Le capitalisme post-moderne : éléments pour une critique sociologique 9782130513438, 2130513433

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Le capitalisme post-moderne : éléments pour une critique sociologique
 9782130513438, 2130513433

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ACTUEL MARX CONFRONTATION

Le capitalisme post-moderne Eléments pour une critique sociologique

MICHEL

VAKALOULIS

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Dessin d e c o u v e r t u r e p a r B é a t r i c e Tabah

ISBN 2 1 3 0 5 1 3 4 3 3 ISSN 1 1 5 8 - 5 9 0 0

Dépôt légal — 1" édition : 2001, mare O Presses Universitaires de France, 2001 6, avenue Reille, 75014 Paria

Pour Patricia, et mes filles Alexandre, Cassandra, Electre

DU MÊME AUTEUR

— Travail salarié et conflit social (dir.), Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 1999. — Le mouvement social en France. Essai de sociologie politique, Paris, Éditions La Dispute, 1998 (avec Sophie Béroud et René Mouriaux). — Faire mouvement. Novembre-décembre 1995 (dir.), Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 1998 (avec Claude Leneveu). — Marx après les marxismes. Tome 1 : Marx à la question (dir.), Paris, L'Harmattan, coll. « Futur Antérieur », 1997 (avec Jean-Marie Vincent). — Marx après les marxismes. Tome 2 : Marx au futur (dir.), Paris, L'Harmattan, coll. « Futur Antérieur », 1997 (avec Jean-Marie Vincent). — Théorie de la régulation et théorie des conventions (coord.), Paris, Actuel Marx, n° 17, PUF, 1995 (avec Jacques Bidet).

Introduction

A l'orée du troisième millénaire la question se pose de savoir si nous sommes toujours « modernes » ou irrémédiablement propulsés, au gré des circonstances que l'on ne parvient plus à maîtriser collectivement, dans l'univers aveuglant de la « post-modernité ». La modernisation capitaliste des rapports sociaux représente-elle le destin des sociétés développées à court de perspectives historiques ? La reprise du projet de transformation radicale du capitalisme contemporain est-elle une chimère étant donné l'étiolement des utopies progressistes de la modernité ? Ces interrogations font système. Tel est le parti pris de notre étude. Modernité, modernisation, dynamiques politiques de la non-domination sont des dimensions constitutives d'une configuration sociale qu'il s'agit de penser dans ses métamorphoses actuelles. Dans ses persistances comme dans ses bouleversements. Et de les penser concrètement, en traitant un ordre spécifique de problèmes qui, d'ordinaire, se présentent morcelés en une multitude d'études de cas, d'analyses thématiques, d'approches disciplinaires. Tout en assumant que le cheminement sociologique vers le concret requiert un travail proprement conceptuel sur l'objet de l'investigation. Quelques éclaircissements sur les objectifs du présent livre pourraient intéresser le lecteur. Notre étude est la version en partie refondée d'une thèse de doctorat en philosophie soutenue en 1994 à l'Université de Paris XNanterre sous la direction du professeur Georges Labica *. Le jury de thèse comprenait également les professeurs Étienne Balibar, Jacques Bidet, Fredric Jameson et Jean-Marie Vincent Le projet initial de la recherche avait comme idée directrice l'examen critique des idéologies de la modernisation capitaliste qui se sont massivement affirmées au cours des années 1980. La démarche reposait sur une double perspective. D'une part, trouver en quoi ces idéologies désignent, sur le mode affïmiatif, certains aspects de la restructuration des rapports sociaux du capitalisme avancé, tout en puisant, par un effet de boucle discursif, dans cette réalité même leurs conditions de possibilité et leur rendement symbolique. D'autre part, analyser comment les «conditions réelles de la vie revêtent peu à peu une forme éthérée » (Karl Marx), comment la vie sociale sécrète sans cesse de l'idéologie « non pas comme une aberration * Nous tenons à remercier Tony Andréani, Françoise Duchesne, René Mouriaux et JeanMarie Vincent pour leur attentive lecture de notre texte et leurs suggestions critiques au cours « s versions précédentes du livre.

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ou une excroissance contingente de l'Histoire mais comme une structure essentielle à la vie historique des sociétés » (Louis Althusser). D s'agissait en effet d'étudier le caractère réel des idéologies de la modernisation du rapport social capitaliste en s'inscrivant en faux contre une acception de l'idéologie conçue comme pure idéalité ou « reflet » aveuglant des processus réels. Autant dire que le terrain de la critique des idéologies où le commentateur avisé dénonce la « naïveté » caractéristique de toute formation idéologique (l'oubli de sa provenance et la méconnaissance de l'écart entre le réel et sa projection symbolique) devrait être abandonné. En revanche, il s'avérait nécessaire de jeter une lumière nouvelle sur les dispositifs et les pratiques qui structurent à présent la matérialité de l'idéologique et déterminent la distribution de ses différents motifs et thèmes dans la configuration symbolique d'ensemble. Néanmoins, ce « changement de terrain » ne saurait laisser intact l'objet de la thématisation initiale et ses dimensions analytiques. En effet, pour établir un rapport productif avec la critique des idéologies de la modernisation capitaliste, il convient d'appréhender dans leur totalité structurée et structurante les figures qui définissent le capitalisme contemporain, sa puissance et ses limites. De dégager les tendances lourdes à l'œuvre mais également les principales inflexions dans le cours de l'accumulation du capital. De mettre en évidence l'orientation commune à toute une série de changements sociaux dont l'articulation historique et sociologique fait ordinairement défaut, lorsqu'elle n'est pas délibérément placée, par décision de méthode, hors du champ de l'investigation savante. Le programme de recherche ainsi défini rompt avec le champ étroit de la critique des idéologies (le « dévoilement » des opérations de mystification idéologique), n présuppose une stratégie conceptuelle au croisement de plusieurs territorialités disciplinaires, une réflexion théorique inscrite dans l'histoire vivante qui vise à contribuer au démontage critique des rapports dominants du capitalisme avancé. D implique de repérer certaines évolutions mal identifiées dont la conjonction semble faire époque, de les nommer en évitant les vocables incertains ou les labels de saison, de les problématiser en partant de plusieurs interrogations enchevêtrées. Et de le faire en dépit de l'état fragmentaire des recherches disponibles en la matière, tout en préservant un cadre heuristique cohérent et distinct: le bouleversement sociétal qui caractérise la phase contemporaine de la modernité capitaliste. Pour ne rester qu'à un seul exemple, il importe de comprendre comment le mouvement du capital, alors qu'il n'a de cesse d'accumuler sur une échelle élargie les présupposés objectifs de la société de classe, tend parallèlement à supprimer le salariat dans son immédiateté laborale, dans son expérience partagée, dans sa vivacité anthropologique. L'objectif central de notre contribution est de théoriser la « modernisation post-modeme » des rapports sociaux dominants dans la

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double perspective d'une anatomie des transformations actuelles du capitalisme et d'une critique de la conceptualité « post-moderne » qui accompagne cette modernisation. C'est sur cette base que le diagnostic de la phase contemporaine de la modernité est envisageable. Nous proposons d'appeler cette phase modernité capitaliste avancée. En tant que configuration globale, elle caractérise la troisième transition capitaliste, celle du « post-moderne » qui survient après la période de la libre concurrence et le stade impérialiste. Selon notre approche, la radicalisation des tendances fondamentales de la modernisation sociale, loin de signifier la « fin de la modernité » et l'essoufflement de ses orientations significatives, connoterait plutôt l'émergence d'un capitalisme post-moderne. Historiquement, celui-ci renvoie à un processus social total lié à la crise de la «civilisation fordiste». Analytiquement, il représente un concept-horizon qui permet de dénommer une série d'évolutions convergentes qui s'affirment avec force au sein des formations sociales avancées. Sans négliger les éléments de stabilité systémique de la phase actuelle, l'analyse du capitalisme post-modeme vise parallèlement à faire apparaître les nouvelles figures de l'antagonisme social et les potentialités de l'action collective des dominés, potentialités certes entravées mais d'ores et déjà réelles. La période examinée va du milieu des années 1970 jusqu'à la fin des années 1990 et concerne les transformations majeures du rapport social au sein des pays développés. D s'agit d'une période marquée par la rupture avec le mode de développement économique des « Trente Glorieuses », rupture qui est celle d'un ordre à la fois national (la croissance dans le respect relatif des grands équilibres) et international (bâti au sortir de la Seconde Guerre mondiale autour de deux piliers, le Système Monétaire International de Bretton-Woods et la libéralisation des échanges sous l'égide du GATT). Le premier choc pétrolier d'octobre 1973 marque symboliquement le début d'une crise structurelle (crise de la régulation fordiste) qui continue jusqu'à aujourd'hui. Le caractère de cette crise n'est pas simplement « économique ». Et pour cause : c'est l'ensemble des politiques keynésiennes de relance de la demande, et partant, leur expression politique la plus avancée, le compromis socialdémocrate en tant que mode de régulation des conflits sociaux, basé sur la multiplication des arrangements bilatéraux ou trilatéraux entre syndicats, patronat et État, qui sont désormais considérés comme inefficaces, voire comme responsables de la crise. D s'opère à l'occasion une véritable révolution intellectuelle qui bouleverse le jeu et les représentations politiques, et qui contribue, compte tenu des « mutations de l'économie mondiale », à déconsidérer le rôle régulateur des politiques publiques de l'État national. C est dans ce contexte qu'advient la crise des fonctions sociales du Welfare State.

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La même période est caractérisée par la restauration culturelle du paradigme marchand qui s'impose désormais comme le vecteur civilisationnel de la modernisation néo-libérale. Au cours des années 1980, l'entreprise comme institution « communautaire » et lieu d'identification subjective de l'ensemble de ses agents devient un thème idéologique central. La promotion d'une nouvelle culture de l'individu généralise et banalise les comportements et les aspirations les plus novateurs des années 1960. L'espace intellectuel se transforme avec l'avènement d'une nouvelle formation discursive qui récuse les « Grands Récits » de l'émancipation humaine et accompagne, sur le plan de la confrontation symbolique, la mise en mouvement de la modernisation. Ce dispositif intellectuel, qui prend forme à la fin des années 1970 autour de la thématique de la « post-modernité », acquiert au fil de la décennie suivante un caractère plus opérationnel. Les idéologies de la modernisation flexible du travail salarié sont la cristallisation, du moins en partie, de cette tendance. L'hypothèse centrale de notre étude est que l'utopie conquérante du capital a pleinement tenu ses promesses. Le capital s'est développé sur une échelle planétaire à travers un élan manifestement irrésistible. D a réussi à subvertir les liens de socialité traditionnels, à subsumer les diverses forces qui lui faisait obstacle, à « rationaliser » selon le principe de la destruction créatrice la plupart des pratiques et des conduites humaines. Il est à l'heure actuelle conforté par l'épaisseur de sa durée historique et par son expansion globale et englobante. Mais il convient de rappeler aussitôt que le capital n'est ni une « chose » ni un « tyran à abattre ». Il est un « rapport social entre personnes qui s'établit par l'intermédiaire des choses » (Karl Marx), rapport antagonique et productif qui structure le déploiement des figures sociales de la modernité. Le capital comme rapport social produisant les conditions réelles de la domination sur le travail en vue d'extorsion de survaleur constitue la force motrice de la modernité. Il se trouve à l'origine de ses limites historiques, de ses ruptures, de ses impasses. A l'origine, aussi, de l'obsession d'ubiquité, « vertu » quasi théologique de la modernité avancée. Critique du travail, critique du politique et critique de l'idéologie sont ici inséparables. La posture assumée par l'auteur de ce livre n'épouse point celle de la tradition positiviste ou celle de l'objectivisme sociologique. A l'instar de Karl Marx et de Max Weber - cette conjonction n'ayant pour nous rien de paradoxal - , il s'agit de faire de la science sociale une discipline de combat, à la fois ambitieuse dans ses visées savantes et modeste dans l'appréciation des résultats obtenus. De contribuer à la critique sociologique de la modernité installée désormais dans son stade avancé, son nec plus ultra. D'en saisir les nouveautés sans négliger les persistances, d'étudier l'affirmation de l'inédit sans oublier les invariants structurels toujours à l'œuvre. Et partant, de se confronter à un faisceau de questions dont l'unité reste à établir. Cette tâche théorique est des plus urgentes. C'est une condition intellectuelle pour passer

INTRODUCTION

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d'une contemplation compatissante des « victimes aux bouches muettes » à une politique de l'émancipation des dominé(e)s. C'est-à-dire à la construction collective des politiques de non-domination qui favorisent le développement de la liberté-puissance du plus grand nombre.

PREMIÈRE PARTIE

La modernité : projet épuisé ou horizon indépassable ?

CHAPITRE PREMIER

La nébuleuse de la modernité « To be modem is to be part of a uni verse in which as Marx said "ail that is solid melts into air" ». (Marshall Berman [1983], p. 15).

Incertitudes de définition La notion de modernité est un terrain de brouillage et de perdition sémantique. Figure attractive qui se prête à toutes les manœuvres discursives, elle étale un contenu multiforme et fluctuant, malléable et équivoque à la fois. Dans son évidence même le terme déconcerte, tant il est scandé par des sursauts réguliers qui déjouent sa définition en toute clarté. Ses glissements successifs sont subordonnés à des stratégies de confrontation symbolique, stratégies qui, loin d'être des simples choix « personnels », constituent des enjeux qui débordent les territorialités du discours. « Inextricablement mythe et réalité » (Jean Baudrillard), la modernité se décline donc au pluriel de ses propres métamorphoses. Elle n'est pas « un concept d'analyse » mais « demeure une notion confuse, qui connote globalement toute une évolution historique et un changement de mentalité » 1. Pour reprendre la formule althusserienne, elle est un concept manqué qui témoigne du manque d'un concept : un maître-mot en vogue dont il s'agit de décortiquer les multiples sédimentations idéologiques. Ce trop-plein catégoriel de la modernité est une construction perpétuelle et contradictoire. Une construction plurielle : « Il n'y a pas de sens unique de la modernité, parce que la modernité est elle-même une quête de sens » 2 . Les déplacements récurrents de son régime discursif donnent à voir que l'objet « modernité » dans sa généralité propre est ingouvernable, rebelle, intraitable. D faut le reprendre, le 1. Jean Baudrillard [1989], p. 552. 2. Henri Meschonnic [1988], p. 46.

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transformer incessamment pour pouvoir le penser dans ses fonctions d'indice de pratiques historiques. Pour autant, les « migrations » du sens de la modernité ne sont pas erratiques, mais se rapportent aux catégories d'existence sociale que la notion condense au niveau analytique. Si l'on admet que la modernité désigne, entre autres, une qualité déterminée d'expérience historique (une réalité de « civilisation »), sa définition conceptuelle ne saurait être dissociée de la production scientifique de connaissances sur le réel de cette expérience et ses bouleversements. Si la modernité décrit effectivement « un mode de civilisation caractéristique, qui s'oppose au monde de la tradition », une forme historique qui définirait « le cadre-dimension du changement permanent » 3 , sa conceptualisation rigoureuse implique sa déconstruction en tant que totalité abstraite présupposée. Pour ce faire, son étude socio-historique est indispensable : son émergence, ses phases de reflux et celles de sa présence massive et englobante, ses traits durables et ses tendances contradictoires, sa dynamique conquérante, ses impasses contemporaines. C'est sur cette base que les formes discursives où se manifeste le flottement terminologique de la modernité deviennent intelligibles. D s'agit donc de faire subir à la notion de modernité une sorte de reconversion théorique, en changeant d'élément dans le mode d'appréhension cognitive de son objet et de ses grands « personnages » idéologiques (le « sujet », la « contractualité », etc.). De l'envisager non pas comme le « destin » d'un imaginaire universaliste qui s'incarnerait progressivement dans l'histoire, mais comme un agencement social spécifique d'activités renvoyant à des déterminations autrement fondamentales que le « pathos » de la nouveauté. Selon notre hypothèse, la modernité serait plutôt une configuration où se conjuguent des formes de temporalité distinctes, des expériences sociales et culturelles inextricablement liées à la modernisation du rapport capitaliste, le « projet» d'une vie en commun libre, projet inachevé et caractérisé par une crise récurrente d'auto-éValuation. Derrière la nébuleuse de la modernité nous pouvons alors découvrir le really mode world de la civilisation du capital qui transforme les connexions sociales des individus en champs de valorisation d'intérêts particularistes. Dans le même mouvement, « historiciser » la notion de modernité revient à relativiser son caractère « normatif ». En fait, cet aspect ne prédispose pas, loin s'en faut, à traiter la modernité en tant que phénomène historiquement enraciné et déployé. Selon Peter Berger, celle-ci comporte une connotation normative parce qu'elle est comprise comme étant intrinsèquement supérieure à toute forme sociale précédente. Le contraire du modeme est l'arriéré, et i est difficile de faire croire que la notion d'arriération dispose d'une quelconque valeur positive. Une telle perspective induit ipso facto des effets de 3. Jean Baudrillard, op. cit.

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méconnaissance : la modernité peine à apparaître comme un phénomène avec une origine empiriquement discernable, une dynamique sociale appropriée, et partant, une fin prévisible 4 . L'acception normative de la modernité ne signifie pas simplement que celle-ci produit ses nonnes à l'intérieur de son espace, qu'elle « ne peut ni ne veut emprunter à une autre époque les critères en fonction desquels eDe s'oriente » 5 . Bien plus, une telle acception suggère, premièrement, que le degré de modernité se mesure à l'aune de son écart d'avec les formes « traditionnelles » de la vie sociale, et deuxièmement, que le temps historique lui-même est normativement ponctué, assimilé à un mouvement homogène à caractère progressif. Pourtant, un regard lucide sur les conséquences cumulées de la modernité nous dissuade d'un tel mirage « progressiste ». Le cheminement historique de la modernité est parsemé de discontinuités et de cassures, de tournants et de reculs surprenants. Celle-ci n'est ni la linéarité de la tradition du nouveau (selon la célèbre expression de Harold Rosenberg), qui finirait par banaliser toute rupture, ni le « conservatisme par le changement » comme l'affirme Jean Baudrillard. L'idée selon laquelle le bouleversement continuel de la socialité modeme produirait sa propre tradition laisse dans l'ombre les questions de la dynamique intrinsèque, des forces motrices et du contenu social du changement. C'est là une conception « essentialiste » qui dématérialise la modernité, une définition qui dilue les logiques systémiques de l'économie et des pouvoirs bureaucratiques dans la pureté cognitive d'une fuite en avant où la « nouveauté » se dénaturerait en devenant « routine ». Cette « banalisation » implique par ailleurs la « crise » de la modernité en tant que mode de catégorisation du temps historique, l'impossibilité de reconduire l'historicité différenciée du rapport social. La « tradition » du nouveau fonctionne à l'occasion comme la prémisse socio-culturelle de la postmodemité, comme l'anticipation de l'avènement de cette dernière consécutivement à la crise du « projet modeme ». historique,

La modernité historique : une datation malaisée « Pour les époques historiques comme pour des époques géologiques, i n y a pas de ligne de démarcation rigoureuse », nous prévient Karl Marx dans Capital (Livre I, tome 2, p. 58). Dater l'émergence et les étapes du développement historique de la modernité est une tâche d'autant plus

4. Peter Berger [1977], p. 101. 5 - Jûrgen Habermas [1988], p. 9.

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embarrassante que l'articulation de ces dernières n'obéit pas à un rapport de succession linéaire. La première difficulté provient de la diversité des stratégies de dénomination avancées. « Modernité », « Modernisme », « Moderne » sont souvent employés indistinctement. La « Transition Modeme » demeure également ambiguë. Elle renvoie aussi bien aux débuts des Temps Modernes (The New Times) qu'à une certaine tradition philosophique et politique qui marque la vie intellectuelle en Angleterre, en France et en Allemagne tout au long du XVm»™ siècle. La question de la datation se complique si l'on considère les différents lieux où se cristallise la socialité modeme : mode de production des moyens de subsistance, régulation des échanges politiques, perception du temps historique, expérience vécue de la quotidienneté, léflexivité théorique ou expérimentation esthétique. Plusieurs classes de phénomènes historiques peuvent ainsi être établies. Bouleversements industriels et apparition de mouvements politiques de masse, constitution des États nationaux et avènement du marché mondial, urbanisation accélérée de l'espace et mutations démographiques, découvertes scientifiques et formation des Weltanschauungen modernes, l'énumération est sans doute incomplète. La constitution de la modernité est un processus historique multidimensionnel. Elle nous offre le spectacle d'une richesse de projets et d'engagements, de progrès socio-économiques, de recherches esthétiques et éthico-politiques. Elle s'accompagne aussi de nombreuses régressions dans la manière de vivre ensemble. Ces transformations affectent conjointement les modes de production de la vie matérielle et ceux de la subjectivité historique. Or, si la modernité finit par connoter une épopée plutôt qu'une époque historiquement datée, ce n'est qu'au prix d'un refoulement de ses origines et de ses bifurcations. C'est pourquoi sa datation requiert de considérer un « ordre » spécifique de phénomènes de mise en modernité. On pourrait alors constater que plusieurs « commencements » ont déjà eu lieu, plusieurs « fins » ont déjà été annoncées. Semblable à Homère, la modernité : « De nombreuses villes se disputent sa naissance. Et ses naissances sont nombreuses, et ne sont pas finies » 6 . Prenons quelques cas de figure. Si l'on réduit la modernité au seul aspect du rationalisme scientifique, son affirmation coïncide avec la révolution newtonienne et l'émergence des principes d'expérimentation scientifique. Cette révolution énonce le principe d'une nature autorégulée en « détrônant » Dieu et ses anges du gouvernement direct du monde naturel. Le deuxième cas concerne la modernité considérée comme nouveau mode d'institution du social érigé sur le « paradigme démocratique » (Claude Lefort). C'est l'avènement de l'« État démocratique » et la prise de conscience d'une impossible légitimation définitive du pouvoir. C'est au niveau 6. Henri Meschonnic [1988], p. 31.

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nolitique que s'opère désormais la mise en forme des rapports sociaux, leur srvmbolic ordering (Chantai Mouffe). La souveraineté du peuple est te fondement de la « révolution démocratique ». En tant que forme rationnelle d'organisation du pouvoir, celle-ci est un mouvement durable dont le moment inaugural remonte à la Révolution française. Toutefois, elle a été intellectuellement précédée par des courants de pensée qui menaient une lutte sans relâche contre la religion et ses textes sacrés, les formes despotiques et absolutistes de la politique, la croyance à des fondements ultimes de la légitimité. Une troisième approche assimile la modernité au modernisme. Elle est alors envisagée comme une expérience d'appropriation pratico-esthétique du monde, expérience qui fait face au réalisme pictural et narratif de l'académisme officiel et porte le goût de la nouveauté au paroxysme. Cette acception se réfère à l'émergence du modernisme vers le milieu du XIXime siècle. « C'est avec Baudelaire », écrit Jiirgen Habermas, « et également avec sa théorie de l'art influencée par Edgar Allan Poe que cet état d'esprit de la modernité esthétique voit ses contours se préciser » 1 . Avec ses normes « rationnelles » de création artistique, son caractère systématique, son goût de l'abstraction, le modernisme domine l'art européen entre le début du XX4me siècle et la fin des années 1960. Enfin, et fondamentalement, on peut appréhender la modernité par 1e biais de son mode de production de la vie matérielle. C'est l'instauration des régimes de mise au travail capitalistes organisant politiquement la consommation productive de la force de travail qui est en jeu ici. Le contenu social de ce procès est la captation des capacités d'activité du salariat et leur conditionnement en force de travail assimilable à du « capital variable ». La modernité acquiert des dimensions historico-géographiques importantes et commence à déborder ses propres limites dès le début de la révolution industrielle (constitution du marché mondial). Dans ce cas, avènement de la modernité et éclosion du mode de production capitaliste coïncident. Déploiement spatio-temporel de la modernité et progression du rapport social capitaliste sont inséparables. Jiirgen Habermas s'est employé à dégager un sens précis du terme « Moderne ». D'après lui, « c'est à la fin du V*™ siècle que le terme "moderne" fut utilisé pour la première fois, aux fins de distinguer du passé romain et païen un présent chrétien qui venait d'accéder à la reconnaissance officielle» ([1981b], P-951). Selon cette acception le Moderne se distingue du concept des Temps Modernes : « "Moderne", on pensait aussi l'être du temps de Charlemagne, au XII*™ S i è d e e t à l'époque des Lumières - c'est-à-dire à chaque fois qu'un rapport renouvelé à l'Antiquité a fait naître en Europe la conscience d'une époque 7

- Jiirgen Habermas [1981b], p. 952.

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nouvelle » (ibid.). D'autre part, « le concept profane de temps modernes exprime la conviction que l'avenir a déjà commencé : il désigne l'époque, qui vit en fonction de l'avenir, qui s'est ouverte au nouveau qui vient. [...] Ce n'est qu'au cours du XVIIF™ siècle que le seuil historique se situant autour de 1500 a été, en effet, rétrospectivement perçu comme un renouveau » ([1988], p. 6). Trois événements historiques majeurs marquent le début des temps modernes : la découverte du Nouveau Monde, la Renaissance et la Réforme. Mais c'est pendant le siècle des Lumières que le Modeme s'affirme avec force pour devenir esprit du temps: «[...] C'est seulement avec les idéaux de perfection prônés par les Lumières françaises, avec l'idée, inspirée par la science modeme, d'un progrès infini de la connaissance et d'une progression vers une société meilleure et plus morale que le regard échappa progressivement à l'envoûtement qu'avaient exercé sur chacune des époques modernes successives les œuvres classiques de l'Antiquité » ([1981b], p. 951). Le Modeme s'affranchit de la fascination de l'Antiquité, ce qui présuppose une prise de conscience de son projet historique propre. Enfin, selon Jilrgen Habermas, l'adjectif « modeme » ne se substantivise que « très tard dans les langues européennes des temps modernes - à peu près depuis le milieu du XIXtme siècle - et là encore, dans le domaine des beaux arts » ([1988], p. 10). Mais si l'avènement de la modernité esthétique se situe au cours du XK4™ siècle, « le processus de rupture avec le modèle de l'art antique est inauguré au début du XVHP™ siècle par la célèbre "Querelle des Anciens et des Modernes". Le parti des Modernes se révolte contre l'idée que le classicisme français se fait de lui-même en assimilant le concept aristotélicien de perfection à celui de progrès, tel qu'il avait été suggéré par la science modeme » (ibid., p. 9). Résumons. L'itinéraire terminologique du Moderne recouvre une grande durée historique et connote grosso modo le sentiment d'une rupture avec le passé. Les temps modernes renvoient à une configuration historique datée, qui remonte à la Renaissance. Le projet modeme se cristallise intellectuellement au cours du XVIIP™ siècle. Mais ce n'est qu'à partir du XEX4™ siècle que la modernité acquiert une densité sociale et pratico-esthétique (modernisme). De ce point de vue, le XIXtme siècle constitue un tournant. Nous venons de voir que le problème de la datation est intrinsèquement lié à la conceptualisation de la modernité. Qui plus est, proposer des hypothèses de périodisation historique risque d'effacer les différences au sein de la même période, et partant, de sous-estimer les éléments qui entrent en opposition avec la ligne de développement hégémonique de la modernité. La précaution de méthode consiste ici à éviter une périodisation qui traiterait la modernité comme un processus historique homogène, compact et unidimensionnel. Sinon, les déterminants historiques de la modernité s'appauvrissent, lorsqu'ils ne se réduisent pas à un seul facteur supposé fondamental. C'est le cas notamment de certaines théories de la société « post-

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qui ramènent le déploiement de la socialité modeme à la technico-scientifique et à ses cristallisations contemporaines. Mais le plus grand danger vient de l'approche essentialiste. La modernité est représentée en termes de substance G» « raison », le « contrat », la « logique de complexification », etc.) qui s'objectiverait dans les structures historiques. Ce point est décisif pour la critique de la conception habermassienne de la modernité. Le monde modeme dans sa diversité n'est pas la concrétisation de la finalité émancipatrice du « projet modeme » : i n'est pas le « Modeme » devenu « Modernité » selon une logique qui transmue l'adjectif en substantif. Son historicité singulière ne découle pas des idéalités du « projet modeme » qui s'imposeraient comme le moteur des processus de mise en modernité. Au contraire, ce projet est lui-même partie prenante de la formation historique modeme. S est socialement construit et traversé par des tensions qui expriment au niveau discursif les contradictions immanentes au monde réel. industrielle»

rationalisation

(Dé)Raison(s) de la modernité L'histoire de la raison moderne est l'histoire des paradoxes de la rationalisation qui expriment la manière dont le discours modeme interprète, réfracte et transpose dans l'univers catégoriel les réalités extradiscursives. Ces paradoxes renvoient aux rapports enchevêtrés entre rationalité et irrationalité au sein de l'organisation modeme des échanges sociaux. Selon Max Weber, cette dernière ne se réduit pas à un simple « refus » de la tradition mais signifie l'entrée dans une nouvelle ère de turbulences permanentes 8 . Le monde social modeme est constitutivement instable, soumis à des tensions difficilement maîtrisables, traversé par des convulsions révolutionnaires et contrerévolutionnaires. C'est un monde désenchanté, ce qui veut dire en rupture avec la recherche de moyens magiques pour obtenir le salut. Si la rationalisation croissante des activités humaines constitue une puissance organisatrice de la vie et de la culture, elle se trouve aussi à l'origine d'une crise grave de l'individualité qu'il faut chercher à dépasser sans faire appel à des métaphysiques sociales. Le destin de l'individualité modeme est donc contradictoire : celle-ci est à la fois au centre d'un monde sécularisé et sous 1 emprise de dispositifs sociaux abstraits, productrice de sens et prisonnière des routines qui résultent des processus de rationalisation. La politique de la modernité se veut certes « responsable » en ce sens qu'elle s'emploie sans cesse à redéfinir les compromis nécessaires à l'équilibre des échanges sociaux. Mais elle s'avère aussi subordonnée au jeu de différenciations fonctionnelles bureaucratiques qui concourent à la 8. Jean-Marie Vincent [1998],

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reproduction des inégalités politiques fondamentales et à l'étiolement des raisons d'agir en commun de la multitude des individus. La complexité envahissante du politique se retourne ainsi en vide politique et en vide de la relation aux valeurs. L'espace des échanges politiques a du mal à fonctionner comme lieu propice à l'exploration des voies du changement social. L'aspiration à l'auto-réalisation des individus, la préoccupation d'émancipation sociale des dominé(e)s, la promesse d'un avenir partagé où chacun(e) trouverait sa place sont continûment contrées, refoulées, déniées par les tendances lourdes de la modernité. D'où une tension permanente entre l'universalité hyperbolique du « projet modeme » et les figures de sa « cristallisation » historique. La modernité en tant que totalité discursive est souvent envisagée comme un « projet » homogène fondé sur la philosophie des Lumières et sur la croyance à la perfectibilité de l'ordre social, comme le vecteur d'un mouvement séculier de démystification du savoir et de désacralisation du monde. « Rationalisation » des différents domaines de l'activité sociale, « ambition prométhéenne » d'une socialité débarrassée de domination, de superstition, de pénurie, « maîtrise raisonnée » de la direction du changement social, « finalité émancipatrice » du destin collectif sont les caractéristiques de ce mouvement. Le « sujet moderne », rationnel, unitaire, universel, est le point de départ mais aussi le point d'étemel retour d'une telle dynamique « progressiste ». Cependant, la perspective épistémologique tracée par la philosophie des Lumières semble être devenue à l'heure actuelle un obstacle pour comprendre les grands bouleversements de nos sociétés développées. Comment expliquer la dégradation de la « Raison », supposée critique et libératrice, en rationalité manipulatrice et instrumentale ? Par des manquements qui doivent être rapportés à son caractère inachevé ? Par le truchement d'une ruse de la (dé)raison ? Par les carences d'imagination projectuelle des agents historiques modernes (les « savants », les « producteurs associés », « le prolétariat révolutionnaire ») ? On ne saurait résoudre les antinomies de la modernité par enchantement. D faut plutôt se convaincre que le « projet modeme » est contradictoire en soi. Il n'a pas la cohérence supposée parce qu'il résulte de compromis discursifs instables qui font partie de la vie réelle, qui accompagnent la socialité mouvante du monde modeme. Il est ainsi défié par des résistances d'ordre politique, philosophique, social, ponctué par des discours d'évitement et de refoulement, tiraillé entre les interprétations les plus contraires, érigé sans répit en enjeu de luttes symboliques par les agents sociaux en concurrence pour le contrôle de l'historicité. La dynamique de ses propres scissions fonctionne comme ressort de pérennisation. Depuis ses débuts, la société moderne a souvent mobilisé de puissantes contre-tendances pour contrer les Lumières en tant que processus de

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Selon certaines interprétations, les romantiques allemands, le jeune Hegel, Nietzsche, le jeune Marx, Adomo, les anarchistes ainsi qu'une grande frange de l'art moderne appartiendraient à ces contre-tendances 9 . De son côté, le mouvement socialiste a progressivement défié l'unité de la raison des Lumières en insérant une dimension de classe au sein de la modernité capitalistel0. Le principe antagonique porté par la lutte de classes prolétarienne tend à induire une crise durable des référents civilisationnels de la modernisation. Les objections à l'idée que la machine, l'usine et la ville rationalisée sont des éléments suffisamment riches pour définir une fois pour toutes le contenu de la socialité moderne débordent la sphère du travail et l'agitation politique : elles sont repérables y compris au sein du modernisme, à l'image des Modem Times de Charlie Chaplin 11. rationalisation.

(Dés)Ordres de la modernité Trois ordres de l'expérience historique de la modernité peuvent être analytiquement distingués. D'abord, la modernité en tant qu'expérience sociale globale, indissociable des processus de modernisation capitaliste de l'économie et de la société. Ensuite, et en particulier, la modernité comme logique capillaire de la quotidienneté et ligne de développement dominante du vécu, voire mode de perception du temps historique. Enfin, la modernité en tant que quête (et inquiétude) culturelle, référentiel qui fascinait Rimbaud (« il faut être absolument moderne ») et Baudelaire, autrement dit héritage lié à la production esthétique des avant-gardes (modernisme). La modernité : une socialité globale L'expérience de la modernité ne renvoie pas à une formation sociale au sens marxien du terme. Elle exprime plutôt une sécularisation contradictoire engendrée sur la base du mode de production capitaliste et développée à travers un mouvement général de «désenchantement du monde» (Max Weber). Ce mouvement instaure la modernité en tant que modalité dominante d'expérience sociale (et surtout, expérience de domination sociale) qui se nourrit en phagocytant les formes sociales traditionnelles. Ce processus envahissant n'arrive jamais à son terme. C'est la raison pour laquelle la modernité apparaît difficilement comme état : « on n'est jamais moderne, on se trouve en voie de l'être sans qu'il y ait un achèvement au terme » n . Prise 9. Albrecht Wellmer [1985], p. 356. 10. David Harvey [19891, p. 29 H Ibid.,p.J2. 12. Georges Balandier [1985], p. 132.

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dans l'élan du changement perpétuel, la socialité modeme est caractérisée par des ruptures internes et des fragmentations multiples rendant problématique la préservation même d'un sens de continuité historique. Ainsi, la seule chose certaine qui marque la modernité est son incertitude, son dynamisme incontrôlable, sa mobilité spatiale et sa vélocité temporelle. En fin de compte, son penchant pour le « chaos totalisant » l3 . Cependant, la socialité modeme ne renvoie pas à une pure immanence réflexive se déployant dans le cadre de la « vie de la conscience ». Elle ne désigne pas le champ étroit de la subjectivité connaissante et les opérations possibles de celle-ci (visée théorique, de valorisation, de jugement, visée pratique). Elle plonge ses racines ailleurs que dans la pure subjectivité des acteurs : dans les modes de produire et de vivre, dans leurs conélats matériels, socio-économiques, culturels. Inscription de la socialité dans l'espace (de travail, d'habitation, de loisirs) et dans le temps (de production, de circulation, de communication langagière et symbolique) sont indissociables. Autant dire que l'ordre effectif des rapports sociaux de la modernité capitaliste prime sur l'ordre affectif du vécu modeme. Le développement du rapport social de valorisation du capital structure le déploiement de la socialité modeme. Cette structuration n'est pas une « marche triomphale » qui installerait paisiblement les « figures » de la modernité dans l'espace social : au contraire, c'est un processus travaillé et traversé par des résistances, discontinuités et défaillances, des obstacles et des brisures. Pour être conflictuel, ce processus n'en est pas moins asymétrique. En fait, l'action collective des dominé(e)s a du mal à se construire en transcendant le « seuil de visibilité événementiel » historiquement requis, voire à s'affirmer de manière autonome. On pourrait même évoquer la fragilité constitutive des luttes des dominé(e)s, ce qui pose le problème de leur capacité politique structurelle à « sortir » de la socialité propre du rapport social modeme. La socialité modeme garde nécessairement un potentiel que les « modernes » s'efforcent d'explorer, quitte à se retrouver souvent « dépassés » par leur propre mise en mouvement. Elle repose sur la conviction que le monde pourrait être différent de ce qu'il est, que de nouvelles réalités pourraient être inventées. La projectualité éthico-politique de l'émancipation universelle contraste avec la sensation globale du déracinement et de la précarité. L'« esprit de scission » des Temps Modernes se définit à l'interface de ces deux dimensions de la modernité. D'où la réaffirmation constante selon laquelle celle-ci, revue et corrigée, est à même de réorienter son développement « unilatéral » lié à la prépondérance de la « rationalité instrumentale » et de résoudre ses propres « contentieux » sociaux. On détecte ici le recours nécessaire de la modernité à l'utopie, dimension essentielle de sa socialité globale. L'emprise du rapport social capitaliste sur l'expérience 13. David Harvey, op. cit., p. 11.

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modeme est la condition fondamentale pour l'affirmation d'un tel recours. En tant que formes anticipées d'harmonisation (ou de dépassement) d'intérêts sociaux divergents, les utopies de la modernité révèlent le caractère inachevé et clivé de cette dernière. Positivement, elles indiquent que le développement de la modernité dépend de l'état de ses propres contradictions, ce qui permet d'établir des seuils de modernisation. Négativement, en instaurant un décalage entre ce qui est et ce qui doit advenir, elles donnent à voir que l'« accomplissement » de la modernité capitaliste est une visée improbable : seule sa suppression effective, ne serait-ce que sous forme eschatologique, socialiste, voire « post-modeme », permettrait de pousser en avant le Grund subversif du « projet modeme ». Une parodie d'abolition de l'expérience modeme se joue depuis les vingt dernières années dans les milieux de la mouvance « post-modeme ». D est désormais habituel de signaler que la modernité contient des traits socio-culturels post-modernes dont la prolifération connoterait une rupture sociétale consommée. Selon Paolo Portoghesi, le statut de la modernité était taillé sur mesure pour une société dans laquelle la révolution de l'information n'était pas encore advenue l 4 . Mais cette révolution a fini par bouleverser les structures de notre monde : dans la réalité historique spécifique du dernier tiers du XX4™ siècle, la post-modernité aurait pris la relève. Au risque d'anticiper sur les développements qui suivront, on peut d'ores et déjà remarquer que si la modernité n ' a de cesse de demeurer « captive » de ses propres contradictions, la « post-modemité » est une fausse sortie. Elle annule le problème sur un mode proclamatoire, en posant le constat de no exit. Elle laisse entendre qu'il est possible de sortir de la modernité sans dépasser le capitalisme. Au lieu de faire front aux impasses de la modernisation de la forme valeur, elle tend plutôt à les refouler. Concrètement, la « post-modemité » passe sous silence les impératifs de l'accumulation capitaliste à l'échelle globale dans ses configurations actuelles. En ce sens, l'ère de la « post-modemité » n'est que la modernité sans son diadème : une modernité résignée à la perte de ses attraits, amenuisée dans ses ambitions, délestée de ses utopies d'émancipation sociale, dessaisie de son image de soi « progressive ».

La modernité : expérience spatio-temporelle du quotidien La modernité est par ailleurs une sensibilité à part, une sensation vitale de quotidienneté. Elle traduit une logique de rationalisation croissante de 1 expérience quotidienne qui opère en disloquant les formes traditionnelles de la vie affective et sociale, en alignant le vécu subjectif des agents sociaux sur ordre économique dominant. C'est une logique qui « banalise l'irruption du 14. Paolo Portoghesi [1982], p. 7.

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nouveau » IS, et ce faisant, se constitue en dispositif socio-culturel légitime qui tend à bouleverser sans relâche l'expérience des individus. Toutefois, elle ne préexiste pas abstraitement en tant que « pathos de la nouveauté » qui se réincarnerait par la suite, subrepticement, dans les styles de vie et dans « les faits sans prestige » l 6 . Elle n'envahit pas de l'extérieur la microévénementialité de la vie en commun, et ne se propage point par contamination ou par déplacement latéral d'un sous-système d'action sociale à l'autre comme le pense Jiirgen Habermas. Au contraire, elle se dégage comme résultat global du mode de fonctionnement ordinaire de la modernité. Elle est immanente à l'ensemble des activités et des « inerties » qui constituent la trame de l'existence et s'affirme en produisant des « codes de sens » susceptibles de donner à la socialité sa « cohérence » globale. Cohérence néanmoins instable, tant il est vrai que la modernité ordinaire, en tant que conduite rationnelle de la vie, est dominée par les dispositifs de la valorisation du capital qui entravent la production différencielle du sens, conduisant à une crise grave de l'individualité modeme. La logique de l'expérience quotidienne opère au niveau de la perception des manifestations de la modernité. Elle est la « connaissance » de la modernité en tant qu'immédiateté vécue affectée d'une sorte de précarité. Son dépassement pratique appelle une « autocritique » susceptible de démystifier les habitudes, aptitudes et automatismes sociaux contractés par les individus, de déterminer les conséquences globales du processus de rationalisation/individualisation, de mettre à nu l'ambiguïté des valeurs constitutives des relations interindividuelles quotidiennes telles la réussite, la prospérité, la performance ou l'obsolescence. L'expérience spatio-temporelle acquiert une dimension stratégique pour appréhender la modernité dans la mesure où elle constitue une importante médiation entre la dynamique du développement historico-géographique du capitalisme et les processus de production culturelle et de transformation idéologique 17. C'est une expérience historique qui renvoie aux phénomènes de l'industrialisation, de l'urbanisation et de la croissance démographique, à la sécularisation de la vie sociale et intellectuelle, à la formation de l'État-nation où la participation des individus aux décisions politiques et leur présence effective sur l'espace public sont reconnues, au développement prodigieux des 15. Georges Balandier [1985], p. 14. 16. Selon l'expression de Henri Lefebvre. En outre, le « pathos de la nouveauté » peut parfaitement procéder de manière rétroactive : réinvestir le passé, oif y décelant de l'inédit. L'« ancien » n'est pas forcément un objet de dépréciation - excepté le cas limite où l'ancien constitue un contretemps patent : le ringard. D'après Georges Balandier, « il serait plus exact de dire que la tradition poursuit son travail, en interaction avec elle [la modernité] et dans tous les champs où elle conduit ses entreprises » ([1985], p. 14). Henri Meschonnic force davantage le trait : « L'ancien est contemporain du modeme : la sorcellerie en France aujourd'hui. La magie, dans la publicité » ([1988], p. 13). 17. David Harvey [1989], préface, p. Vin.

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moyens de transports et de communication. Ces phénomènes ne sont pas sans rapports entre eux mais interagissent, s'entrecoupent et s'enchaînent continuellement. Ils forment la base matérielle de la dynamique spatiotemporelle de la modernité. Le temps historique de la modernité est intelligible à l'intersection de différentes configurations temporelles. Analytiquement, les déterminants temporels de la modernité s'articulent autour de trois aspects 18 : 1. L'aspect linéaire. Le temps est linéaire, à savoir supposé et re(pro)posé en tant que développement sur la ligne passé-présent-avenirH est un procès à flux continu où chaque moment appelle sa succession chronologique sur une ligne de développement pointée vers le futur. Pourtant, l'aspect linéaire est plutôt une forme phénoménale renvoyant à l'idée d'un temps fluidifié où le présent n'est que le moment interstitiel entre le passé et l'avenir. Ce temps présuppose un processus cumulatif-progressif au sens fort du terme (irréversibilité). La modernité marche « toujours en avant » selon le principe intrinsèque d'une auto-accélération, vers un inéluctable qui demeure, au reste, insaisissable. A la différence de la conception pré-moderne (théologico-mythologique) du temps qui annonce d'emblée les lignes/figures de l'avenir (la « fin » du monde, le « Jugement dernier », l'accomplissement du «destin»...), la modernité ne valorise pas un moment d'exception comme aboutissement ultime, voire fin des fins. En revanche, elle finalise son propre devenir, son mouvement en tant que tel, son procès d'accumulation incessamment déployé sur une échelle élargie. Elle n'attend point de moment rédempteur. Elle ne connaît pas de rivages infranchissables, hormis ses limites historiquement redéfinissables et extensibles. De ce point de vue, elle se donne à voir comme horizon indépassable. 2. L'aspect chronométrique. C'est le temps « de la contrainte productive » 2 0 qui renvoie aux cycles de valorisation des circuits économiques. Le temps s'avère support objectif de l'accumulation du capital, base et enjeu de profit. D se divise « en miettes, en temps forts et en temps creux », en cadences imbriquées, en temporalités conflictuelles, et partant, indéterminées, soumises à l'impératif de la rentabilité capitaliste. D fonctionne souverainement comme étalon de la performance tandis que celle-ci se mesure à l'impératif : « gagner du temps ». La durée désigne ainsi le débit factuel lié aux agencements productifs et au système des échanges/usages. Décidément, le temps devient objet précieux et doit être géré comme « budget ». Jiirgen Habermas repère l'émergence de cette tendance au cours du XVnP"" siècle : « c'est à partir de ce moment [...] que le temps est vécu, face aux problèmes qui se posent, comme une "denrée rare", qu'il est vécu autrement dit comme 18. Jean Baudrillard [1989]. 19. Ibid.

20. Ibid.

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temps qui nous presse» 2 1 . Depuis, «capitaliser» le temps est devenu un impératif fonctionnel de la valorisation capitaliste. En s'emparant de l'aspect chronométrique du temps, le capital s'est avéré un surprenant « chronomaître ». 3. L'aspect proprement historique. Le temps moderne a comme référent universel l'Histoire. « L'histoire est devenu l'instance dominante de la modernité » écrit Jean Baudrillard 22 . Cet aspect renvoie à la dialectique d'une temporalité éclatée, pleine de discontinuités, de rythmes différenciés et de ponctuations propres aux différents domaines d'activité sociale. H s'agit d'une temporalité rythmée par le jeu combiné et inégal de l'accumulation capitaliste. Elle n'est pas immédiatement lisible dans la séquence des événements enregistrés par l'histoire empirique visible mais elle doit être reconstruite a posteriori. L'accumulation du capital et l'expansion incessante de la forme marchandise à travers le marché sont des dissolvants universels de l'ancien monde et peuvent légitimement être présentées comme un processus dé « révolution constante de la production, de perturbation ininterrompue, d'incertitude et d'agitation perpétuelles » (Karl Marx) 23 . Ces trois adjectifs constante, ininterrompue, perpétuelle - dénotent « un temps historique homogène, dans lequel chaque moment est toujours différent de tous les précédents à force d'être le suivant, mais simultanément, il est essentiellement le même en tant qu'unité interchangeable dans un processus récurrent à l'infini » 2 4 . La modernité est aussi un mode d'expérimentation de l'espace selon le mouvement contradictoire de décomposition/recomposition de l'espace moderne 25 : 1. L'espace est décomposé par une dynamique historico-géographique de concentration/fragmentation qui fait éclater les chefs-lieux de la socialité prémoderne : la communauté villageoise (déruralisation), la communauté de voisinage, la rue, le quartier, bref, tout support spatial des échanges sociaux liés au cadre de vie « traditionnel ». Cette décomposition est une condition sine qua non pour refaçonner des configurations spatiales conformes au modèle de développement dominant. Les découpages politico-administratifs, la mise en compétition économique et la hiérarchisation fonctionnelle de l'espace marquent l'expansion de la socialité moderne depuis Içs premiers pas de l'industrialisation jusqu'aux formes ultramodemes de notre urbanité entassée et anxieuse. L'espace moderne se disloque au préalable sous forme de fracture entre l'urbain et le rural, ensuite l'urbain éclate lui-même devenant 21. Jiirgen Habermas [1988], p. 7. 22. Jean Baudrillard [1989]. 23. Cité par Perry Anderson [1984], p. 101. 24. Perry Anderson [1984], p. 101. 25. Pour des analyses détaillées sur la production sociale de l'espace, cf. Henri Lefebvre [1968] et [1974],

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de multiples fragments fonctionnels. La ville, « berceau de », lieu de production et de consommation des richesses, « sujet » de l'histoire, « centre de l'espace historique » se dilate, éclate et se r e c o n c e n t r e à nouveau, dans un jeu d'imbrication conflictuelle avec sa « périphérie » : elle était une œuvre, elle est devenue un « produit » e n t r e p r e n e u r i a l 2 6 soumis à une compétition interurbaine intensifiée. 2. D'autre part, l'espace de la modernité est unifié par les processus de modernisation socio-économiques qui façonnent une spatialité anonyme, répétitive, sérialisée, interchangeable. Cette unification n'est nullement exempte de contradictions. Au contraire, elle présuppose des territorialités multipolaires et conflictuellement imbriquées où les marges sociales sont enchâssées dans les centres (« périphérisation » envahissante des pôles de la richesse) tandis que les dispositifs de pouvoir deviennent globalement de plus en plus mobiles, jusqu'au point d'apparaître « déterritorialisés ». C'est une unification instable qui présuppose la mise en tension des configurations spatiales modernes par le mouvement contradictoire des rapports capitalistes de valorisation. En fin de compte, elle est le résultat incertain d'une dynamique d'interdépendance polarisée entre les « centres » et les « marges » du capitalisme mondial, dynamique qui produit l'espace modeme comme enjeu politique majeur : support du développement historico-géographique du capital et champ investi par les stratégies de reproduction des hiérarchies sociales transnationales. encement

l'accumulation

La modernité esthétique : la mouvance culturelle du modernisme Le modernisme, mouvance culturelle qui débute au milieu du XDP"* siècle, est essentiellement lié à l'histoire de l'art. Plutôt que de proposer un exposé détaillé de ses repères et traits, nous nous contenterons ici de quelques remarques sur son contenu et sa signification historique. Son concept n'est pas dépourvu d'une certaine polysémie : « si le terme de modernisme », remarque Yve-Alain Bois, « est loin de posséder l'épaisseur étymologique s'attachant à celui du modeme (qui remonte à l'époque médiévale), on peut dire que son acception actuelle, dans le champ de la critique d'art, fut précédée par d'autres emplois où le mot avait la signification générale de "goût pour le moderne" » 27. Critique esthétique des « réalismes » qui accompagnent l'affirmation de la civilisation industrielle, il serait « l'intensification, 1 exacerbation de la tendance autocritique qui a commencé avec Kant » 28. D'après Jiirgen Habermas, c'est vers le milieu du XDO™ siècle que naquit « une conception de l'art dont l'esthétique incite l'artiste à produire déjà des 26. Henri Lefebvre [1974], 27. Yve-Alain Bois [1990], p. 473.

28. Ibid., p. 475.

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œuvres dans l'esprit de l'art pour l'art. C'est alors que la spécificité de l'esthétique peut devenir un projet » 2 9 . Or, il faut rappeler que le « modernisme » comme désignation singulière d'un mouvement culturel extrêmement diversifié et fécond est monnayé rétrospectivement, notamment dans les années 1950. Raymond Williams [1989] parle à ce propos de late born ideology of modemism. Les traits du modernisme (caractère systématique, abstraction, projet artistique « rationnel » et conscient, goût de nouveauté porté au paroxysme, etc.) expriment une « riposte » socio-culturelle vis-à-vis des processus de standardisation de la production marchande et de concentration des pouvoirs. Expérience proprement urbaine, il se développe sur la base des rapports de production, circulation et consommation industriels. La machine, l'usine, la mécanisation, l'aménagement du territoire, la révolution des transports, le marché mondial, la publicité, la mode, l'affirmation des mouvements politiques contestataires sont des éléments déterminants de son succès. Sur le plan de la création artistique, l'émergence de nouvelles formes de représentation de masse, tels le cinéma ou la photographie, lance un défi aux réalismes pictural et narratif que le modernisme saura prodigieusement relever. Sur le plan de la production intellectuelle, le « projet modeme » entre durablement dans une zone de turbulences. Si le « travail du négatif » des Lumières a réussi peu ou prou à désenchanter le monde, en détruisant les croyances à des forces supranaturelles, censées façonner implacablement la condition humaine, l'homme modeme n'est pas pour autant devenu maître de son fatum sociétal. Pour les modernistes, il s'agit de combler cette disjonction en réconciliant l'art et la vie. Ce qui conduit à une opposition résolue avec la tradition académique. Mais la portée du modernisme dépasse la seule sublimation compensatoire du malaise modeme : il se veut critique artistique globale de l'ordre bourgeois naissant. L'utopie de la « réconciliation » se retourne déjà « en tableau critique d'un monde social irréconcilié » 30. Perry Anderson [1984] a proposé une analyse historique du modernisme qui mérite d'être évoquée. Le modernisme est un champ culturel qui se situe à l'intersection de trois déterminations décisives : - Primo, la persistance des pans entiers de l'« ancien régime » dans l'Europe Occidentale jusqu'à la fin du X I X 6 " siècle, en particulier la résistance des canons académiques de la production artistique. La codification de ces derniers établit une échelle de valeurs culturelles contre laquelle le modernisme s'insurge. L'existence d'un adversaire commun unifie les pratiques esthétiques du modernisme à ses débuts ;

29. Jiirgen Habermas [1981b], p. 959.

30. Ibid.

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_ Secundo, l'émergence du modernisme advient dans le contexte de la deuxième révolution industrielle (téléphone, radio, automobile, avion, etc.). D ' o ù son imaginaire social constitutivement marqué par les formes technologiques et les inventions de cette révolution ; - Tertio, la conjoncture historique du modernisme correspond à un sentiment, diffus mais intense, d'imminence de la révolution sociale. Cet horizon d'attente est immanquablement réactualisé compte tenu des permanences du conflit de classes aux formes brutales et impitoyables. Or, après la Seconde Guerre mondiale, le modernisme entre dans une phase de crise et d'extinction progressive. Ses repères socio-historiques ont vécu : disparition de l'ordre agraire ou semi-aristocratique, montée en puissance de l'industrialisme fordiste, épuisement de la vague technologique de la deuxième révolution industrielle, étiolement de la perspective du socialisme.

La critique moderniste des aliénations du capitalisme industriel récuse la posture du « détachement » de l'art vis-à-vis de la vie matérielle. Elle s'inscrit en faux contre la conception bourgeoise de la culture comme sphère de la « belle illusion » où « chacun » se délecte paisiblement des valeurs et des jouissances qui lui sont déniées dans l'univers de la modernité ordinaire. Elle vise ainsi à réintégrer l'art dans la praxis quotidienne, à transposer la « belle illusion » de son royaume artistique à la sphère de la réalité empirique31. Pour ce faire, le modernisme prend appui sur les processus de bifurcation entre haute culture et culture de masse. Paradoxalement, cette tension est source de dynamisme : le modernisme est à la fois solidaire et distancié des masses. D'une part, il se constitue en avant-garde artistique et se renouvelle avec fébrilité pour éviter toute « contagion » avec une culture populaire menacée par la marchandisation. D'autre part, il aiguise sa critique contre la disjonction entre la sphère matérielle et la sphère culturelle. Sa position est donc contradictoire : il est tiraillé entre l'engloutissement dans le solipsisme de « l'art pour l'art » et la fusion avec la culture de masse et l'industrie des loisirs. Son « génie » consiste à se tenir en équilibre entre ces deux extrêmes. Or, le risque de sa domestication par « l'establishment culturel » est constant. Et lorsque cela advient, le modernisme se trouve de fait épuisé. Honoré par les institutions culturelles officielles (les musées, les galeries, etc.), dévitalisé par la perte de sa posture anti-bourgeoise, codifié dans les formulations rigoureuses des années 1940-1950, il finit par s'estomper dans les années 1960. D acquiert en revanche une respectabilité bourgeoise qui serait un anathème pour ses fondateurs 32 . Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer l'apport matériel des modernistes : « Ils ont inventé une certaine façon de contrôler et d'endiguer une condition capitaliste explosive. Ds étaient efficaces, 31. Richard Wolin [1984-85], p. 14.

32. Ibid.

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par exemple, dans l'organisation de la vie urbaine et la capacité de bâtir l'espace de manière à ce que l'on puisse contenir les processus croisés qui sont à l'œuvre dans la rapide urbanisation capitaliste du XX imc siècle. S'il y a une crise implicite dans ces phénomènes, il n'est aucunement clair qu'elle relève de leur responsabilité au lieu d'être imputée aux capitalistes » 33.

33. David Harvey [1989], p. 115.

CHAPITRE H

Le continent post-moderne « Passions sans vérités, vérités sans passions ». (Karl Marx).

L'aura post-moderne A en croire les penseurs post-modemes, la « culture narcissiste » et l'asservissement ludique des individus à un quotidien hypertrophié qui porte au paroxysme la fantasmagorie de la marchandise constituent désormais notre horizon indépassable. Le « reflux du Modeme » fait basculer les choses du côté du « frivole » et de la « banalité ». La socialité « post-modeme » s'apparente à un zapping généralisé sur le spectacle d'une vie où les identités et les individualités deviennent, peu ou prou, « aléatoires » et « incertaines ». Telle est la signification de la crise des référents modernes : le « désenchantement du monde » atteint le degré zéro de la projectualité émancipatrice. Vivre sans alternative dans l'indétermination radicale du social ne donne pas seulement à voir, en négatif, la mesure de la crise du projet moderne, mais permet aussi de célébrer la sociabilité de petits groupes affinitaires dont la singularité et la densité émotionnelles contrastent d'avec l'image « holiste » que la modernité en tant que « totalité cohérente » dégageait d'elle-même. La vérité du discours post-modeme s'achève ainsi par le postulat d'une impossible totalisation catégorielle du « social » en « société », puisque « la société n'existe pas ». D existerait plutôt des formes de socialité diffuses, inconsistantes et éphémères, où la différenciation prime sur la structuration identitaire et l'attachement au paraître esthétique l'emporte sur l'enracinement authentique. Certes, la théorie sociologique dans son ensemble interroge l'abstraction ou l'hypostase «société» et s'efforce d'analyser les modalités de la production des rapports sociaux. « La société n'est autre chose qu'une

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constellation de groupes, de réseaux d'interaction et de normes en mouvements, et elle n'apparaît une ou unifiée qu'en raison de la dominance des dispositifs technico-pratiques de la valorisation (ou de la planification bureaucratique) et des appareils étatiques» Or, le discours post-modeme récuse toute description totalisante et unitaire du monde social. Celui-ci cesse d'être « progressiste », « projectif », « prometteur ». Les déterminants structurels de la modernité ont vécu. « Amnésique » de ses origines, la socialité post-modeme cannibalise la « tradition », la met en scène sous une forme décontextualisée et nostalgique, lui assure une postérité illimitée mais illusoire. Inspirée par des préoccupations d'efficacité et de parure, elle tend à effacer l'« inclinaison politique du rapport social » (Jean-Marie Vincent), à dépolitiser les événements et les éléments de la vie en commun. Le déclin irrémédiable des politiques d'émancipation fait l'objet d'une certitude immédiate, exempte de toute explication préalable. Au reste, une régulation post-welfare du jeu social est en principe requise afin de tempérer les frustrations et l'entredéchirement des individus et des groupes. Dans la constellation post-modeme, la profusion de signes, de symboles et de messages présuppose et amplifie le flottement des signifiants. Une pléthore de narrations « micrologiques » (Jean-François Lyotard), où le flou est de rigueur, succède aux Grands Récits de la modernité. La conceptualité postmoderne se grise de l'abondance des contrastes et de la richesse des microrécits. L'usage subtil du détail, la banalisation ludique de la violence, de l'insolite, du macabre, la revendication enjouée de la futilité, le recours soutenu à des images empreintes de fantaisie donnent l'impression que l'expérience post-modeme connote un véritable tournant historique, voire une mutation anthropologique globale. Qu'en est-il de la justesse de cette affirmation ? Selon notre hypothèse, la « condition post-modeme », tout en récusant certains traits majeurs de la modernité, n'est ni le simple retour à l'univers pré-moderne ni la négation sur toute la ligne de la socialité et sensibilité modernes. Elle est plutôt un processus d'intensification des orientations sociales précédentes, une surenchère hypermodeme exprimant le sentiment de perplexité des individus devant l'ébranlement des notions de progrès et de dépassement (Aujhebung), la disqualification des thèmes culturels à vocation universelle et l'avènement à maturité de la « deuxième révolution individualiste ». • s'agit de renouer avec la tradition mais sans s'y soumettre. D'en finir avec les grandes utopies de libération humaine et la naïveté suicidaire des « lendemains qui (dé)chantent ». De s'accommoder du « polythéisme des valeurs » (Max Weber) au moment où la «culture du simulacre» imprègne profondément les appareils de croyance. Au « maximalisme » projectuel de la modernité succède le « minimalisme » constructiviste post-modeme : médiatisation, utopisme néo1. Jean-Marie Vincent [1987], pp. 19-20.

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technologique, divertissement pathétique de masse, omniprésence de l'imaginaire publicitaire, activisme moléculaire de la civilisation du « posttravail ». En définitive, la condition post-moderne est l'éclat d'un monde éclaté, l'émerveillement de basse intensité devant le spectacle déconcertant d'une modernité sans repères, résignée à l'érosion de son optimisme historique. Elle n'est pas l'au-delà de la modernité mais une configuration de phénomènes ultramodemes. C'est une modernité à part entière et entièrement à part : « excédentaire », hypermatérialiste jusqu'au point de devenir « furtive », tellement envahissante qu'elle ne laisse plus de traces distinctives. Son « projet » est par-dessus tout négatif : soupçon envers les grands récits modernes, autrement dit, « théorie du non-programme comme quelque chose de positif ». Son mode opératoire est éclectique, sa rationalité est fragmentaire et contingente, sa symbolique est brouillée et superficielle. D ne s'agit pas de résoudre les apories de la modernité mais de cautionner leur caractère « inéluctable » (no exit), rendant ainsi leur propre énoociation rigoureusement impensable. Sa temporalité manque d'épaisseur, la socialité post-moderne étant scandée par le diktat de l'éphémère. Or, celui-ci est la négation des temporalités proprement modernes : il « détemporalise » la durée, la fait échouer devant une sorte de « hors-temps », et partant, connote le degré zéro des pratiques projectuelles. D est possible dès lors de postuler la « fin » de la modernité, son évanescence post-moderne, sa transmutation en « postmodernité ».

Équivocités post-modernes Le terme « post-moderne » comporte une instabilité sémantique intrinsèque. D est enchaîné à son référent, le modeme (modo, en bas latin modernus, qui signifie « récemment »), et le porte avec soi comme la tortue sa carapace 2 . D'où les acceptions modulées du terme qui répercutent toute I'équivocité interprétative de la modernité. Appellation désignant un ensemble de phénomènes socio-culturels de distanciation radicale vis-à-vis du « projet modeme », la condition post-moderne admet une définition basée sur l'exaltation des différences plutôt que sur la valorisation identitaire de ses éléments constitutifs. En tant que figure discursive, elle est supposée fédérer une pluralité de propositions théoriques, de dispositions culturelles et d expériences sensibles qui s'inscrivent en faux contre la ligne de développement du mouvement modeme 3 . Or, l'hétérogénéité de son contenu, son caractère elliptique, cryptique, partiel, provisoire rendent sa conceptualité 2 Henri Meschonnic [1988], p. 227. 3. Paolo Portoghesi [1982], p. 10.

