 ; RIC, III, Com., 130. Les premières célébrations de la cavalerie sur les monnaies impériales datent du règne de Gallien : RIC, V.1, Gallien, 33, 34 et 445 ; RIC, V.1, Aur., 100 et 115. Sur ces monnaies : cf. ALFÖLDI (1967b), 6-7, 8-9, 14 et n°a, 1-3. 42 CARRIÉ (1989, 1992 trad. fr.), 131 ; PHANG (2008), 76. Sur la conception platonicienne de l’armée : cf. FRANK (2007). Dans la cité parfaite du livre III de la République, le « gardien » appartient à une classe distincte de celle des producteurs : c’est un professionnel sélectionné parmi les citoyens les plus aptes (Platon, Resp., 416e-417a). Sous le Haut-Empire, le malaise des élites hellénisées face à la réalité d’un recrutement faisant massivement appel aux pérégrins est perceptible dans l’œuvre d’Aelius Aristide : pour adapter le profil de l’armée impériale dont il fait l’éloge au modèle du Περὶ πολιτείας, le panégyriste n’hésite pas à déformer les faits en affirmant que les auxiliaires provinciaux recevaient la citoyenneté romaine dès leur engagement dans l’armée. Cf. Aristid., Or., 26, 75. 43 Exposé synthétique dans Sen., De uita beata, 15, 5 : escendere autem illo sola uirtus potest. Illius gradu cliuus iste frangendus est  ; illa fortiter stabit et quidquid euenerit feret non patiens tantum sed etiam uolens, omnemque temporum difficultatem sciet legem esse naturae et ut bonus miles feret uolnera, numerabit cicatrices, et transuerberatus telis moriens amabit eum pro quo cadet imperatorem. 41

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d’austérité, d’endurance et de discipline tendent à contaminer la conception commune du courage militaire44. Comme le souligne Myles McDonnell, cette uirtus impériale, teintée de passivité, n’a plus grand-chose à voir avec l’antique uirtus républicaine45. Dans la nouvelle échelle de valeurs, la cavalerie est très nettement subordonnée car associée à la versatilité et à l’inconstance. On peut se référer ici à l’interprétation que Plutarque donne du sacrifice de l’October equus  : « Le cheval vainqueur est immolé […] parce que la fonction du dieu Mars étant de patronner la résistance de ceux qui restent à leur poste dans la ligne de bataille emportant la victoire sur ceux qui, au lieu de rester, s’enfuient, on châtie la vitesse sous prétexte qu’elle sert d’expédient à la lâcheté et que c’est une manière symbolique de leur enseigner qu’elle n’est pas source de salut pour les fuyards.  » (trad. J. Boulogne modifiée)46.

Outre la fuite, un autre topos de la littérature impériale associe le service dans la cavalerie à la mollesse et au confort corrupteur (luxuria). Dans sa correspondance, Fronton décrit ainsi l’armée syrienne qui a été transmise à Vérus, pour sa guerre parthique, comme une armée de cavaliers délicatement épilés, campés sur des chevaux sellés de coussinets,

44 PHANG (2008), 107 parle d’une « réponse idéologique aux troupes mercenaires de la fin de la République ». Ce motif s’articule à celui de la pristina simplicitas, qui présente le dénuement des premiers Romains comme une vertu nationale et une condition nécessaire de la conquête. Cf. NICOLET (1969), 122. 45 MCDONNELL (2006), 63-5, 149-54, 241, 290-1 : l’auteur situe l’origine de cette évolution sémantique à l’époque de Marius (désormais, la uirtus tend à se confondre avec la disciplina militaris). Conclusions similaires dans COULSTON (2013), 23, qui poursuit l’analyse jusqu’au IIe s. ap. J.-C. et note que la uirtus du légionnaire impérial est de plus en plus associée à des activités non combattantes. S.E. Phang voit dans ce processus l’expression d’une « violence symbolique » de l’État romain, soucieux d’institutionnaliser l’obéissance et le respect de la hiérarchie au sein d’une armée habituée à des logiques de fonctionnement clientélaires et à l’autorité charismatique des imperatores tardo-républicains : cf. PHANG (2008), chap. 1 (notamment 30 et s.). 46 Plut., Mor., 18, 97 : ὁ δὲ νικήσας θύεται διὰ τὸ νίκης καὶ κράτους οἰκεῖον εἶναι τὸν θεόν. Ἢ μᾶλλον ὅτι τοῦ θεοῦ στάσιμον τὸ ἔργον ἐστὶ καὶ νικῶσιν οἱ μένοντες ἐν τάξει τοὺς μὴ μένοντας ἀλλὰ φεύγοντας, καὶ κολάζεται τὸ τάχος ὡς δειλίας ἐφόδιον, καὶ μανθάνουσι συμβολικῶς ὅτι σωτήριον οὐκ ἔστι τοῖς φεύγουσι. Comme nous l’avons souligné supra, cette conception négative du combat de cavalerie, associé à la fuite et opposé au franc courage du fantassin lourd, est un lieu commun de la littérature grecque classique. On la retrouve dans l’Énéide, lorsqu’un guerrier ligure apostrophe la reine des Volsques, Camille, cf. Verg., Aen., XI, 705-8 (trad. J. Perret) : « Quelle merveille que, femme, tu mettes ton assurance dans la vigueur d’un cheval ! Renonce à fuir. Tout près d’ici, fais donc confiance, comme moi, à ce sol qui nous rendra égaux, et prépare-toi à un duel véritable, à pied. Tu sauras bientôt qui va porter la peine d’une gloire toute de vent. »

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qu’il a fallu soumettre à l’antique disciplina romaine47. Vérus lui-même préfère aller à pied pour donner l’exemple, comme le font d’ailleurs de plus en plus les Antonins puis les Sévères à partir de Trajan48. Cette image très présente dans les textes à finalité encomiastique se retrouve sur les monnaies. Elle donne à voir un empereur commilito qui, dans le contexte de la bataille, n’hésite pas à démonter pour aller prendre place en première ligne49. C’est une véritable république militaire égalitaire que le régime impérial cherche ainsi à mettre en scène. L’identification du prince à ses légionnaires, dont la virilité austère est glorifiée, renvoie par contraste une image ambigüe du combat de cavalerie, dont le mode opératoire est difficilement compatible avec cette définition de la valeur militaire. Il est difficile d’apprécier les prolongements de ce discours dans les faits. Comme les élites politiques civiles et militaires se confondent encore jusqu’au milieu du IIIe s., il semble évident que les cadres supérieurs de l’armée impériale épousaient cette culture classique qui faisait partie intégrante de la formation du uir bonus. Même si certains commandants comme Pline l’Ancien ou Arrien ont pu manifester un intérêt remarquable pour les exercices de cavalerie50, l’attitude générale du personnel militaire demeure conservatrice. Cette attitude implique une utilisation tactique conventionnelle des troupes montées, considérées comme un accessoire de l’infanterie. Elle est confortée par la vogue des taktika, sortes de vadémécums du bon commandant qui répètent inlassablement 47 Fronton, Ad. V., II, 19. On reconnaîtra ici une réminiscence des railleries des auteurs grecs classiques sur la truphê des hippeis. 48 Vérus : Id., Princ., 13. Trajan : Plin., Pan., 10, 3 ; 14, 1-3 ; 22, 1 ; 24, 2 ; Cass. Dio, LXVIII, 23. Hadrien : HA, Hadr., 10, 2-4 ; Cass. Dio, LXIX, 9, 1-3. Septime Sévère : Hdn, III, 6, 10. Caracalla : Hdn, IV, 7, 6. Sévère Alexandre : HA, Sev. Alex., 48, 1 et 4-5. Les dernières notices biographiques de l’Histoire Auguste ne reprennent pas ce topos et semblent au contraire réintégrer les exercices équestres dans la mise en scène de la commilitia impériale : Tr. tyr., 12, 7 ; Tac., 4, 6. 49 Monnaie : RIC, II, Hadr., 746. Général abandonnant son cheval pour prendre place en première ligne : Tac., Agr., 35, 5. César, plus que Marius, a probablement servi de modèle sur ce point : BG, I, 25, 1 ; II, 25, 2 (voir aussi Vell. Pat., II, 55, 3 ; Val. Max., III, 2, 19 et MCDONNELL [2006], 300 et s.). Cicéron fournit une autre occurrence ancienne de ce topos lorsqu’il oppose l’armée piétonne d’Hirtius à celle d’Antoine, largement montée  : Cic., Phil., XIV, 10, 17. Sur le motif de l’empereur commilito et l’identification du prince aux légionnaires : CAMPBELL (1984) (notamment p. 58) ; STÄCKER (2003), chap. iv. Ce modèle de leadership militaire tire peut-être son origine de l’exemplum célèbre du rétablissement de la discipline dans le camp romain de Numance par Scipion Émilien en 134 av. J.-C. : voir App., Hisp., 85-6 et MOORE (2009). 50 Pline l’Ancien composa un traité sur l’art de lancer le javelot à cheval (De iaculatione equestri) lorsqu’il était préfet d’aile en Germanie : Plin., HN, VIII, 65, 162. Sur Arrien, cf. infra, p. 327 et s.

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le primat de la phalange dans la taxis. Nous verrons cependant qu’au-delà de ce traditionnalisme de façade, les mentalités impériales demeurent fondamentalement ouvertes à l’innovation et aux influences étrangères, à condition que celles-si soit justifiées et procèdent d’un réel besoin tactique. II – L’INCORPORATION DE LA CAVALERIE AUXILIAIRE ET DES RESSOURCES PROVINCIALES

A. La création des nouvelles unités auxiliaires régulières Au cours de l’époque impériale, l’armée romaine continue d’intégrer des contingents de cavalerie fournis par les populations alliées ou soumises à la juridiction provinciale. Comme sous la République, ces troupes peuvent être démobilisées à l’issue d’une campagne51. Mais il arrive de plus en plus souvent qu’elles soient maintenues en service et finissent par former de nouvelles unités permanentes, disposant d’une nomenclature fixe52. Ces unités portent généralement le nom du peuple au sein duquel les soldats ont été initialement recrutés, parfois suivi d’un numéro, ce qui permet de les distinguer les unes des autres : on connaît ainsi dès l’époque julio-claudienne une ala I Hispanorum, une ala Pannoniorum I, une ala II Thracum, etc. La pratique consistant à donner à ces unités le nom de leur premier commandant tend à disparaître à partir du règne d’Auguste53. Elle est remplacée par l’adjonction d’éléments provenant de la nomenclature impériale : ainsi pour l’ala Augusta Ituraeorum ou l’ala Claudia noua 54. Il convient de souligner que tous les cavaliers auxiliaires ne 51 Tacite explique ainsi que Cerialis, une fois arrivé en Germanie pour soumettre les Bataves révoltés, « renvoie dans leurs cités les soldats recrutés dans toute la Gaule et fait annoncer que les légions suffisent à l’Empire : que les alliés retournent aux tâches pacifiques » (Tac., Hist., IV, 71, 2 [trad. H Le Bonniec] : dilectus per Galliam habitos in ciuitates remittit ac nuntiare iubet sufficere imperio legiones  : socii ad munia pacis redirent). Il précise ensuite que les cités étaient satisfaites de voir la iuuentus rendue à sa patrie. 52 Sur la nomenclature des alae sous le Haut-Empire, cf. CICHORIUS (1894), col. 12246. Voir également LE ROUX (1986), 350-6. 53 Cf. supra, p. 91. On note malgré tout quelques exceptions. L’ala Pannoniorum Tampiana aurait ainsi reçu ce surnom du gouverneur de Pannonie (L. Tampius Flavianus) durant l’année des quatre empereurs. Cf. ACRUDOAE (2012a), 10-1. On connaît aussi une ala I Pannoniorum Sabiniana, surnommée ainsi d’après le cognomen de son commandant, C. Nymphidius Sabinius. Cf. CIL, III, 4269. 54 CICHORIUS (1894), col. 1237-8 et 1250.

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servent pas dans ces ailes nouvellement créées ; la documentation épigraphique mentionne très tôt l’existence de cohortes equitatae, composées d’un contingent mixte de fantassins et de cavaliers55. Les modalités d’incorporation de ces unités au sein de l’armée romaine varient en fonction des zones géographiques où elles ont été levées et des circonstances qui ont présidé à leur création. Ian Haynes note que 78,5% des régiments connus sous le Haut-Empire proviennent d’Europe (dont 56% d’Europe occidentale). L’« Asie » représente 15% du total et l’Afrique seulement 6,5%56. En Occident, où les sociétés celtiques et germaniques sont restées fortement militarisées après la conquête césarienne, la pratique consistant à recourir aux services de ritterliche Gefolgschaften demeure courante. Ce type de recrutement a de multiples avantages : outre les économies qu’il autorise, il permet de pacifier des peuples pratiquant le raid comme une activité sociale ordinaire et donc de renforcer la stabilité politique de territoires potentiellement turbulents. C’est aussi un moyen pour Rome de s’immiscer dans les affaires politiques locales et d’exploiter les divisions entre les élites indigènes, parfois au sein d’une même population. En 21 ap. J.-C., le chef trévire Iulius Indus lève ainsi l’ala Indiana pour lutter contre son concitoyen Iulius Florus, l’un des chefs de la révolte gauloise57. Cette unité reste en service après ces événements et participe probablement à la conquête de la Bretagne, région dans laquelle elle est attestée dans la seconde moitié du Ier s.58. Au départ, elle se présente pourtant comme une milice aristocratique, comparable à celles décrites par César dans le De bello Gallico. Le mobilier funéraire des nécropoles du nord de la Gaule ne laisse aucun doute sur le profil social des individus qui servent dans ce type d’unité : il s’agit de la même élite militaire que celle des sociétés laténiennes tardives59. 55 CIL, X, 4862 = ILS, 2690 (Venafro ; époque augustéenne ou tibérienne) : cohors Ubiorum peditum et equitum. Voir aussi ILS, 2703 (première moitié du Ier s. ap. J.-C.). 56 HAYNES (2001), 63-4 et (2013), 104. 57 Tac., Ann., III, 42, 3 : Praemissusque cum delecta manu Iulius Indus, e ciuitate eadem, discors Floro et ob id nauandae operae auidior, inconditam multitudinem adhuc disiecit (voir aussi ibid., III, 46, 2). Cf. CICHORIUS (1894), col. 1243-4 ; ALFÖLDY (1968), 19-21. 58 RIB, 108 (Corinium / Cirencester). 59 MARTINI (2013), 46 remarque que, chez les Trévires, l’entrée au service de Rome s’accompagne de l’abandon progressif des tombes à cheval. Mais les auxiliaires continuent de se faire inhumer avec des équipements de cavalerie qui tiennent lieu de véritables marqueurs statutaires (ibid., 53). Le cas de la tombe A d’Hellange est, de ce point de vue, très intéressant (KRIER & REINERT [1993]). On y a retrouvé un masque métallique en forme de visage, typique de la cavalerie auxiliaire julio-claudienne, et une urne funéraire. La sépulture était probablement celle d’un noble trévire qui servit dans l’armée impériale, sur le Rhin, à l’époque d’Auguste ou de Tibère. Sa mort est peut-être intervenue sous le

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Toutes les ailes du début du Principat ne connaissent cependant pas le même destin que l’ala Indiana. Les cavaliers trévires sont aussi à l’origine d’un autre régiment d’époque julio-claudienne, l’ala Treuerorum, dont l’histoire démontre que le recours à des unités ethniquement homogènes, servant près de leur communauté nationale, peut comporter des risques pour la stabilité politique d’une province60. Probablement créée en 17 ap. J.-C., au moment où la ciuitas Treuerorum devient une cité fédérée, cette aile de cavalerie semble d’abord avoir eu pour vocation d’accueillir les jeunes recrues trévires qui servaient auparavant dans les différentes unités de cavalerie gauloises mises en place par Auguste61. Elle est loyale lors de la révolte de 2162 mais participe en 69 au soulèvement de Iulius Classicus, son préfet, contre Rome, ce qui entraîne sa dissolution l’année suivante63. Les unités auxiliaires bataves, mises en place par l’Empire durant la même période, empruntent une trajectoire identique64. Au même titre que la cité des Trévires, la ciuitas Batauorum est utilisée comme l’un des principaux bassins de recrutement de forces montées en Occident : elle fournit à l’Empire la garde personnelle du prince ainsi qu’une aile de cavalerie. L’ala Batauorum tient garnison en Germanie inférieure durant l’époque julioclaudienne65. Elle prend part à la répression contre Vindex en 6866 mais, comme toutes les autres unités auxiliaires bataves, elle suit Civilis dans son aventure en 6967. Il est difficile de savoir ce qu’il advint de ce régiment après la défaite de ce dernier : ce qui est sûr, c’est que les cohortes bataves furent soit dissoutes, soit envoyées dans d’autres provinces68. La plupart principat de Claude. L’inhumation dans une urne montre une forte influence romaine ainsi qu’une volonté de se caractériser comme romain. Le dépôt d’équipements militaires est, en revanche, une tradition locale. D’après MARTINI (2013), 74, la récurrence des reliefs funéraires présentant des scènes de combats de cavalerie, notamment sur les monuments trévires, serait une résurgence, sous une autre forme, de la pratique pré-romaine des Reitergraben. 60 CICHORIUS (1894), col. 1267 ; ALFÖLDY (1968), 37 et s. 61 MARTINI (2013), 39 et 48. D’après DRINKWATER (1978), 830, le maintien du caractère ethnique de l’unité « seems to have been a genuine concession made by Rome towards the tribe, certainly because it was felt to be trustworthy and also probably because of its warlike tradition. » 62 Tac., Ann., III, 42, 1. 63 Id., Hist., IV, 55, 1 et 57, 3. 64 Tout comme les Trévires, les Bataui forment une société très militarisée, structurée autour de clientèles guerrières : NICOLAY (2007), 237-44. Ils avaient passé un accord avec les Romains, lequel exigeait la fourniture d’importants contingents auxiliaires en échange de privilèges fiscaux. Cf. Tac., Ger., 29, 2 : Manet honos et antiquae societatis insigne  : nam nec tributis contemnuntur nec publicanus atterit  ; exempti oneribus et collationibus et tantum in usum proeliorum sepositi. Voir aussi Id., Hist. IV, 12, 2-3. La date de ce traité est inconnue mais précède probablement la campagne germanique de Drusus en 12 av. J.-C. Cf. ROYMANS (2001), 96-9. 65 Sur l’ala Batauorum  : CICHORIUS (1894), col. 1233 ; ALFÖLDY (1968), 13-4. 66 Tac., Hist., IV, 17, 3. 67 Ibid., IV, 18, 1 (ala Batauorum) ; IV, 15, 1 et 19, 1-2 (cohortes Batauorum). 68 HAYNES (2013), 115-6. ALFÖLDY (1968), 14 pense que l’ala Batauorum fut « refondée » (« neugegründet ») sous le nom d’ala I miliaria Batauorum et déplacée en

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quittèrent le continent pour la Bretagne69. L’armée provinciale fut reconstituée à partir d’éléments extérieurs. Des diplômes datant de 78 et 80 citent six ailes et onze cohortes : pas une seule unité n’est originaire de la région70.

L’époque julio-claudienne marque une étape intermédiaire lors de laquelle les ailes de cavalerie, tout en devenant permanentes, ne peuvent pas encore être considérées comme des unités régulières, coupées de leur milieu social d’origine71. En Gaule comme en Germanie, leur destin semble intimement lié à celui de l’aristocratie militaire des Iulii, qui détient la réalité du pouvoir dans les ciuitates de Celtique72. Ceci explique le fait que les sources littéraires fassent souvent allusion à l’extraction noble des cavaliers auxiliaires mobilisés durant cette période73. Ces troupes ne sont pas encore soumises à un dilectus égalitaire, comme ce

Pannonie. CICHORIUS (1894), col. 1234 pense qu’elle fut dissoute et qu’il n’existe aucun lien entre les deux unités. Mais des indices pourraient suggérer qu’elle resta en service en Germanie inférieure au moins pendant quelques années : un diplôme trouvé près de Nimègue et daté de 98 ap. J.-C. accorde en effet l’honesta missio à un soldat de l’ala Batauorum (RMD, IV, 216). Ce cavalier n’a pu être enrôlé qu’après la fin de la révolte de Civilis. 69 Tac., Agr., 36, 1. 70 CIL, XVI, 23 et 158. 71 Voir en ce sens KRAFT (1951), 38 : « Augustus hat mit der Errichtung des stehenden Legionenheeres nicht auch in einem Zuge alle Auxilien zu römischen Berufstruppen umgestaltet. Die Entwicklung jedoch lief in dieser Richtung und näherte sich mit dem Auftauchen der Militärdiplome am Ende von Claudius allmählich der Vollendung. » Analysant les exemples de cohortes et d’ailes mentionnés par Tacite dans son œuvre historique, l’auteur allemand conclut (ibid., 38-9) : « Dies zeigt nun, dass die InventusVerbände, aber auch die oben aufgezählten “cohortes” und “auxiliares” des Tacitus zwar meist als regulär ausgebildete und formierte Truppe gelten dürfen, aber nicht ohne weiteres als regulär-römische Kohorten von Berufssoldaten zu bezeichnen sind. Sie entsprechen in der Regel tatsächlich den “socii” der früheren Republik, die ja auch mit “cohortes” angesprochen wurden, und teilweise den späteren “symmachiarii”. Dass sich daraus zum Teil regulär-römische Kohorten entwickeln konnten und entwickelten, ist natürlich. Aber die Verbindung zwischen den Erwähnungen bei Tacitus zu inschriftlich später belegten Kohorten ist nicht ohne weiteres ein direktes Fortleben der Truppenverbände. Die Gleichheit besteht meist nur darin, dass der gleiche Stamm die Leute stellte. » 72 DRINKWATER (1978), 828-31. 73 Tacite précise que les cavaliers qui tombent aux côtés du dux Batauorum Chariovalda dans un combat près de la Weser en 16 ap. J.-C. sont des nobles, cf. Tac., Ann., II, 11, 3 : Charioualda, diu sustentata hostium saeuitia, hortatus suos ut ingruentis cateruas globo perfringerent atque ipse densissimos inrumpens, congestis telis et suffosso equo labitur, ac multi nobilium circa. Le même auteur parle de delecta manu pour désigner l’ala Indiana levée en 21 ap. J.-C. (Id., Ann., III, 42, 3). Cependant, tous les cavaliers auxiliaires ne sont probablement pas des aristocrates et des phénomènes de promotion interne ont dû exister dès l’époque julio-claudienne. En 69, les fantassins bataves au service de Vitellius réclament une augmentation de l’effectif des equites, c’est-à-dire l’opportunité pour certains d’entre eux de rejoindre les rangs de la cavalerie (Id., Hist., IV, 19, 1).

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sera le cas par la suite74. Quant au commandement, il est assuré par des chefs nationaux disposant de la citoyenneté romaine75. Dès la première moitié du Ier s., ces unités ethniques coexistent peut-être avec des régiments plus composites, déjà acquis à la logique d’un recrutement individuel fondé sur le volontariat76. Mais c’est surtout après la révolte de Civilis que ce processus de régularisation se généralise : les commandements ne sont généralement plus confiés à des chefs nationaux et les recrues ne proviennent plus nécessairement du lieu d’origine de l’unité77. Comme l’a noté John Drinkwater, cette époque coïncide avec le déclin de l’aristocratie des Iulii en Gaule78. Là où ils ne peuvent s’appuyer sur une tradition militaire préexistante, les Romains en créent de toutes pièces. Le cas des Éravisques constitue une belle illustration de ce phénomène79. Ce peuple du nord-est de la Pannonie entre probablement dans l’alliance romaine sous le règne d’Auguste. Son territoire

74 C’est peut-être la volonté d’instaurer une procédure de ce type qui fut (au moins en partie) responsable de la révolte des Bataves en 69 : cf. Tac., Hist., IV, 14, 1-2. D’après G. Alföldy, les Bataves levaient auparavant eux-mêmes des contingents pour Rome en vertu du traité qui les unissait à l’Urbs. La situation aurait changé lors de l’année des quatre empereurs, avec la mise en place d’une procédure régulière de recrutement. Cf. ALFÖLDY (1968), 46-7 et 88-90. Contra COSME (2012b), 234-5. Le fait que ces troupes julio-claudiennes aient conservé un mode de fonctionnement proche de celui du ritterliche Gefolgschaft n’est pas incompatible avec la perception d’un salaire régulier (cf. supra le cas de Roucillus et Ecus), contrairement à ce qu’on peut parfois lire dans les études modernes, e.g. NICOLAY (2007), 61, n. 204. ROYMANS (1996), 22 souligne à raison : « Even with these more regular formations, there may still have been a certain similarity with the private armed retinues of the native aristocracy of the preceding periods. » 75 Tacite affirme que les cohortes bataves étaient « commandées, selon l’usage ancien, par les plus nobles de leurs compatriotes (quas uetere instituto nobilissimi popularium regebant) » (Tac., Hist., IV, 12, 4 [trad. H. Le Bonniec]). Un peu plus loin, il donne le nom du préfet de l’ala Batauorum qui était passé du côté de Civilis : Claudius Labeo (ibid., IV, 18, 4). On connaît aussi grâce à Tacite le nom d’un autre préfet, celui d’une ala singularium que Vitellius avait fait venir en Italie : un certain Iulius Briganticus, neveu de Civilis. 76 ROYMANS (1996), 24 pense en particulier aux alae Gallorum pré-flaviennes : « These “Gallic” formations were composite units, comprising men from a number of civitates. They were probably recruited individually, and on a voluntary basis; this being in contrast to the “national” formations of the Rhineland, whose recruitment was based on treaties with the various civitates. » L’épigraphie confirme ce point de vue : on retrouve par exemple dans l’ala Gallorum Longiniana un Rème, un Héduen, un Biturige et un Hispanique (CIL, XIII, 2615 ; CIL, XIII, 8092-4). 77 KRAFT (1951), 39. Selon l’auteur, c’est surtout pour des raisons de « sécurité » (« Sicherheitsgründen ») que cette phase finale d’intégration est survenue : les autorités romaines étaient bien conscientes du fait que ces troupes semi-régulières opérant à proximité de leur lieu de recrutement représentaient un danger. 78 DRINKWATER (1978), 822 et 832. 79 MRÁV (2010-2013).

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est annexé et transformé en district militaire dans les décennies 40-5080. Avant l’arrivée des Romains, les Éravisques ne semblent pas caractérisés par une forte tradition martiale. Ils ne participent pas à la révolte de Pannonie et ne se font pas inhumer avec leurs armes, à la différence des populations laténiennes occidentales. La situation change avec l’implantation, en 89, d’une forteresse légionnaire à Aquincum. Le service dans les unités de cavalerie de l’armée romaine devient attractif pour l’aristocratie locale. Celle-ci tend alors de plus en plus à épouser les contours d’une élite guerrière. Les nombreuses tombes de cavaliers datant de cette période, comme celles de Budaörs-kamaraerdei dűlő, Nagyteteny ou de Cserszegtomaj-Dobogohill, ont été mises en relation avec l’émergence de cette nouvelle aristocratie militaire éravisque : elles présentent, pour certaines d’entre elles, les mêmes caractéristiques que les sépultures trévires d’époque julio-claudienne, avec la coexistence d’équipements guerriers et d’artefacts d’origine romaine81.

En Orient et dans les régions caractérisées par l’existence ancienne de monarchies centralisatrices, la formation des auxilia se présente sous un jour différent. Les Romains se contentent le plus souvent d’incorporer les unités régulières des États clients annexés82. En Judée, l’administration impériale intègre ainsi certains éléments de l’armée royale d’Hérode le Grand, notamment les Sébasténiens originaires de Samarie83. Ces soldats finissent par former, après la rédaction de leur royaume en province en 6 ap. J.-C., une ala Sebastenorum, mentionnée à plusieurs reprises par Flavius Josèphe sous le nom d’ἴλη τῶν Σεβαστηνῶν84. Ils réintègrent l’armée royale sous Agrippa Ier avant de rejoindre définitivement l’armée romaine en 4485. Leur soutien est d’autant plus intéressant pour l’Empire que les habitants de Sébaste, pour la plupart d’origine gréco-macédonienne, appartiennent à une communauté distincte de la majorité juive et sont donc peu susceptibles de faire cause commune avec celle-ci86. En 4, durant les troubles qui suivent la mort d’Hérode, les Sébasténiens prennent immédiatement le parti des Romains sous l’égide de leur commandant Rufus87. En 50, le procurateur Ventidius Cumanus les utilise pour

GABLER (1997), 86-90. Pour la tombe de Budaörs-kamaraerdei dűlő, voir MRÁV (2012). Pour les autres sépultures, cf. ID. (2013), 91-9. 82 Encore convient-il de souligner que cette pratique courante n’a pas valeur de règle. Voir SÄNGER (2016) à propos de l’intégration du royaume ptolémaïque et des auxilia de la province d’Égypte. 83 SPEIDEL (1982-1983), 233-7 ; HAYNES (2013), 117-8. 84 CICHORIUS (1894), col. 1260 ; SPAUL (1994), 196. 85 Jos. AJ, XIX, 356-66. Voir SCHÜRER (1901, 1973), 363. 86 Jos., AJ, XX, 176. 87 Id., BJ, II, 52 et 58 ; AJ, XVII, 266. 80

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réprimer les soulèvements orchestrés par les zélotes88. L’ala Sebastenorum apparaît ensuite dans l’armée de campagne de Vespasien en 6789 avant d’être installée en Syrie, au lendemain de la guerre de Judée90. Le cas des Sébasténiens peut être rapproché de celui des unités auxiliaires de Commagène, créées à la suite de l’annexion du royaume en 17 ap. J.-C.91. Cette méthode de recrutement est probablement considérée comme la plus adéquate dans une région où il est possible de s’appuyer sur les structures laissées en place par les anciennes monarchies hellénistiques. Mais nous retrouvons une logique différente dans le cas des unités levées à partir de contingents parthes ou issues de populations assimilées par les Romains à la nébuleuse iranienne92. Comme nous l’avons observé précédemment, les imperatores du Ier s. av. J.-C. avaient pris l’habitude, depuis Pompée, de recruter des contingents alliés d’archers montés arsacides93. À partir du règne d’Auguste, ces unités émergent dans la documentation épigraphique sous la forme d’alae Parthorum. Leur présence dans l’Empire découle généralement des interventions romaines dans les affaires internes du royaume arsacide. L’armée romaine peut en effet recueillir les « réfugiés politiques » qui ne sont pas parvenus à s’imposer à la cour parthe lors de troubles civils. Ces prétendants malheureux sont souvent accompagnés de leur escorte militaire : de nouvelles unités régulières peuvent être organisées à partir de ces comitatus princiers94. David Kennedy suppose en outre que l’absence de véritable armée permanente dans l’Empire parthe rendait le mercenariat attractif pour la noblesse arsacide, mais une telle hypothèse est difficile à étayer95.

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Id., BJ, II, 236 ; AJ, XX, 122. Id., BJ, III, 66. 90 RMD, I, 3 (88 ap. J.-C.). 91 Cf. KENNEDY (1980), 91-101. L’ala Commagenorum est attestée dès le règne de Claude. Kennedy suppose qu’elle fut créée lors de l’annexion du royaume en 17 ap. J.-C., de même que la cohors VI Commagenorum equitata. L’annexion de la cohors II Flauia Commagenorum sagittariorum equitata serait intervenue à la suite de la deuxième annexion du royaume par Vespasien en 72 ap. J.-C. 92 Sur ces unités de cavalerie : PETERSEN (1966) ; KENNEDY (1977) ; HERZ (1982) ; TRAINA (2013) ; HAYNES (2013), 111-2 ; WHEELER (2016). 93 Cf. supra, p. 103-4. 94 Pour un inventaire exhaustif de ces « Parthian retinues » dans les sources grécoromaines jusqu’à l’époque des Flaviens, cf. WHEELER (2016). L’auteur rapproche cependant ce phénomène d’une tradition indo-européenne de ritterliche Gefolgschaft dont l’existence nous semble aussi difficile à démontrer que celle d’une véritable cavalerie chez les Proto-Indo-Européens. Cf. PETITJEAN (2018), 13-7. 95 KENNEDY (1977), 530. Contra HAUSER (2006), qui soutient l’existence d’un embryon d’armée permanente au sein de l’Empire arsacide. 89

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Comme l’a récemment montré Everett Wheeler, deux unités parthes sont connues au Ier s. : une ala Parthorum initialement attestée à Clissa, près de Salone en Dalmatie, qui aurait ensuite été déplacée en Germanie, dans le nord de l’Hispanie puis en Maurétanie Césarienne96, et une ala Parthorum et Araborum, mentionnée par deux épitaphes de Mogontiacum, dont la fondation apparaît plus tardive97. La première unité compte dans ses rangs Ti. Iulius Maximus, originaire de Rome (domo Roma) et fils d’un certain C. Iulius Tiridatis98. Le Tiridate en question est sûrement l’usurpateur arsacide qu’Octavien chercha à imposer en Parthie après 32/31 av. J.-C.99. Son fils Maximus serait resté à Rome après sa mort et aurait été enrôlé comme décurion. La localisation de son épitaphe à Clissa a été mise en relation avec un passage des Annales, dans lequel Tacite explique qu’un certain Ornospadès servait à la tête d’une ala Parthorum au moment de la révolte des Dalmates, en 6-9 ap. J.-C.100. Cette aile, qu’elle ait été formée à partir du magnus amicorum manus qui accompagnait Tiridate à son retour de Parthie ou de forces directement levées par Ornospadès pour le compte de l’Empire101, aurait donc recueilli des otages de la cours parthe à Rome à côté de soldats occidentaux triés sur le volet. Pour sa part, l’ala Parthorum et Araborum vit probablement le jour vers 36 ap. J.-C., lorsqu’un autre Tiridate (le petit-fils de Phraate IV celui-ci) échoua à s’imposer sur le trône arsacide et revint en Syrie cum paucis, c’est-à-dire avec les survivants de

96 CIL, III, 8746 = ILS, 2532 (Clissa / Klis) ; CIL, XIII, 10024, 35 = ILS, 9147 (Nouaesium / Neuss). L’inscription de Neuss, figurant sur un anneau d’argent, mentionne l’unité sous le nom d’ala P(a)rt(horum) uet(erana). D’après WHEELER (2016), 212 ce cognomen non-officiel pourrait avoir été revendiqué par ce régiment à la suite de ses campagnes en Pannonie et en Germanie. Le déplacement de l’aile en Hispanie est déductible de la découverte, à La Chorquilla, de tuiles estampillées sur lesquelles figure la mention I A(VGVSTA) PARTH(ORVM). Il s’agirait selon Wheeler de la même unité que l’ala I Augusta Parthorum Antoniniana attestée en Maurétanie Césarienne en 201 (CIL, VIII, 9828 ; ILS, 2493). Celle-ci est mentionnée dans cette province, dès l’année 107, par un diplôme de Césarée sous le nom d’ala Parthorum (CIL, XVI, 56 = ILS, 2003). 97 AE, 1959, 188 = AE, 1967, 339 ; AE, 1976, 495 (Mogontiacum / Mayence). 98 CIL, III, 8746 = ILS, 2532 : [T](iberius) Iul(ius) Max[i]m[us] / C(aii) Iul(ii) Tiridatis f(ilius) / dec(urio) ala(e) P{h}artho(rum) / an(norum) XXVI dom(o) / Roma h(ic) s(itus) e(st) /Sex(tus) Coelius / [---]. Pour le nom de Ti. Iulius Maximus, nous adoptons la lecture de G. Alföldy (cf. ALFÖLDY [1962], 96-7 et [1968], 28). 99 Cass. Dio, LI, 18, 2-3 ; LIII, 33, 1-2 ; LV, 10a, 5 ; Just., XLII, 5, 6-9. Proposition initiale de GARDTHAUSEN (1906), 847, suivie par TRAINA (2013), 282 et WHEELER (2016), 210. Contra KENNEDY (1977), 523 : s’il s’agissait d’un prince arsacide, il aurait sûrement commandé le régiment et n’aurait pas été simple décurion. Mais Ti. Iulius Maximus était peut-être trop jeune pour être nommé directement préfet. 100 Tac., Ann., VI, 37, 3 : tramissoque exercitu, primus Ornospades multis equitum milibus in castra uenit, exul quondam et Tiberio, cum Delmaticum bellum conficeret, haud inglorius auxiliator eoque ciuitate Romana donatus, mox, repetita amicitia regis, multo apud eum honore. 101 CICHORIUS (1894), col. 1257, pense qu’Ornospadès amena sa suite militaire (augmentée de recrues parthes résidant à Rome) avec lui dans l’Empire et qu’il prit le commandement de l’ala Parthorum nouvellement créée.

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son aventure dynastique102. Ces « restes » de l’armée parthe mobilisée pour le soutenir aurait été amalgamés aux archers montés du prince thrace Cotys, qui fut placé à la tête du royaume d’Arménie Mineure par Caligula l’année suivante103. Cela rendrait compte, selon Wheeler, des origines diverses des soldats mentionnés dans les inscriptions : des Parthes, des Syriens, des Arabes et des Arméniens104. L’aile aurait alors été transférée en Occident, comme beaucoup d’autres unités orientales, dans le cadre de la préparation de la campagne germanique de Caligula105.

B. Les logiques de recrutement et le problème de l’« exceptionnalisme ethnique » Il est aujourd’hui solidement établi que la nomenclature d’un régiment ne permet pas de déterminer les origines ethniques des soldats qui le composent, sauf dans les temps qui suivent immédiatement sa fondation. Au cours de leur existence souvent longue, les unités auxiliaires occupent généralement plusieurs lieux de garnison, dans des provinces parfois très éloignées les unes des autres. Lorsque ces transferts interviennent, il devient difficile de maintenir un lien effectif entre le site de cantonnement et la région de provenance de l’unité. La pratique la plus répandue consiste alors à recourir au recrutement régional, en admettant dans la troupe des recrues issues des contrées voisines de la garnison106. Déterminer l’origine précise de ces individus n’est pas chose facile. L’analyse de l’onomastique fournit parfois des indices, mais cette méthode s’avère 102 Tac., Ann., VI, 44, 5. Une autre hypothèse a été avancée par D. Kennedy (cf. KENNEDY [1977], 528, suivi par HERZ [1982], 176-7 et HAYNES [2013], 112) : la création de l’ala Parthorum et Araborum serait liée au transfert du prétendant parthe Vononès en Cilicie en 18 ap. J.-C. Mais cette possibilité est éliminée par WHEELER (2016), 204, qui souligne que Vononès était alors en situation de quasi-captivité. 103 PETERSEN (1966), 68. 104 AE, 1959, 188 : Maris Casiti f(ilius) anno(rum) L / stip(endiorum) XXX ala Part(h)o(rum) et / Araborum turma / Variagnis Masicates / frater et Tigranus / posierunt. AE, 1976, 495 : Antiochus / Antiochi f(ilius) / Parthus Anaz/arbaeus eques / ala(e) Parthorum / et Araborum euo/catus triplicarius / stip(endiorum) X donis don/atus Belesippus / frater posuit. Sur l’onomastique de ces soldats, cf. TRAINA (2013). Maris, Casitus et Masicates portent des noms sémitiques, probablement araméens (Traina rapproche Casitus de l’araméen qšṭ qui signifie « arc » / « archer »). Tigrane a pour sa part un nom arménien, de même (peut-être) que Variagnis. Antiochos et Belessippus sont des noms grecs. Pour TRAINA (2013), 282 tous ces exemples prouveraient que les Romains considéraient les Parthes comme un agrégat de plusieurs peuples et tribus plutôt que comme un groupe ethnique aux contours définissables. Conclusion similaire dans WHEELER (2016), 184. 105 BARRETT (1989), 125-34. 106 CHEESMAN (1914), 79 ; KRAFT (1951), 62-3 ; HAYNES (2013), 121-34.

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surtout efficace pour le Ier s.107. Il est plus sûr de se référer à l’origo lorsque celle-ci est documentée par une inscription. Des études portant sur ces sujets ont été réalisées pour certaines régions de l’imperium, mais il manque encore un travail de synthèse qui traiterait l’ensemble de la documentation d’époque impériale108. La question du recrutement des troupes auxiliaires pose en outre un problème d’interprétation fondamental : les Romains ont-ils voulu maintenir l’homogénéité de certaines unités de manière à préserver leurs qualités martiales, ou bien ont-ils au contraire cherché à casser les solidarités naturelles afin d’éviter les risques de soulèvement109 ? Avant toute chose, il est nécessaire de souligner que, dès l’époque julio-claudienne, les unités auxiliaires de l’Empire sont pour la plupart déjà acquises à la logique d’un recrutement diversifié. Comme nous venons de le voir, cette évolution est liée à la mise en place progressive d’un dilectus régulier dans la plupart des régions provincialisées. La conscription se distingue de la méthode ancienne d’enrôlement, qui consistait à réclamer un contingent défini aux puissances alliées, en laissant à ces dernières le soin de procéder à la levée effective110. Elle fait intervenir des agents recruteurs (dilectatores) et se fonde sur des documents censoriaux élaborés dans chaque province111 ou sur des inventaires plus limités, à l’image du census des Anauionenses dont une tablette de 107 La circulation des soldats dans tout le bassin méditerranéen a produit des phénomènes de mode à l’échelle de l’Empire, ce qui rend toute tentative de déduction délicate : ibid., 101. 108 On pense en particulier à l’étude pionnière de K. Kraft sur les provinces rhénanes et danubiennes : KRAFT (1951). Le travail a été étendu à l’ensemble des régions occidentales de l’Empire par S. Gallet dans une thèse de doctorat inédite (GALLET [2012]), mais celle-ci comporte de nombreuses erreurs, lacunes et approximations. Des études plus locales ont aussi été réalisées : voir par exemple BENSEDDIK (1982), 87-98 pour la Maurétanie Césarienne et LE BOHEC (1989b), 172-6 pour l’Afrique proconsulaire. 109 Cette dernière hypothèse est encore soutenue aujourd’hui par plusieurs savants : BENSEDDIK (1982), 91 ; RENOUX (2006), I, 38 ; GALLET (2012), 90. Contra CHEESMAN (1914), 67-8. 110 Cf. supra, p. 73-4. L’application de ce procédé dans des régions habituées à organiser librement les opérations de recrutement et à servir localement sous le commandement de chefs nationaux est parfois à l’origine de graves tensions. Elle est la cause principale du soulèvement des tribus thraces en 26 ap. J.-C. Tac., Ann., IV, 46, 1-2 souligne que les Thraces craignaient d’être mêlés à d’autres soldats et séparés de leur terre d’origine : Causa motus, super hominum ingenium, quod pati dilectus et ualidissimum quemque militiae nostrae dare aspernabantur, ne regibus quidem parere nisi ex libidine soliti aut, si mitterent auxilia, suos ductores praeficere nec nisi aduersum accolas belligerare. Ac tum rumor incesserat fore ut disiecti aliisque nationibus permixti diuersas in terras traherentur. 111 On pense en particulier au census gaulois de 27 av. J.-C. (Liv., Per., 134 ; Cass. Dio, LIII, 22, 5). Pour un inventaire complet des census provinciaux, cf. BRUNT (1981), 171-2. Auguste peut déterminer, peu avant sa mort, combien d’auxiliaires servent dans

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Vindolanda nous permet de connaître l’existence112. Il est fort probable que dans la majorité des cas, de la même manière qu’avec les troupes citoyennes, les autorités romaines se soient contentées du volontariat, ce qui permettait aux pérégrins les plus humbles de faire carrière dans l’armée113. Mais la levée autoritaire est aussi attestée. La correspondance de Pline révèle bien cette diversité des formes de recrutement : elle montre que les corps de troupes de l’armée impériale (numeri) sont susceptibles d’accueillir des volontaires (uoluntarii), des conscrits (lecti) ou bien des individus payés par ces derniers pour les remplacer (uicarii)114. L’analyse des nombreuses inscriptions laissées par des cavaliers d’aile permet de se rendre compte de la perte progressive du caractère ethnique des unités régulières sous le Haut-Empire115. À l’époque julio-claudienne, les equites servant dans des unités fondées dans leur région d’origine sont déjà minoritaires : on en compte vingt-quatre contre trente-huit issus de contrées différentes. Curieusement, le corps des officiers subalternes semble moins mobile : sept décurions servent dans des régiments levés dans leur patrie116 ; les six autres dont l’origine est renseignée viennent d’ailleurs117 ; chez les principales, sept soldats appartiennent à la première

l’armée romaine, ce qui implique l’existence, dès cette époque, de registres précis : cf. Tac., Ann., I, 11, 4. 112 Tab. Vindol., III, 611 : censitor Brittonum Anauion[ensium]. 113 FORNI (1953), 28-9 (avec références). 114 Plin., Ep., X, 30 : Refert autem uoluntarii se obtulerint an lecti sint uel etiam uicarii dati. Lecti si sunt, inquisitio peccauit  ; si uicarii dati, penes eos culpa est qui dederunt  ; si ipsi, cum haberent condicionis suae conscientiam, uenerunt, animaduertendum in illos erit. Neque enim multum interest quod nondum per numeros distributi sunt. Ille enim dies, quo primum probati sunt, ueritatem ab his originis suae exegit. Sur cette procédure, voir SHERWIN-WHITE (1966), 598-602. On s’accorde le plus souvent pour dire qu’il est ici question de soldats auxiliaires, e.g. FORNI (1953), 29, n. 2 (voir cependant BRUNT [1974], 102). Le procédé consistant à laisser des uicarii remplacer des conscrits est attesté sous la République pour les socii equites : cf. Liv., XXIX, 1, 8. Un pridianum de la cohors I Augusta Lusitanorum daté de 156 ap. J.-C. confirme le recours au volontariat pour les auxilia du Principat, cf. BGU, 696, col. i, l. 31-3 : tirones probati uoluntari a Sempronio Liberalae praef(ecto) Aeg(ypti). 115 Cf. GALLET (2012), dont l’inventaire se limite aux inscriptions trouvées dans la partie occidentale de l’Empire. 116 Ti. Claudius Valerius de l’ala II Hispanorum et Arauacorum (CIL, III, 3252) ; Zanis de l’ala Augusta Ituraeorum (CIL, III, 4371) ; Liccaio de l’ala Pannoniorum I (AE, 1930, 133) ; Scenus et Artius de l’ala Pannoniorum (CIL, III, 4372 et 4376) ; Ti. Iulius Maximus de l’ala Parthorum (CIL, III, 8746) ; Variagnis de l’ala Parthorum et Araborum (AE, 1959, 188). 117 T. Iulius Bellicus de l’ala Asturum II (CIL, III, 15205, 3) ; M. Sempronius de l’ala Gallorum Sebosiana (CIL, XIII, 6236) ; Albanus, Ti. Iulius Reitugenus et Lucanus de l’ala Augusta Ituraeorum (CIL, III, 4368) ; C. Fullonius de l’ala Scubulorum (AE, 1967, 426).

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catégorie118, dix autres à la seconde119. Les simples cavaliers affichent des profils plus divers : parmi trente-deux equites gregales dont l’origo est connue, seulement dix servent dans des unités levées dans leur patrie120. Autrement dit, dès cette époque, l’homogénéité ethnique des unités auxiliaires est déjà sérieusement remise en cause121. Sous les Flaviens, cette tendance se précise. Sur vingt-sept cavaliers, seuls trois servent dans des unités fondées dans leur région d’origine122. Pour la période allant du règne d’Antonin à celui de Commode, nous ne connaissons plus aucun cavalier dont l’origo correspond à l’ethnique de l’unité de rattachement123. Ainsi, comme le note Sébastien Gallet : « En cette deuxième moitié du deuxième siècle de notre ère, les noms ethniques qui désignent les unités n’ont plus vraiment de sens. »124. Pour autant, le localisme n’est pas devenu la règle : un seul castro est connu durant l’époque sévérienne125. S’il fallait identifier une règle générale, celle-ci irait donc plutôt dans le sens d’un pragmatisme absolu. Le plus souvent, les Romains réagissent au cas par cas, en fonction des circonstances locales. Par défaut, un

118 C. Iulius Macer de l’ala Atectorigiana (CIL, XIII, 1041) ; Ti. Iulius Acutus de l’ala Gallorum Pansiana (AE, 1960, 127) ; Ti. Claudius Pint[--]us de l’ala Asturum II (RIU, IV, 1025) ; Talanus et Iora de l’ala I Pannoniorum (AE, 1930, 132 ; AE, 1992, 1881) ; un Ignotus de l’ala Pannoniorum (CIL, III, 4376) ; Antiochus de l’ala Parthorum et Araborum (AE, 1976, 495). 119 Primus de l’ala I Claudia Gallorum Capitoniana (AE, 1967, 425) ; un Ignotus de l’ala Indiana (AE, 1940, 116) ; Amalogver de l’ala I Hispanorum (CIL, III, 3577) ; Cloutius de l’ala Pannoniorum (CIL, III, 2016) ; Dasius de l’ala Pannoniorum I (AE, 1992, 1879) ; Messorius Magnus de l’ala Pannoniorum Sabiniana (CIL, VII, 571) ; Longinus Sdapeze de l’ala I Thracum (RIB, 201) ; Receptus de l’ala Asturum II et Reginus de l’ala Auriana (CIL, III, 14349, 8) ; Antonius Dexter de l’ala I Hamiorum (AE, 1909, 71). 120 Partus de l’ala Gallorum Agrippiana (CIL, XIII, 6235) ; Argiotalus de l’ala Indiana (CIL, XIII, 6230) ; Vellaunus de l’ala Gallorum Longiniana (CIL, XII, 8094) ; Bargathes de l’ala Augusta Ituraeorum (CIL, III, 4371) ; C. Romanius Capito de l’ala Noricorum (CIL, XIII, 7029) ; Bato et Scilus de l’ala Pannoniorum (CIL, III, 4372 et 4377) ; Adbogius de l’ala Rusonis (CIL, XIII, 7031) ; Severus de l’ala Tungrorum (AE, 1994, 1356) ; un ignotus de l’ala Frontoniana (AE, 1931, 30). Voir GALLET (2012), 49-51. 121 Pour nous limiter à deux exemples significatifs, l’ala II Thracum compte dans ses rangs un Biturige servant en Maurétanie Tingitane (CIL, VIII, sup., 21024) et l’ala Bosporanorum un Ubien servant en Mésie inférieure (AE, 1925, 70). 122 Albanius Vitalis de l’ala Indiana (CIL, XII, 8519) ; L. Vitellius Tancinus de l’ala Hispanorum Vettonum (CIL, VII, 52) ; Cosuobnus Priscus de l’ala Gallorum Tauriana (AE, 1922, 14). En revanche, neuf cavaliers servent dans leur province d’origine : ce phénomène témoigne du développement du recrutement régional. Cf. GALLET (2012), 89. 123 Ibid., 148-50. 124 Ibid., 152. 125 Vibius de l’ala I Flauia Numidica (CIL, VIII, 8800 = CIL, VIII, 18023 = AE, 1940, 154). Cf. PICARD (1947), 30.

