L'ange, le mal et la contingence 9791030901801

Une philosophie de l'ange réfléchit sur l'individu le plus proche de la divinité. Proximité qui tient à trois

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L'ange, le mal et la contingence
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Jad Hatem

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Une philosophie de l’ange réfléchit sur l’individu le plus proche de la divinité. Proximité qui tient à trois facteurs : la génération, les multiples fonctions à remplir, les drames qu’il est susceptible de provoquer au ciel comme sur la terre. Le défaut dans l’être qu’est sa contingence apparaît comme l’origine de notre monde avec ses beautés et ses noirceurs. C’est ainsi qu’une pensée de l’ange s’entrelace avec une pensée du mal, de la révélation et de la rédemption. Le présent essai, centré sur Suhrawardî, Qâshânî et la philosophie ismaélienne, donne également la parole à deux éminents mystiques, Hallâj et Ibn ‘Arabî sur le sujet de la tolérance religieuse. Jad Hatem, professeur de philosophie à l’Université Saint-Joseph, a notamment publié L’amour pur hyperbolique en mystique musulmane (Éd. du Cygne), Qui est la vérité ? (Hermann), Empédocle, Qohélet, Bar Hebraeus (Orizons), ainsi que plusieurs ouvrages sur Schelling.

L’ange, le mal et la contingence

L’ange, le mal et la contingence

L’ange, le mal et la contingence

Orizons

25, rue des Écoles 75005 Paris ISBN : 979-10-309-0180-1 15 €

La main d’Athéna / Philosophie

Daniel Cohen éditeur www.editionsorizons.fr

La main d’Athéna/Philosophie Collection dirigée par Jad Hatem

Partout où l’on annonce à grands cris la fin de la métaphysique et là même où l’on croit pouvoir enterrer en silence la libre pensée, c’est l’homme en la totalité de son être et en sa dimension de transcendance qui est en péril. Rien, d’une certaine manière, n’est plus vulnérable qu’elle car elle est tout l’homme. Elle s’expose à la déchéance car la liberté est son essence. Insulté par Agamemnon, Achille est sur le point de s’emporter et de tuer son rival quand Athéna, venue l’apaiser, se place derrière lui et le retient par la chevelure. Il se retourne et la reconnaît seulement pour lui. La main qui guérit la passion est en même temps la main qui dessille les yeux. Par la conversion qu’elle opère, la sagesse est vision de l’invisible. « Nous sommes tous », dit Plotin, « comme une tête à plusieurs visages tournés vers le dehors, tandis qu’elle se termine vers le dedans par un sommet unique. Si l’on pouvait se retourner ou si l’on avait la chance d’avoir les cheveux tirés par Athéna, on verrait à la fois Dieu, soi-même et l’être universel ».

ISBN : 979-10-309-0180-1 © Orizons, Paris, 2018

L’ange, le mal et la contingence

Autres ouvrages de Jad Hatem aux éditions Orizons La Poésie de l’extase amoureuse. Shakespeare et Louise Labé, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2008 ; L’Art comme autobiographie de la subjectivité absolue. Schelling, Balzac, Henry, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2009 ; Rupture d’identité et roman familial, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2011 ; Barbey d’Aurevilly et Schelling, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2012 ; Liberté humaine et divine ironie. Schelling avec Luther, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2013 ; Un bruit d’avoir été. Sur Qohélet, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2014 ; Le Vin éternel. Sur Ibn al-Fâriḍ, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2014 ; Messianités. Kafka, Kazantzaki, Tournier, Böll, Kemal, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2015 ; Empédocle, Qohélet, Bar Hebraeus, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2015 ; Le Christ druze et l’Inde éternelle, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2016 ; Matrix, Marx et le Messie, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2017 ; Proust et Schelling. Recherches sur le mal, coll. “La main d'Athéna / Philosophies”, 2018.

Patrick Cerutti [sous la direction de], Amour et vérité. Autour de Qui est la vérité ? de Jad Hatem, coll. “Débats / Philosophie”, 2018.

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Jad Hatem, La poésie de l’extase amoureuse, Shakespeare et Louise Labé, Orizons, 2008 Jad Hatem, L’art comme autobiographie de la subjectivité absolue, Schelling, Balzac, Henry, Orizons, 2009 Monique Lise Cohen, Emmanuel Lévinas et Henri Meschonnic, résonnances prophétiques, Orizons, 2011 Riccardo Di Giuseppe, Le Voyage de Parménide, Orizons, 2011 Jad Hatem, Rupture d’identité et roman familial, Orizons, 2011 Jad Hatem, Barbey d’Aurevilly et Schelling, Orizons, 2013 Jad Hatem, Liberté humaine et divine ironie. Schelling avec Luther, Orizons, 2013 Paul Saadé, La demeure du Don, Orizons, 2013 Gianfranco Stroppini de Focara, D’Alexandre à Jésus, Orizons, 2013

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À Nader Bizri

« L’air n’est plus que rayons tant il est semé d’anges » (Agrippa d’Aubigné). « …et il changea vers l’Orient la direction de la prière » (Al-Shâfiyat, v. 480).

Chapitre I L’ange et la contingence. Suhrawardî et les ismaéliens

« T’es-tu enorgueilli ou fais-tu partie des plus élevés ? » (Coran 38:75).

L

’ange est aussi contingent que les autres créatures car son existence ne découle pas de son essence en sorte qu’il fait partie de ces étants qui ne sont que moyennant d’autres étants. Dans les termes d’Avicenne, il y a dans la créature l’acte d’exister qui s’ajoute à l’essence et se tient au-dessus d’elle car, par définition, la création provient d’un autre. Est-il également incontingent ? Il semble que non, si le Créateur est identifié au nécessairement existant et qu’il ne puisse y avoir qu’un seul. Or, si Dieu peut être considéré comme la cause occasionnelle de la contingence, il n’en peut être la cause efficiente comme

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s’il pouvait la vouloir pour elle-même. En tant qu’il est plénitude auto-affirmatrice, l’Absolu exclut de soi tout néant et donc toute contingence. Qu’en est-il lorsque la création elle-même est contingente, condition grâce à laquelle elle peut être dite libre ? Cette question est autrement formulée dès lors que nous n’avons plus affaire à une création ex nihilo ou post nihilum où se marque la différence entre l’éternité de l’incréé, d’un côté et la temporalité du créé, mais à une émanation. On n’a plus à s’interroger ici sur la sorte de néant informe qui précède le monde. En vue de fonder la thèse que l’ange est non seulement contingent (ayant pu n’être pas), mais aussi de nécessaire existence (ne pouvant être ce qu’il n’est pas et étant en acte tout ce qu’il peut être), composition qui est de nature à expliquer la solidarité de la chute et de la production du monde, je me propose de considérer en premier lieu la pensée de Suhrawardî pour ce qu’elle accorde une place centrale à l’angélophanie. Le Principe est Lumière. Ce n’est pas là une métaphore, mais la formulation de la stricte réalité. Parce que de lui émanent des lumières, il est qualifié de Lumière des lumières. Le caractérise essentiellement qu’il se suffit à lui-même. Il faut prendre en considération que le terme utilisé, ghanî, signifie également la richesse. Et de fait, l’indigent, le faqîr, est celui dont l’être dépend d’autre chose que de lui-même (H1, § 108). L’autosuffisance du Principe implique à la fois l’autarcie et l’existence nécessaire par soi : « Il n’est pas possible à la Lumière des lu1.

Le Livre de la sagesse orientale, tr. H. Corbin (parfois modifiée), Lagrasse, Verdier, 1986.

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mières de n’être pas car si son non-être était possible, son existence, elle aussi, aurait la nature du possible. Dans ce cas, elle ne devrait pas à soi-même sa propre réalisation, selon ce que tu sais, mais à un autre. Mais alors, elle ne serait pas en vérité auto-suffisante. C’est pourquoi il est besoin d’un auto-suffisant absolu lequel est la Lumière des lumières car il faut bien que la chaîne ait une fin » (H, §  129). Comprenons que l’auto-suffisance met un terme à la régression à l’infini. Elle exclut aussi qu’une qualité s’ajoute à ce qu’on est, y compris la qualité lumineuse. La Lumière des lumières ne comporte pas non plus de qualité ténébreuse qui la diviserait et la contredirait, elle qui est pure (H, § 131). Pour cela même, chose de ténèbre ne peut provenir d’elle, du moins directement, que le ténébreux soit substance (la matière) ou qualité (H, § 135). Seule en procède une unique Lumière non incorporée (littéralement : abstraite, mujarrad) qui n’est autre que l’archange Bahman. Ce qui distingue ontologiquement les deux lumières, ce n’est rien qui touche à l’essence. Partout et toujours la lumière est lumière. Ce n’est pas non plus par la réception d’une qualité ténébreuse qu’elle recevrait de la Lumière des lumières (ce que nous savons déjà impossible puisque la Lumière des lumières ne possède pas ladite qualité). Contrairement à l’Un de Plotin, celui de Suhrawardî ne donne guère ce qu’il ne possède pas. Il est vie et auto-connaissance et c’est cela qu’il communique par nécessité de nature (et guère par disposition de volonté2). Pour le dire autrement, il n’y a pas rupture ontologique entre l’Un et le premier émané. Ils sont de 2.