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malaisée, sinon indiscernable. Décidément, le post-modeme est une catégorie équivoque, incohérente, modifiée aussi bien par l'élan du phénomène réel luimême que par les perceptions mouvantes de ses critiques Les origines du terme restent incertaines. Ihab Hassan rappelle que Federico de Onis a utilisé le terme postmodernismo dans son Antologia de la poesia espanola e hispanomericana (1882-1932) publiée à Madrid en 1934 ; et que Duelly Fitts l'a repris dans son Anthology of contemporary LatinAmerican poetry de 1942. Ds entendaient ainsi, tous les deux, indiquer une réaction mineure au modernisme qui couvait en son sein dès les débuts du XXème siècle. Le terme est également apparu sous la plume de Arnold Toynbee (A Study of History, 1947), renvoyant à un nouveau cycle historique dans la civilisation occidentale qui commence autour de 1875. L'identification de ce cycle restait à peine esquissée 3 . Mais le recours au terme « post-modeme » devient massif vers le milieu des années 1960 avec l'instauration, à peu près dans l'ensemble du monde occidental, quoiqu'en ordre dispersé, d'un climat défavorable au modernisme6. La légitimité des figures et principes constitutifs de la modernité est désormais contestée par des courants artistiques et des écoles intellectuelles qui envahissent l'architecture, le théâtre, le cinéma, la musique et la danse, la philosophie, la psychanalyse, la théologie et l'historiographie, la littérature et la critique littéraire, enfin les technologies cybernétiques, les sciences et l'épistémologie1. C'est un mouvement pluraliste et désordonné qui recouvre trois ordres de phénomènes : - La modification des fonctions sociales de la sphère culturelle, avec la montée en puissance des produits typiquement post-modemistes : des produits « drôles », « pluralistes », « dérisoires », et même « schizoïdes », qui réagissent contre « l'autonomie austère du vrai modernisme en embrassant sans pudeur le langage du commerce et de l'usage » 8 . L'omniprésence de la publicité comme forme « esthétique » banalisée (et dominante), la « tyrannie de la communication », l'emprise de la culture médiatique sur la vie privée et l'espace public conduisent certains analystes à décrire ces évolutions conjuguées en termes de « civilisation de l'image » (Image Ridden World). - L'érosion de la légitimité des Récits spéculatifs, consécutive à la « faillite » de l'idée de progrès et à la désuétude de la représentation unitaire de la fonction narrative. Le « sujet modeme » se « décentre » et devient une 4. Ihab Hassan [1982]. C'est le premier auteur à avoir utilisé systématiquement, dès 1971, i propos de la littérature, le terme postmodem, investi et repris ensuite par des philosophes, sémiologues, sociologues, critiques littéraires, etc. Mais c'est surtout dans le domaine de l'architecture que le « postmoderoe » a trouvé un terrain d'expérimentation et un écho favorables. Pour plus de détails, voir Paolo Portoghesi [1982]. 5. Ihab Hassan [1982], pp. 260-261. 6. Jttrgen Habermas [1981b], p. 965. 7. Ihab Hassan [1987], 8. David Harvey [1995], p. 123.

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sorte de « carrefour » où s'articulent des pratiques langagières disparates, intotalisables dans le cadre d'un agir communicationnel unitaire. L'unicité de la « société » a fait long feu 9 . Face à la crise du message universaliste du « projet moderne », le discours post-moderne préconise le scepticisme radical, la pluralité des identités hybrides, l'auto-ironie, l'acceptation dédramatisée du cours des choses. Discours ludique, schizoïde, allusif et délibérément flou Critique ravageuse (tantôt pertinente tantôt nihiliste) du « messianisme » des narrations d'émancipation révolutionnaires et décentrement de l'Un en multiplet). Faiblesse de la théorie au lieu des fables théoriques. - Les bouleversements du rapport social capitaliste qui comportent des aspects économiques, politiques et idéologiques en rupture d'avec la période du fordisme historique. La nouvelle phase de « modernisation » systémique est celle de l'hégémonie mondiale des forces néo-libérales. Phénomène paradoxal : plus le capital est « omniprésent », plus il devient opaque, quasi invisible et inaccessible comme immédiateté donnée. D disparaît, dilué dans le trop-plein de sa présence, il s'auto-efface par le gommage des repères traditionnels qui hd conféraient le statut d'« un monde à part entière ». Il est d'ores et déjà devenu le monde dans son entier, c'est-à-dire globalité impérieuse. D règne insidieusement, sans porter la couronne car il devient imperceptible, tel un « code » social indéchiffrable, dont l'existence même est à démontrer. Cette phénoménologie, typiquement post-modeme, correspond sans doute à l'état de ses contradictions internes. Nous appelons ce mouvement d'ensemble capitalisme post-moderne, en précisant formellement que le trait d'union ici employé veut dire que les antagonismes de la modernité capitaliste ne sont pas pour autant résolus par enchantement, par simple évocation langagière, mais radicalisés puisque propulsés sur une échelle globale. Notre hypothèse consiste à ne pas tenir seulement pour « ordre postmoderne », « [en simplifiant à l'extrême], l'incrédulité à l'égard des métarécits » l0 , mais à le considérer, suivant les analyses de Fredric Jameson, comme un phénomène historique. Se contenter de le penser exclusivement en termes de « rupture épistémologique » ou de jugement moral constitue, en dernière analyse, une erreur de catégorisation11. Le «post-modeme» se déploie selon trois ordres : logique culturelle qui valorise le relativisme radical 9. Selon Jean-François Lyotard, « la société qui vient relève moins d'une anthropologie newtonienne (comme le structuralisme ou la théorie des systèmes) et davantage d'une pragmatique des particules langagières » ([1979], p. 8). Pour l'auteur de La Condition postmoderne, il est impossible de totaliser les « jeux de langage », foncièrement hétérogènes, dans le creuset d'un paradigme comminicationnel englobant « Il faut enfin qu'il soit clair qu il ne nous appartient pas de fournir de la réalité, mais d'inventer des allusions au concevable qui ne peut être présenté. Et il n'y a pas à attendre de cette tâche la moindre réconciliation entre des "jeux de langage" dont Kant, sous le nom de facultés, savait qu'un «âme les sépare et que seule l'illusion transcendantak (celle de Hegel) peut espérer les totaliser dans une unité réelle » ([1982], p. 367). 10. Jean-François Lyotard [1979], p. 7. 11 Fredric Jameson [1984], p. 85.

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et la banalité en matière artistique ; processus intellectuel de structuration significative du monde social axée sur des catégories fluctuantes, indéterminées, « ouvertes » ; configuration de transformations sociales qui marquent un tournant dans la reproduction élargie des rapports sociaux dominants. Ce développement composite explique, en partie, la difficulté de concevoir de manière unifiée le « post-modeme ». Celui-ci se présente alors confus, fragmenté, irréductible à une configuration historique totale. Tantôt supplément d'âme culturel de la « société post-industrielle », tantôt mutation intellectuelle au sein de l'humanisme occidental en passant par une représentation en termes de sensibilité spatio-temporelle inédite, il voit sa pertinence analytique de ce fait érodée.

« Ruptures » post-modernes Le « post-modeme » entretient avec la modernité un rapport sui generis. Il se définit en fonction de l'image préalablement construite de l'« adversaire » qu'il entend déconstruire. D'une part, il évoque ce qui est devancé, du moins ce que l'on souhaite laisser derrière. D'où l'impression d'une succession chronologique entre deux « époques ». D'autre part, il porte avec soi le « modeme » comme un fardeau pesant, ce qui interdit de le penser rigoureusement en termes de rupture : « Affirmer en effet que nous nous situons à un moment postérieur à la modernité, et conférer à ce fait une signification en quelque sorte décisive, présuppose l'acceptation de ce qui caractérise le plus spécifiquement le point de vue même de la modernité, à savoir l'idée d'histoire et de ses corollaires : les notions de progrès et de dépassement » l 2 . En fait, le « post-modeme » connote l'éclipsé de l'historicité modeme. Il suscite même une certaine extase (ek-stasis, « se tenir hors de soi ») devant la dislocation des temporalités de la modernité qui se manifeste par une vague impression de « hors-temps ». Le conceptualiser alors en tant que séquence diachronique où une nouvelle « période » clairement identifiable prendrait la relève de la précédente revient à le définir de manière obstinément moderne>3. C'est la raison pour laquelle les penseurs post-modemes conséquents rejettent la dialectique de la continuité-rupture et prônent une conception de la « condition postmodeme » où continuité et discontinuité sont 12. Gianni Vattimo [1987], p. 10. 13. « L'idée d'une chronologie linéaire est parfaitement "modeme". EDe appartient à la fois au christianisme, au cartésianisme, au jacobinisme : puisque nous inaugurons quelque chose de complètement nouveau, nous devons donc remettre les aiguilles de l'horloge à zéro. L'idée même de modernité est étroitement corrélée avec le principe qu'il est possible et nécessaire de rompre avec la tradition et d'instaurer une manière de vivre et de penser absolument nouvelle » (Jean-François Lyotard [1988], pp. 114-115).

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deux perspectives complémentaires et partielles : « identité et différence, unité et rupture, filiation et révolte, tout doit être honoré » suggère Ihab Hassan 14. Ainsi, le préfixe « post- » ne renvoie ni à l'après-le-moderne ni au dépassement de la modernité. D se veut « neutre » (au moins dans sa version radicale : anything goes), ni progressif ni régressif. Toute autre acception présupposerait la commensurabilité entre « l'avant » et « ('après », autrement dit la rechute dans la conceptualité modeme. La modernité n'est donc pas surmontée, elle est simplement dans le rétroviseur. Point de « saut qualitatif » vers un « ailleurs » proéminent ! Il vaut mieux célébrer au lieu de conjurer le présent. Un présent (décomposé en fragments ironiques, désirs de diffraction, absences et fractures, conduites « micrologiques ». « Holes » rather than « wholes ». Acceptation réjouissante de l'éclectisme comme « le degré zéro de la culture générale contemporaine » (Jean-François Lyotard). Mâtiné de « nostalgies modernes » qu'il recycle allègrement, l'éclectisme post-modeme n'est pas à la recherche d'un nouveau « paradigme » ou d'une nouvelle « narration » d'autolégitimation : il se contente de récits éclatés, d'allégories, voire de « silences articulés ». D tolère des éléments modernes au rabais, les réduit à la mode, les dévitalise et décontextualise jusqu'au point de les rendre méconnaissables. C'est le « modeme » dans le post-moderne. Néanmoins, la condition post-modeme ne tombe pas du ciel. Elle émerge en réorganisant des orientations préexistantes, en radicalisant des principes déjà à l'œuvre, en donnant libre cours à des conduites qui couvaient au sein de la modernité. Elle infléchit les spatialités et les temporalités de celle-ci respectivement vers l'« ubiquité » et l'« éphémère ». Loin d'être une aberration idéologique de grande envergure engendrée par quelques esprits futés, comme certaines critiques rapides le laissent à entendre, elle est porteuse d'une positivité appropriée et d'une signification historique en tant que manifestation et élément constitutif de la crise de la modernité capitaliste avancée. C'est le « post-modeme » dans le modeme.

Attraits post-modernes Mass culture and deconstruction, or Superman and Godot15 : longtemps préparée, la condition post-modeme arrive comme le visiteur du soir. Tout est déjà en place : globalisation des marchés et montée en force de 1 économie de l'information ; marchandisation à outrance des rapports sociaux e t percée d'une culture hédoniste dite « permissive » ; « déshistorisation » du rapport au monde et déréalisation de l'expérience des individus ; délire spatio14. Ihab Hassan [1982], p. 264.

15. Ibid., p. 261.

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temporel et systèmes « hors-sol » (aéroports, autoroutes, etc.) ; déclin des iéférents qui structuraient des identités individuelles et collectives fortes et « fin » du projet universel des Lumières ; fictionalisation de la réalité et célébration du concret sur toute la ligne, « esthétisation » envahissante de la vie quotidienne et déflation des formes artistiques élevées. Autant d'éléments qui semblent confirmer, à en croire Paolo Portoghesi, que l'homme de l'expérience post-modeme n'est pas un animal à « inventer » dans le laboratoire mais une espèce déjà existante l6 . La socialité de la condition post-modeme renvoie à des identités brouillées, à des sentiments d'appartenance extrêmement fluctuants, et par là, condamnés à un destin infra-politique. De toute évidence, « l'anarchie est préférable à la hiérarchie, le jeu au projet structuré. La "déconstruction" prend la place de la création, la liberté individuelle est préférable aux valeurs collectives» 17. Son nihilisme est accompli, c'est-à-dire est compris comme étant sa (seule) chance >8. L'hybridité du sens et des signes se généralise à tel point que les signifiés « s'émancipent » de la « tyrannie » des signifiants {free floating signifiers). Le « post-modeme » procède ainsi à l'auto-effacement de ses repères significatifs, ce qui renforce son caractère « rebelle » aux tentatives d'une définition rigoureuse. La conceptualité post-modeme se veut critique impitoyable des «fins unitaires » de la modernité et de la « Raison modeme ». Sa critique est avant tout négative et remplit une fonction de démystification du « projet moderne ». La « délégitimation » est la sève de sa propre légitimation. Les catégories canoniques de la modernité, à l'instar du « progrès » ou de la « nouveauté », perdent leur transcendance. Elles sont congédiées ou subissent une dévalorisation, quitte à continuer leur mouvement sous une forme désacralisée, banale, infra-conceptuelle. Elles ne sont pas purement et simplement déniées, ni a fortiori dépassées par une structuration catégorielle « supérieure » mais épurées de leur « universalisme » et « utopisme », minées de l'intérieur jusqu'à l'implosion. C'est l'une des implications politiques les plus intéressantes de la conceptualité post-modeme : en même temps qu'elle contribue au brouillage projectuel de la modernité avancée, elle n'a de cesse de déconstruire, sans concession ni rémission, les entités et valeurs englobantes qui soudent les Temps Modernes : « raison », « sujet », « homme », « citoyen », « représentation », « classe », « nation », « culture », etc. C'est à la fois « baisser le pavillon de l'émancipation universelle » et contribuer à l'affirmation autonome des minorités, des hétérodoxies, des subaltemités. D'où ses aspects conservateurs et ses aspects « libérateurs ». La réconciliation avec 16. Paolo Portoghesi [1982], p. 12. 17. Abel Jeannière [1990], p. 507. 18. Gianni Vanimo [1987], p. 23.

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une ultramodernité dominée par l'économisme, le « consumérisme » (qui engendre aussi un parasitage de la vie intellectuelle elle-même) et l'« épuisement » des mouvements sociaux et politico-culturels anticapitalistes est la contrepartie du « pluralisme » post-modeme. A partir de cette équation la conceptualité post-moderne se donne à voir comme définitivement désidéologisée, « ouverte », itinérante : une no mon 's langue du difféiencialisme triomphant. A cette précision près, que les deux pôles de l'opposition sont loin d'être équivalents. La dissolution de l'idée de nouveau (novum) constitue une composante critique de la structure de la « révolution postmodeme » (Baudrillard). C'est l'expérience de la « fin de l'histoire » comme cours événementiel unitaire et conditionné par les règles narratives d'un certain genre littéraire. La chute de la « Raison modeme » implique la rupture de l'unité historique l 9 . Cependant, cette dissolution-fin ne conduit pas à la perte de la capacité innovatrice de la modernité. Au contraire, le progrès technico-scientifique s'accélère, la modernisation capitaliste du travail et de la production poursuit son rythme effréné, des marchandises du dernier cri se succèdent les uns aux autres sans répit. Le novum n'est pas en sous-emploi mais en surchauffe. Son tum-over s'accroît, multipliant les mirages et les frustrations. La nouveauté se banalise, devient routine, dialecte universel de l'« âge kaléidoscopique ». S'agit-il là d'une nouvelle étape d'« aliénation » engendrée par l'extension et l'intensification des pratiques de la modernisation sociale ? Pour la conceptualité post-modeme, la catégorie d'aliénation (dans le sens marxiste classique) a cessé d'être opératoire. Cette dernière présuppose une expérience cohérente de soi-même par rapport à laquelle on s'aliène. « C'est seulement en fonction d'un tel sens centré d'identité personnelle que les individus sont à même de poursuivre des objectifs à long terme, ou d'envisager puissamment la construction d'un avenir fondamentalement meilleur que ne l'est le présent » 20 . Or l'« individu post-modeme » pratique un éclectisme radical, ce qui rend son expérience intotalisable. Sa socialité est éclatée, discontinue, éphémère, futile, décentrée, singulière, errante, voire vide. Autant dire que la « fui de l'Homme » (de l'expérience structurante globale) est devenue une réalité sociologique tangible. Décidément, la condition post-modeme a le goût du paradoxe. Elle incame le pathos de la « fin » tout en exorcisant les grandes finalités des Temps Modernes. Elle fait de la crise de la modernité une vertu salutaire et déduit des déconvenues du « projet modeme » la confirmation de sa propre vitalité. D faut pourtant préciser qu'il ne s'agit pas là d'une simple prédisposition « thanatolâtrique » (« fin » de l'histoire, de la politique, de la lutte de classes, et ainsi de suite), mais fondamentalement, d'une sensation du 19. Ibid., p. 14. 20. David Harvey [1989], p. 53.

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présent comme horizon indépassable, comme non-fin inteiminable dans sa plénitude et infinie dans ses formes singulières de manifestation. Cela traduit l'acceptation pratique des déterminations structurelles du capitalisme avancé, considéré comme indestructible dans son élément propre. Deuxième paradoxe. La condition post-modeme cultive un narcissisme permissif de masse tout en étant « réduction ou standardisation économiste et hédoniste des valeurs » 21. Véritable religiosité de la différence, du relativisme « perspectiviste », voire de l'atomisation du social, elle finirait par perdre de vue que le spectre des « sociétés de contrôle » devient de plus en plus menaçant à l'échelle planétaire22. 0 est vrai que la condition post-modeme récuse les visions totalisantes du monde, l'évidence d'une socialité univoque, la chaleur utopiste de la rupture modeme, « ce mpturisme qui consiste à être d'abord "anti" avant de retomber dans le dogmatisme » 23. Mais en même temps, elle « se félicite que les "-ismes" idéologiques et politiques, générateurs de sectarisme doctrinaire, soient évincés par les "-iques" telles la robotique, la bureautique, la télématique, la procréatique » 24 . Elle exalte la transformation de l'individu en « système autopoïetique », célèbre l'adhésion partielle ou locale et surtout intermittente, postule l'hétérogénéité irréductible des jeux langagiers. Mais en rendant les choses strictement équivalentes dans le creuset du anything goes, elle les prive de leur singularité au moment même où celleci semble être reconnue 25 . Mouvement de déconstruction, elle puise dans l'obsolescence des « méta-récits modernes » la grammaire narrative d'un Récit sui generis qui annonce la « fin » de tous les autres. Radicalement antiessentialiste, elle est constamment tentée d'hypostasier son propre mouvement de rejet radical de toute essence. En fui de compte, la condition post-modeme ne connote pas le changement d'élément fondamental de la modernité, voire son étiolement, mais a contrario son avancée ultramoderne. Elle est l 'hybris d'une modernité capitaliste qui place l'« universalité » du côté de la marchandise et de la marchandisation des relations sociales, qui conditionne les individus en moyens de la valorisation du capital, qui sépare en unissant et unit en séparant. Modernité paradoxale, s'il en est. Assurément, tous ces phénomènes ne datent pas d'hier. Mais ils s'affirment maintenant avec une puissance et une constance sans précédent. C'est là le déterminant historique du rapport social post-modeme, la source de sa force propulsive, le secret de sa « naturalité ».

21. Pierre-André Taguieff [ 1986], p. 191. 22. Gilles Deleuze [1990], pp. 240-246. 23. Jacques Le Rider [1991], p. 290. 24. Jean Chesneaux [1989], p. 92. 25. Gérard Raulet [1986], p. 158.

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Espace-temps post-moderne La condition post-modeme induit des modifications dans la perception du temps et de l'espace. Le temps apparaît démuni d'historicité, « compressé » jusqu'à l'éphémère. D encadre fonctionnellement les nécessaires ajustements d'un mode d'accumulation flexible et d'un consumérisme ludique. La reprise des éléments « traditionnels » ou simplement révolus ne vise pas à restituer la profondeur historique du passé mais à complexifier la symbolique du présent, en le rendant de plus en plus aléatoire sinon « ingouvernable ». La cérémonie commémorative, l'allusion historique, le recours massif à la citation décontextualisée sont autant d'expédients d'une socialité dépourvue d'horizon temporel affirmé. Le cours historique ne semble guère tracé puisque l'Histoire est désormais « hors de ses gonds ». Bien sûr des événements se succèdent, des faits sans prestige se produisent, des liens se créent et se délitent sous l'action du temps. Mais cette agitation perpétuelle ne dispose ni d'unité ni de sens. Elle est fondamentalement post-historique. La vérité du passé elle-même sert d'alibi à la véracité d'un présent intotalisable. Telle est la teneur de la nonhistoricité du post-modeme ! Mais le changement principal concerne la prépondérance de l'espace post-modeme dans l'économie subjective de la vie quotidienne. A rencontre de la période précédente, celle du « haut modernisme », l'expérience vécue des individus et les langages culturels dominants sont maintenant structurés par des catégories liées plutôt à l'espace qu'au temps. D se produit notamment une disjonction alarmante entre l'espace bâti et le corps humain dans la mesure où l'individu n'est plus capable de se situer perceptiblement dans l'espace et d'accomplir une sorte de « cartographie cognitive » de sa place dans le monde extérieur 26 . Fredric Jameson appelle ce phénomène, qu'il considère comme étant substantiellement schizoïde, hyperespace post-modeme ou espace post-modeme multinational. Son avènement n'est ni une fantaisie ni une simple idéologie culturelle, mais renvoie à une réalité historique et socioéconomique originale, celle du « capitalisme multinational de consommation ». C'est « le troisième grand stade d'expansion capitaliste de par le monde », après la période de la « libre concurrence » et l'époque impérialiste qui avaient, toutes les deux, « leur propre spécificité culturelle et ont engendré de nouveaux modes d'appropriation de l'espace conformes à leur dynamique » 2 7 .

26. Fredric Jaireson [1984], p. 83.

27. Ibid., p. 88.

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Discursivités post-modernes Le discours post-modeme, nous l'avons vu, préconise l'éradication définitive des « méta-récits modernes ». D met ainsi à l'écart les exigences et les implications politiques de la tradition « universaliste » des Lumières : autoéclaircissement rationnel, désaliénation de l'individu, émancipation de la société. La prétention à l'universalité du « projet modeme » est considérée comme facteur d'exclusion, négation des singularités et source inépuisable de désastres, de surenchères et d'égarements idéologiques. Ce discours s'oppose à la subjectivité centrée de la modernité en lui substituant un moi versatile, amorphe et erratique. D est une entreprise de déconstruction intellectuelle qui réhabilite le « local », recentre sur le « décentré », se montre sensible à l'« altérité », aux autres voix et aux autres histoires. La modernité exaltait V Histoire, la « post-modemité » magnifie les stories. A la place de la totalisation historique intelligible à partir d'un concept central (le développement de l'Idée, le progrès de l'Esprit humain ou la lutte de classes), survient un « monisme » retentissant : monisme par défaut, sinon « négatif », monisme de l'absence et de la dissémination. C'est la « fin » de l'histoire version euphorique (le cas Fukuyama : la victoire définitive du néocapitalisme libéral sur ses adversaires historiques nous condamne à vivre « dans un monde ennuyeux ») ou version sceptique (éclatement de l'historicité centrée qui marque le tournant post-historique). Le présentéisme post-modeme se dresse contre l'utopisme modeme. Vivre sans utopie refondatrice de perspectives de changement historique, quitte à s'accommoder d'une sorte de miniaturisation du bonheur, des « petits paradis privés », se fondre dans « l'indifférence extasiée des masses » (Jean Baudrillard) pour mieux préserver sa propre différence, déconstmire les structures significatives du monde au lieu de construire le « modèle » d'un monde nouveau, autant dire que la posture de la « différenciation » subvertit la totalité structurée. C'est prendre le contre-pied de la vision conquérante, héroïque, voire naïve de la modernité. D s'ensuit une incommunicabilité entre les principales sphères d'action sociale érigée en nouvelle conception du monde. On s'installe désormais dans une phénoménologie esthétisante du vide, dépourvue de fondement ontologique, tentée par la rhétorique populiste. Le désordre, la polysémie, la sémiotique de la dispersion acquièrent en conséquence une légitimité épistémologique en tant que modalités expressives de la socialité post-modeme. Le caractère du discours post-modeme est composite : réseaux, disséminations, dispersions, mots riches en images, goût du paradoxe, usage excessif de la métaphore. D relève « d'intuitions, de discursivités "littéraires" plus que de ressources conceptuelles » : 9 . D'après Ihab Hassan 29 , le discours 28. Christian Ruby [1990], p. 83.

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post-modeme se caractérise, entre autres, par l'indétermination (qui affecte le statut propre de la-science et de la connaissance), la fragmentation (montage, collage, signifiants fuyants, formes paratactiques, métonymie, etc.), la décanonisation (délégitimation des codes sociaux majeurs, déconstruction des langages du pouvoir, tromperie), l'ironie (the pure light of absence), l'hybridation (disponibilité de tous les styles, interaction, contexte pluriel, effets combinés), la carnavalisation (autrement dit « la polyphonie »), l'absence de profondeur (depth-less-ness) et l'absence de soi (self-less-ness), enfin, l'immanence. Résolument, le discours post-modeme n'en est pas un : « micrologique », inconsistant, bigarré, multiple, il véhicule une image du monde désordonnée. Chaotique sinon « anarchique ». Une image ironique plutôt que critique. Mais en son sein, tout finit par se désingulariser du fait même de son appartenance à l'Empire du Texte. Discours trivial. Mais aussi Trivialkunst.

Esthétiques post-modernes ou la dialectique de l'amalgame Le post-modernisme désigne un mouvement esthétique qui intervient dans la culture et la vie socio-économique en défiant le modernisme. David Harvey situe son émergence entre 1968 et 1972, au sortir du mouvement « anti-moderne » des années 1960 30 , lorsque la légitimité des avant-gardes modernistes est largement entamée et la canonisation des œuvres d'art modeme par les institutions artistiques dominantes est depuis longtemps achevée. C'est l'épuisement du potentiel protestataire de la culture moderniste, l'apprivoisement de ses impulsions subversives, son incorporation dans le système des valeurs qu'elle était censée renverser. Du fait de son « simplisme rationnel », l'art modeme a fini par sombrer dans le conventionnalisme figé, dans le narcissisme culturel des styles de vie (life-styles) à destination des classes moyennes 31 . D a été phagocyté par les institutions qu'il attaquait, institutionnalisé par l'establishment culturel qu'il contestait Le prix de son succès n'a d'équivalent que la défaite de ses visées d'émancipation et de désaliénation Le post-modernisme, a contrario, abandonne sans scrupules le «filon utopique » du modernisme. D revendique l'absence d'idéologie « extraesthétique » : il n'a pas pour ambition de changer le monde, il se contente d'y vivre en l'enjolivant D se veut modernisme désublimé, sans illusions ni lamentations, sans quête passionnée d'unité et de totalité32. 0 représente ainsi 29. Ihab Hassan [1987], pp. 17-22. 30. David Harvey [1989], p. 38. 31. Richard Wolin [1984-85], p. 23. 32. Albrecht Welliœr [1985].

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un sentiment modeme « au deuxième degré » parce qu'il traduit « pour les contemporains que nous sommes l'évidence d'une modernité admise comme telle : nous voilà modernes et seulement modernes » 3 3 . De fait, la séparation moderniste entre « haute culture » et « culture de masse » s'estompe dans la mesure où l'es thé tisation du monde parvient à son comble. La haute tradition culturelle perd son aura (de-auraticized art), relayée par une sorte de pan-esthétisine capillaire et trivial qui accompagne la marchandisation universelle de la culture. C'est la version post-modeme de la fin de l art, non pas au sens hégélien (disparition du rapport nécessaire de l'art à la vérité) mais, d'après Gianni Vattimo, comme « fait spécifique et séparé du reste de l'expérience, à travers une existence rachetée et réintégrée ; au sens faible mais réel, l'esthétisadon comme extension de la domination des massmedia » 3 4 . La fusion post-modeme entre expérience historique et création artistique, entre vie et culture se manifeste sous la forme de l'esthétisation du négligé, de l'insignifiant, du frivole, du quelconque. Voire du kitsch. Non seulement les frontières entre haute culture et industrie culturelle deviennent perméables sinon disparaissent dans l'univers des simulations post-modernes, mais la culture elle-même cède la place au « culturel ». Art et non-art s'équivalent dans un monde-creuset où des éléments disparates interagissent de manière ludique, avec l'obligation d'endosser un style. Or, lorsque tout est stylisé (styled), les perspectives de l'« art autonome » moderniste ne peuvent que s'amenuiser. « Production du simulacre » (Jean Baudrillard), fictionalisation de la réalité, règne universel de l'image, communication en réseaux et en temps réel marquent dorénavant le nouvel univers culturel. C'est le triomphe de la dialectique de l amalgame : surcodage (usage de codes multiples et redondants), décodage (juxtaposition de figures ou de signes détachés de leur milieu d'origine), et recodage (réinvestissement des nouveaux matériaux dans les formes de création anciennes, réincarnation des styles historiques dans une deuxième nature, etc.). Recyclage culturel et nomadisme du signe. Dans cette combinatoire post-moderniste, le régime d'échange passéprésent est moins placé sous l'égide de la rupture que sous l'impératif de l'ajustement 3S . La réactivation allusive de la tradition culturelle alimente les jeux de l'imagination post-modeme. La récupération de la mémoire historique, le réinvestissement désubstantivé du « traditionnel », l'aplatissement des aspérités de l'expérimentation culturelle dans le creuset de l'éclectisme radical signalent que le post-modernisme « se fait aujourd'hui le chiffonnier de l'histoire : il préfère la [aller plutôt que l'analyser, y trouver refuge plutôt qu'intervenir en fonction de cette analyse » 3 6 . Rétromanie et présentéisme se présupposent et se renforcent mutuellement. Le recours au passé est fondé sur 33. Félix Toires[ 1987], p. 27. 34. Gianni Vattimo [1987], p. 60. 35. Félix Torres [1987], p. 29. 36. Yve-Alain Bois [1990], p. 481.

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l'amnésie, la modification légère et joyeuse des codes débarrassés de leur ancrage historique, l'apologie du superficiel décoré 37 . D ne s'agit pas de pousser le présent au-delà de ses limites mais de le re-présenter comme étant au-dessus de ses limites, sinon illimité. Dernier élément distinctif. Tandis que l'art moderniste doit être compris, c'est-à-dire saisi dans son sens caché et profond en tant qu'expérience intellectualisée, le post-modernisme ne peut qu'être simplement expérimenté. On sort ainsi de la dialectique surface/profondeur. D'où l'ambiguïté constitutive du post-modernisme. D'une part, il se veut expérience esthétique démocratique, accessible à tous grâce à son caractère prêt-à-consommer (ready consumability). La posture avant-gardiste est récusée jusqu'au point de faire de la suppression du sujet-de-l'art une source d'inspiration artistique. La reproductibilité infinie de la création post-moderniste contraste d'avec la singularité des œuvres de la haute culture moderniste. D'autre part, il se fond dans le monde fantasmagorique de la marchandise avec « un sens prononcé de résignation politico-culturelle : point d'alternatives, ou de su/réalité, à l'ordre existant » 3 g . C'est le moment où la culture de masse perd sa « mauvaise conscience » sociale d'être « l'ombre de l'art autonome et sérieux » (Théodor Adomo), et assume pleinement son rôle : valoriser le fragmentaire, l'éphémère, le chaotique dans la manière de concevoir, représenter ou exprimer la logique hégémonique du capitalisme à l'ère de la globalisation.

37. « Parfois le post-modernisme se limite à un make-up esthétique destiné à rendre supportable le gigantisme des grands ensembles et des villes nouvelles, et à embellir sans trop de fiais le séjour du petit bourgeois suburbain » (Jacques Le Rider [1991], p. 284). Selon Jean-François Lyotaid, l'architecture post-modeme « se trouve condamnée à engendrer une série de petites modifications dans un espace dont elle hérite de la modernité, et à abandonner une reconstruction globale de l'espace habité par l'humanité» ([1998], P-114). Cette évolution fait partie d'une transformation plus large marquée par le déclin des métaphysiques univeisalistes, l'essor des technologies du langage (« logotechnologies ») et leurs implications politiques. L'architecte post-modeme « bricole » sans discontinuer : « I l il n'y a plus d'horizon d'universalité ou d'universalisation, d'émancipation générale, offert aux yeux de l'homme postmodeme, en particulier de l'architecte. La disparition de 1 Idée d'un progrès dans la rationalité et la liberté expliquerait un certain "ton", un style ou un mode spécifique de l'architecture postmoderne. Je dirais : une sorte de "bricolage" ; 1 abondance des citations d'éléments empruntés à des styles ou des périodes antérieurs, classiques ou modernes ; le peu de considération accordée à l'environnement, etc. » (ibid, P-114). ^ 38. Richard Wolin [1984-85], p. 19.

CHAPITRE ffl

Modernité versus condition post-moderne « The sharp categorical distinction between modemism and postmodemism dissapeais, to be remplaced by an exami nation of the flux of internai relations within capitalism as a whole ». (David Harvey [1989], p. 342).

Problèmes théoriques d'une jonction Nous avons soutenu que la « condition post-modeme » constitue une radicalisation des tendances déjà à l'œuvre dans la modernité. L'irruption des traits post-modernes exprime le développement de la socialité différencielle, sédimentée et fragmentée de la modernité et marque un tournant significatif dans l'ordre symbolique des représentations jusqu'alors prévalantes. De ce point de vue, le débat qui oppose « néo-modemes » et « post-modemes » (postulation d'une universalité négociée versus exaltation de la différence/dissémination) doit être situé dans un espace plus vaste, celui du changement historique qui caractérise le dernier quart du XXèm£ et du rapport social de connaissance qui accompagne ce changement. Appréhender ce qui apparaît comme un hiatus entre le « projet modeme » et son « incarnation » historique, et en conséquence, les tensions entre le constructivisme modeme et la déconstmction post-modeme, requiert de mettre en relation la crise des cadres catégoriels de la modernité et les bouleversements du monde contemporain où la production du sens s'avère de plus en plus dominée par les mouvements de la valorisation du capital. Les auteurs post-modemes assimilent la modernité aux «doctrines métaphysiques de l'Occident » : récits du « progrès historique », vérités quasi absolues (de la théodicée chrétienne à la dialectique hégélienne de la Raison), planification de l'ordre social idéal, culte du savoir scientifique et confiance

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excessive en la « perfectibilité de l'esprit humain », productivisme et standardisation des richesses humaines. Les prétentions à la réflexivité du rationalisme modeme comportent une grande part d'hétéronomie non assumée qui pousse à des conduites de domination sociale et favorise des mouvements de fermeture des relations interindividuelles. « Sortir » de la modernité semble donc une affaire entendue : cela implique l'abandon du mythe du « sujet unitaire », de l'universalisme abstrait des Lumières, de la conception « essentialiste » de la totalité sociale. Quitte à réduire, dans ce tableau sommairement dressé par les ténors post-modernes, le statut de toute une pléiade de francs-tireurs de la modernité, tels Karl Marx, Théodor Adorno ou Walter Benjamin, à des apparitions spectrales ! Le discours post-modeme attire l'attention sur les impensés et les impasses de la rationalité modeme, sur ses « égarements » et ses réfutations « factuelles ». Ce qui n'a pas manqué de provoquer de vives réactions du côté des « pro-modemes ». D n'est rien d'étonnant ici puisque la critique postmodeme renvoie à ces derniers l'image de leurs propres carences. Un véritable champ de bataille discursif a ainsi vu le jour, avec des prises de position extrêmement diverses et des implications idéologiques et politiques importantes. Faut-il pour autant prendre au sérieux le clivage modernité/condition post-modeme ? Sans esquisser la configuration discursive dans son ensemble, les éléments de discussion qui suivent, permettent au moins d'identifier trois types de positionnement stratégique : hétéromorphie des jeux de langage et recherche enthousiaste du dissentiment ; reprise du projet modeme par le biais de l'agir communicationnel ; historicisation du phénomène post-modeme comme logique culturelle du capitalisme à l'ère de la globalisation.

Jean-François Lyotard, penseur de la condition post-moderne L'auteur de La condition postmoderne constitue un détour obligatoire en raison de son exposé pédagogique, de la systématicité théorique de ses compositions et de l'acuité politique de ses développements. Son analyse de la condition post-modeme puise son inspiration à la fois dans l'œuvre de Ludwig Josef Wittgenstein et dans la critique kantienne du Jugement tout en préconisant un libéralisme politique post-utopique L'ouvrage en question est un rapport commandé par le Conseil des Universités auprès du gouvernement du Québec qui porte sur « la condition du savoir dans les sociétés les plus développées » 2. Cette condition, appelée « postmodeme », est considérée par Jean-François Lyotard comme le corollaire culturel de la société post1. Albrecht Wellmer [1985). 2. Jean-François Lyotard [1979], p. 7.

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industrielle. Selon son hypothèse, les sociétés occidentales entament depuis la fui des années 1950 une triple transition : sortie du mode de production industriel, entrée dans l'âge de la culture post-modeme, émergence d'une nouvelle pragmatique du savoir scientifique caractérisée par la recherche des instabilités. L'interrogation sur le statut du savoir amène Jean-François Lyotard à faire entrer en ligne de compte deux considérations cruciales : l'érosion de la force légitimatrice de la discursivité spéculative (perte de crédibilité des grands Récits) et l'incommensurabilité des jeux langagiers (chaque jeu fonctionnerait selon sa propre grammaire discursive). L'hétérogénéité foncière des jeux de langage rend impossible leur (réconciliation. S'efforcer de les totaliser par le biais d'une unité socio-culturelle où chacun d'entre eux viendrait prendre place représente une « unification répressive » qui supprimerait leurs présupposés agonistiques. Incrédulité envers les grands Récits de la modernité Un grand Récit (ou méta-récit) est un schéma interprétatif qui constitue une source ultime et non intégrée de légitimation des projets politiques et scientifiques de la modernité3. D s'agit des narrations modernes à fonction légitimante, distinctes de celles - mythologiques - des sociétés traditionnelles4. Jean-François Lyotard en distingue cinq : - Récit Chrétien (Rédemption du péché originel par l'incarnation de Dieu en personne) ; - Récit Aufklàrer (émancipation de l'ignorance, des préjugés et de la servitude par le bon usage de la raison, l'instruction et l'égalitarisme) ; - Récit Spéculatif (réalisation de l'Idée Universelle par la dialectique du concret) ; - Récit Capitaliste5 (émancipation par le développement technicoindustriel) ; 3. Stephen White [1987-881. 4. Les grands Récits du monde modeme diffèrent significativement des récits de légitimation magico-mythologique des sociétés traditionnelles. Selon Jean-François Lyotard, les méta-récits modernes « ne sont pas des mythes au sens de fables [...]. Certes, comme les mythes, ils ont pour fin de légitimer des institutions et des pratiques sociales et politiques, des législations, des éthiques, des manières de penser. Mais à la différence des mythes, ils ne cherchent pas cette légitimité dans un acte originel fondateur, mais un futur i faire advenir, c'est-à-dire dans une Idée à réaliser » ([1988], p. 36). . 5. A propos du récit capitaliste, Jean-François Lyotard considère que le capital est incapable de se donner un discours fondant sa propre vérité : « Je me moque, dit-il [le capital, M. V. ], de fonder le sens, c'est-à-dire de le recevoir d'ailleurs ; en rêvante, je propose des axiomatiques qui sont des décisions sur ce qui a du sens, des choix de sens » ([1976], P-142). Cependant, cette thèse sous-estime la fonction et les effets idéologiques du mode de Production capitaliste. La « matrice idéologique » de ce mode - en particulier les catégories de 1 égalité et de la liberté - sécrète incessamment et de manière nécessaire des procédés de

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- Récit Marxiste (émancipation de l'exploitation de classe et de l'aliénation par la socialisation du travail et l'abolition de la propriété privée des moyens de production et d'échange) 6 . L'ensemble de ces Récits a été « liquidé » consécutivement à la victoire de la technoscience capitaliste sur les autres composantes de l'universalisme modeme, victoire qui « est une autre manière de détruire le projet modeme en ayant l'air de le réaliser » 1 . L'arrière-plan de cette évolution singulière est l'avènement de la « société post-industrielle » qui implique de profondes modifications à la fois sociologiques et politiques dans les formations capitalistes développées. D'une part, l'essor des techniques et technologies de l'information favorise les moyens d'action plutôt que la quête du sens ou des fins. D'autre part, le redéploiement du capitalisme libéral suscite un individualisme consumériste et jouissif dont l'attrait en tant que conduite légitime ne cesse de s'accroître 8 . La crise des méta-récits modernes connote l'épuisement de la projectualité émancipatrice de la modernité. Cet épuisement a déjà atteint son point de non-retour, ce qui peut être historiquement attesté dans son principe au cours des cinquante dernières années 9 . Face au « sublime technologique » qui caractérise le monde post-modeme, toute tentative de revaloriser les métarécits rationalistes est d'avance condamnée à l'échec. A la place de ces derniers, Jean-François Lyotard préconise la pragmatique des particules langagières, la prolifération d'histoires « petites ou moins petites », la pluralité agonale du dissentiment Micro-récits versus méta-récits. Or, ce plaidoyer radical en faveur du polythéisme des jeux de langage (« pas de langage en général, pas de sujet pour s'en servir») met hors-jeu la perspective d'une « pure alternative » au système : « nous savons tous, dans ces années 70 légitimation propres aux rapports de production capitalistes. L'autolégitimation du capital n'est pas suspendue dans le vide mais elle est matériellement inscrite au sein du mode de production capitaliste. 6. Pour cette classification voir Jean-François Lyotard [1988], p. 45. La philosophie hégélienne « totalise » l'ensemble de ces récits, et en ce sens, « elle concentre en elle la modernité spéculative » (ibid., p. 36). 7 Ibid. 8. Jean-François Lyotard [1979], p. 63. 9. « Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est léel : "Auschwitz" réfute la doctrine spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, n'est pas rationnel. - Tout œ qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien : "Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980" (j'en passe) réfutent la doctrine matérialiste historique : les travailleurs se dressent contre le Parti. - Tout ce qui est démocratique est par le peuple et pour lui, et inversement : "Mai 1968" léfiite la doctrine du libéralisme parlementaire. Le social quotidien fait échec à l'institution représentative. - Tout ce qui est libre jeu de l'offre et de la demande est propice à l'enrichissement général, et inversement : les "crises de 1911, 1929" réfutent la doctrine du libéralisme économique, et la "crise de 1974-1979" réfute l'aménagement postkeynésien de cette doctrine» (JeanFrançois Lyotard [1988], pp. 50-51). Tous ces événements sont des «signes d'une défaillance de la modernité ».

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finissantes, qu'elle lui ressemblera » l0 . Du reste, l'individu post-modeme est invité à trouver dans l'activation des « différends » l'excitation intellectuelle susceptible de le prémunir contre les visions totalisantes du monde. L'abandon du « faux universel » de la raison modeme pousse à inventer une nouvelle grammaire discursive, placée sous l'égide de la « micrologie » et de la « paralogie ». Hétérogénéité des (enjeux de langage La « délégitimation » des méta-récits modernes va de pair avec la dissémination des jeux de langage, et partant, avec la dissolution du sujet social. La recherche scientifique elle-même participe de cette évolution : tout en continuant à jouer son propre jeu, elle perd son pouvoir d'autolégitimation présumée mais aussi son rôle d'instance ultime de légitimation des autres jeux de langage 11. Le seul fondement de la condition post-modeme du savoir est son efficience, c'est-à-dire l'optimisation du rapport global entre input et output du système. La performativité, comme l'appelle Jean-François Lyotard, remplace désormais la vérité comme critère de validité 12. Sans pour autant être capable de dire ce qu'est le « bon », le « vrai », le «juste », voire la « réussite » elle-même : cette dernière se constate « comme une sanction dont on ignore la loi » 13. En fait, la performativité en tant que logique dominante de la rationalisation sociale privilégie certaines classes d'énoncés susceptibles de servir au fonctionnement de la machine étatico-administrative et d'assurer la dynamique socio-économique. Cela produit une « anomie tempérée » due aux effets pervers de la rationalité performative que les pratiques de régulation étatique s'efforcent de circonscrire, tantôt bien, tantôt mal. Le développement irrésistible de la technoscience capitaliste ne peut guère accomplir le projet de l'universalité : au contraire, soutient Jean-François Lyotard, il finit par accroître le malaise et l'insécurité et accélérer le processus de délégitimation. Pourtant, le savoir post-modeme n'est pas entièrement instrumentalisable par les pouvoirs, ni réductible à la seule technoscience capitaliste. D'une certaine 10. Jean-François Lyotard [1979], p. 107. 11. Ibid., p. 66. 12. Jean-François Lyotard est tout à fait conscient des enjeux liés à la fusion entre science et pouvoir dans les « sociétés de l'information » où le droit de décider s'exerce en fonction d'un type approprié d'expertise et où le savoir qui guide la conduite des agents sociaux s'apparente à la pragmatique de know-haw plutôt qu'au discours propositionnel de that (sur ce point voir David Ingrand [1987-88]). Cette fusion procède wtnodologU/uement par la connexion entre vérificabilité, prévisibilité et contrôle technologique et opère politiquement par le biais des impératifs fonctionnels des États modernes et des grandes concentrations économiques et financières. Dans ce contexte, les jeux du langage scientifique risquent de devenir « des jeux de riches, où le plus riche a le Plus de chances d'avoir raison » (Jean-François Lyotard [1979], p. 74). 13. Jean-François Lyotard [1988), p. 37.

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manière, « il raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter l'incommensurable » u . D pourrait ainsi servir de propédeutique à une culture respectueuse de la différence, de pédagogie post-métaphysique qui enrichirait les altérités en interaction.

Micronarrativité(s) et universalité minimale Le « filon universaliste » de la modernité, aussi bien dans sa forme libérale-démocratique que dans ses versions successives d'émancipation sociale, n'a fait que laminer le « multiple », l'« inconsistant » et le « divers » au nom de l'expérience dialectiquement totalisable de l'histoire. A l'opposé, l'approche post-modeme soutenue par Jean-François Lyotard (« micrologies » légitimées par des « paralogies ») conteste l'idée d'un discours partagé (et par là d'un «consensus») construit selon les règles d'un jeu de langage à vocation universelle. Les règles pragmatiques hétérogènes dont relèvent les jeux de langage les rendent incommensurables, c'est-à-dire irréductibles à quelconque forme d'universalité. Ce constat résume la première objection que notre auteur adresse à la théorie de l'agir communicationnel de Jiirgen Habermas ' 5 . Sa deuxième objection vise la notion même du consensus argumenté. Selon Jean-François Lyotard la finalité des discussions n'est pas le consensus mais la paralogie 16, c'est-à-dire la recherche du dissentiment. Le principe du consensus comme critère de validation est insuffisant, voire périlleux parce qu'il aboutit à une (re)légitimation du système et des pouvoirs ou parce qu'il présuppose le récit d'émancipation. En revanche, la dissension paralogique représente un principe heuristique stimulant (thought-provoking) qui s'accorde avec l'agonistique des jeux de langage (dénotatifs, descriptifs, performatifs). D n'empêche que même un projet de « micrologies » nécessite un minimum d'universalité. D'une certaine manière, le « paralogisme » doit être lié à des contraintes normatives. D'où la difficulté majeure de l'approche de Jean-François Lyotard : comment articuler l'engagement radical en faveur de l'altérité et le principe d'une contrainte universelle ? Une métathéorie susceptible de composer avec le postulat universaliste s'avère ici nécessaire, sans doute refoulée mais fonctionnant a minima comme une sorte de « nouvelle efFectivité inconsciente » (Fredric Jameson). De ce point de vue théorique, l'informatisation des sociétés contemporaines comporte des enjeux décisifs : elle peut devenir un instrument terrifiant de « contrôle et de régulation du système du marché », comme il peut servir « les groupes de discussion sur les métaprescriptifs en leur donnant les informations dont ils 14. Jean-François Lyotard [1979], pp. 8-9.

15. Ibid., p. 106. 16. Ibid.

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manquent le plus souvent pour décider en connaissance de cause » ,7 . JeanFrançois Lyotard préconise de la faire bifurquer dans ce dernier sens et formule une « ligne à suivre fort simple en principe » : ouvrir librement au public l'accès aux mémoires et aux banques de données. Même « minime », relocalisé au-delà des grands Récits, le détour de l'universel (une sphère publique de libre discussion) semble donc indispensable non seulement pour faire vivre les authentiques manifestations de l'altérité, mais avant tout pour les faire advenir.

Le projet moderne revu et corrigé par Jiirgen Habermas Peut-on encore maintenir le programme de la raison modeme en dépit de son « obsolescence » tant décriée par les penseurs post-modemes ? « Ou, à l'inverse, la post-modemité proclamée par tant de voix n'est-elle pas pour sa part pur battage ? » 18 Ne vaudrait-il pas mieux s'atteler à la tâche d'une relecture de l'héritage des Lumières afin d'expliquer le démenti de ses « promesses » et de réhabiliter le potentiel critique de la modernité ? Jiirgen Habermas répond à ces interrogations par l'élaboration d'un projet ambitieux de refondation de la rationalité moderne qui vise à libérer celle-ci de l'instrumentalisation logocentrique et à établir les conditions d'une communication sans restriction ni domination. Sa démarche consiste à déblayer le terrain de la tradition philosophique européenne afin de dégager les principes d'une rationalité communicationnelle intersubjective, distincte du paradigme du sujet et de la conscience mais aussi des philosophies de la déconstruction. Pour lui, la crise actuelle du projet moderne, ponctuée par des événements tragiques tout au long du XXème siècle tels les camps d'extermination, Hiroshima, les deux guerres mondiales ou les guerres coloniales, est liée à l'hypertrophie de la dimension instrumentale de la modernité qui s'est développée aux dépens des autres. La prolifération des agencements systémiques confirme le rôle stratégique de la rationalité instrumentale dans la reproduction des rapports sociaux. Cette prédominance se manifeste aussi à travers la « pénétration » des formes d'action systémiques dans les zones du monde vécu (Lebenswelt), phénomène thématisé par le concept de colonisation intérieure. 0 en résulte un « assèchement corrélatif des zones d'action communicationnelles » 19. Cette évolution n'était pas intrinsèquement inscrite dans le projet de la modernité. Tel qu'il a été élaboré par les philosophes du siècle des Lumières, 17. Ibid.,pp. 107-108. •8. Jiirgen Habermas [1981b], p. 951. •9. Jiirgen Habermas [1978], p. 113.

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ce projet consiste, d'une part, à développer « selon leurs lois propres » les sciences, la morale, le droit et l'art autonome, et d'autre part, à libérer les «potentiels cognitifs» des individus et des groupes en vue d'une « transformation rationnelle des conditions d'existence » 20. L'idée directrice était double : utiliser le savoir accumulé par le travail libre et créatif des hommes afin de « domestiquer » la nature, de s'affranchir de la rareté, de se prémunir contre l'arbitraire des calamités naturelles ; organiser rationnellement les formes de vie et d'action sociales en s'émancipant des préjugés et de la religion, en mettant fin à l'oppression politique et sociale, en jetant les bases d'une société juste. Bref, la promesse de la modernité était la réconciliation universelle de l'homme avec son authentique nature humaine, l'avènement d'un monde meilleur. Or, l'horizon historique défini par l'idéal modeme reste toujours pertinent. Au lieu donc de renoncer à la projectualité émancipatrice de la modernité, soutient Jiirgen Habermas, « nous devrions tirer des leçons des égarements qui ont marqué ce projet et des erreurs commises par d'abusifs programmes de dépassement » 2 1 . Ce qu'il entend préserver par-dessus tout, c'est l'idée de la production consciente des normes éthico-politiques universelles à même de réaliser l'autonomie, la liberté et l'autovalorisation humaines. D est ainsi amené à réévaluer ce projet par le déploiement d'un programme théorique de recherche qui recouvre plusieurs champs disciplinaires, de la philosophe du langage à la théorie des systèmes sociaux en passant par des investigations politiques et juridiques. Utopie néo-rationaliste ? Jiirgen Habermas partage avec le poststructuralisme la préférence pour un paradigme linguistique. D existe pourtant une différence notoire : selon la théorie poststructuraliste le langage est un univers où les mots fonctionnent en tant que chaînes de signifiants sans qu'un signifié puisse jamais être établi avec certitude, alors que d'après la conception habermassienne une clarification et une transparence du langage sont possibles. L'étude des structures d'intelligibilité du langage permet notamment de dégager les principes procéduraux de l'action communicationnelle, et en conséquence, de définir des lignes de conduite ayant une validité universelle. Néanmoins, ce n'est pas du langage que Jiirgen Habermas traite véritablement mais de l'intégration sociale dont le langage serait le vecteur privilégié. Son paradigme est imprégné par le souci pragmatique de montrer comment le langage peut fonctionner comme forme d'effectuation de la liberté moyennant la résolution rationnelle des conflits de valeur. En tant que 20. JUrgen Habermas [1981b], p. 958.

21. Ibid., p. 963.

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production d'un concept universel de vérité, irréductible à des rapports de pouvoir, la rationalité communication nelle renvoie aux activités propositionnelles intersubjectives liées au langage, capables de coordonner l'action sociale et de résoudre, en s'appuyant sur des procédures contractuelles, les problèmes de l'espace public. Les implications politiques de cette reconstruction qui entend raviver « l'idée et la dignité de la modernité » sont importantes : il s'agit de refonder le lien social et de renouer avec la problématique de l'émancipation sociale, à une époque où l'impulsion de la modernité esthétique contre la tradition s'est épuisée et où le capitalisme a fini par dévorer les traditions pré-bourgeoises. Si le projet de rationalité communicationnelle est séduisant, il est pourtant fondé sur des illusions typiquement libérales, sur les vertus miraculeuses de la « discussion publique et rationnelle des intérêts », sur la production consensuelle de normes éthico-juridiques. La réconciliation linguistique des valeurs avancée par Jiirgen Habermas se heurte à la subordination de la production et de l'interprétation des normes et valeurs sociales aux contraintes de valorisation systémiques. Cette subordination n'est sans doute pas complète mais toujours tendancielle, et doit être pensée sous le primat du conflit social. Elle fait pourtant entrer en scène l'hétéronomie des individus et des groupes qui communiquent, la captation de leur activité par les dispositifs d'appréciation/dépréciation, l'asymétrie des contenus sociaux de leurs énonciations. Comment arriver donc à des « accords libres » et « consensuels » dans un contexte d'inégalités structurelles ? Comment envisager la participation de tous les agents sociaux à l'élaboration d'objectifs normatifs universalisables dans un monde de socialité mutilée et fermée sur elle-même ? De ce point de vue, le paradigme habermassien ne présuppose-t-il pas, d'une certaine manière, l'objectif visé ? Sans insister sur l'impensé de la psychanalyse chez Jiirgen Habermas (les projections inconscientes que les actes de langage véhiculent), on peut noter que les conditions extradiscursives de la situation idéale des énonciations (idéal speech situation) demeurent le point aveugle de l'apport habermassien.

La catégorisation historique de Fredric Jameson Dans son livre pionnier, Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capitalism, Fredric Jameson offre une analyse approfondie du postmodernisme en mettant en perspective ses aspects culturels, politiques, économiques et philosophiques. Son approche dialectique totalisante établit des interconnexions significatives entre la production esthétique, le pouvoir politique et la dynamique d'accumulation du capitalisme multinational en identifiant, d'une certaine manière, le post-modernisme avec le capitalisme lui-

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même dans sa transformation systémique la plus récente 22 . En tant que situation historique inédite, le post-modemisme n'est pas une exubérance stylistique que l'on peut déplorer moralement ou au contraire célébrer, mais représente la dominance culturelle du capitalisme contemporain. L'analyse rigoureuse des phénomènes que le terme « post-modemisme » thématise, le diagnostic sur le contenu cognitif et la fonction idéologique du concept luimême, impliquent nécessairement une prise de position politique sur le caractère du capitalisme de nos jours 23 . Selon Fredric Jameson, l'étude des phénomènes culturels engage une hypothèse de périodisation historique, le plus souvent à état latent et inavoué. Son propre schéma de catégorisation historique de la culture s'appuie sur les thèses d'Ernest Mandel, développées dans son livre Le Troisième âge du capitalisme, où trois moments fondamentaux de l'évolution du capitalisme sont distingués : stade de la libre concurrence, période monopoliste (impérialisme) et capitalisme multinational avancé (late multinational capitalism). Chaque étape (dé)marque une expansion dialectique sur les précédentes, de telle sorte que l'on aboutit à des formes capitalistes de plus en plus « pures » étant donné la propension du capital à désenclaver les domaines d'organisation précapitalistes et à les soumettre à la logique corrosive de la marchandisation (commodification). Comme l'indique le tableau ci-contre, Fredric Jameson fait correspondre au schéma tripartite théorisé par Ernest Mandel trois « stades culturels » prédominants : Réalisme, Modernisme et Post-modernisme. Pour lui, une des principales faiblesses du marxisme occidental de l'après-guerre est, précisément, la sous-estimation des nouveaux processus socio-culturels, médiatiques et informationnels qui émergent au sein des formations capitalistes développées. Faute de riposte appropriée de la part des forces progressistes, la droite a fait de ces phénomènes sa proie de prédilection en les « colonisant » aisément à travers une série d'études influentes, à commencer par la théorie de « la fin des idéologies » de Daniel Bell jusqu'aux diverses versions de la « société post-industrielle ». En revanche, l'apport d'Ernest Mandel constitue un élément de rupture dans la mesure où, désormais, un troisième stade du capitalisme est théorisé dans une perspective marxiste. C'est sur ce terrain conceptuel que se construit la catégorisation jamesonienne du postmodemisme, distincte d'une simple critique culturelle ou d'un diagnostic de l'esprit de l'ère post-modeme 24 .

22. Fredric Jameson [1989], p. 373. 23. Fredric Jaircson [1984], p. 55. 24. Fredric Jaireson [1989], p. 371.

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Développement capitaliste et formes culturelles Stades du développement capitaliste

Normes culturelles hégémoniques

Base technique prépondérante

Capitalisme de libre concurrence

Réalisme

Machine à vapeur

Capitalisme monopoliste

Modernisme

Électricité. Révolution des transports

Capitalisme multinational consumériste

Post-modemisme

Énergie atomique. Révolution des transmissions. Nouvelles technologies

Le contexte historique du post-modemisme en tant que dominance culturelle est celui de la période intercalaire entre les deux derniers stades du capitalisme, caractérisée par une intense restructuration des rapports sociaux. Son émergence à l'interface entre le stade impérialiste et le capitalisme multinational consumériste connote un changement des normes hégémoniques du système de production culturelle. On trouve l'écho idéologique de cette transformation dans le phénomène, visible dès le début des années 1960, que Fredric Jameson appelle millénarisme inversé selon lequel l'anticipation du futur, catastrophique ou rédemptrice, a cédé la place à un sentiment confus de la « fin » qui érode et condamne au marasme ou à la pure disparition les figures attestées de la modernité25. « Fin du mouvement ouvrier », « déclin des partis socialistes de masse », « délégitimation des mythes révolutionnaires », « effondrement du camp socialiste », l'espace de manœuvres du capital global semble s'élargir comme jamais auparavant Mais l'avènement du post-modemisme est aussi lié à l'épuisement de l'expressionnisme abstrait (en particulier, l'épuisement de la linéarité géométrique en architecture), de l'école modeme de poésie et de représentation romanesque. L'essor du « populisme éclectique post-modeme » témoigne que l'impulsion du haut modernisme s'est estompée, en raison des modifications qui ont affecté la sphère culturelle contemporaine dans son ensemble : la production esthétique se trouve de plus en plus subordonnée, voire intégrée dans le système universel de la production marchande, 25. Fredric Jameson [1984], p. 53.

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LE CAPITALISME POST-MODERNE

dépourvue de l'autonomie relative dont die disposait autrefois au sein du capitalisme monopoliste. Les frontières entre haute culture et culture de masse (ou commerciale) deviennent relativement perméables, lorsqu'elles ne s'effacent pas avec la montée d'un esthétisme populiste fasciné par le paysage urbain dégradé, les séries télévisées et la paralittérature, l'empire du kitsch et de la camelote, la publicité et la culture du Readers ' Digest26. D doit être clair que la quasi-totalité des attributs post-modernistes peuvent être détectés au sein du mouvement moderniste. Os y couvent ou existent de manière réprimée, subordonnés à la configuration historique du modernisme. L'avènement du post-modemisme marque le processus de leur transformation en normes systémiques hégémoniques. Ds acquièrent un nouveau sens et une identité inédite, remplissent une nouvelle fonction sociale, et ce faisant, opèrent un déplacement des limites de ce que le modernisme considéré comme « culture ». Le tournant dans l'architecture se situe vers la fin des années 19S0. D prend la forme de la protestation/dénonciation d'un mouvement modeme accusé d'élitisme et d'autoritarisme et tenu responsable des disjonctions entre l'espace construit et l'environnement, entre l'usager et l'espace bâti. Celles-ci illustrent l'échec de l'utopisme rationaliste modeme dont la fonctionnalisation austère a rendu l'espace urbain attristant. Le mouvement post-moderniste envahit, comme par métastase, l'intégralité du champ culturel, en s'insurgeant contre la canonisation du modernisme et son incorporation/récupération par les institutions dominantes (musées, galeries, salles de concert, etc.). Ce dernier perd son « aura » protestataire et arrive à une impasse. Ce qui faisait de lui un objet abject, passionnément répudié par la bourgeoisie victorienne ou post-victorienne, ce qui « épatait le bourgeois » et donnait l'impression d'un « ethos » scandaleux, « immoral », subversif, voire « antisocial », bref, ce qui caractérisait la position sociale du modernisme vole en éclats27. L'évolution de la sphère culturelle a rendu les attitudes initiales du modernisme caduques : « non seulement », écrit Fredric Jameson, « Picasso et Joyce ne sont plus laids ; ils apparaissent maintenant à nos yeux, dans l'ensemble, plutôt comme des "réalistes" », comme des véritables classiques qui pèsent terriblement sur la tête des contemporains 28. Vers une cartographie cognitive du post-modernisme Comment entreprendre la théorisation systématique du post-modemisme alors que celui-ci ne représente que le spectacle de l'éclatement du réel, le rejet catégorique de toute forme de totalisation ? Quelle est la validité d'une théorie 26. Ibid., p. 54. 27. Ibid., p. 56. 28. Ibid.

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sociale unifiée qui se donne comme objet d'étude la montée en puissance du différencialisme post-modeme ? Plus fondamentalement, qu'en est-il du statut théorique des concepts tels le système capitaliste, le mode de production, le post-modeme lui-même dans la conjoncture actuelle où l'historicité semble se dissiper, aplatie par le trafic des temporalités post-modernes ? Pour Fredric Jameson, une théorie historico-matérialiste du postmodernisme est possible parce que les abstractions théoriques, irréductibles à l'expérience immédiate, sont inassimilables à la nature de l'objet réel étudié. « Un système qui produit constitutivement de la différence demeure un système», écrit-il. «L'idée d'un tel système n'est nullement supposée être identique à l'objet qu'elle s'efforce de théoriser, pas plus que le concept de chien n'est point supposé aboyer ou le concept de sucre avoir un goût doux » 2 9 . Dans un monde où chaque élément existant participe, à sa manière, d'un mouvement de régulation d'ensemble, la notion de système est paradoxalement en perte de vitesse, creuse et superflue dans son évidence, dépourvue de sa raison d'être distinctive. Cependant, la conception élaborée de ce retrait (les conditions sociales et discursives de sa possibilité) garde entièrement sa « dignité heuristique ». Deuxième mise au point La conception dialectique du post-modernisme développée par Fredric Jameson n'exclut nullement les formes de résistance immanentes à ce phénomène. Une connaissance précise des structures et des forces dominantes est même exigée afin de mesurer l'efficacité de ces formes et de les mettre en perspective 30 . En effet, le post-modernisme est traversé par des pratiques oppositionnelles qui cherchent à le « défaire » en utilisant ses propres procédés, en employant ses instruments de manière homéopathique pour mettre en lumière leurs limites31. L'écriture punk, l'écriture ethnique, ainsi que l'ensemble des courants artistiques « oppositionnels » ont recours aux « méthodes » post-modernes tout en s'efforçant de les détourner, de les traverser de bout en bout, d'aller de l'avant 32 . Quels sont les traits majeurs du post-modernisme ? Fredric Jameson identifie les caractéristiques suivantes 33 : 1. Disparition de la profondeur historique (disappearance of the depthmodet).

29. Fredric Jameson [1989], p. 373.

30. Ibid., p. 52. 31. Ibid., p. 62. 32. Ibid., p. 60. 33. Concernant le modernisme, Fredric Jameson distingue quatre modèles : - Dialectique (le couple essentiel/apparent) ; - Freudien (le couple latent/manifeste) ; - Existentiel (authentique/inauttentique) ; - Sémiotique (signifiant/signifié).