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régiment qui vient d’être levé sert à proximité de son lieu de recrutement126. Il n’est déplacé que s’il a démérité (c’est alors une punition) ou si les circonstances nécessitent une intervention importante sur un autre secteur (création d’un corps expéditionnaire)127. À partir du moment où des unités changent de garnison, le recrutement régional tend à s’imposer. Parallèlement, certains peuples peuvent se spécialiser dans la fourniture de soldats auxiliaires et envoyer des recrues dans l’ensemble de l’Empire128. Dans sa célèbre étude sur les auxilia du Principat, George Cheesman met bien en valeur ces mécanismes, mais il pointe aussi des exceptions, en particulier dans le cas des cohortes et des alae sagittariorum129. Les Romains considèrent en effet les Orientaux comme les meilleurs archers du monde méditerranéen130 et cette conviction semble avoir justifié une exploitation différenciée des ressources impériales. Sous le Haut-Empire, alors que la majorité des auxiliaires proviennent d’Europe centrale et occidentale, les archers sont massivement levés en Orient : Guillaume Renoux recense trente-et-une unités recrutées en Syrie-ArabiePalestine-Parthie sur un total de quarante-deux131. Le problème est de savoir si, passée la première génération de soldats, les Romains ont cherché à préserver le caractère ethnique de ces unités, même lorsqu’elles étaient déplacées en Occident. La documentation épigraphique d’Intercisa est au cœur du débat. C’est en grande partie sur l’analyse des stèles de ce camp militaire de Pannonie 126

Il existe cependant des exceptions, notamment des cas de recrutement-déportation. Cassius Dion affirme qu’en 175, les Iazyges se soumirent à Marc Aurèle et qu’à cette occasion, 8 000 d’entre eux furent choisis pour servir dans l’armée romaine, dont 5 500 furent envoyés en Bretagne (Cass. Dio, LXXI, 16). La même année, le cursus épigraphique de M. Valerius Maximianus mentionne l’envoi en Syrie d’un contingent de cavaliers recrutés parmi les tribus des Marcomans, des Naristes et des Quades, qui venaient d’être vaincues militairement par l’Empire. Cf. AE, 1956, 124 : praep(osito) equitib(us) gent(ium) Marcomannor(um) Narist(arum) Quador(um) ad uindictam Orientalis motus pergentium. 127 HAYNES (2013), 121-2. 128 GALLET (2012), 90 note que dès l’époque flavienne, la Thrace est utilisée comme vivier de recrutement pour de nombreuses unités, dont certaines servent en Germanie et n’ont jamais stationné en Thrace. Voir aussi ibid., 108. À une date plus tardive, les ostraca de Krokodilô montrent qu’après la provincialisation de la Dacie en 106, de nombreux combattants daces sont envoyés en Égypte où ils servent dans l’ala Vocontiorum auprès de soldats égyptiens et thraces. Cf. CUVIGNY (2005), 3-4 ; 54-8 ; 166. 129 CHEESMAN (1914), 82-4. L’idée figurait déjà dans DOMASZEWSKI (1895), 52. Elle a ensuite été reprise par la plupart des travaux sur les auxilia : VAN DE WEERD & LAMBRECHTS (1938), 234-7 ; KRAFT (1951), 63 ; HOLDER (1980), 121 ; MCALLISTER (1993), 45-6 ; RENOUX (2006), I, 39 ; ȚENTEA (2012), 50 et 84. 130 CHEESMAN (1914), 84. Voir e.g. Arr., Tact., 4, 3-4. 131 RENOUX (2006), I, 37-8.

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supérieure que George Cheesman se fonde pour développer sa théorie de l’exceptionnalisme ethnique des unités d’archers132. Les inscriptions trouvées sur place révèlent la présence, à partir du dernier quart du IIe s., de la cohors I Hemesenorum miliaria Antonina Aurelia sagittariorum equitata ciuium Romanorum, une unité levée dans la région d’Émèse en Syrie133. Les épitaphes des soldats semblent indiquer que cette cohorte mixte conserva un caractère ethnique très affirmé au cours des règnes de Commode et de Septime Sévère, avec le développement d’une véritable colonie syrienne autour d’Intercisa134. Mais cette interprétation ne fait pas l’unanimité. Récemment, Ian Haynes a remis en cause la démonstration de Cheesman135 en repoussant la date d’arrivée de la cohorte émésénienne en Pannonie dans les années 160136 et en proposant une nouvelle interprétation des édifices religieux qui étaient autrefois rattachés à un particularisme syrien137. Everett Wheeler, dans une recension de l’étude de Haynes, s’oppose à ces vues et défend l’opinion traditionnelle. Les Romains auraient bien cherché à conserver un recrutement ethnique dans les unités d’archers orientaux et les remarques de Haynes se fonderaient essentiellement sur des lacunes de la documentation138. L’argumentaire de Wheeler nous semble confirmé par un autre exemple, dont Haynes ne tient pas compte dans sa critique des idées de Cheesman : celui de l’ala I Hamiorum sagittariorum de Tingitane139. Cette unité d’archers montés, initialement constituée de soldats originaires de la cité d’Hama en Syrie, semble bien avoir été alimentée en recrues syriennes pendant au moins un siècle. Elle n’est attestée en Tingitane qu’à partir de l’année 88 mais fut certainement transférée plus tôt dans la province140. Un diplôme de 109 mentionne l’origo Hamia d’un Cf. FITZ (1972). Sur les unités syriennes du limes danubien, voir en dernier lieu ȚENTEA (2012). 133 CICHORIUS (1900), col. 295 ; ȚENTEA (2012), 48-52. 134 Une situation comparable a pu être observée dans le cas de Mayence à l’époque julio-claudienne, où de nombreuses unités orientales sont attestées. Cf. ZIETHEN (1997). 135 HAYNES (2013), chap. 9. 136 Plutôt que dans la décennie 100 comme le voulait Cheesman, ce qui expliquerait la présence de nombreux Orientaux à Intercisa dans le dernier quart du IIe s. mais ne justifierait pas l’idée du maintien d’un recrutement ethnique au-delà d’une génération. Ibid., 136-8. 137 Le temple d’Élagabal, construit en 201 (ILS, 9155), ne serait pas le signe d’une volonté d’affirmation de la communauté syrienne mais témoignerait seulement de l’existence d’une « regimental culture », pérennisant de façon artificielle l’identité de l’unité. Cf. HAYNES (2013), 140-1. 138 WHEELER (2015), 8-10. 139 Unité non référencée dans la RE. Cf. SPAUL (1994), 140-1. 140 CIL, XVI, 159. 132

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vétéran de l’aile, un certain Bargates Zaei f(ilius), dont la femme est syrienne141. Le personnel de l’unité est aussi connu grâce à plusieurs stèles inscrites142. Ces soldats sont bien d’origine « orientale », syriens pour la plupart, mais pas forcément « Hamiens ». Certains sont de Chalcis ad Belum, en Syrie143. D’autres de Kardytos144. D’autres encore portent des noms arabes145. L’une des inscriptions trouvées à Tocolosida évoque un Annius Afrinus Abdatis filius sesquiplicarius alae Hamiorum, ainsi qu’un vétéran arborant le cognomen syrien Monimus146. Son formulaire autorise, selon Christine Hamdoune, une datation du milieu du IIe s.147. Afrinus et Monimus ne peuvent donc être rattachés à la première génération de soldats de l’unité ; ils appartiennent au moins à la troisième, ce qui confirme l’hypothèse du maintien d’un recrutement « national » – soit par l’envoi de recrues provenant directement d’Orient, soit grâce à l’établissement d’une communauté locale d’Orientaux148. Les transferts de soldats ayant servi dans d’autres corps de troupes peuvent aussi être un moyen de maintenir la composante ethnique fondatrice au sein de l’unité : une inscription datant du début du IIIe s. révèle ainsi la 141

CIL, XVI, 161 = IAM2, 235 = AE, 1936, 70. Ces inscriptions sont commodément rassemblées et datées par HAMDOUNE (1997). Voir aussi REBUFFAT (1998), 203-12. 143 IAM2, 81 = ILS, 9144 (Qsar el Kebir) : Valerius Ab/das imaginif(er) / alae Hamioru(m) / Calcidenus an(norum) XXXV / stip(endiorum) XVII h(ic) s(itus) / est Valeri Sabi/nus et Marinus / fratres f(aciendum) c(urauerunt). Selon HAMDOUNE (1997), 147, cette inscription date de l’époque de Trajan ou d’Hadrien (paléographie et formulaire). 144 IAM2, 9 (Tanger) : [---]nius Dex/[ter] sesqu/[plic]arius ala(e) / [I Ha]mi(orum) natione / [Card]utenus(?) an(norum) L / [h(ic) s(itus)] e(st) s(it) t(ibi) t(erra) l(euis) / [---]sius Martia/[lis ?] f(aciendum) c(urauit). [Card]utenus est une lecture proposée par REBUFFAT (1992). Cette origo vient du nom des Cardytenses, attesté par Hécatée (fr. 262 [FHG, I, p. 17] : Καρδυτός) et par Pline (HN, V, 82 : Tardytenses) en Syrie. D’après HAMDOUNE (1997), 145, cette stèle date de l’époque flavienne (paléographie et formulaire). 145 Dans la nécropole de Bou Khachkhach (Tanger) – où l’inscription précédente a été trouvée – les fouilleurs ont aussi découvert une épitaphe de l’époque d’Antonin le Pieux mentionnant deux vétérans dont les noms sont manifestement arabes (Valerius Rohavi et Valerius Cadami) : cf. IAM2, 33. L’identité de leur unité n’est pas indiquée mais une appartenance à l’aile des Hamiens est plus qu’envisageable. Voir SARTRE (1975), 154-6. 146 IAM2, 816 (Bled Takourart / Tocolosida) : Annius Afrinus / Abdatis (sesquiplicarius) al(a)e Ha(miorum) / ann(orum) XLV hic (situs) est / Iulia Cessia uxor / uiro suo bene merito / et Niger Monimus / ueteranus s(uis) imp(ensis) / f(aciendum) c(urauerunt) s(it) t(ibi) t(erra) l(euis). 147 HAMDOUNE (1997), 149. 148 Un diplôme daté de 122 (IAM 239) mentionne un gregalis, M. Antonius Maximus (fils d’Antonius), Syrien de l’ala Gallorum Tauriana c(iuium) R(omanorum). Il est marié à Valeria Messia, fille de Messus. Ce document semble prouver qu’il existait une communauté syrienne implantée en Tingitane, qui était en mesure de fournir des recrues à d’autres unités que l’ala Hamiorum. Voir REBUFFAT (1998), 240-1. 142

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mutation dans l’aile des Hamiens d’un soldat du numerus Germanicianorum (de Germanicia, en Syrie Commagène)149. À partir du règne de Trajan, l’aile des Hamiens prend officiellement le nom d’ala I Hamiorum et Syrorum dans les diplômes militaires150. On peut légitimement s’interroger sur les raisons de ce changement. Procèdet-il d’une volonté de mieux représenter l’origine régionale des Syriens envoyés en Tingitane à titre de supplementa ? L’hypothèse paraît fort tentante. Dans tous les cas, la très grande liberté avec laquelle les autorités impériales recourent aux ethnonymes pour caractériser les corps de troupes auxiliaires et leurs soldats rappelle ce que nous avons vu à propos des alae Parthorum et de la cohorte des Éméséniens : le fait que les « communautés imaginées » sont au cœur des pratiques de recrutement ethnique151. Dans la sphère militaire, cette représentation des gentes externae est avant tout fondée sur des données tactiques empiriques : c’est la maîtrise d’un équipement et de techniques de combat particulières qui fait, aux yeux des Romains, l’identité militaire des Syriens et des Parthes. Cela n’exclut pas le recrutement d’individus allogènes dans ces unités. Les Romains s’assurent juste, lorsqu’ils le peuvent, du maintien d’une composante nationale chargée de faire perdurer une science du combat rattachée de façon essentialiste à l’Orient152.

C. L’approvisionnement en montures : la remonte Afin d’être opérationnels, les cavaliers devaient disposer de montures nombreuses et adaptées au service militaire. De la même manière que les soldats auxiliaires, ces animaux étaient fournis par l’ensemble des provinces impériales et présentaient des caractéristiques diverses, bien 149 HAMDOUNE (1997), 151. Pour l’auteur, cela confirmerait « la permanence du recrutement oriental de cette aile ». 150 CIL, XVI, 73 = IAM2, 239 ; CIL, XVI, 165 = IAM2, 237 ; CIL, XVI, 170 = IAM2, 805. 151 Sur le concept d’« imagined communities », cf. ANDERSON (1983), 5-7. 152 Nous admettons que, passée une certaine date, cette spécialisation ait fini par s’étioler : voir les remarques de KENNEDY (1976), 530 concernant les alae Parthorum. Comme le souligne MCALLISTER (1993), 47 : « As the supply of skilled recruits from the original source dried up, it became more and more difficult to train new members recruited locally to a decent standard. This resulted in the gradual transformation of the character of these units from sagittarii to more conventional auxiliary regiments. » COULSTON (1985), 289 et n. 51 discute en particulier le cas de la stèle de Rufinus, soldat de l’ala I Augusta Parthorum, cf. AE, 1976, 746 (Cherchell / Caesarea, IIe s. ap. J.-C.) : le relief montre un cavalier armé d’une javeline et d’un petit bouclier rond, à la manière des Maures. Sur cette stèle, voir BENSEDDIK (1982), 38-40, fig. 11 et SPEIDEL (1993), 122, fig. 1.

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qu’il soit difficile de déterminer l’existence de véritables « races » de chevaux dans le monde antique153. Il est aujourd’hui admis que les chevaux romains avaient une stature relativement élevée au regard des standards de l’Antiquité. Dans une étude regroupant l’ensemble du matériel ostéologique disponible, Cluny Johnstone note une hauteur moyenne de 135 cm au garrot, sans distinguer les contextes civils des contextes militaires154. Des résultats plus modestes sont obtenus en Germanie libre155 et dans la steppe eurasiatique pour la même période156. Mais la stature des chevaux romains semble inférieure à celle des prestigieuses montures orientales élevées dans la plaine de Nésée, en Médie157. Au regard des critères actuels, la plupart des spécimens connus peuvent être classés dans la catégorie des poneys ou des cobs, mais il convient de souligner que les animaux réservés à l’armée étaient généralement de taille supérieure158. À Krefeld-Gellep / Gelduba (Germanie inférieure), où l’on a retrouvé les restes de 31 chevaux romains tués dans le contexte de la 153 On parlera plutôt de « morphotypes équins » : cf. DEMUR-FURET (2005), 193-213. D’après Opp., Cyn., I, 166 : « Il y a autant de variétés de chevaux que de races d’hommes » (ἵππων δ᾽αἰόλα φῦλα, τόσ᾽ ἔθνεα μυρία φωτῶν). E. Demur-Furet dresse l’inventaire de leurs qualités et de leurs défauts respectifs selon les auteurs gréco-romains : cf. DEMURFURET (2005), 200, tab. 20 et 207, tab. 21. 154 JOHNSTONE (2004), 269, tab. 6.26. 155 LAUWERIER & ROBEERST (2001), 277 : hauteur moyenne de 132 cm pour les établissements situés au nord du limes de Germanie inférieure. Voir Caes., BG, IV, 2, 2 et Tac., Ger., 6, 3. 156 Dans sa récente thèse sur les équidés, C. Willekes se contente de signaler que les chevaux steppiques sont « petits » et que leur constitution les désavantage dans le combat rapproché : WILLEKES (2013), 192-3. L. Bartosiewicz souligne la pauvreté des données ostéologiques pour les peuples nomades de l’Antiquité, à l’exception des Avars dont les nombreuses tombes ont fourni un matériel abondant : « The custom of some of their tribes of burying warriors with their horses, has preserved hundreds of complete horse skeletons in the territories of present-day Austria, Hungary and Slovakia. Most of these mounts were stallions or geldings, on average 135 cm tall at the withers, apparently selected by the practical needs of light cavalry. Their physique, however, also recalls the “oriental” type. In addition to the aforementioned Scythian horses of the Carpathian Basin of similar size, the average withers height of 14 Sarmatian horses was recently also estimated at 134 cm » (BARTOSIEWICZ [2011], 130). Cette estimation de la taille moyenne des chevaux sarmates est fournie par GÁL (2010), 217, Tab. 5. 157 Sur les chevaux néséens : AZZAROLI (1985), 176-9 ; GABRIELLI (2006), 22-8 ; BLAINEAU (2010), 516-7. Voir en particulier la description attribuée à Timothée de Gaza (CHG, II, 124, 15), où ils sont dépeints comme grands et massifs : Νησαῖοι μέγιστοι τὸ σῶμα, ὑγρότατοι, ὑψαύχενες, εὔσαρκοι, εὐπειθεῖς, τοῖς ποσὶ τὴν γῆν κροτοῦντες. Les représentations figurées de chevaux achéménides, parthes et sassanides montrent des animaux à la musculature très développée, dont la morphologie devait se prêter au port de lourdes charges : WILLEKES (2013), 217-25. M. Gabrielli pense que les chevaux néséens mesuraient entre 148 et 150 cm au garrot, mais il s’agit d’une pure conjecture. 158 Voir DAVISON (1989), I, 143-8 ; HYLAND (1990), 66-70 ; JUNKLEMANN (1990), I, 36-48 ; DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 165-73.

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révolte batave de 69 ap. J.-C., la moyenne est de 146 cm au garrot159. Sur le site de Didymoi (désert oriental égyptien), à l’autre extrémité de l’Empire, elle est de 142 cm160. Il n’y a donc nul lieu de penser que les cavaliers romains étaient désavantagés par rapport à leurs ennemis dans ce domaine161. Au contraire, l’un des grands apports des recherches récentes en zooarchéologie est d’avoir montré que la conquête romaine s’est partout accompagnée d’une augmentation générale de la taille des équidés. En Gaule, Rose-Marie Arbogast et Patrice Méniel notent que les chevaux de l’époque gallo-romaine sont généralement plus grands et plus robustes que ceux de La Tène finale162. Joris Peters parvient à la même conclusion dans son étude sur les régions rhéno-danubiennes163, de même que Sándor Bökönyi concernant l’Europe centrale et orientale164. Cluny Johnstone confirme cette tendance pour l’ensemble des provinces annexées par les Romains, à l’exception de la Bretagne, qui connaît un décollage plus tardif165. Elle met aussi en évidence des variantes régionales : les chevaux de la péninsule italienne sont les plus grands (138 cm), suivis des chevaux rhénans et danubiens (136 cm). Viennent ensuite la Gaule (134 cm), l’Égypte (132 cm) et la Bretagne (131 cm)166. Ces disparités suggèrent des continuités avec les situations locales antérieures, certainement liées à l’exploitation des stocks indigènes, même si les Romains parviennent à augmenter les tailles grâce à des pratiques d’élevage sélectif et à des importations167. NOBIS (1973), 251. CUVIGNY (2012), I, 171-2. On peut encore mentionner les données ostéologiques du Mons Claudianus : entre 140 et 142 cm au garrot. Cf. HAMILTON-DYER (2001), tab. 9.8. 161 D’après JOHNSTONE (2004), 369, la taille moyenne des chevaux « externes » (i.e. dont les ossements ont été retrouvés à l’extérieur de l’Empire, le plus souvent à proximité des confins militaires romains, et dans des contextes archéologiques datés) est de 128 cm au garrot, soit 7 cm de moins que la moyenne romaine. 162 ARBOGAST (2002), 44-5. 163 PETERS (1998), 148-59 et tab. 19. L’auteur note que la taille des chevaux décroît durant l’époque laténienne en raison, estime-t-il, du surpâturage et de la quasi-absence de sélection, avant d’augmenter à nouveau à l’époque romaine. 164 BÖKÖNYI (1974), 262-6. 165 JOHNSTONE (2004), 288 : « There are differences between the heights of the horses in the Iron Age in comparison with the Roman periods in the same regions, and this height increase occurs soon after the Roman conquest (with the exception of Britain, where it occurs later). » Les chevaux romains ont aussi une morphologie moins gracile que leurs prédécesseurs de l’âge du Fer, cf. ibid., 369. 166 Ibid., 269, tab. 6.26. 167 Ibid., 419 : « The degree of regionality indicated by the current dataset suggests that horse breeding was carried out throughout the Empire and that local stock was used in many instances, perhaps with limited importation of stallions to improve the stock. » 159 160

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À l’époque d’Hadrien, l’armée impériale doit acquérir chaque année plusieurs milliers de montures afin de remplacer les animaux blessés, malades, trop âgés, ou en vue d’équiper les nouvelles recrues. Jusqu’à la fin de l’époque républicaine, la pratique la plus répandue consiste à laisser aux alliés la responsabilité d’acquérir leurs propres chevaux168. Mais la mise en place de la cavalerie auxiliaire permanente rend une telle méthode obsolète et confronte les Romains à un dilemme : faut-il recourir massivement au secteur privé ou instituer un système de fermes d’élevage publiques169 ? Cluny Johnstone soutient que, sous le Haut-Empire, les chevaux de l’armée étaient majoritairement fournis par des sources locales et privées170. Cette idée nous semble confirmée par un passage de l’Histoire romaine de Cassius Dion, dans lequel Mécène propose à Auguste d’interdire les jeux du cirque hors de la capitale, de manière à ce que « les soldats aient sans réserve les meilleurs chevaux à leur disposition »171. Une telle suggestion eût été absurde s’il avait existé un réseau d’établissements contrôlés par l’État, à même de fournir l’exercitus172. Dans les faits, plusieurs voies d’approvisionnement coexistent sous le Haut-Empire173. L’armée achète le plus souvent des chevaux aux éleveurs installés à proximité des garnisons. Maaike Groot analyse l’exemple de deux établissements ruraux situés le long du Waal, dans la ciuitas Batauorum, à proximité des camps de Germanie inférieure174. Sur ces terres fertiles, régulièrement inondées par les eaux fluviales, de nombreux pâturages sont attestés. Entre 50 av. J.-C. et 270 ap. J.-C., la part des ossements équins augmente beaucoup, passant de 6% à 31%, alors que la proportion des ossements de mouton décroît. Les restes sont généralement ceux de jeunes poulains, ce qui laisse supposer que les bêtes étaient commercialisées lorsqu’elles atteignaient l’âge adulte. Des bâtiments correspondant à des écuries ont été découverts, ainsi que des décorations de harnachement. Sur le site de Geldermalsen, ces artéfacts militaires indiquent que le propriétaire de l’élevage était un vétéran, qui connaissait certainement les besoins de l’armée et avait peut-être orienté sa HARMAND (1967), 197-8. L’existence de telles fermes est bien attestée dans l’Empire tardif, cf. infra, p. 567. 170 JOHNSTONE (2004), 138. 171 Cass. Dio, LII, 30, 7-8. 172 Contra DAVIES (1969a), 453 : « it seems all the more probable that at least a reasonable proportion [of remounts] will have come from Imperial stud farms in the Principate ». Mais l’auteur n’apporte aucun argument décisif à l’appui de cette hypothèse. 173 Cf. HYLAND (1990), 77 et (1993), 27-8. 174 Il s’agit des sites de Geldermalsen-Hondsgemet et Tiel-Passewaaijse Hogeweg : cf. GROOT (2008) et (2011). 168 169

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production dans le sens d’une spécialisation équine au cours de la seconde moitié du Ier s.175. Les commissaires chargés de l’approvisionnement des garnisons frontalières recourent aussi, de façon plus exceptionnelle, à des réquisitions publiques au sein des provinces. Lors des guerres, des montures sont généralement prélevées dans l’arrière-pays du secteur d’opération. Tacite souligne ainsi qu’à l’issue des campagnes germaniques du début du règne de Tibère, les Gaules sont « épuisées de fournir des chevaux »176. En cas d’urgence, ces réquisitions peuvent cependant être étendues aux régions de l’intérieur de l’Empire177. Elles sont parfois présentées comme volontaires. Lors de la guerre civile de 69, les habitants de Cologne, les Trévires et les Lingons soutiennent Vitellius et lui donnent des chevaux178. Mais dans le courant du IIIe s., avec l’institutionnalisation des armées centrales, l’expédient semble devenir la norme et la mise à contribution des civils accompagne de plus en plus les déplacements du comitatus impérial et la préparation des expéditions menées contre des ennemis extérieurs179. En sus de ces modes d’approvisionnement, l’armée romaine peut s’appuyer sur les contributions des peuples amis et alliés de Rome180, ainsi que sur les tributs réclamés aux puissances vaincues181. Les chevaux constituent aussi souvent une part importante du butin directement prélevé par les soldats à la suite de leurs victoires en rase campagne ou d’opérations de pillage182. 175

Ibid., 215. Le fait que ces établissements aient privilégié la production d’orge par rapport à d’autres céréales renforce cette hypothèse : cf. VOSSEN & GROOT (2009). 176 Tac., Ann., II, 5, 3 : fessas Gallias ministrandis equis. 177 Après la campagne de 15 ap. J.-C. en Germanie, les Gaules, les Hispanies et l’Italie fournissent des armes, des chevaux et de l’or pour réparer les pertes essuyées par les Romains : Tac., Ann., I, 71, 2. 178 Id., Hist., I, 57, 2. 179 Lors du séjour de Caracalla en Égypte en 215-216, l’armée procède à des réquisitions de dromadaires. Cf. Chrest. Wilck., 245 = BGU, 266 (avec DAVIES [1969a], 433). En 297-298, la campagne militaire de Dioclétien en Égypte est l’occasion de nombreuses réquisitions, mais les P. Beatty Panop. 1 et 2 ne mentionnent pas de chevaux spécifiquement. Voir ADAMS (2007). 180 Pour des exemples tardifs, cf. NECHAEVA (2014), 195-204 et 249-51. 181 E.g. Cass. Dio, LXXI, 11, 2 (règne de Marc Aurèle) : « Les Quades, demandant la paix, l’obtinrent, à la condition de se séparer des Marcomans, et aussi parce qu’ils donnèrent beaucoup de chevaux et de bœufs » (οἱ δὲ εἰρήνην αἰτούμενοι, ὥσπερ οἱ Κούαδοι, καὶ ἔτυχόν γε αὐτῆς, ἵνα τε ἀπὸ τῶν Μαρκομάνων ἀποσπασθῶσι, καὶ ὅτι ἵππους καὶ βοῦς πολλὰς ἔδωκαν). Voir aussi HA, Aur., 26, 9. 182 Au terme de ses campagnes en Thrace contre les Goths, Aurélien compte, parmi les dépouilles prises à l’ennemi, de nombreux chevaux et juments (ibid., 10, 2). Des raids peuvent également être organisés en territoire barbare par des garnisons frontalières pour capturer des montures. Un pridianum de la coh. I Hispanorum ueterana mentionne un ou

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Il n’existe pas sous le Haut-Empire d’organisation centrale chargée de prendre en charge la remonte de l’armée183 : les unités sont responsables de l’acquisition de leurs propres animaux, mais le tout semble supervisé par les bureaux du gouverneur184. Les archives de Doura Europos révèlent ainsi que dans la première moitié du IIIe s., le légat de Syrie-Coelé est directement consulté pour ces questions. Une lettre datée de l’année 208 et adressée au commandant de la cohors XX Palmyrenorum sagittariorum equitata contient une liste des chevaux assignés et de leurs nouveaux propriétaires185. Dans cette missive, le gouverneur demande à son correspondant d’agir « conformément à la procédure » (ut mos), ce qui laisse entrevoir l’existence d’une méthode réglementaire, reposant sur des pratiques bien rodées186. Tout comme les soldats, les remontes font l’objet d’une probatio : elles sont inspectées avant de rentrer dans le circuit militaire187. Les archives de Doura indiquent que ce sont le gouverneur et d’autres officiers de haut rang (duces, préfets) qui se chargent de cette inspection188. Dans la plupart des cas, la procédure est certainement déléguée à des fonctionnaires spécialisés. Au IVe s., il s’agit des stratores189, placés sous la direction d’un archistrator qui dépend lui-même du comes stabuli, responsable de l’approvisionnement en chevaux de l’armée palatine190. Mais cette organisation n’existe pas encore sous le Haut-Empire et il est difficile de savoir qui remplit cette fonction dans la première plusieurs cavaliers détachés trans er r[e]m equatum (P. Lond., 2851, col. ii, l. 20). Fink dans RMR, 63 traduit : « across the Erar? (river?) to get horses ». 183 Sur la remonte, voir DAVIES (1969a) et MÉA (2014), 197-201. Concernant le cas de la cohors XX Palmyrenorum à Doura, il faut aussi se référer à GILLIAM (1950) et JAMES (2004), 66. 184 Cette compétence a peut-être à voir avec la prescription impériale qui stipulait que les chevaux assignés à l’armée ne pouvaient quitter leur province de rattachement, cf. Dig., XLIX, 16, 12 (Paternus) : equum militarem extra prouinciam duci non permittere. 185 P. Dura, 56 = RMR, 99. Cette lettre faisait manifestement partie d’un rouleau rassemblant les missives liées à la question de l’assignation des chevaux. Cf. DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 148. Selon JAMES (2004), 66, le P. Dura, 58 appartiendrait à la même catégorie de documents. Un autre rouleau découvert à Doura porte la mention epistulae equorum (P. Dura, 130A), mais son contenu est perdu. 186 Cette procédure nécessite que l’unité tienne ses rôles à jour afin d’être en mesure de signaler le nombre d’animaux manquants à l’officium du gouverneur. Un papyrus datant de 251 (P. Dura, 97 = RMR, 83) liste les soldats qui ont perdu leurs chevaux et ceux qui en ont obtenu de nouveaux. P. Southern suppose que ce type de liste pouvait servir à réclamer des animaux de remplacement : cf. DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 148. 187 Cf. P. Dura, 56A : ecum quadrimum rus[seum]… probatum a me. On retrouve probablement ce type de formulation dans un papyrus daté de 139 (ChLA, IX, 397 = RMR, 75) : equ[i probati ab] Auidio Heliodoro Pra[ef(ecto) Aegypti]. 188 DAVIES (1969a), 449-51. 189 Amm., XXIX, 3, 5. 190 JONES (1964), 372-3. Cf. CTh., VI, 31, 1.

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moitié du IIIe s.191. De nombreux stratores sont attestés dans les inscriptions et l’on suppose généralement qu’ils assurent dès les premiers siècles de notre ère la mission qui sera la leur dans l’Antiquité tardive192. Aucun témoignage ne permet pourtant d’en avoir le cœur net193.

191 En 219, un état d’effectif mentionne un soldat absent car ad equm prob (P. Dura 100, 38, 17). Cet homme, Saedus (fils de ?) Magdaeus, a servi 26 ans dans la cohorte et devait avoir l’expérience requise pour mener ce type d’inspection. Un autre papyrus de 216 contient une information similaire (P. Dura, 66, 42, 12 : [---] equum sibi probandum). Cependant, on ignore si les soldats comme Saedus étaient réellement détachés auprès des bureaux du gouverneur pour s’occuper de la probatio ou s’ils ne remplissaient pas plutôt une mission exceptionnelle (trouver rapidement des remontes à proximité de la garnison en temps de guerre ?). GILLIAM (1950), 200-1 opte pour la première possibilité. DAVIES (1969a), 452 pense au contraire que ces soldats n’avaient rien à voir avec la probatio  : il s’agissait juste d’hommes que le commandant envoyait récupérer les chevaux approuvés par le gouverneur ou le dux. Saedus serait ad equum prob(atum) et non ad equum prob(andum). Le texte bien conservé du papyrus de 216 rend cette hypothèse peu attractive. Cependant, il n’est pas à exclure que les cavaliers en question aient été détachés pour inspecter eux-mêmes des montures déjà approuvées par l’officium du légat ou du dux, afin de décider s’ils acceptaient de verser la caution de 125 deniers, une somme non négligeable qu’un soldat n’aurait certainement pas cédée sans garantie. 192 Ibid., 451-2 ; SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 157 ; MÉA (2014), 257. Sur les stratores en général : LAMMERT, s.v. « Strator », dans RE, IV.A.1, col. 329-30 ; SPEIDEL (1978), passim. P. Southern pense que le titre mal connu d’equisio / equiso pourrait aussi avoir un lien avec la remonte. Cf. ThLL, s.v. equisio / equiso. Le mot désigne précisément un serviteur chargé de s’occuper des chevaux de son maître. Cette fonction apparaît dans deux inscriptions. L’une provenant de Vindolanda évoque l’equisio du gouverneur de Bretagne, equisio consularis (Tab. Vindol., II, 310). L’autre, trouvée près d’Aquincum, est une dédicace des equisiones du préfet de la legio II Adiutrix pour le salut de ce dernier (CIL, III, 13370). À la différence des stratores, les equisiones ne sont pas des citoyens romains : il s’agit d’esclaves ou de pérégrins (voir CIL, VI, 7607 et 33777). Leur fonction a-t-elle un lien avec celle de l’affranchi égyptien qui se vante d’avoir voyagé dans de nombreuses contrées d’élevage équin (ἱππόβοτον ἄστε᾽) pour le compte (?) du préfet de l’ala ueterana Gallica (SEG, VIII, 375)  ? SHERK (1964), 303 fait de ce personnage un strator, mais son profil correspond davantage à celui des equisiones susmentionnés. 193 LE BOHEC (1996b), 315-7 recense les inscriptions latines et grecques mentionnant des stratores. Il souligne qu’il existait des stratores du préfet du prétoire, des stratores consularis, des stratores officii consularis, des stratores legati legionis, des stratores praefecti alae (IGRRP, III, 1094) et des stratores praefecti cohortis (CIL, XIII, 7792). Les inscriptions CIL, XIII, 8203 (Cologne) et AE, 1935, 100 (Deutz) indiquent qu’un centurion légionnaire pouvait exercer un double commandement sur des stratores et des pedites singulares consularis (voir SPEIDEL [1978], 27). Les stratores consularis étaient donc probablement les légionnaires de la garde du gouverneur, alors que les pedites singulares étaient fournis par les unités auxiliaires de la province. On pense alors aux 200 σωματοφύλακες « issus des légions », mentionnés par Arr., Acies, 22. L’hypothèse la plus plausible est que ces gardes en vinrent à prendre en charge des fonctions administratives liées à la remonte, mais à quelle époque ? Sous le Haut-Empire, ils étaient certainement trop nombreux pour s’être tous consacrés à cette tâche. Un laterculus de la legio VII Claudia Pia Fidelis, daté de 195, en recense plus que de cavaliers légionnaires (CIL, III, 14507 : six ou sept stratores contre trois equites).

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En attendant d’être définitivement attribués aux soldats et enregistrés (signati), les chevaux sont stockés dans des dépôts de remonte, dressés et entraînés. Si l’on suit Xénophon, l’entraînement d’une monture militaire comprend des exercices de saut, des parcours en terrain difficile et à différentes allures194. Virgile ajoute qu’à trois ans révolus, le cheval doit être accoutumé au vacarme de la guerre et à la vue des combats (primus equi labor est animos atque arma uidere bellantum lituosque pati) ; il doit apprendre à se soumettre au contrôle du cavalier et à tourner en rond (carpere gyrum / sinuere alterna crurum), à des allures douces comme au galop195. L’hippiatre militaire Apsyrtos apporte, dans une lettre adressée à un légionnaire, des informations concordantes : « Apsyrtos à Getulius Severus de la VIIe légion, salut. Toi qui es excellent cavalier, il est nécessaire que tu connaisses le dressage des jeunes chevaux. Lorsque le poulain a deux ans, on l’emmène hors du troupeau et on le dresse, de préférence chaque jour, sinon tous les deux jours. Quand il est devenu docile et habitué au cavalier, on l’instruit, le faisant progresser peu à peu par des exercices faciles, jusqu’à l’âge de trois ans. À partir de cet âge, on lui en demande plus, en l’exerçant et en lui imposant davantage avec le temps jusqu’à ce qu’il ait au moins six ans. Alors, il ne faut pas arrêter les exercices ni les efforts, sachant qu’il sera un cheval de guerre et devra être capable de résister longtemps dans les travaux de la guerre. Le terrain ne doit pas avoir un sol trop profond pour le poulain qui s’entraîne et surtout le très jeune poulain. En effet, il arrive facilement que, dans les canons, les tendons s’écartent, et qu’ainsi les paturons touchent terre. Si cela se produit, le cheval devient boiteux. Il est inutile d’entraîner un cheval aux pieds tendres et de guerroyer avec lui. Dans les combats, il ne peut s’échapper facilement parce qu’il a mal aux pieds et ainsi le cavalier ne peut se mettre à l’abri du danger. De même, les chevaux hostiles aux autres sont sources de problèmes. » (trad. D. Ménard modifiée)196.

Toutes ces étapes de formation du bellator equus supposent une infrastructure minimale : des dépôts mais aussi des carrières ou des manèges, à l’image du gyros fouillé sur le site de The Lunt197 ou de la basilica equestris exercitatoria mentionnée dans une inscription de Netherby198. Une stèle de Maurétanie césarienne montre que les Romains habituaient 194

Xen., Peri Hipp., 3, 7. Verg., Georg., III, 179-208. 196 CHG, I, 375-6 = Hipp. Berol., 116. 197 Il ne s’agit pas d’un terrain destiné aux exercices de cavalerie proprement dits mais plutôt d’un simple rond de longe utilisé pour le débourrage des chevaux. Cf. HOBLEY (1969) et DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 116-7, fig. 56. 198 RIB, 978 (222 ap. J.-C.). Cet avant-poste du mur d’Hadrien abritait la cohors I Aelia Hispanorum miliaria equitata. Voir aussi Tab. Vindon., 43 : Dabis An(n)io Luciano, qui est in gir(o) ece(stri). 195

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les montures militaires aux voltes et aux changements de main par la pratique d’un exercice proche du moderne huit-de-chiffre199. Le détail des autres épreuves constitutives de cette formation nous échappe, mais les sources littéraires suggèrent que les bêtes étaient entraînées à nager200, à se coucher sur ordre201, ou encore à rester sur place et à attendre leur maître lorsque celui-ci avait démonté pour combattre à pied202.

199 CIL, VIII, 21034. Cf. SPEIDEL (1996) et LASSÈRE dans LE BOHEC (2003), 94, n. 46. Il s’agit de l’exercice décrit sous le nom d’« entrave allongée » (ἑτερομήκης πέδη) par Xen., Peri Hipp., 7, 14. 200 Ps.-Caes., BAlex., 29, 4 ; Tac., Agr., 18, 5 ; Hist., IV, 12, 3 ; Ann., XIV, 29, 3 ; Veg., Mil., I, 10, 4 et III, 7, 6 ; CIL, III, 3676 = ILS, 2558. Cf. HORSMANN (1991), 127-32 ; SPEIDEL (1991) et (1994a), 122-3. 201 Cass. Dio, XLIX, 30, 4. 202 Voir les exemples cités supra, p. 35 et s. Pour les Germains, cf. Caes., BG, IV, 2, 3.

CHAPITRE 2 LA PLACE DE LA CAVALERIE DANS LA « GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE »

Le choix de parler de « grande stratégie » pour qualifier les décisions militaires prises par les plus hautes autorités de l’Empire à une échelle outrepassant le cadre limité d’une guerre pourra sembler provocateur. Depuis la publication de The Grand Strategy of the Roman Empire par Edward Luttwak en 1976, les débats autour de cette notion n’ont cessé d’opposer les partisans d’une représentation « moderniste » de l’outil militaire romain aux tenants d’une conception « primitiviste »1. La question centrale est de savoir si l’Empire romain avait la volonté et les moyens de coordonner ses ressources militaires – et secondairement ses ressources diplomatiques, économiques, fiscales, démographiques – dans la réalisation des objectifs politiques de la guerre2. Se pose ici le problème de la planification et du temps long, bien que les spécialistes et notamment les partisans d’une grande stratégie romaine soient souvent fort en peine de définir ce qu’il convient d’entendre par « long terme »3. L’un des arguments les plus fréquemment opposés à Luttwak et ses épigones concerne les moyens : selon Benjamin Isaac, les Romains ne 1 LUTTWAK (1976). De nombreux historiens, sans souscrire à l’ensemble des thèses défendues par Luttwak, sont favorables à sa méthode et n’hésitent pas à parler de grande stratégie pour l’Empire romain : voir FERRILL (1986), chap. 2 ; ID. (1991) ; WHEELER (1993) ; LAEDERICH (2001) ; KAGAN (2006) ; LORETO (2006), 62-92. D’autres savants sont fondamentalement hostiles à sa démarche : voir MANN (1979) ; MILLAR (1982) ; ISAAC (1990, 1992 2e éd.) ; WHITTAKER (1994) et (2004) ; MATTERN (1999). 2 Nous faisons nôtre la définition de B. Liddell Hart, cf. LIDDELL HART (1941, 1998 trad. fr.), 394 : « Le rôle de la grande stratégie consiste […] à coordonner et diriger toutes les ressources de la nation ou de la coalition afin d’atteindre l’objet politique de la guerre, but défini par la politique fondamentale. » 3 Voir BEAUFRE (1963), 24-5 ; WHEELER (1993), 216 ; GOLDSWORTHY dans SABIN ET AL. (2007), II, 77. Le problème est écarté par K. Kagan qui estime que la grande stratégie réside avant tout dans le principe de répartition des ressources de l’État entre les différents objectifs politiques et militaires. Cf. KAGAN (2006), 362 : « To say that the Roman Empire had no grand strategy because it had no long-term plan is to define the concept incorrectly and condemn the field of grand strategy for all time – virtually no modern states have adhered to plans for periods lasting more than a few decades at a time, periods that historians of Rome will rarely consider “long-term”. »

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disposaient pas des outils de l’analyse stratégique moderne, ce qui aurait constitué un frein au développement d’une appréciation globale de la situation militaire de l’Empire4. Cette objection nous semble dans une large mesure déplacée. Comme le rappelle à juste titre Everett Wheeler : « the case for the non-existence of Roman strategy based on the apparent absence of a government bureau for strategic planning is essentially an argument from silence, coupled with tunnel vision on what strategy must be. »5. La conviction qu’il n’y aurait de grande stratégie que moderne est d’ailleurs contredite par l’inventeur du concept lui-même, Sir Basil Liddell Hart, qui n’hésitait pas à inclure l’Empire romain d’Orient dans sa liste d’exemples, en affirmant que sa politique de guerre « conservatrice » expliquait sa « longévité exceptionnelle »6. Le but de ce chapitre n’est pas de relancer ce débat ni de discuter dans le détail les positions de Luttwak : les thématiques abordées offrent un angle d’analyse beaucoup trop réducteur pour permettre de tirer des conclusions d’ensemble sur un sujet aussi vaste. Si nous faisons le choix de parler de grande stratégie, c’est surtout afin de nous livrer à des observations dépassant le cadre de conflits circonstanciés, et dans le dessein de restituer leur rationnalité aux choix opérés par les instances dirigeantes de l’Empire concernant les effectifs, la répartition et la mobilisation des unités de cavalerie, en temps de guerre comme en temps de paix.

4 ISAAC (1990, 1992 2e éd.), chap. ix, notamment p. 416. La réticence à user de catégories analytiques modernes au nom d’un minimalisme dogmatique peut sembler curieuse chez cet auteur qui n’hésite pas, dans un ouvrage plus récent, à affirmer que le racisme existait dans l’Antiquité (cf. ID. [2006]). Faudrait-il alors parler de « proto-grande stratégie » tout comme l’on devrait parler de « proto-racisme » ? Rétorquera-t-on à Isaac que, de même qu’ils n’avaient ni frontières scientifiques ni cartes d’état-major (et encore ce dernier point a-il été récemment discuté, cf. HÄNGER [2001], 189-91 et 222-4), les Romains ignoraient la théorie de l’évolution et les justifications biologiques du racisme contemporain ? 5 WHEELER (1993), 218. 6 LIDDELL HART (1941, 1998 trad. fr.), 429. Liddell Hart connaissait relativement bien l’Antiquité classique (son premier livre portait sur le rôle de Scipion l’Africain durant la deuxième guerre punique) et n’ignorait pas que les moyens de l’Empire romain n’étaient pas ceux de l’Empire britannique du XXe s. Il n’éprouvait cependant aucune réticence à admettre que les Romains étaient capables, avec des moyens limités, de penser la stratégie de l’Empire sur une grande échelle.

LA CAVALERIE DANS LA « GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE »

I – ÉVOLUTION DES

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EFFECTIFS

ET RÉPARTITION DES CORPS DE TROUPES

La question de l’importance des effectifs et de leur répartition géographique constitue le point de départ de toute discussion portant sur la grande stratégie7. Afin de garantir l’hégémonie romaine, perçue comme la condition indispensable de la sécurité de l’Empire8 et de la légitimité impériale – elle-même garantie de la paix civile – l’armée romaine est organisée et déployée suivant une logique tenant compte des contraintes, politiques, démographiques, géographiques et environnementales. Les différents secteurs militaires de l’Empire ne sont pas appréhendés de manière purement indépendante, comme le suggèrent l’existence d’archives centrales et les mouvements de troupes planifiés au plus haut niveau9.

A. L’organisation et les effectifs de la cavalerie aux frontières Tout calcul des effectifs de la cavalerie impériale doit nécessairement débuter par une analyse de l’organisation des unités, car c’est en se fondant sur l’inventaire de régiments dotés d’une structure régulière que 7 Comme le souligne à juste titre KAGAN (2006), 346 cette réalité a été occultée par la tendance du débat à se focaliser sur la question des frontières, intéressant au premier plan les spécialistes des Limesforschungen qui ont été à l’avant-garde de l’offensive antiLuttwak. 8 Cette donnée essentielle de la politique étrangère de Rome, que VEYNE (1975) a qualifiée non sans humour d’« isolationnisme agressif », est au cœur de toutes les approches récentes de l’impérialisme romain. Voir principalement HARRIS (1979) pour l’époque républicaine et MATTERN (1999) pour le Haut-Empire. G. Greatrex met toutefois en garde contre une tendance de l’historiographie actuelle à confondre discours idéologique et pratiques réelles, et à prendre trop au sérieux les thuriféraires de l’imperium sine fine  : cf. GREATREX (2007), 144-8 (notamment 145 : « Ambitious, even unrealistic, ideologies have frequently co-existed with far more restrained and pragmatic policies. »). 9 GOLDSWORTHY dans SABIN ET AL. (2007), II, 106-8. Voir notamment Tac., Ann., I, 11, 3-4 (libellum recitarique iussit. Opes publicae continebantur, quantum ciuium sociorumque in armis, quot classes, regna, prouinciae, tributa aut uectigalia, et necessitates ac largitiones) ; Amm., XVIII, 5, 1 (iamque ausurus inmania rimabatur tectius rei publicae membra totius et utriusque linguae litteras sciens circa ratiocinia uersabatur, qui uel quarum uirium milites ubi agant uel procinctus tempore quo sint uenturi describens) ; HA, Sev. Alex., 21, 6 (Milites suos sic ubique sciuit, ut in cubiculo haberet breues et numerum et tempora militantum semperque, cum solus esset, et rationes eorum et numerum et dignitates et stipendia recenseret, ut esset ad omnia instructissimus). COSME (2016), 312 souligne que les pridiana, des états d’effectifs rédigés chaque année au sein de chaque unité, étaient « destinés à l’administration centrale romaine, vraisemblablement au bureau a rationibus ».

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LE HAUT-EMPIRE ROMAIN

l’empereur pouvait avoir une idée de l’importance numérique de son armée. Sous le Principat, cinq types d’unités sont constitués, en totalité ou en partie, de cavaliers. Certaines – les ailes – sont de véritables régiments montés, d’autres – les cohortes equitatae – disposent d’un effectif mixte de cavaliers et de fantassins10. Ces unités sont soit quingénaires (environ 500 soldats), soit milliaires (environ 1 000 soldats)11. En sus des corps auxiliaires, chaque légion comprend un contingent de cavaliers. L’organisation interne de ces unités a fait couler beaucoup d’encre et est encore au centre de vives controverses12. Certains spécialistes ont même renoncé à identifier des règles uniformes, en montrant que les exceptions sont nombreuses et que la structure des unités auxiliaires était peut-être plus informelle que celle des unités citoyennes13. Ces exemples ne doivent pas conduire à nier l’existence de modules-types, confirmée d’une part par le traité de castramétation du Pseudo-Hygin, qui nous en donne le détail14, et, d’autre part, par ce que nous savons désormais de

10 Les cohortes equitatae sont attestées dès l’époque augusto-tibérienne, cf. CIL, X, 4862 = ILS, 2690 (cohors Ubiorum peditum et equitum). La raison d’être de ces cohortes était peut-être initialement de permettre le maintien de formes de combat mêlant organiquement cavaliers et fantassins légers au sein d’une même unité (cf. supra, p. 102). Mais leur généralisation à l’échelle de l’empire semble avoir obéi à d’autres impératifs. Dans l’Ordre de bataille contre les Alains, les equites cohortales sont complètement séparés de leurs camarades fantassins en vue de l’engagement. Cf. Arr., Acies, 20. 11 La première unité auxiliaire milliaire apparaît dans une inscription datée des environs de 81 ap. J.-C. (CIL, VI, 31032 = ILS, 1418) : il s’agit de l’ala Flauia miliaria. Cf. BIRLEY (1966), 55. Pour HOLDER (1980), 5-8, c’est à Vespasien que l’on doit la mise en place des unités milliaires. Selon KENNEDY (1985b), Corbulon ferait un meilleur candidat. Tac., Ann., XV, 10, 8 évoque en effet une force de secours envoyée par ce dernier à Paetus en Cappadoce en 62 : expediri tamen itineri singula milia ex tribus legionibus et alarios octingentos, parem numerum e cohortibus iussit. Ce détachement de 800 cavaliers préfigurerait les futures ailes milliaires. Il serait peut-être même à l’origine de l’ala Flauia miliaria. Cette hypothèse nous semble contestable. On trouve dans les sources des groupements de cavaliers supérieurs à 500 soldats bien avant le règne de Néron, sans que cela nous amène à conclure que les ailes milliaires existaient déjà en ces temps réculés (outre les nombreux exemples républicains énumérés supra, p. 93-4, cf. Strab., XVII, 1, 54). Dernièrement, MORIN (2003) est allé jusqu’à supposer que la création des unités milliaires pouvait remonter au règne de Claude, mais sur la base de vagues suppositions et sans le moindre argument décisif. 12 Sur cette question : CHEESMAN (1914), 26-30 ; BREEZE & DOBSON (1976), 154-6 et tab. 12 ; HOLDER (1980), 30-4 ; HASSALL (1983) ; DAVISON (1989), I, 166-8 ; DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 23-30 ; BARTOLONI (1995) ; COELLO (1996), 1-11 ; TOMLIN (1998), 47 ; ROTH (1999), 335-9 ; HODGSON (2003), 86-90 ; HODGSON & BIDWELL (2004), 134-6 ; CUPCEA & MARCU (2006), 185-90 ; COLOMBO (2009). 13 E.g. HAYNES (2013), 70-1. 14 Voir l’édition CUF 1979 de M. Lenoir, dont le commentaire constitue la meilleure introduction au problème.

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l’organisation des camps du Haut-Empire, grâce aux progrès des techniques de fouilles15. Commençons par les unités auxiliaires. Les ailes quingénaires comptaient environ 500 cavaliers, mais leur organisation interne n’est pas précisément connue. Les sources suggèrent 12 à 16 turmes par régiment16, comprenant chacune 30 à 40 cavaliers17. Nous retiendrons ici le total théorique de 496 cavaliers qui correspond au nombre de 16 turmes fourni par le Pseudo-Hygin, en supposant que l’effectif le plus répandu était de 31 soldats par turme, comme chez les equites cohortales. Dans tous les cas, l’effectif de 512 soldats donné par Arrien ne doit pas être considéré comme une donnée valable pour l’armée impériale18 : dans son traité de tactique, le légat de Cappadoce décrit l’ordre de bataille des tacticiens hellénistiques et se borne à dire que l’hipparchie grecque de 512 cavaliers

15 En particulier dans deux domaines. Premièrement, l’analyse chimique des sols a permis de mettre en valeur l’existence, sur plusieurs sites, de baraquements-écuries qui abritaient cavaliers et montures d’une même turme (MÜLLER [1979], 27-31 et 130-4 ; SOMMER [1995] ; HODGSON & BIDWELL [2004]). L’idée selon laquelle les animaux étaient parqués dans des écuries séparées (SIMPSON & RICHMOND [1941], 25-30) a donc pu être abandonnée. D’autre part, les prospections éléctromagnétiques qui se sont généralisées dans les années 2000 ont permis de révéler le plan et l’organisation de nombreux camps auxiliaires construits uniquement en bois et en terre. 16 Le nombre de 16 turmes, fourni par le Ps.-Hygin (De mun. castr., 16), est confirmé par une inscription d’Alexandrie d’Égypte, datée de 199, qui recense 16 décurions dans l’ala ueterana Gallica et l’ala I Thracum Mauretania : CIL, III, 6581 = ILS, 2543. Vingt ans plus tôt, on dénombre pourtant 18 décurions dans le P. Hamb. 39 = RMR, 76 (liste de reçus de l’ala ueterana Gallica). Mais il se peut qu’entre le 9 janvier et le 10 mai 179 (dates du premier et du dernier reçu), certains décurions aient été remplacés. Voir aussi ChLA, XI, 501 : fragment du pridianum de l’ala Commagenorum, daté de l’époque de Claude, qui recense 434 hommes et 12 décurions, ce qui ferait en moyenne 36 cavaliers par turme. Soit, comme le suppose HOLDER (1980), 9, des décurions et des soldats sont absents de cette liste, soit les ailes quingénaires ne comptaient pas nécessairement 16 turmes. La seconde hypothèse n’est pas invraisemblable : les prospections électromagnétiques effectuées récemment pour les forts de Pförring (FASSBINDER ET AL. [2007]) et Weissenburg (PIETSCH ET AL. [2007]) n’ont permis de dénombrer que 12 baraques-écuries (peut-être 13 dans le cas de Pförring), contre 16 à Slăveni (DAVISON [1989], I, 24-5). 17 Le P. Lond. 482 = RMR, 80 (reçu pour le foin de l’ala ueterana Gallica, mai 130) donne un total de 30 cavaliers, décurion exclu. Mais les baraques des forts d’ailes quingénaires ont des dimensions et un nombre de contubernia variables : voir, en plus des références citées supra, SIMPSON & RICHMOND (1941) (Benwell), GECHTER dans REDDÉ ET AL. (2006), 265-6 (Dormagen), KANDLER & STIGLITZ (1997), 76 (Carnuntum IV). Il est fort probable que dans certains cas, l’effectif des turmes ait largement dépassé le nombre 30 cavaliers habituellement associé à cette subdivision tactique. À Dormagen, la baraque fouillée dans le secteur D comptait ainsi 13 contubernia, ce qui laisse supposer un total d’environ 40 cavaliers, comme à Heidenheim. 18 Voir encore dernièrement, COLOMBO (2009), 97 et n. 13.