Le Principe ne possède pas de libre arbitre (Risâlat fî i’tiqâd al-ḥukamâ’, in Opera metaphysica et mystica, II, éd. H. Corbin, Téhéran-Paris, 1952, II, p. 266 ; Partaw-Nâmeh, in Opera

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même nature, lumen de lumine, tout en possédant chacun une substance propre. Or ce n’est pas seulement cette hétéroousie qui les distingue, c’est la perfection (kamâl), d’un côté, et le manque (naqṣ), de l’autre (H, § 136). « La lumière la plus proche est en soi-même indigente (faqîr), auto-suffisante (ghanî) de par la Première » (H, § 138). Situation paradoxale puisque l’auto-suffisance implique l’existence nécessaire. Manière de combiner indépendance et dépendance. Il y aurait une auto-suffisance absolue, celle de l’Un, et une relative, celle du premier émané, et qui est telle en raison de son indigence — marque non pas de l’aspiration à une plénitude qu’il ne possèderait pas (et encore moins d’un nisus de l’essence vers l’existence), mais d’un manque à être qui lui serait congénital. Dans un de ses récits initiatiques précisément intitulé le Bruissement des ailes de Gabriel, Suhrawardi use du langage symbolique pour illustrer son propos. On notera toutefois que Gabriel est un archange d’un rang inférieur à Bahman. Il n’est que le dixième et dernier de la hiérarchie des intellects (ou Verbes majeurs) (suivant le système de Farâbî repris par Avicenne), et pour cela le plus proche des hommes, et davantage même, leur générateur. « Sache que Gabriel a deux ailes. L’une, celle de droite, est lumière pure. Cette aile est, dans sa totalité, l’unique et pure relation de l’être de Gabriel avec Dieu. Et il y a l’aile gauche. Sur cette aile, s’étend une certaine empreinte ténébreuse qui ressemble à la couleur rougeâtre de la Lune à son lever, ou à celle des pattes du paon. Cette empreinte ténébreuse, c’est son pouvant-être qui a un côté metaphysica et mystica, III, p. 47).

III,

éd. H. Nasr, Téhéran-Paris,

1970,

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tourné vers le non-être. Lorsque tu considères Gabriel quant à son acte d’être par l’être de Dieu, son être a la qualification de l’existant nécessaire. Mais lorsque tu le considères quant au droit de son essence en elle-même, ce droit est aussi bien un droit au non-être, car ce droit est attaché à l’être qui n’est en lui-même que pouvant-être. Ces deux ailes correspondent respectivement aux deux ailes de Gabriel. Sa relation avec l’existant nécessaire, c’est l’aile droite. Le droit inhérent à son essence considérée en soi, c’est l’aile gauche » (A3, p. 236). Le plus important pour nous, dans ce passage, c’est que le côté tourné vers Dieu est si peu marqué de négativité qu’il n’aperçoit plus la contingence (pourtant insurmontable4) de l’émané comme si son être n’était pas de participation. C’est concevoir la relativité comme une ligature et par là un don d’auto-suffisance. Pour le comprendre d’un point de vue suhrawardien, il faut se rappeler que la lumière pure est un vivant doué d’auto-connaissance et que, inversement, tout vivant est lumière pure (H, §  121, voir aussi § 128, 134). Quand donc la lumière, au lieu de donner ceci ou cela, se communique elle-même, elle doit fatalement (de toute nécessité) prodiguer vie et auto-connaissance, autrement dit l’auto-suffisance. De quoi il ne résulte pas que le principié cesse d’être tel, autrement dit qu’il ne soit pas ontologiquement dépendant. Il est, comme je l’ai dit, à la fois indépendant et dépendant. Il n’aurait été totalement dépendant qu’à la 3. 4.

L’Archange empourpré, tr. H. Corbin (modifiée à l’occasion), Paris, Fayard, 1976. La contingence inhère à l’émané à titre de constituant intrinsèque (Kalimat al-ṣûfiyyat, in Opera metaphysica et mystica, IV, éd. N. Habîbî, Téhéran, 2001 IV, p. 128).

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condition que le principié eût donné ce qu’il n’avait pas, la non-vie et l’absence d’auto-connaissance. Maintenant, pris en lui-même, l’archange primordial est contingent : au lieu, d’être alors lié à l’existant nécessaire, il est lié au néant dans la mesure où le possible n’est pas le réel et certainement pas le réel absolu. En tout ceci, Suhrawardi se souvient qu’Avicenne distingue un existant nécessaire par soi et un existant nécessaire par un autre, ce dernier tenant son existence de la nécessité par laquelle l’être émane du Principe5. Conséquence qui intéresse le propos de Suhrawardî : « Il n’est pas contradictoire qu’une chose soit contingente sous le rapport de sa propre essence, mais nécessaire par autrui »6. Une doctrine de l’émanation ne manque pas d’ailleurs de l’exiger dès lors qu’elle tient que le Principe autosubsistant (qayyûm) ne produit pas le contingent de manière contingente, libre. Manière de le préserver d’un pouvoir des contraires ou même de toute dualité puisque c’est le premier principié qui s’en trouve doté : être et non-être, deux ailes. On comprend à présent ce qu’implique, chez Suhrawardî, le regard du principié porté sur le Principe : il vaut comme reconnaissance qu’il n’est nécessaire que par sa cause. Et contingent, il le demeure sans quoi, dit 5.

6.

Ibn Sînâ, Al-Shifâ’. Ilâhiyyât, I, ch. 6, Le Caire, 1960, p. 39 ; Kitâb al-Najât, Beyrouth, Dâr al-Âfâq al-jadîdat, 1985, p. 261‑262. Nécessité conditionnée. Exemple : 4 est nécessaire lorsque 2 et 2 sont additionnés. La source d’Avicenne est Aristote : « Parmi les choses nécessaires, les unes ont en dehors d’elles la cause de leur nécessité, les autres l’ont en elles-mêmes, et sont ellesmêmes source de nécessité dans d’autres choses » (Métaphysique, Δ, 5, 1015b ; tr. J. Tricot). Ibn Sînâ, Sharḥ Kitâb Aṯulûjyâ, in A. Badawî, Arisṭû ‘ind al’arab, Le Caire, 1947, p. 46.

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Suhrawardî, « il se convertirait en existence nécessaire par soi-même » (H, § 193), tandis que le possible ne peut, en toute rigueur, demeurer tel dès lors qu’il passe au réel7. Ceci dit, une différence qui n’est pas minime frappe le lecteur lorsqu’il passe du Bruissement des ailes de Gabriel au Livre de la Sagesse orientale. Dans le récit, c’est son interlocuteur humain que l’archange invite à considérer les ailes l’une après l’autre afin d’en dégager les caractères respectifs — alors que dans l’opus magnum, la découverte est faite par l’archange lui-même, ce qui n’est pas sans conséquence : la lumière « a l’intellection de son indigence, et c’est pour elle une qualité ténébreuse ; elle contemple la Lumière des lumières et elle se contemple soi-même, car il n’y a pas de voile entre elle et la Lumière des lumières (…). En contemplant la Lumière des lumières, elle se découvre porter en soimême une nuit et une ténèbre par rapport à la Lumière des lumières » (H, § 142). C’est d’abord rappeler que la lumière est vie et auto-connaissance, ensuite qu’elle est conscience d’indigence de par son être devenu, et enfin que cette conscience qui la manifeste réceptrice de sa propre lumière et non sa productrice lui octroie le mode du pouvant-être au lieu de celui de l’être de plein droit, situation qui, selon Avicenne, forme un mélange de bien 7.

L’arabe « mumkin » ne distingue pas le contingent du simple possible (seul le contexte le permet). De là la nécessité de la dissociation, chez Mullâ Ṣaḍrâ, entre un imkân absolu (être ou non-être) et un imkân relatif (la potentialité). Le contingent comme non-nécessaire est, évidemment, ou fut un possible (un mumkin al-ḥudûṯ ou, comme dit Avicenne de manière statique, un mumkin al-wujûd). En tant qu’advenu ou innové, il prend la marque de ce qui n’est pas depuis toujours, il est muḥdaṯ, ce qui est venu à l’être.