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Ce qui disparaît au premier plan est le sens du passé et l'authentique mémoire, ce qu'on avait l'habitude d'appeler «conscience historique». Le revers de ce phénomène est l'émergence d'une nouvelle platitude (flatness) qui constitue, de toute évidence, le trait formel majeur de la configuration postmodeme. Cette nouvelle superficialité se manifeste par la perte de la profondeur visuelle, l'abandon des grands systèmes interprétatifs du monde social, la disparition de notre rapport réfléchi au passé historique, et surtout, par le brassage des séquences temporelles discontinues dans le magma d'un présent vraisemblablement « atemporel » où les « événements » semblent surgir du néant. Fredric Jameson conceptualise cette dernière transformation en termes de « spatialisation du temps » et suggère que, l'histoire s'étant muée en présent étemel, notre relation au passé devienne spatiale. Les catégories théoriques tendent également à devenir spatiales : un langage structural avec graphiques où figurent les multiplicités synchroniques d'éléments spatialement reliés, une rhétorique vide de découpage, de classement et de réagencement organisant les données disponibles en un vaste bloc discursif destiné à son tour à être morcelé succèdent à l'analyse dialectique et à ses moments temporels 34 . Or, même après l'évacuation post-modeme de l'histoire, une forte curiosité historique d'un genre systémique, quoique irreprésentable, est toujours à l'œuvre. Elle traduit un sentiment d'anxiété diffus mais profondément enraciné concernant le destin des sociétés contemporaines, leur à-venir civilisationnel. 2. Attiédissement de l'affectivité (waning ofaffect). Cette caractéristique ne suggère pas que le post-modemisme annihile toute sensation ou émotion. Elle indique plutôt que l'affectivité post-modeme est librement flottante et impersonnelle, composée d'intensités que de véritables sentiments, dominée par un genre particulier d'euphorie 35 . L'expérience post-modeme connote la perte de la capacité subjective des individus à relater les choses et les événements de manière cohérente, à unifier le passé, le présent et le futur en construisant une représentation adéquate de leur trajectoire biographique. Si le post-modemisme récupère le passé comme simple réfèrent, il ne le restitue qu'à travers un simulacre de « profondeur historique » orchestrée sur le mode nostalgique. 3. Un « sujet » intrinsèquement schizophrène. La caractéristique précédente s'associe au retrait du sujet moderne et à l'épanouissement d'un nouveau mode de subjectivation, quasi schizophrène36, 34. Ibid., p. 47. 35 .Ibid., pp. 60-61. 36. Si le sujet modeme est « aliéné », le « sujet » post-modeme est substantiellement schizophrène. L'auteur reprend ici la schizoanalyse lacanienne pour laquelle la schizophrénie est une rupture langagière dans la chaîne des signifiants dans la mesure où le schizophrène échoue, d'une part, à construire une identité personnelle résultant d'une certaine unification temporelle du passé, du présent et du futur, et d'autre paît à exprimer propositionneUement ceoe unification temporelle, celle-ci n'étant que fonction du langage ([1984], pp. 71-72).

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incapable d'organiser la vie psychique de l'individu en expérience cohérente. La production culturelle d'un tel « sujet » psychique est fragmentaire, éclatée et foncièrement hétérogène. Elle cultive un goût étrange pour la platitude de célébration (celebratory flatness), procède de manière éclectique, véhicule une inventivité formelle qui c an ni balise un passé préalablement dévitalisé. C'est une production dépourvue de mémoire, d'ancrage, de référents solides qui se remarque par l'utilisation bigarrée et ironique de langages morts. On aboutit alors à la culture contemporaine du « simulacre » où tout est culturel - donc interchangeable - en raison de son inscription dans le champ de la marchandisation. L'idée même de consommation culturelle tombe en désuétude à force d'être usitée à outrance. Victime de son triomphe universel, elle cesse d'être une représentation réfléchie pour devenir une prédisposition mentale qui occulte l'acte de consommer en tant que rapport social. Everything is culture, the culture ofthe commodity37. 4. Pastiche et paranoïa. L'achèvement de la « culturalisation » du monde et l'incapacité d'imaginer une dynamique socio-politique constitutive de processus de différenciation historique (mode nostalgique post-modeme versus conscience historique modeme) conduisent à ce que Jameson appelle « high-tech paranoïa », dont le pastiche constitue le mode opératoire. A l'instar de la parodie, le pastiche est l'imitation d'un masque particulier, une sorte de discours prononcé dans un langage mort 38 . La paranoïa post-modeme se cristallise dans l'émergence d'un hyperespace global qui devient l'ultime objetpôle au moment où tes « intensités » deviennent l'ultime sujet-pôle, à cette précision près, que le post-modemisme est privé d'objet et de sujet proprement dit 39 . « Nous devons nommer le système » Fredric Jameson entretient avec le post-modemisme un rapport critique : il s'oppose à la répudiation doctrinaire des valeurs post-modemes en y décelant même des mérites indéniables (le caractère populaire et la relative démocratisation culturelle impliquée dans l'expérience post-modeme). Sans pour autant succomber à l'exaltation de ce phénomène, à sa naturalisation, à son décodage rassurant et fantasque. Il est nécessaire d'étudier le postmodemisme pour mieux comprendre la structuration du capitalisme avancé : telle est l'hypothèse fondamentale de ses recherches. « La culture postmodeme », écnt-il, « est l'expression intégrale et superstructurelle de toute Ainsi, l'expérience schizophrène est celle de « signifiants matériels puis, c'est-à-dire d'une séne de présents pure dépourvus de liens temporels » (ibid.). 37. Fredric Jameson [1989], p. 69. 38. Fredric Jameson [1984], p. 65. 39. Fredric Jameson [1989], p. 47.

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une nouvelle vague de suprématie militaire et économique des États-Unis de par le inonde : comme le confirme de toutes parts l'histoire de l'antagonisme de classe, le dessous de la culture est le sang, la torture, la mort et l'horreur » 4 0 . En conséquence, analyser le post-modemisme comme expression du capital multinational présuppose et implique de rendre intelligibles les différentes formes de modernisation du rapport social. Se confronter aux problèmes liés à la configuration contemporaine des mouvements de valorisation, prendre au sérieux l'hypothèse de l'avènement du capitalisme post-modeme, contribuer à nommer un système qui fuit structurellement toute tentative de nomination en faisant ressortir son caractère antagonique, telles sont les orientations théoriques que la critique jamesonienne du post-modemisme met magistralement au travail.

40. Fredric Jameson [1984], p. 57.

DEUXIÈME PARTIE

Crise et modernisation du rapport capitaliste

CHAPITRE IV

« Modernisation ou décadence » : comment se débarrasser des « scories sociales » du fordisme «La crise présente ne signifie pas l'impasse du processus de modernisation et la nécessité de rebrousser chemin ; elle signifie la nécessité pour la

modernisation de se moderniser elle-même, de s'inclure réflexivement dans le chairç» de son action :

de rationaliser la rationalisation elle-même ». (André Gorz [1988], p. 13).

Modernisation : un vocable problématique Paradoxalement, la modernisation n'est pas une idée neuve mais une thématique consacrée par la tradition. D'après son concept élargi, eDe représente une constante du développement capitaliste selon laquelle le capital repousse incessamment les limites qu'il rencontre, les refaçonne et les pose à nouveau sur une échelle plus grande. Elle renvoie donc à l'immanence du mouvement de l'accumulation, mouvement qui se donne à voir comme étant « irrésistible », « ouvert », « créativement destructeur » de ce qui demeure solide, indifférencié et immobile. C'est à la fois le permis de construire de la civilisation modeme et l'élan intarissable garantissant au capital un avenir de conquistador. Cependant, cette acception de la modernisation n'est pas à l'abri de réifications conceptuelles dans la mesure où elle thématise le développement capitaliste comme un processus continu et homogène qui congédie les formes traditionnelles en débarrassant la société des « se raies » du passé. Dans la perspective d'une théorie générale de la modernisation, le changement social apparaît comme le résultat de transformations linéaires édition nées : décompositions, recompositions, disparitions, apparitions, "Options, etc. La mise en modernité du rapport social perd son caractère

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discontinu, asymétrique et antagonique pour devenir un mouvement cumulatif dont le sens est totalisable selon la rationalité abstraite du « toujours en avant » moderniste. Or, cette conception n'est pas à même de repérer des points de rupture au sein du développement capitaliste, et par là, de fonder une périodisation rigoureuse de celui-ci 1 . Selon son concept restreint élaboré dans les années 1950, le terme de modernisation désigne une approche théorique qui reprend le questionnement wébérien de la rationalisation sociale comme tendance dominante de la modernité, tout en détachant le procès de modernisation de son contexte historique intrinsèque. Pour David Apter, par exemple, l'aspect dynamique de la modernisation renvoie à un processus de complexification croissante des affaires humaines avec lequel l'action et la réflexion politiques doivent composer 2 . La catégorie principale à l'œuvre ici est la «différenciation», dans l'acception parsonienne du terme. D'après Peter Berger, la transformation technologique de la vie matérielle est le noyau de la modernisation : l'accroissement exponentiel des ressources matérielles mises à la disposition de l'activité humaine est le fait marquant de la civilisation modeme 3 . Encore plus significatives sont les propositions sociologiques sur la question de l'égalité formulées par le même auteur : « Tout au long de la modernisation technologique et de la croissance économique, les inégalités de revenu et de richesse augmentent d'abord nettement, puis baissent de manière significative, pour atteindre par la suite un palier relativement stable. Ces changements résultent de l'interaction des faces technologiques et démographiques et sont relativement indépendants des formes d'organisation socio-économiques » 4 . Cette approche sociologique privilégie un concept de modernisation délesté de ses prémisses modernes. Les liens internes qui unissent les processus modemisateurs tendant à se renforcer les uns les autres disparaissent Dès lors, la modernisation connote singulièrement les techniques de préservation du pouvoir et les formes efficaces d'organisation de la domination économique et étatique. En revanche, pour Jiirgen Habermas le concept de modernisation désigne un ensemble de processus cumulatifs qui s'articulent de manière dynamique : mobilisation et capitalisation des ressources, développement des forces productives et augmentation de la productivité du travail, centralisation du pouvoir politique et formation de l'État national, démocratisation de la participation politique et urbanisation de la vie en commun, laïcisation des valeurs et des normes, etc. Selon lui, la théorie de la modernisation s'éloigne du concept wébérien de « modernité », en procédant à une abstraction lourde de conséquences : « Elle détache la modernité de ses origines - l'Europe et les 1. Peny Andereon [1984], p. 102. 2. David Apter [19601, p. 3. 3. Peter Berger [1987], p. 35.

4. Ibid., pp. 4647.

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temps modernes - et la présente comme un modèle général des processus d'évolution sociale, indifférent au cadre spatio-temporel auquel il s'applique. De plus, elle rompt le lien interne existant entre la modernité et la continuité historique du rationalisme occidental, de telle façon qu'il devient impossible de comprendre les processus de modernisation en tant que rationalisation, c'est-àdire en tant qu'objectivation historique de structures rationnelles » 5. Néanmoins, Jiirgen Habermas ne conteste pas dans son principe la vision dominante de la modernisation. D se contente plutôt de la relativiser, de restreindre l'étendue de ses prétentions en lui opposant la sphère de la « modernité culturelle » laquelle se voit ainsi promue au rang de dépositaire par excellence du projet émancipateur modeme. 0 limite le champ de validité du procès de modernisation au « système », laissant de côté la modernisation du « monde vécu ». Loin d'obéir exclusivement aux structures de la rationalité instrumentale, ce dernier constitue un domaine où l'intersubjectivité potentiellement libératrice pourrait se développer. C'est sur la base de ce dualisme que la thèse de la « colonisation » (tes formes de vie traditionnelles est élaborée. Autant dire que Jiirgen Habermas ne dispose pas d'un concept unitaire du procès de modernisation capitaliste s'appliquant aussi bien à la rationalisation sociale qu'à la rationalisation culturelle. C'est pour cette raison que sa recherche sur la fondation normative et sociologique de la démocratie fait l'impasse sur les virtualités produites par les contradictions internes du « système ».

Un discours fédérateur Faire sens de la notion de « modernisation » ne relève pas d'un souci sémantique abstrait Au contraire, c'est la consistance propre des rapports sociaux ainsi thématisés qui est en jeu, leurs transformations qu'il convient d'appréhender dans leur inachèvement constitutif, leurs aspects structurels s'inscrivant dans la longue durée et leurs manifestations conjoncturelles destinées à ne point laisser de traces. Entendons-nous : la modernisation n'est pas une simple constellation discursive définitivement établie et légitimée en fonction de sa puissance savante. Elle est avant tout un thème fortement objectivé qui rend des services symboliques lorsque les équilibres sociaux prévalants se déstabilisent, les dispositifs de régulation systémiques se dérèglent, les certitudes et représentations des agents sociaux s'avèrent caduques. Dans ce contexte, la modernisation représente le refuge « naturel » contre la crise, le refus en acte du « déclin », la mise en mobilité des « forces vives » qui se dressent contre la « décadence » de l'ordre du monde. 5

- Jûrgen Habermas [1988], pp. 2-3.

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Combattre les formes sociales « figées » devient une idée fixe, déblayer le terrain des obstacles encombrants hérités du passé s'impose comme un impératif inamovible. La modernisation marque ainsi chaque nouvelle période historique par son élan constructiviste et son credo « progressiste ». C'est à la fois la raison ultime d'un monde en perdition avancée et le vecteur d'une nouvelle mise en modernité du rapport social. L'expérience modernisatrice est celle d'un pragmatisme réformateur. 0 s'agit, d'une part, de jeter à bas l'ensemble des éléments incompatibles avec la reproduction élargie des nouveaux rapports de production, de pouvoir et de domination, et d'autre part, de le faire non pas en opposition mais en conformité avec les impératifs et les finalités du système. Déconstruire pour reconstruire, réaménager pour conserver. Aggiornamento plutôt que rupture pure. Cependant, le succès des visées modemisatrices n'est ni automatique ni acquis d'avance. Le champ de la modernisation est pluriel, évolutif, asymétrique. De multiples stratégies de mobilisation sociale sont en concurrence. Certaines fractions des forces dominantes résistent à la modernisation, ou du moins s'opposent à ses formes concrètes. Plus fondamentalement, la violence structurelle des ajustements du capital, la modification en profondeur des cadres établis de régulation et de normalisation sociales constituent nécessairement la modernisation comme moment par excellence de lutte. C'est l'efficacité de cette lutte qui en fait une période d'incertitudes et d'évolutions contrastées, qui l'empêche de fonctionner comme l'intégrisme d'une mobilité célébrée. Cependant, les stratégies modemisatrices tendent à refouler l'antagonisme social dans son principe. C'est l'activisme réformateur qui s'oppose au « monde conservateur » plutôt qu'un bloc relativement homogène de forces sociales à un autre. La substance de l'opposition se formalise selon les termes d'une morale normalisatrice (« à bas les archaïsmes » de la période précédente) et non pas en termes politiques. 0 ne s'agit pas de nommer le système mais de systématiser sa non-nomination. La modernisation acquiert ainsi une positivité préalable dans la mesure où elle désigne ce qui est « nécessaire » : une restructuration économique (cap vers la « reconquête » de la profitabilité), une réforme politique (« rationaliser » l'implication de l'État dans les rapports capital/travail), un projet pédagogique à vocation universelle (postulat d'adhésion dictée par « une situation de fait »). Nous pouvons discerner à ce propos le mode de légitimation du discours modernisateur : l'amalgame entre la description des faits et la prescription des conduites à suivre. Selon cette logique, décrire le déjà-là signifie témoigner de l'« inévitable marche des choses ». Prendre la mesure de l'inéluctabilité s'avère alors la seule incitation possible, la seule recommandation pensable. L'aspect descriptif et l'aspect prescriptif se télescopent, se présupposent et se renforcent mutuellement. Au bout de cette

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phénoménologie, l'expérience de la modernisation se décline au futur antérieur : elle postule ce qui pourrait advenir comme étant déjà survenu.

A lice au pays des merveilles ? Au cours des années 1980, la thématique de la modernisation a connu un succès indéniable. Les stratégies déployées par les forces dominantes pour se débarrasser des « scories » du fordisme historique (la période des « Trente Glorieuses ») et dissiper les « illusions sociales » liées au « compromis socialdémocrate » ont considérablement modifié les cadres et le contenu de la socialité de l'après-guerre. Leurs effets combinés ont été socialement polarisants et politiquement déroutants pour la multitude des dominé(e)s : instauration de nouvelles règles de régulation économique ; célébration du marché comme élément-pivot des systèmes démocratiques ; globalisation de la concurrence capitaliste ; « déclin » des nonnes et valeurs collectives au profit d'un individualisme compétitif se référant aux principes d'action et de calcul de l'entrepreneur schumpétérien. L'arrière-plan de cette évolution singulière est la crise de la modernisation fordiste. Celle-ci ne se réduit pas à la seule crise de reproduction du rapport salarial fordiste, même si cet aspect est primordial. Selon notre hypothèse centrale, qui sera développée dans les chapitres suivants, il s'agit d'une crise globale de la civilisation capitaliste bâtie sur le régime d'accumulation fordiste. La dislocation des structures sociales du fordisme met à l'ordre du jour la « nécessaire » réadaptation de l'ensemble des dispositifs de domination du capital inscrits dans les rapports de travail et dans les rapports de marché. n faut donc « moderniser la modernisation » : la promouvoir comme esprit saint-simonien d'innovation permanente, la légitimer comme mythe mobilisateur qui accompagne la dilatation du nouveau capitalisme, l'accomplir comme processus de restructuration ordonnée de l'accumulation fordiste. n importe désormais de « gagner la bataille économique » en transformant les manières de produire, le rapport au travail salarié, les types d'emploi. De relever les «défis de la troisième révolution industrielle» en optimisant l'utilisation du capital et en instituant de nouvelles bases sectorielles d accumulation (produits et services de la « nouvelle génération technologique »). De faire en sorte que « l'esprit marketing devienne une religion pour l'entreprise et pas seulement l'apanage des spécialistes en communication » 6 . En fin de compte, la visée stratégique de la modernisation « post-fordiste » consiste à mettre en mobilité compétitive tous les éléments W composent la base sociale de l'accumulation fordiste. Le patronat 6- Antoine Riboud [1987], pp. 14-15.

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moderniste, les élites dirigeantes, la fraction supérieure des classes intermédiaires, des intellectuels et autres « leaders d'opinion » naviguant ordinairement entre libéralisme social et social-libéralisme sont les principales forces d'appui de ce projet qui transforme l'espace fordiste en champ de bataille où se déploient de multiples stratégies de restructuration sociale. Les rythmes, les moyens engagés et les objectifs intermédiaires de la modernisation varient selon les méthodes employées, mais aussi selon les résistances que celle-ci rencontre. D est par exemple de bon ton d'opposer « modernisation autoritaire » et « modernisation consensuelle ». Dans le premier cas, il s'agit de tirer ouvertement profit de la « crise » pour éliminer les «rigidités» statutaires, accentuer l'éclatement du salariat et renforcer certains intérêts au détriment d'autres. La forme de la conflictualité sociale est brutale, sinon frontale. Dans le deuxième cas, les réformes envisagées intègrent dans leurs modalités d'application et leur échelonnement certaines «préoccupations sociales», ne serait-ce qu'à des doses homéopathiques. Le souci d'éviter les « ruptures sociales », et en positif, de trouver de nouveaux gages pour faire partager le « projet d'entreprise » par l'ensemble des agents concerne aussi bien le discours politique officiel que la culture entrepreneuriale moderniste. D n'empêche que le « programme commun » des stratégies de modernisation réside dans la reconstruction flexible du rapport de valorisation. L'objectif suprême est le marché efficient, l'entreprise performante, la rentabilité capitaliste maximale. D en résulte un mouvement contradictoire de « mobilisation générale » : flexibilité de la production, précarité de l'emploi, fractionnement de l'espace contractuel salarial, « rationalisation » de la couverture sociale, modification des modes de consommation et des formes de compétition, etc. Des pans entiers du tissu industriel disparaissent alors que le tertiaire devient à son tour cible de restructurations. Des nouveaux champs d'accumulation apparaissent Le rapport entre capitalisme et industrialisme se trouve de la sorte bouleversé 7 . Dans ce contexte, la modernisation devient le lieu d'une confrontation pour la redéfinition du rapport social et le thème mobilisateur d'un « nouveau » paradigme sociétal ; terreau nourricier de pratiques de mise en mobilité et réservoir culturel d'idées fondatrices d'un nouveau consensus. D'un consensus non problématique et non problématisable8, pnéréflexif, fondé 7. Pour certains observateurs, l'« économie de l'immatériel », fondée sur les nouvelles technologies de l'information, serait analytiquement « intraitable » en termes de production capitaliste. Une telle démarche assimile souvent le capitalisme à l'industrialisme, en décela»* dans les formes classiques de l'industrialisation la quintessence du rapport capitaliste. Or le capital-piocès ne s'estompe pas faute d'une « base matérielle ». Au contraire, il est parfaitement en mesure de transformer en travail productif (c'est-à-dire producteur de survaleur) des activités «immatérielles», y compris celles à fort contenu relationnel (éducation, santé, etc.). 8. Luc Ferry [1985], p. 14.

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sur

« l'impératif de survie », qui recycle des motifs, négligés ou oubliés, ouvertement inégalitaires. En définitive, l'élimination des « préjugés égalitaires » de l'ère fordiste n'est-elle pas vraiment la fonction symbolique principale du nouveau consensus ?

Crise et non-crise La promesse implicite de la modernisation est la pérennisation d'un état de non-crise. Plus le monde social sera en phase avec l'« impératif de la modernisation » plus il se démarquera de la négativité de la crise. Et plus cette dernière sera en perte de vitesse plus le procès de modernisation apparaîtra comme le « retour à la normalité » : une sorte de « Rédemption » après une catastrophe d'exception. Crise et modernisation forment ainsi un couple inhabituel - et inséparable ! L'affirmation de l'une équivaut l'invalidation ou le refus de l'autre. Pourtant, leur opposition n'exclut point une certaine complémentarité fonctionnelle. Par exemple, en tant qu'entreprise discursive la modernisation revisite le « plein-dit » au sujet de la crise et, par la même occasion, fait écran à ses propres non-dits (qui ne sont pas forcément des « impensés »). Elle alimente la réflexion légitime sur l'étiologie de la crise fonctionnant en fin de compte comme véritable modernisation idéologique, c'est-à-dire comme reconstruction symbolique historiquement située des pratiques sociales déboussolées par la crise. Selon le paradigme dominant, la crise représente une rupture dans la linéarité du développement antérieur, en particulier une dislocation économique et sociale qui perturbe l'état d'équilibre préexistant. C'est un état d'exception tout au long d'une trajectoire de croissance régulière, une pathologie qu'il faudrait traiter à l'aide d'une thérapeutique nouvelle. La période de crise est évaluée par rapport à la période de prospérité, « par rapport à une situation de non-crise » 9 . Elle désigne la suspension de la marche naturelle des choses : une involution due soit à un défaut soit à un excès d'interventionnisme étatique (respectivement, analyse keynésienne et analyse néo-classique). Ainsi, « équilibre » et « déséquilibre » sont des périodes qui s'opposent nécessairement sous la forme d'une incompatibilité de principe. Le constat de la crise repose sur des repères médicaux : des éléments « pathogènes », non enrayés dans leur pouvoir de destruction lorsqu'ils se trouvent encore in statu nascendi, envahissent « l'organisme social » et portent atteinte à sa « santé ». D'où la nécessité d'une « intervention chirurgicale » afin de rétablir la force et la souveraineté du sujet ainsi dépouillé. Or. cette conceptualisation « clinique » (de même que la vision de « sortie du 9. Suzanne de Brunhoff, « Crise capitaliste et politique économique », in Nicos ulantzas [1976], p. 139.

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tunnel » qu'elle implique en mettant l'accent sur le caractère irrégulier de la crise), fait l'impasse sur les tendances immanentes à la crise qui scandent le mouvement historique de l'accumulation capitaliste. En revanche, elle associe les phénomènes de crise à la « spirale du déclin », à l'emprise des logiques et pratiques qui s'inscriraient en discontinuité linéaire par rapport à la phase précédente. Au lieu d'apparaître comme l'expression des contradictions inhérentes au mode de production capitaliste, la crise surgit en tant que figure topologique d'extériorité, asymétrique, dysfonctionnelle et étrangère vis-à-vis de la noimativité d'un état de « non-crise ». Cette analyse méconnaît les processus qui tendent structurellement vers la crise. Certes, une telle approche a le mérite d'attirer le regard sur l'accumulation mécanique de « dysfonctionnements » qui atteignent le point de non-retour. Mais elle est incapable de conceptualiser la crise en tant que phase d'intenses et amples restructurations des formes sociales qui ne traduit pas l'affaiblissement du rapport capitaliste mais le réajustement du rapport de forces entre capital et travail en faveur du premier. Loin d'être accidentelle ce qui ne veut pas dire qu'elle est volontaire -, la crise est immanente à la reproduction élargie des rapports d'exploitation et de domination. Elle représente un moment où les « trêves » et les « compromis » d'autrefois deviennent intenables. Une nouvelle période de confrontation sociale est ouverte dont l'enjeu principal est le remodelage de la socialisation capitaliste. Comment comprendre le caractère immanent de la crise ? Pour Nicos Poulantzas les crises ne sont pas des accidents de parcours où l'on voit éclater des « éléments anomiques ou hétérogènes au fonctionnement normal par ailleurs équilibré et harmonieux du système » : des « éléments génériques de crise (dus à la lutte des classes) sont constamment en œuvre dans la reproduction du capitalisme » l 0 . La crise n'est pas une perturbation provoquée de l'extérieur que les réajustements « naturels » du marché feraient à long terme disparaître mais une fonction structurellement liée à l'existence du rapport social qui souligne le caractère contradictoire des mouvements de valorisation. Moment d'« épuration » et de construction massive de nouvelles formes de régulation conformes à la reprise durable de l'accumulation, elle représente une issue « nécessaire » aux contradictions du rapport capitaliste. Elle est le disjoncteur propre du système. Elle atteste le fait que les rapports capitalistes ne sont pas « stationnaires » mais intrinsèquement dynamiques, et partant, que la limite propre du capital est le capital lui-même. Cette limite peut être repoussée, éloignée ou contournée mais jamais supprimée. Son « déplacement » n'est nullement une opération technique mais présuppose l'établissement d'un nouveau cadre de domination de classe. C'est pour cette raison que la crise en tant que manifestation matérielle d'intérêts de classe antagoniques n'est pas une simple offensive patronale contre les conditions 10. Nicos Poulantzas [1976], p. 21.

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d'existence du travail salarié mais, fondamentalement, une réorganisation de l'ensemble des modalités de l'accumulation du capital (économiques, politiques et idéologiques). Elle est à la fois destruction de l'ancienne structure de pouvoir du capital et reconstruction d'une nouvelle assise sociale de domination capitaliste. L'initiative des restructurations requises à cette fin appartient structurellement aux forces du capital. Or l'imposition d'un nouveau cadre de régulation socio-économique n'est pas un processus que les acteurs dominants mèneraient à leur guise et sans surprises. Au contraire, la dérégulation des formes établies de coopération productive, le rétrécissement des compensations matérielles et symboliques susceptibles de fonder solidement l'intégration aux valeurs du système, le rééquilibrage des anciens compromis aux dépens des acteurs les plus faibles sont trois éléments qui risquent de compromettre la réussite du projet hégémonique à l'œuvre et la légitimité des institutions qui condensent le nouveau pouvoir de classe. Parce que la fonction objective de la crise consiste à accentuer les positions structurellement asymétriques du capital et du travail au sein des rapports de production capitalistes. Pour les patrons, la crise est « l'impossibilité de poursuivre l'accumulation à l'ancienne manière, c'est la nécessaire liquidation de certains secteurs (donc de certains patrons), la mise en place de nouvelles technologies et d'une nouvelle division internationale du travail. Cela suppose que soit brisée la résistance des travailleurs. Ce n'est pas que les patrons soient "méchants" : mais pour sortir de leur crise, ils doivent liquider (donc licencier) dans certaines branches, investir dans d'autres (donc accroître l'exploitation, l'extorsion du profit). Pour les travailleurs, la crise, c'est le chômage ou l'exploitation accrue, le salaire bloqué ou en baisse. Mais si les travailleurs ne paient pas cette crise, les patrons ne peuvent sortir de la leur ; la résistance ouvrière à la crise maintient ouverte la crise elle-même » 11. De cette manière, la restauration des conditions de profitabilité présuppose nécessairement la réaffirmation de l'autorité du capital sur les travailleurs, son droit de gérer et de gouverner la production sociale des richesses 12.

Crise de la modernisation fordiste On ne peut réduire les phénomènes de crise qui caractérisent depuis plus d'une vingtaine d'années les formations capitalistes avancées à un simple « ralentissement des gains de productivité » qui provoquerait, conjointement à la « saturation » des nonnes de consommation fordistes, une chute de la profitabilité. L'introduction et l'utilisation productive massive des nouvelles 11. Alain Lipietz [19851, P- 90. 12. John Holloway [1987], p. 163.

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technologies de l'information ne peut pas non plus valablement expliquer l'épuisement de l'organisation jusqu'ici prédominante du travail. La crise contemporaine connote plutôt un type spécifique de transformation sociale dont il faudrait évaluer les enjeux en les situant correctement sur le plan historique 13. C'est une crise qui en cache d'autres : la conjonction d'une série de « crises » superposées qui affectent la structure sociale de l'accumulation fordiste, c'est-à-dire les formes de socialisation capitalistes propres au régime d'accumulation fordiste. D s'agit donc d'une crise structurelle, distincte des simples récessions cycliques u . Le boom économique de l'après-guerre se termine au milieu des années soixante-dix. Mais si la quasi-totalité des commentateurs s'accordent sur le moment d'enclenchement de la crise, le diagnostic de sa nature et de ses causes est loin d'être unanime. L'enjeu est de taille : une « mauvaise appréciation » de la crise ne saurait qu'invalider les stratégies de modernisation préconisées pour en sortir. Une chose est certaine, les théories de la crise. « refoulées » pendant la croissance des « Trente Glorieuses ». reviennent à la mode. Selon Johannes Berger, la crise actuelle doit être envisagée comme la conséquence d'une régulation réussie des contradictions systémiques [successful crisis management] dans le passé récent du capitalisme. Plusieurs indicateurs montrent que les politiques du plein emploi, couronnées de succès pendant les vingt-cinq premières années de la période de l'après-guerre, se heurtent à des obstacles internes ou à des limites liées à la perturbation des équilibres non économiques, notamment écologiques (Johannes Berger [1981], p. 230). Pour lui la crise advient lorsque la solution d'un problème se fait au détriment d'un autre, ou du moins lorsque les solutions de deux problèmes distincts sont incompatibles entre elles. Par exemple, la solution du problème de la production (profitabilité) entre en conflit avec les conditions de la réalisation dans la mesure où la compression du salaire réel entrave la vente des marchandises (ibid., p. 231). Comment expliquer cette incompatibilité entre les différents impératifs de la valorisation du capital ? Certains économistes de l'école de la régulation mettent 13. Piene Dockès, Bernard Rosier [1983], p. 195. 14. Sur ce problème, les points de vue sont loin d'être unanimes. Deux exemples. Selon Michel Aglietta et Anton Brender, la crise traduit une turbulence de la « société salariale » menacée par un excès de différenciation. « C'est une crise provoquée par le changement d'échelle et de qualité d'industrialisation, pas la crise résultant du remplacement d'une société industrielle par une société post-industrielle. C'est une crise entraînée par un changement de nature des progrès de productivité, pas une crise de langueur du progrès technique. C'est une crise dont l'enjeu est l'assimilation d'une autre culture technique par toute là société, pas une crise de saturation des objets industriels » (Michel Aglietta, Anton Brender [1984), p. 21). En revanche, pour André Gorz la crise actuelle est celle de la dynamique sociale a du sens des pratiques de l'industrialisme. Elle entérine la « fin de l'utopie industrielle » qui promettait que « le développement des forces productives et l'expansion de la sphère économique allaient libérer l'humanité de la rareté, de l'injustice et du mal-être » (André Gorz [1988], p. 22).

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l'accent sur la crise du travail taylorien qui atteindrait ses limites technicoorganisationnelles : gestion « rigide » de la main-d'œuvre, montée du travail improductif, en particulier inflation des « coûts d'organisation », etc. Cette évolution va de pair avec le nouveau rôle assumé par le marché : nouveaux produits, procédés de fabrication, espaces de concurrence où la qualité et l'innovation constituent un facteur déterminant de la compétitivité, etc. Q en résulte Y épuisement des gains de productivité entraînant une crise des conditions d'efficacité de l'investissement (la chute de la profitabilité en est l'aspect principal). Ce blocage des gains de productivité remettrait en cause le fonctionnement de l'économie dans son ensemble. Face à une demande mondiale stagnante, l'accentuation des tendances à la transnationalisation de la concurrence capitaliste ne pourrait qu'amplifier les effets de la crise à travers un jeu, privé « d'intelligence collective » (Alain Lipietz), que personne n'est à même de maîtriser. Pourtant, le caractère simultané et général de la crise, sa profondeur et son acuité, la synchronisation des cycles d'attraction/répulsion de la force de travail interrogent la validité de la thèse régulationniste. Comme le remarquent Robert Brenner et Mark Glick, la crise de profitabilité frappe toutes les économies capitalistes avancées pratiquement au même moment, entre i960 et 1970. « Le taux de profit a commencé à baisser en 1966-1967 aux États-Unis, et à peine un ou deux ans plus tard au Japon et en Allemagne » (Robert Brenner, Mark Glick [1991], p. 102). Or il est difficile de concevoir pourquoi des industries différentes, fordistes ou non fordistes, bâties à des moments différents, avec des machineries et des trajectoires de croissance différentes, appartenant à des espaces nationaux historiquement et institutionnellement distincts auraient connu simultanément une chute brutale de leur productivité respective (ibid., pp. 102-103). Pour les deux auteurs, il est clair que la crise de profitabilité n'est pas due à une crise structurelle des gains de productivité. La crise de nos jours recouvre de multiples processus : la recomposition du travail et des systèmes productifs, la redéfinition du rôle de l'État dans les rapports de production et de reproduction, les nouvelles formes d'individuation « post-modeme », le repositionnement symbolique vis-à-vis des conceptions « progressistes » de l'ère fordiste. C'est la crise des formes de modernisation fordistes. Moment de condensation de contradictions immanentes à la reproduction élargie du mode de régulation fordiste, elle exprime la nécessité de flexibiliser le rapport salarial et de rétrécir le « capitalisme social ». Changer de type social de modernisation, moderniser la modernisation elle-même devient désormais un « impératif de survie ». Et survivre pour le capital ne signifie pas autre chose que ceci : maîtriser les contradictions qui lui sont immanentes, impulser la nouvelle économie de la flexibilité, neutraliser l'antagonisme social en « surfant » sur une nouvelle vague de modernisation sociale.

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Cette dernière n'est ni une simple « option politique » parmi d'autres ni un « idéal particulariste » de reconstruction post-keynésienne du monde social. C'est un mouvement de reproduction élargie du rapport capitaliste qui dispose d'une épaisseur historique indéniable, d'une puissance sociale offensive, des classes-appuis, des stratégies d'imposition et de légitimation sociales. Si aujourd'hui la « culture économique » dominante stigmatise la « médiocrité » de la sécurité d'emploi fordiste en préconisant une logique intégriste de mise en concurrence généralisée des travailleurs, l'emprise sociale de son message ne saurait être ramenée à une macro-opération idéologique, voire à une imposture. Au contraire, les constructions symboliques qui accompagnent nécessairement les processus de rationalisation capitaliste expriment des projets et des rapports déterminés de domination sociale. Cela ne signifie nullement que les « idées », comme le croyait le marxisme vulgaire, sont le reflet immédiat des intérêts de groupes sociaux particuliers : elles ne sont pas le décalque d'une lutte qui se déroulerait « en dehors » d'elles et qui finirait par les influencer directement ou indirectement parce que les « idées » sont constitutivement parties prenantes de cette lutte. Résumons. Selon l'approche que nous venons d'esquisser, la crise est le résultat nécessaire de pratiques sociales contradictoires où le conflit de classes joue un rôle prépondérant en tant que cause effective de la crise. La période actuelle de modernisation est à comprendre non pas comme un enchaînement de simples réajustements fonctionnels d'ordre économique mais comme la conjonction d'une série de phénomènes sociaux articulés selon l'immanence d'une structure de lutte. Autrement dit, la crise actuelle est autrement fondamentale qu'une simple crise économique : elle se situe en « discontinuité disruptive » par rapport à l'ensemble des formes de régulation fordistes. Elle renvoie à un ensemble de transformations qui définissent le « nouveau capitalisme », c'est-à-dire sa métamorphose post-modeme. Son enjeu principal est la consolidation d'un nouveau bloc historique de domination de classe. D'où le recours à l'au-delà mobilisateur mais toujours déjà-là de la modernisation. Le rapport salarial se trouve au centre de ce tourbillon. La crise redistribue les cartes au sein de l'espace productif, aiguise la concurrence entre les individus et les groupes, redessine les équilibres et les compromis entre les forces adverses. Loin d'être engendrée par des éléments aléatoires et exogènes, elle constitue la condition de possibilité pour que le capital puisse fonctionner à l'expansion. C'est là son élément fort, mais en même temps sa faiblesse. L'ancien n'est plus reconductible alors que le nouveau demeure incertain. Des défis sont à relever, des défauts sont à craindre. Des légitimités de fortune succèdent aux certitudes défaites d'hier. Désormais, tout devient flexible, mouvant, proie alléchante d'une modernisation aux aguets.

CHAPITRE V

L'espace social fordiste : lignes de montage et lignes de résistance « It is not, truly speaking, the labour that is divided ; but the men : divided into mcre segments of men - broken into small fragments and cnimbs of life ; so that ail the little piece of intelligence that is left in a man is not enough to make a pin, or a nail, but exhausts itself in making the point of a pin, or the head of a nail ». (John Ruskin, cité in Hany Braverman [1974], pp. 78-79).

L'approche en termes de Régulation : quelques éléments critiques Avant de poursuivre la critique de la modernisation dans ses configurations actuelles, il serait utile d'examiner de plus près les traits constitutifs de la régulation fordiste. Selon notre hypothèse, le fordisme représente un moment spécifique dans l'évolution du mode de production capitaliste et non pas un paradigme sociétal « autonome », développé selon ses propres lois. Ce détour analytique permettra de dégager de précieuses informations sur la portée « civilisationnelle » des changements sociaux a i cours. Mais aussi de relever un « écart d'époque » que le préfixe « post- » tend à ramener à une simple succession linéaire ou à une négation formelle. L'Approche en Termes de Régulation (ATR) a proposé une série de concepts fondamentaux avec l'objectif théorique d'articuler les transformations historiques de la production capitaliste et la régulation des conditions sociales de la réalisation de celle-ci. Animée par le souci

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méthodologique d'une «conception holistique du lien social» ', l'approche régulationniste se veut alternative globale aux théories de l'équilibre général et des choix individuels.

« Écoles » régulationnistes Il convient de considérer l'ATR selon ses différents points de départ théoriques et dans ses multiples champs et niveaux d'investigation. Ce qui pourrait rendre problématique l'usage du terme « École » de la Régulation : en effet, il y en aurait plusieurs. Bob Jessop (« Régulation theories in retrospect and prospect», Economy and society, vol. 19, 1990, pp. 153-216) distingue sept groupes régulationnistes, sans pour autant admettre que chacun d'entre eux dispose d'un appareillage théorique cohérent, établi de manière monolithique : - À partir d'une critique de la théorie de l'équilibre économique général, l'école de Grenoble (Groupe de recherche sur la régulation d'économies capitalistes) a mis l'accent sur les procédures sociales de régulation qui assurent la reproduction élargie du capital pendant une période déterminée dans un espace économique considéré ; -L'école de Paris gravitant institutionnellement autour de l'INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques) et du CEPREMAP (Centre d'Études Prospectives d'Économie Mathématique Appliquée à la Planification). Bâtie sur le travail pionnier de Michel Aglietta [1976], elle a élaboré les concepts de régime d'accumulation (extensif et intensif), mode de régulation (compétitif et monopoliste) et mode de développement ; -L'école du capitalisme monopoliste d'État fut inspirée par les travaux de Paul Boccara et liée au PCF. Elle a développé au milieu des années 1960 une analyse de la « régulation économique » en tant que « régulation » spontanée, voire « aveugle », basée sur les mécanismes de « suraccumulation-dévalorisation » ; - L'école d'Amsterdam (R. Bode, K. van der Pijl, O. Holman et H. Overbeek) a développé une approche distincte des stratégies hégémoniques d'accumulation et de la domination politique de classe à partir d'une analyse d'inspiration gramscienne, orientée plutôt vers les aspects internationaux ; - L'école allemande représentée par Joachim Hirsch et ses collaborateurs à Francfort et à Berlin. Son intérêt analytique porte sur les modes d'intégration de masse et la formation du « bloc historique » ainsi que sur l'articulation entre régulation économique et superstructures politiques et idéologiques. Elle a combiné une réinterprétation régulationniste de la tendance à la baisse du taux moyen de profit avec une analyse théorique du système partisan, de la famille

1. Robert Boyer [1986b], p. 43.

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nucléaire, de l'émergence des nouveaux mouvements sociaux et modes de subjectivation ; - L'approche nordique, explicitement influencée par l'école de Paris ;

- L'approche en termes de structure sociale d'accumulation, développée par des courants d'économistes radicaux nord-américains. Dans le cadre de notre étude, nous partirons des principaux résultats obtenus par l'école de Paris (Michel Aglietta, Robert Boyer, Benjamin Coriat, Alain Lipietz, etc.). Pour une double raison. D'une part, ce groupe a joué un rôle déterminant sur le plan de la définition des concepts fondamentaux, de la formulation des hypothèses d'analyse et de la diffusion internationale des principes régulationnistes. D'autre part, en recyclant un certain héritage « structuraliste » et en le mettant directement au service d'un programme de recherche dont la visée épistémologique consistait à problématiser l'articulation structure sociale/praxis historique des agents, il a proposé une critique originale de l'économie politique du fordisme et une périodisation de l'accumulation du capital. Ces développements participent d'une disposition intellectuelle globale [mood] qui a exercé une influence incontestable bien au-delà des milieux de la gauche fordiste.

Le paradigme théorique de l'ATR étudie le procès de valorisation en distinguant deux niveaux analytiques. Le régime d'accumulation renvoie à l'articulation cohérente d'un procès technico-organisationnel de production (présupposant la dépense de la force de travail comme support de valorisation du capital et de formation de valeurs d'usage) et d'un mode de consommation sociale. Cette articulation représente un cadre historique relativement stable, celui des « principes macro-économiques qui décrivent la compatibilité sur un mode prolongé entre les transformations dans les normes de production et les transformations dans les normes d'usage du produit social » 2 . Le mode de régulation désigne un réseau d'institutions relativement intégré qui oriente le régime d'accumulation dominant en rendant compatibles entre elles les innombrables micro-décisions, souvent conflictuelles, des unités économiques décentralisées. D'après Robert Boyer, on entend par régulation « le processus dynamique d'adaptation de la production et de la demande sociale, qui résulte de la conjonction d'ajustements économiques associés à une configuration donnée des formes institutionnelles. Dans un système dominé par la logique du marché et les rapports capitalistes, le succès de la régulation se mesure à son aptitude à guider et à canaliser le processus d'accumulation, et à contenir les déséquilibres qu'il tend à engendrer en permanence » 3.

2. Danielle Leborgne, Alain Lipietz [1988], p. 77. 3. Robert Boyer [1986a], p. 17.

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La conjonction d'un régime d'accumulation et d'un type de régulation donne lieu à un mode de développement spécifique. En identifiant deux formes de régime d'accumulation (extensive et intensive se référant respectivement à l'extraction de survaleur absolue et de survaleur relative) et deux types de mode de régulation (compétitive et monopoliste), les régulationnistes distinguent trois modèles de développement : - Accumulation extensive et régulation compétitive (prédominance de la survaleur absolue et domination des rapports non marchands au sein du mode de consommation) ; - Accumulation intensive et régulation compétitive (introduction progressive du Scientific Management - dès le début du XX tme siècle dans le cas des États-Unis - qui rend possible la production de masse dans un contexte de demande circonscrite par la régulation compétitive) ; - Accumulation intensive et régulation monopoliste (modèle de développement fordiste). Au cœur du modèle de développement se trouve le rapport salarial qui recouvre les rapports sociaux fondamentaux régissant l'usage et la reproduction de la force de travail à travers des formes institutionnelles et des nonnes juridiques 4 . Le modèle de développement fordiste est conceptualisé en termes de correspondance entre le régime d'accumulation fordiste (synergie entre production de masse et consommation de masse) et le mode de régulation fordiste (nonnes implicites et règles institutionnelles d'intégration/domination du travail par le capital qui trouvent leur expression politique condensée dans l'État social capitaliste). La régulation fordiste est considérée comme un « procès sans sujet », un ensemble de luttes économiques, politiques et idéologiques qui aboutissent à un compromis instable mais susceptible de fournir les cadres d'une croissance sans précédent Les thèses régulationnistes ont été la cible de sérieuses critiques, notamment dans le débat anglo-saxon5. Sans pouvoir s'attarder ici sur les objections théoriques et empiriques adressées aux résultats de l'ATR, on peut évoquer cependant deux points fragiles de la théorie : son fonctionnalisme et sa conception de la lutte de classes dans le développement du capitalisme. En fait les concepts de « régulation » et de « correspondance » sont problématiques dans la mesure où elles thématisent de façon mécanique la reproduction d'une série d'invariants. Ces termes de connotation fonctionnaliste tendent à faire valoir plutôt les « lois objectives » du développement capitaliste que la lutte de classes comme « moteur » de transformation des rapports sociaux capitalistes6. C'est là une conception qui privilégie la « détermination structurelle » du mouvement du capital où la lutte 4. Ibid., p. 18. 5. Wcrncr Bonefield [1987] ; Robert Brenner, Mark Glick [1991]. 6. Wemer Bonefield [1987],

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viendrait par la suite se greffer telle une décoration dans le paysage. Le conflit social ne serait pas immanent au rapport social mais un élément d'importation. On aboutit ainsi au dualisme structure/lutte, voire à la subordination de la lutte à un modèle de développement déterminé-par-des-lois-objectives constitutif même de l'« environnement » propice à l'émergence de la conflictualité. Le risque, ici, est de tomber dans une vision téléologique du rapport social et de son déploiement historico-géographique. C'est seulement le monisme des pratiques antagoniques et de leurs résultats historiquement pertinents (irréductibles à la confrontation de classes stricto sensu) qui permet de conceptualiser la « correspondance » entre les formes de régulation « fonctionnellement » requises et les besoins du régime d'accumulation.

Le Taylorisme : concept global ou forme particulière d'organisation du travail ? Les principes et les pratiques du Scientific Management constituent une pièce maîtresse du dispositif de commandement capitaliste tout au long du XXême siècle. Le mouvement taylorien est un mélange détonnant entre la supervision « savante » des travailleurs par l'encadrement et le « rêve », défié par des luttes ouvrières, d'une communauté d'intérêts entre capital et travail. H a largement contribué à l'évolution du capitalisme contemporain et, malgré sa crise de réception et d'efficacité, il est loin d'être épuisé y compris au sein des bastions du capitalisme métropolitain. D est de bon ton aujourd'hui de considérer le taylorisme comme une figure passéiste, ou du moins en déclin continu (phase des « déséconomies d'échelle »). Ces analyses déduisent de la diffusion de nouvelles pratiques de rationalisation du travail le retrait de fait des principes opérationnels de l'Organisation Scientifique du Travail (OST). Cette déduction est pourtant extrêmement simplificatrice. Pour plusieurs raisons. En premier lieu, si l'on distingue entre principes et techniques du taylorisme, on serait amené à nuancer l'analyse. En effet, l'épuisement « économique » des techniques de rationalisation taylorienne n'entraîne pas forcément la disparition des principes fondamentaux du Scientific Management. Encore, si le taylorisme historique a pu coexister, tantôt en contradiction tantôt en complémentarité, avec d'autres modes d'organisation du travail, on voit mal pourquoi il serait automatiquement condamné à disparaître suite à l'apparition de nouvelles technologies de contrôle qui redéfinissent les modalités de la soumission réelle du travail au capital. Par ailleurs, rien ne contredit une certaine persistance des principes tayloriens non seulement dans la vision néo-taylorienne de l'« atelier de série robotisé », mais surtout, dans la capacité du taylorisme à prendre ses distances vis-à-vis de l'orthodoxie des « Temps et Mouvements ».

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Le taylorisme n'est pas principiellement incompatible avec une division moins parcellisante des tâches et une organisation plus intelligente des séquences productives. Une division sociale du travail moins obsessionnelle, un regroupement de tâches préalablement « émiettées » susceptible de susciter l'adhésion active des exécutants aux projets de la direction patronale sont possibles dans le cadre d'un « taylorisme à visage humain » (Maurice de Montmollin [1981]). Les pratiques de néo-taylorisation flexible (néo-taylorisme assisté par ordinateur, rationalisation du travail de bureau, des tâches administratives, etc.) en témoignent largement. Dans le contexte de la crise actuelle, la modernisation de certains secteurs restés jusqu'ici à l'abri de la taylorisation n'est pas « un choix parmi d'autres » mais se présente comme un impératif de survie. Qui plus est, dans le mouvement de la globalisation capitaliste une relative « détaylorisation » de certains secteurs du centre coïncide souvent avec une « taylorisation sanguinaire » (Alain Lipietz) des formations périphériques où le manque d'organisation et la maniabilité politique de la « j e u n e » classe ouvrière rendent possible l'instauration de régimes d'exploitation autoritaires. Cela étant, nous ne soutenons pas que le taylorisme poursuit une marche triomphale : nuancer le constat de sa crise ne signifie pas le nier sur toute la ligne. E n tant q u e m o u v e m e n t contradictoire, le taylorisme s'inscrit dans la tendance immanente au m o d e de production capitaliste d'approfondir la division sociale du travail en renforçant la soumission de la force de travail au pouvoir patronal. Karl Marx analysa obstinément cette tendance tout au long de ses recherches. La lecture du Capital est de ce point de vue instructive (cf. Livre I, Chapitre XV, « Le machinisme et la grande industrie ») pour critiquer les conceptions simplificatrices attribuant au taylorisme la « mission historique d ' a v o i r brisé le m é t i e r » et instauré un régime d'usine conforme à la minimisation des coûts de production des marchandises. La parcellisation du travailleur collectif, voire du travailleur lui-même, la disciplinarisation de la force de travail dans la grande industrie, l'enrôlement de la science au service du capital, l'approfondissement de la division travail manuel/travail intellectuel (DTMTI) sont des tendances qui caractérisent structurellement le rapport capitaliste : « [ . . . ] De même que le peuple élu portait écrit sur son front qu'il était la propriété de Jéhovah, de même l'ouvrier de manufacture est marqué comme au fer rouge du sceau de la division du travail qui le revendique comme propriété du capital. Les connaissances, l'intelligence et la volonté que le paysan et l'artisan indépendants déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l'art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l'ensemble de l'atelier. Les puissances intellectuelles de la production se développent d'un seul côté parce qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers

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parcellaires perdent se concentre en face d'eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d'autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission commence à poindre dans la coopération simple, où le capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l'unité et la volonté du travailleur collectif ; elle se développe dans la manufacture, qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même; elle s'achève enfin dans la grande industrie, qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l'enrôle au service du capital » 1 .

Selon notre problématique, le taylorisme est une manifestation historiquement datée des tendances structurelles du rapport capitaliste de production. D représente un moment, un aspect et une partie de la DTMTI à l'ère de l'industrialisme. Toutefois, la portée de cette division dépasse la séparation entre tâches de conception et tâches d'exécution. D'une part, la DTMTI réinvestit et polarise tendanciellement le travail de conception luimême. D'autre part, la séparation de la conception et de l'exécution n'est pas une spécificité exclusive du taylorisme : ce mouvement commence au moins avec la séparation du capital et du travail. « C'est pourquoi, son assimilation au taylorisme présente de nombreux inconvénients sur le plan analytique. Elle amène, tout d'abord, à considérer que le travail se faisait sur un mode quasi "artisanal" avant Frederick Winslow Taylor, à produire des périodisations inopérantes pour la recherche historique, et à croire que le taylorisme a détruit le métier, alors que ce dernier l'a été bien plus efficacement et plus généralement par le "machinisme". Elle empêche de voir que nombre de secteurs d'activités, d'entreprises, n'ont jamais été taylorisés et n'en ont pas moins connu un développement rapide de la productivité, une "production de masse" considérable, et une division du travail (conception/exécution) très efficace » 8 . Autant dire que le problème de la spécificité historique du taylorisme (remplacement de l'autorité personnelle, coercitive ou charismatique, du patron traditionnel par la « science » objective du management) mérite d'être clairement posé.

7. Karl Marx [1978, Livre I, tome II], p. 50. Dans un autre passage du même chapitre Marx observe que « la subordination technique de l'ouvrier à la marche uniforme du moyen de travail et la composition particulière du travailleur collectif d'individus des deux sexes et de tout âge créent une discipline de caserne, parfaitement élaborée dans le régime de fabrique. Là, le soi-disant travail de surveillance et la division des ouvrière en simples soldats et sous-officiers industriels sont poussés à leur dernier degré de développement» (ibid., PP. 105-106). 8. Michel Freyssenet, « Division du travail, taylorisme et automatisation », in Maurice de Montmollin, Olivier Pastré [1984], p. 323.

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« Faster, smarter and better » : le taylorisme historique comme « science » de rationalisation des temps alloués D'après sa définition ordinaire, le taylorisme désigne l'ensemble des modalités d'organisation du procès de production qui intensifient le degré de programmation du travail en diminuant la dépendance des directions d'entreprise vis-à-vis du « savoir pratique » ouvrier. En tant que mouvement historique, il connote le passage au « capitalisme managérial » où la « rationalisation » des conditions de production par les directions d'entreprise va de pair avec la désappropriation du savoir-faire ouvrier par le bureau des méthodes. Ainsi le travail se standardise, se déqualifie, devient interchangeable, unidimensionnel9. Cette acception met en relief la double division du travail qui caractérise le taylorisme, notamment horizontale (hyperfractionnement du travail, selon le principe un homme-une tâche-un poste) et verticale (séparation entre la conception et l'exécution). La division taylorienne du travail est alors considérée comme un dispositif d'innovations qui vise à améliorer les conditions de la rentabilité capitaliste. Cela implique le strict contrôle de chaque étape de la production, l'objectif intermédiaire étant la réduction maximale des porosités de la journée de travail. Pour ce faire, il n'est qu'une manière appropriée : contrôler le travail moyennant sa déqualification. Tel est en tout cas le choix taylorien. Afin de maîtriser intégralement les opérations productives, les directions d'entreprise seront amenées à décomposer les procès de travail en réduisant systématiquement les tâches à leurs parties élémentaires, quitte à recomposer « savamment » les procès de travail en procédures séquentielles optimisées, combinées selon le principe de one best way. Pourtant, nous l'avons déjà suggéré, la tendance à réduire le coût de production à son minimum - en rivant à longueur de journée l'ouvrier sur une fonction de détail - est une constante du mode de production capitaliste. Karl 9. Michel Aglietta définit le taylorisme comme « l'ensemble des rapports de production internes au procès de travail qui tendent à accélérer la cadence des cycles de gestes sur les postes de travail et à diminuer la porosité de la journée de travail » ([1976], p. 94). L'auteur explique que le taylorisme « est entré en vigueur aux États-Unis dans les industries de la transformation des métaux dès la fin du XLXimc siècle. Il est une réponse capitaliste à la lutte des classes dans la production lorsque le procès de travail est constitué de plusieurs segments dont chacun répond au principe mécanique, mais dont l'intégration repose toujours sur des rapports directs entre différentes catégories de travailleurs. L'insuffisance de l'intégration mécanique des différents segments entraîne que la contrainte doit s'exercer par l'intermédiaire de règles de travail fixant la norme de rendement sur chaque poste ainsi que la nature et l'ordre des déplacements. Un personnel d'encadrement est formé exclusivement pour les faire respecter. Un autre type de personnel, regroupé dans le bureau des méthodes, est chargé de les concevoir, de les expérimenter, de les mettre en application, de les modifier. La séparation et la spécialisation des fonctions ont pour but de combattre le contrôle sur les conditions de travail que l'autonomie relative des postes de travail peut laisser aux travailleurs » (ibid., pp. 94-95).

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Marx analyse avec beaucoup de mordant le quadrillage cellulaire du procès de travail par le capital et ses «sous-officiers» et s'insurge contre la « dilapidation sans limites et sans gêne de la vie humaine ». Les règles contre la porosité de la journée de travail, la contraction des « temps morts » et leur transmutation en « temps productif », la mécanisation du travailleur lui-même dont l'activité devient « dépersonnalisée », appendice de la « force démoniaque » du machinisme, bref la subsomption du travail à l'intérieur de la fabrique où les machines constituent l'« incarnation technique du capital » sont des formes immanentes du procès de production capitaliste. Le taylorisme s'inscrit dans le prolongement/approfondissement direct de ces tendances. D radicalise certains processus qui sont déjà entamés en stimulant la modernisation du capitalisme industriel. Néanmoins, on ne saurait méconnaître son caractère novateur. Frederick Winslow Taylor codifie, approfondit et met en valeur « les éléments disparates du systematic management » 10. D offre un corps doctrinal précis et immédiatement opérationnel, une «.force intellectuelle au service d'une réforme de l'industrie»11 qui conjugue rationalisation industrielle et souci de discipliner la vie ouvrière hors-usine. La Première Guerre mondiale mais aussi la grande dépression des années 1930 joueront un rôle crucial dans la diffusion du taylorisme. Dans ce contexte, Taylor Society se muera en Internationale tayloriste. L'intérêt principal de Frederick Winslow Taylor n'est pas de contrôler la division technique du travail en général mais d'« adapter » ce contrôle aux besoins de la valorisation capitaliste. Et de le faire en s'appuyant sur des améliorations au sein du procès de travail plutôt que sur l'introduction d'innovations techniques l2 . Sa conception de l'organisation du travail et ses recommandations se réfèrent à trois principes fondamentaux : 1. « Les managers assument [...] la charge de rassembler tout le savoir traditionnel auparavant possédé par les ouvriers et ensuite de le classifier, de le cataloguer, de le réduire en règles, lois et formules qui sont d'une aide précieuse aux ouvriers dans l'effectuation de leur travail quotidien » l3 . H 10. « Les pionniers du systematic management avaient mis l'accent sur les méthodes qui permettaient à la direction d'imposer son contrôle sur les diverses fonctions de l'entreprise. Taylor s'est surtout attaché à l'intégration de ces techniques. Les partisans du systematic management préconisaient le développement des fonctions d'état-major. Taylor est allé beaucoup plus loin en proposant la création d'une véritable organisation fonctionnelle. Plus important encore, Taylor insista sur la création de nonnes concernant aussi bien la technique que la gestion, normes qui serviraient de guide pour les responsables. Pour Taylor, ces normes devaient être le résultat d'une recherche scientifique» (Daniel Nelson, «Le taylorisme dans l'industrie américaine, 1900-1930», in Maurice de Montmollin, Olivier Pastré [1984], pp. 52-53). 11. Op. cit.. p. 61. 12. Harry Braverman estime que les innovations technologiques de l'ingénieur Taylor étaient essentiellement des sous-produits de son effort d'étudier le développement de l'organisation managériale du travail avec l'objectif de la systématiser et de la classer ([1974], p. 110). 13. Frederick Winslow Taylor [1993], p. 36.

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s'agit d'exproprier le savoir-faire ouvrier en le transmuant en pratique du management Ce principe permet d'intégrer facilement dans le procès de travail des salarié(e)s sans qualification. Toutefois, une expropriation totale est impossible parce que, d'une part, les résistances ouvrières déjouent obstinément les tentatives managériales de confisquer les aptitudes et les manières de travailler, et d'autre part, l'expérience quotidienne du travail engendre continuellement des savoirs pratiques, des habitudes, des commodités informelles, voire informalisables. C'est là un contentieux structurant du développement capitaliste. 2. « Toute forme possible de travail intellectuel devrait être déplacée de l'atelier et recentré dans le bureau d'études, laissant aux chefs d'équipes, contremaîtres et ouvriers strictement les tâches d'exécution » 14. Ce principe renvoie à la séparation entre la conception et l'exécution. La composante « intellectuelle » du travail apparaît pleinement comme attribut du capital. 3. « L'élément singulier le plus important dans le Scientific Management modeme est peut-être l'idée de tâche. Le travail de chaque ouvrier est pleinement planifié par le management au moins un jour à l'avance et chacun reçoit le plus souvent des instructions écrites complètes décrivant en détail la tâche qu'il doit accomplir ainsi que les moyens mis à sa disposition pour effectuer son travail. [...] Cette tâche spécifie non seulement ce qui doit être fait mais aussi la manière et le temps exact alloué pour le faire » 1S. Pour les ouvriers (les employés des services suivront), le travail n'est donc plus à penser : il est préparé et imposé par le bureau d'études, des conseillers et des ergonomes. La matérialisation de ces principes dans les pratiques managériales entraîne des bouleversements dans les conditions de travail et de production, dans la composition sociale et les pratiques de la classe ouvrière. Assurément, la naissance et la diffusion rapide du taylorisme ne sont pas une simple affaire « d'application » des principes fondateurs mais nécessite « un enchevêtrement de déterminants économiques et sociaux » l6 . En ce sens, le taylorisme n'est pas une pure doctrine de modernisation du travail mais constitue un vecteur de nouveaux rapports salariaux. Nous pouvons résumer la spécificité du mouvement historique qui transforme « les idées tayloriennes en résultats matériels » selon trois prémisses : 1. Prétention à la scientificité qui confine souvent au scientisme l7 . Les technologies des Temps et des Mouvements 18 véhiculent une idéologie

14. Op. cit., p. 1390. 15. Op. cit., p. 39. 16. Robot Boyer, « Le taylorisme hier : une présentation », in Maurice de Montmollin, Olivier Pastré [1984]. 17. Guy Caire, « Taylorisme et relations professionnelles », in Maurice de Montmollin, Olivier Pastré [ 1984], p. 305.

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techniciste : neutralité de la science, organisation « scientifique » de la production, du travail et des processus décisionnels, croyance naïve à la « connaissance scientifique exacte ». Le triptyque Raison-ExpérimentationPreuve fonde la légitimité de la modernisation taylorienne. L'approfondissement de la division sociale du travail, le nouveau dispositif de contrôle capitaliste de l'atelier, le cloisonnement fonctionnel et hautement hiérarchisé des tâches productives sont désormais présentés comme des opérations «objectives» d'introduction de la «science» dans l'univers industriel. Chronomètre à l'appui, la perte de la maîtrise cognitive du travail concret apparaît comme une nécessité pour débusquer la « flânerie » et augmenter l'efficacité du travail. La division des producteurs en « spécialistes » et « spécialisés », « scientifiques du travail » et ouvriers parcellisés sans compétences spécifiques, experts et exécutants s'expose sous les couleurs d'une hiérarchie « scientifiquement » établie contre laquelle toute opposition serait ipso facto rétrograde. Le salaire est lui-même « objectivement » fixé selon la performance individuelle de l'ouvrier. En définitive, la rationalité taylorienne prétend à la vérité objective et scientifique en matière d'organisation. 2. Le projet taylorien s'efforce de conjuguer rendement et intégration sociale, efficacité productive et consensus. Il récuse l'idée que les intérêts fondamentaux des travailleurs et des patrons sont nécessairement antagoniques. Au contraire, selon Frederick Winslow Taylor « le fondement du Scientific Management est la ferme conviction que les vrais intérêts des employeurs et des salariés sont les mêmes ; la prospérité pour l'employeur ne peut exister à long terme qu'à la condition d'être accompagnée par la prospérité pour le salarié, et vice versa » 19. C'est la concordance d'intérêts des agents économiques au sein de la totalité organiciste de l'entreprisecommunauté qui est ici postulée. Le taylorisme ne se contente pas de fournir aux couches montantes de l'encadrement capitaliste une vision d'action stratégique comme praticiens de la « science » : il se veut aussi nouveau mode d'harmonisation des intérêts sociaux 20 . La vie sociale des travailleurs devient à son tour objet de disciplinarisation. Parce que le paternalisme taylorien est extensif. À l'intérieur de l'usine, il se traduit par des pratiques de mise au travail qui visent à transformer l'ouvrier en «gorille apprivoisé» 21 . Les appels réitérés à la « coopération ftatemelle » et l'exigence de loyauté envers le management se doublent d'une hostilité profonde vis-à-vis du syndicalisme 18. Frank B. Gilbreth, disciple éminent de Frederick Winslow Taylor, a développé l'étude des Mouvements (motion stuày) comme observation et classification des principaux mouvements corporels du travailleur indépendamment des formes concrètes du travail dans lequel s'effectuent ces gestes laborieux (Hany Braverman [1974], p. 173). 19. Frederick Winslow Taylor [1993], p. 10. 20. Guy Caire, op. cit., p. 318. 21. Expression de Frederick Winslow Taylor citée par Antonio Gramsci in

Americanismo et fordismo.