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est l’unité la plus proche de ce que les Romains appellent une « aile »19. Les ailes milliaires avaient un effectif théorique bien supérieur à l’effectif traditionnellement accepté par l’historiographie (768 soldats)20 : probablement 1 008 soldats répartis en 24 turmes, à raison de 42 cavaliers par turme. On peut ici s’appuyer sur les fouilles du fort d’Heidenheim, quartiers de l’ala II Flauia miliaria durant la première moitié du IIe s., ainsi que sur celles du camp plus tardif d’Aalen21. Les cohortes equitatae miliariae se composaient pour leur part d’un contingent mixte de 248 cavaliers (répartis en huit turmes) et de dix centuries, soit environ 760 fantassins, pour un total théorique avoisinant les 1 008 soldats. Nous sommes très mal renseignés sur les forts ayant hébergé ce type d’unité, c’est pourquoi nous nous contenterons des informations données par l’auteur du De munitionibus castrorum22. Enfin, les 19 Arr., Tact., 18, 3 : ἱππαρχία, δώδεκα καὶ πεντακοσίων ἱππέων, ἥντινα Ῥωμαῖοι εἴλην καλοῦσιν. 20 BREEZE & DOBSON (1976), 156 (admettant cependant que l’effectif des turmes ait pu être augmenté pour atteindre le total de 1 008 soldats) ; DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 23-4 ; HASSALL (2000), 333 ; HOLDER (2003), 120. 21 Le nombre de 24 turmes est donné par le Ps.-Hygin (De mun. castr., 16). L’hypothèse de turmes à effectifs supérieurs dans les ailes milliaires a été avancée par DOMASZEWSKI (1908), 35 puis reprise par BIRLEY (1966), 54, sur la base de CIL, III, 6627 (Coptos). Si ce dernier document a été mal lu et mal interprété (cf. KENNEDY [1985a]), l’idée qu’il était censé étayer a été confirmée par les fouilles du camp de Heidenheim (SCHOLZ [2009], 46 et s.) : les 13 contubernia que comptait chaque bâtiment pouvaient loger 3 gregarii equites chacun, ce qui fait un total de 39 cavaliers par turme, sans compter le décurion, cantonné dans un bloc situé à l’extrémité du baraquement (Kopfbau), et les deux sous-officiers (sesquiplicarius, duplicarius), logés dans un bloc de l’aile opposée (Endbau). 22 Le Ps.-Hygin (De. mun. castr., 27) avance le chiffre de 240 cavaliers et ajoute que les fantassins étaient répartis en dix centuries. On peut donc penser qu’il y avait environ 760 fantassins. Cependant, en raison d’une omission du copiste, nous ignorons combien de turmes comprenait ce type d’unité. LENOIR (1979), 76 et BARTOLONI (1995), 149 proposent six turmes contre huit selon DAVIES (1971), 751-2, BREEZE & DOBSON (1976), 155 et COLOMBO (2009), 110-1. Pour que les six turmes des cohortes milliaires fournissent un total avoisinant les 240 hommes, Bartoloni propose un effectif de 42 cavaliers par turme, pour un total hypothétique de 252 cavaliers. Cette hypothèse ne tient pas compte des indications du Ps.-Hygin. Celui-ci donne le chiffre précis de 240 equites (décurions exclus) et sous-entend au tout début du §27 que la cohorte quingénaire equitata comptait un nombre de turmes deux fois inférieur à celui d’une cohorte milliaire : Cohors equitata quingenaria habet centurias VI, reliqua pro parte dimidia. Or on sait très précisément qu’une cohorte quingénaire avait quatre turmes (cf. n. suivante). Il nous semble donc évident qu’il faut assigner huit turmes à la cohorte milliaire, pour un total de 248 cavaliers, décurions inclus. Nous laisserons de côté la documentation relative à l’organisation de la cohors XX Palmyrenorum milliaria equitata, qui semble ne plus correspondre au modèle décrit par le Ps.-Hygin et pourrait être le résultat d’une réforme sévérienne. On y dénombre le plus souvent cinq turmes et six centuries, et le total des cavaliers effectivement en service oscille entre 120 et 389 pour une période allant de 219 à 244 ap. J.-C. Voir P. Dura, 9 ; 67 ; 82 ; 83 ; 88 ; 89 ; 92 ; 100 ; 101 ; 107.

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cohortes equitatae quingenariae avaient un effectif de 124 cavaliers répartis en quatre turmes de 31 cavaliers chacune, auxquels étaient adjoints environ 380 fantassins, pour un total de 504 soldats. Ces chiffres, suggérés par le Pseudo-Hygin, sont confirmés par les fouilles des forts de Wallsend et South Shield sur le mur d’Hadrien23. La cavalerie légionnaire est moins bien connue, malgré le nombre relativement important d’études qui lui ont été consacrées24. Nous savons grâce à Flavius Josèphe que chaque légion comprenait un contingent de 120 cavaliers25. Récemment, Maurizio Colombo a supposé que les effectifs de cette cavalerie légionnaire furent accrus à l’époque des guerres danubiennes de Marc Aurèle26, mais la documentation épigraphique ne corrobore pas cette hypothèse. Elle suggère plutôt que la proportion d’equites au sein des légions était toujours très basse au début du règne de Septime Sévère27. À la différence des cavaliers auxiliaires, les cavaliers légionnaires ne semblent pas avoir été organisés en turmes28 : 23 Cf. n. précédente, concernant notamment De. mun. castr. 27. Flavius Josèphe donne 120 cavaliers et 600 fantassins pour les cohortes servant en Judée en 67 (BJ, III, 67). Le chiffre de quatre turmes est confirmé par des découvertes archéologiques récentes concernant les forts de Wallsend et de South Shields (HODGSON & BIDWELL [2004]), de Theilenhofen (FASSBINDER [2008]), de Künzing (SOMMER [2008]), de Gnotzheim (FASSBINDER [2009]) et de Tihău-Cetate (BENNETT [2006]). En outre, une inscription de Galatie mentionne quatre décurions dans une cohorte quingénaire mixte (CIL, III, 6760). Nous disposons de nombreuses informations complémentaires sur ce type d’unité grâce aux pridiana des cohortes I Hispanorum ueterana equitata (P. Lond., 2851 = RMR, 63 : 119 cavaliers) et I Augusta Praetoria Lusitanorum equitata (BGU, 696 = RMR, 64 : 114 cavaliers) qui confirment globalement l’effectif de 120 cavaliers. Voir aussi le pridianum plus tardif (215 ap. J.-C.) d’une cohorte equitata égyptienne inconnue (P. Brook., 24, col. ii, l. 11 : 100 cavaliers et quatre décurions). 24 BREEZE (1969) ; PAVKOVIČ (1991) ; SPEIDEL (1994b) ; ZEHETNER (2015). 25 Jos., BJ, III, 120 : Εἵπετο δ᾽ αὐτῷ τὸ ἴδιον τοῦ τάγματος ἱππικόν : ἴδιοι γὰρ ἑκάστου τάγματος εἴκοσι πρὸς τοῖς ἑκατὸν ἱππεῖς. 26 COLOMBO (2009), 115-7 : on serait passé de 120 cavaliers par légion à 528, ce qui expliquerait l’effectif de 6 000 soldats souvent associé à la légion tardive. 27 Voir CIL, III, 14507 (laterculus de la legio VII Claudia Pia Fidelis, daté de 195) : sur 244 entrées, seules trois correspondent à des soldats désignés comme equites, soit 1,2% du total (cf. MIRKOVIĆ [2004]). C’est presque deux fois moins que le ratio de 2,1% déductible du témoignage de Flavius Josèphe pour l’année 67. Voir également CIL, VIII, 2567 = CIL, VIII, 18054 (dédicace collective de la legio III Augusta ; fin du IIe-début du IIIe s.) : un seul cavalier pour un total de 109 soldats. 28 BREEZE (1969), 53-5 ; SPEIDEL (1987d) ; PAVKOVIČ (1991), 36 et s. Contra PARKER (1932), 140 ; STROBEL dans ERDKAMP (2007), 275 ; MENÉNDEZ ARGÜÍN (2011), 90. Seul un diplôme militaire daté du 9 février 71 pourrait laisser entendre le contraire, cf. RMD, IV, 204 : M(arci) Viri Marcelli dec(urionis  ?) leg(ionis  ?). Végèce évoque à plusieurs reprises des turmae dans sa description de l’antiqua ordinatio legionis (Veg., Mil., II, 14), mais aucune subdivision de ce type n’est attestée dans les inscriptions du IIIe s., ni dans la documentation papyrologique tardive. Au contraire, plusieurs centurions apparaissent

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ils étaient rattachés administrativement aux centuriae de leur légionmère, à raison de deux cavaliers par centurie29. Cela ne veut pas dire qu’ils ne jouaient aucun rôle tactique, comme cela a longtemps été affirmé30. Des centurions pouvaient assurer leur commandement dans le cadre d’opérations impliquant des combats31, mais leur effectif réduit limitait certainement leur capacité à agir de façon autonome et les equites legionis semblent surtout avoir servi d’escorte aux légats32, ce qui explique peut-être pourquoi les empereurs ne jugèrent pas utile de leur associer une véritable hiérarchie d’officiers subalternes33. On mentionnera enfin l’apparition, à partir du règne d’Hadrien, d’unités semi-régulières, appelées le plus souvent numeri34. Ce terme a un sens très large sous le Haut-Empire puisqu’il peut désigner, en plus des unités comme officiers subalternes chez les equites promoti égyptiens du début du IVe s. (cf. infra, p. 374-5). 29 BREEZE (1969), 54. Dans de nombreuses inscriptions, les cavaliers légionnaires mentionnent leur appartenance à une centurie : RIB, 254 ; RIB, 481 ; CIL, III, 11239 ; CIL, VIII, 2568 ; CIL, VIII, 2569 ; CIL, VIII, 2593 = 18092 ; ILTun, 466. Voir également BGU, II, 600, ainsi que la liste de vétérans mentionnée supra, p. 227, n. 27. Deux cavaliers par centurie : P. Gen. Lat., 1 = RMR, 58 (liste de soldats de la legio III Cyrenaica, c. 90 ap. J.-C.). Situation analogue dans les cohortes prétoriennes. Cf. SPEIDEL (1994a), 31 (e.g. CIL, VI, 2591). 30 Encore récemment, cf. RANKOV dans SABIN ET AL. (2007), II, 38. Contra PAVKOVIČ (1991), 94-103 et SPEIDEL (1994b). Voir en particulier Tac., Ann., IV, 73, 2 et CIL, III, 4480 = ILS, 2307. 31 Cf. Jos., BJ, II, 298. La fonction de centurio exercitator equitum est attestée dans la legio XIII Gemina (CIL, III, 14477), dans la legio II Adiutrix (RIU, V, 1155 = AE, 1965, 223) ainsi que dans les cohortes prétoriennes (CIL, V, 2464 ; CIL, X, 1127 ; CIL, XI, 395). PAVKOVIČ (1991), 59 et s. n’exclut pas l’existence de subdivisions tactiques au sein de l’equitatus legionis, peut-être conduites par des uexillarii, mais cette hypothèse nous semble difficilement conciliable avec la carrière de Ti. Claudius Maximus, promu du poste de uexillarius equitum dans la legio VII Claudia à celui de duplicarius dans l’ala II Pannoniorum (AE, 1969/70, 583) : serait-il passé de la fonction de commandant d’escadron légionnaire à celle de sous-officier dans une unité de cavalerie auxiliaire ? 32 SPEIDEL (1994b), 37 ; Tac., Ann., XIV, 32, 3 ; Arr., Acies, 4. 33 À ce jour, aucun baraquement-écurie n’a pu être identifié avec certitude dans un camp légionnaire. L’hypothèse la plus répandue veut que les cavaliers aient logé dans les baraquements centuriaux (PITTS & ST. JOSEPH [1985], 170). Cependant, LE BOHEC (1989a), 407 note qu’à Lambèse, en marge du « grand camp » de la IIIe légion Auguste, un camp secondaire (le « camp de 81 ») pourrait avoir abrité des equites legionis. Deux inscriptions trouvées sur place mentionnent un [tab(?)]/ularium equitum [leg(ionis)] III Aug(ustae) et une dédicace effectuée par les eq(uites) sing(ulares) pr(ouinciae) Af(ricae). Cf. AE, 1957, 85 et 122 (avec SPEIDEL [2002], 127). 34 Une abondante bibliographie s’est concentrée sur ces corps de troupes : MOMMSEN (1884), 219-31 ; DOMASZEWSKI (1908), 59-61 ; CHEESMAN (1914), 85-90 ; ROWELL (1936) ; MANN (1954) ; CALLIES (1964) ; SPEIDEL (1975b) ; SOUTHERN (1989) ; LE ROUX (1986) ; KERNEIS-POLY (1996) ; NÉMETH (1997) ; REUTER (1999). Le débat sur le sens du mot numerus et les réalités militaires qu’il recouvre est commodément résumé dans HAMDOUNE (1999), 161-5.

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ethniques, n’importe quelle « troupe », quelle que soit sa nomenclature régulière35. Mais, dans son acception restreinte, il tend à être réservé à des contingents irréguliers (alliés, clients, déditices), dont les autorités impériales souhaitent pérenniser l’existence au-delà d’une campagne ou d’une guerre36. Il peut s’agir aussi bien d’unités de cavalerie que d’infanterie. Leur raison d’être réside dans la régularisation et l’uniformisation croissante des auxilia : le numerus offre un cadre d’intégration souple – il permet aux troupes incorporées de conserver des effectifs, une chaîne de commandement, une langue, un armement et des techniques de combat qui ne correspondent pas aux réglementations en vigueur dans les ailes et les cohortes37. Par conséquent, il peut sembler vain de chercher à dénombrer les effectifs de ces corps de troupes, dont l’organisation nous échappe38. On notera cependant que certains contingents de ce type pouvaient évoluer et devenir, à terme, de véritables ailes de cavalerie39. Dresser l’inventaire des unités régulières de l’armée romaine est chose délicate. Les rares spécialistes qui se sont livrés à cet exercice pour le 35 E.g. Tac., Agr., 18, 3 ; AE, 1927, 95 ; CIL, III, 1607 ; 11135 ; 12257 ; VI, 3341 ; XIII, 8818. Voir CALLIES (1964), 173-81. Il semble que cette expression pouvait encore renvoyer aux subdivisions tactiques des unités. L’effectif de cavaliers d’une cohorte mixte pouvait ainsi être qualifié de numerus equitum : cf. P. Dura, 92, l. 1 = RMR, 62. 36 MOMMSEN (1884), 106. Voir LE ROUX (1986), 363 (suivi par ROSSIGNOL [2004], 1192), qui définit les numeri comme « des unités extérieures aux structures de l’armée permanente d’Auguste, qui, temporaires et nées de circonstances en principe, tendaient à poursuivre leur existence en conservant un rôle tactique original et des effectifs extraordinaires au regard des normes définies à travers les légions, les auxiliaires et les prétoriens. » Contra SPEIDEL (1975b), 206. L’apparition des numeri Maurorum en Dacie fait suite à l’intervention de supplétifs maures sur le secteur danubien durant les guerres daciques de Trajan (voir HAMDOUNE [1999], chap. 7). Celle des Palmyreni sagittarii est probablement liée à la mobilisation de contingents palmyréniens durant la guerre parthique du même empereur (voir MANN dans RMD, II, 217-9 et SOUTHERN [1989], 89-90). 37 WATSON (1969), 16 ; LE ROUX (1986), 363 ; HAMDOUNE (1999), 165. Contra HAYNES (2013), 69-70. 38 Cf. SOUTHERN (1989), 104. 39 Cf. ROCCO (2012), 44. Le cas le mieux documenté est celui du numerus Palmyrenorum Porolissensium : sous Dèce, cette unité donne naissance à une cohorte (CIL, III, 908 : cohors Palmyrenorum Porolissensis) et à une aile (ILS, 9472 : εἴλης ἱππέων ἀριθμοῦ Παλμυρηνῶν Πορολυσσηνῶν). Voir également le cas des Palmyreni sagittarii attestés en 216 à Coptos, en Égypte (IGRR, I, 1169), que l’on retrouve peut-être dans la Notitia Dignitatum sous la forme d’une ala octaua Palmyrenorum (ND Or., 31, 49, avec SPEIDEL [1984c]). M. Rocco cite encore le numerus Sarmatorum de Ribchester (CIL, VII, 218 = RIB, 583), aussi connu par deux inscriptions sous le nom d’ala Sarmatarum (CIL, VII, 229 = RIB, 594 ; CIL, VII, 230 = RIB, 595). Mais cet exemple doit être analysé avec prudence car ces deux documents épigraphiques pourraient très bien être antérieurs. On peut en revanche ajouter le cas du numerus Maurorum Tibiscensium, devenu a(la) I M(aurorum) sur deux estampilles découvertes à Jupa (IDR, III, 1, 258 ; AE, 1971, 404b ; cf. NÉMETH [1997], 104-5).

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Haut-Empire ont obtenu des résultats parfois contradictoires40. Le point de référence le plus sûr demeure le milieu du IIe s., qui correspond à l’apogée de la documentation diplomatique. Dans son étude du déploiement des unités auxiliaires sous le règne d’Hadrien41, Paul Holder dénombre sept alae miliariae, 81 alae quingenariae, 21 cohortes miliariae equitatae et 175 cohortes quingenariae equitatae. En appliquant les effectifs théoriques que nous venons de dégager à l’inventaire des corps de troupes réalisé par Holder, nous obtenons les résultats suivants42 : Tableau 5 – Reconstitution hypothétique des effectifs de l’armée impériale à l’époque d’Hadrien. Type d’unité

Infanterie

Cavalerie

10 cohortes prétoriennes eq. singulares Augusti Total garnison de Rome 28 légions 7 alae miliariae 81 alae quingenariae 21 cohortes mil. eq. 175 cohortes quin. eq. 8 cohortes mil. ped. 75 cohortes quin. ped. Total armée frontalière Grand total

10 × 1 000 = 10 000 0 10 000 (83,3%) 28 × 5 520 = 154 560 0 0 21 × 760 = 15 960 175 × 380 = 66 500 8 × 800 = 6 400 75 × 480 = 36 000 279 420 (78,3%) 289 420 (78,5%)

1 000 1 000 2 000 (16,7%) 28 × 120 = 3 360 7 × 1 008 = 7 056 81 × 496 = 40 176 21 × 248 = 5 208 175 × 124 = 21 700 0 0 77 500 (21,7%) 79 500 (21,5%)

L’inventaire de CHEESMAN (1914), app. i permet d’obtenir un effectif de 51 460 cavaliers sur un total de 191 800 auxiliaires pour l’époque allant de la mort de Trajan à l’avènement de Marc Aurèle. À l’opposé, voir l’estimation maximaliste proposée par RANKOV dans SABIN ET AL. (2007), II, 71 : 311 500 fantassins contre 85 500 cavaliers pour l’ensemble de l’armée romaine au milieu du IIe s. 41 HOLDER (2003). Les résultats de l’enquête, exposés en p. 120, doivent être considérés avec précaution car les cohortes equitatae ne sont pas toujours identifiables dans les inscriptions et à plus forte raison dans les diplômes. Mais Holder fait remarquer que la proportion de 70% d’unités mixtes s’observe de manière certaine en Syrie comme en Cappadoce et applique ce ratio pour les autres provinces. 42 Nous reprenons ici les chiffres adoptés par Holder pour les cohortes auxiliaires peditatae. Pour les légions, voir en dernier lieu ROTH (1994) et COLOMBO (2009), 96-7. Pour les cohortes prétoriennes, nous suivons PASSERINI (1939), p. 59-60, dont les conclusions sont reprises par KENNEDY (1978), RANKOV (1994), 8, KEPPIE (1996), 111 et BINGHAM (2013), 54-6 : cohortes milliaires (contra DURRY [1938], 81-9 : cohortes quingénaires). Cavalerie prétorienne et equites singulares Augusti  : DOMASZEWSKI (1908), 20 et 23 ; DURRY (1938), 99 ; SPEIDEL (1994a), 31 (n. 32) et 57-60. 40

LA CAVALERIE DANS LA « GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE »

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Il va de soi que le total de 79 500 cavaliers demeure purement hypothétique : ce chiffre doit être entendu comme un ordre de grandeur. Nous savons grâce à la documentation papyrologique que les effectifs réels des unités pouvaient varier en fonction des besoins, des contraintes du recrutement et du contexte militaire43. Notre calcul permet toutefois d’établir de manière à peu près sûre un rapport d’un cavalier pour quatre fantassins à l’époque d’Hadrien, résultat bien supérieur au ratio d’un pour dix parfois avancé dans certaines études44. On peut aussi déduire de ces estimations qu’au début du IIe s. ap. J.-C., la cavalerie romaine était presque deux fois plus importante que durant l’époque triumvirale. Après le règne d’Auguste, nous savons que de nombreuses unités auxiliaires furent mises en place45. Ce deuxième « essor » de la cavalerie accompagna l’établissement de l’armée professionnelle et permanente : le nouvel exercitus issu des conquêtes républicaines devait pouvoir assurer le contrôle et la maîtrise de vastes territoires, tâches pour lesquelles les troupes montées se révélaient indispensables. Nous retrouvons là le rôle spécifique des cohortes mixtes, importantes contributrices de cet accroissement des effectifs, et dont la raison d’être résidait surtout dans les patrouilles quotidiennes et la défense des frontières contre les menaces de faible intensité46. Une comparaison des effectifs des provinces orientales et occidentales révèle paradoxalement une proportion de cavaliers supérieure à l’ouest de l’Empire : Tableau 6 – Effectifs de l’armée romaine dans les provinces orientales. Type d’unité

Infanterie

Cavalerie

15 légions 2 alae miliariae 37 alae quingenariae 9 cohortes mil. eq. 83 cohortes quin. eq. 4 cohortes mil. ped. 35 cohortes quin. ped. Grand total armée d’Orient

15 × 5 520 = 82 800 0 0 9 × 760 = 6 840 83 × 380 = 31 540 4 × 800 = 3 200 35 × 480 = 16 800 141 180 (80,3%)

15 × 120 = 1 800 2 × 1 008 = 2 016 37 × 496 = 18 352 9 × 248 = 2 232 83 × 124 = 10 292 0 0 34 692 (19,7%)

Comme le souligne à raison HAYNES (2013), 52-3 et 81-2. SPEIDEL (1994a), 150 ; COSME (2007a), 97 et (2007b), 214. 45 D’après SPAUL (1994), 262-3 : 11 nouvelles ailes entre 14 et 68 ; 13 sous les Flaviens ; 8 à l’époque antonine. 46 BREEZE (1993), 24. 43 44

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Tableau 7 – Effectifs de l’armée romaine dans les provinces occidentales. Type d’unité

Infanterie

Cavalerie

13 légions 5 alae miliariae 44 alae quingenariae 12 cohortes mil. eq. 92 cohortes quin. eq. 4 cohortes mil. ped. 40 cohortes quin. ped. Grand total armée d’Occident

13 × 5 520 = 71 760 0 0 12 × 760 = 9 120 92 × 380 = 34 960 4 × 800 = 3 200 40 × 480 = 19 200 138 240 (74,4%)

13 × 120 = 1 560 5 × 1 008 = 5 040 44 × 496 = 21 824 12 × 248 = 2 976 92 × 124 = 11 408 0 0 42 808 (23,6%)

B. La répartition des unités de cavalerie dans les confins impériaux Le problème de la répartition des corps de troupes au sein de l’empire est au cœur de la controverse soulevée par Edward Luttwak. Dans The Grand Strategy of the Roman Empire, l’analyste américain affirme que la disposition géographique des unités connut une évolution majeure au cours de la période impériale. Les frontières de l’Empire, initialement pensées comme des zones de domination informelles, mises au service d’un projet expansionniste, auraient progressivement été réorganisées en un système statique de fortifications linéaires, destiné à empêcher les incursions barbares en territoire romain47. De nombreuses études ont montré la part d’exagération que comporte cette démonstration et les nuances qu’il convient de lui apporter48. Notre propos ne sera pas de les exposer ici en détail. Notons juste que les marques tangibles de la présence militaire romaine aux frontières (garnisons, fortifications, avantpostes) sont avant tout le reflet d’une situation opérationnelle figée dans le temps49. Ce que l’on prend souvent pour des dispositifs défensifs correspond en réalité aux moyens habituellement mis en œuvre par les 47 LUTTWAK (1976), 191-4. Dans l’esprit de Luttwak, le système de défense aux frontières (preclusive defence) n’a pas été pensé dans l’optique d’arrêter des attaques majeures. Il s’agissait surtout d’un déploiement stratégique destiné à juguler les menaces de basse intensité, notamment les raids de pillage, dont l’auteur américain suppose qu’ils étaient devenus courants durant la période impériale. 48 Cf. ref. supra, n. 1. 49 ISAAC (1990, 1992 2e éd.), 417 les qualifie judicieusement de « frozen forward lines of advance that could be held following military campaigns ». Voir aussi MANN (1974), 514.

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Romains, en campagne, pour vaincre une armée ennemie, y compris dans une configuration offensive50. Il serait du reste bien hasardeux de postuler l’existence d’une politique frontalière uniformément appliquée depuis le centre vers la périphérie : ce serait négliger l’importance des circonstances locales dans l’évolution des confins impériaux51 et aussi la diversité des enjeux géostratégiques qui présidaient à l’organisation des districts militaires régionaux52. Il nous semble cependant que des tendances générales peuvent être observées53. La répartition des contingents de cavalerie au début de l’époque julio-claudienne est largement affectée par l’importance des grandes opérations offensives de l’armée romaine en Europe54. Dès le règne d’Auguste, les unités montées dont nous connaissons le lieu de garnison sont stationnées à proximité des nouvelles forteresses légionnaires55. Ces grandes concentrations stratégiques, qui se situent souvent sur des voies d’invasion majeures, doivent permettre l’intervention rapide de l’armée en territoire barbare, dans le cadre d’opérations de représailles ou de conquête56. Velleius Paterculus décrit ainsi comment, en 7 ap. J.-C., 50 De ce point de vue, comme le notait déjà Mann (ibid., 512), la politique étrangère de Rome demeure fondamentalement agressive durant l’ensemble de la période impériale. La construction de camps en pierre (à partir des Flaviens) ne saurait prouver l’abandon définitif de tout projet d’expansion de la part des Romains. 51 ISAAC (1998), 406. Comme le souligne à juste titre LAEDERICH (2001), 14, la lenteur des communications implique une « déconcentration de la décision du niveau suprême au niveau du “stratège de terrain”, sous peine de paralyser toute capacité d’action ou de réaction. Cela peut provoquer des conflits entre l’empereur et les généraux de terrain qui ne suivent pas les mêmes orientations stratégiques. » 52 Voir MANN (1979). 53 Notre analyse se limitera pour l’essentiel aux frontières européennes de l’Empire. En Orient, la documentation épigraphique et archéologique ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble de la répartition des garnisons romaines. 54 ALFÖLDY (1962), 268 et 270 (Dalmatie) ; ID. (1968), 144 (Germanie inférieure) ; BIANCARDI (2004), 158-9 (Germanie inférieure et Germanie supérieure) ; VON SCHNURBEIN dans REDDÉ ET AL. (2006), 29-34. 55 Dès la fin du règne d’Auguste, l’ala Pansiana est stationnée sur le territoire d’Oescus, avec la legio V Macedonica (ILBulg, 50) ; les deux unités semblent avoir été déplacées au même moment. Cf. BOYANOV (2008), 69. Sous le règne du même empereur, en Rétie, deux forts auxiliaires sont construits à Friedberg-Rederzhausen, à quelques kilomètres de la forteresse légionnaire d’Augsburg-Oberhausen : ils pourraient avoir accueilli des cavaliers. Cf. FARKAS (2015), 194. 56 Ce phénomène se constate assez bien en Germanie inférieure. À Nouiomagus (Nimègue), le complexe légionnaire du Hunerberg coexistait avec un noyau de troupes montées, qui a laissé de nombreuses traces sur le Kops Plateau (HAALEBOS dans REDDÉ ET AL. [2006], 356-8). À Vetera (Xanten), face à la vallée de la Lippe, l’on note la présence d’une aile, dont Pline l’Ancien exerça la préfecture en 47 (CIL, XIII, 10026, 22 ; Plin., Ep., III, 5, 3). À Nouaesium (Neuss), plusieurs ailes sont attestées sous les Julio-Claudiens : l’ala Gallorum Picentiana (Tac., Hist., IV, 62, 4), l’ala Parthorum ueterana (CIL, XIII,

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une force composée de dix légions, plus de 70 cohortes, 14 ailes, 10 000 vétérans, plus un nombre indéfini de volontaires et de cavaliers alliés, est rassemblée dans un seul camp à Siscia en prévision de la campagne contre les rebelles pannoniens et dalmates57. Certaines forteresses comme celles de Neuss ou de Cologne peuvent servir à accommoder des troupes supplémentaires avec des baraquements temporaires construits en périphérie des casernements légionnaires58. Cela dit, il ne faut pas non plus exagérer l’importance des menaces exterieures. Dans certaines régions, les troupes auxiliaires semblent prioritairement mobilisées contre des ennemis occupant des territoires situés au sein même des provinces59. L’exemple de la Rétie récemment conquise illustre bien ce phénomène60. Dans cette dernière province, ce n’est qu’après le règne d’Auguste que les installations militaires commencent à se répartir le long du Danube, sans qu’il soit aisé d’expliquer les raisons de ce nouvel agencement61. Des forts de cavalerie sont identifiés à Mengen-Ennetach, Unterkirchberg et Burgheim, espacés d’environ 80 kilomètres. Ce processus de fragmentation se généralise à l’époque flavienne dans l’ensemble des provinces d’Europe continentale. Dans les deux provinces de Germanie, les garnisons auxiliaires s’échelonnent de façon régulière le long du Rhin62. Les 10024, 35 = ILS, 9147) et l’ala I Tungrorum Frontoniana (mentionnée par une inscription trouvée non loin à Asberg : AE, 1931, 30). En Germanie supérieure, c’est à Mogontiacum (Mayence), face aux plaines fertiles de la Vettéravie, qu’on retrouve l’essentiel de la cavalerie provinciale dans la première moitié du Ier s. : l’ala Rusonis (CIL, XIII, 7031), l’ala Noricorum (CIL, XIII, 7029 et 7030), l’ala I Hispanorum (CIL, XIII, 7026 et 7027), l’ala Indiana (CIL, XIII, 7028), l’ala Parthorum et Araborum (AE, 1959, 188 = AE, 1967, 339 ; AE, 1976, 495) et l’ala Augusta Petriana Gallorum (CIL, XIII, 6755 et 6820). Tacite signale aussi la présence de deux légions et de cavaliers auxiliaires à Cologne en 14 ap. J.-C. : Tac., Ann., I, 39, 1 et 6. 57 Vell. Pat., II, 113, 1 : Iunctis exercitibus, quique sub Caesare fuerant quique ad eum uenerant, contractisque in una castra decem legionibus, LXX amplius cohortibus, [XIIII alis et] pluribus quam decem ueteranorum milibus, ad hoc magno uoluntariorum numero frequentique equite regio. 58 À Neuss, voir le cas du camp auxiliaire D, d’époque tibérienne : HANEL dans REDDÉ ET AL. (2006), 340-4). Des forces auxiliaires pouvaient également être accueillies dans certains camps légionnaires : ainsi à Nimègue-Hunerberg (FRANZEN [2009], 1260-1). Voir aussi le cas du camp G à Neuss, qui pourrait avoir été le lieu de garnison de la legio XVI Gallica et de l’ala Gallorum Picentiana. 59 Ce que LUTTWAK (1976), 17-8 admettait volontiers, n’en déplaise à certains de ses critiques : ISAAC (1990, 1992 2e éd.), 54-6. 60 K. Dietz pense ainsi que la fonction première des forts d’Augsburg-Oberhausen et de Friedberg-Rederzhausen était d’assurer la sécurité interne de la province plus que de la défendre contre d’éventuelles incursions externes. Cf. BAKKER et al. (1995), 48. 61 FARKAS (2015), 196-7. 62 Voir BIANCARDI (2004), 158 et 160. En Germanie supérieure, les garnisons de cavalerie forment un cordon avancé par rapport aux forteresses légionnaires, situées en retrait

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provinces danubiennes sont également concernées63, mais la situation semble différente en Bretagne et en Orient, où les installations sont disposées en profondeur et ne forment pas un véritable cordon défensif64. Ces dispositifs frontaliers ne connaissent pas de bouleversement majeur durant l’époque antonine, tout du moins pour ce qui concerne la répartition de la cavalerie65. D’après Massimo Biancardi, le redéploiement, sous la dynastie flavienne, des troupes montées le long du Rhin et du Danube signale l’affirmation de la fonction défensive de la cavalerie. Mais la localisation des ailes facilite toujours la constitution de corps expéditionnaires mobiles66. Ainsi, en Germanie inférieure, l’on remarque qu’elles se concentrent entre Altkalkar et Cologne, face à la vallée de la Lippe qui constitue une voie d’invasion majeure vers la Germanie libre67. Ces considérations stratégiques ne doivent pas occulter les autres facteurs qui influent sur la localisation des garnisons. Afin d’assurer sa subsistance en temps de paix, l’armée permanente est contrainte de s’insérer dans un tissu économique régional : elle doit passer d’un mode d’approvisionnement fondé sur le pillage des ressources les plus accessibles à un système de ravitaillement régulier, tenant compte des équilibres écologiques de chaque province68. Cette nécessité explique la dispersion progressive des unités le long des rocades militaires en Occident, à plus forte raison lorsque la cavalerie est concernée, puisque celleci doit pouvoir disposer de vastes zones de fourrage autour des postes

du limes à Strasbourg et à Mayence. En Rétie, la répartition le long du Danube, amorcée sous les Julio-Claudiens, se confirme nettement à l’époque flavienne avec la construction de nouveaux forts : FARKAS (2015), 201-6. 63 MÓCSY (1974), chap. 4 et fig. 59-60 ; RADMAN-LIVAJA (2012), 172-9 ; IVANOV (2012). 64 Bretagne : BIANCARDI (2004), 153-4. Orient : ISAAC (1990, 1992 2e éd.), chap. iii. 65 Deux principaux changements méritent cependant d’être notés. En Bretagne, la construction du mur d’Hadrien entraîne le redéploiement d’une partie de la cavalerie provinciale suivant une logique linéaire : BIANCARDI (2004), 35-9. Dans la Dacie conquise par Trajan, la présence militaire se fait plus ubiquiste, ce qui s’explique par la topographie particulière de la province et par la nécessité de pacifier des territoires récemment annexés : GAZDAC (1997) ; ZAHARIADE (1997). 66 LUTTWAK (1976), 66 souligne qu’en cas de menace majeure, « both types of limes, whether “open” or “closed” (i.e., provided with continuous barriers), served as base lines for mobile striking forces, which operated against large-scale attacks in a tactically offensive manner […] ». Voir également ALFÖLDY (1968), 158-9. 67 BIANCARDI (2004), 158. Cette route est utilisée par Drusus lors de ses incursions en Germanie puis est à nouveau empruntée par Germanicus lors de ses campagnes de 14, 15 et 16 ap. J.-C. : LAEDERICH (2001), 31-2, 46-7, 53, 76. Elle resprésente aussi un axe privilégié pour une éventuelle invasion barbare de la province. 68 WHITTAKER (2004), 12.

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qu’elle occupe69. À ce titre, les fleuves ne sont pas seulement des barrières naturelles : ils servent aussi régulièrement de voies de ravitaillement70. John C. Mann souligne par ailleurs que la disposition linéaire convient mieux aux tâches « bureaucratiques » de l’armée, qui participe au prélèvement des taxes et doit pouvoir contrôler les mouvements de populations de part et d’autre de la frontière71. Mais les avantages défensifs d’un système linéaire ne doivent pas être négligés. Ils semblent avoir été une considération primordiale dans la reconstitution du limes de Mésie sous Vespasien72 et sont théorisés par Clausewitz qui précise que le Kordonsystem est particulièrement adapté à la lutte contre les menaces de basse intensité (tout en étant inadapté aux attaques de grande envergure)73. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que les Romains ont conscience de l’efficacité de la cavalerie dans la défense des confins impériaux, comme le sous-tend une allusion de Dion de Pruse à l’utilité stratégique des troupes montées dans les regna orientaux74. 69 Deux constitutions du IVe s. indiquent que les soldats pouvaient récolter du fourrage jusqu’à 20 milles du camp, cf. CTh., VII, 4, 7 et 9. Une estimation moderne montre qu’une surface fourragère de 65 km² était nécessaire pour ravitailler les camps situés dans la portion du limes de Germanie supérieure s’étendant entre Jagsthausen et Lorch-Rems, ce qui correspond à la production de 65 uillae rusticae de 100 ha entièrement dévolues à ce type de culture : STOLL (1997), 180. Les prata legionis remplissaient probablement en partie cette fonction : HYLAND (1990), 91. 70 WHITTAKER (2004), 9. 71 MANN (1974), 512-3. 72 À la suite du raid sarmate de l’hiver 69-70, Rubrius Gallus, le légat envoyé par l’empereur pour chasser les pillards de la province, « prit des mesures pour assurer également la sécurité à l’avenir. Il installa dans la région des garnisons plus nombreuses et plus fortes, pour rendre aux Barbares la traversée du fleuve absolument impossible (πλείοσι γὰρ καὶ μείζοσι φυλακαῖς τὸν τόπον διέλαβεν, ὡς εἶναι τοῖς βαρβάροις τὴν διάβασιν τελέως ἀδύνατον). » (Jos., BJ, VII, 94, trad. P. Savinel). Ce seul extrait rend caduque toute démarche visant à présenter les fortifications frontalières comme un agrégat de dispositifs de contrôle échappant à toute considération défensive. 73 Clausewitz, De la guerre, VI, 22 (éd. Naville, p. 320) : « Un cordon ne peut […] servir qu’à protéger une position contre un assaut assez faible, que cette faiblesse soit due à une volonté déficiente ou à l’insuffisance des forces de combat. […] Certes, il ne suffit pas à interdire n’importe quelle invasion ; mais il les rend pourtant plus difficiles, et partant plus rares. » Ibid., p. 321 : « Plus la guerre fait rage, plus ce moyen est inutile et dangereux. » LUTTWAK (1976), malgré son positionnement anti-clausewitzien, reprend en substance les mêmes conclusions, cf. p. 66 : « Roman frontier defenses in sectors provided with linear barriers, whether walls, palisades, fences, or earthworks, were in fact designed to combat low-intensity threats – primarily transborder infiltration and peripheral incursions. » 74 Dio Chrys., Or. 32, 43 (trad. D. Kasprzyk & C. Vendries) : « un Perse ou un Bactrien diront peut-être qu’ils savent, eux, monter à cheval, qu’ils ont la réputation d’être sans doute les meilleurs cavaliers, parce qu’ils s’y exercent pour défendre leur empire et leur liberté (τὸ γὰρ πρᾶγμα ὑπὲρ ἀρχῆς καὶ ἐλευθερίας ἐπιτηδεύουσιν). »

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Si l’on analyse la distribution des troupes romaines à l’époque d’Hadrien, il apparait clair que les différentes provinces de l’empire ne sont pas également pourvues en cavalerie. Il peut sembler intéressant de s’interroger sur les raisons de ces disparités. Nous nous limiterons ici à quelques cas emblématiques, en commençant par le Norique. Cette province offre le paradoxe d’une région montagneuse dotée d’une forte proportion de troupes montées75. Les unités sont réparties en cordon d’ouest en est, dans un corridor large d’une dizaine de kilomètres, coincé entre les Alpes et le Danube, où le relief présente des accidents réguliers76. La garnison provinciale se constitue de trois ailes quingénaires, deux cohortes milliaires et quatre cohortes quingénaires77. Cela fait un effectif théorique de 1 488 cavaliers d’ailes, 248 equites cohortis miliariae, et entre 124 et 372 cavaliers de cohorte quingénaire78, soit 1 860 (38,3%) à 2 108 (43,7%) cavaliers contre 2 700 à 3 000 fantassins – un taux extrêmement élevé par rapport à la moyenne impériale (21,7%). Une telle proportion ne correspond évidemment pas à la géographie physique de la province et s’explique nécessairement par d’autres facteurs. À l’inverse, la Pannonie inférieure et la Syrie fournissent des exemples de provinces où les conditions topographiques sont optimales pour le déploiement de la cavalerie, mais où l’infanterie occupe une place plus importante. En Pannonie inférieure, dans les forts disposés de façon régulière sur le Danube, face à la grande plaine de Hongrie, on dénombre une légion, une aile milliaire, cinq ailes quingénaires, deux cohortes milliaires et douze cohortes quingénaires79. Cela fait un total théorique de 4 848 75 Sur la présence militaire romaine dans cette province, cf. ALFÖLDY (1974), 143-52. Le milieu montagneux n’est pas fondamentalement incompatible avec les opérations de cavalerie, comme le souligne le baron Franz de Kuhn dans un mémoire rédigé sur la guerre en montagne. Cf. KUHN (1880), 34 : « Le terrain montagneux convient peu à la cavalerie, et ce n’est que dans les grandes vallées qu’on trouve çà et là quelques espaces favorables à son action. Mais, comme le service des renseignements ne saurait guère être assuré que par la cavalerie, comme de plus cette arme peut être d’une utilité des plus réelles, lorsqu’on aura à livrer des combats dans de grandes et larges vallées, ou bien lorsqu’on voudra déboucher des montagnes et descendre dans les plaines adjacentes, on commettrait une grosse faute en négligeant de doter de quelques troupes à cheval un corps destiné à opérer dans les montagnes. » 76 BIANCARDI (2004), tav. 31. 77 HOLDER (2003), 108-9 et 123-4. On sait avec certitude que l’une des deux cohortes milliaires, la cohors I Aelia Brittonum, était equitata (CIL, V, 6995). Parmi les cohortes quingénaires, seule la cohors II Thracum porte ce qualificatif (RIB, 797). 78 Dans la première hypothèse, nous ne comptons qu’une seule cohorte quingénaire mixte ; dans la seconde, nous partons du principe que trois d’entre elles l’étaient, conformément aux observations avancées supra, n. 41. 79 HOLDER (2003), 106-7 et 122-3. Les deux cohortes milliaires, la cohors III Batauorum et la cohors I Brittonum, sont equitatae  : BIANCARDI (2004), 104 et 106. Parmi les

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(28,4%) à 5 220 (30,4%) cavaliers contre 11 900 à 12 200 fantassins. Ce taux relativement élevé reste très inférieur à celui du Norique. La tendance est encore plus prononcée en Syrie, où la garnison se compose de trois légions, une aile milliaire, six ailes quingénaires et vingt-quatre cohortes quingénaires80 : 26 380 fantassins pour 6 452 cavaliers (19,6%), un ratio se situant légèrement en deçà de la moyenne impériale. Pourtant, nul ne doutera que les plaines de la moyenne vallée de l’Euphrate offraient un milieu propice aux opérations de cavalerie, ce qu’illustrent bien les réalités tactiques de la guerre au Proche-Orient81. La conclusion logique de cet inventaire est que la géographie physique n’a pas d’incidence particulière sur le déploiement des unités de cavalerie à l’échelle macro-stratégique. D’autres pistes doivent être privilégiées. Dans le cas du Norique, il nous semble que l’importante concentration de troupes montées a avant tout une finalité logistique : elle doit permettre le déploiement de la cavalerie de part et d’autre du défilé de la Wachau, sur des secteurs d’opération plus importants, suivant les besoins du moment82. Luttwak lui-même n’envisage pas autrement le rôle des grosses formations de cavalerie que constituent les ailes milliaires, « premium forces allocated to high-threat zones and always deployed at key points » ; ces forces sont destinées à se projeter rapidement sur les théâtres de guerre en cas d’entrée en campagne. Elles constituent un élément essentiel de la forward defence qui serait, selon l’auteur, l’option stratégique privilégiée par l’Empire romain de Vespasien à Marc Aurèle83. Reste à expliquer le cas de la Syrie : les Romains jugeaient-ils que le secteur d’opération du Levant ne nécessitait pas une importante cavalerie ? La composition des corps expéditionnaires du bellum Iudaicum prouve le contraire84. En réalité, dans cette région, Rome pouvait compter cohortes quingénaires, seules les cohortes I Alpinorum (CIL, III, 3315), I Noricorum (AE, 1960, 19), II Alpinorum (CIL, III, 3646), III Alpinorum (RHP, 245), VII Breucorum (CIL, III, 15148), I Belgarum (CIL, III, 14630) disposent de ce statut avec certitude. Cela fait un minimum de six cohortes quingénaires mixtes, neuf si l’on retient le ratio de 70%. 80 HOLDER (2003), 115-7 et 129. Dans cette province, la rareté des inscriptions militaires empêche de savoir quelles cohortes étaient equitatae. Nous conservons donc le ratio de 70% (i.e. 17 cohortes mixtes sur un total de 24). 81 BIVAR (1972) ; COULSTON (1986). 82 Le Norique se trouve notamment à la jonction des théâtres d’opération quades et marcomans : cf. ALFÖLDY (1974), chap. 9. Alföldy observe à propos du rôle stratégique du gouverneur de la province (ibid., 143) : « in co-operation with the army of Raetia, he had to keep open the communications between the two great northern armies of the Rhine and in Pannonia. » 83 LUTTWAK (1976), 87. 84 Cf. infra, p. 273.

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sur le soutien immédiat de royaumes clients, disposant de puissantes forces montées, rompues aux modes de combat des adversaires parthes et arabes85. L’analyse des effectifs de la cavalerie régulière seule offre donc une image biaisée de la réalité.

C. La localisation des unités de cavalerie à l’échelle provinciale La disposition des troupes montées à l’échelle des provinces ne semble pas obéir à une logique unique. David Breeze souligne que la localisation des garnisons tient compte d’un ensemble de facteurs : la nature du terrain, la proximité des routes, les lignes d’avancement, les menaces potentielles, la nature des forces disponibles, etc., ce qui est déjà le signe d’une pensée stratégique rationnelle et aboutie86. Massimo Biancardi soutient pour sa part que « le condizioni geografiche e del terreno non fossero elemento fondante per l’acquartieramento della cavalleria »87. Les considérations opérationnelles sont selon lui prééminentes. Tirant avantage de la mobilité de la cavalerie, les autorités romaines n’assignent pas aux unités montées le contrôle d’un secteur unique, mais tendent plutôt à les cantonner à la jonction de plusieurs zones d’opération, par souci d’économie88. Elles privilégient notamment les carrefours, les nœuds routiers 85 Contrairement à l’opinion défendue par LUTTWAK (1976), 111-7, les royaumes alliés demeurent un élément important du dispositif militaire romain en Orient sous les Antonins. À l’époque d’Hadrien, l’Osrhoène (passée dans l’alliance impériale à l’issue de la guerre parthique de Trajan, cf. ROSS [2001], chap. 2) et l’Arménie mineure (Arr., Acies, 12) sont en mesure de fournir de nombreux archers montés aux légats, sans compter les alliés du Caucase comme l’Ibérie et l’Albanie (HA, Hadr., 17, 11-2 ; 21, 13). Pour ce qui concerne spécifiquement la Syrie, le rôle stratégique du royaume d’Édesse comme vivier de recrutement de troupes irrégulières était suffisamment important pour que les Arsacides tentent de renverser le parti pro-romain en 163. Cf. ROSS (2001), 44 (sur la base des informations fournies par la chronique syriaque de Zuqnîn). 86 BREEZE (1993), 197. 87 BIANCARDI (2004), 183. Plusieurs exemples sont révélateurs. Le fort d’Echzell, occupé par l’ala I Flauia Gemina miliaria sous Trajan (cf. BAATZ dans REDDÉ ET AL. [2006], 270), est environné de collines. L’ala II Flauia miliaria, l’un des contingents de cavalerie les plus importants d’Europe continentale, a été successivement en garnison à Heidenheim puis à Aalen, en plein Jura souabe : JUNKELMANN (1991), II, 83-97. Le camp de Linz (Lentia), quartiers de l’ala I Thracum Victrix, fait face au massif de Bohême : ILLPRON, 950 ; KARNITSCH (1970), 59. 88 Cf. BIANCARDI (2004), 182 : la garnison d’Echzell (une pointe avancée en Germanie libre) fait peser une menace sur les arrières du territoire des Chattes en cas de tentative d’invasion de leur part ; les sites de Heidenheim et Aalen sont idéaux pour détacher des contingents de cavaliers vers l’Ouest (en Germanie supérieure) ou vers l’Est (dans la vallée de l’Altmühl) ; Linz fournit également une réserve mobile de troupes montées entre Rétie et Norique.

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depuis lesquels les cavaliers peuvent apporter un renfort rapide aux garnisons attaquées89 ou intercepter un raid ennemi de manière à ralentir sa progression et permettre à l’infanterie de se rassembler et de frapper à son tour90. La gestion d’une ressource aussi coûteuse que la cavalerie oblige en effet l’État romain et les administrations provinciales à rechercher des solutions organisationnelles complexes mais parcimonieuses. On note par ailleurs une distinction fréquente des rôles entre les ailes et les cohortes montées. En Bretagne, Biancardi estime que les cohortes equitatae assurent le contrôle de la limite externe des confins, avec une répartition régulière sur le limes qui montre que leur raison d’être réside dans l’idée même de frontière (patrouilles et contrôle des environs immédiats) alors que les ailes se voient réserver « il presidio di importanti nodi stradali, per esempio Corbridge e Carlisle, che sono i due punte focali nel sistema di communicazione tra Ingliterra settentrionale et Scozia. »91. Cette distinction nous semble globalement valable pour les autres provinces européennes92. Des « anomalies » apparaissent cependant difficilement explicables si l’on se limite à cette conception. Comment interpréter, par exemple, le fait que la cavalerie est beaucoup plus nombreuse sur le mur d’Hadrien que sur le mur d’Antonin ? Faut-il en revenir à une explication insistant sur la géographie physique, comme le fait David Breeze, pour qui les vallées et les collines qui se trouvent en face du second mur seraient peu adaptées au combat de cavalerie93 ? La présence d’une nombreuse force de cavalerie romaine lors de la campagne du Mons Graupius nous semble contredire cette hypothèse94. Faut-il alors conclure avec Biancardi que les Romains n’avaient pas l’intention de contrôler l’Écosse, et que cette résolution stratégique les aurait convaincus de ne pas disposer sur le mur une forte concentration de troupes 89 Suivant des modalités décrites à plusieurs reprises dans le De bello Gallico : e.g. Caes., BG, V, 26, 3 ; 46, 4 ; VI, 41, 2. 90 Cf. infra, p. 250-5. 91 BIANCARDI (2004), 153-4. 92 En particulier dans le cas de la Germanie supérieure et de la Pannonie, ce qui peut être déduit des cartes éloborées par BREEZE (1993), 294 et BIANCARDI (2004), tav. 26 pour l’époque d’Hadrien. Concernant la Dacie, comparer les observations de GAZDAC (1997), 158 sur la répartition des alae (« all the cavalry units are not on the border line […] but behind it, in order to have the possibility to operate for an emergency in one or other point from the frontier ») et URECHE (2009), 331 sur celle des cohortes mixtes (« The cohortes equitatae were usually placed in the front line of the limes, alongside the cohortes peditatae, while the alae were a little behind to be able to operate on a wider area. »). 93 BREEZE (1993), 288. 94 Au moins 3 000 cavaliers romains étaient présents lors de la bataille (Tac., Agr., 35, 2). Cf. infra, p. 273.