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et de mal (ce dernier signifiant l’être lacunaire : al-naqṣ)8. Mais l’acte de connaissance est producteur du fait que l’auto-intellection est nécessairement intellection de l’être et du non-être conjoints, c’est-à-dire du principe de différenciation et par là d’altérité. Le récit souligne que de l’aile gauche de Gabriel une ombre descend, origine du monde du mirage et de l’illusion, tandis que de la droite les verbes mineurs, autrement dit les âmes (A, p. 236‑237). La procédure est moins neutre ou mécanique dans le Livre de la Sagesse orientale : « Par cette révélation à ellemême de son indigence, par le fait qu’en contemplant la majesté de la Lumière des Lumières, elle reconnaît la nuit de sa propre essence (ḏât), par rapport à cette Lumière, il advient d’elle une ombre qui est le barzakh suprême » (ce qui fait obstacle à la lumière, comme la matière !)9 (…) « Mais d’autre part, en tant qu’elle a de quoi se suffire, que son existence est nécessaire par la Lumière des lumières et en tant qu’elle contemple sa majesté et sa grandeur, il advient d’elle une autre lumière non incorporée. Ainsi le barzakh est son ombre, tandis que la lumière subsistante (qâ’im) est une irradiation d’elle. Son ombre a pour cause la ténèbre due à son indigence. Par ténèbre nous n’entendons ici rien d’autre que ce qui n’est pas lumière en soi et par soi » (H, § 142). En redisant qu’il y a un aspect de l’archange qui ignore la contingence, Suhrawardi indique qu’il est manifesté à la faveur de l’auto-connaissance de l’archange se découvrant nécessairement existant. Il ne recule pas devant les qualifications de la Majesté et de la 8. 9.

Sharḥ Kitâb Aṯulûjyâ, p. 46. Le barzakh n’est pas de la lumière éteinte, morte comme le prétend Corbin (En Islam iranien, II, Paris, Gallimard, 1971, p. 110). Il est le produit de la conscience originelle de contingence.

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grandeur — comme si le premier principié était le Principe. Or s’il n’est pas le Principe qui est l’Un, il est le principe du monde en ses deux caractères lumineux et ténébreux. Lui-même immatériel, il est à l’origine de la matière. N’est-il pas davantage ? Si par un aspect, il est nécessairement existant, ne faut-il pas qu’il soit, pour cela même et par cet aspect, principe de soi ? Ce n’est point là le moindre effet de l’auto-communication du Principe. Les deux ailes et les deux aspects offrent des façons de voir qui satisfont l’esprit analytique. Il y a plus de difficulté à admettre que le même puisse être à la fois contingent et non-contingent — autant ces dimensions ontologiques s’excluent. Ne disposant pas du dogme chrétien de l’union hypostatique pour construire la connexion de deux entités incompatibles, l’angélologie doit s’en remettre à une autre configuration, celle de l’auto-constitution en laquelle les opposés entrent en composition sur un mode dynamique. Tel est le cas chez Plotin où l’Intellect se constitue à la faveur de son intellection ratée de l’Un qui a pour effet d’en diffracter l’image en ces intelligibles qui font tout le contenu et toute la nourriture de l’Intellect. Procédure différente chez Ḥamîd al-dîn Kirmânî et plus proche de notre thème : l’intellect est à la fois l’instauration et l’instauré, la première lorsqu’il est rapporté à cela dont il est issu, le second lorsqu’il est rapporté à lui-même10. On aura reconnu la logique des deux aspects. Suivant le commentaire de Daniel de Smet, « l’acte de l’instauration (ibdâ‘)11, une fois manifesté, se 10. 11.

Râḥat al-’aql, Beyrouth, Dâr al-Andalus, 1983, p. 177‑178. L’ibdâ‘, selon les Ikhwân al-Ṣafâ’, est la creatio ex nihilo (« îjâd al-shay’ min lâ shay’ ») alors que le terme de khalq est réservé à la creatio ex materia, production à partir d’autre chose (Rasâ’il,

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conjoint au premier être instauré (al-mubda‘ al-awwal) pour ne former qu’une unité avec lui. Lorsque l’Intellect est instauré, l’acte, la cause et l’effet de cette instauration s’unissent en une seule essence auto-constituante »12. Une première grande différence avec Suhrawardî : l’Un, chez Kirmânî, ne se communique pas lui-même en sorte qu’il est d’une toute autre nature que cela dont il procède. Une deuxième : l’Un ne peut être agent ; on ne dira donc pas de lui l’instaurateur en tant que cause liée à un effet. On notera aussi que Kirmânî ne dit pas que l’Intellect est à la fois instaurateur et instauré. Il est à la fois instauré et instauration laquelle n’est que par l’Un. Il suit de là que la continuité ontologique qu’offre la procession de la lumière à partir de la lumière ne confère pas au premier Intellect suhrwardien la parfaite autarcie, ainsi qu’il en va chez Kirmânî et, dans une moindre mesure, chez Plotin — chez qui les intelligibles sont nativement des expressions de l’Un, alors que tel n’est pas le cas chez Kirmânî pour qui, lorsque l’Intellect manque à intelliger le Principe, il doit piteusement se contenter de retomber sur lui-même comme un poing qui se referme sur soi en n’ayant saisi que le vide13. En revanche, cette continuité assure à l’archange suhrawardien l’existence nécessaire, une des raisons pour laquelle il ne partage pas avec l’Intellect kirmânien la perplexité et la tristesse dues à son échec14, mais contribue à la formation d’un

12. 13. 14.

Beyrouth, Dâr Ṣâdir, 1957, III, p. 517), passage du non-manifesté au manifesté, du kumûn au ẓuhûr. La Quiétude de l’Intellect, Louvain, Peeters, 1995, p. 148. Râḥat al-‘aql, p. 193‑194. Ibid., p. 195.

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paradigme, celui de l’archange qui provoque un drame dans le ciel. De ce paradigme, seuls, ici ou là, quelques traits sont retenus par tel ou tel penseur ; nul qui les adopte tous. Il est à noter que dans cette dernière partie de mon propos, l’approche ne sera pas historique, mais logique, en sorte que la question de l’influence ne sera pas posée. Le paradigme comporte les éléments suivants : 1/ du fait qu’il est ange, l’intellect est susceptible d’une dramatique. 2/ Par cela qu’en lui s’associent la contingence et l’être nécessaire, il défaille soit du côté de la contingence, soit du côté de l’être nécessaire15. Bien que ce soit Suhrawardi qui nous fournisse la matrice de l’union des incompatibles, ce n’est pas chez lui qu’on lira que l’ange a commis une faute. Il est vrai qu’il ne peut échapper à la chute, du fait de la contingence, elle est toutefois involontaire : Voici les aveux de Gabriel dans Le Récit de l’Archange empourpré : « Je suis un très ancien, un Sage dont l’essence est lumière. Mais celui-là même qui t’a fait prisonnier dans le filet, celui qui a jeté autour de toi ces différentes entraves et commis ces geôliers à ta garde, il y a longtemps que lui-même m’a projeté, moi aussi, dans le Puits obscur. Et telle est la raison de cette couleur pourpre sous laquelle tu me vois » (A, p. 203). L’écarlate du visage et de la chevelure de l’ange font écho à la noirceur qui imprègne l’aile gauche du précédent récit. On se souvient que l’empreinte ténébreuse signifiait le pouvant-être. En superposant les deux textes, 15.

Il n’y a pas lieu d’ajouter ici un troisième élément : que l’ange est susceptible, de par sa fonction, de faire l’objet d’une adoration idolâtrique (aṣnâm à l’appui, selon les Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ’, III, p. 482‑483).

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on obtient le résultat que la contingence est à l’origine de la prison matérielle dans laquelle sont précipités les hommes ou, et cela revient au même, l’ange de l’espèce humaine qu’est Gabriel. Revenant à un passage déjà cité du Livre de la Sagesse orientale, le lecteur est à même maintenant de sentir qu’il y a une lacune qui aurait nécessité une expression dramatique : « (…) par le fait qu’en contemplant la majesté de la Lumière des Lumières, elle [la Lumière non incorporée] reconnaît la nuit de sa propre essence, par rapport à cette Lumière, il advient d’elle une ombre qui est le barzakh suprême » (H, § 142). Comme le dit Suhrawardî en toutes lettres, la Ténèbre et le mal sont une conséquence nécessaire de la dimension d’indigence qui existe dans les lumières archangéliques et celles qui régissent les corps (H, § 249). Nuit comme un néant dans l’être, nuit qui ne se lève dans la conscience que face à la Lumière des lumières. Dans une dramaturgie, on s’attendrait de la part de l’ipséité à une réaction violente qui prenne figure : révolte à la manière du Lucifer de Milton outré de sa dette insolvable envers son Créateur16, expulsion d’Iblîs hors de l’Intellect comme chez les ismaéliens et les druzes. Ici, l’émission de l’ombre qui ne parvient pas à prendre stature satanique. Bref, pas de chute du premier archange chez Suhrawardî, pas de chute d’un ange quelconque si l’on suit uniquement Le Livre de la sagesse orientale. Seulement une imprégnation de matière comme effet de la conscience de contingence. Il n’est pas question de chute chez Kirmânî non plus. Mais en dépit de la quiétude de l’Intellect dont il est question dans son maître ouvrage et qui orne son titre, le pre16.