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salarié. À l'extérieur de l'usine, le fair pay, la vision d'un contractant libre qui vend sa capacité de travailler motivé par les seuls variables économiques s'accompagne d'un souci de contrôle bio-politique des populations laborieuses. Rationalisation industrielle et normalisation sociale sont des aspects complémentaires de la même démarche. 3. Le mouvement tayloriste diffuse un déterminisme technologique comme élément positif en soi, cadre-dimension du changement permanent et universel des systèmes industriels. Selon ce « monisme technologique » (Guy Caire), tout problème rencontré admet une seule solution optimale. La tâche de l'OST est de définir rigoureusement le one best way et d'expliciter les conditions de sa mise en application par les ouvriers d'exécution. Cela nécessite un pouvoir hiérarchique rigide et un contrôle capillaire du procès de travail par des « superviseurs » et des ingénieurs. D n'empêche que cet esprit de système n'a eu de cesse de susciter des conflits industriels, rendant chimérique le rêve patronal de vouloir substituer « la paix à la guerre de classe ». Le moralisme et déterminisme tayloriens n'ont pas pu extirper de l'esprit des agents prétendument « apprivoisés » le « vice » de la résistance !

La ligne de montage comme technologie des cadences imprimées : la naissance des temps imposés La normalisation « scientifique » du travail se poursuit et se développe avec les technologies fordistes dont la chaîne de montage représente la forme emblématique. Du point de vue historique, le fordisme « marque le parachèvement de la révolution tayloriste du début de ce siècle» 22 en introduisant de nouvelles méthodes de travail et de rationalisation productive. Son affirmation sociale entraîne des bouleversements à la fois dans les modes de production et les modes de vie : les nouvelles modalités de consommation productive de la force de travail sont en effet inséparables des nouvelles normes de consommation, des nouvelles configurations de pouvoir politique, des modes inédits d'exister, de penser et d'éprouver la vie 23 . Selon David Harvey, le fordisme, si l'on cherche à lui attribuer une date de naissance symbolique, advient en 1914, lorsque Henry Ford introduit sa fameuse journée de huit heures de travail payée contre cinq dollars (Five Dollar Day). D s'agissait de récompenser «justement» et de remotiver financièrement les ouvriers affectés à la ligne de montage automatisée qu'il avait lui-même introduit l'année précédente à Dearbom (Michigan)24. Le contexte immédiat de la « révolution fordiste » était caractérisé par une 22. Danielle Leborgne, Alain Lipietz [1988], p. 78. 23. David Harvey [1989], p. 126.

24. Ibid., p. 125.

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pénurie de main-d'œuvre qualifiée, doublée d'un taux de rotation de la force de travail occupée extrêmement élevé 25 . L'intensification de l'activité syndicale parmi les ouvriers qualifiés aggravait la crise à laquelle Henry Ford devait se confronter. Sa réponse à la double menace de la syndicalisation et du turn-over fut alors l'instauration du fameux salaire journalier à cinq dollars : en payant des salaires plus élevés que le reste de l'industrie américaine, il visait la création d'un nouveau type de travailleur, plus efficace, loyal et stable. L'objectif fondamental du projet fordien était de réguler socialement le travailleur collectif à travers l'effort pour créer une nouvelle forme de société, animée par les valeurs du « nouvel industrialisme » aux accents moralisateurs. Les piliers de cette régulation étaient la famille chrétienne, l'Église et la police (lutte contre les diverses formes de déviance sociale, l'alcoolisme, la prostitution, etc.). Cette conception contraste avec les dispositifs de socialisation développés dans le cadre du fordisme historique : « dans l'optique individualiste et centrée sur la famille de Ford, il n'est pas de place pour l'ouvrier-masse, les syndicats, le plein emploi, le Welfare State, pour tout ce que les régulationnistes considèrent comme composante essentielle du fordisme » 2 6 .

Antonio Gramsci critique de la Weltanschauung fordienne Dans son fameux article Americanismo e Fordismo, Antonio Gramsci analyse, avec une lucidité étonnante au milieu des années 1930, les différents aspects, économiques, éthico-civiques, politiques ou idéologiques, de la vision fordienne du travail industriel et de la société. Les « hauts salaires » de Henry Ford ne sont pas envisagés comme simple moyen pour restructurer les qualifications ouvrières mais comme élément constitutif d'un large dispositif de « socialisation forcée » des masses laborieuses : « L'industriel américain se préoccupe d'entretenir la continuité de l'efficacité physique du travailleur, de son efficacité musculairenerveuse : il est de son intérêt d'avoir une équipe de travail stable, un complexe 25. « Les ouvriers de Ford ont commencé à déserter massivement leurs postes dés 1910. Avec l'introduction de la ligne de montage, leurs rangs se sont complètement désagrégés. La firme s'est vite retrouvée dans l'impossibilité de maintenir ses propres effectifs, sans parler de l'éventualité de les augmenter. Il était évident que Ford Motor Co. avait atteint un point crucial, en possédant une grande usine sans disposer d'un nombre suffisant d'ouvriers pour la faire fonctionner. Plus tard Ford admit que ses bouleversantes innovations industrielles avaient provoqué la plus grande crise laborale de sa carrière. Comme il l'a écrit, le tum-over de sa main-d'œuvre avait plafonné à 380 % pour la seule année 1913. Vers la fin de cette année, le dégoût des ouvriers provoqué par le nouveau système machinique était tellement grand qu'à chaque fois que la compagnie voulait augmenter de 100 personnes son personnel d'usine, elle était obligée d'embaucher 963 ouvriers » (Keith Swani, The Legend of Henri Ford, New York & Toronto, 1948, p. 32, cité in Harry Braverman [1974], pp. 148-149). 26. Simon Clarke [1990], p. 141.

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toujours homogène, parce que le complexe humain (le travailleur collectif) d'une entreprise est lui aussi une machine que l'on ne doit pas trop souvent démonter, et dont on ne doit pas trop souvent renouveler les pièces sous peine de pertes énormes. Ce qu'on appelle haut salaire dépend de cette nécessité : c'est l'instrument pour sélectionner des ouvriers adaptés au système de production et de travail et pour les conserver durablement. Mais le haut salaire est à double tranchant : il faut que le travailleur dépense "rationnellement" ce salaire plus abondant, pour entretenir, renouveler et si possible accroître sa force musculairenerveuse, et non pour la détruire ou l'entamer. C'est ainsi que la lutte contre l'alcool, le plus dangereux agent de destruction des forces de travail, devient une fonction de l'État. D est possible que d'autres luttes "puritaines" deviennent fonction d'État, si l'initiative privée des industriels se révèle insuffisante ou si une crise de moralité trop profonde et étendue se déchaîne dans les masses laborieuses, ce qui pourrait se produire à la suite d'une crise de chômage durable et étendue. Au problème de l'alcool est lié le problème sexuel : l'abus et l'irrégularité des fonctions sexuelles est, après l'alcoolisme, l'ennemi le plus dangereux des énergies nerveuses et l'on sait communément que le travail "obsédant" provoque une dépravation alcoolique et sexuelle. Les tentatives de Ford pour intervenir, au moyen d'un corps d'inspecteurs, dans la vie privée de ses employés et de contrôler leurs dépenses et leur mode de vie, est un indice de ces tendances encore "privées" ou latentes, qui peuvent devenir, à un moment donné, idéologie d'État, se greffant sur le puritanisme traditionnel, c'est-à-dire se présentant comme un retour à la morale des pionniers, au "vrai" américanisme, etc. [...]» (Antonio Gramsci [1991], pp. 200-201).

Le nouveau « modèle » de consommation productive de la force de travail réorganise, sur une base plus large que celle des normes tayloriennes, les modalités et le support technique requis pour l'extorsion de survaleur relative. Le recours systématique au machinisme, en particulier aux technologies de la chaîne (convoyeurs, transporteurs, ponts roulants), engendre une « socialisation » forcée du travail dont le rythme est désormais « objectivé » : cadences réglées, uniformisation des modes opératoires, des outils et des matériaux, production en grandes séries de valeurs d'usage standardisées, double préoccupation de faire disparaître les « temps morts » (unnecessary delays) et la « flânerie » des matériaux. D'après Henry Ford, ces nouvelles normes de travail devaient se conjuguer avec la « rationalisation » des modes de vie hors de l'usine. L'approfondissement de la division capitaliste du travail devait s'accompagner d'un contrôle « puritain » de la reproduction sociale du travail vivant. Dans ce contexte, la famille et l'économie domestique, la formation et le système des besoins, l'habitat et la ville, la vie affective et la moralité, voire l'appétence sexuelle des travailleurs se

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révèlent être des lieux opérationnels où la réorganisation fordienne du rapport social prend corps. Fordisme et accumulation du capital L'extension du fordisme et la généralisation des nouvelles formes de production et de consommation ont marqué le développement capitaliste de la période de l'après-guerre. L'application du principe des temps imposés et le réaménagement des conditions de réalisation des marchandises ont accéléré le rythme de la croissance tout en atténuant les fluctuations conjoncturelles. L'accroissement de la masse des profits a été obtenu grâce à la conjonction de la production de masse et de la consommation de masse : abaissement des coûts unitaires de la production, progression exceptionnelle des gains de productivité, relance du système productif par la consommation collective, expansion corrélative du commerce mondial et des flux monétaires à l'échelle internationale, en particulier, des flux d'investissements directs. Pour reprendre la synthèse éclairante de David Harvey : « Alors qu'il a du mal à se développer en dehors des États-Unis avant 1939, le fordisme s'implantera fermement en Europe et au Japon après 1940 comme partie prenante de l'effort de guerre. D a été consolidé et déployé dans la période de l'après-guerre, soit directement, à travers les politiques appliquées pendant l'occupation (ou, d'une manière plus paradoxale, pour le cas de la France, parce les syndicats d'obédience communiste ont considéré le fordisme comme la seule voie pour assurer une autonomie économique nationale face au défi américain), soit indirectement, à travers le plan Marshall et les conséquents investissements américains. [...] Le décollage de l'investissement étranger (notamment en Europe) et du commerce a permis de résorber la capacité productive excédentaire des États-Unis. Entre-temps, la percée du fordisme à l'échelle internationale impliquait la formation de marchés de masse globaux et l'absorption des masses de la population mondiale, en dehors du bloc communiste, dans la dynamique globale d'un nouveau type de capitalisme. [...] Le nouvel internationalisme a entraîné aussi dans son sillage toute une série d'autres activités : opérations bancaires, assurances, services, hôtels, aéroports, et en fin de compte le tourisme. Il a suscité également une nouvelle culture internationale basée sur les capacités récemment découvertes de collecter, évaluer et disséminer l'information » 2 7 .

Le développement historique du fordisme se manifeste par des transformations qui affectent simultanément la place et les modalités d'action des pouvoirs publics au sein des rapports de production capitalistes, les conditions requises pour la valorisation et la réalisation du capital, les 27. David Harvey [1989], pp. 136-137.

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dynamiques territoriales et la configuration transnationale de l'accumulation. C'est un régime de développement spécifique qui va bien au-delà du projet fordien initial : basé sur la production de survaleur relative et régulé au niveau macro-économique par des règles et des pratiques d'inspiration keynésienne, 1 représente un moment distinct de l'économie politique modeme. En tant que cadre canonique de développement articulant production de masse et rapport salarial de type monopoliste2", le fordisme fonde une convergence de vues des agents et des groupes décentralisés sur leur avenir collectif, et ipso facto, oriente leurs comportements au moyen des modèles d'action et des incitations à caractère synergique. Selon la problématique régulationniste, son concept désigne l'articulation contradictoire entre un régime d'accumulation intensive et des formes institutionnelles de régulation monopoliste (contractualisation du rapport salarial, extension du salaire indirect, planification indicative à la fois souple et circonscrite, gestion étatique de la monnaie, etc.). De ce point de vue, le fordisme se distingue du taylorisme non seulement au niveau des dispositifs de contrôle déployés dans le procès de travail, mais sur l'ensemble des composantes du rapport salarial. D connote le dépassement du taylorisme en ce sens qu'il renvoie à « un ensemble de transformations majeures du procès de travail étroitement liées aux changements dans les conditions d'existence du salariat qui engendrent la formation d'une norme sociale de consommation et tendent à institutionnaliser la lutte économique de classes sous la forme de la négociation collective » 2V . Voyons de plus près. 1. En tant que paradigme industriel, le fordisme approfondit et développe les méthodes tayloriennes de consommation productive des forces de travail selon deux principes complémentaires : « Le premier est l'intégration des différents segments du procès de travail par un système de convoyeurs et de moyens de manutention qui assurent le déplacement des matières en transformation et leur présentation devant les machinesoutils » 30 ; « Le second principe qui est complémentaire de l'intégration des segments du procès de travail est la fixation des ouvriers à des postes de travail dont l'emplacement est rigoureusement déterminé par la configuration du système de machines. C'est aussi la perte totale de contrôle de chaque ouvrier sur la cadence de travail » 31. 2. Du point de vue de sa structure macro-économique, le fordisme modifie le procès de formation/réalisation des valeurs, en intégrant les nouvelles normes de consommation dans le champ des nouvelles normes de production. D s'ensuit une importante élévation de la composition organique du capital, et corrélativement, une accentuation « des tendances latentes à 28. Robert Boyer, Jacques Mistral [1984], p. 119. 29. Michel Aglietta [1976], p. 76. 30. Ibid., p. 97.

il. Ibid., p. 98.

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l'unification du salariat et à la centralisation du capital » 32. L'abaissement de la valeur unitaire des marchandises permet de diminuer nettement le coût de la reproduction sociale des forces de travail alors que l'augmentation du salaire réel implique une expansion de la demande solvable. Le procès de consommation fordiste, structuré par deux marchandises standardisées, le logement social moyen et l'automobile, conduit tendanciellement à la généralisation du rapport salarial et à la sérialisation des modes d'existence des individus et des groupes. La société apparaît désormais comme une « société de masse ». 3. Un ensemble de règles, d'institutions et de pratiques sociales régulent l'économie fordiste et assurent la stabilité du nouveau modèle de développement : fixation des salaires par l'intermédiaire des pouvoirs publics et les mécanismes de la négociation collective, normalisation étatique des conditions de vente, de reproduction et d'usage productif de la force de travail, modernisation de la création monétaire aboutissant à un vaste système d'accès au crédit à la consommation, etc. Autant dire que le mode de régulation fordiste vise à organiser les conditions générales d'une « intégration consensuelle » des classes laborieuses. Mais en même temps, le cadre institutionnel et socio-politique ainsi créé tend à légitimer l'étatisation du rapport social selon un double mouvement. D'une part, les pratiques de régulation transmuent les frustrations des travailleurs en « demande monétarisée », et partant, en ressort décisif de l'accumulation capitaliste ; d'autre part, elles « légalisent » la classe ouvrière comme force sociale qui compte et avec laquelle il faut composer. Dans ces conditions, l'exercice du pouvoir d'État ne peut qu'apparaître « aux divers protagonistes du compromis fordiste comme le moyen privilégié d'infléchir celui-ci dans le sens de leurs intérêts propres » 33. Tout au long de ce processus, la classe ouvrière apparaît, plus que jamais, en raison même de ses luttes, comme étant engendrée par le mouvement d'une normalisation macro-contractuelle, structurée par le langage des catégories juridiques, amenée à échanger son insubordination récurrente contre les promesses d'un « bonheur monétarisé ». Cette phénoménologie trouvera son expression achevée dans les théories de l'« embourgeoisement du prolétariat». Sa symbolique est socialement prégnante et engendre incessamment des effets de croyance largement partagés non seulement par le bloc des forces sociales au pouvoir mais aussi par la grande majorité des composantes du mouvement ouvrier des pays capitalistes développés. Cela ne met pas en cause ni la radicalité ni la diversité des luttes de classes ouvrières conduites pendant cette période mais permet, au moins, de rattacher

32. Ibid., p. 325. 33. Alain Bihr [1991], p. 51.

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l'imaginaire socialement nécessaire du fordisme historique (l'équivalence postulée entre progrès de l'État et progrès social) à son réfèrent réel. Fordisme et * compromis » social Le terme de « compromis » désigne un accord, tacite ou explicite, dans lequel les parties impliquées se font des concessions mutuelles. Cet arrangement présuppose des rapports de force globaux et entérine l'influence réelle de chaque partie respective. Corrélativement, l'expression « compromis fordiste » suggère une implication fonctionnelle de la classe ouvrière et de ses forces organisées (syndicales et politiques) dans le système de croissance fordiste. Or, cette implication ne doit pas être entendue sous la forme du modèle contractuel tel qu'il est codifié par le droit civil : elle n'est pas « l'effet de deux volontés libres, s'engageant réciproquement de manière claire et réfléchie l'une à l'égard de l'autre » 34. Par-dessus tout, elle ne contredit pas le facteur lutte comme détermination majeure du procès d'accumulation capitaliste puisque les « flux normalisateurs » opèrent toujours dans un milieu qui résiste. Ces résistances ouvrières visent à la réappropriation de l'espace productif constitutivement « marqué » et « normé » par les dispositifs du commandement capitaliste. Il en résulte de larges zones d'incertitude organisationnelles qui donnent à voir le caractère « ouvert », c'est-à-dire intotalisable selon la logique d'assimilation systémique, du conflit social. Autant dire que le « compromis fordiste » ne renvoie pas à l'atténuation, voire à l'étiolement de la lutte de classes : il n'y a pas un « seuil calorique » du prix de la force de travail au-delà duquel la classe ouvrière serait « intégrée » dans le système. Néanmoins, d'après la thèse régulationniste, la conflictualité s'avère circonscrite dans l'espace défini par le « contrat fordiste », ce dernier renvoyant à un « partage équitable » des gains de productivité entre profits et salaires. Les conquêtes ouvrières de cette période ne sont pas spontanément accordées aux masses laborieuses par un patronat « éclairé » et « altruiste ». Au contraire, elles sont l'aboutissement de pratiques conflictuelles et consacrent des droits individuels et collectifs arrachés fort souvent de haute lutte. Le contenu social de ce « compromis » est donc ambivalent : il constitue une ligne de défense contre les impulsions autoritaires des directions capitalistes, mais en même temps, il circonscrit le champ de l'autonomie 34. Alain Bihr [1991], p. 40. Le même auteur précise que, premièrement, le « compromis fordiste » est venu sanctionner un processus en majeure partie aveugle et donc illusoire pour ses propres acteurs ; deuxièmement, il a été imposé à chacun des deux protagonistes par la « logique » même du développement antérieur du capitalisme ; troisièmement, il n'est pas intervenu directement entre les membres des classes elles-mêmes, mais entre des intermédiaires organisationnels et institutionnels que leur ont servi de représentants officiels (ibid., pp. 40-41).

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prolétarienne. S'il « légalise » la classe ouvrière à travers un dense réseau d'institutions, ce n'est qu'au prix d'une constitution de cette classe en « agent légalement reconnu par l'État (de classe) » (Michel Aglietta). Si la progression du salaire nominal au rythme des gains de productivité anticipés a permis une indéniable amélioration des conditions de vie des classes populaires, le mouvement ouvrier a sous-estimé certaines questions stratégiques pour l'avenir de l'entreprise (type de technologies et de qualifications requises, choix, critères et localisation de l'investissement industriel, mode d'organisation du travail, etc.). Ces questions représentent le hors-champ de l'action revendicative, et par là, la prérogative exclusive du patronat. Au total, la « normalisation contractuelle » des conditions d'achat et de consommation productive de la force de travail a fonctionné défait comme un ressort macro-économique de l'accumulation fordiste. L'essor du fordisme est largement déterminé par l'inclusion des nouvelles normes de consommation dans la structure sociale de l'accumulation. Toutefois, et ce deuxième point est décisif, l'hypothèse d'un « contrat social » assurant automatiquement la liaison entre salaires et productivité se révèle inexacte, du moins si l'on entend s'en servir pour expliquer uniformément la croissance économique d'après-guerre de tous les pays capitalistes développés. Un « contrat social » généralisé portant sur la « juste répartition » entre investissement et consommation, profits et salaires, n'a jamais existé : « une telle répartition était la conséquence imprévue d'une myriade de micro-décisions entrepreneuriales sur les prix, des décisions sans coordination, et d'une myriade de conflits entre employeurs et travailleurs sur la condition salariale» 35 . La «reconnaissance» de la classe ouvrière par l'État capitaliste et le capital lui-même n'a pas été gracieusement concédée mais arrachée à travers des luttes pour l'appropriation du temps, de l'espace, des conditions d'existence du travailleur collectif. Etes luttes multifronts et multiformes : absentéisme élevé et surtout irrégulier, accroissement de la proportion des produits défectueux, sabotage ouvrier, grèves et débrayages fréquents, contestation de l'espace réglementaire propre aux technologies fordistes, redécoupage du temps du travail selon un rythme qui contraste avec celui dicté par les décisions « scientifiques » des directions. Des luttes qui ont permis l'affirmation identitaire du salariat dominé en tant que force sociale autonome, fragilisant en parallèle les stratégies de rationalisation fordiste.

35. Robert Brenner, Mark Glick [1991], pp. 92-93. Cette thèse ne conteste pas le fait que [«ouvriers des pays développés ont réellement profité des gains de productivité mais plutôt 1 idée que les institutions de la régulation fordiste ont assuré la synchronisation entre 1 accroissement du taux de salaire et celui de la productivité.

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Les dislocations du fordisme A partir du milieu des années 1970 le mode de développement fordiste entre ouvertement en crise. Les leviers macro-économiques qui assuraient la croissance d'or des « Trente Glorieuses » se fragilisent et deviennent progressivement des obstacles à l'accumulation du capital. Le fordisme apparaît en perte de vitesse, enrayé dans son élan par la conjonction d'une crise d'efficacité et d'un déficit de légitimité sociale. Les luttes de classes dans la production 36 rendent visibles les absurdités de « l'organicisme fordien » (Alain Lipietz) et démontent sa machinerie sociale. Ce qui était un élément de force se décompose, éclate, exhibe sa vulnérabilité. La prétendue « domestication » de l'antagonisme social a vécu. Le désaveu ouvrier de ces méthodes était tellement profond que « la micro-conflictualité rendit peu à peu les usines ingouvernables, sauf là où régnait encore la terreur, chez Citroën, ou en Corée » 3 7 . Le cas de la « grève-thrombose » illustre, de manière exemplaire, les effets désorganisateurs des luttes dans la production : un petit groupe de grévistes est en position de produire un effet multiplicateur arrêtant l'ensemble du procès de travail. Même dans les régimes d'usine les plus despotiques, le salariat ouvrier inventait des détours et des chemins déviés pour résister et s'auto-affirmer : absentéisme et turn-over très élevés, « manque de soins » dans l'accomplissement des tâches, « défauts de fabrication », etc. La réaction « spontanée » des directions capitalistes face au refus ouvrier du travail répétitif et parcellisé fut double : multiplication du personnel d'encadrement intermédiaire (contrôleurs, experts, ergonomes, psychologues, 36. L'explosion de la conflictualité ouvrière qui a marqué la fin des années 1960 et le début des années 1970 annonçait déjà les limites historiques du « compromis fordiste ». La révolte des O.S. est de ce point de vue emblématique : elle révèle le développement de logiques contestataires et de lignes revendicatives qui débordent le cadre étroit de la régulation fordiste. Ces luttes s'opposaient au modèle social-démocrate du mouvement ouvrier (dans ses variantes révolutionnaire et réformiste) par l'ensemble de leurs aspects : « En posant l'auto-organisation du collectif des travailleurs en contre-pouvoir permanent au sein même de l'entreprise, en développant une contre-organisation du procès de travail, en multipliant les occupations d'entreprise, les séquestrations de patrons et de cadres, en s'opposant aux licenciements collectifs par la tentative de reprise des entreprises en autogestion, etc., ces luttes renouaient avec la tradition d'action directe du prolétariat préfordiste et mettaient concrètement en évidence (quoique à une échelle réduite) les vertus

émancipatoires de l'auto-activité des travailleurs. Ainsi, ces luttes se situaient-elles aux antipodes de la perspective étatiste et légaliste de la stratégie social-démocrate » (Alain Bihr [1991], p. 67). Cependant, les limites de ces luttes ont empêché l'émergence d'un « nouveau mouvement ouvrier » alternatif au paradigme syndical fordiste : limites d'échelle (luttes circonscrites dans l'entreprise, et partant, condamnées à l'isolement progressif) ; limites organisationnelles (fragilité des formes de mobilisation et absence de structures de coordination d'ensemble du mouvement) ; limites politico-stratégiques (la contestation de l'organisation fordiste du procès de travail était rarement accompagnée d'une critique civiÛsationnelle du capitalisme de consommation de masse. 37. Alain Lipietz [ 1985], p. 51.

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etc.), ce qui a contribué à alourdir l'appareil de contrôle et de gestion accablant ainsi l'entreprise avec des surcoûts administratifs et bureaucratiques ; recours à des remèdes néo-fordistes savamment agencés afin d'estomper le mécontentement ouvrier (enrichissement et élargissement des tâches, travail en équipes, « consultation » des travailleurs et instauration de formes de « participation » informelles, rotation des travailleurs sur les postes de travail, etc.). Or, la mise en application de ces stratégies n'a pas réussi à enrayer le déclin du fordisme. D'où l'idée qu'à l'origine de la crise se trouvent les acquis « démesurés » du Welfare, le pouvoir « excessif » des syndicats, le poids « disproportionné » des revenus du travail dans l'économie politique du capital. Les droits sociaux qui protègent les salariés contre les méfaits de la concurrence capitaliste sont considérés par la nouvelle orthodoxie managériale comme des « rigidités » anti-économiques. C'est dans ce contexte que la non-reproductibilité du « compromis fordiste » constituera le fer de lance de l'offensive néo-libérale : si pendant la période précédente la base matérielle du « compromis » était assurée (« la marée montante soulevait tous les bateaux »), les temps de crise poussent à la logique de dog-eat-dog conflit. Après les années fastes du « compromis », des compromissions frustrantes. Des stratégies tâtonnantes de « sortie » du fordisme se mettent ainsi en place. Une expérimentation flexible du travail se dessine pour contrecarrer la faible productivité de la coercition directe. La restauration du taux de profit passe par un effort systématique et continu pour rendre concurrentiel l'ensemble des composantes du rapport salarial fordiste. 1 s'agit, selon une logique de revanche de classe aux effets non seulement économiques mais également civilisationnels, de remodeler de fond en comble la socialité de l'ère fordiste. D'où une rupture « sans doute partielle, graduelle, moins marquée dans les faits que dans les discours, mais rupture qui n'en est pas moins réelle et consommée » 38. Le pari d'une telle rupture est avant tout une modalité d'approfondissement des rapports capitalistes. D s'agit de détruire avec détermination tout contrepoids au pouvoir du capital. L'enjeu de ce processus n'est autre que la consolidation d'un nouveau bloc hégémonique ralliant la classe capitaliste, l'encadrement supérieur et de larges couches de la petitebourgeoisie intellectuelle et technicienne. En ce sens, l'âge « informationnel » de l'accumulation du capital ne connote ni le reflux de l'exploitation de la force de travail ni la disparition de la domination sociale. C'est au contraire un moment historique singulier où la remise en cause du rapport salarial fordiste et la recherche de nouvelles sources de productivité se conjuguent, par le jeu de pratiques immanentes, avec l'intensification de la concurrence intercapitaliste et la nouvelle configuration internationale de la division du travail. 38. Alain Bihr [1991], p. 83.

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Cette conjonction se manifeste par des changements dans la composition intersectorielle de l'accumulation, des délocalisations de la production vers des zones géographiques de bas salaires, des tendances à privilégier des unités de production plus petites et souples afin d'effectuer des économies maximales dans les coûts de production. Ainsi, les nouvelles stratégies capitalistes bouleversent les rapports de production, modifient les équilibres sociopolitiques, redistribuent les cartes des pouvoirs. Tel est le marquage sociologique de la lutte de classe capitaliste : éclatement et recomposition du salariat, multiplication des lignes de polarisation sociale, accentuation de la souffrance dans le travail ou dans la privation du travail, montée en puissance des marginalisations de masse, des discriminations, des atteintes à la dignité de l'humain. Les points de « non-retour » Les stratégies de restructuration mises en œuvre pour surmonter les contradictions inhérentes à l'accumulation fordiste peuvent se résumer à ceci : lutte permanente contre les « rigidités ». Une nouvelle régulation du rapport social se dessine, oscillant entre la « régulation keynésienne de l'économie libérale » et la « régulation libérale de l'économie keynésienne » 39. La rupture est d'ampleur. Confrontées à l'épuisement des contre-tendances à la baisse du taux de profit qui marque les débuts de la crise, les directions des entreprises se sont données un double objectif : dévaluer la force de travail en abaissant toutes les composantes des coûts de sa reproduction ; remodeler l'organisation du travail et de la production, voire la norme sociale de consommation en s'appuyant sur les nouvelles technologies de l'automation. Une vaste offensive de modernisation a ainsi vu le jour, multiforme, multi-front, et décidément, multinationale. L'affaire est entendue : il s'agit de désindexer et de réguler de manière concurrentielle les revenus du travail, de réviser à la baisse le salaire indirect, de faire disparaître autant que possible les droits sociaux et les garanties d'emploi des travailleurs. De changer les salariés en même temps que le travail en favorisant l'individualisme, en « libérant » les exécutants de l'influence « rétrograde » des collectifs traditionnels, en suscitant une neutralisation identitaire des acteurs dominés de l'entreprise 40 . La mobilité optimale devient ainsi l'élément-pivot de la nouvelle orthodoxie patronale. Dans le nouvel espace productif, la vitesse de réponse (la « réactique » selon l'expression de Hervé Sérieyx) est un facteur décisif de la performance globale. La ligne de production flexible tend à remplacer l'organisation fordiste « classique ». La « polyvalence », la « transversalité » et l'« interactivité » des tâches, la mise en place d'importants dispositifs 39. Selon l'expression de Benjamin Coriat [1982], 40. Danièle Linhart [1994], pp. 84-94.

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« participatifs », la « responsabilisation » des travailleurs sont à l'ordre du jour. «Taylorisme assisté par ordinateur» et post-fordisme coexistent dans la nouvelle division du travail non sans engendrer de fortes tensions. Le marché de l'emploi est le théâtre de bouleversements considérables : éclatement, fragmentation, atomisation du salariat en une pluralité de situations individuelles de plus en plus différenciées. Pendant la piériode fordiste, la vente de la force de travail était liée à une certaine conception de la citoyenneté, en ce sens que les formes institutionnelles du Welfare entérinaient et rendaient visible la spécificité politique de cette marchandise sut generis. C'est exactement le contraire qui se produit maintenant : il s'agit de banaliser la force de travail en l'assimilant à n'importe quelle marchandise, et donc, de la dépolitiser. De la réduire à un ordre contractuel qui refoule la dimension politique inhérente à la séparation des producteurs d'avec les moyens de production. Loin d'être des adaptations relativement superficielles à la nouvelle donne technologique, les stratégies de reconstruction capitaliste affectent les cadres du développement de l'après-guerre. Tout en recouvrant des réalités socio-économiques disparates, elles expriment la préoccupation commune des directions d'entreprises de « sortir des impasses » du fordisme historique. Pour reprendre l'analyse de Michael Rustin : « Pour répondre aux contradictions et aux problèmes engendrés par le système de régulation fordiste dans son stade de maturité (problèmes d'inflation, taux de profit à la baisse, pouvoir accru de négociation collective du travail, « démarchandisation » de nombreux secteurs de la production et de la consommation consécutivement à des pressions politiques, stagnation économique, etc.), le capital a développé de nouvelles stratégies, à la fois sur le plan intellectuel et sur le plan des pratiques politiques. Ces stratégies comprennent l'internationalisation de ses opérations, le transfert des formes de production fordistes à des pays moins développés, tout en maintenant les fonctions cruciales de commande et de recherche dans les métropoles ; l'imposition de disciplines marchandes plus strictes sur le capital et le travail à travers la « dérégulation » internationale du commerce, du travail, des mouvements des capitaux ; la « marchandisation » interne des opérations dans les grandes firmes à travers l'instauration des dispositifs managériaux centrés sur la recherche localisée de profits ; le développement de nouvelles technologies et formes de production et de marketing (la fameuse « spécialisation flexible ») ; la dispersion et la réduction des unités de production afin de se soustraire à l'emprise de la culture et des institutions contestataires du travail organisé. Le thatchérisme britannique est en partie un instrument de ces stratégies. Ailleurs, par exemple en Allemagne, en Suède ou en Italie, la réponse à la crise du fordisme a investi des formes moins dramatiques : les gouvernements se sont efforcés de restaurer les niveaux de profit en changeant les priorités dans le cadre du compromis de classe et du

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Welfare plutôt que de s'aventurer à déchirer le pacte social et de réécrire complètement ses termes » 4 1 .

Ces bouleversements adviennent dans un contexte de confusion institutionnelle et civilisationnelle. Selon notre hypothèse, ils connotent une véritable refondation de la régulation capitaliste que nous appellerons, après d'autres auteurs, moment de l'accumulation flexible. Ce moment renvoie à plusieurs ordres de phénomènes que nous examinerons plus loin. Notons pour l'instant que l'accumulation flexible recouvre à la fois les formes de production néo-foidistes, le fordisme périphérique (y compris ses segments de taylorisation « primitive ») et les modes de production et de régulation postfordistes. Alors qu'elle se forge en confrontation directe avec les rigidités du fordisme 42 , l'accumulation flexible subsume dans le cadre du nouvel espace productif mondialisé les procès de production et les modes de régulation issus du fordisme classique. De ce point de vue, elle articule plusieurs segments historiques du procès de production capitaliste selon le principe de leur recomposition fluide. Processus tâtonnant et ouvert, s'il en est, elle acquiert sa véritable signification en tant que mouvement de globalisation du capital. C'est seulement au sein de ce mouvement que l'on peut concevoir la combinaison entre les activités « nobles » du post-fordisme métropolitain (l'image californienne de la « post-modernité ») et le maintien, sinon le renforcement de régimes ouvertement despotiques de mise au travail de par le monde. L'accumulation flexible ne renvoie pas à la domination tendancielle d'un idéal-type post-fordiste qui serait pleinement esquissé dans son programme et ses figures productives. Elle désigne plutôt le développement historicogéographique inégal et combiné du rapport capitaliste à l'ère de la globalisation, la refonte des modalités de la valorisation à l'échelle mondiale. La dynamique de cette accumulation n'est entièrement maîtrisée ni par les États nationaux ni par les formes institutionnelles de concentration du capital telles les entreprises multinationales. Toutefois, les stratégies capitalistes déployées ne sont pas « aveugles » : au contraire, elles se donnent des visées et des visions claires ainsi que des moyens conséquents pour y parvenir. En même temps, elles sont conflictuelles et réalisent inégalement leurs programmes, compte tenu de leur place respective dans le système de domination mondial et des résistances qu'elles rencontrent. Autant dire que la nouvelle économie de la flexibilité n'est pas téléguidée par un malin génie ordonnateur, mais doit être analysée en tant qu'aboutissement d'un processus antagonique aux dimensions planétaires.

41. Michael Rustin [1989], p. SS. 42. David Harvey [1989], p. 147.

CHAPITRE VI

L'ère de l'accumulationflexible> « The point is a simple one : thaï flexibility is being established on capital's ternis. Flexibility, therefore is paît of the problem, not the answer ». (John Tomaney [1990], p. 54).

Schémas de flexibUisation du travail Les nouvelles stratégies de modernisation capitaliste mises en œuvre pour remédier à la crise du mode de développement fordiste érigent la « flexibilité » en objectif universel. Dans un environnement politique et économique où la reconduction de la « contractualité rigide » du fordisme est confrontée à des contradictions exacerbées, les forces capitalistes sont amenées à préconiser la mobilisation générale de la totalité des « facteurs de production ». Les formes sociales que revêt la division du travail deviennent, de ce fait, la cible de prédilection d'un activisme néo-capitaliste fébrile ; la chasse aux rigidités est ouverte, la « guerre » contre toute sorte d'archaïsme est déclarée. D est urgent, semble-t-il, de démanteler les institutions, les pratiques consacrées et les représentations mentales qui empêchent l'entreprise performante de refaçonner le tissu social selon le triptyque : « innover, contrôler, améliorer » ! Paradoxalement, dans une période où la croyance en l'idée du progrès a perdu sa force attractive, le mouvement de la modernisation constitue le vivier d'un progressisme tempéré à l'état pratique. Que nos vénérables penseurs post-modernes se rassurent : il s'agit là d'un « meilleurisme » qui se décline selon les règles de l'éphémère, d'un progressisme micro-économique intotalisable dans un « Grand Récit » sociétal. D est question d'être up to date et non pas modeme, de vivre plutôt en « union libre » à durée limitée que de 1. Les deux premières parties de ce chapitre ont été initialement publiées dans L'Homme

« la Société, n° 109,1993/3.

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se consumer à petit feu dans un mariage à vie, phagocyté par les routines. Faute de « visionnaires » au sens fort du terme, la modernisation doit se contenter de « prévisionnaires », voire de gestionnaires. Point de promesses d'un avenir radieux ; la priorité étant de survivre, il ne reste qu'à s'armer contre les dangers et les incertitudes qui accompagnent la rupture des cadres « sécuritaires » du développement fordiste. Mieux vaut « l'effroi sans fin » que la « fin effroyable ». Si aujourd'hui les forces du capital regardent « stratégiquement » le travail, ce n'est qu'avec l'objectif d'une rationalisation plus poussée des modalités d'extraction de la survaleur. Celle-ci n'est pas simplement une grandeur comptable (une quantité de produit ou de valeur) mais, avant tout, la forme appropriée d'un procès social2. De ce point de vue, la construction d'une flexibilité capitaliste offensive n'est qu'un procès historique de transformation matérielle des conditions d'exploitation. Cette thèse implique que, malgré leur diversité, les modes de flexibilisation technique, organisationnelle et numérique (le nombre des actifs occupés) convergent vers un point commun : la reproduction intensifiée des rapports de production capitalistes. Voyons de plus près. Les modes de flexibilisation recouvrent de nombreux domaines ; le marché de l'emploi, le temps et l'organisation du travail, la production et les technologies productives, le contrat de travail, la structure des emplois et des qualifications, les représentations de la valeur sociale du travail, etc. Les stratégies de flexibilité prennent appui sur les nouvelles technologies d'automatisation pour intensifier la mobilité de la maind'œuvre et des flux productifs. Cette activité affecte la régulation institutionnelle des rapports de production capitalistes. Néanmoins, le « désengagement » de l'État ne signifie pas moins d'interventionnisme étatique 3 mais une réorganisation de la présence de l'État au sein des rapports de production. Cette réorganisation vise à encourager l'entreprise privée et à remarchandiser l'ensemble des composantes qui déterminent la valeur de la force de travail. Or, le développement des pratiques de flexibilité - phénomène associé largement, mais non pas exclusivement, à la présence des nouvelles technologies - , ne rime pas forcément avec « traitement éclairé » du travail par le capital. Comme l'écrit John Tomaney :

2. Etienne Balibar [1974], p. 120. 3. L'intensification de la régulation marchande nécessite un «interventionnisme» étatique renforcé dont un des aspects est la législation fiscale et sociale favorisant les « hauts revenus ». Comme le remarquent Robert Boyer et Jacques Mistral : «[...] L'État se doit d'intervenir plus, compte tenu du chômage et des faillites, alors même qu'il limite le montant unitaire des prestations sociales et se déclare pour la libre compétition et la non-ingérence dans les choix industriels » ([1984], p. 124).

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« D est vrai que les travailleurs dans les pays capitalistes développés sont confrontés à plusieurs formes de flexibilité. Celles-ci embrassent la demande pour une certaine polyvalence et une mobilité des tâches, l'affaiblissement des contraintes du contrat de travail, la dérégulation des salaires et des garanties salariales, l'abandon des règles qui entravent les prérogatives du management. [...] Cela ne conduit pas à des formes d'émancipation dans l'organisation du travail. La plupart des indicateurs qui mesurent le développement des différentes formes de flexibilité dans les pays de l'OCDE suggèrent le contraire » 4 . Les pratiques de flexibilisation connotent un degré supérieur de régulation managériale de la production et du travail. Assistée « matériellement » par les nouvelles technologies informationnelles, la flexibilité implique la gestion fluidifiée des procès de travail, l'intégration fonctionnelle des collectifs de travail, le décloisonnement des hiérarchies de l'entreprise, la déconcentration des unités de production et leur mise en concurrence, etc. Désormais, la centralisation décisionnelle (le commandement à distance) est techniquement et opérationnellement compatible avec une relative autorégulation fonctionnelle des différentes unités dispersées dans l'espace géographique. L'extemalisation de nombreuses tâches et de fonctions relativement «déqualifiées» (sous-traitance), fait miroiter une élévation générale des qualifications dès lors que l'entreprise se recentre sur ses activités principales (la filière interne). Pourtant, le tableau doit être nuancé si l'on envisage l'espace entreprise dans son intégralité. L'analyse sociologique de ces réalités changeantes ne va pas sans difficultés. D'autant plus que l'investigation empirique est insuffisante et sélective, ciblée principalement sur certains secteurs de pointe. Assurément, le capital est confronté à la volatilité des marchés, à l'accentuation de la compétition intra et inteifirme, à la nécessité de tirer avantage des régimes de travail flexibles en vue d'une meilleure profitabilité. Dans ces conditions, il est difficile de construire une vision globale parce que l'objectif même de la flexibilité est de répondre aux besoins, souvent extrêmement spécifiques, de chaque entreprise 3 . Une des questions cruciales du débat porte sur l'évaluation de la charge stratégique de la « spécialisation flexible » en tant

4. John Tomaney [1990], p. 53. Concernant la structure des régimes de travail flexibles (flexible pattems of work), David Harvey remarque : « De tels réamenagements flexibles de l'emploi ne créent pas nécessairement un grand mécontentement chez les travailleurs, car la flexibilité peut parfois être mutuellement avantageuse. Mais les effets cumulés, envisagés du point de vue de la protection sociale, des droits de retraite, des niveaux de salaire et de la sécurité de l'emploi, n'apparaissent aucunement positifs pour les travailleurs dans leur ensemble» ([1989], p. 151). 5. David Harvey [1989], p. 150.

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que riposte capitaliste adéquate à la crise du fordisme 6 . Son enjeu théoricopolitique pourrait se résumer ainsi : la restructuration en cours de la production et du travail renvoie-t-elle à l'hégémonie tendancielle des pratiques capitalistes post-fordistes ? Si tel était le cas, la spécialisation flexible serait le passage obligé de toute stratégie efficace de rationalisation capitaliste, et partant, la voie privilégiée pour assurer la mise en place d'un nouveau modèle de développement. Revenons sur la signification de l'accumulation flexible. Ce concept désigne l'articulation contradictoire entre segments différents du champ d'accumulation capitaliste à l'échelle globale qui organisent la consommation productive de la force de travail (mais aussi les modalités de sa reproduction sociale) selon des régimes de production et des formes de régulation institutionnelles foncièrement différents. Une telle « articulation » ne saurait être comprise en termes de juxtaposition : les différents segments de l'accumulation s'imbriquent et se superposent, agencés par le jeu inégal et combiné des mouvements de la valorisation. Le mode d'articulation ne présuppose pas forcément des espaces géographiques distincts : dans le même lieu, sous le même toit, plusieurs types de procès de production et d'exploitation peuvent « coexister », s'allier, se combiner, et en même temps, s'opposer. Le capital non seulement articule en rassemblant des segments « distincts » mais produit son propre espace de développement polarisé et polarisant. Les différents segments de l'accumulation flexible ne préexistent pas en tant que tels à leur mode d'articulation. Au contraire, c'est leur mise en relation qui structure leur spécificité. Mieux, il y a un lien de causalité entre l'articulation et l'inégal développement des segments. Cette thèse implique de ne plus analyser, comme le font les théorisations unilatérales du « postfordisme », un segment particulier de l'accumulation selon le schéma avance/retard par rapport au segment le plus « développé ». Si l'accumulation flexible est étroitement liée à la crise du fordisme, elle ne saurait être extrapolée comme nouvelle ère « post-fordiste ». Loin de traduire un seul mode de production flexible à dominance informationnelle, elle désigne la conjonction asymétrique de plusieurs types de reconstruction capitaliste, opérant dans les divers contextes de l'accumulation globale. Les différents types de reconstruction ne sont pas les sous-produits issus d'options technologiques hétérogènes mais matérialisent le projet hégémonique des forces dominantes s'efforçant de reproduire le capital comme pouvoir social. Les caractéristiques des ressources technologiques, leur constitution, utilisation et diffusion, leurs impératifs fonctionnels sont plutôt à expliquer au lieu de 6. Selon John Tomaney, le terme de spécialisation flexible est dépourvu de valeur descriptive : « Le terme de spécialisation flexible a été utilisé pour couvrir une telle gamme d'expériences et de changements dans les domaines de la technologie, de l'organisation du travail et des institutions politiques, qu'il a perdu la moindre précision qu'il disposait dans le passé ([1990], p. 51).

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figurer comme facteurs explicatifs. Les nouvelles technologies productives sont des moyens de pouvoir déterminés par des conditions sociales (et des équilibres de forces) et non pas des acteurs autonomes du changement social. Ainsi, les directions d'entreprise peuvent introduire dans la même période des systèmes technologiques et organisationnels totalement différents selon la disparité des contextes locaux. « L'explication de toutes ces différences doit être recherchée dans les stratégies du capital, dans le contexte des résistances auxquelles il se heurte, et non pas dans les impératifs technologiques per se »1. D'après notre distinction, le terme de spécialisation flexible recouvre la partie de l'accumulation flexible que l'on appelle couramment « espace postfordiste » a . Malgré ses faiblesses analytiques, le terme évoque l'existence de topiques productives diffuses, éclatées, organisées selon les principes de l'automation flexible programmable. Les figures du nouvel ordre productif que la spécialisation flexible recouvre, cristallisent un objectif ambitieux : la recomposition de la production mécanisée de masse qui spécifiait le fordisme. La topique productive emblématique de la spécialisation flexible est l'atelier flexible. Ce dernier prend le pas sur l'usine fordiste, quant à elle affaiblie par des hiérarchies fonctionnelles et organisatioimelles trop rigides ainsi que par la vulnérabilité antagonique des vastes concentrations industrielles. À la place des agrégats mécaniques unifonctionnels et des postes ultra-spécialisés propres au fordisme, les nouvelles technologies polyvalentes permettent de raccourcir le temps productif. Des changements en chaîne se succèdent Ils affectent à la fois la structure des produits (renouvellement accéléré de la gamme des marchandises offertes à la clientèle, de leur qualité et fiabilité, « personnalisation » des choix du consommateur à travers la production en

7. Michael Rustin [1989], pp. 60-61. Par ailleurs, la polarisation des systèmes techniques - des formes d'organisation économique qui les structurent - investit l'espace national de l'intérieur. L'exemple des délocalisations industrielles aux États-Unis (déplacement du Nord-Est vers le Sud et l'Ouest) est significatif : « Comme par un retour de l'histoire, les mêmes raisons qui ont poussé les industriels à investir, au début du siècle, dans le Nord-Est - là où la main-d'œuvre était nombreuse et peu organisée, résultat de l'immigration tant intérieure qu'internationale- vont entraîner aujourd'hui les investisseurs à s'orienter vers le Sud et l'Ouest » (Christian du Tertre [1989], p. 14). 8. L'idée que la spécialisation flexible est une des composantes (stratégiquement fondamentale mais non pas exclusive) des stratégies de restructuration capitalistes, est soutenue, parmi d'autres, par Michael Rustin : « Les nouvelles technologies ont fourni les ressources d'une stratégie alternative (de "restructuration") pour le capital dans quelques secteurs. Mais dans d'autres, à l'instar des industries de l'automobile, le transfert de systèmes "fordistes" vers des endroits du monde où le travail demeure moins contestataire par rapport aux pays métropolitains était plus important que n'importe quel recul économique de la production de masse» ([1989], p.61). Selon le même auteur, «la spécialisation flexible a une signification économique et stratégique dans certains secteurs et endroits, alors que d'autres systèmes de régulation sont délibérément renforcés ailleurs » (P 62).

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petites séries) ; la gestion des stocks (à flux tendus) 9 ; les systèmes productifs (recours à des manipulateurs industriels automatiques, diminution des tâches de fabrication et montée des tâches liées à l'organisation/écoulement de la production, subordination du rythme productif aux aléas de la demande, circulation latérale de l'information) ; l'organisation managériale du travail. La spécialisation flexible (par la suite nous utiliserons indistinctement les termes spécialisation flexible et post-foidisme), semble instaurer un cadre encore fragile, et assurément très étroit, pour permettre une nouvelle longue vague d'accumulation intensive (survaleur relative). Pour deux raisons, qui sont des aspects complémentaires du même problème. D'une part, il est sans doute difficile de connaître le poids relatif de la composante post-fordiste dans l'économie émergente de la flexibilité. Si les stratégies de la spécialisation flexible ont comme théâtre opérationnel le segment le plus « avancé » de l'accumulation flexible, il reste à démontrer qu'elles sont capables d'exercer un effet d'entraînement sur les segments pré-fordistes et fordistes. Surestimer la dynamique de la composante post-fordiste, ou, inversement, méconnaître le potentiel de toutes les autres ne peut que conduire à des conclusions abusives l 0 . D'autre part, la spécialisation flexible acquiert sa signification réelle dans l'espace plus large des transformations en cours du rapport social. Notre hypothèse implique au niveau catégoriel que le « post-fordisme » ne peut prétendre à une pertinence analytico-explicative en dehors du concept d'accumulation flexible. Pour reprendre les propos de Michael Rustin : « D est impératif de lier le post-fordisme à la totalité des stratégies du capital, et de considérer les questions politiques stratégiques du point de vue des relations sociales de l'ensemble du mode de production contemporain et non simplement d'un seul segment avancé de ce dernier » 1 '. Dans ce cadre conceptuel, la consolidation d'un nouveau régime de croissance ne s'épuise pas, comme l'imaginent les promoteurs de la « révolution informationnelle », en une rencontre béate entre le capitalisme avancé et la nouvelle vague technologique. Une sortie « maîtrisée » de la crise du fordisme n'est concevable que sur la base d'une jonction souple de toutes les composantes de la reconstruction capitaliste qui s'avérerait conforme à la loi de l'accumulation. La question du rôle crucial du post-fordisme dans ce 9. D'après Georges Archier et Hervé Sérieyx [1984], c'est l'option «cinq zéros » qui résume les principes opérationnels du nouveau modèle entrepreneurial : zéro stock, zéro délai, zéro défaut, zéro panne, zéro papier. En particulier, l'option « zéro stock » est étroitement liée aux nouvelles conditions de commercialisation et de consommation (produits sur mesure, destinés à des marchés diversifiés et extrêmement fluctuants). La gestion prévisionnelle des stocks présuppose une capacité d'anticipation réelle des changements économiques dans et hors de l'usine. 10. Michael Rustin [1989], p. 76. 11. Ibid. Emphase ajoutée.

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processus renvoie, précisément, aux modalités pratiques de cette jonction : à sa capacité de déterminer le mode d'articulation des différents segments qui composent l'espace de l'accumulation globale. Ce qu'il reste à suivre...

L'implosion delà« contractualité fordiste » La contrepartie de la « volatilisation » du capital est la normalisation « intégrée » du travail. Le contrôle capitaliste de la force de travail, la définition des qualifications, les conditions socio-institutionnelles de fixation des taux de salaire, la structure même du marché de l'emploi sont réorganisés sous l'impulsion de la flexibilité. Néanmoins, il serait unilatéral de ramener l'ensemble de ces transformations à leurs aspects strictement économiques et ergonomiques, comme si la finalité du procès de production capitaliste était la production de valeurs d'usage. Sans mésestimer l'utilité des études portant sur le contenu concret des procès de travail flexibles, l'essentiel, du point de vue théorique, serait d'examiner les processus de flexibilisation sous un angle particulier : celui des nouvelles modalités d'exploitation et de domination capitalistes. C'est sur cette base que nous pouvons comprendre les tendances de segmentation et de recomposition qui traversent le salariat. L'éventail des stratégies de flexibilité capitalistes se situe entre archaïsme et science-fiction. Ce n'est pas une façon de parler, car la configuration évoquée correspond à des pratiques réelles qui concrétisent la gestion différenciée de la force de travail. Toutes les fractions du travailleur collectif ne sont pas de la même manière « flexibles », « automatisées » et « intégrées ». Elles ne sont pas soumises au même univers disciplinaire. Leur propre résistance à la flexibilité fonctionnelle et numérique des directions d'entreprise dépend de leur malléabilité politique, de l'habileté du management à faire éclater les collectifs de travail traditionnels et à promouvoir des communautés de substitution faites sur mesure, des traditions industrielles de classe, et fondamentalement, de l'existence d'un mouvement syndical fort, modeme, démocratique et informé, articulant ses pratiques au sein d'un large réseau de solidarité laborale. Néanmoins, l'initiative politique appartient au capital et à ses « fonctionnaires » (Karl Marx). Ce sont eux les « auteurs » des stratégies de la modernisation flexible : des stratégies argumentées et orchestrées comme « fatales » au sens propre du terme, à savoir inévitables puisque relevant du fatum. Ce sont eux les promoteurs d'accords flexibles, décentralisés et fortement différenciés, portant sur le salaire direct, les conditions de travail et de sécurité, le temps de travail et les cadences. En particulier, ces accords modifient le contenu et la portée des négociations collectives. Et pour cause : fragilisé par les effets destructeurs de la modernisation et le recours croissant à une main-d'œuvre à « statut infériorisé », voire « hors statut », le travail

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organisé est amené à faire des concessions en matière de salaire (tassement ou abaissement du salaire réel, rémunération individualisée) mais aussi en matière d'organisation du travail, de productivité, de droits sociaux l2 . Les conventions collectives, épine dorsale de la « contractualité fordiste », se vident progressivement de leur substance au risque de devenir obsolètes. L'abandon partiel de la « souveraineté laborale » par les syndicats ne fait qu'aggraver leurs difficultés : les concessions ne sont payantes que pour la partie adverse. Les choix stratégiques des entreprises (innovations technologiques, investissements, organisation du travail) relèvent du seul ressort des directions patronales. Des conventions collectives on glisse vers les concessions collectives. La désintégration du pattern bargaining conduit au concession bargaining. Les négociations paritaires s'amenuisent : c'est la gestion microcontractuelle des trajectoires professionnelles flexibles et fortement individualisées qui prend la relève. La flexibilisation du travail accentue l'éclatement des collectifs de travailleurs. La segmentation du salariat s'aggrave. Cette évolution ne s'arrête pas aux seuls processus de gestion néo-contractuelle de la force de travail, même si cet aspect demeure fondamental. Elle ne se limite pas non plus aux déclassements et reclassements des métiers au sein de l'espace productif global. En fait, ce qui est souvent considéré comme enrichissement des tâches, et donc, preuve de requalification (par exemple : identifier et résoudre des problèmes en faisant face aux aléas imprévisibles au lieu d'exécuter des tâches fixes et prévisibles) se révèle être un phénomène relativement restreint si l'on examine non seulement le procès de travail direct mais la totalité des processus modulaires intégrés, allant de la conception jusqu'à la vente. Qui plus est, certains analystes confondent la qualification extensive, c'est-à-dire la perméabilité des frontières entre activités de travail voisines, avec la recomposition des tâches, voire du « métier ». Or, l'érosion des démarcations

12. Analysant les transformations de la classe ouvrière américaine en plein règne reaganien, Marianne Debouzy [1985] insiste sur l'impact social et syndical des restructurations dans un contexte de crise : la déréglementation « a suscité l'apparition de centaines de nouvelles compagnies dont les syndicats sont absents qui offrent des tarifs et des salaires plus bas, et refusent de payer les salaires fixés par la convention collective de la branche » (p. 8). C'est dans le domaine des règles qui empêchent la sous-traitance et limitent le travail à temps partiel que les syndicats ont fait le plus de concessions. Ils ont même renoncé à des droits en matière de licenciements, de promotion et de mobilité que confère l'ancienneté des salariés. L'offensive patronale a été facilitée par la bureaucratisation des syndicats et leur assimilation à des « compagnies d'assurance » plutôt qu'à des organisations qui défendent les intérêts des travailleurs. Le démantèlement du Welfare a par ailleurs comprimé les marges de manœuvre du travail organisé tout en déstabilisant la position sociale des groupes les plus vulnérables. Autre phénomène significatif : le spectre de la précarisation et la montée du sentiment d'insécurité sociale rendent possible la juxtaposition du chômage et de la pratique, extrêmement répandue, des heures supplémentaires : « Yovertime n'est pas seulement obligatoire : il est recherché en temps de crise. La réaction des ouvriers qui se sentent menacés, c'est d'accumuler le maximum d'heures » (p. 9).

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entre les qualifications n'est pas forcément synonyme de « multi «-qualification et de polyvalence fonctionnelle. L'élargissement des tâches préalablement décomposées n'aboutit pas automatiquement à une requalification au sens fort du terme mais plutôt à une surcharge laborale sans contrepartie substantielle, voire à une sorte de « multi-déqualification ». D'autant plus que la reconnaissance managériale d'une telle « recomposition » des tâches dans les grilles de qualification et de rémunération fait ordinairement défaut. Comme d'habitude, la réalité demeure en retrait sur « l'idéal » des discours. Les modalités de segmentation qui se dessinent à l'intérieur du salariat sont souvent analysées en termes de dualisation du marché de l'emploi. Selon cette conception, les stratégies de modernisation flexible recomposent l'ancienne configuration du travail et sa morphologie de classe. La « contractualité fordiste » a vécu. La nouvelle « constitution sociale » lui succédant se veut « normalisatrice », « intégrée », « flexible ». Elle procède d'un double mouvement d'exclusion/inclusion : pour certains groupes la flexibilité s'avère porteuse d'exclusions, pour d'autres, elle représente une évolution conforme à leurs aspirations, leur permettant, le cas échéant, d'acquérir de nouvelles formes de polyvalence verticale (compétences en aval et en amont du poste occupé) et horizontale (compétences de métier complémentaires). Le terme de dualisation a ses mérites. D attire l'attention sur un phénomène fondamental : la fragmentation de la classe ouvrière, son éclatement en des statuts hétérogènes. Le double impact de l'offensive néolibérale et de la crise du mouvement ouvrier sont à l'origine de ce bouleversement déconcertant. Compte tenu de l'extemalisation de certains procès de travail par l'entreprise dominante, la division entre travailleurs « internes » et « externes » constitue dès lors une ligne de démarcation réelle, quoique circonscrite et subordonnée aux tendances structurelles de la division capitaliste du travail. En substance, l'idée de dualisation renvoie à la différenciation implosive du salariat vécue comme situation de rupture, érigée sur les cendres du fordisme conquérant. Cependant, il ne serait pas inutile de rappeler que la classe ouvrière n'a jamais constitué un tout homogène et unifié. Composée de fractions agrippées à des modes de structuration spécifiques, elle ne parvient à s'unifier que tendanciellement, c'est-à-dire partiellement, imparfaitement, rarement, à travers la lutte qu'elle mène pour dépasser son propre éclatement de classe, constamment reproduit par la concurrence des prolétaires entre eux. En outre, l'idée d'un marché de l'emploi « pur », à l'abri de la segmentation opérée par les politiques de reproduction (et, en conséquence, par les contradictions immanentes aux rapports sociaux de genre, d'origine ethnique, de génération et de scolarisation), ne résiste pas à un examen informé. Par contre, ce qui pourrait constituer une hypothèse d'investigation valable, c'est la détermination de ces divisions par l'« armée salariale de réserve » : ce qui rend

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« privilégiés » les salariés du marché primaire de l'emploi, c'est avant tout une relative protection contre le chômage (relative, anxieusement relative). C'est le spectre de leur inclusion dans les marges qui hante la nuit des prolétaires précarisés. C'est à partir de cette détermination fondamentale que nous pouvons saisir, d'une part, les homologies et les chances objectives de convergence entre les divers segments des exploités, et d'autre part, leur hétérogénéité renvoyant à des modalités d'exploitation de classe différentes. L'archipel de la sous-traitance (lui-même composé d'éléments variés et singulièrement disparates, mais en même temps subaltemisés du fait de leur position dépendante) et les « salariés-acteurs » courtisés par le management participatif sont deux figures sociales de l'accumulation flexible qui s'inscrivent dans le même rapport social d'appropriation (celui de l'exploitation capitaliste) mais selon des modalités particulières : caractéristiques des procès de travail, type de contractualité en jeu, inscription dans la division travail manuel/travail intellectuel, stratégies de reproduction sociale. Une description moins schématique du marché de l'emploi restructuré sous l'impulsion de la flexibilisation nous amènerait à reformuler la thèse de la dualité, en proposant un schéma tripartite susceptible de mieux saisir les topiques productives de l'accumulation flexible. En fait, nous pouvons distinguer les trois groupes suivants de travailleurs : 1. Le noyau central (hard core group) qui constitue le marché primaire de la force de travail. D s'agit d'un groupe relativement stable, qualifié, bien rémunéré, avec des perspectives réelles de requalification et de promotion. La contrepartie est la flexibilité fonctionnelle et l'engagement à la mobilité, même géographique, si la situation concrète l'exige. Une certaine présence et expression syndicales sont souvent observables mais la tendance générale est l'affaiblissement des négociations collectives (notamment, leur transfert de la branche à l'entreprise), la minimisation de l'emprise des collectifs traditionnels, la gestion individualisée des contrats, des carrières et des différends. 2. La périphérie, qui comporte deux sous-groupes (David Harvey [1989]). Le premier est constitué de salariés à plein temps, dont la qualification est abondamment disponible sur le marché et/ou facilement substituable. Les acquis et les droits sociaux de ce groupe (qui inclut les employés de bureau les moins qualifiés, les ouvriers manuels, etc.) sont en régression, alors que le taux de rotation du travail y est particulièrement élevé. Le deuxième groupe périphérique, qui comprend la masse flottante des « précarisés », est caractérisé par une grande flexibilité numérique : travail à temps partiel, temporaire, à durée déterminée, vacatariat, sans oublier l'expansion de la soustraitance, de l'« économie souterraine » et du travail dégradé à domicile (voici ce qui exemplifie le trafic des temporalités productives : l'archaïque dans le « post »). Ce sous-groupe est filtré à l'embauche, précarisé au niveau de l'emploi et du revenu, flexibilisé à travers des formes de pseudo-salarisation

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qui lui assignent un statut juridique inférieur par rapport aux nonnes légales et conventionnelles en vigueur. Fracturé et isolé par une expérience de travail itinérante, enfermé dans des trajectoires professionnelles culs-de-sac, mal rémunéré et travaillant souvent dans des conditions périlleuses, il est d'autant plus vulnérable qu'il peine à se doter de formes élémentaires d'organisation syndicale et à gagner la sympathie active des travailleurs stables. Or, cette incapacité ne peut qu'entraver l'efficacité revendicative du « reste » des travailleurs. 3. La masse croissante des paupérisé(e)s qui n'arrivent même pas à constituer leur force de travail en marchandise : jeunes à la recherche d'un premier emploi, femmes seules sans-emploi, travailleurs âgés ou peu qualifiés, appartenant souvent à des secteurs en déclin. Ces groupes se paupérisent de façon absolue et vivent avec maintes frustrations leur mise à l'écart dans une société de plus en plus opulente. Les couches paupérisées du salariat représentent une pauvreté de crise qui n'est pas susceptible d'être absorbée par les mécanismes d'autorégulation du marché. C'est le démenti postmodeme du progressisme keynésien qui se représentait de telles situations comme « résiduelles », en voie d'extinction définitive. « Vivier » de détresse sociale et de misère humaine, leur existence est emportée par la vague, de la même manière que le temps des « gagneurs » est scandé par la vogue. Telle est la logique de la crise : la vague qui « exclut » les uns, « inclut » les autres dans le confort d'une appropriation privative prétendument « méritée ». Ces deux aspects ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Derrière les « exclus », il y a la matérialité des mécanismes sociaux d'« exclusion ». Mais dans le cadre de la modernisation capitaliste, il n'est qu'une manière efficace d'exclure ; celle qui consiste à inclure les plus vulnérables parmi les dominé(e)s dans les faux frais de la modernisation. Cette logique implacable produit ses propres miroitements idéologiques en faisant spontanément figurer un espace social où le « dedans », éjectant le « dehors » encombrant, s'autorassure, moyennant une opération de « catharsis » imaginaire ! Comme si le spectacle d'une vie sans rêve, habitée seulement par le cauchemar de la survie et où l'idée même de l'espoir devient une quasi-obscénité, était sans rapport causal avec la ligne de clivage structurante : celle entre le capital et le travail.