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montées ? Ce serait ignorer les projets ultérieurs de conquête du nord de l’île, en particulier celui de Septime Sévère95. Il nous semble que le cas du mur d’Antonin ne peut s’expliquer que par des considérations d’ordre tactique : les peuples de Calédonie ne disposaient pas de véritables forces de cavalerie, à la différence des peuples du nord de l’Angleterre96. Il n’était par conséquent pas nécessaire de stationner sur place d’importants effectifs montés pour contrer leurs raids efficacement97. Dans un travail récent, Jörg Scheuerbrandt a proposé de pousser plus loin l’analyse de la logique de répartition des corps de troupes, en rationnalisant la stratégie romaine de défense aux frontières, qui obéissait selon lui à des normes issues de la littérature tactique grecque98. Se fondant sur l’exemple de la Germanie supérieure, l’historien allemand suppose que la distribution des unités auxiliaires permettait la constitution rapide de petits corps d’armée placés sous le commandement de préfets d’aile. Chaque corps (στῖφος) se constituait d’une aile de cavalerie, de sept à huit cohortes, et avait un secteur défini sous sa juridiction99. Ces secteurs d’intervention s’étendaient sur une distance de 80 à 100 kilomètres, ce qui aurait permis à la cavalerie de venir secourir une garnison attaquée en moins d’une journée. Quant aux cohortes, elles auraient été réunies en groupes de trois à quatre unités formant une ἐπιξεναγία sous le commandement d’un officier accomplissant sa deuxième milice équestre (commandant d’une aile milliaire ou d’une unité REED (1975-1976) ; BIRLEY (1971, 1999 2e éd.), chap. 16. CHRISTOL (1998, 2006 2 éd.), 38, citant Hor., Carm., III, 5, 3, rappelle que la soumission complète des Bretons pouvait être perçue par les Romains comme un signe de domination œcuménique, ce qui rendait la conquête de l’île très attractive pour les empereurs en quête de gloire militaire. 96 La cavalerie est complètement absente de la description que Tacite donne de l’armée de Calgacus lors de la bataille du Mons Graupius (83/84 ap. J.-C.) : Tac., Agr., 35-7 (contra CAMPBELL [2010], 77, mais l’auteur se fonde sur une mauvaise leçon de Tac., Agr., 36, 3). À l’inverse, les Bretons vivant au nord du mur d’Hadrien combattaient comme cavaliers, et leur mode de combat était une préoccupation particulière des forces romaines en poste dans le secteur, cf. Tab. Vindol., II, 164 : Brittones nimium multi equites gladis non utuntur equites nec residunt Brittunculi ut iaculos mittant (il pourrait s’agir d’un rapport destiné au commandant de l’unité : cf. AUSTIN & RANKOV [1995], 171-2). 97 À l’inverse, voir le cas de la Pannonie inférieure qui serait, selon Breeze, le seul secteur de l’Empire où les garnisons de cavalerie étaient espacées de façon régulière : BREEZE (1993), 295. Cette présence ubiquiste s’explique peut-être par la menace des Sarmates Iazyges, dont la cavalerie légère était susceptible de pénétrer facilement dans la province en cas d’absence de forces montées affectées à la garde des frontières. 98 SCHEUERBRANDT (2004), 124-30. 99 Ibid., 129. L’ala Scubulorum contrôlerait un secteur correspondant à la frontière rétique et au Main ; l’ala Indiana, le Mainufer et la Vettéravie orientale ; l’ala Moesica, un secteur s’étendant entre la Vettéravie occidentale, le Taunus et le Rhin. 95

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de citoyens romains)100. Un tel modèle, s’il s’applique au limes de Germanie supérieure sous le règne d’Hadrien, ne correspond pas du tout à la situation connue dans les autres provinces. Il accorde en outre une place beaucoup trop importante à la théorie militaire hellénistique, dont l’influence sur les pratiques réelles des Romains, au-delà de la simple coquetterie littéraire, reste à prouver. On peut toutefois retenir l’idée de l’existence de petits groupes opérationnels, commandés par des préfets de cavalerie, ce qui correspond bien à la pratique décrite par les sources narratives lors des campagnes militaires101. Prenons l’exemple de la Rétie à l’époque d’Hadrien, qui est à la fois bien documenté par l’archéologie et par l’épigraphie (fig. 19)102. La cavalerie est largement concentrée dans la partie centrale de la province, entre Heidenheim et Pförring. On trouve sur place trois ailes de cavalerie quingénaire, l’ala I Flauia Gemelliana à Kösching103 et l’ala I Flauia singularium à Pförring104, dont les garnisons sont séparées par seulement dix kilomètres de distance, l’ala Hispanorum Auriana à Weissenburg I105, et un nombre important de cohortes montées. L’ala II Flauia miliaria, en poste à Heidenheim, est excentrée dans la partie occidentale de la province106. Le ratio entre le nombre d’ailes et de cohortes ne permet pas de constituer des groupes opérationnels du type de ceux décrits par Scheuerbrandt. On peut éventuellement proposer des associations d’une aile pour trois à huit cohortes107, mais ces groupements ne 100

Respectivement, les tribuns des cohortes XXIV uoluntariorum c.R., I Germanorum c.R, I c.R., XXXII uoluntariorum c.R, I Damascenorum miliaria sagittariorum et XXVI uoluntariorum c.R. On ne comprend pas pourquoi ces groupements d’unités sont associés par Scheuerbrandt au στῖφος et à l’ἐπιξεναγία qui, dans la littérature tactique, ne constituent pas des corps mixtes mais des formations de fantassins légers (Asclep., 6, 3 ; Ael., Tact., 16, 3 ; Arr., Tact., 14, 5). 101 Cf. infra. 102 FARKAS (2015), 214-22. 103 Ibid., 127-8. 104 Ibid., 131-2. 105 Ibid., 122-4. 106 Ibid., 125-6. 107 Un groupe I, comprenant l’ala II Flauia miliaria (Heidenheim), la cohors I Raetorum (Eislingen-Salach), la cohors VI Lusitanorum (Urspring), la cohors IV Tungrorum miliaria uex. (Faimingen I). Un groupe II comprenant l’ala Hispanorum Auriana (Weissenburg I), la cohors III Thracum ueterana (Oberdorf am Ipf ?), la cohors IX Batauorum miliaria equitata (Ruffenhofen ?), la cohors III Thracum c.R. equitata (Gnotzheim), la cohors III Bracaraugustanorum equitata (Theilenhofen). Un groupe III, comprenant l’ala I Flauia Gemelliana (Kösching), la cohors IX Batauorum miliaria equitata (Weissenburg II), la cohors VI Lusitanorum (Burgsalach I ?) et la cohors I Breucorum c.R. (Pfünz). Un groupe IV comprenant l’ala I Flauia singularium (Pförring), la cohors II Tungrorum uex. (Eining I ?), la cohors III Brittanorum (Regensburg-Kumpfmühl ?), la cohors II

Figure 19 – Déploiement de l’armée romaine en Rétie à l’époque d’Hadrien.

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présentent aucune régularité et correspondent encore moins au modèle théorique évoqué plus haut. Les distances entre les camps n’obéissent pas non plus à la logique des secteurs d’intervention définie par Scheuerbrandt108. Il faut donc renoncer à fournir toute interprétation unitaire, fondée sur une conception christallérienne de l’espace, qui ne tiendrait pas compte des multiples contraintes qui pèsent sur la localisation des garnisons. II – LA

CAVALERIE AUX FRONTIÈRES

ET LA DÉFENSE DES CONFINS IMPÉRIAUX

La description de la répartition des garnisons aux frontières ne serait d’aucune utilité sans une présentation des missions de la cavalerie. Celles-ci révèlent comment un système statique fonctionnait de façon dynamique contre des menaces de basse intensité ou des attaques majeures. Mais il convient de garder à l’esprit que la fonction des troupes montées n’était pas seulement d’ordre tactique et que celles-ci jouaient aussi un rôle important dans la liaison des différents secteurs frontaliers et le renseignement.

A. Le déploiement des hommes et les missions de la cavalerie en temps de paix Le camp permanent constitue l’environnement immédiat du cavalier auxiliaire à l’époque antonine. Protégé par un fossé et un rempart, il accueille les casernements des garnisonaires, les quartiers du commandant et les bâtiments administratifs de l’unité109. Le plus souvent, chaque camp est conçu pour abriter une cohorte ou une aile, mais il arrive que plusieurs troupes différentes se côtoient au sein d’un même établissement110. Par ailleurs, tous les soldats d’un même régiment n’ont Aquitanorum c.R. (Regensburg-Kumpfmühl), la cohors II Raetorum (Straubing IV), la cohors I Flauia Canathenorum miliaria sagittariorum (Straubing III), la cohors III Batauorum miliaria (Moos-Burgstall ?), la cohors V Bracaraugustanorum (Künzing) et la cohors IV Gallorum (Passau I ?). 108 Environ 150 kilomètres séparent le camp de l’ala I Flauia singularium à Pförring du camp de la cohors IV Gallorum, situé sur la bordure orientale de la province à Passau. 109 Sur les camps auxiliaires spécifiquement, voir CAMPBELL (2009). 110 DAVISON (1989), I, passim. Voir l’exemple des equites Vardulli (de la cohors I Fida Vardullorum), dont la présence est attestée à Vindolanda au début du IIe s., aux côtés des

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pas vocation à occuper leur castellum de façon permanente : ils sont régulièrement détachés du camp principal pour occuper des postes secondaires111. Il peut s’agir d’avant-postes fortifiés ou de tours de guet situées au devant du dispositif frontalier, parfois en territoire ennemi. En Pannonie, des forts auxiliaires et des postes plus petits se succèdent ainsi sur la route de l’ambre entre Carnuntum et Poetouio, souvent séparés par une distance équivalente à une journée de marche. Des équipements et des stèles de cavaliers ont été découverts sur ces sites ou dans leurs environs immédiats, ce qui prouve la présence, au moins temporaire, de soldats montés112. Quelques documents administratifs confirment l’existence de ces détachements. Les tablettes de Vindolanda mentionnent régulièrement des equites missi, sans que la nature de leur « mission » ne soit précisée113. Le pridianum d’une cohorte equitata égyptienne, daté de 215, donne un ordre de grandeur : 126 soldats absunt in choram, c’est-à-dire sont absents de la garnison principale, sur un total de 457 inscrits dans les rôles114. Un autre état d’effectif appartenant à la cohors I Hispanorum ueterana equitata, stationnée en Mésie, montre que sur les 119 cavaliers de la garnison en 105, beaucoup remplissent, hors du camp (situé à Stobi), des tâches allant de la surveillance des mines à la réquisition d’animaux pour le compte de l’armée, en passant par la reconnaissance, l’escorte des convois, la garde des bâtiments administratifs provinciaux, etc.115. soldats de la cohors I Tungrorum (Tab. Vindol., II, 181, l. 14). Il est aussi possible que des détachements d’ailes auxiliaires aient séjourné dans des camps légionnaires, comme le suggère CIL, IX, 2213 = ILS, 1164 : legat(o) leg(ionis) / II Italicae et alae Antoni/ nianae. 111 HODGSON & BIDWELL (2004), 142. 112 MRÁV (2010-2013). 113 Tab. Vindol., II, 252, col. ii, l. 2 (lettre de Caecilius September au préfet Cerialis) : equitem ad te misi. Tab. Vindol., II, 268, col. ii, l. 7-8 (lettre adressée au préfet Cerialis) : tibi missi… equitem. Tab. Vindol., II, 300, col. i, l. 4-5 (lettre adressée au décurion Lucius) : equites remisi ad castra iiii. 114 P. Brook., 24, col. ii, l. 13. 115 P. Lond., 2851 = ChLA, III, 219 = RMR, 63. Les chiffres sont lacunaires, mais la nature des affectations est lisible : « pour aller chercher des vêtements en Gaule » (in Gallia uestitum) ; « pour acquérir du blé » (fumintat[u]m) ; « pour réquisitionner des chevaux » (?) (trans er r[e]m equatum) ; « pour surveiller les mines en Dardanie » (in Dardania ad metella) ; « à la garde du légat » (singulares Fabi Iusti legat) ; « aux bureaux du procurateur impérial Latinianus » (officii Latiniani proc Aug) ; « en garnison » / « en détachement » dans des praesidia (Pirob[o]ridauae in praesidio ; Buridauae in uexillatione) ; « en expédition au-delà du Danube » (trans Danuuium in expeditionem) ; pour escorter des convois de ravitaillement (ad annona[m] defendendam ; ad naues frumentarias) ; « en reconnaissance » (exploratum) ; « à la garde du palais du gouverneur »

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Cette fragmentation des effectifs est abondamment documentée par les archives de la cohors XX Palmyrenorum sagittariorum miliaria equitata, dont le quartier général se trouvait à Doura Europos durant la première moitié du IIIe s.116. Les papyrus conservés montrent qu’aux environs de l’année 220, sept fortins dépendent de la garnison principale : Magdala, Appadana, Barbalissos, Becchufrayn, Birtha, Castellum Arabum et Chafer Auira117. Ces sites sont parfois très éloignés de Doura. Barbalissos se trouve à environ 300 kilomètres, sur le cours supérieur de l’Euphrate118. Becchufrayn (moderne Kifrin) est localisé à plus d’une centaine de kilomètres en aval du fleuve, sur la bordure du royaume parthe119. Dans ce dernier fort, au moins 73 fantassins et 20 cavaliers sont installés en détachement en 219 ap. J.-C., sous le commandement d’un centurion (ordinatus)120. Comme le souligne Corentin Méa, ces avant-postes « sont destinés à contrôler les voies stratégiques conduisant aux portes de l’Empire, mais aussi menant au cœur des territoires adverses »121. L’implantation des troupes démontre qu’il existe « une réelle réflexion stratégique car les détachements forment une chaîne aux maillons serrés où chaque sous-unité peut rejoindre l’autre en moins d’une journée de cheval et elles disposent de secteurs potentiels de patrouille qui se recoupent, créant un rideau défensif théoriquement imperméable à toute tentative d’intrusion »122. À côté des soldats assurant la garde des places fortes du MoyenEuphrate, d’autres cavaliers de la cohors XX Palmyrenorum sont absents du fort pour des motifs très divers. Dans le pridianum de l’année 219, (ad praetorium) ; « à la garde des animaux de bât ou du bétail » (in custodia iu[mentorum] ; ad armenta). 116 JAMES (2004), 16-25 ; EDWELL (2008), 119-46. 117 P. Dura, 100 et 101 = RMR, 1 et 2. Voir MÉA (2014), 211-3, qui propose une reconstitution de ce système (carte 8). Certaines localisations doivent toutefois être corrigées. Appadana ne se trouve pas sur la rive droite du Khabur mais sur l’Euphrate, au nord de Doura : EDWELL (2008), 69-70 (qui admet cependant que l’emplacement précis du site demeure incertain). Magdala (= Magdalathum) n’est pas situé sur le cours inférieur du Khabur mais beaucoup plus au nord, à environ 140 km de la confluence avec l’Euphrate, et sur la rive gauche de la rivière : ibid., 77-8. Quant à Birtha, il s’agit probablement de Birtha Asporakos (future Zenobia), à environ 150 km de Doura : ibid., 81. La localisation de Chafer Auira demeure inconnue. 118 Ibid., 89. 119 INVERNIZZI (1986). 120 P. Dura, 100 = RMR, 1. 121 MÉA (2014), 211. 122 Ibid., 212. Cependant, il convient de signaler que la plupart des sites fortifiés n’ont pas été fondés par les Romains et que ces derniers n’ont bien souvent fait que réoccuper des établissements plus anciens.

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trois sont affectés à l’escorte de l’empereur (ad Dominum nostrum), Élagabal, alors en route pour Rome123. D’autres sont détachés à la garde du gouverneur (singulares consularis)124 ou à celle de son palais (ad praetorium), à la chasse aux lions (ad leones), à l’escorte des convois de ravitaillement en blé (ad frumentum) et en orge (ad hordeum ou in prosecutionem hordiatorum), aux reconnaissances (exploratores) ; d’autres encore forment le personnel administratif des bureaux du gouverneur (officio). Enfin, les cavaliers sont les seuls soldats à même de fournir les estafettes et les escorteurs nécessaires à l’administration provinciale. Les registres de Doura mentionnent respectivement 14 et 15 equites dispositi125. Le verbe disponere signifie « placer à intervalles » et ne peut renvoyer ici qu’à des courriers disposés de façon régulière sur les grands itinéraires routiers du limes126. Pour leur part, les escorteurs sont appelés prosecutores et ont pour fonction d’accompagner certains officiers ou animaux, ou de protéger les convois de ravitaillement en transit dans la région127.

123 P. Dura, 100. Cf. CHRISTOL (1998, 2006 2e éd.), 54. Le pridianum d’une cohorte equitata égyptienne inconnue, daté de 215 (P. Brook., 24), mentionne des soldats détachés insecutionem eius. D’après DAVIES & THOMAS (1977), 61, il pourrait s’agir d’une « escort of honour to Caracalla ». Mais cette proposition est incertaine et ne cadre pas exactement avec la chronologie de la visite de cet empereur en Égypte : RODRIGUEZ (2012), 245, n. 72. 124 Voir l’étude exhaustive de SPEIDEL (1978) (nr. 63 et 64 pour les papyrus en question). Les archives de Doura confirment que les equites singulares consularis ne formaient pas une unité distincte, mais un contingent constitué de soldats détachés de leurs unitésmères : le numerus equitum singularium consularis. Speidel pense néanmoins que leur effectif pouvait atteindre, voire dépasser le seuil de 500 soldats (ibid., 11-5). Dans des cas très rares, ces détachements pouvaient aboutir sur la création de véritables unités autonomes (ibid., 54-66). 125 P. Dura, 100 et 101 = RMR, 1 et 2. 126 DAVIES (1989), 59. Cf. Liv., XXXVII, 7, 11 (Gracchus […] per dispositos equos prope incredibili celeritate Pellam peruenit) ; Tac., Agr., 43, 4 (per dispositos cursores nuntiata). Dans le désert de Bérénice, les dispositi sont postés dans les praesidia qui dépendent du camp de l’ala Vocontiorum à Koptos. Voir CUVIGNY (2005), chap. i. Ils se répartissent sur environ 180 km, le long de la route de Myos Hormos. Pour le fortin de Krokodilô, concernant la période de février-mars 108, la documentation nous fait connaître trois estafettes : Καιγιζα, Αἴστις et Εἰαλ. Le premier nom est d’origine dace. Le deuxième est manifestement dérivé du nom latin Aestivus. Le dernier est d’origine libyque ou sémitique. Chacun de ces trois hommes était identifié par un numéro qui le désignait de façon permanente : Kaigiza étaient le n°1, Eial le 2, Aistis le 3. 127 DAVIES (1989), 62-3. Dans la documentation de Krokodilô, ce service est appelé la παραπομπή. Sont ainsi escortés de fortin en fortin : des chameaux, un centurion, un responsable des douanes à Myos Hormos, des ânes chargés de paille et d’orge, un dromadaire dépêché auprès du préfet de Bérénice. Cf. CUVIGNY (2005), 7.

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B. La gestion des menaces de basse intensité et la lutte contre le « brigandage » Nombre d’études ont déjà souligné combien, dans les sources romaines, la frontière entre le brigandage, la guérilla de frontière et les véritables soulèvements de populations soumises à l’imperium Romanum est ténue128. Cela ne signifie pas que la figure du bandit (latro / λῃστής) doit être considérée comme un mirage littéraire129. Aujourd’hui, plus personne ne conteste le fait que l’armée romaine pouvait servir de force de police130. Cette tâche serait même devenue prééminente au cours de la période impériale131. La documentation papyrologique montre que les cavaliers des garnisons frontalières pouvaient avoir affaire à des brigands et que la gestion de cette menace comportait des risques : dans l’état d’effectif de la cohors I Hispanorum ueterana, un eques figure dans la liste des soldats décédés avec la mention occisus a latron[i]bus132. Les provinces n’étaient pas les seules régions touchées par ce problème endémique. En 206-207, Septime Sévère (alors en campagne en Bretagne) dut envoyer un important détachement d’equites (singulares ?) en Italie pour mettre fin aux activités de Bulla Felix, un chef de bande qui, selon Cassius Dion, était parvenu à rassembler et armer 600 hommes133. 128 MACMULLEN (1966), 255-68 et MCGING (1998), 160 montrent comment cette catégorie conceptuelle pouvait être utilisée pour désigner, pêle-mêle, des brigands, des pirates, des armées barbares menant des incursions dans l’Empire, des prétendants malheureux et des chefs nationaux révoltés. Voir également GRÜNEWALD (1999), 7-14 et BATTY (2007), 480-2. TRAINA (1986-1987), 275 estime que, dans l’esprit des Romains, la lutte contre ces différents ennemis de l’ordre impérial relevait du même mode opératoire, celui de la petite guerre, opposée au bellum iustum et livrée le plus souvent dans des espaces marginaux. Voir également LORETO (2006), 133-9. 129 SHAW (1989, 1992 trad. fr.) ; MCGING (1998). 130 Voir en particulier le témoignage de Tert., Apol., II, 8 : Latronibus uestigandis per uniuersas prouincias militaris statio sortitur. 131 FUHRMANN (2012), 8 et chap. 8. 132 P. Lond., 2851 = ChLA, III, 219 = RMR, 63, col. ii, l. 10. Pour d’autres exemples concernant la frontière danubienne, voir BATTY (2007), 482-3 et WHATELY (2016), 84. 133 Cass. Dio, LXXVI, 10. Voir SPEIDEL (1994a), 63. L’importance de la cavalerie dans la répression de ces activités de brigandage s’explique par le mode opératoire des bandits, fondé sur la mobilité et la déception : « quand on le voyait, on ne le voyait pas ; quand on le trouvait, on ne le trouvait pas ; quand on le saisissait, il n’était pas pris » (οὔτε δὲ ἑωρᾶτο ὁρώμενος οὔτε εὑρίσκετο εὑρισκόμενος οὔτε κατελαμβάνετο ἁλισκόμενος). Certaines sources décrivent explicitement les brigands comme des cavaliers (e.g. Fronton, Ad M. Caes., II, 16) et une constitution de 364 interdit aux individus qui ne sont pas des sénateurs, des honorati, des notables locaux ou des vétérans de monter des chevaux dans le sud de l’Italie (CTh., IX, 30, 1), dans le dessein explicite de mettre un terme au brigandage (cf. CTh., IX, 30, 2).

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La mission de maintien de l’ordre de l’armée romaine impliquait ainsi parfois de véritables opérations militaires. Outre le brigandage, la cavalerie pouvait être chargée de mater les violences urbaines qui éclataient régulièrement dans les grandes villes de l’Empire134. L’ala Sebastenorum joua ce rôle en Judée peu avant le déclenchement de la grande révolte de 66. Elle fut notamment employée pour réprimer les émeutes des Galiléens en Samarie135. Dans l’éventualité où un véritable engagement militaire était nécessaire, la cavalerie pouvait servir à lancer des actions de contre-guérilla contre des groupes mobiles de combattants pratiquant la déception. Tacite signale ainsi que, lors de la révolte des Clitae en Cilicie (52 ap. J.-C.), les insurgés se réfugièrent dans les hauteurs pour échapper aux colonnes montées détachées par le gouverneur de Syrie. Ils parvinrent à mettre en déroute la cavalerie commandée par le préfet Curtius Severus « à cause de l’âpreté du terrain environnant, qui, propice à un combat d’infanterie, ne permettait pas une bataille équestre »136. L’affaire fut finalement réglée grâce à l’intervention du roi de Commagène Antiochus IV. Enfin, les confins de l’Empire romain pouvaient être la cible de raids de pillage organisés par des populations frontalières. Ces déprédations sont explicitement avérées dans plusieurs cas, notamment dans la documentation récemment mise au jour à Krokodilô. Au début du IIe s., ce praesidium situé sur la route entre Koptos (quartiers de l’ala Vocontiorum) et Myos Hormos était menacé par les populations nomades du désert oriental égyptien137. Certains de leurs raids ressemblent à de banales opérations de brigandage. Un rapport, daté du 10 décembre 108, dont des copies ont été communiquées pour information aux curateurs occupant des postes dans la région, raconte ainsi une attaque survenue au Mons Claudianus, où étaient exploitées d’importantes carrières138 : « … Caninius décurion (?) de l’ala Apriana. [Le …] du mois de Choiak, 50 (?) chameaux [ayant été enlevés ?] par (?) 18 barbares […] puits du (?) Claudianus et je les ai poursuivis (ou nous les avons…) [avec ?] trois cavaliers et des fantassins […] à travers des zones impraticables et nous les avons combattus. [A été tué ?] Lucretius Priscus, cavalier de la cohorte […], turme de Sosinius ; a été frappé à coups de bâton [Un tel], MACMULLEN (1966), chap. v ; FUHRMANN (2012), 82 et s. Jos., BJ, II, 58 ; 63 ; 74 ; 236 ; 260. 136 Tac., Ann., XII, 55, 2 : quod duri circum loci peditibusque ad pugnam idonei equestre proelium haud patiebantur. 137 CUVIGNY (2003), II, 327-9 et 351-2. 138 O. Krok., 6. Cf. CUVIGNY (2005), 35-7. 134 135

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de la même cohorte, turme d’Iust[… …] Mais, surpris par la nuit […], nous nous sommes repliés sur le fortin […]. »139. Mais dans d’autres cas, les attaques prenaient l’allure de véritables actions d’envergure. Des ostraca datés de septembre-octobre 109 évoquent à plusieurs reprises des affrontements avec les « barbares »140. Le premier document contient un inventaire des victimes du côté romain, identifiées par leur nom et leur turme ; au moins deux morts sont signalés141. Un soldat a reçu une flèche à la tête (l. 15) et des montures ont été blessées (l. 11). Le second est une circulaire destinée aux officiers de la route de Myos Hormos. Elle signale que le 6 octobre, 61 barbares ont été tués et recommande aux destinataires d’être sur leurs gardes, « en prévision d’éventuelles représailles », suppose Hélène Cuvigny142. Mais le document le plus intéressant est sans contredit l’ostracon géant dit « des barbares », racontant l’attaque du praesidium de Patkoua (probablement situé en Basse-Nubie) par 60 pillards, le 13 mars 118143. Le raid commence à 14 heures et les combats se poursuivent jusqu’à la tombée de la nuit avant de reprendre le lendemain. Le fort est défendu par les soldats de la cohors II Ituraeorum equitata : «  À Cassius Victor, centurion de la Deuxième cohorte des Ituréens, Antonius Celer, cavalier de la même cohorte, salut. Je souhaite t’informer que, le 17 du mois de Phamenôth courant, 60 barbares ont attaqué le fortin de Patkoua. Je les ai combattus avec les camarades que j’avais avec moi depuis la 10e heure jusqu’à la deuxième heure de la nuit, puis ils ont assiégé le fortin jusqu’à l’aube. Ce jour-là a été tué Hermogenès, fantassin de la centurie de Serenus, ont été enlevés une femme et deux enfants, un (autre) enfant a été tué. À l’aube du 18 du [même] mois, nous les avons combattus et Damanais, cavalier de la centurie de Victor (la tienne) [a été tué]  ; a été frappé Valerius Firm[… …] ainsi que son cheval [… … Un tel] de la centurie Proculeiana […] à la 6e heure du jour  » (trad. H. Cuvigny)144.

C. – La lutte contre les raids d’armées extérieures Les renseignements fournis par les sources littéraires sur les modalités d’intervention de la cavalerie impériale en cas d’intrusion d’armées 139 140 141 142 143 144

Ibid., 36 (trad. H. Cuvigny). O. Krok., 47. Ibid., 47, col. i. Ibid., 47, col. iii. Cf. CUVIGNY (2005), 91. O. Krok., 87 (notamment l. 27-44). Cf. CUVIGNY (2005), 135-54. Ibid., 150.

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barbares sur le sol romain sont très rares, ce qui explique probablement pourquoi les innovations de l’Empire tardif en la matière ont été exagérées145. Pourtant, le peu d’éléments dont nous disposons montre que, sous le Principat, les moyens de la lutte contre les menaces frontalières étaient sensiblement les mêmes que sous le Bas-Empire. Les petites troupes mobiles, installées aux confins des régions militarisées, étaient toujours les premières à intervenir dans le cadre d’opérations de guérilla destinées à ralentir l’ennemi et à laisser le temps aux forces légionnaires de se rassembler pour livrer un engagement décisif. Ce schéma se retrouve dès l’époque augustéenne, lors du raid des Sicambres, des Usipètes et des Tenctères en Gaule, en 17-16 av. J.-C. Cassius Dion explique que les Germains commencèrent d’abord par crucifier des citoyens romains qui se trouvaient sur leur territoire, puis qu’ils traversèrent le Rhin et livrèrent la province romaine au pillage. Il ajoute que la cavalerie des Romains (τό τε ἱππικὸν τὸ τῶν Ῥωμαίων) vint à leur rencontre (ἐπελθόν), mais qu’elle fut attirée dans une embuscade et mise en déroute146. Ce n’est que dans un second temps que Lollius, gouverneur de la Gallia comata, fut défait avec ses troupes, probablement l’infanterie légionnaire dont Velleius Paterculus précise qu’elle se composait des soldats de la legio V Alaudae147. Cette séquence révèle bien, d’une part, l’intervention préalable des ailes auxiliaires, destinée à endiguer l’avancée des barbares par des actions de harcèlement, et d’autre part, la concentration des forces légionnaires dans la perspective de la bataille rangée. Lorsqu’ils sont confrontés à des raids de pillage, les Romains attendent généralement que leurs ennemis soient chargés de butin pour les attaquer sur le chemin du retour, ce qui leur permet à la fois de forcer l’engagement et de combattre dans des conditions avantageuses. En 50 ap. J.-C., 145 Voir infra, p. 419-32. La guérilla de frontière est un sujet généralement négligé par les spécialistes du Principat. Parmi les synthèses récentes, seule C. Gilliver en fait état dans un développement cursif qui confond défense aux frontières et petite guerre au sens large, sans donner d’exemples concrets relevant de la première catégorie. Cf. GILLIVER dans SABIN ET AL. (2007), II, 141-3. Voir également GOLDSWORTHY dans le même volume (p. 93-5). On consultera avec plus de profit la thèse (malheureusement inédite) de J. Scheuerbrandt, dans laquelle l’auteur reprend à son compte le concept Grenzkrieg. Cf. SCHEUERBRANDT (2004), 19. Pour une étude dont la perspective embrasse une chronologie plus étendue et qui se concentre sur la « formalisation » de la guérilla de frontière dans la littérature technique, cf. TRAINA (1986-1987). 146 Cass. Dio, LIV, 20, 4-5 : Σύγαμβροί τε γὰρ καὶ Οὐσιπέται καὶ Τέγκτηροι τὸ μὲν πρῶτον ἐν τῇ σφετέρᾳ τινὰς αὐτῶν συλλαβόντες ἀνεσταύρωσαν, ἔπειτα δὲ καὶ τὸν Ῥῆνον διαβάντες τήν τε Γερμανίαν καὶ τὴν Γαλατίαν ἐλεηλάτησαν, τό τε ἱππικὸν τὸ τῶν Ῥωμαίων ἐπελθόν σφισιν ἐνήδρευσαν, καὶ φεύγουσιν αὐτοῖς ἐπισπόμενοι τῷ τε Λολλίῳ ἄρχοντι αὐτῆς ἐνέτυχον ἀνέλπιστοι καὶ ἐνίκησαν καὶ ἐκεῖνον. 147 Vell. Pat., II, 97, 1. Voir aussi Tac., Ann., I, 10, 4 et Suet., Aug., 23, 1.

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lors d’une incursion des Chattes en Germanie supérieure, le gouverneur P. Calvisius Sabinus Pomponius Secundus détache des auxiliaires vangions et némètes (auxiliares Vangionas ac Nemetas)148, ainsi que des cavaliers d’aile (addito equite alario)149, leur donnant pour instruction de devancer les pillards (monitos ut anteirent populatores) et d’encercler à l’improviste les soldats dispersés (uel dilapsis improuisi circumfunderentur). Les auxiliaires se divisent en deux colonnes (agmina) : l’une d’entre elles rencontre les barbares peu après leur retour (petiuerant recens reuersos), alors qu’ils sont encore encombrés de butin ; elle les enveloppe (circumuenere)150. La deuxième colonne parvient à livrer un combat (aciem) victorieux contre un autre groupe de barbares. Pendant ce temps les légions se rassemblent dans le mont Taunus, en territoire ennemi, afin de délivrer le coup de grâce. Les Chattes décident finalement de capituler151. Tout le problème est de savoir si les auxiliaires ont attaqué les Germains alors qu’ils étaient encore dans la province où s’ils intervinrent in solo barbarico. Le sens général des opérations incline plutôt en faveur de la deuxième option. Un dernier exemple mérite d’être commenté ici. Il s’agit du raid des Sarmates Rhoxolans en Mésie, dont Tacite décrit le déroulement au cours de l’année 69152. Cet épisode, trop souvent négligé dans la bibliographie 148 Les premiers sont probablement les soldats de la cohors I Vangionum equitata. Aucune unité auxiliaire némète n’est connue pour le Haut-Empire en dehors de cette mention. 149 Plusieurs ailes sont attestées en Germanie supérieure sous les derniers JulioClaudiens : l’ala Parthorum et Araborum (AE, 1959, 188), l’ala I Hispanorum (CIL, XIII, 11317 ; 7026-7), l’ala I Noricorum (CIL, XIII, 7029-30), l’ala Augusta Gallorum Petriana (CIL, XIII, 6755 ; 6820 ; 11605), l’ala Gemelliana (AE, 1992, 1277), l’ala Moesica (AE, 1992, 1276) et peut-être aussi l’ala Gallorum Flauiana. Cf. BIANCARDI (2004), 93-102 et 123-39. 150 Tac., Ann., XII, 27, 2-3 : Dein P. Pomponius, legatus, auxiliares Vangionas ac Nemetas, addito equite alario, , monitos ut anteirent populatores uel dilapsis inprouisi circumfunderentur. Et secuta consilium ducis industria militum, diuisique in duo agmina, qui laeuum iter petiuerant recens reuersos praedaque per luxum usos et somno graues circumuenere. 151 Ibid., XII, 28, 1-2 : At qui dextris et propioribus compendiis ierant, obuio hosti et aciem auso plus cladis faciunt, et praeda famaque onusti ad montem Taunum reuertuntur, ubi Pomponius cum legionibus opperiebatur, si Chatti cupidine ulciscendi casum pugnae praeberent. Illi metu, ne hinc Romanus, inde Cherusci, cum quis aeternum discordant, circumgrederentur, legatos in Vrbem et obsides misere. Sur cette campagne, voir LAEDERICH (2001), 115-6. 152 Tac., Hist., I, 79. Voir COULSTON (2003). Sur les contacts entre Rome et les Sarmates en général, voir CAH, X, 356, 775, 820 ; XI, 95-6, 168-72, 235 ; SULIMIRSKI (1970), 130-7 et 164-82 ; BATTY (2007), 356-65 ; LEBEDYNSKY (2002, 2014 2e éd.), chap. 6. Sur la pratique de la guerre chez les Sarmates : MIELCZAREK (1993), 95-102 ; LEBEDYNSKY (2002, 2014 2e éd.), chap. 16.

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moderne, présente un intérêt historique majeur : pour la première fois, l’empire romain est touché par une incursion massive de nomades cavaliers sur le secteur danubien, une configuration stratégique appelée à devenir déterminante dans l’Antiquité tardive153. Profitant de leur excellente mobilité, vantée par des auteurs tels que Pline l’Ancien (un contemporain des faits)154, les Sarmates, au nombre de 9 000, franchissent le Danube et font irruption dans la province, avec l’intention de faire du butin (praedae […] intenta). L’attaque a lieu en hiver, au moment de l’année où le fleuve est à son étiage, donc plus facile à traverser155. La description de Tacite implique très clairement le fait que les barbares sont parvenus à percer le système défensif romain et à piller la Mésie sans rencontrer d’opposition significative. Les Romains attendent le moment opportun pour lancer leur contre-offensive : lorsque les Rhoxolans, dispersés et chargés de butin (Sarmatae dispersi aut cupidine praedae graues onere sarcinarum), s’apprêtent à repasser le Danube, empêtrés sur des chemins glissants (lubrico itinerum – phénomène de raspoutitsa lié à la fonte des neiges de printemps ?), ils sont brusquement engagés par la legio III Gallica, accompagnée d’auxiliaires, dont une part probablement importante de cavaliers156. Dans ces circonstances favorables, les troupes impériales parviennent à massacrer les pillards. Si la campagne de 69 est un succès, il semble que dans la plupart des cas, l’Empire était démuni face à de telles attaques. D’après Josèphe, les Sur les confrontations entre Rome et les nomades danubiens, cf. BATTY (2007), 441-56. Cassius Dion note que les Romains eurent affaire aux Sarmates à deux reprises avant l’année des quatre empereurs : en 16 av. J.-C. (Cass. Dio, LIV, 20, 3) et en 6 ap. J.-C. (ibid., LV, 30, 4). Par ailleurs, la stèle funéraire du légat de Mésie T. Plautius Silvanus suggère que ce gouverneur dut défendre sa province contre les Sarmates sous le règne de Néron (ILS, 986). Mais rien ne laisse supposer des attaques d’une aussi grande ampleur que celle de l’année 69. Dans le passage relatif à cet épisode, Tacite précise que les Rhoxolans avaient déjà mené un raid dans l’Empire l’hiver précédent (donc 67-68), et qu’ils avaient massacré deux cohortes, cf. Tac., Hist., I, 79, 1 (priore hieme caesis duabus cohortibus). 154 Plin., HN, VIII, 65 ; XXV, 43-4. 155 COULSTON (2003), 416, suppose qu’il était peut-être même gelé (voir Cass. Dio, LIV, 36, 2). Les cavaleries nomades étaient d’autant plus efficaces en hiver que leurs chevaux avaient l’habitude de creuser dans la neige pour chercher de l’herbe à manger, cf. SINOR (1972), 178-9. 156 Tac., Hist., I, 79, 1-4 : Conuersis ad ciuile bellum animis, externa sine cura habebantur. Eo audentius Rhoxolani, Sarmatica gens, priore hieme caesis duabus cohortibus, magna spe Moesiam inruperant, ad nouem milia equitum, ex ferocia et successu praedae magis quam pugnae intenta. Igitur uagos et incuriosos tertia legio adiunctis auxiliis repente inuasit. Apud Romanos omnia proelio apta  ; Sarmatae dispersi aut cupidine praedae graues onere sarcinarum et lubrico itinerum adempta equorum pernicitate uelut uincti caedebantur. 153

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Sarmates traversèrent le Danube une nouvelle fois l’année suivante, sans être aperçus (ἄδηλοι) précise l’auteur, qui insiste par ailleurs sur le caractère « tout à fait imprévisible de leur attaque » (διὰ τὸ παντάπασιν ἀνέλπιστον τῆς ἐφόδου). Les Sarmates neutralisèrent dans un premier temps les forces romaines isolées dans les différents postes frontaliers présents sur le Danube (ἐπὶ τῆς φρουρᾶς Ῥωμαίων ἀναιροῦσι). Ils purent ensuite défaire le gouverneur de Mésie qui se portait à leur rencontre et ravager librement toute la province, avant d’être repoussés par le nouveau légat impérial envoyé par Vespasien, Rubrius Gallus157. L’épisode illustre bien la porosité du système défensif impérial, notamment contre des armées de cavaliers hautement mobiles, opérant le plus souvent en hiver. L’Empire n’a d’autre choix que de sacrifier temporairement sa périphérie avant d’organiser des contre-offensives qui ne peuvent apporter des résultats que si les circonstances s’y prêtent ou si les nomades acceptent de livrer bataille158. Une autre solution semble avoir été de s’allier à d’autres tribus nomades, notamment les Sarmates Iazyges, installés dans le bassin de la Tisza159. Mais les sources narratives restent muettes quant à l’efficacité de cette pratique. Dans l’immédiat, au lendemain du raid de 69, la réaction de l’Empire consista à fortifier la frontière danubienne. Josèphe précise que Rubrius Gallus établit de nouvelles garnisons sur le Danube, de façon à rendre aux barbares la traversée du fleuve plus difficile160. L’archéologie 157

Jos., BJ, VII, 90-3. Ce dernier point ressort bien de l’Ordre de bataille contre les Alains  : dans la description d’Arrien, rien n’est fait pour forcer les nomades à accepter l’engagement ; tout dépend entièrement de la volonté de ces derniers à attaquer l’exercitus de Cappadoce, que l’auteur tient étrangement pour acquise. 159 Cf. Tac., Hist., III, 5, 1 (fin de l’année 69) : Ac ne inermes prouinciae barbaris nationibus exponerentur, principes Sarmatarum Iazugum, penes quos ciuitatis regimen, in commilitium adsciti. Plebem quoque et uim equitum, qua sola ualent, offerebant. 160 Jos., BJ, VII, 94. Cf. supra, n. 72. Les contempteurs de Luttwak mettent souvent en cause la viabilité des cours d’eau comme lignes de défense (ISAAC [1990, 1992 2e éd.], 410-3 ; WHITTAKER [1994], 61 et [2004], 4), ignorant toute la littérature militaire moderne qui s’est attachée à définir les avantages stratégiques et tactiques – bien réels – que procure ce type d’obstacle naturel au défenseur. Voir notamment Clausewitz, De la guerre, VI, 18-9 (éd. Naville p. 494-511), qui estime que dans certaines circonstances, la défense fluviale peut être considérée comme « l’une des meilleures mesures stratégiques » : la traversée des fleuves (notamment des grands fleuves comme le Rhin ou le Danube) impose à l’attaquant un temps d’arrêt qui peut permettre à la défense d’organiser et de concentrer ses moyens, puis d’engager l’ennemi en situation de supériorité numérique et tactique (pendant la traversée, alors que toute l’armée n’a pu passer sur l’autre rive, ou après). Pour une évaluation du rôle stratégique et tactique des frontières fluviales dans le monde romain : CAMPBELL (2012), chap. 5 (notamment p. 186-97). Pour une discussion des exemples tardo-antiques : NICASIE (1998), 123-5. 158

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confirme ses dires : c’est en effet à partir du règne de Vespasien que l’exercitus Moesiae commence à se déployer en cordon, de Drobeta jusqu’à la Mer Noire, dans une série de postes fortifiés, disposant parfois de têtes de pont sur la rive nord, et appuyés par la classis Flauia Moesiaca161. Une telle mesure pourrait suggérer qu’en sus des incursions de grande envergure comme celles de 68-69, les populations nomades du Bas-Danube avaient l’habitude de mener des raids plus limités contre lesquels un système défensif linéaire pouvait se révéler efficace. III – LA

MOBILISATION DE LA CAVALERIE

POUR LES OPÉRATIONS DE GRANDE ENVERGURE ET LES GUERRES OFFENSIVES

Sous le Haut-Empire, les grandes entreprises de conquête demeurent fréquentes et fortement valorisées. Le discours officiel promeut l’image d’un imperium sine fine, ayant pour vocation ultime d’embrasser la totalité de l’oikoumène, jusqu’à ses confins océaniques. La légitimité impériale dépend elle-même très largement de la gloire militaire du princeps, qui doit se montrer victorieux au cours de son règne pour s’attirer les suffrages de l’armée et du peuple romain. Ceci explique la récurrence des guerres offensives durant la période allant du règne d’Auguste à la dynastie sévérienne. L’organisation de ces grandes entreprises militaires nécessite cependant de rassembler de puissants corps expéditionnaires, formés à partir de détachements prélevés sur les garnisons frontalières, et de mobiliser des alliés à même de soutenir l’exercitus régulier sur un secteur d’intervention défini.

A. Les détachements de cavalerie Comme nous l’avons vu précédemment, la République romaine avait pris l’habitude, dès le IIe s. av. J.-C., de déplacer d’importants corps de cavalerie auxiliaire sur de vastes distances dans le cadre de ses campagnes ultramarines. Ces grands mouvements de troupes s’observent toujours sous le Haut-Empire. Au Ier s. ap. J.-C., les unités auxiliaires opérant dans des armées de campagne semblent mobilisées dans leur WILKES (2005), 148-59 ; GUDEA (2005), 337-40 ; BATTY (2007), 444-6 ; WHATELY (2016), chap. 5. 161

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totalité : le cadre administratif du régiment sert de base à son organisation tactique. Lors de la guerre de Judée, en 67, l’armée de Vespasien comprend six ailes ; Josèphe précise que cinq d’entre elles proviennent de Syrie162. Dans le cas des opérations de défense aux frontières, l’utilisation de contingents réguliers homogènes semble aussi constituer la règle, y compris au IIe s. Dans l’Ordre de bataille contre les Alains, Arrien mentionne ainsi plusieurs ailes et cohortes dont l’identité régimentale ne semble pas avoir été affectée par des détachements163. À partir du règne de Trajan, on voit cependant apparaître dans la documentation épigraphique des corps auxiliaires de nature différente : ces uexillationes equitum, formées à partir de petits contingents fournis par des unités diverses, sont utilisées pour les grandes expéditions nécessitant des effectifs importants164. Elles sont constituées ad hoc et permettent de sélectionner dans chaque corps de troupes les éléments les plus aptes au combat tout en évitant de trop dégarnir certains secteurs frontaliers, nécessitant une présence militaire continue. Le recours à cette pratique s’observe pour la première fois lors des guerres daciques de Trajan (101-102 / 105-106)165. À côté des unités mobilisées entièrement pour le conflit et qui sont ensuite transférées dans 162 Jos., BJ, III, 64-9. Les ailes de cavalerie connues en Syrie au milieu des années 60 sont au nombre de sept : I Bosporanorum ; Gallorum et Thracum Antiana ; Gallorum et Thracum Constantium ; Veterana Gallorum et Thracum ; Augusta Syriaca ; I Augusta Thracum ; II Augusta Thracum. Cf. DABROWA (1979), 240. L’extrait du De bello Judaico suggère que la plupart d’entre elles furent mobilisées dans le conflit. Dans l’œuvre de Velleieus Paterculus et chez Tacite, on retrouve d’autres exemples de ce type. Cf. SADDINGTON (1970), passim. 163 Arr., Acies, passim. Cf. RITTERLING (1902). 164 Sur les vexillations en général, cf. DOMASZEWSKI (1908), 135-6, SAXER (1967) et en dernier lieu FAURE (2012). 165 Citant Tac., Hist., III, 2, 4 ; 6, 1 et 15, 2, COLOMBO (2009), 103 estime qu’en 69, l’armée d’Antonius Primus se constituait de détachements prélevés sur seize ailes, pour un total de 4 000 cavaliers. La chose est loin d’être aussi évidente. Dans son discours prononcé à Poetouio, Antonius Primus mentionne les forces dont pouvait disposer le parti flavien dans l’éventualité d’une guerre en Italie. Il évoque le spectacle de « seize ailes chargeant ensemble » (Tac., Hist., III, 2, 4 : Duae tunc Pannonicae ac Moesicae alae perrupere hostem  ; nunc sedecim alarum coniuncta signa). L’image n’implique pas que les partisans de Vespasien mobilisèrent effectivement seize alae de Mésie et de Pannonie lors des opérations de l’automne 69. Et à supposer que ce fût le cas, le texte de Tacite semble bien indiquer le déplacement d’unités entières. En Hist., III, 6, 1, Tacite parle bien de détachements d’infanterie auxiliaire (uexillarios e cohortibus) mais pas de détachements de cavalerie : il se contente de signaler qu’une partie de la cavalerie provinciale (partem equitum) fut envoyée en Italie. En Hist., III, 15, 2, il est question de 4 000 cavaliers détachés dans la plaine de Bédriac, mais le texte ne précise pas s’il s’agissait de la totalité de la cavalerie du corps expéditionnaire, ni si ces escadrons étaient eux-mêmes issus de détachements prélevés sur les unités régulières de Pannonie et de Mésie.