Paradise Lost, IV, v. 49‑53.

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mier instauré éprouve une commotion d’envergure qui va d’ailleurs marquer sa chair et son nom. Échouant à intelliger le Principe, saisie impossible, encore plus pour lui que pour l’Intellect selon Plotin, sa déconfiture le plonge dans un état de profonde perplexité et de tristesse qui lui vaut l’appellation d’Allâh17 censée dériver de walah18. À tout jamais marqué par la stupeur, l’Intellect la compose avec sa quiétude en sorte qu’elle ne le fasse pas sortir du rang. Il en ira autrement avec les disciples yéménites de Kirmânî. Ibrahîm al-Ḥâmidî fait un sort particulier au troisième des dix intellects (ou anges spirituels) chez qui la tristesse se convertit en envie, se rend coupable de négliger d’attester la divinité de Dieu et la dignité de l’intellect qui le précède19, se fixant pour ainsi dire orgueilleusement sur soi-même de sorte que passent devant lui les sept autres intellects lors de la procession constituante du plérôme, retard à rattraper qui est à l’origine du monde matériel dont la formation est décrite par Ibn al-Walîd lequel précise, suivi par Idrîs ‘Imâd al-dîn qui reprend la même problématique, que le troisième intellect se crut (tawahhama) l’égal de ceux qui l’ont précédé20. S’il avait dit que l’intellect se voulut l’égal de ses géni17.

18.

19. 20.

Pour Kirmânî, tout ce qui se dit d’Allâh dans le Coran vaut uniquement pour l’Intellect. Le Principe est protégé par un apophatisme strict. Râḥat al-‘aql, p. 195. Schelling connaissait cette étymologie. Voir son Introduction à la philosophie de la mythologie (Schelling, Sämmtliche Werke, Stuttgart, Cotta, 1856‑1861, XI, p. 162‑163). Le terme, annexé par le soufisme, signifie la consternation extatique face à la divinité (ou à la beauté infinie…) faisant perdre au cœur organe toute conscience de son état. Kanz al-walad, Beyrouth, Dâr al-Andalus, 1996, p. 67‑68. Ibn al-Walîd, Risâlat al-Mabda’ wa-l-ma’âd, § 10 (in Henry Corbin, Trilogie ismaélienne, Téhéran-Paris, 1961). Idrîs ‘Imâd

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teurs, nous aurions détecté uniquement la blessure de la contingence. Mais l’illusion de se croire leur égal, elle, provient de sa nature. C’est dire qu’il défaille du côté de l’être nécessaire. Que l’orgueil soit un risque latent, suffit à le montrer que le premier Intellect n’a qu’une seule obligation à respecter : nier que lui revienne la divinité — en quoi consiste d’ailleurs son adoration du Principe21. Maintenant, bien que l’erreur du troisième intellect soit, comme on insiste à le proclamer, due à une inadvertance involontaire, le terme qui est utilisé pour caractériser sa déviance est lourd de signification, c’est celui de ghuluww22, ce qui induit une exagération, proprement une outrance. Le terme n’est pas anodin puisque la chose est imputée à ceux, parmi les shî’ites, qui font de l’Imâm plus qu’un simple homme, ou qui vont même jusqu’à voir en lui Dieu lui même ayant pris apparence charnelle. Appliqué à l’intellect, cela revient à l’accuser de s’être pris pour plus qu’il n’est. N’est-il pas lumière ? Et le Premier intellect n’est-il pas qualifié de Lumière des lumières23 ? La blessure de la contingence n’est donc pas l’unique ingrédient de la déviance, il faut lui ajouter le sentiment d’auto-suffisance quand bien même il ne serait pas fondé. N’oublions cependant pas que le premier

21. 22. 23.

« Nafyi al-ilâhiyyat ‘an ḏâtihi » (Ibid., p. 40). Kanz al-walad, p. 67. Kitâb Zahr al-ma’ânî, p. 38. Je rappelle que l’apophatisme de Kirmânî et de ses disciples, en cela qu’il place l’Un au-dessus al-dîn, Kitâb Zahr al-ma‘ânî, Beyrouth, al-Andalus, 1994, des qualifications et des Noms, attribueDâr ceux-ci au premier p. 60. (Ibid., p. 39) en tant qu’il est l’Un ordonné à l’être. intellect

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Intellect est d’abord l’Instauration24 en même temps que le premier existant et la cause des existants qui lui sont inférieurs puisque l’Un est au-dessus de l’être. De là, dans la joie de lui-même s’auto-intelligeant comme acte pur, sa poussée d’orgueil (kibriyâ’) chez Kirmânî même25, laquelle, selon Ḥamza Ibn ‘Alî, fondateur du druzisme, l’avait fait trébucher avant la fondation du monde26. Alors que pour Ḥamza, il n’y a qu’un seul intellect, nos auteurs ismaéliens qui en ont dix, peuvent se permettre de reporter sur le troisième de la série les effets de l’orgueil afin de sauvegarder l’excellence des deux premiers, mais aussi parce que le troisième a quelque chose de plus qu’eux : un sentiment accru de sa dépendance puisqu’il est précédé de plus d’une cause. La lumière décroît, dirait Suhrawardî en son langage, à proportion qu’augmente la dimension d’indigence chez les lumières inférieures (H, § 155). Tout se passe comme si Ḥâmidî n’avait fait que redistribuer entre le premier et le troisième intellect ce que Hamza avait conçu pour l’unique intellect. Tandis que, chez Suhrawardî, la continuité ontologique entre le Principe et le principié assure à ce dernier l’être nécessaire en dépit de la contingence et l’intuition du Principe en dépit de la procession, la discontinuité qui, chez les ismaéliens, ne peut plus garantir à l’intellect la précieuse actualité moyennant l’intuition du principe, fragilise l’archange qui devient la proie et d’une méconnaissance du Principe qui le plonge dans la tristesse et d’une ignorance de ses propres limites qui lui fait désirer 24. 25. 26.

« …al-ibdâ‘ allaḏî huwa al-mubda‘ al-awwal » (Râḥat al-‘aql, p. 207). Ibid., p. 208 ; Kitâb Zahr al-ma’ânî, p. 53. Rasâ’il al- Ḥikmat, XIII.

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par-delà. Bref, de la chute deux motifs sont à détecter, de l’un, l’orgueil, rend compte le côté de l’existence nécessaire, l’autre, l’envie, s’explique du côté de la contingence qui, comme on peut le déduire de Suhrawardî, provient de l’aspiration (shawq) qu’éprouve l’indigent à l’auto-suffisance (H, § 229). Chute qui n’a rien à voir avec une péripétie individuelle, le reste étant sauvegardé. C’est tout le créaturel qui s’imprègne de non-lumière ou de non-intellect, que nous l’appelions matière, illusion, tristesse ou règne de la dissimilitude. Imprégnation qui est le fondement du monde qui est le nôtre, et ceci des sphères supérieures aux moindres choses. Exemple, chez Suhrawardî : l’intellect primordial considère et intellige trois choses : 1/ par son côté supérieur, le Principe ; 2/ par son côté inférieur, sa contingence ; 3/ et lui-même (son ipséité ou quiddité : mâhiyyat), de quoi résulte l’existence, respectivement, du deuxième intellect, d’un corps céleste (jirm falakî) céleste et de l’âme de ladite sphère27. Si l’intellect primordial ne faisait que contempler et intelliger le Principe, la totalité de l’étant se fût réduite au monde intelligible. Mais il est obligé d’intelliger tout ce qui se donne à lui, notamment lui-même dans ses deux dimensions de contingence et d’existence nécessaire de par le Principe. Le deuxième intellect fait de même et ainsi de suite jusqu’au dixième28 qui n’a pas par hasard une aile enténébrée et 27.

28.

