Le Blanc et le Noir chez Melville et Faulkner [Reprint 2019 ed.]
 9783110821673, 9789027979612

Table of contents :
Sommaire
INTRODUCTION
I. HERMAN MELVILLE
Benito Cereno
The Confidence-Man : His Masquerade et le problème noir
II. WILLIAM FAULKNER
Absalom, Absalom !
Go Down, Moses
INTRODUCTION
WAS
THE FIRE AND THE HEARTH
PANTALOON IN BLACK
THE OLD PEOPLE
THE BEAR
DELTA AUTUMN
GO DOWN, MOSES
LES NÉGATIONS ET LE PROBLÈME RACIAL DANS GO DOWN, MOSES
The Sound and the Fury

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LE BLANC ET LE NOIR CHEZ MELVILLE ET FAULKNER

A

W/odimierz Karol et

Celina

Le Blanc et le Noir chez Melville et Faulkner Ouvrage collectif sous la direction de VIOLA SACHS

MOUTON . PARIS . LA HAYE

Ouvrage publié avec le concours de l'Université de Paris VIII

© 1974, Mouton & Cie imprimé en France

Sommaire

I N T R O D U C T I O N , p a r VIOLA SACHS

PREMIÈRE PARTIE BENITO THE

CERENO

HERMAN MELVILLE

(Dominique Arnaud-Marçais)

CONFIDENCE-MAN

ABSALOM!

GO DOWN,

25

(Dominique Arnaud-Marçais)

DEUXIÈME PARTIE ABSALOM,

7

47

WILLIAM FAULKNER (Régine Robin)

67

MOSES

Introduction (Ann Talbot Roberts)

131

Was

135

(Elisabeth Brunei)

The Fire and the Hearth (Jean-Marc Suard avec la collaboration de Zeynab Hafez)

143

Pantaloon

157

in Black (Hélène Laurent)

The Old People (Catherine Gruffaz-Besingue avec la collaboration de Christine Le Du)

167

The Bear (Ann Roberts avec la collaboration de Daliah Singer)

182

Delta Autumn

199

(Annie Lacroix)

Go Down, Moses (Joëlle Laverdine) Les négations et le problème racial dans Go Down, (Marie-Hélène Mathiex)

211 Moses

THE SOUND AND THE FURY (Joëlle Caro-Radenez et Philippe Radenez)

230 277

INTRODUCTION

Le manichéisme puritain et l'histoire se sont alliés pour faire de l'opposition entre le Blanc et le Noir un des axes principaux des structures de l'imaginaire américain. Et pourtant, les nombreux travaux sur le Noir et le racisme, publiés aux Etats-Unis au cours de la dernière décennie, se caractérisent par le manque relatif d'études sur ce problème dans la littérature américaine. Il n'est pas sans signification que les premiers critiques à étudier ce problème furent des Noirs. En tout, jusqu'à présent, cinq livres importants ont été consacrés à ce sujet, dont deux seulement de la plume d'auteurs blancs, ce qui montre que les critiques américains éprouvent visiblement beaucoup de gêne à aborder un des problèmes les plus vitaux et pénibles de leur culture. Les ouvrages de John Nelson, The Negro Character in American Literaturel, et de Sterling Brown, The Negro in American Fiction2, réédités récemment datent d'avant la Seconde Guerre mondiale ; ils recensent et présentent un essai de classification des stéréotypes et personnages noirs. Images of the Negro in American Literature contient une collection d'essais réunis par Seymour L. Gross et John E. Hardy 3 . Le volume traite du Noir au niveau du thème et ne fait pas de distinction entre les écrivains blancs et noirs, distinction à notre avis fondamentale. L'étude de Nancy M. Tischler, Black Masks : Negro Characters in Modem Southern Fiction4, n'apporte aucune réévaluation du problème. L'ouvrage le plus récent, Black Portraiture in American Fiction, de Catherine Juanita Starke 5 , de qualité inégale, offre un intérêt particulier pour ce qui est de la classification et de l'étude des stéréotypes raciaux. A notre connaissance, aucune étude ne s'est proposé de dégager l'atti-

1. 2. 3. 4. 5.

Kansas, University of Kansas Press, 1926. Washington, Associates in Negro Folk Education, 1937. Chicago, University of Chicago Press, 1966. Philadelphia, Pennsylvania State University Press, 1969. New York, Basic Books, 1971.

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Le Blanc et le Noir

tude de l'écrivain blanc envers le Noir 6 telle qu'elle se révèle à tous lea niveaux du conscient et du subconscient 7 . Les causes de cet apparent manque d'intérêt de la part des critiques littéraires blancs américains me semblent être aussi bien d'ordre psychologique qu'idéologique. Pour le WASP (White Anglo Saxon Protestant), le Noir est intrinsèquement lié aux émotions et pensées les plus profondément refoulées par la culture puritaine 8 . Dégager l'attitude de l'écrivain blanc envers le Noir implique donc de la part du critique américain la capacité de se regarder soi-même. Il y a bien sûr aussi des raisons idéologiques qui expliquent cette indifférence pour une étude qui pourtant s'impose depuis longtemps. Elles s'insèrent dans toute une démarche qui a consisté soit à ignorer le problème, pourtant si présent dans la littérature américaine 9 , soit à propager certains stéréotypes contribuant à maintenir une minorité raciale dans un état d'inégal développement économique, culturel et social. Pendant de longues années des critiques ont fait preuve d'un aveuglement parfois déroutant dans l'analyse de certaines œuvres où l'attitude envers le Noir constitue clairement le problème clef ; des lectures poussées des textes sont passées constamment à côté du problème. Parfois, nous observons un essai de récupération de certaines œuvres, ce qui fut, par exemple, le cas pour Benito Cereno de Melville ou pour l'œuvre de Faulkner. En revanche, toute la machine de publicité est mise en route pour acclamer des livres profondément racistes quoique apparemment écrits 6. Cf. Seymour L. Gross, John Edward Hardy, op. cit., pour une bibliographie critique sur le Noir dans la littérature américaine ; ils ne font pourtant pas de distinction entre écrivain noir et le thème du Noir, traité aussi bien par l'écrivain blanc que noir. Notre livre était sous presse lorsque sortit l'important ouvrage de Daniel Aaron, The Unwritten War: American Writers and the Civil War, New York, Alfred A. Knopf, 1973, qui, quoiqu'il ne porte pas directement sur notre sujet, le cotoie de près et jette des nouvelles lumières sur le problème du rôle du Noir dans la littérature blanche américaine. Ainsi, d'après Aaron, il faudrait chercher dans le blocage psychologique causé par le problème racial, la raison pour laquelle la guerre de Sécession ne produisit aucune grande œuvre littéraire. 7. Deux livres importants ont cotoyé le problème : Harry Levin, dans The Power of Blackness, New York, 1958, se proposa d'étudier l'impact de la noirceur, et la dichotomie blanc-noir chez Edgar Allan Poe, Nathaniel Hawthorne et Herman Melville. Il passe pourtant à côté du problème, bien qu'il soit difficile de parler de l'impact de la noirceur et de la couleur noire sur l'imagination américaine sans se lancer à fond dans une étude des conséquences de la présence de l'esclave africain sur l'imagination américaine. Leslie Fielder, dans son grand livre Love and Death in the American Novel, New York, 1960, touche de très près le problème lorsqu'il discute l'attraction de l'homme blanc pour l'homme de couleur, mais malheureusement son interprétation sur l'homosexualité latente des écrivains américains fausse ses conclusions. Pour plus de détails, voir mon analyse de la relation du Blanc Ishmael avec Queequeg, symbolisant toutes les races non blanches dans The Myth of America : Essays in the Structures of Literary Imagination, La Haye, Mouton, 1973, p. 63-73. 8. Cf. Calvin C. Hernton, pour une étude sur « la sexualisation du racisme » : Sexe et racisme en Amérique, Paris, Stock, 1967 ; Joel Kovel, White racism : A Psychohistory, New York, 1970. Cf., aussi, Lillian Smith, Killers of the Dream, New York, 1963 (première publication 1949) pour un compte rendu personnel de la manière dont, dès l'âge le plus tendre, le tabou du corps devient lié au tabou du Noir dans une éducation sudiste ; aussi Eldridge Cleaver, « To all Black Women from all Black Men », in Soul on Ice, New York, Dell, 1968. 9. Cf. Louis D. Rubin, Jr., « The Negro in Southern Literature » dans A Bibliographical Guide to the Study of eSouthern Literature, 1969. Le premier livre à traiter de ce sujet remonte à la fin du XIX siècle : B.M. Drake, The Negro in Southern Literature since the War, Nashville, Presbyterian Publ., 1898.

Introduction

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de bonne foi, comme Band of Angels de Robert Penn Warren ou The Confessions of Nat Turner de William Styron 10 , livres qu'on s'est attaché à présenter comme des chefs-d'œuvre faisant pleinement justice au Noir et à sa dramatique condition. Pour pouvoir dégager pleinement la présence du Noir dans la littérature américaine, il faut pénétrer la couche symbolique des différentes œuvres. Nous nous trouvons ici en face d'un des traits les plus caractéristiques de cette littérature : son penchant pour le discours symbolique. Le symbolisme ne constitue pas, dans la littérature américaine, une école ou une mode plus ou moins passagère, mais une caractéristique profonde de l'imaginaire, tout au moins pour ce qui est de son expression sous forme littéraire 11. Ce symbolisme contraste avec le penchant de la peinture américaine pour le réalisme n . Il nous semble pourtant que, dans la mesure où la littérature est un art sémantique, les rapports entre symbolisme et réalisme acquièrent une complexité qui interdit d'opposer simplement ces deux termes. Ainsi une couche symbolique profonde peut s'accommoder parfaitement d'une enveloppe réaliste 13 ; ceci permet des lectures très différentes d'un même texte et explique en même temps les interprétations contradictoires de la critique 14. Les raisons de ce penchant pour le symbolisme s'expliquent par une conjonction de l'héritage culturel et de l'histoire des Etats-Unis, dont la colonisation se distingue par son caractère nettement idéologique 15 . Les puritains se considéraient les élus de Dieu, auxquels incombait la mission de fonder la nouvelle Chanaan ; ils se voyaient comme les acteurs de l'Ancien Testament, tous leurs actes avaient une signification sacrée. La traversée de l'océan répétait le passage des Hébreux à travers le désert ; chaque petit détail, chaque acte avait une signification 10. Voir la réaction violente des écrivains noirs dans William Styron's Nat Turner : Ten Black Writers Respond, Boston, John Henrik Clarke, 1968. 11. Cf. Charles Feidelson, Jr., Symbolism and American Literature, Chicago, University of Chicago Press, 1953. 12. Cf. Carl Baldwin, « le Penchant des peintres américains pour le réalisme », Connaissance des arts, 254, avr. 1973, p. 112-120. 13. Ceci s'avère vrai pour beaucoup d'oeuvres dites « réalistes » comme par exemple Grapes of Wrath, de John Steinbeck, ou In our Time, de Ernest Hemingway. Le chefd'œuvre de Herman Melville, Moby-Dick, constitue peut-être un des exemples les plus frappants. Derrière une profusion de détails techniques concernant la chasse à la baleine se cache une structure symbolique d'une grande richesse et complexité, ce qui a sans doute conduit les différents critiques à des lectures fort contradictoires de cet ouvrage. A un des niveaux symboliques, le livre se structure autour du mythe de l'Amérique, c'est-à-dire, de la confrontation de la civilisation créée aux Etats-Unis avec la vision d'un nouveau monde. Melville porte un jugement très sévère sur la réalité qui l'entoure. Voir mon article : « Le mythe de l'Amérique et Moby-Dick de Melville », Annales, 6, nov.-déc. 1970, p. 1547-1565 ; aussi le chapitre sur Moby-Dick dans The Myth of America, op. cit. 14. Des critiques comme V.L. Parrington (Main Currents in American Thought, New York, Harcourt Brace, 1927) ; V.L. Calverton ( T h e Liberation of American literature, New York, Scribner, 1932) ; Granville Hicks ( T h e Great Tradition : An Interpretation of American Literature since the Civil War, 1935), par le fait d'avoir sous-estimé pour des raisons idéologiques, le rôle du discours symbolique n'ont pas perçu la virulente critique sociale et idéologique cachée derrière ce discours symbolique. 15. Voir Vianna Moog, Bandeirantes et pioneiros, Porto Alegre, 1956, pour une étude comparative de la colonisation du Brésil et des Etats-Unis, d'où ressort toute la spécificité de la colonisation puritaine.

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Le Blanc et le Noir

allégorique, et la vie prenait une dimension sacrée ; ils recréaient le monde ab origine16. L'habitude de voir un sens transcendental dans tout objet ou action est restée profondément ancrée dans l'imaginaire américain, malgré le déclin du puritanisme, la diversification religieuse et ethnique. Les antinomies fondamentales de l'esprit puritain sont toujours vivantes : le monde de lumière et les forces des ténèbres, la « wilderness » et la civilisation, le dieu et le diable, le bien et le mal (renforcé par une certaine analogie entre « god » et « good »), le blanc et le noir, l'intellect (« mind » : le mot en anglais implique le contrôle, la maîtrise) et le corps, etc. Dans la culture puritaine et l'héritage qu'elle a légué au WASP, la « wilderness » et le corps, et par extension le cœur, la spontanéité et le sexe sont strictement liés à l'animalité ou plutôt à la bestialité, aux forces du mal qu'il faut à tout prix maîtriser. Le Noir, par ses origines africaines, est intrinsèquement lié à la jungle luxuriante, à la « wilderness » ; d'autre part, toute sa tradition culturelle l'oppose à celle du WASP ; libre des inhibitions résultant de l'éducation puritaine, il est bien plus spontané et naturel dans ses actions et ses expressions Tous ces éléments ne font que renforcer dans le contexte culturel de l'Amérique blanche les réactions déclenchées par la couleur de sa peau. Il devient ainsi la personnification de tout ce que le WASP essaye de refouler, tout ce qu'il rejette au niveau conscient. Pour le WASP, il incarne la bestialité et la bassesse morale de l'homme, la promiscuité qui a poussé Cham à commettre le péché charnel pour lequel tous ses descendants ont été punis 18 . La mission de l'homme blanc (« the white man's burden ») 19 est donc de le maintenir sous un joug constant. D'autre part, la présence physique du Noir, sa couleur, son comportement rappellent constamment au Blanc l'existence de tout ce qu'il voudrait réprimer au niveau conscient. Le Noir fonctionne ainsi comme l'alter-ego du Blanc ; et par conséquent, le Blanc se définit constamment par opposition au Noir, même lorsque le Noir est à peine présent ou tout simplement absent. Accepter le Noir sur un pied d'égalité implique la remise en question de toute une philosophie et idéologie, et en plus l'acceptation de la moitié de soi-même refoulée et condamnée. C'est ce qui a amené James Baldwin à écrire : « Les Blancs de ce pays auront à apprendre à s'accepter tels qu'ils sont, et à apprendre à aimer ce qu'ils voient. Quand ils auront acquis ceci — ce qui n'est pas pour 16. Voir Mircea Eliade, le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, 1969. 17. Cf. Lillian Smith, op. cit., p. 69-80. 18. Pour la genèse de la relation entre le péché de Cham et la noirceur de la peau, voir Winthrop D. Jordan, White over Black: American Attitudes toward the Negro, 1550-1812, Baltimore, Penguin Books Inc., 1969, p. 17-20. 19. L'expression « The White Man's Burden », dont l'origine remonte au poème de Rudyard Kipling (publié dans McLure's Magazine en février 1899) et qui en appelle aux Aryens pour prendre sur eux la dure charge morale de s'occuper des races foncées, exprime une des idées clefs des racistes américains. D'après eux, l'homme blanc n'exploite et n'humilie nullement le Noir; au contraire, il doit porter le lourd fardeau de l'éduquer moralement et de l'empêcher de sombrer dans le soi-disant infantilisme et la bestialité de sa nature.

Introduction

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demain et peut-être pour jamais — le problème noir cessera d'exister, parce qu'ils n'en auront plus besoin20 ». Les rapports entre les Blancs et les Noirs sont donc imbriqués dans le mythe de l'Amérique, de la création d'un Nouveau Monde fondé sur un idéal de justice humaine mais aussi sur le génocide des Peaux-Rouges, le rapt et l'esclavage impitoyable des Africains, et dans toute une structure culturelle où le Noir s'inscrit en négatif. Au-delà de la dimension sociale et économique du problème, il y a donc une dimension psycho-sociale très complexe et difficile à surmonter 21 . D'ailleurs les apologistes de l'esclavage hier, et les idéologues du racisme aujourd'hui se sont toujours fait fort d'exploiter les hantises profondément ancrées dans la psyché du WASP 22. Si notre raisonnement est juste, la perception du message des différents écrivains sur la nature et l'avenir des rapports entre Blancs et Noirs ne saurait se faire qu'à travers une lecture symbolique approfondie de leurs œuvres. C'est à partir de ces considérations que nous avons lancé à l'Université de Paris VIII en 1970 un programme de recherches portant sur l'attitude de l'écrivain blanc américain à l'égard du Noir 23 . Nous avons commencé par dépouiller quelques romans d'écrivains sudistes comme Thomas Dixon Jr. et Thomas Nelson Page, afin d'inventorier les stéréotypes les plus courants dans la littérature d'obédience raciste2*. Puis notre attention s'est portée vers les œuvres dont la lecture s'imposait au niveau symbolique. L'effort principal a été centré jusqu'à maintenant sur Melville et Faulkner, et le présent volume fait le point de la première phase de notre recherche. Nous avons également abordé Edgar Allan Poe, Walt Whitman, Mark Twain, Scott Fitzgerald, Robert 20. James Baldwin, « Down at the Cross », in The Fire Next Time, New York, Dial Press, 1963, p. 33. 21. Cf. en particulier: Gordon W. Allport, The Nature of Prejudice, Garden City, Doubleday, 1958, part, v, vi, VII ; David Brion Davis, The Problem of Slavery in Western Culture, Ithaca, Cornell University Press, 1966 ; Michel Fahre (ed.), Esclaves et planteurs, Paris, JuHiard, 1970 ; Stanley Feldstein (ed.), The Poisoned Tongue : A Documentary History of American Racism and Prejudice, New York, William Morrow, 1972 ; George M. Frederickson, The Black Image in the White Mind : The Debate on Afro-American Character and Destiny, 1817-1914, New York, Harper & Row, 1971 ; Marvin Harris, Patterns of Race in the Americans, New York, 1964 ; Wintrhop D. Jordan, op. cit. ; Joel Kovel, White Racism : a Psychohistory, op. cit. ; Louis Ruchames, Racial Thought in America, New York, Grosset & Dunlap, 1970 ; Gunnar Myrdal, An American Dilemma : The Negro Problem and American Democracy, New York, Harper & Row, 1944, vol. I, part. I et II ; David M. Reimers, White Protestantism and the Negro, New York, Oxford University Press, 1952 ; Barry N. Schwartz, Robert Disch, White Racism : Its History, Pathology and Practice, New York, Dell, 1970; William Stanton, The Leopard's Spots: Scientific Attitudes toward Race in America, 1815-1859, Chicago, University of Chicago Press, 1960 ; Frank Tannenbaum, Slave and Citizen, New York, 1947. 22. Cf. Lawrence J. Friedman : The White Savage : Racial Fantasies in the Postbellum South, Englewood-Cliffs, Prentice-Hall, 1970. 23. Ce projet fait partie d'un programme de recherches plus vaste en cours de réalisation à l'Université de Paris VIII portant d'une part sur l'ethnocentrisme et l'européocentrisme, d'autre part sur l'inégal développement. 24. Cf. Elisabeth Brunei, l'Image du Noir dans la littérature blanche du Sud des Etats-Unis après la guerre de Sécession, mémoire de maîtrise, Université de Paris VIII, 1972.

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Le Blanc et le Noir

Penn Warren, Erskine Caldwell et William Styron. A chaque fois nous nous sommes attachés à analyser les œuvres prises séparément en les considérant comme une totalité isolée et sans nous préoccuper de l'attitude du même écrivain face au problème noir, exprimée dans d'autres œuvres ou sous forme dénonciations politiques. En d'autres termes, nous cherchions à décoder le message contenu dans l'œuvre, en admettant qu'il puisse y avoir des changements dans l'attitude d'un même écrivain d'une œuvre à une autre ou en passant du discours apparent au discours symbolique. Pour ce faire, nous avons opté pour une analyse très minutieuse des textes à trois niveaux : celui des symboles et des images, et de leurs associations ; celui de l'écriture et, bien entendu, celui de la symbolique traduite par l'architecture de l'œuvre ; nous nous attachons toujours à mettre en évidence les rapports et les correspondances existant entre les trois niveaux, de façon à appréhender la structure de l'ouvrage dans sa globalité. Au risque de schématiser un peu, l'agencement entre les trois niveaux d'analyse se présente de la façon suivante : une première analyse symbolique du contenu des textes nous a mis sur un certain nombre de pistes qui ont été par la suite poursuivies au niveau de l'analyse des mots et même de l'écriture. Il va de soi que plusieurs de ces pistes ont été infirmées et d'autres ont surgi au cours de ce travail pour être par la suite vérifiées, en accord avec l'analyse de l'architecture globale de l'œuvre. Ce qu'il importe de souligner, c'est l'effet de feedback entre l'analyse des mots et de l'écriture et la lecture symbolique de l'œuvre étudiée. Des épisodes apparemment isolés et ne présentant pas un intérêt majeur nous sont apparus au contraire comme fondamentaux pour l'intellection du message symbolique. Une analyse partielle au niveau purement linguistique a permis de corroborer les conclusions auxquelles nous étions arrivés. Une telle lecture implique un recours fréquent à l'acquis de l'anthropologie culturelle ; nous nous sommes surtout largement inspirés des travaux de Mircea Eliade 25 . Cette étude s'inscrit donc dans le cadre d'une expérience pédagogique qui se propose de lier l'enseignement à la recherche, ou plus exactement de faire de l'enseignement de la recherche. L'ampleur de la tâche et le temps nécessaire pour les analyses évoquées ci-dessus imposaient la nécessité de faire de cette recherche une entreprise collective en y associant les étudiants de doctorat, de maîtrise et même de licence. Un séminaire de recherche a été donc créé à l'Université de Paris VIII, et le présent volume constitue un premier résultat de trois années de travail. Les différents textes qui suivent ont été respectivement signés par leurs principaux auteurs, mais je tiens à souligner l'apport et la respon-

25. En particulier : Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1949 ; le Mythe de l'éternel retour, Paris, Gallimard, 1949 ; Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952 ; Forgerons et alchimistes, Paris, Flammarion, 1956 ; Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957 ; Méphistophélès et I'androgyne, Paris, Gallimard, 1962 ; Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963 ; le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, 1965.

Introduction

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sabilité solidaire de l'équipe entière, étant donné l'importance que revêtent les discussions collectives dans ce genre de recherche *. Comme il a été déjà dit, le présent volume constitue un premier bilan d'une recherche en cours ; il ne saurait donc être question de tirer des conclusions définitives. Il semble quand même utile de faire brièvement le point des résultats auxquels nous avons abouti puis de poser certains problèmes qui demandent encore à être étudiés et de dégager quelques hypothèses de travail. Le volume ouvre avec deux études sur Melville portant sur la nouvelle Benito Cereno et le roman Confidence-Man. Les critiques ont émis les jugements les plus contradictoires sur Benito Cereno, nouvelle consacrée à la description d'une révolte d'esclaves sur un bateau espagnol ; nombreux furent ceux qui se sont accordés pour faire du leader Noir, Babo, l'incarnation du mal 26 . Notre analyse démontre que Melville juge impitoyablement les Etats-Unis pour avoir nié l'humanité du Noir et bâti le Nouveau Monde sur la souffrance de l'Africain ; il démasque le soi-disant Américain libéral de son époque, révèle comment prisonnier des stéréotypes raciaux celui-ci est incapable de voir l'être humain enfoui sous la noirceur de la peau et de percevoir la gravité du problème racial. Pour Melville, le nouvel Adam 27 de l'Amérique ne * Outre les signataires des textes, ont participé aux différentes phases de cette recherche : Patrice BEURET, Monique BRIARD, Evelyne et Philippe CODANT, Carol GLASS,

Roger JAKOUBOVITCH, Christian JOUTARD, H é l è n e N o ë l l e PINEAU, R é g i n e SILBERG.

JANVIER, Jocelyne LAMOUREUX,

Marie-

Je tiens à les remercier ici de leur enthousiasme, de leur patience et, surtout, de leur contribution. 26. De nombreux critiques ont interprété cette nouvelle comme une étude du mal ; ainsi, Ivor Winters, critique par ailleurs brillant et perspicace, écrit dans In Defence of Reason, New York, 1947, que « l'esclavage et les problèmes moraux qui en découlent ne constituent pas le sujet de cette nouvelle » ; pour lui, Melville a voulu montrer comment à travers une série d'actes et de négligences, « le mal fondamental d'un groupe d'hommes, mal gui normalement aurait dû être maintenu sous contrôle, a été libéré et a pu être déclenché et mis en action » (p. 221-222 ; mes italiques). De même, F.O. Matthiessen, American Renaissance, New York, Oxford University Press, 1948, voit dans Benito Cereno la personnification du bien et dans Babo celle du mal (p. 508) ; Charles Neider, dans la préface qu'il écrivit à Short Novels of the Masters, New York, 1948, trouve que Melville diminue par inadvertance la monstruosité des actes commis par les Noirs en transformant les atrocités commises par les Noirs dans des images poétiques du mal sous sa forme la plus pure ; Margaret Y. Jackson, « Melville's Use of a Real Slave Mutiny in Benito Cereno », CLA Journal, 1960, voit elle aussi des accents esclavagistes dans la nouvelle. John Howard Lawson, The Hidden Heritage, New York, 1950, considère cette nouvelle comme exprimant une attitude esclavagiste et écrite pour plaire au public ; Sydney Kaplan, après une analyse très intéressante sur l'attitude de Melville envers le Noir (« Herman Melville and the American National Sin » : Images of the Negro in American Literature), trouve que Benito Cereno et Confidence-Man révèlent un virement brusque et inexplicable des opinions de Melville. Son erreur de jugement est due au fait qu'il ne voit pas que la même image porte une signification symbolique différente suivant qu'elle exprime le point de vue de l'Américain libéral ou de l'auteur. Voir les critiques suivants qui ont clairement insisté sur l'importance du problème noir : Warren d'Azevedo, « Revolt on the San Dominick », Phylon, XVII, juin 1956 ; Joseph Schiffman, « Critical Problems in Melville's Benito Cereno », Modern Language Quarterly, XI, sept. 1950 ; Allen Guttmann, « The Enduring Innocence of Captain Amaso Delano », Boston University Studies in English, V, print. 1961 ; John Albert Bernstein, « Benito Cereno and the Spanish Inquisition », Nineteenth Century Fiction, Mar. 1962. 27. L'existence d'un nouvel Adam américain est strictement lié au mythe de l'Amérique en tant que nouvel Eden ; voir R.W.B. Lewis, The American Adam : Innocence, Tragedy and Tradition in the Nineteenth Century, Chicago, University of Chicago Press, 1955.

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Le Blanc et le Noir

vaut guère mieux que les habitants du vieux monde. Il montre que l'identité du Blanc se définit par rapport au Noir. L'esclavage mène à la violence et à une impasse sociale et psychologique qui paraît pour Melville sans issue. Confidence-Man, ouvrage dont l'importance n'est reconnue que depuis les années cinquante, a été accusé d'être presque un traité de racisme 28 . Notre analyse montre que, au contraire, il traduit à travers un discours complexe et une structure hermétique une des idées clefs de Melville : le Noir et le Blanc ne forment que deux faces d'une même réalité, d'une totalité : l'homme en son unité englobe toutes les dualités. Une étude sur le chef-d'œuvre de Melville, Moby-Dick, est en cours 29 . J'ai déjà montré ailleurs comment le problème racial apparaît intrinsèquement lié dans cet ouvrage au mythe de l'Amérique 30 . Notre recherche sur Moby-Dick semble indiquer que Melville remet en question toutes les valeurs sociales et culturelles attribuées aux couleurs blanche et noire dans l'Amérique blanche puritaine et que leur opposition constitue un des axes autour duquel se structure, à tous les niveaux, le livre. Ainsi l'analyse révèle que le blanc revêt des significations différentes suivant qu'il se trouve dans une position extérieure, associé à des images ascensionnelles, ou à l'intérieur. Lorsqu'il se trouve à l'intérieur, il signifie la totalité dynamique de toutes les couleurs, le principe même de la vie. En revanche, le blanc extérieur, qui est aussi le vide, sert à cacher, à étouffer la force primordiale de la vie symbolisée par la présence de nombreuses et diverses images phalliques. Ce blanc extérieur représente donc l'éloignement de la force vitale, le rejet de la vie même ; par sa stérilité, il mène à la destruction. Une lecture au niveau symbolique, et même à celui de l'écriture, permet de saisir la pensée de Melville, telle qu'elle est exprimée dans cet ouvrage. A l'origine l'homme formait une totalité ; aucune distinction n'existait entre les couleurs, entre l'intellect et le corps, le bien et le mal, le sauvage et le civilisé, les commandants et les commandés. Mais un jour la séparation se fit, indiquée d'ailleurs au niveau de l'écriture, entre la tête et le phallus, ce qui entraîna la répression et l'étouffement de la force vitale. La blancheur de la peau (donc un blanc extérieur) traduit la consommation de cette rupture. Des images et des symboles d'ordre mercantile indissolublement liés au monde blanc font alors leur apparition. La fameuse définition de l'homme blanc comme s'il n'était rien de plus qu'un Noir blanchi (« as though a white man were anything more dignified than a white washed negro ») s'avère plus riche en contenu qu'on ne pourrait le croire. 28. Cf. Sydney Kaplan, « Herman Melville and the American National Sin », op. cit. 29. Cf. The Myth of America, op. cit., p. 48-57. 30. Pour pouvoir dégager pleinement la signification du noir et du blanc dans Moby-Dick, il faut faire l'analyse de la structure symbolique de l'œuvre, tâche d'autant plus ardue que ce symbolisme très complexe opère à plusieurs niveaux. Ceci nous a amenés à former un autre groupe de recherche de dix personnes qui travaille parallèlement, à présent, sur cet ouvrage.

Introduction

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Pour retrouver son identité originelle, seule animée de souffle vital, l'homme blanc doit redécouvrir la moitié de sa nature qu'il a refoulée et son double, dont il s'est aliéné. Pour le faire, il lui faut percer la barrière constituée par la peau (« blanket ») noire ; il n'y aura plus alors de séparation entre le Blanc et le Noir, entre l'intellect et le sexe. Toutes les connotations négatives associées à la couleur noire dans l'esprit du WASP auront disparu. Toute cette dialectique fonctionne au niveau des symboles et de l'écriture par le jeu des doubles. L'homme total n'est ni blanc ni noir mais gris. C'est bien le cas du Manxman, décrit toujours en tonalités grises et explicitement opposé dans le texte au marin blanc, et dont le nom traduit au niveau de l'écriture (Man x man) le double qui se résoud dans l'unité. Ces quelques exemples permettent de montrer qu'une lecture de Moby-Dick au niveau symbolique conduit à la conclusion qu'il s'agit bien, encore une fois, d'une œuvre qui tourne malgré les apparences, autour du problème des rapports raciaux. La seconde partie du volume, consacrée à Faulkner, comporte essentiellement le dépouillement d'Absalom, Absalom ! et de Go Down, Moses. Nous avons cru utile d'ajouter un chapitre sur un aspect particulier de The Sound and the Fury, parce qu'il nous a semblé que la critique avait sous-estimé l'importance du problème noir dans ce livre. Les rapports entre le Blanc et le Noir constituent la clef pour comprendre la couche symbolique de Absalom, Absalom ! et de Go Down, Moses ; de plus, ils permettent de dégager l'unité profonde de Go Down, Moses. Nos analyses montrent que Faulkner rejetait la conception raciste de la supériorité de la race blanche fondée sur des arguments pseudobiologiques et sur toute une théorie de l'origine des races, d'après laquelle les grandes civilisations sont le fait de la race blanche, seule pure et la plus ancienne. Faulkner recrée un monde mythique où aucune distinction de race n'existe. Il se sert du symbole de l'androgyne pour projeter sa vision d'une société humaine idéale. D'autre part, la race primordiale est pour lui la race noire issue de l'aine équatoriale et chaude du monde. Cette idée est exprimée textuellement dans Absalom, Absalom ! et Go Down, Moses, et reprise à travers plusieurs images et symboles. Faulkner récupère donc et renverse les stéréotypes racistes courants. Le Blanc apparaît comme à peine sorti des temps barbares tandis que le Noir est présenté comme la race primordiale ; le Blanc se révèle infantile en face du Noir qui possède la sagesse. Le Blanc ne sait pas se contrôler ; il est bruyant, tandis que le Noir est maître de lui-même et silencieux ; le Blanc ne possède pas d'autre identité que celle que lui confèrent la propriété de la terre et le statut social qui en découle. Le Noir a une personnalité bien à lui. L'homme blanc contient tous les éléments de noirceur, l'homme noir de lumière et de vérité.

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Le racisme et l'esclavage sont pour Faulkner une conséquence directe du concept de propriété et surtout de la possession de la terre. Reniant le principe de l'exploitation collective de la terre, en introduisant en Amérique les valeurs corrompues du vieux monde, l'humanité perdit sa seconde chance. L'appropriation de la terre instaure une hiérarchie sociale et aboutit à l'appropriation de l'homme par l'homme. La propriété dénature l'homme ; la blancheur de la peau exprime cette aliénation. Les Noirs, qui ne se sont pas laissés corrompre par les valeurs du monde des Blancs, vivent dans un monde sacré qui forme un tout indivisible et harmonieux, régi par les valeurs du cœur : l'amour, la pitié, l'humilité, la patience, l'endurance. La fragmentation et les disharmonies caractérisent par contre le monde profane des Blancs : morcellement de la terre, opposition des races, hiérarchisation sociale, éclatement de la personnalité humaine. A chaque génération, l'homme blanc répudie à nouveau son frère noir ; il répète et perpétue ainsi le crime commis par ses aïeux envers les Noirs. Cet acte implique la répression de tout sentiment, du cœur, et instaure la primauté de la propriété et de l'argent. Même la femme blanche, dont le Sud se plaît à exalter la pureté et la spiritualité, a une valeur vénale : dans The Fire and the Hearth, l'auteur se réfère à elle comme un rien (« nothing »), terme d'autant plus frappant que le titre souligne le rôle symbolique de la femme (« hearth »-foyer), mais précisément de la femme noire, mère commune du Blanc et du Noir qui maintiendra vivantes les valeurs humaines fondamentales, celles-là mêmes que l'homme blanc américain a reniées et souillées. Par conséquent, le monde des Blancs devient dépourvu de signification : le froid, l'aridité, le manque de lumière, la sécheresse le caractérisent. Les Blancs, parce que leur monde est entièrement fondé sur des valeurs artificielles comme la propriété, les distinctions raciales, l'argent, sont voués à disparaître, tandis que les Noirs, détenteurs de la chaleur vitale, vont durer (« endure »). Comment Faulkner voit-il donc l'avenir des rapports entre Blancs et Noirs aux Etats-Unis ? Le Blanc, en réduisant les rapports humains à ceux de propriété et d'argent, a cessé d'être maître de son destin ; l'avenir du Sud et des Etats-Unis se trouve entre les mains des Noirs, détenteurs des valeurs primordiales. Aucun Blanc, pour pures que soient ses intentions, ne pourra faire sortir le Sud et les Etats-Unis de l'impasse dans laquelle ils se trouvent. La solution passe par un retour à l'unité primordiale, c'est-à-dire, par le mélange des deux races, jusqu'à ce que toute possibilité de distinction soit abolie : mais ceci ne pourra avoir lieu que lorsque le Blanc aura appris à accepter l'humanité du Noir. Ike McCaslin n'exprime pas la pensée de Faulkner lorsqu'il rejette la possibilité d'union entre un homme blanc et une femme noire à un avenir très lointain et incertain. Dans Delta Autumn Faulkner porte un jugement très sévère sur Isaac McCaslin, qui n'a pas su dépasser son héritage culturel de Blanc et devenir le Moïse des Noirs.

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Le message de Faulkner est transmis au lecteur à travers un langage symbolique, qui apparemment sert à des descriptions réalistes. En voici quelques exemples. Les noms propres jouent un rôle prépondérant dans les œuvres que nous avons étudiées ; ils traduisent d'un côté l'identité des personnages, et de l'autre les rapports entre les Blancs et les Noirs. Ainsi, dans The Sound and the Fury, le prénom donné à la naissance à Benjy est Maury, forme abrégée de Maurice qui évoque le Maure ; sa sœur Candace porte un nom qui fut celui d'une dynastie des reines éthiopiennes. Ces deux personnages blancs sont ainsi reliés au monde primordial des Noirs. L'analyse symbolique et sémantique du nom Sutpen (Absalom, Absalom !) suggère à son tour que le planteur blanc fonde son existence sur la souffrance des Noirs et que la noirceur morale fait partie de son être ; c'est son fils noir qui porte par contre le nom de Bon. Dans The Fire and the Hearth, le petit-fils noir du Blanc Lucius, se nomme Lucas. Lucas signifie « donnant de la lumière », tandis que Lucius veut dire « venant de la lumière », ce qui est conforme à la conception faulknérienne des rapports entre les deux races, à laquelle nous avons déjà fait allusion. Faulkner distingue aussi entre le nom qui dénote la position sociale et le nom acquis, mérité. Lorsque Ike McCaslin trahit le patrimoine que l'ours et son père spirituel, Sam Fathers, lui avaient légué, il perd le prénom mythique de Ike et reprend celui qui lui fut donné par la société : Isaac. Ce qui frappe dans le monde faulknérien, c'est l'existence de Blancs qui n'ont aucun nom. Les parties du corps jouent aussi un rôle important dans la symbolique faulknérienne. L'attention de l'auteur se porte surtout sur le visage, qui révèle le mur existant entre les deux races. Le visage du Noir est apparemment « impénétrable » pour le Blanc. Il ne saurait y avoir de communication avant que le Blanc ne se dépouille des valeurs artificielles relevant de l'ordre économique et social dénaturé qu'il a établi pour retrouver les valeurs primordiales. Ce n'est qu'alors que le Blanc apercevra l'homme derrière le stéréotype de « nigger » inventé par la civilisation blanche. Peu nombreux sont ceux qui y parviennent. C'est surtout le cas de l'idiot Benjy. Pour lui le concept de « nigger » n'existe pas et il n'emploie même pas le dialecte des nègres lorsqu'il rapporte les propos de la mammy noire, Dilsey ; puisqu'il est un idiot congénital, il n'a pas pu assimiler les préjugés raciaux. Faulkner n'offre pas d'habitude une description détaillée de tout le visage ; son attention se porte surtout sur les yeux qui révèlent ou bien la chaleur vitale, la lumière intérieure, l'immortalité spirituelle du personnage, ou bien le froid métallique et destructeur de sa nature. Quand Faulkner s'attarde sur la description du nez du Noir, ce n'est pas pour ressortir le stéréotype du nez plat — preuve, pour les racistes, de bestialité —, mais au contraire pour souligner l'importance des narines dans la communication, à travers le souffle, avec le sacré. Il en est de même pour le pied, qui apparaît si fréquemment, par son opposition à la tête, comme le symbole de l'animalité dans la des-

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cription des Noirs venant de la plume d'écrivains sudistes racistes. Faulkner met l'accent aussi bien sur la tête (la coiffe, les cheveux) du Noir que sur son pied nu ; le pied et l'empreinte qu'il laisse sur la terre symbolisent la relation du Noir avec le sacré. (Rappelons que c'est en suivant les empreintes du pied de l'ours que Ike pendant son initiation est arrivé au centre sacré de la « wilderness ».) Les Noirs laissent une trace de leur séjour sur la terre, tandis que les Blancs n'en laissent aucune. Les objets et détails de la vie quotidienne des Noirs indiquent leur fonction sociale, à un premier niveau et ont une signification symbolique, à un second. Ainsi, le tablier de Mollie dans The Fire and the Hearth indique sa condition de servante, mais il est aussi lié à la symbolique du ventre, et, par là, à la mère universelle ; le blanc immaculé de ce tablier fait allusion à la Vierge et renforce ainsi la signification symbolique de son nom Mollie, diminutif de Marie. Ces quelques exemples sont ici présentés comme illustration de notre méthode d'analyse. Nous voudrions encore signaler l'importance des couleurs et des jeux d'ombre et de lumière dans la détermination de l'espace sacré et profane chez Faulkner. Ainsi le monde mythique originel est décrit en couleur grise — première couleur à être perçue par le nouveau-né. Le gris signifie donc non seulement le mi-chemin entre noir et blanc et par conséquent la non-existence des distinctions raciales, mais surtout le monde dans son unité première. Le jeu de lumières et d'ombres renforce cette image d'équilibre. La figure du cercle, associée au monde des Noirs, souligne le caractère sacré de celui-ci et s'oppose au carré, symbole du monde créé par l'homme blanc. Une analyse de la signification symbolique des couleurs dans Go Down, Moses a permis de dégager leur rôle dans la description de l'espace sacré et de l'espace profane. Comme nous l'avons déjà dit, le gris domine dans le monde sacré. Le vert symbolise les valeurs primordiales éternelles. Le brun signifie l'humilité, et marque le lien organique avec la terre. Le rouge, couleur du sang, symbolise la force vitale. Le blanc et le noir ne figurent qu'à travers la négation. Le blanc et l'or sont extérieurs au monde sacré ; ils marquent l'instauration d'opposition entre races et d'une société hiérarchisée. L'or est associé avec le blanc et signifie le reniement des valeurs primordiales, et par là la destruction et la mort. Dans le monde profane régnent encore le jaune froid et métallique et le bleu associé à la mort. Ce couple négatif s'oppose au vert-rouge du monde sacré. Le bleu, couleur par excellence métaphysique, prend chez Faulkner comme d'ailleurs chez Melville et Fitzgerald 31 , une connotation négative : c'est la perversion du rêve américain et d'un idéal trop abstrait.

31. Voir Hélène Janvier, la Signification symbolique des couleurs et leur rôle dans « The Old People », « The Bear » et « Delta Autumn » de William Faulkner, mémoire de maîtrise, Université de Paris VIII, 1972.

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Le blanc et le noir — couleurs des races — sont présents dans le monde profane. Une lumière froide, métallique et dure y baigne, très différente de la lumière intérieure et créatrice du monde sacrfc. Il y a lieu ici de faire une digression méthodologique. Au départ, lorsqu'on aborde un texte, les pistes sont multiples, d'autant plus que tout langage symbolique est polyvalent, et la juxtaposition des analyses, forcément partielles, finit par montrer qu'elles ne sont pas toutes justes. La confrontation continuelle, le souci de se reporter toujours au texte considéré dans sa totalité et de procéder à des vérifications de concordance entre les interprétations obtenues aux différents niveaux de lecture apparaît donc comme une partie essentielle de notre démarche. Pour acquérir la valeur d'une démonstration, il faut non seulement que les interprétations symboliques retenues convergent mais qu'il n'y ait pas de symboles laissés en marge, étant bien entendu que le même symbole peut acquérir des significations distinctes dans divers contextes. L'analyse se doit d'être complète quel que soit l'effort que cela exige pour pouvoir aspirer à dégager la logique intérieure du discours symbolique. Il nous semble que les interprétations d'Absalom, Absalom !, Go Down, Moses et de The Sound and the Fury sont, de ce point de vue, rigoureuses. Les résultats auxquels nous sommes arrivés s'inscrivent ainsi en faux contre l'interprétation, courante encore, de la prétendue attitude paternaliste de Faulkner envers les Noirs 32 . Comme il a été déjà sou32. Maxwell Geismar fut un de ceux qui accusèrent Faulkner le plus violemment de racisme et paternalisme envers les Noirs. Il est pourtant curieux que des critiques par ailleurs aussi perspicaces que William Van O'Connor, The Tangled Fire of William Faulkner, Minneapolis, 1954 ; John Lewis Longley, Jr., A Study of Faulkner's Heroes, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1957; Cleanth Brooks, William Faulkner : The Yoknapatawpha Country, New Haven, Yale University Press, 1963 ; Olga Vickery, The Novels of William Faulkner, Louisiana State University Press, 1964 ; Michael Millgate, The Achievement of William Faulkner, New York, Random House, 1966, n'aient qu'effleuré le thème du Noir et n'aient même pas consacré un chapitre ou souschapitre à sa présence dans l'œuvre de Faulkner. Irving Howe, William Faulkner : A Critical Study, New York, Random House, 1951, pionnier, malheureusement peu écouté, dans la critique faulknérienne, consacre un chapitre de son livre au Noir chez Faulkner. Pour lui, le Noir incarne chez Faulkner surtout un souvenir et un regret d'une unité perdue. La critique faulknérienne ne suivit pas cette direction et se concentra surtout sur les problèmes de structure du roman et de l'analyse des personnages blancs, sans voir que souvent ils ne se définissent que par rapport au Noir. De même Irene C. Edmonds, « Faulkner and the Black Shadow » dans : Louis D. Rubin, Robert D. Jacobs (eds.), Southern Renascence: The Literature of Modem South, Baltimore, John Hopkins, 1953, signala que Faulkner détruit le mythe sexuel qui s'est créé autour du Noir. Robert Penn Warren, « The South, the Negro, and Time » : Robert Penn Warren (ed.), Faulkner : A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, montre que pour Faulkner le « nigger » est une création des Blancs. Irvin Seiden, « Faulkner's Ambiguous Negro », The Massachusetts Review, IV, été 1963, fait une étude intéressante sur Charles Bon et le mythe de miscégénation. Charles H. Nilon, Faulkner and the Negro : An analysis of Faulkner's Treatment of Negro Characters in his Novels and Short Stories, New York, Citadel Press, 1965, présente une analyse des personnages noirs chez Faulkner, et de la relation des Blancs envers eux. Cette étude a déjà le mérite de poser le problème ; sa méthode d'analyse purement thématique ne lui permet pas de dégager et de percevoir toute la complexité du problème. L'article très intéressant de Ward L. Miner, « The Southern White-Negro Problem through the Lens of Faulkner's Fiction », Journal of Human Relations, XIV, 1966, met en relief les attributs négatifs du Blanc, son incapacité à faire face au présent, son refus de voir l'humanité du Noir et l'oppose au Noir, qui maintient vivant les valeurs d'amour dans le Sud.

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ligné, notre propos était de dégager dans chaque cas le message de l'œuvre. Nous sommes parfaitement conscients que Faulkner, à maintes reprises, a pris des positions ambiguës et parfois contradictoires en parlant expressément du problème noir 33 . Cela nous conduit à poser un problème qui n'est pas de notre domaine — celui des rapports entre le conscient et le subconscient dans la créativité littéraire, et de l'autocensure imposée par les tabous sociaux — il nous semblerait que Faulkner n'a pas toujours eu le courage d'affronter explicitement l'opinion publique sudiste. La situation se présente de la façon inverse pour Mark Twain et Robert Penn Warren, qui tous deux, à des époques bien différentes, se sont engagés publiquement contre le racisme. L'analyse approfondie de leur œuvre de fiction montre pourtant qu'ils restent au niveau subconscient sous l'emprise des stéréotypes raciaux. Ainsi dans The Band of Angels, Amantha Starr se trouve déchirée entre l'éducation blanche qu'elle a reçue et sa nature noire : elle est prise d'horreur à la pensée que, vu sa condition d'esclave, on puisse abuser d'elle sexuellement, mais en même temps elle ne peut empêcher un frisson d'excitation et de plaisir anticipé. Les planteurs blancs, et même les négriers, sont décrits avec beaucoup de sympathie ; leur attitude envers les esclaves est finalement pleine d'humanité ; par contre, Rau-Rau, à qui un négrier sauva la vie en y perdant une jambe, devient le plus féroce et cruel des combattants noirs pendant la Reconstruction du Sud. De même, dans Puddn'head Wilson, Mark Twain essaye de démontrer que le concept de couleur est purement artificiel, et qu'on n'arrive pas à distinguer au niveau physique un Blanc d'un Blanc dit Noir par le sang qui coule dans ses veines. Pour prouver cette thèse, il fait échanger deux bébés dans leurs berceaux. Pourtant, l'analyse du langage révèle que les stéréotypes racistes couramment employés pour décrire le Noir se retrouvent dans sa description du personnage noir qui occupe ou plutôt, comme le dit Twain, « usurpe », la place du Blanc 34 . * * *

Au terme de cette introduction, nous voudrions formuler trois hypothèses de travail. La première a un caractère méthodologique. Il nous semble que l'analyse linguistique des textes dont ce volume ne comporte qu'un exemple partiel pourrait s'avérer très importante pour l'élucidation des problèmes que nous nous sommes posés. Elle implique, bien entendu, un effort qui dépasse de loin les possibilités de notre équipe. Moi-même, j'ai montré dans mon chapitre : « Absalom, Absalom ! » dans The Myth of America, op. cit., que le mythe de l'Amérique pour Faulkner est intrinsèquement lié au problème racial. 33. Pour une analyse des énonciations de Faulkner, cf. Charles D. Peavy, Go Slow Now : Faulkner and the Race Question, Eugene, University of Oregon, 1971. 34. Une analyse en cours sur Puddn'head Wilson a dégagé la fréquence de l'emploi des mots « devilish », « native », « viciousness », « coward », « liar », « steal », « indolent » dans la description de Tom, le Noir qui a pris la place du Blanc.

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Sur le plan du choix des textes, notre attention s'est portée, comme il a été déjà souligné, aux œuvres dont l'interprétation imposait une lecture au niveau symbolique. Reste à faire un dépouillement systématique des stéréotypes raciaux. Nous avons été frappés de voir comment un auteur comme Faulkner retournait ou récupérait systématiquement les stéréotypes courants de la littérature d'inspiration raciste. D'autre part, nous avons retrouvé ces stéréotypes exprimés d'une façon moins crue il est vrai, chez des auteurs comme Penn Warren ou William Styron 35 . Enfin, nous voudrions attirer l'attention du lecteur sur le fait que le Noir marque de sa présence les œuvres dont il est apparemment absent. Une analyse de The Great Gatsby de Francis Scott Fitzgerald 36 a montré que le Noir et le problème racial ne sont mentionnés que trois fois dans le texte. Pourtant la couleur blanche qui joue un rôle fondamental dans la structure de ce roman, se détermine par rapport à une couleur sousentendue, la noire. Lorsque Daisy parle de « our white girlhood », ce blanc se définit par opposition au monde des Noirs 37 : le mot blanc traduit ici tout un contexte social, culturel et psychologique. Le noir apparaît dans ce roman associé chaque fois à la violence, au renversement de l'ordre existant, à la mort traduisant ainsi clairement la phobie que l'auteur avait du Noir. De la même façon, l'absence persistante du personnage noir chez Nathaniel Hawthorne, écrivain contemporain de Melville, et dont les ouvrages parurent alors que les controverses sur le problème de l'esclavage et le problème racial battaient leur plein, ne doit nullement être pris comme un signe d'absence du problème des rapports Blancs/Noirs dans son œuvre. Une étude serrée de son œuvre s'impose de ce point de vue. Quelles sont les associations autres que celle, purement diabolique, qu'évoque son fameux « Black Man » ? 35. Dans The Confessions of Nat Turner, c'est Nat Turner qui est le narrateur. La fréquence du mot « black » employé pour qualifier les différentes parties du corps de ses compagnons révèle l'incapacité de William Styron de dépasser la barrière de couleur de la peau. Il est aussi curieux de retrouver dans la bouche de ce leader de la plus importante révolte des esclaves aux Etats-Unis, les stéréotypes racistes les plus virulents. Ainsi les Noirs sont présentés par Nat Turner comme des brutes, des sauvages, des cannibales, des fous et des pervertis sexuels. Ils se plaisent à vivre dans la saleté ; la connotation Noir-excréments revient souvent à travers le roman. Même lorsqu'ils sont apparemment dotés d'une grande intelligence, ils ne possèdent pas la capacité de faire usage de la connaissance qu'ils ont acquise. Leur cerveau est incapable d'assimiler cette connaissance ; il devient « bewildered » et « benighted ». La vision du Noir violant la femme blanche hante Styron ; le désir de posséder la jeune fille blanche du Sud (décrite par ce révolté noir d'après le schéma le plus classique de la littérature blanche raciste du Sud) constitue le moteur profond qui a poussé le Nat Turner de Styron à la révolte sanglante. Une étude comparative entre la confession de Nat Turner telle qu'elle nous est parvenue et les omissions et les changements introduits par Styron révèle clairement l'attitude raciste de l'auteur. 36. Cf. Anne Martin, la Signification symbolique des couleurs dans « The Great Gatsby », mémoire de maîtrise, Université de Paris VIII, 1972. Une analyse de The Diamond as Big as the Ritz, montre que Fitzgerald voyait que l'Amérique et le rêve du nouveau monde étaient intrinsèquement liés au Noir, et que ce dernier conduirait à la destruction de ce monde. 37. Cette phrase intraduisible est rendue par le traducteur français par « notre candide enfance ». Gatsby le Magnifique, traduction de Victor Liona, Paris, Bernard Grasset, 1968, p. 51.

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D'une façon générale, il est permis de croire que les rapports entre les Blancs et les Noirs hantent tous les écrivains américains, à des degrés, bien entendu, différents. C'est pourquoi une relecture de très nombreuses œuvres est nécessaire ; elle promet d'apporter une lumière nouvelle sur les structures fondamentales de l'imaginaire américain. Mai 1973 VIOLA S A C H S Université de Paris VIII

I HERMAN MELVILLE

Benito

Cereño

Œuvre écrite et publiée vers le milieu du xixe siècle (1856) par un homme que les problèmes de son temps ne laissaient pas indifférent, Benito Cereno reflète certaines préoccupations de ces années marquées par des révoltes d'esclaves et des troubles intérieurs. Inspirée d'une histoire vraie, la nouvelle est le récit d'une aventure vécue par le commandant d'un bateau américain, le capitaine Amasa Delano. Au cours de l'un de ses voyages celui-ci rencontre quelque part en Amérique du Sud un étrange bateau espagnol, le San Dominick. Ce bateau transporte des esclaves ; d'étranges choses se passent à son bord, le comportement de son commandant, Benito Cereno, en particulier surprend Delano ; toujours accompagné de son esclave Babo, il a d'étranges sautes d'humeurs. La nature confiante de Delano, son bon sens habituel lui font repousser ses soupçons. Pourtant lors du dénouement, la vérité éclate. Le San Dominick a été le théâtre d'une mutinerie violente et le pouvoir est en réalité entre les mains des Noirs dont Benito n'est que le jouet. L'ordre est finalement rétabli, et les Noirs responsables de la révolte sévèrement punis. Le problème du Noir est un des problèmes essentiels posés par la nouvelle. Le point de vue de l'auteur, qui se plaît à embrouiller les pistes, s'exprime très indirectement par des images ou des symboles ou encore parfois par l'intermédiaire d'un personnage. Nous parlerons tout d'abord du titre de la nouvelle, du décor de l'histoire en faisant ressortir les problèmes soulevés par les images et les symboles à ce niveau et en attirant l'attention du lecteur sur leur dimension ironique. Puis nous essaierons de dégager les éléments intéressants dans la description des bateaux et des personnages humains. De tout ceci ressortira alors une certaine image stéréotypée du Noir et souvent, par contraste, l'idée que Melville se fait des rapports entre Noirs et Blancs. Le sens de l'histoire se dégagera naturellement d'une analyse serrée du texte.

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Il est significatif que Melville ait choisi comme titre de sa nouvelle le nom du capitaine espagnol du San Dominick. Dans le manuscrit original dont Melville s'est inspiré, A Narrative of Voyages and Travels in the Northern and Southern Hemispheres, by Amasa Delano (1817), on trouve ce nom sous deux formes légèrement différentes : dans l'histoire, Bonito Sereno ; dans les documents légaux : Benito Cereno. Melville choisit la deuxième forme sans doute à cause de la différence de sens. En effet en espagnol « bonito » signifie joli, beau, alors que « benito » veut dire béni ou bénédictin, ce qui suggère tout un contexte religieux. Le mot « sereno » a plusieurs sens, tout d'abord celui de serein, paisible, heureux, sans nuage qui contraste paradoxalement avec la personnalité inquiète et le destin tragique de Benito Cereno. Mais il signifie aussi gardien, veilleur, gardien de nuit ; ici Sereno est le gardien des Noirs. Le troisième sens, moins connu, est celui de vaurien, fripon. Ici il semblerait que Melville ait voulu donner de son héros, tout du moins en apparence, une idée positive. Cependant les significations contradictoires de ce même mot lui confèrent une ambiguïté certaine et une dimension ironique qui se développeront au cours du récit. En revanche, Melville n'a apporté aucun changement, au nom du capitaine américain Amasa Delano, à travers qui, en principe nous voyons l'histoire. C'est peut-être de sa part une manière indirecte de montrer que cet être est imperméable au changement, qu'aucun des événements qui se déroulent devant lui ne l'atteint Le sens de l'histoire, les problèmes clés qui y seront posés, se trouvent dans les premières pages de la nouvelle. Une étude de la langue, des structures grammaticales et également une analyse serrée des images et des symboles des premiers paragraphes font prendre conscience de tout ce que contient Benito Cereno. Tout d'abord le choix de la date — 1799 : In the year 1799 Captain Amasa Delano ... lay at anchor ... in the harbour of Santa Maria (p. 255) 2.

Date volontairement changée puisque le manuscrit original datait de 1817, que les révoltes d'esclaves à bord de YAmistad et du Créole avaient eu lieu en 1839 et 1841. Les rebellions dans les plantations — spécialement celles menées par Gabriel en 1800 ou Nat Turner en 1831 — étaient présentes à l'esprit des lecteurs de Melville. 1799 prendrait alors une double valeur : symbolique et littéraire. 1799 porte le débat sur un plan plus abstrait et presque idéal, car la date évoque la lutte victorieuse des Noirs à Saint-Domingue, conduite par Toussaint Louverture. 1799 suggère également 1789, la révolution française et ses 1. Amasa est un nom d'origine hébraïque qui signifie : celui qui porte le fardeau. Amasa était le neveu du roi David et Absalom lui avait donné le commandement de son armée rebelle. 2. Selected Writings of Herman Melville, New York, Modem Library, 1952. Toutes les citations se rapportent à cette édition ; les numéros des pages seront indiqués entre parenthèses ; les italiques, à moins d'indications contraires, ne sont pas dans le texte.

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grands principes de liberté, égalité, fraternité. L'allusion implicite à la Déclaration des Droits de l'Homme a ici une valeur ironique puisque ce que nous allons voir ce sont des esclaves, des sous-hommes privés par d'autres êtres de ces droits humains inaliénables. Le capitaine Delano, dont on parle immédiatement après, est Américain. C'est un homme du Nouveau Monde, originaire de Duxbury, Massachusetts, c'est-à-dire d'un état traditionnellement libéral et qui vers 1856 était précisément le centre de l'activité abolitionniste. *

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Le premier paragraphe souligne déjà le caractère commercial et mercantile de l'expédition de Delano : Captain Amasa Delano ... commanding a large sealer and a general trader, lay at anchor with a valuable cargo in the harbor of Santa Maria — a small, desert uninhabited island toward the Southern extremity of the long coast of Chile. There he had touched for water (p. 255).