Ambiguïtés et fantaisies du « post-fordisme » Nous avons proposé comme cadre analytique du « nouvel âge productif » la topique de l'accumulation flexible. Par ce concept stratégique nous nous efforçons de penser le développement historico-géographique inégal et combiné du capitalisme contemporain, réorganisé à l'échelle globale. L'accumulation flexible ne représente pas un nouveau modèle de

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développement mais l'espace socio-économique où convergent plusieurs régimes de travail et modes de régulation. La flexibilisation capitaliste de nos jours est un phénomène multidimensionnel dans la mesure où elle renvoie à l'entrecroisement entre une pléthore de systèmes productifs en compétition. Une fois cette configuration d'ensemble posée, le rôle et la place des pratiques post-fordistes en son sein restent à examiner de plus près. En référence au paradigme industriel qui lui serait propre, le postfoidisme désigne les modalités d'assouplissement qui interviennent dans la conception et la fabrication des produits sur la base des nouveaux systèmes d'intelligence artificielle. Le support technologique du post-fordisme, que certains appellent automation flexible, rend possible la production de valeurs d'usage en petites séries, qualitativement diversifiées et adaptables face à la structure d'une demande globale de plus en plus « volatile ». Dans le contexte de marchés segmentés et instables, caractérisés par l'intensification de la concurrence et une grande innovation commerciale, la production en séries courtes s'impose comme une nécessité. L'économie flexible de variété requiert une fabrication « sur mesure », une prdcluction en continu, sans « en cours » ni « temps morts » : just in time, just in case, intégration des tâches, augmentation du taux d'engagement des machines, fluidifïcation de tous les moments du cycle productif, etc. À l'opposé de l'automatisation fordiste où pour modifier les fonctions de la machine il fallait modifier les équipements eux-mêmes, le cycle de vie de l'équipement post-fordiste est partiellement dissocié du cycle de vie d'un produit particulier l3 . Pour autant, ce n'est pas la « fin » de la production de masse : « l'introduction d'une plus grande variété de produits désignerait un nouvel épisode de la production de masse et non pas son abandon » u . Si l'automation flexible permet de raccourcir les délais de réaction des systèmes productifs face à l'évolution rapide des habitudes de consommation, des goûts et des besoins, la flexibilité des procès de travail rend possibles de nouvelles économies du temps, en fonction des nécessités de la valorisation. La flexibilité représente ici une technologie patronale pour atteindre une meilleure performance dans la programmation des procès de travail. La nouvelle culture entrepreneuriale préconise une conception « holistique » des activités de production, une sorte de « fin » managériale de la division rigide du travail. Toutefois, les formes de mobilité et de flexibilité du travail étant subordonnées au procès de valorisation du capital, la consommation « intégrée » des forces de travail est irréductible à une « bonne volonté » de la fraction éclairée du managériat de dépasser l'aliénation du travail morcelé fordiste. Le changement des techniques managériales ne conduit pas à P« émancipation » des travailleurs, même si certains aspects de la « polyvalence » ou de la 13. Danielle Lcborgne, Alain Lipietz [1988], p. 85. 14. Robert Boyer [1989], p. 290.

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« polyactivité » peuvent être positivement vécus par ceux-ci. Le partage des responsabilités, tant magnifié par le management participatif, n'équivaut pas à la « libération » post-fordiste du travail : les seuls véritablement « libérés » du travail sont les cohortes des sans-emploi. Pour ceux et celles qui restent, l'adaptation aux nouveaux impératifs de production s'impose nolens volens. Certes, l'entreprise flexible promeut une plus grande communication latérale entre les différents secteurs, s'efforce d'assouplir son organigramme en remplaçant la « hiérarchie d'autorité » par la « hiérarchie de compétence », se réclame d'un réaménagement de la division du travail vers plus d'« autonomie » et de « polyvalence » pour les salariés. Or, « le partage des responsabilités, une certaine forme de participation sont impensables au niveau stratégique, impensables au niveau de l'organisation (qui est "réservée aux techniciens"), acceptables seulement au niveau de l'exécution»15. L'allégement de l'organisation pyramidale de l'entreprise n'a pas nécessairement pour conséquence un relâchement du contrôle capitaliste sur les travailleurs. La contrainte globale directement exercée par le système de production remplace en partie le contrôle strictement hiérarchique par directives transmises par la maîtrise et l'encadrement intermédiaire. À l'obéissance personnelle s'ajoute l'auto-discipline du groupe. Ce qui importe de contrôler n'est plus le poste isolé de travail, mais la dynamique du collectif des travailleurs en tant que telle. Le contrôle tend ainsi à devenir de plus en phis « abstrait », « impersonnel », « systémique ». D est omniprésent et nulle part, polycellulaire et déréalisé dans sa matérialité tangible. D perd sa visibilité immédiate dans la mesure où il se banalise en devenant simple contrainte technique. Cette évolution connote une modification remarquable du régime disciplinaire d'entreprise selon laquelle les obligations de la gestion fluide en réseaux succèdent au commandement patronal centralisé. Michael Burawoy évoque à cette occasion le passage des régimes d'usine despotiques aux régimes d'usine hégémoniques. À cette précaution près, que l'organicisme décentré et normatif du post-fordisme n'épuise pas, à lui seul, la diversité des pratiques contemporaines de rationalisation managériale. Michael Burawoy [1985] souligne l'émergence de structures politiques et idéologiques dans la production qui soutiennent le procès d'extorsion de survaleur et contribuent à l'obscurcissement des mécanismes d'exploitation. La reproduction des rapports capitalistes dans le procès de production requiert des mécanismes qui organisent politiquement le consentement (politics in production). Pour lui, les régimes hégémoniques fonctionnent aussi à la coercition. Mais l'élément prévalant est l'intériorisation des contraintes, à tel point que la discipline et la punition deviennent elles-mêmes un des enjeux du consentement : « Le nouveau management ne peut plus longtemps se fier 15. Maurice de Montmollin [1981], p. 48.

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entièrement au ressort économique du marché. D ne peut pas non plus imposer un despotisme arbitraire. D faut persuader les travailleurs de coopérer avec le management. Leprs intérêts doivent être coordonnés avec ceux du capital. Les régimes despotiques du capitalisme des premiers temps, où la coercition prime le consentement, doivent être remplacés par des régimes hégémoniques, dans lesquels prime le consentement (quoique la coercition n'y est jamais absente) » (p. 126). Dans les vieilles industries manufacturières, consécutivement à la détérioration des rapports de forces aux dépens des travailleurs, un nouveau despotisme apparaît : le despotisme hégémonique : « Les intérêts du capital et du travail continuent d'être concrètement coordonnés. Mais là où le travail était habitué à bénéficier de concessions sur la base de l'expansion des profits, il est amené maintenant à faire des concessions sur la base de la profitabilité relative de son propre capitaliste vis-à-vis de son concurrent, c'est-à-dire des coûts de revient. Le principal point de référence n'est plus le succès de l'entreprise d'une année à l'autre mais le taux de profit qui pourrait être obtenu ailleurs. Le dilemme des travailleurs dans des firmes qui ne dégagent pas de profits est entre la réduction du salaire et la perte de l'emploi. Le nouveau despotisme n'est pas la résurrection de l'ancien : ce n'est pas la tyrannie arbitraire du contremaître sur les travailleurs individuels (quoique cela arrive aussi). Le nouveau despotisme est la tyrannie "rationnelle" de la mobilité du capital sur le travailleur collectif » (p. ISO). De ce point de vue, la volatilité du capital représente le dispositif de disciplinarisation par excellence : « la peur d'être licencié est remplacée par la peur de l'exode des capitaux, la fermeture de l'entreprise, la délocalisation, le désinvestissement industriel » (ibid.). Une importante littérature sociologique et économique met en avant la thèse selon laquelle le travail devient de plus en plus « abstractifié », «intellectualisé», moins concentré sur la répétition routinière de tâches éclatées et davantage sur la maîtrise de cycles opératoires complexes. Ces analyses insistent sur deux phénomènes étroitement liés : 1. La diminution des tâches liées à la phase de la fabrication et la montée corrélative des activités en amont et en aval de cette phase autrefois prédominante. L'atelier de fabrication est présenté comme un lieu « majoritairement vide », l'essentiel du travail étant réduit à des opérations de surveillance, anticipation, diagnostic et détection des pannes. L'image postmoderne d'un opérateur derrière une console de contrôle (notamment dans les industries de process où il n'existe pas de rapport direct entre le « rythme » de la dépense de la force de travail et le « rythme » de la production), est assez éloquente. Elle suggère que la présence massive d'automates industriels intégrés occasionne une redistribution du travail concret qui favoriserait l'émergence d'équipes polyvalentes. Ses caractéristiques sont le rapprochement du travail direct et du travail indirect, la progression des tâches

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de gestion dans l'atelier, etc. Cette évolution va de pair avec l'« intemalisation » de l'injonction marchande comme variable qui influe sur le fonctionnement et le réagencement des différents cycles du procès de production. Au reste, l'entreprise se sépare d'une partie de ses fonctions productives et gestionnaires secondaires comme la manutention, le transport, le nettoyage, l'entretien ou le gardiennage. Elle extemalise ainsi une fraction de son personnel, notamment sous forme de sous-traitance, tout en maintenant le « cœur » des procès de travail et de gestion. Cette extemalisation conduit ensuite à une déconcentration géographique vers des nouvelles zones industrielles et/ou vers des pays de faible constitution du rapport capitaliste. 2. Le deuxième phénomène concerne la dissociation entre la transformation de la matière et l'intervention humaine. Dans le cadre du « mode de production informatisé », les changements qui affectent la fabrication, la gestion des flux et le rapport conception/exécution redéfinissent les contenus du travail concret. Le travail direct recule tandis que les opérations indirectes progressent. Alimenter le procès productif, surveiller son déroulement ou assurer la commercialisation des produits sont des fonctions dont le poids relatif ne cesse d'augmenter. A la limite, l'intervention humaine concerne la non-production, c'est-à-dire les « pannes » advenues au sein des procès de travail. Cela modifie considérablement le rapport au travail, en particulier, l'expérience ouvrière. D'après certaines interprétations des réalités de l'atelier flexible, la perte du contact physique direct avec la matière travaillée équivaut à une véritable intellectualisation du travail dont le pendant est le « devenir immatériel » de l'investissement en capital (intelligence artificielle, technologies de l'information, formation et information, procédures de communication). Ce tableau doit être nuancé pour faire la part de ce qui relève de l'investigation empirique et de ce qui relève de l'imagerie futuriste. Notons d'abord que l'ultra-modernité organisationnelle de l'atelier post-fordiste fait souvent écran au développement d'un néo-conservatisme social dans l'entreprise qui malmène les droits et les aspirations des travailleurs. Le travail en équipes «semi-autonomes» (ou l'amorce d'un mouvement de reprofessionalisation) doit être analysé en tenant compte des asymétries et des ambivalences de cette coopération modelée par le management pour susciter un esprit de concurrence tous azimuts et augmenter la charge moyenne du travail. Certes, les nouveaux modes d'intensification du travail diffèrent de ceux du fordisme industriel. Les finalités restent pourtant les mêmes : faire disparaître la « porosité » de la journée du travail, et en l'occurrence, contrôler plus efficacement le déroulement des cycles opératoires ainsi que la qualité des produits. De nouvelles formes de pénibilité émergent dans l'atelier flexible, en contraste avec son image ordinaire d'un univers « immatériel » et « dépollué ».

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Fin du travail pénible ? À rencontre des affirmations qui décèlent dans la transformation actuelle des systèmes productifs le passage de la « civilisation de la peine » à la « civilisation de la panne » (cf. « Prospective 2005 ». Sept explorations sur l'avenir. Rapport n° 1, Commissariat Général du Plan/CNRS, Paris, 1985, p. 34), les efforts physiques et les risques professionnels au travail ont considérablement augmenté au cours des deux dernières décennies. Selon une enquête de la Direction de l'Animation de la Recherche des Études et des Statistiques (DARES, Ministère de l'emploi et de la solidarité), 72 % des salariés fiançais déclarent faire des efforts physiques dans leur travail en 1998 contre 64 % en 1984. Rester longtemps débout (54 %), porter des charges lourdes (38 %), rester longtemps dans une posture pénible ou fatigante à la longue (37 %), effectuer des déplacements à pieds, longs ou fréquents (35 %), effectuer des mouvements douloureux ou fatigants (34 %), effectuer d'autres efforts physiques importants (24 %), tous les indices sont en nette progression par rapport à 1984, et encore plus par rapport à 1978. Ce sont les ouvriers qui conjuguent le plus d'efforts ; ils déclarent rester longtemps debout (76 % en 1998 contre 68 % en 1984), porter ou déplacer des charges lourdes (61 % contre 40 %), effectuer des déplacements à pieds, longs ou fréquents (45 % contre 19 %). L'évolution de la perception des risques professionnels au travail est assez comparable : la proportion de salariés qui en subissent plus de deux passe, de 25 % en 1984, à 34 % en 1991 et à 40 % en 1998. Concrètement, les salariés déclarent respirer des poussières (36 % en 1998 contre 27 % en 1984), risquer de faire une chute grave (25 % contre 14 %), d'être atteints par la projection ou la chute de matériaux (23 % contre 14 %), de se blesser avec des outils (30 % contre 23 %). Les risques diffèrent selon la catégorie socio-professionnelle, mais les ouvriers y sont exposés deux fois plus que la moyenne (65 % ; 45 % ; 46 % ; 61 % respectivement pour les quatre dernières catégories évoquées). On observe aussi une forte exposition des salariés de la santé, des policiers et des employés de commerce ainsi qu'un rapprochement des contraintes physiques du tertiaire et de l'industrie. Même si la lecture de ces données statistiques doit être relativisée, compte tenu non seulement des transformations du travail mais aussi des changements de perception des salariés, on est loin de la vision aseptisée d'une « civilisation de la panne » débarrassée des principales formes de pénibilité et de nuisance que subissent les salariés. Dans cette civilisation, ce sont les travailleurs qui tombent souvent « en panne », et assurément, point par ennui ou par « goût immodéré pour le changement ». (Source : Michel Cézaid, Sylvie Hamon-Cholet, « Efforts et risques au travail en 1998 », Premières Synthèses, n° 16. 1, DARES, avril, 1999).

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D'après Robert Howard, « la logique du travail informatisé - fondé sur l'application systématique de règles encodées dans des logiciels - requiert un investissement psychologique sui generis : non pas "penser" mais plutôt "faire attention" » 1 6 . Le travail ne devient pas forcément plus « conceptuel » : c'est plutôt la mobilisation des facultés de concentration et de tension nerveuse qui est exigée. Tandis que le travail manuel des industries manufacturières traditionnelles, avec ses tâches répétitives et abrutissantes, laissait « libre » l'esprit de l'ouvrier pour des rêves en plein jour, pour des songeries éveillées, l'organisation « panoptique assistée par ordinateur » qui caractérise l'atelier flexible présuppose l'engagement permanent de l'opérateur. De ce point de vue, le concepteur de logiciels va plus loin que l'ingénieur de méthodes taylorien : un pas supplémentaire dans l'approfondissement des rapports capitalistes de mise au travail est franchi. A cette différence près, qu'il subsiste toujours un écart décisif entre les stratégies post-fordistes poursuivies et leur concrétisation dans l'espace conflictuel de l'entreprise. Le principe de mobilité optimale qui spécifie le travail flexible implique de nouveaux modes de « fixation » spatiale des rapports de production. Des formes de spatialisation inédites du rapport capitaliste entrent en conflit ouvert contre les configurations spatiales du fordisme. 0 s'agit de recomposer plusieurs procès de production dans le même espace utilisé désormais de manière extensive, ou au sein d'une nouvelle topique productive qui élargit l'espace social de l'usine sous l'effet de la connexion informatique. Le site et l'usine diffuse 17 représentent deux modes complémentaires d'inscription spatiale du rapport capitaliste qui mettent en cause la « centralité » de l'usine fordiste à travers un double mouvement qui consiste à « intemaliser » l'extérieur de l'usine et à « exterritorialiser » son intérieur. « Dans un cas, le site, super-usine. Dans l'autre, l'usine éclatée, diffuse, l'anti-usine parfois. Dans un cas, le vertige de la taille. Dans l'autre : small is beautiful. Ces deux tendances connotent la fin d'un paradigme, celui de l'usine-forteresse, et annoncent la naissance d'une figure nouvelle, d'un espace productif de mobilité et fluidité. La mobilité des objets et moyens de travail, des produits et des hommes, voire des rapports sociaux, apparaît à la fois comme la systématisation des tendances antérieures et comme un élément fondamental des tentatives de résolution de la crise actuelle de l'usine » 1S. Cette double évolution liée à l'éclatement/extension de l'espace productif produit des effets en chaîne qui mettent en crise la forme syndicale fordiste au 16. Robert Howard [1985], p. 77. 17. Jean-Paul de Gaudemar [1979], pp. 222-223. 18. Jean-Paul de Gaudemar [1980], pp. 13-14.

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sein de ses bastions historiques. C'est la fui du « travailleur collectif » rassemblé sous le même toit : le « lieu » de travail éclate, il abrite des travailleurs appartenant à des entreprises différentes ou à des collectifs différents. Le mouvement de déconcentration/déverticalisation de la production (émergence des réseaux de firmes spécialisées, mobilité géographique des unités de production, développement de services fournis depuis l'étranger, télétravail, etc.), rend le travailleur collectif pratiquement évanescent sinon « inlocalisable ». L'espace productif apparaît « déréalisé », les technologies informatiques étant chargées de résoudre la contradiction entre centralisation décisionnelle et déconcentration opérationnelle. Les territorialités de la nouvelle économie sont de plus en plus brouillées, combinées, mises en réseau. Pour d'aucuns, c'est l'absorption de la matérialité des procès de production dans le non-lieu des synapses informationnelles, la dissolution du réel productif dans l'hyperréel de la déterritorialisation. De telles extrapolations sont cependant mal étayées. L'éclatement et la recomposition des territorialités productives traduisent des modes de spatialisation du rapport capitaliste qui n'ont rien « d'irréel » ou de « déréalisé ». Au contraire, la fragmentation des unités de production et des lieux de travail, et par conséquent, la dispersion des travailleurs qui scande le post-fordisme sont des formes appropriées d'inscription spatiale de la flexibilité dans le centre des processus d'exploitation et de domination. Polarisation de l'espace social et polarisation sociale de l'espace sont indissociables 19. Au reste, on ne saurait penser rigoureusement la configuration spatio-temporelle du post-fordisme qu'en rapport direct avec la concentration technique et financière du capital. Les processus de « financiarisation » des économies présupposent et renforcent la rationalisation spatiale des circuits de production, circulation et consommation. Refaçonnement des bases géographiques de l'accumulation, volatilisation des masses monétaires sous forme de capital financier, réorganisation flexible des topiques productives en vue d'extraction de survaleur sont trois dimensions historiques de la « mise en modernité planétaire » à l'ère du capitalisme postmodeme. En résumé, les stratégies de flexibilité se donnent comme objectif la modernisation des conditions sociales de l'accumulation. D'après cette hypothèse de départ, « le nouvel âge informationnel » ne représente pas le « déclin » mais une configuration plus développée des rapports de production capitalistes. Le monde du capital apparaît à nouveau comme l'Esprit incamé 19. Danielle Leborgne et Alain Lipietz distinguent trois modèles de polarisation postfordiste de l'espace dont le mélange est imprévisible : « La voie néo-tayloriste est associée à un éclatement territorial et conduit à une polarisation spatiale. La voie californienne est associée à une intégration territoriale plus serrée, favorisant des systèmes productifs locaux. La voie saturnienne est associée à des formes de partenariat dans la quasi-intégration verticale, elle induit la formation d'aires-systèmes territorialement intégrées» ([1988], p. 109).

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du monde, posant sa sacro-sainte loi de l'accumulation comme un procès autoengendré sans limites. Ses options stratégiques produisent des déstabilisations en chaîne qui ne sont pas des accidents de parcours mais sans doute le passage obligé pour une « sortie » capitaliste de la crise. L'Histoire apparaît évanescente, dépourvue de « chance », battue en brèche par le pullulement des success stories. Une seule ambition persiste, s'éterniser par l'activisme des petits projets, par la métastase accélérée du Même. C'est cela l'imaginaire capitaliste de l'ère flexible : carence de projectualité historique et croyance quasi maladive à la pérennité de la modernisation. Hercule après ses exploits s'est reposé paisiblement sur la peau du lion aux couleurs d'or qu'il avait tué. Mais les Hercules dorés de la modernisation flexible ne se reposeront jamais. Leurs exploits restent inachevés et leur gloire éphémère. Faute d'un destin de travaux épiques, ils s'accommodent de la gestion affairée des priorités du moment.

CHAPITRE VH

Vers une société « informationnelle » ? « Against the idea of a "post-industrial" or "information" society which has spontaneously and painlessly become "post-capitalist", we can counterpose the idea of "information capitalism" where high levels of automation and the "softening of the economy" coexist with new and widening sphères of exploitation of the many by the few ». (Tessa Moms-Suzuki [1986], p. 89).

Un producteur «r post-moderne » ? Les versions récentes de la « société post-industrielle », étroitement associées à la thématique « post-modeme », proclament la fin de l'« industrialisme » et le déplacement du conflit social des rapports de classes vers des problèmes d'ordre culturel. L'historicité des acteurs de la « société industrielle » a vécu : la nouvelle ère est celle de la « révolution informationnelle» et de l'automatisation des tâches productives qui transformerait le travail en pure activité communicationnelle. Nouvelles technologies de l'information et de la communication, « nipponisation » des méthodes managériales et émergence d'une entreprise de « type nouveau » sont les trois référents d'un « grand récit de substitution en une période où la mort des idéologies donne lieu à d'incessants faire-part » Ce bouleversement socio-culturel est aussitôt suivi de reconstructions matérielles qui visent à redéfinir le rôle de l'entreprise capitaliste comme unité de production et de commandement. Dans la variante communicationnelle de Y Homo œconomicus, le travailleur flexible de l'ère informationnelle est représenté comme un agent responsable, fondamentalement acquis aux objectifs d'une culture entrepreneuriale qui se situe aux antipodes de la soumission répressive du 1. Erik Neveu [1994], p. 66.

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fordisme. D adhère aux valeurs du management moderniste et défend le territoire de l'entreprise à laquelle il « appartient », véritable vaillant petit soldat détaché sur le « front économique ». Privé de sentiment identitaire de classe, disséminé dans un espace laboral polarisant et évolutif, recroquevillé sur son pré carré suite au déclin du syndicalisme de masse et à la carence des perpectives de transformation sociale, il apparaît de plus en plus « domestiqué ». Certes, il garde toujours un potentiel de nuisance « antimodemiste » - gare au retour récurrent des « conservatismes » ! Mais i s'avère de moins en moins capable de forger des représentations collectives et de faire vivre des valeurs partagées autres que celles prônées par le management éclairé. La structure de son action est la lutte pour le classement (se battre sur de la règle), la logique de son « intégration » est celle des groupes affinitaires et non plus des classes. Décidément, le travailleur flexible est un agent désenchanté. Individualiste, pragmatique, calculateur, il évolue en permanence sans pour autant se projeter dans un au-delà rédempteur. Marqué profondément par les stratégies individualisantes de la « gestion des ressources humaines », il n'arrive point à collectiviser ses revendications. Dans le meilleur des cas, il bénéficie d'un syndicalisme utilitaire de traitement de demandes individuelles et de prestation de services aux salariés. Compétent et polyvalent, mis en cause et en concurrence par le biais d'un modèle hiérarchique basé sur la réussite personnelle (le pouvoir et l'autorité dans la division capitaliste du travail comme attributs d'hommes investis de qualités particulières), il incame la nouvelle figure du producteur « post-modeme ». Le contenu de sa dépense laborale devient de plus en plus « immatériel » et tend à se confondre avec son activité « cognitive ». D'où le prétendu dépassement par le haut de la division travail manuel/travail intellectuel (DTMTI), synonyme d'une reprofessionalisation (tendancielle), voire d'une « prise du pouvoir technique » par les travailleurs de l'« immatériel ».

« Intellectualisation » et division sociale du travail Avant de cerner de plus près les réalités de I'« intellectualisation » du travail, il serait utile de s'attarder sur la question de la DTMTI en tant que tendance structurelle du mode de production capitaliste. En particulier, 1 s'agira de critiquer la thèse de déqualification/surqualification du travail et ses incidences sur l'intelligibilité du développement capitaliste. Nous proposons donc les cinq points suivants : 1. La DTMTI ne doit pas être conçue sur le mode empiriste-naturaliste mais comme modalité immanente au procès de la dépense capitaliste de la force de travail. Elle ne renvoie absolument pas à une phénoménologie de « tâches concrètes », à des « régimes de qualification » ou à des lignes de

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démarcation ergonomiques du travail établies une fois pour toutes. Autrement dit, elle ne désigne pas une réalité empirique selon des critères absolus et atemporels mais un ensemble de relations produites par cette matrice de rapports politiques et idéologiques complexes que représente la division capitaliste du travail 2 . De ce point de vue, la DTMTI concerne directement le procès de production de la survaleur et non pas les déterminations spécifiques du procès de travail. 2. Il n'existe pas une «qualification» abstraite du travail en tant qu'expression du degré de développement des forces productives. Les lignes de démarcation entre le pôle manuel et le pôle intellectuel étant historiquement évolutives, la thèse d'une déqualification linéaire du travail consécutive aux stratégies capitalistes de dévalorisation de la force de travail est erronée. C'est là une conception statique de la production du savoir et du changement technique basée sur un rapport de forces à somme nulle, pour laquelle ce qui est « soustrait » au pôle manuel se retrouverait transposé dans le pôle intellectuel. Cela ne veut pas dire, pour reprendre la célèbre formule de Marx, que la tendance à la production d'un « individu morcelé, porte-douleur d'une fonction de détail » est sans fondement : au contraire, cette tendance est opératoire non pas comme simplification des lignes de partage entre les deux pôles mais plutôt comme complexification polarisante. Ainsi, « déqualification » et « requalification » se combinent dans un mouvement protéiforme qui réorganise constamment, de manière hiérarchique et segmentaire, les collectifs de travail en distribuant les agents à leurs places respectives. C'est un mouvement d'approfondissement de la division capitaliste du travail, irréductible à un processus de déqualification linéaire. Du point de vue de la stricte conceptualité de la DTMTI, la « déqualification » et la « requalification » sont des notions qui relèvent de la sociologie descriptive des « tâches » au sein du procès de travail. Leur pertinence théorique à saisir le mouvement général de la division capitaliste du travail est donc très limitée. En revanche, elles peuvent fournir de précieuses indications concernant la tendance historique à la complexification polarisante qui caractérise le déploiement continu des lignes de démarcation entre travail manuel et travail intellectuel sous l'effet de la lutte de classes. 3. D n'y a pas de travail « purement » intellectuel ou « purement » manuel. D'une part, le travail intellectuel est socialement défini, construit et normé : il n'équivaut pas à une « activité cérébrale », déployée dans la sphère 2. « La division travail manuel/tiavail intellectuel ne peut être saisie que dans son extension aux rapports politiques et aux rapports idéologiques, à la fois : a) tels qu'ils existent dans la division sociale du travail au sein même du procès de production, ce qui fait déjà appel à l'appareil économique lui-même, à l'"entreprise" : autorité et direction du travail liées au travail intellectuel et au secret du savoir; et b) tels qu'ils existent dans l'ensemble de la division sociale du travail : rapports politiques et idéologiques qui interviennent dans la détermination des places des classes sociales » (Nicos Poulantzas [1974], p. 29).

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éthérée d'un monde idéel platonicien. Les plus « pures » des activités intellectuelles impliquent toujours un minimum d'agissement corporel et musculaire, ne serait-ce que de façon auxiliaire et imperceptible. D'autre part, le travail manuel le plus déqualifié présuppose une charge intellectuelle importante dans la mesure où l'exécution des tâches les plus élémentaires requiert la mobilisation de facultés de perception, de jugement et de précision3. Ces facultés sont le produit d'un processus de socialisation où les organes du corps humain « intériorisent » des dispositions, des aptitudes et des savoir-faire, souvent sous forme d'automatismes et d'héxis. Pour reprendre la formule gramscienne, tous les hommes sont « intellectuels ». Par conséquent, un travail est manuel ou intellectuel non pas en soi et par soi mais en fonction de ses attributs toujours déjà articulés à la configuration d'ensemble du procès de la production sociale. L'approfondissement de la division sociale du travail ne laisse intacts ni le contenu spécifique des deux composantes ni les lignes de démarcation entre elles. 4. L'idée d'une translation des lignes de démarcation entre travail manuel et travail manuel (constitution de nouveaux axes de la DTMTI) doit être dissociée de l'interprétation lénifiante qui thématise l'intellectualisation progressive du travail. Le sens de la translation n'est pas nécessairement ascendant. Des déplacements inverses peuvent être observés liés à la destruction des capacités productives sectorielles et des savoir-faire dans le cadre de la modernisation. Si l'intellectualisation contemporaine du travail est porteuse de potentialités d'épanouissement des facultés créatrices du travailleur, celles-ci demeurent entravées par les dispositifs de rationalisation capitalistes. Il faut donc se convaincre que le décalage entre les « promesses » alléchantes de la « révolution informationnelle » et les réalités vécues au quotidien par le salariat dominé ne se comblera pas automatiquement puisque, précisément, ce décalage est un enjeu permanent du conflit social au sein de l'espace laboral. De ce point de vue, les descriptions triomphalistes de la « nouvelle économie de l'immatériel » selon lesquelles la forme générale du produit social serait aujourd'hui l'état du mental extrapolent abusivement des tendances réellement amorcées mais aucunement « neutres » dans leur usage social puisque subordonnées à des objectifs de rentabilité immédiate du capital. 5. La DTMTI est autrement complexe et déterminante que la division travail de conception/travail d'exécution propre aux méthodes de rationalisation tayloristes et fordistes. Ces dernières prolongent une évolution qui remonte au développement du machinisme à partir de la fin du XVnP™ siècle. Ce processus consiste à transférer un certain nombre de fonctions exécutées par l'ouvrier à la machine-outil. Or, la division travail de 3. « Ceux qui répartissent les tâches ignorent trop souvent les études sur les "systèmes homme-machine", et n'utilisent, concernant le "facteur humain", que des modèles d'une sinistre pauvreté. D'où la persistance du mythe du travail "manuel" » (Maurice de Montmollin [1981], p. 75).

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conception/travail d'exécution en tant que figure historique liée à l'avènement de l'Organisation Scientifique du travail est elle-même surinvestie par la DTMTI dans la mesure où le travail de conception est un champ d'approfondissement de cette dernière. Nous pouvons maintenant reconsidérer les thèses défendues par Harry Braverman (qui ont d'ailleurs largement influencé certains auteurs régulationnistes) sur la perte progressive de l'autonomie ouvrière dans la production au profit du management. Pour lui, l'histoire du capitalisme industriel est ponctuée par la confiscation du contrôle ouvrier sur l'organisation du travail. Cette transformation « se présente historiquement comme l'aliénation progressive du procès de production vis-à-vis de l'ouvrier ; pour le capitaliste, en revanche, elle prend la forme d'un problème de management » 4 . H en résulte un transfert progressif des fonctions de planification, de coordination et de contrôle du travail du côté du management, et partant, la destruction du métier. Les savoirs et savoir-faire ouvriers passent sous l'autorité du management. C'est la dégradation du travail tout au long du XXème siècle. Le développement économique comme procès social impulsé par le capital s'est construit sur les décombres du concept de qualification traditionnel. « Ce qui a été laissé aux ouvriers, c'est un concept de qualification réinterprété et tristement inadéquat : une dextérité spécifique, une opération limitée et répétitive, "rapidité d'exécution comme qualification", etc. » 5 . La préoccupation analytique de Hany Braverman porte non pas sur la « déqualification » et l'affirmation du contrôle managérial per se, mais avant tout, sur la logique de profitabilité qui structure ces tendances au sein du mode de production capitaliste 6 . La logique capitaliste renvoie à la réalisation d'une « essence interne » qui serait à même de subordonner toute forme de résistance et de pratique contestataire des travailleurs. Les modalités du contrôle capitaliste, en particulier l'approfondissement de la division travail d'exécution/travail de conception fournissent la clé pour une périodisation appropriée des procès de production capitalistes. Néanmoins, dans ce cadre conceptuel l'action collective des travailleurs fait défaut. Avec des conséquences lourdes : en son absence, l'histoire du capitalisme reste une énigme, assimilée au solo systémique d'une domination sans partage. En effet, Harry Braverman fait plutôt valoir la domination du capital sur la société que la nature problématique et antagonique des conditions requises pour que cette domination soit effective. Sa conceptualisation s'inscrit dans une tradition marxiste Lukacsienne : il mène exclusivement son investigation du point de vue de l'« objet » sans s'attarder sur les « aspects subjectifs » du rapport social. D insiste avec beaucoup de 4. Hany Braverman [1974], p. 58.

5. Ibid., p. 443. 6. Sheila Cohen [1987], p. 37.

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force sur les mécanismes à travers lesquels la subjectivité de l'ouvrier est détruite, mutilée, aliénée. Le mouvement de la valorisation est une totalisation irrésistible du monde social. Certes, à la différence de Gyorgy Lukàcs, il ne verse pas dans le « messianisme utopique » (le prolétariat le parti). Mais son étude n'est pas exempte d'éléments d'un « messianisme romantique » qui fait l'économie d'une analyse concrète de la conflictualité de classe dans la production 7 . Autant dire que le statut des résistances contre les mouvements du capital est problématique. Pour ne s'en tenir qu'à un seul exemple, la «spécialisation obsessionnelle » du taylorisme ne saurait conduire à méconnaître l'ingéniosité et l'habilité des travailleurs à contourner les directives de l'OST, avant, pendant et après l'« appropriation » de leur savoir par le management. Celui-ci échoue à s'emparer pleinement des « secrets du travail professionnel » et à établir le pôle intellectuel en monopole de la direction. Pour deux raisons. La première renvoie à la différence irréductible entre travail prescrit et travail réel. En fait, « l'opérateur le plus taylorisé ne se contente pas d'obéir aux instructions du bureau des méthodes ou de suivre le mouvement de la machine. D utilise en permanence son imagination et son intelligence pour garantir la régularité du processus productif en dépit d'innombrables blocages causés par les produits semi-finis, les pannes, les dysfonctionnements des machines, etc. [...] » 8 . La deuxième raison a trait à la recomposition machinique des procès de travail qui donne naissance à de nouvelles qualifications et tâches liées aux capacités productives accrues offertes par la modernisation technologique. Une certaine culture technique est incessamment exigée et produite afin d'accroître la prise des opérateurs sur l'environnent de leur travail quotidien - y compris jusqu'aux échelons les plus bas de la division du travail 9 .

7. Michael Burawoy [1988], p. 249. 8. Danielle Leborgne, Alain Lipietz [1988], p. 79. Plus fondamentalement, la définition de la qualification ainsi que la distinction entre travail qualifié et travail non qualifié (envoient à des critères de construction des relations de collaboration et de subordination non seulement économiques mais également politiques et idéologiques. Ainsi, la qualification n'est pas l'effet direct de la technologie sur l'économique, effet dont le contenu serait la reconnaissance formalisable d'un savoir-faire. En réalité, la notion de qualification ne se limite pas à l'aptitude à exécuter une série déterminée de tâches, puisqu'elle comprend aussi des savoir-vivre qui peuvent être acquis en dehors du milieu de travail. Elle s'étend donc en amont et en aval des tâches prescrites exprimant temporairement les exigences d'un poste de travail. D'une part, elle contient des qualités positives, acquises par l'apprentissage dans le lieu de travail et le milieu de la vie, et des qualités négatives telles l'endurance ou la résistance à l'ennui et à la monotonie. D'autre part, elle véhicule un ensemble de ressources normatives et de formes d'échange matérielles et symboliques : convictions et représentations d'appartenance collective, sens des obligations et des règles disciplinaires à respecter, construction sexuée de la division sociale du travail, modalités d'accès au marché de l'emploi et d'acquisition/validation du savoir professionnel, micro-cultures implicites du collectif des travailleurs basées sur l'oralité, la camaraderie, la substituabilité, etc. 9. Maurice de Montmollin [1981], p. 74.

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Cependant, il ne s'agit pas de restaurer la professionnalité artisanale d'antan, ni simplement de reconnaître une culture de travail informelle, latente et difficilement identifiable qui résisterait à la furie rationalisatrice du capital. Le modèle «artisanal» du capitalisme prémonopoliste, envisagé en termes de travail non aliénant et intégralement maîtrisé par le producteur immédiat, n'est pas comparable avec les nouveaux faisceaux de qualifications qui émergent sur la base de l'OST. Ces qualifications sont irréductibles à un métier initial de base. Tout en détruisant une série de qualifications traditionnelles, la recomposition machinique des procès de travail dans l'atelier taylorien et/ou fordien crée en même temps de nouveaux savoir-faire pour faire fonctionner le nouveau dispositif productif. On aurait donc tort de voir dans ce processus une « concrétisation » de la tendance unilatérale et universelle du capitalisme à « déqualifier » la force de travail. D'une part, la confiscation du savoir ouvrier n'est pas le seul déterminant des stratégies patronales. La déqualification n'est pas la stratégie unique des directions capitalistes, ni nécessairement leur priorité stratégique dans la lutte pour l'extraction de la survaleur. D'autre part, la corrélation directe entre le niveau de qualification et le degré du contrôle ouvrier est loin d'être évidente. Pratiquement, « l'affirmation que le taylorisme a provoqué une déqualification ouvrière repose sur un mythe. D a provoqué, par la division du travail, une promotion des ouvriers professionnels, et, parallèlement, une irruption massive dans l'atelier de campagnards non qualifiés, et qui le sont restés » l0 . Le véritable problème n'est donc pas la polarisation des qualifications consécutive à la destruction du travail de type « artisanal » mais la constitution en continue de nouveaux axes de la DTMTL Cette division est constamment bouleversée, remaniée et déplacée par la dynamique et les exigences de l'accumulation du capital. L'articulation contradictoire des processus de déqualification et de requalification définit un « nouveau régime » de savoirfaire qui n'équivaut pas à l'ancien, ainsi que de nouveaux critères d'évaluation professionnelle. La restructuration permanente des tâches et des qualifications (qualifications déstabilisées et qualifications rehaussées, certification scolaire des savoirs professionnels, hiérarchisation des compétences, des fonctions et des grilles de rémunérations, etc.) est une modalité fondamentale de la conversion de la puissance du travail en force productive du capital. Si la thèse de la déqualification du travail comme essence des stratégies de contrôle capitaliste est erronée, la thèse inverse de l'intellectualisation linéaire du travail pose également de sérieux problèmes. En fait, de nombreux commentateurs soulignent l'impact « révolutionnaire » de l'informatisation de la production et des nouvelles techniques organisationnelles sur le contenu du travail : les activités conceptuelles, liées à des supports symboliques, s'affirment de plus en plus ; les tâches répétitives, épuisantes et dégradantes reculent au 10. Ibid., p. 80.

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profit de tâches « enrichies », « créatives » et « polyvalentes » ; la « reprofessionalisation » du travail succède au travail fragmenté et déqualifié ; l'opérateur responsable, motivé et polyvalent remplace l'ouvrier parcellaire, exténué et aliéné du fordisme. Désormais, nous dit-on, le procès technologique élimine les tâches monotones et les emplois asservissants. Le niveau des qualifications s'élève et gagne en complexité substantielle et autonomie opérationnelle. De nouvelles figures d'objectivation du savoir humain s'affirment avec puissance, tel le stockage électronique. La division du travail s'effectue désormais à travers une division accrue des savoirs. Initiative, responsabilité, capacité de négociation directe avec la hiérarchie de l'entreprise est le triptyque de l'organisation du travail fondée sur les technologies de production post-modernes. La thèse de la requalification généralise hâtivement des phénomènes réels de polyvalence qui ne concernent à l'heure actuelle qu'une minorité de travailleurs : remaniement substantiel du contenu des qualifications et des grilles de classification, réintégration de fonctions éclatées par des groupes semi-autonomes multifonctionnels, mise en place de procédures automatisées permettant la circulation de l'information en réseaux, prépondérance des tâches d'identification et de résolution de problèmes au sein des activités productives. Faut-il pour autant regrouper les nouvelles formes intellectuelles du travail sous le terme équivoque d'intellectualisation ? Si l'on entend par là l'image « pseudo-simple d'un transfert, d'un glissement, ou d'un transvasement d'un stock, supposé "naturellement" défini, de tâches manuelles dans le stock non moins "naturel" des tâches intellectuelles » " , 1 est clair que le terme risque de créer plus de difficultés qu'il n'est censé résoudre. Dire que le changement technologique tend à éliminer le travail manuel (« démanuellisation »), de telle sorte qu'il ne resterait au bout du compte que des tâches professionnelles « surqualifiées », est une affirmation qui méconnaît deux points essentiels. D'une part, la conjonction contradictoire de phénomènes de requalification, de déqualification et d'hyperspécialisation dans les secteurs récemment taylorisés (bâtiment, distribution) ou dans des secteurs industriels « post »-tayloristes (automobile, métallurgie). D'autre part, la reconstruction de lignes de clivage qui reconduisent la distinction travail de direction/travail subalterne. Et cela au sein même des processus de subjectivation du travail intégrant une charge mentale plus importante : logiques contraignantes poussées jusqu'à l'auto-prescription engageant la disponibilité du travailleur ; élaboration de projets d'entreprise afin de « responsabiliser » individuellement les salariés en tant qu'alliés flexibles et coopératifs des directions ; normalisation managériale de l'organisation du travail qui décentralise les contraintes en termes de qualité et de respect des 11. Pierre Veltz [1986], p. 18.

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délais, impliquant ainsi une segmentation accme du salariat ; glissement de la notion de qualification vers celle de compétence où le rôle et l'appréciation « objectivée » des savoirs professionnels tendent à se réduire au profit de dispositions sociales et de modèles comportementaux plus « politiques ». Les réserves que nous venons de formuler ne mettent en doute ni l'automatisation élevée des activités de travail ni l'importance croissante de la marchandisation du savoir dans le volume total de la valeur ajoutée. Dans le cadre d'une économie hautement automatisée, il est parfaitement concevable d'admettre que de moins en moins de travailleurs seront engagés dans un travail manuel directement productif et de plus en plus dans des tâches indirectement productives impliquant une activité physique limitée. Mais ce constat ne signifie pas que le travail se transforme indistinctement en activité de l'intelligence, en processus enrichissant à dominante intellectuelle. « L'illusion selon laquelle le travail qui n'implique pas une production manuelle directe est nécessairement intellectuel et créatif est colporté avec acharnement par les idéologues de la "société informationnelle". Néanmoins, l'expérience récente révèle une toute autre réalité. Dans la mesure où la production marchande du savoir devient décisive pour la profitabilité de l'entreprise, l'incitation à améliorer l'efficacité des travailleurs dans ce domaine conduit à une division du travail encore plus poussée et à une fragmentation et routinisation croissantes des tâches. Ici les complexes réseaux informatiques et les systèmes des banques de données jouent en quelque sorte un rôle comparable au convoyeur de l'usine fordiste. Us permettent la décomposition de tâches préalablement intégrées en une série de petites séquences qui peuvent être exécutées par des travailleurs moins qualifiés » 12. Au sein d'une économie capitaliste de l'innovation perpétuelle, la loi de la valeur continue à déterminer la formation des systèmes technologiques.

« Économie de l'information » et accumulation flexible Les nouvelles technologies de l'automatisation programmable sont à l'origine d'une amélioration et diversification des produits intermédiaires et finaux de l'entreprise, d'une très grande réactivité aux signaux du marché et d'un abaissement des coûts unitaires de fabrication. Elles contribuent aussi à obtenir d'importants gains de productivité sur la base de la réintégration des différents segments productifs et d'un taux de rendement des installations plus élevé. L'automatisation de la production n'est pas, certes, un phénomène nouveau : elle existe pratiquement depuis la naissance du capitalisme industriel. Mais aujourd'hui sont utilisés dans les installations industrielles de nouveaux supports et moyens permettant de réaliser des économies dans la gestion des 12- Tessa Morris-Suzuki [1984], p. 118.

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flux productifs, d'améliorer les contrôles de qualité au cours des différentes séquences productives et de flexibiliser le travail.

L'automatisation dans les industries de série Benjamin Coriat remarque que le mouvement de l'électronisation des systèmes de fabrication industriels est à l'origine d'un taux d'engagement supérieur des machines-outils (économies en capital fixe), d'une diminution des « en-cours », c'est-à-dire des pièces et des matériaux en attente d'être travaillés (économies en capital circulant), enfin, d'une intensification du travail vivant. Concernant les formes d'automatisation intervenant dans les industries de série, fl distingue trois grands ensembles dont les robots proprement dits représentent la crête extrême : - Les manipulateurs: il s'agit d'une «famille» constituée «par des dispositifs rigides ou peu flexibles, qui ne permettent que l'automatisation de tâches simples et parfaitement répétitives. Ds ne deviennent "flexibles", c'est-àdire acquièrent la capacité de se dégager dans l'espace en tenant compte des événements, que s'ils sont conduits par un homme: cas de télémanipulateur» ([1984], p. 17); - Les automates programmables et calculateurs : cette catégorie est constituée de matériels « qui sont dépourvus d'outils au sens propre. Ces matériels consistent avant tout en des moyens de calcul. S'ils sont pourtant classés à l'intérieur de la robotique, c'est qu'il est possible de les connecter et de les relier à des outils qui leur sont extérieurs et qu'alors ils leur servent de "commande". Ainsi, ils dirigent les opérations effectuées par les outils des machines auxquels ils sont connectés » (ibid.) ; - Les machines-outils programmables et, parmi elles, tout particulièrement, les machines-outils à commande numérique (MOCN). L'automation numérique des processus productifs n'est possible que sur la base d'apports pluridisciplinaires : la mécanique (support matériel de l'automation), l'automatique (étude des automatismes artificiels imitant les automatismes naturels), l'informatique (étude des moyens de traiter rapidement les informations complexes), les biotechnologies, les études d'intelligence artificielle, l'ergonomie, etc.

Les nouvelles formes d'automatisation permettent de franchir une étape décisive dans la rationalisation des systèmes productifs. Ce qui est moins évident, c'est la capacité du segment post-fordiste de l'accumulation flexible de

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faire valoir de nouveaux secteurs productifs exerçant un effet d'entraînement comparable à celui de l'automobile durant la période fordiste. Or, pour spectaculaire qu'elle soit, il serait erroné de considérer la modernisation technologique comme le moteur de la reconstruction flexible du rapport social. Les restructurations capitalistes sont inintelligibles si l'on esquive la question du contexte social dans lequel les innovations technologiques émergent et opèrent, la présence des acteurs sociaux qui s'y trouvent mobilisés avec leurs stratégies et moyens respectifs. De ce point de vue, l'histoire politique des « nouvelles technologies » en tant que support de domination capitaliste, rôle qui n'est sans doute pas exclusif, reste à écrire. Cette histoire ne se réduit ni au simple élargissement du champ des savoirs ni à la transformation continuelle des lieux du travail en train de devenir technologiquement intensifs (télématique, bureautique, robotique). Elle n'est pas une mais plurielle, éclatée, divergente. La nouvelle phase technologique subit des histoires multiples : lieu et enjeu de nouveaux pouvoirs hiérarchiques (mais aussi de nouvelles possibilités de déverticalisation et d'autonomie), forme de culture, nom de l'idéologie post-modeme. « A chaque type de société », écrit Gilles Deleuze, « on peut faire correspondre un type de machine : les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n'expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu'une partie »13. Les nouvelles technologies sont structurées dans leur matérialité singulière, leur usage social et leur fonction de contrôle par le procès de reproduction des rapports de production capitalistes. Elles ne sauraient donc être érigées en solution ex machina aux problèmes structurels du capitalisme post-modeme. En particulier, il est impossible de déduire un nouveau modèle de développement à partir des seuls paramètres technologiques. Les choix et les agencements technologiques retenus ne relèvent pas d'une simple « application productive » de procédés « importés » ayant fait leurs preuves dans les laboratoires scientifiques en termes de puissance opérationnelle et de gains de productivité. Le recours productif à des microprocesseurs, à des interfaces électroniques ou à des machines-outils programmables est compatible avec un large éventail de formes d'organisation du travail. Autant dire que la modernisation technologique des systèmes productifs n'est pas un processus « neutre » mais comporte des enjeux de pouvoir considérables : redéfinition des modèles d'autorité dans l'entreprise, réaménagement des hiérarchies traditionnelles, commandement productif à distance, primauté des flux informationnels comme matière stratégique, obsolescence rapide des générations de produits, etc. La subjectivité des travailleurs se trouve 13. Gilles Deleuze [1990], p. 106.

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également imprégnée par ce que Fredric Jameson appelle le «sublime technologique » : rétrécissement du champ de l'expérience sensible et transformation de l'activité cognitive, des aptitudes de projection et des capacités psycho-perceptives à saisir les images, les informations, les signes. Certains analystes évoquent même une « déréalisation » tendancielle de l'activité productive dans la nouvelle économie de l'information. A l'instar de la machine qui « forme un sujet pour objet » (Karl Marx), les nouvelles technologies d'automatisation fonctionnent comme élément de subjectivation post-modeme.

Déclin de l'industrialisme ? La percée de la nouvelle économie de l'information ne saurait laisser intacts le contenu et les formes de l'industrialisation fordiste. Or, si le tassement de certaines figures historiques de cette dernière est réel, le déclin de la production industrielle en général est une affirmation die principe qui est loin d'être confortée empiriquement par les évolutions contemporaines. Trois principaux arguments sont proposés pour justifier le passage vers une société « post-industrielle » : la montée irrésistible du tertiaire ; la saturation des normes fordistes de consommation de masse ; le rôle de l'information comme ressource stratégique de l'« ordre productif post-industriel ». Selon ce triple argumentaire, les sociétés contemporaines seraient caractérisées par la double prédominance de la consommation sur la production et de la régulation marchande sur l'organisation industrielle. Une profonde restructuration des représentations sociales (montée en force de l'éclectisme radical post-modeme) accompagnerait ce changement de prédominance. D'où l'inévitable rencontre entre « société post-industrielle » et « post-modernité ». Or, « l'extension » du tertiaire ne s'effectue pas forcément aux dépens de l'industrialisation, comme si ces deux univers entretenaient des rapports de substitution à somme nulle. Au contraire, il existe aujourd'hui un double mouvement de « tertiarisation » de la production industrielle et d'industrialisation des services. Activités industrielles et activités tertiaires s'imbriquent et s'impulsent mutuellement Leur interpénétration prime leur division datant de la révolution industrielle, de telle sorte que les fonctions de services s'industrialisent (partiellement) alors que les industries deviennent prestataires de services 14. Le développement de nouveaux secteurs industriels va de pair avec le redéploiement du tertiaire traditionnel (petits entrepreneurs, professions libérales, etc.) et/ou du tertiaire modeme (et inversement)IS. La 14. Jean Lojkine [1992], pp. 226-232. 15. « Un même service final au consommateur peut en effet être satisfait d'abord essentiellement par du travail direct, ensuite par le recours à des équipements industriels. C'est là un argument pour ne pas considérer le redéploiement des services i n d é p e n d a m m e n t

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taylorisation des emplois de bureau sur la base d'un modèle informatique déconcentré (terminaux « non intelligents ») ou décentralisé (terminaux « intelligents »), l'inclusion de nombreuses activités tertiaires dans les firmes industrielles, la réorganisation du système bancaire de prestations de services financiers, la multiplication de services individualisés dont la mise en œuvre nécessite un développement considérable d'équipements matériels (réseaux télématiques, équipements médicaux, appareillage scientifique d'expérimentation, etc.) sont quelques exemples qui illustrent cette tendance. Loin d'être phagocyté par l'avènement de la « société post-industrielle », le dynamisme industriel produit de multiples effets d'entraînement sur l'ensemble des secteurs productifs et demeure le facteur décisif de la compétition économique globale. En fin de compte, « l'augmentation de la consommation de services n'est pas plus convaincante pour y déceler un déclin de l'industrie. En y regardant de plus près, on peut se convaincre aisément que les services qui se développent sont ceux qui s'industrialisent. Assimiler la progression des services à l'essor d'une société post-industrielle n'est qu'une méprise due à une insuffisance d'analyse. C'est une confusion entre l'industrie définie empiriquement comme le domaine de la production manufacturière et l'industrie définie théoriquement comme la médiation des relations humaines par les systèmes techniques » lfi. La saturation des normes de consommation héritées de l'accumulation fordiste doit également être relativisée : « ces consommations continuent à se reproduire, voire à progresser, parce qu'elles sont devenues parties intégrantes de la vie modeme » 11. Leur production est plus que jamais insérée dans une division de travail complexe. On assiste, certes, à la perte relative de leur pouvoir différenciateur consécutivement à l'extension, et donc, à la banalisation de leur usage. De nouveaux produits « polyvalents », fabriqués en petites séries différenciées, apparaissent. Plutôt que d'y voir la fin de la consommation de masse et le triomphe d'un consumérisme post-industriel, « autonome » sinon « personnalisé », il faut y déceler l'émergence d'un nouveau rapport social d'usage : celui d'une consommation de masse flexible, intrinsèquement hyperindustrialisée. Enfin, l'importance de l'innovation et de l'information dans le nouvel espace productif ne modifie pas ipso facto les déterminants structurels du rapport social. Et pour cause : ce n'est pas une « économie de l'information » en général qui prend consistance de nos jours mais une nouvelle étape de la longue histoire de la valorisation qui constitue les flux informationnels en champ d'accumulation du capital. La prééminence du savoir en tant que composante stratégique dans le procès de production de la valeur, en tant que de celui de l'industrie et des nonnes qu'elle contribue à dégager au niveau international » (Robert Boyer, Jacques Mistral [1983], p. 251). 16. Michel Aglietta, Anton Brender [1984], p. 150.

17. Ibid., p. 153.

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marchandise séparée du travail vivant ou du système des machines software par exemple), n'annonce pas « la fin de la division capitaliste travail » mais, au contraire, son approfondissement C'est-à-dire subordination universelle de la production des richesses sociales à reproduction élargie des rapports capitalistes d'exploitation.

(le du la la

CHAPITRE V m

Mythes et réalités du retrait des classes « En fin de compte, nous sommes des ouvriers "camouflés" ». (Anthony, salarié en CDI dans un fast-food, étudiant en licence).

La dénégation des classes La « disparition » des classes sociales a la force irrésistible d'une évidence. Les classes se décomposent, implosent et finissent par s'effacer derrière la « société civile ». Leur concept perd sa pertinence comme principe d'intelligibilité des transformations sociales. La sentence est sans appel. La rhétorique des classements remplace désormais le discours centré sur la classe. La première divise et renvoie les individus à leurs particularismes, alors que le deuxième donnait à voir une communauté d'intérêts réels. Une grande partie des sciences sociales s'est livrée à un travail méthodique de dénégation de ces totalités abstraites désormais non identifiées. Le délestage de la catégorie de classe, « même à gauche - particulièrement à gauche, faudrait-il dire correspond à l'évolution politique contemporaine qui a vu la disparition des grands partis de classe, si bien que les intellectuels se trouvent contraints de s'identifier à des groupements dont la dynamique et la raison d'être reposent sur des bases intellectuelles clairement différentes » 1. D va sans dire que la classe ouvrière, cette héroïne éponyme de la modernité industrielle, est particulièrement meurtrie par la modernisation technologique et la rationalisation des économies globalisées. Elle a succombé sur l'autel de la normalisation «post-industrielle» du social, nous dit-on. L'implosion de ses assises sociologiques est patente : elle a subi de multiples restructurations, déclassements, reclassements, recentrages, assurément mortifères. Sa centralité historico-politique a vécu. Sa lutte de classe a fait long 1. Fredric Jameson [1997], p. 40.

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feu. Ses référants traditionnels se sont effrités. De sa Weltanschauung révolutionnaire - cette « théologie de la libération » par excellence de la modernité capitaliste - , il ne resterait que des oripeaux idéologiques. Quant à la lutte de classes, elle a cessé d'être un opérateur conceptuel de premier plan pour devenir une idée indécente et dérangeante. Un non-dit, sinon un non-lieu. Une configuration fantasmatique des polarités de l'industrialisme défunt. Le déclin de la « positivité prolétarienne » marque l'extinction du référent de classe comme principe de mobilisation. La construction sociale des identités, des représentations et des pratiques sociales dans la société « post-industrielle » n'admet pas le déterminisme rigide et englobant de la lutte de classes. Les sentiments d'appartenance commune, les modes de penser, de vivre et de se représenter des individus renvoient aux « tribus » post-modernes plutôt qu'aux classes et à leurs conflits : la socialité n'est plus « agonistique » mais consensuelle. Des conflits continueront, certes, à exister. Mais leur objet portera principalement sur les orientations culturelles et les choix éthiques de la société 2 . Qu'en est-il de la consistance sociologique de telles affirmations ? Faut-il désespérer de l'analyse de classe comme outil d'investigation susceptible de « faire ressortir, derrière l'identité apparente de tous, un classement qui serait plus essentiel et plus caché que les autres » ? 3 Faut-il mettre la lutte de classes au vestiaire et célébrer l'avènement d'une société en deuil d'espérances émancipatrices ? Ces problèmes épineux méritent une théorisation appropriée. Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous précisons que notre conception du procès fondamental de classe renvoie à l'appropriation du surtravail organisée dans les rapports de production capitalistes. (Les rapports de classe dans les sociétés précapitalistes n'entrent pas dans le cadre analytique de notre exposé). Cette approche considère l'exploitation capitaliste à travers le prisme de la théorie marxienne de la valeur-travail. Elle se dissocie donc des thèses développées dans le cadre du marxisme analytique (Jon Elster, John E. Roemer, etc.) qui identifient la classe et le procès d'exploitation sous sa forme spécifiquement capitaliste aux inégalités liées à la distribution des atouts 2. Pour Francis Fukuyama, clerc du Département d'État Américain et illustre promoteur de la « fin » de l'histoire, le capitalisme outre-Atlantique a pu réaliser le projet marxien de la société sans classes : « Mais assurément, le problème des classes a été résolu avec succès en Occident. Comme l'a noté, avec d'autres, Kojève, l'égalitarisme des États-Unis représente au fond la réalisation de la société sans classes envisagée par Marx » ([1989], p. 461). A cette précision près, que les inégalités qui restent n'ont pas pour cause fondamentale les déterminants sociaux du capitalisme mais « les caractéristiques culturelles des groupes » (sic) : « Mais les causes profondes de l'inégalité économique n'ont pas tant à voir avec la structure légale et sociale, qui demeure fondamentalement égalitaire et modérément redistributive, qu'avec les caractéristiques culturelles des groupes qui constituent ladite société, et celles-ci sont l'héritage historique de conditions prémodemes. Ainsi, la pauvreté des Noirs Américains n'est pas une conséquence intrinsèque du libéralisme, mais "l'héritage de l'esclavage et du racisme" qui s'est maintenu longtemps après l'abolition formelle de l'esclavage » (ibid., p. 461). 3. Jean-Claude Delaunay [1995], p. 31.

MYTHES ET REALITES DU RETRAIT DES CLASSES

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(assets), des flux de revenu et des pouvoirs de commandement entre les groupes sociaux antagoniques.

La fin de la classe-substance Il est un double paradoxe qui marque la topique du « retrait » des classes sociales. D'une part, l'éclatement sociologique de la classe ouvrière et l'affaiblissement de ses capacités de résistance s'inscrit dans un mouvement d'extension universelle du salariat. Le triomphe de la salarisation entérinerait-il l'extinction du prolétariat historique ? D'autre part, l'abandon de l'analyse de classe par la plupart des théoriciens de la gauche contraste avec la collusion, bien plus transparente que durant la période dominée par le compromis fordiste, entre les intérêts de classe dominants et les stratégies politiques du capitalisme néo-libéral4. Comment comprendre dans ces conditions le retrait des classes (subalternes), supposées être à jamais recalées aux épreuves de la longue durée historique, alors que l'entrée en scène des classes dominantes est pour le moins fracassante ? Ce qui vient de s'éclipser par-dessus tout, c'est une conception métaphysique et anthropomorphique qui représentait la classe comme le sujet transcendantal de la totalité historique. En tant que sujet central et centré de l'histoire, porteur d'une rationalité immanente et d'une identité sociale affirmative, sommé par des lois objectives inexorables d'accomplir sa « mission historique » (renversement du féodalisme pour la bourgeoisie, abolition de la propriété capitaliste pour le prolétariat), la classe se révèle être ce qu'elle a toujours été : le mythe mobilisateur d'un grand récit d'émancipation ancré dans la réalité des masses laborieuses. Nous avons affaire aujourd'hui à la crise paradigmatique de cette vision des classes dont le bilan historique est globalement négatif. L'effondrement de la conception messianique du prolétariat entraîne dans sa chute la classesubstance entendue comme expression profane de l'Esprit historique. Désormais, « nous ne disposons plus d'une image du Prolétariat duquel i suffirait de prendre conscience » 5 . Les acteurs dans l'histoire n'agissent pas par procuration et ne parlent plus au nom de l'Histoire mais en leur propre nom. La structure de leur action collective n'est pas prédéterminée par « ce qu'ils doivent devenir » mais est immanente aux processus de production de la société réelle. C'est là où ils construisent des identités, des stratégies, des règles de comportement et d'évaluation. C'est là où ils sont pris dans des rapports de pouvoir et de domination et où ils reproduisent en tant que parties prenantes

4. Michael Rustin [1989], p. 63. 5. Gilles Deleuze [1990], p. 103.

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de ces rapports les conditions singulières de leur confrontation. Celle-ci est la force motrice du changement social : l'identité même des acteurs en dépend. Au sein des formations capitalistes, ce sont les classes sociales qui sont les forces agissantes « structurelles ». Inutile de chercher à les reconnaître comme on reconnaît les individus qui théorisent la « disparition » des classes : leur matérialité n'est pas intelligible en termes de personnification. « Admettons une fois pour toutes, que les classes ne sont pas des super-individualités sociales, ni à titre d'objets ni à titre de sujets. Ou, en d'autres termes, qu'elles ne sont pas des castes. Structurellement, historiquement, les classes se recouvrent, elles s'imbriquent au moins partiellement » A . La conceptualisation que nous proposons, sous forme de onze points résumant un certain nombre d'acquis théoriques de la sociologie marxiste, fonde l'analyse des relations de classes sur la division du travail et la dynamique d'ensemble de l'accumulation du capital : 1. Le concept de classe est une abstraction théorique qui désigne, avant tout, un rapport objectif d'appropriation des richesses sociales selon les modalités de l'accumulation capitaliste. Cela veut dire qu'elle renvoie à un niveau d'analyse distinct : l'expression collective de l'exploitation et de sa cristallisation dans une structure sociale. On ne peut donc ni voir, ni palper la classe dans sa matérialité à l'instar d'un « morceau de cire ». Par contre, on peut identifier les rapports sociaux et les pratiques qui déterminent sa morphologie et sa composition organique. L'intérêt et l'enjeu de la conception matérialiste des classes sociales consistent à analyser la production capitaliste en tant que mouvement de division en classes, d'exploitation et de lutte de classes7. 2. La classe désigne une « place » dans un rapport objectif et antagoniste entre les agents sociaux, ancré dans le procès de production. Pour reprendre la thèse de Nicos Poulantzas, elle indique les effets de la structure globale d'un mode de production dans le domaine des rapports sociaux 8 . Les classes sociales recouvrent l'ensemble des rapports sociaux (économiques, politiques et idéologiques) de la division sociale du travail, donc l'ensemble des pratiques de classe à « effets pertinents ». D'où l'erreur théorique de diluer le concept de classe dans l'empirisme des taxinomies socio-professionnelles qui ne décrivent que les effets du fractionnement de classe dans l'espace sociopolitique de l'exploitation. L'inscription différencielle des segments de classe dans ce champ affecte la conscience ou l'activité politique de la classe mais non pas son existence en tant que telle 9 . 3. Le point de départ nécessaire de la conceptualisation matérialiste des classes est le problème des formes historiques de l'exploitation. « Il n'y a pas 6. Etienne Balibar, in Etienne Balibar, Immanuel Wallerstein [1988], pp. 239-240. 7. Nicos Poulantzas [1974], p. 17. 8. Nicos Poulantzas [1968], p. 69. 9. Hany Braverman [1974], p. 410.