Kitâb al-Lamaḥât, in Opera metaphysica et mystica, IV, Téhéran, 2001, p. 233 ; Risâlat fî i’tiqâd al- ḥukamâ’, p. 264‑265 ; Hayâkil al-nûr, in Opera metaphysica et mystica, III, p. 95. Telle est l’origine de la multiplicité selon Avicenne (Kitâb al-Najât, p. 313‑314). Suhrawardî ne tient pas du tout au nombre, qu’il juge petit. Il l’accorde parfois par tradition péripatéticienne.

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qui se retrouve prisonnier du monde. Ce faisant, les intellects finissent par produire le monde sensible. En ce qui concerne la Lumière des lumières, on sait que comme elle ne comporte pas l’élément de la contingence, elle ne saurait engendrer quelque matière ou ténébrosité que ce soit (H, § 249). Lorsqu’il se mêle de réfuter les manichéens, Suhrawardî identifie la contingence et le néant (‘adam) comme les deux sources du mal29. Ce qui permet de mieux comprendre Ḥamîdî chez qui, comme déjà dit, la tristesse se convertit en envie qui devient levier de contestation. Or avec Ibn al-Walîd, on est invité à supposer une accentuation de la mélancolie due au redoublement de la contingence. En effet, il prend soin de noter que la tristesse qui s’abattit sur les intellects succédant au premier fut provoquée par la majesté et la grandeur conférées par le Principe à l’archange très proche30. « Qui s’écarte de sa limite tombe »31. L’intellect coupable se repent à temps32, mais il lui faut récupérer sa place, ce qu’il ne peut qu’après avoir rapatrié les esprits chus de lui (chaque intellect comprend en effet des formes (ṣuwar) innombrables33) car se sont expatriées des âmes transgressives dont la nature devient grossière aboutissant à la formation du monde physique. Contagieuses sont tentation et faute. Quand le troisième intellect (tombé au dixième rang) voulut les faire venir à résipiscence, il se heurta à ce refus : « Ni toi ni eux n’avez de préséance

29. 30. 31. 32. 33.

Kalimat al-taṣawwuf, p. 128. Risâlat al-Mabda’ wa-l-ma‘âd, § 7. Kanz al-Walad, p. 76. Ibid., p. 83‑84. Risâlat al-Mabda’ wa-l-ma‘âd, § 10.

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sur nous parce que nous tous sommes l’instauration de l’Instaurateur lequel nous a instaurés à égalité »34. L’orgueil et l’envie se donnent la main. Ivresse de la vanité ! On n’accepte pas que seul le premier instauré soit également l’instauration (qui lui confère, pour parler comme Suhrawardî, l’existence nécessaire). C’est à tous les degrés que ce privilège devrait être étendu. Intolérable est la contingence hiérarchique sans laquelle pourtant Dieu trônerait dans l’azur comme un sphinx de lui-même incompris. Là-contre le chant de Hopkins : « Gloire à Dieu pour les choses bariolées, Pour les cieux de tons jumelés comme les vaches tavelées, Pour les roses grains de beauté mouchetant la truite qui nage ; Les ailes des pinsons ; les frais charbons ardents chus ; les paysages Morcelés, marquetés — friches, labours, pacages ; Et les métiers : leur attirail, leur appareil, leur fourniment. Toute chose insolite, hybride, rare, étrange, Ou moirée, madrurée (mais qui dira comment ?) De lent-rapide, d’ombreux-clair, de doux-amer, Tout jaillit de Celui dont la beauté ne change : Louange au Père ! »35

34. 35.

Ibid., § 14. Beauté piolée (in Gerard Manley Hopkins, Poèmes accompagnés de proses et de dessins, tr. P. Leyris, Paris, Seuil, 1980, p. 99).

Chapitre II L’ange de la pleine révélation spirituelle. La revendication de Satan selon T̩ ûsî

« Le Diable : encore un incompris ! » (Henry de Montherlant).

S

atan est souvent présenté comme l’adversaire de la révélation divine. Le philosophe persan Nasîr al-dîn T̩ ûsî lui fait jouer un rôle opposé, manière d’en réhabiliter partiellement la figure, ce qui ne va pas sans difficulté dans la mesure où l’auteur compose son œuvre ismaélienne (il en aura une autre par la suite, imâmite) dans une période où la révélation devant plier ses ailes tout en gardant enfouie dans la conscience profonde de la communauté bénie la vive flamme de la vérité, dévoiler le grand secret et développer l’éthique correspondante constituent une grave infraction à la discipline de l’arcane respectueux des cycles alternés de l’histoire sainte.

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C’est pour avoir refusé de reconnaître la supériorité (ou serait-ce seigneurie ?) d’Adam nouvellement créé qu’Iblîs, fut exclu de la troupe des anges et damné. « Nous avons dit aux anges : “Prosternez-vous devant Adam”. Ils se prosternèrent à l’exception d’Iblis » (Coran 7 :11). Même verset en 18:50 qui précise qu’Iblis était du nombre des djinns1 et qu’il se révolta contre le commandement de son Seigneur. « Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner alors que je t’en ai donné l’ordre ? ». Iblîs répondit : « Je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu, et tu l’as créé d’argile » (7 :12). Orgueil et conflit de préséance, tels sont les motifs de l’insoumission dont les traits et les effets s’attacheront à l’ennemi déclaré des hommes jusqu’au jour de la Résurrection. Il n’est pas dit que le fruit qu’Adam et Ève ne doivent pas consommer soit produit par l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais la tentation a lieu dans des termes analogues au récit biblique, sauf que ce n’est pas un serpent qui s’en charge, c’est le satan en personne qui incite les premiers humains à transgresser un interdit visant à les empêcher de devenir des anges ou d’accéder au rang des immortels (7:20). Ḥallâj a tenté une réhabilitation d’Iblîs2 en cherchant à le faire passer d’abord pour un tenant d’un strict monothéisme par cela qu’il refuse d’adorer quelqu’un d’autre 1.

2.

On aimerait peut-être noter que, selon Abû Ḥâtim al-Râzî, les djinns sont inférieurs d’un degré aux anges, les premiers étant créés d’eau et de feu, tandis que les seconds d’eau et de lumière (Kitâb al-Zînat, Le Caire, Dâr al-Kitâb al-‘arabî, 1957, II, p. 177). Leur nom provient du verbe janna qui signifie : cacher. Djinns et humains sont en opposition car ceux-là sont invisibles, et ceux-ci visibles (Ibid., II, p. 178). Le terme provient d’une déformation du grec « diabolos ».

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que Dieu, et ensuite pour un champion de l’amour pur puisque, damné, il continuera d’aimer son persécuteur3. Dans son approche, Ḥallâj a réussi la gageure de respecter la structure du texte coranique et de prendre à la lettre les citations qu’il en fit ; il s’est contenté d’intervenir sur les intentions d’Iblîs en mettant dans sa bouche les nouveaux arguments de sa défense. Je voudrais examiner présentement un tout autre type de réhabilitation qui ne relève pas cette fois-ci de la mystique, mais de la philosophie ismaélienne dont je ferai observer une accointance avec le gnosticisme. Cette fois-ci la réinterprétation du mythe est en dépendance d’un système métaphysique complexe. En son Rawḍat al-taslîm, T̩ ûsî (1201‑1274) qui fut le plus important penseur de la Nouvelle Convocation (alda‘wat al-jadîdat), celle des nizârites de Perse, adapte à son propos (la démonstration de l’éternité du monde) la théorie des cycles qui est en honneur dans la philosophie ismaélienne. Cycle (dawr) de dévoilement (kashf) de sept mille ans alternant avec un cycle d’occultation (satr), le second scandé par les survenues de prophètes qui édictent une Loi (sharî‘at) tandis que le premier en suspend la validité et l’application au profit de la ḥaqîqat, la Réalité vraie caractérisée par une existence spirituelle en contact direct avec le divin à travers son représentant, le Résurrecteur (qâ’im). Se maintient entre les deux cycles une correspondance entre le révélé sous forme de texte et le sens spi3.

Ce que j’ai rapproché de la supposition impossible de Fénelon dans mes ouvrages Satan, monothéiste absolu selon Goethe et Hallâj, Paris, Éd. du Cygne, 2006 et L’amour pur hyperbolique en mystique musulmane, Ed. du Cygne, Paris, 2009.