Il s'agit d'un phoquier (« sealer ») et non pas d'un baleinier (« whaler ») que l'on trouve habituellement chez Melville. Le mot « seal » évoque d'abord le phoque, animal amphibie appartenant aux deux éléments, terre et eau, essentiellement fuyant et insaisissable. Mais c'est aussi le sceau, signe de pouvoir et d'autorité, symbole de secret puisqu'il scelle, qu'il ferme un document. Dans la Bible, Dieu scelle ses instructions et marque les hommes de son sceau. L'accent est mis sur le côté matérialiste de l'entreprise. Opposées aux images d'argent, de commerce, se trouvent celles du port et de l'île considérée comme un lieu spirituel atteint après de longues pérégrinations. Santa Maria rappelle le nom de la caravelle à bord de laquelle Christophe Colomb partit à la découverte du Nouveau Monde et annonce la figure de proue cachée par la toile. L'évocation de ce nom dès le début a une signification ironique. Le grand navigateur avait découvert le Nouveau Monde. Delano, lui, son héritier spirituel, représentant du Nouveau Monde, va-t-il vraiment découvrir quelque chose ? Le bateau s'est arrêté là pour chercher de l'eau, symbole d'unité entre les hommes — ô combien ironique ici ! — puisque Noirs et Blancs sont divisés, opposés. Sans eau, la vie est impossible ; ses connotations de pureté, de fertilité contrastent avec l'île caractérisée comme « a small, desert, uninhabited island toward the Southern extremity of the long coast of Chile » (p. 255). Le nombre deux, traditionnellement signe de toutes les ambivalences, symbole du dualisme sur lequel repose tout effort, tout combat, tout antagonisme, apparaîtra tout au long de l'histoire : « On the second day, not long after dawn » (p. 255). Atufal, le géant noir, âme damnée de la révolte avec Babo, se présente enchaîné devant Don Benito, régulièrement « every two hours » (p. 277). La répétition de ce chiffre implique que le temps passe inéluctablement : « Presently the ship's bell sounded two o'clock » (p. 317) ; — after two days spent in refitting » (p. 332).

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Ce thème de l'ambivalence est repris par le moment du jour : « Not long after dawn » (p. 255). L'aube n'est plus la nuit, mais ce n'est pas encore le jour, la lumière ; elle contient tous les possibles, elle indique que rien n'est encore définitivement tranché ; il y a encore de l'espoir. Le thème de l'étranger, repris maintes fois dans la nouvelle et introduit dès la première page par les mots « a strange sail » (p. 255), souligne cette dualité. Les répétitions de ce terme : « This seemed to prove her a stranger, indeed, not only to the sealer, but the island (p. 256) — This is a strange craft ; a strange history, too and strange folks on board » (p. 299), font naître une certaine angoisse chez le lecteur, le préparent à des révélations inattendues ; il éprouve un malaise grandissant devant l'inconnu 3 . Le troisième paragraphe va véritablement situer la nouvelle en suggérant le décor, image des événements à venir. La couleur dominante : le gris, mélange du blanc et du noir, introduit en fait le problème clé de Benito Cereno. The morning was one peculiar to that coast. Everything, was mute and calm ; everything gray. The sea, though undulated into long roods of swells, seemed fixed, and was sleeked at the surface like waved lead that has cooled and set in the smelter's mold (p. 255).

La solution du problème racial du Noir et du Blanc, c'est le mélange des deux couleurs, c'est l'idée de l'alliage où ce n'est pas l'une ou l'autre couleur qui domine, mais où elles fusionnent pour créer quelque chose de nouveau 4 . Le mot « lead » reprend cette idée de l'alliage en introduisant une image de pesanteur ainsi qu'un jeu de mots avec « led » = conduit, mené. Qui mène, qui dirige, qui domine : le Blanc ou le Noir ? Appliqué souvent à la mer : « leaden-hued swells (p. 256257) — leaden calm (p. 256-257) — the leaden ocean seemed laid out and leaded up » (p. 298), ce terme traduit une pesanteur qui entrave tout mouvement, toute vie. Il semble donc que ce gris ne symbolise pas une union créatrice mais au contraire une rupture mortelle entre Blanc et Noir. L'absence de bruit et de tout mouvement est frappante : « Everything was mute and calm » (p. 255). Ces deux adjectifs, à rapprocher de l'île inhabitée du premier paragraphe, évoquent quelque chose que l'on a fait taire. Ce mutisme, d'un caractère effrayant et inhumain, « In an instant ail was eclipsed in sinister muteness and gloom » (p. 323), réapparaît dans toute la nouvelle. Le mot « muet » est appliqué à Babo, à Atufal ou à Benito Cereno, c'est-à-dire à des êtres que leur race ou, dans le cas de Benito Cereno, une situation particulière, ont contraint au silence. 3. Le terme « étranger » symbolise la situation de l'homme, Adam et Eve chassés du Paradis quittent leur patrie et dès lors possèdent le statut d'étrangers, d'émigrés. L'étranger peut être un messager de Dieu, mais aussi une dangereuse incarnation diabolique. Ceci s'applique évidemment au San Domirtick. 4. Certains autres alliages sont mentionnés dans la nouvelle : le cuivre, « coppered eyes » (p. 293), l'acier dont sont faits divers instruments guerriers.

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Les idées de combat, d'opposition, d'antagonisme, symbolisées par le nombre deux, se retrouvent également dans la tension créée par l'opposition inhérente de ces images négatives à d'autres apparemment ascensionnelles : « Flights of troubled gray fowl, flights of troubled gray vapors » (p. 290). Mais l'image des oiseaux est faussée 5 , au lieu de s'élancer vers le ciel, ces oiseaux effleurent les eaux d'un vol bas et capricieux « low and fitfully ». De plus, Melville ne parle pas de « birds » mais de « fowl », des oiseaux domestiqués, entravés, privés d'espace et de liberté — image des esclaves qui essaient de s'enfuir (« flights »). Le mot suggère immanquablement « foui ». Melville joue sur les mots puisque « foui » évoque le mal, la tromperie (« foul play »). La vue d'un marin espagnol occupé à goudronner l'estrope d'une grosse poulie : His hand black with continually thrusting it into the tar-pot held for him by a negro seemed not naturally allied to his face (p. 290),

amène Delano à la réflexion suivante : If indeed there be any wickedness on board this ship, thought Captain Delano, be sure that man there has fouled his hand in it, even as now he fouls it in the pitch (p. 290).

Delano ne semble pas voir au-delà des apparences ; pourtant cette scène est révélatrice de l'attitude de Melville. Blancs et Noirs sont unis ici dans une même besogne, besogne qui abolit les différences raciales ; la main du Blanc devient noire. Cependant cette union n'est qu'apparente. A travers la réflexion de Delano, l'auteur incrimine l'homme blanc. Le mot « foui » fait clairement allusion à l'esclavage, qualifié par les abolitionnistes de l'époque comme « this blot as foul as the crater of hell 6 ». Ce mal, c'est l'homme blanc qui en est le seul responsable ; cette idée sera reprise plus loin dans la nouvelle par la comparaison des Noirs à des « cawing crows escaped from the hand of the fowler » (p. 257). L'oiseleur (« fowler ») retient les oiseaux prisonniers, contre leur gré, il commet donc le mal (« foui »). Dans ces premières pages, l'issue du conflit entre images pesantes et images ascensionnelles est négative. The sky seemed a gray surtout. Flights of troubled g ray fowl, kith and kin with flights of troubled g ray vapors among which they were mixed, skimmed l o w and fitfully over the waters, as swallows over meadows before storms (p. 255).

Le ciel, symbole ascendant par excellence, partage ici la pesanteur de la mer. Comparé à un manteau il couvre, cache quelque chose et empêche la fuite des oiseaux ; leur couleur grise indique qu'il s'agit aussi bien des Blancs que des Noirs, tous sont également privés de liberté. Le mot « swallows » évoque l'hirondelle, messagère du printemps, du renouveau, 5. Les oiseaux symbolisent les états spirituels de l'être, ils essaient de s'élancer vers le haut ; de plus ils sont associés à la nuée qui précédait Dieu sur la montagne sainte. 6. Louis Ruchames, Racial Thought in America, vol. I, Mass. Univ. Press, 1969.

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de l'espoir, mais le mot anglais suggère également l'engloutissement ; le ciel, symbole de valeurs spirituelles de ce Nouveau Monde, de cette Terre Promise, serait donc complice dans tout ce drame. Images inquiétantes, renforcées par : « shadows present foreshadowing deeper shadows to come » (p. 255). La répétition du mot ombre (« shadow ») évoque un des problèmes clés de l'histoire : celui de la réalité et de la non-réalité. L'ombre n'a pas d'existence réelle, pourtant dans la pensée platonicienne, elle est la réalité même. Qu'est-ce que la nonréalité ? L'homme a bien peu de points de repère sûrs. Pour renforcer ce sentiment d'insécurité et insister sur le caractère subjectif et fugace de toutes nos impressions, Melville ne décrit les êtres et les choses qu'indirectement, en utilisant comparaisons, analogies. Ainsi le San Dominick « appeared like a whitewashed monastery » (p. 257) ; Don Benito : « like some hypocondriac abbot » (p. 263). L'auteur accumule les mots tels que : « seem », « appear », « like 7 ». Delano et le lecteur devront discerner le réel de l'irréel, le vrai du faux, dépasser les apparences pour aller vers l'essence des choses. Les deux bateaux reflètent le caractère de leurs capitaines, qui à leur tour représentent respectivement les valeurs de deux mondes, apparemment en opposition, le Vieux et le Nouveau Monde. Au bateau de Delano, Melville donne le nom de Bachelor's Delight au lieu du nom du manuscrit original, Perseverance. Dans le mot « delight » on peut voir un double symbolisme : l'idée de gaieté, de légèreté, d'insouciance et aussi l'idée de la lumière « light » opposée aux ténèbres. Le mot « bachelor » suggère une certaine disponibilité, l'innocence, mais aussi une incapacité à aimer, à souffrir, à vivre ; il évoque aussi la stérilité. Le Trial qui était le nom du bateau espagnol dans le manuscrit original devient le San Dominick. Dominique signifie : « qui appartient au Seigneur », ici fort ironique. Le nom suggère donc un contexte médiéval, une relation de vassal à seigneur ; il annonce les rapports entre Blancs et Noirs, entre Don Benito et Babo, De plus, saint Dominique, grand espagnol, fut un théologien intransigeant qui pourchassa les Albigeois, d'où la suggestion évidente de l'idée d'oppression. L'ordre qui régnait sur ce bateau opprimait les Noirs de même que l'Eglise catholique tolérait l'esclavage. Saint Dominique est également connu comme fondateur d'ordre, meneur d'hommes, frère prêcheur ; quelle ironie ! C'est d'ailleurs à un monastère que fait penser le bateau : The ship, when made signally visible on the verge of the leaden hued swells, with the shreds of fog here and there raggedly furring her, appeared like a whitewashed monastery after a thunderstorm seen, perched upon some dun cliff among the Pyrenees (p. 257).

L'image de l'orage (« thunderstorm ») indique qu'il vient de se passer quelque chose de violent. Remarquons en passant les notations de couleurs : gris, blanc, non pas tout à fait noir mais « sombre ». Ce 7. « Might », « may », répété 25 fois ; « seemed », 61 fois ; « looked », 2 fois ; « appearent », 26 fois ; « like, as though », 155 fois.

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monastère est peuplé de moines : « a ship load of monks » ; — « a throng of dark cowls » ; — « other dark moving figures were dimly descried as of Black Friars pacing the cloisters » (p. 257) — et Don Benito « moved slowly about like some hypocondriac abbot » (p. 263). Dans un contexte américain et protestant, ces images sont plutôt péjoratives. En effet, les protestants avaient présent à l'esprit la célèbre bulle du pape du début du xvie siècle défendant l'esclavage sous prétexte de conversion. Ils considéraient l'Eglise catholique romaine comme un organe d'oppression. Enfin, il y a un lien évident entre le nom du bateau et l'île de Saint-Domingue, donc ici encore un rappel de la révolte de Toussaint Louverture. Les Noirs, comparés à des moines, semblent en réalité avoir tourné en dérision îles valeurs chrétiennes que les Blancs avaient répudiées par leurs actes. Le San Dominick, associé successivement à une étrange demeure aux étranges habitants, avec un jeu de mots sur le double sens de « strange » (étrange, étranger), apparaît également à Delano comme un château fortifié avec ses « high bulwarks like ramparts » (p. 260). Pour Don Benito, c'est une prison comme il en fut une avant pour les Noirs, et effectivement le narrateur parle de Benito Cereno « shut up in these oaken walls ». Images défensives, parfois même inquiétantes ; si le bateau est ou se veut un refuge, c'est donc qu'il y a menace, péril, danger. Le San Dominick est-il un volcan endormi et alors « might not the San Dominick like a slumbering volcano suddenly let loose energies now hid ? » (p. 286). Le même mot qualifie également l'attitude bizarre de Don Benito : « This appearance of slumbering dominion » (p. 265). Plus inquiétantes encore, toutes les images liées à la corruption, à la pourriture, à la décadence ; en regardant le bateau, Delano pense à Lima, ville synonyme de corruption dans le vocabulaire de Melville ou encore à « a grand garden long running to waste » (p. 293), suggérant la décadence, la déchéance. Il emploie les mots déclin (« decline », « decay »), parle de terres vides (« empty grounds »). Ce jardin, le jardin de l'Eden après le péché, évoque par contraste, un état antérieur de pureté, de perfection à jamais passé. Un grand nombre d'images se rapportent à la mort, à la stérilité. Une malédiction divine semble peser sur le bateau. « Her keel seemed laid, her ribs put together and she launched from Ezekiel's Valley of Dry Bones » (p. 258). En effet, la phrase « her ribs ... put together » (p. 258) fait écho au livre d'Ezechiel 8 . 8. Holy Bible (King James), Ezechiel, ch. XXXVII, v. 1, 5, 7, 8, 10 : v. 1. The hand of the Lord was upon me, and carried me out in the spirit of the Lord, and set me down in the midst of the valley which was full of bones. v. 5. Thus saith the Lord God unto these bones ; behold I will cause breath to enter into you, and ye shall live. V. 7. So I prophesied as I was commanded ; and as I prophesied, there was a noise, and behold a shaking, and the bones came together, bone to his bone.

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Dans le chapitre d'Ezechiel auquel il est fait allusion, Dieu promettait la résurrection, il tenait sa promesse, réalisait ensuite l'unité entre la maison de Judah et la maison d'Israël et de plus concluait une alliance, un pacte avec elles 9 . Il ne se passera rien de tel sur le San Dominick. Les deux races, ne s'uniront pas, la promesse divine ne se réalisera pas. Au contraire Blancs et Noirs chercheront à s'exterminer mutuellement. Les images de mort abondent dès les premières pages : la cloche du San Dominick sonne l'heure « with a dreary grave yard toll » (p. 276) ; les algues collées à la coque du bateau ressemblent à des « mourning weeds » (p. 259) ; les mouvements de la coque font penser à un corbillard : « every hearse like roll of the hull » (p. 259). Le bateau est aussi un charnier puisque ses passagers sont comparés à des corbeaux, oiseaux souvent associés aux cadavres, à la mort ; Don Benito, que Delano considère comme un malade ou un fou, resserre son manteau : « mournfully enough as if it were a pall » (p. 352). Les « four grizzled negroes » (p. 261) accompagnent leur travail d'un chant monotone semblable à une marche funèbre ( « a funeral march ») ; leurs têtes sont comme des « black doddered willow tops » (p. 261). L'adjectif noir renforce l'image de tristesse et de mort évoquée par le saule pleureur. Par certains détails de la description du bateau, le narrateur nous prépare à mettre en doute ce que perçoit Delano ; il voit par exemple perché dans la mâture, « a white noddy, a strange fowl so called from its lethargic somnambulistic character » (p. 259). Par sa léthargie, cet oiseau (« fowl ») endormi, rappelle le Léthé, le fleuve des Enfers, de l'oubli éternel, de la mort. Sa couleur suggère l'aveuglement, le manque de perspicacité du Blanc en général, de Delano en particulier. De même, l'ambiguïté de la description du médaillon qui se trouve à la poupe du navire sème le doute et suscite l'inquiétude chez le lecteur ; il représente « a dark satyr in a mask holding his foot on the prostrate neck of a writhing figure likewise masked » (p. 259). Le masque cache la réalité ; visiblement, les deux personnages ne veulent pas se montrer à visage découvert, ils essayent de passer pour quelqu'un d'autre, tous deux sont des êtres hybrides ; lequel d'ailleurs, opprime-t-il l'autre ? La forme tordue « writhing figure », peut-être une forme humaine tordue par la souffrance ou un animal inquiétant : serpent, dragon, symbole du mal et des puissances démoniaques. Le satyre est noir — Melville n'utilise pas « black » mais « dark » ; il n'y a donc pas d'opposition de couleur v.

8. And when I beheld, lo, the sinews and the flesh came up upon them, and the skin covered them above ; but there was no breath in them, v. 10. So 1 prophesied as he commanded me, and the breath came into them, and they lived, and stood up upon their feet, an exceeding great army. 9. Holy Bible (King James), Ezechiel, ch. XXXVII, v. 26 : v. 26. Moreover I will make a covenant of peace with them ; it shall be an everlasting covenant with them : and I will place them, and multiply them, and will set my sanctuary in the midst of them for evermore.

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noir-blanc, mais plutôt une opposition entre la lumière et l'obscurité, le bien et le mal, puisqu'un des sens figurés de « dark » est précisément celui de mauvais — méchant. Ce satyre noir a le dessus, ce qui correspond à la situation réelle — que Delano ne connaît pas — puisque les révoltés noirs ont pris le pouvoir à bord. La scène symbolique du médaillon réapparaît à la fin du récit ; les rôles sont inversés puisque le capitaine blanc Delano écrase le Noir Babo : « Delano's right foot ground the prostrate negro ... Babo was snakishly writhing up from the boat's bottom » (p. 327). Babo est assimilé à un serpent vaincu mais continue cependant à se battre. Ce bateau a-t-il une figure de proue ? là aussi incertitude, Delano n'est pas très sûr : « Whether the ship had a figure head or only a plain beak, was not quite certain » (p. 259). Le bec suggère un oiseau de proie, un rapace. Le San Dominick a quelque chose de cruel, de menaçant. De même que le satyre était masqué, une toile cache le semblant de figure de proue. Le candide Delano trouve des raisons ; peutêtre cette toile sert-elle à cacher décemment le mauvais état du bateau. Le nom du bateau écrit en « stately capitals once gilt » (p. 259) rappelle sa grandeur passée et sa déchéance actuelle : « each letter streakingly corroded with tricklings of copper spike rust » (p. 259). La devise du bateau est : Rudely painted or chalked as in a sailor freak, along the forward side of a sort of pedestal below the canvas was the sentence : « Seguid vuestro jefe » (p. 259).

Certains mots mettent en doute l'authenticité de cette devise ; la peinture (« paint ») renforce le thème du masque, les mots « chalked », « rudely », « sailor-freak » insistent sur son caractère grossier. Plus tard, nous apprendrons qu'elle a été écrite par Babo en espagnol, donc dans une langue d'emprunt, ce qui constitue pour lui un masque supplémentaire. Babo a pensé à lui-même : « Suivez-moi, écoutezmoi, hommes blancs, sinon vous subirez le sort de Don Aranda ». Babo lui aussi mourra, détruit par la justice des Blancs. Cette devise ne prend tout son sens que vers la fin du récit quand : the fag-end, lashing out, whipped away the canvas shroud about the beak, suddenly revealing, as the bleached hull swung round towards the open ocean, death for the figurehead, in a human skeleton ; chalky comment on the chalked words below, « Follow your leader » (p. 328).

La couleur blanche et la mort sont évidemment liées. Ce squelette humain avait en fait remplacé la figure de proue initiale, « the ship's proper figure-head » (p. 339), qui n'était autre que « the image of Cristobal Colon the discoverer of the New World » (p. 339). On retrouve le thème du masque, le narrateur ne dit pas qu'il s'agit de Cristobal Colon mais de son imageI0. L'orthographe et la forme du nom du navigateur sont données en espagnol, peut-être pour rester plus 10. Le détail sur Colomb a été ajouté par Melville ; il ne figure pas sur les documents du procès sur lesquels Melville a basé la seconde partie de sa nouvelle.

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fidèle à la devise, elle aussi en espagnol, mais aussi pour souligner l'idée de colonisation. La description du bateau se clôt par une phrase qui renvoie au problème de la réalité et de l'apparence : The ship [seemed] unreal : these strange costumes, gestures and faces but a shadowy tableau just emerged from the deep, which directly must receive back what it gave (p. 260).

Ce bateau irréel révèle pourtant à un lecteur attentif la réalité cachée derrière une série de masques : la brume, le ciel comparé à un manteau, le masque des personnages du médaillon. Quelle réalité cache la façade de ce monastère « blanchi à la chaux », de ce monde en réduction ? Les termes qui décrivent les premiers personnages que Delano voit sur le San Dominick sont révélateurs. Il y a tout d'abord « the four oakum-pickers, the six hatchet polishers » (p. 261). Le nombre six symbolise la révolte, l'affrontement 11 ; le quatre est symbole de la totalité, il est le signe du solide, du tangible ; les quatre cavaliers de l'Apocalypse sont porteurs de quatre fléaux. La somme des deux nombres, dix, symbolise la totalité, « that first comprehensive glance which took those ten figures » (p. 261), qui exprime l'alternance ou plutôt la coexistence de la vie et de la mort. On peut y voir aussi — en négatif — l'idée de la loi et de la justice divines puisque Dieu avait donné aux Hébreux les Dix Commandements. « Figure », remarquons-le, signifie à la fois chiffre, mais aussi image, forme. Les « four grizzled Negroes couched sphinx-like » (p. 261) évoquent le sphinx, monstre hybride, mi humain, mi animal, résultant d'un règne perverti ; il serait ici l'image d'un monde corrompu où règne l'esclavage. Il dévorait ceux qui n'avaient pu trouver la réponse à l'énigme, ici le problème des relations entre Noirs et Blancs. Ceux qui n'auront pas résolu ce problème — qu'ils soient Blancs ou Noirs — seront détruits : c'est en fait ce qui arrive aux protagonistes de l'histoire. Les polisseurs de haches (« hatchet-polishers ») évoquent le côté primitif, barbare, sauvage du Noir, sur lequel on insistait traditionnellement ; ils font surgir des images d'agressivité, de menace : The six hatchet-polishers neither spoke to others, nor breathed a whisper among themselves, but sat intent upon their task, except at intervals, when, with the peculiar love in negroes of uniting industry with pastime, two and two they sideways clashed their hatchets together, like cymbals, with a barbarous din. AH six, unlike the generality, had the raw aspect of unsophisticated Africans (p. 261).

Texte plein d'ambiguïtés, car la hache, symbole de défense et de conquête, instrument de justice, devient aussi celui d'oppression, symbole de guerre et de destruction ; elle traduit aussi la colère, colère des Noirs contre un ordre injuste. Le capitaine du bateau espagnol, Benito Cereno, semble malade, invalide, dérangé mentalement et physiquement : « This distempered 11. Dans l'Apocalypse, le nombre six symbolise l'opposition de la créature au Créateur, de Satan à Dieu.

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spirit was lodged in as distempered a frame » (p. 263). Melville parle de sa « saturnine mood of ill health » (p. 263), ce qui suggère Saturne et les célèbres Saturnalia jour où l'ordre habituel était renversé, où les maîtres devenaient esclaves, et les esclaves maîtres, chose qui s'est en fait produite sur le San Dominick, sans que Delano s'en doute. Le capitaine est « spiritless » (p. 263) ; à nouveau un adjectif privatif, qui indique par son étymologie (latin : spiritus = souffle) que Benito est dépourvu du souffle même de vie. Un autre incident assez frappant dans cette présentation ne peut qu'inquiéter le lecteur, tout en lui donnant cependant des éléments pour débrouiller le récit. Atufal, le grand Noir, doit se présenter toutes les deux heures devant Don Benito portant un collier de fer fermé par un cadenas, mais c'est Don Benito qui en possède la clé. « The slave there carries the padlock, the master here carries the key (p. 278), dit Babo. Idée renforcée par la réflexion du capitaine américain : « So, Don Benito — padlock and key — significant symbols truly » (p. 278). La clé du cadenas, c'est-à-dire au niveau symbolique, la solution du problème des rapports entre Noirs et Blancs, se trouve entre les mains du Blanc, mais celui-ci n'en fait rien ; il ne sait rien, ou ne veut pas s'en servir. L'épisode du nœud gordien que le marin espagnol lance à Delano pour qu'il le défasse, reprend cette idée. La scène tout entière est centrée autour de ce nœud. Le mot est présent vingt-deux fois ; « knot » suggère « not » au niveau phonétique, c'est-à-dire une issue négative. Les réflexions de Delano sur ce nœud si compliqué en révèlent le sens symbolique : « For intricacy, such a knot he had never seen in an American ship, nor indeed any other » (p. 296). Le problème auquel il est fait allusion est bien un problème américain, mais aussi humain en général. Le marin ainsi occupé à faire ce nœud, ressemble à un pélican, tant il est vieux et ridé ; il représente donc une certaine expérience. Il est aussi comparé à un prêtre égyptien. Les Ammonites auxquels il est fait allusion, rappellent le passage d'Ezechiel sur la vallée des ossements. Tribu hérétique, ils avaient appelé sur eux la colère divine. Le vieux marin s'attend à ce que quelqu'un défasse ce nœud, et il demande à Delano de le trancher : « Undo it, cut it, quick » (p. 296). La seule solution aux problèmes des rapports entre les deux races, noire et blanche, doit être immédiate et brutale. Hélas Delano est incapable de voir le problème ! « For a moment, knot in hand and knot in head, Captain Delano stood mute » (p. 297). Il y a un double blocage, affectif et intellectuel qui l'empêche d'agir ; il reste là, impuissant. Ce qu'il fait effectivement est de donner ce nœud à un vieux Noir qui le lui demande, sous prétexte que : « Of course the stranger would not care to be troubled with it » (p. 297). Delano, sans réfléchir, lui tend ce nœud : « Unconsciously the knot was handed to him » (p. 297). Remarquons en passant la forme passive, Delano ne décide pas de donner le nœud, il se laisse manipuler. Le Noir [received it] with a sort of congé and turning his back ferreted into it like a detective customhouse officer after smuggled laces. Soon, with some African word, equivalent to pshaw, he tossed the knot overboard (p. 297).

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L'Africain fait un semblant d'effort, mais renonce finalement à résoudre le problème. Delano a vaguement perçu le problème et le reste songeur : All this is very queer now, thought Captain Delano, with a qualmish sort of emotion ; but, as one feeling incipient sea-sickness, he strove, by ignoring the symptoms, to get rid of the malady (p. 297).

Ces relations entre Blancs et Noirs sont mauvaises, pourries, compliquées à l'extrême. Aucune solution n'est envisagée. Les différents noms que portent le nœud révèlent la vue pessimiste de l'auteur sur la complexité du problème : The knot seemed a combination of double-bowline knot, treble crown knot, back-handed well knot, knot in and out knot and jamming knot (p. 296).

Certains noms sont des allusions à peine voilées à la situation raciale, à l'attitude des Blancs envers les Noirs. Par exemple « back-handed well knot » joue sur le sens de « back-handed » : ce qui a été bien rendu, payer avec la même monnaie. Les Noirs rendront aux Blancs la monnaie de leur pièce, si bien qu'il n'y aura pas de solution au problème qui restera à jamais sans issue (« jamming knot »). *

*

*

La suite du récit s'attache à montrer en action tous les personnages noirs. Le problème du point de vue devient à cet égard capital. L'histoire est en principe vue à travers les yeux de Delano, c'est-à-dire à travers un Américain moyen, originaire d'un état traditionnellement libéral et qui se considère comme quelqu'un d'humain, d'ouvert, dénué de préjugés. Il s'efforce de traiter Blancs et Noirs avec justice : il distribue l'eau with republican impartiality as to this republican element, which always seeks one level, serving the oldest white no better than the youngest black (p. 301).

Cependant, dans la présentation psychologique du début du récit, le narrateur indiquait avec une certaine ironie quelles étaient les limites de son personnage. En effet, Delano est a person of a singularly undistrustful good-nature, not liable, except on extraordinary and repeated incentives and hardly then to indulge in personal alarms, any way involving the imputation of malign evil in man (p. 256).

Les événements seront vus par Delano ; il y aura pourtant une histoire dans l'histoire, c'est-à-dire, à travers le récit que fait Delano, une analyse de l'Américain blanc, avec tous ses blocages et ses limitations. A travers lui, Melville fait la satire des principes de la démocratie américaine que Delano se targue de représenter. Le récit se déroule donc à deux niveaux : celui de Delano, inconscient ou peu perspicace, celui du narrateur qui connaît la réalité cachée derrière les apparences. Par exemple, Delano, qui sent juste, remarque que Don Benito « is painfully turning in the half embrace of his servant »

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(p. 269). Le choix de cet adverbe est surprenant puisque généralement une étreinte a pour but d'aider, de soutenir, de montrer une certaine affection. Ce n'est pas le cas ici ; ou encore dans l'image : « The black with one arm still encircled » (p. 269). Le cercle serre, étreint, empêche tout mouvement. Les réflexions de Delano devant l'attitude de Babo envers son maître, sont bien souvent à double sens. « faithful fellow ! ... Don Benito, I envy you such a friend ; slave I cannot call him » (p. 270). Inconsciemment Delano exprime la vérité ; dans la phrase qui suit ces réflexions, il y a aussi deux niveaux d'interprétation : As master and man stood before him, the black upholding the white ; Captain Delano could not but bethink him of the beauty of such relationship (p. 270).

Au premier groupe de mots qui exprime ce que pense Delano correspond le deuxième qui semble continuer ce qu'il pense mais qui en fait correspond à la pensée du narrateur. En effet, au mot « master » correspond « the black » ; au mot « man » correspond « the white ». Par la structure grammaticale, le narrateur révèle indirectement qu'en dépit des apparences, le véritable maître est Babo et Cereno son esclave. De même, à la suite de la scène où Babo, le Noir, blesse Don Benito, le Blanc, en le rasant, Delano s'écrie en voyant saigner la joue de Babo, basse vengeance de son maître d'après lui. Ah ! slavery breeds ugly passions in man (p. 266).

« Man » renvoie indifféremment à l'homme Noir ou l'homme Blanc ; Delano exprime donc à la fois sa propre opinion — assez simpliste — et celle de l'auteur, qui, plus clairvoyant, pense que les effets de l'esclavage sont désastreux tant pour les Noirs que pour les Blancs. Il ressort de l'analyse du texte que Delano possède du Noir une vue tout à fait stéréotypée, vision qui reflète celle de son milieu, de son époque, de son pays. Les Noirs sont considérés comme des marchandises, des animaux ou des enfants, c'est-à-dire comme quantité négligeable, inférieurs, êtres irresponsables. Parlant des esclaves embarqués à bord du San Dominick, Delano s'écrie : « Doubtless as little troublesome as crates and bales » (p. 266). Ou il parle de « valuable freight » (p. 257 ou de « living freight » (p. 266). L'ironie, c'est que ces opinions soient celles d'un homme qui se croit libéral, bon, humain, d'un homme qui n'hésite pas à avouer son penchant pour les Noirs, à dire que : « He took to Negroes not philanthropically, but genially, just as other men to Newfoundland dogs » (p. 307). Le mot « New-Found-Land » rappelle encore une fois que le Nouveau Monde a répudié son idéal de justice sociale. Implicitement, Delano voit dans les Noirs des inférieurs. Il les compare d'ailleurs à toutes sortes d'animaux : mammifères, oiseaux, poissons, animaux domestiques ou sauvages. Selon que ces images reflètent la pensée de Delano ou celle du narrateur, elles prennent un sens différent. Les jeunes femmes noires et leurs enfants évoquent pour Delano des biches et des faons, des « loving doves » (p. 299), des animaux qui

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symbolisent la douceur, la tendresse, l'innocence. Lors du dénouement, ces comparaisons prendront rétrospectivement une valeur très ironique. Pourtant, certaines images et symboles sont déjà ambivalents. Pour Delano les jeunes femmes noires, comparées à des « unsophisticated leopardesses » (p. 299), évoquent une sexualité primitive très attrayante. Pourtant le léopard incarne aussi la férocité, la cruauté ; nous verrons comment, lors de la mutinerie, ces mêmes femmes s'étaient montrées cruelles, belliqueuses, sanguinaires. De plus, le léopard rappelle la phrase biblique reprise par R.W. Gibbes dans le Charleston Medical Journal12 lors des controverses raciales et anthropologiques du xixe siècle : « Neither can the leopard change his spots nor the Ethiopan his skin ». L'opposition, la différence, entre Noirs et Blancs, apparaît ici sous forme d'allusion. Atufal apparaît comme le taureau sacré de la mythologie égyptienne. Il est un emblème sexuel, synonyme de force, de fécondité, de virilité. Dans la phrase : « As if a child should lead a bull of the Nile through its nose » (p. 299), « child » renvoie à Benito, « bull of the Nile » à Atufal. Benito, le Blanc est un enfant, alors que traditionnellement, c'est le Noir qui est assimilé à un enfant. Comment peut-il s'imaginer qu'il aura pouvoir et autorité sur les forces sacrées de la nature représentées par Atufal et symbolisées par le taureau ? La référence à l'Egypte introduit aussi un renversement de l'image stéréotypée du Noir considéré comme une brute animale, sans tradition, ni histoire. Les Noirs sont décrits comme « a social circle of bats sheltering in some friendly cave » (p. 303). Cette grotte accueillante serait donc le San Dominick, puisque le bateau est devenu pour eux un refuge contre l'injustice. Ils sont comparés à une chauve-souris, animal ambigu, à la fois oiseau et animal ; hybride, elle représente un être arrêté à une phase de son évolution ascendante. Le Noir serait donc pour Delano, un être arrêté sur la voie du développement. Le comportement de Babo fait penser à celui d'un chien de berger : By his side stood a black of small stature, in whose rude face, as occasionally, like a shepherd's dog, he mutely turned it up into the Spaniard's, sorrow and affection were equally blended (p. 261).

Le chien incarne la fidélité, le dévouement, mais il sert aussi de psychopompe ; Babo va escorter Don Benito jusqu'à sa destination finale. Le fait que Babo soit vu comme un chien de berger a également un caractère ambivalent. Aux yeux de Delano, Babo travaille pour son maître, lui obéissant comme un chien mais, pour le narrateur, il est le chien de berger, c'est-à-dire celui qui garde les brebis, qui les empêche de s'échapper. Lui, Babo, empêche les Blancs de s'enfuir, les force à obéir aux ordres donnés. L'image du chien ré-apparaît, également liée aux Blancs. La chaloupe du capitaine Delano : 12. Cf. William Stanton, The Leopard's Spots : Scientific Attitudes toward Race in America, 1815-1859, Chicago, University of Chicago Press, 1966, p. 143-144.

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Rover, by name, which, though now in strange seas, had often pressed the beach of Captain Delano's home, and, brought to its threshold for repairs, had familiarly lain there, as a Newfoundland dog (p. 297).

Le nom « Rover » dont l'origine étymologique remonte à « rob »-voler, est lié à Newfoundland, ce qui souligne la nature pirate et dévastatrice de ce Nouveau Monde. « Ha ! there's Rover ; good dog ; a white bone in her mouth. A pretty big bone though, seems to me » (p. 298). De nouveau la couleur blanche est liée à la mort ; la comparaison des vagues à un os rappelle la vallée des ossements du livre d'Ezechiel dont il avait été question mais alors à propos du San Dominick. Nous voyons donc qu'au-delà des apparences aucune réelle différence n'existe entre ces deux bateaux, représentant respectivement le Vieux et le Nouveau Monde. La comparaison des Blancs à des espadons et des Noirs à des poissons noirs, « submerged sword-fish rushing hither and thither through shoals of black-fish » (p. 332), introduit l'idée que les Blancs (« swordfish ») sont dangereux, agressifs, victorieux. Les espadons sont en effet des poissons cruels, dits sans cœur, alors que les poissons noirs sont inoffensifs. Les deux races deviennent alternativement bourreau et victime, oppresseur et opprimé. Les Noirs sont également comparés à des poissons pilotes : Whatever special orders were necessary, their delivery was delegated to his body-servant who in turn transferred them to their ultimate destination, through runners, alert Spanish boys or slave-boys, like pages or pilot-fish within easy call, continually hovering round Don Benito (p. 265).

Les poissons pilotes accompagnent habituellement les requins, connus pour leur férocité. Qui serait le requin ici ? Sinon Don Benito, puisque ces poissons « are continually hovering round him » (p. 265). Les Noirs rappellent aussi des loups : « the red tongues of the blacks lolling, wolf like, from their black mouths » (p. 332). Le loup, synonyme de sauvagerie, revêt deux aspects : l'un satanique, l'autre bénéfique. Parce qu'il voit la nuit, il est symbole de lumière et protecteur. Se pourrait-il que les Noirs, comme les loups, voient une clé à l'énigme, que la libération des Noirs, l'abolition de l'esclavage opérée à bord du San Dominick constituent le début d'une solution au problème des rapports entre les races ? La tête de Babo, « that hive of subtlety » (p. 353), évoque les abeilles, leur activité laborieuse, l'idée de rayon de miel aux mille alvéoles, c'est-à-dire, aux mille petits pièges que rappellent les mots : « Every inch of ground mined into honey combs under you 13 ». Dans cet immense bestiaire, on remarquera l'absence du singe, d'autant plus surprenante que depuis les XVe et xvi e siècles, le Noir est traditionnellement comparé à un singe et, souvent représenté sous des traits simiesques ; la sexualité débordante du singe en faisait l'emblème du Noir. Le nom Babo, par son analogie avec le mot « baboon » constitue la seule allusion possible ; relation teintée d'ironie d'ailleurs, puisque 13. On peut y voir aussi une allusion au miel, nourriture des dieux, nourriture spirituelle.

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l'histoire même nie la signification de ce mot. En effet, Babo s'avère être égal sinon supérieur au Blanc par son intelligence. Les attitudes, les mouvements, les réactions des Noirs sont perçus par Delano en termes généralement associés aux animaux ou encore purement physiologiques, ce qui insiste sur le caractère spécifiquement instinctif et physique qui leur est attribué. « Here Babo changing his previous grin of mere animal humor into an intelligent smile » (p. 283). Le bébé noir têtant sa mère est comparé à un petit animal : Delano's attention has been drawn to a slumbering negress ... lying with youthful limbs carelessly disposed under the lee of the bulwarks like a doe in the shade of a woodland rock. Sprawling at her lapped breasts, was her wide-awake fawn, stark naked, its black little body half lifted from the deck, crosswise with its dam's ; its like two paws, clambering upon her ; its mouth and nose ineffectually rooting to get at the mark ; and meantime giving a vexatious half-grunt, blending with the composed snore of the negress (p. 292).

Les réflexions de Delano prendront un sens ironique lors du dénouement ; pour l'instant, elles insistent sur le côté physique et instinctif des Noirs : « There's naked nature now ; pure tenderness and love » (p. 292). Choses, animaux, enfants, c'est ainsi que Delano considère les Noirs. Comme des enfants, ils sont dociles ou indociles, il parle de « the noisy indocility of the blacks in general » (p. 307), ce qui par contraste appelle l'idée reçue du bon Noir, obéissant, docile, soumis à l'homme blanc. Dans le rapport du jugement qui forme la seconde partie de la nouvelle, on nous dit que tous ces Noirs étaient dociles (« tractable », p. 335), c'est pourquoi ils ne portaient pas de chaînes. Etres irresponsables, paresseux, joueurs, ils ont besoin d'être sans cesse surveillés ; un contrôle sévère et constant (« check ») s'impose ; comme des enfants un rien les distrait et Delano dit que : « He was amused with an odd instance of the African love of bright colors and fine shows » (p. 307) — ou encore parle des « sight loving Africans » (p. 302). De tout ceci ressort une inconsciente conviction de supériorité de Delano. Les Noirs, êtres inférieurs d'après lui, possèdent the docility arising from the unaspiring contentment of a limited mind and that susceptibility of blind attachment sometimes inhering in indisputable inferiors (p. 306-307).

Inférieurs, ils le sont pour lui, physiquement, socialement, intellectuellement. Delano fait des commentaires sur la laideur de Babo comparée au physique du mulâtre Francesco montrant ainsi que son idéal de beauté se rattache aux critères blancs. Socialement, les Noirs occupent des situations subalternes en accord d'après Delano avec les lois naturelles et convenant à leur nature : There is something in the negro which, in a peculiar way, fits him for avocations about one's person. Most negroes are natural valets and hairdressers (p. 306).

Intellectuellement, Delano les trouve stupides ; il parle de leur intelligence limitée (« limited minds ») : « Facing about, he saw the whole

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file, like so many organ-grinders, still stupidly intent on their work, unmindful of everything beside » (p. 273). Cependant à un niveau purement instinctif et subconscient, Delano perçoit les choses et les êtres dans leur réalité ; à plusieurs reprises, il éprouve des pressentiments, des intuitions, des réactions de peur, de terreur qui le font douter de l'apparence des choses. Parlant des Blancs et des Noirs, tels qu'il les voit, Delano remarque à bord du San Dominick : « The former — the whites — seemed as docile as the latter the contrary » (p. 295). Mais aveuglé, bloqué par les idées reçues qu'il a des Noirs, il refuse de leur attribuer l'intelligence et la ruse suffisantes pour organiser un complot. Ses soupçons se portent sur Don Benito qu'il accuse d'avoir conspiré contre lui avec l'aide des Noirs : « He began to feel a ghostly dread of Don Benito (p. 285). — (Babo and Don Benito) had the air of conspirators » (p. 283-284). Pourtant il y aurait là, d'après les vues de Delano, quelque chose qui serait contre nature, anormal : Could then Don Benito be any way in complicity with the blacks ? But they were too stupid. Besides who ever heard of a white so far a renegade as to apostatize from his very species almost by leaguing in against it with negroes (p. 295).

L'idée que Benito aurait trahi sa race a quelque chose de blasphématoire. Le mot « species » implique que les Noirs appartiennent à une espèce différente, et rappelle toutes les controverses de l'époque sur l'origine de l'espèce humaine ; au niveau instinctif Delano perçoit vaguement les choses : He felt an apprehensive twitch in the calves of his legs (p. 273). — Under a new form, but more obscure than any previous one, the old suspicions recurred, but, in the absence of Don Benito with less panic than before (p. 289).

A cet égard, la scène où Babo rase son maître devant Delano avec un cérémonial exagéré, contient de nombreux éléments révélateurs. L'impression qu'elle fait sur Delano s'inscrit à un niveau subconscient ; il en perçoit la cruauté : Altogether the scene was somewhat peculiar at least to Captain Delano, nor, as he saw the two thus postured could he resist the vagary that in the black he saw a headsman and in the white a man at the block (p. 308).

Il voit même ici qui est la victime, qui est le bourreau, mais repousse cette interprétation qui irait à l'encontre d'idées reçues de la légende du bon Noir dévoué. Il revit des souvenirs anciens, et se laisse emporter par un sentimentalisme débordant : « All his old weakness for negroes returned » (p. 307). Cette scène est tout en contraste, contraste d'abord sur le plan des couleurs : [Don Benito]'s usual ghastliness was heightened by the lather, which lather, again was intensified in its hue by the contrasting sootiness of the negro's body (p. 308).

Le mot « ghastliness » insiste sur le côté maladif de Benito, « sootiness » souligne la négritude de Babo ressentie si fort par Delano. Contraste ensuite entre l'apparente gaieté de la scène, suggérée par les couleurs

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vives du drapeau d'Espagne et les images inquiétantes qui décrivent les réactions de Don Benito : Benito nervously shuddered — He faintly shuddered — He was so nervous (p. 308-309).

Les menaces perçues par Delano, sont exprimées à demi-mot par Babo « saying with a sort of half humorous sorrow : See, master — you shook so — here's Babo's first blood» (p. 310). La scène se passe quand « Miguel has gone to strike the half-hour afternoon » (p. 304). Michel rappelle le nom de l'archange vainqueur du dragon, des forces du mal. Il s'agit dans l'histoire d'un jeune homme blanc (« a messenger-boy, a white », p. 303). L'heure souligne la division, l'unité perdue, les deux races ennemies. Les deux personnages sont d'ailleurs considérés dans un rapport de force ; Babo, le Noir, représente le bourreau, le maître, le vainqueur : His next operation was with comb, scissors, and brush ; going round and round, smoothing a curl here, clipping an unruly whisker-hair there, giving a graceful sweep to the temple-lock, with other impromptu touches evincing the hand of a master ; while, like any resigned gentleman in barber's hands, Don Benito bore all, much less uneasily, at least, than he had done the razoring ; indeed, he sat so pale and rigid now, that the negro seemed a Nubian sculptor finishing off a white statue-head (p. 311).

Benito, le Blanc, est la création de Babo, le Noir. L'auteur s'exprime par Delano ; intuitivement, Delano comprend ce qui se passe, mais chaque fois son esprit rationnel, ses préjugés reprennent le dessus. Il se persuade que tout se passe dans son imagination : « Away with suspicion ! » (p. 281). *

*

La deuxième partie de l'histoire vise à une pseudo-objectivité. Il s'y opère un renversement total des clichés. L'image stéréotypée du Noir, telle que Delano la concevait prend un relief tout à fait particulier, une dimension très ironique. Les Noirs ne sont ni bêtes, ni dociles, ni puérils. En moins de trois heures, ils ont mis sur pied (« matured ») une organisation fantastique. Ils apparaissent comme la race la plus intelligente « the shrewder race (p. 295) », capable de dissimulation, de ruse. Les Noirs ne sont pas non plus des barbares sans passé, ni tradition. De nombreuses allusions à l'Egypte les replacent dans le contexte de la culture et de la religion égyptienne. Atufal est comparé au taureau sacré ou encore à un prêtre égyptien. Certaines parties du bateau évoquent des « Egyptian tombs » (p. 318). Ceci rappelle la controverse du xix* siècle sur la race des anciens égyptiens et en particulier les travaux de George Gliddon qui nia passionnellement que la civilisation développée dans la vallée du haut Nil fût celle de la race noire. Le Noir cesse d'être quelqu'un de primitif, pour devenir l'héritier d'une tradition prestigieuse. Ce renversement de clichés avait été soigneusement préparé par le narrateur dès le début de la nouvelle par l'usage de symboles ambivalents

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ou d'images surprenantes ; comme par exemple, celui de l'oiseau blanc « white noddy » perché dans la voilure du bateau. D'après la théorie newtonienne sur le spectre lumineux, le blanc représentait la somme de toutes les couleurs et le noir l'absence totale de couleur ; d'où le stéréotype pseudo-scientifique de la supériorité du Blanc et de l'infériorité du Noir. En associant le Blanc à un oiseau sans vie, sans intelligence, Melville renverse les clichés habituels, met en doute la valeur positive de la couleur blanche et fait du Blanc l'être inférieur. Ce renversement des stéréotypes s'accompagne de révélations inquiétantes sur les divers personnages. L'ordre ancien rétabli, le bateau remis à son capitaine, la justice s'occupe de Babo et de ses complices. Les Blancs semblent avoir gagné. Pourtant le lecteur ressent un certain malaise. Les marins blancs américains comparés à de redoutables espadons, font preuve d'une cruauté et d'une sauvagerie aussi grandes que celles des Noirs lors de la mutinerie. Ils ne délivrent le San Dominick que poussés par l'appât de l'or et de l'argent que Delano fait miroiter pour eux. Nul idéalisme, nul désir de justice ne les pousse à se lancer à la poursuite du San Dominick. Leur enthousiasme n'est suscité que par l'appât de la récompense : The more to encourage the sailors, they were told that the Spanish captain considered his ship good as lost ; that she and her cargo including some gold and silver were worth more than a thousand doubloons. Take her and no small part should be theirs. The sailors replied with a shout (p. 330).

Les Noirs ne doivent pas être tués mais pris vivants parce qu'ils représentent de l'argent : « But to kill or main the negroes was not the object. To take them with the ship was the object » (p. 331). La mort d'Atufal et du barreur, représentants de deux races ennemies que seule la mort rapproche, marque le début de la victoire des Américains. Privés de ses chefs, le San Dominick court à sa perte : With creaking masts, she came heavily to the wind, the prow slowly swinging into view of the boats, its skeleton gleaming in the horizontal moonlight, and casting a gigantic ribbed shadow upon the water. One extended arm of the ghost seemed beckoning the whites to avenge it : « Follow your leader » cried the mate (p. 331).

Delano, l'homme nouveau, de qui on pouvait tout attendre, n'a rien compris au drame qui vient de se dérouler. En parlant des événements passés, il s'écrie : The past is passed ; why moralize upon i t ? Forget it. See yon the bright sun has forgotten it all and the blue sea and the blue sky ; these have turned over new leaves (p. 252).

Son aveuglement est total. Benito Cereno, lui, est marqué à jamais ; si pour lui la mer, le ciel sont toujours aussi bleus, c'est que : « They have no memory ... because they are not human (p. 352), ce qui en fait implicitement met en doute l'humanité même de Delano qui ne voit pas le changement. Si Delano oublie tout si vite c'est que, semblable en cela à la mer et au ciel, il n'enregistre rien, il ne retient rien. Est-ce par excès de bonté ou par stupidité que Delano reste ainsi imperméable ? Melville laisse le lecteur libre de décider : « This may be left to the wise to

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determine » (p. 256). Volontairement ou non, il reste en dehors du problème. L'adieu des deux capitaines — l'Espagnol et l'Américain — qui se serrent la main « across the black's body » (p. 314) est significatif. Notons en passant l'image de la croix présentée dans le mot « across ». Ce geste, symbolique, montre que dans le mépris et l'ignorance qu'ils ont du Noir, l'Ancien et le Nouveau Monde ne diffèrent en rien et réalisent même une certaine unité en écrasant l'être exploité. Ainsi les deux capitaines dînent ensemble à bord du San Dominick servis par Babo et Francesco ; bien que très différents l'un de l'autre, Don Benito et Delano sont associés intimement puisqu'ils partagent un repas (valeur symbolique du pain partagé). Le narrateur les compare à un couple : « Host and guest sat down like a childless married couple at opposite ends of the table » (p. 314) ; Melville insiste sur le côté stérile de leur association. Ni l'un ni l'autre ne parvient à résoudre le problème des relations entre Noirs et Blancs, ni individuellement, ni ensemble. Privé de Babo, présenté au cours du récit, comme servant de béquille à Don Benito, « as a sort of crutch » (p. 325) ou encore « as a crutch » (p. 325) ou « supporting him » (p. 325). Don Benito meurt. Delano incapable de comprendre cet effondrement intérieur s'écrie : You are saved cried Captain Delano, more and more astonished and pained ; « you are saved : what has cast such a shadow upon you ? The negro (p. 352).

La concision de la réponse de Don Benito, contraste avec le reste du texte et l'enthousiasme délirant de Delano. Le mot « shadow » est un écho de la première page de la nouvelle où Melville annonçait une sombre histoire. Les pages finales reprennent des thèmes présents au cours de l'histoire : celui du mutisme, de l'absence de communication entre les êtres, entre les races, ainsi que le thème de la mort imminente : There was silence while the moody man sat, slowly and unconsciously gathering his mantle about him as if it were a pall. There was no more conversation that day (p. 352).

Il y a ici à nouveau un écho des premières pages, une inconsciente comparaison entre le San Dominick entouré de « vapors partly mantling the hull » (p. 256), et Don Benito serrant frileusement «his mantle about him » (p. 352), comme pour cacher quelque chose : son absence de substance, le fait qu'il est maintenant réduit à néant. De lui Melville écrit que : « The scabbard, artificially stiffened, was empty » (p. 352) ; il est un fourreau, vidé de son épée, symbole de force et de virilité. Don Benito refuse même de soutenir le regard de Babo ; en effet, ceci le forcerait à admettre son propre néant. Ainsi se termine le texte : Benito Cereno, borne on the bier, did, indeed follow his leader (p. 353).

Benito Cereno n'est plus qu'un homme. Melville n'utilise que son nom et non pas le titre nobiliaire Don Benito, de même que Don Aranda n'est plus appelé que Aranda ; Melville parle des « recovered bones of Aranda » (p. 353).

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Le texte s'achève sur le mot « leader ». Benito Cereno suit son chef jusque dans la mort, mais il subsiste une certaine ambiguïté ; au niveau de l'histoire, le chef de Benito est Aranda ; pourtant la dernière personne dont on parle est Babo. Babo et Benito sont liés à jamais. La lutte entre les deux races conduit en fait à l'extermination de l'une et de l'autre en la personne de leurs chefs respectifs. Cette lutte s'exprime par des images diverses. Elle est vue comme un jeu d'échecs avec ses pions noirs et blancs. Captain Delano's eye was curiously surveying the white faces, here and there sparsely mixed in with the blacks, like stray white pawns venturously involved in the ranks of the chess-men opposed (p. 290).

Le mot « stray » indique que les Blancs se sont égarés, fourvoyés et la phrase fait penser à la brebis égarée de l'Evangile « stray white sheep ». Le symbolisme du jeu se rattache à la stratégie guerrière ; l'enjeu de la bataille c'est la suprématie sur le monde. Ces relations hostiles s'expriment par des images de mort, de destruction ; dans la scène de massacre lors de la poursuite du San Dominick, la répétition des mots : — « kill », « murder » — suggèrent une atmosphère sans merci, d'horreur et de cruauté. Horreur que l'on retrouve dans la scène finale qui décrit la mort de Babo. Traîné jusqu'au gibet, il refuse de s'expliquer : « Seeing all was over he uttered no sound. His aspect seemed to say since I cannot do deeds, I will not speak words » (p. 352). Privé de pouvoir, il refuse de parler, d'être un homme de papier. Il rejoint la masse de son peuple, condamnée au mutisme par l'ordre établi par les Blancs et qui ne s'exprime jamais directement. Dans le texte, celui qui a été « the helm and keel of the revolt » (p. 352), quitte le monde des hommes en silence. De Babo, Melville écrit : As for the black — whose brain not body had schemed and led the revolt with the plot — his slight frame, inadequate to that which it held, had at once yielded to the superior muscular strength of his captor (p. 352).

Il y a ici une opposition très marquée entre « brain and body », c'est l'esprit, le cerveau qui importent ; ceci détruit à nouveau l'idée stéréotypée du Noir qui ne possède que la force physique. Seul, périt le corps de Babo : « The body was burned to ashes » (p. 353). Ce qui rappelle les mots appliqués au San Dominick au début du récit : Overhanging all was the balustrade, which, partly stained with pitch and partly embossed with moss, seemed the charred ruin of some summer-house (p. 293).

On trouve aussi le mot « charcoal ». Ces mots évoquent la combustion. On peut voir un lien entre la mort de Babo et les mots « soot-sootiness » souvent liés à Babo, qui insistent sur sa négritude, sa couleur : « the contrasting sootiness of the negro's body » (p. 308). Les Noirs se ruant à l'assaut du bateau sont comparés « impended in one sooty avalanche » (p. 327). La suie est le résidu ultime de la combustion. L'opposition entre le corps périssable et l'esprit éternellement vivant se continue : The body was burned to ashes ; but for many days, the head that hive of subtlety, fixed on a pole in the Plaza, met, unabashed the gaze of the whites (p. 353).

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L'esprit de révolte ne meurt pas ; Babo est sûr de son droit, sûr de lui (« unabashed »). Le châtiment n'a atteint que son corps ; Babo reste comme la conscience vivante, reproche éternel pour les oppresseurs de la race noire. Les Blancs d'ailleurs sont-ils les vainqueurs ? Le narrateur ne parle guère que de « their superior muscular strength » (p. 352) ; il y a là la critique évidente d'un ordre fondé sur la force brute, et à nouveau un renversement des stéréotypes raciaux. C'est donc une vision bien pessimiste des relations entre les races que présente Melville. Il n'y a ici ni vainqueur, ni vaincu. Existe-t-il vraiment une solution au problème ? des facteurs d'unité entre les races ? Melville ne donne aucune réponse. DOMINIQUE

ARNAUD-MARÇAIS

The Confidence-Man : His Masquerade

et le problème noir

Le problème du Noir n'est pas le thème central de The ConfidenceMan : His Masquerade, écrit en 1857, mais il s'inscrit dans le contexte plus général du roman. La complexité de la structure du récit a donné lieu à bien des explications et des interprétations souvent erronées. C'est ainsi que certains critiques comme Sydney Kaplan dans son étude, Herman Melville and the American National Sin, se refusant à dépasser les apparences, ont prétendu que Melville se faisait le porte-parole de thèses racistes. Pourtant dès le titre du roman, Melville met en garde ses lecteurs ; il s'agit dans ce livre de « a masquerade » c'est-à-dire de masques, de gens déguisés. Le lecteur devra rester vigilant pour dépasser ces apparences. Le jeu de mot sur le vocable « confidence » devrait également inquiéter le lecteur. Au sens courant du terme, « the Confidence-Man » est l'homme digne de confiance, mais c'est aussi d'après le sens n° 10 de Y Oxford Dictionary : quelqu'un qui pratique « the confidence trick-game » c'est-à-dire une méthode professionnelle pour extorquer de l'argent. Ainsi « the Confidence-Man » est celui qui pratique ce jeu, c'est un escroc, un voleur professionnel sous des apparences respectables. ***

Ce thème de la confiance est ironiquement repris par le nom du bateau, le Fidèle où l'on retrouve la même racine, /ides-confiance, mais qui est aussi lié à la tradition du masque et du déguisement puisque c'est le nom que Shakespeare donne à Imogen déguisée en homme dans Cymbeline ou le nom d'un opéra de Beethoven qui utilise ce thème. Le Fidèle est un microcosme et à son bord se trouvent représentées toutes les races et toutes les nations. Il nous est ainsi décrit :

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Pierced along its great white bulk with two tiers of small embrasure-like windows, well above the waterline, the Fidèle though, might at distance have been taken by strangers for some whitewashed jort on a floating isle (p. 12) (note 1).

Le bateau est partout clairement associé à la couleur blanche soit explicitement : great white bulk — whitewashed fort — soit implicitement snowy boat, (p. 140). Le blanc, couleur absolue, a partout chez Melville une valeur ambivalente ; valeur positive et négative à la fois 2 . L'image de la forteresse du fort, opère à plusieurs niveaux. C'est d'abord la citadelle, symbole du refuge intérieur de l'homme, de la caverne du cœur, du lieu de communication privilégiée entre l'âme et la divinité. Que sera donc le Fidèle ? Un lieu de communication profonde entre des hommes très différents les uns des autres ou simplement un lieu de rencontres fortuites et superficielles ? Le mot forteresse (« fort ») a également le sens de « trading-station », le Fidèle est un symbole spirituel mais aussi un symbole matériel, un lieu de troc, d'échanges matériels. Finalement « fort » suggère la force, le pouvoir, la puissance, idées reprises par « great bulk » et « huge Fidèle ». Cette forteresse semble se trouver sur une île flottante (« a floating isle »), ce qui suggère le mouvement, et reprend l'idée du cosmos, représenté par l'île et celle du voyage, quête dont l'île est le but. Mais ici l'image semble ambiguë car l'île qui constitue un point fixe, un point de référence, vogue à la dérive. Est-ce à dire que la quête ne débouche sur rien, n'aboutit à rien ? Sur le Fidèle, se trouvent représentées toutes les races de la terre, toutes les tendances humaines : aspirations matérialistes, idéalistes, humanitaires : « There was no lack of variety. Native of all sorts and foreigners ; men of business and men of pleasure » (p. 13). C'est vraiment, reprenant une image déjà utilisée dans Moby-Dick : « an Anarcharsis Cloots congress » (p. 14), c'est-à-dire une assemblée où le monde entier est représenté par des ambassadeurs de toutes les races et de toutes les nations. Melville veut représenter l'homme dans tous ses aspects sous toutes ses formes, « in all his guises », en jouant sur le double sens du mot « guise » : déguisement, aspect et masque. L'homme n'est ni mâle, ni femelle, ni blanc, ni noir, ni bon, ni mauvais, mais réunit tous ces contraires. Il est avant tout « a multiform pilgrim species » (p. 14), « a pilgrim », c'est-à-dire, étymologiquement, pel-egrinus, un étranger qui traverse votre champ, un être de passage, sans racine, sans attache, en quête de quelque chose. The Confidence-Man est l'histoire d'un voyage, d'une quête ; l'idée de pèlerinage est exprimée au début 1. Toutes les citations se réfèrent à l'édition suivante: The Confidence-Man: His Masquerade, The Bobbs-Merrill Company, New York, 1967. Sauf indications contraires, c'est nous qui soulignons. 2. The « white washed fort » rappelle the San Dominick dans Benito Cereno décrit comme : « a white washed monastery perched upon some dun cliff », Benito Cereno, p. 257, ou encore évoque dans Moby-Dick la phrase « as though a white man were anything more but a whitewashed negro », c'est-à-dire l'idée du blanc comme l'absence de couleur par opposition à « dun » ou « negro », c'est-à-dire au sombre, au marron comme couleur essentielle.