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déclassé en général, il n'y a qu'une problématique générale de l'exploitation, donc de la division de la société en classes à chaque fois particulières » 10. Ce point de départ dans le capitalisme est l'accumulation du capital, c'est-à-dire la reproduction élargie des rapports d'exploitation en tant que lutte de classes. La classe étant fonction du procès social capitaliste dans sa totalité, sa définition doit être formulée en termes de processus « de prolétarisation et d'embourgeoisement dont chacun comporte ses propres conflits internes » 11 et non pas en termes d'énumération de ses traits historiquement variés et mouvants. 4. Le concept de classe est relationnel : il établit qu'un ordre (de classe), constamment remanié, cause et résultat de luttes, est toujours à l'œuvre au sein du mode de production capitaliste. La classe existe seulement au niveau des relations de classe. « Les classes sociales signifient pour le marxisme, dans un seul et même mouvement, contradictions et lutte des classes : les classes sociales n'existent pas d'abord, comme telles, pour entrer ensuite dans la lutte de classe, ce qui laisse supposer qu'il existerait des classes sans luttes des classes. Les classes sociales recouvrent des pratiques de classes, c'est-à-dire la lutte des classes, et ne sont posées que dans leur opposition » n . D n'existe pas une figure idéal-typique de la classe définie en soi à laquelle la lutte conférerait ex post une conscience et une logique d'action. Un fait social étiqueté classe est inassimilable à un groupement de fait d'individus pris dans leurs particularismes, faisant acte d'adhésion, constituant un bloc homogène. Historiquement, une telle classe n'a jamais été adéquate à son concept que de manière partielle, voire exceptionnelle. Les contours et les identités visibles de la classe, son irruption dans le champ politique en tant que centralité événementielle, la constitution même de son unité ne sont pas des données préalables mais des constructions collectives dans la confrontation à une autre (d'autres) classe(s). Par conséquent, loin d'être des identités « économiques » qui se définiraient au niveau du procès de travail (« catégories socioprofessionnelles »), au niveau de la représentation politique (« groupes d'intérêts») ou au niveau idéologique («sujets collectifs conscients»), les classes sont des rapports et des processus conflictuels liés à l'exploitation capitaliste. 5. Les classes subissent en permanence des modifications de forme et de composition (reproduction élargie des places qu'occupent les agents et reproduction-distribution des agents eux-mêmes parmi ces places)13. Elles ne peuvent donc être analysées qu'en fonction des processus historiques de leur propre transformation. Celle-ci recouvre toutes les relations et pratiques de classe : consistance sociologique, force collective, identités morphologiques, 10. Etienne Balibar [1974], p. 188. 11. Etienne Balibar, in Etienne Balibar, Immanuel Wallerstein [1988], p. 21. 12. Nicos Poulantzas [1974], p. 10.

13. Ibid., pp. 26-34.

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modes d'individuation, intérêts identifiables, fonctions sociales, etc. L'analyse des métamorphoses de la division sociale du travail est le passage obligé d'une conceptualisation matérialiste des rapports de classes. 6. L'existence des classes se confond nécessairement avec la production d'« effets pertinents » liés à la lutte de classes. Le dernier concept requiert un développement théorique à part entière. Cette découverte fondamentale du matérialisme historique a souvent servi de stratégie d'évitement pour combler les carences de l'analyse de classe, pour ne pas traiter concrètement les conditions et les conséquences de l'antagonisme social modeme. Son invocation rituelle tenait lieu de principe explicatif universel. Usage d'un impensé, impensé d'un usage. Or, « le marxisme n'invoque jamais la lutte des classes comme une réponse, une solution, mais toujours d'abord comme un problème : faire l'analyse concrète d'un processus historique concret, c'est chercher et trouver les formes, non devinées à l'avance, de la lutte des classes, dans des conditions données, qui sont elles-mêmes le produit d'autres moments de la lutte des classes » Le procès de la lutte de classes définit l'espace objectif d'un rapport complexe (unité contradictoire à dominante) entre plusieurs classes et fractions de classes. Néanmoins, il n'est pas la topique privilégiée où se manifesterait la subjectivité (superstructurelle), opposée à l'objectivité infrastructurelle du procès de production : la base et la superstructure sont des arènes à la fois de subjectivité et d'objectivité l s . Si les luttes sont logées au sein des rapports de production et d'exploitation, la conflictualité de classe ne saurait pour autant s'y réduire puisqu'elle recouvre la totalité des formes de résistance des exploités face à la domination capitaliste. Cela ne signifie pas que toute lutte dans le capitalisme est une lutte de classes, ni que celle-ci présuppose forcément des classes constituées, immédiatement visibles aux niveaux politique et idéologique. Du point de vue théorique, le procès de la lutte de classes désigne l'immanence d'un antagonisme constitutif du rapport capitaliste qui empêche la réalité objective de ce dernier de devenir un tout fermé sur lui-même. 7. La lutte de classes peut exister sans classes sous-entendu sans classes constituées. C'est le cas notamment lorsque les effets pertinents de la classe mobilisée n'ont pas franchi un certain «seuil» de visibilité de ses pratiques autonomes et distinctes (« faire parler d'elle »). En l'absence même d'affrontements centraux et polarisants, l'immanence de la lutte de classes déjoue l'identification de la classe à une masse indifférenciée d'individus, assignés en permanence à des pratiques de concurrence exclusives. La fragmentation « corporative » des intérêts salariaux, les « luttes pour le 14. Etienne Balibar [1974], p. 179. 15. Michael Burawoy [1985], p. 111. 16. Etienne Balibar, in Etienne Balibar, Immanuel Wallerstein [1988], pp. 215-244.

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classement » ou les « conflits de règles », loin de dévaloriser factuellement la problématique « classiste », informent plutôt sur le changement d'échelle et de niveau stratégique des dispositifs de la confrontation de classe. Encore faut-il admettre que la diminution des capacités de résistance des exploités n'exclut pas la production d'« effets pertinents » dans la mesure où elle laisse le champ libre aux politiques de l'adversaire. Ceux qui déduisent de l'affaiblissement des capacités de mobilisation ouvrières la disparition tout court de la lutte de classes, refoulent le caractère relationnel du pouvoir de classe. Toute l'expérience de l'offensive néo-libérale durant les vingt dernières années témoigne que la lutte de classes « a horreur du vide ». Les défaites politiques et symboliques du monde ouvrier, l'atomisation et la flexibilisation du salariat, la précarisation et l'intensification du travail, la brisure des anciennes solidarités et des chaînes de transmission du savoir et de la mémoire dans l'usine, dans l'atelier post-fordiste ou le bureau néo-taylorisé ont permis au patronat de contourner l'action collective des travailleurs en renforçant ses positions de pouvoir dans l'entreprise et dans la société. Pour les forces du capital, « faire peau neuve » implique la nécessité de « faire la peau » de l'ancienne constitution du salariat En même temps, le champ du pouvoir de classe est irréductible à un affrontement général pour l'appropriation d'une puissance sociale aux quantités fixes, établies une fois pour toutes : la lutte de classes est productive en ce sens qu'elle engendre toujours de la puissance sociale asymétriquement « distribuée » parmi les classes sociales. D'où l'importance de la microconflictualité d'entreprise dans l'économie globale du conflit social. Il faut donc concevoir la lutte de classes non pas à l'aune d'une conflictualité emblématique (grève générale, révolte ouvrière, occupation des lieux de travail, etc.), sinon idéal-typique, mais en fonction de son impact, même infime, sur l'organisation des rapports sociaux dominants (économiques, politiques, idéologiques). L'existence d'une lutte de classes ordinaire ne présuppose pas un degré de politisation avancé dont les acteurs mobilisés seraient porteurs. La seule expérience de la condition salariale est suffisante pour que l'hydre de l'antagonisme engendre des têtes nouvelles. La résistance « larvée » des OS (absentéisme ou tum-over) contre l'organisation taylorienne du travail est un exemple marquant. Cette remarque s'applique également à la classe capitaliste : c'est dans et à travers la confrontation (aux travailleurs) et la concurrence (intercapitaliste) qu'elle construit ses positions de classe dans la conjoncture, en s'efforçant de parvenir à une représentation relativement unifiée de ses intérêts fondamentaux. 8. Le principe de la non-équivalence des positions occupées par les deux termes du rapport capital/travail (termes qui ne sont pas extérieurs l'un à l'autre puisque le travail est « dans » le capital, inclus sous forme de partie variable) implique au niveau des pratiques de classe une polarisation tendancielle. « La thèse de Marx concernant la polarisation des classes dans le

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capitalisme n'est pas une malencontreuse erreur mais le point fort de sa théorie. Toutefois, elle doit être soigneusement distinguée de la représentation idéologique d'une "simplification des rapports de classes" avec le développement du capitalisme, liée au catastrophisme historique » 1 7 . Cette polarisation complexiftée combine plusieurs types d'appartenance (bien au-delà de la classe : appartenance ethnique, genre, génération, etc.) et différents espaces de confrontation (économique, politique, culturel, etc.). En conséquence, elle ne présuppose pas un face à face entre (deux) superindividualités sociales propulsées par le programme téléologique de leurs « essences » respectives : « il faut arracher la pensée de l'antagonisme à la métaphore militaire et religieuse des "deux camps" (donc aussi à l'alternative : "guerre civile" ou "consensus") » lg . 9. La structure de classe n'est pas le seul principe de domination sociale. Des formes de domination tenaces telles la domination raciale ou la domination masculine ne peuvent aucunement être considérées comme des « reflets » de classe. Elles ont leur propre épaisseur historique, leur logique de développement, leur configuration objective et tranversalité sociale. Non seulement elles sont irréductibles à la structure de domination de classe mais elles constituent bien souvent le point aveugle des politiques d'émancipation sociale. Elles contribuent à « fixer », voire à naturaliser les préjugés et les mentalités dominantes, et partant, à miner « de l'intérieur » les politiques progressistes modernes. Si elles sont symboliquement chargées d'une dynamique de classe (la femme comme la « prolétaire » de la famille, l'immigré comme l'image emblématique de la paupérisation ouvrière, etc.), les dominations de « race », de genre ou d'ethnicité ne cessent de reprojeter les connotations dichotomiques de leur propre opposition sur le système de domination de classe. Ce jeu complexe et allégorique fonctionne également en sens inverse. Toutefois, les différentes formes de domination qui caractérisent le capitalisme post-modeme n'occupent pas des places symétriques ni a fortiori interchangeables. Elles ne sont pas juxtaposées non plus. En déterminant l'accès aux différentes ressources sociales, la structure de classe joue un rôle décisif comme principe d'organisation qui circonscrit l'espace social dans lequel les autres formes de domination se développent. Elle délimite ainsi les capacités d'action des différents groupes contre les rapports de domination non « classistes ». Même si les intérêts ou les motivations de ces groupes ne relèvent pas du facteur « classe », « les conditions requises pour faire aboutir ces intérêts "non classistes" sont fondamentalement structurées par des relations de classes» l9 . La subjectivité des agents sociaux est profondément 17. Ibid., p. 21. 18. Ibid., p. 239. 19. Erik Olin Wright [1983], p. 23.

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et systématiquement marquée par la position et les intérêts de classe. En ce sens, la classe condense la détermination fondamentale du rapport social et indique la direction globale du changement historique. 10. La « disparition » des classes est un enjeu de la lutte de classes. Quelles sont les conditions matérielles et symboliques qui expliquent le reflux de cette notion ? On ne saurait sous-estimer à ce propos la crise du mouvement ouvrier, le déclin des forces politiques défiant l'hégémonie du capital sur la société, l'impact systémique de l'écroulement du soviétisme ou la délégitimation des récits d'émancipation modernes. C'est précisément à l'intérieur de ce décor que la disparition (partielle) des traits empiriques majeurs et des modes d'organisation traditionnels à travers lesquels les classes dominées étaient socialement repérables passe pour la disparition des classes tout court. Le réel du retrait des classes n'est pas leur pure dissolution sociologique mais la disparition d'un rapport de forces socio-politique et idéologique qui rendait visibles les classes subalternes jusqu'au point de les assimiler à une « communauté holiste ». D est probable que cette « disparition » connote l'achèvement d'un long cycle historique de l'antagonisme social (« l'âge classique » de la lutte de classes). Il n'y a pas (aujourd'hui pas plus qu'hier) des classes sociales au sens essentialiste, c'est-àdire des « classes-sujets historiques ». Cependant, l'antagonisme de classe est toujours vivant 20 . D structure les processus de modernisation du travail, pèse sur la constitution identitaire des groupes, traverse les classes elles-mêmes, hante le quotidien des dominé(e)s. 11. Les pratiques réellement existantes d'affirmation de la puissance des classes dominées, aussi faibles peuvent-elles paraître pour être portées à un « seuil » supérieur de « visibilité » et d'efficacité, donnent toujours lieu à des effets pertinents. Et cela non seulement au sens négatif (renforcement par défaut des positions de classe adverses) mais, avant tout, dans un sens absolument positif : en produisant incessamment des résultats matériels et symboliques constitutivement inscrits dans le procès de production immédiat et, plus généralement, dans la forme sociale d'ensemble. La productivité des actions menées par les travailleurs le plus souvent dans l'urgence, l'isolement 20. « En somme la "disparition des classes", leur perte d'identité ou de substance, est à la fois une réalité et une illusion. C'est une réalité parce que l'universalisation effective de l'antagonisme aboutit à dissoudre le mythe d'une classe universelle, en détruisant les formes institutionnelles locales sous lesquelles, pendant un siècle environ, le mouvement ouvrier, d'un côté, l'État bourgeois, de l'autre, avaient unifié relativement des bourgeoisies et des prolétariats nationaux. C'est une illusion cependant, parce que l'identité "substantielle" des classes n'a jamais été qu'un effet en retour de leur pratique d'acteurs sociaux et que, de ce point de vue, il n'y a rien de nouveau : en perdant ces "classes"-là, nous n'avons en fait rien perdu. La "crise" actuelle est une crise des formes de représentation et des pratiques déterminées de la lutte des classes : comme telle, elle peut avoir des effets historiques considérables. Mais elle n'est pas une disparition de l'antagonisme lui-même, ou si l'on préfère, une fin de la série des formes antagoniques de la lutte des classes » (Etienne Balibar, in Etienne Balibar, Immanuel Wallerstein [1988], p. 241).

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et le désordre est « lisible » au sein même des stratégies et pratiques patronales. C'est là une preuve « en creux » de la puissance du travail qui explique, pour rester à un seul exemple, les vagues successives de mobilisation managériale autour des projets d'entreprise, des techniques de « résponsabilisation » des salariés, des formes d'adhésion « à la japonaise ». Même confisquée, diminuée ou détournée, la positivité de la puissance du travail reste tellement réelle qu'elle oblige les forces capitalistes à mettre en chantier un gigantesque dispositif de normalisation du salariat. Mais cela n'étonnera que les partisans de la philosophie de l'histoire sous-jacente à toutes les visions de la « fin » des classes.

Recompositions du salariat Les stratégies de modernisation flexible ont accentué les processus de fragmentation de la classe ouvrière. Les transformations du rapport salarial à l'échelle mondiale ont fait éclater la relative homogénéité du « travailleur collectif » de l'ère fordiste. L'existence d'une force de travail fluctuante et mobile tend à accentuer la segmentation sociale et à décomposer le rapport étroit entre usine et territoire qui unifiait autrefois les catégories populaires. Le salariat apparaît maintenant plus diversifié, sinon « multipolaire ». Or, qu'estce qui rendait relativement « compacte » la condition ouvrière pendant la période précédente (certains parlaient même d'ouvrier-masse, terme générique forgé par le mouvement opéraïste italien pour désigner l'ouvrier sérialisé du fordisme, réduit à sa seule fonction de force de travail simple, homogène et parfaitement interchangeable) ? Ce n'était pas une tendance « naturelle » à l'unité, supposée refléter la convergence spontanée des intérêts ouvriers, mais l'objectivation institutionnelle d'un rapport de forces entre le capital et le travail dans une conjoncture historique de croissance exceptionnelle (garanties d'emploi, progression des salaires réels, conventions collectives, protection sociale, accords et réglementations au niveau national, etc.). C'est dans ce contexte que la figure de l'ouvrier industriel professionnalisé a exercé un effet d'entraînement sur l'ensemble du salariat en direction d'une unité dans la diversité. Il en est autrement aujourd'hui. L'éclatement de l'« usine-forteresse » de l'âge fordiste, la décollectivisation des populations ouvrières, le développement du chômage et la précarisation du travail, la rupture des formes traditionnelles de solidarité entre dominé(e)s tendent à hétérogénéiser la composition du salariat D'où les difficultés accrues pour les exploité(e)s de se réaffirmer comme force sociale unifiée. Or, une telle unité n'est jamais acquise d'avance. Elle n'est pas un moment-charnière où le prolétariat réel rejoindrait le prolétariat de la doctrine (son « être de classe »). Au contraire, elle est une mise en forme politique (au sens large du terme) qui pose explicitement les

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pratiques des classes laborieuses en tant qu'élément constitutif du rapport social. C'est un processus contradictoire de construction d'objectifs et d'intérêts communs qui n'est jamais pleinement transparent à la conscience des acteurs mobilisés eux-mêmes. La critique du « messianisme prolétarien » implique l'idée que la structure de l'antagonisme ne porte pas en elle-même la garantie d'un happy-end historique au bénéfice des opprimé(e)s. L'unité de la classe ouvrière est un enjeu de la lutte de classes et non pas un élément ontologiquement préétabli par l'automaticité expressive de la « logique » de l'accumulation. En même temps, cet enjeu n'est pas une construction symbolique arbitraire : il est fondé sur la détermination structurelle de la production capitaliste (le rapport d'exploitation en tant que lutte de classes) qui induit des effets matériels et symboliques communs à l'ensemble des agents occupant des places symétriques dans la division sociale du travail. Qu'en est-il de la réalité des classes laborieuses à l'ère de l'accumulation flexible ? Leurs frontières s'étendent sans doute bien au-delà des configurations héritées de « l'atelier manchestérien » ou de l'usine fordiste. La recomposition mondiale de la classe ouvrière, loin de diminuer les effectifs des fractions « traditionnelles » de celle-ci (nouvelle classe ouvrière du capitalisme « périphérique »), propulse le procès de prolétarisation sur une échelle sans précédent. Dans un contexte caractérisé par la course à la concentration et la transnationalisation du capital, à la financiarisation des économies et l'accentuation du développement inégal, des générations entières de prolétaires, nouveaux ou anciens, voire des nations entières subaltemisées au sein de l'économie-monde sont sacrifiées sur l'autel de l'accumulation flexible, à l'instar des « faux-frais » payés en larmes et en sang par le prolétariat naissant de l'accumulation primitive. C'est l'envers du décor de la modernisation capitaliste planétaire. A l'encontre d'une définition réductrice qui identifie la classe ouvrière aux seuls « travailleurs productifs manuels » (et qui en exclut de larges fractions du salariat des services et du commerce, censées constituer la « nouvelle petite-bourgeoisie ») 2 1 , la complexification de la division sociale du 21. Nicos Poulantzas a élaboré une conception « restrictive » de la classe ouvrière. Pour lui, les frontières de celle-ci sont spécifiées au niveau économique par le critère du travail productif (travail producteur de valeur et de survaleur), à quoi s'ajoutent les critères de subordination idéologique (notamment, la distinction entre travail manuel et travail intellectuel) et de domination politique (en particulier, le contrôle managérial au sein du procès de production). Fondée sur une approche limitative du travail productif, cette définition n'admet pas que les salariés des services produisent de la (survaleur. La classe ouvrière serait ainsi composée principalement par le noyau des ouvriers industriels manuels, en proportion déclinante par rapport à la population salariée globale des pays capitalistes avancés. Or, la problématique marxienne dissocie travail productif (selon sa « détermination essentielle ») et caractère matériel du produit : le travail productif propre au mode de production capitaliste ne comporte aucune référence au contenu (matériel ou « immatériel ») de la production (Jacques Bidet [1985], p. 96 et sq.). Les conséquences d'une définition étroite de la classe ouvrière se manifestent particulièrement lorsque Nicos Poulantzas analyse le statut des salariés des services : « Il se contente de les classer comme improductifs parce

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travail oblige à reconsidérer les structures de classe contemporaines. Celles-ci ne sont pas statiques mais évoluent en fonction des mouvements de la valorisation. Dans le contexte de l'accumulation flexible, la classe ouvrière se recompose : elle comprend, au-delà du « prolétariat industriel métropolitain » largement entamé dans sa centralité sociologique et politique, la masse des employés de bureau et de commerce ainsi que certaines couches de techniciens et de cadres d'exécution. L'affaiblissement relatif, au moins dans les pays du centre, du groupe ouvrier central, dont l'ouvrier industriel blanc, mâle et à plein-temps représentait la figure emblématique, ne connote donc pas l'extinction de la classe ouvrière mais témoigne, tant s'en faut, de l'intense et profonde recomposition de ses assises sociologiques dans un contexte de segmentation accentuée du marché de l'emploi. La base matérielle de cette fragmentation sont les stratégies de flexibilité/mobilité capitalistes qui finissent par déstabiliser la prépondérance de la forme fordiste d'usine : déconcentration de la pyramide organisationnelle, « miniaturisation » des unités productives de base, mise en réseau des filiales et sous-filiales, extemalisation des tâches qui ne relèvent pas du métier principal de l'établissement, etc. Le rapport au travail et la socialité ouvrière se trouvent à leur tour bouleversés dans le sens d'une décollectivisation déconcertante. La polarisation de classe opère non seulement dans l'espace social mais au sein même du salariat dominé. Une partie de la classe ouvrière se déclasse, voire se paupérise : ses « occupations » se raréfient, ses savoir-faire tombent en désuétude, ses modèles culturels implosent alors que ses frustrations engendrées par une modernité consumériste surplombante ne cessent d'augmenter : hors-statuts, chômeurs de longue durée, « exclus » des restructurations industrielles ou de la modernisation du « tertiaire », jeunes sans-emploi en échec scolaire. D'autres catégories de travailleurs sont profondément déstabilisées : baisse du nombre d'ouvriers non qualifiés, diminution des ouvriers qualifiés de fabrication détenteurs d'un métier au profit d'emplois fonctionnels annexes à la production tel l'entretien préventif, standardisation de nombreuses tâches dans le tertiaire qui redéfinit les que leur travail s'échange contre "du revenu". Son erreur consiste à examiner ce rapport du point de vue du consommateur/acheteur de services. Or, pour le capitaliste qui investit dans la production des services à la fois de la force de travail et du capital, les travailleurs de ce secteur reçoivent sous forme de salaire une quote-part prélevée sur du capital variable (et non pas sur du revenu). Le service ainsi produit est vendu comme marchandise (indistinctement de sa forme, matérielle ou non). En conséquence, la survaleur créée est appropriée par le capitaliste. Un simple exemple pour illustrer ce raisonnement : si j'ai l'habitude de faire nettoyer mes fenêtres, il m'importe peu (en tant que consommateur) d'engager un laveur de vitres indépendant ou de recourir à une entreprise spécialisée de nettoyage. Dans les deux cas, je dépense mon argent tandis que le paiement du service rendu est prélevé sur du revenu. Il en est autrement de la position de l'individu qui s'occupe à nettoyer mes fenêtres. Le travailleur d'une entreprise de nettoyage est payé du capital variable que le propriétaire capitaliste avance. Son travail produit donc de la survaleur qui lui échappe. C'est la raison pour laquelle ce travailleur devrait être considéré comme productif » (Alan Hunt [1984] p. 89).

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catégories traditionnelles d'« employé » et de « cadre moyen », etc. Sans oublier la masse flottante des « prolétaires périphériques », mal rémunérés, fortement précarisés et enclins à servir de victimes expiatoires sur le « champ de bataille» de la modernisation. Enfin, d'autres catégories se trouvent « promues » en matière de qualification (caractère transversal des compétences requises) et de formation continue, de stabilité (relative) d'emploi, de rémunération, de perspectives de reclassement et d'avancement (par exemple, les opérateurs des installations informatisées). En somme, même si elle « persévère », la classe ouvrière n'en est pas moins sur la défensive. Ses pratiques de classe vacillent sous la pression du chômage de masse et de la précarisation. Les procès de travail flexibles empêchent incessamment la constitution d'identités collectives au travail, ancrées dans la durée. Le développement d'une culture « hédoniste » postmodeme contribue à fragiliser les sentiments d'appartenance de classe des dominé(e)s, à brouiller les frontières de classe. Faute de pouvoir maîtriser leur propre destin, de nombreux individus se sentent « fautifs » de quelque chose qu'ils n'ont pourtant jamais commis. Ils ont la conviction d'être punis mais ils n'arrivent pas à discerner les raisons d'être de cette punition. Leur décrochage vis-à-vis des logiques d'action collective est plutôt un réflexe conditionné qui exprime un profond désarroi et non pas un choix idéologique explicite: 1 s'agit de « compenser » leurs frustrations de dominés avec le repli sur la sphère privée, plus sécurisante que le monde extérieur. C'est une situation paradoxale où l'individu s'efforce en quelque sorte d'assouvir sa soif en buvant de l'eau salée. D n'empêche que l'emprise de cette « culture narcissique », présentée sous la bannière des « socio-styles » ou, plus savamment, comme la « deuxième révolution individualiste », comporte des aspects préjudiciables à l'affirmation de la puissance du travail. La forme fordiste du mouvement ouvrier se trouve à son tour défaite. Déstabilisée par l'offensive patronale, laminée dans ses bastions historiques par les restructurations industrielles (les « ceintures rouges » sont devenues des « ceintures rouille »), désorientée par le déclin des référents de classe traditionnels, elle semble avoir définitivement raté son rendez-vous historique. Sa crise est multiple : organisationnelle, politique, symbolique, stratégique. Une crise d'efficacité, de représentativité, de légitimité. Le manque d'une perspective politique à la fois radicale et pragmatique face aux défis du capitalisme post-modeme aiguise les contradictions et affaiblit les résistances contre la clôture systémique du rapport social. Nous n'avons pas affaire ici à des simples erreurs de parcours mais à une véritable défaite stratégique du « modèle dirigiste » de l'action collective. Selon ce « modèle », les groupes dirigeants du mouvement ouvrier agissaient en mandataires quasi providentiels des masses laborieuses. Alternant attentisme du Grand soir et réformisme des petits matins, les organisations ouvrières (politiques et syndicales) se réclamant des perspectives

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d'émancipation sociale ont identifié, à quelques exceptions près, le socialisme à la politique des nationalisations menée par le « parti d'avant-garde » s'emparant (avec ses alliés) du pouvoir politique. Imprégnées par l'idée d'une transformation par le haut (substitutisme), hypnotisées par la « solution » étatique des contradictions du capitalisme (fétichisme de l'État), entichées de certitudes aveuglantes de représenter a priori les « intérêts de classe des travailleurs » (fétichisme de la délégation des pouvoirs), elles ont reconduit au sein du mouvement ouvrier des pratiques et des hiérarchies homologues à celles de la division taylorienne du travail. Or, la monopolisation des fonctions de direction par un petit groupe condamnait la multitude au suivisme grégaire, à la dépolitisation, voire à l'inertie. La fin d'un cycle historique (qui embrasse grosso modo la période entre 1917 et 1989) du mouvement ouvrier relance le problème de l'action directe du travail et des modalités de son auto-organisation. Si les années de crise ont été marquées par un relâchement des solidarités salariales et une baisse de la combativité ouvrière, elles ont aussi connu une extension sans précédent de la masse des travailleurs soumis, directement ou indirectement, au rapport d'exploitation. Certes, les organisations syndicales sont largement inadaptées aux exigences de la nouvelle condition salariale. Leur puissance stratégique d'anticiper les évolutions, au lieu de les subir, apparaît très réduite. La « rente de commandement » sur leurs propres « troupes », entre-temps décimées, s'est démonétisée. Elles ont perdu le monopole de la représentation des « intérêts communs des travailleurs » et se voient même contestées dans leur rôle de représentant « naturel » de ceux-ci. Des mouvements de contestation multiples se développent portant sur des revendications « sociétales ». S'ils contribuent à la repolitisation de la « question sociale », ils n'épousent pas toujours les préoccupations, les priorités et les positions du syndicalisme. Du point de vue patronal, l'affaiblissement de l'acteur syndical reste l'objectif prioritaire. Avant tout, l'idée de la nocivité du syndicalisme a toujours été familière au patronat. Dans la vaste majorité des firmes industrielles américaines technologiquement intensives, par exemple, les syndicats sont considérés comme autant d'obstacles au changement technologique et à la concurrence économique. Mais toutes les fractions du patronat ne cherchent pas à éliminer purement et simplement les syndicats. Un syndicalisme moderniste de « prestations de services », intégré à la gestion de l'entreprise et acceptant les règles du jeu fondamentales, peut contribuer à souder les salariés autour du projet managérial. Les syndicats « responsables », « intégrant les réalités économiques » et manifestant une volonté de trouver des solutions négociées, contribuent à la construction d'un consensus entre les « acteurs économiques ». Les plus clairvoyants parmi les patrons savent que la disparition totale des syndicats risque de favoriser des « explosions incontrôlables » qui fragiliseront la gouvernance de l'entreprise. C'est dans ce contexte que les questions de l'autonomie et de la démocratie syndicales

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apparaissent comme des axes centraux d'une contre-offensive des forces du travail.

CHAPITRE IX

État social et globalisation « Toute la théorie politique de ce siècle pose au fond, ouvertement ou non, toujours la même question : quel est le rapport entre l'État, le pouvoir et les classes sociales ? » (Nicos Poulantzas [1978], p. 11).

État et accumulation La question de l'État a longtemps constitué le point aveugle de la lutte de classes des dominés aussi bien dans la théorie que dans la pratique politique du mouvement ouvrier. Entre la conception réductrice de la matérialité institutionnelle de l'État véhiculée par le marxisme dogmatique et le démocratisme « gradualiste » de la social-démocratie post-révolutionnaire, le même diagnostic troublant se confirme : la sous-théorisation du pouvoir politique, le « respect superstitieux » de l'État, l'excès de domination des idées de l'adversaire. L'approche instrumentale et l'approche réformiste ne s'opposent que dans leur complémentarité. La première confond pouvoir d'Etat et appareil d'État et ramène la domination politique à une « manipulation » de l'État par la classe dominante. La deuxième envisage l'« État social » 1 comme un dispositif de neutralisation politique des inégalités de classe entre les « individus-citoyens » et de réduction des risques majeurs immanents aux « sociétés de marché » modernes. L'impensé de la question de l'État et de son idéologie demeure ainsi « la carte d'identité » de tous les réformismes et dogmatismes2. Malgré leurs différences réelles, ils tendent à survaloriser le rôle de l'État dans le 1. Nous utilisons indistinctement les termes État social. État-providence, État-keynésien ou Welfare State. Il s'agit de formules commodes mais largement idéologiques qui tendent à occulter la violence constitutive de l'État capitaliste en tant que tel. 2. Georges Labica [1987], p. 119.

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développement politique, à subaltemiser les « classes laborieuses », à « étatiser » la citoyenneté. « Malgré tout ce qui distingue ces deux exemples historiques, malgré tout ce qui oppose la social-démocratie et le stalinisme comme courants théorico-politiques, ils présentent une connivence de fond : Yétatisme et la méfiance profonde à l'égard des initiatives des masses populaires, bref la suspicion à l'égard des exigences démocratiques » 3. D est dont nécessaire de se démarquer vis-à-vis des manières officialisées d'envisager la constitution étatique de la politique qui oscillent entre État-chose (« instrument ») et État-personne (« abstraction personnifiée »). Toute forme de réalisme de premier degré ne saurait que difftacter sur le plan conceptuel le fétichisme des représentations légitimes du politique. Quatre remarques nous permettront d'étayer notre développement : 1. La «raison d'être» et le rôle de l'État au sein des formations capitalistes sont liés à la reproduction élargie des rapports de production dominants. L'articulation État/conditions générales de l'exploitation est fondamentale pour comprendre à la fois la construction historique des formes d'autorité politiques et les transformations de l'État national. Cette articulation est proprement politique, irréductible à quelconque déterminisme économique qui surviendrait dans le décor « en dernière instance ». L'économisme (marxiste) dépolitise l'État dans la mesure où il l'envisage comme l'expression condensée de la « détermination essentielle ». D faudrait conquérir « cet instrument au service des classes dominantes » et le modifier « radicalement » en changeant le rapport de forces. L'État devient ainsi objet de convoitises révolutionnaires qui visent à supprimer son caractère de classe en s'emparant de sa matérialité d'appareil. Inversement, le politicisme (réformiste) oppose l'État et l'« espace économique » comme deux entités extérieures et autonomes (nature dualiste de la «Totalité sociale»). État et accumulation capitaliste, constructivisme des rapports politiques et matérialisme de la société civile sont des univers disjoints. Or, l'objectif principal d'une théorie de l'État capitaliste dans sa spécificité politique est de produire le concept de cette articulation. 2. L'existence de l'État capitaliste signifie que le capital est structurellement incapable d'assurer par lui-même un procès cohérent de reproduction sociale. La régulation étatique de l'accumulation (rapports intracapitalistes et rapports entre classes) est la condition sine qua non de la circulation des capitaux et de l'organisation de l'exploitation. L'État et le capital n'entretiennent pas des rapports d'extériorité qui renverraient à deux 3. Nicos Poulantzas [1978], p. 277. En analysant la social-démocratie comme forme d'organisation du mouvement ouvrier, de l'État et de la société, Christine Buci-Glucksmann et Gôran Therborn observent «une structuration politique à trois étages qui ressemble étrangement à certaines formes organisationnelles du socialisme bureaucratique : "Parti dominant + syndicat relais de masse + coopératives et réseaux d'institutions sociales et culturelles"» ([1981],p. 17).

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histoires séparées mais sont deux aspects du même rapport social4. L'« interventionnisme » étatique est endogène et spécifique au procès de production capitaliste. Malgré leurs différences, l'approche libérale et l'approche keynésienne refusent de reconnaître ce constat : « l'extériorité de l'intervention des Pouvoirs publics conduit à tenir l'État pour responsable des échecs, non des succès de la politique économique, dans une perspective libérale, ou des succès mais non pas des échecs de cette politique, dans une perspective keynésienne. Dans les deux cas l'on part de l'économie considérée en elle-même, sans l'État, pour introduire ensuite l'action étatique » 5 . 3. L'existence des rapports de classes au sein de l'État (niveaux de salaire, hiérarchies, qualifications, relations à la propriété et aux bénéfices du capital privé, etc.) ne contredit pas son caractère de classe. Si les institutions étatiques sont profondément marquées par le conflit social, l'emprise des dominés au sein du pouvoir d'État (« populisme », « transformisme parlementaire », « corporatisme », etc.) ne représente pas la condensation du rapport de forces général entre classes et fractions de classes. Si l'État est le lieu où s'organisent des compromis entre les masses laborieuses et le pouvoir capitaliste (constituant le substrat matériel du consentement), il n'en est pas moins vrai qu'il est aussi le lieu par excellence de l'organisation hégémonique des classes dominantes (rapports entre fractions du bloc au pouvoir et rapports aux dominés). En somme, l'État représente une organisation de toute la société sous la domination politique des forces capitalistes. Fondée sur le rapport asymétrique capital/travail, cette domination n'est pas partagée (sauf dans le cas du double pouvoir). 4. L'action de l'État dépasse les seules fonctions de répression (« violence légitime ») et d'inculcation idéologique (organisation de l'hégémonie). Elle vise aussi à encadrer et à orienter les mouvements de la valorisation (rôle « économique » valable autant pour l'État libéral que pour l'État social). Elle ne se limite donc pas à la seule domination politique mais imprègne tous les rapports de classe, marque et codifie la socialité modeme (vie privée, famille, etc.), investit tous les rapports de pouvoir en leur assignant une signification de classe. Sans être le lieu exclusif des rapports de domination, l'État est un 4. « Les directions capitalistes dépendent de l'État parce que celui-ci peut leur garantir (à travers le maintien de l'ordre public) un environnement discipliné pour l'exploitation de la force de travail et l'accumulation du capital. Mais l'État dépend également du succès de l'exploitation pour pérenniser sa propre existence : l'accumulation du capital est à la fois la source des recettes étatiques (via la taxation) et la base du maintien de l'ordre public. Ils sont, tous les deux, directement concernés par la réussite de l'exploitation du travail : leurs actions visent en définitive le même objectif. Us sont également façonnés par la même lutte constante pour l'autorité capitaliste. Ce sont, précisément, les conditions de cette exploitation (les luttes autour du procès de travail) qui permettent de comprendre non seulement les changements de la gouvernance capitaliste mais aussi le développement de l'État » (John Holloway [1987], p. 160). 5. Suzanne de Brunhoff, « Crise capitaliste et politique économique », in Nicos Poulantzas [1976], p. 138.

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pouvoir compact, englobant sinon « global », qui n'a pas de fondement propre mais repose sur la division capitaliste du travail dont il est partie prenante.

L '« abaissement » de l'État social Un des aspects majeurs de la crise du fordisme métropolitain est l'érosion du potentiel de stabilisation lié à l'action de l'État keynésien. Rétrospectivement, l'exceptionnelle croissance des « Trente Glorieuses » apparaît comme une glorieuse exception, comme une parenthèse entre deux périodes de grande crise. L'État-providence dont le rôle thématisé était de prévenir, voire d'éviter les crises s'avère à son tour, depuis le milieu des années 1970, producteur de crise. Son efficacité macro-économique à « réguler le capitalisme » s'estompe. Son réformisme progressiste (imposé sous la pression d'une mobilisation forte et durable) est attaqué par les pourfendeurs de l'« interventionnisme keynésien » au nom de la lutte contre les « rigidités », les « conservatismes corporatistes » et l'« égalitarisme redistributeur ».

« État social » et conflit de classes Le terme « État-providence » a été forgé dans la deuxième moitié du XCC™ siècle par des économistes et des hommes politiques hostiles à toute protection sociale des ouvriers de l'industrie. Dans son contenu social, il n'est pas la conséquence des idées de Keynes mais le résultat de luttes syndicales et politiques du mouvement ouvrier en vue de protéger les travailleurs des risques de la situation économique et de l'insécurité de l'emploi caractéristique des crises cycliques du capitalisme. « C'est par erreur que l'on fait souvent de la politique sociale une conséquence des idées keynésiennes. En réalité, une certaine protection sociale des ouvriers a été mise en œuvre, au plan de l'État, pour la première fois par le chancelier allemand Bismarck, dans les années 1880, en même temps que des mesures de répression étaient prises contre l'essor du Parti socialdémocrate allemand. Dans plusieurs pays d'ailleurs (France, États-Unis), il y a eu opposition à ce système mode in Germany. Un autre partisan résolu d'un minimum de protection sociale des ouvriers a été le libéral anglais Lloyd George, au début du XX4™ siècle, alors que le mouvement ouvrier en Grande-Bretagne, déjà organisé sur le plan syndical, se développait avec le Labour Party (Parti travailliste). Le réformisme conservateur ou bourgeois est allé ainsi au-devant du réformisme ouvrier, en partie pour désamorcer l'aspect contestataire de ce dernier. Attribuer à Keynes l'invention d'un État-providence est donc une erreur. Par contre la légitimation économique partielle de mesures sociales peut être déduite

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des positions de Keynes. [...] Les mesures keynésiennes devant assurer une augmentation de l'emploi, au prix d'investissements publics de n'importe quelle sorte, elles auraient réduit le montant de ces allocations, en faisant baisser le nombre des chômeurs. Keynes a ainsi légitimé une nouvelle conception de l'aide aux chômeurs, économique, bien différente de la conception antérieure à la guerre de 1914, quand les chômeurs étaient considérés comme des cas psychologiques et sociaux ou comme un ferment de contestation politique. Ayant placé le niveau de l'emploi global au centre de ses développements et préconisé une intervention de l'État allant dans ce sens, les idées de Keynes se prêtent à la confusion entre politique de plein-emploi et Welfare State » (Suzanne de Brunhoff [1986], pp. 4849). L'aide sociale organisée par en haut aux « faibles » et aux « vaincus de la guerre économique», le passage d'une logique assistantielle qui combinait autoritarisme et philanthropie à une forme politique spécifique où l'État « socialise les mécanismes de la solidarité» (Pierre Rosanvallon) sont des transformations scandées par l'agencement conflictuel d'intérêts de classe. Or, si l'émergence d'un bouclier étatique « sécurisant » contre les aléas du marché n'est pas une concession généreuse des dominants aux classes subalternes, elle n'en produit pas moins ufi brouillage politique et idéologique quant à la vraie nature du «capitalisme social» (Welfare State Capitalism) dont l'essor coïncide avec la période fordiste. En fait, l'État social est chargé de promouvoir le développement économique (condition sine qua non des politiques de redistribution), de corriger les déséquilibres et les excès du marché, de réduire les conflits sociaux en organisant politiquement le « compromis de classe ». Ce faisant, il interpelle la quasi-totalité des agents sociaux en tant que « partenaires naturels » du régime d'accumulation fordiste : il fait valoir l'idée social-démocrate (partagée également par les conservateurs éclairés) selon laquelle le « fordisme profite à tout le monde ». L'État social finit par « immatriculer » l'ensemble du corps social. Il apparaît aux yeux de tous les acteurs impliqués comme la solution politique des contradictions sociétales, la rationalité distributive enfin incamée dans les institutions, la reconnaissance du rôle constructif des syndicats dans la régulation sociale et la définition des politiques publiques. Aux fonctions classiques de l'État capitaliste (monopole de la violence légitime, protection de l'intégrité territoriale, garantie ultime de la monnaie), s'ajoutent les pratiques hégémoniques de socialisation des revenus (Sécurité sociale, prestations sociales, allocationschômage, retraites, codification de la qualification du travail, détermination des rémunérations minimales et des horaires légaux, etc.) et de normalisation sociale (supervision répressive de la population, aménagement du territoire et encadrement des formes d'urbanisation, contractualisation des administrés, dépenses sélectives concernant la culture, l'éducation et la formation, etc.) (Michel Aglietta, Anton Brender [1984], p. 113).

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Dans ce contexte, la classe ouvrière connaît un étrange destin : si elle « prise en charge » par l'État, ce n'est qu'au prix d'une « étatisation » considérable de ses besoins et de son mode de vie (d'où l'image de « l'État-protecteur »). L'État devient social dans la mesure où se développe la socialisation étatique des conditions d'existence des masses laborieuses. Dans la mesure où la société s'étatise, ne serait-ce que sous forme corporatiste. La théorisation de cette tendance a constitué le fil conducteur des stratégies keynésiennes de gauche (socialisme redistributeur préconisant l'« élargissement démocratique » de l'État) tandis que l'implication du mouvement ouvrier lui-même dans les institutions publiques n'a fait que renforcer l'étatisme spontané du courant révolutionnaire. Par conséquent, l'État social se présente comme l'administrateur général des conséquences collectives de l'accumulation capitaliste. Ses ressources économiques dépendent des conditions générales de cette dernière. Son appropriation d'une quote-part considérable du surtravail (à la création duquel il participe directement) vise à financer des dépenses de légitimation et des intérêts compensatoires, indispensables pour pérenniser les rapports capitalistes d'ensemble. Son jeu politique consiste à assurer l'expansion de la demande globale tout en s'efforçant de tempérer les différends engendrés par la satisfaction inégale des besoins sociaux parmi les agents et par la nécessité de modifier les normes de ce partage. Dans le cadre de la régulation keynésienne de l'économie, l'objectif de la « cohésion sociale » devient un moyen de stabilisation macro-économique. Cet objectif ne peut être atteint que partiellement puisque le rôle de l'État social n'est pas de faire disparaître mais au contraire de reproduire la société de classes. Les mécanismes de redistribution « providentiels » fonctionnent largement dans une direction horizontale, c'est-à-dire au sein du salariat. A l'instar de la protection sociale, ils visent à « régulariser » les revenus du travail plutôt qu'à remettre en cause le « partage du revenu national » (Alain Lipietz). En définitive, il s'agit de « convertir » la lutte de classes en conflits autour d'intérêts distributifs, de circonscrire les revendications laborales dans l'espace codé par le Droit (« légalisation » des luttes). Le contenu et les formes de la politisation des masses se trouvent ainsi bouleversés. Les citoyens apparaissent comme des prestataires-bénéficiaires des services sociaux et sont continuellement mis sous tutelle par les administrations du Welfare. La volonté des classes subalternes d'améliorer leur situation et d'imposer des réformes progressistes fait appel aux vertus sociales de l'État de classe. Les mobilisations collectives se politisent en ce sens qu'elles interpellent l'État comme représentant officiel de la société. Celui-ci devient un « lieu » attractif qui permet d'accéder au bien-être, un « guichet politique » auquel on s'adresse pour légitima' les demandes et les exigences des dominés. Or, l'État social entérine le rapport de forces existant en inversant le lien de causalité entre luttes sociales et conquêtes populaires : ce qui est obtenu par des luttes (ou sous la menace d'y recourir) est présenté comme

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résultat d'un élargissement des assises sociales de l'État capitaliste. D'où la dépolitisation rétroactive des acteurs engagés dans ce processus qui rend peu discernable la véritable nature de l'implication « médiatrice » de l'État dans la conflictualité.

La visée stratégique du néo-libéralisme est claire : privatiser le Welfare (supprimer les conquêtes profitables aux couches populaires), démanteler les mécanismes de protection de l'ère fordiste, réorienter les fonctions économiques de l'État selon les exigences du nouvel ordre productif. C'est le marché qui doit occuper désormais le rôle de la nouvelle instance « providentielle ». Restauration des « disciplines du marché » dans leur piédestal de « régulateur spontané » à la place du réformisme « redistributif » de l'État social. Moins d'« État-protecteur » et plus d'« État-modemisateur ». Pas d'« État-entrepreneur » mais un État qui se met « au service des entrepreneurs ». La crise de l'État social a débuté au milieu des années 1970 comme expression politique de l'impossibilité de reconduire le « carré magique » du développement fordiste : forte croissance, plein emploi, faible inflation, équilibre extérieur. Cette évolution est bien plus marquante qu'un management déséquilibré des finances publiques : c'est l'étatisation fordiste du social qui entre en conflit avec les nouveaux besoins de l'accumulation. Les dispositifs du compromis de classe deviennent eux-mêmes objet de conflit de classes sous l'effet combiné de facteurs socio-économiques (transformations du travail salarié) et politiques (offensive néo-libérale). Ce n'est pas le développement de l'État social qui déclenche la dislocation de la régulation fordiste. Au contraire, le déficit des dépenses publiques est par-dessus tout le résultat de la crise économique. Il serait également erroné d'interpréter l'affaiblissement des « fonctions sociales » de l'État capitaliste comme un recul de l'interventionnisme étatique. « En effet, la crise de l'État keynésien, avec son cortège de déréglementations, de privatisations, de transformations financières du capital et de restructurations sauvages de l'industrie, loin de révéler un déficit, témoigne plutôt d'un excès d'intervention du politique - et de l'État en particulier » 6 . Toutefois, l'infléchissement post-keynésien des politiques publiques est incontestable (mais sans doute réversible). Une crise générale de perspectives historiques caractérise les politiques de représentation contemporaines. Les nouvelles régulations liées à l'économie de la flexibilité décomposent l'ancienne constitution du social. La remarchandisation d'une série de marchés réels ou potentiels (éducation, formation, santé, retraites, énergie, transports, 6. Toni Negri [1990], p. 78.

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assurances), la réorganisation du cadre législatif en vue de combattre les « rigidités » redistributives, les nouvelles fonctions de l'État national liées à la globalisation sont les trois principaux chantiers où se développe l'offensive des forces capitalistes. Des pans entiers de l'État social sont dans le collimateur de la modernisation néo-libérale: il est attaqué, discrédité, accusé de tous les maux. La droite s'en prend à l'État social avec des arguments basés sur l'idéologie du « marché efficient » et sur les doctrines économiques monétaristes. Elle le considère comme État parasitaire qui favorise les « corporatismes », et paradoxalement, engendre de nouvelles inégalités. Au lieu de pacifier les conflits de la « société de marché », la « logique assurantielle » de l'équation keynésienne tendrait plutôt à les exacerber. Pour deux raisons principales. Premièrement, la surtaxation du capital et la stricte réglementation de ses mouvements produisent un effet dissuasif sur l'investissement. Deuxièmement, les protections du salariat et l'emprise des positions syndicales dans la régulation économique d'ensemble réduisent la « propension marginale à travailler », contribuent à la dilatation des disciplines productives et, à terme, déstabilisent l'État lui-même confronté à des demandes politiques croissantes. Les critiques de la gauche (qui sont loin d'être toujours « de gauche ») insistent sur l'étatisation de la solidarité qui aboutit à la corporatisation des masses. L'État social pèche par son inefficacité, la mauvaise qualité de ses services, son autoritarisme et son centralisme bureaucratique. Par son anti-individualisme et son opacité, également. Sérieusement ébranlé, l'État social n'en persiste pas moins. Les résistances à son démantèlement sont nombreuses et, paradoxalement, ne proviennent pas toutes de la gauche fordiste. A mesure que ces résistances visent à maintenir, voire à élargir les acquis populaires diminuant les pressions que le capital exerce sur les exploités, elles n'ont rien d'« archaïque » ni de rétrograde. Elles ne sont pas des batailles d'anièré-garde « vouées inexorablement à l'échec » comme les libéraux de tout bord le prétendent mais des combats de civilisation contre la restauration post-modeme du capital. En même temps, les mouvements qui les portent sont le plus souvent sur la défensive et ont du mal à faire sauter une série de blocages liés, entre autres, au manque d'alternative politique crédible. D'où leurs limites, leur caractère intempestif, mais aussi leurs possibilités de développement durable.

L'accumulation politique « post-moderne » La crise de l'État social, nous l'avons vu, ne signifie pas sa liquidation pure et simple. La « modernisation » post-keynésienne de l'espace politique est certes en marche, mais ses formes et son intensité admettent des variations nationales et rencontrent des oppositions sociales. D n'est pas de modèle

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unique de cette évolution ayant des traits fixes et homogènes. Néanmoins, l'ampleur de la crise est grande puisqu'elle recouvre l'ensemble des pratiques et des représentations politiques qui ont accompagné l'accumulation fordiste. Elle affecte non seulement l'État dans son double rôle de régulateur des conditions générales de la reproduction du capital et d'appareil de répression des luttes mais aussi tous les mécanismes et les composantes de la représentation politique. Pour certains commentateurs, la crise du Welfare serait liée à l'ébranlement du politique en tant que concept unitaire fonctionnant comme principe d'intégration des citoyens et d'unification de leurs exigences légitimes. La modernisation politique post-welfare consisterait dès lors à la disparition d'un référent ultime à même de fonder une projectualité politique globale. C'est le désenchantement post-modeme du politique : passage des « sociétés de production politique » aux « sociétés de consommation politique », fin du sujet politique « centré », impossibilité de totaliser les intérêts des agents sociaux sans mettre en cause leurs différences, épuisement des idéologies d'émancipation universalistes, neutralisation de l'espace public et triomphe des stratégies de communication, privatisme civique et technicisation du décisionnisme politique. Ces évolutions sont incontestables, même si elles ne reflètent pas le tableau de la politisation contemporaine dans son intégralité. L'effritement des représentations hypostasiées du Welfare pousse à croire que c'est la politique elle-même qui s'étiole. Cette croyance est d'autant plus forte que le mécontentement social à l'égard du fonctionnement des régimes démocratiques peine à frayer le chemin d'une solution collective alternative : faire une autre politique et faire de la politique autrement. La tentation est donc grande d'y voir la « fin des médiations politiques », la « suppression de la politique par le capital », la « privatisation irrémédiable » de l'espace public. L'impact des rapports de globalisation sur l'efficacité des politiques macro-économiques nationales est considérable. Les politiques budgétaires et monétaires risquent d'être impuissantes compte tenu de la prolifération des réseaux de production et d'échange économiques transcendant les limites nationales. Le pouvoir des institutions de régulation supranationales (FMI, Banque Mondiale, OMC, etc.), la mise en concurrence des économies périphériques avec la spécialisation flexible des centres, la dislocation des cultures ancestrales et l'avènement d'une « esthétique géopolitique à dominance américaine » (Fredric Jameson) accentuent la fragilité des espaces nationaux. Au sein de l'économie-monde, les stratégies capitalistes locales tendent à « dénationaliser » la régulation économique et à accompagner de plus en plus activement les mouvements de l'accumulation transnationale. Et pour cause : l'espace du capital et l'espace de l'État national ne coïncident pas territorialement. D'où la nécessité pour l'État national d'assumer davantage de fonctions « extraverties » : prospection des marchés « étrangers », préparation

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des décisions stratégiques, gestion monétaire et management technologique en vue d'une meilleure intégration des économies locales dans les circuits financiers et la « chaîne » technologique de la mondialité. Cet infléchissement n'est ni un choix arbitraire ni la manifestation subjective de la « servitude volontaire» des gouvernants. D est par-dessus tout lié aux processus de globalisation qui redéfinissent la place de chaque État national dans la structure de l'accumulation à l'échelle mondiale. Cette évolution ne met pas en cause les déterminations fondamentales de l'État capitaliste. Ni, d'ailleurs, l'existence de l'État social en tant que tel. Néanmoins, la crise des formes d'organisation et de représentation des classes populaires caractéristique de la période post-soviétique aboutit à une réticence de la multitude envers les formes routinisées de la production politique. Le « déficit » de la politique est permanent et les rétrécissements récurrents de l'espace public contribuent à le « creuser » davantage. Au lieu de répartir plus équitablement les moyens de la politique et de faire circuler les pouvoirs dans la société, les stratégies de « modernisation politique » reproduisent la sphère étatique et le pouvoir économique dans des traits essentiellement figés 7 . La politique comme représentation clivée du rapport social fait défaut. Les gouvernants deviennent des gestionnaires. Les formations partisanes fonctionnement de moins en moins comme structures porteuses d'un véritable projet politique. En même temps, de fortes demandes démocratiques existent à l'égard du politique. De nouvelles formes de mobilisation politique, radicales et « non conventionnelles », surgissent dans les failles de la politique légitime. Érosion de la politique et repolitisation, domination politique et politiques de la non-domination, courant dominant et contre-courant dominé scandent l'espace démocratique contemporain. D'où une accumulation politique équivoque, confuse, désordonnée, expression de la nouvelle architecture des pouvoirs dans le capitalisme post-moderne. Les quatre points suivants établissent certains aspects de cette configuration : 1. La crise des référents politiques traditionnels et les carences de la projectualité politique rétrécissent l'horizon temporel du politique. Les jeux et les discours de la politique légitime épousent de plus en plus la forme d'un activisme gestionnaire en rupture d'avec le long terme. La logique politique comme activité sociale spécialisée s'accorde avec la rationalité entrepreneuriale. Or, il n'est de politique que du durable. La compression des temporalités politiques, leur alignement sur l'immédiat risquent de faire imploser la démocratie libérale elle-même dans la mesure où l'univers de la représentation démocratique présuppose des interactions et des confrontations prolongées. Les processus politiques post-modemes sont en contradiction flagrante avec la nécessité de traiter les problèmes d'une contemporanéité systémique relevant, quant à elle, du global. L'avènement d'une « démocratie 7. Jean-Marie Vincent [1998], p. 69.

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planétaire de marché » vide la démocratie de son contenu subversif en répudiant la « révolution » comme une idée « antidémocratique ». C'est le changement d'historicité qui devient ainsi impensable. Or, ce triomphe apparent de l'« éphémère » est en réalité la forme post-modeme de la déperdition du politique. 2. La crise de la représentation politique est un phénomène profond, irréductible à une prétendue « atrophie » des motivations politiques des citoyens. Ses manifestations sont multiples. La poussée abstentionniste dans les différentes élections (locales, régionales, municipales, cantonales, européennes, présidentielle) est foite et s'accompagne d'un processus d'éclatement du vote. Le volant de votes blancs et nuls est loin d'être négligeable. L'interchangeabilité de l'« offre politique » entraîne la défidélisation partisane de l'électorat. Ce dernier apparaît « insondable », « instable », « volatile ». Son verdict vise à éliminer plutôt qu'à approuver les candidats en lice (vote sanction). La désaffection des citoyens à l'égard des organisations politiques traditionnelles s'accentue à mesure que la composition sociologique des partis politiques (et a fortiori de leurs états-majors) est de moins en moins représentative de leur électoraL Les partis politiques peinent à remplir leur rôle de « lieûx essentiels de la réflexion et de la construction programmatique [...], de la remontée des demandes sociales et politiques venant de la société vers le système politique » 8 . Ils demeurent en retard, « à la remorque de l'opinion, et ne jouent plus du tout le rôle de pilote, d'instance dans laquelle on ébauche des projets, on fixe des caps et des perspectives d'avenir » 9 . La déstabilisation du monde politique, dont les déboires judiciaires de certaines personnalités politiques représentent la partie émergée de l'iceberg, accrédite le reproche, sous-jacent, que les dirigeants politiques ne sont plus au service de l'intérêt public mais de l'intérêt privé. La concurrence oligopolistique des élites politiques se substitue à l'auto-détermination démocratique du peuple. Suite à la disparition des « mythologies révolutionnaires » et à l'effondrement du « socialisme réellement existant », l'horizon d'attente post-capitaliste disparaît. Le couple parlementarismeaccumulation du capital semble indépassable. Le marché se donne à voir comme le fondement « naturel » de la démocratie (réduite, quant à elle, à un minimalisme procédural). La vie démocratique se dégrade, se rétrécit et glisse vers un monde particulier, celui de l'infra-politique (Jean-Marie Vincent) où le souci du bien commun ou de l'intérêt partagé n'a plus grande pertinence. La soumission du politique à l'« économisme », à la gestion modeste des contraintes de l'économie mondialisée, alimente la décroyance généralisée quant à la capacité des pouvoirs gouvernementaux de changer le cours des choses en faveur des classes dominées. La déradicalisation sociale et politique 8. Pascal Penineau [1995], p. 46.

9. Ibid., p. 47.

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de la social-démocratie contemporaine est de ce point de vue significative. Ce constat concerne en particulier les attitudes de larges couches populaires privées d'une représentation politique à la fois incontestée et relativement efficace. Depuis les vingt dernières années, plusieurs phénomènes attestent la fragilisation de l'hégémonie social-démocrate au sein des sociétés européennes. Plus vulnérable que jamais, sans pour autant être une force-forme déclinante, la social-démocratie actuelle est installée dans une profonde crise identitaire qui met en cause sa spécificité et sa raison d'être. L'érosion structurelle de son pouvoir d'attraction socio-politique, la perte d'emprise sur son propre environnement, l'affaiblissement de ses soutiens électoralement cohésifs, la diminution de l'importance du tissu militant, en particulier de l'élément ouvrier, au profit du cercle dirigeant et des experts indiquent que cette formation politique, au passé mouvementé, traverse une phase d'instabilité et de turbulence. Crise de vieillissement ou fin d'un cycle politique et social ? Les travaux politologiques de Gerassimos Moschonas [1994 ; 1996 ; 1997] permettent de cerner les tendances qui travaillent aujourd'hui la constellation social-démocrate en la resituant dans le cadre de son évolution historique. Les organisations social-démocrates comme modes spécifiques et originaux de structuration de la gauche sont des formations à identité forte. Une mécanique de forces et un ensemble de structures comportant à la fois des éléments matériels (organisations partisanes centralisées et professionnalisées, syndicats de masse, mouvements d'électeurs, position occupée dans l'espace de la compétition électorale) et « non matériels » (idéologies et programmes) sous-tendent la construction d'ensemble. La cohésion de l'édifice social-démocrate repose sur trois attributs historiques qui se commandent les uns les autres : les liens organiques du socialisme et du syndicalisme, l'intégration du monde ouvrier dans une communauté de vie et de lutte permettant de forger des identités collectives, l'acceptation de la démocratie parlementaire comme cadre légitime d'affrontement politique. La social-démocratie de l'entre-deux guerres est un « parti de réforme à programme anticapitaliste » qui se démarque du communisme et « se construit en concurrence directe avec celui-ci ». D s'agit d'une structuration à trois étages (parti de classe et de masse, syndicat, couronne d'organisations et d'associations spécialisées) qui adhère à la logique du parlementarisme tout en maintenant comme principe constitutif de son action la solidarité de groupe. La période de l'après-guerre comporte deux phases. La première est celle de la maturité social-démocrate (1943-1973) où l'on voit l'abandon de ses objectifs anti-système et son intégration dans l'ordre capitaliste. L'opposition complète au communisme, l'acceptation de l'économie mixte et la démarxisation doctrinale sont des éléments essentiels de son recentrage politique. Une culture de modération et de pragmatisme s'affirme progressivement. Elle vise à attirer

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l'électorat des classes moyennes salariées tout en neutralisant un éventuel « vote régime». En même temps, la composante ouvrière de la social-démocratie se rétrécit. Ce recul est nettement plus accentué parmi les adhérents. Cependant, les partis de type social-démocrate restent, toute cette période durant, « des partis populaires de gauche, et non pas des formations politiquement intermédiaires, à mi-distance des extrêmes » ([1994], p. 57). Os sont des organisations à bureaucratie forte, imprégnées par des affinités sociales de type communautaire et pratiquant l'endoctrinement de leurs militants. La structure de leur électorat consacre la « prédominance incontestée de la classe ouvrière ». La coalition élargie de la classe ouvrière (bloc ouvrier central + pôle de soutien intermédiaire composé de couches moyennes salariées) sur laquelle repose leur performance électorale permet de dominer la partie gauche du continuum politique sans nuire à leur image de « partis légitimes à vocation gouvernementale ». Or, un décalage se dessine progressivement entre la fonction d'intégration sociale des masses (« activité d'éducation politique et d'encadrement intellectuel et moral du monde ouvrier ») et la fonction de force politique « attrape tout ». Le mode de régulation du conflit social pendant cette période repose sur un système de concertation et de décision tripartites. La multiplicité des arrangements (bilatéraux et trilatéraux) entre les représentants des salariés, du patronat et des pouvoirs publics constitue la trame du compromis social-démocrate (ou fordiste, pour reprendre la terminologie de l'école de la régulation). Ce compromis opère une jonction entre l'« intérêt sectoriel ouvrier et l'intérêt national » sur la base d'une politique sociale avancée et d'un bien-être généralisé. La synthèse socialdémocrate vise à concilier l'efficacité macro-économique avec l'impératif de l'égalité. Elle offre ainsi le prototype de la « politique normale » de cette période. Le compromis social-démocrate n'efface pas l'antagonisme de classe. Au contraire, il entérine, institutionnalise et rend visible le conflit comme élément canonique du système socio-économique. Le corporatisme social, « stade suprême de la social-démocratie », présuppose l'enracinement social-démocrate dans le monde du travail et la synergie du parti et du syndicat. D n'est pas « un antidote à l'esprit de classe » mais requiert « des partenaires dotés d'une identité et d'intérêts spécifiques, non solubles dans une "volonté générale" consensuelle ». En conséquence, le compromis social-démocrate traduit la puissance syndicale et politique des salariés. Simultanément, en tant qu'équilibre instable entre forces sociales fondamentalement inégales, son horizon reste déterminé par une limite infranchissable : le pouvoir structurel du capital. La deuxième période (après 1973) apparaît globalement comme une phase d'affaiblissement. Une crise militante, électorale et doctrinale bouleverse l'équilibre social de l'univers social-démocrate. La nouvelle sociologie des adhérents traduit la défection de l'élément ouvrier et populaire au sein de l'organisation et la progression de l'influence des classes moyennes salariées, notamment des fractions riches en « capital culturel ». C'est la fin du « parti-communauté », l'abandon de son rôle d'organisateur de la classe ouvrière au profit d'un renforcement de sa

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dimension « entreprise politique ». Cette transformation tendancielle est liée aux changements de la structure de classe du capitalisme avancé, notamment à la perte de la centralité ouvrière dans le procès de production. Il s'ensuit une redistribution du pouvoir endo-organisationnel qui déplace le centre de gravité fonctionnel et décisionnel du réseau militant vers le cercle dirigeant et les spécialistes. L'affaiblissement des « stimulants d'identité » et l'appauvrissement des identifications partisanes constituent des facteurs supplémentaires de fragilisation politique. La composition de l'électorat social-démocrate se modifie considérablement : le poids relatif du bloc ouvrier (dont « la sur-représentation est constitutive de la spécificité social-démocrate ») diminue, au grand avantage des couches moyennes salariées, notamment en provenance du secteur public. Si le « statut compétitif » des partis de type social-démocrate demeure malgré tout fort, il n'en est pas moins vrai que leur « sécurité compétitive » est atteinte. L'interclassisme renforcé de la social-démocratie, loin d'être une simple manifestation du volontarisme politique des directions social-démocrates, est « la conséquence de l'affaiblissement du lien historique entre parti et classe et de la fragilisation électorale qui en résulte» ([1994], p. 80). Il s'agit d'un « interclassisme de repli » plutôt que « d'expansion ». La déradicalisation idéologique exprime en creux la domination de l'idéologie « néo-libérale » qui a déstabilisé l'ensemble de la gauche. Dans un contexte marqué par la crise de gouvernabilité des démocraties occidentales et la reproduction rétrécie des acquis du Welfare, la crise programmatique et stratégique de la social-démocratie traduit son incapacité à penser un nouveau projet économique et social susceptible d'apporter une réponse efficace aux problèmes structurels des sociétés développées. Sans être hors-jeu, elle ne dispose pas de stratégie politiquement plausible en faveur des couches populaires. La social-démocratie actuelle, souligne Gerassimos Moschonas, n'est plus « porteuse du social ». D'une part, elle a du mal à définir une « nouvelle équation socio-économique » capable de produire des effets comparables avec ceux de la période fordiste-keynésienne. D'autre part, elle maîtrise de moins en moins son environnement immédiat et ne parvient plus à représenter de façon efficace et visible les attentes et intérêts des classes défavorisées. Certes, elle est toujours en mesure d'élaborer une stratégie majoritaire crédible. Mais ses carences pèsent lourdement sur son présent et son avenir. Ce constat s'applique bien au-delà du seul pôle socialiste ou social-démocrate des systèmes partidaires européens : « Après un siècle et demi de luttes sociales et politiques, qui ont changé la "texture" de la civilisation européenne, la gauche, qui est née et qui a mûri avec la question sociale, se retrouve ironiquement devant le même problème. Elle ne peut pas se dérober, elle n'a pas intérêt à le faire » ([1997], p. 319). 3. La fausse « désidéologisation » des grandes questions économiques et sociétales consacre une tendance politique combinée : l'opacification croissante des centres décisionnels qui accompagne la centralisation des ressources

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organisationnelles en matière politico-administrative. Des pans entiers du décisionnisme politique échappent à la souveraineté populaire, et donc, à la sanction électorale. La régulation économique est déléguée à des organismes « indépendants » qui fonctionnent selon des critères technocratiques à l'abri du contrôle démocratique. Le FMI, les Banques Centrales, la Commission Européenne, voire les multinationales et les grands organismes de finance, « incorporent » et propulsent institutionnellement - sous forme de règles de gestion rigides - l'économie politique du capitalisme flexible. Comment le citoyen ordinaire des démocraties « avancées » peut-il alors s'opposer au pouvoir réglementaire qui parle le langage hermétique des « experts », qui porte le cachet de la rationalité instrumentale ? Comment peut-il contester des décisions qui se donnent à voir comme « non politiques » ? Cet envoûtement technocratique du politique naturalise le « consensus » et fait le jeu de la « soft-politique ». La société en tant que telle ne fait plus problème, même s'il reste des problèmes sociaux à régler. La médiation politique ne doit pas excéder la politique de l'immédiat. La médiatisation envahissante du champ politique redouble le traitement technocratique de la question sociale et filtre les problématiques antagoniques. La dédramatisation des confrontations politiques est en partie compensée par la théâtralisation savamment orchestrée du marché politique des dominants (joutes télévisuelles, formes médiatiques de « justice » plébiscitaire, « politique-spectacle », etc.). En somme, la politique dominante refoule la domination politique en tant que principe régulateur de son fonctionnement. 4. Le tableau que nous venons d'esquisser risque d'être assez sombre en l'absence de résistances à la « politisation post-modeme ». Des contretendances sont à l'œuvre dans toutes les formes d'action collective qui traduisent, à leur manière, la nécessité du renouveau démocratique. Les mouvements sociaux, par exemple, combinent une dynamique événementielle et une adhésion à des valeurs de solidarité et de participation. Sans être toujours explicite, leur dimension politique est profonde dans la mesure où ils traitent des enjeux sociaux décisifs. Premièrement, ils produisent un effet de dévoilement qui permet à la société de jeter un regard plus lucide sur son état réel, sur ses déchirements et son destin. Os contribuent à rendre visible le contenu politique de toute une série de problèmes centraux (santé, éducation, service public, emploi, etc.) que la politique légitime a occulté en considérant qu'ils sont techniquement formulables et résolubles. Deuxièmement, ils permettent de comprendre la déconnexion entre les temporalités des politiques publiques et celles des demandes et des aspirations citoyennes. Troisièmement, ils représentent une sorte de sommation historique contre la tentative de dépasser le seuil de ce qui est considéré comme socialement acceptable. Quatrièmement, ils constituent des terrains d'expérimentation démocratique où se développent librement des pratiques de concertation collective: limitation des comportements délégataires, nouvelle articulation entre

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l'engagement personnel et la construction du collectif, expression directe et coresponsabilité. Les limites des mouvements sociaux et les difficultés d'une politisation intrinsèque sont également importantes. D'abord, l'espace contestataire est fragmenté du point de vue de sa morphologie, de sa dynamique événementielle, de son contenu revendicatif. H est difficile dans un paysage caractérisé par une diversité de luttes contre les rapports de pouvoir et de domination de discerner les linéaments d'un mouvement d'ensemble. Ensuite, les luttes sociales sont souvent sur la défensive et peinent à mettre en avant de nouvelles conquêtes au lieu de focaliser sur la décélération des reculs sociaux. Leur critique de l'ordre social comporte, sans doute, des éléments de radicalité. En même temps, elle est marquée par l'idée, largement intériorisée jusqu'aux rangs des acteurs mobilisés, que le monde actuel est « sans alternative ». Cette symbolique est un facteur de démobilisation ou de nonmobilisation. Pratiquement, cela implique que le coût d'entrée dans l'action collective s'alourdit : le « contestataire » risque beaucoup, et l'effort consenti lui semble disproportionné par rapport au résultat escompté. Enfin, les mobilisations collectives ont du mal à influer durablement sur le champ politique, à nouer des stratégies susceptibles de produire des déplacements institutionnels en faveur des classes et des groupes dominés. L'articulation entre mouvement social et action politique reste un impensé tenace, ce qui contribue à limiter la portée de la conflictualité et à enfermer le « social » dans l'espace réduit des revendications immédiates. D'où les difficultés avérées de formuler en positif un projet de transformation sociale.