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rituel. Le prophète donne à chaque intelligible (‘aqlî) un symbole sensible4. On notera que c’est le mouvement inverse qui sera requis par l’herméneutique spirituelle : il faudra alors, pour dégager le sens à la fois véritable et profond du texte, remonter du signifiant sensible au signifié intelligible. Or c’est bien ce qui doit advenir concernant l’ange déchu. T̩ ûsî commence par rappeler l’épisode coranique en ajoutant de son cru un élément qui rappelle l’importance que le maître a dans la doctrine ismaélienne à tel point qu’on la qualifia de ta‘limisme, signifiant que le salut spirituel et l’accès à la vérité ne se peuvent sans un précepteur véridique, qui, ultimement, est l’Imâm (et non un chef choisi par le consensus (ijmâ‘) de la communauté). L’ismaélisme lui réserve un privilège d’exception car lui seul possède l’infaillibilité (‘iṣmat)5. Ḥassan à sa mention le salut, que T̩ûsî tient pour le Résurrecteur, c’est-à-dire l’inaugurateur d’un cycle de dévoilement, énonce : « Tout le monde doit connaître à travers moi car une personne devient connaissante à travers ma connaissance et unitaire à travers mon unitarisme. C’est alors que la vérité (ḥaqîqat) de la connaissance, de l’union (ittiḥâd) et de l’unicité (waḥdat) vient à exister et qu’est visible la vérification (taḥqîq) de l’adoration »6. 4.

5.

6.

Paradise of Submission, édité et traduit par S. J. Badakhchani, Londres-New York, Tauris Publishers, 2005. Je renvoie aux numéros de paragraphes. Il existe une traduction française par C. Jambet (La Convocation d’Alamût, Verdier, Lagrasse, 1996). Le trouver n’est pas une tâche aisée. Qui erre et se trompe est un infidèle et se trouve exclu du salut. Le pire est que ceux que la plupart considèrent comme des guides ignorent le chemin (Âghaz wa anjâm, § 6). Cité par Tûsî en son Sayr wa suluk § 39 (édité et traduit en anglais par S. J. Badakhchani, sous le titre de Contemplation and Action, Londres, Tauris Publishers, 1999). Il est à noter

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Or voici qu’Iblîs est présenté comme un ange de haut rang chargé d’instruire les autres. Après sa chute « de la nature angélique en la nature démoniaque », il assuma l’aspect d’un maître et conseiller seulement pour duper les humains7 en leur enjoignant de manger de l’arbre (§ 162‑163). Cette version des choses est mise sur le compte du commun des gens et des musulmans (§ 161). Elle est la part du manifeste, de l’exotérique (ẓâhir), admissible même par ceux doués d’une pénétration spirituelle (§ 164) mais dont la véritable signification est ésotérique (bâṭin) exigeant pour cela une traduction en termes métaphysiques. Ce que n’avoue pas T̩ ûsî ici est que la face exotérique n’est tolérée que parce qu’il écrit en période d’occultation. Dans son opuscule Maṭlûb al-mu’minîn, il poussera même l’alignement sur la position officielle du moment jusqu’à considérer que l’adoration de Dieu doit obligatoirement débuter par l’observance des commandements de la religion légalitaire8, qui n’a pourtant de valeur que transitoire, circonstantielle. Il faut admettre

7. 8.

que Ḥassan n’a pas prétendu être l’Imâm de lignage ‘alîde, ni même le Résurrecteur de la Résurrection, mais seulement son représentant suprême (le ḥujjat) comme en fait foi le prône qu’il commit pour inaugurer la nouvelle ère en 1164 (voir le magistral ouvrage de Christian Jambet La Grande Résurrection d’Alamût, Lagrasse, Verdier, 1990, p. 35‑37). Il fut tenu pour tel (donc pour un descendant de Nizâr) par la suite au mépris de la vérité historique et, ajouterai-je, au mépris d’une des implications de la Résurrection : que la transmission de l’esprit ne se peut par le sang, ou ne se plus par lui ! Qui sont mon père et mes fils ? Ceux qui sont la volonté de Dieu. T̩ ûsî ne fait pas fond sur l’étymologie fantaisiste d’Iblîs : talbîs, tromper. Shi’i interpretations of Islam. Three Teatises on Theology and Eschatology, edited and translated by S. J. Badakhchani, Londres, Tauris Publishers, 2010, p. 41.

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qu’en période de dévoilement l’ismaélien devra plutôt procéder à une stricte démythologisation pour ne garder que le noyau tout de même que dans sa pratique religieuse les préceptes de la Loi devront être tenus pour caduques. Venons-en à la signification ésotérique : (§ 176) « Tel est l’état d’Adam et d’Iblîs : au commencement de ces sept mille ans, [quand le précédent cycle] eut pris fin et que le Résurrecteur de ce cycle, de par le décret et la sagesse seigneuriaux, ferma la porte de cette Convocation (da‘wat) à la Résurrection qui s’était accomplie, il inaugura un cycle d’occultation et un cycle de Loi. C’est alors qu’un Prophète possédant infusion divine et inspiration de gloire fut choisi. Il donna un symbole à chaque entité intelligible, en sorte de jeter les fondations de la religion légalitaire dans le monde. Il fut difficile aux disciples du Résurrecteur du cycle antérieur, c’est-à-dire aux anges, d’obéir aux préceptes exotériques de la Loi religieuse qu’Adam établit sur ordre du Résurrecteur. Ils y firent objection désirant jeter ces chaînes et jougs suivant la mesure de science qu’ils reçurent au sujet de la Résurrection. Quand leur parvint le décret du Résurrecteur, à sa mention le salut, déclarant : « “Je sais ce que vous ne savez pas” [Coran 2 :30], ils prirent conscience d’eux-mêmes et réalisèrent la nécessité de se repentir et d’implorer le pardon. En acceptant ces préceptes et interdits légaux, ils atteignirent les rangs éminents et les positions qui leurs étaient destinés.

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(§ 177) Ḥâriṯ-i Murra9, c’est-à-dire Iblîs, était un des instructeurs à la charnière du cycle du dévoilement et du cycle d’occultation. Comme il était en charge de l’instruction des anges — c’est-àdire des gens de la Convocation et de la Résurrection — et n’avait pas d’inclination à être enseigné par Adam, il déclara : “Cette religion légalitaire impose une voie déterminée tandis que la Résurrection dont on a fermé la porte est la destination totale. J’ai atteint cette destination et suis parvenu à ce but. Pourquoi devrais-je revenir de cette destination et de ce but pour reprendre le cheminement à travers les mansions (manâzil) et les étapes (marâḥil) ? Il n’accepta pas la religion légalitaire disant : “Je suis déjà au courant de la substance de la doctrine à laquelle Adam nous convoque. Je n’ai donc pas besoin de me soumettre à l’obéissance et à l’obligation à son endroit”. (§  178) Concernant sa parole : “Je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu, et tu l’as créé d’argile” [Coran 7:12], par ce “feu”, il voulait dire la science inspirée » (ta’yîdî), et par cette “argile” la science théorétique (naẓarî) et enseignée (ta‘lîmî). Ce qui signifie qu’alors que sa science à lui est inspirée, celle d’Adam est simplement 9.

Ḥâriṯ ibn Murra dans Kitâb Zahr al-ma‘ânî, p. 107. Le nom de Ḥâriṯ, le premier djinn qui sera qualifié de satan, selon Ibn ‘Arabî, apparaît dès l’Umm al-Kitâb (voir Heinz Halm, Die islamische Gnosis. Die extreme Schia und die ‘Alawiten, Zürich-München,1982, p. 170), ouvrage adopté par les ismaéliens. De même chez le fatimide Ja‘far Ibn Manṣûr al-Yaman, Sarâ’ir wa asrâr al-nuṭaqâ’, Beyrouth, Dâr al-Andalus, 1984, p. 21, 32.

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théorétique et enseignée. Le feu, en son altitude et en son extension, est l’équivalent de l’assistance [divine], la terre, c’est le théorétique et l’eau l’enseignement. (§ 179) Quant à l’ordre reçu par Adam de ne pas s’approcher de l’arbre [Coran 7:19], c’est-à-dire de ne pas manger du froment, il concerne l’arbre de l’immortalité et un royaume impérissable [Coran 20:120], c’est-à-dire la connaissance de la Résurrection. “Ne mange pas le froment” signifie : ne débute pas l’enseignement de la Résurrection et n’évoque pas sa manifestation parce que son temps n’est pas mûr. (§  180) Pour ce qui est de la désobéissance d’Adam et de la séduction d’Iblîs dont il fut la victime et qui le porta à manger le froment, en voici la signification : bien qu’Iblîs fût maudit pour sa désobéissance et son orgueil, il n’y prêta pas attention et approcha Adam. Il exposa les preuves de la Convocation de la Résurrection de ce Résurrecteur. Compte tenu de sa faiblesse, due aux commencements, Adam les accepta et, de surcroît, les communiqua à certaines gens qui n’étaient pas habilités à en prendre connaissance. De quoi résulta qu’il tomba sous le coup du châtiment du Résurrecteur, à sa mention le salut. Lorsqu’il réalisa qu’il avait commis un péché, il reconnut son erreur et trouva son salut dans la vaste miséricorde : ses excuses et son repentir furent acceptés.