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du récit où Melville compare les passagers du Fidèle à « Chaucer's Canterbury Pilgrims » (p. 13), ou encore aux « Oriental pilgrims crossing the Red Sea toward Mecca in the festival month » (p. 14), c'est-à-dire aux pèlerins de l'Ouest et à ceux de l'Est, aux chrétiens et aux Musulmans, unis dans leur quête spirituelle, à la suite du Christ ou de Mahomet. La diversité des personnages, leur mobilité contrastent avec le cadre temporel bien défini du roman. Les événements se déroulent entre le lever du soleil et minuit « on a first of April » (p. 13). Le choix de la date a une valeur symbolique. Festival qui célèbre le renouveau de la nature, le premier avril est un jour où l'on essaie de berner son prochain, de lui jouer des tours. Le mois d'avril est lié au début du printemps, synonyme de renouveau de la vie, de renaissance de la nature après l'engourdissement de l'hiver. Pendant ces quelques heures où alternent le jour et la nuit, la lumière et l'obscurité, où se succède le long des berges du fleuve la végétation la plus diverse, « from apple to orange » (p. 12), apparaît une foule de personnages, sans identité fixe, sans caractéristiques constantes ; il semble que personne ne soit personne. Les relations entre eux s'établissent par des mots, des images. Tel ou autre personnage se transforme au cours du roman ou se retrouve sous une forme différente ; seules des répliques, des réactions identiques indiquent qu'il s'agit bien de la même personne. Melville utilise tour à tour le principe d'analogie ou d'opposition pour établir des rapports de continuité entre personnages. Le Mississippi, sur lequel voyage le bateau, est bien plus que la toile de fond du roman. Il lui donne son mouvement et son unité. En effet le fleuve symbolise la fertilité, la mort et le renouvellement. Il coule, il change tout en restant le même. Situé au centre des Etats-Unis, le Mississippi en est le cœur, il fait l'unité de l'Est et l'Ouest, idée chère à l'époque et illustrée .par maints écrivains comme Thoreau et Whitman. Ce fleuve est lié à la conquête de l'Ouest et symbolise « the dashing and all fusing spirit of the West » (p. 11). II est « the great ship canal of Ving-King-Ching in the Flowery Kingdom » (p. 11) ; sa fonction est : to unite the streams of the most distant and opposite zones, to pour them along helter shelter in one cosmopolitan and confident tide (p. 14).

Le fleuve, dont le nom même signifie « father of a great multitude of waters » (p. 354), symbolise l'origine commune de tous les hommes et l'unité de la race humaine. Ce thème de l'unité annoncé par « all fusing spirit » est repris par les mots « one », « unite » et finalement par « tide » qui a la même racine que « tie » qui signifie lien - unité. Le fleuve réalise l'unité entre tous les hommes et c'est l'histoire de toute la race humaine à travers l'espace et le temps que va raconter le roman. L'analyse détaillée du personnage noir qui apparaît dans le chapitre trois, devrait nous apporter des éléments intéressants pour définir l'attitude de Melville vis-à-vis du Noir. Ce personnage nous semble réapparaître sous des formes différentes tout au cours du récit. Nous essaierons

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donc de mettre en relief toutes les analogies qui existent entre lui et d'autres personnages dans les chapitres suivants. Le cadre spatio-temporel du chapitre trois nous paraît intéressant : il est très tôt, le soleil vient de se lever, le bateau traverse des états anti-esclavagistes. Il y a une opposition voulue entre le cadre : lumière lever du soleil - états opposés à l'esclavage et le personnage noir : infirme - sans maître ce qui suppose qu'il a pu en avoir un. Le personnage est décrit de l'extérieur avec une certaine ambiguïté. Melville en effet le décrit comme « not the least attractive object » (p. 15). Le degré de comparaison est un degré d'infériorité. Le mot « object » a une valeur négative ; pourtant ce Noir est attirant, séduisant ; est-ce sa couleur et son aspect qui exercent une séduction quasi-inconsciente sur la fouie des Blancs ? Peut-être dans une tradition anglo-saxonne et puritaine représente-t-il les forces refoulées de l'affectivité et de la sexualité ? Le Noir est attirant mais il est décrit comme « a grotesque negro cripple in tow-cloth attire and an old coal-sifter of a tamborine in his hand » (p. 15), ce qui attire l'attention sur son côté médiocre et grotesque. Le tambourin, synonyme de joie, de légèreté, apparaissait comme inséparable du petit Pip dans Moby-Dick ; il est l'attribut du Noir considéré comme un être gai et insouciant. Dans « sifter », il y a l'idée de séparation, de tri ; en effet, « to sieve », « to sift » signifie trier à l'aide d'un tamis pour séparer les particules les plus fines des plus grossières 3. Il s'agit d'opérer une séparation d'éléments, certains étant meilleurs que d'autres. Par sa présence même, ce Noir va, en effet, faire surgir des réactions diverses au sein d'une foule apparemment unie. Il va forcer les passagers, jusque-là neutres à son égard, à choisir, à opter, pour ou contre lui. Les mots « negro », « coal » insistent sur la couleur de la peau. Le charbon est un résidu qui ne peut s'allumer qu'au contact du feu, c'est-àdire de l'amour, de la charité dont il va être si souvent question dans ce chapitre et au cours du roman. Le charbon peut être quelque chose de mort ou quelque chose de réchauffant, de vivant. Ce Noir est infirme, Melville insiste sur son infirmité en reprenant le mot huit fois au cours du chapitre : A grotesque negro cripple (p. 15) ; — putting his ... hand on the cripple's bushy wool (p. 15) ; — out of his very deformity (p. 15) ; — something about his deformity (p. 17) ; — his crippled limbs (p. 17) ; — the cripple's mouth (p. 17) ; — Cripples should be companionable (p. 17) ; — pointing back to the black cripple (p. 23) ; — The cripple's face glowed (p. 25) ; — the black cripple ... soon forlornly stumped out of sight (p. 26).

Ce caractère difforme est repris par son synonyme « limp » : « a limping person », « a fellow-limper » (p. 17) ; mot intéressant, car il implique la difformité, le caractère boiteux de la personne. Il a le sens de flexible, souple, flasque. Un sens de « limp » est celui d'un instrument utilisé dans les mines pour séparer le minerai des déchets 4 . Ceci reprend 3. D'après l'Oxford English Dictionary, « to sieve » ou « to sift » signifie : « to pass something through a sieve in order to separate the coarse from the fine particles ». 4. D'après 1 'Oxford English Dictionary : « limp : an instrument used for throwing off the refuse from the ore in the operation of jigging. »

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l'idée de tri, de séparation contenu dans tamis (« sifter »). Cet instrument sépare l'essentiel, ce qui a de la valeur, des déchets qui doivent être jetés. Melville semble porter un jugement moral sur cette infirmité lorsqu'il utilise pour en parler des termes généralement associés à la notion de bien et de mal : « There is something wrong about his legs » (p. 15). Le symbolisme de la jambe — symbole de lien social et de vie — déjà présent dans Moby-Dick, se retrouve également dans The ConfidenceMan. Le mot est répété de nombreuses fois : But you see sar dese here legs ... What ge'mman want to own dese here legs (p. 15) ; — dis poor oie game — legged darkle (p. 26)

et appliqué à un autre personnage, assez inquiétant et mystérieux : A wooden legged gentleman (p. 17) ; — he on a wooden leg (p. 20) ; — he with the wooden leg (p. 22) ; — on his one lone leg (p. 23).

« Stump » qui signifie « moignon » reprend l'image de la jambe. Il est associé au Noir et au mystérieux personnage à la jambe de bois auquel nous avons fait allusion : The returning negro ... had stumped apart in alarm (p. 24) ; — the cripple ... stumped out of sight (p. 16),

ou encore : His one advanced leather stump (p. 29).

Ces deux personnages souffrent de la même infirmité ; il se pourrait donc que le Noir soit lui aussi le diable, c'est-à-dire l'incarnation de forces mauvaises existant dans l'homme. L'absence de jambe symbolise le manque de communication entre les hommes, l'isolement duquel ils n'essaient pas de sortir. A la question : « What is your name ? », le Noir répond : « Der Black Guinea, dey calls me Sar » (p. 15). Que représente ce « dey » : les Blancs en général, d'anciens maîtres ? Ceci reste vague ; contentonsnous de faire remarquer que le Noir reçoit son nom de l'extérieur, que ce nom ne reflète pas sa propre identité. Le nom reprend le thème de la couleur suggéré par « coal-negro », « black bread » (p. 16) « ëbony » (p. 24). Guinea suggère : — d'abord « guinea-pig » : un cochon d'inde, un cobaye, un sujet d'expériences ; — ensuite « guinea-fowl », c'est-àdire une pintade, un animal foncé mais à taches blanches. Enfin, Guinea fait surgir toutes sortes d'images liées à l'Afrique, à la négritude, au commerce d'esclaves, « Guinea-ship » ou « Guinea-man » signifient bateau négrier. Finalement « Guinea » a le sens de pièce d'or ; « black guinea » serait alors une fausse pièce, une pièce faite en cuivre au lieu d'or. Le cuivre, symbole d'alliage, qui a l'apparence de l'or se retrouve dans le même chapitre : « The cripple's face glowed like a polished copper saucepan » (p. 25). Certaines caractéristiques extérieures sont attribuées à Black Guinea. Elles rejoignent les stéréotypes traditionnellement associés aux Noirs à

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l'époque et que nous avons déjà étudiés dans Benito Cereno. Black Guinea est vu tantôt comme un animal, tantôt comme un être gai, heureux, insouciant. Il est décrit « as cut down to the stature of a Newfoundland dog » (p. 15). « Cut down » est une tournure passive, le Noir a été réduit à cette dimension, comme plus tard, il sera réduit au rôle d'amuseur « abased beneath its proper physical level » (p. 18). Ce qui pose la question : Qui donc l'a réduit à cette taille, à ce rôle ? Il parle de lui-même en disant : I am der dog widout massa (p. 15). — A free dog ... eh ... dogs without masters fare hard (p. 16). — On a canine footing. In short as in appearance he seemed a dog, so now in a merry way like a dog he began to be treated (p. 17). — That Newfoundland dog's face (p. 18).

Les termes rappellent ceux qu'utilisait Melville pour décrire Babo dans Benito Cereno. New-FoundJand évoque clairement l'Amérique, le Nouveau Monde et le contraste paradoxal entre ce qu'il pourrait offrir de nouveau — l'absence de préjugés — et ce qu'il offre en fait. Nous retrouvons également l'image de l'agneau, animal sacrificiel, symbole d'innocence, de douceur, de pureté. Il s'agit d'un agneau noir évoqué par His knotted black fleece (p. 15) ; — the cripple's bushy wool (p. 15) ; — shuffling off into the thickest of the crowd like a half-[frozen] black sheep nudging itself a cozy berth in the heart of the white flock (p. 16).

Le Noir se mélange aux Blancs en espérant toucher leur cœur (« heart ») mais comme parfois dans Moby Dick la couleur blanche suggère le manque de pitié, la froideur, la cruauté. L'ambiguïté propre à Melville est cependant présentée ici car : la toison laineuse de l'agneau est embrouillée (« knotted ») ce qui s'oppose à l'agneau symbole de pureté, de simplicité ; « black sheep » reprend l'idée de mal, de mauvais, d'inquiétant. « Black Guinea » est aussi associé à un bœuf noir ( « a black steer ») (p. 15), c'est-à-dire à un animal privé de sa virilité, un être réduit à l'impuissance 5 . Faisons remarquer aussi le jeu de mots sur « steer » qui possède aussi la signification de barreur ; celui qui tient le gouvernail (steerman, helmsman). Black Guinea serait celui qui contrôle et dirige tout mouvement. Le monde serait-il guidé par un Noir ? Ceci renverse les stéréotypes raciaux traditionnels. Black Guinea est ensuite comparé à un éléphant. L'éléphant, animal sacré, est un symbole de force, de grandeur, ce qui contraste avec le rôle que Black Guinea joue, celui d'un clown, d'un amuseur public : « Black Guinea opening his mouth like an elephant for tossed apples at a menagerie » (p. 17). Pourtant il y a peut-être l'idée que cette force existe et pourrait se manifester. La foule ne veut voir dans Black Guinea que le bon Noir, image rassurante et traditionnelle. Elle parle de « his good-natured, honest black face » (p. 15). Par ses grimaces, la musique de son tambourin, il égaie 5. En Chine, en Egypte, en Grèce dans l'Apocalypse, le bœuf a un aspect positif. Il est considéré comme un animal sacré, il symbolise le calme, la force, la bonté.

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tout le monde : « Making music, such as it was, and raising a smile even from the gravest » (p. 15). Ceci annonce les propos d'un personnage qui reprend le même lieu commun : « Negroes were by nature a singularly cheerful race (p. 80). Malgré sa misère, ill présente une image de gaieté, se conformant ainsi à ce que l'on attend de lui : It was curious to see him, out of his very deformity, indigence, and houselessness, so cheerily endured, raising mirth in some of that crowd, whose own purses, hearths, hearts, all their possessions, sound limbs included, could not make gay (p. 15).

Seul le spectacle de la souffrance de ce pauvre « nègre » réussit à les égayer. Simple objet de curiosité, il va finir par lasser les spectateurs : « Used at last to his strange looks, the less polite passengers ... began to get their fill of him as a curious object » (p. 16). Black Guinea semble accepter le rôle inférieur qui lui est dévolu. Pourtant ce rôle d'amuseur l'abaisse au rang d'un animal, il n'est plus un homme : When suddenly ... the negro revived their first interest by an expedient which was a singular temptation at once to diversion and charity though even more than his crippled limbs, it put him on a canine footing (p. 16-17).

La cruauté de ce « strange sort of pitch-penny game » (p. 17) ressort nettement, car : « To be subject of alms-giving is trying, and to feel in duty bound to appear cheerfully grateful under the trial, must be still more so » (p. 17). Black Guinea se force à simuler la gaieté. L'auteur lui attribue des émotions secrètes qui se traduisent par des grimaces (« grin »-« wince »). Il semble accepter ce rôle, s'appelle lui-même « poor ole darkie », utilisant le mot sentimentalement employé par les Blancs du Sud. Les spectateurs réagiront envers lui d'une façon amicale et bienveillante car Black Guinea les amuse et correspond à l'image qu'ils se font de lui. Il ne faudra pas grand-chose : la suggestion que Black Guinea n'est peut-être pas ce qu'il semble être, pour que l'attitude bienveillante des passagers se transforme en méfiance et hostilité. L'instrument de cette transformation est « a limping, gimlet-eyed, sour-faced person » (p. 17). Il surgit tout d'un coup, on ne sait d'où, et lance diverses accusations contre Black Guinea : Black Guinea's deformity is a sham got up for financial purposes (p. 17) ; — he is a rascal (p. 21) ; — a spurious case (p. 19) ; — he is some white operator betwisted and painted up for a decoy (p. 20),

accusations reprises plus loin par les phrases : « Some white scoundrel betwisted and painted up for a decoy ... a white masquerading as a black » (p. 46). Sa couleur paraît être un masque, son infirmité feinte. Ces accusations portent et les passagers « began to scrutinize the negro curiously enough » (p. 18). Comme le diable des légendes traditionnelles, l'homme à la jambe de bois ricane avec « an intolerable jeer ... an insolent sneer » (p. 22). Comme lui, il disparaît brusquement : « He shambles off » ou « hobbles up » ou « hobbles away » (p. 23).

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S'il laisse une trace profonde c'est avant tout parce qu'il représente le mal qui se trouve dans les spectateurs, la méfiance qu'ils avaient visà-vis du Noir à l'état subconscient. La puissance, la réussite de l'homme à la jambe de bois ne s'expliquent que parce qu'il a su jouer sur le subconscient de la foule. Il y a d'ailleurs des éléments communs entre lui et Black Guinea. Tous deux sont des infirmes, privés de l'usage de leurs jambes : « His one lone leg is emblematic of his one sided view of humanity » (p. 23). Tous deux jouent sur le subconscient de la foule : l'homme à la jambe de bois exploite une situation donnée, situation que Black Guinea contribue à créer en partie puisque lui aussi s'efforce de présenter aux Blancs une image du Noir conforme à ce qu'ils attendent. Black Guinea est donc peut-être bien un « imposteur ». Nous commençons à douter de sa bonne foi. Deux personnes cependant essaient de le défendre ; le premier se présente comme « a young Episcopal clergyman in a long straight-bodied black coat ... with a clear face and blue eye ; innocence, tenderness and good sense triumvirate in his air » (p. 19) ; l'autre comme un homme d'Eglise également : « a Methodist minister, a tall muscular martial-looking man » (p. 20). Le fait que ces deux hommes soient des hommes d'Eglise prend chez Melville une valeur ambivalente. On connaît en fait sa méfiance vis-à-vis, non pas des religions, mais des églises ou des sectes organisées dont il redoutait l'étroitesse, le rigorisme. Les deux seuls défenseurs de Black Guinea représentent des valeurs négatives 6 . La phrase qu'utilise le pasteur méthodiste pour en fait défendre Black Guinea : « He looks honest, don't he ? » (p. 21) met tout en question car, selon la réponse de l'homme à la jambe de bois « looks are one thing and facts are another » (p. 21). Le problème de la réalité et des apparences est soulevé. Qui est donc Black Guinea ? « Is he or is he not what he seems to be ? » (p. 43). D'où vient-il ? Allons-nous le retrouver dans les chapitres suivants ? Quelle est sa signification dans cette œuvre ? Ce chapitre trois nous en a donné une image ambivalente à la fois une image traditionnelle, celle du Noir docile et gai et une autre image plutôt inquiétante ; comme le dit un des spectateurs : « [There is] something queer about this darkie, depend upon it » (p. 25). Black Guinea lui-même agit d'une façon bizarre ; quand le marchand lui fait une aumône « with one upstretched hand [Black Guinea] received the alms, while, as unconsciously, his one advanced leather stump covered the card » (p. 25). Il essaie donc de lui dérober cette carte, que va-t-il en faire ? Le jeu de mots sur « game » dans la dernière phrase que prononce Black Guinea : Dis poor ole game-legged

darkie (p. 26)

est déroutant : « game-legged » signifie infirme, mais « game » renvoie évidemment à « confidence-game » et au « game of charity » dont il a 6. L'homme à la jambe de bois était, lui, comparé à un sacristain (« a beadle »), c'est-à-dire lié lui aussi à l'idée d'église organisée, structurée.

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été question dans le chapitre. Black Guinea se sert-il donc de sa jambe malade pour gagner le « confidence game » c'est-à-dire pour extorquer de l'argent ? L'accusation portée contre lui semble comporter une part de vérité. De nombreux éléments de la description de Black Guinea renvoient à la description du mystérieux étranger du premier chapitre. Le premier personnage du récit apparaît en même temps que le soleil. On ne sait ni qui il est, ni où il va. Ce personnage, semble, en quelque sorte, le double blanc de Black Guinea. La couleur de ses vêtements le caractérise principalement ; il est décrit comme « a man in cream-colors » (p. 13). Il ne s'agit pas de « white » mais de « cream ». Remarquons les nombreuses notations de couleur : His hat was a white fur one (p. 3) ;

ou encore dans la description de son costume : Though neither soiled nor slovenly almost linty (p. 9)

his cream colored suit had a tossed look,

ou : Gradually overtaken by slumber, his flaxen head drooped, his whole lamb-like figure relaxed, and, half reclining against the ladder's foot, lay motionless, as some sugar-snow in March, which, softly stealing down over night, with its white placidity startles the brown farmer peering out from his threshold at daybreak (p. 9),

avec ici l'opposition du blanc symbolisant la pureté, l'innocence, image renforcée par celle de l'agneau et celle du brun, symbole d'expérience, couleur très positive chez Melville. Les notations de blanc dominent soit explicitement soit implicitement. La couleur crème, déjà présente dans Moby Dick, est souvent chez Melville, symbole d'immortalité. Elle représente le côté positif de la couleur blanche. La description de l'étranger réunit des éléments du monde animal et du monde végétal : « His cheek was fair, his chin downy, his hair flaxen, his hat a white fur one with a long fleecy nap » (p. 3). Oiseaux, animaux, plantes se rejoignent dans cette description : tout d'abord, le fin duvet (« downy ») évoque l'oiseau, et par là donc une image ascensionnelle ; ensuite, le chanvre (« flaxen ») renvoie au monde végétal. Il suggère un lien entre Black Guinea et l'étranger. En effet, le vêtement de Black Guinea était fait de « tow-cloth », c'est-à-dire de lin, de chanvre ou de jute 7 . D'une matière grossière, ce mot évoque les cheveux de l'étranger décrit comme blonds filasse (« tow-head »). Les cheveux de l'homme au costume blanc sont donc de la même couleur que le vêtement lorsqu'il est usé, ce qui est le cas ; la couleur exprime la personnalité de celui qui le porte, il devient clair que le mystérieux étranger et Black Guinea sont subtilement liés. Finalement, la fourrure (« fur ») évoque l'animal sauvage ; laineux (« fleecy ») suggère l'agneau, symbole d'innocence, et annonce l'image du « lamb-like man » (p. 9). 7. D'après l'Oxford hemp or jute ».

English Dictionary, « tow : coarse and broken part of flax,

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Rappelons qu'on parle à propos de Black Guinea de « knotted black fleece » (p. 15). Ce mystérieux personnage est seul : He had neither trunk, valise, carpet-bag, nor parcel. No porter followed him. He was unaccompanied by friends ... He was in the extremest sense of the word a stranger (p. 3).

L'accumulation des négatifs, quatre en deux lignes, paraît frappante. Cet homme, totalement isolé, n'a aucun bagage, rien ne l'encombre, rien ne le retient ; il n'a pas de racines, pas de tradition ni d'héritage culturels — symbolisés par l'absence de sac de voyage 8 . Personne ne l'aide que ce soit pour de l'argent — un porteur payé — ou d'une manière désintéressée — amis. Muet, il est coupé de ses semblables et ne peut communiquer avec eux qu'en écrivant sur une ardoise. Cette ardoise a la même fonction que le tambourin de Black Guinea, lui aussi instrument de communication entre les hommes par la musique et non par l'écriture, c'est-à-dire par quelque chose de plus concret, qui parle à l'affectivité et non pas l'intellect. Coup de théâtre vers la fin du chapitre, l'étranger : By a quick start, a peculiar inarticulate moan and a pathetic telegraphing of his fingers ... involuntarily betrayed that he was not along dumb but deaf (p. 9).

Black Guinea se trouve privé de l'usage de ses deux jambes, l'étranger de deux de ses sens. L'étranger vit dans un monde à part. Le message qu'il veut transmettre ne touche personne car sa philosophie n'a aucun rapport avec la vie. Il est « a green prophet » (p. 10), quelqu'un sans expérience. Il insiste sur l'importance de l'amour, de la charité, mais The word charity ... remained ... uneffaced [encore une négation] not unlike the left hand numeral of a printed date, otherwise left for convenience in blank (p. 8).

La charité est associée au mot « left » sur lequel l'auteur joue ; « left » dans le sens opposé à « right » avec tout le symbolisme de la gauche et de la droite, les damnés à la gauche du Seigneur, les élus à sa droite et « left » dans le sens de « laisser, abandonner ». Cette association de mots plutôt négative est précisée par le mot « blank » ; la charité ne signifie rien. Le message de l'étranger n'a aucune influence sur la foule des passagers qui le considèrent comme « some strange kind of simpleton, harmless enough » (p. 7). L'indifférence de cette foule cependant se transforme en hostilité : « some stares [changed] into jeers, some jeers into pushes and some pushes into punches » (p. 8-9). Des termes tels que : « gracing », « tenderness », « illuminated » (p. 8), même s'ils ne sont pas directement appliqués à l'étranger, créent autour de lui une atmosphère religieuse ; cet homme devient la figure du Christ. Image explicitée d'ailleurs par celle du poisson (« odd fish »), symbole du Christ chez les premiers chrétiens et aussi par celle de l'agneau. 8. On retrouve le sac (« carpet-bag ») comme symbole d'un héritage, d'un passé dans Moby-Dick.

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Pourtant l'étranger, bien qu'apparemment pacifique (« apparently non-resistant ») (p. 7), se sert de son ardoise comme d'un bouclier (« shield-like bearing his slate before him ») (p. 7). Son message ne touche personne parce qu'il est abstrait et intellectuel ; lui-même « increases in tired abstraction and dreaminess » (p. 9). Son innocence comporte des éléments négatifs et contraste avec l'attitude du barbier qui, lui, est en contact direct avec la réalité 9 . Il détient la vérité ; son message méfiance (« no trust ») lui gagne d'ailleurs l'approbation de la foule : An inscription which, though in a sense not less intrusive than the contrasted ones of the stranger, did not, as it seemed, provoke any corresponding derision or surprise, much less indignation ; and still less, to all appearances did it gain for the inscriber the repute of being a simpleton (p. 8).

La présentation et la description des deux personnages, l'homme au costume crème et Black Guinea, présentent donc de nombreuses analogies. On retrouve : l'idée d'étrangeté, d'étranger suggérée par les mots « strange », « queer », « stranger » ; — l'image de l'agneau ; — l'idée de l'infirmité, qui isole du monde des hommes ; — l'insistance sur l'amour et la charité obtient le même résultat dans les deux cas. La répétition du mot « charity » six fois dans le chapitre un, quatorze fois dans le chapitre trois, indique peut être que dans le premier cas, le message est présenté de façon abstraite, dans le deuxième de façon plus concrète par quelqu'un qui par opposition au muet est bavard (« a wordy man »). Pourtant la foule réagit chaque fois soit par l'hostilité, soit par la méfiance. A la fin des chapitres, les deux personnages s'effondrent. De l'étranger Melville dit : « His flaxen head drooped » (p. 9) et de Black Guinea : « The negro's countenance ... drooped into a heavy-hearted expression full of the most painful distress » (p. 18). Tous deux sont écrasés de fatigue ou de misère brisés par l'incompréhension et la dureté de leurs semblables. La seule chose qui différencie ces deux êtres, c'est leur couleur mais est-ce une réelle opposition ? Nous ne le pensons pas car, dès ce chapitre, Melville indique ce qu'est pour lui la couleur : « a pasteboard mask ». La couleur sert à masquer la réalité et reste extérieure. Black Guinea et le mystérieux étranger contiennent chacun des éléments de la couleur en principe attribuée à l'autre. C'est ainsi que Black Guinea est aussi un agneau mais un agneau noir ; un terme reste commun — agneau — l'autre change — blanc. Black Guinea et l'homme au costume crème représentent donc les deux faces d'une même réalité et se complètent pour former un tout. Ainsi, dès le chapitre III, le sens du roman est dévoilé à un lecteur attentif. L'homme en blanc représente le double de Black Guinea ; la couleur devient un masque qui sert à cacher l'homme, unique. Ceci 9. Son rôle de barbier est important ; la barbe est symbole de virilité, de courage, de sagesse. Son nom, William Cream, renforce encore l'impression favorable qu'il crée puisque l'on connaît la valeur positive que Melville attache à cette couleur.

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constitue le thème central, le seul qui puisse éclaircir le sens du récit. En effet tous les personnages qui apparaissent après le chapitre trois ne sont en réalité qu'un unique personnage. Une lecture attentive établit des correspondances entre les propos, les caractéristiques physiques ou morales de tel personnage. De nombreux éléments identiques se retrouvent tout d'abord au niveau de la description des personnages. Tous portent des habits usagés. L'homme en deuil (« the man with the weed ») porte des vêtements « clear and respectable but none of the glossiest » (p. 27). Leur couleur suggère évidemment celle de la peau de Black Guinea. L'étranger du chapitre I, qui est le double de Black Guinea, a un costume « faded almost linty » (p. 9). L'aspect usagé des vêtements du cosmopolitain qui réunirait en lui tous les hommes de tous lieux, de tous temps, montre qu'ils sont devenus une partie intégrante de sa personnalité 10 . La couleur des vêtements devient quelque chose de secondaire, parce que extérieure et changeante. Pourtant les oppositions ou les analogies au niveau de la couleur des vêtements amènent naturellement à réfléchir sur un des thèmes importants pour l'identification des personnages. Black Guinea réapparaît sous les traits du serviteur de l'homme aux boutons de manchettes en or (« gentleman with gold sleeve-buttons »). L'opposition noir /blanc est très marquée ; cet homme is dressed with a strangely festive finish and elegance. The inner side of his coat skirts was of white satin ... upon one hand he wore a white kid glove but the other hand which was ungloved looked hardly less white (p. 51).

Les notations blanches sont nombreuses. « Kid » suggère le chevreau, c'est-à-dire comme l'agneau un animal sacrificiel. Idée reprise quelques lignes plus loin par l'image du bouc émissaire (« scapegoat »). Le bouc émissaire représente le serviteur noir, alors que le gant de chevreau appartient à l'homme blanc. Mais « kid » a en argot un sens différent, celui d'imposteur (« humbug »), ce qui renverrait à la phrase sur Black Guinea : « He and his friends are all humbugs » (p. 20). La couleur noire apparaît soit directement, soit par opposition, ou sous forme de suggestion dans la phrase suivante : Now, as the Fidèle like most steamboats, was upon deck a little sootstreaked here and there, ... it was a marvel how, under such circumstances, these hands retained their spotlessness (p. 51).

La suie — noire — est souvent associée au Noir. L'image se continue à la page suivante avec le mot « sweep ». Le mot « streak » rappelle le passage où la couleur noire est vue comme un masque (« as paint ») : I'm just in the humor ... for having him found and leaving the streaks these fingers on his paint ... (p. 47).

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Le mot « spotlessness » va être repris par le mot « dirt » auquel il s'oppose. Le Noir est lié à la saleté, le mot « dirt » signifie saleté, 10. « Nothing looked stiff or unused, all showed signs of easy service » (p. 185).

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excréments. « Spotlessness » est repris par l'image de Ponce Pilate « keeping his hands clean » (p. 52). L'idée de la propreté à tout prix, prend ici une valeur négative : « dirt » prend par conséquent une valeur positive : You noticed ... that a certain negro body-servant whose hands nature had dyed black perhaps with the same purpose that millers wear white (p. 51).

On retrouve ici le thème de la couleur noire considérée comme de la peinture ou une teinture comme quelque chose d'extérieur, idée prolongée par le peintre dont il est question tout de suite après (p. 52). L'idée du meunier vêtu de blanc renvoie à la discussion sur le pain noir et le pain blanc entre Black Guinea et la foule au chapitre trois. L'idée de « porter du blanc » en souligne encore le côté extérieur. Le grand géant, accompagné d'une petite fille créole ou comanche aux yeux « as inky as the pools of falls amoung mountain-pines » (p. 117), n'apparaît qui brièvement. Beaucoup de notations de couleur le rattachent visiblement à Black Guinea. Il vient de sombres forêts (« sombre forests »). Les termes suivants, dont Melville se sert pour le décrire évoquent les Noirs, les hommes de couleur : Shaggy form ; — his beard blackly pendant like the Carolina-moss and dank with cypress-dew ; — his countenance tawny and shadowy as in an iron-ore country in a clouded day (p. 118) ; — his voice ... deep and lonesome enough to have come from the bottom of an abandoned coal shaft (p. 119).

Toutes ces notations de couleur suggèrent le noir et donc indirectement Black Guinea. Black Guinea prend aussi la forme du President of the Black Rapids Coal Company. Au niveau même du nom, on trouve des notations de couleur noire, explicite « black » et implicite « coal ». Le nom du Missourien « Pitch » joue sur le double sens du mot. D'abord la poix substance noire et visqueuse, l'expression « pitch dark » ; d'où l'insistance sur la couleur. Puis le deuxième sens qui est un écho du « pitch-penny game », auquel jouait Black Guinea pour distraire la foule au chapitre trois. D'autres éléments de la description physique du Missourien renvoient à Black Guinea, à ses apparitions, ou manifestations successives. Par exemple, la longue queue de son chapeau de fourrure (« bushy tail ») (p. 146) évoque la toison laineuse de Black Guinea (« bushy wool ») (p. 15). Sa veste hirsute (« shaggy spencer ») (p. 146) rappelle la silhouette hirsute (« shaggy form ») du géant accompagné de la petite fille aux yeux noirs d'encre. Le noir se retrouve également dans la description du mendiant qui interrompt la conversation du Cosmopolitain et du philosophe au chapitre 36 : A crazy beggar, asking alms though ragged and dirty (p. 273). — The broad untanned frontlet of his brow (was) tangled over with a disheveled mass of raven curls throwing a still deeper tinge upon a complexion like that of a shriveled berry (p. 274).

L'image de la saleté (« dirt - dirty ») déjà commentée, indique que ce mendiant contient des éléments noirs. De même, la couleur noire est clairement évoquée par l'image du corbeau, oiseau noir associé à la mort

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et également lié par sa couleur — celle des entrailles de la terre — aux opérations de fertilisation, de germination. L'oiseau, messager du ciel, doué d'un pouvoir de magie divinatoire, reprend l'idée de prophète associé à l'étranger au costume crème, appelé « green prophet » ; ce mendiant est lui aussi un prophète. Apparemment, au niveau de la couleur, le cosmopolitain n'est pas Black Guinea. Il porte des vêtements bariolés qui le font ressembler à un oiseau exotique Sa casquette, le siège sur lequel il prend place dans le dernier chapitre, sont pourpres 12 ; le tuyau de sa pipe en bois de cerisier évoque aussi le rouge. Ainsi la couleur pourpre, symbole de tempérance, d'équilibre le définit. Pourtant une allusion possible à Black Guinea se trouve dans la description de son pantalon ; il porte, nous dit-on, des « white trousers of ample duck flowed over maroon slippers » (p. 185) ; blanc s'oppose à brun (« maroon ») qui d'après l'Oxford English Dictionary est un brun pourpré. Au niveau sémantique ce mot reprend aussi, le thème déjà évoqué de la noirceur, de la couleur indélébile ; finalement, le mot évoque les nègres marrons, réfugiés en Guyane hollandaise dont le nom Guiana rappelle évidemment celui de Black Guinea. Le thème de l'homme noir, maintenu en esclavage est repris maintes fois au cours du récit. A travers le Missourien, Melville fait la satire de certains Blancs opposés à l'esclavage : Slaves ? won't have them ! Bad enough to see whites ducking and grinning round ... without having those poor devils of niggers congeeing round for their corn. Though to me, the niggers are the freer of the two (p. 154).

« Esclaves » constitue un mot clé ; il est repris très fréquemment : Going as far as New Orleans for slaves ? — Slaves ? Won't have them (p. 154) ; — though living in a slave state are without slave sentiments (p. 155) ; — the very air of a slave ? — Who is your master ? (p. 155),

qui renvoie à la question posée à Black Guinea : You come from a slave state and a slave pen (p. 155).

Pour le Missourien, Blancs et Noirs, hommes du Nord et du Sud, tous sont des esclaves, esclaves du travail, du profit, de leurs idées. Pour lui : « Abolitionism expresses the fellow-feeling of slave for slave (p. 156), et les abolitionnistes, avec leurs « picked and prudent sentiments », « may be used for wrong but are useless for right » (p. 155). Ceci représente une satire des abolitionnistes, mais aussi de l'esclavage. Le Cosmopolitain est bien Black Guinea. Venu comme « ambassador from the human race » (p. 186), il veut représenter les hommes de tous les pays, de toutes les races. Comme Black Guinea, son aspect est caractérisé par l'adjectif « grotesque », « grotesque as all was » (p. 185), 11. « He sported a vesture barred with various hues, that of the cochineal predominating » (p. 185). 12. « A jaunty smoking cap of regal purple » (p. 185) ; [he sat] on a great stuffed chair crimson covered » (p. 314).

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qui rappelle Black Guinea décrit comme « a grotesque negro cripple » (p. 15). Une autre caractéristique de Black Guinea, stéréotype de l'époque d'ailleurs, le faisant apparaître comme un être jovial et gai, aimant rire et s'amuser. Cette gaieté est un des traits du President of the Black Rapids Coal Company. Il aime rire, boire, jouer ; fait preuve de gaieté (« genial humour ») (p. 74) aime « cheery company and gay tables » (p. 79). Comme Black Guinea, le cosmopolitain lui aussi apparaît comme un être jovial et gai, capable de « florid cordiality » (p. 197). Pour lui, « Conviviality is a good thing » (p. 251) et « geniality has invaded every department of life » (p. 224). Sa « boisterous hilarity » s'oppose au cynisme du Missourien Pitch. Il éprouve pour l'humanité entière, affection et sympathie : « a sense of fellowship ... I am philanthropos ... I love mankind, dit-il » (p. 186). Sa confiance en l'homme est illimitée, tous sont ses frères. « It is agreed we shall be brothers then » (p. 195) fait écho à la phrase de Black Guinea : « I'se going to see brodde* at der landing » (p. 16). Le Cosmopolitain représente le cœur, l'affectivité. De même que l'homme noir est souvent dans une tradition puritaine et anglo-saxonne, le symbole des forces de l'inconscient et de l'affectivité, le Cosmopolitain est a Cosmopolitan, a catholic man who, being such, ties himself to no narrow tailor or teacher, but federates, in heart as in costume, something of the various gallantries of men under various suns. Oh, one roams not over the gallant globe in vain. Bred by it, is a fraternal fusing feeling (p. 186).

Il remplit la même fonction que le Mississippi qui unissait les pèlerins « in one cosmopolitan and confident tide » (p. 14) ; « tide » et « ties » ont une racine commune. Il réalise une certaine unité. *

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L'argent, thème majeur du roman, est la préoccupation la plus importante des personnages. Black Guinea était « the subject of alms-giving » (p. 17). On retrouve le marchand qui avait montré de la compassion pour Black Guinea au chapitre trois, plus tard. Sollicité par un demandeur, il lui donne de l'argent « with an air studiously disclamatory of alms taking » (p. 32). Dans les deux cas, Black Guinea et l'homme en deuil (« the man with the weed ») reçoivent de l'argent et il y a évidemment un écho au niveau des mots. Le mendiant qui interrompt la conversation du Cosmopolitain et du philosophe au chapitre XXXVI est décrit ainsi : « A crazy beggar, asking alms ... though ragged and dirty » (p. 273). Le thème de l'argent suggéré par « beggar-asking alms » renvoie à Black Guinea demandant la charité « alms giving and alms taking ». Le Cosmopolitain introduit le thème de l'argent dès la première phrase qu'il prononce : « A penny for your thoughts » (p. 183), dit-il au Missourien, ce qui semble en fait renverser le schéma de la première partie du récit où le personnage se servait des mots pour extorquer de l'argent. Lui aussi pourtant essaie de tromper son prochain lorsqu'il refuse de

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payer le barbier. Cette volonté de tromper, d'abuser son prochain liée d'ailleurs par opposition à l'idée de la confiance — évoquée par le nom du bateau Fidèle, la répétition de mots tels que « confidence », « trust », « distrust », « faithful », « faithfulness », « faithless », est au centre même du roman. Black Guinea est-il un imposteur (« a spurious case ») (p. 18), un Blanc déguisé en Noir (« a white masquerading as a black ») (p. 47) ? Tous les personnages sont à un niveau ou à un autre des imposteurs. « Look you », dit le Missourien, « are you Jeremy Diddler n° 3 ? » — et le Cosmopolitain de répondre : « Jeremy Diddler ? I have heard of Jeremy Diddler the prophet and Jeremy Taylor the Divine but your other Jeremy is a gentleman I am unacquainted with » (p. 191). Réplique qui est une allusion directe à l'accusation portée contre Black Guinea : « You may be some sort of black Jeremy Diddler » (p. 18). La phrase « You are Diogenes in disguise, Diogenes masquerading as a Cosmopolitan » (p. 195) est à rapprocher de « A white masquerading as a black » (p. 47), et établit une relation entre Black Guinea et le Cosmopolitain, de même que l'idée que « his outside is but put on » (p. 221) insiste sur le côté superficiel de la couleur noire. Diogène, philosophe athénien du quatrième siècle, fut à l'origine de la secte des Cyniques. Aristote le surnomma le Chien, ce qui renvoie évidemment à Black Guinea qui, au chapitre III, s'appelle lui-même chien ou est traité comme tel par la foule. Bien d'autres caractéristiques de Diogène suggèrent Black Guinea. Devenu esclave, Diogène déclara que son métier était de gouverner les hommes, si bien que son maître le nomma précepteur de ses enfants. Ainsi le Cosmopolitain se croit chargé de la mission d'éduquer les hommes comme Diogène. Le Cosmopolitain se baptise citoyen du monde. Diogène s'était donné pour mission de dénoncer la fausseté de la plupart des conventions et des croyances couramment admises. Ceci renvoie au nom même de Black Guinea dans le sens de fausse monnaie. Qui est donc le Cosmopolitain ? Le Missourien l'accuse d'être « another of them » (p. 192), c'est-à-dire d'être un imposteur. L'idée de transformation, de mutation, de mimétisme est suggérée par les animaux auxquels le Cosmopolitain est associé ; il y a d'abord le singe (« ape », « monkey », « chimpanzee ») qui sans être un homme, s'en rapproche considéremment et est capable d'imitation remarquable. Le Cosmopolitain est associé au serpent, animal qui change de peau à chaque saison, mâle et femelle à la fois. Le Cosmopolitain est la somme de toutes les impostures et de toutes les transformations. Il réalise l'unité des contraires ; venu de l'Est en même temps que le soleil, il symbolise aussi l'Ouest et réconcilie ces deux extrêmes. Que peut-on conclure de ce livre déroutant ? Comme le dit le Cosmopolitain : « You can conclude nothing absolute from the human form » (p. 313). Tout est relatif ; en fait : « Nobody knows who anybody is » (p. 271). Il n'y a rien de fixe, pas de point de repère rassurant. La seule chose à faire est de « take a part, assume a character, stand ready in a sensible way to play the fool » (p. 188). Il y a là un ton désabusé et l'utilisation du paradoxe à son point limite. Black Guinea n'est en

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fait qu'une partie d'un tout. Il est à la fois Noir et Blanc. Il est appelé à plusieurs reprises « an impostor, a scoundrel, a knave, a Jeremy Diddler, a trickster », mais il a « an honest black face » (p. 15). Le jeune garçon qui apparaît dans le dernier chapitre du roman nous semble un personnage très ambigu ; il est pourtant une clé de ce roman. Voici comment Melville le décrit : His face too wore such a polish of seasoned grime that his sloe eyes sparkled from out it 'like lustrous sparks in fresh coal ... he laughed through his grime (p. 339).

Le « fresh-coal » rappelle Black Guinea. Le mot « grime » était apparu au cours du roman sous la forme de « grim-grimy ». Quel est son sens exact ? « Grime » signifie poussière de charbon, poussière de suie qui vous rentre dans la peau 13. L'adjectif « grim » signifie sinistre menaçant, cruel et « grimy » : sale, encrassé, noirci. Voilà qui rétrospectivement crée un lien, une continuité entre bien des personnages décrits comme « grim ou grimy » ; en particulier le soldat « with his grimy regimental coat » (p. 129). Le mot « grime » renferme presque tous les attributs de la couleur noire : la suie — la saleté — le charbon et rejoint l'idée de Melville selon laquelle la couleur noire est quelque chose d'extérieur, des « particules noires » déposées sur la peau : idée reprise par le mot « polish » substance qui sert à faire briller, puis ensuite dans le texte même par le mot « lustrous », du mot « lustre » = bright, light. Ce petit enfant noir, de crasse ou simplement noir de peau, dont les yeux sont noirs, puisqu'ils évoquent les prunelles et luisent comme du charbon incandescent, symbole de vie, va apporter une solution à l'énigme. Peut-être n'est-ce pas une simple coïncidence s'il apparaît dans le dernier chapitre, entièrement dominé par le thème de la recherche de la sagesse ? Cet enfant rappelle le mendiant à l'air égaré (« the crazy haggard beggar ») parce qu'il est lui aussi vêtu de haillons. Ses yeux noirs, comparés à des prunelles, évoquent les boucles brunes du mendiant. La saleté de ses vêtements et de son visage reprend en négatif l'idée d'immaculé « spotlessness », qui semble être la condition du Blanc. Comme l'étranger du premier chapitre, ce jeune garçon est seul, il vient on ne sait d'où. Il semble plus vieux que son âge, raisonne mieux que le vieillard et il y a dans ses yeux « a wink of infinite knowingness not uninteresting to consider in one of his years » (p. 341). Contrairement à tous les autres personnages du livre, sauf le barbier et le « herb doctor », d'ailleurs personnages relativement positifs pour Melville, il ne propose rien pour rien. Il vend, il y a une certaine insistance sur les « mots » « sell » — « trade ». Pourtant il dit : « Look a lie and find the truth » (p. 341), alliant ainsi deux choses contradictoires. Il ne veut pas tromper le monde ; il vend quelque chose d'utile mais qui va semer le doute, la méfiance dans l'esprit du vieillard. Puis, il disparaît englouti par les ténèbres comme tous les autres personnages. 13. L'Oxford English Dictionary dit « grime : soot, smut, coal, dust, or other black particles deposited or ingrained in some surface especially the human skin ».

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Il semble difficile de faire de ce livre un traité raciste, car en effet, Melville va jusqu'à nier absolument les différenciations raciales. La couleur de la peau n'est qu'un masque supplémentaire, « paint » — « a dye » — « some grime ». La nature humaine est une, le Noir et le Blanc n'existent pas en tant qu'entités séparées, mais font partie d'une race commune ; c'est ce que montre la dernière page du livre où Melville symboliquement réconcilie le Blanc et le Noir, la lumière et les ténèbres. The next moment the waning light expired and with it the waning flames of the horned altar and the waning halo round the robed man's brow ; while in thé darkness which ensued, the cosmopolitan kindly led the old man away (p. 350).

Le mot « darkness », lié à « kindly » a quelque chose de rassurant. C'est sur cette vision rassurante d'une obscurité bienveillante — celle des entrailles fertiles de la terre, celle qui entoure le foetus avant la naissance — que se termine The Confidence-Man. DOMINIQUE

ARNAUD-MARÇAIS

II

WILLIAM FAULKNER

Absalom, Absalom !

Le titre biblique n'est pas fortuit, car le roman de Faulkner ressemble organiquement à l'histoire de la maison de David à qui il fut promis : « Thine House and thine Kingdom shall be established for ever before thee ; thy throne shall be established for ever 1 ». Le thème de la grandeur et de l'établissement d'un royaume perpétuel constitue aussi le grand dessein de Thomas Sutpen dont le rêve monomaniaque se condense dans la création de Sutpen's Hundred et la perpétuation de son patronyme chez une descendance blanche. La relation biblique se poursuit au niveau du schéma familial avec la division intestine dans la famille même de Sutpen, entre les Blancs et les Noirs, entre époux et épouse, entre frères, et qui entraîne, à l'instar de l'histoire de la Maison de David, la chute de la Maison de Sutpen. Egalement, le problème de l'inceste se retrouve dans ce présent contexte, en présentant cependant quelques variantes. On pourrait comparer les trois enfants de David — Amnon, Tamar, Absalom — aux trois enfants de Sutpen, Charles Bon, Judith, Henry Sutpen, et rappeler l'acte incestueux entre Tamar et Amnon qui conduit Absalom à venger sa sœur et à tuer son frère. Quant au problème de l'inceste dans Absalom, Absalom !, il appartient au domaine de l'imaginaire et de l'incertain. Nous verrons dans notre analyse que le rapport incestueux entre Judith et son demi-frère Charles Bon n'a jamais été consommé, et nous analyserons le désir d'Henry de se métamorphoser en Charles, à une époque où Henry ignore que Charles est leur demi-frère. A cause de cette inclination, Henry nous force à supposer en lui des tendances incestueuses. Nous parvenons au point culminant avec l'acte fratricide : Est-ce la peur ou le dégoût qui pousse Henry à tuer Charles, ou est-ce son préjugé racial qui ne peut tolérer une relation interraciale ? Ainsi la formulation du titre devient très claire, car la répétition apostrophique du nom Absalom, Absalom ! « gullivérise » l'histoire de la maison de David et celle d'Absalom en

1. 2 Samuel 7, 16 ( T h e Holly Bible, King James Version).

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doublant la thématique biblique d'un problème ontologique et surtout racial. Tel un glas, le titre Absalom, Absalom ! annonce toute la tragédie des relations humaines et semble émettre un écho qui se répercute sur les générations présentes et futures, quand celles-ci considèrent la race avant de considérer la condition humaine, ou agissent selon leur raison et non selon leur cœur. Ce titre hautement explicite, fatal inducteur de la damnation qui s'abat sur Sutpen's Hundred, imprègne tout d'abord le personnage de Sutpen. Né et élevé dans les montagnes, Thomas Sutpen incarne parfaitement le « frontiersman » dont la condition sine qua non repose dans l'acquisition d'une propriété et dans une prospérité bien établie, et qui se révèle rapidement au jeune Thomas Sutpen dès qu'il quitte les montagnes pour s'installer avec sa famille sur la côte. Ignorant la notion de caste, le critère de race, et la valeur de l'argent, le jeune Sutpen se voit soudainement propulsé dans un monde créé sur des bases sociales et raciales et, en. même temps, il se voit catapulté au rang des pauvres Blancs. Sa première expérience sociale s'accompagne d'une expérience raciale quand son père l'envoie chez un des riches planteurs blancs et qu'il est éconduit par un domestique noir, car il a voulu entrer par la porte de devant. Comme les Noirs, les pauvres Blancs ne doivent utiliser que la porte de derrière. Subitement conscient de sa nudité sociale, le jeune Sutpen refuse d'être étiqueté pauvre Blanc — ou, pour utiliser le vocable anglais, « poor trash » —, rejette toute restriction qui le condamnerait à végéter dans un même schéma social, et part pour les Antilles dans l'espoir de faire fortune, d'avoir lui-aussi une grande maison et un nom respecté par tous. Aux Antilles, Thomas Sutpen travaille comme surveillant pour un planteur de sucre et plus tard épouse sa fille Eulilia Bon de qui il aura un fils, Charles Bon. Il les répudie tous les deux quand il s'aperçoit que sa femme a du sang noir et les abandonne aux Antilles pour retourner en Amérique. Devenu riche, il peut s'installer à Jefferson, Mississippi, et prendre femme, puisque l'argent et le mariage avec une femme blanche s'avèrent être la matérialisation de son grand dessein. Cinq ans après son installation à Jefferson, en 1838, Thomas Sutpen semble finalement être capable de concrétiser son dessein en épousant Ellen Coldfield, de souche anglo-saxonne et issue d'une bonne famille. Henry et Judith, les enfants de ce second mariage, sur lesquels Sutpen fonde tous ses espoirs, font échouer ce dessein : ils restent sans enfants et ainsi mettent fin à la perpétuation du nom. Le dessein de Sutpen échoue pour la deuxième fois, mais rebondit dans une troisième tentative avec la sœur d'Ellen, Rosa Coldfield. Il n'y aura pas de troisième mariage ; seulement un essai, une expérience et si Rosa donne un fils à Sutpen, il l'épousera. Rosa refuse cette proposition outrageante et laisse un Sutpen acculé par le temps et en peine d'héritier, mais non découragé, car il mise maintenant sur Milly Jones, la petite fille de Wash Jones, squatter, homme à tout faire de Thomas Sutpen. Il la rejette quand elle accouche d'une fille en déclarant vilement : « Well, Milly ; too bad you're not a

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mare too. Then I could give you a decent stall in the stable 2 ». Bien que Wash Jones admire et idolâtre Sutpen, il ne peut tolérer une telle insulte ; fou de rage il s'arme d'une faucille et abat Sutpen. Ce meurtre met fin à tout espoir d'une descendance blanche, à la perpétuation du nom Sutpen, mais il n'abrège en aucune manière la lignée noire qui semble plus féconde. Généalogiquement, la troisième génération se marque par la naissance de Charles Etienne Saint Valéry, fils de Charles Bon et de l'octavonne ; par son mariage avec la femme la plus noire et la plus laide, « a coal black and ape-like woman » (p. 205), Charles Etienne a un fils Jim Bond, le dernier des Sutpen, de sa race, car Blancs et Noirs ont disparu à jamais. En récupérant l'histoire biblique, William Faulkner la développe sur des bases raciales puisque la déchéance morale de Sutpen, les préjugés des autres protagonistes et la décadence de Sutpen's Hundred se cristallisent dans le même problème : celui de la race. Le point de départ de la chute de Thomas Sutpen se localise dans la répudiation de son fils Charles Bon, non par haine ou animosité personnelles contre la race noire, mais plutôt conditionné par tout un système de caste qui rationalise la définition sociale de la race noire. La reconnaissance du fils, né de ce premier mariage, ou le consentement au croisement des races anéantiraient son dessein tout en jetant le nom Sutpen dans l'anonymat, puisqu'une goutte de sang noir condamne l'individu à être racialement noir, ethniquement inférieur, socialement handicapé et confiné dans la plus basse des couches sociales. Sutpen connaît les règles du jeu du Sud et sa monomanie le force à les accepter. Les adhérents à la théorie aryenne peuvent arguer que Faulkner adopte également la thèse de l'anti-amalgation et la doctrine de la pure race blanche en refusant de créer le mariage entre Judith et Charles Bon. Le mariage Judith-Bon entraînerait les mêmes conséquences que la consécration du premier mariage de Sutpen avec Eulilia ; or le problème n'est pas émotionnel ni affectif ; il est socialement et froidement raisonné. L'apparition du dernier descendant, Jim Bond, au nom stéréotypé, pourrait fournir une arme aux théoriciens racistes, car l'enfant est idiot 3 . L'idiotie de Jim Bond n'est évidemment pas la conséquence du métissage, faible argument de mauvaise foi. On doit plutôt l'imputer au système social entier. C'est l'éthique des Blancs qui dans un certain sens est responsable de l'idiotie de Jim Bond, car elle a d'abord créé la couleur. Comment peut-il vivre avec lui-même quand la société ne le reconnaît pas, une non-reconnaissance au sens littéral. L'idiot de Sutpen's Hundred qui rôde autour de la maison en hurlant comme une bête donne la note finale du livre ; les hurlements résonnent comme les cris d'un solitaire, état fatal de tous ceux qui possèdent « une goutte de sang noir ». 2. Absalom, Absalom !, New York, Random House, Modern Library Edition, 1936, p. 286. Toute citation se réfère à cette édition ; le numéro de la page sera indiqué entre parenthèses dans le texte. Sauf indications contraires, c'est nous qui soulignons. _ 3. Les racistes présentent comme argument que tout métissage entraîne des troubles physio-psychologiques.

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William Faulkner veut montrer la faillite morale des Blancs, l'atrophie de leurs sens et de leurs sentiments, la perte de leur propre individualité due à leur refus de voir celle du Noir 4 . L'analyse des symboles, des images et des vocables insistera constamment sur ce phénomène de rapetissage psychique, clairement manifesté chez Rosa Coldfield, latent chez Henry Sutpen, perceptible chez Ellen, irrégulier chez Judith. En outre, l'auteur aborde la démystification de la femme blanche du Sud en commençant par Ellen, qui est rarement mise en contact avec les Noirs, sauf pendant la scène du mariage. Mais une fois mariée, Ellen se perd dans l'immensité de Sutpen's Hundred, représentant le prototype de la femme blanche, « the lily-white woman » — selon la définition américaine —, idéalisée et sacralisée par l'homme blanc. Intouchable et intouohée, Ellen incarne une espèce de poupée, d'objet, et finalement de momie. L'engourdissement biologique d'Ellen s'apparente à l'engourdissement caractériel de sa sœur Rosa et toutes deux souffrent du même blocage physique et sensoriel qui les stérilise et les condamne à une vie anormale et antinaturelle. Quand nous étudierons le troisième protagoniste féminin, Judith, nous noterons les mêmes symptômes pathologiques mais cependant guérissables. La désacralisation de la femme blanche fait culminer notre sujet de recherche, puisque, à travers elle, se profile la notion du décorum du Sud avec ses images archétypes de supériorité blanche, de suprématie blanche, de pureté blanche. En brisant l'icône de la femme blanche, l'auteur démantèle l'idéologie blanche, souveraine dans le Sud, et élabore en même temps un des grands renversements dans le domaine des stéréotypes en synchronisant parallèlement la destruction du mythe du Noir. L'étude de l'image du Blanc reste inséparable de celle du Noir. Au niveau structural, Absalom, Absalom ! suit un mouvement cyclique matérialisé par la construction de la maison, qui symboliquement correspond à une création cosmogonique et présuppose un chaos primitif, et par la destruction de la maison, c'est-à-dire le retour à l'état chaotique primordial. Nous observerons aussi la même résurgence cyclique dans l'histoire de Sutpen, quand il quitte les montagnes et descend dans la Vallée, équivalent symbolique de la chute, et qu'il construit Sutpen's Hundred — acte de création — pour finalement disparaître violemment, sans avoir pu accomplir son dessein et entraîner dans sa chute tout Sutpen's Hundred. Sur le plan de la narration, Rosa Coldfield introduit l'histoire en septembre 6 , le neuvième mois de l'année, symboliquement et 4. Gunnar Myrdal qualifie cet engourdissement psycho-physiologique de « dwarfing » : « Whether they know it or not, white people are dwarfing their minds to a certain extent by avoiding contact with colored people », cf. An American Dilemna : The Negro Problem and Modern Democracy, New York, Harper & Brothers, 1944, p. 644. 5. Il est intéressant de mentionner la conception faulknérienne de nature définie par l'auteur lui-même comme « mind that spawns and produces ... it still will produce something — a force, a blind force that by its own standards is neither good nor bad ». Cf. Richard Adams, « Faulkner and the Myth of the South ». Mississippi Quarterly, vol. XIV, 1961, p. 134. 6. Le mois de septembre met aussi en évidence l'image du troisième cycle du zodiaque. Le thème de la moisson entraîne l'image de terre fécondé, de richesse, de création. L'analyse détaillée de Rosa nous présente justement la narratrice comme l'anti-image de fécondité. Il semble que sa personnalité même annule toutes les forces

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organiquement, la fin du cycle et le début d'une nouvelle création, et elle la termine en décembre, dernier mois de l'année, messager symbolique de la mort. Ces trois manières schématiques de présenter Absalom, Absalom ! se polarisent autour de cette phase fondamentale : domination du chaos-création-chaos, qui met en évidence la cassure du schéma rythmique du cycle, puisque du chaos, nul acte de création nouvelle n'apparaît. La réduction du mouvement circulaire engendre la qualité négative de Sutpen's Hundred qui exprime alors le lieu du déclin, de la stérilité et de la terreur, en vouant les caractères à un enlisement sans espoir de régénération. Sutpen's Hundred — microcosme du Sud — s'inscrit dans un cercle amputé et renferme en lui les germes de la décadence et du pourrissement auxquels les Blancs sont condamnés. Quand Rosa commence sa narration, le lecteur est brutalement jeté dans un univers concentrationnaire, « dim, hot airless », « yellow slashes full of dust motes ... flecks of the dead old dried paint itself blown inward from the scaling blinds » (p. 7), qui étouffe toute vie ambiante en l'imprégnant de signes telluriques et mortuaires, où l'air est congestionné par « the dim coffin-smel'ling gloom sweet and oversweet with the twice bloomed wistaria » (p. 8), et où les oiseaux émettent « a dry vivid dusty sound » (p. 7). Nous remarquons que ces oiseaux sont linguistiquement désignés en anglais par le mot « sparrow », apparenté au latin « parra », signifiant oiseau de mauvais augure. Les connotations de malheur figurant dans l'étymologie de « sparrow » renforcent tout le contexte lugubre : « gloom » avec pour variante phonétique « doom », « coffin-smelling » que l'on peut remplacer par mort ou odeur de cadavre, « airless », équivalent d'absence d'air, c'est-à-dire de vie, et finalement la couleur jaune (« yellow »), ou suggestion du jaune (« dust »). C'est sur cette toile de fond que se dégage le personnage de Thomas Sutpen, créateur de Sutpen's Hundred, et avec lequel nous commencerons notre étude.