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la nouvelle province de Dacie, d’autres corps de troupes reçoivent des récompenses pour leur participation aux opérations contre Décébale sans pour autant changer de lieu de stationnement166. Voici la liste des ailes concernées : Tableau 8 – Liste des ailes impliquées (en partie ou en totalité) dans les guerres daciques de Trajan. Province d’origine

Unités

Mésie inférieure

Ala I Asturum  ; Ala I Bosporanorum miliaria  ; Ala I Vespasiana Dardanorum  ; Ala I Flauia Gaetulorum  ; Ala I Claudia Gallorum Capitoniana  ; Ala I Gallorum Flauiana  ; Ala I Hispanorum  ; Ala II Hispanorum Arauacorum  ; Ala I Pannoniorum Ala Claudia noua  ; Ala II Pannoniorum  ; Ala Praetoria singularium Ala I Augusta Ituraeorum sagittariorum  ; Ala I Britannica c.R.  ; Ala I Cannanefatium c.R. (?)  ; Ala I c.R.  ; Ala I Flauia Augusta Britannica miliaria c.R.  ; Ala I Hispanorum Arauacorum  ; Ala I Pannoniorum Tampiana  ; Ala Siliana  ; Ala I Thracum uictrix  ; Ala I Ulpia contariorum miliaria c.R. Ala I Cannanefatium c.R. (?) Ala I Batauorum miliaria Ala Gallorum Petriana c.R. Ala III Augusta Thracum sagittariorum c.R. Ala I Thracum ueterana sagittariorum

Mésie supérieure Pannonie

Germanie supérieure Germanie inférieure Bretagne Syrie Galatie

On dénombre en tout 26 ailes. Il est inconcevable que l’ensemble de ces unités, provenant des quatre coins de l’Empire, aient été mobilisées entièrement pour une seule guerre, fût-elle importante : cela ferait un minimum théorique de 15 000 cavaliers d’ailes, sans compter les equites singulares, les equites praetoriani, les equites cohortales et les troupes supplétives montées (cavalerie maure de Lusius Quietus, alliés locaux…)167. Il faudrait alors imaginer une concentration de cavaliers dépassant allègrement

Sur ces questions : STROBEL (1984), 80-154 ; MATEI-POPESCU & ŢENTEA (2006). Cass. Dio, LXVIII, 32, 4 (cf. SPEIDEL [1975b], 212, PETERSEN [1968] et HAMDOUNE [1999], 142-9 ; sur Lusius Quietus, cf. PIR², L, 439). On estime souvent que les Sarmates Iazyges prirent part à la première guerre dacique du côté romain en vertu du traité d’alliance qui les unissait à l’Empire : cf. Cass. Dio, LXVIII, 10, 3 et MÓCSY (1974), 91. 166 167

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les 25 000 hommes, ce qui est bien supérieur aux standards de l’époque168. Dans la plupart des cas, ces régiments n’ont fait que détacher une partie de leurs effectifs. Cette hypothèse est confirmée par plusieurs inscriptions contemporaines. L’une d’entre elles nous fait connaître un certain C. Nonius Caepianus, préfet de l’ala I Asturum puis praepositus numeri equitum electorum ex Illyrico, « contingent des cavaliers choisis provenant de l’Illyricum »169. Une autre inscription cite une uexillatio Britannica constituée de trois détachements légionnaires mais aussi d’auxiliaires, dont des cavaliers de l’ala Tampiana170. Enfin, un diplôme daté précisément du 2 juillet 110 congédie des soldats d’une uexillatio equitum ex Syria171. À en juger le manque d’homogénéité des expressions servant à désigner ces formations, la pratique devait être encore récente à l’époque de Trajan172. Mais elle pouvait désormais se réclamer d’un précédent important. Des détachements de cavaliers furent à nouveau 168

Cf. infra, p. 271-4. CIL, XI, 393 = ILS, 2739 (règne de Trajan). SAXER (1967) ne retient pas cette inscription dans son inventaire des vexillations impériales. Voir pourtant STROBEL (1984), 147-8 et CHRISTOL (1981b), 136. La uexillatio / numerus equitum electorum Illyricorum se retrouve en Dacie dans un diplôme militaire daté du 22 mars 129 (CIL, XVI, 75 = SAXER [1967], n°48) : uexillation(e) equit(um) lllyricor(um). Voir aussi CIL, III, 1197 (Apulum) : Tutor Siluan[i] / eq[ue]s alae Bos[p(oranorum)] / ex n(umero) Illyr(icorum). Nous pensons qu’il s’agit dans tous les cas de la même unité, qui finit par devenir l’ala Illyricorum attestée en Dacia Porolissensis dès l’époque antonine, à Brîncoveneşti (AE, 1992, 1472) : Aurel(ius) Vale(n)s sesq(uiplicarius) alae / Inlyri(corum). À un moment intermédiaire, ce régiment semble avoir eu l’appellation hybride et peu conventionnelle d’ala numeri Illyricorum. Cf. AE, 1987, 829 (Apulum) : Ael(io) Dubita/to missicio / alae Bat(auorum) ex / a(la) n(umeri) Il(l)yr(icorum). Confirmé par une estampille trouvée à Vecs (AE, 1992, 1474) : Al(a) I n(umeri) Il(l)yr(icorum). 170 CIL, III, 4466 (Carnuntum) : equ(es) al(a)e Tam(pianae) ue/x(illationis) Brit(annicae). Cette vexillation aurait été envoyée sur le Danube dès le règne de Domitien. Cf. SAXER (1967), 24-5 (n°42) et STROBEL (1984), 99-102. On peut penser que des cavaliers de l’ala Augusta Gallorum Petriana en faisaient aussi partie puisque l’unité reçut une récompense pour sa participation aux guerres daciques tout en conservant son lieu de stationnement en Bretagne. Cf. SPAUL (1994), 180-1. 171 CIL, XVI, 164 (Brigetio) : equitib(us) et peditib(us) qui militant in alis / IIII et cohortibus X quae appel/lantur… et uexillationis equitum ex Syria / et sunt in Pannonia inferiore sub T. Iulio / Maximo Manliano. Cf. SAXER (1967), 25-6 (n°43) et STROBEL (1984), 148. 172 Nous estimons qu’il y a là une confirmation de la datation haute proposée par certains historiens pour le traité de castramétation du Ps.-Hygin : celui-ci ne mentionne aucune uexillatio equitum et a donc de fortes chances de dater du début du règne de Trajan, ou éventuellement du règne de Domitien. À moins que les Mauri equites du traité soient à assimiler à des uexillarii, comme le suppose SPEIDEL (1975b), 211. Mais on comprend mal pourquoi l’auteur n’utiliserait pas ce terme, qu’il n’hésite pourtant pas à appliquer aux détachements légionnaires. Voir en outre CIL, XVI, 114 (Mésie supérieure, 161 ap. J.-C.), qui désigne bien, sous le nom de Mauri equites, une troupe d’irréguliers (cf. NÉMETH [1997], 103-5 ; HAMDOUNE [1999], 154-5). 169

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mobilisés pour la guerre parthique du même empereur173, et au-delà, jusqu’à la « crise » du IIIe s. Le pridianum de la cohors I Hispanorum ueterana, daté de l’année 105, détaille peut-être la manière dont étaient constituées ces vexillations : il mentionne 23 cavaliers détachés trans Danuuium in expeditionem. Ces cavaliers appartenaient probablement à la uexillatio equitum Illyricorum qui servit sous les ordres de Caepianus. La répression des révoltes maures qui éclatent sous le règne d’Antonin le Pieux fournit un deuxième exemple bien documenté de mobilisation des forces de cavalerie auxiliaires. Cette guerre, qui se déroule entre 145 et 152, est à peine évoquée par les sources littéraires, qui se font plus discrètes sous la dynastie antonine174. Mais l’épigraphie permet de savoir avec une grande précision quelles unités y prirent une part active175. À un premier niveau, nous pouvons constater la participation d’unités locales. La legio III Augusta d’Afrique proconsulaire est mobilisée, de même que les troupes auxiliaires d’Afrique du Nord176. À l’échelle de l’Empire, des renforts sont envoyés des provinces de Norique, de Pannonie et de Mésie : il s’agit de troupes légionnaires et auxiliaires. Parmi ces dernières, on note seulement la présence de cavaliers. L’élément clé du dossier est un diplôme militaire découvert sur l’emplacement de l’ancien camp de Brigetio, à la fin du XIXe s., et daté de l’année 150177. Ce document dresse la liste des régiments stationnés de Pannonie supérieure. Il nous apprend que certaines ailes de cavalerie avaient des soldats mobilisés en Maurétanie Césarienne sous le commandement de Porcius 173 Cf. CIL, VI, 32933 = ILS, 2723 = IDRE, I, 21 (Rome ; époque de Trajan) : L(ucio) Paconio L(uci) f(ilio) Pal(atina) / Proculo… praef(ecto) uexillation(is) eq(uitum) Moe/ siae infer(ioris) et Daciae eunti / in expeditione Parthic(a) donis / militar[ib(us)] donato. Cf. SAXER (1967), 26 (n° 44). 174 Paus., VIII, 43, 3 ; HA, Ant., 5, 4. Concernant la datation du conflit, voir en dernier lieu FARKAS (2011), 189 et n. 3 (avec réf. antérieures). 175 Une abondante bibliographie a abordé la question depuis le travail pionnier de CAGNAT (1892, 1912 2e éd.), 47-50. Voir notamment BARADEZ (1954) ; LE GLAY (1959) ; SPEIDEL (1977a) ; CHRISTOL (1981b) ; BENSEDDIK (1982), 148-54 ; FARKAS (2011). 176 CAGNAT (1892, 1912 2e éd.), 48 ; BARADEZ (1954), 128 (voir cependant LE BOHEC [1989a], 378) ; BENSEDDIK (1982), 151. 177 CIL, XVI, 99 = ILS, 9056 : equitib(us) qui militauerunt in al[is V quae] / appell(antur) I Hispanor(um) Arauacor(um) [et III Aug(usta)] / Thrac(um) sagit(tariorum) quae sunt [i]n Pann(onia) su[p]e[rio]/r(e) sub Claudio Maximo item I Fla[uia] / Britann(ica) | (miliaria) c(iuium) R(omanorum) et I Thrac(um) ueter(ana) sag[it(tariorum)] / et I Aug(usta) Itureor(um) sagit(tariorum) quae sunt in Pa[nn(onia)] / inferior(e) sub Cominio Secundo quin[is] / et uicenis plurib(usue) stip(endiis) emer(itis) d[i]m[iss(is)] h[o]/nest(a) miss(ione) per Porcium Vetustinum / proc(uratorem) cum essent in expedition(e) Maure/tan(iae) Caesarens(is)…

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Vetustinus, procurateur. Son contenu a récemment été complété par la découverte d’autres diplômes, qui fournissent des inventaires similaires pour les provinces de Norique, de Pannonie inférieure et de Mésie inférieure178. Voici la liste des unités concernées : Tableau 9 – Liste des ailes danubiennes impliquées dans la répression de la révolte des Maures sous Antonin le Pieux. Province d’origine Norique

Pannonie supérieure

Pannonie inférieure

Mésie inférieure

Unités Ala I Commagenorum miliaria sagittariorum ; Ala I Augusta Thracum ; Ala I Pannoniorum Tampiana Ala I Ulpia contariorum miliaria ; Ala I Thracum sagittariorum c.R. ; Ala I Hispanorum Arauacorum ; Ala I Cannanefatium c.R. ; Ala III Augusta Thracum sagittariorum Ala I Flauia Britannica miliaria c.R. ; Ala I Thracum ueterana sagittariorum  ; Ala I Augusta Ituraeorum sagittariorum Ala I Gallorum Atectorigana ; Ala I Vespasiana Dardanorum + deux autres alae inconnues180

Commandant(s) responsable(s) du détachement T. Varius Clemens, procurator179

T. Varius Clemens et Q. Porcius Vetustinus, procuratores

Q. Porcius Vetustinus, procurator

Flavius Flavianus, procurator

Nous ne disposons pas de document équivalent pour la Mésie supérieure. Mais la participation d’une vexillation légionnaire issue de cette province rend fort probable l’hypothèse d’une uexillatio equitum Moesiae 178 Pannonie inférieure : RMM, 32 (24 septembre 151). Mésie inférieure : AE, 2006, 1213 (156 ?). 179 Plusieurs inscriptions de Celeia, dans le Norique, mentionnent ce personnage. L’une d’elles le décrit comme praefectus auxiliariorum tempore expeditionis in Tingitaniam missorum (CIL, III, 5211 = ILLPRON, 1673 = ILS, 1362) ; les trois autres comme praefectus auxiliorum in Mauretaniam Tingitanam ex Hispania missorum (CIL, III, 5212 = ILLPRON, 1674 = ILS, 1362a ; CIL, III, 5214 = ILLPRON, 1676 ; CIL, III, 5215 = ILLPRON, 1677 = ILS, 1362b). Tout cela suggère que les soldats danubiens qui faisaient partie de sa vexillation arrivèrent en Maurétanie depuis l’Espagne. Sur T. Varius Clemens, voir ŠAŠEL (1983). 180 Il peut s’agir de l’ala I Gallorum et Pannoniorum, de l’ala I Flauia Gaetulorum ou de l’ala II Hispanorum Arauacorum qui sont aussi attestées en Mésie inférieure à l’époque d’Antonin.

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superioris181. La présence de cavaliers danubiens sur le sol africain lors de la guerre contre les Maures est confirmée par plusieurs épitaphes mentionnant des unités pannoniennes en Maurétanie Césarienne182. Il ne fait aucun doute que ces ailes conservèrent leur garnison d’origine puisqu’elles figurent dans les diplômes émis pour les vétérans des deux provinces de Pannonie avant, pendant et après le conflit. Michael P. Speidel et Michel Christol ont démontré de manière convaincante que les troupes de renfort envoyées en Afrique n’étaient pas des unités entières, mais des détachements de soldats183. Cette hypothèse a été confirmée par la découverte, à Fedjana, près de Tipasa, d’une dédicace religieuse réalisée par quatre décurions de la uexillatio alae Augustae, c’est-à-dire d’un détachement de cavaliers de l’ala I Augusta Thracum, unité dont les quartiers se trouvent en Norique184. À ce titre, il est intéressant de remarquer que dans l’inscription CIL, VIII, 21620, le soldat de l’ala I Ulpia contariorum mentionne sa turme de rattachement. Cela suggère que les cavaliers n’étaient pas détachés individuellement, mais plutôt par turmes complètes, pour faciliter la recomposition d’une nouvelle unité tactique assimilable à une aile sur le théâtre d’opération185.

181 Un diplôme très fragmentaire de Viminacium (Mésie supérieure), daté de 151, contient le texte suivant (RMD, V, 405 = AE, 2006, 1184) : Gall(orum) [quae sunt in ---] / sub Egr[ilio  ? Plariano  ? ---] / quae est [in --- sub ---]/no legat[o quinis et uicenis pluribusue stipen]/di(i)s emeri[tis dimissis honest(a) mission(e) per] / Varium C[lementem proc(uratorem) cum essent in expe]/d[it(ione)? ---]. Deux ailes sont connues dans cette province pour la période allant de 132 à 159 : l’ala Claudia noua miscellanea et l’ala Gallorum Flauiana (RMD, IV 247 [132 ap. J.-C.] ; RMM, 31 [151 ap. J.-C.] ; RMM, 37 [157 ap. J.-C.] ; CIL, XVI, 111 [159 ap. J.-C.]). 182 AE, 1955, 131 (Tipasa) : ala I Ituraeorum. AE, 1955, 132 (Tipasa) : ala I Britannica. CIL, VIII, 9291 (Tipasa) et CIL, VIII, 21620 (Portus Magnus) : ala I Ulpia contariorum. AE, 1955, 133 (Tipasa) : ala Cannanefatium. 183 CHRISTOL (1981b), 138-9. SPEIDEL (1977a), 132 souligne qu’il aurait été très risqué de retirer de la frontière pannonienne cinq unités montées qui jouaient un rôle important dans la défense des deux provinces contre les Marcomans et les Iazyges. C’est d’ailleurs pour cette raison que furent transférés en Pannonie inférieure des éléments de l’ala III Batauorum miliaria, jusque-là stationnée en Rétie, cf. CIL, XVI, 179 et 180 (148 ap. J.-C.). 184 AE, 1975, 651 : I(oui) O(ptimo) M(aximo) Victoria/e Noreiae sac(rum) / uexellatio / al(ae) Aug(u)s(tae) Se(ntius) Ex/oratus Spectati/us Viator decuriones / exercitus Norici / quibus praeest Iul(ius) / Primus | (centurio) leg(ionis) XIIII G(eminae) u(otum) s(oluerunt) l(ibentes) m(erito). Sur l’ala I Augusta Thracum, voir SPAUL (1994), 228-30. 185 Dans le même ordre d’idée, on ne sera pas étonné de constater que les remansores, ceux qui n’étaient pas détachés et « demeuraient » dans les quartiers de l’unité, formaient eux aussi des turmes complètes : voir le cas des equites singulares Augusti mentionnés dans une dédicace collective offerte à Rome le 1er avril 200 : CIL, VI, 225 = 30720 = ILS, 2186 = Denkm., 56 (avec FAURE [2012], 401-2).

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La seule inscription détaillant avec précision la composition d’une vexillation de cavalerie ne date pas du règne d’Antonin le Pieux, mais plutôt de celui de son successeur Marc Aurèle (161-180). Il s’agit du décret gravé par la colonie de Byllis (en Macédoine) en l’honneur de M. Valerius Lollianus. Après qu’il eut exercé ses trois milices équestres, Lollianus prit le commandement d’une uexillatio equitum electorum in Mesopotamia, probablement constituée dans le cadre de l’expédition parthique de Lucius Vérus (161-166). L’inscription livre la liste des unités qui fournirent des cavaliers pour permettre la mise sur pied de ce contingent : six ailes et quinze cohortes montées186. Dans un article récent, Rudolf Haensch a montré que ces corps auxiliaires sont ceux que l’on retrouve dans deux diplômes syriens datant respectivement de 153 et 157187. Ils avaient donc probablement tous leur garnison dans la province de Syrie au moment du déclenchement de l’expédition. On peut se demander pourquoi les autorités impériales prirent la décision de former une unité tactique à partir de toutes les unités montées de la province. La réponse la plus évidente est que leur présence en Syrie était rendue nécessaire par la quantité de tâches que la cavalerie remplissait sur place en temps normal. Cela permettait aussi d’aguerrir des soldats de l’ensemble de ces unités, dans une région qui n’avait pas été touchée par la guerre depuis la fin du règne de Trajan. À supposer que chaque corps de troupes ait détaché une turme, nous aurions une vexillation forte de vingt-et-une turmes, soit environ 630 cavaliers.

186 CIL, III, 600 = ILS, 2724 = SAXER (1967), n° 64 : M(arcus) Valerius M(arci) f(ilius) Quir(ina) Lollianus… praepositus in Mesopotamia uexillationibus equitum electorum alarum / praetoriae Augustae Syriacae Agrippianae Herculianae / singularium item cohortium I Lucensium II Ulpiae equit(atae) / c(iuium) R(omanorum) I Fl(auiae) c(iuium) R(omanorum) I(I) Thracum III Ulpiae Paflagonum II eqquitum I / Ascalolitanorum I Fl(a)u(iae) Chalcidenorum V Petr(a)eorum IIII / Lucensium I Ulpiae Petr(a)eorum II Ulpiae Paflago{g}num I Ulpiae / sagittariorum III Dacorum I Syngambrum… La datation a fait polémique. R. Paribeni (suivi par J. Guey) penchait pour la guerre parthique de Trajan. E. Bormann (suivi par A. von Domaszewski, R. Saxer et H.-G. Pflaum) préfère l’époque de Marc Aurèle. D. Kennedy hésite entre le règne de Trajan et celui d’Hadrien. Dernièrement R. Haensch et P. Weiß ont démontré de manière convaincante que l’allusion à la Mésopotamie est à mettre en relation avec la guerre parthique de Lucius Verus. Cf. HAENSCH & WEISS (2012) (avec bibl. antérieure). 187 AE, 2006, 1841 ; CIL, XVI, 106. Les six ailes sont attestées dans ces documents, de même que treize des quinze cohortes montées de la uexillatio equitum electorum commandée par Lollianus. Les cohortes qui ne sont pas attestées dans ces diplômes sont la cohors II equitum et la cohors III Dacorum. Dans le dernier cas, il y a peut-être une erreur du lapicide macédonien : on aurait alors affaire à la cohors I Dacorum, bien attestée dans les diplômes susmentionnés.

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Un dernier ensemble de documents nous renseigne sur la présence de détachements de cavaliers auxilaires originaires d’Afrique du Nord dans les provinces danubiennes au IIe s. Ces vexillations furent peut-être créées pour la première fois lors des guerres daciques de Trajan, comme le suggère l’inclusion des titres pia fidelis dans la nomenclature de certaines unités de Maurétanie, à l’époque où eut lieu ce conflit188. Les soldats détachés des alae concernées étaient manifestement accompagnés par des troupes irrégulières, fournies par les tribus maures fédérées à l’Empire et commandées par Lusius Quietus189. C’est en tout cas l’association que l’on retrouve un demi-siècle plus tard, lorsqu’un diplôme daté du 8 juillet 158 les mentionne pour la première fois : il y est question des uexil(larii) Afric(ae) et Mauret(aniae) Caes(ariensis) qui sunt cum Mauris gentilib(us) in Dacia super(iore)190. L’identité de ces uexillarii a fait couler beaucoup d’encre, de même que la date de leur déplacement en Dacie191. Au vu de l’état actuel de la documentation, il nous semble peu probable qu’il s’agisse d’un simple personnel d’encadrement pour les Mauri gentiles192. Il faudrait plutôt y voir un véritable détachement constitué à partir des unités auxiliaires régulières de Maurétanie et d’Afrique193. Nous interprétons dans le même sens les informations fournies par la célèbre inscription de M. Valerius Maximianus, datant de 183-184 et mentionnant, dans

188 FARKAS (2011), 191. Six ailes sont concernées par ces changements de titulature. Or, comme le souligne l’auteur, ces unités ne peuvent pas avoir pris part à des opérations militaires importantes en Maurétanie dans les premières décennies du IIe s. 189 Cf. HAMDOUNE (1999), 142-9. Sous Domitien, Quietus commandait déjà un escadron de cavalerie (Cass. Dio, LXVIII, 32, 4 : ὅτι Κυῆτος Λούσιος Μαῦρος μὲν ἦν καὶ αὐτὸς τῶν Μαύρων ἄρχων ὢν καὶ ἐν ἱππεῦσιν ἰληγὸς ἐξήταστο), selon PETERSEN (1968) et HAMDOUNE (1999), 144 une véritable ala, en tant que praefectus. Le même passage de Cassius Dion, conservé dans les Excerpta de uirtutibus et uitiis précise que le contingent commandé par ce personnage, lors de la première guerre dacique de Trajan, avait été fourni en vertu de l’alliance des Maures (Μαύρων συμμαχίας). 190 CIL, XVI, 108 : equitib(us) et pedit(ibus) qui milit(auerunt ) in alis III / quae appellantur… et cohortibus… uex(illariis) Afric(ae) / et Mau[r(etaniae)] et Caes(ariensis) qui sunt cum Maur(is) / gentilib(us) in Dacia super(iore) et sunt / sub Statio Prisco leg(ato). Voir également, désormais, AE, 2007, 1763 et ECK & PANGERL (2014), 169. 191 Pour SPEIDEL (1975b), 209, les Mauri gentiles auraient été recrutés à la suite du traité mettant fin à la révolte de la Maurétanie sous le règne d’Antonin. HAMDOUNE (1999), 165, souligne que la présence de Mauri equites dans le secteur date plutôt des guerres de Trajan. 192 Selon l’hypothèse de MANN (1954), 502, n. 15, reprise par SPEIDEL (1975b), 208-9, n. 31-2. Mais voir les remarques de HAMDOUNE (1999), 151. 193 Comme le suggérait SAXER (1967), 32 (n°61).

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le contexte des années 169-170, une praepositura equitum Afrorum et Maurorum electorum ad curam explorationis Pannoniae194. Résumons-nous. À partir du règne de Trajan, les autorités impériales prennent l’habitude de former des corps expéditionnaires montés composés de détachements fournis par des groupes d’unités auxiliaires. Il s’agit d’unités appartenant à la même province ou à un ensemble inter-provincial homogène (Illyricum, provinces d’Afrique du Nord…). En général leur commandement est confié à des officiers équestres portant le titre de praepositus, de praefectus ou de procurator. On note une relative imprécision dans la dénomination des nouveaux corps de troupes. Le terme uexillatio apparaît le plus souvent, mais il est parfois remplacé par numerus, ou les deux sont utilisés conjointement. L’un et l’autre sont suivis du génitif pluriel equitum, parfois assorti de l’adjectif electorum. Dans la pratique, le terme vexillation peut aussi bien s’appliquer à un détachement prélevé sur une unité auxiliaire (e.g. AE, 1975, 951) qu’au nouveau corps de troupes mobile formé à partir de plusieurs de ces détachements. Ces forces d’intervention peuvent être constituées pour fournir un renfort sur un théâtre d’opération très éloigné. Mais elles peuvent aussi servir directement dans leur région de stationnement. Ces exemples de détachements prouvent que les différents secteurs frontaliers ne sont pas indépendants et qu’il n’y a pas de réponses seulement locales aux menaces extérieures. L’armée impériale constitue bien un système.

194 AE, 1956, 124 (Diana Veteranorum, Numidie) : M(arco) Valerio Maximiano… misso in procinctu / Germanic(ae) exped(itionis) ad deducend(a) per Danuuium quae in annonam Panno(niae) / utriusq(ue) exercit(uum) denauigarent praepos(ito) uexillation(um) clas(sium) praetor(iarum) / Misenatis item Rauennatis item clas(sis) Brittan(n)ic(ae) item equit(um) Afror(um) et Mauror(um) / elector(um) ad curam explorationis Pannoniae. Cf. SAXER (1967), 37-9 (n°68) et surtout PFLAUM (1955) et (1960), I, n°181 bis (p. 476-94). Pour ce dernier, il s’agit de cavaliers fournis par les troupes auxiliaires de l’Afrique (incluant la Numidie) et de la Maurétanie Césarienne, peut-être les mêmes que ceux mentionnés dans le diplôme de 154. ROSSIGNOL (2004), 803-7 n’est pas tout à fait d’accord avec cette interprétation car le lapicide utilise les ethniques Afrorum et Maurorum en lieu et place des dénominations géographiques Africae et Mauretaniae, ce qui indiquerait plutôt des troupes irrégulières. Cet argument est rendu bancal par l’inscription relative au praepositus uexillationis equitum Maurorum de la guerre d’Antonin le Pieux contre les Maures (CIL, VIII, 9045 = ILS, 2766), qui montre bien, dans le cas des auxilia réguliers d’Afrique du Nord, un certain laxisme dans le choix des dénominations ethnogéographiques censées refléter la composition des détachements.

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B. Les troupes irrégulières Les sources du Haut-Empire demeurent discrètes concernant la mobilisation de supplétifs étrangers au service de Rome aux Ier et IIe s. de notre ère. Il convient toutefois de souligner que la mise en place des ailes permanentes puis des numeri ethniques n’a pas fait disparaître cette tradition de recrutement qui demeure une réalité durant toute l’époque impériale. De ce point de vue, la situation ne semble pas avoir fondamentalement changé par rapport à la période républicaine : toutes les campagnes menées aux confins de l’Empire font nécessairement intervenir des troupes alliées, fournies par les gentes externae ou les États amis195. – Au tout début du règne d’Auguste, lors de son expédition vers l’Arabie heureuse, le préfet d’Égypte C. Aelius Gallus a avec lui 1 000 Arabes Nabatéens et 500 soldats issus de la garde personnelle d’Hérode196. – Lors de la grande révolte illyrienne (6-9 ap. J.-C.), Rhoemetalcès, le roi thrace de la confédération odryse, met sa cavalerie au service du gouverneur romain de Mésie A. Caecina Severus197. – Lors de la campagne de Germanicus contre Arminius en 16, le chef chérusque Flavus sert manifestement dans l’armée romaine à la tête d’un contingent de cavalerie198 et le dux Batavorum Chariovalda commande pour sa part un escadron de Bataui nobiles199. – En 24, des troupes maures fournies par le roi Ptolémée de Maurétanie interviennent du côté romain dans la répression de la révolte de Tacfarinas en Numidie200. – Lors de sa tentative de déstabilisation de l’Empire parthe en 35, Tibère utilise les Ibères du Caucase, eux-mêmes aidés par des Albaniens et 195 Pour un survol de la documentation, sans distinction d’arme, voir ROSSIGNOL (2004), 1195-8. L’auteur considère que, passée l’institution des numeri, les troupes supplétives constituées de symmachoi « devinrent par contre moins nombreuses, exceptionnelles et leur durée d’emploi fut sans doute en général très restreinte. Seule une campagne importante, ou une situation critique, pouvait de temps en temps en susciter le besoin. » Ce point nous semble difficile à prouver. Voir également SADDINGTON (1970), qui se limite toutefois au début du Principat. 196 Strab., XVI, 4, 23 (780) : τῶν συμμάχων, ὧν ἦσαν Ἰουδαῖοι μὲν πεντακόσιοι Ναβαταῖοι δὲ χίλιοι μετὰ τοῦ Συλλαίου. Jos., AJ, XV, 317 : συμμαχικὸν ἔπεμψεν Καίσαρι πεντακοσίους ἐπιλέκτους τῶν σωματοφυλάκων. 197 Vell. Pat., II, 112, 4 (equitatui regio) ; II, 113, 1 (equite regio). 198 Tac., Ann., II, 9-10. Un tel contingent n’est pas directement mentionné dans le passage en question mais Tacite précise que Flavus servait in exercitu et le présente comme un cavalier. 199 Ibid., II, 11, 1-3. 200 Ibid., IV, 24, 3 : manus delecti Maurorum.

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des Sarmates, pour défendre son prétendant au trône d’Arménie Mithridate201. En 49, parmi les troupes rassemblées par Iulius Aquila contre l’usurpateur bosporitain Mithridate, on retrouve des cavaliers aorses commandés par leur chef Eunone202. Au cours de la première guerre de Judée (66-73), Josèphe mentionne à plusieurs reprises des supplétifs montés fournis par les royaumes alliés de Rome en Orient203. Lors de la bataille d’Ad Castores en 69, Tacite signale la présence d’un rex Epiphanes du côté othonien : il s’agit de C. Iulius Antiochus Epiphanes, fils du dernier roi de Commagène, C. Iulius Antiochus IV, qui était certainement accompagné de sa garde personnelle d’archers montés204. Toujours au cours de l’année des quatre empereurs, Tacite note que la garnison des provinces de Maurétanie comporte « dix-neuf cohortes, cinq ailes de cavalerie […] ainsi qu’un fort contingent de Maures (ingens Maurorum numerus), troupe que les brigandages et le pillage entraînent à la guerre (per latrocinia et raptus apta bello manus) »205. À la fin de l’année 69, le même historien romain rapporte l’alliance passée par les généraux flaviens avec les Sarmates Iazyges, qui

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Ibid., VI, 34-5. Ibid., XII, 15-6 (notamment 15, 2 : ipsi gratias quaesiuere, missis legatis ad Eunonen, qui Aorsorum genti praesidebat. Nec fuit in arduo societas potentiam Romanam aduersus rebellem Mithridaten ostentantibus). La répartition des tâches entre les troupes alliées et les troupes romaines est synthétiquement explicitée en 15, 2 : equestribus proeliis Eunones certaret, obsidia urbium Romani capesserent. 203 Lorsqu’il entre en campagne en 66, Cestius Gallus dispose d’un fort contingent de troupes royales : 2 000 archers montés fournis par Antiochos IV de Commagène, un nombre quasiment équivalent de cavaliers provenant de l’armée d’Agrippa II et environ 1 300 cavaliers fournis par Sohémos, roi d’Émèse (Jos., BJ, II, 500-1 : πρὸς αἷς τὰς παρὰ τῶν βασιλέων συμμαχίας, Ἀντιόχου μὲν δισχιλίους ἱππεῖς καὶ πεζοὺς τρισχιλίους τοξότας πάντας, Ἀγρίππα δὲ πεζοὺς μὲν τοὺς ἴσους ἱππεῖς δὲ δισχιλίων ἐλάττους, εἵπετο δὲ καὶ Σόαιμος μετὰ τετρακισχιλίων, ὧν ἦσαν ἱππεῖς ἡ τρίτη μοῖρα καὶ τὸ πλέον τοξόται). Voir également BJ, III, 68 (69 ap. J.-C.) : Antiochos, Agrippa, Sohémos et le phylarque arabe Malchos fournissent chacun 1 000 cavaliers à Vespasien (Ἀντιόχου μὲν καὶ Ἀγρίππα καὶ Σοαίμου παρασχομένων ἀνὰ δισχιλίους πεζοὺς τοξότας καὶ χιλίους ἱππεῖς, τοῦ δὲ Ἄραβος Μάλχου χιλίους πέμψαντος ἱππεῖς ἐπὶ πεζοῖς πεντακισχιλίοις, ὧν τὸ πλέον ἦσαν τοξόται). Dans l’ordre de marche de Titus en 70, Jos., BJ V, 47 note la présence d’un contingent royal et des troupes alliées : οἱ βασιλικοὶ καὶ πᾶν τὸ συμμαχικόν (confirmé par Tac., Hist., V, 1, 2). 204 Tac., Hist., II, 25, 2. 205 Ibid., II, 58, 1 (trad. H. Le Bonniec). 202

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s’engagent à mettre leur puissante cavalerie au service de la défense des frontières en Mésie206. Passée l’année des quatre empereurs, les témoignages se font plus rares en raison de l’interruption du récit tacitéen. Mais Cassius Dion mentionne à plusieurs reprises d’importants contingents irréguliers pour le IIe s. et l’épigraphie permet de compléter les lacunes des sources littéraires207. Les exemples d’époque antonine montrent que les Romains recouraient de plus en plus à la déportation massive de combattants déditices ou alliés208, le cas le plus spectaculaire étant celui des Sarmates de Bretagne : en 175, les Iazyges, vaincus par Marc Aurèle, donnèrent « à titre d’alliés » (ἐς συμμαχίαν) 8 000 cavaliers, dont 5 500 furent envoyés sur l’île occidentale209. Leur présence dans le secteur du mur d’Hadrien est confirmée par plusieurs inscriptions210, si bien que Ian Richmond a supposé qu’ils formèrent une véritable colonie militaire à Ribchester, dans le cadre de ce qui fut peut-être une regio Bremetennacensis, disposant d’un vaste saltus propice à l’élevage des chevaux211. 206 Ibid., III, 5, 1 : Ac ne inermes prouinciae barbaris nationibus exponerentur, principes Sarmatarum Iazugum, penes quos ciuitatis regimen, in commilitium adsciti. Plebem quoque et uim equitum, qua sola ualent, offerebant. 207 Sur les cavaliers maures de Lusius Quietus et les Mauri gentiles de Dacie, cf. supra. 208 BARBERO (2006, 2009 trad. fr.), 49-53. 209 Cass. Dio, LXXI, 16, 2 : καὶ ἱππέας εὐθὺς ὀκτακισχιλίους ἐς συμμαχίαν οἱ παρέσχον, ἀφ´ ὧν πεντακισχιλίους καὶ πεντακοσίους ἐς Βρεττανίαν ἔπεμψεν. 210 Voir RICHMOND (1945), 18-21 et CALLIES (1964), 159. Une dédicace à Apollon Maponus, retrouvée à Ribchester (ancien fort de Bremetennacum) et datée de 238-244, nous fait connaître un numerus equitum Sarmatarum Bremetennacensium Gordianus, commandé par un praepositus numeri de rang centurionnaire (CIL, VII, 218 = RIB, 583 ; voir également RIB, 587 [225-235 ap. J.-C.]). Deux inscriptions funéraires enregistrent la présence au même endroit d’une ala Sarmatarum, qui a de fortes chances d’être la même unité (RIB, 594 et 595). Par ailleurs, la Notitia dignitatum situe un cuneus Sarmatarum à Bremetenracum (ND Occ., 40, 54 : Cuneus Sarmatarum, Bremetenraco). En l’absence de datation assurée, il est difficile de dire si les inscriptions RIB, 594 et 595 sont antérieures à celles qui désignent l’unité comme un numerus. L’escadron de Ribchester n’était probablement pas le seul contingent sarmate présent en Bretagne. Une tuile portant l’estampille BSAR a été retrouvée à Catterick-Cataractonium (RIB, 2479). RANCE (2004a), 124, n. 91 suppose qu’il pourrait s’agir d’une mauvaise lecture de N(umerus) Sar(matarum) ou E(quites) Sar(matae). En outre, une stèle funéraire anépigraphique représentant un cavalier sarmate muni d’un casque conique et d’un draco a été découverte à Chester (CSIR, I, 9, 59). ROSSIGNOL (2004), 1207-9 estime que ces témoignages ne sont pas nécessairement à mettre en relation avec l’événement signalé par Cassius Dion pour 175 : « Il nous semble nécessaire de penser que, rapidement après 175, la plus grande partie sinon la totalité des cinq mille cinq cents Sarmates quittèrent l’île. » Cass. Dio, LXXI, 19 souligne en effet que les conditions de la paix conclue en 175 furent allégées un peu plus tard sous le règne de Marc Aurèle. Mais cela n’implique pas automatiquement que tous les Sarmates de Bretagne regagnèrent leur patrie d’origine. 211 RICHMOND (1945), 21-4. Une telle hypothèse demeure purement conjecturale.

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Parallèlement, l’inscription honorifique de M. Valerius Maximianus (c. 183-185) mentionne un poste de praepositus equitum gentium Marcomannorum Naristarum et Quadorum : cavaliers recrutés parmi les tribus des Marcomans, des Naristes et des Quades que Marc Aurèle venait de soumettre en 175212. Ce contingent fut envoyé en Orient pour combattre le soulèvement d’Avidius Cassius. L’expédition tourna court, puisque le gouverneur de Syrie fut assassiné trois mois plus tard, en juillet 175, par un centurion resté fidèle à Marc Aurèle213. Mais il n’est pas à exclure que des Germains restèrent en Orient après cette date, afin d’occuper certains postes frontaliers214. La synchronicité des deux exemples montre que les autorités impériales envisageaient sous un jour nouveau l’utilisation des auxilia externa. Les opérations de recrutement-déportation permettaient à la fois de désarmer les peuples vaincus (en leur retirant une part non négligeable de leur population masculine apte au combat – notamment des nobles qui pouvaient servir d’otages)215 et d’obtenir des troupes spécialisées à moindres frais. Par ailleurs, il semble que l’implantation massive de colons germains le long du Danube – conséquence directe des guerres marcomanniques du second IIe s. – entraîna la formation de contingents irréguliers attachés à la garde des frontières : à la fin du règne de Commode, le chevalier L. Valerius Valerianus était ainsi praepositus equitum gentium peregrinarum216.

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AE, 1956, 124 : praep(osito) equitib(us) gent(ium) Marcomannor(um) Narist(arum) / Quador(um) ad uindictam Orientalis motus pergentium. Sur cette inscription, voir réf. supra, n. 194. Sur le contingent lui-même, voir ROSSIGNOL (2004), 1205-7. Maximianus avait lui-même tué, de ses propres mains, en 172-173, le dux des Naristes Valao alors qu’il était préfet de l’ala I Hispanorum Arauacorum. Pour ce haut fait, il fut personnellement loué par Marc Aurèle et récompensé : il reçut un cheval, des phalères (un harnachement ?) et des armes (equo et phaleris et armis donato) de la part de l’empereur. Ces récompenses inhabituelles ont été assimilées aux spolia opima secunda par H.G. Pflaum : cf. PFLAUM (1955), 145-6 ; MAXFIELD (1981), 59 (avec Festus, s.v. opima spolia, éd. Lindsay, p. 204). En tant que porteur des dépouilles de Valao, Maximianus jouissait peut-être d’une aura charismatique auprès des guerriers germaniques qu’il avait sous son commandement. 213 BIRLEY (1966, 2002 2e éd.), 189. 214 Une inscription retrouvée dans le Hauran, en Arabie, et datée de l’année 208, mentionne un praepositus gentium à l’onomastique clairement germanique, cf. PPUAES, IIIA, 2, 223 : μνημεῖον Γουθθα, υἱοῦ / Ἑρμιναρίου πραιποσίτου / γεντιλίων ἐν Μοθανοῖς ἀνα/φερομένων (« À la mémoire de Guththa, fils d’Erminarius, praepositus des gentiles installés dans la province de Motha »). Voir SPEIDEL (1977b), 712-6. 215 Comparer les exemples de 175 avec Cass. Dio, LXXI, 12, 3 (les Daces réclament le retour des otages pris par Caracalla au prétexte d’une « alliance »). Le procédé rappelle ce que nous avons déjà pu voir (à une échelle plus resserrée) lors de la guerre des Gaules. 216 CIIP, II, 1284 (Horbat Qesari / Caesarea Maritima, 212-217 ap. J.-C.) : L(ucio?) Valerio Valeriano… praeposito summ(a)e [feliciss(imae) exped(itionis)] / Mesopotamenae

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Il est difficile de définir quel était le statut de ces troupes au sein de l’armée romaine et en quoi il différait de celui des autres unités. Tacite utilise alternativement les termes socii et auxilia pour les désigner217. Ces expressions sont aussi employées par l’historien romain pour renvoyer aux alae régulières de l’exercitus, probablement parce que les deux catégories n’étaient pas encore très bien distinguées au Ier s. et que les externi pouvaient aussi être organisés en « ailes » et en « cohortes »218. On note par ailleurs que l’habitude de lever des contingents auxiliaires irréguliers et temporaires au sein des provinces se maintient et que toutes les unités provinciales ne sont pas permanentes219. Les plus grandes difficultés sont posées par la terminologie employée par le Pseudo-Hygin dans son traité de castramétation. Daté alternativement de l’époque de Trajan et de l’époque de Marc Aurèle, voire du règne de Domitien220, le De munitionibus castrorum distingue très clairement les troupes auxiliaires régulières (alae et cohortes, disposant d’effectifs et de normes d’organisation fixes) des « symmach(i)arii et

adu[ersus Arabes(?)] / praepos(ito) uexil(lationis) feliciss(imae) [expedit(ionis)] / urbic(ae) itemq(ue) Asianae [aduersus] / hostes publicos pr[aep(osito) eq(uitum) gentium] / peregrinarum aduer[sus ---]. Pour la lecture du poste en question, voir AE, 1956, 124. Sur la carrière de Valerius Maximianus, voir PFLAUM (1982), n°297A et SPEIDEL (1985). 217 Cf. Tac., Ann., I, 56, 1 (trad. P. Wuilleumier) : « Germanicus confie à Caecina quatre légions, cinq mille auxiliaires (auxiliarium) et les corps de Germains levés à la hâte en deçà du Rhin (tumultuarias cateruas Germanorum cis Rhenum) ; lui-même prend avec lui le même nombre de légions et le double d’alliés (duplicem sociorum). » Dans ce cas, les socii sont des auxiliaires réguliers et ce terme archaïsant tient lieu de uariatio pour auxiliarii. En ibid., IV, 73, 2, l’expression turmas sociales renvoie aux cavaliers de l’ala Canninefatium mentionnés juste avant. Pour les externi, cf. ibid., I, 60, 2 (trad. P. Wuilleumier) : « Les Chauques, qui offraient des secours (Chauci, cum auxilia pollicerentur), furent admis à servir dans nos rangs. » La confusion se retrouve ibid., XIII, 8, 2 : les auxiliaires (ailes et cohortes) sont désignés comme socii et les rois alliés sont les socii reges. De manière générale, dans leurs inventaires d’effectifs, les auteurs du Principat reprennent la séquence tardo-républicaine qui consiste à distinguer, par ordre de prestige, légions, auxiliaires provinciaux, troupes royales et alliés divers (e.g. Tac., Hist., II, 76, 5 ; l’expression auxiliis prouincialium est employée en Ann., XII, 49, 1). Cette séquence se retrouve dans le triptyque ciues / socii / externi décrit par Tacite en Hist., III, 33, 2. Sur ces questions, voir SADDINGTON (1970), 94-114. 218 On pense en particulier à l’exemple des alae Parthorum évoqué plus haut. 219 Cf. Tac., Hist., IV, 71, 2 : levée de socii parmi la jeunesse des cités gauloises, dans le cadre de la guerre contre Civilis ; Cerialis leur ordonne de regagner leur foyer à la fin des opérations. Voir aussi le cas des symmachoi de l’armée d’Arrien en 135, infra, n. 223. 220 Trajan : DOMASZEWSKI (1887) ; LENOIR (1979) et (2011), 16-7 ; LE ROUX (1985) ; HAMDOUNE (1999), 138-41 ; COLOMBO (2009), 106-7. Marc Aurèle : BIRLEY (1953a), 234 ; ID. (1966), 57 ; ID. (1982) ; PFLAUM (1955), 141-2 ; SPEIDEL (1975b), 206 (ce dernier reprend cependant le point de vue de Lenoir dans ID. [2002], 126). Domitien : FRERE (1980).

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autres nationes »221. Ce qui rapproche ces deux groupes, ce sont leurs origines ethniques homogènes (« Cantabres », « Gétules », « Palmyréniens », « Daces », « Brittons » dans le cas des nationes), leur organisation particulière (que l’auteur renonce à décrire) et le fait que les soldats ne parlent pas et ne comprennent pas la langue de commandement de l’armée romaine222. Certains spécialistes se sont avancés plus loin et ont cherché à reconnaître derrière nationes et symmachiarii des catégories rigoureusement distinctes, correspondant à des réalités différentes223. La formulation employée par l’auteur du traité à deux reprises – symmach(i)arii/ios et reliquae/as nationes –, volontairement vague, ne nous semble pas permettre un tel exercice : le traité met dans le même panier les troupes irrégulières, qu’elles aient été recrutées en vertu d’un traité d’alliance ou suivant d’autres modalités moins valorisantes224. 221 Ps.-Hyg., De mun. castr., 19 (symmacharii et reliquae nationes) et 43 (symmacharios et reliquas nationes). La forme symmachiarii doit être préférée à la lumière de AE, 1926, 88, dont les premiers éditeurs du De munitionibus castrorum n’avaient pas connaissance. 222 Ps.-Hyg., De mun. castr., 43. 223 MOMMSEN (1884), 219-31 (suivi par DOMASZEWSKI [1908], 60 et CHEESMAN [1914], 87) rapproche les nationes des numeri : s’il n’y a pas équivalence totale entre les deux ensembles, les seconds incarnent au moins une étape ultérieure du développement des premiers. CALLIES (1964), 167-72 est du même avis et ajoute que les symmach(i)arii peuvent être considérés comme des milices locales recrutées temporairement dans les provinces. SPEIDEL (1975b), 206-7 pense qu’il faut distinguer entre alliés autonomes – symmach(i)arii – et unités ethniques intégrées dans l’armée régulière – nationes : les deux catégories peuvent apparaître sous la forme de numeri dans les inscriptions, mais pas nécessairement. KERNEIS-POLY (1996), 81-5 voit dans les symmach(i)arii des contingents alliés, fournis par les tribus ou les princes clients de Rome ; les nationes forment selon elle un sous-groupe de cette catégorie, plus récent et constitué de populations déditices ; il s’identifierait en partie aux numeri ethniques des inscriptions. Pour HAMDOUNE (1999), 139-41 les symmach(i)arii sont des troupes irrégulières recrutées en vertu d’un traité d’alliance (ils correspondraient aux gentiles des inscriptions) ; les nationes sont des contingents levés de manière autoritaire au sein d’un peuple ayant été soumis par les Romains (donc des deditici). Contra ROSSIGNOL (2004), 1200, 1210 et ROCCO (2012), 46-50 qui soulignent tous deux qu’au IIe s., le terme d’« allié » peut recouvrir une variété de statuts : les symmachoi mentionnés par Arrien dans son Ektaxis (Arr., Acies, 7, 14 et 25) sont aussi bien des soldats issus de milices provinciales que des troupes de Colchide, royaume qui avait fait sa deditio à Trajan au moment de la guerre parthique (Festus, Brev., 20, 2 ; Eutr., VIII, 3, 1). 224 Voir LENOIR (1979), 78-9, n. 77 : « Les “alliés” sont peut-être d’un statut légèrement différent de celui des “peuplades”, mais en sont assez proches pour qu’Hygin puisse les confondre. » Ils sont, du reste, rarement distingués du commun des auxilia dans l’épigraphie. Une seule exception : AE, 1926, 88, mentionnant un praef(ectus) symmachiariorum Asturum belli Dacici, sur lequel voir notamment LE ROUX (1985) (qui donne une datation trajanienne à l’inscription et propose de comprendre la symmachia en question dans un sens très symbolique). Tout le problème est de savoir si, dans le traité d’Hygin, le vocabulaire de l’alliance est employé avec une acception juridique et restreinte ou s’il

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C. Effectifs des armées de campagne sous le Principat Nous avons vu que sous le Haut-Empire, l’importance relative de la cavalerie dans l’ensemble de l’armée romaine s’accroît de façon notable. Cette progression se retrouve-t-elle dans les armées de campagne ? D’après Jörg Scheuerbrandt, durant les deux premiers siècles de notre ère, les généraux romains respectent globalement les normes issues des exempla historiques et les prescriptions des tacticiens : les corps d’armée n’excéderaient généralement pas 50 000 soldats (ce qui constituerait un seuil d’efficacité opérationnelle et logistique), avec une proportion de cavaliers de l’ordre de 14%225. Cette dernière assertion nous semble contredite par les sources. De façon générale, les autorités militaires ne semblent pas s’être pliées de façon dogmatique aux modèles issus de la littérature grecque. Les rares témoignages dont nous disposons indiquent une légère progression de l’importance des forces montées dans les corps expéditionnaires226. Mais l’interprétation de ces chiffres est délicate pour deux raisons. La première est que les auteurs qui nous renseignent ne précisent jamais si une cohorte auxiliaire est equitata ou peditata227. La deuxième est liée au fait que ces mêmes auteurs jugent rarement nécessaire d’inventorier les forces alliées servant temporairement auprès des généraux et se contentent le plus souvent de dénombrer les troupes régulières, citoyennes et pérégrines. Or, lorsqu’il nous est permis d’en juger, les symmachoi fournissent principalement des troupes montées, les Romains considérant leur infanterie régulière comme suffisamment

est utilisé au sens large, de la même manière que Tacite parle de socii et Arrien de symmachoi. Dans ce sens, voir dernièrement SPEIDEL (2016), 90 : « symmachiarii (or Greek symmachoi) and nationes were synonymous, and may not have had any technical value beyond (usually) denoting irregular auxiliaries. » 225 SCHEUERBRANDT (2004), 103-5. 226 Voir l’étude récente de M. Colombo sur la question : COLOMBO (2009). L’auteur omet cependant la cavalerie légionnaire dans ses calculs et considère toutes les cohortes auxiliaires mentionnées par les sources comme peditatae, ce qui implique une sous-évaluation des forces montées. 227 C’est notamment le cas avec Velleius Paterculus et Tacite. Or les cohortes mixtes existaient déjà à l’époque julio-claudienne. Il est donc difficile de savoir quelle était la part exacte des cavaliers dans les armées de campagne de l’époque. Aussi, pour chaque entrée concernée, la fourchette proposée prend en compte deux estimations : l’estimation basse traite toutes les cohortes auxiliaires comme des unités peditatae ; l’estimation haute postule au contraire que 70% d’entre elles étaient des unités mixtes, ce qui semble avoir été la norme à l’époque d’Hadrien (cf. supra, n. 41). Dans Ps.-Hyg., De mun. castr., 30, cette proportion est de 50%.

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efficace pour ne pas avoir à s’adjoindre les services de fantassins externi, exception faite des archers et des frondeurs228. Tableau 10 – Effectifs des armées de campagne entre 31 av. J.-C. et 200 ap. J.-C.

Armée de P. Petronius lors de son expédition dans le sud de l’Égypte, 24-22 av. J.-C. Armée de campagne réunie à Siscia en 7 ap. J.-C.

Infanterie

Cavalerie

Source

10 000 (92,6%)

800 (7,4%)

Strab., XVII, 1, 54

10 légions (55 200 fantassins) ; 70 cohortes (28 700 à 33 600 fantassins) = 83 900 à 88 800 fantassins (85,5 à 91,6%) 3 légions (16 560 fantassins) ; 6 cohortes (2 480 à 2 880 fantassins) = 19 040 à 19 440 fantassins (89 à 91,3%)

14 ailes (6 944 cavaliers) + 1 200 cavaliers légionnaires + 6 076 equites cohortales (?) = 8 144 à 14 220 cavaliers (8,4 à 14,5%) Armée de Varus 3 ailes (1 488 en 9 cavaliers) + 360 cavaliers légionnaires + 496 equites cohortales (?) = 1 848 à 2 344 cavaliers (8,7 à 11%) Armée de 12 000 légion8 ailes (3 968 Germanicus en 14 naires (2 légions ? cavaliers) + 240 i.e. 11 040 fantas- cavaliers légionsins) ; 26 cohortes naires + 2 232 (10 680 à 12 480 equites cohortales fantassins) = (?) = 4 208 à 21 720 à 23 520 6 640 cavaliers fantassins (76,4 à (15,2 à 23,6%) 84,8%) Armée de C. 30 000 (89%) 3 000 (9%) Silius contre les Chattes en 16

Vell. Pat., II, 113, 1

Vell. Pat., II, 117, 1

Tac., Ann., I, 49, 4

Tac., Ann., II, 25, 1

228 Un exemple suffit à démontrer ce point. Dans le corps de supplétifs fournis par les regna orientaux à Cestius Gallus en 66 (environ 5 300 cavaliers et 8 700 fantassins), on dénombre environ 38% de cavaliers, ce qui est bien supérieur au ratio habituellement observable dans les armées régulières (Jos., BJ, II, 500-1).