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(§ 181) Ève, considérée comme l’épouse d’Adam, fut les significations (ma‘ânî) dans la religion légalitaire (sharî‘at) par cela qu’elle était au fait des principes et des significations de son ésotérique. Elle sut que le parachèvement de la religion de ce cycle est une tâche qui lui incombait conjointement avec Adam. Au début, elle reçut favorablement les paroles de Ḥâriṯ, mais elle finit par confesser son péché et revenir à Dieu (Ḥaqq) repentante. Au § 176, T̩ ûsî ne retient pas l’explication que donne son contemporain le théologien ismaélien Ibn al-Walîd (ob. 1268), du passage d’un cycle à l’autre suivant lequel il aurait été dû à l’augmentation du mal dans le monde et à la diminution du bien, en sorte que les gens méritèrent le voilement des vérités alors qu’elles leurs étaient auparavant manifestées10. Idrîs ‘Imâd al-dîn suit la même ligne avec cette nuance que la Loi est propre à assurer la purification du monde11. Chez T̩ ûsî, l’heure vient comme il est prescrit, suivant un décret de Dieu (§ 331) et guère par réaction à une crise (ou pour initier une ère cosmique assurant un moment dans la réparation des effets du drame dans le ciel12). Il ne pouvait alléguer des persécutions (comme celles auxquelles les nizârites furent en butte et qui ont sans doute déterminé Ḥassan III, le petit-fils 10. 11. 12.

Ibn al-Walîd, Risâlat al-Mabda’ wa-l-ma‘âd, § 55 (in Henry Corbin, Trilogie ismaélienne, Téhéran-Paris, 1961). Kitâb Zahr al-ma‘ânî, Beyrouth, Dâr al-Andalus, 1994, p. 106. T̩ ûsî ignore cette interaction entre l’histoire sainte temporelle et la catastrophe supracosmique qui est de l’invention de l’ismaélisme ṭayyibite (voir Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg international, 1982, ch. II).

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de Ḥassan à sa mention le salut, à mettre un terme, en 1210, à l’expérience spirituelle-supranomique13 d’Alamut pour revenir à une profession de la morale dans toute sa rigueur), car c’eût été ramener le champ du surnaturel à celui de l’empirique. Il y a comme une objectivité du cyclique qui provient sans doute d’une difficulté intrinsèque au dévoilement. Il apparaît clairement qu’Adam est le premier prophète du cycle du voilement14. La fonction de l’inspiration prophétique est descendante, s’illustrant dans le terme de tanzîl dont le contenu est ici marqué par la métaphorisation et guère simplement par la communication puisque la symbolisation est une traduction. Tout cela qui suppose de la part du prophète un savoir certain. Toute sa personne cependant est déclarée inférieure au Résurrecteur de qui il reçoit mandat15. Et c’est d’ailleurs au Résurrecteur que T̩ ûsî prête une parole que le Coran fait prononcer par Dieu. Il est ici de première importance que c’est le même qui ouvre et clôt le cycle, qui donne et suspend la Loi, duplicité qui fait, par exemple contraste avec le marcionisme et le gnosticisme où c’est un Dieu distinct, et souvent tenu pour ignorant, qui produit la Loi antignostique, duplicité qui se justifie par le fait que, chez T̩ûsî, la métaphorisation avoue un même contenu et qu’il suffirait de savoir 13.

14. 15.

Je dis supranomique plutôt qu’antinomique, ce dernier terme devant être réservé aux Qarmates. Le nomique a pour les nizârites, sa valeur soit comme instrument de purification, soit comme couverture. Tûsî est de ces ismaéliens qui considèrent qu’Adam fut un prophète (voir § 402). Pour connaître le nom du Résurrecteur contemporain d’Adam, il faut se tourner vers le chapitre II des Haft Bâb-i Bû Isḥâq : Malik Shûlim.

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déchiffrer les symboles pour retrouver le sens véritable. Mais il y a là plus qu’un sens caché puisqu’un régime d’obligations (taklîf) s’exerce à nouveau devant lequel renâclent ceux qui ont goûté à la religion spirituelle-supranomique, des dignitaires pour certains d’entre eux. Deux motifs font qualifier ces derniers d’anges : d’une part l’existence résurrectionnelle est angélique pour sa liberté et sa proximité d’avec Dieu, et deuxièmement pour raison d’interprétation du texte coranique où les anges sont sommés de se prosterner devant Adam. T̩ ûsî traduit : ce n’est pas de se prosterner devant Adam qu’il s’agit, c’est de se laisser enchaîner16. Or, fait remarquable, aucune justification de l’imposition de la Loi n’est fournie par le Résurrecteur maître et jaloux du moment tempestif. Il clame en savoir davantage, mais ce savoir, il ne daigne pas le communiquer. La logique hiérarchique du ta‘limisme est par là parfaitement respectée. La prise de conscience des anges (qui ne sont autres que les fidèles du cycle antérieur parvenus à des grades élevés, comme on l’apprend de ce même § 176) est une simple reconnaissance de leur statut subalterne qui, en cette occurrence, doit initier un mouvement de repentir, ce qui finit par élever à la deuxième puissance la fonction du Résurrecteur : à la maîtrise qui assure la médiation de connaissance se superpose la maîtrise qui octroie la conscience pécheresse et la réconciliation. Comment devient-on un Iblîs ? Que signifie refuser de se prosterner devant Adam ? Cela signifie tout sim16.

Il est à noter que les infidèles, à savoir ceux qui ne le reconnaissent pas l’Imâm, refusent, à l’imitation du geste d’Iblîs, de se prosterner devant lui, et ce faisant entrent en rébellion (Sayr wa sulûk, § 50).

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plement trahir la discipline de l’arcane lorsqu’elle est de mise. Le qarmate ‘Abdâne l’avait énoncé : « Les iblîs (abâlisat) en puissance sont les apostats de la vérité. L’iblîs en puissance est l’apostat de la doctrine de l’ésotérisme ; sa forme spirituelle change quand se corrompt sa physionomie en sorte qu’il devient un iblîs en acte ». Le premier peut se repentir, le second pas17. Composant son ouvrage en période d’occultation, T̩ ûsî ne saurait favoriser le rejet des préceptes. Il se contente d’en admettre la nécessité, si bien qu’à défaut que, dans leur mise en œuvre comme dans la littéralité de la Loi, ils puissent élever les âmes, ils le font dans la relation d’obédience dont ils sont l’occasion. Le paragraphe se termine ainsi par la mention de l’élévation des anges moyennant leur abaissement. En première approximation, on dira que c’est cet abaissement qui provoque la révolte d’Iblîs au § 177, manifestant l’orgueil du personnage. Takabbara, le terme est coranique (7 :13). Il est à noter qu’il comporte une nuance de grandeur (kubr) qui tient d’abord à sa position d’instructeur et surtout à la liberté qui est la sienne en régime de Résurrection. Mais cette grandeur n’en est pas moins comparative. « Takabbara », c’est se considérer plus grand, ce que confirme le contexte : « Je suis meilleur que lui » (7 :12). Alors que dans le Coran la querelle hiérarchique est d’ordre ontologique (il est de feu, Adam est d’argile), elle devient ici de nature ta‘limiste-spirituelle. Au fait de l’essence, Iblîs n’a que faire de l’enveloppe légaliste. Tûsî s’est sans doute souvenu de 17.

Kitâb Shajarat al-yaqîn, Beyrouth, Dâr al-Âfâq al-jadîdat, 1982, p. 15.

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la caractérisation des Djinns par Sijistânî comme de ceux qui sont au fait des sciences cachées (mustajannat)18 — et non comme de ceux qui sont invisibles. Iblîs argumente fortement au § 178 : il possède une connaissance immédiate, de la nature de l’inspiration, alors qu’Adam qui peut parvenir par lui-même à la science théorétique aura nécessairement besoin d’un instructeur pour obtenir la science recevable seulement par l’entremise d’un enseignement19. La compréhension de ce dernier trait exige la prise en compte du chapitre XIII de l’ouvrage où se trouve distinguées quatre espèces de science : 1/ la science nécessaire acquise par l’estimative, la sensibilité et l’imagination (le tout est plus grand que la partie, etc.), laquelle n’exige ni le concours de la réflexion personnel ni l’aide d’un autre (§ 110). 2/ la science rationnelle (ou théorétique :

18. 19.