THOMAS SUTPEN La plupart des critiques allèguent que Thomas Sutpen incarne le Sud, en se basant sur les faits et les actions du personnage. Cependant, aucune analyse étymologique du nom Sutpen n'a été encore entreprise. L'étude du nom et l'analyse du symbole « hundred », présent dans Sutpen's Hundred, nous fournissent un matériel excessivement riche qui nous permet de comprendre l'homme et mieux encore l'image du Sud à laquelle il s'assimile. Puisqu'il ne fait aucun doute que Sutpen représente le Sud, nous commencerons par discuter le rapport existant entre South et la première partie du nom : sut. créatrices, en les étouffant, en les réduisant en poussière. Noter la récurrence du terme dust. Il est intéressant de mentionner aussi le signe de la Vierge. Au niveau de l'histoire Rosa reste vierge, mais d'une manière ironique, elle ne représente pas la vierge qui aura plus tard le pouvoir de créer. Tout espoir de nouvelle création est avorté déjà dans son nom (cold-field : champ mort).

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L'histoire philologique de South apparaît comme telle : vieil anglais : sud ; — vieux saxon : sûth ; — moyen bas-allemand : sût ; — basallemand : sud. L'analyse étymologique de « South » nous permet de voir dans la particule « sut » une référence au sud. Les autres interprétations de sut tendent à renforcer cette hypothèse. Il est exact que nous nous attacherons surtout aux images et aux symboles qui se rapportent à Thomas Sutpen, mais nous constaterons combien l'homme et sa création Sutpen's Hundred rentrent dans le même schéma paradigmatique. L'analyse symbolique de « Hundred » ne fera que confirmer cette hypothèse et parachèvera l'idée générale de ce chapitre, à savoir Thomas Sutpen, miroir du Sud. La particule sut, prononcée maintenant [sat], avait pour phonétique originelle [sut] que nous retrouvons dans « soot » la suie, la combustion, la saleté. A ce niveau, nous devons déjà mentionner la connotation de couleur : noir charbonneux. Au niveau sémantique « soot » s'aimante vers « dirt ». Le Webster's Dictionary offre deux définitions de « dirt » qui nous intéressent principalement ici, et qui s'enchaînent parfaitement dans la constitution de Thomas Sutpen. Le dictionnaire définit « dirt » comme « consisting of dust », et enfin « land as property ». Les éléments de souillure, de saleté au niveau physique et moral se trouvent corroborés par diverses métaphores et images, surtout créées par Rosa Coldfield, qui inconsciemment associe le Noir et Sutpen. Ainsi, le campe-t-elle comme « stark naked save for a coating of dried mud » (p. 35), « stark naked beneath the croaching and pervading mud ... plastered over with mud » (p. 37), ou elle identifie son visage à « a glazed clay » (p. 33). La matière de la boue (« mud ») et de l'argile (« clay ») renvoie à la terre (« dirt ») et à l'eau connotant les signes de saleté, de tache et une couleur terne. Ces éléments se poursuivent dans la propriété de Thomas Sutpen, « a shadowy miasmic region » (p. 69-70). Obscurité, miasmes, pestilence constituent le monde souterrain de la maison de Sutpen où l'homme semble être propulsé dans un perpétuel mouvement descendant « from abysmal and chaotic dark to eternal and abysmal dark completing his descending » (p. 171). Ce schéma se renforce par l'image du dragon auquel il est comparé et qui l'oppose à son fils Charles Bon identifié au phénix (p. 74). Interprétées alchimiquement, ces deux figures s'incorporent dans une pyramide dont le sommet constitue les sphères lumineuses et accueille le phénix, tandis qu'à sa base se trouve le dragon. La notion de combustion se concrétise dans les deux incendies. Le premier a lieu à Haïti et détruit la plantation de sucre où le jeune Sutpen travaillait. Quant au deuxième incendie, il met fin à la propriété de Sutpen's Hundred qui disparaît dans les flammes. Cependant ces deux conflagrations ne sont pas les seuls motifs de la notion de « soot », de combustion, de suie. Tout au long de l'histoire, il existe un feu latent, dévastant intérieurement, attaquant tout l'environnement de Sutpen's Hundred et se perpétuant, puisque trente et un ans plus tard Quentin respire « a dark dead furnace-breath of air » (p. 372).

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Tout le Sud semble se consumer en léguant son lourd héritage à Quentin, qui se voit comme « a barracks ... still recovering ... from the fever which had cured the disease, waking from the fever without even knowing that it had been the fever itself which they had fought against and not the sickness, looking with stubborn recalcitrance backward beyond the fever and into the disease with actual regret, weak from the fever yet free of the disease and not even aware that the freedom was that of impotence » (p. 12). Le mot « fever » fait écho à « oven's fever » (p. 33), et indirectement à « furnace » (p. 32), stigmates apparents chez Sutpen. Après son expérience aux Antilles, « a furnace experience » (p. 32), il arrive à Jefferson, frappant la communauté par son teint terreux (« pottery », p. 33) et par un visage « colored by that oven's fever either of soul or environment » (p. 33). Cette brûlure interne se développe, se propage et consume tout Sutpen's Hundred prise d'une fièvre pathologique. Dans les pages suivantes de notre analyse, nous essaierons de souligner constamment cette maladie endémique qui atteint la propriété de Sutpen et accable tous les habitants d'une aridité affective, d'un désert psychique. Le deuxième membre du nom Sutpen, pen, signifie toute plantation aux Antilles et désigne aussi tout lieu habité par les Noirs ou toute plantation ou toute place utilisée à la vente des esclaves noirs 7 . Ces deux interprétations sont dépendantes l'une de l'autre car elles constituent la deuxième période, excessivement importante pour comprendre Thomas Sutpen (la première période couvre le mouvement migratoire de sa famille, quand ils quittent les montagnes et descendent dans la vallée). Il semble tout à fait plausible que le jeune Thomas ait choisi le nom de Sutpen quand il était aux Antilles, ou après l'incendie qui a ravagé la plantation de sucre et qui l'a fortement traumatisé. La plantation, symbole de la soi-disant suprématie blanche du Sud, et qui entraîne naturellement l'exploitation des Noirs, traduit le grand dessein de Thomas Sutpen, plus qu'elle ne traduit ses sentiments humanitaires. II s'avère difficile de définir la conception raciale de Sutpen et, à l'instar de William Clark qui demandait « Is King David A Racist ? 8 », nous pouvons aussi poser la question : « Is Thomas Sutpen a racist ? ». Pour cela, reportons-nous directement à l'épisode de l'incendie de la plantation : And the fields too, blazing and smoking : he said how you could smell it, you could smell nothing else, the rank sweet rich smell as if the hatred and the implacability, had intensified the smell of the sugar (p. 249).

L'odeur du sucre s'échappant de la terre (« dirt »), plus suggestive de l'odeur du sang que celle de saccharine, a l'effet d'un gaz asphyxiant qui va poursuivre Sutpen toute sa vie puisqu'il refuse de prendre du sucre, devenu pour lui le symbole de toute une vie humaine. Lors de cette 7. L'interprétation de pen peut entraîner l'idée de pénitencier, penitentiary, dont la forme abrégée donnerait pen, et qui serait une référence à la prison de Old Bailey où le père de Sutpen fut incarcéré. 8. Cf. l'article de William Clark, intitulé : « Is King David a Racist ? » University Review, 34, n° 2, December, 1967.

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conflagration, il sent la terre s'humaniser, vibrer, se mouvoir, respirer et crier toute l'injustice humaine. A little lost island in a latitude which would require ten thousand years of equatorial heritage to bear its climate, a soil manured with black blood from two hundred years of oppression and exploitation until it sprang with an incredible paradox of peaceful greenery and crimson flowers and sugar cane sapling size and three times the height of a man and a little bulkier of course but valuable pound for pound almost with silver ore, as if nature held a balance and kept a book and offered a recompense for the torn limbs and outraged hearts even if man did not, the planting of nature and man too watered not only by the wasted blood but breathed over by the winds in which the doomed ships had fled in vain, out of which the last tatter of sail had sunk into the blue sea, along which the last vain despairing cry of the woman or child had blown away- the planting of men too ; the yet intact bones and brains in which the old unsleeping blood that had vanished into the earth they trod still cried out for vengeance (p. 251).

Figurant comme un réquisitoire cinglant, nous sommes en droit de questionner la validité de cette scène, qui peut effectivement reconstituer l'état nauséeux de Thomas Sutpen, mais qui peut, également, être le fruit de l'imagination du narrateur. Si cette scène fonctionne comme un plaidoyer, alors pourquoi Sutpen répudiera-t-il sa femme et son fils Charles Bon ? Il se peut qu'à cette époque Sutpen ait été touché par le sort des Noirs, mais il est certain que sa froide raison calculatrice dompte rapidement des sentiments qui handicaperaient son dessein, car « to combat them [the rich whites] you have got to have what they have that made them do what the man did. You got to have land and niggers and a fine house to combat them with » (p. 238). Ainsi est conçue Sutpen's Hundred, la propriété de Thomas Sutpen. Il matérialise son dessein, « creating the Sutpen's Hundred, the BE SUTPEN'S HUNDRED like the oldentime BE LIGHT » (p. 9 ) . La particule « sut » sémantiquement interprétée comme « land as property » se trouve ici corroborée. Le nombre cent symbolise le principe d'individualité, les qualités distinctes qui appartiennent au tout ; en conséquence, Sutpen's Hundred incarne le microcosme du Sud, qui rappelle étrangement Sodome et Gomorrhe où « the smoke of the land went up like the smoke of a furnace9 ». Une pléthore d'images se satellisent autour d'un vocabulaire suggérant la stérilité, l'obscurité, la négation de la vie 10. La recherche 9. Genesis, 19-28 (The Holy Bible, King James Version 1611). 10. Il est intéressant de noter les connotations analogues qui marquent le jardin de l'homme blanc dans The Bear, et que l'auteur compare à « a lightless and gutted and empty land » (The Bear, dans Go Down, Moses, Penguin Edition, London, 1964, p. 222). Il semble que toute terre (« dirt ») achetée ou acquise par la violence et la malhonnêteté de l'homme blanc, exploitée sur des bases inhumaines, se trouve fatalement vouée à la désolation, la stérilité et retourne symboliquement à un état excrémentiel (« dirt »). Nous pouvons interpréter « mud », la boue, en relation avec « dirt », dans son sens de saleté excrémentielle (moyen anglais : dirt drit ; vieux norvégien : drit, excrément) et comme définition de « dirt » : « any unclean or soiling matter as mud, dirt » (cf. le Webster's New World Dictionary). Joel Kovel dans White Racism : A Psychohistory, New York, Pantheon Books, 1970, trace le schéma suivant, qui met bien en valeur la relation Noir/excrément :

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lexicale met en valeur la fréquence du vocable « shell », qui symboliquement définit le cercueil et décrit ici la maison de Sutpen, « that shell of a house » (p. 42). Le symbole s'enrichit par l'apport sémantique de « rotting » (p. 213 et p. 364), de « marooned and forgotten » (p. 132), qui caractérisent cette désolation ambiante, cet état de perte et de pourrissement que l'on retrouve formulés dans « in the house an introvertible affirmation for emptiness, desertion » (p. 85), et dans les deux images suivantes : « gaunt and barren household ... decaying house » (p. 197) et « quite deadly mud-castle household » (p. 93). « Gaunt » valorise négativement la création et le créateur dont le visage apparaît comme « gaunt to emaciation » (p. 32). L'étude détaillée de l'œuvre de Faulkner nous permet de noter la haute fréquence de ce terme dans un contexte réservé socialement aux Blancs ou à ceux qui adoptent le code des Blancs. Un code fragile, rongé, facilement détruit à la base comme le prouve l'image du « deadly mud-castle » qui traduit la maison en un château de boue avec pour créateur un homme dont les cheveux possèdent « that peculiar mouse-like shade ... on which the sun does not often shine » (p. 65). La mention des cheveux n'est aucunement fortuite puisqu'ils symbolisent la puissance, le pouvoir, la possession. Dans ce cas présent, nous constatons la négation de ces qualités, rendue par « mouselike » et la proposition négative « does not often shine ». « Mouse » qui fait écho à « rat » et « troglodyte » — deux images analysées plus loin — accentue l'aspect incisif et exterminateur en relation avec un état de pollution ; la proposition négative exprime l'absence de lumière. Jetée dans une obscurité insalubre, anormale et non naturelle, Sutpen's Hundred se distingue comme « [a] shadowy miasmic region » (p. 69), « a miasmic and spirit-ridden forest » (p. 93). Cette mort dans la vie, cette désarticulation et ce délabrement intrinsèquement inhérents aux personnages et à la maison elle-même culminent dans l'image finale des « four gutted chimneys » (p. 376), explicite de l'éventration totale du microcosme du Sud et de son retour au chaos u . Créateur de Sutpen's Hundred, Thomas Sutpen est aussi le créateur des protagonistes vivant à Sutpen's Hundred, le grand Horloger qui règle le destin de chacun. Ce caractère omnipotent et quasi-divin se remarque dès l'arrivée de Sutpen à Jefferson : Out of quiet thunderclap he would abrupt (man-horse-demon) upon a scene peaceful and decorous as a schoolprize water color, faint sulphur-reek still in hair clothes and beard... Immobile, bearded and hand palm-lifted the horseman sat... the up-palm immobile and pontifie, creating the Sutpen's Hundred, the Be Sutpen's Hundred like the oldentime Be Light (p. 8 ; italiques de Faulkner).

Arrivée fantastique au seuil de l'apparition et magnifiée par le mouvement de la main : sa main levée, aux connotations bibliques, black man as father —» as child —*• as body —» as penis —» as feces as inanimate thing, as nothing, invisibility (cf. p. 91 ; cf. également les pages 101-102 qui traitent de l'impact du symbole de « dirt » sur le raciste). 11. Nous pouvons considérer le nombre quatre associé aux cheminées comme le symbole des quatre points cardinaux.

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ajoute à la divinité de Sutpen et l'auréole d'un halo extraordinaire. La ville pressent un grand renversement et le bouleversement du caractère pastoral de Jefferson, vue comme « a school-prize water color ». La prémonition d'un cataclysme est corroborée par l'absence de mouvement car Sutpen est perçu dans moment figé « out of quiet thunder-clap ». Cette image nous donne un exemple frappant de l'écriture faulknérienne, car a priori les deux mots se contredisent. En fait, ils impliquent un événement apocalyptique qui se trouve exprimé dans « quiet » — latin quietus — connotant la mort, et dans « thunderclap » qui suggère le mouvement violent physique et sensoriel. Le tryptique « man-horsedemon » renforce cette vision apocalyptique et phénoménale et s'identifie au schème de l'Apocalypse. Apparente dès l'ouverture du livre, cette trilogie se réduit et reste présente tout au long de l'histoire sous la forme d'un diptyque « man-horse » dont les motifs percutants se recueillent dans la citation suivante : The proud galloping image merge and pass, galloping through avatars which marked the accumulation of years, time, to the final climax where it galloped without weariness or progress, forever and forever immortal beneath the brandished saber and the shottorn flags rushing down a sky in color like thunder (p. 288).

Le cheval, « isomorphe des ténèbres et de l'enfer 12 », structure l'homme Sutpen et son dessein et s'érige comme un symbole culturel et social de Sutpen's Hundred. En outre l'image zoomorphe définit bien la course macabre et néfaste de Thomas Sutpen qui, pris dans l'engrenage hallucinant de son dessein, se trouve « as if he were run by electricity », (p. 42). Electrifié et électrocutant, il se condamne lui-même en entraînant les autres dans sa chute 13. Le schème de l'animation présent dans cette qualité hippomorphe se renforce par l'archétype de l'ogre, image de Kronos aux connotations de voracité sadique. Par trois fois, Rosa Coldfield le compare à un ogre M, ressuscitant ainsi le mythe de Kronos qui représente, d'après Vladimir Jankélévitch, la « résistance à la solution temporelle de la contradiction : l'ogre qui dévore ses propres rejetons dès leur naissance se cramponne follement contre le cours du devenir ... non seulement Kronos n'est pas le principe du temps mais il est bien plutôt la futuration congelée : Kronos stoppe le devenir 15 ». L'aura infernale et ténébreuse planant sur Sutpen's Hundred, superposée à la dévorante cruauté et à la frénésie de Sutpen, entraîne des signes symptomatiques d'amputation. Les yeux de Sutpen renvoient l'image de « pieces of a broken plate » (p. 45). L'assiette cassée équivaut à une cassure des sentiments, à un inachèvement caractériel et au schéma fêlé de sa vie. 12. Cf. Gilbert Durand, les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 78. 13. La date 1833 qui voit l'arrivée de Sutpen n'est pas une pure coïncidence, car un phénomène astrologique — « the falling of the star » — eut lieu à cette époque dans le Sud. 14. Cf. : « an ogre or a djinn ... this ogre or djinn » (p. 23) ; « ogre-shape » (p. 13). 15. La Mort, Flammarion, Paris, 1966, p. 100.

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Nous ne pouvons pas analyser l'arrivée de Thomas Sutpen sans étudier les Noirs qui l'accompagnent, mentionnés par Miss Rosa comme « his band of wild niggers like beasts half-tamed (p. 8) et par Compson comme « a wagonload of wild niggers » (p. 43). La terminologie, « wild », « beasts », « half-tamed », plus la haute valeur émotionnelle dans l'emploi du mot « nigger » déterminent le caractère des narrateurs, qui vont subitement confondre dans leur subconscient l'image de Sutpen avec celle des Noirs. Compson, prototype du gentilhomme sudiste, en racontant l'arrivée des Noirs et de Sutpen, retrace nostalgiquement le tableau du Sud : The same air in which the church bells had rung on that Sunday morning in 1833 and, on Sundays, heard even one of the original three bells in the same steeple where descendants of the same pigeons strutted and crooned or wheeled in short courses resembling soft fluid paintsmears on the soft summer sky... and there the stranger was ... man and beast looking as though they had been created out of thin air and set down in the bright summer sabbath sunshine ... face and horse ... the stranger's name went back and forth among the places of business and of idleness and among the residences in steady strophe and antistrophe : SUTPEN. SUTPEN. SUTPEN. SUTPEN (p. 31-32).

La teneur de paix, les accents élégiaques balancés par un mouvement ascendant pour aboutir au crescendo « there the stranger was » expriment tout l'effroi qui se produit dans la communauté de Jefferson. Sutpen et les Noirs agissent comme un électro-choc sur la ville prise de panique et de frénésie qui répète quatre fois « Sutpen. Sutpen. Sutpen. Sutpen 16 ». L'allitération en « s » répercute l'écho d'un sifflement maléfique, satanique et sinistre. Incontestablement la présence phénoménale de Sutpen et des Noirs horrifie la communauté, qui le considère rapidement comme « a public enemy » (p. 43). Le choc et la désapprobation éclatent ouvertement devant la conduite anti-sudiste de Sutpen, espèce de contre-courant de l'idéologie d'une démocratie « Herrenvolk » en vigueur au xixc siècle. Car Sutpen n'assume pas le rôle de surveillant ; il travaille avec les Noirs à la construction de Sutpen's Hundred et il ne fait aucune différence raciale entre ses travailleurs, l'architecte, « as much as a " slave " as any of Sutpen's black servants », et lui-même. Il ne craint pas non plus de se joindre aux Noirs dans des combats de coqs, ce qui pour les jeffersonniens constitue une violation du code moral du Sud, mais qui correspond parfaitement à l'esprit compétitif de Sutpen, lui permettant ainsi de développer toute sa force physique, critère suprême de l'individu dans la mentalité des « frontiersmen ». Cette force « to be measured by lifting anvils or gouging eyes or how much whiskey you could drink then get up and walk out of the room » (p. 226) s'assimile dans l'esprit des habitants de Jefferson avec la force virile des Noirs, autre stéréotype du mythe du Noir. Sutpen, travaillant avec les Noirs et comme les Noirs, embarrasse les jeffersonniens qui le voient comme 16. Le nom est répété quatre fois. Est-ce une coïncidence, ou pouvons-nous y voir un rapport commun avec les quatre bêtes de l'Apocalypse ? Cet emblème thériomorphe annoncerait la phase finale chaotique de Sutpen's Hundred, parallèle au chaos affectif, au morcellement des sentiments du personnage lui-même.

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Absalom, Absalom ! a man with a big frame but gaunt almost to emaciation, with a short reddish beard which resembled a disguise and above which his pale eyes had a quality at once visionary and alert, ruthless and reposed in a face whose flesh had the appearance of pottery, of having been colored by that oven's fever either of soul or environment, deeper than the sun alone beneath a dead impervious surface as of glazed clay. That was what they saw (p. 32-33)

et qui projettent leur fièvre viscérale sur ce qui les effraie. Malades du racisme, ils souffrent d'un sentiment d'insécurité, d'angoisse et d'un handicap mental perceptibles dans la déclaration faite par Compson : Because when he [Sutpen] came back this time, he was in a sense a public enemy. Perhaps this was because of what he brought back with him this time : the material he brought back this time, as compared to the simple wagonload of wild niggers which he had brought back before ... They [the inhabitants] just waited while reports and rumors came back to town of how he and his now somewhat tamed negroes had installed the windows ... and chandeliers (p. 43-44).

La première fois, Jefferson ne voyait dans les Noirs que leur caractère sauvage (« wild ») ; la seconde fois, la ville les juge moins sauvages. Les habitants parlent à mots-couverts (« reports » ; « rumors ») de ce qu'ils craignent et, volontairement, s'entourent d'un halo d'incertitude en se cantonnant dans un monde d'irréalité non vérifiable : « But the legend of Supten's wild negroes was not to begin at once ... So the legend of the wild men came gradually back to town ... as if the negroes actually were wild men » (p. 36-37, c'est nous qui soulignons). Y aurait-il eu cet état de stupéfaction, de déséquilibre interne — « amazement » — si les Noirs avaient été absents de la scène ? J'en doute. Comme dans la tragédie grecque où les masques se séparent, se rapprochent et se superposent, la figure de Sutpen et celle des Noirs, virtuellement séparées, se confondent dans l'esprit des Blancs : « The bearded white man and the twenty black ones and all stark naked beneath the croaching and pervading mud ... so he and the twenty negroes worked together, plastered over with mud » (p. 37, c'est nous qui soulignons). Parfois le masque blanc glisse du masque noir pour souligner seulement les yeux et la barbe de Sutpen, — « distinguishable from one another by his beard and eyes alone » p. 37 —. La barbe de Sutpen opère comme un aimant et fait dire à Compson : « it might have been a good thing that he had that beard and they could not see his mouth » (p. 45). Compson voit seulement la barbe, tandis que Rosa est frappée par « his teeth showing beneath his beard » (p. 30). Les yeux rivés sur les dents de l'homme blanc, Rosa voit plus que les dents car elle se représente, à un niveau subconscient, le « grin », inhérent au mythe du Noir M. L'im17. Cf. Vann C. Woodward, The Burden of Southern History, Bâton Rouge, State University Press, 1960, qui reconnaît l'existence de « a lack of internal security ... fear of insurrection » (p. 62) et de « a provincial inferiority complex » (p. 29). 18. Le « grin » appartient au registre des stéréotypes, et la haute fréquence de ce terme dans la littérature du Vieux Sud n'est pas à être ignorée. A propos de ce cliché, Frantz Fanon note : « Le sourire du Noir, le grin, semble avoir retenu l'attention de beaucoup d'écrivains. Voici ce qu'en dit Bernard Wolfe : « Nous nous plaisons à

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plication sociale donnée par le « grin », associée au symbole sexuel des dents, exprime la psychose de Rosa Coldfield, qui, prisonnière de son héritage archaïque, est rongée par son obsession du mâle et du Noir w . Comme toujours William Faulkner associe étroitement le nom et le caractère du personnage. Rien que l'étude étymologique de Rosa Coldfield nous permet de la juger et de la jauger.

ROSA COLDFIELD Le nom Rosa fait écho à l'épithète « rosy », un des clichés assignés à la femme blanche du Sud, dont les variantes s'inscrivent dans l'échelle des valeurs codifiées par les Blancs : blanche ; pure ; belle ; sacrée ; supérieure... En nommant son personnage féminin Rosa, Faulkner récupère le stéréotype et le démoli par tout un registre lexical en contrechant des valeurs précédemment citées et qui sera étudié dans chaque situation symptomatique de la psychose de Rosa. Nous pouvons cependant relever dans les deux premières pages certains vocables organiques à la personnalité du caractère. Les connotations de « rank » et « iron » (p. 7) placent Rosa dans un schéma sensoriellement déplaisant. L'émanation nauséabonde, la rugosité psycho-physiologique sous-jacente à l'impression froide du métal jurent avec la finesse veloutée, le parfum subtil et la grâce de la rose. Le patronyme Coldfield renforce les images précédentes, comme le montre l'étude étymologique des deux vocables « cold » et « field ». « Cold » exprime le froid, la stérilité psycho-physiologique, la rigidité émotionnelle et la mort 20 . L'interprétation linguistique de « cold » anéantit le symbolisme de « field » en gonflant le nom de significations négatives. « Coldfield » renvoie l'image du champ infertile, stérile, corroborée représenter le Noir souriant de toutes ses dents à notre adresse. Et son sourire, tel que nous le voyons — tel que nous le créons — toujours signifie un don... » (Peau noire, masques blancs, Paris, Editions du Seuil, 1952, p. 42). 19. Lillian Smith, Killers of the Dream, Doubleday Garden City, 1963, nous raconte l'éducation des enfants sudistes ; dans « The Lessons », elle souligne les deux grands points importants, le sexe et le noir, à la base de toute éducation sudiste, et pouvons-nous ajouter à la base de toute formation raciste. Voici ce qu'elle écrit : « But the body itself is a Thing of Shame » (p. 87), « your skin is your glory and the source of your strength and pride. It is white. And, as you have heard, whiteness is a symbol of purity and excellence. Remember this : your white skin proves that you are better than all other people on this earth ... your skin color is a Badge of Innocence ... because God gave it to you and hence it is good and right. It gives priorities over colored people everywhere in the world » (p. 89). Puis Lillian Smith élabore la relation triangulaire sin-sex-segregation : « The lesson of segregation was only a logical extension of the lesson on sex and white superiority and God. Not only Negroes but everything dark, dangerous, evil must be punished to the rim of one's life ... There in the Land of Epidermis, every one of us was a little King » (p. 90). 20. L'opposé de cold, hot • heat, et ses dérivés sémantiques tel que « lambence », sont généralement appliqués au Noir, ou au Blanc, qui a encore gardé les valeurs primordiales de la vie. Symboliquement, la chaleur correspond à un début de sacralisation. En appliquant l'antonyme cold à la femme blanche, Faulkner la désacralise. L'étude de ces deux épithètes, cold vs. hot, est également abordée dans le Sacré et le Profane, op. cit. Old Ben et Sam Fathers présentent la même lueur chaude dans leurs yeux, tandis que Lion et Boon ont un regard froid. Les premiers appartiennent au monde sacré ; Lion et Boon incarnent le déclin de la « wilderness », et évoluent dans le monde profane d'où ont disparu toutes les valeurs primordiales.

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par tout un vocabulaire appartenant au domaine végétal. Ainsi, prenant conscience de sa stérilité, Rosa avoue : « there must have been some seed he left to cause a child's vacant fairy-tale to come alive in that garden » (p. 146) et se compare à « a warped bitter orphaned stick » (p. 168), « warped chrysalis of what blind perfect seed » (p. 144), « neglected root » (p. 144). Rien ne peut pousser sur ce champ sauf un avorton d'arbre, une branche scrofuleuse, une racine à l'état embryonnaire. Ce sous-développement physique frappe Quentin quand il la rencontre en 1909, « a crucified child ... doll-sized [woman] » (p. 7). Atteinte de sénilité précoce, « a child who had never been young » (p. 22), Rosa ne réussit pas à se développer normalement. Comment le pourrait-elle, quand elle est élevée dans « a grim mausoleum air of puritan righteousness and outraged female vindictiveness ... dim halls filled with that presbytarian effluvium of lugubrious and vindictive anticipation » (p. 60). Comment la rose peut-elle s'épanouir dans ce monde clos, feutré et sombre 21 ? et comment peut-elle même espérer en une certaine récupération quand elle vit dans une maison « dim hot airless » (p. 7), « dim grim tight little house » (p. 70) ? Les épithètes « grim », « dim », « tight », « little » composent un film triste, déprimant, d'où toute vie est absente, où tout ce qui est naturel et normal reste à l'état embryonnaire et végétatif n . Dans ce confinement malsain, tout devient tabou, interdiction et froid, ce qui empêche Rosa, déjà atrophiée physiquement, de fournir une certaine chaleur tactile. L'impression glaciale suggérée dans son nom même s'amplifie avec les images de « iron shinbones and ankles » (p. 7) et « a dead rigid hard grip as if her fingers, her hand, were a small mass of wire » (p. 365). L'allusion au fer — le plus bas des métaux — exprime la qualité de petitesse morale aussi bien que physique et la métaphore « small mass of wire » implique la laideur, le manque de grâce et aussi le ridicule car elle suggère un amas grotesque et sans forme. Elevée dans le code moral du Sud, Rosa Coldfield s'identifie à la notion même du Sud 23 et assimile sa condition de femme à la terre, en 21. Lillian Smith trouve la cause de ces dérèglements psycho-pathologiques dans l'éducation raciste : « In trying to shut the Negro race away from us, we have shut ourselves away from so many good, creative, honest, deeply human things in life ... warped, distorted frame we have put around every Negro child from birth is around every white child also ... what cruelly shapes and cripples the personality of one is as cruelly shaping and crippling the personality of the other ... we are stunted and warped and in our lifetime cannot grow straight again anymore than can a tree, put in a steel-like twisting frame when young » (op. cit., p. 39). La terminologie de Lillian Smith fait écho à celle utilisée dans la description de Rosa Coldfield. 22. L'adjectif tight, étroit, confiné, entraîne la variante tight-up ou up-tight expressif de l'état d'aliénation morale du sujet. Soulignons également l'étymologie de grim : racine teutonique, g rem — variante de gram — signifiant colère, furie, vexation. Rosa s'apparente à une bête en furie, analogie d'autant plus frappante à la fin d 1 Absalom, Absalom !, quand elle déverse sauvagement sur Clytie sa haine emmagasinée pendant quarante ans, et ses inhibitions raciales. 23. Cf. J. Wilbur Cash, The Mind of the South, où l'auteur met l'accent sur « the identification of the Southern woman with the very notion of the South itself ... It is obvious that the assault on the South would be felt as in some sense an assault on her also, and that the South would inevitably translate its whole battle in terms of her defense» (op. cit., p. 115-116).

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se comparant à « a blind insentient barrow of deluded clay and breath » (p. 142), et conçoit son corps comme « this cellar-earth » (p. 146). Le vocable « cellar » résonne de connotations telluriques ; en outre la cave, endroit humide, souvent malsain, favorise l'état de moisissure. Prisonnière de son éducation qui la force à repousser ses instincts les plus naturels, Rosa les stigmatise au niveau du langage. Quand Sutpen et les Noirs arrivent à Jefferson, prennent possession de la terre, la travaillent et construisent la maison, Rosa subit symboliquement un véritable assaut sexuel : It seems that this demon — his name was Sutpen — (Colonel Sutpen) — Colonel Sutpen. W h o came out of nowhere and without warning upon the land with a band of strange niggers and built a plantation — (Tore violently a plantation, Miss Rosa Coldfield says) — tore violently. And married her sister Ellen and begot a son and a daughter which — (Without gentleness begot, Miss Rosa Coldfield says) — without gentleness (p. 9).

Tandis qu'elle corrige Quentin, en mettant l'accent sur le déchirement violent de la terre, son obsession et sa frustration sexuelles, doublées d'une haine raciale, se dessinent clairement. William Faulkner ne l'épargne pas et le vocabulaire qui la décrit est finalement le même que celui qu'utilisent les écrivains racistes pour peindre le Noir. L'auteur nous fait littéralement sentir 24 Rosa qui exsude « [the] rank smell of female old flesh long embattled in virginity » (p. 7), « the heat-distilled old woman-flesh, the heat-distilled camphor in the old fold-creases of the shawl » (p. 176). L'odeur putride, les effluves de camphre fanent prématurément la rose et introduisent la décomposition de la matière organique. L'odeur mucilagineuse de fermentation (« rank » ; « heat-distilled »), qui accompagne celle de moisissure fustige la femme blanche, lacère le mythe de la « lily-white woman » 25 . Cette espèce de déchéance physique reflète celle du Sud, et avec Sutpen, mais pour des raisons différentes, Rosa est le « mirror of the South ». Consciente de son infériorité, de son échec en tant que femme et de sa qualité incomplète en tant qu'individu, elle projette son insuffisance sur l'autre, un espèce de Janus en noir et blanc, incarnant la race et le sexe. Ainsi, le contenu émotionnel constamment présent dans sa perception de Sutpen révèle son angoisse et sa négrophobie ; pour trouver une bonne raison à son obsession elle « démonise » l'homme blanc qui n'est pas fait à l'image du gentleman et en même temps déverse sur lui toute sa haine raciale. Il représente le « dragon », le « démon », le « fiend », le « black-guard and devil » (p. 5), le « djinn » ou 1'« ogre » 26 , 24. Un renversement des stéréotypes dans le domaine des sens olfactif et tactil s'opère ; par exemple l'opposition entre Rosa, la rose, exhalant une odeur nauséabonde, et l'octavonne enveloppée d'un parfum subtil. 25. Nous sommes encore une fois en présence du transfert d'archétype avec l'emploi de l'épithète « rank » qui a une place majeure dans le registre du mythe du Noir. 26. En démonisant Sutpen, Rosa démonise le Noir, car dans son subconscient l'équation noir = sexe vit intensément, ce qui au niveau symbolique se marque par le parapluie noir qu'elle transporte constamment. La couleur et le thème phallique se rejoignent dans un même objet. Voir également les Structures anthropologiques de l'imaginaire, où G. Durand définit l'ogre comme « la valorisation négative, " noire " ... le sens actif d'engloutir » (op. cit., p. 95).

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autant d'épithètes qui l'associent à Satan et permettent à Rosa de se purifier en se débarrassant de ses mauvais instincts. Cet acte d'exorcisme n'est pas surprenant puisque Rosa Coldfield, pur produit du Sud, est aliénée dans un schème triangulaire, sexe-noirpéché (« sex-black-sin / sex-nigger-sin ») dont les trois relations se nouent dans une cinétique en noir et blanc. Rosa Coldfield voit Sutpen et les Noirs dans un schéma d'animation frénétique et elle les lie dans un même thème thériomorphe : And on the front seat the face and teeth of the wild negro who was driving, and he [Sutpen], his face exactly like the negro's save for the teeth (this because of his beard, doubtless) — all in a thunder and a fury of wildeyed horses and of galloping and of dust (p. 23).

Nous avons déjà constaté combien elle était fascinée par les dents de Sutpen et des Noirs. Elle ressent une sorte de répulsion et de crainte, compréhensible chez une telle personne qui s'avère comme « a breathing indictment, ubiquitous even transferable, of the entire male principle » (p. 59-60). La cinétique de l'image d'enfer — « in a thunder and a fury of wildeyed hories and of galloping and of dust » — liée au thème sexuellement symbolique des dents, exprime bien encore une fois l'état dépressif et obsessionnel de Rosa 27 , qui semble ressentir charnellement les vibrations et réagir au tempo des chevaux au galop. Cette dualité symbolique (chevaux - dents) met en évidence les forces qui l'assaillent : peur torturante, panique mais aussi attraction devant la nature. Elle exorcise sa haine raciale de la même manière qu'elle a exorcisé sa crainte sexuelle, en déshumanisant le Noir et en le décrivant dans ses « Christian clothes looking exactly like a performing tiger in a linen duster and a top hat » (p. 24), ou en le comparant à une bête noire — « black beast » (p. 29) —, cliché type et symptomatique du raciste a . Non seulement elle dépersonnalise le Noir, mais elle le tourne en ridicule, car n'y a-t-il rien de plus grotesque qu'un tigre habillé en grande pompe ? Aurait-elle défini les habits comme « Christian » s'il s'était agi d'un homme blanc ? En employant cet adjectif, elle donne une valeur éthique au Noir, valeur négative car elle en fait un païen, autre cliché du Noir. Revenons à l'image du tigre dont le symbole thériomorphe recoupe l'archétype de l'ogre 29 et se charge tout naturellement de motifs canni27. « Le nègre incarne la puissance génitale au-dessus des morales et des interdictions. Les Blanches, elles, par une véritable induction, aperçoivent régulièrement le nègre à la porte impalpable qui donne sur le royaume des Sabbats, des Bacchanales, des sensations sexuelles hallucinantes » (op. cit., p. 145). 28. Dans The Black Image in the White Mind de G.M. Fredrickson, nous pouvons lire une lettre très intéressante de Mrs. L.H. Harris, envoyée le 18 mai 1899, et intitulée « A Southern Woman's View » : « This monster mulatto had this savage nature and murderous instincts of the wild beast and the cunning and lust of a fiend... As a result of his presence the South has become a smoldering volcano, the dark of its quivering nights lighted here and there with the incendiary's torch or pierced through by the cry of some outraged woman» (Harper & Row, N.Y., 1971, p. 277 ; souligné par nous). De la même manière qu'elle déshumanise le Noir, Rosa dépersonnalise Sutpen ; cf. p. 160: « something ate with us; we talked to it; and it answered questions; it sat with us ». 29. Gilbert Durand, op. cit., p. 93-94.

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bales. L'agression thériomorphe entraîne au niveau subconscient une agression sexuelle accompagnée d'une dévorante cruauté. Sur le plan social et racial, Rosa assimile le tigre aux profondeurs de la brousse africaine et elle aussi pourrait presque crier : « Cannibals, all ! 3 0 » Quand le Noir cesse d'incarner la bête sauvage et le cannibale, et que Rosa ne possède plus de moyen de transfert, elle le réduit à néant et en fait une ombre, comme dans la cérémonie du mariage par exemple. Son champ de vision semble rejeter la présence des Noirs pour ne cerner que la rangée de torches, « a sort of arena lighted by the smoking torches which the negroes held above their heads » (p. 56) ; la lumière devient irréelle, menaçante, « wavered and gleamed » {p. 56), « waver and shift and vanish in the smoky glare of the burning pine » (p. 57). Ce phantasme a un nom dans la terminologie du Sud et s'appelle « ghost », ce « ghost » qui hante l'esprit des sudistes atteints d'un sentiment de culpabilité, de crainte et d'angoisse 31 . Rosa est incapable de voir l'être dans le Noir, car pour accepter l'autre en tant qu'être humain, il faut pouvoir s'accepter soi-même. Rosa voit l'ombre et non le Noir car elle-même se résume à une ombre ; elle l'amoindrit, elle le mutile puisqu'elle souffre d'une infirmité plus morale que physique. Comment peut-elle recevoir l'image de l'autre comme être de chair et d'os quand elle-même est incorporelle ? Comme le remarque l'écrivain noir, James Baldwin qui affirme : « the person who distrusts himself has no touchstone for reality -for this touchstone can be only oneself. Such a person interposes between himself and reality nothing less than a labyrinth of attitudes. And the attitudes, furthermore, though the person is usually aware of it ... are historical and public attitudes ... whatever white people do not know about Negroes, reveals, precisely and inexorably, what they do not know about themselves32 ». Rosa Coldfield avoue : I displaced no air, gave off no betraying sound ... and so acquired all 1 knew of that light and space in which people moved and breathed a9 I might have gained conception of the sun from seeing it through a piece of smoky glass p. 145).

Ce monde clos — celui des ombres —, cette espèce d'aquarium aux quatre parois de verre ne lui permet de voir l'autre monde que d'une manière déformée. Le morceau de verre enfumé marque l'arrêt de la vie, le moment gelé où choses et êtres sont réduits à néant. II est intéressant de mentionner l'adjectif « smoky », déjà rencontré et utilisé par Rosa Coldfield dans les expressions « smoky glare », « smoking torches », qui sémantiquement renvoie à une non-réalité, à une consomption, et qui entraîne la notion de couleur grisâtre. La grisaille, le blanc sale constituent les couleurs fondamentales de la vie de Rosa et pigmentent sa vision au niveau racial et moral. Ce n'est pas le gris originel des « Old People » de Go Down, Moses, c'est-à-dire le gris de 30. Cf. Helper Hinton, Fitzhugh George, Ante-bellum South : Cannibals AU, or Slaves without Masters, New York, 1960, livre de propagande raciste. 31. Cf. Lillian Smith, op. cit., p. 273. 32. Ibid., p. 62-63.

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l'unité, de l'harmonie, mais celui d'une nouvelle civilisation divisée socialement, racialement et moralement minée 33 . Rosa Clytie La relation Rosa-Clytie devient une relation virtuellement brouillée dans laquelle Rosa refuse de la voir comme la fille de Sutpen, ou tout simplement comme une femme. Cependant, chez Rosa, nous observons plus une incapacité de voir le Noir en tant qu'individu qu'un refus, car Rosa perçoit seulement la qualité « wild », l'état « half untamed black » et non Clytie, la femme : « Yes, wild : half untamed black, half Sutpen blood : and if " untamed " be synonimous with " wild ", then " Sutpen " is the silent unsleeping viciousness of the tamer's lash » (p. 156). Le mythe du Noir, profondément ancré dans son subconscient, avec pour corollaire son obsession sexuelle, a engendré cette vision où le visage du mâle, Sutpen, se dresse derrière celui de la Noire. En conséquence, son aversion pour Clytie prend des proportions énormes : It was Sutpen face enough, but not his ; Sutpen coffee-colored face enough there in the dim light, barring the stairs ... the Sutpen face ... rocklike and firm and antedating time and house and doom and all ... the cold Cerberus of his private hell ... the face stopping me dead ... that inscrutable coffeecolored face (p. 136 à 138).

Totalement dépersonnalisée, Clytie est conçue comme une couleur et incarne toutes les forces sexuelles qui effraient Rosa dont les instincts, les impulsions, les désirs sont en ébullition. Tandis qu'elle essaye de les combattre et de refouler cette partie d'elle-même qu'elle juge noncivilisée, elle transfère sur la femme noire le principe du mal et de l'enfer. Psychiquement perturbée, Rosa vit un moment de grande tension. Physiquement attirée par Clytie comme par un aimant, elle continue d'avancer malgré la prière de Clytie, « don't you go up there » (p. 138) ; mentalement et émotionnellement elle est figée par son visage. En ce moment intense, ce n'est plus le visage de Sutpen à travers celui de Clytie, ni un visage dantesque qui apparaît, mais le visage. Quelque chose de divin et d'impalpable s'en dégage, et l'effet est tel que Rosa « was crying not to someone, something, but (trying to cry) through something, through that force, that furious yet absolutely rocklike and immobile antagonism which had stopped [her] » (p. 137). Chaque fois où Rosa subit un impact émotionnel — soit avec Sutpen ou avec Charles Bon — nous pouvons noter l'emploi de l'indéfini « something » ou le pronom neutre « it ». Un dédoublement de la personnalité se produit chez elle, une partie d'elle-même continue à se conduire suivant le code éthico-social du Sud, fortement conditionnée par ses préjugés raciaux tandis qu'une autre partie devient consciente de l'omnipotence de Clytie. C'est cette autre partie qui déclare : 33. Je dois cette remarque à Hélène Janvier, la Signification symbolique des couleurs et leur rôle dans «The Old People», «The Bear» et «Delta Autumn» de William Faulkner (mémoire de maîtrise), Université de Paris VIII, Vincennes, 1972.

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[Clytie] was not looking at me but through me, apparently still musing upon the open door's serene rectangle ... seemed to elongate and project upward something — not soul, not spirit, but something rather of a profoundly attentive and distracted listening to or for something which I myself could not hear and was not intended to hear — a brooding awareness and acceptance of the inexplicable unseen, inherited from an older and purer race than mine (p. 137-138).

L'adjectif à forte connotation de « rocklike » transmet à Clytie un pouvoir supérieur, divin, permanent. Cette qualité, perçue par Rosa, doit être remise dans son contexte et directement reliée à la position de Clytie, vue « upon the open door's serene rectangle ». En prenant pour synonyme de « rocklike » la pierre, dans son sens alchimique, nous notons l'expression de réalité absolue, de vie, de sainteté 34 et également l'image de la Grande Mère. La porte ouverte exprime le rôle positif de Clytie — c'est-à-dire son rôle de médiateur. En outre, Clytie est perçue à travers la structure quadrangulaire du rectangle ; cela lui confère l'identité de l'animal 35 , c'est-à-dire l'image maternelle. Nous pouvons également ajouter que le quadrilatère correspond à l'archétype de la plénitude. Clytie atteint donc un degré de maturité intellectuelle et spirituelle, une totale intégrité et une puissance quasi divine qui détruisent le mythe du Noir et les thèmes de l'enfant, de l'immature, de la race inférieure. Picturalement, Clytie est supérieure, « seemed to elongate ... project upward », et elle possède une force cinétique mystérieuse qui la projette dans le royaume de l'ésotérisme. Cette mobilité dans l'immobilisme corrobore la qualité divine qui lui est inhérente et qui fonctionne comme une force cathartique sur Rosa. Pendant un moment éphémère, certes, Rosa Coldfield se dépouille totalement de son préjugé racial ; soudainement, comme après une métamorphose, son Moi reconnaît en Clytie une valeur intrinsèque, une femme et non plus une couleur. Les thèses racistes — qui furent les siennes jusqu'à présent — sont subitement trahies quand elle affirme la supériorité et la pureté de la race noire et rend à Clytie un passé qu'on lui a trop longtemps dénié 36 . Cependant, toutes ses inhibitions rejaillissent quand Clytie l'appelle par son nom, « wait ... Don't you go up there, Rosa » (p. 138) et elle reprend aussi vite qu'elle l'avait quittée sa condition de Rosa, rugissant comme une bête furieuse : « Rosa ?... To me ? To my face ? » (p. 139). La seule mention de son nom réveille en elle son héritage moral et social et lui injecte l'identité de la rose fanée, du champ infertile, tout en électrisant ses sens. Car 34. Cf. Mircea Eliade, Forgerons et Alchimistes, Paris, Flammarion, 1956, chap. IV. 35. Dans Cari Jung, l'Homme et ses symboles, Paris, Robert Lafïont, 1964, M.L. von Frantz place 1'« anima » dans une structure quadrangulaire. Il considère également l'anima comme le guide intérieur, le médiateur (voir le chapitre « le Processus d'individuation », p. 177-188). Ici, l'anima doit être considérée comme image maternelle, et non dans son sens habituel d'archétype féminin, qui joue un rôle important dans l'inconscient de l'homme. 36. Nous trouvons une scène presque semblable dans The Fire and the Hearth, quand Edmonds et Lucas se font face. Edmonds constate : « I am not only looking at a face older than mine and which has seen and winnowed more, but at a man most of whose blood was pure ten thousand years when my own anonymous beginnings became mixed enough to produce me » (Go Down, Moses, p. 61).

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toutes ses pulsions naturelles dévient, elle se trouve ballottée entre sa nouvelle expérience qui l'a initiée aux sentiments et son passé qui la fige comme un carcan. Inconsciemment dépendante de Clyde, Rosa poursuit son initiation. La première fois, il lui a fallu le regard ; cette fois-ci, elle est sensibilisée par la main de Clytie : Then she touched me, and then I did stop dead. Possibly even then my body did not stop, since I seemed to be aware of it thrusting blindly still against the solid yet imponderable weight ... of that will to bar me from the stairs ; possibly the sound of the other voice, the single word spoken from the stairhead above us, had already broken and parted us before it (my body) had even paused. I do not know. I know only that my entire being seemed to run at blind full tilt into something monstruous and immobile, with a shocking impact too soon and too quick to be mere amazement and outrage at that black arresting and untimorous hand on my white woman's flesh (p. 139).

Dans un premier temps, Rosa passe encore une fois par une dissociation corps-esprit, car elle n'a pas encore réussi à se libérer de ses inhibitions raciales, ni à transcender la barrière de couleur. Le contact de la main noire est plus qu'un phénomène tactile ; il se charge de connotations sociale et éthique. En faisant la différence entre la main noire et sa peau blanche, elle subit mentalement un assaut sexuel, car la couleur de sa peau représente un critère social de pureté et de supériorité. Il faut noter que la main noire de Clytie ne repose pas sur le bras de Rosa, mais sur sa peau blanche (« white woman's flesh » et non « white woman's skin ») ; cette terminologie suggère une tache noire sur une peau blanche, un attouchement comme une source de dégradation. Maîtresse d'elle-même, Clytie garde toute son imperturbabilité et voit une Rosa qui ne se possède plus, et qui, mue par des forces irrationnelles, perturbatrices et atrophiantes perd le contrôle de son corps, « thrusting blindly ... blind full tilt 37 ». Cependant la scène suivante constitue un coup de théâtre magistral, où le critère de race et de couleur se trouve bafoué, car elle révèle clairement son caractère vain et absurde. La nature endémique du racisme, maladie héréditaire et contagieuse, peut être guérissable : Because there is something in the touch of flesh with flesh which abrogates, cuts sharp and straight across the devious intricate channels of decorous ordering, which enemies as well as lovers know because it makes them both — touch and touch of that which is the citadel of the central I Am's private own : not spirit, soul ; the liquorish and ungirdled mind is anyone's to take in any darkened hallway of this earthly tenement. But let flesh touch with flesh, and watch the fall of all the eggshell shibboleth of caste and color too. Yes, I stopped dead — no woman's hand, no negro's hand, but bitted briddle-curb to check and guide the furious and unbending will — I crying not to her, to it ; speaking to it through the negro, the . ... woman (p. 139-140). 37. Cf. Schwartz Barry R. Dish, White Racism: Its History, Pathology and Practice, New York, Laurel Edition, 1970: «The underlying psychodynamic basis of racismdrains the racist to a considerable extent, crippling him and his society in serious ways » (p. 157).

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Clytie, mère spirituelle, forme et initie Rosa qui découvre l'essence de la vie : les sens. Cette révélation se manifeste par la main de la femme noire qui canalise les préjugés raciaux de Rosa pour les annihiler 38 . Notons que ce schème de la révélation s'était déjà amorcé à l'insu de Rosa qui « running out of the bright afternoon » rencontre Clytie « in the dim light » (p. 136). L'analyse des couleurs dans Go Down, Moses souligne toutes les connotations de couleurs brillantes dans un registre consacré aux Blancs. Il en résulte que des termes comme « bright » évoquent la lumière stérile du monde profane. Adapté à notre présent contexte, l'épithète « bright » prend toute sa valeur négative et s'oppose en le renforçant à « dim », et à « light 39 ». Le rapport obscurité-lumière constitue un état harmonieux, implique une lumière spirituelle inductrice de révélation. Douée de cette qualité extraordinaire, Clytie apprend à Rosa que seul l'individu, l'être humain existe, et non la couleur. Sous-jacent à cette initiation se trouve l'achèvement de Rosa, qui, jusque-là incomplète, amputée, parvient au « central I-am's private own ». Le processus d'individuation passe donc par Clytie. Rosa, fleur fanée, prématurément vieille, symboliquement morte, connaît une sorte d'immersion, de baptême, dans ce contact tactile, qui lui permet une renaissance éphémère. Le terme « liquorish » suggère ce retour à la vie, ce sentiment d'être complète 40 . Nous avons déjà vu comment Rosa avait reconnu la supériorité, l'omnipotence de Clytie ; dans cette scène, la qualité intrinsèquement divine de Clytie se manifeste à nouveau dans l'image des rênes, « bitted bridle-curb to check and guide ». Métaphoriquement, Clytie apparaît comme le cavalier qui chevauche Rosa. Symboliquement guidée, Rosa dépend de Clytie pour connaître la condition primordiale de la vie. Ce changement radical au niveau psychologique s'opère dans un schéma de moment figé ; grâce à ce phénomène statique, Rosa prend conscience de l'irrationalité de la notion de race et de couleur 41 . La reconnaissance symptomatique d'une relation inter-

38. Notons que manifestations dérive du latin manifestus : « que l'on peut saisir par la main ». La main, symboliquement et bibliquement, a un pouvoir cathartique. C'est la main de Jésus qui a le pouvoir de guérir le mal, de rendre la vue aux aveugles... Observons l'importance du mot « blind » dans la citation. 39. Cf. The Old People, dans Go Down, Moses, où le cerf, animal sacré, apparaît dans « that dim light » (p. 126). A ce propos, voir la Maîtrise d'Hélène Janvier, op. cit. Remarquons que cette scène a lieu dans l'après-midi (comme tous les événements importants dans la vie de Rosa). L'après-midi (afternoon) introduit symboliquement la disparition de l'axis mundi, sinon sa disparition au moins sa déviation. Cela implique la déviation de Rosa, tandis que Clyte se place au milieu de l'axe : picturalement, elle se tient en bas de l'escalier, « barring the stairs ... rising into the dim upper hallway » (p. 137). L'escalier, vecteur verticalisant, structure la totalisation cosmique en intégrant Clytie dans ce schème vertical. 40. Liquorish : latin, latex ; français, « suc ». « Les arbres à latex sont des symboles de la maternité divine vénérés par des femmes, en même temps que recherchés par l'esprit des morts qui désirent retourner à la vie » (Mircea Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1964, p. 245). 41. Symboliquement, celui qui est chevauché abroge sa personnalité, pour qu'un esprit supérieur se manifeste à lui. La même image, blanc-chevauché, noir-cavalier, apparaît dans Pantaloon in Black, analysée par Hélène Laurent, et dans « Was », analysée par Elizabeth Brunei : voir le Blanc et le Noir, p. 138, 148.

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humaine — et non plus inter-raciale —, l'impression d'un rapport de sang commun sont également suggérées par une autre image statique 42 : I motionless in the attitude and action of running, she rigid in that furious immobility, the two of us joined by that hand and arm which held us, like a fierce rigid umbilical cord, twin sistered to the fell darkness which had produced her (p. 140).

Les deux antonymes « motionless » et « running » traduisent la futilité du mouvement chez Rosa, tandis que « immobility » implique, une fois de plus, le caractère supérieur et la force immanente de Clytie. Cet adjectif introduit l'idée d'éternité, et s'oppose à « motionless » suggérant ici l'arrêt éphémère du mouvement. La dialectique du mouvement offre à Rosa l'ultime expérience humaine : d'un état d'inertie affectif elle passe par un stage émotionnel où tous ses sens sont éveillés. Rosa change de régime existentiel en rompant avec le code du Sud, en s'ouvrant tout naturellement aux sentiments et aux instincts. Le rôle important de Clytie se marque par l'image du cordon ombilical. Plus qu'un esprit tutélaire, elle devient le créateur qui crée Rosa et lui permet de vivre et de se développer43. En outre, cette scène extrêmement importante dans la vie de Rosa Coldfield se déroule dans une atmosphère obscure — « sistered to the fell darkness » —, suggestive de la nuit. Le thème de la nuit, extrêmement fréquent dans l'œuvre de Faulkner, exprime le creuset des réunions humaines, où comme par un effet d'osmose, toutes les inhibitions sont absorbées, diluées, et réduites à néant. Cet événement de catharsis semble avoir un effet percutant sur Rosa qui revit encore l'impact de la supériorité de Clytie et sent tout son corps vibrer à cette réminiscence ; elle confesse aussitôt après à Quentin : Once there was — Do you mark how the wistaria, sun-impacted on this wall here, distills and penetrates this room, as though ... by secret and attritive progress f r o m mote to mote of obscurity's myriad components ? That is the substance of remembering — sense, sight, smell : the muscles with which w e see and hear and feel — not mind, not thought (p. 143).

Grâce à Clytie, Rosa a appris à sentir et ressentir ; tous ses souvenirs fusionnent et se cristallisent dans un moment de vision suprême où surgit l'image de Charles Bon. En récupérant le passé, elle revit l'état de perfection primordiale, celui de l'androgyne : 42. Cf. « I the Idea of statis is I also a kind of transcendance because it is often the means of realizing values, a recognition or discovery of true meaning », Karl E. Zink, « Flux and the Frozen Moment : The Imagery of Statis in Faulkner's Prose », PMLA, LXXI, 3, June 1956, p. 297. 43. « La création n'est pas séparée de son créateur : elle adhère à lui comme par un cordon ombilical ... " vivre " équivaut à ... être rattaché par une ficelle invisible à un cosmoscrator ... " vivre " équivaut à être conditionné, à dépendre de quelqu'un d'autre. Ce quelqu'un d'autre peut être Dieu ou un principe impersonnel », Mircea Eliade, Méphistophélès et le mythe de ¡'Androgyne, Paris, Gallimard, 1962, p. 219-220. La conception jungienne nous permet encore mieux d'interpréter les images du cordon ombilical, des jumelles, et du schème maternel : « Le rituel ramène le novice jusqu'au niveau le plus profond de l'identité originelle entre la mère et l'enfant, ou entre le Moi et le Soi, l'obligeant ainsi à faire l'expérience d'une mort symbolique » (l'Homme et ses symboles, p. 130). A travers ce réseau d'images, Clytie et Rosa connaissent une relation harmonieuse. En outre, Rosa, grâce à Clytie, peut atteindre un certain degré d'individualisation.

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I which is the meed and due of all mammalian meat, became not mistress, not beloved, but more than even love ; I became all polymath love's androgynous advocate (p. 146).

Ainsi, elle parvient à l'unité mâle-femelle grâce à Charles Bon, après avoir connu l'unité de la race grâce à Clytie 44 . Son véritable moi désaliéné, Rosa a compris que seule la relation indifférenciée de couleur lui permet de s'accomplir, d'achever son individualité et d'abandonner le « genteel code of the South 45 ». Malheureusement cet état de perfection et d'harmonie s'avère soit éphémère — l'expérience de la main —, soit visionnaire — sa relation avec Charles Bon —, car elle se rétracte finalement et sa courbe émotionnelle atteint le degré zéroA6. C'est une vieille femme aigrie qui arrive à Sutpen's Hundred en 1910, et qui va développer toute sa violence emmagasinée pendant quarante ans. Sa haine raciale, sa phobie du Noir, indistincte de celle du mâle, se matérialisent par le parapluie noir 47 . Ce petit bout de femme, armée d'un parapluie noir et d'une hache, rencontre pour la seconde fois Clytie en haut de l'escalier. Le tableau se révèle tragiquement grotesque, car Rosa ressemble plus à un imbroglio de fil de fer, « a small mass of wire 48 », qu'à un être humain et elle semble mue par des décharges électriques qui l'investissent d'une force physique presque anormale. Telle une bête enragée, déchaînée et sauvage, elle déverse sur Clytie toute sa haine du Noir, « struck Clytie to the floor with a full-armed blow like a man » (p. 369). Le renversement des stéréotypes ne pourrait être plus évident. Ce n'est plus le Noir qui est sauvage, mais le Blanc qui se transforme en un sauvage (« white savage ») 49 ; le Blanc devient l'animal, et c'est le Noir qui manifeste de la peur. Constamment amoindrie, Rosa croit pouvoir s'affirmer et se 44. Rappelons la confession de Rosa : « with no distinction among the three of us age or color but it was as though we were one being, interchangeable and indiscriminate » (p. 155). Elle a, alors, la révélation de la perfection, de la plénitude, renforcée par la perception de l'état achevé de la femme : « that triumvirate mother-woman which we three, Judith. Clytie and I made » (p. 162). Le « no distinction... of age or color », inconsciemment, Rosa formule les deux qualités primordiales inhérentes au Noir et qui figurent comme deux critères supérieurs, à savoir ageless et faceless. Dans Go Down, Moses, nous constatons cette caractéristique, voir le Blanc et le Noir, p. 151, 167. 45. A ce moment-là, Rosa ne combat plus ses sentiments et se libère des tabous profondément ancrés. Dans son interview avec Jean Stein, William Faulkner déclarait : « [Christianism is] every individual's individual code of behaviour by means of which he makes himself a better human being than his nature wants to be, if he allows his nature only » (Paris Review, Spring 1956, p. 36). 46. Le problème de Rosa réside dans cet engluement erratique. Bien qu'elle arrive parfois à se libérer de ses inhibitions, elle récidive toujours dans l'irréalité du Sud et professe un « might-have-been which is more true than truth » (p. 142-143). 47. Le parapluie noir, toujours présent dans la description de Rosa, entraîne l'idée du repliement, de protection. Cela nous conduit à voir chez Rosa un refus de tout principe vital. En outre, nous pouvons voir aussi dans le parapluie un symbole phallique. A la fuite devant les réalités, au repliement, vient s'ajouter la peur ; la couleur noire du parapluie renforce cette connotation sexuelle. 48. Le fer représente le retour à la force brutale. Cf. Hésiode, le Mythe des races. L'étude de Go Down, Moses met en évidence la récurrence de ce métal dans un contexte réservé aux Blancs, ou à ceux qui participent au monde profane. 49. Titre de l'ouvrage de Lawrence Friedman, The White Savage : Racial Fantasies in the Post-Bellum South, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1970.