LA CAVALERIE DANS LA « GRANDE STRATÉGIE IMPÉRIALE »

Infanterie Armée de renfort envoyée par Néron de Germanie en Bretagne en 61

2 000 légionnaires + 8 cohortes (3 240 à 3 840 fantassins) = 5 240 à 5 840 fantassins (75 à 85,4%) Armée de Cestius 1 légion (5 520 Gallus en Judée fantassins) + en 66 6 000 uexillarii + 6 cohortes (2 480 à 2 880 fantassins) + c. 8 700 fantassins alliés = 22 700 à 23 100 fantassins (74,2 à 75,8%) Armée de Ves3 légions (16 560 pasien en Judée fantassins) + 10 en 67 coh. mil. ped. (10 000 fantassins) + 13 coh. eq. disposant chacune de 600 fant. et 120 cav. (7 800 fantassins) + 11 000 fantassins alliés = 45 360 (83,6%) Armée d’Antonius c. 36 000 (90%) Primus lors de la deuxième bataille de Bédriac, en 69 Troupes engagées 8 000 fantassins par Agricola lors auxiliaires (91%) de la bataille du Mons Graupius en 83/84

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Cavalerie

Source

1 000 cavaliers (deux ailes ?) + 744 equites cohortales (?) = 1 000 à 1 744 cavaliers (14,6 à 25%) 120 cavaliers légionnaires + 496 equites cohortales (?) + 4 ailes (1 984 cavaliers) + c. 5 300 cavaliers alliés = 7 404 à 7 900 cavaliers (24,2 à 25,8%) 360 cavaliers légionnaires + 6 ailes (2 976 cavaliers) + 1 560 equites cohortales + 4 000 cavaliers alliés = 8 896 (16,4%)

Tac., Ann., XIV, 38, 1

au moins 4 000 (10%)

Tac., Hist., III, 2, 4 ; 15, 2 ; 33, 1

Jos., BJ, II, 500-2

Jos., BJ, III, 65-9

3 000 à 5 000 ca- Tac., Agr., 35, valiers auxiliaires 2229 (27 à 38,5%)

229 Sur cette bataille et la nature de l’armée commandée par Agricola, cf. infra, p. 299. L’effectif des forces légionnaires, tenues en réserve par le légat lors de l’affrontement, n’est pas renseigné par Tacite. Des troupes des quatre légions de Bretagne (II Augusta, II Adiutrix, VIIII Hispana, XX Valeria Victrix) furent certainement mobilisées, pour un total

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LE HAUT-EMPIRE ROMAIN

Infanterie Armée fictive 28 280 (73,3%) décrite par le Ps.Hygin (Trajan ?) Corps expédi12 100 (78,5%) tionnaire d’Arrien contre les Alains, c. 135 Dispositif idéal 24 576 (85,7%) des tacticiens grecs repris par Arrien, c. 136

Cavalerie

Source

10 302 (26,7%)

Ps.-Hyg., De mun. castr., 30230

3 320 (21,5%)

Arr., Acies, 1-10231

4 096 (14,3%)

Arrien, Tact., 9, 5

Si l’on résume les résultats reproduits dans le tableau ci-dessus, nous pouvons remarquer que l’importance relative des troupes montées dans les armées de campagne s’accroît sous le Haut-Empire. La part de la cavalerie s’établit désormais entre 10 et 20%232. Mais dans le détail, de grandes disparités se constatent, avec des forces montées constituant 7,4% à environ 25% des corps expéditionnaires étudiés. Dans certains cas, la proportion de cavaliers est sous-estimée dans la mesure où nous ne disposons pas de chiffres précis sur les forces fournies par les puissances alliées de l’Empire233. La précision des résultats est aussi qui selon MAXWELL (1990), 43 (suivi par CAMPBELL [2010], 63), devait être légèrement inférieur à celui des forces auxiliaires (environ 10 000-12 000 légionnaires). 230 legiones III, uexillarii MDC, cohortes praetoriae IIII, equites praetoriani CCCC, equites singulares imperatoris CCCCL, alae miliariae IIII, quingenariae V, Mauri equites DC, Pannonii ueredarii DCCC, classici Misenates D, Ravennates DCCC, exploratores CC, cohortes equitatae miliariae II, quingenariae IIII, cohortes peditates miliariae III, quingenariae III, Palmyreni D, Gaesati DCCCC, Daci DCC, Brittones D, Cantabri DCC. Nous ne comptons pas les soldats des nationes car il est impossible de savoir s’ils servaient comme fantassins ou comme cavaliers. Pour d’autres tentatives de calcul, voir KROMAYER & VEITH (1928), 542 ; LENOIR (1979), 94 et s. ; COLOMBO (2009), 106-12. 231 Voir SCHEUERBRANDT (2004), 70-1. 232 Cela correspond à la proportion de cavaliers dans les armées de campagne européennes durant les guerres napoléoniennes : cf. MUIR (1998), 105. 233 Dans le cas de l’armée réunie à Siscia en 7 ap. J.-C., Vell. Pat., II, 113, 1 évoque, en plus des troupes régulières, la « nombreuse cavalerie royale » de Rhoemetalcès, sans donner plus de précision. Cette forte cavalerie, qui comptait probablement plusieurs milliers de combattants, devait permettre aux troupes montées du corps expéditionnaire romain de dépasser le seuil des 15%. L’inverse est aussi valable lorsque d’importants corps d’infanterie légère sont mobilisés. Jos., BJ, II, 502, mentionne la présence, dans l’armée de Cestius Gallus, d’un grand nombre de supplétifs recrutés dans les cités de Syrie : probablement des miliciens grecs correspondant aux frondeurs et lanceurs de pierres de Syrie évoqués en III, 211. À supposer qu’ils aient été 5 000, cela reviendrait à limiter la place de la cavalerie à environ 20% du corps expéditionnaire romain.

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fortement affectée par la marge d’incertitude liée à la présence éventuelle de cohortes equitatae. Toutefois, il est important de noter que le ratio est souvent bas dans les cas où nous ne disposons pas d’informations précises, alors qu’il est très élevé lorsque la composition des armées est exposée en détail et intègre les contingents fournis par les États clients. La progression par rapport à l’époque tardo-républicaine paraît donc évidente. La création de nouvelles unités auxiliaires est à invoquer, de même que le recours massif aux alliés en Orient, suivant une tradition bien établie. Quant à la proportion anormalement élevée de cavaliers (26,7%, symmachiarii et nationes exclus) dans le De munitionibus castrorum, elle est peut-être à mettre sur le compte de la nature fictive du corps expéditionnaire décrit par l’auteur234. L’importance de la cavalerie dans l’ensemble d’une armée de campagne ne présage pas nécessairement de son poids effectif lors des engagements. Nous en voulons pour preuve la proportion exceptionnellement élevée de cavaliers déployés lors de la bataille du Mons Graupius, qui n’impliqua que des troupes auxiliaires (les légionnaires avaient été laissés à la garde du camp) : entre 27 et 38,5% du total des effectifs engagés – une fourchette égalant les standards de l’époque proto-byzantine. Sous le Principat, l’habitude consistant à former des détachements opérationnels à partir des effectifs des corps expéditionnaires se maintient. Ces task forces permettent aux généraux de mener plusieurs opérations simultanées dans une même région. La proportion de cavaliers y est généralement supérieure à celle qui prévaut dans l’ensemble de l’armée de campagne : entre 14,3 et 33,3% de cavaliers235. Le fait que la cavalerie y 234 Comme le souligne LENOIR (1996), 97-100, l’historiographie moderne a trop tendance à voir dans l’œuvre du Ps.-Hygin la reconstitution réaliste d’une armée de campagne ; il ne s’agit pourtant que d’un « Idealtypus » destiné à servir de support à la démonstration de l’auteur. Celui-ci propose avant tout une « méthode de mesure » (methodum metationis, cf. De mun. castr., 47), ce qui l’amène à envisager « la manière de camper de tous les corps existant alors dans l’armée romaine » (LENOIR [1996], 100), sans tenir compte des contraintes matérielles qui s’opposent au rassemblement d’un tel corps expéditionnaire. Notre reconstitution des effectifs de cavalerie dans les armées de campagne d’époque impériale ajoute un argument en faveur de la position défendue par Lenoir. 235 En 58, après la prise de Tigranocerte, Corbulon laisse 1 000 légionnaires, trois cohortes auxiliaires et deux ailes hiverner en Arménie (Tac., Ann., XIV, 26, 2). Donc environ 2 500 fantassins et 1 000 cavaliers (28,6%) si l’on prend en compte l’hypothèse la plus favorable à l’infanterie (pas de cohortes mixtes ni d’aile milliaire). En 62, après la défaite de Paetus à Rhandéia, Corbulon détache 3 800 fantassins et 800 cavaliers (17,4%) pour venir en aide au légat malheureux (ibid., XV, 10, 4). En 66, Cestius Gallus envoie deux cohortes et une aile sous le commandement du tribun Placidus pour ravager les villages des Galiléens – i.e. 1 000 fantassins et 500 cavaliers (33,3%) (Jos., Vita, 43). En 67, Vespasien détache 1 000 cavaliers (14,3%) et 6 000 fantassins pour venir en aide

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occupe une place plus importante s’explique dans la mesure où les troupes montées sont plus adaptées aux actions rapides, nécessitant souplesse et réactivité. Ces exemples montrent que lorsqu’il s’agit de provoquer des engagements, les généraux s’assurent toujours, dans la mesure du possible, de pouvoir s’appuyer sur un fort ratio de cavaliers. Notons par ailleurs que les pures armées de cavalerie ne sont pas complètement absentes de la documentation. Lors de la deuxième campagne conduite par Germanicus en Germanie au cours de l’année 15, Tacite rapporte que le général romain divise ses forces : « il envoie Caecina avec quarante cohortes romaines opérer une diversion sur l’ennemi à travers le pays des Bructères en direction de l’Ems ; le préfet Pedo dirige la cavalerie sur le territoire des Frisons (equitem Pedo praefectus finibus Frisiorum ducit). Lui-même fit embarquer quatre légions et les mena par les lacs ; et tous, fantassins, cavaliers, navires se rassemblèrent au bord du fleuve indiqué. »236.

aux habitants de Sepphoris (Id., BJ, III, 59). Lors du siège de Jotapata en 67, le père de Trajan, qui est alors légat de la Xe légion, est placé à la tête de 1 000 cavaliers (33,3%) et 2 000 fantassins pour prendre Japha (ibid., III, 289). Peu de temps après, Titus prend la tête d’un corps de 500 cavaliers (33,3%) et 1 000 fantassins pour venir en aide au légat (ibid., III, 299). Toujours lors de cette campagne Cerealis, légat de la Ve légion, est envoyé en Samarie avec 600 (16,6%) cavaliers et 3 000 fantassins (ibid., III, 311). En 68, Vespasien envoie contre les fuyards de Gadara, sous les ordres de Placidus, 500 cavaliers (14,3%) et 3 000 fantassins (ibid., IV, 419). En 69, le frère de Vitellius commande un détachement de six cohortes et 500 cavaliers (14,3%) en Campanie (Tac., Hist., III, 58, 1). 236 Id., Ann., I, 60, 2 (trad. P. Wuilleumier).

CHAPITRE 3 LA DOCTRINE D’EMPLOI DE LA CAVALERIE IMPÉRIALE

Sous le Haut-Empire, la doctrine d’emploi de la cavalerie ne connaît pas de bouleversement majeur. Tant que les armées présentes sur un théâtre de guerre ne se résolvent pas à livrer un engagement massif, les opérations se limitent à des manœuvres et à des combats de moindre ampleur. Les Romains continuent de pratiquer la petite guerre quand ils estiment qu’ils n’ont pas les forces nécessaires pour remporter une bataille rangée, ou quand ils y sont forcés par la stratégie adverse. Il est toutefois rare qu’un corps expéditionnaire impérial refuse l’affrontement. La tendance générale est plutôt à la stratégie d’anéantissement1 : lorsqu’ils font campagne contre des peuples « barbares », les généraux romains manoeuvrent et concentrent leurs forces de façon à détruire l’armée ennemie le plus directement possible. Plusieurs causes expliquent ce phénomène : l’idéologie officielle, qui prône une politique militaire offensive et dissuasive ; l’éthique militaire de l’aristocratie impériale, fondée sur la recherche de la gloire2 ; mais aussi des circonstances géostratégiques favorables à Rome. En effet, à l’exclusion des Parthes, les grandes puissances militaires du bassin méditerranéen ont été vaincues : l’asymétrie entre les forces de l’Empire et celles de ses adversaires favorise la recherche de décisions rapides. I – L’EQUITATUS EN CAMPAGNE Les fonctions remplies par la cavalerie en contexte opérationnel restent les mêmes que celles que nous avons pu décrire pour la période 1 ROGERS (2006), 1234 : « A strategy of annihilation, by definition, aims to disarm the enemy by crushing his main armed force in a decisive battle. […] The presumption is that the defeated adversary, seeing that he has lost his best chance for victory […] will seek peace on whatever terms he can get. This form of strategy thus offers the best hope of a quick end to the war. » 2 LENDON (1997), 265-6.

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tardo-républicaine. La documention du Haut-Empire apporte toutefois un éclairage nouveau sur la place des troupes montées dans l’ordre de marche ainsi que sur l’utilité de la cavalerie dans le cadre de la répression d’une grande révolte – l’insurrection juive de 66-73 – qui a toutes les caractéristiques d’une guerre asymétrique.

A. La cavalerie dans l’ordre de marche Lorsqu’elle ne combat pas, l’armée romaine passe le plus clair de son temps en déplacements et en manœuvres. Dans les marches, les soldats se rangent le plus souvent en colonne mince, ce qui leur permet de progresser avec plus d’aisance, mais les rend aussi plus vulnérables aux attaques impromptues3. Le rôle de la cavalerie est de protéger les sections les plus exposées de la colonne. À ce titre, les troupes montées font généralement partie de l’avant-garde : elles avancent en tête pour éclairer la marche4 ou derrière un rideau de fantassins missiliers pour contrecarrer d’éventuelles attaques surprise5. Dans cette configuration, les cavaliers opèrent de façon privilégiée avec l’infanterie auxiliaire. L’avant-garde agit comme une articulation indépendante, dont la fonction est de faire écran entre l’armée adverse et le corps principal composé des légions et du train. Si l’ennemi approche, les equites doivent l’accrocher de manière à laisser le temps aux fantassins de se ranger en ordre de bataille. Malmenés, les combattants montés peuvent alors se replier derrière l’infanterie pour se reformer. Dans certains cas, la cavalerie couvre aussi les flancs et les arrières de l’armée, mais sa fonction reste la même6. Un KROMAYER & VEITH (1928), 546-8 ; LE BOHEC (1989c), 136-9 ; ID. (2014), 187-90 ; HYLAND (1990), 164-5 ; GOLDSWORTHY (1996), 105-11 ; GILLIVER (1999), 38-48. 4 Tac., Ann., I, 51, 2 (ordre de marche de Germanicus en 14 ap. J.-C.) : Pars equitum et auxiliariae cohortes ducebant, mox prima legio, et mediis impedimentis sinistrum latus unetuicesimani, dextrum quintani clausere, uicesima legio terga firmauit, post ceteri sociorum. Voir Onas., Str., 6, 7. 5 Dans l’ordre de marche de Vespasien en Galilée (67 ap. J.-C.), les cavaliers de l’avant-garde sont devancés par des tirailleurs auxiliaires et des archers chargés de repousser les incursions soudaines des ennemis et de fouiller les couverts propices aux embuscades : Jos., BJ, III, 116. Idem en BJ, V, 47 (ordre de marche de Titus en 70) : Josèphe situe en avant de la colonne romaine les contingents royaux et alliés constitués de cavaliers et de fantassins légers. 6 En avant-garde et sur les arrières de l’armée : Tac., Ann., II, 16, 3 (ordre de marche de Germanicus en 16) ; XII, 16, 1 (ordre de marche des Romains dans le Bosphore en 49) ; Jos., BJ, III, 115-26 (ordre de marche de Vespasien en 67). En avant-garde, sur les arrières et sur les flancs de l’armée : Arr., Acies, 1-10 (ordre de marche contre les Alains en 135, cf. infra, p. 281-6). Ce que l’on observe dans les sources du Principat correspond 3

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général prévoyant aura tendance à renforcer les parties du dispositif que l’ennemi, en fonction de sa localisation, est le plus susceptible de menacer7. Notons pour finir qu’une portion de l’equitatus semble toujours disposée près du centre de la colonne, pour servir d’escorte au général et de réserve au corps principal8. Deux exemples précis sont détaillés par Tacite et Arrien, illustrant tous deux le rangement d’un corps expéditionnaire dans le cadre d’opérations menées contre des armées de cavalerie. Il s’agit d’une part de l’ordre de marche de Corbulon lors de sa campagne en Arménie contre Tiridate Ier, en 58, et d’autre part de l’ordre de marche du légat de Cappadoce Arrien contre les Alains, en 135. Dans le première cas, Tacite décrit un dispositif proche de celui de Crassus avant la bataille de Carrhes, un véritable agmen quadratum destiné à contrecarrer les tentatives de harcèlement de la cavalerie arsacide9 : «  [Tiridate] finit par décider de se montrer en ordre de bataille et, le moment venu, soit d’engager le combat, soit, en simulant la fuite, de préparer une embuscade. En conséquence, il se répand tout à coup autour de la colonne romaine, mais sans surprendre notre général, qui avait disposé son armée pour la marche comme pour la bataille. Sur le flanc droit (latere dextro) s’avançait la troisième légion, sur le gauche (sinistro) la sixième, au centre (mediis) l’élite de la dixième  ; les bagages étaient placés entre les lignes (inter ordines), et les arrières (tergum) protégés par mille cavaliers, qui avaient reçu l’ordre de tenir ferme contre une charge rapprochée, mais de ne pas poursuivre les fuyards. Les ailes (cornibus) étaient flanquées par des archers à pied et le reste de la cavalerie, celle de gauche se prolongeant davantage en suivant le pied des collines (productiore cornu sinistro per ima collium), pour que, si l’ennemi forçait la ligne, il fût pris à la globalement aux prescriptions des théoriciens de l’époque moderne, qui insistent sur le fait que les troupes montées doivent constituer la portion externe de l’armée en marche : AUTHVILLE DES AMOURETTES (1756), 282-4. 7 Dans une marche offensive, les cavaliers seront plutôt disposés vers l’avant de la colonne : Tac., Hist., II, 11, 2 (ordre de marche de l’armée othonienne d’Illyricum en 69). Dans une retraite, ils sont généralement rassemblés à l’arrière-garde : ibid., III, 41, 3 (marche des troupes de Fabius Valens vers Ariminum en 69). 8 Lors de sa marche en Germanie en 16, Germanicus a avec lui, au centre de son agmen, deux cohortes prétoriennes et l’élite de la cavalerie (Tac., Ann., II, 16, 3 : delecto equite). Dans l’ordre de marche de Vespasien, Josèphe souligne aussi que Vespasien est accompagné de sa garde de fantassins et de cavaliers, cf. Jos., BJ, III, 120 : μεθ᾽ οὓς αὐτὸς ἐξήλαυνεν τούς τε ἐπιλέκτους τῶν πεζῶν καὶ ἱππέων καὶ τοὺς λογχοφόρους ἔχων. Ils sont suivis de la cavalerie légionnaire (τάγματος ἱππικόν). Il en va de même pour Arrien, lors de sa marche en Cappadoce en 135 : Arr., Acies, 4 (ἐπίλεκτοι ἱππεῖς et οἱ ἀπὸ τῆς φάλαγγος ἱππεῖς). Il s’agit dans les deux cas des equites singulares consularis et des equites legionis. 9 Sur la campagne arménienne de Corbulon en 58 : EGLI (1868) (notamment p. 282-90, 325-33, 350-1) ; GILMARTIN (1973), 594-9 ; CHAUMONT (1976), 101-4.

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fois de front et par enveloppement (fronte simul et sinu exciperetur). À l’opposé, Tiridate ne cessait de nous harceler, sans toutefois s’avancer jusqu’à portée de trait, tantôt plein de menaces, tantôt affectant la frayeur, dans l’espoir de desserrer les rangs et de les attaquer isolément. La témérité n’ayant provoqué aucun désordre et seul un décurion de cavalerie, emporté par une audace excessive, étant tombé percé de flèches, ce qui avait donné aux autres une leçon de discipline, à l’approche des ténèbres il se retira. » (trad. P. Wuilleumier modifiée)10.

Durant cette phase des opérations, l’armée romaine décrite par Tacite marche dans la grande plaine d’Ararat, entre Volandum et Artaxata11. Le terrain est ouvert sur une très grande étendue, ce qui expose les troupes de Corbulon à la tactique de harcèlement de la cavalerie parthe. Juste avant d’entamer sa description du dispositif adopté par l’armée romaine, Tacite précise que celle-ci a traversé l’Araxe par un gué se trouvant à distance (procul) de la capitale arménienne12. Cela place le corps expéditionnaire de Corbulon au nord de la rivière (rive gauche) au moment où les Parthes décident de passer à l’offensive. Les Romains ne sont pas dans une position aussi désavantageuse qu’à la bataille de Carrhes. Bien que la plaine mesure plusieurs kilomètres de large entre l’Araxe et les premières collines du massif de Garni, ils peuvent appuyer leur flanc droit contre le cours d’eau (ce que Tacite ne précise pas dans son récit, mais qu’un bon sens élémentaire rend évident : les Romains avaient l’habitude de procéder ainsi) et n’ont pas grand-chose à craindre d’un encerclement conduit depuis les hauteurs voisines, peu propices aux manœuvres de cavalerie. Le texte de Tacite, confus et ramassé, a posé de grandes difficultés d’interprétation aux commentateurs. Il se fonde pourtant sur les mémoires de 10 Tac., Ann., XIII, 40 : statuit postremo ostendere aciem et dato die proelium incipere uel simulatione fugae locum fraudi parare. Igitur repente agmen Romanum circumfundit, non ignaro duce nostro, qui uiae pariter et pugnae composuerat exercitum. Latere dextro tertia legio, sinistro sexta incedebat, mediis decimanorum delectis  ; recepta inter ordines impedimenta, et tergum mille equites tuebantur, quibus iusserat, ut instantibus comminus resisterent, refugos non sequerentur. In cornibus pedes sagittarius et cetera manus equitum ibat, productior cornu sinistro per ima collium, ut, si hostis intrauisset, fronte simul et sinu exciperetur. Adsultare ex diuerso Tiridates, non usque ad ictum teli, sed tum minitans, tum specie trepidantis, si laxare ordines et diuersos consectari posset. Ubi nihil temeritate solutum, nec amplius quam decurio equitum audentius progressus et sagittis confixus ceteros ad obsequium exemplo firmauerat, propinquis tam tenebris abscessit. 11 La citadelle de Volandum est souvent identifiée à ᾽Ολάνη (cf. EGLI [1868], 319-20 ; CHAUMONT [1976], 103, n. 171), que Strabon (XI, 14, 6, 529) situe à proximité d’Artaxata. Ce site fortifié correspondrait à l’actuel Iğdır, sur la frontière turco-arménienne. Il commandait l’accès à la vallée de l’Araxe depuis les contreforts occidentaux de l’Ararat. 12 Tac., Ann., XIII, 39, 6.

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Corbulon et contient des éléments qui, s’ils n’ont pas été compris par l’historien lui-même, sont d’une incontestable authenticité13. Ernst von Nischer propose de reconstituer l’ordre de marche comme une triple colonne : la Xe légion aurait formée la colonne centrale et les IIIe et VIe légions les colonnes latérales ; les bagages auraient été disposés entre l’avant-garde et l’arrière-garde de la Xe légion14. Dans un mémoire de DEA inédit portant sur « Les armées au combat dans les Annales de Tacite », Laurent Fleuret donne une reconstruction similaire, à cela près qu’il choisit de disposer le train dans les intervalles séparant les trois colonnes15. Outre le fait que nous ne comprenons pas l’utilité d’un tel dispositif, les schémas proposés par ces deux savants ne s’accordent pas avec la description de Tacite, qui précise que Corbulon avait formé son armée pour la marche comme pour la bataille (uiae pariter et pugnae composuerat exercitum), donc en la dotant nécessairement d’un véritable front. En nous inspirant des informations fournies par Cassius Dion (ordre de bataille de Crassus en 53 av. J.-C.) et l’empereur Maurice (description de la taxis epikampios opisthia) dans des contextes opérationnels similaires, nous proposerons de reconstituer l’ordre de marche de Corbulon de la façon suivante (fig. 20) : la Xe légion formait une véritable ligne de bataille avançant en tête de l’armée ; elle était flanquée par les deux autres légions, rangées en profondeur vers l’arrière, de façon à ce que l’ensemble forme un rectangle profond, comparable au βαθὺ πλινθίον de Crassus ; le bagage était placé au centre du quadrilatère ; 1 000 cavaliers fermaient la marche en constituant l’arrière-garde ; le reste de la cavalerie et l’infanterie légère renforçaient les cohortes légionnaires sur les flancs du dispositif. Du côté faisant face aux collines, la colonne latérale était plus allongée, car il s’agissait du flanc le plus exposé (l’autre étant couvert par l’Araxe ou par les marécages avoisinants). C’est donc un véritable agmen quadratum que décrit Tacite, qui évite certainement d’employer cette expression par purisme littéraire16.

Le deuxième exemple que nous voudrions évoquer ici est celui que développe Arrien dans un mémorandum probablement rédigé vers 13517. L’Ἔκταξις κατὰ Ἀλανῶν contient une description de l’ordre de marche 13 GILMARTIN (1973), 597. Sur les mémoires de Corbulon et leur place dans la narration tacitéenne : cf. SYME (1958), I, 297 et FRHist, I, n° 82. 14 Cf. KROMAYER & VEITH (1928), 547-8. 15 FLEURET (1997), 31 et fig. 13. Ce dernier n’a pas connaissance de l’étude de Veith. 16 Voir PÉREZ CASTRO (2006), 10-1. 17 Sur ce traité, voir BOSWORTH (1977) ; WHEELER (1978), 351-3 ; STADTER (1980), 45-9 ; RUSCU (1996), 211-28 ; SAXTORPH & TORTZEN (2002), 223-6 ; LALANNE (2014), 74-5. Il s’agit probablement à l’origine d’un fragment issu d’une œuvre littéraire intitulée Ἀλανική ἱστορία. Mais il demeure difficile de dire si le plan décrit par le légat de Cappadoce a été effectivement mis en œuvre en 135. Plusieurs traductions de l’Ektaxis ont été publiées récemment : DEVOTO (1993), 115-22 (anglais) ; GILLIVER (1999), app. 2 (anglais) ; SAXTORPH & TORTZEN (2002), 221-3 (anglais) ; RUSCU (1996), 209-11 (roumain), 234-7 (allemand) ; LALANNE (2014), 77-83 (français) ; SESTILI (2011a), 160-77 (italien).

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Figure 20 – Restitution schématique de l’ordre de marche de Corbulon en Arménie (58 av. J.-C.).

adopté par l’armée de Cappadoce dans le cadre d’une campagne contre les Alains, peuple de nomades transcaucasiens dont l’unique force réside aussi dans la cavalerie18. Le dispositif décrit par le légat ne ressemble en rien à celui adopté par Corbulon en 58 : il s’agit d’une colonne démesurément allongée, un agmen longum ou agmen pilatum qui n’a rien d’un ordre de bataille (fig. 21)19. La cavalerie auxiliaire est déployée en tête, en queue et sur les flancs. Les troupes d’élite (equites singulares 18 Seul Cass. Dio, LXIX, 15, 1 évoque cette incursion qui fut, semble-t-il, facilitée par la complicité du roi d’Ibérie Pharasmanès II. Sur la pratique de la guerre chez les Alains, cf. KOUZNETSOV & LEBEDYNSKY (2005), 72-80. 19 Sur l’agmen pilatum, voir Serv., apud Aen., XII, 121. GILLIVER (1999), 47-8 estime que la colonne mesurait 4,8 km de long. Contra SAXTORPH & TORTZEN (2002), 224 : au minimum 15 km.

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Figure 21 – Proposition de restitution de l’ordre de marche de l’exercitus Cappadocicus sous la légation d’Arrien (c. 135 ap. J.-C.).

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consularis, equites legionis) forment l’escorte du légat, au centre du dispositif20. En tête de toute l’armée viennent les éclaireurs à cheval, rangés par deux, avec leurs propres commandants21, puis les archers montés de la cohors III Ulpia Petraeorum mil. sag. eq.22, eux aussi déployés par deux et menés par leurs décurions23. Viennent ensuite les cavaliers de l’ala II Ulpia Auriana24 et de la cohors IIII Raetorum eq.25, manifestement placés sous le même commandement26. Le fait que la cavalerie médiane se trouve en retrait par rapport aux archers montés mérite d’être relevé : ces derniers occupent une position qui leur permet de jouer naturellement le rôle de cursores en cas de déploiement pour le combat, alors que les cavaliers de l’ala Auriana ont plutôt la place de defensores. D’autres troupes à cheval suivent : les cavaliers de l’ala I Augusta Gemina Colonorum27 sont déployés avec ceux de la cohors I Ituraeorum mil. sag. eq.28, de la cohors III Augusta Cyrenaica sag. eq.29 et de la cohors I Raetorum eq.30. Ils sont conduits par un certain Demetrius31. Derrière eux, les cavaliers de la cohors I Germanorum mil. eq.32 sont placés sous le commandement d’un « centurion affecté au camp »33. L’infanterie auxiliaire avance à leur suite : d’abord les fantassins

20 Pour des tentatives antérieures de reconstruction de cet ordre de marche, voir principalement RUSCU (1996), 213-6 (fig. 2) ; GILLIVER (1999), 56, fig. 21b ; SCHEUERBRANDT (2004), 66-8 (Taf. 6). Notre reconstruction diffère de celles proposées par ces trois auteurs dans la mesure où nous avons tâché d’intégrer les Armeni sagittarii dans l’avant-garde et de tenir compte de l’espace occupé par les unités les unes par rapport aux autres. 21 Arr., Acies, 1 : Ἡγεῖσθαι μὲν τῆς πάσης στρατιᾶς τοὺς κατασκόπους ἱππέας ἐπὶ δυοῖν τεταγμένους σὺν τῷ οἰκείῳ ἡγεμόνι. Se méprenant sur le sens de cette phrase, EZOV (2000), 307 estime que les éclaireurs forment « two combat units ». La formulation implique en fait qu’ils avancent par rangs de deux. Contrairement à une thèse avancée par RITTERLING (1902), 370, n. 1, aucun élément suggère que ces kataskopoi décrits par Arrien constituaient une unité indépendante (numerus exploratorum) : il pourrait très bien s’agir de cavaliers détachés de leurs unités-mères. 22 Arr., Acies, 1 : τοὺς ἱπποτοξότας τοὺς Πετραίους. L’identification des unités décrites par Arrien de façon allusive (dans le pur souci d’éviter les dénominations techniques) a été établie par RITTERLING (1902) et mise à jour SPEIDEL (2009c). Nous adoptons ici leurs conclusions. 23 Arr., Acies, 1 : καὶ τούτους ἐπὶ δυοῖν· ἀγόντων δὲ αὐτοὺς οἱ δεκαδάρχαι. 24 Ibid. : οἱ ἀπὸ τῆς εἴλης ᾗτινι Αὐριανοὶ ὄνομα. 25 Ibid. : οἱ τῆς σπείρης τῆς τετάρτης τῶν Ῥαιτῶν. 26 Arrien utilise ici le verbe συντάσσω pour désigner des groupements tactiques placés sous commandement unique. 27 Ibid. : οἱ ἀπὸ τῆς εἴλης ᾗ ὄνομα Κολωνοί. 28 Ibid. : Ἰτυραῖοι. 29 Ibid. : Κυρηναῖοι. 30 Ibid. : οἱ ἀπὸ τῆς πρώτης Ῥαιτικῆς. 31 Ibid. : συμπάντων δὲ τούτων ἀρχέτω Δημήτριος. 32 Ibid., 2 : οἱ Κελτοὶ ἱππεῖς. 33 Ibid. : καὶ τούτων ἡγείσθω ἑκατόνταρχος, ὅσπερ ἐπὶ στρατοπέδου. Cette mention reste énigmatique. Selon RUSCU (1996), 214, il pourrait s’agir du praefectus castrorum.

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des cohortes I Italica mil. uol. c. R. eq.34 et III Augusta Cyrenaica sag. eq.35, commandés par le tribun de la cohors Italica, Pulcher, puis ceux des cohortes I Bosporanorum mil. sag. eq.36 et I Numidarum sag. eq.37. La colonne doit être de quatre fantassins de large38. Les cavaliers de ces deux dernières unités doivent protéger les flancs des fantassins39. Arrien ajoute que ces derniers sont précédés par des archers en nombre égal40, sans préciser à quelle unité ces soldats appartiennent : nous proposons d’y voir les sagittarii Armeni de Vasakès et Arbèlos, mentionnés plus loin dans l’ordre de bataille et étrangement absents de l’ordre de marche41. Les cavaliers de ce contingent d’archers jouent probablement le rôle de flancs-gardes pour le reste de l’infanterie auxiliaire. Ce premier peloton de fantassins est suivi par la cavalerie d’élite (les equites singulares de la province de Cappadoce42 et les equites des deux légions XII Fulminata et XV Apollinaris 43), l’artillerie, les officiers supérieurs (dont Arrien) et leur escorte de fantassins légers44. Puis vient le corps principal constitué de l’infanterie légionnaire, avec étendards et officiers en tête45. Les alliés avancent à leur suite46, suivis des soldats de la cohors I Apula c. R.47 : le commandant de cette unité Secundinus, est aussi responsable du contingent d’irréguliers. Arrien situe le bagage immédiatement après ce groupe. L’arrière-garde est pour sa part constituée de l’ala I Ulpia Dacorum48. Le texte précise pour finir que les flancs de la colonne des fantassins (πλευρὰς δὲ τοῦ πεζικοῦ : comprendre les fantassins légionnaires) sont protégés par les cavaliers de l’ala II Gallorum49 et de la cohors I Italicae mil. uol. c. R. eq.50 : ces derniers Arr., Acies, 3 : οἵ τε Ἰταλοὶ. Ibid. : Κυρηναίων (voir Acies, 18). 36 Ibid., 3 : Βοσπορανοὶ (voir Acies, 18). 37 Ibid., 3 : οἱ Νομάδες (voir Acies, 18). 38 Ibid., 4 : ἡ τάξις δὲ ἔστω εἰς ὁπλίτας τέσσαρας. 39 Ibid. : τὰς δὲ πλευρὰς τῆς τάξεως φυλαττόντων ἑκατέρωθεν οἱ ἱππεῖς οἱ οἰκεῖοι. 40 Ibid. : αὐτῶν δὲ τούτων ὅσοι τοξόται ἡγείσθων. 41 Ibid., 12. Cette hypothèse est confortée par le fait que ces archers arméniens sont associés aux fantassins de la cohors I Italica dans l’ordre de bataille, ce qui correspond à la position que nous leur attribuons dans l’ordre de marche. Contra RUSCU (1996), 214 : il s’agirait plutôt des archers à pied des cohortes III Augusta Cyrenaica, I Bosporiana et I Numidarum. Cette hypothèse nous semble difficile à concilier avec les informations précédentes dans la mesure où les archers de ces unités se retrouveraient ainsi séparés de leurs camarades : les Cyrénéens ne font d’ailleurs pas partie du même groupement tactique que les Bosporitains et les Numides. 42 Arr., Acies, 4 : ἐπίλεκτοι ἱππεῖς. Cf. SPEIDEL (1978), 49 et s. 43 Arr., Acies, 4 : οἱ ἀπὸ τῆς φάλαγγος ἱππεῖς. 44 Ibid., 5. Sur la position d’Arrien, cf. ibid., 10. 45 Ibid., 6. 46 Ibid., 7. Il s’agit d’abord des fantassins lourds de Petite Arménie et de Trapezos (οἵ τε ἀπο τῆς μικρᾶς Ἀρμενίας καὶ Τραπεζουντίων οἱ ὁπλῖται) puis des javeliniers rhiziens et colches (Κόλχοι καὶ ᾿Ριζιανοὶ οἱ λογχοφόροι). 47 Ibid. : οἱ Ἀπλανοί πεζοί. 48 Ibid., 8 : εἴλη τῶν Γετῶν. 49 Ibid., 9 : εἴλη ἡ Γαλατικὴ. 50 Ibid. : οἱ τῶν Ἰταλῶν ἱππεῖς. 34 35

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chevauchent des deux côtés de l’agmen, rangés sur une unique file51. Ils sonts accompagnés par leurs préfets qui surveillent leurs flancs. Arrien ne spécifie pas où se trouvent certains contingents d’infanterie des cohortes dont la cavalerie a été détachée52.

L’adoption d’un tel ordre de marche peut sembler extrêmement risquée contre des adversaires nomades adeptes de la surprise opérationnelle. On note en particulier que les éclaireurs se trouvent uniquement en tête de la colonne et ne sont donc pas en mesure de rapporter l’approche des troupes ennemies d’où qu’elle provienne. Mais la différence par rapport à l’exemple précédent s’explique selon nous par la nature particulière du théâtre d’opération que doit parcourir l’armée d’Arrien53. La Cappadoce romaine est un territoire montagneux, dans lequel une grande armée ne peut progresser autrement qu’en formant un mince cordon. Cette topographie accidentée est un avantage contre une armée de cavalerie puisqu’elle met les Romains à l’abri de toute manœuvre d’encerclement ou de harcèlement54. Ce n’est qu’à partir du moment où le général décide de livrer bataille qu’il peut choisir de sortir des étroites vallées et ranger son armée en terrain découvert.

B. Le rôle de la cavalerie romaine durant la première guerre de Judée Les déplacements d’une armée en rase campagne doivent permettre aux forces engagées sur un théâtre d’opération de se trouver dans les Ibid. : παριππευέτω ἐπὶ ἕνα στοῖχον ἑκατέρωθεν τεταγμένη. Il s’agit des pedites cohortis III Petraeorum sag. mil. eq., I Ituraeorum eq., I Germanorum eq., I Raetorum eq., et IIII Raetorum eq. À l’exception des Ituréens (Acies, 18), ces fantassins ne sont pas non plus mentionnés dans l’ordre de bataille. L’hypothèse qu’ils aient été laissés à la garde d’une base arrière n’est pas à exclure. 53 SPEIDEL (1986), 658 (suivi par SPEIDEL [« le Jeune »] [2009d], 625) suppose que les opérations eurent lieu non loin d’Apsaros, dans le secteur que les Alains étaient susceptibles de menacer le plus facilement depuis les passes du Darial. Contra BOSWORTH (1977), 234, dont l’hypothèse d’une campagne menée depuis Satala, dans le secteur d’Erzurum, peut aujourd’hui être écartée. Ceci expliquerait que des unités auxiliaires en garnison dans ce fort (cinq cohortes : cf. Arr., Peripl., 6, 1) ne soient pas mentionnées dans l’armée du légat : elles auraient été laissées à la garde d’Apsaros, qui servait alors de base stratégique à l’est de la province depuis la dégradation des relations avec l’Ibérie. Afin de se rendre en Colchide, le corps expéditionnaire d’Arrien n’avait d’autre choix que d’emprunter l’étroite route côtière reliant Trapezos à Phasis. 54 Contra GOLDWORTHY (1996), 108 qui estime que « the enemy could have appeared from any direction », mais ne s’interroge pas sur la nature du terrain parcouru par l’armée de Cappadoce. 51 52

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meilleures dispositions pour remporter des succès tactiques, dont l’accumulation peut garantir la victoire, but ultime de la stratégie55. La stratégie opérationnelle des Romains varie en fonction de la nature de la menace militaire rencontrée et des buts poursuivis : guerres de conquête, expéditions punitives, opérations de pacification et guerres défensives ne sont pas toutes menées de la même manière56. Le De bello Judaico de Flavius Josèphe nous renseigne sur le rôle de la cavalerie dans le cadre de la répression d’une grande insurrection. Cet exemple révèle une doctrine d’emploi cohérente, adaptée au théâtre d’opération, à la nature de l’ennemi et à sa stratégie57. La première guerre de Judée éclate en 66. Elle est la conséquence d’une révolte des Juifs contre la tutelle impériale58. L’objectif politique de l’intervention militaire romaine est d’étouffer la rébellion et de recouvrer le contrôle de la province de Judée. Il s’agit aussi de punir une atteinte à la maiestas Romana, qui risquerait d’inspirer d’autres soulèvements dans l’Empire59. La stratégie plébiscitée par les différents gouverneurs de Syrie est une stratégie d’anéantissement. Dès qu’ils en ont la possibilité, Cestius Gallus, Vespasien ou Titus cherchent à obtenir une grande décision. Les Juifs, conscients de leur infériorité militaire et de leur incapacité à remporter des engagements massifs60, refusent le combat direct et font le choix d’une stratégie d’attrition, en s’enfermant dans leurs places fortes et en n’engageant que de petites actions de harcèlement. Cette attitude oblige l’armée romaine à se diviser pour obtenir du ravitaillement, à investir des places fortes et à dévaster les campagnes pour forcer les Juifs à réagir, suivant un mode opératoire déjà observé

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Cf. Clausewitz, De la guerre, II, 1 (éd. Naville p. 118). Voir GOLDSWORTHY dans SABIN ET AL. (2007), II, 83-4. 57 Sur la révolte de 66 en général, voir JONES (1984), 34-55 ; PRICE (1992) ; FAULKNER (2002) ; BERLIN & OVERMAN (2002) ; HADAS-LEBEL (2009), 107-32 ; POPOVIĆ (2011). Pour des approches se concentrant sur les aspects militaires, voir en dernier lieu BLOOM (2010), part. i et LEWIN (2015), cap. 5. 58 Les origines du conflit ont été longuement analysées par GOODMAN (1995), qui met en cause l’attitude des élites dirigeantes de Judée et secondarise les justifications religieuses de la révolte. L’auteur a cependant modéré son point de vue plus récemment. Sur ce débat, voir en dernier lieu LEWIN (2015), 126-35. 59 Voir le discours de Titus devant Tarichées : Jos., BJ, III, 480. 60 Flavius Josèphe souligne à plusieurs reprises que leurs troupes sont mal équipées, manquent d’entraînement et n’ont pas de cavalerie pour les soutenir. Voir notamment Jos., BJ, II, 512 (trad. A. Pelletier) : « armés à la légère ils ne pouvaient soutenir le corps à corps avec des légionnaires lourdement armés ni, dans leur retraite, échapper à la cavalerie » (οὔτε γυμνῆτες ὁπλίτας συστάδην ἔφερον οὔτε ἐν τῇ τροπῇ τοὺς ἱππεῖς ἐξέφευγον). 56

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durant la guerre de Jugurtha61. Les insurgés ripostent en attaquant les partis ennemis isolés et en tendant des embuscades. Cette stratégie porte ses fruits contre Cestius Gallus en 66. Après son échec devant Jérusalem et après avoir déjà essuyé plusieurs revers mineurs, le légat se retire vers la Syrie et ne semble plus décidé à contre-attaquer ses ennemis62. Son armée, en ordre de marche, est mise en déroute dans une embuscade tendue par les Juifs dans le défilé de Beth-Horon en novembre 6663. Mais l’absence de cavalerie digne de ce nom dans l’armée des insurgés limite leur capacité de surprise64 : celle-ci ne peut être obtenue que lorsque l’état-major romain est négligent, et les Juifs n’ont aucune chance de poursuivre efficacement après la victoire. Durant les campagnes de 66-70, les Romains mettent à profit l’avantage tactique et opérationnel que leur procure leur puissante cavalerie auxiliaire. Celle-ci remplit les missions qui lui sont traditionnellement dévolues : elle est souvent détachée en avant-poste et assure l’exploratio65 ; elle participe aux corvées de fourrage, nécessaires au ravitaillement de l’armée66. Mais elle s’avère surtout utile dans les actions de contre-guérilla, propre au mode de répression privilégié par l’état-major impérial. Face à l’absence de cavalerie chez les insurgés, les Romains jouissent d’un contrôle absolu des campagnes environnantes et contraignent l’adversaire à se replier dans les villes, les montagnes et les forêts. Cela leur permet de maîtriser très vite un théâtre d’opération pourtant hostile. Dès son arrivée en Galilée, Vespasien prend soin de faire battre la campagne par ses cavaliers pour couper l’armée adverse de ses sources de ravitaillement et l’enfermer dans les villes fortifiées67. Il utilise avec profit ses colonnes montées pour surprendre l’adversaire, en détachant brusquement des partis de cavaliers vers les places fortes qu’il 61

Cf. supra, p. 122-3. Sur cette campagne spécifiquement, voir GICHON (1981) ; GOLDSWORTHY (1996), 84-90 ; BLOOM (2010), 65-79. 63 Jos., BJ, II, 546-55. 64 Un seul passage du De bello Judaico suggère la présence de troupes montées chez les révoltés, cf. BJ, II, 583 : 60 000 fantassins, 350 cavaliers, 4 500 mercenaires et 600 gardes personnels dans l’armée galiléenne de Josèphe en 67. Et encore ces chiffres sont-ils probablement exagérés, cf. BLOOM (2010), 95. 65 Jos., BJ, III, 458 ; V, 52-66 ; V, 258. Sous le Haut-Empire, la reconnaissance armée est appelée praemissio par Virgile (Aen., XI, 513) et Tacite (Hist., II, 100, 1 ; III, 52, 1 ; IV, 2, 4). Plus technique, le terme praecursio peut être préféré pour la cavalerie (Sen., Ep., 20, 123, 7 : Omnes iam sic peregrinantur ut illos Numidarum praecurrat equitatus, ut agmen cursorum antecedat). 66 Jos., BJ, VI, 153-5. Voir Onas., Str., 10, 8. 67 Jos., BJ, III, 59-63 et 110-4. 62

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souhaite enlever68. Cette méthode est parfois couronnée de succès. Mais lorsqu’une ville a les moyens de résister, la cavalerie sert juste à l’encercler pour empêcher les éventuelles sorties. Ainsi, lorsqu’il s’apprête à investir Jotapata, Vespasien prend soin d’envoyer mille cavaliers en avant-garde avec ordre d’envelopper (περικατασχεῖν) la place pour que personne ne puisse s’en échapper et qu’aucun renfort ne puisse arriver de l’extérieur69. Lors de la reconquête, les villes, les places fortes et les camps de marche sont utilisés comme bases opérationnelles pour des raids de cavalerie meurtriers destinés à ravager les campagnes, piller leurs ressources et massacrer leurs habitants. Le procédé est décrit pour la première fois au début de l’automne 66, lorsque Cestius détache un important parti de cavaliers dans le territoire de Narbata afin de dévaster le plat pays et les villages70. Durant l’intermède qui sépare la retraite de l’armée de Cestius de l’entrée en campagne de Vespasien (hiver 66-printemps 67), les garnisons de cavalerie laissées au nord de la Judée (Neapolitanus à Scythopolis ; Antonius à Ascalon) poursuivent leurs déprédations dans les campagnes tenues par les rebelles71. Mais c’est surtout au début des opérations en Gallilée en 67 que Flavius Josèphe décrit ce type d’action avec le plus de précision : «  Les troupes de secours envoyées par Vespasien aux habitants de Sepphoris, mille cavaliers et six mille fantassins, sous le commandement du tribun Placidus, une fois leur camp établi dans la Grande Plaine, se séparent  : l’infanterie cantonne en ville pour en assurer la garde, la cavalerie au camp. À partir de ces deux bases ils faisaient de fréquentes sorties et leurs incursions à travers toute la campagne environnante causaient de graves dommages aux troupes de Josèphe. Quand celles-ci restaient dans les villes sans bouger, les Romains pillaient à l’extérieur, et chaque fois qu’elles avaient l’audace de faire une sortie, ils les repoussaient. Josèphe, en tout 68 Tarichées (ibid., III, 497-502), Mont Thabor (ibid., IV, 57-61), Gischala (ibid., IV, 87-92), Béthennabris (ibid., IV, 429) ; le doute est permis pour Abila, Julias, Bésimoth (ibid., IV, 438), Gérasa (ibid., IV, 488), puis Caphéthra et Capharabis (ibid., IV, 552). 69 Ibid., III, 144. Voir également BJ, III, 255. Une tactique similaire est utilisée par le légat de Judée Lucilius Bassus en 73, lorsque ce dernier organise une battue pour traquer les révoltés qui se sont réfugiés dans une forêt, cf. BJ, VII, 211 (trad. A. Pelletier) : « il commença par faire cerner tout l’emplacement par la cavalerie (πρῶτον μὲν τοῖς ἱππεῦσιν ἅπαν κυκλοῦται τὸ χωρίον) pour rendre la fuite impossible aux Juifs. » 70 Ibid., II, 509 (trad. A. Pelletier) : « Cestius envoya également dans la toparchie de Narbatène, limitrophe de Césarée, un important détachement de cavaliers, qui ravagèrent la campagne (οἳ τήν τε γῆν ἔτεμον), massacrèrent un nombre considérable de gens du pays (πολὺ πλῆθος διέφθειραν τῶν ἐπιχωρίων), pillèrent leurs biens et incendièrent leurs villages (τάς τε κτήσεις διήρπασαν καὶ τὰς κώμας κατέφλεξαν). » 71 Ibid., III, 12 ; Jos., Vita, 121.

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cas, attaqua, dans l’espoir de la prendre, cette ville que lui-même, avant qu’elle trahît la cause des Galiléens, avait fortifiée pour qu’elle fût imprenable, même pour les Romains. Aussi fut-il déçu dans son espérance quand il constata qu’il était trop faible pour avoir raison des Sepphoritains que ce soit par la force ou par la persuasion. Il ne fit même qu’exciter davantage la guerre à travers le pays  : les Romains, furieux de son offensive, ne cessèrent ni jour ni nuit de ravager les campagnes, de piller les propriétés rurales, toujours en massacrant ceux qui pouvaient porter les armes et en réduisant en esclavage les moins vigoureux. La Galilée tout entière était à feu et à sang  ; il n’est pas de souffrance, pas de calamité qu’elle n’ait connues, car le seul refuge des populations pourchassées était les villes que Josèphe avait fortifiées. » (trad. A. Pelletier)72.

La répartition des rôles entre l’infanterie, chargée de tenir les villes fortifiées, et la cavalerie, responsable des opérations de dévastation et de pillage, se retrouve plus loin dans le récit, à la suite de la prise de Joppé (été 67)73, puis lorsque l’armée romaine pénètre en Judée et en Idumée au début de l’été 6874. Dès lors que les Juifs acceptent de quitter leurs places fortes pour livrer bataille en rase campagne, ils sont rapidement encerclés par la cavalerie romaine, mis en fuite et massacrés dans la poursuite, avec des pertes considérables, y compris lorsque les Romains sont en très nette infériorité numérique. À trois reprises, de petites armées de cavalerie parviennent ainsi à remporter de franches décisions contre d’importantes forces insurgées : – La première fois à proximité d’Ascalon, à la fin de l’année 66 ou au début de 67. La citadelle philistine est tenue par un commandant du nom d’Antonius75, avec une aile et une cohorte (donc pas plus de 2 000 soldats)76. Plusieurs dizaines de milliers de Juifs convergent pour surprendre la garnison séparée du reste des forces romaines. Au moment où les insurgés s’apprêtent à prendre les murs d’assaut, Antonius fait sortir sa cavalerie. À force d’escarmouches, celle-ci 72

Id., BJ, III, 59-63. Ibid., III, 429-31 (trad. A. Pelletier) : « Vespasien dresse un camp sur l’acropole et y laisse la cavalerie avec quelques fantassins, pour que ces derniers, en restant sur place, assurent la garde du camp (φρουρῶσι τὸ στρατόπεδον), tandis que les cavaliers iraient piller les environs et détruire les villages et petites villes autour de Joppé (προνομεύωσι τὴν πέριξ καὶ τὰς περιοίκους κώμας τε καὶ πολίχνας ἐξαιρῶσιν τῆς Ἰόππης). Les cavaliers donc, fidèles à ces consignes, en sillonnant tous les jours la campagne la ravageaient et la réduisaient tout entière en désert (ἔτεμνόν τε καὶ ἠρήμουν ἅπασαν). » 74 Ibid., IV, 443-8. 75 PIR1, A, 796. 76 Peut-être davantage selon KASHER (1990), 299, qui suppose que les Romains commandaient aussi une milice locale de combattants. 73

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parvient à mettre les Juifs en déroute, faisant près de 10 000 morts77. Lorsque les Juifs lancent une nouvelle attaque contre Ascalon, ils sont à nouveau mis en fuite à la suite d’embuscades tendues par la cavalerie d’Antonius, perdant cette fois-ci 8 000 hommes78. – Une deuxième victoire notable est remportée par la cavalerie romaine à la fin de l’été 67, dans la plaine qui se trouve face à Tarichées, au sud du lac de Génézareth. Vespasien, qui a établi son camp entre Tibériade et Tarichées, apprend que les Juifs se sont rassemblés en terrain découvert, à l’extérieur de la ville. Il détache son fils Titus avec 600 cavaliers d’élite, bientôt rejoints par M. Ulpius Traianus (le père du futur empereur) à la tête d’un contingent de 400 cavaliers. Ces 1 000 combattants montés parviennent à mettre en déroute les Juifs et à prendre la ville dans la foulée, alors que celle-ci est encore en proie à la panique et aux dissensions internes79. – Enfin, un troisième succès est obtenu peu de temps après ces événements, à l’automne 67, lorsque Vespasien détache son tribun Placidus avec 600 cavaliers pour prendre le mont Thabor, sur lequel des Juifs se sont retranchés. Arrivé à proximité des remparts de la citadelle, 77 Jos., BJ, III, 14-9 (trad. A. Pelletier modifiée) : « Antonius, à qui n’échappait plus l’imminence de leur attaque, fit sortir sa cavalerie ; sans du tout s’émouvoir du nombre ni de l’audace de l’ennemi, il soutint vaillamment les premiers assauts et refoula les Juifs qui attaquaient les remparts. […] Car dès que la confusion fut jetée dans les premiers rangs par la cavalerie (ὡς γὰρ αὐτῶν ἅπαξ ἤδη συνεταράχθησαν αἱ πρῶται φάλαγγες), ils firent volte-face ; se heurtant alors à ceux qui derrière eux attaquaient les remparts, ils se combattaient les uns les autres, jusqu’au moment où, ayant tous cédé aux charges (ἐμβολαῖς εἴξαντες) des cavaliers, ils se dispersèrent à travers toute la plaine (ἐσκεδάσθησαν ἀνὰ πᾶν τὸ πεδίον), qui était vaste et partout propice à la cavalerie. Cette circonstance qui avait favorisé les Romains fit que la tuerie des Juifs fut énorme. La cavalerie, en effet, devançait les fuyards, faisait demi-tour puis, fonçant dans ce tas de gens qui s’embarrassaient dans leur course, en tuait un nombre infini. D’autres cavaliers encerclant (κυκλούμενοι) d’autres groupes par quelque endroit qu’ils prissent la fuite, galopaient autour d’eux (περιελαύνοντες) et les abattaient facilement de leurs javelots (κατηκόντιζον). […] le combat dura jusqu’au soir ; tant et si bien que le nombre des Juifs tués s’éleva à une dizaine de mille, plus deux de leurs généraux : Jean et Silas […]. Du côté des Romains, il n’y eut dans cette bataille rangée qu’un petit nombre de blessés. » 78 Ibid., III, 25 (trad. A. Pelletier) : « Comme Antonius avait dressé des embuscades (ἐνέδραις) sur leur chemin, ils tombèrent dans ses pièges par surprise et, encerclés (κυκλωθέντες) par la cavalerie avant même de s’être rangés en bataille, ils perdirent cette fois plus de huit mille hommes ; tous les autres s’enfuirent. » KASHER (1990), 299-300 met en doute l’idée que les Juifs aient pu perdre 8 000 hommes contre un si petit contingent romain : Josèphe aurait exagéré les chiffres pour donner une illustration de la supériorité tactique de l’armée romaine. C’est possible, mais on ne saurait disqualifier complètement les informations données par l’auteur du De bello Judaico, surtout si l’on part du principe que l’immense majorité des pertes furent infligées durant la fuite – attendu que les rebelles n’avaient pas de troupes montées pour les couvrir. 79 Jos., BJ, III, 470-91.