Espace national et accumulation globale Le terme de mondialisation rappelle les mésaventures sémantiques de la notion de modernité. Son concept varie selon les stratégies discursives employées qui ne privilégient pas les mêmes aspects et dimensions du phénomène considéré : « accélération planétaire de la circulation des flux économiques et financiers, des technologies, des cultures, des informations et des messages » ; « stade suprême de la modernisation du capital » ; « processus d'unification du monde en Histoire universelle » ; « totalité systémique sans extérieur » ; « géopolitique d'une modernité planétaire saisie par l'Occident dominateur » ; « espace opérationnel et horizon idéologique de la condition post-modeme ». « La mondialisation », écrivait Henri Lefebvre en 1977, « d'abord annoncée de façon prophétique et quasi métaphysique (Martin Heidegger) puis plus concrète (Kostas Axelos) par les philosophes, se décèle aujourd'hui dans la pratique, de la vie quotidienne aux espaces stratégiques. Son concept se substitue à ceux, de provenance philosophique, de totalité et de globalité. Montant à l'horizon, le mondial s'aperçoit mais se

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perçoit mal. Tantôt obscur, tantôt éclatant, global par définition, il ne relève pas de l'économique seul, ni du sociologique isolément : ni de la démographie séparément, ni de l'historicité classique prise comme critère de sens. 1 implique la critique des séparations, surtout si elles ont eu leur moment et leur nécessité » 10. Le débat sur les dimensions de la mondialisation est intarissable. Le problème central concerne l'appréhension des binômes national/transnational, local/global. Sur ce point, deux grandes interprétations se distinguent D'une part, les théories de l'impérialisme et de la dépendance étudient le mouvement économique à l'intérieur des États nationaux pour parvenir par la suite, sur cette base, à une analyse des dimensions internationales du capitalisme. D'autre part, les théories du système mondial examinent le capitalisme sur un niveau directement international, en rappelant que l'accumulation à l'échelle mondiale est une tendance à l'œuvre dès les premiers pas du capitalisme et que chacun des segments de ce dernier reflète à lui seul l'histoire de la valorisation en général. Au sein de 1 'économie-monde capitaliste le champ des positions disponibles est structurellement donné, même si l'allocation des places, des fonctions et des rôles qui incombent à des États nationaux individuels (ou à des groupes d'États nationaux) n'est pas prédéterminée. Pour Fredric Jameson, la mondialisation (globalisation ou «espace mondial du capitalisme multinational ») désigne le processus d'expansion planétaire des rapports de production capitalistes à l'ère post-modeme. Selon son hypothèse, elle constitue un tournant au sein de l'économie-monde. C'est l'entrée dans le troisième moment du capital, après l'unification des marchés nationaux du capitalisme concurrentiel et l'internationalisation du stade impérialiste. La mondialisation représente l'espace global de l'accumulation post-modeme qui se caractérise par l'hypermobilité du capital, sinon son « nomadisme », et par l'intégration flexible d'une pluralité de stratégies d'exploitation et de modes de domination mettant en concurrence les salariés au sein d'une immense journée de travail à l'échelle planétaire. Admettre la thèse jamesonienne de la mondialisation comme moment historique singulier du développement capitaliste amène à refuser l'opposition formelle national/mondial, pensée sous le primat du deuxième terme. Cette opposition ne retient que l'aspect le plus limité du processus. La mondialisation n'est pas une simple « extraversion » des systèmes productifs et des espaces locaux que chaque partie prenante retrouverait devant elle comme une force contraignante et toute-puissante. Son avènement renvoie à la convergence de trois formes, analytiquement distinctes, d'internationalisation du capital : commerciale, productive et financière. Cette dernière est la forme prépondérante de l'accumulation post-modeme. Le capital apparaît comme entité globale en raison de l'internationalisation de tous ses circuits. Une 10. Henri Lefebvre [1977], p. 133.

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nouvelle donne historico-géographique marque la globalisation du rapport capitaliste selon les modalités suivantes : 1. La mobilité du capital s'accélère sans précédent. Sa dynamique expansive repose pour une bonne part sur sa capacité de «jouer» sur le différentiel des rapports de forces qui se nouent aux niveaux national ou local. Et de le faire beaucoup mieux et plus systématiquement que ne le fait le travail, dont la mobilité, pourtant réelle, est en permanence encadrée et normée par les appareils de l'État national. L'hypermobilité du capital exprime la globalisation des conditions de validation sociale des travaux privés dans la sphère de l'accumulation. Ce mouvement présuppose la fragmentation géographique des systèmes productifs de par le monde (éclatement des activités de conception, recherche-développement, fabrication, distribution et commercialisation, etc.) et une intégration verticale accentuant la polarisation entre les pays du « centre » et les pays de la « périphérie » dans l'espace de l'économie-monde. Ces derniers sont étranglés par la dette, la modernisation ratée, la guerre, les dépenses militaires accablantes, la cupidité des potentats locaux. La distribution de l'opulence et de la misère, des richesses et de la pauvreté est plus inégale que jamais : le caractère polarisant du système capitaliste mondial se renforce. Une telle polarisation ne renvoie pas simplement à une configuration géographique précise (la coupure Nord/Sud) mais surtout à une topologie composite où se combinent la périphérisation croissante des « centres » (marginalisations sociales de masse, nouvelle pauvreté, etc.), la déstructuration sauvage du tissu sociale de la périphérie et la relative « dénationalisation » des économies dominantes insérées dans les circuits du capitalisme financier mondial. 2. La concurrence entre espaces nationaux et régionaux, blocs interrégionaux et entreprises multinationales ne cesse de s'intensifier. Ce phénomène recouvre deux aspects. D'une part, il comporte les réalités transnationales de la division géographique du travail. L'espace de l'accumulation globale comprend plusieurs dynamiques spatiales qui articulent mobilité mondiale et fixité locale. Néanmoins, la dissémination géographique des systèmes productifs et des flux financiers de par le monde n'implique ni une division néo-smithienne du travail (« une myriade de localités spécialisées, auto-régulées et censées coopérer en termes équitables ») ni une fragmentation du capital global et de son contrôle. Au contraire, la tendance structurelle à la concentration du capital reste dominante. D'autre part, la concurrence globale porte sur les fonctions de commande, de consommation, de distribution ; sur les stratégies de recherche, d'investissement, de marketing ; sur les nouvelles technologies de production et de communication. Les agents de cette compétition multifactorielle emploient tout un répertoire d'actions concertées, bien au-delà de l'affrontement commercial en termes de politiques de prix (production parallèle, approvisionnement multiple, coproduction multilatérale,

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sous-traitance flexible, diversification des produits, ingénierie juridique, expansion planifiée des firmes, etc.). Il est nécessaire de dissocier le concept de « marché global » de toute notion de compétition parfaite, telle qu'elle apparaît dans les manuels d'économie et de gestion. Du point de vue général, l'opposition entre la régulation économique par le marché et l'allocation et la coordination administratives des ressources à l'intérieur des entreprises multinationales est largement illusoire. L'idée selon laquelle les stratégies de planification des grandes fûmes se développeraient aux dépens des activités basées sur le marché est sans fondement. La coordination qui résulte des mécanismes marchands et la coordination directe intra-entreprise entretiennent des rapports étroits, dynamiques, complémentaires. Dans l'économie capitaliste, une planification sophistiquée au sein des unités de production est en mesure d'élargir l'horizon du marché à de nouveaux domaines et de susciter leur développement durable. Paradoxalement, les actes de planification capitaliste conduisent souvent à l'extension et à l'intensification des rapports marchands. La nature même de cette planification présuppose le « dehors » du marché que les directions d'entreprise s'efforcent d'« intemaliser » (sous forme de structures multi-kiivisionnelles où chaque unité doit fonctionner comme entité efficiente, assurant sa propre profitabilité), en vue de stimuler les disciplines productives et financières.

3. La transnationalisation croissante des économies est accompagnée par une globalisation spectaculaire des marchés qui diffère des stratégies classiques d'exportation (recherche des débouchés extérieurs sur la base de l'avantage comparatif) en ce sens qu'elle implique une globalisation de la production, des financements et des aires d'écoulement. Les mouvements constitutifs des échanges mondiaux traversent et débordent à la fois les différents marchés nationaux. Dans ce contexte, la part des échanges extérieurs représente désormais une partie considérable du PIB des formations capitalistes centrales. La disparition du contrôle des changes, la déréglementation des marchés financiers et l'affaiblissement des politiques macro-économiques nationales accentuent cette tendance. Certes, le rôle des pouvoirs gouvernementaux est loin d'être négligeable. D se révèle pourtant plus complexe et contradictoire que dans le passé en raison de la « non-coïncidence » entre l'espace du capital et le territoire de l'État national. D'où la tension caractéristique entre la reproduction des relations sociales dans le cadre « domestique » (renvoyant au statut national de l'exploitation des forces de travail) et la reproduction, voire le renforcement des positions « nationales » dans l'économie globale. Les politiques nationales subissent les influences du capital global, à tel point que de nombreuses fonctions et institutions étatiques sont directement engendrées ou stimulées par les processus de mondialisation aux défis desquels elles doivent répondre. Ces

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politiques, de la fiscalité à la gestion monétaire, subissent et en même temps « insèrent » les contraintes « globales » dans les processus de décision domestiques. Leurs marges d'autonomie, en particulier leur capacité de proposer des compromis de classe « internes », tendent à diminuer. Il n'empêche que l'État national reste le point nodal de l'activité politique. D'une part, il offre le seul cadre disponible de représentation démocratique. D'autre part, il assume une fonction fondamentale pour la reproduction du rapport capitaliste que nul autre ne peut faire à sa place : la gestion (en termes physiques, politiques et idéologiques) de la force de travail. Le marquage étatique des rapports de classe qui se nouent dans la production capitaliste est toujours d'une actualité tangible : il approfondit la séparation entre les producteurs et les conditions de production tout en s'efforçant de « domestiquer » le conflit social. C'est pourquoi il est inexact de parler «d'affaiblissement» de l'État in àbstracto au moment où la mondialisation connote une implication plus directe et un caractère de classe plus tranché de l'État national.

TROISIÈME PARTIE

La restructuration des représentations sociales

CHAPITRE X

Politiques de l'idéologie «A la facilité avec laquelle l'esprit se satisfait peut se mesurer l'étendue de sa perte». (Georg Wilhelm Friedrich Hegel [1977], Tome I, p. 11).

Permanences de l'idéologie La crise suscite de nouvelles pratiques de production symbolique. Au moment où la modernisation socio-économique bat son plein, en investissant des formes souples et variées, la vie intellectuelle et culturelle est le théâtre d'une remarquable transformation. Pour être « feutré », ce processus n'en est pas moins profond. Une nouvelle rhétorique, ludique, jubilatoire, bruyante, a envahi les espaces de confrontation discursive. Entre affairisme cynique et moralisme grandiloquent, sa fonction principale consiste à obstruer la lisibilité des logiques d'exploitation contemporaines, en refoulant le réel de l'antagonisme social. C'est la pensée de l'ingénierie sociale du « raisonnable », de la « modération » ambiante, de la « désidéologisation » des débats politiques et économiques. On l'a nommé souvent « pensée unique » mais elle est active aussi dans les milieux hétérodoxes qui semblent échapper à l'« universalisation idéologique des intérêts du capital international » (Ignacio Ramonet). C'est la raison pour laquelle nous proposons d'appeler restructuration idéologique post-modeme la configuration générale comprenant le néo-libéralisme économique, le conservatisme de la loi et de l'ordre, le post-modemisme culturel et le néo-spiritualisme du social. L'idée de restructuration rappelle que l'idéologie dominante est une idéologie agissante qui présuppose des dispositifs et des canaux d'élaboration et de diffusion. Quant à la conceptualité post-modeme, elle donne à voir le déplacement symbolique advenu au sein de la vision dominante du monde en tant que

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vision du monde des dominants : la césure historique avec le « progressisme fordiste » et l'installation dans une « post-modemité » hybride où le rapport des individus au réel se décentre, éclate, devient problématique. Du point de vue théorique, c'est le scepticisme à l'égard des systèmes globaux d'interprétation du monde qui l'emporte. Une alternance de causeries déconstructionistes faute d'alternatives logiques au système de domination. « On dénonce rituellement les "Grands récits", mais à la faveur de • ces opérations intellectuelles peu coûteuses aujourd'hui, on glisse subrepticement vers l'apologie de l'état de choses existant, ou version moins cynique ou amoindrie, vers l'idée que le monde actuel peut seulement être aménagé » Renoncer aux « charmes mortifères » des discours globalisants, acclamer la « déchéance » des attentes universalistes du projet modeme, « moderniser » les représentations sociales sont les priorités stratégiques du moment. La valeur usuelle de la nouvelle Weltanschauung est de conforter les usages de la modernisation, de faire valoir son utilité. Du point de vue pratique, la propagation de nouvelles constructions symboliques (autour du marché, de l'entreprise, de l'individu) et leurs « effets de sens » dans la vie ordinaire réorganisent le « régime idéologique » hérité du fordisme de manière politiquement et culturellement significative. La restructuration idéologique accompagne les grands bouleversements économiques et politiques des vingt dernières années. D s'agit de rendre la réalité « non idéologique », c'est-à-dire conforme au récit pragmatique de la force des choses. D'où la position politique de cette restructuration : rappels à l'ordre « réalistes », fétichisation des « contraintes objectives » de l'économie mondialisée, criminalisation symbolique de l'alternative au capitalisme postmodeme. L'inclination idéologique d'une telle posture reste un impensé tenace. Elle est constamment niée, occultée, refoulée, lorsqu'elle n'est pas formellement exorcisée. La volatilisation des passions idéologiques s'accomplit ici comme une « prophétie auto-réalisatrice ». Désormais, la production post-modeme du sens (théories « savantes » de la modernisation flexible et imaginaire socialement diffus de la reconstruction capitaliste) apparaît résolument « postidéologique ». Bien plus qu'une simple « méconnaissance idéologique de la permanence des idéologies» (Claude Lefort), la rumination post-modeme s'efforce de présenter l'idéologie dans toute sa pureté comme une nonidéologie. C'est à cette condition qu'elle peut fonctionner comme forme idéologique de masse de la modernisation flexible. L'idéologie n'est pas pour autant terrassée parce que de nombreux penseurs post-modemes se prennent pour des non idéologues ! Le culte du « post «-idéologique, ce degré zéro de l'idéologie, représente en réalité le discours par excellence de l'occultation. L'exploitation de la crise du marxisme 1. Jean-Marie Vincent [1998], p. 191.

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est de ce point de vue exemplaire : Marx n'est pas simplement nié en tant que penseur du capitalisme dont les « concepts gouverneurs » (Georges Labica) seraient devenus caducs. Il se mue lui-même en mécontemporain, en mauvaise conscience d'une modernité eschatologique endeuillée, en allégorie ressassée d'un passé définitivement révolu. Chasseur de mythes engendrés par le mode de production capitaliste, il est à son tour chassé du royaume post-modeme. Ses réapparitions « conjoncturelles », a minima sinon « spectrales », ne représentent aucune menace pour la portée du présent. D'un présent sans alternative, qui se défend avec assurance, qui se défait avec surenchère, qui se refait ad vitam aetemam.

Marx actuel ? La crise des formes historiques du marxisme a souvent été l'occasion d'une mise à mort, post-mortem, de Marx et de son œuvre. Au terme d'un siècle et demi de vives controverses entre les marxistes et leurs adversaires, la référence à l'« actualité » de Marx ne semble point faiblir. Après tant de transformations prises pour des « disparitions » sans appel, le phénix ne cesse de renaître de ses cendres. Faut-il conclure que, par un mouvement récurrent de retour du balancier, la dénégation de Marx nourrit l'amour de Marx participant ainsi à son nouveau « départ » ? La nature de ce paradoxe doit être nuancée. L'actualité de Marx demeure fragile, incertaine, équivoque. D'une part, elle s'affirme au prix d'une mise au rebut des figures établies de la culture (d'inspiration) marxiste. C'est le moment de la destruction créatrice où l'on s'efforce de sauver Marx du «marxisme» au risque de se laisser séduire par la fuite en arrière, vers un Marx avant les marxismes à découvrir pour la première fois dans son authenticité jusqu'ici occultée. Cette démarche appelle, le cas échéant, à la refondation du « marxisme », à son développement original. D'autre part, l'actualité dont il est question fait ressortir la force événementielle de la pensée de Marx. Celle-ci marque une césure dans la réflexivité modeme, et surtout, hante l'ordre de la modernité capitaliste comme un esprit et une puissance de scission. Le paradoxe se renforce lorsque l'on considère que, malgré la démarxisation avancée de la vie intellectuelle observée au cours des vingt dernières années en France, et plus généralement en Europe continentale, la pensée de Marx continue à déstabiliser ses adversaires et ses sectateurs. La constellation des marxismes historiques a certainement achevé sa journée de travail intellectuel, mais le trouble que l'exposition critique (Darstellung) marxienne exerce sur les contemporains reste inaltérable. Au moment où le capitalisme global se révèle de plus en plus indomptable dans sa fuite en avant et s'aventure à surcoder de toute part les relations interindividuelles, le pouvoir de « nuisance » de Marx ne fait pas, loin

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s'en faut, défaut. Son obstination à poser des questions inhabituelles, son mode original d'appréhension et de formulation des problèmes, sa critique, laborieuse et élaborée, de l'économie politique, enfin, son refus d'opposer le réel et le devoirêtre abstrait font de lui un savant décidément dérangeant. Disons-le franchement : pour les tenants de l'ordre social, Marx reste un penseur structurellement illégitime. Chez lui, le démontage des rapports économiques et sociaux du capital fait front à la naturalisation de ce dernier. Sa critique de l'économie classique n'est pas simplement une réévaluation rigoureuse des apports et limites des économistes dits « bourgeois » : elle est aussi l'occasion de dégager « les conditions d'une critique efficace de la conscience théorique et se donner des moyens de penser autrement » (Jean-Marie Vincent [1997], p. 13). Présentation et critique du système vont ensemble. Les aspects fondamentaux de l'analyse marxienne, notamment la théorie de la subsomption réelle, dévoilent le fonctionnement de l'immense machinerie sociale qui subordonne les activités concrètes des travailleurs aux mouvements de la valorisation. Marx accomplit un véritable travail de décapage du rapport social capitaliste. D'une part, il fait l'anatomie de la dynamique cumulative et finalisée de ce dernier. D'autre part, il éclaire, avec la théorie du fétichisme de la marchandise exposée dans la première section du Livre I du Capital, la phénoménologie aveuglante qui domine symboliquement les activités sociales des individus au sein du mode de production capitaliste. Qui plus est, il restitue à l'analyse des oppositions et des résistances au capital une valeur heuristique fondamentale, à la fois pour appréhender la dialectique générale de la mise en valeur et pour explorer les potentialités d'une abolition du travail salarié. Ce faisceau de raisons rend son œuvre constitutivement subversive, au-delà des lectures apaisantes et des stratégies d'immunisation de celle-ci, au-delà même de sa transfiguration en objet de trafic académique, politique ou culturel. Or, Marx déconcerte aussi les marxistes. Une tension permanente subsiste entre le fait de se placer dans une posture de filiation, celle du père fondateur du « socialisme scientifique », et l'exigence d'en finir avec une attitude dévote envers lui. Sauvegarder le « trésor marxien » risque de canoniser le legs de Marx et d'annihiler ses effets d'intelligibilité du monde réel, comme le prouvent les terribles leçons historiques du XX4"» siècle. Se débarrasser en bloc du marxisme historique sans problématiser les raisons de son épuisement, ses bifurcations et son rapport aux appareils du mouvement ouvrier revient à faire l'impasse sur les contributions et les percées théoriques des penseurs critiques qui, à la marge du marxisme dominant, ont affûté les instruments marxiens. Admettre que nous sommes désormais sans « guide officiel de lecture » et que l'œuvre de Marx reste problématique à la fois dans sa conception et dans son exécution est une chose ; gommer les aspérités critiques et la radicalité réflexive de ceux qui, « marxistes autorisés », « honteux » ou « rentrés », ont puissamment irrigué les différents champs de la science sociale, en est une autre.

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Cette attitude ambivalente envers Marx est le premier obstacle à sa lecture. D'une certaine manière, il est difficile de connaître sa problématique sans s'y reconnaître, en ce sens que son mode d'emploi témoigne de l'attirance ou de l'inimitié que nous venons d'évoquer. L'amour de Marx n'est jamais « neutre ». D fait corps avec des préoccupations et des attentes à caractère politique et idéologique. Le risque ici est de faire de Marx non pas, comme cela se doit, un collaborateur et frère en réflexion mais un maître lointain ; et de devenir soi-même, pour ainsi dire, un re/emarxiste qui, éloigné du monde réel et de ses bouleversements continuels, transforme les hypothèses de travail marxiennes en certitudes doctrinaires, en icônes, en savoir absolu. Le désamour post-modeme de Marx n'est pas pour autant innocent. Aveu négatif des difficultés à « normaliser» ses relations avec l'auteur du Capital, il révèle une relation « coupable » avec lui, une dénégation de son héritage vécue souvent comme une « rupture », voire comme une « trahison » (plusieurs des penseurs post-modemes sont des exmarxistes). La hantise de la réfutation pointilliste de tout ce que Marx a pu avancer à n'importe quel propos méconnaît que les bévues de son œuvre ne sont pas simplement des signes de faiblesses ou des manquements, mais surtout, des traces authentiques d'un effort obstiné pour aller au-delà de lui-même. D'autres raisons font obstacle à la lecture de Marx. Son image est brouillée, son identité est méconnaissable. En fait, qui est-il et que fait-il ? Marx est quelqu'un que l'on a du mal à faire entrer dans les cloisonnements mutilants du savoir institué contemporain. Assurément, c'est un trouble-fête. Auteur « classique » puisque son œuvre tient toujours à la relecture, il n'en est pas moins « inclassable ». Il refuse d'enfermer son objet de connaissance dans le cadre de la division établie du travail intellectuel. Ses découvertes scientifiques transgressent les frontières disciplinaires et obligent à repenser la compartimentation de la science sociale. Toutefois, le tracé de ses énoncés reste percutant, sa démonstration rigoureuse, sa conceptualisation alerte et persévérante. La logique savante de son œuvre, indissociable de sa logique militante, ne vise pas, à l'instar de la philosophie spéculative, la connaissance totale, et par là improbable, de la réalité. Son objectif est de cerner et de dénaturaliser un rapport social contradictoire qui fuit structurellement son dévoilement. Pour reprendre l'expression d'Etienne Balibar, Marx est un passeur : il ouvre de nouveaux champs théoriques et «rivalise» avec les meilleurs spécialistes du travail scientifique sur leur propre terrain, sans jamais s'y laisser enfermer. Ce statut continue à dérouter ceux qui s'accommodent de l'assurance des classements disciplinaires institués. Marx intimide aussi parce qu'il est infatigable. Il n'abdique jamais son originalité, il ne se satisfait pas des résultats auxquels il parvient avec tant de peine mais il les reprend avec ténacité et courage. C'est un lutteur. Son œuvre est un chantier plutôt qu'un système théorique. Sa pensée est en acte car elle se veut pensée de l'action. Marx revient constamment sur ses propres pas, se ressaisit et repart à la charge. Donc, comment s'y prendre avec lui ? Comment appréhender

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une pensée vivante qui entend transformer le monde à la racine et qui tire sa force critique de ses propres transformations ? Si la démarche de Marx est par excellence anti-dogmatique, c'est en raison d'une prodigieuse productivité théorique qui se déploie sans répit. En définitive, se retourner sur Marx signifie se mettre soi-même à la question, partir résolument en mouvement et en recherche.

La restructuration idéologique n'est pas le reflet formel de la modernisation flexible mais la mise en forme substantielle des significations centrales de cette dernière. Sa portée historique n'est pas celle d'un « mythe idéologique », d'autant plus que l'histoire d'un mythe idéologique n'est jamais une histoire mythologique. La restructuration post-modeme des représentations n'est pas une « dérive irrationnelle », une « illusion non fondée » ou une « construction arbitraire » imputable à des individus et à des groupes qui, pris dans l'effort d'auto-légitimation et de valorisation de leurs ressources symboliques, se tromperaient malgré eux. En tant que mode de représentation incorporé d'emblée dans les processus de modernisation, elle remplit deux fonctions éminemment pratiques. La première consiste à s'ériger en rationalité stratégique de la modernisation flexible, n s'agit de jouer sur une zone de sensibilités extrêmement maniables, de mobiliser des pulsions, des désirs, des images en vue de sublimer les enjeux liés à la reconstruction capitaliste du rapport social. L'essentiel n'est pas d'avoir raison mais de donner des raisons qui confortent l'économie politique de la flexibilité. De surnommer un aspect particulier du réel pourvu que sa détermination essentielle reste innommable. De winvestir un thème qui se prête aux jeux de simulation post-modernes (imaginaire de la consommation différenciée, permissivité des mœurs, individualisme ludique, management participatif, etc.), quitte à refouler les contradictions qui le soustendent. Ainsi, les hymnes interminables à la « société civile » cachent mal le démantèlement du Welfare, la promotion du « nouvel hédonisme » fait l'impasse sur la prolifération des dispositifs de contrôle, la célébration de l'« entreprise conquérante » fait écran à la constitution d'une armée de travailleurs « jetables ». Ces figures sont des représentations sociales dominantes dans la mesure où elles sont constitutivement parties prenantes, et agissantes, dans le réel de la reconstruction capitaliste. Elles constituent un ordre de rapports immanent à la modernisation flexible et non pas un reflet mimétique de celle-ci. La fonction organisationnelle est le deuxième aspect de la restructuration idéologique. Il ne s'agit pas seulement de favoriser des solutions imaginaires aux contradictions réelles ou d'organiser préventivement l'harmonisation des antagonismes. Ces tâches restent, bien entendu, toujours en vigueur. Mais comme chacun sait, toute idéologie a une existence matérielle : dispositifs de

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production et de diffusion, pratiques et rituels réglés, automatismes sociaux, logiques d'interpellation, etc. C'est là son multiplicateur de puissance. H importe de façonner le « sens commun » de la modernisation flexible, de coordonner les stratégies disparates de celle-ci, de susciter l'adhésion et la mobilisation à ses objectifs. Les idées de la restructuration deviennent ainsi force pratique qui impulse la mise en mouvement post-moderne du capital.

L'emprise de l'imaginaire post-moderne La restructuration idéologique se constitue en tant que forme idéologique dominante à mesure qu'elle est constitutive des rapports sociaux dominants. Ses conditions pratiques d'émergence font bloc avec les conditions idéologiques d'émergence de la modernisation. Dans le mouvement même qui les constitue, les rapports idéologiques de la restructuration épousent les intérêts des classes possédantes et façonnent le mode de représentation dominant de la modernisation. Ce travail est inséparablement pratique et symbolique, pragmatique et normatif. Son objet est la naturalisation de la modernisation, la promotion de celle-ci en impératif suprême, en imaginaire socialement nécessaire de la nouvelle ère. D'où une dimension immédiatement polémique à l'égard des détracteurs, des hétérodoxes, des « idéologues » en flagrant délit Les adversaires de la modernisation, ceux qui refusent la philosophie gestionnaire des contraintes systémiques, ceux qui récusent la fatalité du fait accompli, sont renvoyés sommairement à leur « arriération » politique. La constellation discursive de la restructuration est extrêmement mobile. Ses voies idéologiques se lézardent, ses entités et identités sont flottantes. Sa description kaléidoscopique pourrait être la suivante : « La pensée de l'immédiat ; les facilités intellectuelles à la mode ; la fascination du lieu commun et des formules-choc ; le journalisme intellectuel et l'impressionnisme journalistique ; l'absence de véritable rigueur analytique ; l'esthétisme outrancier qui place au poste de commandement le "style", code morphogénétique du "lien social" et impératif suprême de la "post-modemité" ; les incantations "intimistes" qui prédominent sur le "délibérément" idéologique ; l'excroissance du détail et le surinvestissement du particulier ; l'hyper-rationalisation instrumentale et le développement parallèle de l'irrationalisme ; la "miniaturisation" du social comme antidote individualiste à l'action collective ; l'avènement de l'"anarcho-capitalisme" (régulé exclusivement par le marché et par son idéologie matricielle) ; l'émergence d'idéologies ouvertement anti-égalitaires ; la stigmatisation des masses et de leurs résistances "grégaires" ; le moralisme cynique et l'humanitarisme d'ingérence ; le nihilisme tempéré promu en valeur positive ;

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le néotribalisme des communautés affectives ; la tragique superficialité de la vie quotidienne et le "démothéisme" de la nouvelle socialité affiràtaire ; le recentrage sur le paradigme communicationnel comme passage obligé vers une nouvelle communauté émotionnelle ; le consumérisme postconventionnel ; la multiplication des messages faibles et stéréotypés ; la rhétorique proclamatoire et les clichés en vogue ; le culte de la performance ; les débats feutrés et les contes initiatiques de l'économie de marché ; le diktat des apparences ; la dépolitisation de la démocratie en simple technique de gouvernance ; la progression significative du juridisme ; la globalisation systémique et la fragmentation systématique du monde ; la nécrophanie de l'idéologie et la nécrose de l'utopie ; la célébration du capitalisme postmodeme comme "fin de l'histoire" ». Pour spectaculaire qu'elle soit, l'irruption de concepts et de comportements culturels nouveaux doit être relativisée. La modernisation post-modeme n'est pas la destruction mais plutôt la reconstruction de la modernité capitaliste. La rationalité instrumentale modeme est plus opératoire que jamais au sein du capitalisme post-moderne. L'omniprésence de l'économisme, le contrôle capillaire des masses, la violence que les individus subissent dans le travail et dans la socialité tourmentée du quotidien, le redéploiement des appareils répressifs de l'État qui quadrillent l'urbanité entassée des mégalopoles, la polarisation de l'espace social entre une infime minorité de décideurs et de possédants et l'immense majorité des gouvernés et des démunis attestent que l'avènement de la « post-modernité » radicalise et approfondit les contradictions qui sous-tendent la modernité. Encore est-il inexact, comme l'écrit Gilles Lipovetski, que l'imaginaire post-modeme est celui « où le futur n'est plus assimilé à un progrès inéluctable » 2 . En réalité, ce n'est pas l'inéluctabilité du progrès qui est ici en 2. Gilles Lipovetski [1983], p. 14. L'auteur de L'ère du vide considère que le postmodeme ne représente pas un moment absolument inédit dans l'histoire mais une mutation qui s'inscrirait dans la continuité démocratique et individualiste : « Loin d'être en discontinuité avec le modernisme, l'ère postmodeme se définit par la prolongation et la généralisation d'une de ses tendances constitutives, le procès de personnalisation, et corrélativement par la réduction de son autre tendance, le procès disciplinaire» {ibid., p. 163). La radical isation et l'extension du procès de personnalisation déterminent le passage de l'ancien régime de discipline à l'hédonisme permissif : le dressage disciplinaire cède la place au surinvestissement narcissique, le dirigisme et l'interdit sont remplacés par une « sphère privée de plus en plus personnalisée et indépendante », la séduction et la communication prennent la place du travail et de la révolution. C'est le moment où le capitalisme « fonctionne à la libido, à la créativité, à la personnalisation » (p. 53). Cette conception impressionniste et évolutionniste de l'âge post-moderne érige le monisme du procès de personnalisation en principe explicatif des sociétés contemporaines. Or, si elle ne représente pas le condensé auto-référentiel d'intellectuels en train d'idéaliser leur style de vie « branché », elle constitue sans doute une tentative de refouler les problèmes sociologiques de la reconstruction capitaliste. Cette manière d'envisager la socialité post-modeme contribue au réenchantement du rapport social : elle magnifie les « avancées du règne indifférent de

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cause mais le futur lui-même : l'implosion de l'historicité modeme rend évanescente l'idée d'un futur réfractaire à la prolongation même évolutive de l'état du présent. Tout événement à venir se trouve ainsi intégré dans un présent éternisé. Le progrès ne disparaît pas pour autant. Il se banalise au point de devenir idéologie sous-jacente d'un présent qui nie le futur parce qu'il le contient d'emblée. De ce point de vue, le moment post-modeme du capitalisme ne connote pas la décroyance à l'égard de ï'inéluctabilité du progrès en général. Il se caractérise plutôt par une telle progression de l'activisme gestionnaire que toute projectualité radicale est renvoyée au registre de « l'impensable ». Ce n'est pas que l'histoire atteigne son oméga. C'est que l'émergence d'une historicité post-modeme en décalage avec la vision épique du progrès se donne à voir négativement : comme évacuation de la profondeur historique et viabilisation d'un présent futile et aveuglant. Cette progression tient lieu de projet historique et contient le « programme minimal » de la vision postmodeme de l'histoire. L'idée de progrès ne meurt pas mais se trivialise jusqu'à ce que ses traces s'effacent dans les activités moléculaires de la reconstruction capitaliste. Si le contenu de cette idée subit de profondes modifications, consécutives à l'épuisement des « eschatologies » modernes, son efficacité pratique et symbolique reste plus que jamais prégnante. Ses manifestations sont plutôt micrologiques, voire technologiques. Elle n'apparaît pourtant pas comme le récit fondateur des temporalités de la « postmodernité » : l'imaginaire post-modeme n'est pas « progressiste » au sens strict puisqu'il tend à essentialiser l'éclipsé de toute alternative historique. Le progrès n'y est plus un horizon idéologique régulateur mais une infrastructure instrumentalisée et une logique cumulative d'avancées objectives (science, technologie, communication, systèmes abstraits, innovation productive et commerciale, globalisation des échanges, etc.). Nous arrivons maintenant aux figures idéologiques de proue de la restructuration. Trois matrices d'idéologisation seront distinguées. Elles sont des thèmes idéologiques majeurs, donnent lieu à des enjeux d'interprétation théoriques, attisent la confrontation et la violence symbolique. Primo, le regain intellectuel d'un imaginaire quasi hagiographique qui érige l'« économie de marché » en terre promise des temps post-modemes. Le paradigme marchand fonctionne comme topique centrale d'émission idéologique. Secundo, la montée en puissance de l'entreprise comme sanctuaire de la rationalisation économique et chef-lieu de la restructuration idéologique. Modernisation économique et normalisation symbolique y sont indissociables. Tertio, les métamorphoses de l'individualité sociale qui mettent à l'ordre du jour le « retour du sujet ». Ce qui constitue une « revanche ontologique » après la mise à mort structuraliste du sujet. Les changements qui s'opèrent dans l'égalité » au moment où les polarisations et les déchirures sociales atteignent un degré sans précédent

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l'intensité du rapport à soi interrogent directement le statut des pratiques sociales de la modernisation. Marché, entreprise et individualisme sont trois référents centraux de la restructuration idéologique qui méritent qu'on s'y attarde.

CHAPITRE XI

Le marché et son espace « Dans le capitalisme, il n'y a qu'une chose qui soit universelle, c'est le marché ». (Gilles Deleuze [1990], p. 103).

Un nouvel * obscur objet du désir » L'inflexion néo-libérale vise à restaurer le marché comme la norme par excellence régissant les rapports sociaux. Le retour en force de la régulation marchande comme logique d'action et imaginaire universaliste de la modernisation flexible marque sans doute un changement de perspective dans le capitalisme développé. L'agenda politique du nouveau paradigme est chargé : son offensive entend redéfinir les rapports État/société, remodeler les représentations des acteurs sociaux, engendrer un attachement « émotionnel » à l'entreprise et à la « désétatisation » économique. Les déboires de l'interventionnisme keynésien renforcent les positions néo-libérales. Ce discrédit est pourtant relatif, tant il est vrai que le néo-libéralisme de tempête risque de favoriser, par un retour du balancier, la « renaissance » d'un capitalisme « tempéré » post-keynésien, assagi par les leçons anti-Welfare. La régulation marchande est le concept-pilote de la modernisation néolibérale. Le gestion « étatiste » de l'économie est décriée, les « rigidités redistributives » de l'État social sont considérées comme source de déséquilibres majeurs et d'inégalités dramatiques, dont le chômage. Pour les néo-libéraux, les protections syndicales et les conventions collectives entravent la « libre concurrence entre les acteurs économiques ». Les salariés qui sont encore relativement protégés de la dérégulation de l'emploi sont accusés d'être des « nouveaux privilégiés », voire des égoïstes qui se désolidariseraient des... chômeurs. C'est la «libéralisation du marché du travail» qui ferait régresser le chômage alors que les contraintes étatico-administratives qui pèsent sur la liberté d'entreprendre ne font que l'aggraver. D'où l'objectif de

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démanteler les compromis institutionnalisés de l'après-guerTe. Le profit capitaliste est réhabilité : fruit de l'« initiative et du risque », juste récompense de décideurs « d'exception », sinon exceptionnels, il devient l'effet visible d'une justice immanente à ses résultats. Le calcul micro-économique acquiert le statut d'un régulateur social central : c'est le nouveau lit de Procuste où doit se mesurer la force et l'efficacité de la vie dans toutes ses expressions. Alain Mine, idéologue néo-libéral de haute fidélité, « le surdoué des surdoués », dénonçait dans la deuxième moitié des années 1980 au sommet de sa réussite (lauréat de Sciences-Po, major de l'ENA, grand capitaine de l'industrie et de surcroît « un physique de séducteur de cinéma ») la « machine égalitaire » dont les effets pervers aggravent les « dégâts de la crise » en atteignant de plein fouet les « exclus et les victimes de nos sociétés ». Avec cette insolence désarmante qui caractérise la constellation des idéologues politico-affairistes, friand de commettre un « crime de lèse-idéologie », il portait un diagnostic sans ambages sur le mal qui ronge les formations de « l'égalitarisme forcené » : c'est le rêve égalitaire lui-même et les mécanismes auxquels il a donné lieu. « Seul, davantage de marché peut susciter davantage d'égalité » ([1987], p. 6) : telle est la devise de cet idéologue « pragmatique » à plein-temps. Désétatisation, Désinflation, Déréglementation : la prospérité du siècle prochain se joue à coups de (trois) D. Remédier au chômage revient à se fier aux vertus thérapeutiques des ajustements décentralisés du marché dont seul le libre jeu pourrait garantir le redressement économique. Si le scepticisme post-modeme a sonné le glas de tant de certitudes, il est des vérités qui se bonifient délicieusement au fil du temps comme le vin en fût ! A l'instar de la baisse du salaire réel comme moyen de sortie de la crise : « Hors de cette vérité, point de salut ! Chacun, aujourd'hui, le sait mais nul ne l'avoue et les politiques moins que tout autre ! Si le devoir patronal est d'investir et d'embaucher, il passe d'abord par celui de baisser les salaires réels. Si le devoir des salariés est de mettre fin à la seule inégalité vraiment dramatique, le chômage, il passe par l'acceptation d'une baisse brutale du pouvoir d'achat. [...] Le chômage, cette inégalité majeure des années 1990, n'est que la contrepartie de salaires trop élevés. Le confort de ceux qui ont un emploi débouche sur l'exclusion pour les autres. L'addition des corporatismes et des lâchetés conduit à jeter un voile pudique sur cette équation, seule génératrice d'injustice : l'excès de rémunération des uns crée le chômage des autres » (pp. 45-46). Le paradigme marchand donne lieu à une représentation du monde comme espace de contractualité homogène où les agents-propriétaires des ressources économiques poursuivent rationnellement, sous l'impératif de la concurrence, leurs intérêts personnels. Totalisation des rapports marchands et production de la société coïncident. L'individualisme possessif est le dénominateur commun qui sous-tend l'homogénéité des agents : « tous des propriétaires », certains du capital, d'autres de leur travail. L'autorégulation de

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l'ordre marchand garantit la réallocation optimale des ressources moyennant le mécanisme des prix Ce système véhicule des flux d'informations nécessaires aux échanges économiques quotidiens. En quête d'optimisation de leur « utilité », les agents réagissent immédiatement aux signaux des prix et s'y adaptent par « tâtonnements » incessants. Les prix d'équilibre enregistrent et expriment l'interaction mécanique entre l'offre et la demande, orientant ainsi les mouvements de production et de consommation. Le système des prix, véritable oracle des verdicts marchands, représente l'instrument essentiel de la communication sociale. D assume une double fonction, incitative et prescriptive. Toute déviation de l'équilibre concurrentiel est sanctionnée par la justice immanente à l'échange des équivalents. Le marché aiguise donc l'efficacité économique. D favorise aussi l'éclosion de certaines vertus anthropologiques comme l'« industriosité », la « responsabilité », l'« esprit d'initiative ». L'extension de son espace d'action rationnelle équivaut à une percée de la liberté, voire de la démocratie. Et pour cause : le marché est l'équivalent économique de la démocratie. La langue maternelle de la liberté est celle du calcul égoïste. La fondation individualiste du rapport marchand est le seul rempart efficace contre la tyrannie du bureaucratisme étatique. L'utilitarisme micro-économique est la véritable source de la prospérité. En perspective, le développement sera profitable à tous : l'harmonie est inscrite téléologiquement dans la structure marchande, le happy-end est prévu dans ce conte récité par les free-marketeers. La libre concurrence fera à terme coïncider les intérêts particuliers et l'intérêt général. Selon la théorie des anticipations rationnelles, les déséquilibres autour du niveau naturel des prix tiennent aux imperfections et aux délais de l'information. Dans ce cadre analytique, il n'y a pas de causes économiques « endogènes » susceptibles de provoquer une crise. Les éléments perturbateurs sont extérieurs à l'activité des agents économiques « normaux » : « En l'absence d'une théorie de la crise, la notion même de crise n'a pas de signification : il n'y a que des déséquilibres temporaires, engendrés par des événements extérieurs à l'économie. Non seulement la crise n'est pas une notion économique, mais elle n'est pas non plus une notion historique autre qu"'événementielle". Pour un monétariste comme Milton Friedman, le mécanisme est toujours le même (excès d'offre de monnaie, hausse des prix, fluctuations temporaires par rapport à l'équilibre de longue période), seule l'occasion historique varie (mort d'un gouverneur de la Banque centrale plein de bon sens et mal remplacé en 1929, ou dépense inconsidérée de l'État génératrice d'un "excédent" de monnaie) (Suzanne de Brunhoff [1986], p. 35). D est vTai que Milton Friedman et ses disciples reconnaissent que le prix d'équilibre du travail risque de s'établir à un niveau au1. L'optimum selon Vilfredo Pareto est l'état d'équilibre concurrentiel où il est impossible d'améliorer la situation d'un individu sans détériorer celle d'un autre.

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dessous du seuil de subsistance. Ce qui revient à dire, pour reprendre la formulation d'André Gorz, « que le plein emploi résulterait finalement de l'extinction physique d'une partie des travailleurs » ([1985], p. 13). Pour pallier alors aux conséquences économiques de la paupérisation, Milton Friedman préconise un revenu déconnecté du travail sous forme d'impôt négatif : audessous d'un certain seuil de ressources, le fisc paye une somme compensatoire sans pour autant entraver le libre fonctionnement de la loi de l'offre et de la demande sur le marché du travail. Mais c'est Friedrich August von Hayek qui a fourni la théorisation la plus rigoureuse du mécanisme non-régulé des prix comme seule forme de coordination économique utilisant pleinement l'information que les agents disposent. Cette information est appréhendée en termes purement individualistes, selon le paradigme de l'entrepreneur agissant en solitaire. En négligeant les conditions sociales dans lesquelles se produisent et circulent l'information et le savoir social, Friedrich August von Hayek dresse un tableau statique du comportement des agents : ceux-ci ne s'intéresseraient qu'aux coûts comparatifs finaux. Il n'est donc guère étonnant que le mécanisme de coordination qu'il envisage pour résoudre les problèmes de la régulation économique est le système impersonnel des prix. Or, comme le remarquent Michel Aglietta et Anton Brender ([1984], p. 41), la fonction des prix dans une économie de marché est moins de constituer l'instrument privilégié de la communication sociale que de sanctionner le rapport de forces qui s'établit à chaque instant sur le marché entre les acheteurs et les vendeurs. La démarche néo-libérale est fondamentalement réductrice. Tout ce qui n'entre pas dans ses schémas est renvoyé « au-dehors » de l'espace économique. C'est le principe des « extemalités » 2 . L'évacuation préalable des « imperfections » du monde réel lui permet de préserver sa pureté paradigmatique. Les échanges économiques apparaissent comme un système mécanique d'interactions entre individus dont les conduites rationnelles ne font aucun doute. L'explication rationnelle de l'action présuppose la rationalisation 2. La théorie des extemalités a été développée par Arthur Cecil Pigou, grand représentant de l'école marginaliste et successeur d'Alfred Marshall à l'Université de Cambridge. Dans son ouvrage The Economies of Welfare (Londres, Macmillan, 1920), Arthur Cecil Pigou analyse les effets non voulus des échanges marchands sur la structure sociale comme l'expression du mauvais fonctionnement du marché (ou de son absence). A partir de ce constat, il justifie un certain interventionnisme étatique pour suppléer ou corriger les insuffisances du marché. Il fonde ainsi, paradoxalement, « une source inépuisable de motifs d'extension de l'État-réglementaire » (Pierre Rosanvallon [1981], p. 60). La solution étatique demeure toujours entachée d'inefficacité, et elle ne représente en aucun cas l'optimum de la situation concurrentielle. Elle est pourtant préférable à l'absence totale de solution : « Ce n'est pas parce que son résultat est jugé supérieur, mais parce qu'au moins elle en produit un, que l'on peut prendre la décision d'adopter une approche collective » (Gordon Tullock [1978], p. 17). L'efficacité de l'interventionnisme étatique est supposée augmenter avec l'introduction des critères de comportement et des formes de gestion similaires à ceux du marché (concurrence entre les services administratifs, compétition à l'intérieur du service public, sous-traitance avec des sociétés privées, etc.).

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de l'action tout court. Ce fondement normatif reste un impensé. Les besoins individuels sont préétablis au lieu d'être produits par le mouvement économique d'ensemble. La structure antagonique du rapport capitaliste « disparaît » derrière le contractualisme spontané des agents de l'ordre marchand. Hormis sa fonction « cybernétique » de régulation spontanée, le marché acquiert ainsi une fonction idéologique matricielle : la soumission du travail au capital y devient illisible. Les rapports entre les classes sont dilués dans la subjectivité universelle de Y Homo œconomicus, rapports par définition non politiques. De ce point de vue, l'idée même d'un marché du travail tend à dépolitiser la domination de classe. Or, l'ordre « spontané » du marché conçu comme un invariant naturel relève de l'utopie politique. En réalité, les incitations positives de la concurrence sont bien modestes. Le marché remplit surtout des tâches négatives d'« épuration » qui pèsent sur les stratégies capitalistes comme une force contraignante. Au reste, le fonctionnement réel des économies capitalistes requiert la présence constitutive de l'État dans le façonnement des cadres et des formes concrètes de cet « ordre sans législateur » que le marché est supposé constituer. La « main invisible » du marché est une main aveugle sans l'action stratégique de l'État. De multiples mécanismes politiques et culturels encadrent les rapports marchands et rendent le marché socialement supportable. Les institutions étatiques y jouent un rôle primordial. Entre l'État et le marché il n'y pas d'opposition rigide mais au contraire une inextricable interdépendance. Pour ne rester qu'à un seul exemple, l'objectif de la planification indicative de l'État capitaliste est de favoriser un environnement économique plus « marchandisé ». Les actes de planification (de l'État mais aussi des entreprises) suscitent l'extension de la marchandisation. Une telle planification ne peut être efficace à son tour que dans un contexte d'alternatives marchandes et de prise en compte de leur existence. Malgré ses paradoxes et ses impensés, l'emprise sociale de la rhétorique du marché au cours des vingt dernières années est indéniable. Loin d'être redevable aux seuls talents publicitaires de ses promoteurs, sa percée constitue une pièce maîtresse de la restructuration idéologique. L'argumentaire de la nouvelle orthodoxie plonge ses racines dans les dogmes apologétiques de l'économie politique vulgaire. La socialité y est réduite à la somme des flux utilitaires entre contractants libres. Le marché est promu en mécanisme impersonnel d'assainissement économique, de progrès, voire d'égalité (juridique). En même temps, l'inégalité sociale est considérée comme nécessaire en vertu de ses attributs incitatifs à l'effort et au travail. C'est là une vision du monde sans pouvoirs) où seuls existent l'ordre des échanges et l'ordre juridique. De surcroît, les rapports sociaux y apparaissent transparents : au sein du marché, rien ne permet de parler de fausse conscience.

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La rhétorique du marché selon Fredric Jameson «[...] La rhétorique du marché a été ou la délégitimation du discours de gauche. La reddition aux diverses une composante fondamentale et centrale de cette lutte idéologique pour la légitimation formes de l'idéologie du marché - celle de la gauche, je précise, pour ne mentionner qu'elle - a été imperceptible mais, d'une manière alarmante, universelle. Tout le monde aujourd'hui est disposé à marmonner, comme si c'était une concession sans importance que de se rallier à l'opinion publique et au sens commun (ou à des présupposés partagés de communication), qu'aucune société ne peut fonctionner efficacement sans le marché, et encore, que la planification est de toute évidence impossible. C'est le deuxième volet de la destinée d'un discours plus ancien, celui de la "nationalisation", qui était en vigueur quelque vingt ans plus tôt, exactement comme, d'une manière générale, le postmodemisme intégral (en particulier dans le champ politique) s'est révélé être la conséquence, la continuation et l'achèvement de l'épisode "fin de l'idéologie" qui avait cours durant les années 1950. A cette époque nous étions prêts à convenir timidement à la thèse qui avait le vent en poupe, à savoir que le socialisme n'avait rien à faire avec la nationalisation. La conséquence est que nous sommes maintenant contraints d'assumer l'idée que le socialisme n'a véritablement plus rien à voir avec le socialisme luimême. "Le marché relève de la nature humaine", voilà la proposition que nous ne pouvons pas laisser passer sans la mettre au défi. A mon sois, cette question constitue le terrain le plus crucial de la lutte idéologique actuelle. Si vous succombez à cette assertion sous prétexte qu'elle semble sans incidence, ou, pire, parce que vous êtes amenés à y croire véritablement au plus profond de vousmêmes, alors il est clair que le socialisme et le marxisme auront effectivement perdu toute efficacité, au moins provisoirement. [...] Mais d'abord il faut énoncer ce qui saute aux yeux, notamment, que le slogan du marché non seulement recouvre une grande variété de référents et de préoccupations, mais, de surcroît, qu'il est pratiquement toujours une appellation incontrôlée. En premier lieu, le marché libre n'existe pas aujourd'hui dans le royaume des oligopoles et des multinationales : Galbraith a suggéré, il y a bien longtemps, que nos oligopoles étaient les substituts imparfaits de la planification de type socialiste. Toutefois, dans son acception générale, le marché en tant que concept a rarement quelque chose à faire avec le choix ou la liberté, qui sont tracés à l'avance pour nous, qu'il s'agisse de nouveaux modèles de voitures, de jouets ou de programmes de télévision. Certes, nous faisons un tri parmi ces éléments, mais il est peu probable que nous ayons eu notre mot à dire en faisant un véritable choix. Par conséquent, l'homologie avec la liberté est, dans le meilleur des cas, une homologie avec notre démocratie parlementaire représentative. Encore, le marché dans les pays socialistes semblera plus concerné par la production que par la

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consommation, tant il est vrai que le problème prioritaire est celui qui consiste à fournir des pièces détachées, des composants et des matières premières à l'attention d'autres unités de production (le marché de type occidental faisant alors écran comme la solution). Mais vraisemblablement, le slogan du marché, et toute la rhétorique qui l'accompagne, ont été conçus pour assurer un changement de perspective et un déplacement décisifs qui vont de la conceptualité de la production vers celle de la distribution et de la consommation. Cette opération, en fait, est rarement tirée au clair » ([1991], pp. 263-266).

Le succès du discours néo-libéral coïncide politiquement avec la percée de la « révolution reaganienne ». Le centre de gravité idéologique se trouve déplacé à droite. Or, s'il est indéniable que le néo-libéralisme est un mouvement de contre-réformes, il serait erroné de l'identifier totalement avec le néo-conservatisme. Les deux courants diffèrent sur un certain nombre de questions telles la place de l'État dans l'économie et la société, la conception de l'individu, la nature et les limites de la liberté ou l'importance des valeurs religieuses et familiales. Le néo-conservatisme soutient que l'inégalité est inscrite dans la nature humaine et accorde une grande importance aux corps intermédiaires et aux institutions traditionnelles (famille, groupe ethnique, etc.). D unit la modernisation économique et les valeurs traditionnelles, la liberté d'entreprendre et le sens des « hiérarchies naturelles », les nouvelles technologies et la discipline rigoriste, le marché et Dieu. En tant que mouvement politique opérant un retournement idéologique et symbolique, le reaganisme est un alliage entre ces deux courants : « D récupère une part du vieux fonds imaginaire et moral américain : les croyances fondatrices, la force de l'individu lancé dans la compétition et se portant à la conquête de nouvelles frontières, les vertus anciennes dont la famille est gardienne et dont la nation entière assure la défense par mission universelle ; l'american dream reparaît. Le montage est un syncrétisme. Il valide par des images formées au cours de l'histoire, il mobilise par des images du présent qui abolissent la crise en évoquant la modernité technologique et l'entreprise libérée, génératrice de richesses, de tous les activistes économiques ; on a dit, par formule, qu'il marie la Bible et le microprocesseur » 3 . C'est là une idéologie de la compétition au service d'une nouvelle hégémonie de classe. Une vision conservatrice du monde qui condense idéologiquement le programme de la modernisation flexible, autrement dit le despotisme new âge du capital.

3. Georges Balandier [1985], p. 171.

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Vers un État minimal ? Au centre de l'argumentation néo-libérale il y a l'idée que le marché fonde la liberté des agents tout en garantissant la satisfaction de leurs intérêts privés. L'économie marchande généralisée représente l'état social optimal. Elle est l'aboutissement logique de l'« ordre naturel » lorsque celui-ci se trouve délivré de toutes les entraves qui perturbent la concurrence. Le principe d'action des agents économiques est l'éthique de responsabilité auto-imposée. L'État modeme doit veiller à la protection de la propriété et des libertés fondamentales, avant tout celles de l'entrepreneur ; sinon, il nuit à la liberté et dérègle le bon fonctionnement de l'économie. Maintenir et soutenir la libre concurrence est la seule raison d'être des fonctions économiques de l'État. 1 en résulte la nécessité de détruire « l'État bureaucratique qui est né avec l'ère industrielle ». De passer d'une société « dépendante » vis-à-vis de l'État à une constitution sociale « affranchie » du constructivisme étatique. Ou comme le disait Margaret Thatcher, de transformer les attitudes passives de la nation en attitudes actives (« from a give-it-to-me to a do-it-yourself nation »). Le néo-libéralisme se révèle ainsi une philosophie normative de l'histoire fondée sur la vision économiste des problèmes sociaux et politiques. C'est là sa véritable nouveauté analytique : il élargit le champ d'application de l'outil micro-économique à l'ensemble des comportements humains, relations interpersonnelles comprises. Production doctrinale spécifiquement universitaire (contrairement à d'autres idéologies comme le socialisme ou le fascisme4), ses modélisations sont caractérisées par des critères internes de scientificité. Sa cohérence, sa cohésion, sa formalisation mathématique peuvent difficilement être prises en défaut II pèche plutôt par ses hypothèses initiales (« représentation imaginaire qui institue le monde comme espace de contrats, d'échanges, d'équivalents et de calculs » 5 ) et par ses effets pratiques en tant que formation symbolique de la modernisation flexible. Dépourvu d'une théorie proprement politique du pouvoir et de la domination, le néolibéralisme dilue dans le contractualisme marchand les déterminants essentiels du rapport capitaliste. Le social apparaît immanent et transparent à lui-même tandis que la négation radicale du Welfare aboutit logiquement au primat du marché sur la démocratie sociale. Seul est légitime un État minimal qui protège les individus et garantit leurs droits - quoique pour les théoriciens de l'anarcho-capitalisme, dont Robert Nozick [1974], toute catégorisation du

4. William Ossipow [1982], p. 25. 5. Ibid., pp. 15-16.

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politique disparaît, l'explication de la nature de l'État renvoyant aux spécificités du « marché de la protection ». Pour analyser la spécificité du néo-libéralisme comme expression rationnelle des stratégies de la modernisation flexible il est nécessaire de considérer les conséquences pratiques de sa symbolique : « Il y a tout d'abord un effet pragmatique de cette théorie en tant qu'elle est source de légitimité des politiques de dérégulation, de privatisation, de désengagement de l'État, de régression sociale qui sont celles de plusieurs gouvernements. A ce titre, à travers les indications normatives qui surgissent de la théorie pure, le néolibéralisme véhicule un désir, désir d'ordre social, de hiérarchie des valeurs qui prend forme dans le monde » 6 . D n'est plus « l'aimable dissertation sur les vertus des économies de marché, il est devenu fer de lance d'un programme sans précédent de réformes » 7 qui oriente et légitime la restructuration capitaliste. Quelle est la revendication principale des néo-libéraux ? C'est l'État minimal au service de la concurrence et de la libre entreprise. Dans une société libérale auto-régulée, le rôle légitime de l'État consiste à maintenir l'ordre spontané de la société (de marché) et la suprématie du droit. Ce dernier est antérieur à l'État et « doit être découvert par les juristes dans l'ordre naturel de la société » *. Quant à l'État social, il est considéré comme l'antichambre du collectivisme planifié pour autant qu'il véhicule, à travers la fiscalité redistributive et les droits sociaux, une illusion constructiviste faisant violence à la loi inscrite dans l'ordre spontané des choses v . L'ingénierie sociale de l'État keynésien conduit directement aux enfers de l'étatisme surplombant. La préoccupation pour la justice sociale et l'institutionalisation des libertés collectives sont incompatibles avec les « véritables droits de l'homme » , 0 . Le rêve d'une société « plus juste» aboutit immanquablement à un écrasement de l'individu devant l'État, et partant, représente un projet teinté de totalitarisme. Seule la liberté individuelle, fondée sur le droit moral de la propriété (de soi), est véritable.

6. Ibid., p. 27. 7. Robert Boyer [1986b], p. 6. 8. Pierre Lemieux [1983], p. 147. 9. Friedrich August von Hayek fonde sa théorie du lien social sur le distinguo entre le cosmos (ordre immanent au social qui consacre, à travers le patient travail de la tradition, l'excellence de ce qui existe) et la taxis (ordre illusoire imposé par l'agir intentionné des hommes). Le politique doit traduire l'ordre spontané de la société en cadre juridique approprié : non pas d'engendrer par la raison organisatrice les règles de conduite des individus mais de les découvrir et de les protéger ([1973], chap. II). 10. « Les droits sociaux et les libertés dites collectives si bien affirmés par les chartes antilibérales sont incompatibles avec les véritables droits de l'homme. L'application de ceuxlà implique le viol de ceux-ci. La propriété privée et la liberté économique sont battues en brèche par des droits sociaux qui assurent aux uns le droit de profiter gratuitement du travail des autres » (Pierre Lemieux [1983], p. 107).