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rehausser mentalement en abusant physiquement de Clytie, ou en dépersonnalisant Jim Bond, avec qui elle a son premier contact : — You, nigger ! What's your name ? — Calls me Jim Bond — Help me up ! You aint any Sutpen ! You dont have to leave me lying in the dirt ! (p. 371)

L'interjection « nigger » montre le haut degré d'animosité chez Rosa, qui essaye de démolir tout ce qui l'effraie. Ses vitupérations expriment tout le ridicule de sa situation et le grotesque aberrant de sa pantomime car, en anéantissant verbalement Jim Bond, elle rehausse Thomas Sutpen qu'elle exècre. Son illogisme est très significatif de sa maladie mentale, « this mental illness » pour employer la terminologie des sociologues quand ils définissent le racisme. L'analyse de Rosa Coldfield prouve comment William Faulkner détruit la quintessence du Sud derrière la désacralisation de la femme blanche, et comment le racisme déforme psychiquement l'individu en le ramenant à un état de primitif non civilisé. L'aspect dégradant de la psychose raciste dans les scènes Rosa versus Clytie a détruit le vieux mythe de la suprématie blanche.

ELLEN SUTPEN Tout comme il démystifie Rosa Coldfield, Faulkner édulcore la notion de la femme blanche chez Ellen, femme de Sutpen, et sa fille Judith ; cependant le processus de désacralisation est quelque peu différent. Si Rosa a eu la chance — mais n'a pas su la prendre — d'être initiée aux sens, de perdre sa qualité stérile et de subir une véritable résurrection, Judith ou Ellen n'ont pas de mère spirituelle, ni d'esprit tutélaire. Toutes deux sont vouées à un isolement spirituel, social et physique. Il faut souligner, avant d'analyser Ellen, qu'elle est la seule protagoniste blanche qui ne soit pas en contact direct avec les Noirs. Dès le début, Faulkner nous la peint privée de son identité et de son individualité, car Ellen est achetée. A nouveau l'écriture jongle avec les valeurs raciales et renverse le schéma social du Sud. On n'achète pas la femme noire dans Absalom, Absalom !, mais la femme blanche ; le système de transaction suit presque les mêmes procédures qui régissaient l'achat des Noires par les esclavagistes. Ainsi, Sutpen ne choisit pas n'importe qui, car son mariage est le fruit d'une décision bien mûrie puisqu'il investit dans une affaire à intérêt et bénéfice, et non dans une affaire amoureuse w . La femme blanche, traduite en argent, perd tout naturellement ses qualités humaines, ce qui entraîne au niveau linguistique, l'apparition 50. Le thème de la femme blanche, traitée comme valeur marchande se retrouve élaboré dans Go Down, Moses, où l'union des Blancs n'entraîne que stérilité, à cause de ce matriarcat mercantile.

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des pronoms neutres, it, something, nothing51. Sutpen ne prend pas une femme — she — mais un nom immaculé — it ; il n'épouse pas Ellen, il épouse quelque chose — something —, une position sociale ; l'amour disparaît totalement de cet acte habituellement sacré, au profit de son dessein, c'est-à-dire la perpétuation de son nom. Le seul être digne de lui procurer cette matière première, une femme légitime, s'appelle Goodhue Coldfield. Comme son nom l'indique — « good » + « hue » —, Goodhue Coldfield incarne le bon ton, la bonne couleur, le comme-il-faut dans une société réglée par les conventions, les tabous et le conformisme. Goodhue est un produit du Sud, taillé dans l'étoffe du Sud comme un « methodist steward ... a man with a name for absolute and undeviating Puritan uprightness in a country and a time of lawless opportunity » (p. 42-43). Et Thomas Sutpen achète ce bon ton, ce passé et le nom. Socialement différents, Thomas Sutpen, l'homme du Sud, et Goodhue Coldfield, l'homme du Nord, se rejoignent dans leur façon de penser, car tous les deux se signalent par « a sort of spiritual solvency52 ». Nous comprenons maintenant pourquoi Goodhue Coldfield ne répugne pas à ajouter au capital immobilier de Sutpen cet autre article à longue échéance, à savoir sa fille Ellen 53 , et a posteriori, ses petits-enfants. La mentalité coldfieldienne répond parfaitement au dessein de Sutpen qui « wanted, not the anonymous wife and the anonymous children, but the two names, the stainless wife and the unimpeachable father-in-law, on the license, the patent » (p. 51). Réduite à l'état d'objet, Ellen est sacrifiée pendant la cérémonie du mariage, dont la scène est décrite dans un clair-obscur menaçant. Dans ce jeu d'ombres et de lumières, les personnages deviennent presque irréels, presque fantasmagoriques : « About the wedding party the circle of faces ... seemed to advance and waver and shift and vanish in the smoky glare of the burning pine » (p. 57). Alors que le lecteur s'attend à une foule de notables qui viennent féliciter la fille de Goodhue Coldfield, il rencontre une assistance quasi-effrayante avec des « faces with open mouths and reflecting eyes » (p. 57), et des « traders and drovers and teamsters, returned, vanished back into the region from which they had emerged for this one occasion like rats ... seen on along nameless roads ». Cette description offre un bel exemple du renversement des valeurs au niveau éthico-social, et transfère l'archétype de l'anonymat du Noir et du primitif sur les Blancs, « nameless » ; « rats 54 ». En cet instant 51. Cf. Pantaloon in Black ou The Fire and The Heart h, où la tombe de la femme blanche est linguistiquement rendue par nothing. L'union de Sophonsiba et Uncle Buck entraîne la stérilité des McCaslin, car elle s'entoure de mercantilisme au lieu d'amour. Cf. Go Down, Moses, dans le Blanc et le Noir, p. 139-142. 52. Sutpen « keeping mentally ... a sort of balance of spiritual solvency » (p. 40), et Goodhue : « a demand balance of spiritual solvency » (p. 50). 53. Ellen, Hélène, signifie en grec « lumière », « the bright one ». Or, dans le contexte faulknérien, la lumière éclatante, souvent rendue par « bright », possède des connotations négatives et s'assimile au monde profane, où le Blanc traite la femme comme une valeur marchande. Plus généralement « bright » suggère la fin de la « wilderness » (cf. Hélène Janvier, op. cit.). 54. L'image de grouillement connotée par les rats se retrouve inhérente à tous à Sutpen's Hundred, considéré par Charles Bon comme des « troglodytes » (voir p. 108).

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morbide, Ellen présente le masque de la mort, et nous assistons au déclenchement du processus de momification : But before the wedding was over the powder was streaked, caked an channelled. Ellen seems to have entered the church that night out of weeping as though out of rain, gone through the ceremony and then walked back out of the church and into the weeping again, the tears again, the same tears even, the same rain (p. 49).

Cette scène d'ophélie porte tous les stigmates de la destruction qui va s'abattre sur les Sutpen. Les pleurs de la nouvelle mariée s'apparentent symboliquement à l'eau nocturne, c'est-à-dire à la noyade, à la mort 55 . En outre, le thème tellurique se renforce par la pluie, non purificatrice ici, mais suggérant un phénomène diluvien, de mauvais augure, et que nous pouvons corroborer stylistiquement et linguistiquement : « it did, indeed, rain on that mariage » (p. 58). Le tempo de la phrase, martèlement à trois temps, et la double insistance sur le verbe « rain », « did », « indeed », entraîne bien au niveau de l'interprétation le caractère de chute irrémédiable et la destruction de l'image d'Epinal du Sud. Le mariage, les enfants auraient pu réhabiliter Ellen ; mais, marquée par la scène d'ophélie, elle devient irrécupérable, elle se transforme en un symbole — la femme blanche du Sud, c'est-à-dire l'objet —, et statufiée, « the almost baroque, the almost epicene objet d'art » (p. 101), elle trône au milieu d'un néant éternel, « a perennial bright vacuum of arresting sun » (p. 69). Nous ne reviendrons pas sur les implications négatives du vocable bright quand il définit les Blancs ; cependant nous pouvons souligner l'image « arresting sun » qui implique un état anormal, tout en renforçant la métaphore de « swamp-hatched butterfly » (p. 69) 56. Désexualisée, Ellen évolue dans un monde sombre et antinaturel, et connaît des années de « annealing and untroubled flesh » (p. 69). La sémantique de annealing57 suggère un feu qui se consume sans espoir de renaissance. Le mot « untroubled » détruit, de toute manière, tout espoir de résurrection, et sous-entend un état de mort dans la vie : un-troubled = sans mouvement. Nous abordons donc une pure négation ; la philosophie faulknérienne ne considère jamais la vie sans le mouvement. Le monde de Sutpen's Hundred, originellement en décrépitude, se consume de lui-même, connaît sa propre carbonisation, et parallèlement brûle, dissocie, dissout en une lente combustion tout ce qui l'habite. L'irréalité du Sud — et surtout son code moral — a tué dans la femme tout ce qui l'individualise, l'humanise et a anesthésié ses sens « Troglodyte » : (grec) trogein, ronger. « Rat » : (latin) rodere, ronger. Ces petits mammifères répugnants collent également à l'image des Blancs dans The Bear : « that doomed wilderness ... being ... punily gnawed » (p. 147) et « the last trace of man's puny gnawing » (p. 148). L'épithète « puny » est absente dans Absalom, Absalom !, mais le schème agité rendu par les deux images du bestiaire suggère l'état larvaire. Si nous nous intéressons maintenant à la valeur du mot en tant que fonction du stéréotype, nous pouvons le relever dans maints journaux de bord des navigateurs qui explorèrent l'Afrique. 55. « Les larmes sont un aspect secondaire de l'eau nocturne introduisant indirectement au thème de la noyade » (cf. G. Durand, op. cit., p. 106). 56. La symbologie chrétienne considère le papillon comme l'âme dépourvue de son enveloppe charnelle. Les Mexicains l'associent au soleil noir. 57. « Annealing » : (vieil anglais), « omelan », brûler, cuire.

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intellectuel, affectif et physique. Ellen révèle un sous-développement mental, une espèce d'infantilisme, dans son bavardage stérile, « talking the most complete nonsense, speaking in her bright set meaningless phrases out of the part which she had written for herself ... the foolish unreal voluble preserved woman » (p. 69-70)5S. A ce niveau, nous constatons le compte à rebours du mythe du Noir. C'est au tour de la femme blanche d'être soupesée puis achetée, ce qui implicitement prouve le peu de cas qu'en fait le Blanc ; en outre la prétendue maturité intellectuelle de la race blanche s'abâtardit à un point tel qu'elle se transforme en une immaturité. L'habituelle réduction au non-être chez le Noir se reporte sur la femme blanche.

JUDITH SUTPEN Cette non-entité se transmet chez Judith Sutpen, qui passe son enfance dans une région « peopled with dolls » (p. 70), que nous pouvons interpréter comme un royaume d'ombres chinoises, le monde des phantasmes, la négation de la vie. La manière dont elle nous apparaît pour la première fois au niveau pictural et sémantique accentue le thème de cette non-entité, si symptomatique de Sutpen's Hundred : « Nobody there but the daughter who was already the same as a widow without ever having been a bride and was, three years later, to be a widow sure enough without having been anything at all » (p. 15), et : Judith doomed to be a widow before she had even been a bride » (p. 22). Judith est perçue dans le schème « nobody » - « daughter » et à travers les termes intrinsèquement négatifs without, « anything at all », juxtaposés à « widow » aux connotations négatives. La trame de sa vie, sa personnalité se réduisent au degré zéro, et c'est ce qui frappera l'enfant Charles Etienne, car pour lui Judith « was not anything except calm, who to him did not even have a name » (p. 197). Marquée par le destin néfaste (« doom ») qui flotte sur tous les protagonistes de Sutpen's Hundred, elle connaît aussi cet état semi-léthargique, « dreaming not living », cette réclusion du monde des vivants, « impervious to actuality » (p. 70) qui atrophie totalement ses sens. Au seuil de la surdité et du mutisme, « almost like physical deafness » (p. 70), « not spoken a word » (p. 71), elle jette sur les choses qui l'entourent un regard hébété, qui reflète le néant de sa vie, « blank fathomless stare » (p. 71). L'irréalité dans laquelle elle se meut perturbe aussi son métabolisme et les symptômes se manifestent par une sénilité précoce et une ossification anormale : Judith was a woman of thirty now and looking older, not as the old ... but as the demon himself had grown old : with condensation, an anguished emergence of the primary indomitable which the soft color and texture, the light electric aura of youth, temporarily assuaged but never concealed (p. 185-186).

weak grow a kind of ossification, had merely

58. Notons l'emploi de « nonsense », qui signifie ici : incohérence, manque de sens. « Nonsense » peut également s'interpréter comme : « non/sense », c'est-à-dire sans sens, perte de la sensorialité, état inerte.

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Rosa évoque l'image d'un amas de fil de fer ; Ellen se momifie ; Judith ressemble à un bloc d'os 59 . Toutes les trois sont privées de grâce, de féminité et de fluide vital. Sauf pour Ellen, Judith et Rosa semblent toujours déguisées dans des habits informes et grossiers, « shapeless calico and faded sunbonnet » (p. 201), qui, comme nous l'observerons plus loin, sont la réplique inverse des vêtements élégants de l'octavonne. Et si nous revenons à Rosa, nous la voyons dans « unmoving triangle of dim lace» (p. 21). Le signe extérieur d'absence de mouvement 60 décalque l'état général interne et matérialise l'absence de vie constatée par Compson, à propos de Judith. That state where, though still visible, young girls appear as though seen through glass and where even the voice cannot reach them ; where they exist ... in a pearly lambence without shadows and themselves partaking of it ; in nebulous suspension held, strange and unpredictable, even their very shapes fluid and delicate and without substance ; not in themselves floating and seeking but merely waiting, parasitic and potent and serene, drawing to themselves without effort the post-genetive upon and about which to shape, flow into back breast ; bosom, flank, thigh (p. 67).

Le thème de non-entité transforme la femme blanche en un mirage, (« in nebulous suspension held »). L'image traduit le flottement existentiel dans un monde semi-obscur dont la version nébuleuse s'harmonise avec l'état psychotique des caractères. Nous pouvons anticiper notre analyse en soulignant que Sutpen's Hundred s'avère, à travers cette image, le doublet inversé du monde de l'octavonne « which might have been suspended on a cable thousand fathoms in the sea » (p. 199) 61 . Le schéma de la suspension ou de suspension-nébuleuse — équivalente à une nonsuspension — nous renvoie à Mircéa Eliade, qui écrit 62 : « Avant de découvrir que l'être est un, la spéculation indienne découvrit que la dispersion et la désarticulation équivaut au non-être ; pour vraiment exister on doit être unifié, articulé ». Désarticulée ou aliénée dans une prison de verre, la femme blanche a du mal à communiquer avec le monde des vivants, à recevoir le regard de l'autre. Selon la conception sartrienne, le regard de l'autre possède le pouvoir d'individualiser, de créer ; l'individu n'existe que par autrui. Incapable d'être vue et de voir autrui — c'est-à-dire le Noir —, la femme blanche réduit et mutile son régime existentiel. Le cas de Judith diffère quelque peu et nous intéresse spécialement pour notre étude des relations inter-raciales et des changements qu'elles peuvent produire chez l'individu quand elles sont accomplies positivement. Tous les termes négatifs accolés à sa personnalité et les conno59. La citation et l'interprétation du processus de vieillissement chez Judith soulignent le mot older, que nous devons opposer à ageless, signe caractéristique d'omnipotence chez les Noirs. Cf. l'étude sur The Old People dans le Blanc et le Noir qui met en valeur le caractère positif de « old », tandis que « old » appliqué au Blanc se dénature et s'assimile à « cold », à « new faces ». Il perd alors le sens absolu de temps mythique, d'ancienneté. Il n'apparaît plus comme une qualité, mais comme une quantité temporelle. 60. La rigidité du vêtement, au seuil du carcan, s'oppose à la souplesse visuelle émanant des habits de l'octavonne, « a soft flowing gown » (p. 193). 61. Voir note 100 pour l'interprétation de l'image du câble et de la mer. 62. Méphistophélès et le mythe de I'Androgyne, p. 218 (c'est nous qui soulignons).

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tations d'absence de vie inhérentes au registre ont prouvé la stérilité, l'incapacité de créer et de recevoir. Ces signes apparaissent d'une façon aiguë au début de sa relation avec son prétendu fiancé, Charles Bon, pour s'amenuiser graduellement et s'annuler dans sa relation avec Charles Etienne Saint-Valery. C'est cette évolution que nous allons maintenant étudier dans deux périodes bien définies. Dans une première période, Judith est mise en équation avec son frère Henry Sutpen et son demi-frère Charles Bon tout en se présentant comme « the shadow, the woman vessel » (p. 108), « the blank shape, the empty vessel in which each of them strove to preserve, not the illusion of himself nor his illusion of the other but what each conceived the other to believe him to be » (p. 119-120). Le vocable « shadow » se rapportant à Judith, implique ici l'illusion du salut, le vase de Graal où se réunissent Charles Bon et son demi-frère Henry Sutpen, le Noir et le Blanc. Charles Bon, incarnation du Juif errant, « parched traveller who had travelled too far at too young an age » (p. 108), cherche un moyen de retrouver ses racines ancestrales et de se faire reconnaître par son père. En se rapprochant de Judith, il pourrait se rapprocher de son père, mais Judith n'est qu'un mirage, « shadow », une matrice stérile, « empty vessel64 ». Biologiquement, elle est incapable d'engendrer ; spirituellement, elle développe une sorte de blocage, de froideur qui se manifeste par l'expression de son visage, « like a mask or like marble » (p. 194), qui est plusieurs fois défini comme « calm impenetrable 65 ». Le rôle passif, stérile et ankylosé de Judith se révèle éphémère, car elle évolue progressivement en sentant combien la communication entre les humains, entre un passé et un présent, est importante. A ce niveau, elle devient très faulknérienne. Ainsi, après avoir reçu la lettre de Charles — écrite pendant la guerre — Judith la remet à Mrs. Compson, la grandmère de Quentin, en lui déclarant : All you have left is a block of stone with scratches on it provided there was someone to remember to have the marble scratched and set up or had time to, and it rains on it, and the sun shines on it, and after a while they don't even remember the name and what the scratches were trying to tell, and it does not matter (p. 127).

Ce désir d'anamnèse 66 (retour et récupération du passé) montre qu'elle prend conscience de l'importance d'une solidarité entre les individus. 63. Judith ne sait pas encore que Charles est son demi-frère mulâtre. 64. Le « empty vessel » dans Absalom, Absalom ! s'oppose au symbolique vaisseau plein. Cf. Mircea Eliade, qui associe le vaisseau plein à l'Arbre de vie (Traité d'histoire des religions, p. 249). En étant vide, ce vaisseau implique la stérilité, et aussi la faillite d'une métamorphose, puisque c'est dans le vaisseau alchimique qu'ont lieu les métamorphoses. 65. Voir Absalom, Absalom ! p. 105, 121, 125-126, 128. 66. Le thème du souvenir, de la récupération du passé se retrouve dans The Bear sous le schéma de la marque (« print »), « the enormous two-toed foot » de l'ours (p. 152 et 156). L'Ours sacré laisse une empreinte indélébile. The Old People souligne la fusion du passé dans le présent et son assimilation. Le pouvoir de se souvenir entraîne chez l'individu une ascension vers la connaissance (cf. Sam Fathers).

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Elle s'aperçoit de l'étroite relation qui existe entre l'était {was) et l'est (is) ; elle comprend que la chaîne de l'humanité ne peut être brisée et que les hommes dépendent les uns des autres ; implicitement elle renie la théorie des deux races. Elle exprime sa conception par l'image du tissage : You get born and you try this and you don't know why only you keep on trying it and you are born at the same time with a lot of other people, all mixed up with them, like trying to, having to, move your arms and legs with strings only the same strings are hitched to all other arms and legs and the others all trying and they don't know why either except that strings are all in one another's way like five or six people all trying to make a rug on the same loom only each one wants to weave his own pattern into the rug (p. 127).

Cette confession la rapproche étroitement des Noirs des « Old People », dans Go Down, Moses, pour qui une certaine qualité de la vie doit être immortalisée, et chez qui le passé ne meurt pas mais est hérité. Pour empêcher l'univers, « the loom », de sombrer dans le chaos, il faut s'efforcer de reformer la tapisserie, de raccorder ces parties du puzzle ; pour parfaire la création, il faut tisser son propre modèle en tenant compte d'autrui. Dans Absalom, Absalom !, ce « Weltanschauung » spirituellement identique à celui des Noirs la prédispose à une situation, que nul protagoniste blanc n'a encore expérimentée. Le thème prédominant du face à face Judith-Charles Etienne se polarise sur la notion de sang. Ni sang blanc, ni sang noir, mais le même sang qui coule dans leurs veines et qui fait dire à Judith : « Call me Aunt Judith, Charles » (p. 208). Aucun protagoniste blanc n'a encore atteint ce degré de sensibilité, d'amour et ce désir d'union dans un contexte qui exclue toute valeur ethnique. Pouvons-nous déjà conclure que Judith transcende la barrière de couleur ? L'analyse minutieuse de leurs relations ne nous permet cependant pas de réponse affirmative. Il ne fait aucun doute que Judith perd de beaucoup ses inhibitions raciales quand elle reconnaît le lien de parenté avec Charles Etienne, mais elle reste encore conditionnée par la couleur. Ainsi, elle ne réussit pas à voir en Charles Etienne l'individu quand elle lui conseille de quitter le Sud et de s'installer dans le Nord. Malgré sa bonne foi, elle le fixe inconsciemment dans un schéma régi par un code racial et qui le détermine noir, bien qu'il ait une peau blanche ; le Nord, indifférent de ses origines, ne considérerait que sa peau blanche. Inconsciemment, elle lui fait miroiter une promotion raciale et sociale : « And you can go. Into the North, the cities, where it will not matter even if » (p. 208). La peau blanche garde donc pour elle un pouvoir certain de laissez-passer. Elle commet sa deuxième faute quand elle propose d'élever le fils de Charles Etienne et d'une femme noire, dont le nom nous est inconnu. Cet autre faux pas se manifeste au niveau du langage : « I will raise it ... it does not need to have any name » (p. 208). L'emploi du pronom neutre it déshumanise l'enfant, et le fait qu'il n'ait pas besoin de nom le réduit à l'état d'objet. Ce refus de lui donner un nom équivaut au refus de le reconnaître et résonne d'accents tragiques de la période

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esclavagiste. L'acte de nommer, ou de ne pas nommer les Noirs, de les re-baptiser faisait partie du concordat esclavagiste67. Finalement l'enfant est condamné à assumer pleinement l'archétype du Noir : Jim Bond ; sa couleur le lie à un schéma socialement et ethniquement bien défini. L'ouverture de la scène Judith-Charles Etienne se chargeait de promesses ; elle se termine dans une non-communication et une non-reconnaissance réciproques. Durant tout le discours de Tudith, Charles Etienne reste ostensiblement impassible « expressionless », car les paroles de Judith ne viennent pas du cœur mais de la raison ; elle ne voit pas l'être humain, mais un Charles Etienne dans un rapport chromatique blancnoir. Incapable de lui donner l'amour, elle ne peut pas le comprendre. Il se dégage de tous liens familiaux ; il rejette son sang blanc : Turning, going out, she still sitting there, not moving, not stirring, watching him, still seeing him, penetrating walls and darkness too to watch him walk back down the weedy lane between the deserted collapsed cabins toward that one where his wife waited, treading the thorny and flint-paved toward the Gethsemane which he had decreed and created for himself, where he had crucified himself and come down from his cross for a moment and now returned to it (p. 208-209).

Comme Jésus, Charles Etienne pourrait déclarer que son « royaume n'est pas de ce monde » et en créant sa propre croix, glyphe significatif du mandala, il atteint le stage de la perfection et de l'unité, prouvant ainsi à Judith que le Noir peut aussi posséder une individualité. Cet acte symbolique de crucifixion présuppose la blessure, car d'après C.G. Jung, « le processus d'individuation proprement dit, c'est-à-dire l'accord du conscient avec son propre centre intérieur (noyau psychique) ou Soi, naît en général d'une blessure infligée à la personnalité, et de la souffrance qui l'accompagne » 68 . La blessure se retrouve au niveau de l'image quand, à quatorze ans, Charles Etienne brise le miroir ; « the shard of the broken mirror » (p. 199), lié au symbolisme numérique (quatorze) 69 , le consacre spirituellement dans un schéma animé : Charles Etienne ne reste pas englué dans un climat social imposé par les valeurs des Blancs. Il refuse la double allégeance Noir / Américain. Le miroir reflète ici l'image créée par le monde des Blancs. Charles Etienne refuse cette identité que les 67. Cf. Gilbert Osofsky, The Burden of Race : A Documentary History of NegroWhite Relations, New York, Harper & Row, 1967, p. 32. Légalement, Judith commet une grave erreur en pensant que le fils de Charles Etienne n'a pas besoin de nom. Elle le rend socialement inconnu, dans le sens le plus strict du terme. Pour une conception faulknérienne, elle le dénie totalement, lui retirant son entité, son existence. Le nom chez Faulkner est d'une importance capitale et peut devenir synonyme d'existence, et aussi d'individualité, de noblesse. Ce point se trouve fortement marqué dans Go Down, Moses (The Bear), où Old Ben « had earned for himself a name ... like a living man » (p. 146 ; c'est nous qui soulignons). Dans le glossaire faulknérien, nous pouvons opposer « name » à « nameless » ou « myriads of names » qui expriment l'absence totale d'individualité. A ce propos voir : « The Bear and the Wilderness », dans le Sacré et le Profane, op. cit., p. i. 68. Cf. C.G. Jung, l'Homme et ses symboles, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 166. 69. Symboliquement, quatorze ans équivaut à l'âge des initiations, ce qui implique le début du processus d'individuation. Pour le parfaire, il faut endurer, comme endure Charles Etienne.

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Blancs veulent lui imposer, et, antiprototype du Noir passif, il commence activement à se former et à parfaire sa propre individuation 70 . L'analyse de cette scène met en valeur le schéma inverse idiosyncratique des relations inter-raciales car, ici, le Noir ne voit pas le Blanc et l'atomise complètement. L'échec de Judith est d'autant plus tragique qu'elle croit agir de bonne foi, sans se douter un seul instant qu'elle réagit dans le sens des stéréotypes raciaux et qu'elle hérite inconsciemment de quatre siècles de sentiments anti-Noirs. Cependant, il serait injuste de condamner totalement Judith dont le lourd héritage socio-culturel s'infléchit pendant la maladie de Charles Etienne ; ce n'est plus un acte réfléchi mais instinctif qui l'amène à soigner son neveu, un acte ironiquement fatal puisqu'elle contactera sa maladie. Leur réunion s'opère dans un contexte tragique, la mort ; les barrières raciales s'effondrent, le code socialement inhumain n'a plus sa raison d'être. Cette harmonie dans la mort sera profondément ressentie par Henry Sutpen que nous devons citer ici : It isn't yours nor his nor the Pope's hell that we are all going to : it's my mother's and her mother's and father's and their mother's and father's hell, and it isn't you who are going there, but we, the three — no : four of us. And so at least we will all be together where we belong, ... and we will all be together in torment and so we will not need to remember love and fornication, and maybe in torment you cannot even remember why you are there. And if we cannot remember all this, it cant be much torment (p. 347-348).

Cette déclaration nous amène à considérer le problème des relations inter-raciales tel qu'il apparaît dans les circonstances les plus dramatiques. Dans un tel contexte, le critère de race et de couleur perd toute signification pour atteindre le degré zéro. Ce phénomène se manifeste clairement dans le rapport Judith-Clytie-Rosa, en 1865, quand elles attendent le retour de Thomas Sutpen, que Charles Bon a été tué et que le Sud connaît une crise socio-économique dont les effets se répercutent sur Sutpen's Hundred. Rosa nous apprend : We led the busy eventless life of three nuns in a barren and poverty-stricken convent ... in whom sex was some forgotten atrophy like the rudimentary gills we call the tonsils ... we cooked and ate the food ... with no distinction among the three of us of age or color but just as to who could build this fire or stir this pot ... it was as though we were one being, interchangeable and indiscriminate ... (p. 155) ; — that triumvirate mother-women which we three, Judith, Clytie and I, made (p. 162).

Ce triumvirat féminin se charge de connotations religieuse et philosophique. Une première interprétation les assimile aux trois Maries qui accompagnèrent Jésus à sa croix. Or, dans notre présent contexte, les trois femmes viennent d'enterrer Charles Bon, tué à trente-trois ans. Sept mois plus tard, elles accueillent Thomas Sutpen, qui se présente à elles tel « a mirage » (p. 159). La seconde interprétation de l'image des trois femmes se place à un niveau métaphysique. Il existe un rapport de sympathie, de communion qui leur permet de percer la signification 70. Voir plus loin l'étude réservée spécialement à Charles Etienne Saint-Valery.

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ultime et secrète de l'existence humaine et de se rejoindre dans une unité ontologique. Sur le plan linguistique, nous percevons le même tableau d'harmonie, d'achèvement et de plénitude, car Rosa ne dit pas « mother » and « women », mais mother-women. L'absence de coordination exprime le principe femelle, Mère-Femelle, pleinement achevé, l'équilibre parfait. Dans ce principe femelle, Faulkner ne différencie pas la couleur, puisqu'il parle de la souffrance en des termes analogues chez la Blanche et chez la Noire. Nous sommes au cœur du problème ontologique. Ainsi décrit-il l'octavonne comme « a woman with a face like a tragic magnolia, the eternal female, the eternal Who-Suffers » (p. 114) et il fait dire à Rosa : « [I] waited not for light but for that doom which we call female victory which is to endure and then endure without rhyme or reason or hope or reward » (p. 114). L'emploi du terme « endure » chez Rosa nous surprend, car il est intrinsèquement relié à la philosophie des Noirs chez Faulkner. Rappelons que la confession ci-dessus a lieu pendant l'importante scène d'initiation Clytie-Rosa. Grâce à Clytie, elle perçoit une des thématiques les plus fécondes, mais à l'opposé de Clytie elle ne peut devenir puissante car il lui manque les deux principaux corollaires, « pride and humility », et à son stoïcisme ne vient jamais s'ajouter l'amour. L'endurance, la fierté, l'humilité et l'amour permettent à l'homme de survivre, « to prevail » ; or ces valeurs n'ont pas de couleur car le portrait de l'architecte français ne trahit aucun signe racial 71 : Grandfather saw the eyes in the gaunt face, the eyes desperate and hopeless but indomitable too, invincible too, not beaten yet by a damn sight ... just a will to endure ... but not beat yet by a damn sight : and he took the bottle in one of his little dirty coon-like hands (p. 257).

Faulkner veut détruire tous les vieux stéréotypes raciaux en employant les mêmes matériaux qui les ont forgés, c'est-à-dire en partant du mot ; la couleur noire cesse de s'identifier avec la race pour n'être utilisée qu'à des fins descriptives. Ce faisant, il transcende le problème ethnologique pour ne s'occuper que du problème ontologique et se référer à une seule race d'hommes (« a race of men ») 72 . Nous pouvons corroborer ce point par la citation suivante : He [man] does not become inured to hardship and privation : it is only the mind, the gross omnivorous carrion-heavy soul which becomes inured ; the body itself, thank God, never reconciled from the old soft feel of soap and clean linen and something between the sole of the foot and the earth to distinguish it from the foot of a beast ... Yes, we laughed, because I have 'learned this at last during these four years, that it really requires an empty stomach to laugh with, that only when you are hungry or frightened do you extract some ultimate essence out of laughing just as the empty stomach extracts the ultimate essence of alcohol (p. 130). 71. Noter le qualificatif coon-like. Nous avons également la main de Compson « almost as dark as a Negro » (p. 89), et la voix de Clytie « almost like a white woman's » (p. 214). En appliquant indifféremment la chromatique blanc-noir plus ses connotations éthiques et ethniques, Faulkner détruit le concept de la couleur. 72. Cf. William Faulkner, « If I were a Negro », Ebony, XI, September 1958, p. 72.

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Le rire est l'essence même de la vie, le seul moyen de survivre. Charles Etienne rit quand il se bat avec les autres Noirs (p. 206) ; Thomas Sutpen rit quand il découvre sa nudité sociale et l'existence d'un monde aux barrières raciale et sociale. Cette espèce de rire cosmique n'a pas de couleur ; il semble catalyser tous les produits créés par l'imaginaire d'une conscience raciste et devient la seule catharsis valable. Cette philosophie du rire se matérialise par l'image du fleuve : That River which runs not only through the physical land of which it is the geologic umbilical, not only runs through the spiritual lives of the beings within its scope, but is very Environment itself which 'laughs at degrees of latitude and temperature (p. 258).

Le Mississippi cesse d'être un élément topographique et s'humanise à travers un registre de connotations androgynes. Etymologiquement, le Mississippi signifie « Father of Life » et, symboliquement, le fleuve, la rivière s'assimile à la grande matrice, l'Aima Mater, qui renferme l'Homo Sapiens. En outre, sur le plan stylistique « the River » renvoie à la métaphore « the geologic umbilical », excessivement explicite de l'image du lien. L'image aquatique exprime la grande chaîne humaine, qui défie, ici toute rationalisation basée sur une discrimination sociale et raciale et qui annule l'équation traditionnelle des sexes et de la couleur. Quoique le Blanc fasse, il ne peut s'échapper, et il se trouve dans le même « environment itself which laughs at degrees of latitude and temperature », un environnement qui comprend naturellement les Noirs. Cette citation met en relief toute la thématique faulknérienne qui se polarise sur cette capacité d'endurer, d'absorber, non pas passivement mais dans un schème animé, ce qui entraîne le pouvoir de s'adapter psychologiquement, et que Faulkner, lui-même définit comme « inflexible unflagging flexibility 73 ». Ces trois mots clés constituent la panacée, inhérente aux Noirs, et que devraient posséder les Blancs. Clytie, fille de Thomas Stupen et d'une Noire dont le nom ne nous est jamais révélé, incarne ces trois valeurs universelles.

CLYTIE Déjà analysée par rapport à Rosa Coldfield, Clytie apparaît comme un des protagonistes les plus importants dans Absalom, Absalom ! non par une constante présence sur le plan du récit, mais par son influence, sa prééminence toutes deux en filigrane, sur les autres personnages. Volontairement, l'auteur nous la présente souvent dans un clair-obscur qui compose la toile de fond de cet individu quasi divin et noble. Compson stipule que Clytie, Clytemnestra, aurait dû s'appeler Cassandra, mais que Sutpen « prompted by some pure dramatic economy not only to beget but to designate the presiding augur of his own disaster, and that he just got the name wrong » (p. 62). L'hypothèse de Compson, loin d'être fortuite, trouve une base solide au niveau de l'analyse de 73. Cf. « If I were a Negro », op. cit., p. 72.

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Clytie, qui présente effectivement des caractéristiques analogues à la Cassandre grecque, tels le don de prophétie et le phénomène de vieillissement. C'est avec ce dernier point que nous commencerons à tracer le parallèle entre le personnage faulknérien et la figure mythologique. Une rapide rétrospective mythologique nous permet de dégager ce qui nous intéresse ici, c'est-à-dire le refus de Cassandre de se donner à Apollon et le désir de vivre autant d'années qu'elle aurait de grains de poussière dans sa main. Elle vécut longtemps et finalement se ratatina si bien qu'on peut la mettre dans une bouteille. Au niveau symbolique nous pouvons interpréter ce processus de longévité et ce phénomène de ratatinement comme un symbole d'éternité. Si nous comparons maintenant le phénomène de vieillissement chez Clytie, nous constatons : Whose flesh had not sagged but looked instead like she had grown old up to a certain point just like normal people do, then had stopped, and instead of turning grey and soft she had begun to shrink into a million of tiny crosshair wrinkles and her body just grew smaller like something being shrunk in a furnace, like the Bornese do their captured heads (p. 215, c'est nous qui soulignons).

Telle une peau de chagrin 74 , Clytie se transforme en de « millions de rides minuscules », ce qui suggère symboliquement un état d'immortalité. D'autres détails corroborent cette interprétation, comme l'expression de son visage, « ageless » (p. 136), qui marque l'éternité, et qui se trouve être un trait très symptomatique de l'image du Noir dans les œuvres de William Faulkner. « A little dried up woman not bigger than a monkey and who might have been any age up to ten thousand years » (p. 214) renforce ce symbole d'éternité, le complète par des connotations de plénitude, de totalité 15 . Ce caractère quasi divin se charge d'autres signes à travers l'image thériomorphe du singe. Cette figure souligne le caractère de sagesse et implique également un certain don de transcendance, puisque le singe est capable de lire les hiéroglyphes les plus mystérieux. Or comme nous l'avons analysé dans la scène Clytie-Rosa, et comme nous allons le noter plus tard, Clytie possède le don de comprendre (comprendre), de déchiffrer l'autre et de deviner. Ce privilège, seulement réservé aux initiés, lui confère le pouvoir de guider la destinée de Sutpen's Hundred, et implicitement celle des occupants de Sutpen's Hundred. Grâce à cette image de singe, Clytie se métamorphose en force totalisante. Adjacente à la figure du singe vient se greffer celle du sphinx, à qui elle est comparée (p. 136). Or, au niveau symbolique et pictural, l'image du sphinx rentre dans la même composition que celle du singe. 74. Nous retrouvons le même phénomène chez Mollie, dans Go Down, Moses: « [Mollie] should have owned in that breeze no more of weight and solidity than the intact ash of a scrap of burned paper » (op. cit., p. 278). 75. Dans la mythologie égyptienne (à laquelle Faulkner fait maintes références), le dieu Thot emprunte la forme du grand cynocéphale blanc. Notons la récupération d'une des images archétypales du Noir : le singe. Le cliché du « monkey » ne fonctionne plus ici péjorativement ni négativement. L'image doit d'abord être prise dans tout le contexte relatif à Clytie. Or, nulle part, Faulkner la décrit en termes négatifs. L'emploi du mot perd sa valeur raciale pour assumer une donnée descriptive chargée d'une signification hautement symbolique ; en outre, le symbolisme du chiffre dix mille rehausse le caractère de Clytie.

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Nous pouvons donc affirmer que Clyde devient le maître de la destinée des êtres et des choses, ce qui lui permet de transcender le temps historique, d'assimiler le passé et le présent pour créer le futur, et de s'affirmer comme un lien entre les générations des Sutpen, entre les Blancs et les Noirs 76. Elle récupère donc le rôle de la Clytemnestre grecque qui figurait le lien entre les Dioscures. Elle représente ce noyau autour duquel gravite constamment, à un moment donné, dans un certain contexte, chaque membre de la famille de Sutpen : Rosa-Clytie-Judith ; Judith-Clytie-Charles Etienne ; Henry-Clytie-Jim Bond ; Judith-ClytieHenry ; Rosa-Clytie-Thomas Sutpen. Elle peut être considérée comme une force génératrice pour les autres et également pour elle-même, puisqu'elle possède le privilège de recevoir toutes les expériences passées et, surtout, elle incarne « fidelity only to the prime fixed principle of its own savageness77 », en s'adaptant tout de même au présent sans renier ses origines et en présidant « aloof upon the new, she deliberately remained to represent to us the threatful portent of the old » (p. 156-157). Tout comme Charles Etienne, Clytie affirme sa propre individualité en refusant d'être façonnée dans le moule de la société blanche. A l'opposé des protagonistes blancs, elle est libre de choisir 78 , et cette distinction l'individualise dans la dialectique « wild : half untamed black, half Sutpen blood » (p. 156), telle que Rosa le formule. Il faut cependant souligner que cette description se fixe dans un schéma ethnicosocio-psychologique négativement valorisé, et c'est ainsi que l'entend Rosa Coldfield. Mais si nous analysons sémantiquement et étymologiquement les deux épithètes « wild » et « untamed », nous retrouvons la notion du sacré et de l'intégralité. « Wild » renvoie à la « wilderness » suggérant ainsi le monde originel, sacré, marqué par les principes d'intégralité et de vie. Au niveau sémantique, la relation entre « wilderness » et le cerf (« deer »), dont la symbolique relève de celle de l'Arbre de Vie, souligne cette signification ; l'étymologie de « wilderness » remonte à « wil(d)deor » = « wild deer ». Le terme « untamed 79 » ne joue plus en tant que stéréotype racial, mais s'inverse, se valorise positivement car il implique

76. Clytie achève l'œuvre commencée par Sutpen et elle finit d'acquérir toutes les pierres tombales, perpétuant ainsi le souvenir des lignées blanche et noire. 77. Savage, L. silvaticus ; f. silva, bois, forêt. Le caractère savage l'introduit dans la « wilderness », le monde sacré. Le même thème se retrouve dans The Bear et est analysé dans le Sacré et le Profarte, op. cit. (voir le chapitre intitulé : « The Bear and the Wilderness »). 78. W. Faulkner écrivit l'introduction d'un des pamphlets de James W. Silver, en décembre 1965 dans laquelle il note : « The question is no longer of white against black. It is no longer whether or not white blood shall remain free » (cf. J.W. Silver, Mississippi : The Closed Society, Harcourt, Brace & World, 1964, p. XII). 79. « Tamed/untamed », deux mots clefs dans « The Béar ». La « wilderness » reste « untamed », Sam Father et Old Ben sont également considérés comme « untamed ». Ils font revivre les valeurs pures, primordiales de la « wilderness » (cf. le Sacré et le Profane, op. cit.). La supériorité de Clytie se manifeste également au niveau pictural ; par exemple nous notons dans l'holographe : « serene as the clapboard melted », et dans la version finale : « above the melting clapboard » (p. 375). L'additif « above » spatialise Clytie et prouve le désir de l'auteur d'ennoblir son caractère. A propos de ces adverbes spatialisants (i.e. « above », « in » au lieu de « at »), voir ci-dessus, p. 85-86, 105.

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les valeurs suprêmes pour chaque individu : « endurance », « humility », « pride ». Clytie se place moralement au-dessus des autres personnages en restant intègre, en accord avec elle-même et, respectant son propre code de valeurs — celui de la « wilderness » — dans le monde profane des Blancs. Nous pouvons parler d'honneur chez Clytie, tandis que le code du Sud parlerait d'insoumission et pour reprendre la phrase de Faulkner : « to be worthy of honor » il faut déjà posséder « pride... courage », car « it takes pride to be that brave 80 ». Omnipotente sur le passé et le présent, moralement supérieure, déjà fortement individualisée, Clytie développe un don de prophète souligné par Rosa Coldfield, qui la présente « rocklike and firm and antedating time and house and doom » (p. 136) et qui la perçoit dans un moment figé : Looking at me with no change, no alteration in it at all (p. 136). — Rocklike and immobile antagonism ... without moving, with no alteration of visual displacement whatever (p. 137).

Les images statiques indiquent la supériorité de Clytie et permettent à Rosa de la contempler dans un moment figé, et ainsi de découvrir la futilité et l'irrationalité des critères raciaux qu'on lui a inculqués. Rosa Coldfield reconnaît en Clytie un sixième sens, celui de deviner : « looking àt me ... as though it [the face] had known to the second when I was going to enter » (p. 136). Ce sixième sens se révèle si puissant que Clytie perçoit l'imperceptible, voit l'invisible, comprend l'incompréhensible ... et réunit les contraires. Toutes ces qualités, réservées aux initiés, sont absolument ésotériques pour Rosa qui avoue a profoundly attentive and distracted listening to or for something which I myself could not hear and was not intended to hear — a brooding awareness and acceptance of the unexplicable unseen, inherited from an older and burer race than mine (p. 137).

Comme Edmonds, l'homme blanc de The Fire and the Hearth, Rosa se débarrasse de la vieille croyance raciale qui nie au Noir tout passé et considère sa race stérile, dégénérée, dégradante et dégradée. Ce mythe du Noir s'annule immédiatement quand nous étudions le terme « brooding », dont la richesse sémantique valorise positivement tout le caractère de Clytie81. « Brooding » vient de la racine verbal teutonique bro, signifiant réchauffer, chauffer et qui implique donc la présence de la force vitale — le feu —, la fertilité, la création, retrouvées dans le verbe « to breed ». Adjacente au dérivé de « to breed », vient se greffer l'analogie étymologique avec « bread » dont l'origine germanique se trouve être brood, brôd et brood (tous les deux venant du bas-allemand). Cette référence philologique nous projette en plein contexte mythique. Nous sommes 80. A Fable, New York, Random House, 81. Cf., p. 197 : « fierce brooding woman jealous care ». Nous avons également chez Sam (Go Down, Moses, p. 217) et chez Roth : « a

1954. » ; p. 200 : « brooding fierce unflagging Fathers : « dark and brooding lambence » brooding face » (ibid., p. 260).

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cependant concernés par la valeur fonctionnelle du mot — amour, sympathie, création de liens universels —, qui transforme Clytie en Aima Mater 82 , en une créature céleste qui veille jalousement sur ses petits et se sacrifie pour eux. Nous ne pouvons aborder la scène finale, pénultième du caractère sacré de Clytie, sans mentionner quelques autres images qui insèrent le personnage dans un schéma aux implications divines. Nous notons tout d'abord cette relation constante entre Clytie et Mollie, de Go Down, Moses, qui se développe surtout dans les scènes de « collision » raciale. Quand Edmonds ramasse Mollie, il sent « the thin and almost fleshless arm 83 », et il a l'impression qu'elle va retomber en « a bundle of dried and lifeless sticks » s'il la lâche. Quand Rosa, prise de fureur subite, pousse sauvagement Clytie et la fait tomber, celle-ci ressemble à « a little bundle of clean rags ... and her arm felt like a stick, as light and dry and brittle as a stick» (p. 351), « a small shapeless bundle of quiet clean rags » (p. 369). Les termes « little », « small », « brittle », « thin », « light », « stick » renvoient une image lilliputienne fortement valorisée par toutes les connotations de petitesse, fragilité, préciosité, finesse, quasi-impalpabilité, qualité diaphane. « Clean » suggère bien sûr l'immaculé, propreté spirituelle et physique, et s'érige ici comme un anti-cliché du mythe du Noir. « Bundle », du vieux teuton « bindan », lier, accentue l'image de l'Aima Mater. « Stick », la petite branche, organiquement fragile, se rattache au symbolisme de l'arbre et, ce faisant, s'enrichit à travers l'image de l'Axis Mundi et l'implication symbolique de force vitale, de fertilité. Picturalement, à ce moment-là, Mollie et Clytie sont couchées sur la terre, ce qui symboliquement constitue un retour à l'élément primordial, à la matière, et les assimile à l'entité de la Grande Mère, Magna Mater. L'incorporation dans l'Axis Mundi et leur rôle de Magna Mater magnifient l'image des deux femmes noires et accentuent les attributs d'éternité, de supériorité et de perfection : la femme noire est une femme accomplie, femme maternelle. Revenons maintenant à la scène finale qui prend alors toute sa signification : And then for a moment maybe Clytie appeared in that window from which she must have been watching the gates constantly day and night for three months — the tragic gnome's face beneath the clean headrag, against a red back-ground of fire, seen for a moment between two swirls of smoke looking down at them, perhaps not even with triumph and no more of despair than it had ever worn, possibly even serene above the melting clapboard before the smoke swirled across it again (p. 375-376).

Après trois mois de garde vigilante, Clytie met le feu à Stupen's Hundred, réunissant par son geste incendiaire Blancs et Noirs. Le chiffre trois lui confère une qualité ultra divine : trois mois de veille — trois circonvo82. Il existe une certaine analogie avec le caractère de Nancy, figure de lien, également marquée par le signe de l'Aima Mater. Ainsi elle nous est décrite comme « nurse : guide : mentor, catalyst, glue whatever you want to call it, holding the whole lot of them together » (Requiem For a Nun, Random House, New York, 1951, p. 157; c'est nous qui soulignons).

83. Go Down, Moses (The Fire and the Hearth), p. 103.

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lutions de fumée. En outre l'image de la croix — « two swirls » et [one] « smoke swirled across » — donne une dernière touche divine à Clytie. La qualité supra-naturelle et omnipotente de Clytie se retrouve au niveau linguistique quand nous comparons l'olographie d'Absalom, Absalom ! avec la version finale M . Dans l'olographe, nous lisons : « Clytie appeared at the window », et dans la présente publication : « Clytie appeared in the window ». At exprime un mouvement physique ; in implique un élément éthéré ; le complément in enveloppe le sujet d'un caractère divin et lui confère une certaine impalpabilité. De l'être de chair et d'os, « at the window », nous passons à l'essence divine, « in the window ». Parallèlement, « headrag » est qualifié par « clean » dans le texte révisé, alors qu'il était absent de l'olographie. Cet additif implique l'immaculé et la pureté spirituelle de Clytie85. Aussitôt après le glyphe de la croix, Faulkner ajoute dans son texte final : « Before the smoke swirled across it again and he, Jim Bond, the scion, the last of his race seeing it now and howling with human reason now since now even he could have known what he was howling about », et la dernière addition : « and roared away, and there was only the sound of the idiot negro left ». Au niveau stylistique, les propositions décrivant Jim Bond suivent celles qui sont consacrées à Olytie ; nous pouvons interpréter cet indice stylistique comme un lien entre le geste de Clytie — et sa consécration — et l'apparition de Jim Bond. Sous-jacent à l'acte unificateur vient se joindre le symbole d'union incarné dans le nom de Jim Bond, qui sémantiquement entraîne l'idée de lien, d'unité, de force d'équilibre entre deux inconciliables. Il faut cependant souligner que cette interprétation s'infléchit quand nous étudions l'image cruciforme modifiée par le mot « swirl ». Dans ce contexte, le mot confirme la difficulté d'une unité parfaite car il suggère la turbulence, le mouvement désordonné, le chaos intérieur auquel Jim Bond est réduit. Jim Bond — Bound ? — est destiné par les Blancs à porter le masque du Noir et à devenir un pur produit stéréotypé. Dans le monde faulknérien du silence, les cris déchirants de Jim Bond surprennent et résonnent tragiquement, « howling with human reason » (p. 376), car ils expriment tout le drame de l'homme noir 86 . Et, en fond sonore, se font entendre aussi la mauvaise conscience des Blancs, les échos de la période esclavagiste qui a engendré un Jim Bond idiot, et l'a littéralement abêti moralement et physiquement : « hulking », « dangling », « slack mouthed idiot face » (p. 370). A ce propos, nous pouvons citer Lillian Smith qui écrit : « Ghosts 84. Cf. Cleanth Brooks, William Faulkner : The Yoknapatawpha Country, New Haven, London, Yale University Press, 1963, où nous trouvons de nombreuses références à l'olographie. Cependant aucune étude n'a encore été entreprise sur le changement de « at » en « in ». Cleanth Brooks ne mentionne que l'additif et les corrections stylistiques. 85. La coiffe, « headrag », joue un rôle important dans la description des femmes noires. Elle est généralement qualifiée par « clean » ou « white » ou « immaculate ». Ainsi, Mollie, gardienne du foyer, comme la Nancy de Requiem for a Nun, figure de l'Aima Mater, porte « [a] clean white headcloth » (The Fire and the Hearth, op. cit., p. 82), « a white headcloth and a black straw hat » (Go Down, Moses, op. cit., p. 278). Pour de plus amples détails voir p. 218. 86. Rappelons que Jim Bond lie les deux races, mais ne peut achever l'unité. Les Blancs refusent la possibilité de résoudre le conflit par la coincidentia oppositorum, comme il en ressort d'ailleurs de l'étude des Blancs dans Go Down, Moses.

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are on the loose and one somehow knows it. Ghosts are, of course, breathing symbols ... they are memories that cannot end their story and in restlessness keep haunting men's minds87 ». « Ghost on the loose », c'est à quoi nous fait penser Jim Bond, principalement dans la scène finale où, témoin de l'incendie, il se présente dans un tableau formé par « three hot stars ... painted on a canvas curtain in which there was a tear » (p. 366). Graphiquement, la larme peut prendre une forme sphérique — interprétation du cosmos — et, symboliquement, elle peut se développer et devenir larme cosmique, « the cosmic tear ». Représentés dans l'espace, la larme et le rideau entraînent l'image cruciforme, comme le prouve le schéma ci-contre. En outre, le glyphe de la croix s'inscrit dans les trois étoiles chaudes, « the three hot stars », qui rappellent « the fiery stars » surplombant les ruines de la maison de l'homme blanc dans « The Fire and the Hearth 88 ». La croix et le signifiant « hot », ou son doublet « fiery » se gonflent d'associations tragiques qui se traduisent par « the fiery cross », l'emblème du Ku Klux Khan. Les étoiles, traditionnellement symboles d'une nouvelle cosmologie, augurent le début du règne de Ku Klux Khan, dont le thème se retrouve au niveau lexical, car les « three hot stars » deviennent « fierce aloof stars » (p. 372). Fierce s'apparente au grec ther, que nous retrouvons dans le mot thériomorphe, en relation avec toute bête féroce et sauvage. Sutpen's Hundred, microcosme du Sud, déjà aride et stérile, reflète maintenant un monde de cauchemard, déchiré et s'entredéchirant 89 et se peuple de bêtes sauvages — les Blancs racistes. C'est dans un Jim Bond que s'effectue la réunion des contraires, et simultanément il est témoin de l'atomisation du cosmos, en rôdant au milieu des « four gutted chimneys » (p. 376) 90. L'étude des quatre femmes a fait ressortir un des points importants pour notre recherche de l'image du Noir et du renversement des valeurs 87. Cf. Lillian Smith, op. cit., p. 273 (c'est nous qui soulignons). Cf. également Earl Conrad, The Invention of the Negro, New York, Erikkson, 1966, p. 210 : « The burning cross became the unconscious or conscious symbol of the South's invasion of its own soul » et « neither the time of Rome, nor the time of Jerusalem, nor the medieval age of witches had seen a more picturesque regurgitation of guilt» (p. 211). 88. Go Down, Moses, p. 77. 89. « Tear » signifie également trou, déchirure. 90. Les quatre cheminées éventrées représentent symboliquement le retour au chaos. (La cheminée est un des archétypes ascentionnels.) L'image se retrouve dans Go Down, Moses, en relation avec le jardin de l'homme blanc : « ruins of old cementless chimneys » (The Fire and the Hearth, p. 77). L'image tumultueuse rendue par « swirl » (citation p. 376) s'agrandit par la sémantique de « gutted ». Le schème originellement ascendant de « swirl » s'infléchit à travers « gutted ». Pour la relation entre la destruction de la « wilderness », et le destin du Sud qui devient « a lightless and gutted and empty land » (The Bear, Go Down, Moses, p. 222), voir « The Scene of Old Ben's Death », dans le Sacré et le Profane, op. cit., p. m-iv.

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raciales. Les thèmes abordés — démystification, désintégration morale et physique de la femme blanche, versus sacralisation de la femme noire — nous ont préparé à analyser maintenant le principe femelle, « the female principle », tel qu'il se présente à Charles Bon, et tel qu'il est rapporté par le narrateur, Mr. Compson : H e [ G o d ] planted the seed which brought her to flower — the white blood to give the shape and pigment of what white man calls female beauty, to a female principle which existed, queenly and complete, in the hot equatorial groin of the world long before that white one of ours came down trees and lost its hair and bleached out — a principle apt docile and instinct with strange and ancient curious pleasures of the flesh ... which her white sisters of a mushroom yesterday flee f r o m in moral and outraged horror — a principle which ... reigns, wise supine and all-powerful, f r o m the sunless and silken bed which is her throne (p. 116).

Cette théorie de l'Homo Sapiens se retrouve dans une autre remarque, formulée par Quentin, et qui se réfère à la naissance de Charles Bon : All boy flesh that walked and breathed stemming from that one eluded dark fatherhead and so brothered perennial and ubiquitous everywhere under the sun (p. 299).

Dans les deux cas, nous touchons au problème anthropologique dont les deux constantes, « the hot equatorial groin » et « that one eluded fatherhead », entraînent l'idée de l'existence d'un centre primordial en Afrique, d'un creuset où l'homme et l'expansion humaine ont pris naissance et d'où s'amorcent la dispersion et la division 91 . L'interprétation de la citation du principe femelle met en évidence une cassure ontologique, pour devenir cassure ethnique et engendrer les deux opposés, femme blanche, femme noire. A l'origine, nous constatons un même principe femelle symbolisé par le thème de la fleur et qui s'avère éphémère, « a mushroom yesterday ». Le terme « mushroom » explicite la nature de la femme blanche, comparée à un champignon, végétal dépourvu de chlorophylle et de feuilles. Symboliquement l'interprétation du mot indique l'absence de vie chez la femme blanche et, simultanément, évoque la moisissure ambiante et spirituelle (« mush »«room 9 2 »). Originellement, la femme était donc féconde, parfaite 9 3 ; à l'apparition de la couleur, elle s'étiole et se fâne. C'est, comme nous l'avons vu, une Rosa, rose morte, une Ellen ou une Judith qui végètent dans un code social anormal et répressif. La femme noire, au contraire, reste proche de la nature, car elle sait conserver les sentiments naturels, considérés comme plaisirs de la 91. « It is apparently in the depths of Africa ... that the primeval center of human expansion and dispersion must have been located, long before this center shifted, in much later time toward (or even split between) Eurasia and America » (citée par Theilhard de Chardin dans Anthropology Today : Selections, ed. Sol Tax, Phoenix Books, The University of Chicago Press, 1962). 92. Renversement du stéréotype au niveau sémantique de « mush », qui présente comme doublet « rank » : odeur nauséabonde en parallèle avec le signe de nausée. Viola Sachs, dans son étude sur The Bear dans The Myth of America : Essays in the Structures of Literary Imagination, La Haye, Mouton, 1973, p. 129, souligne la récurrence du vocable « rank » en rapport avec les valeurs stériles d'une civilisation établie par l'homme blanc dans le Nouveau Canaan. 93. Symboliquement, la fleur par sa perfection s'associe au mythe de l'androgyne.

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chair par le Vieux Sud. Elle incarne la fleur non pas fanée, mais féconde, parfumée. Ce sera l'octavonne, toujours comparée au magnolia, Eulalia au nom de fleur, comme le montrera l'étude étymologique ci-dessous, et les quarteronnes à la Nouvelle-Orléans. Ainsi, le pendule de sacralisation s'aimante maintenant vers la femme noire ; le schème ascendant trouvé dans la sémantique du mot « supine » idéalise la femme noire et l'auréole d'un halo lumineux et divin 94 .

L'OCTAVONNE Nous commencerons notre étude avec l'octavonne, la femme de Charles Bon, dont le nom ne nous est jamais révélé. Constamment décrite comme un magnolia, elle devient elle-même Magnolia, cette fleur blanche ou rose du Sud, qui brunit quand on écrase ses pétales. Faulkner avait-il ce phénomène chimique en tête, quand il a peint le visage de l'octavonne comme « a face like a tragic magnolia » (p. 114) ? L'adjectif modifiant le magnolia, se charge de significations socio-raciales. Socialement, l'octavonne est condamnée à appartenir à la « race noire », à cause d'une loi qui étiquette noire toute personne possédant un huitième de sang noir. En introduisant la couleur on la meurtrit, comme on change un magnolia blanc ou rose en brun foncé quand on froisse ses pétales. La définition arbitraire de race et de couleur viole donc les principes humains en créant le problème noir. Là, réside la tragédie de l'octavonne, car les types raciaux n'existent que dans notre subconscient, ou pour citer Haddon, « [racial types] exist only in our minds 95 ». Le sort de l'octavonne est d'autant plus tragique qu'elle possède des sentiments humains et des instincts naturels dont sont dépourvues toutes les autres protagonistes blanches ; dans le Sud du XIX e siècle il n'y a place ni pour le Noir ni pour les sentiments. L'octavonne ne vit pas dans un état ankylosé, ni en « nebulous suspension » ; au contraire, elle change, évolue, se développe. Elle vit, car il est nécessaire de le répéter : pour l'auteur il n'y a de vie que dans et par le changement. She would not grow from one metamorphosis — dissolution or adultery — to the next carrying along with her all the old accumulated rubbish-years which we call memory, the recognizable I, but changing from phase to phase as the butterfly changes once the cocoon is oleared, carrying nothing of what was into what is, leaving nothing of what is behind but eliding complete and intact and unresisting into the next avatar as the overblown rose or magnolia elides from one rich June to the next, leaving no bones, no substance, no dust whatever dead pristine soulless rich surrender between sun and earth (p. 196).