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Placidus demande à parlementer avec les insurgés. Ces derniers descendent dans la plaine pour l’attaquer. La cavalerie romaine simule alors la fuite avant de contre-charger et d’envelopper les Juifs, ne laissant aucune chance aux fuyards80. D’autres décisions majeures sont remportées grâce à une coordination efficace de la cavalerie, agissant en première ligne, et de l’infanterie, suivant à distance pour servir de base de repli aux troupes montées, conformément au mode opératoire décrit à de nombreuses reprises pour l’époque républicaine. En 68, une force combinée de 500 cavaliers et 3 000 fantassins vient à bout de plus de 15 000 Juifs lors d’un combat livré près du village de Béthennabris, sur le Jourdain : « Les Romains, au premier choc, reculèrent un peu, tout en s’ingéniant à les attirer assez loin du rempart. Les ayant alors amenés dans un endroit propice, ils les encerclèrent et les accablèrent de javelots. La cavalerie coupait leurs voies de retraite et l’infanterie frappait à tour de bras les rangs serrés de leur troupe. […] Placidus était attentif à barrer la route à leurs raids vers la bourgade. Sa cavalerie, de ce côté-là, les doublait sans cesse, puis revenait sur eux en lançant des traits qui tuaient immanquablement ceux qui s’approchaient, et faisait rebrousser chemin à ceux qui se trouvaient à distance  ; mais finalement les plus courageux se frayèrent de force un passage et s’échappèrent vers le rempart. [Les insurgés quittent alors la bourgade pour gagner Jéricho] Fort de sa cavalerie et de ses précédents succès, Placidus continuait de les poursuivre. Jusqu’au Jourdain il tuait à mesure tous ceux qu’il rattrapait. Quand il eut acculé au bord du fleuve toute cette foule, que la force du courant arrêtait, car, grossi par les pluies, le fleuve était infranchissable, Placidus rangea ses troupes en face d’eux. La nécessité excitait au combat ces gens qui n’avaient aucun lieu où s’enfuir. Déployés sur une file aussi longue que possible le long du rivage, ils y recevaient les traits et les charges des cavaliers, qui en les frappant en firent tomber un grand nombre dans le courant. Il en périt quinze mille sous les coups des Romains et le nombre de ceux qui durent se jeter d’euxmêmes dans le Jourdain est incalculable.  » (trad. A. Pelletier modifiée)81. 80

Ibid., IV, 57-61, notamment 60 (trad. A. Pelletier) : « En effet dès que les Juifs engagèrent le combat, [Placidus] fit semblant de prendre la fuite, et comme ils le poursuivaient (διώκοντας), quand il les eut attirés bien loin dans la plaine (ἑλκύσας ἐπὶ πολὺ τοῦ πεδίου), par une volte-face de sa cavalerie (τοὺς ἱππεῖς ἐπιστρέφει), il les mit en déroute, en massacra le plus grand nombre, isola le reste et l’empêcha de remonter. » La contrecharge des cavaliers romains est ainsi accompagnée d’un mouvement enveloppant, ce qui correspond à la « manœuvre alaine » décrite par Maurice dans le Stratêgikon (cf. infra, p. 587). 81 Ibid., IV, 422-35 : Οἱ δὲ πρὸς μὲν τὴν πρώτην ἐμβολὴν ὀλίγον εἶξαν ἅμα καὶ προκαλέσασθαι τεχνιτεύοντες αὐτοὺς ἀπὸ τοῦ τείχους πορρωτέρω, λαβόντες δ’ εἰς ἐπιτήδειον περιήλαυνόν τε καὶ κατηκόντιζον, καὶ τοὺς μὲν φυγάδας αὐτῶν οἱ ἱππεῖς ὑπετέμνοντο, τὰς συμπλοκὰς δὲ τὸ πεζὸν εὐτόνως διέφθειρον. […] Σπουδὴ γὰρ ἦν τῷ

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Tous ces exemples illustrent bien le rôle majeur joué par la cavalerie lors de la première révolte de Judée, que l’on aurait tort d’occulter au profit des travaux d’ingénierie des légions, rendus célèbres par les récits des sièges de Jotapata, Jérusalem et Massada, auxquels Josèphe choisit d’accorder une place de premier plan pour des raisons aussi bien politiques que narratives82. Les troupes montées de l’Empire permettent de limiter les effets négatifs de la stratégie d’attrition adoptée par les révoltés ; elles garantissent aux Romains le contrôle des territoires parcourus et offrent un outil de contre-guérilla idéal83. C’est aussi la cavalerie qui est responsable de l’immense majorité des pertes infligées aux Juifs lors d’engagements en rase campagne, montrant que chaque action positive de la part des révoltés les expose au paiement d’un lourd tribut humain. La cavalerie parvient en outre à obtenir, seule, de véritables décisions contre de grandes armées, et elle se révèle à plusieurs reprises capable de prendre des places fortes grâce à la vélocité de ses actions. Πλακίδῳ τὰς ἐπὶ τὴν κώμην ὁρμὰς αὐτῶν διακλείειν. Καὶ συνεχῶς παρελαύνων κατ’ ἐκεῖνο τὸ μέρος, ἔπειτα ἐπιστρέφων ἅμα καὶ τοῖς βέλεσι χρώμενος εὐστόχως ἀνῄρει τοὺς πλησιάζοντας καὶ δέει τοὺς πόρρωθεν ἀνέστρεφεν, μέχρι βίᾳ διεκπεσόντες οἱ γενναιότατοι πρὸς τὸ τεῖχος διέφευγον. […] Πλάκιδος δὲ τοῖς ἱππεῦσι καὶ ταῖς προαγούσαις εὐπραγίαις τεθαρρηκὼς εἵπετο, καὶ μέχρι μὲν Ἰορδάνου τοὺς ἀεὶ καταλαμβανομένους ἀνῄρει, συνελάσας δὲ πρὸς τὸν ποταμὸν πᾶν τὸ πλῆθος εἰργομένους ὑπὸ τοῦ ῥεύματος, τραφὲν γὰρ ὑπ’ ὄμβρων ἄβατον ἦν, ἀντικρὺ παρετάσσετο. Παρώξυνε δ’ ἡ ἀνάγκη πρὸς μάχην τοὺς φυγῆς τόπον οὐκ ἔχοντας, καὶ ταῖς ὄχθαις ἐπὶ μήκιστον παρεκτείναντες σφᾶς αὐτοὺς ἐδέχοντο τὰ βέλη καὶ τὰς τῶν ἱππέων ἐμβολάς, οἳ πολλοὺς αὐτῶν παίοντες εἰς τὸ ῥεῦμα κατέβαλον. Καὶ τὸ μὲν ἐν χερσὶν αὐτῶν διαφθαρὲν μύριοι πεντακισχίλιοι, τὸ δὲ βιασθὲν ἐμπηδῆσαι εἰς τὸν Ἰορδάνην πλῆθος ἑκουσίως ἄπειρον ἦν. 82 Sur l’écriture de l’histoire et le traitement des faits militaires dans l’œuvre de Josèphe, voir les contributions de MASON et ROTH dans CHAPMAN & RODGERS (2016). 83 La doctrine adoptée par Vespasien et Titus, fondée sur la fragmentation du corps expéditionnaire romain en petits groupes mobiles, se retrouve à d’autres époques et sur d’autres théâtres d’opération. Nous avons déjà pu évoquer l’exemple de la guerre de Jugurtha (cf. supra, p. 129-30). Au moins trois cas similaires apparaissent dans l’œuvre de Tacite. En 21 ap. J.-C., une révolte des Célatètes, des Odryses et des Diens (Besses), en Thrace, force le légat P. Vellaeus, commandant de l’armée la plus proche, à intervenir : celui-ci détache les cavaliers d’ailes et les cohortes légères (alarios equites ac leuis cohortium) contre les bandes qui courent le pays pour le piller ou pour en tirer des renforts ; il prend avec lui le gros de l’infanterie légionnaire (robur peditum) pour lever le siège de Philippopolis (Tac., Ann., III, 39, 1). L’année suivante, Junius Blaesus, envoyé en Afrique par Tibère pour lutter contre les bandes pillardes de Tacfarinas, divise son armée en trois colonnes (agmina), chargées de cerner le théâtre de la guerre, et multiplie les détachements à partir de ces groupes d’intervention (ibid., III, 74, 1-3). Son successeur Cornelius Dolabella poursuit la même stratégie de contre-guérilla, en associant plus étroitement les troupes irrégulières fournies par Ptolémée de Maurétanie (ibid., IV, 24, 3-25, 3). Enfin, en 58, confronté à la stratégie d’attrition de Tiridate d’Arménie, Corbulon est « contraint de propager la guerre partout » (circumferre bellum coactus) : il divise ses forces (dispertit uires) et invite ses alliés à piller les possessions arméniennes pour forcer son adversaire à réagir (ibid., XIII, 37, 2-3).

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II – LA GRANDE TACTIQUE A. Le rôle de la cavalerie dans les batailles rangées Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur les différentes fonctions remplies par la cavalerie dans les batailles en rase campagne : celles-ci n’évoluent pas de façon significative sous le Haut-Empire84. Les récits militaires du Principat montrent que les combattants à cheval interviennent lors d’escarmouches préliminaires destinées à gêner l’ennemi dans son déploiement ou à éliminer ses troupes mobiles85. La cavalerie s’efforce aussi d’envelopper l’armée adverse par des attaques de flanc et des manœuvres d’encerclement86. Certains corps de troupes sont gardés en réserve et peuvent servir à contrer les menaces inattendues87. Enfin, la cavalerie intervient au dernier stade de la bataille, lorsque l’une des deux armées rompt son ordonnancement et que débute la poursuite88. Les mécanismes qui régissent ces actions ont pu être analysés dans la partie précédente à travers quelques exemples tardo-républicains. Durant l’époque impériale, certaines descriptions apportent cependant un éclairage nouveau et méritent d’être développées. Les escarmouches préliminaires tout d’abord. Elles font l’objet d’une présentation minutieuse de la part de Tacite, lors des combats qui précèdent la seconde bataille de Bédriac (24 octobre 69)89. L’affrontement qui prend place dans la grande plaine alluviale séparant Crémone de Bedriacum est initié par une série d’accrochages entre des partis de fourrageurs vitelliens et flaviens90. Comme le veut la coutume, les exploratores opèrent en avant des lignes flaviennes, au contact du « brouillard La bibliographie sur la question se limite à DIXON & SOUTHERN (1992, 1997 2e éd.), 140-7 et GILLIVER (1999), 110-2. Des informations supplémentaires peuvent être trouvées dans HYLAND (1990), 165-7 et JUNKELMANN (1991), II, 127-30. 85 E.g. Tac., Agr., 36, 3 ; Hist., II, 41, 2 ; IV, 33, 2 ; Ann., IV, 73, 2. 86 E.g. Jos., BJ, II, 519 ; Tac., Agr., 37, 1 ; Hist., V, 18, 3-4 ; Ann., III, 46, 3 ; Arr., Acies, 30-1. 87 E.g. Tac., Agr., 37, 1 ; Hist., II, 24, 3. 88 E.g. Jos., BJ, III, 17 ; Tac., Agr., 37, 3 ; Hist., II, 15, 2 ; Arr., Acies, 27-9. 89 Sur cet affrontement, voir PASSERINI (1940), 235-42 ; GREENHALGH (1975), 148-50 ; WELLESLEY (1975, 2000 3e éd.), 142-4 ; MORGAN (2005) et (2006), 202-4. Tacite utilise probablement les mémoires de Vipstanus Messalla comme source principale. Cf. SYME (1958), I, 172 et 177 et MORGAN (2005), 189, n. 1. 90 Antonius Primus aurait détaché sa cavalerie à huit milles (= 11,8 km) de Bédriac. Les deux villes étaient distantes de vingt-deux milles (= 32,5 km) si l’on suit la Tabula Peutingeriana, ou plutôt vingt milles (= 29,5 km) d’après le scholiaste de Juvénal (schol. vet. ad. Juv., II, 99), qui semble plus proche de la vérité. Le champ de bataille est parfaitement plat, mais, dans l’Antiquité, il était planté de vignes et parcouru de canaux 84

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de guerre ». Ce sont eux qui préviennent Antonius Primus et ses 4 000 cavaliers de l’approche des troupes ennemies, précédées par de petits groupes d’hommes (praegredi paucos) – probablement des éclaireurs ou des procursatores vitelliens91. Alors que les troupes flaviennes sont encore dispersées dans la campagne pour piller les granges et les champs, l’un des officiers de l’armée d’Antonius Primus, Arrius Varus, sans se préoccuper de l’avis de son commandant, décide de charger avec les plus résolus des cavaliers (cum promptissimis equitum). Il repousse les vitelliens mais ses hommes sont rapidement contrés et mis en fuite par des combattants adverses92. Antonius, qui n’a pas souhaité cette attaque, prend les mesures d’urgence qui s’imposent : il déploie ses escadrons sur les ailes de son dispositif et laisse un accès libre au centre (diductis in latera turmis uacuum medio relinquit), pour que Varus et ses cavaliers puissent se retirer en sécurité. Loin de produire l’effet attendu, la manœuvre jette la panique dans la ligne de réserve et c’est l’ensemble de la cavalerie flavienne qui se trouve mis en déroute : « les troupes repoussées et celles préservées de tout dommage, précipitées par la peur, se pressent mutuellement dans des chemins étroits (angustiis uiarum conflictabantur) »93. Antonius s’efforce de rallier sa cavalerie. Cette dernière est finalement arrêtée par la présence d’une rivière qui lui barre la route. Elle parvient à se reformer en rangs serrés (densis ordinibus) et se tourne contre les poursuivants qui accourent en ordre dispersé, les repoussant aisément94. La fortune change donc une nouvelle fois de camp, mais la séquence qui suit est confuse dans la mesure où les cavaliers flaviens, convaincus d’avoir remporté la victoire, se laissent gagner par l’indiscipline. Certains dépouillent les morts (spoliare), d’autres font des captifs (capere), d’autres encore dérobent les armes et les chevaux des vaincus (arma equosque abripere) pendant que le gros des troupes continue de poursuivre les vitelliens95. Ceux-ci espèrent pouvoir compter sur le soutien des légions I Italica et XXI Rapax qui ont été envoyées à leur secours depuis Crémone et se trouvent alors à quatre milles de la ville. Mais l’infanterie lourde refuse d’ouvrir ses rangs pour recevoir les fuyards d’irrigation, ce qui devait constituer des obstacles importants pour le déploiement et la coordination de la cavalerie. Cf. Tac., Hist., II, 25, 2 et PASSERINI (1940), 213-4. 91 Tac., Hist., III, 15, 2-16, 1. 92 Ibid., III, 16, 1-2. 93 Ibid., III, 16, 2. La retraite pouvait se faire le long de la via Postumia mais les uiae angustae font ici surtout allusion aux chemins d’exploitation qui séparaient les parcelles d’une plaine agricole dont nous savons qu’elle était rigoureusement centuriée. Cf. WELLESLEY (1975, 2000 3e éd.), 144. Contra MORGAN (2005), 199, qui avance de façon arbitraire que le pluriel employé par Tacite est « poétique » et suggère que les 4 000 cavaliers se replièrent uniquement le long de la via Postumia, ce qui est matériellement impossible. 94 Tac., Hist., III, 17, 1-2. La rivière en question est peut-être la Delmona, un affluent de l’Oglio qui, autrefois, s’écoulait au sud de la via Postumia, notamment entre Casanova d’Offredi et Rivarolo Mantovano. Cf. PASSERINI (1940), 240-1. Voir cependant les remarques sceptiques de MORGAN (2005), 199-200. 95 Tac., Hist., III, 17, 2. On remarquera dans ce passage que spoliare est bien distingué d’arma equosque abripere. Cela nous semble suggérer que les « dépouilles » prises à l’ennemi n’étaient pas seulement des armes, mais aussi des trophées corporels.

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(non laxare ordines, non recipere turbatos), espérant peut-être les forcer à reprendre le combat96 : elle se laisse gagner par la panique et finit par être culbutée par l’assaut conjugué de la cavalerie flavienne et de l’infanterie auxiliaire de Mésie, accompagnée d’un grand nombre de légionnaires97. Cette longue alternance de poursuites et de retraites, que Tacite juge si caractéristique du combat de cavalerie98, est décrite en des termes similaires par Cassius Dion99.

Le cas de l’enveloppement tactique peut être analysé à travers l’exemple de la bataille d’Idistauiso (16 ap. J.-C.), que nous connaissons aussi grâce à Tacite100. L’historien romain décrit une manœuvre ambitieuse, qui permit à la cavalerie de Germanicus de tourner complètement l’armée d’Arminius, en s’aidant de la topographie pour passer inaperçue (fig. 22 et 23). L’affrontement eut lieu dans la vallée de la Weser, probablement au niveau de Hessich Oldendorf, comme cela a été suggéré dans une étude récente101. Tacite parle d’une plaine située « entre la Weser et des collines, qui méandre de façon inégale, suivant que les rives du fleuve s’effacent ou que les saillies des montagnes opposent une résistance »102. Il ajoute que la plaine était fermée par un bois, devant lequel se tenait la ligne principale des Germains103. Les Chérusques seuls occupaient les hauteurs, d’où ils devaient tomber sur les Romains au plus fort du combat104. Lorsqu’il se rendit compte de ce stratagème, Germanicus commanda aux meilleurs de ses cavaliers de les charger de flanc, et à Stertinius, avec les escadrons restants, de tourner l’ennemi et d’attaquer ses arrières105. Les troupes montées 96

Ibid., III, 18, 1. Ibid., III, 18, 2. 98 Voir par exemple Tac., Ger., 30, 3 et Ann., VI, 35, 1. 99 Cass. Dio, LXV, 11, 4-5. 100 Tac., Ann., II, 16-7. Sur cette bataille, cf. DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), II, 123-4 ; MILTNER (1952) ; FLEURET (1997), 115 ; LAEDERICH (2001), 78-83 ; JAHN (2012), 207-12. 101 LAEDERICH (2001), 78, n. 19 : « la description du site d’Idistaviso paraît correspondre à la région de Rinteln et d’Hameln, vers Hessich Oldendorf ». Nous proposons, dans notre reconstitution graphique, de situer le champ de bataille dans la partie de la plaine qui se trouve entre Hemeringen et Halvestorf. Les Chérusques occupaient probablement les hauteurs qui se trouvent au sud de Hemeringen. La plaine est inclinée sur sa partie méridionale, avec 150 m de dénivelé sur un km. Les collines culminent à un peu plus de 250 m. 102 Tac., Ann., II, 16, 1 : Is medius inter Visurgim et colles, ut ripae fluminis cedunt aut prominentia montium resistunt, inaequaliter sinuatur. 103 Ibid., 16, 1-2 : Pone tergum insurgebat silua, editis in altum ramis et pura humo inter arborum truncos. Campum et prima siluarum barbara acies tenuit. 104 Ibid., 16, 2 : soli Cherusci iuga insedere, ut proeliantibus Romanis desuper incurrerent. 105 Ibid., 17, 1 : Visis Cheruscorum cateruis, quae per ferociam proruperant, ualidissimos equitum incurrere latus, Stertinium cum ceteris turmis circumgredi tergaque 97

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Figure 22 – Déploiement tactique de l’armée romaine à la bataille d’Idistauiso (16 ap. J.-C.). exécutèrent ses ordres et parvinrent à ébranler les arrières et les flancs (postremos ac latera) de l’armée adverse pendant que l’infanterie l’engageait de front106. Se produisit alors un phénomène étrange : « Deux lignes ennemies fuyaient en sens opposé : ceux qui avaient occupé la forêt se sauvaient dans la plaine, ceux de la plaine couraient vers la forêt (duo inuadere iubet. Ce passage est généralement mal compris par les commentateurs de la bataille. DELBRÜCK (1900, 1990 trad. angl.), II, 123 (suivi par MILTNER [1952], 346-7) confond par exemple l’attaque de flanc des ualidissimi equites et celle des turmae de Stertinius : selon lui, les deux auraient pris pour cible les Chérusques qui descendaient de leurs collines. En réalité, seule la première visait les troupes d’Arminius. La seconde est bien distinguée par Tacite et concerne l’armée germanique qui était campée à la lisière des bois, de l’autre côté de la plaine, comme le confirme la suite du texte. C’est donc un très large mouvement enveloppant, que Stertinius n’a pu accomplir qu’en empruntant des chemins dérobés situés derrière les hauteurs. Delbrück, qui ne parvient pas à distinguer ces deux manœuvres, juge impossible la pression exercée par l’armée romaine sur les arrières de l’acies germanique (cf. n. suivante) et écarte, à tort, la description de Tacite dans laquelle il ne voit que « Phantasien eines Poeten ». 106 Tac., Ann., II, 17, 3 : Simul pedestris acies infertur et praemissus eques postremos ac latera impulit.

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Figure 23 – Reconstitution schématique des différentes phases de la bataille d’Idistauiso.

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hostium agmina diuersa fuga, qui siluam tenuerant in aperta, qui campis adstiterant in siluam ruebant). Entre eux, au milieu, les Chérusques étaient délogés de leurs collines (medii inter hos Cherusci collibus detrudebantur). »107. Cette description ne peut être comprise que si l’on garde à l’esprit la situation des troupes germaniques durant cette phase de l’affrontement. La première ligne des Germains se trouve en terrain ouvert, face à l’infanterie légionnaire ; elle est repoussée vers l’arrière. Une ligne de réserve, qui attend à la lisière de la forêt, est prise à revers par la cavalerie de Stertinius et converge vers la plaine. Quant aux Chérusques embusqués, ils sont chassés des collines vers le lieu principal de la bataille108. Par une brillante manœuvre d’enveloppement, exécutée sur un terrain relativement difficile, Germanicus est parvenu à semer la confusion chez ses adversaires.

Tacite ne signale pas l’intervention de réserve montée durant cet épisode : des cohortes d’infanterie auxiliaire semblent avoir joué ce rôle contre une tentative de percée des Chérusques menés par Arminius109. En revanche, lors de la bataille du Mons Graupius (83/84 ap. J.-C.), quatre ailes sont employées comme subsidia par Agricola (fig. 24)110. Ces unités sont clairement distinguées du gros de la cavalerie qui intervient dès le début de l’affrontement. L’ordre de bataille présente une configuration classique : une ligne d’infanterie (8 000 fantassins auxiliaires), flanquée par 1 000 ou 3 000 equites111, fait face à une multitude de guerriers calédoniens rassemblés sur des 107

Ibid., 17, 3-4. À l’instar de Delbrück, MILTNER (1952), 348 ne comprend pas ce triple mouvement et propose tout simplement d’ignorer les précisions apportées par Tacite. La reconstitution proposée par LAEDERICH (2001), 79-83 ne nous semble pas non plus satisfaisante : elle fait commencer le combat entre les deux lignes d’infanterie principales avant qu’Arminius ait lancé son attaque de flanc. Pourtant, Tacite mentionne d’abord la tentative d’embuscade et précise que la bataille en rase campagne n’intervint que dans un second temps. Il semble que les Chérusques déclenchèrent leur attaque trop tôt, contrairement au plan qui avait été convenu, d’où le complément circonstanciel de manière per ferociam que l’on retrouve attaché au verbe proruperant. De cette confusion découle, chez Laederich, une incapacité à expliquer le fait que les fuyards Chérusques étaient pris entre les deux lignes des Germains, ceux de la plaine et ceux de la forêt. 109 Tac., Ann., II, 17, 4. 110 Id., Agr., 35-6. Une abondante bibliographie traite de cette bataille : voir entre autres références HANSON (1987), 137-9 ; MAXWELL (1990) ; GOLDSWORTHY (1996), 134 et 151 ; FRASER (2008) ; CAMPBELL (2010) et (2015). 111 Tac., Agr., 35, 2 affirme que 3 000 cavaliers étaient disposés in cornibus, sur les flancs des fantassins auxiliaires, mais il ne précise pas s’il s’agit de la totalité des equites présents lors de l’affrontement. Difficile, donc, de savoir si les quatre ailes de cavalerie ad subita belli retentas sont à inclure dans ce total. Pour la majorité des spécialistes (OGILVIE & RICHMOND [1967], 78-9 et 271 ; MANN [1985], 23 ; HANSON [1987], 137 ; MAXWELL [1990], 43 ; GOLDSWORTHY [1996], 134 et fig. 2), il faudrait plutôt les y ajouter, ce qui ferait un total de 5 000 cavaliers auxiliaires. Mais rien ne permet d’en être totalement sûr. 108

Figure 24 – Restitution schématique de la bataille du Mons Graupius (83/84 ap. J.-C.).

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hauteurs que l’on identifie habituellement aux collines de Bennachie (Aberdeenshire)112. Le légat de Bretagne n’a souhaité engager que ses unités auxiliaires ; les troupes légionnaires attendent à distance, rangées devant le camp de marche113. Dès le déclenchement des hostilités, une partie de la cavalerie romaine chasse les chars calédoniens du champ de bataille et se retourne contre l’infanterie ennemie pour soutenir l’effort des cohortes auxiliaires114. La suite du texte est corrompue et l’utilisation manifeste de topoi littéraires par Tacite ne facilite en rien sa compréhension. L’image de cavaliers mêlés aux fantassins, réduits à l’impuissance par la nature du terrain et pressés les uns contre les autres, suggère une situation plutôt défavorable aux Romains115. C’est seulement dans un second temps, lorsque les troupes de réserve de Calgacus descendent de leurs hauteurs pour tenter d’envelopper l’armée romaine, qu’Agricola fait intervenir quattuor equitum alas ad subita belli retentas116. La manœuvre est un succès : les adversaires sont 112 Sur la localisation du site, voir dernièrement FRASER (2008), chap. v (qui propose la colline de Cairnie Braes, beaucoup plus au sud, à proximité du camp flavien de Dunning) et CAMPBELL (2015) (favorable à l’hypothèse traditionnelle). D’après Tac., Agr., 29, 4, l’armée de Calgacus comprenait plus de 30 000 hommes, mais HANSON (1987), 137-8, MAXWELL (1990), 65-6 et FRASER (2008), 83-5 pensent, avec de bons arguments, que ce chiffre est excessif et que l’effectif des barbares a été exagéré à des fins encomiastiques. L’historien romain présente l’ordre de bataille des Calédoniens de la façon suivante (Tac., Agr., 35, 4, trad. É. de Saint-Denis) : « la première ligne était en terrain plat (primum agmen in aequo) ; les autres corps de troupes, sur la pente du mont, formaient une ligne continue comme dressée en hauteur (ceteri per adcliue iugum conexi uelut insurgerent) ». Il y a litige pour savoir si, dans cette dernière phrase, il faut lire conexi ou conuexi, leçon que l’on retrouve dans le codex Aesinas latinus 8 mais qui est écartée par É. de Saint-Denis et R.M. Ogilvie dans leurs éditions respectives. MAXWELL (1990), 58, SOVERINI (2004), 82 et FRASER (2008), 89 proposent de conserver la lecture de l’Aesinas latinus et estiment que la ligne de bataille des barbares épousait une forme courbe, avec les ailes repliées vers l’intérieur, ce qui se justifie aisément d’un point de vue tactique si l’on tient compte de l’immense supériorité romaine en cavalerie. 113 Tac., Agr., 35, 3. 114 Ibid., 36, 3 : « après avoir mis en fuite les Bretons des chars montés (ut fugere couinnarii), les escadrons de cavaliers (equitum turmae) vinrent se mêler au combat des fantassins (peditum se proelio miscuere). » 115 Ibid., 36, 4 : « Malgré la terreur subite qu’ils y avaient apportée, ils étaient néanmoins embarrassés par les formations compactes des ennemis et les accidents du terrain (densis tamen hostium agminibus et inaequalibus locis haerebant) ; et désormais, la forme du combat n’avait plus rien d’équestre (minimeque equestris ei iam pugnae facies erat), car, les hommes, étant déjà en position difficile sur la pente, étaient en même temps bousculés par les corps des chevaux (cum aegre cliuo instantes [ou adstantes] simul equorum corporibus impellerentur) et souvent des chars à la dérive, des chevaux apeurés, sans conducteurs, se précipitaient où leur frayeur les avait emportés, le long [des rangs] ou face à eux (ac saepe uagi currus, exterriti sine rectoribus equi, ut quemque formido tulerat, transuersos aut obuios incursabant). » SOVERINI (2004), 264 suppose que durant cette phase, les cavaliers romains (en raison de la difficulté du terrain) avaient démonté pour combattre comme fantassins. C’est une éventualité à prendre en compte, bien que Tacite ne précise pas la chose de façon explicite. 116 Tac., Agr., 37, 1 : « Des Bretons qui jusqu’ici se tenaient sur le faîte des collines, à l’écart du combat (Et Britanni, qui adhuc pugnae expertes summa collium insederant),

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repoussés et les troupes montées du légat de Bretagne peuvent prendre à revers la ligne des ennemis117. Comme l’historien romain mentionne ici uniquement des ailes, il y a fort à parier que les cavaliers qui formaient la première ligne étaient surtout des cavaliers de cohorte118, ce qui s’accorde bien avec l’exemple de l’ordre de bataille d’Arrien, qui assigne aussi les ailes au poste de flanc-garde119.

Reste la poursuite. Sa mise en œuvre est longuement évoquée par Flavius Josèphe dans le cadre d’opérations menées contre des fantassins mal organisés et mal équipés. La description la plus détaillée se trouve dans le récit de la bataille d’Ascalon (hiver 66/67)120. Après avoir mis en fuite une armée rebelle venue prendre la place forte, les cavaliers d’Antonius se livrent à un immense massacre. Certains devancent les fuyards au galop (τούς τε γὰρ φεύγοντας αὐτῶν φθάνοντες), font demitour (ἐπέστρεφον), puis chargent la masse dispersée des ennemis en fonçant à travers eux (καὶ τῶν ὑπὸ τοῦ δρόμου συνειλουμένων διεκπαίοντες ἀπείρους ἀνῄρουν)121. D’autres cavaliers encerclent des groupes isolés et, galopant autour d’eux, les abattent facilement à coups de javelots (ἄλλοι δὲ ἄλλους ὅπῃ τρέποιντο κυκλούμενοι καὶ περιελαύνοντες κατηκόντιζον ῥᾳδίως). Cette dernière manœuvre, décrite de façon allusive par Josèphe, ressemble à l’attaque circulaire des cursores du Stratêgikon122, mais la correspondance n’est pas assurée et il n’existe peut-être pas de filiation directe entre les deux exemples. Notons en tout n’avaient rien d’autre à faire que de railler notre armée qu’ils trouvaient si réduite. Mais, peu à peu, ils descendaient pour envelopper les arrières des vainqueurs (degredi paulatim et circumire terga uincentium coeperant). Craignant cela, Agricola leur opposa quatre ailes de cavalerie tenues en réserve pour les choses imprévisibles de la guerre (quattuor equitum alas, ad subita belli retentas). » 117 Ibid., 37, 1 : « Les assaillants furent repoussés et chassés avec une énergie égale à la hardiesse avec laquelle ils chargeaient (quantoque ferocius adcucurrerant, tanto acrius pulsos in fugam disiecisset). Ainsi, le plan des Bretons fut retourné contre eux, car sur l’ordre du général, les ailes quittèrent le front de bataille pour attaquer à revers la ligne des ennemis (ita consilium Britannorum in ipsos uersum, transuectaeque praecepto ducis a fronte pugnantium alae auersam hostium aciem inuasere). » 118 Au moins trois cohortes equitatae étaient présentes lors de la bataille : les cohortes III Batauorum mil. eq., IX Batauorum mil. eq., II Tungrorum eq. Cf. Tac., Agr., 29, 2 ; 32, 1 et 7 ; 36, 1 et OGILVIE & RICHMOND (1967), 78-9 et 271. Peut-être aussi la cohors I Brittonum mil. eq., qui pourrait avoir été levée par Agricola dans le contexte de cette campagne ou peu de temps avant : cf. BIRLEY (1953b), 21-2. Par conséquent, Agricola disposait d’un effectif substantiel d’equites cohortales. 119 Cf. infra, p. 310. Cette observation contredit radicalement l’opinion la plus répandue, qui veut que les equites cohortales soient à considérer comme une « second-line cavalry ». Cf. DAVIES (1971), 756. 120 Jos., BJ, III, 16-7. 121 Le même mode opératoire est décrit en BJ, III, 489-91 ; IV, 423 ; IV, 642. 122 Maurice, Strat., III, 5, 105-9. Cf. infra, p. 585-6.

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cas que ce type d’attaque nécessite de rompre l’escadron, dont l’organisation par rang et par file ne permet pas de former un long cordon d’escarmoucheurs123.

B. La cavalerie dans l’ordre de bataille En théorie, les modalités du rangement de la cavalerie dans l’ordre de bataille admettent des variations sous le Haut-Empire. S’inspirant probablement d’un manuel d’ars militaris dont il reprend le vocabulaire, Quintilien insiste sur cette flexibilité : « Qu’arrivera-t-il si, en effet, tu prescris à un général, à chaque fois qu’il range son armée en bataille, d’aligner son front, d’étendre ses ailes à droite et à gauche, de poster les cavaliers contre celles-ci  ? Cette méthode sera peut-être la plus raisonnable autant de fois que la situation le permettra. Mais on la modifiera suivant la nature du lieu, lorsque se présentera une montagne, lorsqu’une rivière fera obstacle, que des collines, des bois ou quelque autre difficulté de terrain empêchera le passage. On variera aussi en fonction du type d’ennemi, de la situation lors du moment décisif  : dans telle circonstance on combattra en formant une ligne unie, dans telle autre en coin, ici avec des auxiliaires, là avec la légion.  »124.

Onasandre ne prescrit pas autre chose dans son Stratêgikos, bien qu’il insiste moins sur l’importance du cadre topographique. Selon lui, une armée doit être rangée en fonction du dispositif adverse. Le général est contraint de placer ses cavaliers face à ceux de l’ennemi125. Mais l’auteur grec concède que, dans la perspective d’une bataille rangée, il convient le plus souvent de les positionner sur les ailes (ἐπὶ κέρως)126, de manière 123 Arr., Tact., 17, 5 se fait peut-être l’écho de cette tactique dans un passage qui ne se retrouve ni chez Asclépiodote, ni chez Élien, et a donc de grandes chances d’être un ajout du gouverneur de Cappadoce. Il y est question d’une formation composée d’un seul rang de cavaliers. Une telle ligne est parfaitement inutile pour les combats (ἀγῶνες), mais convient pour mener des razzias à l’improviste (λεηλασίας ἀνυπόπτους) et pour fouler aux pieds et anéantir l’adversaire (καταπατῆσαι / ἀφανίσαι). 124 Quint., Inst., II, 13, 3-4 : Quid si enim praecipias imperatori, quotiens aciem instruet derigat frontem, cornua utrimque promoueat, equites pro cornibus locet  ? Erit haec quidem rectissima fortasse ratio quotiens licebit, sed mutabitur natura loci, si mons occurret, si flumen obstabit, si collibus, siluis, asperitate alia prohibebitur. Mutabit hostium genus, mutabit praesentis condicio discriminis  : nunc acie derecta, nunc cuneis, nunc auxiliis, nunc legione pugnabitur. 125 Onas., Str., 16 : Ἱππεῖς μὲν δὴ στρατηγὸς οὐχ οὕτως, ὡς βούλεται, μᾶλλον δ᾽ ὡς ἀναγκάζεται, τάξει· πρὸς γὰρ τὸ ἀντιπόλεμον ἱππικὸν καὶ τὸ ἴδιον στήσει. 126 À plusieurs reprises, la forme génitive κέρως est utilisée dans les manuscrits du Στρατηγικός. Cf. Strat., 21, 6. Une corruption du texte original peut être alléguée. En tout

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à ce qu’ils puissent attaquer l’ennemi de face et de flanc, et qu’ils couvrent un maximum d’espace – ce qui implique qu’il n’y ait pas d’autres troupes déployées derrière eux et que chaque aile forme donc une seule ligne étendue127. Les exemples historiques cités par les auteurs contemporains vont dans le même sens. La cavalerie est le plus souvent rangée sur les ailes de la ligne d’infanterie principale, à proximité des cohortes auxiliaires qui forment la portion externe de la phalange. Lors de la victoire décisive de Furius Camillus contre Tacfarinas en 17 ap. J.-C., la IIIe légion Auguste est ainsi placée au centre du dispositif romain alors que les cohortes auxiliaires et les ailes de cavalerie sont sur les cornua128. En 58, au moment où Corbulon s’apprête à parlementer avec Tiridate, les cohortes alliées et les troupes fournies par les rois clients de Rome occupent également les cornua de l’acies légionnaire129. Ce dispositif se retrouve à l’identique lors de la bataille dite « de Watling Street », remportée par les Romains contre les forces bretonnes coalisées de Boudicca en 61130, lors de la bataille d’Ad Castores en 69 (ordre de bataille de l’armée othonienne)131 et lors de la seconde bataille de Bédriac qui a lieu la même année (dispositif de l’armée flavienne)132. La régularité avec laquelle Tacite décrit cet ordonnancement témoigne à la fois de l’existence de prescriptions réglementaires et d’un certain conformisme des généraux de l’époque. Cela ne signifie pas que la cavalerie se retrouve toujours sur les flancs de l’acies. Il arrive très souvent que des troupes montées soit aussi cas, ἐπὶ κέρως ne peut être traduit par « en colonne » (comme le propose l’édition Loeb) dans le passage qui nous intéresse car une telle formation, de l’aveu même d’Onasandre (Strat., 6, 3), ne permet pas d’occuper un espace important en largeur. 127 Ibid., 16 : ταττέτω δ᾽ ὡς τὰ πολλὰ κατὰ τὰς ἐκ παρατάξεως μάχας ἐπὶ κέρως, ἵνα καὶ κατὰ πρόσωπον καὶ ἐκ πλαγίων προσβάλλοντες καὶ τόπῳ μείζονι χρώμενοι, μέθ᾽ οὓς οὐκ ἔτ᾽ ἄλλοι τεταγμένοι τυγχάνουσιν, ἔχωσιν ἀποχρῆσθαι τῇ τῆς ἱππικῆς ἐπιστήμῃ. 128 Tac., Ann., II, 52, 4 : Igitur legio medio, leues cohortes duaeque alae in cornibus locantur. 129 Ibid., XIII, 38, 4 : Dieque pacto prior Corbulo socias cohortes et auxilia regum pro cornibus, medio sextam legionem constituit, cui accita per noctem aliis ex castris tria milia tertianorum permiscuerat. 130 Ibid., XIV, 34, 2 : Igitur legionarius frequens ordinibus, leuis circum armatura, conglobatus pro cornibus eques astitit. 131 Id., Hist., II, 24, 3 : Tertiae decimae legionis uexillum, quattuor auxiliorum cohortes et quingenti equites in sinistro locantur  ; aggerem uiae tres praetoriae cohortes altis ordinibus obtinuere  ; dextra fronte prima legio incessit cum duabus auxiliaribus cohortibus et quingentis equitibus. 132 Ibid., III, 21, 2 : cohortes auxiliorum in cornibus, latera ac terga equite circumdata.

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Figure 25 – Restitution schématique du déploiement de l’armée othonienne lors de la bataille d’Ad Castores (69 ap. J.-C.).

placées en retrait, derrière la ligne de bataille, pour servir de force de réserve : à Ad Castores (fig. 25), 1 000 cavaliers auxiliaires et prétoriens servent de subsidium, en sus des cavaliers rangés sur les ailes de l’armée othonienne ; durant la seconde bataille de Bédriac, les latera et les terga de l’acies flavienne sont « entourés de cavaliers » ; lors de la bataille du Mons Graupius (fig. 24), nous avons vu que quatre ailes de cavalerie sont en capacité d’intervenir comme forces de réserve durant la dernière phase de l’affrontement. On note aussi quelques variantes, notamment lorsque le commandement décide d’échelonner l’affrontement en déployant les forces auxiliaires en première ligne, devant l’infanterie légionnaire : ainsi lors de la bataille d’Idistauiso133, lors de la victoire de Cérialis contre les Bataves en 70134 et lors de la bataille du Mons Graupius en 83/84135. 133 Tacite (Ann., II, 17, 4-5) ne mentionne que l’intervention de la cavalerie et d’auxiliaires rètes, vindéliciens, gaulois et chauques, qui étaient en avant de l’ordre de marche par rapport aux légions (ibid., II, 16, 3). 134 Id., Hist., V, 16, 1. 135 Id., Agr., 35, 2-3.

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Mais ces exemples ne semblent pas remettre en cause le schéma classique consistant à appuyer les flancs de l’infanterie par de la cavalerie. Il n’existe qu’une seule dérogation à ce principe sous le Haut-Empire : lors de la bataille qu’ils livrent aux Othoniens près de Fréjus en mars 69, les partisans de Vitellius choisissent de placer leurs troupes montées en première ligne, devant la masse compacte des cohortes auxiliaires136. Mais plusieurs éléments contribuent à rendre le contexte tactique particulier. Premièrement, l’affrontement oppose de petites armées : les Vitelliens n’ont à leur disposition que 12 turmes de cavalerie et un nombre limité de fantassins auxiliaires (Tongres, Ligures et Pannoniens)137. Deuxièmement, l’armée est au commandement de Iulius Classicus, chef trévire qui accorde probablement une confiance excessive à ses compatriotes de l’ala Treuerorum et considère les pedites cohortales comme une troupe de second ordre138.

C. Étude de cas : l’ordre de bataille contre les Alains Sous le règne d’Hadrien, une source d’une valeur exceptionnelle nous renseigne sur le déploiement tactique d’un corps expéditionnaire romain. Ce texte très bref, intitulé Ἔκταξις κατὰ Ἀλανῶν, est attribué au légat de Cappadoce L. Flavius Arrianus par l’unique manuscrit qui nous en a transmis le contenu139. Il décrit, sous la forme d’une série de commandements énoncés à l’impératif ou à l’infinitif de prescription, comment l’armée de Cappadoce devait se ranger en ordre de marche puis en ordre 136 Id., Hist., II, 14, 2 : Vitelliani, quibus minor peditum uis, in equite robur, Alpinos proximis iugis, cohortes densis ordinibus post equitem locant. 137 Ibid., II, 14, 1 : Duodecim equitum turmae et lecti e cohortibus aduersus hostem iere, quibus adiuncta Ligurum cohors, uetus loci auxilium, et quingenti Pannonii, nondum sub signis. 138 Comme le rappellent GOLDSWORTHY (1996), 275 et HAYNES (2013), 99, les cavaliers auxiliaires du début du Principat avaient conscience de former un groupe à part dans l’armée romaine, une élite menacée dans son prestige par l’accès au métier des armes que le volontariat permettait aux couches inférieures des sociétés provinciales. Pour de tels aristocrates, il eût été honteux de faire peser le sort de la bataille sur l’action de fantassins auxiliaires. Du reste, les peuples celtes et germains avaient l’habitude de combattre regroupés par « nations » et chaque régiment avait à cœur de se distinguer des autres. Ce trait de mentalité est bien illustré par Tacite lors du siège de Vetera par les Bataves en 69, cf. Hist., IV, 23, 2 : Bataui Transrhenanique, quo discreta uirtus manifestius spectaretur, sibi quaeque gens consistunt, eminus lacessentes. 139 Le Codex Laurentianus Graecus, 55, 4 (Xe s.), qui contient aussi plusieurs traités militaires grecs d’époque impériale. Pour la bibliographie sur ce traité, cf. supra, n. 17. Sur la carrière d’Arrien, voir RÉMY (1989), 213-7.

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de bataille dans le cadre d’une campagne contre les Alains venus du Caucase. Arrien dispose d’une légion à effectifs complets, la XVe Apollinaris, ainsi que d’un détachement issu de la XIIe légion Fulminata, sans compter les auxiliaires et les contingents alliés fournis par les puissances dépendantes de Rome140. Il explique comment ces différents corps de troupes sont censés se déployer les uns par rapport aux autres et réagir face à une éventuelle charge ennemie. La perte d’un folio qui se trouvait dans le codex florentin empêche malheureusement de connaître la dernière partie du texte141. De nombreuses lacunes compliquent par ailleurs la compréhension de l’extrait. Mais le peu dont nous disposons révèle l’organisation et le fonctionnement de la cavalerie impériale avec un rare degré de précision. Les circonstances précises et le déroulement de la campagne de 135 ne sont pas connus142. Ces informations étaient détaillées dans l’Ἀλανική ἱστορία, une œuvre littéraire perdue dans laquelle Arrien faisait le récit de son expédition et dont l’Ektaxis est peut-être issue143. Comme nous l’avons souligné plus haut, un certain nombre d’indices laissent penser que les opérations se déroulèrent en Colchide144. Cette région de plaine située en actuelle Géorgie, entre les contreforts méridionaux du Grand Caucase et le littoral oriental du Pont-Euxin, était particulièrement propice aux opérations de cavalerie et comprenait plusieurs centres urbains susceptibles d’attirer la convoitise des pillards nomades145. Le raid lancé 140

Sur ces troupes, cf. supra, p. 284-6. STADTER (1980), 207-8, n. 38, soulignant que l’œuvre suivante du manuscrit, le Στρατηγικός d’Onasandre, commençait au recto du folio disparu, estime que cette lacune ne représente pas plus de vingt lignes. 142 La date de la campagne a fait l’objet de discussions récentes, résumées par WHEELER (2004a), 309, n. 1. 143 Cf. Photius, cod. 58, 17a27 (= Parthica, F 1) et Jean Lyd., De Mag., III, 53 (= Parthica, F 6). L’hypothèse a été défendue par F. Jacoby (cf. FGrH, II, D 563) et A. Dain (1967, 331) mais ne fait pas l’unanimité. Cf. BOSWORTH (1977), 247 qui estime à titre personnel qu’il s’agissait plutôt d’un petit opuscule indépendant, peut-être adressé à Hadrien sous la forme d’un rapport. Contra WHEELER (2004a), 309-10, n. 1. Le principal point de contention concerne le style adopté par Arrien. Le texte se présente en effet comme une compilation d’ordres, ce qui s’accorde mal avec le point de vue narratif habituellement privilégié dans les récits militaires et rapproche plutôt l’Ektaxis de la littérature tactique de langue grecque ou éventuellement de réglements militaires directement issus de la pratique (STADTER [1980], 45). Mais il est aussi possible qu’Arrien se réfère ici à une tradition remontant aux historiens d’Alexandre, qui aurait consisté à présenter la disposition des armées sous cette forme de façon à entretenir l’illusion du réalisme. 144 Cf. supra, n. 53. 145 BRAUND (1994), chap. 6 (curieusement, l’auteur néglige la possibilité que les Alains aient mené leur raid dans cette région en 135 : selon lui, il n’y eut pas d’attaque majeure en Colchide avant le milieu du IIIe s.). 141

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par les Alains fut suffisamment grave pour qu’Arrien se décide à rassembler et déplacer une force militaire substantielle, comprenant la quasitotalité des unités provinciales. Certains historiens ont estimé qu’aucune véritable bataille n’eut lieu et qu’Arrien se contenta d’effrayer ses ennemis par une démonstration de force146. Un tel jugement paraît réducteur. Cassius Dion utilise bien le participe φοβηθέντων pour qualifier la réaction des Alains face à l’intervention du légat, mais le verbe φοβέω peut aussi bien désigner l’action consistant à terrifier quelqu’un que la mise en fuite d’une armée à la suite d’un affrontement, ce qui est précisément le cas de figure développé dans l’Ektaxis147. L’ordre de bataille prescrit par Arrien confirme et précise la composition du schéma classique évoqué à plusieurs reprises par Tacite dans son œuvre historique (fig. 26). Les troupes légionnaires forment le centre de l’acies et sont rangées sur huit rangs, quatre de κοντοφόροι suivis de quatre de λογχοφόροι148. Un neuvième rang est constitué d’archers à pieds, prélevés sur les unités sagittariae149. Les cohortes auxiliaires et 146 Selon BOSWORTH (1977), 246 (suivi par STADTER [1980], 47 et SPEIDEL [1986b], 658) : « The Alani merely touched upon Cappadocia and they were scared off by Arrian. » Plus nuancé : TONNET (1988), I, 48-50. 147 Cass. Dio, LXIX, 15, 1 : ἕτερος [πόλεμος] δὲ ἐξ Ἀλανῶν (εἰσὶ δὲ Μασσαγέται) ἐκινήθη ὑπὸ Φαρασμάνου, καὶ τὴν μὲν Ἀλβανίδα καὶ τὴν Μηδίαν ἰσχυρῶς ἐλύπησε, τῆς δ’ Ἀρμενίας τῆς τε Καππαδοκίας ἁψάμενος, ἔπειτα τῶν Ἀλανῶν τὰ μὲν δώροις ὑπὸ τοῦ Οὐολογαίσου πεισθέντων, τὰ δὲ καὶ Φλάουιον Ἀρριανὸν τὸν τῆς Καππαδοκίας ἄρχοντα φοβηθέντων, ἐπαύσατο. Le Vologèse en question est probablement Valarch Ier d’Arménie, dont Moïse de Khorène mentionne bien la lutte énergique contre des envahisseurs du nord du Caucase : cf. Moïse de Khorène, Histoire de l’Arménie, II, 65 (éd. A. et J.-P. Mahé, Paris, 1993). C’est certainement ce roi qui fournit les contingents arméniens de Vasakès et Arbèlos mentionnés dans l’armée d’Arrien (cf. MOMMSEN [1887], 552, n. 1). Cassius Dion précise qu’il dut accepter de payer un tribut pour obtenir le retrait des envahisseurs et que vers 136, il envoya une ambassade à Rome pour se plaindre de l’inaction complice du roi Pharasmanès II d’Ibérie. BRAUND (1994), 233, qui ne tient pas compte de ces témoignages, estime qu’il est ici question de Vologèse III de Parthie. Sur l’utilisation du verbe φοβέω dans un contexte tactique par Cassius Dion, cf. e.g. Cass. Dio, XL, 24, 3. 148 Arr., Acies, 16-8. Sur cette formation « phalangique », cf. BOSWORTH (1977), 23846 ; WHEELER (1979) et (2004b). JANNIARD (2010), 258-9 suppose que la spécialisation tactique intervenait au niveau centurial : « Les centuries priores rangées sur quatre rangs ont pu constituer les premières lignes équipées du pilum suivies des centuries posteriores, elles aussi sur quatre rangs et pourvues de la lancea. Dans chaque cohorte, hastati, principes et pili se trouvent côte à côte. » COLOMBO (2011), 183 soutient la même hypothèse, mais il n’exclut pas que les centuries des mêmes manipules aient pu être rangées côte à côte et déployées avec des files-contubernia de huit soldats. Contra WHEELER (1979), 311-3 et (2004b), 164-5 : les spécialistes des différents modes de combat sont répartis par cohorte – les cohortes I à V sont les cohortes de contophores ; les cohortes VI à X sont les cohortes de lancearii. 149 Arr., Acies, 18 : Ἐνάτη δὲ ἐπὶ τούτοις ἔστω τάξις οἱ πεζοὶ τοξόται, οἱ τῶν Νομάδων καὶ Κυρηναίων καὶ Βοσποριανῶν τε καὶ Ἰτυραίων.