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Or, l'engouement néo-libérale pour la liberté n'est pas synonyme, loin s'en faut, d'une aspiration libertaire à une société anti-autoritaire. « Moins d'Etat » ne signifie pas autre chose que « plus de marché ». L'objectif de l'État minimal est la maximisation de l'efficacité étatique dans les processus de la modernisation. Cela passe par la restauration des disciplines marchandes afin, entre autres, de court-circuiter la présence institutionnelle des effets de la lutte des dominés dans l'État capitaliste. Malgré leur accent anti-étatique, les discours et les pratiques politiques néo-libérales sont fondamentalement autoritaires. Même chez les utopistes de l'anarcho-capitalisme (ceux qui préconisent une société à la fois « libertaire » et « capitaliste »), l'idée principale reste que le rejet de l'autorité publique ne doit pas s'étendre aux autorités privées : « l'autorité privée doit cohabiter avec l'anarchie publique ; rappelons-nous Thirion : l'autorité doit régner dans l'usine mais il faut que la vérité de l'usine s'arrête à ses portes » 11. Mais l'opposition de principe entre l'État « interventionniste » 12 et « l'anarchie ordonnée » du marché va plus loin. Elle constitue la pièce maîtresse de la restructuration idéologique dont l'objet est de susciter et de légitimer un inégalitarisme de type nouveau. D'après les néo-libéraux, l'engagement inconditionnel en faveur de la liberté entraînerait inéluctablement des inégalités sociales. Accepter la liberté comme valeur suprême reviendrait à admettre que celle-ci n'est pas génératrice d'égalité matérielle, mais au contraire, qu'elle comporte des risques : « Si la liberté doit signifier autre chose qu'une série de vœux pieux ou d'obligations, elle doit comprendre la liberté de faire des erreurs, la possibilité d'être malchanceux. La liberté de mourir de faim est inséparable de la liberté de vivre » 13. Dès lors, i est possible de pousser ce raisonnement jusqu'à ses ultimes conséquences, en considérant le développement actuel des inégalités sociales comme la preuve in vivo du fonctionnement « naturel » et « non entravé » de la liberté. Néanmoins, le dirigisme néo-libéral n'est pas moins mais autrement « interventionniste » que l'État keynésien. D n'est pas le strict équivalent d'une régulation désétatisée des rapports sociaux dominants : l'État minimal est en réalité un État fort, « capable de respecter lui-même et de faire admettre un ordre social fondé sur la liberté d'entreprendre, pour que joue pleinement 11. Pierre Lemieux [1983], p. 160. 12. L'État libéral historique est aussi un État « interventionniste », même si la fonction économique ne prédomine pas sur les autres fonctions. 13. Pierre Lemieux [1983], p. 33. Ce disciple de Robert Nozick préconise la vente des services de justice à la pièce par des tribunaux criminels privés en considérant que la concurrence « entre divers tribunaux criminels imposerait à chacun de viser une réputation d'impartialité, de justice et d'efficacité» (p. 143). Dans la société «anarcho-capitaliste» idéale, l'appareil répressif de l'État est remplacé par des polices privées concurrentielles, chacun ayant le droit de se défendre contre ses agresseurs, l'arme à La main, puisque le droit de porto* des armes fait partie des droits de l'homme : « Une arme individuelle - surtout une arme dissimulable et commode comme un revolver ou un pistolet - est la garantie ultime de la dignité et de l'indépendance individuelles » (p. 116).

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la régulation par le marché » D s'agit de soumettre les aspects collectifs de la reproduction de la force de travail à la logique d'une production directement capitaliste, et par conséquent, de les dépolitiser en tant que tels (privatisation accentuée des coûts de cette reproduction)>5. D en résulte une « juridicisation » de la société civile conjointe à la nouvelle codification du partage entre « public » et « privé ». Ces phénomènes connotent le recentrage des missions de l'État, son alignement sur les logiques de la modernisation flexible. Quant au capitalisme d'entreprise, il ne se préoccupe guère des discours « anti-collectivistes » lorsqu'il s'agit de solliciter des aides fiscales et financières, des subventions et exonérations de toute sorte. Toutefois, il se reconnaît dans le programme néo-libéral qui consiste à donner l'assaut contre les aspects « sociaux » de l'État capitaliste tout en ménageant les conditions d'efficacité globales des économies capitalistes.

Vers un ordre juridico-marchand ? Tandis que la coordination par le marché fait appel à un « État minimal », la modernisation du droit affecte les modalités de régulation du marché lui-même. A l'instar de l'espace marchand envisagé comme lieu exclusif et condition sine qua non de l'efficacité économique, la problématique juridique, affranchie de sa « subordination au pouvoir politique », est posée et proposée comme mode de régulation socio-économique nécessaire au fonctionnement du marché. La modernisation du droit est le pendant de la modernisation flexible de l'économie et de l'État national. Et comme la langue maternelle de la modernisation est celle de la compétence et de l'efficacité, i 14. Suzanne de Biunhoff [1986], p. 37. 15. Le néo-libéralisme thatcherien illustre avec force l'engagement massif de l'État au service de la mobilité de la force de travail et du capital. Le gouvernement britannique le plus « idéologique » depuis longtemps a mis en œuvre un vaste programme de privatisations et de dérégulations sans pour autant nuire à la centralité de l'État en tant que tel. De ce point de vue, U y a bien plus de continuité entre les stratégies politiques du thatchérisme et celles de l'État keynésien qu'on ne l'admet communément : « Pas moins que durant la période keynésienne, le pouvoir d'Etat a été utilisé par la droite pour construire et maintenir les allégeances de classe. Tandis que la rhétorique du thatchérisme semble être individualiste l'État comme puissant garant de la compétition et de la discipline marchandes - sa réalité est le déploiement avisé de ressources matérielles et de capacités de régulation afin de construire de nouvelles alliances de classe en faveur du capital. Au moment où les pouvoirs de redistribution de l'État local sont limités, les politiques fiscales de l'État national procèdent massivement à la réallocation des revenus des pauvres aux riches. [...] L'objectif est, précisément, la restratification de la société britannique dans laquelle une minorité se retranche sur ses positions dominantes en utilisant les pouvoirs redistributeurs et disciplinaires de l'État (en raison du système électoral, cette stratégie ne requiert pas actuellement une adhésion majoritaire). La stratégie thatcherienne est, à sa manière, aussi collectiviste que celle du fordisme. Ce n'est donc pas le bon moment pour d&attre sur l'"obsolescence des classes" ou sur la "déconnexion" entre pouvoir d'Etat central et intérêts déterminés de classe » (Michael Rustin [1989], pp. 62-63).

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n'y a rien d'étonnant dans le fait que l'idiolecte du juridisme prolonge et parachève le privatisme de l'ordre marchand. Le fruit légitime de cette heureuse union est l'ordre spontané juridico-marchand. L'idée que la « revalorisation » du droit participe d'une évolution globale est largement acceptée par tous ceux qui préconisent l'ordre juridique en tant que norme de régulation sociale et économique, en concurrence avec l'action de l'État. Laurent Cohen-Tanugi, analyste remarqué des institutions françaises et américaines et zélateur de l'avènement du droit au centre d'une « démocratie parvenue aujourd'hui à maturité », écrit à ce propos : « Le renforcement de nos institutions juridiques commence à être perçu comme le corollaire indispensable de la restitution de l'économie au marché, et comme la condition d'un allégement effectif du poids de l'État dans la société française » ([1989], p. 43). L'affranchissement du droit par rapport à la loi implique, selon l'auteur, une véritable « mutation culturelle et juridique » : la production de la sociabilité et la détermination des relations du citoyen au politique doivent se structurer, comme aux États-Unis, sur la règle de droit et non pas sur l'État administratif. D'où la thèse d'un droit sans l'État. Au lieu d'être étatisé, subordonné à la légitimité élective, le droit inscrit lui-même « l'action de l'État dans un processus d'essence juridique » (ibid., p. 41). Institutionnellement, cette « mutation » exige le recul du modèle politico-administratif traditionnel (État unitaire et centralisé, engendré par la « démocratie élective majoritaire ») au profit des autorités régulatrices indépendantes.

La percée spectaculaire du juridisme s'inscrit dans le contexte général de l'appauvrissement de la politique dans l'espace post-modeme. En fait, les rapports politiques y apparaissent de plus en plus comme des rapports d'échange électoraux entre des formations partisanes faisant des promesses de bonnes prestations gestionnaires et des individus maximisateurs de leur monnaie électorale. Les débats sur les orientations fondamentales de la société s'estompent, les projets programmatiques font défaut, les décisions essentielles relèvent du ressort exclusif des techniciens de la « gouvernance ». A l'aune de cette pratique, la démocratie se dégrade considérablement. L'isolement des professionnels du pouvoir des « gens ordinaires » se retourne en méfiance de ces derniers vis-à-vis de l'efficacité des partis politiques de transformer radicalement le cours des choses. D'où la prégnance de l'idéologie juridique comme « aiguillon de la concurrence économique » et « moyen de faire évoluer la société ». Il en résulte deux conséquences. D'une part, tous les rapports sociaux sont considérés comme des rapports d'échange réglés par la compétence du droit. L'ordre du pouvoir et des dominations se dilue dans le formalisme de l'ordre contractuel. La sphère des catégories juridiques absorbe, assimile et surcode son « dehors » : là où le paradigme du marché évacue la

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consommation productive de la force de travail dans le procès de production immédiat, le juridisme, expression organique des catégories de la circulation l6 , rend opaque les rapports de domination capitalistes. D'autre part, la « juridicisation » intensifiée des rapports sociaux finit par naturaliser le droit, à l'instar de la régulation marchande! L'opacification du social se redouble tandis que le « fossé idéologique » entre formations partisanes tend à se resserrer : l'heure est à la modération et à la coopération politiques. Les alternances politiques opèrent dans la continuité et non pas dans la « rupture ». « Il n'est plus question de transformer la société, finalité de la politique révolutionnaire, mais de débattre de ses modalités concrètes d'organisation dans le cadre des principes de la démocratie libérale » n . La loi démocratique elle-même doit se subordonner à des principes juridiques supérieurs (universalisme des droits de l'homme, ordre juridique supranational, etc.) La seule « rupture » préconisée, c'est le parachèvement conceptuel et institutionnel de la modernisation politique. D s'agit de placer le droit au poste de commandement. Démocratie juridique au lieu de démocratisation du droit, légitimité juridico-marchande au lieu de légitimité fondée sur la participation politique des masses. L'inflation du juridique est la partie visible de la mise à distance du politique. La régulation par le droit est le ciment de l'Empire du consensus. La constitution d'un pôle de légitimité concurrentiel à celui de la démocratie élective, la primauté du « droit naturel » sur la loi positive, l'activisme juridique qui entend débarrasser la démocratie des « scories obsolètes de l'absolutisme majoritaire » sont des étapes décisives dans un long processus de normalisation politique. La démocratie semble « s'achever » dans les confettis de l'ordre juridico-marchand. Pour les partisans de la régulation juridico-marchande, le triomphe du capitalisme libéral est définitif et non pas conjoncturel. Si l'histoire a un sens, la victoire éclatante du libéralisme économique et politique est là pour le confirmer. Cette idée est professée comme une certitude forte, ce qui contraste d'avec l'incrédulité post-modeme envers les (Grands) récits historiques. Or, 16. « Or le droit, qui est l'expression organisée des "apparences" (du marché), fait fonctionner précisément toutes les catégories de la circulation : il ne connaît que le travail expression juridique de la force de travail - ; il ne connaît que le prix du travail - expression juridique de l'extorsion de plus-value ; il ne connaît enfin que l'homme - expression juridique du travailleur » (Bernard Edelman [1978], p. 27). 17. Laurent Cohen-Tanugi [1989], p. 16. 18. Laurent Cohen-Tanugi distingue deux modèles de rapports entre le politique et le juridique. D'une part, la tradition légicentrique française où le juridique dérive du politique. C'est le règne de la loi souveraine, incarnation de la « volonté générale ». Étatisation du droit et déjuridication de la société sont des aspects complémentaires du même processus. L'expérience anglo-saxonne est différente : le juridique domine le politique au lieu d'être son émanation. « Outre-Atlantique, le politique est soumis au juridique, & la Constitution, au contrôle des tribunaux et à l'initiative des laywers. A la différence de la France, tous les problèmes d'importance nationale, politiques, économiques ou sociaux, ont tendance à être appréhendés en termes juridiques » ([1985], p. 76). Selon l'auteur, la «neutralité» des normes juridico-politiques favorise et renforce le consensus social et idéologique.

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cette proposition typiquement modeme est aussitôt suivie par la postulation non moins typiquement post-modeme - selon laquelle il est impossible de concevoir une quelconque « fin » une fois entamée la « perspective des siècles d'ennui» (Francis Fukuyama [1989]). Paradoxalement, il y a ici du sens historique mais sans histoire. Un « effet de sens » historique (le succès universel du libéralisme) supprime l'histoire, c'est-à-dire supprime les conditions de possibilité d'une autre production de sens. Le devenir historique parvient à son concept avec la réalisation du règne sans partage du capitalisme occidental. C'est l'expérience de la « fin de l'histoire » en tant que suspension de l'historicité antagonique. La marche du monde cesse d'être « aveugle » pour devenir « naturelle » - en réalité plus aveuglante que jamais. L'émergence d'un monde à proprement parler port-historique s'avère être une véritable expérience de réarmement idéologique de la rarmodemité. En prenant l'enchantement de la « fin de l'histoire » pour la fin des enchantements historiques, ce monde inextricablement anti-utopique et cynique s'efforce d'exorciser sa propre finitude.

CHAPITRE XH

L'entreprise en mouvement « Si Machiavel écrivait aujourd'hui, peutêtre Le Prince prendrait-il la forme d'un traité de management ». (Philippe Messine [1987], p. 8).

Business community La réhabilitation de l'entreprise comme sanctuaire de l'économie postmodeme constitue une évolution sociale et symbolique fondamentale. Alors que l'on vient de vivre, selon l'expression d'Alain Mine, « le Mai 68 de l'économie de marché », l'entreprise est présentée comme « cellule de base » de la société. Topique idéologique majeure et enjeu politique d'une centralité incontestable, elle est devenue le lieu d'un nouveau lien social : « une communauté qui affronte collectivement un risque » Adulée comme « agent de développement » 2 , elle voit son rôle rehaussé au rang d'une institution centrale de la société. Elle n'est plus considérée comme un simple appareil de production mais comme la cristallisation d'un projet mobilisateur de talents, d'initiatives, d'imaginations. Synergie, innovation et créativité sont ses trois piliers. Face à la percée de l'individualisme hédoniste, elle fait valoir sa culture communautaire du « côte-à-côte ». Son projet de rationalisation tient lieu de «spiritualité ordinaire» d'un monde post-modeme sans esprit Véritable « havre » de vie collective, son éthique concurrentielle contraste avec les 1. Georges Archier, Hervé Sérieyx [ 1984], p. 84. 2. « Mais aujourd'hui, nous ne parlons plus de société industrielle parce que les rapports sociaux de base ont changé. Face à cette transformation majeure, deux réponses sont possibles : l'une consiste à passer de la critique à une vision optimiste, à dire "vive le capitalisme" ; l'autre que je crois plus juste, est de dire que l'entreprise acquiert un autre rôle, celui d'agent de développement On passe donc d'une analyse synchronique à une analyse diachronique, en termes de développement et non plus de structures sociales » (Alain Touraine [1990], pp. 96-97).

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anciennes solidarités de classe. L'adhésion à ses objectifs évince la critique radicale des formes d'existence institutionnelles du capital. Dans la perspective de la modernisation capitaliste, la réhabilitation-neutralisation de l'entreprise parfait le monde enchanté du marché. Le message est simple : « Les managers ne gagneront pas [les batailles pour assurer l'avenir de l'entreprise] seuls ou même avec leurs états-majors, si compétents soient-ils : il leur faut en outre impérativement rallier l'adhésion, les idées et le dynamisme de tous leurs fantassins, dans un projet partagé. Le projet partagé, c'est l'aventure à vivre ensemble, c'est la nouvelle manière d'utiliser le temps, c'est la satisfaction plus rapide et plus complète du client, c'est la mobilisation de toutes les intelligences de l'entreprise » 3 . D'où la nécessité de mobiliser la « seule ressource déterminante », les hommes, autour des objectifs internes Oa « participation ») et externes (les « batailles de la concurrence et du progrès technologique ») 4 . La gestion « moderniste » des compétences et des savoirs tendue vers un projet est au centre de la performance économique. Abolir les « rigidités » d'organisation et de réglementation héritées de l'ancien modèle d'entreprise ou périr : tel est le nouveau défi du capitalisme d'entreprise. Le projet d'entreprise est un récit instrumental qui vise à intégrer idéologiquement les travailleurs au sein d'une structure codée conformément aux exigences de la mobilité et de la flexibilité économiques. Dans un contexte marqué par la recherche de la performance, le rôle du producteur semble plutôt renforcé. La simple exécution des ordres n'est guère efficace, l'esprit d'obéissance s'avère insuffisant. L'individu au travail doit déployer des compétences transversales, des capacités d'adaptation rapide, des comportements professionnels tendus vers l'excellence. Toutes les impulsions sont bonnes, pourvu qu'elles soient mises au service de l'entreprise. Le producteur « post-modeme » connaît des moments de triomphe, à l'instar du consommateur ordinaire courtisé par la publicité commerciale. Sa « souveraineté performative » est formellement reconnue et encouragée par le management moderniste. Mais ce n'est là qu'une reconnaissance apparente, qu'un encouragement bancal : en réalité, il s'agit de susciter chez les travailleurs des attitudes de surimplication compatibles avec les principes fonctionnels de la nouvelle économie de la flexibilité ; de ritualiser ces attitudes en les enracinant dans les micro-temporalités productives du quotidien ; d'indexer la subjectivité du travail vivant sur le sort capitalistique de l'entreprise. La créativité humaine doit littéralement être capitalisée. La puissance du travail salarié doit « changer de mains » pour devenir propriété privative du capitalisme d'entreprise.

3. Georges Archier, Hervé Sérieyx [1984], p. 12. 4. Ibid., p. 25.

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Pour ce faire, il est question non seulement de créer de nouvelles représentations susceptibles de mobiliser les salariés mais de mettre ces derniers en représentation permanente au sein de « leur » entreprise. Séduire pour conquérir, motiver pour commander, émouvoir pour mouvoir, telle est la devise du management post-modeme qui prétend savoir célébrer les noces de la psyché et de la productivité. Les forces intellectuelles et physiques des travailleurs, leurs talents, leurs aptitudes et dispositions sont à enrôler dans leur totalité. Les lignes de démarcation « rigides » entre le « public » et le « privé » doivent s'effacer pour la plus grande gloire de l'entreprise. D est insuffisant de « savoir-faire », il faut surtout « savoir-être » (Françoise Piotet). C'est un progrès décisif dans la subtilité : pour que le travailleur ne soit pas contre l'entreprise, il faut désormais qu'il se fonde en elle, qu'il soit en connivence avec elle à la fois comme reclus et gardien du Temple. L'institution managériale de cette « communauté » d'intérêts imaginaire vise, précisément, à garantir la pérennité pratique de l'entreprise. D'après les politiques patronales d'adhésion affective des salariés à la « culture d'entreprise », le travailleur idéal est quelqu'un qui agit avec ardeur dans son travail, sans jamais ménager ses efforts ni faillir à sa loyauté envers celle-ci. Véritable « homme de troupe » détaché des collectifs traditionnels et attaché à la logique dominante de l'entreprise, il accomplit sa « mission » avec esprit d'initiative et imagination. « Le travail acquiert alors la valeur d'un devoir envers la communauté (entreprise, région, patrie). Plus les fondements éthiques sont forts, plus les défaillances sont susceptibles d'être culpabilisées. Les bases d'un auto-contrôle sont aussi jetées » 5 . Au danger de la perte d'emploi s'ajoute maintenant l'intimidation émotionnelle. D'où la normalisation new look du salariat qui présuppose l'autosurveillance plutôt que l'obéissance aveugle aux directions d'entreprise. Ce constat ne signifie en aucun cas que les violations des droits élémentaires des travailleurs sont moins flagrantes que dans le passé. Le despotisme post-modeme d'entreprise est astucieusement plus efficace dans la destruction de la vie et de la santé des salariés, dans la mutilation des sensibilités humaines. Self control ne signifie point soft control. La réhabilitation de l'entreprise comme lieu d'interactions coopératives et fondement des modes de vie partagés par l'ensemble de ses membres entérine avant tout l'abandon du projet de transformation à l'échelle de la société. En tant que dispositif d'intégration symbolique, elle consiste à brouiller les finalités des nouvelles stratégies patronales et à exalter le mouvement qui assure leur mise en œuvre. C'est faire croire que le problème de l'émancipation des travailleurs se résume à un changement de style managérial. Le paternalisme patronal fondant sa légitimité sur les « droits naturels » de la propriété, l'autoritarisme taylorien, les rigidités des « chaînes » de montage fordistes sont S. Philippe Messine [1987], p. 88.

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réprouvés au nom du même principe (« rationnel » et « scientifique ») d'efficacité qui a déterminé leur introduction productive. La « science » du management se présente, à nouveau, comme la pierre angulaire du progrès humain. Ses valeurs instrumentales tiennent lieu d'« Universel concret » qui sourit avec complicité aux clins d'œil de la « post-modemité ». La cause est entendue : il faut « responsabiliser » les travailleurs. Les convertir en néophytes du patriotisme d'entreprise. Les convaincre que la conflictualité sociale nuit à la cohésion de l'entreprise et qu'elle doit être considérée comme le résidu d'une culture de travail archaïque ou comme le fâcheux résultat de carences psychologiques, d'inadaptations individuelles, d'insuffisances de communication. L'idée de l'«harmonisation sociale» hante l'esprit de l'entreprise post-modeme.

Gouvernance d'entreprise et contrôle flexible La modernisation managériale de l'entreprise se donne à voir comme une véritable révolution copemicienne. Tous les problèmes liés à la régulation de la vie économique sont envisagés en termes stratégiques de percée et de recul, de conquête et d'innovation. L'entreprise est conçue comme une entité politique combattante à l'affût de « parts de marché » et de « nouvelles missions ». La conception unitaire de l'entreprise va de pair avec la perception de la direction comme garant de son développement perpétuel : fixer des objectifs précis, promouvoir des formes d'organisation réactives et flexibles, mobiliser les « troupes aguerries », exploiter les « gisements de productivité fantastiques » que l'implication motivée des hommes et des femmes recèle, mener habilement une « campagne » afin de renforcer ses propres positions face aux concurrents. La nouvelle «culture» entrepreneuriale favorise l'«esprit maison », le néotribalisme laboral, la domestication des tensions. Le management développe ainsi des aspirations individuelles et collectives, sans pour autant permettre leur réalisation. D'où une frustration permanente chez les travailleurs, une déception face aux déconvenues dans leur évolution professionnelle escomptée. Or, ces derniers sont rendus responsables des effets de domination exercés sur eux, et donc, peinent à se représenter comme porteurs d'une puissance collective potentiellement subversive. L'espace de leur action protestataire est préalablement investi par les politiques normalisatrices du management : des rituels initiatiques, des « créneaux » de communication directe qui assouplissent les lignes hiérarchiques et court-circuitent les organisations syndicales, des règles de reconnaissance symbolique et des rites de passage objectivés sont prévus pour donner consistance à la modernisation culturelle de l'entreprise. Ces opérations de charme se déroulent à la fois sur les plans organisationnel, affectif et symbolique. Leur objectif est

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inséparablement politique et économique : désamorcer préventivement le conflit social et faire « des économies » en mobilisant l'économie interne des émotions. La psycho-sociologie des motivations est ainsi appelée à remplacer le despotisme du chronomètre taylorien. L'intime se décline au pluriel des nouvelles nonnes de rentabilité, l'identitaire se soumet au calcul comptable. Paradoxalement, dans l'univers éclaté de la socialité post-modeme, la rhétorique managériale présente les valeurs promotionnelles du capitalisme d'entreprise comme le dernier rempart de « sens » modeme. Le contraste d'avec le modèle du marché concurrentiel n'en est pas moins saisissant : dans l'« océan agité du marché » où l'avenir, sinon la « survie » des acteurs et des institutions économiques est de plus en plus incertain, le « navire » de l'entreprise doit naviguer à l'unisson. A en croire les discours béats du management, l'esprit d'entreprise serait la pierre philosophale qui se proposerait la tâche incroyable de transmuer le travail aliéné en libre activité. Dans cette perspective, l'entreprise deviendrait lieu d'épanouissement individuel tandis que la conflictualité ne saurait subsister que sous forme « d'accrochages » et de différends interindividuels. C'est la promesse, émise cette fois par les forces du capital lui-même, de réaliser l'utopie radicale du mouvement ouvrier. Un pas de plus et le capital actualisera, c'est le comble, l'individualité intégrale telle que Karl Marx l'envisage dans son projet communiste ! Mais si Vidée de conflit est décidément évacuée, la logique de guerre se trouve au contraire renforcée. Cette fois l'ennemi se situe à l'extérieur. Il prend la forme d'une contrainte objective qui circonscrit l'espace de l'entreprise et transforme ses frontières en « front de guerre économique ». La nouvelle menace est la structure concurrentielle globale. La référence à un adversaire, réel ou imaginaire, est indispensable pour pacifier « l'intérieur ». Le patriotisme d'entreprise va bien plus loin que le simple refus de la conflictualité à l'intérieur du nouvel espace productif (brcmd new workplace). H représente une utopie proprement capitaliste en ce sens qu'il hisse l'entreprise au rang de l'institution sociale centrale, qu'il dévalorise la dimension sociale du travail salarié tout en diminuant l'importance d'autres institutions qui, historiquement, atténuaient les pires effets du contrôle patronal du travail 6 . 11 s'agit d'affirmer la nécessaire homogénéisation des visions et des représentations des trois groupes distincts de l'entreprise (direction, encadrement, exécution)7, de « cimenter » leur collaboration par un esprit 6. Robert Howard [1985], p. 10. 7. Concernant la stratification de l'entreprise, Michel Aglietta et Anton Brender observent deux clivages fondamentaux : « Ils sont internes à l'organisation des entreprises mais non dépendants des branches dès lors que le rapport salarial y est fermement installé. La première séparation distingue les tâches d'exécution (ouvriers et employés) et les routines de gestion. La seconde séparation distingue ceux qui gèrent et ceux qui exercent les activités d'entreprise. Les premiers opèrent selon des règles établies, les seconds instaurent.

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corporatiste. Ainsi, « à une vision verticale des rapports sociaux en termes de classes tend à se substituer une vision horizontale d'individus différenciés, orientés par des valeurs et des représentations communes que fournit l'entreprise » 8 . L'enjeu n'est pas de susciter une identification passive des travailleurs à l'entreprise mais de créer des allégeances et des fidélités animées par la « passion de la réussite », l'« esprit de la compétition », la « morale de l'effort ». La stricte conformité des salariés à la nouvelle autorité managériale est insuffisante: il importe dès lors que l'entreprise devienne le moyen privilégié de leur accomplissement personnel, une sorte d'oasis de significations partagées dans le désert de la « post-modernité » dispersive. D serait erroné de confondre l'interpellation idéologico-utopique de ces discours d'autorité avec la valeur opérationnelle de la culture managériale en tant que dispositif de mobilisation du travail. Leur charge utopique ne contredit pas le redéploiement des fonctions de contrôle capitaliste. Au contraire, elle facilite l'accomplissement des orientations patronales dans la mesure où elle prédispose les travailleurs à se fondre dans le moule de la « coopération commandée » et à intérioriser les recommandations du « management de l'incertitude ». Celui-ci ne peut plus miser entièrement sur la pression économique du marché comme moyen d'autodiscipline laborale ni sur un despotisme arbitraire faisant l'impasse sur le dévouement, l'enthousiasme et le ralliement zélé des agents aux objectifs de l'entreprise. « Les travailleurs doivent être persuadés de coopérer avec le management. Leurs intérêts doivent être coordonnés avec ceux du capital » 9 . D s'avère donc nécessaire de les façonner en complices actifs de leur propre exploitation. Les directions capitalistes visent à résoudre une fois pour toutes le conflit social en regroupant les « micro-cultures » des collectifs réaménagés de travail dans le réfèrent commun du projet d'entreprise. Visée chimérique, s'il en est, mais qui produit constamment des effets de mobilisation réels au sein du salariat Des effets certes mitigés et peu durables, mais assez révélateurs du fait que les rapports politico-idéologiques de la modernisation marquent significativement les traits de la nouvelle économie. Autant dire que les utopies du capitalisme flexible ne sont pas de simples astuces idéologiques mais des « machines de gueiTe » destinées à légitimer les nouvelles lignes hiérarchiques, à fortifier les vocations incertaines, à faire admettre les nouvelles normes de production et les finalités patronales auprès des travailleurs. L'image qu'elles

contrôlent et remodèlent les règles. Les premiers comprennent les cadres moyens et les cadres supérieurs qui demeurent spécialisés, les seconds forment la minorité dirigeante du salariat. Finalement les clivages inscrits dans la division du travail, par les rythmes hétérogènes auxquels l'entreprise est soumise, permettent de distinguer une classe ouvrière étendue et renouvelée (incorporant de plus en plus d'employés), une classe de cadres de gestion, une classe dirigeante » ([1984], p. 69). 8. Pierre Eric Tixier [1988], p. 624. 9. Michael Burawoy [1985], p. 126.

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véhiculent est celle d'un Homme Nouveau capable de solutionner moult problèmes avec ses talents d'invention, d'imagination et de communication. Les potentialités hégémoniques de la nouvelle culture managériale, son aptitude à entraîner les travailleurs à la prise en charge de ses objectifs stratégiques sont limitées à plusieurs titres. Elles dépendent largement de la dynamique de l'accumulation du capital, de la possibilité de dégager un « surplus » pour favoriser la mobilité du personnel, la progression des revenus et de certains avantages sociaux, la prise en compte matérielle des aspirations légitimes de ceux qui y travaillent Sinon, « rémunérer » l'effort supplémentaire des agents avec des symboles, des promesses et des dissertations creuses sur l'« entreprise citoyenne » risque de démonétiser rapidement, et assurément le travail de « remotivation » managérial. D'où l'impératif de la croissance comme idéal régulateur de la cohésion interne de l'entreprise. Ce constat demeure valable même lorsque les directions repoussent dans un avenir évanescent le moment de la « juste récompense » des efforts salariaux consentis. Elles font donc la pluie et le beau temps : il faut déstabiliser pour mieux stabiliser, fuir en avant pour mieux tenir sur place, donner la mort pour mieux préserver la vie. Diviser pour mieux régner. Plus fondamentalement, les directions d'entreprise conservent le pouvoir décisionnel stratégique malgré leur souci affiché de « promouvoir la participation et l'expression » des salariés. C'est un pouvoir sans partage, monopolisé par un petit groupe de grands patrons. Le salarié ordinaire n'a aucune influence sur l'orientation générale du mouvement auquel il participe. Au reste, la reconnaissance des « gisements d'ardeur et d'intelligence» chez les travailleurs salariés est subordonnée aux priorités de la compétitivité. L'exemple des « cercles de qualité », très prisés par le management moderniste durant la décennie 1980, est significatif : « pas de cercles de qualités sans cercles de pilotage », prévenaient Georges Archier et Hervé Sérieyx. « Plus on développe les cercles de qualité, plus il devient essentiel d'impliquer l'encadrement dans les cercles de pilotage, c'est-à-dire dans des cercles, aux modes de fonctionnements spécifiques, qui leur permettraient de mobiliser collectivement leur intelligence autour de la résolution des problèmes de stratégie et de gestion qu'ils rencontrent au niveau d'encadrement où ils se trouvent. C'est le modèle du dialogue à double flux que tant d'entreprises françaises commencent à développer aujourd'hui : un flux descendant d'objectifs, nourri par les cercles de pilotage ; un flux ascendant de contributions, nourri par les cercles de qualité » l0 . Selon cette logique, l'expression et l'intervention des travailleurs sont circonscrites à l'intérieur des cloisonnements fonctionnels de l'entreprise qui garantissent le caractère opérationnel de l'autorité managériale. Dès lors, une sorte de « gouvernement à distance » s'établit : les cercles de qualité sont 10. Georges Archier, Hervé Sérieyx [1984], p. 79.

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situés au niveau de chaque segment d'atelier ou de service tandis que la conception et le contrôle des règles relèvent exclusivement des prérogatives de la direction. Le passage de la « hiérarchie-sanction » à une hiérarchie dite « d'animation » (caring management) obéit à la même logique de fond : faire circuler plus intensément l'information, faire émerger de nouveaux savoirfaire, améliorer l'efficacité et la qualité de la production, rendre visibles les « gaspillages » et les « flâneries » de la journée de travail, susciter l'identification à l'entreprise, voire à ses dirigeants. Par-delà leur diversité, les politiques managériales que nous venons d'esquisser dans leurs grands traits connotent l'émergence d'un régime de contrôle flexible qui combine individualisation et tentation communautaire, sentiment de responsabilité personnelle et pression normative au sein des groupes « autonomes ». Ce régime est à l'origine de deux effets majeurs. D'une part, il constitue l'entreprise en paradigme sociétal central dont la « mission » est de réinventer le « lien social ». Il est question de « servir » la société, en vérité de l'asservir à son projet. Or, comment l'entreprise pense-telle la société ? Comme un réservoir de « facteurs de production » qu'il s'agirait de sélectionner avec précaution ; comme le hors-champ des « extemalités » où l'on décharge tout ce qui fait obstacle à la belle harmonie de l'édifice économique. Selon la représentation dominante de l'entreprise, la « société » se révèle être à la fois une promesse et une menace, un recours instrumental et un danger immanent. D'autre part, le modèle de contrôle flexible véhicule et amplifie un esprit d'égoïsme hypercompétitif, cimenté par l'idéologie de la réussite. L'individuation post-modeme trouve dans l'entreprise un terrain aussi favorable que l'atomisation consumériste dans le marché. L'embauche, la rémunération, la promotion, la formation, tous les aspects de la vie au travail deviennent des questions privées, presque intimes. Cela n'affaiblit pas le communautarisme d'entreprise mais tend plutôt à le renforcer : sa percée présuppose l'érosion des repères identitaires collectifs constitutifs de l'individu modeme, et inversement, fournit aux individualités « auto-référentielles » une topique identitaire de substitution. De cette manière, gestion individualisante de la force de travail et affirmation de la culture d'entreprise sont deux faces complémentaires de la même évolution. Les anciennes formes de solidarité s'apparentent alors à des « corporatismes anticoncurrentiels ». Le militantisme syndical, et a fortiori le syndicalisme militant, sont stigmatisés comme une excroissance passéiste. La non-complaisance à l'égard des supérieurs hiérarchiques est condamnée au nom de l'unité nécessaire des équipes. La convivialité populaire des exécutants devient une manifestation déplorable de déviance. Mobiliser le salariat signifie ici nombriliser les salariés, les isoler, les réduire au statut d'individus maximisateurs qui assimilent sans retenue les leçons du management. Telles sont les visions du capitalisme d'entreprise qui réenchantent le monde de la modernisation flexible.

CHAPITRE XDI

L'individualisme post-moderne « Il ne suffit pas de dire que, dans la société individualiste, l'universel se réalise à travers l'interaction des individus, il faut bien voir ainsi que c'est la société qui fait essentiellement la substance de l'individu ». (Theodor W. Adomo [1991], p. 15).

De l'historicisme au narcissisme Les noces de l'individualisme et de la modernité ont été depuis longtemps célébrées par l'« idéologie modeme ». Une des définitions les mieux élaborées et les plus persistantes de la modernité est celle qui conceptualise la genèse et le développement de la condition post-modeme comme affirmation de l'individu « souverain et autonome », en rupture avec les liens de la tradition. D s'agit du procès de production de l'« individu modeme ». Selon cette conception, la modernité est le théâtre de l'individualisation. Corrélativement, la culture individualiste constitue le socle organisateur de l'expérience du « Modeme ». Individualisme et modernité fusionneraient à tel point qu'il serait impossible de les distinguer. Louis Dumont, par exemple, retrace méthodiquement la généalogie des conceptions philosophiques de l'individu modeme, pour conclure : « lorsqu'il n'y a plus rien d'ontologiquement réel au-delà de l'être particulier, lorsque la notion de "droit" s'attache, non à un ordre naturel et social, mais à l'être humain particulier, cet être humain particulier devient un individu au sens modeme du terme» L'individu est l'échantillon de l'humanité selon un schéma régi par l'opposition idéal-typique entre holisme (ou collectivisme) et individualisme.

1. Louis Dumont [1978], p. 23.

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Ce qui est présenté comme la conception moderne de l'individualisme est hautement problématique pour plusieurs raisons. En premier lieu, une véritable ontologie de la « monade humaine » se met en place : les sujets individuels sont unitaires, centrés, souverains et rationnels. Ds sont tous propriétaires, pour le moins de leurs facultés physiques et intellectuelles. Or, c'est précisément cette idée de centricité et d'unicité individuelles qui est aujourd'hui mise en cause par la critique post-modeme. L'un des mérites indéniables de celle-ci est d'avoir démontré la naïveté et le caractère abstrait de la notion d'individu chez les « modernes ». Un tel individu n'a jamais existé que comme mirage idéologique. En fin de compte, il disparaît avec la dissolution du capitalisme concurrentiel et le passage au monde administré de la bureaucratie anonyme. L'exaltation de l'individu abstrait par le rationalisme universel méconnaît l'existence de lignes de séparation et de logiques de différenciation qui opèrent au sein de la modernité historique. Plutôt qu'une monade ontologique, l'« individu » sans qualifications serait donc l'effet surdéterminé de processus de construction multiples. Fredric Jameson [1994] propose une classification tripartite de l'expérience sociale dans le capitalisme. Le premier moment, celui de la sécularité, caractérise les débuts du mode de production capitaliste (et de l'industrialisation), en combat contre le féodalisme, encore résistant. La phase de la modernité (entre la révolution de 1848 et la fin de la Seconde Guerre mondiale) conforte largement le triomphe du capitalisme dans les principaux pays développés. Enfin, la postmodernité marque le troisième stade du capital. Dans ce cadre analytique, l'individu qui correspond à la première phase est « centré » et « souverain ». On a affaire ici au sujet « héroïque » de la sécularité, proche de l'idéal de la Révolution française et de la stature « démiurgique » des héros de Honoré de Balzac et de Johann Wolfgang von Goethe. Le réalisme représente la forme artistique de ce moment. L'expérience de subjectivation proprement moderne est celle de la « déshéroïsation » (voir les romans de Gustave Flaubert). La constitution de l'individu comme sujet de langage (Stéphane Mallarmé) et de production présuppose son clivage interne. La psychanalyse, avec le marxisme, représentent le point culminant de la « déchéance » du sujet souverain de la sécularité. L'individu modeme est déchiré, fêlé, sans pour autant être condamné à l'impuissance : il fait de cette déchirure une source d'inspiration, la fougue de son propre agir. L'expérience de ce clivage est à la fois tragique (sens de la finitude) et productive (effets de sens liés à la non-clotûre des pratiques). La phénoménologie du « sujet » post-modeme transforme ce clivage en juxtaposition d'expériences éclatées et contingentes, à l'instar des images des vidéo-clips. Les pratiques aléatoires de l'individu post-modeme ne renvoient pas à un « sujet » authentique mais plutôt à ce que l'on peut appeler une

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pluridividualité, c'est-à-dire à l'éclatement des positions-de-sujet à travers le « zapping » des pratiques. Cette évolution n'est pas une situation ontologique infranchissable. Son référent de réalité réside dans la défaite (ou du moins l'affaiblissement) des résistances face à l'individualité fragmentée, façonnée par l'immense machinerie de la valorisation du capital. Ainsi, la critique des postmodernes s'applique sur la conception séculaire plutôt que modeme de l'individu. D est impossible en effet d'attribuer à Karl Marx, Max Weber ou Sigmund Freud une conception unitaire de l'individu. Ce qui est présenté comme la conception modeme de l'individu est en réalité l'idée séculaire. En deuxième lieu, l'individualisme modeme se fonde méthodologiquement sur la représentation d'un sujet existant préalablement aux rapports sociaux qui le constituent dans ses formes historiquement spécifiques. L'individu est envisagé abstraitement, sans considérer les conditions sociales qui déterminent son devenir-sujet. Une anthropologie de la nature humaine remplace la présence constitutive du monde social dans le « j e » singulier. La «société» est ainsi réduite à « l'intersubjectivité » d'un face-à-face indéfiniment multiplié qui secrète spontanément du lien social. L'opposition individu-société fonctionne comme un rapport à somme nulle. On glisse ainsi vers une conception moniste de l'évolution sociale qui fait d'un élément de la modernité capitaliste (la tendance « individualiste ») son facteur déterminant et son principe d'intelligibilité. L'individualisme acquiert une priorité causale dans la genèse du rapport social modeme tout en étant le critère suprême d'évaluation historique de la mise en modernité. Dès lors, la construction téléologique de l'histoire va de soi. Le temps historique apparaît linéaire et homogène, immédiatement lisible à travers le binôme individusociété qui fournit à ce propos la grille interprétative appropriée. En troisième lieu, l'instauration des monades sociales en individus-sujets dans la modernité capitaliste est dépourvue de fondement objectif et apparaît comme l'accomplissement béat d'un idéal. L'universalisme abstrait du sujetporteur-de-droits devient pour ainsi dire le code morphogénétique de la modernité capitaliste. « Le monde de l'homme modeme » se réduit à l'incarnation de l'individualisme pur dans le monde. L'idée d'une entité « individuelle-privée » fonde la dynamique envahissante de la modernité. Pourtant, le fondement propre de cette idée reste une énigme. L'univers d'atomisation et de fractionnement social que représente la division sociale du travail disparaît par enchantement. Or, c'est exactement à l'intérieur de ce cadre matériel que l'individualisation plonge ses racines : « l'individu, bien plus qu'une création de l'idéologie juridico-politique engendrée par les rapports marchands, apparaît ici comme le point de cristallisation matérielle, point

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focalisé dans le corps humain même, d'une série de pratiques dans la division sociale du travail » 2 . Les termes du débat sont aujourd'hui modifiés en raison du vaste mouvement de « psychologisation » du social qui caractérise les normes de domination socio-culturelles dans le capitalisme post-modeme. Après la mise à mort structuraliste du « sujet », l'individualisme est « de retour ». Par son équivocité même, il envahit les pratiques et les représentations politiques, productives, publicitaires. A en croire ses promoteurs, il s'agit là d'une mutation sociologique globale : on passerait de la « société de masse » à « l'individualisme de masse », de l'ère du collectivisme hypertrophié à l'ère de l'individualité personnalisée. D'après cette problématique, le repli dans la sphère des « passions privées » constitue une réaction salutaire contre la fabrication taylorisée des subjectivités et le quadrillage coercitif omniprésent du fordisme. L'avènement de l'hédonisme permissif, forme radicalisée de l'individualisme modeme, connote le déclin des formes de socialisation « traditionnelles » et inaugure une historicité structurée essentiellement par le « procès de personnalisation ». Gilles Lipovetski distingue une nouvelle phase dans l'histoire de la culture individualiste occidentale qui se traduirait par l'évacuation de l'eschatologie révolutionnaire et par l'accomplissement concomitant d'une « révolution permanente du quotidien et de l'individu lui-même ». Selon son hypothèse, nous vivons une « deuxième révolution individualiste » qui fait entrer les sociétés démocratiques avancées dans l'âge post-modeme. Pour être manifestement averti « des limites des théories s'efforçant d'unifier le tout social sous un principe simple quand il est manifeste que nos sociétés mettent en œuvre une pluralité de critères spécifiques » ([1983], p. 10), il ne se laisse pas moins tenter par le monisme d'un « schéma homogène » qui discerne dans la progression de l'individualisme le fil conducteur permettant de comprendre les tendances fortes de la modernité démocratique. Le procès de personnalisation, concept clé qui éclaire l'individualisme postmodeme, « désigne la ligne directrice, le sens du nouveau, le type d'organisation et de contrôle social qui nous arrache à l'ordre disciplinaire-révolutionnaireconventionnel ayant prévalu jusque dans les années cinquante. Rupture avec la phase inaugurale des sociétés modernes, démocratiques-disciplinaires, universalistes-rigoristes, idéologiques-coercitives, tel est le sens du procès de personnalisation dont on voit combien il est réducteur de l'assimiler à une stratégie de rechange du capital, fût-elle à visage humain. [...] Négativement, le procès de personnalisation renvoie à la fracture de la socialisation disciplinaire ; positivement, il correspond à l'agencement d'une société flexible fondée sur l'information et la

2. Nicos Poulantzas [1978], pp. 70-71.

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simulation des besoins, le sexe et la prise en compte des "facteurs humains", le culte du naturel, de la cordialité, de l'humour » (ibid., pp. 10-11).

« La subjectivité grégaire de l'âge modeme est morte, vive le narcissisme de masse » ! Tel est le mot d'ordre de la « deuxième révolution individualiste ». Le besoin d'auto-affirmation, la volatilité des attitudes « tribales », le foisonnement de micro-projets, la multiplication des liaisons frivoles, éphémères, insouciantes, la diversification des besoins, des aspirations, des projections imaginaires décentrent l'individu qui n'est plus que la juxtaposition énumérative de ses identifications successives. Son sort dépend exclusivement de ses valeurs empreintes de privatisme, de ses motivations, de ses désirs, voire de ses efforts personnels. Son recentrage sur les priorités de la sphère privée exprime un mode de socialisation inédit où le zapping relationnel prime les formes d'adhésion fortes et durables. Les institutions politiques elles-mêmes seraient désormais indexées sur la « psychologisation des modalités de la socialisation ». Cela entérine un retournement idéologique global qui évince le « collectivisme bureaucratique » au profit de l'autonomie individuelle, dont l'État de droit serait le garant.

Individuation et expérience post-moderne D serait erroné de sous-estimer la portée de la nouvelle donne individualiste. Elle n'est pas une simple opération symbolique orchestrée par des « intermédiaires culturels » en mal de valeurs-refuge mais une expérience terriblement réelle qui imprègne toutes les ramifications de l'édifice de la modernisation. Mais il serait également erroné de ne pas questionner les fauxsemblants de la doxa post-modeme, en particulier la croyance à l'« individu autocentré », animé par l'impératif de sa propre jouissance. Cela conduit à poser le problème du réfèrent de réalité des discours qui thématisent les métamorphoses de l'individualisme modeme et des fonctions éminemment idéologiques que celui-ci assume. Si l'on admet la variabilité des formes d'individuation historiques dans la modernité capitaliste, on ne peut accorder la moindre crédibilité au thème du « retour de l'individu », célébré comme s'il s'agissait du retour d'une constante ontologique. L'idée fondamentale que ce thème enregistre est le recentrage des processus de domination et de légitimation sociales ; le fait que la régulation ludique des conflits devienne la « vitrine » d'un capitalisme qui, selon Gilles Lipovetski, « fonctionnerait à la libido ». Les nouvelles modalités d'individuation dans la crise sont entérinées au nom de la disparition de l'« imaginaire rigoriste de la liberté » et de l'« idéal modeme de subordination

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de l'individuel aux règles rationnelles collectives » 3 . L'atomisation postmodeme du social est appréhendée dans sa « positivité » exclusive : elle valide le recul des aliénations engendrées par la rationalité instrumentale de la modernité et consacre la montée irrésistible de la «jouissance», des aspirations micro-culturelles, des demandes relationnelles authentiques. La crise de la socialisation fordiste et l'offensive des forces capitalistes (ayant réussi à exploiter intelligemment les demandes sociales d'autonomie et d'accomplissement de soi) deviennent ainsi l'occasion d'une nouvelle reconstruction symbolique dont les formes sont adéquates à l'économie flexible. « Les exclusions découlant des échecs de la normalisation du salariat sont prises pour des formes d'auto-organisation de la société. Des phénomènes qui témoignent de la vitalité des rapports marchands, qui libèrent une violence sociale échappant aux formes contractuelles et étatiques d'organisation du salariat et révèlent un individualisme exacerbé, sont paradoxalement interprétés comme l'émergence d'une nouvelle qualité du social et la preuve qu'une solidarité spontanée se crée si elle n'est pas étouffée par l'organisation de la production industrielle » 4 . A partir de ces prémisses, il est possible d'envisager le thème de la « reprivatisation » du social en termes politiques. Cette dimension est étonnamment ignorée par les adeptes de l'individualisme post-modeme pour lesquels les nouvelles configurations du « privé » grignoteraient les structures objectives d'exploitation et de domination jusqu'au point de les faire disparaître. Le nouvel individualisme s'accorderait ainsi à la dévaluation du social et à l'implosion du politique. Cette prise de position laisse entendre que la vie privée serait à l'abri de la normalisation systémique. En principe, les territoires du « personnel » (le corps, le moi, etc.) subiraient moins brutalement la violence des pouvoirs institués que les territoires du « collectif » (les groupes sociaux, ethniques, le genre, etc.). Le cordon sanitaire de la privatisation encouragerait le narcissisme de masse et favoriserait l'éclosion de l'hédonisme post-modeme. Ici, la quête de « l'authenticité » et la « quiétude » des marquages superficiels sont censées remplacer la visée de l'émancipation sociale (et l'inquiétude avertie devant la question décisive : « quelle humanité voulonsnous être ? »). L'horizon de la transformation sociale devient impensable à double titre. D'une part, le recentrage de l'action individuelle sur l'« investissement personnel » déplace les enjeux stratégiques vers les zones du « relationnel » où les chances du politique sous ses formes « classiques » s'amenuisent D'autre part, la fragmentation accentuée de l'expérience des individus rend toute perspective de synthèse illusoire.

3. Gilles Lipovetski [1983], p. 12. 4. Michel Aglietta, Anton Brender [1984], p. 151.

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La thématique de la « reprivatisation » évacue ainsi la teneur politique des processus d'individuation post-modernes selon une logique qui voit dans la souveraineté du « personnel » l'étiolement du politique. Le « différencialisme » post-modeme succède aux formes de politisation centrées qui caractérisent la modernité. En réalité, on a affaire ici à une politisation à l'envers fondée sur le déni de la politique tout court. La réhabilitation de l'entreprise est un cas exemplaire. L'entreprise se politise en creux à travers le patriotisme de son idéologie organique ; elle se constitue en espace politique sui generis à travers l'interpellation « différencialiste » des agents de production flexibilisés ; elle se donne à voir comme forme avancée de coopération sociale tout en s'efforçant de désamorcer de manière préventive le conflit laboral. Cet exemple illustre le fait que le « privatisme » est à la fois l'effet et le présupposé des nouvelles pratiques systémiques. Appelé au secours du nouvel ordre productif, le privatisme post-modeme n'est pas seulement toléré mais en grande partie suscité par les stratégies de la modernisation capitaliste. Il est encouragé par l'aiguillon de la flexibilité, facilité par un rapport de forces défavorable à l'action collective des dominés, légitimé par la restructuration symbolique qui tente d'accréditer l'idée d'une prédominance des « rapports de séduction » sur les « rapports de production ». Ultime refuge des dominés devant les difficultés de la crise, le « repli dans le privé » n'en est pas moins l'expression de leurs difficultés à se réapproprier collectivement leur condition : le travail, l'espace, le temps, la culture, la libre créativité. Ce sont les carences de leur action hégémonique qui pèsent sur les territoires fragmentaires de l'expérience post-modeme. Ce sont les difficultés dramatiques à constituer le « soi » dans les pratiques de la lutte collective, de la solidarité et de l'autonomie qui se profilent derrière la navigation solitaire des individus dans le quotidien médiatisé. L'individualisme poussé idéalement à terme est une expérience de solitude et d'impuissance, voire de capitulation politique devant la restructuration post-modeme du travail, de la production, de la famille, des normes de création culturelles et du maillage étatique du quotidien. Seule une individualité impliquée dans le jeu des interactions collectives contre les technologies de subjectivation post-modernes est capable de se constituer en véritable maîtresse de son destin ; d'inventer de nouvelles formes d'appartenance où la « communauté de vie et de lutte » n'est pas une limite mais la possibilité déterminante de l'accomplissement de soi. En revanche, l'auto-enfermement égoïste de l'individualité qui prend pour prétexte le respect de la « différence » et de « l'altérité » ne peut que renforcer les comportements normatifs et routinisés, le nivellement des singularités, la chute des aspérités personnelles dans le néant de l'indifférenciation. En fin de compte, les manifestations de l'individualisme sont fondamentalement ambivalentes. Dans un contexte marqué par la crise des référents traditionnels et l'emprise consécutive de la culture post-modeme, les

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identités sociales deviennent plus fluides, plus mobiles et protéïformes que dans le passé. L'économie des conduites de la ,ie apparaît décentrée, aléatoire, intotalisable. L'individualisme fonctionne comme révélateur de cette socialité contradictoire. D'une part, il indique l'absence ou la perte des liens de solidarité, l'isolement et la solitude des individus, l'instrumentalisation des relations interindividuelles. Derrière ces processus se profile le renforcement des contraintes systémiques impersonnelles qui poussent à la « privatisation » des comportements et des attitudes. D'où le désappointement des individus face à des changements réputés « inéluctables », et partant, une certaine sousestimation de leurs capacités réelles de peser sur le cours des choses. C'est la tendance dominante de l'individualisme, celle qui résulte du fonctionnement des marchés, de l'organisation du travail, de la politique légitime, de l'univers publicitaire, de la fantasmagorie de la marchandise. D'autre part, l'individualisme se manifeste comme souci de soi, volonté d'auto-réalisation, recherche d'une plus grande liberté de mouvement au sein de la vie en commun. D s'agit de vivre son épanouissement personnel comme une valeur positive et non pas comme un repli égoïste. De construire librement son identité en se débarrassant des tutelles pesantes qui étouffent la créativité individuelle et défigurent la projection collective. D'arriver à faire sa place dans le monde actuel sans se sacrifier au culte de la prouesse. Cette tendance dominée de l'individualisme vise à réaffirmer la liberté de l'individu dans le respect des besoins et des choix d'autrui. La valorisation de soi ne fonctionne pas dans le vide social mais dans un espace de synergies, d'engagements librement motivés, de singularités qui se rassemblent en puissance commune plurielle. Libre usage de soi et travail de mise en commun, attachement identitaire et ouverture vers la différence, individualisme déprivatisant et solidarité sont, paradoxalement, deux aspects complémentaires de la même démarche. On parvient de la sorte à la question d'une nouvelle politique de l'individualité susceptible de mettre à l'ordre du jour la question de la réappropriation de la vie et de l'action sociales par chaque individu ; d'unifier les pratiques de luttes éparses et diverses dans le sens d'une « articulation centrée » et non pas d'une fusion identitaire ou communautaire ; de constituer les multiples positions « subjectives » des agents « décentrés » en autant de sites de politisation antagonique en construisant des points d'intersection et des objectifs convergents. Cette politique, apparemment, fait aujourd'hui défaut. Or, il n'est aucune raison valable de croire que le capitalisme postmodeme parviendra à maîtriser son destin sans à-coups majeurs : la plus fine des normalisations est une normalisation finie, c'est-à-dire infiniment et constamment travaillée par des résistances et des oppositions qui empêchent son propre achèvement. Il reste à savoir si les dominé(e)s ont, quant à eux, la

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volonté d'aller au-delà de ce que la représentation dominante considère comme horizon indépassable.

Note de conclusion

D est d'usage, à la fin d'une étude sociologique, de faire le point en rappelant les principaux résultats obtenus. Les conclusions provisoires permettent de mesurer la distance analytiquement parcourue, de repérer les obstacles rencontrés, d'identifier les problèmes irrésolus. En même temps, elles préparent le terrain pour un nouveau départ, et le cas échéant, pour une nouvelle mise à l'épreuve. La connaissance scientifique n'a rien de sacré ni de définitif mais elle est portée par l'effort constant des chercheurs d'aller au-delà des vérités établies. Ce qui fait avancer la connaissance rigoureuse est la recherche de l'erreur rectifiée, la rupture dans l'accumulation linéaire des savoirs, l'élimination des effets de méconnaissance du réel répandus par les facilités intellectuelles à la mode. Le travail d'investigation est ainsi l'occasion de déplacements, de réévaluations, de réorganisations du cadre analytique initial à l'intérieur duquel l'objet de l'étude apparaissait « légitime ». Le sens de notre démarche consiste à traiter les interrogations autour du post-modeme avec le souci d'une problématisation des métamorphoses du capitalisme contemporain. Notre objet spécifique n'est pas la modernité capitaliste dans toute son épaisseur historique mais son segment « avancé », lié à la modernisation post-modeme du rapport social. D s'agit là, bien entendu, de formulations-limites à utiliser avec précaution, tant il est vrai, comme l'affirmaient Gilles Deleuze et Félix Guattari, qu'il faut « absolument des expressions inexactes pour désigner quelque chose exactement ». En réalité, ces appellations sont incontrôlables, sinon intraitables, dans le cadre d'une approche théorique cloisonnée et unilatérale. D'où la nécessité d'une problématique totalisante qui se construit comme work in progress en reliant diverses territorialités disciplinaires. Mais comment analyser un phénomène qui glisse comme de l'eau entre les doigts, qui récuse d'emblée toute appréhension en termes de totalité ? L'aporie, déjà disséquée par Fredric Jameson, semble inextricable si l'on admet, à l'instar de l'épistémologie post-modeme, la fin du « progrès », de l'« innovation », du « sens unitaire » de la modernité et leur remplacement respectif par l'« aléatoire », la « répétition », le « sens éclaté » de la condition post-modeme. Cette aporie est doublement piégée. D'une part, elle repose implicitement sur une conception de la « vérité » envisagée comme correspondance entre le réel et l'idéel. Si la principale caractéristique de la « post-modernité » est l'éparpillement différenciaiiste, seule une raison fragmentée, régionale et circonscrite par des règles langagières intotalisables dans une figure discursive

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englobante pourrait en fournir la description adéquate. Mais cette thèse, qui révèle la rémanence du modeme dans le post-modeme (l'idée de correspondance comme critère objectif de « vérité »), pèche par son empirisme épistémologique. D'autre part, proclamer la « fin » des totalités au moment où le procès totalisant du capital - procès certes asymétrique, qui ne parvient jamais à son terme - intensifie l'unification capitaliste du monde revient à refouler l'objet réel d'une description globalisante. Tout au long de nos développements nous nous sommes efforcé, sans renoncer à la nécessaire critique des représentations dominantes, de proposer des éléments pour une théorisation de la modernisation capitaliste d'aujourd'hui. Pour rendre à cette critique ses propres droits, il importe de restituer la dimension historique et les fonctions socio-pratiques de son objet C'est à partir de ce déplacement fondamental que la conceptualisation de la modernité trouve pleinement son intérêt analytique. Or, le débat actuel sur le statut de la modernité a été engagé sur l'initiative des post-modernes. Une fois la brèche ouverte, ce fut la ruée : la modernité est devenue une thématique « incontournable » et, assurément, un enjeu des politiques de l'idéologie dans la crise. Elle est devenue surtout à quelques rares exceptions près, un prétexte pour ne pas penser les déterminations essentielles du monde modeme. Un faux-semblant pour oublier le capitalisme. C'est la raison de l'intérêt que nous avons porté sur les stratégies de définition du « modeme ». C'est là un problème de substance et non pas une question de labellisation sans conséquences : il y va de ce qui est abrité sous le terme. D'après sa conceptualisation faible, la notion de modernité remplit la fonction d'indice de pratiques permettant de cerner dans sa positivité l'expérience du changement social. La modernité est à la fois le lieu et le critère d'évaluation de ces pratiques. C'est à partir de cette fonction que le niveau directement théorique est ensuite abordé. Or, la rigueur de ces stratégies de dénomination est inversement proportionnelle à l'importance des fonctions idéologiques que le terme assume. En revanche, selon sa conceptualisation forte, la modernité est une dynamique d'action et de réflexion et une logique de représentation des individus qui détient sa propre historicité. Le terme indicatif et polémique est ici transformé en concept analytique. Toutefois, le concept de modernité est ingouvernable en l'absence d'une « surdétermination catégorielle » à même de lui assigner une fonction théorique précise. Selon notre thèse, il n'est de modernité que capitaliste. Dans l'économie de cette expression, c'est le deuxième terme qui détient le primat. Conceptualiser la modernité capitaliste signifie penser la stricte indissociabilité des deux termes, et corrélativement mettre en cause le clivage analytique qui procède comme s'il existait d'un côté la modernité et de l'autre le mode de production capitaliste. La modernité est à comprendre sur la base de la conceptualité du rapport capitaliste. Son principe d'intelligibilité fondamental

NOTE DE CONCLUSION

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est la soumission réelle du travail au capital dans tous ses aspects économiques, politiques, idéologiques. Ce point est décisif pour ne pas concevoir la modernité sur le mode de la causalité expressive, notamment comme la superstructure « culturelle » du mode de production capitaliste. En fait, elle n'est pas une entité sectorielle ou une territorialité pratico-discursive. Ni d'ailleurs, selon une approche strictement idéaliste qui en fait l'idéal régulateur d'une unification téléologique du sens, la forme dérivée d'une représentation critique (« projet modeme », « idée démocratique ») qui imprégnerait progressivement le mouvement global de la société. Néanmoins, la « modernité » n'est pas selon notre usage un subterfuge pour nommer le capitalisme avec des mots plus « innocents », et en tout cas, moins chargés de « connotation politique ». « Modernité » et capitalisme ne sont pas des termes qui se situent au même niveau d'analyse. Des différences d'abstraction théorique persistent La modernité renvoie à un concept de portée moyenne permettant de saisir les métamorphoses de l'accumulation du capital dans ses manifestations historiques concrètes. Celles-ci sont liées aux changements des modalités de la mise au travail et de la reproduction de la force de travail, au déploiement spatial du rapport capitaliste, à la conception du temps historique et à sa cristallisation dans les rythmes productifs, au marquage étatique de la socialité dans ses multiples facettes, aux régimes de subjectivation, etc. En conséquence, la modernité capitaliste ne recouvre pas une région limitée mais traverse et entrecoupe l'ensemble de l'expérience historique du développement capitaliste. Éviter de penser la modernité capitaliste en termes d'une unité expressive revient à renoncer à l'idée selon laquelle le « modeme » (structure en soi et pour soi) se réaliserait en « modernité », c'est-à-dire en totalité enrichie par les résultats de son auto-développement concret. C'est la question du mode de construction de la modernité qui est ainsi posée. Nous avons utilisé à cette occasion le terme de procès de modernisation afin de définir le fonctionnement et le fractionnement de l'espace social ordonné par le rapport capitaliste dans la totalité de ses moments historiques. Ce concept renvoie à la conviction forte de Karl Marx selon laquelle le capital est stmcturellement conduit à bouleverser sans cesse les rapports de production et l'ensemble des formes sociales établies. Le procès de modernisation garantit le caractère transhistorique du mode de production capitaliste. La fin du procès de modernisation signifierait le pourrissement du capitalisme, ou au contraire, l'avènement de la post-« modernité capitaliste », à ne pas confondre avec la surmodemité du capitalisme post-modeme. C'est pour cela que nous parlons de modernisation post-modeme et non pas de post-modernisation. Sinon, théoriser à la fois le passage au troisième moment du capital (« capitalisme global de consommation ») et la fin de la modernisation (ne serait-ce que sous la forme d'un épuisement de l'industrialisation), c'est une option terminologique qui risque de créer plus de

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problèmes qu'elle n'est censée résoudre. Pourquoi, par exemple, la crise de l'industrialisme fordiste sonnerait-elle le glas de l'industrie tout court ? Pourquoi les stratégies post-fordistes connoteraient-elles l'« aprèsmodernisation » ? Leur relatif succès ne réside-t-il pas, précisément, dans le fait d'approfondir la division capitaliste du travail, d'instaurer des formes capitalistes plus « pures » ? Le point aveugle d'une telle approche est de conforter, en raison de son catastrophisme latent, les théories post-industrielles, et surtout, de sous-estimer les potentialités d'une affirmation autonome des forces du travail. En reprenant le schéma tripartite de Fredric Jameson, il nous semble approprié de distinguer entre modernisation séculaire, modernisation modeme et modernisation post-modeme. Les structures sociales et les principales formes idéologiques de cette dernière ont été au centre de notre développement. Historiquement, la modernisation post-modeme remonte au tournant des années 1960. Politiquement, elle inaugure la crise durable de la représentation qui caractérise les démocraties contemporaines. Analytiquement, elle est la voie qui conduit directement au capitalisme postmodeme. La topique de l'accumulation flexible renvoie à la structure sociale de la modernisation post-modeme tandis que la restructuration idéologique connote l'émergence ou la réaffirmation de certains référents centraux (le marché, l'entreprise, l'individualisme post-modeme) qui tiennent lieu de programme d'action à l'usage stratégique de la modernisation. L'analyse du capitalisme post-modeme, envisagée en tant que théorie du procès de modernisation à l'oeuvre et critique de la conceptualité post-modeme, a été menée avec le souci méthodologique de rendre visibles les nouvelles virtualités pour les luttes sociales des dominé(e)s. Enfin, nous avons insisté sur le fait que la modernité capitaliste n'est pas finissante. Le post-modeme est l'hyperréalisme du modeme, son apogée, son hypertrophie, et pour cela sa négation impossible. Nier ce qui est modeme revient, paradoxalement, à confirmer le trop-plein de la modernité capitaliste laquelle, devenant globale, disparaît en tant que singularité dans le « triomphe » planétaire de son universalisme. Si le progressisme technicoscientifique et instrumental est plus que jamais valable, la modernité capitaliste, atteignant son moment de globalisation, ne peut que recourir à la figure de la « fin » (donc à l'avènement du « post ») afin de préserver l'élan de sa fuite en avant. Elle se transmue alors en auto-négation, se bonifie dans la « condition post-modeme », se présente comme finitude du modeme et perspective d'une nouvelle ère. D est vrai qu'une nouvelle époque est inaugurée. De ce point de vue, le concept de capitalisme post-modeme permet de mieux appréhender l'inflexion systémique contemporaine. A cette précision près, que la constellation postmodeme du capital s'inscrit dans l'espace historique de la modernité en tant

NOTE DE CONCLUSION

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que moment distinct, avancé, plus « pur » que jamais. S'il en est ainsi, face au capitalisme post-modeme la reprise du projet d'émancipation sociale des dominé(e)s reste la tâche fondamentale de la période qui vient de s'ouvrir...

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