Comparée au papillon et à sa métamorphose, l'octavonne se présente comme l'anti-Rosa, comparée à une chrysalide abandonnée, « a warped 94. Les connotations lumineuses irradient l'image du Noir et s'opposent aux couleurs sombres, sans vie, tristes et sévères qui colorent le monde des Blancs. 95. Cf. Teilhard de Chardin dans Anthropology Today, p. 51.

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chrysalis » (p. 144). Elle est « complète et intacte 96 », car elle est libre de tout tabou socio-culturel, de toute inhibition ce qui lui permet de s'achever spirituellement. Elle s'affirme en étant ouverte au monde, « unresisting », en donnant et en recevant, tandis que les femmes blanches, engluées dans leur code éthique, se cantonnent derrière une paroi de verre qui stérilise leurs sentiments et endort leurs sens 97 . Imprégnée par la lumière de la vie, « physical lambence » (p. 193), elle mène une vie normale dans « a silken padded vacuum cell » (p. 199), « a milk-like atmosphere » (p. 193), contre-échos du monde tari, moisi et abysmal des Blancs Les vocables phonétiquement semi-identiques « silk » et « milk » s'apparentent sur le plan de l'interprétation, car tous les deux suggèrent un monde riche, doux et fécond, aux antipodes de la maison stérile, « barren » de Sutpen. Certes, nous observons au niveau lexical l'emploi de « vacuum » en rapport avec Sutpen's Hundred et avec la maison de l'octavonne. Cependant, les vocables, « silken », « padded », « milklike », « cloyed » and « scented », « shuttered silk » (p. 196) annulent la connotation de sépulcre et lui retirent tout symbolisme claustrophorme Le « vacuum » de l'octavonne s'identifie au sein maternel, lieu de refuge et de douce intimité. Au schème de la chute rapide et infernale de Sutpen's Hundred s'oppose une descente freinée, un retour au monde sacré où « pigmentation had no more moral value than the silk walls and the scent and the rose-colored candle shades » (p. 199) 10°. 96. « Complete and intact », qui exprime la perfection, la totalité, l'achèvement spirituel trouvés dans le symbolisme androgyne, et suggérés dans l'image du magnolia. Notons que, comme pour Ellen, le papillon décrit l'octavonne. L'image du papillon doit être prise dans son sens absolu, insecte pleinement achevé, au stade de la maturité. Le « complete and intact » corrobore d'autant plus cette interprétation tandis que chez Ellen l'image du papillon est prise dans un faisceau d'images et de symboles connotant l'inconstance et le sous-développement moral. 97. Cf. Lillian Smith, op. cit., p. 118: « Unconfused [the Negroes] by a church's rigid system of splitting spirit from body and injecting sin into bodily needs, unconfused by a patriarchal-puritanic system which psychically castrated their children, male and female, by the burden of anxiety they laid on their minds — these women [the blacks] knew intuitively ... the psychosomatic truths that we whites are groping awkwardly toward today. The result in their children were a stability, a health, a capacity for accepting strain, an exuberance, and a lack of sadism and guilt that no Anglo-Saxon group, to my knowledge, has ever shown ». 98. Le lait (ainsi que le beurre) constitue un des grands principes vitaux dans toutes tes cultures (notamment dans la culture hindoue où le lait et le beurre apparaissent comme deux thèmes constants des Vedas). L'étude de The Bear montre que le lait symbolise la connaissance suprême. Sam Fathers qui possède « faint, fierce milkiness in his eyes » (Go Down, Moses, p. 165) renferme en lui les signes d'immortalité et de fertilité (cf. « Sam Fathers » dans le Sacré et le Profane, op. cit.). 99. « Padded » signifie en anglais « stuffing used to fill out a hollow ». Derrière l'image de douceur, d'intimité vient se greffer l'idée d'un creux, d'un vide, d'un vase clos qui ségrégationne l'octavonne. Elle veut boucher ce trou créé par l'homme blanc. D'où l'emploi des termes tels que « padded », « shuttered ». 100. « Vacuum », descriptif de tout Sutpen's Hundred, suggère l'engramme du cercueil, renchéri par l'épithète « miasmic » aux connotations de pourrissement, de fièvre pestilentielle. Ainsi, Sutpen's Hundred s'identifie au monde de la honte et de l'abomination, « nuances ... que la littérature attribue à Beezélboul ... " Le Prince de l'ordure " » (cf. G. Durand, op. cit., p. 131). Cette interprétation se confirme au niveau lexical à travers l'expression « Moloch's palate » (p. 137) et la présence du nom « Beezelbulb » (p. 178), étiquettant Sutpen. Ces images amplifient le schème de l'égoût, du monde souterrain ou de la bouche d'ombre, pour reprendre la terminologie de G. Durand. Au schème de la chute rapide de Sutpen's

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Toutes ces qualités ambiantes se reflètent sur le caractère de l'octavonne et se traduisent aussi par des traits physiques ; « those tears and lamentations and maybe even the clinging, the soft despairing magnoliacolored arms about his knees » (p. 312). Ainsi réagit-elle lors de sa séparation d'avec Charles Bon. Plus tard, quand elle visitera sa tombe, elle n'essaiera pas de cacher sa tristesse, et c'est à côté d'une Judith au visage de marbre que nous la verrons pleurer. De tous les protagonistes, l'octavonne est la seule à trahir des sentiments. Femme dans toute l'acception du mot, elle s'ennoblit ; aussi la critique de Mr. Compson est mal venue : as a woman ... whom the artist Beardsley might have dressed, in a soft flowing gown designed not to infer bereavement or widowhood but to dress some interlude of slumbrous and fatal insatiation, of passionate and inexorable hunger of the flesh (p. 193).

La seule référence à l'artiste Beardsley prouve combien Mr. Compson reste imprégné par les croyances populaires et accentue toute la partialité du narrateur. Pour lui la femme noire se confond avec la luxure, l'érotisme, les désirs charnels, et elle lui rappelle les peintures des femmes « lascives et impudiques » de Beardsley 101. Compson nous fournit un excellent prototype de l'homme du Sud, moralement aliéné au « genteel » codé et aveuglé par une éducation qui lui a appris l'équation suivante : race noire = sexe 102. Compson ne voit pas la tristesse de l'octavonne ; ce qui le frappe d'abord c'est tout l'aspect extérieur de la veuve qui ne porte pas le deuil. Enraciné dans son conformisme, il perçoit le paraître de l'octavonne, « a soft flowing gown ... not to infer ... but to dress some interlude of slumbrous and fatal insatiation... », et non l'être.

EULALIA Assez ironiquement, l'autre femme qui garde toute son individualité possède également du sang noir. Son nom est Eulalia, la première femme de Sutpen et la mère de Charles Bon. Nous pouvons diviser son prénom en Eu et lalia. En tant que préfixe, eu, signifie bon, bien et que l'on retrouve dans le nom de son fils, Charles Bon. Comme l'octavonne, à cause de « cette goutte de sang noir », Eulalia a son statut social établi à jamais par les thèses polygénétiques du Sud, Hundred se substitue la descente douce et freinée du monde de l'octavonne, également traduit par l'image aquatique, « [the vacuum] which might have been suspended on a cable a thousand fathoms in the sea » (p. 199). L'image du cable, l'élément aquatique et le chiffre mille connotent le stade primordial cosmique. 101. Nous devons mettre ces deux adjectifs entre guillemets, car c'est souvent ainsi que les critiques qualifient les œuvres de l'artiste. 102. Nous avons déjà vu que le problème racial assimilé au sujet tabou du sexe fait l'objet du livre de Lillian Smith, Killers of the Dream, dont nous avons donné quelques extraits. La même thématique se retrouve chez Calvin Hernton, Sex and Racism, New York, Grove Press, 1966.

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et Sutpen qui connaît les mœurs du Sud la renie quand il découvre qu'elle n'appartient pas à la race caucasienne. Comment Sutpen peutil rivaliser avec les maîtres blancs si ses héritiers ont du sang noir dans leurs veines ? Par cet acte de répudiation, Sutpen, l'homme blanc, crée la Noire dans Eulalia ; elle n'a plus de raison d'être sa femme, elle n'a plus de raison d'être, tout simplement. Mais elle est. Elle est une femme blessée dans son amour-propre et refuse d'être reléguée au rang d'objet. Ses sentiments de vengeance, de rage et de haine pour l'homme qui l'a délaissée ne trahissent pas la couleur ; ils sont, naturellement, la réaction de tout être humain. Ici encore, nous sommes mis en présence d'un contrestéréotype. L'outrage qu'elle subit ressemble un peu à celui de Rosa Coldfield mais diffère dans sa manifestation, car Eulalia ne tombe pas dans un désespoir passif ; elle se rebelle : « It was just the fury and the unsleeping and the unforgetting » (p. 296). Le préfixe privatif un entraîne le côté positif d'Eulalia qui, en ne s'inclinant pas devant les désirs du maître, s'affirme souverainement. Son visage résume tout ce qu'elle ressent : « The face filled with that furious and almost unbearable unforgiving almost like fever (not bitterness and despair : just implacable will for revenge » (p. 297). Insoumise, indocile, sa soif de vengeance l'entraîne dans le même circuit dynamique que Thomas Sutpen. Tous les deux conçoivent un grand dessein et emploient les mêmes moyens pour l'achever : l'argent. Décrite comme « a mad female millionnaire » (p. 300), Eulalia trouve en Bon un substitut qui incarne ce « spiritual solvency », inhérent à Goodhue Coldfield et à Thomas Sutpen, comme nous l'avons déjà étudié. En utilisant Charles Bon, Eulalia le traduit en valeur marchande, « translated quick into so much rich and rotting dirt » (p. 300). Ce verbe « translated 103 » est d'une importance capitale dans le vocabulaire faulknérien, et s'applique habituellement aux Blancs, ou aux Noirs qui adoptent les valeurs blanches. En traduisant homme, humanité, sentiments par argent, l'individu redevient souillé et se condamne lui-même 104. Le terme « dirt » exprime bien la valeur excrémentielle de l'argent et il assujettit Bon dans une relation économique anti-affective. Conscient de sa traduction et du faux rapport filial, Charles Bon « saw to her [his mother] he would be little more than so much rich and rotting dirt » (p. 306), et il en ressent profondément les stigmates, puisqu'il ne considère plus Eulalia comme sa mère, mais comme la donnée inconnue d'une équation, « a n unknown quantity» (p. 312). Ainsi, Eulalia se condamne elle-même, elle devient « inconnue », une quantité, plus qu'une qualité. Métaphoriquement, elle brise définitivement le cordon ombilical qui la lie à son fils. Cette séparation se retrouve au niveau de l'image : « brushing back a rope of lank iron colored hair » (p. 305). Le mouvement — elle rejette une mèche de cheveux — accouplé au symbole de la 103. Cf. la fréquence de ce verbe dans la partie IV de The Bear, dans Go Down, Moses. 104. Cf. Norman O. Brown : « Dans l'économie civilisée, l'argent acquiert une valeur psychique qu'il n'a jamais eue dans l'économie primitive » (Eros et Thanatos, Paris, Julliard, 1960, p. 335). Cf. aussi Joel Kovel, White Racism : A Psychohistory, Penguin Press, Allen Lane, 1970, pour une discussion sur l'assimilation boue-excrément.

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corde, (« rope »), corrobore la métaphore ci-dessus : elle repousse les liens maternels. En outre, la sémantique et la symbologie de « lank » et « iron », qui modifient « hair », restreignent le symbole de puissance, de richesse, de supériorité inhérent aux cheveux. « Lank », suggère un mouvement de biais, la bifurcation par rapport à une ligne droite ; son synonyme « shrunken » renforce l'image et y ajoute une connotation de maigreur, d'atrophie, de manque de sève, c'est-à-dire de vie. Stylistiquement lui est apposé le mot « iron », que nous avons déjà analysé à propos de Rosa Coldfield. Nous observons ici la même valeur de raideur, de froid, à laquelle nous pouvons ajouter la couleur, blanc-argent. L'analyse des Blancs dans les œuvres de Faulkner 105 met en relief la fréquence lexicale de « iron » qui devient la marque distinctive du monde profane construit sur l'argent et qui fait dévier tous les sentiments naturels. Le schème du rejet et les valeurs négatives de « lank iron » infirment le symbolisme des cheveux, et présentent Eulalia, non plus maîtresse d'elle-même, mais esclave de son désir de vengeance, un désir qui requiert de l'argent et fait dévier ses sentiments maternels. « Dynamisée » dans les rouages de son dessein, animée dans le même circuit frénétique que Sutpen, Eulalia Bon se détache aussi sur un fond vulcanisant et vulcanisé, dont les éléments ignés la rapprochent moralement de Thomas Sutpen. Physiquement plutôt mince, « not fat ; she would burn it up too fast for that » (p. 304), Eulalia s'habille d'une robe noire qui ressemble, d'après la description de Shreve et de Quentin, à « a section of limp stove pipe106 ». La sémantique renvoie l'image de fournaise, de gaz sulfureux. L'image d'ignition au niveau physique se retrouve au niveau moral, qui littéralement semble brûler intérieurement Eulalia : N o t looking at the letter like she w a s reading it even if she could have, but swooping at it, blazing d o w n at it as if she k n e w she w o u l d have only a second to read it in, only a second for it to remain intact in after her eyes would touch it, before it took fire and so w o u l d not be perused but consumed, leaving her sitting there with a black crumbling blank carbon ash in her hand (p. 305).

Le verbe « blaze », virtuellement retentissant, fait éclater Eulalia en une multitude de flammes, transforme ses yeux en un brasier qui semble brûler la lettre de Sutpen. La même qualité ignée réapparaît quand elle se trouve en présence de son fils, « her eyes blazing at him, her voice trying to blaze at him 107 » (p. 307). Sur le plan purement psychologique, affectif et moral, rien ne nous permet de différencier Sutpen, Rosa — Blancs — et Eulalia — Noire. Ce n'est plus d'un problème racial que nous traitons mais d'un problème 105. Cf. le mémoire de maîtrise de Hélène Janvier, op. cit., et le Sacré et le Profane, op. cit. 106. L'image du « stove pipe » prend un aspect nettement négatif car on le retrouve au niveau linguistique, modifié par la négation « not ». Cf. « Bon not in harsh stove iron but the silken and tragic Lancelot nearing thirty » (p. 320). 107. Cf. Sutpen dont les yeux ressemblent à des « pieces of coal » (p. 65). « Coal » évoque une couleur charbonneuse, sans éclat, sans lustre ; alors que « blazing », même avec toutes ses connotations négatives, implique un feu ardent.

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ontologique, ce qui prouve que pour l'auteur il n'y a pas de problème racial intrinsèque ; nous le créons. Ce problème ontologique se trouve au cœur même de l'analyse de Charles Bon, que nous aborderons après avoir traité de l'image de Charles Bon et de ses relations avec les autres protagonistes.

CHARLES BON L'existence de Charles Bon et la nature de sa race ont ouvert le champ à de nombreuses spéculations chez les critiques 10S. Le nom Charles Bon résonne d'accents français et garde sa valeur intrinsèque de « bon », « bien », comme l'étude du nom Eulalia nous l'a montré. C'est le bon, Charles, opposé au mal, au « diable », Sutpen, la lumière opposée aux ténèbres, Dieu opposé à Satan. Ce premier aspect se révèle dans l'analyse sémantique de « Bon » et son analogie phonétique avec le sanscrit « bhan » et l'arménien « ban » qui ont en commun la même racine indo-européenne « bhâ », que nous retrouvons dans le verbe anglais « speak » et l'allemand « bohnen » (« bright »). La parole et la lumière se rejoignent sur le plan philologique. Charles Bon incarne alors ses deux attributs divins : la lumière et le verbe caractéristiques du Fils de l'Homme 109. La naissance de Charles Bon s'enveloppe de sacré et d'éléments divins, car il est « fullsprung of no childhood, torn of no woman, and impervious to time and vanished » (p. 74), « seem to have been born ... with so few fathers (p. 308) ... who had had so many fathers (p. 315). Comme Lucas dans The Fire and the Hearth, Charles Bon est son propre créateur et vit dans le temps sacré, ou a-historique, « impervious to time ». Le « so few fathers », que lui-même reconnaît avoir, et le « so many fathers » s'opposent sur le plan linguistique. Si nous posons few et many en équation, nous pouvons en déduire que les deux forces opposées s'annulent et Charles n'a pas de père : il est le père et le fils. Père de lui-même, Charles parvient à l'immortalité et il semble assimiler en lui toutes les générations précédentes no , incarnant ainsi l'unité de l'homme. Ce signe de perfection s'interprète aussi dans ses trois naissances : « Created new when he began to remember ... new again when he came to the point where his carcass quit being a baby and became a boy ... new again when he quit being a boy and became a man » (p. 306). Ses trois créations lui permettent de transcender définitivement 108. Cf. Aaron Steinberg, « The Irretrievable Bon », College Language Association, Journal, IX, 1965, p. 67. Mr. Steinberg soupçonne la validité de la narration d'Henry. Pour ce critique la race de Bon reste un mystère non élucidé, car les informations nous sont fournies par un septuagénaire à moitié fou. 109. Cf. Frederick Borsch, The Son of Man in Myth and History, Philadelphia, Westminster Press, 1967, p. 63 : « He the man is the creator, both father and son ... He is called "Adam " who is of the light " . The creator father is Setheus ... He is the Word ». 110. «L'homme parvient à l'immortalité — le désir d'être père de soi-même — en s'intégrant au sein des âmes ancestrales, d'où sort chaque génération et où elle retourne » (Norman O. Brown, op. cit., p. 342).

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le temps temporel et de devenir maître de sa destinée 1H. L'analogie avec l'image du Christ, les symboles de résurrection, d'immortalité se rejoignent dans l'image du phénix, stade suprême de la perfection puisqu'il symbolise l'androgyne 112, « who in the remote Mississippi of that time must have appeared almost pheonix-like » (p. 74). Charles Bon se révèle dans le Mississippi ( = Père de la vie) sous les traits du phénix, tandis que son père, Thomas Sutpen se révèle dans sa descente des montagnes vers la vallée et s'identifie au dragon. En alchimie, le phénix se trouve au sommet de la pyramide, et le dragon en bas ; il ressort de ce schème explicite l'omnipotence de l'un et l'état chaotique de l'autre. Cependant cette opposition des contraires tend à s'annuler, car tout comme le phénix, le dragon « se féconde, se procrée, se tue et ressuscite ... il se compose de deux contraires, dont il est en même temps le symbole et l'union 113 ». Le rapport étroit qui existe symboliquement entre le père et le fils s'élargit dans la définition du dragon : « l'existence d'un opposé traduit la polarité de la divinité révélée dans le fils, polarité qui s'exprime par l'androgyne du fils 114 ». Charles Bon hérite de la division inhérente à son père et, parallèlement, reçoit tous les signes de « l'homme parfait de l'avenir » : l'androgyne115. Ce signe symbolique se manifeste extérieurement, dans ses vêtements, dans ses poses, dans son allure. Il apparaît « reclining in a flowered almost feminized gown ... catlike » (p. 95), « lounging ... in the outlandish and almost feminized garment » (p. 96), « esoteric hothouse bloom » (p. 97) lounging in one of the silk robes the like of which the youth [Henry] had never seen before and believed that only women wore » (p. 316), « Henry was learning from him how to lounge about a bedroom in a gown and slippers such as women wore, in a faint though unmistakable effluvium of scent such as women used, smoking a cigar almost as a woman might smoke it » (p. 317). Au niveau des images l'androgyne ne s'applique qu'à Charles Bon 116 ; son père ne cesse de manifester ses qualités viriles de « frontiersman », à la limite de la brutalité. Sur le plan linguistique, nous retrouvons effectivement le vocable « flowering », mais détruit par « forced », dans « his flowering was forced blooming » (p. 72). « Forced » traduit ce qui n'est pas naturel — dans le sens de nature — ; 111. « L a connaissance de ses propres existences antérieures, i.e. de son "histoire" personnelle confère la maîtrise de son propre destin. Celui qui se souvient de ses " naissances " et de ses vies antérieures réussit à se délivrer des conditionnements karmiques — en d'autres termes il devient le maître de sa destinée » (M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard. 1963, p. 113-114). 112. Cf. Psychologie et Alchimie, Paris, Buchet-Castel, 1970, où Cari Jung associe le phénix au soleil. Dans le schéma associationiste, l'aigle et le cygne rejoignent le phénix (cygne : anglais « swan », radical sun-no, « sun » ; français : soleil). 113. Ibid., p. 74. 114. Ibid., p. 387. 115. Mircea Eliade, Mêphistophélès et le mythe de VAndrogyne, p. 124. 116. « Cat » et « bloom » : symboles féminins. « Bloom », la fleur, se complète symboliquement par le signe masculin. Hothouse, « hot » + « house » : la notion de chaleur apparente au niveau sémantique suggère la manifestation du sacré (M. Eliade, Essai sur quelques types d'initiation, Paris, Gallimard. 1959, p. 187, interprète la notion de chaleur comme le début de la sacralité).

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or Sutpen nous a montré combien il rejette le cœur, la nature, pour tout monopoliser sur la raison (« mind »). Si nous abordons maintenant la symbologie des nombres, nous constatons que le chiffre quatre s'applique à Bon de deux manières. Chronologiquement, il est le quatrième enfant de Sutpen qui nous est présenté dans Absalom, Absalom ! Vu les nombreuses allusions à Babylone (Sutpen's Hundred) et l'image de Nabuchodonosor appliquée à Sutpen, nous pouvons nous référer directement à Daniel : « He [The King of Babylon] answered and said, Lo, I see four men loose, walking in the midst of the fire, and they have no hurt ; and the form of the fourth is like the Son of God 117 ». Le nombre quatre se retrouve dans les événements mêmes : Charles Bon subit quatre années d'épreuve, qui couvrent les quatre années de la guerre, après lesquelles son sort et celui des habitants de Sutpen's Hundred se définissent tragiquement. Après quatre ans, Henry, son demi-frère le tue. Charles Bon a alors trente-trois ans. Les significations symboliques du chiffre quatre se rattachent à celles de la croix et du carré et, ce faisant, sous-tendent l'analogie déjà formulée entre Bon et le Fils de l'Homme. Métamorphosé en homme cosmique, Charles Bon renferme en lui-même l'apogée de l'évolution cosmique. Nous devons rappeler que le glyphe de la croix et du carré se retrouve dans Go Down, Moses. L'étude a fait ressortir que la croix est associée à la communauté blanche et s'interprète comme la totalité du périssable. Le cercle inscrit dans le carré, formé par les deux Noirs et les deux Blancs, transmet l'idée de perfection, d'union et d'immortalité m . A lui seul, Charles Bon incarne le glyphe cruciforme et l'image du carré, qui, ajoutons-le, caractérise également Clytie, Charles Etienne Saint Valéry et Jim Bond. Tous les quatre possèdent le principe primordial de perfection opposé à la désarticulation, la dissolution et la désintégration des Blancs. A eux quatre, ils constituent un écran sur lequel se déroule le drame de la condition humaine forgé par la stupidité du critère racial. Dans l'univers du silence, de non-communication verbale ou affective, la voix de Charles Bon joue un rôle important et détonnant. Sa voix se distingue comme étant « cryptical » (p. I l l ) , « bland and cryptic » (p. 112), « enigmatic ... esoteric ». Comme Clytie, Bon est celui qui sait, qui possède la olef de l'inconnu, du secret, de l'occulte, et qui a la possibilité d'initier le profane. Il appartient au royaume de l'invisible, car « he seems to hover, shadowy, almost substanceless, a little behind and above all the other ... incomprehensible » (p. 93). Il reste immanent, mais personne ne peut l'atteindre ni le comprendre (com - prendre), de la même manière qu'il est impossible de cerner une essence, d'attraper une ombre. « Impenetrable and shadowy character ... a myth, a phantom ... some effluvium of Sutpen blood and character as though as a man he did not exist at all » (p. 104) rehausse sa qualité 117. Daniel, 3. 25. 118. Cf. l'étude de Go Down, Moses dans le Blanc et le Noir, qui dégage le glyphe cruciforme inscrit dans le cercle et le carré, p. 228.

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éthérée, impalpable. Le terme « effluvium », suggérant l'émanation invisible, transmet aussi le schème du mouvement de particules en suspension 119. Conçu dans un temps spatial, le mouvement peut également se figer, et celui qui le contemple peut percevoir la véritable face des choses et être initié. Comme nous l'analyserons ci-dessous, ce sera le cas d'Henry Sutpen. L'omnipotence de Charles Bon rendue picturalement par la sémantique de « hover » et « above » traduit son caractère d'aréopagite. Toujours au-dessus, Bon ne voit pas, il regarde, contemple avec l'imperturbabilité d'un juge, « with an expression which might be called smiling » (p. 357), « an expression on his face ... something you could not see through or past » (p. 307). Ainsi, les relations Bon-Henry, Bon-Sutpen tournent autour du même verbe « watch ». Bon scrute, il observe Sutpen's Hundred with an air of sardonic and indolent detachment, like that of a youthful Roman consul making the Grand Tour of his day among the barbarian hordes which his grandfather conquered, benighted in a brawling and childish and quite deadly mud-castle household in a miasmic and spirit-ridden forest ... He contemplated with the detached attentiveness of a scientist watching the muscles in an anesthetized frog — watching, contemplating them from behind that barrier of sophistication in comparison with which Henry and Sutpen were troglodytes (p. 93).

Doué des pouvoirs de l'aéropagite, Bon juge les habitants de Sutpen's Hundred comme des hommes restés à l'état primaire de développement. Ces images, riches en connotations thériomorphes, reflètent un grouillement animal, un mouvement anarchique où les habitants de Sutpen's Hundred, restés à l'état larvaire, sont incapables de s'élever spirituellement et présentent les traits symptomatiques de l'infantilisme, « brawling and childish and spirit-ridden ». Identifiés aux « troglodytes », ils renvoient l'image répugnante, fourmillante de petits mammifères rongeurs. Ils rappellent les Blancs, comparés à des rats, qui assistèrent au mariage d'Ellen Coldfield. La citation ci-dessus préfigure une critique virulente de la culture latine et de la société anglo-saxonne qui emprisonnent l'homme blanc, l'aliènent, et c'est ainsi que le Blanc devient l'esclave, après avoir assumé le rôle du « white savage » : Who [the whites] have not quite emerged from barbarism, who two thousand years hence will still be throwing triumphantly off the yoke of Latin culture and intelligence of which they were never in any great permanent danger to begin with (p. 94).

Charles Bon perçoit d'une façon douloureusement aiguë les fléaux de la culture latine qui poussent les habitants de Sutpen's Hundred à pécher contre les lois naturelles, à violer les sentiments humains, et qui les enferment irrémédiablement dans un carcan spirituel. L'héritage puritain et les « ten generations of iron prohibition » (p. 156) ont anes119. Effluvium, latin fluere, course du temps, mouvement. Cf. E. Volpe définit la conception du temps chez Faulkner comme « a particule in the continual flow of humanity » (A Reader's Guide to William Faulkner, New York, Noonday, 1964, p. 200).

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thésié le Sud, comme la grenouille est anesthésiée, ont incurvé les sentiments, et en conséquence ont dépouillé l'homme de tout aspect humain. La nouvelle génération qui réunit un sudiste, Quentin, et un canadien, Shreve, constate cet ensevelissement spirituel et existentiel : N o t mattering either : what faces and what names they called themselves and were called by so long as the blood coursed — the blood, the immortal brief recent intransient blood w h i c h could hold honor above slothy unregret and love above fat and easy shame (p. 295).

Judith parvient aussi à la même découverte et elle avoue à Charles Etienne : « nothing matters but breath, breathing, to know and to be alive » (p. 207). Charles Bon ne faillit jamais au principe du sang, source vitale et véhicule des sentiments qui permettent à l'homme d'espérer.

Charles Bon — Henry Sutpen Se conformant aux lois naturelles et non aux lois sociales, faisant de l'amour son credo, Charles Bon essaye d'initier Henry Sutpen qu'il rencontre à l'université de Mississippi. Une profonde amitié naît entre les deux jeunes gens, et Henry répudie son passé, abjure sa famille pour suivre Charles à la Nouvelle-Orléans 12°. Leur départ s'effectue de nuit, ce qui implique symboliquement la fin d'une expérience (la vie à Sutpen's Hundred) et le début d'une nouvelle (l'initiation d'Henry). Ce changement existentiel s'était déjà amorcé à l'insu d'Henry, quand il invita Charles Bon à Sutpen's Hundred pour les vacances de Noël. Symboliquement, le mois de décembre ferme la boucle cyclique, implique la mort suivie d'une nouvelle naissance, d'une nouvelle phase dans la découverte. Avant d'entrer à l'université, Henry n'avait jamais été exposé à un autre monde que celui de Sutpen's Hundred, et sa rencontre avec Bon est une véritable révélation pour ce « country-boy », ce « provincial » (p. 96). Habitué à l'allure d'automate de son père « as if he were run by electricity » (p. 42), témoin de ses combats de coqs avec les Noirs, Henry assimile tout naturellement la force physique au mâle et s'étonne de l'élégance raffinée, des gestes délicats et de l'allure féline de Charles Bon. S'arrêtant aux apparences, il voit en Charles une version féminisée du mâle qui, sur le plan sémantique, se trouve détruite par l'adverbe « almost ». William Faulkner laisse la description à Henry, mais il se charge de l'interprétation 121. 120. A plusieurs reprises il est mentionné que « Henry loves Bon ». Il serait fallacieux de conclure à une relation homosexuelle. Comme Penn Warren le constate : « with Faulkner for homosexual, we can read " one who makes sex meaningless " ... and the sin ... is the sin against reality, the sin of abstraction — the manipulation, the violation of nature without reverence » (« Faulkner, The South and the Negro », Southern Review, N. S., 1, Summer 1965, p. 509). L'analyse des relations Bon-Henry corrobore l'affirmation de Penn Warren, car l'amour qui les unit est un amour créateur, fécond : il crée Henry, il l'individualise ou essaye de lui faire achever son individuation. 121. Voir également ci-dessous, note 126, où le problème du mot et du langage est abordé.

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Nous avons observé que la prétendue image efféminée de Bon n'est que la marque de la perfection, le stade primordial mâle-femelle. Inconsciemment Henry est attiré par cette perfection et, le prenant comme un idéal, il commence à le copier, « who aped his clothing and manner ... and his very manner of living » (p. 96). Nous assistons au renversement total des valeurs archétypales racistes, car le « clown » (p. 96) est le Blanc ; Bon, le mulâtre, devient un modèle que singe Henry. Cette imitation manifeste le manque d'individuation chez Henry. En outre, les superlatifs, « wiser », « shrewder », décrivant Bon, impliquent l'infériorité d'Henry, qui agit d'une manière instinctive et irrationnelle et « who never thought122 ». Le complexe d'imitation entraîne naturellement chez Henry l'aspiration à la métamorphose, très significative dans 'le triangle JudithCharles-Henry : [Henry] conscious that his fierce provincial's pride in his sister's virginity was a false quantity ... In fact, perhaps this is the pure and perfect incest : the brother realizing that his sister's virginity must be destroyed ... taking that virginity in the person of the brother-in-law, the man whom he would be if he could become, metamorphose into, the lover, the husband ; by whom he would be despoiled, choose for despoiler, if he could become, metamorphose into the sister, the mistress, the bride. Perhaps that is what went on, not in Henry's mind but in his soul. Because he never thought (p. 96).

Inconsciemment, Henry se transfère en Charles puis en Judith. Cette double métamorphose, amant-amante, mari-épouse, s'inscrit sous le signe de l'androgyne. A travers Charles, Henry réussirait peut-être à atteindre l'achèvement ultime de la création. Cependant, pour parvenir à cet état de perfection, il faudrait qu'Henry puisse penser, qu'il puisse sortir de cet immobilisme dans lequel le Sud l'a figé, et se dés-aliéner du rythme routinier et monotone de sa vie : Henry ... whose entire worldly experience consisted of sojourns at other houses, plantations, almost interchangeable with his own, where he followed the same routine which he did at home — the same hunting and cockfighting, the same amateur racing of horses on crude homemade tracks ... the same square dancing with identical and also interchangeable provincial virgins, to music exactly like that at home, the same champagne ... (p. 108).

Ainsi, quand il commence sa période d'initiation à la NouvelleOrléans, Henry a du mal à assimiler l'originalité des choses et des êtres qui l'entourent : With his puritan heritage — that heritage peculiarly Anglo-Saxon — of fierce proud mysticism and that ability to be ashamed of ignorance and inexperience, in that city foreign and paradoxical ... this grim humorless yokel out of a granite heritage where even the houses, let alone clothing and conduct, are built in the image of a jealous and sadistic lehovah (p. 108). 122. Nous notons à nouveau un renversement des stéréotypes. Situation identique dans The Fire and The Hearth, où Edmonds, l'homme blanc, « ne pense pas » ; ce qui fait dire à Lucas : « And you never thought that, because I am a McCaslin too, I wouldn't [be afraid] You never even thought that, because I am a nigger too, I wouldn't dare... » (op. cit., p. 46).

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Le mot granite ne peut être plus explétif de l'état du Sud. Jeté hors de son petit monde pétrifié, il se trouve propulsé dans la cosmopolite Nouvelle-Orléans. A vingt et un ans, il est exposé à ce qui est pour lui un autre monde, une autre culture. Le terrain est prêt pour Charles, qui va initier Henry, le travailler, « as if he would have prepared a cramped and rocky field » (p. 109). Stylistiquement, « cramped and rocky 123 » se rapportent à « puritan mind », et sémantiquement ils se rattachent à « granite », ce qui prouve la forte connotation de l'état amorphe d'Henry, et plus généralement la stérilité, l'arrêt brutal de la vie du Sud I24. Charles, le mentor, conduit Henry devant une porte, « ponderously Locked ... the gate of solid beams in place of the lacelike iron grilling » (p. 112). La porte, symbole du passage dans un autre monde, s'avère être le premier stade à franchir dans le rite d'initiation. Symboliquement toute cérémonie rituelle s'accompagne d'une mort initiatique suivie d'une résurrection. Henry y parviendra-t-il ? Verrons-nous la mort de son propre code social et la naissance d'un autre code régi par des lois naturelles ? Suivons l'étape d'initiation, tandis que Henry franchit la porte derrière laquelle sont cachés les visages des femmes noires qui se révèlent sous l'aspect de fleurs 123 : The labyrinth mass of oleander and jasmine, lantana and mimosa walling yet again the strip of bare earth combed and curried with powdered shell, raked and immaculate and only the most recent of the brown stains showing now (p. 113).

Cette vision ne s'accompagne d'aucun son ; le silence prélude au moment de la révélation, du bouleversement de son code éthique, édulcoré par des années de puritanisme et d'apathie socio-culturelle : « To his puritan's provincial mind all of morality was upside down ... his simple and erstwhile untroubled code » (p. 114). Il est intéressant de noter l'épithète « untroubled », qui circonscrit l'éthique du Sud, et également Ellen dans l'expression « untroubled flesh » ; cela indique que le code mort, stérile, rigide façonne psychophysiologiquement l'individu. Encore imprégné par son héritage socio-culturel, Henry rencontre l'octavonne, dont le visage sublime tous les stigmates du racisme : And the countryboy with his simple and erstwhile untroubled code in which females were ladies or whores or slaves looked at the apotheosis of two doomed races presided over by its own victim — a woman with a face like a tragic magnolia, the eternal female, the eternal Who-Suffers ; the child, the boy ... to be sure yet complete chattel of him who, begetting him, owned him body and soul to sell (if he chose) like a calf or puppy (p. 114).

Habitué à diviser le principe femelle en trois catégories — la femme, la prostituée, l'esclave —, et à une définition sociale spécifique de 123. 124. of stone 125.

Le mot « field » fait allusion aussi à l'héritage puritain des Coldfield. Cf. Judith et son interprétation du bloc de pierre, p. 127 : « while the block cant be is because it never can become was, because it can never die or perish ». L'image rappelle l'Arbre de Vie caché puis révélé à Adam.

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l'octavonne, Henry est pris dans un dilemme : accepte-t-il le mariage de Bon avec l'octavonne, et ce faisant il renie son héritage ? Ou refuse-t-il la cérémonie du mariage, et ainsi il répudie son ami ? D'un côté il trahit sa famille, son passé ; de l'autre, il viole la nature elle-même en violant les sentiments 126. Pris dans un dilemme et acculé, Henry doit choisir entre la raison et les sentiments, entre la loi sociale et la loi naturelle. Finalement, il reste le Coldfield qui se cantonne dans la loi coldfieldienne, « Henry was the Coldfield with the Coldfield cluttering of morality and rules of right and wrong » (p. 120). Ce n'est pas seulement le Coldfield en lui, mais tout le Sud qui lui fait dire : But a bought woman. A whore (p. 115) — It's not right. Not even you doing it makes it right. Not even you (p. 118).

Aux yeux d'Henry, Charles « n'a pas le droit » d'épouser une femme de couleur127, il est entré dans le domaine de l'interdit, il a violé le code. Sa conception prouve combien Henry continue à juger les relations humaines à travers le critère de la raison et non celui du cœur. L'initiation a échoué, mais son code coldfieldien en ressort ébranlé. Très lentement s'opère en lui comme une ouverture de cœur qui l'ouvre aux sentiments et lui fait dire à son père quatre ans plus tard : And now, and now it wont be much longer now and then, we wont have anything left : honor nor pride nor God since God quit us four years ago only He never thought it necessary to tell us ; no shoes, nor clothes and no need for them ... and when you dont have God and honor and pride, nothing matters, except that there is the old mindless meat that dont even care if it was defeat or victory, that wont even die, that will be out in the woods and fields, grubbing up roots and weeds. — Yes. I have decided, Brother or not, I have decided. I will. I will (p. 354).

Cette déclaration rappelle celle qu'a faite Charles Bon, le mentor, qui expliquait à Henry : And so if you dont have God and you dont need food and clothes and shelter, there isn't anything for honor and pride to climb on and hold to and flourish. And if you haven't got honor and pride, then nothing matters. Only there is something in you that doesn't care about honor and pride yet that lives, that even walks backward for a whole year just to live ; that probably even when this is over and there is not even defeat left, will still decline to sit still in the sun and die, but will be out in the woods, moving and seeking where just will and endurance could not move it, grubbing for roots and such — the old mindless sentient undreaming meat that doesn't even know any difference between despair and victory (p. 349).

Henry décide donc d'accepter le mariage de sa sœur avec Charles Bon, malgré l'opposition paternelle. Devant cette décision inébranlable, 126. Henry ne peut se libérer du schéma figé du mot et de ses assimilations au niveau ethnique. Il pense et juge l'individu à travers un réseau associationniste, tel que : noir = sexe, octavonne = prostituée. Le caractère artificiel de ces relations devient pour lui une réalité. Egalement le bien signifie ce qui lui est familier et le mal l'inconnu, l'étranger. 127. Rappelons que Henry ne sait pas que Charles est lui-même un homme de couleur.

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Sutpen joue son dernier atout et lui révèle que son demi-frère a du sang noir. Henry ne répond rien, mais il vient d'avoir la révélation des deux valeurs essentielles de la vie : « will and endurance », « the passive ability, not the volitional will, to endure » (p. 355). Cependant le duel raison-cœur ne cède pas à cette révélation et pousse Henry à chercher un endroit isolé où [ h e ] leaned against a pine, leaning quietly and easily, with his head back so he could look up at the shabby shaggy branches like something in wrought iron spreading motionless against the chill vivid stars of early spring, thinking I hope he remembers to thank Colonel Willow for letting us use his tent (p. 355).

Symboliquement, en s'appuyant contre l'arbre, Henry se place au milieu de l'Axis Mundi et il projette sur les branches son propre moi. Les branches ressemblent à du fer forgé, exprimant ainsi le code social du Sud qui imprègne Henry, un code froid, stérile, rigide, forgé par la croyance populaire et le mythe du Noir, et qui enferme l'individu dans l'ignorance, et le pétrifie dans un éternel immobilisme, « spreading motionless ». Simultanément, Henry découvre la pauvreté de cœur de ses congénères, leur dénuement spirituel, « shabby branches », qui, il doit bien le reconnaître le marquent également, et le torturent, « shaggy branches 128 ». Déchiré entre les concepts hérités de son entourage et les valeurs perçues grâce à l'initiation de Charles, Henry retourne au camp où stationne leur division. Bon connaît Henry ; il sait qu'il ne s'est pas encore libéré de ses préjugés raciaux. Pour le forcer à choisir, il le provoque, « so it's the miscegenation, not the incest which you can't bear » (p. 356). Mais Henry refuse de répondre, se ferme à l'évidence et il préfère le reconnaître comme son frère. Pour la seconde fois, Bon le provoque, en utilisant le cliché type dû à une définition sociale du Noir 129 : « No I'm not. I am the nigger that's going to sleep with your sister » (p. 358). Comme Lucas en face d'Edmonds 13°, Charles Bon emploie le vocable nigger et non negro, non pour se détruire lui-même ou pour dénigrer sa propre race, mais pour s'affirmer, et aussi pour réfuter les liens fraternels, et renier le sang blanc. Cependant, Bon avait raison, car Henry consacre l'inceste en acceptant le mariage, un moindre mal qu'une relation inter-raciale. Pour empêcher le mélange des races, qui pour lui signifie la pollution du sang blanc, il tue son demi-frère. Ce geste fratricide le condamne à une isolation spirituelle difficilement supportable ; il disparaît peu de temps après, et Quentin retrouvera un Henry à moitié fou. Le refus des sentiments a entraîné une diminution 128. « Shaggy » peut avoir également le sens de sentiments mélangés (« mixed feelings »). 129. Cf. An American Dilemna, où nous trouvons la confession de Rollin Chambliss, un sudiste : « I have always understood that a Negro who touches a white woman must die. It is something that we learn in the South without knowing how or when or where ... It was intensified by the chivalric ideal of womanhood which has been traditional in the South » (op. cit., p. 1194). 130. Cf. The Fire and the Hearth : « Lucas became not Negro but nigger » (op. cit., P. 52).

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psychique chez Henry aussi tragique que la raideur caractérielle et l'engourdissement biologique de Rosa Coldfield. Bon possède en lui la force cosmique primordiale qui l'empêche de mourir spirituellement, car il y a quelque chose qui « will still décliné to sit still in the sun and die » (p. 349).

CHARLES ETIENNE DE SAINT-VALERY Charles Bon, le phénix, revit en la personne de son fils Charles Etienne qui hérite de la qualité androgyne de son père et de la force virile de son grand-père. Le visage de Charles Etienne ne trahit ni le sexe, ni l'âge, « smooth ivory sexless face » (p. 93), « a face not old but without age » (p. 196), et le marque ainsi du signe de la perfection et de l'éternité auquel vient s'ajouter la rareté précieuse de l'ivoire. Ses traits délicats et sa fragilité apparente, « light in bones », le font ressembler à un portrait de Velasquez, à une de ses vierges espagnoles, « a Spanish virgin » (p. 220). Cet aspect extérieur qui, comme nous le verrons ci-dessous, jure avec sa force virile, l'assimile à l'Homme invincible. L'invincibilité de Charles Etienne et la force physique qu'il déploie rappellent son grand-père Thomas Sutpen. La loi génétique ne peut pas se renier aussi facilement, et Charles Etienne montre la même « furious and indomitable desperation which the demon himself might have shown » (p. 202). Tandis que son grand-père aimait participer aux combats de coqs, Charles Etienne n'a pas peur de se battre avec les Noirs, « with deadly earnestness and a strength which his slight build denied, a strenght composed of sheer desperate will and impervious to the punishment, the blows and slashes which he took in return and did not even seem to feel » (p. 202), et « with that same fury and implacability and physical imperviousness to pain and punishment, neither cursing nor panting but laughing » (p. 206). A cette virilité combative s'ajoute une force spirituelle et un potentiel d'individuation que nous avons étudiés précédemment dans sa relation avec Judith. Toutes ces valeurs viennent se cristalliser dans le nom même de Valéry 131. L'analyse étymologique montre que « valery » vient du moyen-latin valere ; la racine val se retrouve dans le verbe « prevail », dont nous n'ignorons plus maintenant l'importance dans le contexte faulknérien. La force, la vigueur, la compétence, « l'endurance » — valeur sacrée inhérente au Noir — drainées dans « Valery132 », magnifiant Charles Etienne qui devient Charles Etienne Saint-Valery. 131. Certaines publications écrivent Velery. 132. A nouveau nous constatons la disparition de l'archétype de l'eunuque, appliqué au mulâtre. En outre, Etienne signifie « couronne » en grec, nom des premiers martyrs chrétiens.

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A cette sacralité vient se greffer la qualité quasi-divine de sa naissance, comparable à celle de Charles Bon et caractéristique du Noir chez Faulkner, « created without agency of man or agony of woman and orphaned by no human being » (p. 196). Créateur de lui-même, il devient lui aussi une essence, une impalpabilité que Judith ne peut atteindre, même quand elle se croit proche de lui : « That restive light incorrigibility of the free which would leave not even a print on the earth » (p. 208). « Complete and subject to no microbe » (p. 196), et considéré comme une figure mythologique 133, il fait partie de ces enfants de la mythologie sémitique qui errent dans les lieux isolés au risque de se faire attaquer. Ces lieux isolés, Charles Etienne va les connaître sous la forme de Sutpen's Hundred, où il ressent d'une façon aiguë et tragique « the thunderous solitude of despair louder than speech could » (p. 198). II sent d'abord ce qu'il apprendra plus tard, à savoir que le racisme produit un désert moral pour le raciste et sa victime. Ainsi, déraciné du foyer intime de sa mère, « that cloyed and scented maze of shuttered silk » (p. 196), à l'âge de douze ans, Charles Etienne s'installe à Sutpen's Hundred, dont la solitude et la froideur l'étreignent ; là, il apprend le mot « pigmentation », puis sa définition, qui doit sonner étrangement pour lui, car il avait été habitué à d'autres valeurs, telles que « monogamy and fidelity and decorum and gentleness and affection » (p. 199). Parallèlement à son apprentissage des mots, s'effectuent graduellement sa définition sociale, son étiquetage qui, tout d'abord, se révèlent au niveau du vêtement : The delicate garments of his pagehood already half concealed beneath that harsh and shapeless denim cut to an iron pattern and sold by the millions — that burlesque uniform and regalia of the tragic burlesque of the sons of Ham (p. 196).

La référence du narrateur Compson, « the sons of Ham », fixe à jamais son statut social, puisque même une fois jeune homme, le même Compson remarque « the youth in the uniform — the tattered hat and the overalls — of his ancient curse » (p. 204). Compson, dont on connaît déjà la partialité, voit en Charles Etienne l'incarnation de cet ancien péché qui, depuis les temps bibliques colle à l'image du Noir. Cependant, « l'uniforme » est un moyen pour Charles Etienne de s'affirmer et de s'individualiser, car il force l'autre à reconnaître sa négritude, à le reconnaître. Il parachève son individuation en brisant le miroir. Par ce geste symbolique, il refuse la double allégéance américain-noir et il se coupe de l'autre monde, symboliquement représenté par le miroir. Il refuse de passer par les yeux de l'autre, du Blanc, qui le juge par rapport à ce seizième de sang noir134, puisqu'on le force à 133. L'octavonne apparaît sous les traits de Lilith (voir ci-dessus note 100, p. 109) et son fils devient « the immortal page of the immortal Lilith » (Absalom, Absalom !, p. 196). 134. Cf. W.E. Dubois : « A world which yields him [the Negro] no true selfconsciousness, but only lets him see himself through the revelation of the other world. It is a peculiar sensation, this double consciousness, this sense of always looking at

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porter le masque du Noir, « he was, must be, a negro » (p. 198), il présente un visage inexpressif et impassible pour l'autre, mais qui l'aide à rompre avec le monde des Blancs 13S. Il se libère totalement des valeurs créées par les Blancs et épouse la femme la plus laide, la plus noire et la plus illettrée136. ***

L'analyse détaillée d'Absalom, Absalom ! a insisté sur le rejet des valeurs raciales et a révélé l'absurdité du concept de race. La notion de « race pure » s'annule d'elle-même et s'inscrit en contre-courant : elle communique un univers clos et dantesque que viennent ratifier des termes tels que « miasmal », « airless », « tight », « rank », « sulphur », « camphor » ... La pureté, la blancheur, la supériorité subissent une mutation intégrale qui se traduit également à travers l'analyse des couleurs. Cette analyse, déjà amorcée au cours de notre étude A'Absalom, Absalom !, ne concerne pas que les principaux témoins de Sutpen's Hundred ; elle déborde de son contexte et s'attache aux deux jeunes narrateurs Quentin et Shreve, le sudiste et le canadien, qui, s'ils n'ont pas pris une part active à l'histoire de la famille de Sutpen, se trouvent cependant engrenés et involontairement enchaînés à la famille, car ils récupèrent le passé. Comme nous avons noté la disparition du critère racial, nous allons maintenant constater le caractère artificiel de la notion de nationalité. Ce n'est plus un américain du Sud et un canadien qui rejoignent un autre américain du Sud et un haïtien, mais deux individus rencontrés à Harvard qui se joignent (en se métamorphosant) aux deux autres individus rencontrés à l'Université de Mississippi. Toute notion de race et de nationalité extrapolée, Quentin et Shreve recréent la scène du départ pour la Nouvelle-Orléans : Not two of them there and then either but four of them riding the two horses through the iron darkness, and that not mattering either : what faces and what names they called themselves and were called by so long as the blood coursed — the blood, the immortal brief recent intransient blood which could hold honor above slothy unregret and love above fat and easy shame (p. 295)

et : There was now not two of them but four, the two who breathed not individuals now yet something both more and less than twins, the heart and blood of youth (p. 294). oneself through the eyes of others, of measuring one's soul by the tape of a world that looks on in amused contempt and pity » (The Souls of Blacks People, Washington Square Press, 1970, p. 3). 135. Charles Etienne, comme les autres personnages noirs ne peut être circonscrit dans le monde des Blancs. Comme exemples de l'imperturbabilité chez les Noirs nous pouvons citer : Mollie, Lucas ; nous constatons la même impassibilité d'expression chez Same Father (cf. le Blanc et le Noir, p. 172-173). 136. L'auteur détruit un autre stéréotype : le désir chez le Noir d'épouser une Blanche.

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L'accent est mis fortement sur le rang. Linguistiquement fréquent, il se trouve également juxtaposé à « heart137 ». Nous avons même l'impression d'une redondance car sémantiquement, chez Faulkner, les deux vocables transmettent la même idée : le cœur et/ou le sang recèlent le moteur de la vie et fonctionnent comme principes d'individualité. A l'encontre des théoriciens racistes, Faulkner n'épingle pas la notion de sang d'une étiquette radicale et ne la considère pas comme une formule de base dans la théorie héréditaire. Le sang n'a pas de teinte raciale, car derrière lui se profile la nature de l'homme. Diverses citations vont corroborer l'erreur de la conception génétique du sang. La première citation a pour thème le cordon ombilical dont l'image nous rappelle l'importante scène qui s'est déroulée entre Clytie et Rosa : That river which runs not only through the physical land of which it is the geologic umbilical, not only through the spiritual lives of the beings within its scope, but is very Environment itself which laughs at degrees of latitude and temperature, though some of these beings, like Shreve, have never seen it {p. 258).

« That river », le Mississippi, reflète la conception philosophique de l'auteur en traduisant l'étroit rapport de dépendance interraciale et internationale et, accompagnant celui-ci, la fluidité du passé dans le présent. L'image aquatique se poursuit dans la métaphore des ricochets : Maybe happen is never once but like ripples maybe on water after the pebble sinks, the ripples moving on, spreading, the pool attached by a narrow umbilical water-cord to the next pool which the first pool feeds, has fed, did feed, let this second pool contain a different temperature of water, a different molecularity of having seen, felt, remembered, reflect in a different tone the infinite unchanging sky, it doesn't matter : that pebble's watery echo whose fall it did not even see moves across its surface too at the original ripple-space, to the old ineradicable rhythm (p. 261).

Bien qu'il n'y ait aucune trace sémantique du mot « sang » dans ces deux citations, nous le sentons suggéré implicitement 13s . L'élément aquatique, féminin, archétype du lien et de la création, comme le sang s'anime ontogénétiquement. La thématique du sang se retrouve, cette fois très explicite, dans la définition de la terre : la plantation de sucre aux Antilles : A soil manured with black blood from two hundred years of oppression and exploitation ... valuable pound for pound almost with silver ore, as if nature held a balance and kept a book and offered a recompense for the limbs torn and outraged hearts ... the planting of nature and man too watered not only by the wasted blood but breath-ed over by the winds ... the planting of men too ; the yet intact bones and brains in which the old unsleeping blood that had vanished into the earth they trod still cried out for vengeance ... and he [Sutpen] ... not knowing that what he rode upon was a volcano, hearing the air tremble and throb at night ... not knowing that it was the heart of the earth itself he heard (p. 251). 137. Nous avons également dans The Bear la même équivalence entre le sang (« blood ») et le cœur (« heart ») : « The blood and the heart are slow » (p. 172). Dans son mémoire de Maîtrise, Hélène Janvier souligne aussi ce point. 138. Comme le sang, l'eau est le principe fondamental duquel découle toute vie.

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Absalom, Absalom !

« Black blood » est pris ici racialement car il s'oppose à l'exploitation de l'esclavagiste qui, pour travailler la terre se sert du Noir comme d'un outil précieux. La terre et le Noir, littéralement exploités, deviennent deux marchandises. Au niveau sémantique, « black blood » perd de sa définition raciale car il s'oppose à « torn limbs », « outraged hearts », « bones and brains », c'est-à-dire à la matière organique de l'être humain. Libéré de son étiquette raciale, il devient le sang, le moteur de la vie, l'alpha et l'oméga. C'est ce qui apparaît également au niveau lexical : « wasted blood », « old unsleeping blood 139 ». Cette dialectique nous introduit encore une fois à la scène finale. La damnation qui s'abat sur Sutpen's Hundred trouve son origine dans la construction même de la maison dont les fondations reposent sur le sang des Noirs : « as if the wood of which it was built were flesh » (p. 366). A l'origine, il y a donc bien neutralité du sang mais l'apparition d'exploiteur-exploité, esclavagiste-esclave place le sang dans le spectre chromatique. Ainsi, postulant l'indifférence et la non-reconnaissance paternelles, Bon se voit contraint d'y voir les causes dans le « sang 140 » : It should have been me that failed ; me, I, not he who stemmed from that blood which we both bear before it could have become corrupt and tainted by whatever it was in mother's that he could not brook (p. 321).

Et : I would have done that, gone to him first, who have the blood after it was tainted and corrupt by whatever it was in mother (p. 329). — ... because he didn't matter ; whether he was irked or even crucified didn't matter : it was the fact that he had to be kept constantly reminded that he would not have done it this way himself, yet he had stemmed from the blood after whatever it was his mother had been or done had tainted and corrupted it (p. 331).

Cependant, inconsciemment, il refuse de définir le sang par rapport à un schéma éthique ou ethnique, car ce serait trahir les valeurs primordiales de la vie qui sont les siennes et qui lui font rechercher ce qu'il veut : The physical touch even though in secret, hidden — the living touch of that flesh warmed before he was born by the same blood which it had bequeathed him to warm his own flesh with, to be bequeathed by him in turn to run hot and loud in veins and limbs after that first flesh and then his own were dead (p. 329). 139. Cf. la citation dans Absalom, Absalom ! (p. 250) : « the dark inscrutable continent from which the black blood, the black bones and flesh and thinking ... by violence and the cold known land to which it was doomed ». L'emphase mise sur « black » prouve le caractère artificiel d'une notion raciale, car l'adjectif se neutralise par l'apport des termes « bones and flesh and thinking », « remembering » « and hopes and desires ». A travers ce champ sémantique, se crée l'image de l'être humain sans distinction de race ou de sexe. Nous avons déjà mentionné le manque de fondement rationnel d'une croyance populaire qui dénie toute ancienneté au Noir ; « dark » renforce ce point et, linguistiquement opposé à « cold », il implique bien le monde sacré opposé au monde froid, stérile et rigide des Blancs. 140. Nous retrouvons la même réaction chez Sam qui « found out that he had been betrayed, the blood of the warriors ... had been betrayed. Not by his father ... betrayed by through the black blood which his mother gave him », Go Down, Moses (p. 129).

Absalom, Absalom !

127

Shreve et Quentin également excluent toute valeur chromatique et considèrent d'abord l'être humain : Just behind a little, obscured a little by that alien blood whose admixing was necessary in order that he [Henry] exist is the face of the man who shaped us both out of that blind chancy darkness which we call the future

=

5

I

¥= You

« They did not hunt that morning » résume toutes les négations précédentes. Chacun des deux enfants noir et blanc est pris au piège des relations figées autour d'un nœud : le mot « not » de ce matin particulier engendre un futur pour toujours barré. Noter le caractère particulier de la négation qui tout en mettant deux éléments en relation l'un avec l'autre au niveau linguistique, connote une impossibilité au niveau sémantique. : Why cant you declare us voced like you done Oscar and that yellow slut he fotched out here from Memphis last summer (p. 97) ? — We aint gonter have no contest or no voce either, he said ... Lucas had not once looked at Edmonds (p. 104). LUCAS

Le refus final de Lucas d'obtenir le divorce avec Molly, contribue à souligner la séparation qui existe entre les deux races. Le schéma initial : You

not

Us voced

not

Us Noir

¥=

Lucas Molly

se transforme finalement en : You Blanc

structure de base de l'opposition Noir/Blanc. Devant le monde des Blancs, Lucas fait corps avec sa partenaire, comme pour ressouder l'intégrité de sa race. Le divorce, le fossé n'existent pas en fait entre le mari et la femme noirs, mais entre les Noirs et les Blancs. Lucas utilise à dessein les termes juridiques « voce », « contest », — déformés certes —, de 1'« establishment » blanc pour les rejeter, les nier, « no contest », « no voce », à la tête de l'ordre social. Dans le monde qui lui est extérieur, il introduit la menace destructive de la négation : elle n'est qu'un moyen supplémentaire pour éviter de reconnaître la présence d'Edmonds, l'individu blanc : Lucas had not once looked at Edmonds Lucas not Edmonds

242

Go Down, Moses « Well, Edmonds said. Well. He thrust his chair back from the table and sat looking up at the other, at the old man ... who had never once said sir to his white skin (p. 106). — Look here, he said. You dont have to do that. — No, Lucas said. Get rid of it. I dont want to never see it again » (p. 106).

La dernière scène traduit le rejet définitif des valeurs blanches par Lucas. Inscrit sous le signe de l'argent (« divining machine »), le matérialisme corrompt ses adeptes. Edmonds est prêt à faire un compromis lorsqu'il s'agit de problèmes monétaires, alors que Lucas peut encore se sauver, se détacher en prononçant un non purificateur en quelque sorte. La barrière de la négation se redouble ici d'un mur d'argent. La négation servira donc de relais entre deux systèmes de valeurs opposés, différents plutôt que contradictoires, puisque les signifiés niés de part et d'autre ne recouvriront plus exactement le même champ sémantique. D'où le problème du point de vue : ce qui sera appréhendé par le Blanc comme une « impossibilité », ne sera pour le Noir qu'une « possibilité négative ».