Figure 26 – Restitution schématique de l’ordre de bataille d’Arrien contre les Alains.

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les contingents alliés sont postés sur les ailes, dans les hauteurs qui jouxtent le champ de bataille150. La position occupée par la cavalerie est plus difficile à établir. Arrien ne dit pas explicitement que des escadrons sont rangés sur les flancs de l’acies, comme le veut la norme rappelée par Onasandre dans son traité : ils doivent se trouver « auprès des fantassins » (ἐφεστάτω τοῖς πεζοῖς), ce qui peut aussi bien vouloir dire « sur les côtés » que « derrière »151. La suite du texte confirme bien qu’ils sont censés se déployer à l’arrière du dispositif152. Cette légère variation apportée au mode de déploiement habituel a une finalité défensive : Arrien sait qu’il a affaire à une armée de cavaliers mobiles et craint par-dessus tout l’enveloppement. Mais le texte précise plus loin qu’un certain nombre d’escadrons doivent veiller sur les flancs de l’armée, ce qui laisse ouverte la possibilité d’une présence sur les latera de l’ordre de bataille, peut-être un peu en retrait par rapport à l’infanterie auxiliaire153. Dans son inventaire des troupes montées, Arrien se contente de mentionner des εἶλαι, en nombre indéfini, et huit λόχοι154. Le premier terme ne pose a priori aucune difficulté : il s’agit des ailes de cavalerie qui ont déjà été énumérées dans l’ordre de marche : l’ala II Ulpia Auriana, l’ala I Augusta Gemina Colonorum, l’ala I Ulpia Dacorum et l’ala II Gallorum155. Le grec λόχος est plus difficile à traduire car ce mot n’est quasiment jamais employé par Arrien pour désigner des cavaliers156. Il ne peut s’agir de turmes : on se serait attendu à en voir mentionner plusieurs dizaines (au moins 36 si l’on tient compte du nombre de cohortes 150

Ibid., 12-4. Ibid., 20. 152 Ibid., 21 (les archers montés doivent pouvoir tirer des flèches au-dessus de la phalange qui se trouve en face d’eux) et 27 (une fois l’ennemi repoussé, les fantassins ouvrent des intervalles dans la phalange pour laisser passer les cavaliers). 153 Ibid., 21 : « Le plus grand nombre possible de javeliniers, de lanciers, de porteurs d’épées et de haches doivent veiller sur les deux flancs et attendre le signal (ὅσοι δὲ λογχοφόροι ἢ κοντοφόροι ἢ μαχαιροφόροι ἢ πελεκοφόροι εἰς τὰ πλάγιά τε ἑκατέρωθεν ὁρώντων [ἢ] καὶ τὸ ξύνθημα προσμενόντων). » Voir aussi ibid., 31 : des escadrons doivent être en mesure d’attaquer de flanc les ennemis si ceux-ci entreprennent d’envelopper la ligne de bataille romaine pour la prendre à revers. 154 Ibid., 20 : Tὸ δὲ ἱππικὸν ξύμπαν κατὰ εἴλας καὶ λόχους ὀκτὼ ξυντεταγμένον ἐφεστάτω τοῖς πεζοῖς. 155 Cf. supra, p. 284-6. Sur l’équivalence εἴλη / ala, voir également Arr., Tact., 18, 3. 156 Dans son traité de tactique, Arrien n’emploie jamais ce terme à propos de la cavalerie. Il l’utilise seulement pour désigner la subdivision de base de l’infanterie, qui forme une file sur le champ de bataille : Arr., Tact., passim (notamment 5, 4). En revanche, dans l’Anabase, le mot λόχος est bien utilisé pour renvoyer à une subdivision des ἶλαι de la cavalerie macédonienne, instituée par Alexandre en 331 av. J.-C. : Arr., Anab., III, 16, 11 (deux λόχοι par ἴλῃ, ce qui fait une centaine de cavaliers par λόχος ; les λόχοι sont d’ailleurs appelés ἑκατοστύες dans les campagnes suivantes, cf. ibid., VI, 27, 6). 151

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equitatae). La seule solution possible est de considérer qu’Arrien désigne ici les contingents fournis par les cohortes montées (et peut-être la cavalerie arménienne de Vasakès et Arbèlos)157 : certains de ces groupements d’environ 120 cavaliers étaient manifestement amalgamés sous un commandement unique pour former des unités tactiques plus consistantes158. Selon le traité, deux λόχοι doivent être positionnés sur les ailes, avec l’infanterie auxiliaire en face d’eux159. Les six autres sont dans la partie médiane de la ligne de bataille, derrière les troupes légionnaires160. Le plus grand nombre possible d’archers montés doit se tenir près de la phalange pour pouvoir tirer au-dessus d’elle161. En sus de cette cavalerie de ligne, Arrien précise que des ἐπίλεκτοι ἱππεῖς (equites singulares) forment l’escorte du général, mais il ne mentionne pas explicitement les equites legionis qui figuraient pourtant dans l’ordre de marche162. La première phase du combat ne concerne pas la cavalerie, mais elle offre un éclairage précis sur la tactique qui était adoptée par l’infanterie 157 BOSWORTH (1977), 249-50 (suivi par MCALLISTER [1993], 82). Pour SCHEUERBRANDT (2004), 68 il s’agirait d’entités tactiques plus importantes, regroupant une aile et des turmes prélevées sur des cohortes equitatae. Mais cette hypothèse est intenable car Arrien distingue bien les eilai des lochoi. 158 En effet, le total des lochoi ne correspond pas exactement à celui des contingents montés qui accompagnent les cohortes (Arrien en dénombre neuf dans l’ordre de marche). On admettra donc que certaines unités étaient regroupées ensemble. La nature des ces unités recomposées et leur position dans l’ektaxis peuvent être déduites de l’ordre de marche. La première combinaison était probablement formée par les cavaliers des cohortes I Ituraeorum sagittariorum et III Augusta Cyrenaica sagittariorum, qui faisaient toutes deux partie du groupe tactique de Demetrius. La seconde pouvait être constituée des cavaliers des cohortes I Bosporanorum sagittariorum et I Numidarum sagittariorum, mais cela est plus hypothétique. Les lochoi restants correspondraient aux contingents des cohortes III Ulpia Petraeorum, IIII Raetorum, I Raetorum, I Germanorum, et I Italica. Cette dernière troupe s’identifiait probablement au lochos de l’aile gauche, car les cavaliers de la cohors I Italica sont les plus proches des alliés et de la cohors I Apula dans l’ordre de marche. Les cavaliers arméniens de l’aile droite constituaient probablement le dernier lochos, positionné derrière les fantassins de la cohors I Italica. 159 Arr., Acies, 20 : τὸ μὲν τοῖς κέρασιν ἑκατέροις, προβολὴν ἔχον τοὺς ὁπλίτας πρὸ σφῶν καὶ τοὺς τοξότας, λόχοι δύο. 160 Ibid., 20 : τὸ δὲ τῇ μέσῃ φάλαγγι, λόχοι ἕξ. 161 Ibid., 21 : Tούτων δὲ ὅσοι μὲν ἱπποτοξόται πλησίον τῆς φάλαγγος ἐφεστηκέτωσαν, ὡς ὑπερτοξεύειν ὑπὲρ αὐτῆς. On ne peut qu’y voir les equites des cohortes Numidarum, Bosporanorum et Petraeorum sagittariorum car les archers montés arméniens occupent l’aile droite (Acies, 13). 162 Ibid., 22 : « Les cavaliers d’élite doivent se tenir autour de Xénophon lui-même (οἱ δὲ ἐπίλεκτοι ἱππεῖς ἀμφ’ αὐτὸν Ξενοφῶντα ἔστωσαν), de même que deux cents fantassins gardes du corps tirés des légions (καὶ τῶν ἀπὸ τῆς φάλαγγος [τῶν] πεζῶν ὅσον εἰς διακοσίους, οἱ σωματοφύλακες), autant de centurions que possible assemblés avec les [soldats] d’élite (καὶ ἑκατοντάρχαι ὅσοι τοῖς ἐπιλέκτοις ξυντεταγμένοι), les chefs de la garde (ἢ τῶν σωματοφυλάκων ἡγεμόνες), et les décurions des [cavaliers] d’élite (καὶ δεκάρχαι οἱ τῶν ἐπιλέκτων). »

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romaine lorsque celle-ci devait faire face à une charge massive de cavaliers lourds. Il peut donc sembler utile d’en dire quelques mots avant de commenter les instructions destinées aux equites. Arrien recommande aux κοντοφόροι du premier rang de tenir leurs κοντοί en position de garde (εἰς προβολήν), de telle manière que si l’ennemi s’approche, ils puissent frapper le poitrail des chevaux163. Les deuxième, troisième et quatrième rangs de κοντοφόροι tiennent leurs armes de façon différente, « comme pour les lancer » (εἰς ἀκοντισμόν), donc au-dessus de l’épaule droite, la paume vers le ciel : ils doivent jeter leur κοντοί (προβεβλήσθων τοὺς κοντούς) au moment opportun164. Les λογχοφόροι des rangs suivants doivent faire de même165. Si ce tir de barrage ne suffit pas à arrêter les cuirassiers alains, les légionnaires des trois premiers rangs ont pour consigne de joindre leurs boucliers, de manière à opposer aux ennemis une formation très dense166 ; ceux du quatrième rang jettent leurs javelots au-dessus des rangs suivants ; ceux du troisième font de même ou frappent directement les cavaliers et leurs montures s’ils en ont la possibilité167. Les spécialistes se divisent sur la nature des armes 163 Ibid., 16 : Καὶ τούτους οἱ μὲν πρωτοστάται εἰς προβολὴν ἐχόντων, ὡς εἰ πελάζοιεν αὐτοῖς οἱ πολέμιοι, κατὰ τὰ στήθη μάλιστα τῶν ἵππων τίθεσθαι τῶν κοντῶν τὸν σίδηρον. C’est la position représentée sur l’une des métopes du trophée d’Adamclissi, où l’on voit effectivement un rang de légionnaires former un « mur de boucliers » : BOBU FLORESCU (1961), 421, fig. 191. 164 Arr., Acies, 17 : οἱ δευτεροστάται δὲ καὶ οἱ τῆς τρίτης καὶ τετάρτης τάξεως εἰς ἀκοντισμὸν προβεβλήσθων τοὺς κοντοὺς ὅπου τύχοιεν. 165 Ibid., 25. 166 Ibid., 26 : « Mais s’ils [les Alains] viennent à se rapprocher, il faut alors joindre les boucliers (ἐγχρίμψαντας ταῖς ἀσπίσι) et accepter de recevoir leur charge en opposant les épaules le plus fermement possible (καὶ τοῖς ὤμοις ἀντερείσαντας δέχεσθαι τὴν προσβολὴν ὡς καρτερώτατα). Les trois premières rangées se resserrent en une masse très dense, de la manière la plus vigoureuse possible (καὶ τῇ συγκλείσει πυκνοτάτῃ τὰς πρώτας τρεῖς τάξεις ξυνερειδούσας σφίσιν ὡς βιαιότατον οἷόν τε). » 167 Ibid., 26 : τὴν τετάρτην δὲ ὑπερακοντίζειν τὰς λόγχας· καὶ τὴν τρίτην παίειν ἢ ἀκοντίζειν τοῖς κοντοῖς ἀφειδῶς ἔς τε ἵππους καὶ αὐτούς. Ce passage pose problème car il entre en contradiction avec les instructions données par Arrien en Acies, 16-7. En effet, l’auteur se contente de mentionner trois τάξεις, celles qui doivent former un rempart avec leurs boucliers, puis une quatrième τάξις chargée de continuer à envoyer des λόγχαι par-dessus les trois premières. Or, le quatrième rang de légionnaires était précédemment décrit comme un rang de κοντοφόροι. BOSWORTH (1977), 239 pense qu’une lacune s’est glissée dans la tradition manuscrite, ce qui expliquerait cette confusion. WHEELER (2004b), 153-4 préfère traduire τάξις non par « rang », mais par « unité » : les trois τάξεις renverraient alors aux rangs de fantassins lourds de l’aile droite, du centre et de l’aile gauche, alors que la τέταρτα τάξις rassemblerait tous les λογχοφόροι rangés derrière eux. Cette hypothèse nous semble poser plus de problèmes qu’elle n’en résout. Nous préférons suivre RANCE (2004b), 296, n. 60, qui propose d’émender τὰς λόγχας en τὰς λοιπάς (viz. τάξεις) : « le quatrième rang tire au-dessus des autres (rangs) ».

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employées par ces fantassins168. Le fait que les kontoi puissent être utilisés à la fois comme armes d’hast et comme armes de jet semble bien indiquer des pila : Arrien précise d’ailleurs que leurs fers, longs et effilés (κοντοῖς μακρὰ καὶ ἐπὶ λεπτὸν τὰ σιδήρια), doivent se plier au premier choc, ce qui est la caractéristique principale du célèbre javelot lourd des Romains169. Quant aux lonchai, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de petits javelots170. Une fois l’ennemi repoussé, les légionnaires ouvrent leurs rangs et les cavaliers empruntent les voies laissées libres par les fantassins pour poursuivre les fuyards au galop (fig. 27). Seuls les equites des λόχοι, immédiatement placés derrière la ligne de bataille, doivent prendre part à cette contre-offensive. Arrien utilise le verbe διαχωρεῖν (« partager », « séparer par des intervalles ») pour désigner la manœuvre réalisée par l’infanterie171. Celle-ci consistait probablement, pour les soldats d’une file sur deux, à quitter leur poste pour se ranger derrière ou devant les soldats de 168 Sur l’identification de la lance appelée κοντός : voir BOSWORTH (1977), 240-1 (« a long thick wooden stock tipped with a long tapering head ») ; STADTER (1980), 48 (« long pikes ») ; CAMPBELL (1987), 26 (« a long thrusting spear ») ; WHEELER (1979), 312 et (2004b), 151-9 (une hasta traditionnelle) ; BRECCIA (2004), 87, n. 26 (« une lancia lunga ») ; PARKER (1928), 251 ; LAMMERT (1931), 60-2 ; GOLDSWORTHY (1996), 17 ; RUSCU (1996), 245-7 ; SPEIDEL (2002), 130 ; RANCE (2004b), 296, n. 60 ; MENÉNDEZ ARGÜÍN (2011), 200 (un pilum) ; ROCCO (2012), 128 (« une lunga picca a due mani »). 169 Arr., Acies, 17 : « Le kontos se fixe dans le bouclier ou dans la cuirasse cataphracte (καὶ θυρεῷ καταφράκτῳ θώρακι ἐμπαγέντος τοῦ κοντοῦ) et par mollesse son fer se plie (καὶ διὰ μαλακότητα τοῦ σιδήρου ἐπικαμφθέντος), réduisant le cavalier à l’impuissance (ἀχρεῖον τὸν ἀναβάτην ποιήσοντες). » 170 Contra CAMPBELL (1987), 26 et COLOMBO (2011), 169-76 (un pilum). L’argumentaire laborieux de M. Colombo est définitivement disqualifié par une interprétation récente de la Tab. Luguval., 16 = AE, 1998, 839a (cf. SPEIDEL [maior] [2007]) et par une étude scrupuleuse du vocabulaire de la lance dans les sources techniques sur la cavalerie (cf. infra, p. 347, n. 301). La diversification de l’armement légionnaire évoquée par Arrien n’est peut-être pas si novatrice qu’on ne le pense. Dans un contexte similaire de lutte contre une armée de cavaliers nomades, Tac., Hist., I, 79, 4 explique que « le soldat romain, agile sous sa cuirasse et bondissant, le pilum ou les lanceae à la main, pouvait au besoin tirer son gladius et transpercer le Sarmate désarmé ». La mention du gladius semble bien indiquer qu’il est ici question de légionnaires, contre les avis de COULSTON (2003), 429 et COLOMBO (2011), 162 qui affirment de façon arbitraire que pilo renvoie aux légions et lanceis aux auxilia. Voir également Tac., Hist., III, 27, 3 (deuxième bataille de Crémone, 69 ap. J.-C.) : lanceis contisque scrutantur. 171 Arr., Acies, 27 : « Une fois [les ennemis] repoussés, une fuite rapide s’engage (Ἀπωσθέντων δὲ εἰ μὲν φυγὴ λαμπρὰ γένηται) ; les lignes d’infanterie doivent se séparer et les cavaliers charger (διαχωρεῖν δὴ τὰς πεζικὰς τάξεις καὶ ἐπελαύνειν τοὺς ἱππέας). » Cf. Liddell & Scott, Greek-English Lexicon, s.v. διαχωρέω. Le verbe est employé dans Arr., Anab., I, 1, 8 (campagne balkanique d’Alexandre) quand l’infanterie macédonienne doit ouvrir ses rangs pour permettre aux chars de combat thrace de passer à travers la phalange. Traduction fautive dans DEVOTO (1993), 119 (« let the infantry formations move through »). L’archaïsme des expressions employées par Arrien confirme l’intuition

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la file voisine, comme le prescrit l’empereur Maurice dans sa description de la taxis epikampios opisthia172. D’après Arrien, les cavaliers doivent charger avec la plus grande prudence : «  pas tous les escadrons (λόχους), mais seulement la moitié (τοὺς ἡμίσεας). Ceux qui donnent la course en premier doivent être déployés préalablement. Ceux de l’autre moitié doivent suivre ceux qui chargent, en restant en formation (ἐν τάξει) et sans se lancer dans une poursuite complète. Ainsi, si la déroute se prolonge, ils prendront le relais des premiers poursuivants avec des chevaux frais, mais si une contre-charge (ἐπιστροφὴ) survient, ils attaqueront ceux qui font volte-face. Dans le même temps, les archers arméniens doivent tirer des flèches en chargeant (ἐπελαύνοντες τοξευόντων), de manière à ce que ceux qui fuient ne puissent pas faire demi-tour, et les javeliniers armés à la légère (οἱ λογχοφόροι οἱ γυμνῆτες) doivent suivre au pas de course. Aucune formation d’infanterie (πεζικὴν τάξιν) ne doit alors rester sur place, mais toutes doivent avancer à pas rapides, de sorte que si de la résistance vient des ennemis, elles puissent à nouveau former un rempart (προβολήν) devant les cavaliers. »173.

Arrien a conscience du fait que les combats de cavalerie sont par nature imprévisibles et que de nombreuses mesures de précaution doivent accompagner la poursuite. Ce passage montre une division des tâches à plusieurs niveaux. Les cavaliers qui pourchassent directement l’ennemi en première ligne peuvent rompre leurs rangs pour adopter le grand galop et faire un maximum de victimes parmi les fuyards. Ils opèrent presque à un niveau individuel, à la manière des escarmoucheurs décrits par Xénophon dans son Hipparchikos174. Leur identité n’est pas précisée par Arrien, mais il s’agit certainement des archers montés qui forment le dixième rang de la ligne de bataille principale et sont les plus à même de s’insinuer rapidement entre les files des fantassins. Une deuxième ligne de cavaliers doit suivre en conservant sa formation par rangs et par files, donc sans dépasser le trot ou le petit galop. Elle pourra soutenir la de BOSWORTH (1977), 252 selon lequel la terminologie de l’Ektaxis est largement dérivée des historiens d’Alexandre. 172 Maurice, Strat., XII, A, 7, 23-9. 173 Arr., Acies, 27-9 : μὴ πάντας τοὺς λόχους ἀλλὰ τοὺς ἡμίσεας· τετάχθαι δὲ πρώτους οἵτινες καὶ πρῶτοι ἐπελάσουσιν. Tοὺς δὲ ἄλλους ἡμίσεας ἕπεσθαι μὲν τοῖς ἐπελαύνουσιν, ἐν τάξει δὲ καὶ μὴ παντελεῖ τῇ διώξει χρωμένους, ὡς εἰ μὲν φυγὴ καρτερὰ κατέχοι, ἐκδέξασθαι τὴν πρώτην δίωξιν ἀκμήτοις τοῖς ἵπποις, εἰ δέ τις ἐπιστροφὴ καταλαμβάνοι, ἐπιτίθεσθαι τοῖς ἐπιστρέφουσιν. Ὁμοῦ δὲ οἵ τε Ἀρμένιοι τοξόται ἐπελαύνοντες τοξευόντων, ὡς μὴ παρασχεῖν ἀναστροφὴν τοῖς φεύγουσι, καὶ οἱ λογχοφόροι οἱ γυμνῆτες δρόμῳ ἑπέσθωσαν· μένειν δὲ μηδὲ τὴν πεζικὴν τάξιν ἐν χώρᾳ ἔτι, ἀλλὰ προχωρεῖν θᾶττον ἢ βάδην, ὡς εἴ τι καρτερώτερον ἀπαντῴη ἀπὸ τῶν πολεμίων, αὖθις εἶναι προβολὴν πρὸ τῶν ἱππέων. 174 Xen., Hipp., VIII, 23-5.

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Figure 27 – Ordre de bataille contre les Alains : détail des manœuvres prescrites par Arrien.

première si celle-ci est contre-chargée par l’ennemi. Pour leur part, les fantassins lourds doivent avancer rapidement dans la plaine et pourront offrir un refuge aux cavaliers si ces derniers ont besoin de se rallier en sécurité. Ce dispositif révèle donc une fragmentation et un échelonnement des effectifs en profondeur, des troupes les plus mobiles vers l’avant aux unités les plus lentes vers l’arrière, des plus adaptées à l’attaque aux plus utiles pour la défense. La cavalerie ennemie n’ayant aucune chance de forcer le centre de l’armée romaine si celle-ci tient ferme, Arrien met en garde contre une éventuelle manœuvre d’enveloppement dans la suite du texte :

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« Si, ayant opéré un demi-tour en cercle (ἐπιστραφέντες ἐς κύκλους), ils veulent longer les flancs (τὰ κέρατα), je refuse que l’on étende en aucune manière les ailes des archers légers sur les endroits les plus élevés, car, voyant les ailes s’affaiblir par extension, ils pourraient pousser au travers et percer (διακόψαιεν) l’infanterie. Ayant enveloppé les deux ailes, ou bien une seule, il est alors inévitable que leurs chevaux présentent leurs flancs, et ces flancs seront offerts aux lances (κοντούς). À ce moment précis, nos cavaliers doivent charger, sans jeter de javelines mais en se munissant d’épées (σπάθαις) ou de haches (πελέκεσιν [masses d’armes ?]). »175.

Cette partie du texte, manifestement corrompue, a posé de nombreux problèmes de traduction. Son sens général est cependant très clair : Arrien reprend une prescription célèbre des tacticiens grecs comme Onasandre, qui déconseillent d’étendre indéfiniment la ligne de bataille pour résister aux tentatives d’enveloppement176. Il vaut mieux laisser les Alains contourner les flancs de l’infanterie, car cela les rendra vulnérables aux attaques des cavaliers lourds disposés en position de flancsgardes, immédiatement derrière les extrémités de l’acies. Juste avant que le texte ne s’interrompe brusquement, Arrien ajoute que l’attaque sera de la plus grande efficacité car les « Scythes » sont légèrement équipés, et chevauchent des montures sans protections177. En définitive la fonction que l’Ektaxis kata Alanôn assigne aux cavaliers romains apparaît proche de celle que l’on retrouve dans le traité de l’empereur Maurice. On note en particulier l’existence d’une répartition des rôles tactiques entre troupes d’assaut et troupes de soutien lors de la phase de poursuite. Arrien n’utilise pas les termes techniques cursores et defensores, mais la réalité qu’ils recouvrent s’observe bien dans le 175 Arr., Acies, 30-1 : εἰ δὲ ἐπιστραφέντες ἐς κύκλους ὑπὲρ τὰ κέρατα παρελαύνειν ἐθέλοιεν, ἀνατείνεσθαι μὲν τὰ ὑπερδεξιώτερα ἔτι τὰ κέρατα αὐτῆς τῆς ψιλῆς τοξείας· ὡς οὐ δοκιμάζω μήποτε ἀσθενῆ τῇ ἀνατάσει τὰ κέρατα γινόμενα ἰδόντες δι᾽ αὐτῶν ὤσαιντο καὶ διακόψαιεν τὸ πεζικόν. Ὑπερβαλλόντων δὲ τὰ κέρατα ἑκάτερα ἢ ὁπότερον οὖν, πᾶσα ἤδη ἀνάγκη πλαγίους μὲν αὐτοῖς γίνεσθαι τοὺς ἵππους, πλαγίους δὲ τοὺς κοντούς. Ἐνταῦθα δὴ ἐμβαλλόντων ἐς αὐτοὺς οἱ ἱππεῖς, μὴ ἀκοντισμῷ ἔτι ἀλλὰ ταῖς σπάθαις αὐτοῖς συμφερόμενοι, οἳ δὲ τοῖς πελέκεσιν. 176 Onas., Str., 21, 1. Voir également Asclep., 10, 20 ; Ael., Tact., 29, 4 ; Arr., Tact., 25, 7-8 ; Syr., Strat., 32, 50-4. Contra Veg., III, 18, 8. 177 Arr., Acies, 31 : Oἱ δὲ Σκύθαι γυμνοί τε ὄντες καὶ τοὺς ἵππους γυμνοὺς ἔχοντες***. Cela peut sembler en contradiction avec la mention précédente sur les cuirasses cataphractes des Alains (ibid., 17), mais ce passage s’explique en réalité facilement dans la mesure où seule une portion des armées nomades constitue une véritable cavalerie lourde (cf. Tac., Hist., I, 79, 3 : Id [= catafracta] principibus et nobilissimo cuique tegimen, ferreis lamminis aut praeduro corio consertum, ut aduersus ictus impenetrabile). La majorité restante sert dans le corps des archers montés, légèrement équipés. Ce sont naturellement ces equites sagittarii mobiles que l’on s’attend à voir entreprendre une manœuvre d’enveloppement et non des lanciers cuirassés.

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contenu de son opuscule, et il n’est pas à exclure que le sermo castrensis ait déjà adopté ces expressions sans que la documentation ne nous permette de nous en rendre compte. Dans un autre domaine, le mécanisme permettant à la cavalerie de traverser la ligne de bataille est le même que celui que prescrit le Stratêgikon. La coordination entre une infanterie statique, rangée en formation paraphalangique, et une cavalerie à l’armement et aux missions tactiques diversifiées, apparaît aussi annonciatrice des développements militaires de l’Antiquité tardive. III – LA

TACTIQUE DES UNITÉS

A. L’organisation interne et le déploiement des turmes Sous le Haut-Empire, l’unité tactique de la cavalerie auxiliaire demeure la turme, mais son organisation interne n’est plus tout à fait la même que par le passé  : cette subdivision n’est plus commandée par trois decuriones, mais par un seul, assisté de deux officiers subalternes, le duplicarius et le sesquiplicarius178. Les decuriae (escouades de dix hommes) et les optiones, qui faisaient office de serre-files à l’époque de Polybe, cessent également d’exister179. L’effectif théorique d’une turme est toujours de l’ordre d’une trentaine de soldats (le plus souvent trente-et-un, décurion compris), mais l’organisation des baraquements-écuries construits durant les deux premiers siècles de notre ère montre clairement que ce total pouvait être supérieur, en particulier dans les ailes milliaires180. Le plan interne de ces baraques fournit des informations 178

Ps.-Hyg., De mun. castr., 16 ; CIL, VI, 225 = 30720 = ILS, 2186 = Denkm., 56. Dans sa description des exercices de la cavalerie romaine, Arrien emploie une fois le mot δεκαδαρχία (Arr., Tact., 42, 1), mais l’expression sert clairement à désigner une turme. Des optiones equitum sont connus durant l’époque impériale au sein des unités de cavalerie légionnaire et auxiliaire, mais ce poste est extrêmement rare et ne peut correspondre à une fonction régulière de serre-file au sein des escadrons. L’optio est plus vraisemblablement l’adjoint du commandant de l’unité : voir dernièrement FREI-STOLBA (2004), 5-6. Sur la Rangordnung de la cavalerie impériale : DOMASZEWSKI (1908), 47-56 ; BREEZE (1969), 54-5. 180 Veg., Mil., II, 14, 1-2 donne 32 equites, sans compter le décurion : cela fait un total de 33 soldats par turme (d’où le chiffre de 66 cavaliers par cohorte dans l’antiqua ordinatio legionis : Veg., Mil., II, 6). Mais il prétend décrire l’organisation de la cavalerie légionnaire alors même que les turmes et les décurions ne sont jamais attestés dans ce type d’unité (cf. supra, p. 227-8). Cela rend son témoignage très suspect. Ps.-Hyg., De mun. castr., 27 conduit plutôt à la conclusion que l’effectif théorique de la turme était de 31 soldats, décurion inclus. Il donne le chiffre de 240 equites pour un cohors miliaria equitata, sans compter les décurions (probablement au nombre de huit) qui demeuraient dans 179

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supplémentaires sur l’organisation des turmes. Dans les forts de cavalerie de l’époque impériale, chaque double-pièce constituée d’une chambrée (contubernium) et d’une petite écurie pouvait accueillir trois soldats et le même nombre de chevaux181. Nous savons que durant la période tardive, le contubernium était une véritable subdivision tactique équivalant à une file de soldats182. Si nous admettons que ce principe était déjà observé sous le Principat, nous pouvons émettre l’hypothèse que la turme était rangée sur trois rangs et au moins neuf files (jusqu’à treize dans le cas des ailes milliaires)183. Sur ces questions, les traités militaires grecs doivent être utilisés avec beaucoup de précaution. Même s’ils écrivent à l’époque impériale, Élien et Arrien exposent un module théorique d’époque hellénistique184. Marcus Junkelmann leur accorde trop d’importance lorsqu’il tente de reconstituer l’arrangement interne d’une turme. Le savant allemand suppose en effet qu’un escadron auxiliaire était déployé sur quatre rangs et huit files, ce qui est une proposition fournie (parmi d’autres) par Élien dans sa Τακτική θεωρία185. Pourtant, dans le passage concerné, Élien ne précise à aucun moment qu’il décrit une coutume romaine. Il se contente de souligner que les Perses, les Siciliens et les Grecs avaient une préférence pour ce type de formation rectangulaire186. Il convient également d’écarter les leur propres papiliones. Le chiffre de 31 hommes par turme est confirmé par d’autres témoignages : P. Lond., 482 = RMR, 80 (reçu pour le foin d’une turme de l’ala ueterana Gallica, 130 ap. J.-C.) ; Cass. Dio, LXXVI, 9, 2 (31 cavaliers chassent un sanglier durant la campagne orientale de Septime Sévère en 198). Voir aussi les récentes découvertes à Wallsend et South Shields (HODGSON & BIDWELL [2004], 134). Les dimensions des baraques relevées dans d’autres forts auxiliaires pourraient suggérer que l’effectif théorique des turmes était parfois supérieur à 31 soldats, notamment dans les alae (cf. supra, n. 17). Il est regrettable qu’Arr., Tact., 18, 3 soit si souvent cité dans les discussions sur les effectifs des turmes alors qu’il décrit une armée hellénistique idéalisée dont les normes organisationnelles n’ont rien à voir avec celles de la cavalerie romaine. 181 HODGSON & BIDWELL (2004), 133 ; SCHOLZ (2009), 64. 182 Maurice, Strat., I, 2, 59 ; I, 5, 17-8 ; Syr., Strat., 27, 4-7. 183 L’utilité du plan des baraquements légionnaires dans la mise en évidence d’un éventuel ordre de bataille a déjà soulignée par SPEIDEL (2002). 184 SEKUNDA (2001), 125-34. 185 JUNKELMANN (1991), II, 132 et Abb. 73. L’auteur suppose à tort que l’effectif théorique de la turme était de 32 cavaliers (officiers inclus). Au demeurant, il concède (p. 131) : « Wie die römischen Kavallerieformationen im einzelnen aussahen, wissen wir nicht. » 186 Ael., Tact., 18, 5-6 (tr. d’après A.M. Devine) : « Les Perses, les Siciliens et la plupart des Grecs ont utilisé des formations carrées, étant persuadés que cette formation est plus commode pour le déploiement et pour l’équitation collective, et meilleure à l’usage (Ταῖς μέντοι τετραγώνοις ἐχρήσαντο Πέρσαι τε καὶ Σικελοὶ καὶ τῶν Ἑλλήνων οἱ πλεῖστοι, πεπεισμένοι καὶ τὴν σύνθεσιν ἔχειν εὐχερεστέραν καὶ τὴν συνίππευσιν καὶ τὴν χρείαν εἰς πολλὰ βελτίω) […]. Les meilleurs [carrés] sont ceux qui ont

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formations en coin (ἔμβολον / ἐμβολοειδής τάξις) et en losange (ῥόμβος / ῥομβοειδές), qui ont de grandes chances d’être le produit des spéculations géométriques de Poseidonios d’Apamée187. Asclépiodote, Élien et Arrien, qui s’inspirent tous (directement ou indirectement) du traité de tactique perdu du célèbre polymathe, sont les seuls auteurs à évoquer des taxeis de cette nature durant toute l’Antiquité gréco-romaine188. Ni Xénophon ni Maurice n’en font mention dans leurs ouvrages qui accordent pourtant des développements très longs à la cavalerie. À l’époque de la guerre du Péloponnèse et des conquêtes d’Alexandre, la métaphore de l’ἔμβολον (« éperon ») servait d’ailleurs à désigner une colonne d’assaut et non une formation en triangle189. Les sources narratives du Principat sont plus fiables et confirment les informations que nous obtenons à partir de l’analyse des baraquementsécuries. À deux reprises dans le De bello Judaico, Josèphe décrit des soldats de cavalerie déployés sur trois rangs190. Ces mentions, il est vrai, renvoient à des contextes tactiques particuliers191 mais méritent tout de même d’être relevées. Si l’on se penche à nouveau sur les taktika, on peut noter que le déploiement sur trois rangs est pris en compte par Élien et Arrien, qui insèrent parfois des rhômaika dans leurs traités : les Grecs, disent-ils, forment habituellement leurs escadrons avec deux fois plus de soldats en longueur qu’en profondeur, mais « quelques autres » (ἔνιοι / τινὲς) préfèrent tripler la longueur, par exemple avec un front de neuf cavaliers et une profondeur de trois192. Ces chiffres correspondent au un nombre deux fois plus important en longueur qu’en largeur, comme lorsqu’il y a huit cavaliers en longueur et quatre en profondeur, ou dix en longueur et cinq en profondeur (ἄρισται δέ εἰσιν αἱ διπλάσιον τὸν ἀριθμὸν τῶν ἐν τῷ μήκει ἔχουσαι ἤπερ ἐν τῷ βάθει, οἷον ὀκτὼ μὲν τὸ μῆκος, τέσσαρες δὲ τὸ βάθος, ἢ δέκα μὲν τὸ μῆκος, πέντε δὲ τὸ βάθος). » 187 Sur ce point, voir notre démonstration dans PETITJEAN (à paraître). 188 Asclep., 7, 2-3 et 5-9 ; Ael., Tact., 18, 1-4 ; 19, 1-13 ; Arr., Tact., 16, 1 et 3-7 ; 17, 1-5. 189 Xen., Hell., VII, 5, 24 (cf. ibid., VII, 5, 22 ; Id., Hipp., 4, 3 ; Id., Lak. Pol., 11, 10) ; Arr., Anab., III, 14, 1-2. 190 Jos., BJ, III, 254 (τοὺς μὲν γενναιοτάτους τῶν ἱππέων ἀποβήσας [τῶν ἵππων] τριχῇ διέταξεν) ; V, 131 (κατόπιν τῶν ἱππέων, τρίστοιχος ἑκατέρων). 191 Un escadron qui vient de démonter dans le premier cas ; une ligne d’investissement dans le second. 192 Ael., Tact., 18, 7 : ἔνιοι δὲ τριπλάσιον ἐποίησαν τὸν ἀριθμὸν τῶν ἐν τῷ μήκει τεταγμένων παρὰ τοὺς ἐν τῷ βάθει, οὕτως δοκοῦντες τετράγωνον ποιήσειν τὸ σχῆμα· δοκεῖ γὰρ τριπλάσιον ὡς ἐπίπαν εἶναι τὸ μῆκος τοῦ ἵππου τοῦ κατὰ τοὺς ὤμους πλάτους, ὅθεν ἐννέα ἐν τῷ μετώπῳ τάσσοντες τρεῖς ἐν τῷ βάθει ποιοῦσιν. Arr., Tact., 16, 12 : ὥστε ἤδη τινὲς καὶ τριπλασίονα τὸν ἀριθμὸν τῶν ἐν τῷ μήκει τασσομένων ἐποίησαν πρὸς τὸ βάθος, οὕτως οἰόμενοι ἐς ἀκριβὲς τετράγωνον καταστήσειν τὸ σχῆμα, ὡς τριπλάσιον τὸ μῆκος τοῦ ἵππου ὑπὲρ τὸ πλάτος τοῦ ἀνθρώπου τὸ κατὰ τοὺς ὤμους

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nombre de contubernia que nous retrouvons dans la plupart des baraques du Haut-Empire193. Le pronom ἔνιοι renverrait-il ici aux Romains ? L’hypothèse paraît tout à fait plausible. Les mêmes auteurs ajoutent que dans une formation rectangulaire (ἑτερομήκης τάξις) à triple longueur, il est nécessaire de tripler l’intervalle entre chaque rang de façon à obtenir un carré parfait. Appliquée au gabarit moyen des chevaux de guerre romains, cette règle donnerait une formation occupant un espace d’environ 14 × 14 mètres en ordre lâche (fig. 28)194. Notre proposition de reconstitution permet de comprendre comment les simples cavaliers (gregarii equites) étaient susceptibles de se ranger en terrain ouvert. Il est plus difficile de savoir quelle était la place réglementaire occupée par les officiers subalternes. Dans les camps auxiliaires, le décurion, le duplicarius et le sesquiplicarius avaient leur propres quartiers, situés aux extrémités des baraques, ce qui milite en faveur d’une position particulière au sein de l’escadron195. Comme l’a bien montré Michael P. Speidel, la tradition romaine favorisait le placement des officiers en première ligne196. Certes, les descriptions laudatives de généraux chargeant en avant des formations de combat doivent être considérées avec beaucoup de prudence – ce topos participe de l’image attendue du chef de guerre exemplaire197. Il nous semble aussi difficile de souscrire à l’idée avancée par Speidel selon laquelle les combattants de première ligne, plus vulnérables que leurs camarades, disposaient nécessairement de plusieurs chevaux198. Néanmoins, certains témoignages suggèrent bien que les décurions combattaient en tête d’escadron : ils étaient exposés ἐπέχον, ὥστε ἐννέα κατὰ μῆκος ἐν τῷ μετώπῳ τάσσοντες τρεῖς ἐν τῷ βάθει ἐπέταττον. 193 Ainsi dans les forts de Wallsend, South Shields (HODGSON & BIDWELL [2004], 123-5 et fig. 1), Benwell (BREEZE & DOBSON [1976], 14-6, fig. 1), Gnotzheim (FASSBINDER [2009], 76 : « neun oder zehn »), Theilenhofen (FASSBINDER [2008], 159, Abb. 3). 194 Sur la largeur des intervalles entre chevaux du même rang, cf. infra, p. 656-7. 195 HODGSON & BIDWELL (2004), 134 ; SCHOLZ (2009), 64 et s. Cette place correspond à celle des centurions dans les baraques d’infanterie. 196 SPEIDEL (2000). Voir aussi GOLDSWORTHY (1996), 182. 197 E.g. Sall., Jug., 98, 1 ; 101, 6 (Marius) ; Jos., BJ, III, 483 ; V, 288 (Titus) ; Tac., Hist., III, 17, 1 (Antonius Primus) ; Plut., Pomp., 7, 2 ; 19, 2 ; 35, 2-3 (Pompée). Sur le commandement héroïque dans les littératures grecque et romaine, cf. LENDON (2005), 136-7, 158, 259-60. 198 SPEIDEL (2000), 479 : « The main reason for their having several horses was their fighting in the front rank. » Comme nous le verrons, les porte-étendards guidaient la turme mais n’avaient, en règle générale, qu’un seul cheval. Un autre argument contredit l’hypothèse de Speidel : les circitores qui servaient dans la cavalerie tardo-impériale avaient deux chevaux quand ils étaient enrôlés dans l’armée (CTh., VII, 22, 2), mais ils ne pouvaient pas combattre en première ligne dans la mesure ou les biarchi occupaient ce poste (cf. infra, p. 471-2).

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Figure 28 – Déploiement hypothétique d’une turme de cavalerie auxiliaire sous le Haut-Empire.

aux traits ennemis et parfois susceptibles de quitter la formation pour se frotter, seuls, à l’adversaire199. Aucune source ne permet d’en dire autant pour les duplicarii et les sesquiplicarii, mais il convient de rappeler que ces derniers étaient les héritiers des decuriones minores républicains, dont la fonction était d’agir comme dekadarchoi. Il est impossible d’intégrer ces trois officiers (décurion, duplicarius, sesquiplicarius) comme chefs de files d’une formation qui compterait au moins neuf files : il manquerait six officiers pour compléter le premier rang. Nous émettrons donc l’hypothèse que ces cadres subalternes se 199

Plut., Pyrrh., 16, 12-6 ; Ps.-Caes., BAfr., 29, 3 ; Tac., Ann., XIII, 40. Voir aussi Tac., Agr., 37, 9 mais cette fois-ci à propos d’un préfet de cohorte.

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plaçaient en avant du premier rang des cavaliers. De cette manière, ils pouvaient conduire facilement la turme tout en manifestant leur uirtus, qualité martiale qui justifiait leur statut privilégié par rapport aux gregarii equites200. Cela expliquerait aussi pourquoi la formation rectangulaire en 9 × 3 ne correspond pas exactement à l’effectif normal d’une turme : les tacticiens ne comptent pas les officiers, qui étaient rangés extra ordinem et ne faisaient pas partie de la taxis proprement dite. Il n’est pas impossible que ce type de déploiement date de l’époque républicaine : nous avons vu précédemment que les monnaies du Ier s. av. J.-C. montrent parfois un groupe de trois cavaliers chevauchant côte à côte201. Nous retrouvons par ailleurs des exemples comparables à l’époque moderne : certains militaires jugeaient que le détachement d’un rang d’officiers en avant de l’escadron était propice à affermir le moral des troupes202. Mais qu’en est-il alors de la position du porte-étendard203 ? Était-il lui aussi placé en dehors de la formation ou plutôt incorporé dans une des files ? Certains témoignages pourraient indiquer qu’il faisait bien partie d’un contubernium. En effet, une épitaphe récemment publiée mentionne un signifer qui se présente comme h(eres) e(t) c(ontubernalis  ?) d’un eques alae I Thracum204. Mais il serait risqué de traduire cette expression de façon trop littérale : le substantif contubernalis sert souvent à désigner de façon affectueuse un « camarade », sans plus de précisions, ce qu’a bien montré une étude de Jon Lendon sur la question205. Par ailleurs, dans les sources du début de l’époque impériale, les porte-étendards ont clairement pour fonction de conduire les autres cavaliers de la turme à laquelle ils appartiennent, une mission qu’il leur aurait été plus difficile d’assurer s’ils avaient été intégrés dans le premier rang de l’escadron, derrière les autres officiers206. Selon Arrien, c’est la raison pour laquelle 200 Sur les décurions comme modèle à imiter pour les cavaliers de la turma  : Veg., Mil., II, 14, 6-9. Les sous-officiers s’illustraient en premier lors des hippika gumnasia : Arr., Tact., 42, 1 (voir aussi 36, 3, où le décurion de la turme est peut-être appelé ό πρῶτος κατ’ ἀρετήν). 201 Cf. supra, p. 49, n. 116. 202 CHAUVIRÉ (2009), 221-2. 203 Sur les porte-étendards dans la cavalerie impériale : WEBSTER (1986) ; JUNKELMANN (1991), II, 136-41. 204 AE, 2007, 1086 (Traismauer / Trigisamum) : Haldius Atti / f(ilius) eq(ues) alae I Thracum an(norum) / XXXVII stip(endiorum) XVIII h(eres) e(t) c(ontubernalis ?) Macer / sig(nifer). 205 LENDON (2006), 270-1 : « membership in the same contubernium or military unit cannot safely be deduced from the use of the term contubernalis alone. Contubernalis can safely be translated no more exactly than “comrade-in-arms”. » 206 E.g. Stat., Theb., VI, 214 ; Tac., Hist, III, 17, 1.

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ils devaient être recrutés parmi les meilleurs cavaliers : « Ceux qui portent [les étendards], écrit-il, sont les hommes les plus habiles dans les contremarches et les conversions ; ils sont choisis pour [enchaîner] les voltes les unes après les autres et les charges droites, si bien que la multitude n’a pas à se préoccuper d’autre chose que de suivre son propre étendard. »207. Les rares témoignages iconographiques montrant des signiferi ou des uexillarii semblent confirmer ces indications et suggèrent une position jouxtant celle du commandant de l’escadron208. Beaucoup moins d’indices permettent de déterminer quelle était la place des musiciens au sein des turmae. La présence d’instrumentistes dans les unités de cavalerie ne fait pourtant aucun doute209. Leur fonction était de transmettre les ordres autrement que par des signaux visuels, souvent insuffisants en raison du champ de vision limité des soldats. De même que l’infanterie, la cavalerie utilisait des instruments à vent. Il en existait trois types : la tuba, une trompe de forme droite, le cornu, qui ressemble à notre actuel cor de chasse, et la bucina dont la forme reste controversée. Influencé par les réalités modernes, Friedrich Behn, dans son étude pionnière sur la musique dans l’armée romaine, supposait que la cavalerie romaine avait son propre instrument, qu’il voulait proche du trombone210. Il attirait l’attention sur la stèle d’un cavalier de l’ala Claudia, découverte à Zahlbach, près de Mayence : le monument comporte, à droite du champ épigraphique, la représentation schématique d’une trompette à double courbure211. Celle-ci semble correspondre à l’instrument qu’utilisaient encore les régiments de cavalerie au XIXe s. et Behn n’hésitait pas à l’identifier à la mystérieuse bucina des auteurs romains212. L’épigraphie révèle en effet l’existence de bucinatores dans les unités de cavalerie213. Mais il ne s’agit pas des seuls musiciens associés aux troupes montées puisque les inscriptions nous

Arr., Tact., 35, 6 : Οἱ μὲν γὰρ φέροντες αὐτά, οἱ δαημονέστατοι τῶν ἐξελιγμῶν τε καὶ ἐπιστροφῶν, εἰς ἄλλους καὶ ἄλλους κύκλους ἢ ἄλλας καὶ ἄλλας ἐπ’ εὐθὺ ἐκδρομὰς ἐπιλέγονται, τὸ δὲ πλῆθος οὐδὲν ἄλλο μεμελέτηκεν ὅτι μὴ ἕπεσθαι τῷ οἰκείῳ ἕκαστοι σημείῳ. 208 Voir e.g. KLEINER (1992), 302, fig. 269 (sarcophage de Portonaccio) ; RIC, I, Nero, 108, pl. 19. 209 Sur la question, voir BEHN (1912) ; KLAR (1971), 303-16 ; SPEIDEL (1976), 150-2 ; JUNKELMANN (1991), II, 141 ; VINCENT (2011), I, 83-5. 210 BEHN (1912), 43. 211 CSIR, II, 5, 35 = Espérandieu, VII, 5854. 212 BEHN (1912), 43. Cette hypothèse, présentée par l’auteur comme une évidence dans une publication ultérieure (ID. [1954], 140), doit être considérée avec précaution : l’instrument en question pourrait très bien être un cornu, qui aurait été tassé sur le côté droit du champ épigraphique en raison d’un manque de d’espace. Cf. SPEIDEL (1976), 150-1 ; VINCENT (2011), II, 30-1. 213 CIL, III, 3352 = ILS, 02591 ; CIL, VI, 3179 = ILS, 2200 = Denkm., 720 ; CIL, VI, 31147 = ILS, 2182 = Denkm., 11 ; CIL, XIII, 8523 (?). 207

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permettent aussi de connaître des tubicines et des cornicines 214. Cela signifie-t-il que trois instruments différents coexistaient dans la cavalerie impériale ? Aucun témoignage ne confirme que la tuba droite était utilisée par des cavaliers. Une scholie d’Horace laisse même entendre le contraire : Litui acutus sonus est, tubae grauis. Inter lituus et tubam in antiquis scriptis hoc distare inueni  : lituus equitum est et incuruus, tuba uero peditum est et directa215. En se fondant sur ce texte, Alexandre Vincent conjecture que les tubicines des unités de cavalerie employaient plutôt le lituus, une trompette droite légèrement recourbée à son extrémité216. Un tel instrument, de petite taille par rapport à l’encombrante tuba, a été retrouvé lors des fouilles du camp de Saalburg217. Il pouvait être manié à une main et attaché à une sangle, ce qui rendait son utilisation particulièrement commode. La suggestion d’Alexandre Vincent nous semble convaincante et nous estimons qu’Arrien désigne le même référent lorsqu’il évoque la σάλπιγξ qui rythmait les exercices de cavalerie au temps d’Hadrien218. Reste alors les cornicines. Leur identification ne pose ici a priori aucune difficulté : un relief du mausolée de Schweinschied présente bien un cavalier équipé d’un cornu à la forme caractéristique219. On retrouve également l’instrument sur des stèles de Gerulata en Pannonie220 et d’Apamée en Syrie221. Nul doute qu’il devait être d’un maniement peu pratique pour des cavaliers. Mais l’existence de ces représentations suffit à démontrer que la thèse de Behn doit être abandonnée et qu’il n’existait pas d’instrument propre aux equites dans l’armée romaine. Les sources écrites ne précisent malheureusement pas quel était le poste du musicien au sein de la turme. Le seul indice dont nous disposons se trouve dans le Stratêgikon  : l’auteur du traité situe le bucinator immédiatement derrière le commandant de l’escadron222. On serait donc tenté de placer notre instrumentiste au premier rang de la file du milieu de la turme, ce qui aurait permis au décurion de lui communiquer des ordres rapidement. 214 Tubicines : CIL, III, 10589 = 3647 ; CIL, VI, 3176 = ILS, 2199 = Denkm., 171 ; CIL, VI, 31147 = ILS, 2182 = Denkm., 11 ; CIL, VI, 31149 = ILS, 4833 = Denkm., 13 ; CIL, VI, 31151 = Denkm., 15 ; CIL, VI, 31152 = ILS, 2183 = Denkm., 16 ; CIL, VI, 31186 = Denkm., 66 ; CIL, VI, 32797 = Denkm., 349 ; CIL, XIII, 7798 ; AE, 1993, 1594. Cornicines : AE, 1993, 1594 et 1595 ; BVbl, 2014, 55 ; CIL, III, 4391 (cf. SPEIDEL [1976], 150 et 161) ; MARICHAL (1992),