LES NOIRS — NOTHING Le point de vue du Blanc He [Lucas] squatted against a tree ... motionless as the windless obscurity itself (p. 46). — Still Lucas didn'f move (p. 48). — She [Molly] spoke again, immobile, looking at nothing, as far as he could tell (p. 84). — Still she looked at nothing that he could see, motionless (p. 84). — There was nothing in her face. There was nothing in her face (p. 92). — The old woman did not rise. She sat as in the commissary that afternoon, motionless, only bent a little forward, her tiny gnarled hands immobile. But Lucas did not sit down (P. 97).

Un premier niveau de description linguistique du texte nous montre que les Noirs sont liés, syntaxiquement, à des termes négatifs : not im x un

x X

less x

Associés à « nothing », ils se confondent avec le néant duquel ils semblent participer. Dans le contexte d'une civilisation puritaine, basée sur la morale de l'action individuelle, Molly et Lucas prennent une connotation négative de passivité. Ayant posé « nothing » comme attribut des Noirs, Edmonds est aussitôt conscient de ses propres limitations : « as far as he could tell », « as far as he could see ». Implicitement, il reconnaît donc l'arbitraire de l'association entre le signe et son réfèrent, telle qu'elle a été institutionnalisée dans le monde blanc. Faulkner semble, dès le départ, remettre en cause un certain langage, celui des Blancs.

Les négations et le problème racial

243

They faced one another in the darkness, two shadows, faceless (p. 78). — The invisible face stared at his own invisible face (p. 79).

Le paradoxe faced - faceless implique l'impossibilité d'une reconnaissance mutuelle et réciproque de l'autre. Le Noir et le Blanc ne se font face qu'au moment précis où leur visage est invisible. Voir l'autre, c'est accepter de se libérer des préjugés reposant sur l'apparence extérieure, sur une différence de couleur. [Lucas :] His expressionless, attentive face the negro (p.

face was not grim and neither cold nor angry. It was absolutely impenetrable (p. 59). — The shrewd, suddenly sober, suddenly of the young white man, the absolutely expressionless one of 70).

La reformulation constante de la description de Lucas : not ... neither ... nor — suggère une impuissance des mots « grim », « cold », « angry » à cerner l'expression des Noirs. Le vocabulaire Blanc, doit être modifié par la négation avant d'être appliqué aux Noirs. Le transfert d'un registre à l'autre se fait au profit d'une certaine ambiguïté — tout au bénéfice du Noir, situé dans le domaine de l'intangible. Si le vendeur se trouve devant une énigme, c'est que justement le Noir utilise cette négation comme défense contre le Blanc. De vide, le visage de Lucas devient impénétrable. Et c'est précisément parce qu'il est accusé d'être « expression/ess » que Lucas peut récupérer le terme, et le transformer en indéchiffrable. Il ne s'agit donc plus d'un manque, mais d'une présence, autre et différente, qui se manifeste dans ce que le Blanc perçoit tout d'abord comme une absence. Now the white man leaned in the window looking at the impenetrable face. — A face composed, inscrutable, even a little haughty (p. 60). — Yet still the face which Edmonds saw was absolutely blank, impenetrable. Even the eyes appeared to have nothing behind them (p. 61). — Without changing the inflexion of his voice and apparently without effort or even design, Lucas became not Negro but nigger (p. 52).

La solution de l'énigme se trouve dans « appeared ». C'est seulement au niveau de l'apparence qu'il n'y a rien — on retrouve une remodulation du thème dans The Bear : « The apparently impenetrable wilderness » (p. 148). Traverser le mur de la négation, c'est passer du monde de la surface à celui de la profondeur. Pour le Blanc, cela implique la nécessité d'assumer la négation, de reconnaître le Noir non plus comme une entité négative mais comme une altérité. Les signifiés niés sont en effet ceux du monde blanc : motion expression name penetrable

=> => => =>

motionless expression -less name -less im -penetrable

Les Noirs existent dans un système de valeurs décalé, différent : c'est reconnaître qu'un seul signifié ne saurait s'attacher à un seul signifiant. Etre Noir, c'est assumer la négation, transformer un processus destructeur en principe de créativité.

244

Go Down, Moses

Le point de vue du Noir ou La négation assumée Until at last the dinner smoke stood weight/ess in the bright air above his chimney (p. 50). — He squatted ... motionless as the windless obscurity itself (p. 46). — Curiously enough, visibility seemed to have increased, as if the rank sunless jungle of cypress and willow and brier, instead of increasing obscurity, had solidified it into the concrete components of trunk and branch, leaving the air, space, free of it and in comparison, lighter, penetrable to vision, to the mare's sight anyway, enabling her to see-saw back and forth among the trunks and the impassable thickets (p. 34). •

LUCAS => JUNGLE

La relation particulière qui lie Lucas à la jungle passe par le relais des négatifs :

S t

=

C'est parce qu'il est décrit en termes négatifs au niveau syntaxique qu'il peut être assimilé à l'obscurité. De même son visage est « impenetrable », comme les fourrés sont « impassable ». N'ayant pas à décoder cette barrière de la négation, il pourra appréhender une forme de réalité autre. Cette réalité n'est pas tant irrationnelle qu'a-rationnelle. Elle tombe sous le domaine d'un sixième sens : « He would not have said why it was gold ». L'accès à ce monde implique la reconnaissance de l'inexplicable, qui parce qu'il surprend, court-circuite l'intellect : « amazed and incredulous comprehension ». He could not have said how he knew it was gold (p. 35). — while he stood for perhaps ten seconds, slackjawed with amazed and incredulous comprehension, his head turning to pace the invisible running (p. 37). — He knew exactly where he intended to go, even in the darkness (p. 33). — He stopped the wagon beside the mound and unloaded the still ... The earth working easily under the invisible pick, whispering easily and steadily to the invisible shovel until the orifice was deep enough ... when — and it was probably only a sigh but it sounded to him louder than an avalanche, as though the whole mound had stooped, roaring down at him (p. 34-35).

Dans cet univers du paradoxe où la jungle ne se manifeste que par opposition : whisper sigh

loud avalanche

L'appréhension des formes extérieures n'est pas réduite à la linéarité d'une logique mais reflète la multiplicité des possibles. Simplifier l'existence du Noir à « nothing » c'est de la même façon s'arrêter à un seul niveau de signification, refuser la polysémie. [The mound] was striking him a final blow ... a blow not vicious so much as merely heavy-handed, a sort of final admonitory pat from the spirit of darkness and solitude, the old earth, perhaps the old ancestors themselves (p. 34-35). He could not have said how he knew it was gold (p. 35) his brain boiling with all the image of buried money he had ever listened to or heard of, for the next five hours he crawled on hands and knees among the loose earth ... then probing again in the dry insensate dust which had yawned for an instant and vouchsafed him one blinding glimpse of the absolute and then closed (p. 35).

Les négations et le problème racial

245

« Dry insensate dust » traduit le danger qu'encourt Lucas. Inscrire la poussière dans le carcan d'un signifié, c'est prendre le point de vue du Blanc, c'est perdre le niveau symbolique, la connotation de résurrection. « Gold » est du domaine du sacré, « money » du domaine du profane. Lucas est mis en face de l'alternative — « crawl », « probe » — (cf. « probing », The Bear, part III, « Boon probing with his knife to kill Ben ») qui appartient au registre de l'animalité, et « gold », « blinding absolute » qui font référence à la spiritualité. « The mound which seemed to loom poised above him in a long roaring wave of silence like a burst of jeering and prolonged laughter » (p. 35). La « wilderness » accompagne son avertissement à Lucas d'un paradoxe, le rire plein de silence : s'il existe une solution à l'énigme, elle ne sera en tout cas pas donnée. Lucas devra décider pour lui-même, et trouver sa vérité. Une signification se fait jour à la fin de l'histoire : communier avec cet ailleurs, c'est rejeter la souillure de l'argent. •

LUCAS => NIGGER « Put the razor down and I will talk to you », Edmonds said (p. 46). LUCAS : « You knowed / was n't afraid, because you knowed I was a McCaslin too and a man-made one. And you never thought that, because I am a McCaslin too, I wouldn't. You never even thought that, because I am a nigger too, I would«'* dare. No. You thought that because I am a nigger I wouldn'f even mind. I never figured on the razor neither. But I gave you your chance. May be I didn't know what I might have done when you walked in my door, but I knowed what I wanted to do, what I believed I was going to do, what Carothers McCaslin would have wanted me to do. But you didn't come. You never even gave me the chance to do what old Carothers would have told me to do. You tried to beat me. And you wont never, not even when I am hanging dead from the limb this time tomorrow with the coal oil burning, you wont never » (p. 46-47). Without changing the inflexion of his voice and apparently without effort or even design, Lucas became not Negro but nigger, not secret so much as impenetrable, not servile and not effacing, but enveloping himself in an aura of timeless and stupid impassivity almost like a smell (p. 52).

Assumer la négation, c'est en un premier temps participer d'un autre monde et en un deuxième temps, trouver son identité. Le dialogue semble être généré par la phrase : « You thought I wouldn't », qui repose sur l'opposition de base : You Blanc

not

I Noir

En retournant au stéréotype, Lucas dénonce le raisonnement par a priori des Blancs, qui refuse toute possibilité d'initiative aux Noirs : « You thought I would not ». La négativité d'une telle démarche intellectuelle n'engendre que la mort de la pensée elle-même : « You never even thought that ». En exprimant ce manque, Lucas formule l'informulable, ce qu'Edmonds n'a pas encore conceptualisé dans le langage. C'est donc la subversion totale du préjugé selon lequel les Noirs ne pensent pas. La négation, pour Lucas, n'est plus alors seulement une arme défensive : en l'utilisant pour affirmer son identité, il la renvoie à son

246

Go Down, Moses

inventeur. De « negro », il devient « nigger », il se pose comme différent : quête du moi qui est traduite, dans le texte, par la progression des termes : McCaslin

man

=>

nigger

Le mot « nigger » perd sa connotation péjorative pour se recharger positivement : (—) X (—) = ( + ). Lucas peut alors se permettre d'affirmer à plusieurs reprises : I'm a nigger. But I'm a man too. I'm more than just a man (p. 42). « I'm a man, Lucas said. I'm the man here (p. 98). [Noter l'importance de l'article défini « t h e » . ] I'm a man now. I can do what I w a n t » (p. 89).

Se retrouver, c'est en fait perpétuellement se remettre en question, c'est se renier indéfiniment ; d'où la chaîne des négatifs : « not negro - not secret - not effacing ». All I got to give up is McCaslin blood that rightfully aint even mine or at least aint worth much since old Carothers never seemed to miss much what he give to Tomey that night that made my father (p. 50). — So I reckon I aint got old Carothers's blood for nothing, after all (p. 51).

Ce passage est une illustration de ce qui précède. Lucas situe les liens du sang au même niveau que l'argent : référence volontaire, de sa part, à la somme donnée par le vieux propriétaire blanc Carothers McCaslin, à son esclave pour réparer l'adultère et l'inceste. En soulignant le manque de valeur de son sang, « aint worth much », Lucas reprend le point de vue du Blanc, pour qui un tel acte n'était qu'une trivialité, un « nothing ». Lorsque Lucas affirme à la fin : « I aint got Carothers blood for nothing », il implique une transformation du « nothing » en autre chose, en un « not nothing » révélateur d'un dynamisme devant lequel les Blancs sont impuissants. not worth much (—)

x

nothing (—)

=> not for nothing = ( + ) double négation

Simultanément, c'est la marque du jugement que Lucas porte sur les Blancs, sa condamnation d'une certaine passivité des McCaslin ; « I have not got it for nothing », suggère implicitement : You have not made something out of it. Cette dualité d'existence des Noirs correspond à des niveaux de conscience différents : c'est seulement superficiellement que les Blancs pourront se sécuriser, en niant l'existence physique des Noirs, en leur attribuant un « nothing » ; à un niveau inconscient, les Blancs reconnaissent la menace que représentent les Noirs, danger d'autant plus inquiétant qu'il est indécodable. Outrages infligés par le Noir au Blanc He [Edmonds] was raging — an abrupt boiling-over of an accumulation of floutings and outrages covering not only his span but his father's lifetime too, back into the time of his grandfather McCaslin Edmonds. Lucas was not only the oldest person living on the place (p. 85). — They seemed to him (Edmonds) one long and unbroken course of outrageous trouble and conflicts, not with the land or weather ... but the old negro (p. 95). — Without changing

Les négations et le problème

racial

247

the inflexion of his voice and apparently without effort or even design Lucas became not Negro but nigger, not secret so much as impenetrable, not servile and not effacing, but enveloping himself in an aura of timeless and stupid impassivity almost like a smell (p. 52).

La superposition « outrages » - « conflicts » avec « old Negro » « Lucas » se fait par l'intermédiaire des négations « not », « not only ». Au prix d'une douloureuse lucidité — « he was raging » — Edmonds reconnaît son impuissance à dominer Lucas, sa faiblesse devant la négation. Cette négation attaque le niveau psychologique de l'individu puisqu'elle ne fait que lui démontrer sa propre incapacité. En face de « timeless », « ««broken course » qui s'inscrivent dans le domaine des sens (« smell »), le Blanc souligne seulement davantage son appartenance à une réalité historique et quantifiable. Le Noir est conscient de sa puissance — et des conséquences sur autrui — car il se sait insaisissable. It was as if he were not only impervious to that blood, he was indifferent to it. He didn't need to strive with it. He didn't have to bother to deny it ... he was a vessel, durable, ancestryless, non-conductive, in which the toxin and its anti stalemated one another, seethless, unrumoured in the outside air (p. 86).

Pour pouvoir être hautain, indifférent, il faut accepter d'être d'abord différent. En imposant en quelque sorte ce mot sur Lucas, les Blancs l'ont libéré des contingences de leur monde : « He did not need to bother with it », lui montrant une possibilité d'accès à l'immatérialité, « ancestryless », au niveau d'une dimension trans-historique - « vessel » « durable ». Dans ces deux termes se rejouent l'histoire et la légende, allusion au Saint-Graal, objet réel et symbolique à la fois.

Affronts des Blancs sur les Noirs Until not even a horse could have crossed it in the darkness. [Lucas : ] « He was in the water, how he never knew ... which he had entered not for his own sake ... It was as though he had crossed and recrossed a kind of Lethe, ... buying as the price of a life a world outwardly the same yet subtly and irrevocably altered » (p. 41). Lucas did not need to remember that he would never forget that (p. 41).

Les affronts qu'infligent les Blancs aux Noirs ne sont perçus que par les victimes. Extérieurement, la vie de Lucas reste inchangée : « outwardly ». C'est à ce niveau que s'arrête la perception des Blancs. La nuance d'une altération irrémédiable — « subtly, yet irrevocably altered » — leur reste étrangère. Parce qu'ils sont figés dans le domaine de l'évidence, aucune intuition ne vient les effleurer. outwardly surface Blanc

subtly altered irremediably profondeur ¥= Noir

Noter l'ironie de : « buying as a price for a life », qui souligne l'idéologie d'un monde — blanc — où la vie est évaluée en termes

248

Go Down, Moses

d'argent. Les deux termes « price » ^ « life » sont en fait presque antithétiques du moins dans le système de valeurs de Lucas. La réduction de la vie à une valeur mercantile permet aux Blancs de traiter les individus en fonction de leur valeur d'échange — en l'occurrence la femme de Lucas — de briser la vie d'un Noir en ayant la conscience tranquille. Le choix offert à Lucas est limité. Ou il accepte ces conditions et se soumet à l'affront infligé par le Blanc : « buys a life irrevocably altered ». Ou il oublie : « the Lethe ». L'alternative de la révolte n'est pas mentionnée : c'est celle qu'il choisira. L'ombre du présent se projettera toujours sur le futur : « He would never forget that », implique qu'il s'en souviendra toujours — « for ever ».

LES FEMMES nothing

=>

something

=>

nothing

Le titre de l'histoire renvoie au thème de l'amour : amour entre deux êtres, ou entre les membres de toute une communauté. Le motif traditionnel de ce thème est la femme. Dans The Fire and the Hearth, elle sert de lien entre le monde des Noirs et celui des Blancs, et de pivot entre deux systèmes de valeurs différents.

La femme blanche •

NO-THING

=>

NOTHING

It was as though the white woman had not only never quitted the house. she had never existed ... a thing of no moment, unsanctified, nothing (p. 41). the white woman who had not died, who had not even existed (p. 46).

Appartenant au monde matérialiste, elle n'a cependant aucune réalité. Reprise et inversion de la part de Faulkner, du stéréotype du mirage de la femme blanche pour le mâle noir. L'absence physique n'est que la traduction d'un vide spirituel — « unsanctified » : [Lucas] held the divining machine before him as if it were some object symbolical and sanctified for a ceremony, a ritual (p. 73).

La notion du sacré est perdue au profit de la valeur profane de l'argent. La « divining machine » apparaît alors comme une parodie de la femme blanche. •

FEMME BLANCHE - DIVINING MACHINE Hasn't your wife got three hundred dollars hid under the mattress somewhere (p. 69)?

Lorsque le vendeur blanc heurte volontairement Lucas, en associant grossièrement la femme, l'amour sexuel et l'argent, il ne fait que révéler les valeurs de son propre monde. Il projette en effet sur le monde des Noirs les échecs culturels des Blancs. La femme blanche est des-

Les négations et le problème racial

249

humanisée au profit de sa valeur marchande ; elle se transforme alors elle-même en machine à sous réclamant toujours plus d'argent. Dans la voiture du vendeur, la « divining machine » remplace effectivement la dame absente : « She sat on the back seat ». Quand le représentant se sent floué, la « divining machine » passe sur le siège avant : « now on the front seat ». Comme si, pour combler un manque profond, il suffisait de se rassurer avec la présence d'une belle femme à ses côtés. The divining machine sat on the back seat ... and Lucas stood in the open door, looking at it ... He didn't touch it. He just leaned in the door and stood over it, blinking, bemused (p. 68).

L'attitude de Lucas et de George traduit de la même façon, l'admiration respectueuse dont les hommes honorent une femme : He [Lucas] and George got into the back seat. The divining machine now sat in the front seat beside the salesman. George stopped halfway in and blinked rapidly at it (p. 75).

Noter le syndrome attraction-répulsion : les deux hommes s'arrêtent devant elle, mais ne la touchent pas : « did not touch it ». [Molly :] « But he's [Lucas] sick in the mind now — Bad sick » (p. 84).

Allusion à la puissance maléfique de l'argent qui tue les passions sauf la sienne propre et qui n'engendre que la folie : « bad sick in the mind ». La perversion et la démence se substituent à l'amour. He [Edmonds] was eating when Lucas entered and passed him and set the divining machine on the other end of the table. It was clean of mud now ; it looked as though it had been polished, at once compact and complex and efficient-looking with its bright cryptic dials and gleaming knobs (p. 105).

En apportant la « divining machine » chez Edmonds, Lucas ne fait que lui rendre son dû. Assise à la place de la maîtresse de maison, « on the other end of the table », il est douteux que la boîte en métal soulage la solitude essentielle d'Edmonds. « Don't tell me that, Lucas said. Tell it to this three-hundred-and twenty-five dollars talking box I done bought that dont seem to know how to say nothing but No » {p. 77).

Le « no » (non) de la machine est finalement chargé d'une connotation tragique : il est l'écho direct du « no » de la femme blanche, qui refuse / se refuse à l'amour. Ceci est à comparer avec la scène entre Ike et sa femme : « She still was not touching him save the hand, the voice : No ! No !1 » He [Ike] could ask her forgiveness as loudly thus as if he had shouted, express his pity and grief ; husband and wife did not need to speak words to one another, not just from the old habit of living together but because in that one long-ago instant at least out of the long and shabby stretch of their human lives, even though they knew at the time it wouldn't and couldn't last, they had touched and become as God when they voluntarily and in advance forgave one another for all that each knew the other could never be (p. 88). 1. The Bear, op. cit., p. 238.

250

Go Down, Moses

Le seul amour possible dans le monde des Blancs, doit vaincre la barrière des négations : he

not never

she

Aimer et être aimé, n'est là encore, qu'une réplique ironique du monde des Noirs. Noter que le silence observé entre les deux partenaires est un écho de « l'absence d'expression » des Noirs. Ainsi : expressionless

=>

visage bouche

yeux parole

La communion dans le futur est irréalisable : « could never be ». La femme d'Ike veut bien prendre, la propriété (property + money) mais refuse de donner / se donner.

Les femmes noires And now this : breaking up after forty-five years the home of the woman who had been the only mother he, Edmonds, ever knew, who had raised him, fed him from her own breast as she was actually doing her own child, who had surrounded him always with care for his physical body and for his spirit too, teaching him his manner, behaviour — ... — who had given him, the motherless, without stint or expectation or reward that constant and abiding devotion and love which existed nowhere else in the world for him (p. 96).

A l'absence d'existence de la femme blanche — « no-thing » — correspond l'absence de la mère — « mother/ess » — l'absence de l'amour. C'est Edmonds, le Blanc, qui parle, et sa reconnaissance d'un manque, au niveau émotionnel, corrobore la vision du Noir. On pourra tracer le diagramme suivant : no-thing motherless

nothing only mother

WHITE

BLACK

Passant par un stade de réification, no-thing, et d'atomisation, la femme blanche se pose comme une forme vide. Par effet d'inversion ironique, le « nothing » de Molly, est alors connoté positivement. C'est le « nothing » d'un autre monde, où les êtres ne sont pas quantifiés. Molly se manifeste par le double effet « physical » et « spiritual » qu'elle a sur Edmonds. [Edmonds] sat looking up at the other, at the old man, who had emerged out of the tragic complexity of his motherless childhood as the husband of the woman who had been the only mother he ever knew (p. 106).

Du côté des Blancs, la négation n'engendre qu'une autre négation : no => less ; du côté des Noirs, elle se pose comme principe créateur : nothing => mother. — + She spoke again, immobile, looking at nothing, as far as he could tell ... Still she looked at nothing that he could see, motionless (p. 84). — There was nothing in her face. There was nothing in her face (p. 92).

Les négations et le problème racial

251

Voilà bien la constatation désespérée d'un monde qui produisant des choses, est incapable d'engendrer des hommes : l'enfant ne pourra se définir que par rapport à ce qui n'est pas là, par rapport à une absence. D'où une certaine attitude vis-à-vis du langage, une négativité qui traduit la stérilité d'un monde sans source de vie. « Having nowhere else to go », reflète un monde des « ersatz », du remplacement, où le mécanisme se bloque lorsqu'il n'y a plus d'alternatives. Le passage, dernier recours à la « black mammy » - « nowhere else » n'est que le glissement final. Pour Edmonds, « nowhere » deviendra « everything », « somewhere ». Bien que Molly — noter l'attraction phonique et graphique du M dans : Molly Mother Mammy

puisse donner son amour — et se donner simultanément — elle ne peut changer de race. Elle est Noire et Edmonds reste incapable de transcender cette barrière des négations, « nothing in her face » ; il ne peut déchiffrer ce qu'il y a au-delà du mur. Sa faute réside peut-être dans la formulation « expecting no reward » : traduire un sentiment intangible, en termes de récompense matérielle, c'est s'ancrer irrémédiablement dans le monde des Blancs. •

MOLLY

-

SYMBOLE

She was not dead. When Oscar picked her up she opened her eyes, looking at no one, at nothing, and closed them again (p. 102). — She dont weigh hardly nothing (p. 102). — [Edmonds] ... feeling again the thin and almost fleshless arm beneath the layers of sleeve ... believing that if he released her for an instant even she would collapse into a bundle of dried and lifeless sticks (p. 103).

Pour Molly, la mort, négation de la vie, ne se traduit pas dans un changement d'état. Etant déjà dans un au-delà de la négation, au niveau symbolique, elle ne peut pas mourir : « nothing => she was not dead ». L'association « flesh - life » relève de l'idéologie blanche : l'éternité de l'essence élude toute conceptualisation. The negro house, the hearth on which even in summer a little fire always burned, centring the life in it (p. 90). — Keeping alive on the hearth the fire he had lit on his wedding day (p. 42). — One day he knew, without wondering or remembering when or how he had learned that either, that the black woman was not his mother, and did not regret it ; he knew that his own mother was dead and did not grieve. There was still the black woman constant, steadfast, and the black man whom he saw as much and even more than his own father, and the negro's house, the strong warm negro smell, and the night-time hearth (p. 90). — Because Cass Edmonds was the womanmade McCaslin (p. 49).

D'où l'explication du titre The Fire and the Hearth : « Heart » — « Hearth » — « Earth », c'est le sein maternel indispensable à

252

Go Down, Moses

l'existence du feu, du phallus. Retour à l'un des éléments de base du monde et de l'imaginaire, et allusion à la recréation permanente de l'Univers. L'élan vital transcende donc l'apparence extérieure — « life, flesh » — et participe d'une a-temporalité, « constant, steadfast, abiding », traduite par les impressions sur les sens : « warm negro smell ». L'amour de la femme noire est source de vie, le vide de la femme blanche se transcrit comme castration. D'où la faiblesse essentielle (« woman-made ») sorte de faille tragique d'Edmonds, qui, produit d'un monde féminin, est voué à l'impuissance.

LE MONDE BLANC S'INSCRIT EN NÉGATIF Incapable d'assimiler la négation — c'est-à-dire le problème noir — le monde blanc trahit l'échec de tout un système de valeurs. Le monde des choses Because when they [the Whites] came to the mound to dig they must not only find something, they must find it quick and at once and something the discovery and exhumation of which would cause them to desist and go away (p. 37).

Tendre un piège aux Blancs, c'est les leurrer avec « something ». Traduction d'un monde où l'apparence, parce qu'elle est sécurisante, devient référence. Par une perversion du système, l'illusoire se charge d'une connotation d'absolu. Voir « something » est suffisant pour que toutes les recherches soient abandonnées. The other [Edmonds* father] listened gravely, with something in his face which the boy could not read and which at the moment he paid little attention to since he was still young then, still a child ; he had not yet divined that there was something between his father and Lucas, something more than difference in race could account for since it did not exist between Lucas and any other white man, something more than the white blood ... could account for since it was not there between his uncle Isaac McCaslin and Lucas (p. 93). — He knew what he had seen in his father's face, that morning, what shadow, what stain, what mark — something which had happened between Lucas and his father ... It was a woman he thought. My father and a nigger, over a woman (p. 94).

Transcrire la femme noire dans le registre sémantique blanc, c'est la transformer en something, l'appréhender comme objet de consommation. Le glissement d'un système à l'autre ne fait que souligner l'échec des Blancs : le problème noir ne peut être enfermé dans « something », mais devient aussitôt « something more » ; comme la négation qui renvoie à un ailleurs, le comparatif bouleverse le cadre d'un langage établi. « More » renvoie à un premier niveau à la société d'abondance, pléthorique en formes vides, puis à un deuxième niveau, à tout ce qui ne peut être réifié : something more => shadow => stain => mark

Les négations et le problème racial

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Les trois termes, allusion directe au problème noir, font référence à la culpabilité blanche. Shadow => au sens d'ombre au tableau, mais aussi dans l'acception de vie spirituelle, manifestation de l'essence. La non-reconnaissance de l'alternative par le Blanc, ne lui apporte que la rançon de la honte : « shadow » - « shame ». Stain =» souillure de la faute. Mark =» seule la « wilderness », symbole de l'absolu, est markless. Les Noirs participent de cette pureté, alors que les Blancs sont marqués de façon indélébile. Le péché c'est aussi vouloir tout réduire à un signifiant « something », et ignorer la dialectique infinie des signifiés. mark stain => shadow

something more

« Something » ne dissimule donc qu'une absence de sens, réflexion d'un monde sans profondeur. He [the salesman] was young, not yet thirty, with the assurance, the slightly soiled snap and dash, of his calling, and a white man (p. 66). — Where George and the salesman now squatted in the shade of a tree, squatting on their heels without any other support. ... Hah, he [Lucas] thought, He mought talk like a city man and he mought even think he is one. But I know now where he was born at (p. 68). — The salesman was freshly shaven and his face looked rested ; the snap-brim hat had been brushed and his shirt was clean. But he wore now a pair of cotton khaki pants still bearing the manufacturer's stitched label and still showing the creases where they had lain folded on the store's shelf when it opened for business that morning (p. 75).

Le représentant est tout à l'image de ce monde superficiel. La propreté — « cleaned, brushed » — ne résulte que d'un nettoyage en surface. En fait, il est « soiled », souillé, englué dans le matérialisme : « cotton khaki pants », « manufactured label », « creases », « store shelf », « business » — les différents termes qui décrivent ses habits, renvoient exclusivement au système capitaliste. Le « salesman » est le produit typique d'une société qui ne fournit que des machines, et donne aux hommes l'apparence mécanique des robots. L'absence de classe du vendeur le trahit aux yeux de Lucas : « I know where he was born at ». Le vieux Noir se jouera du « salesman », en se situant sur son propre terrain, et le prendra au piège de ses propres limites.

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Go Down,

Moses

La lecture « What did you say ? the salesman said. You did what to the paper ? — I misread it, Lucas said. — Misread what ? — The paper. — You mean you've got a letter or something that tells where it was buried ? — That's right, Lucas said. I misread it yesterday » (p. 76).

Toute lecture implique une certaine relation au texte. Pour le vendeur blanc, la possession d'un morceau de papier (« paper ») oblitère la possibilité d'une signification. Seule la réalité tangible compte : « something ». Lucas s'inscrit au contraire dans une autre dimension en posant le problème d'un décodage du sens : « I misread ». Le terme — misread — fonctionne à plusieurs niveaux : il renvoie, tout d'abord, au stéréotype courant, relatif aux limites intellectuelles des Noirs. Pour le vendeur, la bonne foi de Lucas ne fait aucun doute ; il démonte ce stéréotype puisque c'est Lucas qui prend au piège — celui de la lecture — le vendeur blanc. Ce dernier est alors victime de la lettre : « letter » à comprendre aux sens littéral et figuré. « / misread it yesterday », se transformera en : « You will misread it tomorrow ». Lucas feint d'avoir été trompé pour leurrer véritablement son interlocuteur. The paper ... presenting, among the meaningless and unread lettering between salutation and seal the three phrases in the cramped script of whatever nameless clerk (p. 61). — It [bill of sale] was so worthless that I never even bothered to tear it up (p. 78).

Comme le vendeur, le juge est prisonnier de l'apparence : le contrat de mariage produit par Lucas lui suffit comme preuve juridique. S'arrêter à la surface des choses, c'est préférer l'illusoire à la recherche de la vérité. Pour découvrir la vérité, il faut s'engager dans la lecture. « Unread » devient alors « read », faisant surgir la signification ; « meaningless » devient « meaning ». Le refus d'un tel engagement, correspond à la politique de l'autruche : ne pas considérer le problème noir en face, c'est ne jamais voir que « meaningless » est en fait « meaningful ». « Worthless » : similairement, c'est seulement au niveau de sa valeur d'échange que le bon d'achat de Lucas est inexistant ; à un deuxième niveau, non perçu par le vendeur, il devient « worth-ful 2 ». L'infrastructure des phénomènes linguistiques est donc bien du domaine de l'inconscient. « La différence essentielle entre les phénomènes linguistiques et les autres phénomènes culturels, c'est que les premiers n'émergent jamais à la conscience claire, tandis que les seconds, bien qu'ayant la même origine inconsciente s'élèvent souvent jusqu'au niveau de la pensée consciente, 2. Cf. The Bear, part. IV : « harmless » => « harmful », p. 204. Voir aussi « The Negatives » dans le Sacré et le Profane, op. cit., p. vii-vm.

Les négations et le problème racial

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donnant ainsi naissance à des raisonnements secondaires et à des réinterprétations 3 ».

Un regard social That for a time he could not tell if even his father knew that the negro was refusing to call him mister (p. 93). — Even as a child the boy remarked how Lucas always referred to his father as Mr Edmonds, never as Mr Zack, as the other negroes did, and how with a cold and deliberate calculation he evaded having to address the white man by any name whatever when speaking to him (p. 86). — With the old negro who in his case did not even bother to remember not to call him mister, who called him Mr Edmonds and Mister Carothers or Carothers or Roth or son or spoke to him in a group of younger negroes, lumping them all together, as « you boys » (p. 95).

En refusant d'appeler Edmonds par le nom approprié, ou en ignorant son nom carrément, Lucas le prive de son identité. Le Blanc ne se définit que par rapport à sa position sociale, position supérieure à celle du Noir ; une fois ce support enlevé, il est au même niveau que le Noir. Lucas emploie vis-à-vis d'Edmonds les procédés utilisés pendant des siècles, par les colons blancs. Le renvoi du mal à son inventeur prouve que celui-ci est incapable d'y remédier : Edmonds = no name = boy. Then one day the old curse of his fathers, the old haughty ancestral pride based not on any value but on an accident of geography, stemmed not from courage and honour but from wrong and shame, descended to him (p. 91). — [Henry] rose and approached the bed and stood over the white boy, waiting for him to move over and make room until the boy said, harsh and violent though not loud : « No ! » (p. 92).

La négation, le refus, s'inscrit comme la faute, le péché d'orgueil, qui ne se réfléchit fatalement que sur les Blancs. Nier, ce n'est pas seulement engendrer la destruction de l'autre, c'est aussi et surtout engendrer sa propre destruction. « Are you ashamed to eat when I eat ? » he [Edmonds] cried. — I aint ashamed of nobody, he [Henry] said, peacefully. Not even me » (p. 93).

« I aint ashamed » : Henry implique « you are ashamed » : Henry est en paix (« peacefully ») avec lui-même, car il est sûr de sa force spirituelle. Donc il peut nier tous les autres : « nobody ». Edmonds ne peut se regarder en face : la négation vient s'inscrire entre le « moi » et le « je », empêchant toute quête de l'identité : « not even me ». Or la structure de la phrase indique clairement que ne pas se trouver, c'est être annihilé physiquement : I aint ashamed of nobody. I aint ashamed of me.

La honte est la conséquence de la perversion originelle du langage des Blancs, qui ont transformé le « yes » en « no ». Old Cass a McCaslin only on his mother's side and so bearing his father's name though he possessed the land and its benefits and responsibilities ; 3. E. Boas, Handbook of American Indian Languages, Bureau of American Ethnology Bulletin, 40, 1911 (1908). Part. I, p. 67.

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Go Down, Moses Lucas a McCaslin on his father's side though bearing his mother's name and possessing the use and benefit of the land with none of the responsibilities (p. 40). — Because you [Edmonds] are a McCaslin too, he [Lucas] said. Even if you was woman-made to it. May be that's the reason. May be that's why you done it : because what you and your pa got from old Carothers had to come to you through a woman — a critter not responsible like men are responsible, not to be held like men are held » (p. 46).

Posséder la terre, c'est être Blanc et être aussi un McCaslin (mais du côté de la mère : « mother's side ») ; conditions nécessaires pour être accepté dans la société. Au contraire, être Noir, c'est jouir de la terre au niveau de la nature, c'est être du côté du mâle. WHITE

woman made possess responsibilities

BLACK

vs

man made not possessing benefits

La féminité des valeurs blanches entraîne l'échec spirituel de tout un monde. C'est Lucas qui a hérité de la volonté de puissance, et de la force vitale.

« I can versus you

can't »

« Not now, Lucas said, We dont want no voce. Roth Edmonds knows what I mean » (p. 104). — I tried my best to keep him from buying it (p. 84). — Talking wont change him. I couldn't. And you cant (p. 85). — Edmonds : « But I can damn sure try » (p. 85). — « You cant do anything about it ». — «No Sir, said Edmonds, I tried, I ... » (p. 103). — [Lucas] and with nothing to pass the period of waiting — the good year, the good yearly season, and cotton, and corn springing up almost in the planter's wheel-print (p. 64). — He [Lucas] was doing that now [ploughing], following the single mule between the rows of strong, waisthigh stalks and the rich, dark, flashing blades [of corn] (p. 50).

Tous les essais d'Edmonds, pour raisonner le vieux Noir, sont alors voués à l'échec. D'où la répétition des « I tried » et des phrases laissées en suspens. En formulant « you cant », Mollie menace la virilité de Edmonds, dont l'impuissance est suggérée dans tout le passage. Face à Lucas, le géniteur, Edmonds n'est qu'un petit garçon stérile. La présentation de Lucas en termes de symboles sexuels est alors doublement signifiante : flashing blades cotton corn springing up

Noter la connotation de fertilité du blé (« corn ») et l'inscription du labourage (« ploughing ») comme scène de pénétration — ensemencement cyclique de la terre auquel Lucas participe, se trouvant alors pris dans le processus naturel de la création de la vie. C'est parce que la terre ne lui appartient pas, « He did not own it » (p. 33), qu'il peut appartenir à la terre, à l'univers : He was « born on this land » => he is « of the land » (p. 33). Au contraire, Edmonds est intégré dans un système social figé, par le biais d'un acte de propriété légal, par la médiation de l'écriture.

Les négations et le problème racial

257

L'ÉCRITURE « NOIR SUR BLANC » L'abondance des faux papiers produits dans The Fire and the Hearth ne semble pas due à une coïncidence fortuite. Tous les documents, chargés d'un message à décoder, ne sont en fait que des histoires dans l'histoire, et réinscrivent sans arrêt, le problème noir dans la narration. Ecrire, c'est mettre noir sur blanc, c'est combler le vide qui sépare les deux mondes dans la réalité. La plume sur le papier transcrit une civilisation orale — celle des Noirs — en une civilisation de l'écriture — celle des Blancs. L'image photographique Autre association signifiante du noir et blanc : la photo. Voir (« to see »), c'est la perception simultanée du noir et du blanc. La reconnaissance d'un fait irrecevable pour la raison, nommément, la supériorité et la justesse de l'intuition noire implique que l'intellect soit courtcircuité. « No ! she [Mollie] cried. Mister Zack ! cant you see ? » (p. 99). — He was not only about to perceive the whole situation -in its complete and instantaneous entirety, as when the photographer's bulb explodes, but he knew now that he had seen it all the while and had refused to believe it purely and simply because he knew that when he did accept it, his brain would burst (p. 72).

La rapidité de l'explosion d'un flash permet l'appréhension émotionnelle de la situation brain to know

,

to perceive to believe

L'opposition sémantique des termes retrace la dichotomie : mind

vs

heart

Les Blancs sont du côté de la raison, d'une négativité destructive qui mène à la mort ; les Noirs au contraire appartiennent à un univers de création symbolique. Le carbone Then they watched his jerking hand fill in the long printed form with its carbon duplicates and sign it and rip out one of the duplicates (p. 79).

Pour obtenir deux pages d'écriture absolument semblables, il faut glisser entre les deux surfaces blanches, une surface noire. L'utilisation du carbone souligne le caractère indispensable des Noirs. Se retrouver, c'est retourner à l'origine de ses propres valeurs, reconnaître leur réversibilité, et assumer le négatif de la photo.

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Go Down, Moses

Les registres Her [Molly] two hands like two cramped ink-splashes on the lap of the immaculate apron (p. 84). — Edmonds sat at a roll-top desk beside the front window, writing in a ledger (p. 66). — When Edmonds glanced up from the ledger and saw the old woman coming up the road, he did not recognize her. He returned to the ledger (p. 82). — Another ten minutes and it would be like dropping the nickel into the slot machine (p. 33). — The old negro ... having on the commissary books an account dating thirty years back which Edmonds knew he would never pay for the good and simple reason that Lucas would not only outlive the present Edmonds as he had outlived the two preceding him, but would probably outlast the very ledgers which held the account (p. 95). — I am not only looking at a face older than mine and which has seen and winnowed more, but at a man most of whose blood was pure ten thousand years ago when my own anonymous beginings became mixed enough to produce me (p. 61).

L'écriture pose le problème de l'histoire/l'Histoire. Inscrire le problème noir dans des registres de dettes, c'est le limiter à une histoire économique et événementielle. La conscience historique des Blancs débute et s'arrête simultanément avec le commencement de l'histoire des Etats-Unis, avec l'avènement du matérialisme. En écrivant dans les registres, Edmonds n'est pas l'historien qui fait l'histoire : il ne se situe qu'au niveau de la machine à sous, qui réclame toujours plus d'argent. Entre les Noirs réduits à des bons de vente et d'achat, et le propriétaire blanc transformé en machine financière, l'équilibre des valeurs est rétabli. Une seconde lecture démontre la multiplication des Blancs. L'histoire des Etats-Unis n'est qu'un moment dans le continuum historique de l'univers. Expliquer et comprendre le présent, ce n'est pas s'avancer dedans en l'inscrivant dans la réalité présente — les registres (« ledgers ») — c'est au contraire l'intégrer dans une vision historique cosmique : LUCAS

Black never => forever ten thousand years ago outlast

EDMONDS

White thirty years present ledgers

A chacun des termes du présent qui qualifient les Blancs, s'oppose une connotation d'éternité du côté des Noirs. En effet, Lucas ne paiera jamais ses dettes, puisque « never » englobe le présent, le passé et l'avenir. Les chiffres dans lesquels s'inscrivent les Blancs sont impuissants à vaincre l'essence trans-historique du problème noir. Le passage de « never » en « forever », c'est le jeu infini des substitutions sur l'axe paradigmatique : le Blanc ne voit que la linéarité syntagmatique de « never », et non pas les possibilités ambiguës offertes par la négation : profondeur never Noir it négation

Blanc surface

Les négations

et le problème

racial

259

Yard which his wife used to sweep every morning with a broom of bound willow twigs, sweeping the clean dust into curving intricate patterns among the flower-beds outlined with broken brick and bottles and shards of china and coloured glass (p. 44). — The light dust swept into the intricate and curving patterns (p. 65). — [Molly's] hands like two cramped ink-splahes on the lap of the immaculate apron (p. 84). Le langage des Noirs, c'est alors la création d'un monde symbolique : « curving intricate patterns ». Ils ont privé les Blancs de la magie des signifiés, et leurs arabesques s'opposent à la linéarité logique des registres : curving

intricate patterns

yellow lines A une vision du monde rationnelle et profane — blanche — s'oppose une vision cyclique du cosmos, celle des Noirs. Le cercle des dessins sur le sol, les taches d'encre que sont les mains de Molly. O n pourrait souligner que l'écriture des Blancs souille : les registres jaunissent — « yellow » — pourrissent lentement, alors que le système des signes des Noirs engendre/exige la pureté : « clean dust », « immaculate apron ». When their father, Carothers McCaslin, got the land from the Indians back in the old time when men black and white were men (p. 34). Lucas participe d'une pureté essentielle, parce qu'il appartient à une antériorité qui donnait une autre valeur au signe : seul le signifié « m e n » comptait, et non pas sa manifestation sous différents signifiants => black => white. Lucas was not only the oldest person on the place, older even that Edmonds's father would have been, there was that quarter strain not only of white blood and not even Edmonds's blood, but of old Carothers McCaslin himself, from whom Lucas was descended not only by a male line (p. 85). Unité originelle qui est traduite typographiquement, par l'absence dé césure dans les expressions : « m e n black and w h i t e were m e n », « all blood black or white or yellow or red including his o w n ». There were the years during which Lucas had continued to farm his acreage in the same clumsy old fashion which Carothers McCaslin himself had probably followed (p. 95). — He's more like Carothers than all the rest of us put together, including old Carothers. He is both heir and prototype simultaneously of all the geography and climate and biology which sired Old Carothers and all the rest of us and our kind, myriad, countless, faceless, even nameless now except himself who fathered himself, intact and complete, contemptuous, as Old Carothers must have been, of all blood black white yellow or red, including his own « impenetrable - imperishable - enduring » Prototype de la communauté noire, il s'inscrit dans un premier temps, au début de l'histoire, comme possédant les qualités attribuées d'habitude aux représentants de sa race. La négation " not-X " le définit par rapport à un ailleurs : " impenetrable " => ce qu'il y a au-delà du mur ; " imperishable, enduring " => ce qu'il y a au-delà de l'apparence physique. Il semble donc participer d'une autre réalité et d'une autre temporalité. Samuel Worsham Beauchamp : ... No family. No (p. 277). [The census taker] wrote rapidly. « Parents ». [Samuel:] «Sure. Two. I don't remember them. My grandmother raised me. — What's her name ? Is she still living ? » [Samuel :] « / dont know ... If she is, she's on Carothers Edmonds's farm, seventeen miles from Jefferson, Mississippi ».

A toutes ces questions du greffier blanc, Samuel répond systématiquement de façon négative. census taker Blanc

^

Samuel Noir

La négation sépare deux mondes différents ; Samuel l'utilise pour condamner un système qui a été incapable de l'intégrer en tant qu'individu.

Les négations et le problème racial

263

« No family. — No... » A un premier niveau, c'est l'altérité de Samuel qui est soulignée : « No family ». En fait, nier le signifié « family », c'est assimiler Samuel à la solitude d'un monde blanc. La typographie traduit ce manque profond de l'individu : le second « No » n'est suivi que par des points de suspension.

« I don't remember » L'expression fonctionne également à deux niveaux : Le « not » inscrit le refus de Samuel d'être catalogué dans des références qui lui sont étrangères, à savoir celles des Blancs. N'étant situé dans aucun passé, il ne peut être circonscrit dans le système de valeurs blanc. A un deuxième niveau, la négation de la mémoire correspond à la nonreconnaissance du passé. Le « not » enferme Samuel dans un présent, qui semble nier toute conception cyclique du temps. La perte de Samuel est double : il a oublié le caractère sacré de l'amour parental — he does not remember his parents — à l'intérieur du cercle de la communauté noire ; il limite son appréhension de l'histoire à l'instant, ignorant toute possibilité de la récurrence du passé dans le présent.

« I don't know » Réponse laconique de Samuel qui l'intègre, d'abord, dans le domaine de la sensibilité noire. La négation s'applique ici au verbe savoir (« to know »), apanage d'une civilisation blanche logique et rationnelle. Or l'ignorance de Samuel est associée à l'existence de Molly, l'âme de la communauté noire. Il traduit donc la vie de Molly dans un registre sémantique différent. Le problème de la vie devient un problème de la connaissance. D'où la connotation ironique de la fin de la phrase. « Carothers Edmonds's farm, 17 miles from Jefferson Mississippi », un réseau d'informations qui réduisent l'individu à un élément d'ensemble. A ce titre, Molly n'apparaît plus comme la grand-mère de Samuel, mais comme une esclave supplémentaire sur la propriété d'Edmonds. Pour Samuel, la négation ne présente plus la différence nécessaire à la recherche de l'identité. Elle ne se pose que comme obstacle dans le continuum de la phrase, ne renvoyant qu'à elle-même. Samuel est enfermé dans un certain langage statique, qui ne cache qu'un vide essentiel : celui de Samuel et de la signification. Le jeune Noir a perdu la capacité de faire jouer les signifiés entre eux, et s'arrête à l'apparence linéaire du monde des Blancs. The eyes had seen too much. The negroid hair had been treated so that it covered the skull ... with the appearance of having been lacquered ... (p. 277). — He wore one of those sports costumes ... and they had cost too much and were draped too much with too many pleats (p. 277).

264

Go Down, Moses

« Appearance » => « too much » Le manque est dissimulé par un excès d'artifices vestimentaires. A la quête de l'identité, issue d'une tendance intérieure et profonde, se substitue la recherche dans l'habillement. Se trouver, c'est se perdre dans la multiplicité de l'extérieur. Comme Fonsiba dans The Bear (part IV), Samuel a été leurré par l'illusion de l'abondance. En jouant au Blanc, Samuel sacrifie son identité comme Noir pour endosser les valeurs vaines d'un monde qui le rejettera toujours à cause de sa race. [Samuel:] «Samuel Worsham Beauchamp ... No family, No». [Census taker:] «Wait ... That's not the name you were sen — lived under in Chicago ». [Samuel:] «... No. It was another guy killed the cop». [Census taker:] «All right. Occupation». [Samuel:] «Getting rich too fast». [Census taker:] « N o n e » (p. 277).

L'interrogatoire de Samuel se présente comme un duel, autour des négations : les deux adversaires se nient mutuellement à chaque attaque. « No family » => Samuel est hors des systèmes de référence blancs et noirs. « Not the name » =» à son identité non formée, correspond l'absence d'un nom fixe. Il est incodifiable dans la société puisqu'il ne se sert de son nom que comme masque. « No ... it was another guy » => Samuel n'existe pas par rapport à sa propre vie ; il ne se définit que par rapport à la mort d'un autre, le policier tué.

« Occupation — None » Son absence d'activité est la subversion de la morale du travail du monde blanc puritain. En fait, c'est le greffier du tribunal qui refuse le terme d'« occupation », à l'enrichissement trop rapide de Samuel. Attitude d'autant plus ironique qu'elle renie, à un niveau inconscient ses propres valeurs : le monde de l'après-guerre est en effet celui des « carpet-baggers » (part IV, The Bear), et de la spéculation. « He had money. He was in a business called numbers, that people like him make money in » (p. 281).

Pris dans les nombres, « numbers », Samuel n'est plus qu'un chiffre lui-même. Double jeu de l'argent et de la vie : Samuel s'y laisse prendre et son existence est liée à celle des négations dans ce dialogue final. Il est prisonnier de la négativité des Blancs ; l'enjeu du dialogue c'est la mort de celui qui n'a pas eu la dernière répartie négative — en l'occurrence, Samuel.

Les négations et le problème racial

265

« SOMETHING » A youth not yet twenty-one, with something — His teeth fixed into something

in him from the father (p. 279).

like furious laughter (p. 279). —

He

remembered now that it was Edmonds who had actually sent the boy to Jefferson in the first place : he had caught the boy breaking into his commissary store and had ordered him off the place and had forbidden him ever to return. And not the sheriff, the police he thought — Something broader, quicker in scope (p. 280).

Samuel est « not - X » seulement superficiellement. En fait, il est quantifiable, et se trouve soumis à la réification du système blanc. Samuel Youth Boy

something

Son association avec « something » au niveau stylistique, l'intègre dans le matérialisme. Pour expliciter le terme « something », il faut se référer aux histoires précédentes : c'est le « something » de Miss Sophonsiba, la femme blanche dans Was, le qualificatif de la souillure, de l'adultère dans The Fire and the Hearth, l'annonce d'un monde nouveau et profane dans The Bear. On constate donc un glissement dans l'emploi du terme : la connotation négative de « something » ne se limite plus au monde des Blancs, mais s'applique jusqu'au monde des Noirs. Ce transfert sémantique correspond à la dégradation des valeurs, lorsqu'on passe de l'ordre ancien au nouvel ordre 4 . « Something », c'est l'attachement à la réalité tangible des choses — « Sum of things ». Au désir de spiritualité qui se traduit dans la négation comme remise en question d'une affirmation, se substitue la perte de soi dans le matérialisme. La quête de l'identité s'arrête en effet au niveau de l'apparence, et des choses. Or les objets ne renvoient qu'à eux-mêmes, ne dissimulent que l'illusoire. L'individu Samuel est donc devenu un emboîtement de signifiants, sans signification profonde : Samuel Something

=> =>

son nom est interchangeable référence à une réalité sans essence

His teeth fixed into something

like furious laughter

(p. 279).

Le rire de Samuel, c'est l'écho du rire de la « wilderness » dans The Fire and the Hearth. Mais alors qu'on avait l'association : « wilderness » - « nothing » - « laughter » — on a maintenant l'équivalence : « Samuel » - « something » - « laughter ». De la même façon que le « silence full of laughter » de la jungle, le rire du jeune Noir se pose en énigme. Il s'inscrit dans le monde des Blancs — « something » — tout en les narguant. Ce rire est en effet indécodable pour les représentants d'un système basé sur l'individualisme et non pas tourné vers l'autre. 4. Cf. « Profane Elements of the New Order # Sacred Elements of the Wilderness », dans le Sacré et le Profane, op. cit.

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Go Down, Moses

Personne ne peut empêcher Samuel de rire, de lancer un dernier défi à l'ordre établi dont les valeurs ne reposent que sur du vide. Le rire correspondrait alors à la prise de conscience de la vanité de l'apparence.

« Something more » = problème noir And not the sheriff, the police he thought. Something broader, quicker in scope (p. 280).

Retrouver les causes originelles du véritable drame, c'est transcender l'ordre social. Le sheriff et la police en tant qu'individus ne sont donc pas coupables : « not the sheriff », « not the police ». Ce qui est remis en question, c'est la société en général, en tant que principe organisateur. C'est à elle qu'on doit le transfert du problème noir de « nothing » en « something ». Or le glissement d'un champ sémantique — celui des négations — à un autre — l'affirmation — n'est qu'une reformulation du problème noir en d'autres termes. L'attitude des Blancs trahit leur illusion profonde : l'essence de la question raciale élude la réification de leur monde, ne peut être traitée avec des remèdes matérialistes. Les comparatifs « broader », « quicker », traduisent la transcendance du problème. Son envergure est telle qu'elle ne peut être intégrée dans une structure linguistique finie ; la phrase reste en suspens, « something quicker in scope »...

« What was wrong » — « something more » And it was only later that he thought to be surprised at how quickly he did find where the boy was and what was wrong (p. 280). — And not the sheriff, the police he thought. Something broader, quicker in scope (p. 280).

Pour Stevens, la prise de conscience du problème racial, est rendue par les comparatifs. Le malaise est dû en fait à la réalisation du décalage linguistique. Ce qui ne va pas — « what was wrong » — c'est la trop grande liberté des blancs dans leur emploi du vocabulaire. L'intégration du problème noir dans « something » n'est qu'un palliatif : le remède s'arrête à la surface et ne pénètre pas jusqu'aux causes du mal. De même qu'Edmonds se décharge de toute responsabilité, les Blancs ferment les yeux sur l'illusion d'un « something ». Ils sont doublement coupables car ils s'enferment dans le leurre, et comme résultat de l'œuvre de la civilisation, inscrivent les Noirs dans la même vision fallacieuse. Seul Stevens participe d'une certaine lucidité, en étant conscient du passage de « something » en « something more », situant le problème en termes d'autre chose.

Les négations et le problème racial

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« Some — thing » « Some — seed » Some seed not only violent but dangerous and bad (p. 280).

Un jeu sur les signifiants au niveau de l'architecture des termes — " some " - " X " — et au niveau de l'attraction phonique, met en relation « some - thing » et « some - seed ». Les Blancs réclament la mort de Samuel car les choses, du domaine de l'artificiel et de la mort, sont impuissantes à enrayer le dynamisme vital de la nature : la graine (« seed ») contient en effet des potentialités encore non-actualisées d'existence. •

«SEED»

C'est le retour à la Bible ; référence doublement connotée par le nom même du héros « Samuel ». C'est aussi la perspective, la possibilité d'une descendance de Samuel. Ce qu'on supprime chez Samuel c'est donc la virilité. La fertilité de « seed », de la semence, menace la stérilité du monde blanc. But it was not until the train came in that Stevens and the editor began to notice the number of people, Negroes and whites both (p. 286).

La dernière manifestation de Samuel dans ce monde prend la forme d'un phallus dérisoire : le train. Désormais « impuissant », il ne présente plus aucun danger ; d'où la possibilité de réunion des deux races. Le train, c'est l'écho de la locomotive destructrice dans The Bear5. Les Blancs ont supprimé la menace que représentait Samuel en l'exécutant, mais la locomotive se retourne toujours sur eux : « The train came in ». Le train entre en gare ; mais il pénètre les individus de la même façon, le mal est en eux. Noter que la simultanéité de perception de Stevens et de l'éditeur est engendrée par la négation : « not until the train came in, » coincidence qui inscrit Samuel négativement pour la dernière fois dans le texte. « The beginning of the end of something » (p. 172) dans The Bear est devenu, au terme du livre, the end of something.

LE MONDE BLANC E T STEVENS Edmonds Il se dénie : Edmonds had already refused to have anything to do with it (p. 280).

Edmonds se retranche derrière le refus, la négation. Il s'agit d'un Noir, donc il y a déjà une première séparation ; sa lâcheté redouble le clivage. Il symbolise l'attitude traditionnelle du propriétaire blanc qui nie jusqu'à l'existence du problème pour avoir la conscience tranquille. 5. Cf. The Bear, p. 146.

268

Go Down, Moses

Stevens stable

=> =>

stabilité du monde blanc « finished » : accomplissement

Prematurly white hair (p. 278) .— A thin intelligent unstable face. — Whose serious vocation was a seventy-two-year-old unfinished translation of the Old Testament back into classic Greek (p. 278).

Il s'inscrit sous le signe (—) moins : « un-stable », « un-finished ». L'affixe négatif est ici uniquement privatif. Il traduit l'instabilité et l'impuissance du monde blanc, renforcées par des termes affirmatifs mais connotés négativement : « prematurely white hair ». Comme Ike dans le reste du livre, il est en retrait vis-à-vis du monde blanc ; c'est ce décalage à un premier niveau qui lui permettra de servir de relais — juridique — entre la communauté noire et la société blanche.

Stevens et les Noirs « AU right », Stevens said. He was not surprised. He had known Hamp Worsham all his life, though he had never seen the old Negress before. But even if he had, he still would not have been surprised. They were like that (p. 279). — Because he did not for one moment doubt the old Negress's instinct (p. 280).

Les Noirs, c'est ce qu'on ne veut pas comprendre. Stevens réagit en face de Molly, en se situant toujours de l'autre côté d'une négation. La particularité de l'attitude de Stevens tient au fait qu'il ne nie pas l'altérité des Noirs. « They were like that » implique « we are not like that. » Il les pose comme différents, et son refus d'être surpris, correspond à une certaine défiance devant les comportements stéréotypés des Blancs. D'où sa concession d'une certaine validité à l'instinct, « he did not doubt the instinct » car il repose sur des aptitudes sans rapport avec les catégories logiques de la pensée. C'est seulement à un niveau superficiel que l'attitude de Stevens vis-à-vis des Noirs diffère de l'attitude habituelle des Blancs. If you dont know where your grandson is, how do you know he's in trouble ? Do you mean that Mr. Edmonds ? (p. 279) — « It was Roth Edmonds sold him, she said. Sold in Egypt. I dont know whar he is. I just knows Pharaoh got him » (p. 279).

La question « How do you know ? » traduit en fait son besoin d'une preuve logique et rationnelle comme soutien d'une intuition. Pour lui, le verbe « to know » n'a qu'une acception : le sens de savoir, au niveau de l'intellect. Il ignore la connotation biblique du terme « connaître », au sens d'amour — nuance également perdue par Samuel. — D'où l'espèce de hyatus dans la communication, car le dialogue entre Molly et Stevens se déroule sur deux registres sémantiques parallèles. Stevens arrête son appréhension de la réalité à la dichotomie : to know

not to know

Blanc

Noir

Les négations et le problème racial

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Pour lui, la deuxième partie de l'alternative ne mène à rien ; son incompréhension « Do you mean ? » remet en question l'existence d'une autre forme de signification. Comprendre Molly, ce serait pouvoir expliciter (élucider) en termes unidimensionnels sa communion avec un monde occulte et diffus. « It will cost about two hundred. I'm not counting the telephones ; I'll take care of them myself. I'll get something out of Carothers Edmonds the first time I catch him ; I dont know how much, but something » (p. 283). — « And the hearse out there will be fifteen more, not counting (p. 284).

the flowers »

« Not counting » => more : dans le monde des Blancs, les funérailles de Samuel prennent la forme d'un budget à établir. Samuel est pris une dernière fois dans l'engrenage de la machine à sous : l'enchaînement des « not counting » est une suite de litotes qui impliquent le « more » de la société de consommation. Noter la connotation tragique de « something », employé par Stevens : c'est l'écho parodique du « something » de Samuel et du problème noir. De la plantation d'Edmonds, Samuel a été rejeté dans le monde des choses « something » ; à sa mort, il sera enseveli sous elles : « something » — « telephones » — « flowers » — « how much ». On ne peut soutirer que de l'argent au propriétaire blanc : l'argent entraîne la mort, et la paye. La volonté de faire grandiose traduit un sentiment de culpabilité de la part des Blancs et leur désir de racheter leur conduite. La vie d'un homme est sans prix mais elle peut être cependant évaluée en chiffres chez les Blancs. « No, Stevens said. No he didn't, Mr. Edmonds didn't » (p. 285).

Aunt Molly. It wasn't Mr. Edmonds.

C'est seulement en apparence que Stevens accepte les Noirs. Il est en réalité, profondément Blanc. Lors du dialogue décisif avec Molly, sur la responsabilité d'Edmonds dans le drame, il réinstaure la barrière de la négation entre les deux races : Edmonds Stevens

no (he did not)

Molly Molly

Il ment contre sa propre conscience morale, pour défendre sa race : c'est la négation, le « not » de la mauvaise foi qui empêche la communication, parce qu'elle supprime la confiance. « Outside — not — inside » He rose quickly. Miss Worsham rose too, but he did not wait for her to precede him. He went down the hall fast, almost running. — « Soon I will be outside ». — There will be air, space, and breath (p. 286). — And during the remainder of that hot and now windless afternoon (p. 284). — He walked through the breathless ... darkness (p. 284). — The hot, empty square (p. 283).

Stevens étouffe : son besoin d'aller « outside » implique qu'il a pu voir ce qu'il y avait « inside », et qu'il ne peut le supporter. La vérité d'un

270

Go Down, Moses

au-delà de la négation apparaît comme l'enfer. D'où son brutal changement de perception du monde extérieur : « hot », « empty », « breathless », « wind less », c'est la description objective d'un monde de la stérilité et de l'absence. De la part de Stevens, y voir une possibilité d'évasion libératrice, « air, space and breath », c'est s'illusionner. A la réalité « d'autres valeurs » inconnues de lui, il préfère le vide de son monde habituel. Son refus d'attendre, « he did not wait for her [Miss Worsham] », et sa décision trop rapide, « he rose quickly » s'inscrivent négativement, et contrastent avec les « unhurried footsteps » de la vieille dame. Il est pressé, mais elle peut se permettre d'attendre. Ce qui est nié syntaxiquement, c'est le signifié « hurry », précisément celui qui s'applique à Stevens, en tant que représentant du monde blanc. « hope » — final « I just hope, for her sake, as well as that of the great public whom I represent, that this present trouble is very bad and may be final too » (p. 280).

Stevens n'existe qu'en fonction de son rôle social : « in the name of the great public whom I represent ». Et il se cache derrière le prétexte d'une importante responsabilité : le bien-être de son propre groupe social dans l'instant, pour oblitérer toute possibilité d'avenir. « Hope » qui implique prospective et transcendance se réduit alors à la mort (« final »). A la lutte, Stevens préfère l'abdication. Noter l'ironie dramatique d'une telle affirmation : l'avocat nie le futur, lorsqu'il s'agit de la vie d'un jeune noir, alors que son travail académique tourné vers le passé, est à jamais « unfinished ». L'enracinement physique dans une temporalité statique, le présent, empêche une perception de l'histoire comme expansion dans l'avenir : alors que le passé semble inépuisable, le futur ne s'ouvre que sur un cul-de-sac. Entre la vie et la mort, Stevens et les Blancs optent pour la mort. Since it had to be and she couldn't stop it (p. 288).

D'où la soumission de Stevens et son acceptation d'un certain déterminisme : « Since it had to be and she couldn't stop it », qui, appliqué à Molly, se retourne contre lui : « he could not stop it either ». Sous le prétexte du fatalisme, il taxe les autres d'impuissance, ne faisant alors que mieux révéler la sienne.

Les négations et le problème racial

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MISS WORSHAM ET MOLLIE Mollie : ce qui n'est pas She [Mollie] watched him, erect and motion/ess (p. 281). — Only his caller seemed impervious to it, though by appearance she should have owned in that breeze no more weight and solidity than the intact ash of a scrap of burned paper — a little old negro woman with a shrunken, incredibly old face (p. 278). — Sitting on the hard chair opposite him and without moving (p. 278). — She was not smoking (p. 285).

Elle n'est décrite qu'en termes négatifs : « motion-Zess », « im-pervious », « irc-credibly », « «oí-smoking », « no more-weight ». Comme tous les autres Noirs du livre, sa présence n'est pas codifiable dans le registre sémantique des Blancs. Tous les signifiés niés sont ceux d'un monde tangible, où les êtres n'existent qu'en fonction de l'action. La négation traduit la différence de race, le passage d'un système de valeurs à l'autre. Son absence de mouvement — « motionless » —, de matérialité — « no weight » —, et d'une certaine façon son anachronisme — « incredibly old » — la font appartenir à une autre réalité, intemporelle — « impervious to time/breeze » —, précisément celle creusée par l'espace de la négation, par les possibilités d'ambiguïté qu'elle offre. Molly se situe même carrément dans un ailleurs où l'on ne meurt pas, puisqu'elle participe déjà d'une forme de résurrection : elle est comparée à une cendre : « ash of scrap of burned paper ». Le papier a brûlé — mort physique — mais les potentialités de vie/survie ne se sont pas éteintes : « ash ». Good Lord, she's not as big as a ten-year-old child (p. 285).

La confusion de la naissance et de la mort se réalise dans le personnage de Mollie. « Ten years », dix ans, c'était l'âge de naissance d'Ike dans The Bear : « It seemed to him that at the age of ten he was witnessing his own birth (p. 148). » Le monde de Mollie n'a ni origine, ni fin, puisque chaque fin engendre une nouvelle origine. Miss Worsham She watched him, erect and motionless (p. 281). — For the first time, she stirred, moved ... erect on the hard chair where the old Negress had sat (p. 282). — « Mollie and I were born in the same month. We grew up as sisters would (p. 281).

Comme Mollie, Miss Worsham est décrite en termes d'absence de mouvement : « motionless ». Elle s'assimile à Mollie en rejetant précisément les valeurs blanches traditionnelles. Pour pouvoir se superposer à Mollie « same chair as Mollie had sat in », s'identifier à elle, « we were born in the same month, brought up as sisters would », elle doit assumer la négation du monde blanc. Elle se pose donc comme un défi en face de Stevens, prouvant qu'il est possible de transcender la barrière de couleur / la négation. To Miss Worsham's house on the edge of town and knocked on the pointless front door (p. 284). — There was no running water in it ... and [Stevens}

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Go Down, Moses preceded the Negro up the clean pointless stairs besides the faded wall-paper, and followed the old negro along the hall and into the clean spare bedroom (p. 285).

Miss Worsham rejette les valeurs matérielles du monde blanc : d'où l'absence de confort de sa maison : « no running water », « paintless », « faded ». Le détachement — (elle est effectivement sans tâche) — des contingences d'ici-bas permet l'accès à la pureté : « clean ». Le terme ne renvoie pas seulement à la propreté de la chambre, mais à la spiritualité de celle qui l'occupe. La négation fonctionne comme articulation entre deux dimensions différentes : le vernis de la surface — peinture (« paint ») — et la profondeur de l'essence « clean ». [Miss Worsham : ] Then he realized that she was not looking at him, not seeing him at least (p. 282). — [Mollie:] She was not even looking at him. She never had looked at him (p. 285). — But she cant hear me (p. 285). Miss Worsham Mollie

vs

Stevens

Les attitudes des deux femmes sont similaires : elles refusent de reconnaître l'existence physique de leur interlocuteur : « not looking at him » — « not seeing him » — « not hearing him », non perçue par le regard de l'autre, l'identité de Stevens est annihilée. C'est le renversement de la situation stéréotype entre les Blancs et les Noirs. Par inversion ironique, Stevens ne révèle que son impuissance.

Stevens — not — Miss Worsham : [ H e : ] «A box. They will furnish a box and there will be only the transportation » (p. 282). [She :] « A box ? ... He is her grandson, Mr. Stevens. When she took him to raise, she gave him my father's name — Samuel Worsham. Not just a box » (p. 282). [ H e : ] « N o t just a box», Stevens said. He said it in exactly the same tone in which he had said : He must come home ... « And if you will permit me ». [ S h e : ] «That will not be necessary», she said (p. 283).

La séparation des deux interlocuteurs par la négation transcrit leur appartenance à deux mondes différents. En face de Stevens, Miss Worsham est « Noire ». Le dialogue fait alors écho à l'interrogatoire de Samuel au début de l'histoire. Ici, c'est Miss Worsham qui s'oppose systématiquement à toutes les suggestions de Stevens. Introduire le « not », « not just a box », « that will not be necessary », c'est lui démontrer qu'il ne comprend pas : il ne peut au mieux que projeter son propre système de valeurs, — « a box », ce qu'on emploierait d'ordinaire pour un meurtrier blanc — sur une réalité autre. Ce qui compte, ce n'est pas le fait lui-même, mais c'est sa signification symbolique et émotionnelle. Une deuxième lecture semble indiquer que même à l'extrême limite, à la mort, il n'y a pas d'entente possible entre Noirs et Blancs. « I know, she said ... It's terrible. — So is murder terrible, Stevens said. — I wasn't thinking of him. I was thinking of Molly » (p. 282).

Les négations et le problème racial terrible murder Stevens

not » »

273

terrible Mollie Miss Worsham

De chaque côté du « not », les ternies prennent une valeur sémantique particulière. Stevens reproduit le raisonnement blanc, qui fonctionne au niveau de l'ordre social : le meurtre est « terrible » dans ses conséquences pour l'ensemble de la société. Miss Worsham oublie les convenances, pour retourner à l'individu, dans son humanité : c'est la douleur infligée à Mollie par le meurtre — et la mort conséquente de Samuel — qu'elle considère « terrible ». L'émetteur et le récepteur parlent un langage qualitativement différent. Assumer la négation, implique la subversion de son propre langage. « Roth Edmonds sold him », the old Negress said. She swayed back and forth in the chair. « Sold my Benjamin. » — ... No, Stevens said. No he didn't, Aunt Mollie. It wasrc'i Mr. Edmonds. Mr. Edmonds didn'i. » But she cant hear me, he thought. She was not even looking at him. She never had looked at him (p. 285).

Stevens Molly : « à la dénégation de Stevens — « No » —, Mollie rétorque par une négation : « never looked at him », « not seeing him ». Mais alors que le « no » de Stevens ne la touche qu'en surface — Edmonds n'engage pas sa personne mais uniquement la couleur de sa peau — Molly nie, en le rendant absent l'interlocuteur blanc. Elle est inattaquable car elle se situe ailleurs : lui est pris dans l'ici et le maintenant. Il ne se définit que par ses paroles : celles-ci n'engendrent aucune réaction, sont inefficaces. This time, she was watching him with such an expression that he ceased talking ; she sat there, erect on the hard chair, watching him until he had ceased (p. 282).

La présence de l'un semble exclure la possibilité d'existence de l'autre. Stevens n'est perçu par Miss Worsham que pour être aussitôt nié : « She was watching him » / « expression in her eyes » => « until he ceased ». La négation est implicitement contenue dans « ceased » => « stoppedtalking »». Parodie suprême de la communication où les paroles dans leur tentative d'établissement d'un échange sont plus indéniables qu'un silence insulaire. Entre les deux mondes, il n'y a qu'un élément commun : la réalité présente du « not ».

Jehovah — not — Pharaoh « It was Roth Edmonds sold him, she said. Sold him in Egypt. I dont know whar he is. I just knows Pharaoh got him (p. 279). — He dead, she said. Pharaoh got him. — Oh yes, Lord, Worsham said. Pharaoh got him » (p. 285).

La convocation de Jehovah et Pharaoh, par Molly fait passer la narration d'un temps historique, à un temps mythique. C'est la référence à l'origine, à la Bible, et dans ce nouveau contexte, Mollie s'associe clairement avec le peuple juif d'Israël, assimilant les Blancs avec Pharaon. De par les contingences historiques, le Dieu Juif s'affirme comme souverain

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Go Down, Moses

« au-delà », par opposition au souverain « là » des royaumes terrestres. Sa définition est alors proprement « métaphysique », tout ce qu'il y a de « vague », au-delà du réel visible et apparent. Or les Noirs comme les Juifs se situent dans cet au-delà du réel, qui n'est cependant pas reconnu par les Blancs / Pharaon. L'existence d'une transcendance du problème racial peut alors s'expliquer par ce retour à la religion : l'idée d'un Dieu au-delà du monde — il est le lieu du monde, mais le monde n'est pas son lieu — va être une prise de possession par le Temps de l'espace monde, prise en possession dont l'exigence temporelle mettra en cause la valeur spatiale du monde et d'abord la valeur terre 6 . Si les Noirs ne possèdent pas la terre, c'est que la « wilderness » ne représente rien en termes de valeur matérielle pour eux : elle n'est signifiante qu'au niveau de la liberté spirituelle qu'elle symbolise. Noter alors l'importance des termes : « Roth Edmonds », « Egypt », « Pharaoh », « sold », « got », qui se situent dans le même registre et font référence à tout un système de tractations mercantiles.

WAIT « Wait ». The census taker wrote rapidly (p. 277). « Wait », the editor said (p. 280). « Wait », the editor said ... « Wait », the editor

said. « Wait » (p. 283).

Le décalage sémantique qui existe entre les deux mondes, se redouble d'un décalage temporel. Le vide creusé par la négation, est comblé par « wait » : illusion de présence, puisqu'il s'agit d'une attente, donc d'une réalisation à venir et par là-même absente.

Les Blancs La peur du temps se manifeste d'un côté de la négation — celui des Blancs, celui où le temps « est » — par une volonté de fixer le présent dans l'instant. Ils n'existent que dans l'histoire et sont pris, impuissants, dans son déroulement. Le greffier comme l'éditeur ne peuvent se permettre d'attendre : ou plutôt ils ne disposent que de l'instant de leur injonction « wait », pour essayer de se redéfinir dans le continuum historique.

Les Blancs et les Noirs He (Stevens) rose quickly. Miss Worsham rose too but he did not wait for her to precede him. He went down the hall fast, almost running; he did not even know whether she was following him or not. Soon I will be outside, he thought. There will be air, space, breath. Then he could hear her behind him — the crisp, light, brisk yet unhurried feet, ... and beyond them the voices (p. 286). 6. Robert Jaulin, La Paix blanche, Paris, Ed. du Seuil - Combats, 1970, p. 382.

Les négations et le problème racial Miss

WORSHAM

un - hurried

¥=

275

STEVENS

hurried quickly running fast

Attendre (« wait »), c'est s'enferrer dans le statu quo, dans l'irrésolution et la passivité. Au contraire, ne pas attendre (« not wait »), c'est prendre une initiative illusoire : Stevens confond agitation et action, sa précipitation ne le mène nulle part puisqu'elle ne fait que l'éloigner du problème réel. Si Stevens n'attend pas, « he did not wait », c'est qu'il ne pouvait se le permettre, « he could not wait for her ». L'attente, c'est le temps qu'il faudrait pour assumer la négation : passer d'une qualité de temporalité à une autre. Le refus d'attendre, se superpose, de la part de Stevens, avec la fuite : « he did not wait », « he rose quickly », « he was almost running ». Au « non-temps », il préfère la fuite dans l'instant, dans le présent. It was not far now : now he could smell and feel it. Now he could hear the third voice ... a true constant soprano which ran without words beneath the strophe and antistrophe of the brother and sister (p. 286).

Or c'est cette absence de temps, cette éternité de l'attente dans laquelle s'inscrivent Miss Worsham et les Noirs : « old time head... through the old time lamplight ». C'est l'au-delà de la négation. La réaction de Stevens caractérise de façon symptomatique l'attitude de tout un monde qui se voile la face devant 1'« autre ». L'envers de « outside » c'est « beyond » : dehors, il n'y a qu'une illusion d'air et d'espace tout proche situé dans le présent, alors que au-delà c'est le monde des voix intemporelles qui, parce qu'elles s'expriment sans mots et appartiennent au passé, sont vraies. Les Noirs — aussi Miss Worsham — représentent alors cet autre du temps et de l'être, où le passé est éternel en tant que passé, et en tant que passé dans le présent, où il n'y a jamais de fin car il n'y a jamais eu de commencement. Ce non-réel, cependant toujours là — l'essence transhistorique du problème noir — engendre l'angoisse chez les Blancs, qui n'ont pas compris que ce non-être, c'est-à-dire les Noirs, était précisément l'autre de l'être. Dans le temps du discours de ce dernier chapitre, « wait » ne faisait que souligner l'impossibilité tragique d'une coordination dans l'action : l'éditeur ne pouvait suivre le raisonnement de Stevens, trop rapide pour lui ; Stevens ne pouvait se permettre d'attendre Miss Worsham. Stevens représente un monde blanc stérile ; la communauté noire se compose de vieillards : le futur immédiat de « wait » se referme donc directement sur la mort. L'ouverture sur un avenir, un temps à-venir, se réalise par le truchement de l'Ecriture : c'est l'attente du « livre à venir 7 ». 7. Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, N.R.F., coll. Idées, 1955.

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Go Down, Moses CONCLUSION/L'ÉCRITURE She said : « Is you gonter put hit in de paper » (p. And she said it again : « Is you gonter put hit in de I [the editor] just said : « Why, you couln't read it, « Miss Belle will show me whar to look and I can in de paper. All of hit » (p. 288).

287) ? paper » ? (p. 288) Aunty ». And she said : look at hit. You put hit

La fin de l'histoire correspond au dernier désir de Molly : celui de s'inscrire dans l'histoire. Dans cette dernière allusion à l'écriture, se reflètent/reversent toutes les écritures du livre. La convocation de l'Ecriture sainte, de la Bible, par la médiation des signifiés Jehovah, Pharaon et Samuel, implique un certain retour du passé dans le présent et une projection de ce même passé dans le futur : l'avenir se présente comme une répétition de l'origine. Samuel, le jeune Noir, est à l'origine — dans l'Origine — d'une autre histoire : un fait divers courant certes, mais dont les protagonistes participent de l'histoire. A la fin du livre, le cercle est bouclé : le titre du livre / Livre n'est en effet que celui du dernier chapitre, dernier chapitre qui renvoie alors au début du livre puisque les données du problème sont inchangées. Contrairement aux registres de comptes, « ledgers », Molly et Samuel ne sont plus inscrits : c'est Molly qui fait inscrire Stevens ; il y a donc une certaine inversion des rapports de force. L'échec de la communication verbale entre les Noirs et les Blancs, semble être atténué par l'espoir d'une possibilité d'échange au niveau de l'écriture. Or l'inscription noir sur blanc ne fait que reposer le problème de la signification. Pour le Blanc pris dans la culture, comprendre se superpose à l'acte de lecture : « You could not read it ». D'où le dénigrement final de la part de l'éditeur, à l'égard d'une certaine ignorance de Molly. Pour Molly, « to read » entraîne « to read with the heart », comme les « simples » pour qui la Bible a été écrite. Cf. The Bear, partie IV, p. 198 : He didn't have His Book written to be read by what must elect and choose, but by the heart, not by the wise of the earth because maybe they don't need it or maybe the wise no longer have any heart, but by the doomed and lowly of the earth who have nothing else to read with but the heart.

Mollie ne comprendra pas ce que l'écriture veut dire, elle y « verra » au contraire tout ce qui ne sera pas là, tout ce qu'elle-même projettera dans le texte à un niveau symbolique. Elle sera donc toujours dans un en-deçà ou un au-delà qui est absent — l'autre du langage — alors que Stevens, et les Blancs, sont dans les lignes du journal, dans les livres. Stevens : « Let's get back to town. I haven't seen my desk in two days » (p. 288).

My desk est une métonymie pour « my books », « my studies » ; Stevens se réfugie dans ses études en fuyant, comme il a fui hors de la communauté noire. L'histoire se termine sur un aveu d'échec : le refus d'appréhender le Noir comme l'autre et le refus d'extériorisation de soi vers ce qui n'est pas, inscrivent le problème dans une structure circulaire. MARIE-HÉLÈNE M A T H I E X

The Sound and the Fury LA MAMMY NOIRE : DILSEY

Personnage noir central de The Sound and the Fury, Dilsey n'est, par sa condition sociale que domestique au service de la famille blanche des. Compsons. Apparemment elle appartient à la lignée des personnages traditionnels de la mammy noire qui revêt aux yeux de maints sudistes, une valeur sentimentale. Le caractère exceptionnel de Dilsey réside dans le dépassement de cette condition et par sa valeur symbolique qui se révèle tout au long du roman, et de façon plus marquée dans la section finale du livre, où elle émerge, au jour de Pâques, d'une façon imposante. C'est par comparaison à Dilsey que la dégradation de la famille blanche des Compsons est irrémédiablement mise en relief. Dilsey s'inscrit constamment dans un discours opposé à celui des Blancs, les Compsons, confirmés dans leur déchéance tout au long du roman à travers toutes les tares qui n'ont cessé de s'abattre sur eux : l'alcoolisme de l'oncle Maury, l'idiotie du plus jeune fils Benjy, le suicide de l'aîné des garçons Quentin, la quasi-prostitution de la fille Caddy, l'obsession pathologiquement matérialiste du cadet des garçons Jason, l'apparente perversion de la petite-fille Quentin, fille de Caddy. Dilsey apparaît comme l'être primordial, centre du monde, foyer de lumière spirituelle, tandis qu'à mesure où ils s'en éloignent, les personnages blancs perdent graduellement leur identité profonde, leur valeur humaine. Dilsey seule détient les valeurs sacrées : le code des couleurs, le système d'opposition de la lumière et des ténèbres nous le confirment et montrent qu'elle représente la gardienne de la totalité primordiale et l'espoir d'un futur retour à l'unité. Nous étudierons le personnage noir de Dilsey à travers : l'opposition de l'être et du paraître ; la recherche du sacré ; le jeu de lumière et ténèbres ; le retour futur à l'unité.

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L'ÊTRE ET LE PARAITRE De façon générale, le paraître se réfère aux rapports humains qui régissent la société sudiste des années trente et la divisent en deux groupes bien distincts — les Blancs et les Noirs — par le régime de la discrimination et de la ségrégation raciale, tandis que l'être représente, d'une part, le pourrissement progressif de la population blanche masqué sous une supériorité indiscutable, parce que conférée par les lois sociales, et, d'autre part, la potentialité spirituelle et la puissance active du peuple noir. De façon particulière, et pour l'exemple précis choisi par Faulkner dans The Sound and the Fury, à savoir l'étude de la famille Compson et des Noirs à leur service, nous confronterons : — l'infériorité apparente des Noirs au service des Compsons, c'est-àdire des rapports maître/ex-esclave et — la puissance vitale et spirituelle de ces Noirs, notamment de Dilsey, la mammy noire, pilier central de la communauté des Compsons, sans laquelle l'édifice se serait déjà inévitablement écroulé. Dilsey nous apparaît comme assumant un double rôle : « She wore a stiff black straw hat perched upon her turban 1 » (p. 236). Remarquons la coexistence du Noir et du Blanc dans la coiffe de Dilsey. La couleur noire est associée au chapeau de paille, symbole de l'esclavage. Si l'identité d'esclave noire est assumée par Dilsey, elle ne constitue que l'apparence (le verbe « perched » en rapport avec ce chapeau, insiste sur le fait qu'il n'est pas inhérent mais ajouté) ; la réalité profonde étant représentée par la couleur blanche suggérée du turban, symbole de dignité et de puissance et qui, en outre, fait allusion aux liens avec son héritage africain. Cette supposition est d'ailleurs confirmée dans l'appendice, où nous voyons Dilsey, quelques années plus tard, coiffée d'un turban immaculé : « An immaculate turban wound round her head ». L'étymologie de « immaculate » (im-maculatus, maculatus = maculé, taché) indique que Dilsey se définit par la négation de la souillure et de la tache ; la suggestion du cercle (« round ») nous permet de voir le turban comme une auréole autour de sa tête. La description de ses vêtements souligne sa fonction symbolique : « She wore ... a maroon velvet cape with a border of mangy and anonymous fur above a dress of purple silk » (p. 236). La couleur de la cape (« maroon » = marron + rouge) évoque l'humilité (humus - terre) et la pauvreté. Marron étant la couleur de l'argile souligne les liens directs que Dilsey et tous les Noirs entretiennent avec la terre ; la présence du rouge dans « maroon » met en valeur le principe de vie, la force vitale qui émane de Dilsey. Le pourpre de la 1. Cf. Molly et Miss Worsham dans Go Down, Moses, ci-dessus p. 215, 218. The Sound and the Fury, Penguin Books, Harmonds worth, 1971 ; toutes les citations se rapportent à cette édition : les numéros des pages seront indiqués entre parenthèses dans le texte ; les italiques, à moins d'indications contraires, sont les nôtres.

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robe de soie, la couleur de distinction des rois et des empereurs, donne à la servante noire une dimension morale qui contraste avec son statut social. Le pourpre est aussi la couleur portée par l'évêque, le pasteur responsable du troupeau des croyants. Dilsey semble en effet constituer l'unique soutien des Compsons et consolide une certaine unité en opposition avec le pourrissement et la déchéance de la famille blanche. Comme Jésus, elle porte la robe pourpre pendant la Passion (le récit de cette dernière section se déroule au cours du dimanche pascal) au moment de l'union de l'homme et de l'esprit céleste. Nous opposerons à la robe de soie de Dilsey celle de Mrs. Compson : « She wore a dressing-gown of quilted black satin » (p. 237), où la couleur noire valorisée négativement, est associée à « gown » qui à l'origine signifie : vêtement de fourrure pour des moines malades. Cette nuance d'infirmité est soulignée par le port de la robe de chambre noire ; le noir associé à la maladie et au deuil, se révèle donc sous son aspect froid des ténèbres primordiales, devenant synonyme de néant, de perte définitive. L'état de souillure de la femme blanche face à la pureté de la noire est à nouveau mis en relief par l'image des gants portés par Dilsey. L'auteur opère en effet un renversement de stéréotype : au lieu de l'image pure de la femme blanche portant des gants d'une couleur immaculée à l'image de son âme, Faulkner nous présente la femme noire, véritable détentrice des valeurs humanitaires portant des gants 2 dont la blancheur est souillée : « Wearing soiled white elbow-length gloves » (p. 255). Le qualificatif « soiled » constitue une attaque indirecte portée à la femme sudiste blanche, emblème de pureté et de transcendance. La blancheur des gants est souillée par le contact avec les Blancs représentants d'une société dont l'éthique, le code d'honneur sont fondés sur le crime de l'esclavage, l'argent, la dégradation de la dignité humaine de l'autre. De l'adhérence à ces valeurs résulte la déchéance des Compsons, leur antidynamisme. Mrs. Compson porte à la main une bouillote brûlante de caoutchouc rouge : « She held a red rubber hot water bottle » (p. 237). La couleur rouge est connotée négativement par son association au caoutchouc, symbole d'isolation, de stérilité 3 . La bouteille symbolisant le navire et l'arche des connaissances secrètes et des révélations à venir ne contient ici que deux symboles antagonistes : l'eau (« water ») et le feu (« hot »). La matière même de cette bouteille prive ce qu'elle renferme de toute communication avec le monde extérieur. L'eau, élément primordial de vie, y est enfermée ; contenu et contenant sont négatifs. Alors que Dilsey est caractérisée par l'image de l'eau courante (nous le verrons plus loin), symbole de dynamisme, de régénérescence, Mrs. Compson, au contraire, est associée à de l'eau stagnante, solidifiée : 2. Le port des gants dans la liturgie catholique ainsi que des gants blancs dans la Maçonnerie est un symbole évident de pureté (évite le contact avec la matière impure). Il est également un emblème d'investiture. 3. Benjy aussi se voyait privé du contact direct avec la terre féconde parce que Mrs. Compson exigeait qu'il portât des caoutchoucs (« overshoes »).

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«My feet are like ice» (p. 241). Le pied symbolisant l'identité de la personne, sa force d'âme, est lié à l'eau glacée et figure ainsi la stagnation psychique complète, l'âme morte 4 . Le Blanc, en termes de race apparaît ici connoté dans toute sa négativité. La transparence, ou le manque, l'absence totale de couleur mène au chaos, à la mort. Mrs. Compson ne peut percevoir la nature profonde de Dilsey : « She could not see her save as a blobby shape without depth » (p. 242), ni son être illuminé par l'élément divin. Dans sa haine, son égoïsme aveuglant et sa stagnation psychique elle ne perçoit qu'une forme colorée sans consistance ; elle est incapable d'ailleurs d'en identifier la couleur et lui refuse toute profondeur. Il en est de même pour les êtres qui l'entourent et qu'elle refuse d'accepter tels qu'ils sont. L'exemple est particulièrement flagrant pour Maury, son fils idiot qu'elle débaptise, croyant en quelque sorte le débarrasser de son idiotie. Mais Dilsey n'est pas dupe de l'hypocrisie et ste refuse à nier au nouveau Benjamin sa véritable identité de Maury 5 . Dilsey accuse Mrs. Compson et prêche l'humilité qui, seule, peut amener au salut : « Dilsey said it was because mother was too proud for him » (p. 155). Les paroles de Dilsey constituent une attaque non seulement à la fierté de Mrs. Compson mais à travers elle à toute la société blanche sudiste. Les deux femmes, la Blanche et la Noire, s'opposent de façon plus absolue dans leur rôle de mère. Mrs. Compson ne porte qu'un titre creux, ainsi que le confirme son nom de jeune fille BASCOMB, décomposable de la façon suivante : bas : base = vil ; comb : « coomb » vient du teuton « kumbo » : réceptacle vidé de sa substance, de son contenu. Mrs. Compson ne se réalise donc aucunement dans son rôle de mère et apparaît comme une forme vide d'essence ; c'est Dilsey, la mammy noire, qui sert de substitut à la mère naturelle. 4. L'eau gelée, la glace exprime la stagnation à son plus haut degré, le manque de chaleur d'âme, l'absence du sentiment vivifiant et créateur qu'est l'amour. 5. Maury: diminutif de Mauricius < 1. Mauritius = le Maure, donc homme noir. Benjy appartiendrait donc par naissance au berceau primitif noir ; de même, sa sœur Candace, dont le nom fut celui d'une dynastie de reines d'Ethiopie. Nous voyons donc déjà à travers ces noms la présence d'une des idées maîtresses de Faulkner développée pleinement plus tard dans Absalom, Absalom ! et dans Go Down, Moses. L'origine de l'humanité se trouve dans l'Afrique (Ethiopie) — aucune différenciation n'existait — le Noir représente les origines primordiales de l'humanité, desquelles les Blancs se sont plus ou moins aliénés. (Cf. le Blanc et le Noir, p. 113, 147-149). Une étude en cours montre clairement que Benjy, et en partie Caddie, sont les seuls Compsons à garder des liens avec les valeurs primordiales du cœur. La structure même du livre, qui ouvre et se clôt sur la voix de Benjy, montre l'importance que l'auteur lui confère. Par le fait qu'il est idiot congénital, il est inaccessible à l'éducation des sudistes blancs. Il maintient donc sa capacité de percevoir, de communiquer avec l'univers qui l'entoure au niveau des sens (chose que Ike McCaslin doit réapprendre à l'aide de Sam Fathers ; cf. « The Initiation of Ike » dans le Sacré et le Profane dans « The Bear » de William Faulkner), ed. Viola Sachs, Université de Paris VIII, 1971. Dans ceci, il ressemble aux Noirs qui ne se sont pas aliénés ; mais, contrairement à eux, il n'est pas oapable d'organiser ses perceptions à un niveau rationnel. Vision tragique de l'auteur sur le Sud, puisque le seul Blanc humain est un idiot.

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Benjy, rejeté par Mrs. Compson, élevé par Dilsey, joue alors un rôle de catalyseur et met en relief, outre deux attitudes maternelles 6 , l'une négative de sa mère blanche naturelle, l'autre positive de sa mammy noire adoptive, deux attitudes sociales : — celle de la femme blanche et par extension du monde blanc qui, systématiquement refuse de voir les problèmes en face ; — celle de la femme noire et par extension du monde noir, lucide parce que ayant eu à affronter très tôt des problèmes de survie. Alors que la société blanche a perdu tout contact avec la nature par le commerce d'hommes, d'argent, par la mécanisation, le monde noir reste, au contraire très proche de la nature primitive non corrompue. Mrs. Compson est elle-même décrite en termes mécaniques ; l'être humain en elle n'existe plus : « The old woman [Mrs. Compson] ... calling her [Dilsey's] name with machine-like regularity » (p. 240). Le Noir, lui, n'est pas bloqué par des inhibitions artificielles d'ordre social ou racial, mais son attitude est, à l'origine, fondée sur la spontanéité du cœur, le naturel, la recherche des valeurs sacrées, proche de la création primitive (la « nature ») et, contrairement au Blanc, ne vise pas à la séparation mais à l'harmonie. Les Compsons s'inscrivent dans un univers hostile, créateur de dissonance et de désharmonie où, même la feuille et la fleur, symboles de paix ou du principe passif émettent des sons mécaniques et désagréables : « The flowers rasped and rattled against us (p. 12) ; — the rattling leaves » (p. 13). Le même phénomène est d'ailleurs observé chez les Pattersons, autre famille blanche d'intérêt mineur : chez eux la feuille est, de plus, associée au brun, ici symbole de dégradation : « the brown rattling leaves » (p. 13). De façon plus évidente, la maison des Compsons est montrée en pleine décrépitude : « The square, paintless house with its rotting portico » (p. 264). On notera l'absence de couleur qui traduit ici la négation de toute vie 1 . La porte, en plein pourrissement, ne peut donc plus, dans l'acception symbolique du terme, permettre le passage du profane au sacré. Toutes les issues semblent coupées. Par ailleurs, la forme de la maison elle-même, carrée, transcrit l'antidynamisme de ceux qui l'habitent. Dilsey est, au contraire, liée au cercle ; dans les dernières pages du roman, elle intime à Luster d'effectuer un cercle autour du carré 8 que représente la place du soldat confédéré : « round the square » (p. 282). Le carré, harmonie créée par l'homme, le cercle, harmonie créée par Dieu 9 nous laissent à comprendre que, pour Dilsey, le céleste, le divin 6. Cf. Lillian Smith, Killers of the Dream, New York, Doubleday Anchor Books, 1963, p. 17-19. 7. « Paintless » associé ici à « rotting » traduit une décadence physique, image de la déchéance morale, et non pas le refus du superflu ; cf. The Bear : « the paintless six-room bungalow » (p. 148), bâti dans la « wilderness » ; de même la maison de Miss Worsham dans Go Down, Moses : « paintless front door » (p. 284). 8. Cf. Go Down, Moses, ci-dessus p. 227-228. 9. Dans The Bear, le cercle symbolise le monde sacré de la « wilderness », le carré, le monde profane de la terre apprivoisée.

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dépasse le terrestre, le matérialisme. Dilsey est ainsi liée à la notion d'éternité.

Dilsey, principe nourricier Il est évident que son statut social de domestique, relègue Dilsey à la cuisine. Mais à travers tout le roman, cette cuisine prend une valeur symbolique ; c'est le lieu des transmutations, des transformations psychiques. La cuisine est le seul lieu de la maison où se révèle l'influence céleste, qui se manifeste par la lumière de la lampe, présence réelle de Dieu qui éclaire le fidèle. Aucune mention n'est faite de lumière en dehors de son association au personnage de Dilsey, ni dans un autre lieu que cette cuisine, lieu du feu sacré, du foyer vital et unique centre régénérateur de la maison des Compsons. La cuisine de Dilsey apparaît fréquemment reliée à la lumière lunaire, symbole de renouvellement, de croissance et de fécondité : « We ran out into the moonlight, toward the kitchen » (p. 49). Par ailleurs, Dilsey fabrique le pain, nourriture essentielle : « As she ground the sifter steadily above the bread board she sang » (p. 240). Elle accomplit d'abord avec son tamis un geste purificateur, puis répand la farine en poudre neigeuse : « She ground a faint, steady snowing of flour onto the bread board » (p. 240). La pureté de la couleur blanche suggérée par la neige n'est pas seulement associée à la farine, substance essentielle à la constitution de la nourriture spirituelle, mais aussi à travers la signification étymologique de « flour 10 » et l'utilisation particulière du mot désignant ici « la fleur de farine » c'est-à-dire la partie la plus raffinée du repas ; le blanc rejoint donc ici la symbolique de la perfection de la fleur. Ajoutons encore, que par la couleur, il s'agit d'une farine de froment ; or, le froment est bien la nourriture spirituelle par excellence : il procure l'immortalité, l'épi de blé étant lui-même symbole de renaissance. L'image de la farine qui neige, par sa connotation avec la fleur, suggère une pluie de semence ou pollen de fleurs et renforce donc la force créatrice de Dilsey. Les allusions constantes de la communion de Dilsey avec l'état primordial indifférencié soulignent sa nature d'androgyne. A travers ce rituel sacré de la pluie de fleurs au-dessus du pain de la communauté, elle purifie la nourriture spirituelle des membres des familles blanche et noire, le pain représentant le divin en présence substantielle, en nourriture spirituelle. 10. Flour : signifie aussi poudre fine et douce ; le mot est étymologiquement lié à flower = fleur, dans le sens de la partie la plus fine, la plus belle. La fleur est l'image des vertus de l'âme, de la perfection spirituelle, symbole de l'amour et de l'harmonie caractérisant la nature primordiale ; elle s'identifie au symbolisme de l'état édenique.

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Dilsey, gardienne du feu sacré Le feu qui brûle dans la chambre de Mrs. Compson n'est qu'un feu réfléchi ; il n'apparaît qu'indirectement à travers un miroir, et ne dégage aucune chaleur : « I could see the fire, in the mirror too » (p. 62). C'est un feu illusoire, une apparence. Alors que Mrs. Compson essaye d'écarter Benjy du feu, Dilsey, au contraire, cherche à le mettre en contact avec lui : « Dilsey opened the fire-door and drew a chair up in front of it and I sat down. I hushed » (p. 56). Symbole des passions, de l'esprit, de la connaissance intuitive, mais contenu ici derrière une porte dans le four, ce feu n'est pas transmis à tous. Dilsey apparaît comme intensément féconde, dans la mesure où elle est la seule, dans la maison Compson, à produire le feu : Dilsey « built a fire in the stove » (p. 237). Liée au principe de vie et à la force vitale, la couleur rouge suggérée est en effet associée à l'action fécondante, purificatoire et illuminative du feu. Le feu allumé par la Noire peut enfin réchauffer la pièce : « The stove had begun to heat the room and to fill it with murmurous minors of fire » (p. 240). Dilsey est la seule à pouvoir le maîtriser ; c'est elle qui l'alimente et lorsqu'elle s'absente, il s'éteint : « The fire had died down » (p. 265). Après avoir assisté au service de Pâques dans l'église noire, Dilsey s'aperçoit en rentrant de la disparition du feu : c'est la mort du principe de vie. Sans Dilsey, élément régénérateur du foyer des Compsons, tout est plongé dans les ténèbres. Dilsey est alors investie du pouvoir suprême de chef de la tribu : elle est, en effet, la gouvernante de la famille Compson ; les Blancs (Jason, Mrs. Compson) la craignent et lui obéissent. L'expression « murmurous minors » fait écho au chant de Dilsey : « She sang ... something without particular tune or words, repetitive, mournful and plaintive, austere ». Cette association tend à conférer à Dilsey la valeur symbolique du feu : fécondité, purification, régénérescence, spiritualisation. Dans l'appendice, nous revoyons Dilsey près du foyer où, malgré la saison (juin), couve un feu sans flamme, prodigueur de chaleur mais non destructeur : « Where the old woman herself sat in a rocker beside the hearth where even though it was june a fire smouldered11 ». 11. Cf. Go Down, Moses, The Fire and the Hearth (le Blanc et le Noir, p. 143, 227-228).

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A LA RECHERCHE DU SACRÉ A travers le livre, le personnage de la mammy noire est en communication constante avec le monde spirituel qui se manifeste au niveau des couleurs par le gris, symbole de l'indifférenciation primordiale par son mélange égal de blanc et de noir, et par la présence de la lumière spirituelle 12 : A moving wall of grey light out of the north-east which, instead of dissolving into moisture, seemed to disintegrate into minute and venomous particles, like dust that, when Dilsey opened the door of the cabin and emerged, needled laterally into her flesh, precipitating not so much a moisture as a substance partaking of the quality of thin, not quite congealed oil (p. 236).

Pourtant ici, l'image du mur qui se désintègre en des particules envenimées suggère que ce mur de lumière grise peut fonctionner aussi en tant qu'un lieu de passage fermé aux non initiés et condamnés par là à une mort spirituelle, soulignée par l'image de la poussière. Notons que ce venin, en pénétrant dans la chair de Dilsey, se transforme en une substance huileuse qui peut être considérée comme une bénédiction divine 13. La lumière grise confère donc ses qualités à Dilsey ; l'image de l'huile soutenue par la dominance du gris souligne la symbolique de l'indifférenciation primordiale car les eaux originelles sont de l'huile. Cependant, l'huile est presque congelée, presque à l'état solide. Le symbole de la bénédiction divine serait donc dévalorisé en partie par la perte de chaleur vitale. Notons le verbe « emerged » propre à Dilsey, répété à de nombreuses reprises et qui ne définit jamais les Compsons : « The cabin door 14 opened and Dilsey emerged (p. 255) — Dilsey emerged again » (p. 265). « Emerged » signifie : s'élever en sortant d'une substance liquide ; il traduit donc un mouvement ascendant, partant de l'élément eau, source de purification et de régénérescence vers l'élément air, symbole de spiritualisation. De plus, par ce passage il unit le principe passif féminin au principe actif mâle ; nous retrouvons donc, encore une fois, l'androgynie de Dilsey. Cette image, liée à la notion de baptême par immersion, révèle l'apparition de l'être de grâce, Dilsey, purifiée, raccordée à une source divine de vie nouvelle. Les images de verticalité montrent que Dilsey et les Noirs, en général, transcendent leur condition sociale ; ils agissent en fonction d'une réalité invisible absente du monde des apparences du Blanc. Alors que Dilsey se définit dans un univers de lumière, de verticalité liée à la quête spirituelle, Mrs. Compson au contraire, semble associée au principe de l'horizontalité. Son axis mundi est constitué par sa chambre plongée dans les ténèbres, et elle semble se définir 12. Pour l'importance du gris chez Faulkner, voir le Blanc et le Noir, p. 179, 185. l ï . L'huile est le symbole de l'esprit de Dieu, de lumière et de pureté. L'oint à l'huile confère autorité, puissance et gloire. 14. Dans les traditions juives et chrétiennes, la porte donne accès à la révélation des valeurs sacrées, introduit les âmes dans le royaume de Dieu.

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étroitement en association avec l'image du lit, ici symbole de l'absorption de la vie. Mrs. Compson s'inscrit donc pleinement dans la symbolique d'ensemble de l'horizontalité, c'est-à-dire, dans ce contexte donné la stagnation biologique et psychique. L'image de la matière lourde, terrestre, à la limite animale, montre son incapacité d'ascension spirituelle. A la recherche du sacré, Dilsey sait retrouver à tâtons dans les ténèbres la Bible qui avait, en fait, été volontairement tournée vers le sol, vers les ténèbres et non vers les cieux, ce qui révélait le rejet de la part de Mrs. Compson des valeurs sacrées : « Dilsey crossed to the bed and groped among the shadows beneath the edge of it and found the Bible, face down » (p. 266). De par sa quête constante de lumière céleste, tout en Dilsey exprime son accès à l'immortalité : « Crying rigidly and quietly in the annealment and the blood of the remembered Lamb » (p. 264). Le feu rouge suggéré par « annealment » (« to anneal » = soumettre à l'action du feu), se mêle à l'eau contenue dans les larmes de Dilsey ; il y a unification des principes mâle et femelle. Le sang de l'agneau renforce, par ailleurs, la symbolique du rouge, couleur la plus fondamentalement liée au principe de vie. Associé à l'eau, le sang représente le breuvage d'immortalité. Le squelette semble constituer la partie essentielle dans la description physique de Dilsey : The indomitable skeleton was left rising like a ruin or a landmark above the somnolent and impervious guts, and above that the collapsed face that gave the impression of the bones being outside the flesh (p. 236).

Les os ont une connotation positive dans la mesure où ils sont symbole de fermeté, force et vertu et qu'ils constituent l'élément primordial de l'être ; ils symbolisent le dépassement des éléments périssables du corps, des notions de vie et de mort. Le squelette indomptable de la Noire associé aux images ascendantes montre clairement que ses os contiennent le noyau d'immortalité et sont donc porteurs du principe de vie. L'image des os qui se trouvent en dehors de la chair traduit le caractère éphémère de la notion de couleur de peau. Chez les Blancs, au contraire, en excluant toutefois Benjy, il n'existe pas de communication avec le sacré. L'exemple de Jason nous le confirme : « He looked at the sky, thinking about rain, about the slick clay roads » (p. 270). Le regard dirigé du bas vers le haut, signe de bénédiction a toujours été associé à Dilsey. L'image, surprenante chez Jason, est immédiatement corrigée par l'auteur. Bien loin d'y chercher une communication avec le sacré, Jason ne voit dans le ciel qu'un mauvais présage de pluie et de boue. Il est incapable de percevoir la lumière divine ; le verbe penser (« thinking ») souligne son incapacité de sentir. Par la souillure du sacré, son personnage profane est d'autant dégradé : en effet, les routes argileuses qu'il prévoit en regardant le ciel symbolisent sa propre déchéance, et l'identifient aux niveaux inférieurs

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de l'être, à un monde souillé et corrompu. Il se voit lui-même pris au piège dans la boue et la matérialité de son être.

LUMIÈRE ET TÉNÈBRES Les Blancs se définissent dans un univers de ténèbres et de pénombre alors que les Noirs sont toujours perçus dans un halo de lumière. La maison des Compsons est dépourvue de lumière : « Out of the bright cold, into the dark cold » (p. 12). Les portes, nombreuses, renferment derrière elles un monde hostile plongé dans l'obscurité : « We went out of the door, out of the dark » (p. 38). Mais d'obscurité à obscurantisme il n'y a qu'un pas. Les portes contiennent des secrets et traduisent avant tout le refus des Compsons de se révéler au monde extérieur et de communiquer avec lui, une attitude de fuite et d'impuissance devant les responsabilités. Mrs. Compson est d'ailleurs plus que toute autre associée à l'obscurité de cette maison et en particulier à la cave dont l'odeur n'est pas sans rappeler celle de sa bouillote en caoutchouc, symbole d'étanchéité, d'isolement, de non-communication : « Dilsey went to the cellar door. He [Luster] stood aside and she [Dilsey] peered down into the obscurity odorous of dank earth and mould and rubber » (p. 242). L'obscurité qui règne dans la cave évoque le monde des ténèbres, des lieux infernaux. « Dank earth » : les notions de fertilité et de purification de la terre sont modifiées par le qualificatif « dank » dont l'étymologie Scandinave référant à un endroit marécageux, évoque l'humidité et la froideur stérile d'une eau stagnante et putréfiée ; « mould » s'oppose également à la terre féconde et se réfère à la moisissure de la tombe. Mrs. Compson vit cloîtrée dans l'obscurité perpétuelle : « The shades were drawn, the room in half-light, and the bed, so that at first she [Dilsey] thought Mrs. Compson was asleep » (p. 265), refusant la pénétration de la lumière céleste dans sa chambre. Les ténèbres qui constituent son univers sont liées à la mort et au royaume des Morts ; nous pouvons ainsi jouer sur l'équivoque de « shades » qui de stores au sens propre, nous amène aux enfers, sens figuré. L'ombre associée à l'âme de l'être spirituel reflète la stérilité et la décrépitude du soutien maternel de la famille Compson. Mrs. Compson a perdu tout accès à la dimension mystique, elle se trouve en état de privation absolue en proie à un tourment insondable. Les enfers de sa chambre signifient pour elle un échec total ; damnée, il n'y a pas de conversion possible : « [Mrs Compson] calling Dilsey at steady and inflexionless intervals into the quiet stairwell that descended into complete darkness » (p. 237-238). L'obscurité complète de l'escalier réfère à la perdition de la famille blanche. On notera l'antagonisme qui traduit les attitudes opposées des Noirs et des Blancs entre « stair » mouvement ascendant de l'escalier, et « descended » - « well », mouvement descendant (le puits symbolisant ici l'abîme, les gouffres infernaux).

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Les Blancs semblent toujours disparaître dans le noir ; ils aboutissent au néant et perdent toute identité : « His face [Jason's] was now in shadow » (p. 249). Les Noirs, au contraire, renaissent dans les ténèbres pour s'épanouir à la lumière spirituelle. C'est à eux seuls (ainsi qu'à Benjy) que l'auteur attribue un contact direct avec le monde de la connaissance spirituelle. Au contraire des Blancs, Dilsey est mise au contact de la lumière de la lampe, manifestation de l'influence céleste, de la présence réelle de Dieu qui éclaire le fidèle : « On the wall above the cupboard, invisible save at night, by lamplight and even then evincing an enigmatic profundity because it had but one hand, a cabinet clock ticked » (p. 243). Il n'est fait aucune mention de cette lumière en dehors de son association au personnage de Dilsey ni dans un autre lieu que la cuisine, lieu sacré et unique centre régénérateur de la maison des Compsons. L'hiérophanie suggérée par l'image de la main (« It had but one hand »), symbolisant la puissance et la suprématie divine, souligne la présence de Dieu dans la totalité de sa puissance. De même dans l'église noire au service de Pâques, les Noirs sont-ils définitivement associés à la lumière spirituelle et salvatrice : « Two tears slid down her [Dilsey's] fallen cheeks, in and out of the myriad coruscations of immolation and abnegation and time » (p. 262). Cette quantité infinie d'éclairs intermittants (« coruscations ») est la représentation d'autant de sacrifices et d'abnégations endurés par les Noirs, éclairs qui illuminent temporairement les ténèbres que constituent les valeurs blanches de la société sudiste, société dont les Compsons font figure de microcosme. Le thème du regard répète l'opposition lumière/ténèbres, Noirs/ Blancs. Les yeux de Mrs. Compson contrairement à ceux des Noirs ou à ceux de Benjy ne sont source d'aucune lumière : « Eyes pouched and baffled and so dark as to appear to be all pupil or all iris » (p. 249). L'œil a perdu sa fonction de réception de la lumière céleste et il n'est plus lui-même que ténèbres. Nous retrouvons une image similaire chez Jason : « Hazel eyes with black-ringed irises like marbles » (p. 248). L'étymologie grecque de iris signifie : clos ; la fermeture sur le monde extérieur et l'association des yeux à dominante brune (mésalliance des couleurs) avec l'aspect glacé et morne d'une bille de verre cerclée d'un anneau noir qui absorbe et ne rend pas la couleur, contribuent à valoriser négativement les yeux de Jason. Le mot « irises » évoque l'image de l'arc-en-ciel, pont entre le ciel et la terre, élément d'origine divine paradoxalement attribué au personnage blanc négatif que constitue Jason. Elle est, en fait dévalorisée par le fait que cette présence divine est encerclée, absorbée par l'anneau du monde des ténèbres et de la mort : « black-ringed irises ». Le monde de la couleur est englouti ainsi que la lumière spirituelle par les ténèbres.

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Lorsque l'œil devient source de lumière dans le monde blanc, il ne s'agit plus que d'une lumière artificielle, émanant d'un œil publicitaire : A sign in electric lights : keep your ^ on Mottson, the gap filled by a human eye with an electric pupil (p. 275).

Le regard de cette pupille électrique n'est pas en communication avec une lumière céleste et spirituelle ; à l'image de Jason, il reflète une société mécanisée, déshumanisée.

RETOUR A L'UNITÉ Ce retour s'amorce déjà par la perfection de Dilsey, être androgyne. Dans ses vêtements (« stif black straw hat perched upon her turban »), comme dans sa constitution physique (« the bones being outside the flesh ») les deux couleurs antagonistes fondamentales, le blanc et le noir, sont toujours associées. Ce fait corrobore la condition d'indifférenciation, la coexistence de tous les attributs (même s'ils sont antagonistes) dans l'unité divine et souligne la plénitude et la perfection de l'androgyne que représente Dilsey : The door of the cabin opened and Dilsey emerged once more, this time in a man's felt hat and an army overcoat beneath the frayed skirts of which her blue gingham dress fell in uneven balloonings, streaming too about her as she crossed the yard and mounted the steps to the kitchen door (p. 237).

Dilsey porte à la fois des vêtements d'homme (« man's felt hat », « an army overcoat ») et de femme (« frayed skirts », « a blue gingham dress »). En outre, les termes « balloonings » et « streaming » qualifiant sa robe bleue réfèrent à l'air, élément actif et mâle, symbole de spiritualisation, de purification, et à l'eau, qui est considérée comme élément passif et femelle. « Streaming » indique une eau vive, courante, symbole de purification, de régénérescence. L'unité, la réintégration des deux sexes (vêtements) et des deux principes masculin actif et féminin passif chez Dilsey confirme sa conversion vers l'état d'androgyne, par lequel elle transcende toute dualité et atteint la perfection humaine. Au niveau symbolique, Dilsey représente donc l'abolition totale de ces valeurs discriminantes où la société sudiste a puisé la justification de son exploitation des Noirs. Dilsey symbolise un retour vers la totalité ; en cela, elle suit l'exemple du Christ, dont la résurrection préfigure cet état d'unité. Notons la répétition fréquente du verbe « to cross » pour désigner les déplacements de Dilsey : « She crossed the yard and mounted the steps (p. 237) — She crossed to the bed » (p. 266). Il semblerait que le personnage de la mammy noire soit en liaison étroite avec la croix, symbole de l'intermédiaire, du médiateur, de celui qui est par nature rassemblement permanent de l'univers et communication terre-ciel, de haut en bas et de bas en haut. Ces caractéristiques s'accordent avec la nature totalisante de l'androgyne, la fonction d'harmonisation et de médiation de Dilsey.

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Le gris 15 qui, avec la lumière grise, est étroitement lié au personnage de Dilsey, constitue la toile de fond de ce dimanche de Pâques : Dilsey « brought her head into relief against the grey splash of the window » (p. 238). Cette lumière grise constitue une auréole, une éclaboussure autour de la tête de Dilsey. Elle met en relief le personnage de la mammy noire représentant le salut, unique pilier parmi l'effondrement des valeurs des membres de la famille Compson : « She gathered up her skirts and mounted the stairs wholly blotting the grey light » (p. 238). Dilsey n'est plus simplement saisie en permanence dans un halo de lumière grise, mais elle absorbe cette lumière spirituelle, s'armant ainsi de ses forces fécondantes. Dilsey représente l'exemple parfait d'indifférenciation en termes de race : « Dilsey's skin had taken on a rich, lustrous quality as compared with that as of a faint dusting of wood ashes » (p. 243). La pigmentation noire de la peau de Dilsey est en effet recouverte d'une faible couche de poussière de cendres de bois, de couleur présumée grise. L'image de la poussière (« dusting ») évoque la force créatrice comparable à la semence et au pollen des fleurs, tandis que la cendre indique la combustion interne de l'énergie. L'intériorité de cette source de chaleur vitale et de lumière est renforcée au niveau sémantique par l'emploi de « lustrous » : la lumière spirituelle émane de Dilsey. Le qualificatif « rich » a pour sens étymologique rex = roi ; or le roi est à l'origine de droit divin, le détenteur du mandat céleste, formant le lien entre ciel et terre. Dilsey constitue l'axis mundi de la famille blanche, c'est-à-dire du Sud ; elle est au centre de son empire, constitué de manière significative par la cuisine : préparant la nourriture et entretenant le foyer, Dilsey est l'élément vital de la tribu. Son rôle est bien celui du roi régulateur, s'étendant du domaine cosmique au domaine social. Alors que, chez Dilsey, le noir et le blanc se fondent, Compson les dissocie, les contraste : « Cold and querulous with perfectly white hair » (p. 249). Le blanc de ses cheveux, lié à la froideur d'âme renforcée par l'emploi de l'adverbe « perfectly » ne peut être qu'ironique, car la blancheur signifie ici l'absence totale de couleur. Il s'agit du blanc mat de la mort qui absorbe l'être : « Her hair and the pillow were the same colour » (p. 266). Le blanc confondu des cheveux et de l'oreiller renforce l'idée de mort et de deuil ; enfermée dans sa chambre, repliée volontairement sur elle-même, Mrs Compson voit son potentiel de vie régresser. La robe de Mrs. Compson, au contraire, est noire : « The rusty black dressing sacque she [Mrs. Compson] wore (p. 250) — the black robe lay across the foot of the bed » (p. 266). Le noir, qualifié par « rusty », signifie ici la perte définitive, l'absence de toute couleur, de toute lumière, la mort. Le lit, nié en tant que centre sacré des mystères de la 15. Dans la symbolique chrétienne, le gris désigne la résurrection des morts. Lorsqu'il préside au Jugement dernier, le Christ est revêtu d'un manteau gris. Couleur originelle, préexistante, le gris est le centre du monde de la couleur. Il représente l'existence immédiate, la présence du spirituel dans le monde originel.

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vie — fécondation, régénérescence par le sommeil et dans l'amour — devient le lit funéraire. ***

Opposons, pour conclure, l'avenir des deux communautés, blanche et noire, la première stérile, la seconde féconde comme le montre l'exemple suivant : Beside the house, shading it in summer, stood three mulberry trees, the fledged leaves that would later be broad and placid as the palms of hands streaming flatly undulant upon the driving air. A pair of jaybirds came up f r o m nowhere, whirled up on the blast like gaudy scraps of cloth or paper and lodged in the mulberries (p. 237).

Exemple dans lequel les oiseaux symbolisent le drame présent, la malédiction qui pèse sur la société sudiste. Oiseaux de mauvais augure, annonciateurs de mort, ces geais ne viennent de nulle part, sinon du néant, du chaos, des régions infernales : « came up ... on the blast ». L'oiseau, symbole de vie, de puissance et de fécondité est paradoxalement associé à du papier, à du chiffon criard, substances inertes dépourvues de toute force vitale lé . Figurant ici les Blancs Compsons, ils sont sans vie face au principe dynamique et régénérateur de la descendance future de Disley. Les mûriers, arbres de couleur noir pourpré, sont associés à Dilsey. Au niveau des couleurs, « mul-(berry) » a pour étymologie morum, qui signifie : noir ; la nuance pourpre du mûrier rappelle en outre la couleur de la robe de soie de Dilsey ; on notera également que les mûriers fournissent de la soie, matière dont était faite la robe de Dilsey. Par ailleurs, sur le plan étymologique, « (mul-)berry », en teuton, signifie manger. Ce fait suggère le principe vital, la fonction nourricière que Dilsey représente, seul personnage préparant la nourriture et entretenant le foyer de la maison. Les mûriers sont en effet, comme Dilsey, source de lumière spirituelle. Le nombre trois exprimant la totalité et l'achèvement de l'unité divine renforce cette signification. Les mûriers, comme Dilsey, exercent une fonction protectrice sur la maison des Compsons. Les feuilles des mûriers, comparées aux paumes des mains, symbolisent la progéniture de Dilsey 17. Le mot « fledged » indique que ses descendants seront ailés et voleront ; ils s'opposeront donc par leur mouvement ascensionnel aux mouvements turbulents (« whirling ») des geais, venus du néant. 16. Les geais sont connus pour leur plumage brillant, le bruit désagréable qu'ils font ; le mot « jaybird » au sens figuré signifie : sot. La comparaison des Compsons aux geais indique clairement le jugement de l'auteur. 17. La feuille est symbole de bonheur et de prospérité ; un bouquet ou une liasse de feuilles désigne l'ensemble d'une collectivité unie dans une même action et une même pensée. L'analogie entre Dilsey et sa descendance est accentuée au niveau lexical par la répétition de « streaming » : « palms of hands streaming flatly undulant her [Dilsey's] blue gingham dress fell in uneven balloonings, streaming too about her » (p. 237). Rapport qui se traduit également au niveau sémantique, « streaming » évoquant l'eau vive, symbole de purification, de régénérescence animé d'un principe dynamique.

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L'image de la paume placide et large indique leur nature sacrée ; ils préfigurent la future source d'énergie spirituelle, de puissance, la naissance d'un nouvel ordre cosmique marqué par le retour à l'indifférentiation raciale (aucune distinction de couleur n'existe entre les paumes des mains des Noirs et celles des Blancs). Mais après une vision fugitive du bonheur futur que constituerait la descendance androgyne de Dilsey, les oiseaux nous rappellent une implacable réalité. JOËLLE C A R O - R A D E N E Z

PHILIPPE

RADENEZ

Achevé d'imprimer sur les presses de L'IMPRIMERIE CHIRAT 42540 Saint-Just-la-Pendue en septembre 1974 Dépôt légal 3« trimestre 1974 N» 1149