Kitâb Iṯbât al-nubuwwât, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1982, p. 182. La dignité d’Iblîs est, à l’en croire, encore plus élevée que ce qui en est dit au vers 209 de la Shâfiyat, qu’il servait durant le cycle de la Révélation (voir Aref Tamer, La Qaṣîda Šâfiya, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1967, p. 32). De même que par rapport à ce qu’en dit Ibn al-Walîd (en sa Risâlat al-Îḍâḥ wa l-bayân ‘an masâ’il al-imtiḥân) où Dieu interdit à Adam de révéler la gnose à Iblîs… (voir Bernard Lewis, « An Ismaeli Interpretation of the Fall of Adam », in Bulletin of the School of oriental Studies, 1938, p. 693). C’est Adam, chez Ibn al-Walîd qui, possédant la science n’a pas besoin de passer par les étapes de l’initiation (p. 694). Quant à la réalité d’Iblîs, elle s’explique par la dramaturgie ṭayyibite ignorée par T̩ûsî. Iblîs est la maléfique imagination de l’Adam spirituel dans le monde de l’instauration (‘âlam al-ibdâ‘) qui aspire à s’égaler au Premier Instauré (la consommation du fruit de l’arbre en affiche la prétention) (p. 695).

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naẓarî) déductive (n’exigeant l’aide de personne20) susceptible de parvenir à l’idée de Dieu comme principe de la création (§ 111). Parvenu à ce degré de savoir, le candidat à la plénitude de la science est à même de se constituer demandeur d’initiation approfondie, un mustajîb. 3/ La science enseignée (‘ilm ta‘lîmî) concerne des problèmes plus délicats que ceux de la théologie rationnelle. L’unicité de Dieu étant acquise, c’est seulement un instructeur universel (mu‘allim kullî) qui pourra déterminer que sont également vaines les voies du ressemblisme (tashbîh) notamment anthropomorphe conférant à Dieu des attributs humains ou de l’agnosticisme (ta‘ṭîl) qui nie qu’on connaisse quoi que ce soit de Lui ou qu’il se soit révélé — la solution du dilemme étant l’Imâm comme théophanie qui, à la source de l’enseignement détient le privilège de connaître Dieu par Dieu21. T̩ ûsi mentionne deux autres exemples de science enseignée qui relèvent du néoplatonisme ismaélien : que la multiplicité émanée n’affecte pas l’unicité et que cette même unicité n’est pas celle d’un nombre (§ 112). Voici les trois espèces de science qu’Iblîs consent à l’intempestif Adam, les deux premières étant naturelles (sans être innées), la troisième susceptible de réception par l’esprit sans pouvoir être produite par lui, et qui est néanmoins nécessaire pour ne pas se relâcher de la piété qu’il doit à la divinité, l’intellect ne suffisant pas22. Pour le dire autrement, Adam n’a pas plus de mérite qu’un ismaélien averti ayant gravi le savoir 20. 21. 22.

On pense à Ḥayy ibn Yaqẓân d’Ibn T̩ ufayl comme parabole de l’effort philosophique solitaire. Voir Sayr wa sulûk, § 39. Voir Maṭlûb al-mu’minîn, in Shi‘i interpretations of Islam. Three Teatises on Theology and Eschatology, p. 37.

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degré après degré en prenant appui sur les formulations exotériques. Et c’est même comme tel, comme celui qui fut instruit progressivement par l’instructeur universel qu’il ne peut prétendre à l’ultime espèce de science, la 4e/, assistée par l’inspiration divine. Là, non seulement les moyens mis en œuvre sont de la nature de l’ésotérique, mais les significations (ma‘ânî) sont reçues d’un seul coup, en une fois (daf‘atan wâḥidatan) (§ 113)23, le terme dont usa Avicenne pour caractériser le propre de l’intellect du prophète qui intellige ainsi, sans médiation, les intelligibles premiers et seconds, alors que le commun des mortels successivement24. C’est de cette science qu’Iblîs est détenteur : son origine est feu et orient, illumination, feu qu’il n’est pas lui-même : « Tu m’as créé de (min) feu » (7 :12). Cela ne le met pas en compétition avec le Résurrecteur puisqu’il reconnaît être son débiteur. C’est le Résurrecteur qui est le feu puisque feu, ici, n’a pas de connotation ontologique, mais gnoséologique25. Pour cela le Résurrecteur est désigné comme l’illuminateur (munawwir)26, celui dont la science est reçue moyennant une effusion immédiate de Dieu. Ce n’est pas la rivalité avec une Résurrecteur qu’engage Iblîs, c’est seulement se proclamer supérieur à Adam tout en protestant contre la régression à la religion prophétique.

23. 24. 25.

26.

Voir aussi le § 454 où les quatre fleuves du paradis s’expliquent par les quatre espèces de science. Ibn Sînâ, Al-Shifâ’, Al-T̩ abî‘iyyât, VI, art. 5, ch. 6. Chez les ismaéliens ṭayyibites, la liaison n’est pas faite : Ḥâriṯ ibn Murra issu du feu, cela signifie, pour Idrîs ‘Imâ al-dîn, qu’il procède de « la science subtile (laṭîf) dans le cycle du dévoilement » (Kitâb Zahr al-ma‘ânî, p. 107). Kalâm-i Pîr, Bombay, 1935, p. 27.

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Quelle différence avec Avicenne ? Fort de sa distinction entre les régimes de l’exotérique et de l’ésotérique, T̩ ûsî se permet de distribuer sur deux niveaux (les troisième et quatrième espèces de science) ce qu’Avicenne n’a conçu que pour un seul. Paradoxalement, pour avoir le sens profond, avicennien, d’un verset, il ne faut pas monter d’un degré, mais descendre d’un, c’est-à-dire revenir à la deuxième espèce de science développée en spéculation philosophique. Il suffit d’observer à quoi ressemblent les commentaires coraniques du génial penseur pour constater qu’il ne fait appel à aucune inspiration. À l’inverse, l’homme, chez T̩ ûsî, est susceptible de recevoir outre l’intellect prophétique, l’intellect résurrectionnel (voir § 224, 250). La querelle entre Adam et Iblîs fait écho au problème récurrent chez certains mystiques et dans l’ismaélisme, de l’éventuelle préséance de l’Imâm par rapport au Prophète. Tant que le premier est tenu pour le curateur ou légataire (waṣî) du second, il lui demeure subordonné : ils peuvent tous deux se tenir dans une grande proximité spirituelle avec Dieu (étant également des awliyâ’, par exemple, ou étant issus de cette même lumière qui est la première créature de Dieu), le Prophète possédera toujours un statut (ne serait-ce que dans ses fonctions propres) qui l’exhausse par dessus l’Imâm. Dans l’eschatologie, il en ira déjà autrement puisqu’il est dit, chez les shî‘ites duodécimains, qu’un Prophète, ‘Îsâ, priera derrière l’Imâm. Quant à la Convocation nouvelle, « la bien guidée » (§ 226), elle reconnaît naturellement la suprématie totale de l’Imâm résurrecteur, qui est immuable (alors que les Prophètes changent) (§ 356) dès lors qu’il est tenu pour la manifestation (maẓhar) du Verbe suprême (§  382) (alors que

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le Prophète n’est que la manifestation de l’Âme universelle) (§ 330)27 et qu’il a, par ce fait, le pouvoir d’abolir la Loi procurée par le Prophète-Messager ; il n’est pas anodin, en outre, que T̩ ûsî fasse ailleurs remarquer que l’Imâm n’a pas besoin de livre !28 Nous savons également qu’Adam doit recevoir l’instruction. Il n’en va pas de même de l’Instructeur par excellence, dont la science doit être toujours parfaite, actuelle, sans quoi les déficients ne pourront accéder à la perfection (§ 356, 359)29. Or Iblîs est nettement du côté de l’esprit du Résurrecteur et il s’exprime même comme s’il en avait toute la science en partage, ce qui est loin d’être le cas puisque, déjà, le Résurrecteur sait mieux que lui ce qui convient. Mais T̩ ûsî ne reprend pas à son compte l’imputation facile suivant laquelle Iblîs a menti au sujet de sa nature et de sa science qui sont à ses yeux des titres de supériorité vis-à-vis d’Adam30. Ceci est à comprendre à l’horizon de l’ontologie de T̩ ûsî suivant laquelle le mauvais et le bon le sont essentiellement. De quoi exclure qu’Iblîs soit mauvais de nature. Sa chute en est d’ailleurs une preuve. N’oublions pas que la vérité est sa revendication et qu’il n’en réclame guère le règne sans partage ni déclin pour

27.

28.

29. 30.

Le Prophète, en cette hiérarchie par parallélisme, n’est même pas le second en rang, puisque le ḥujjat est dit être la manifestation du Premier Intellect (§ 330), lequel est supérieur à l’Âme universelle, tout en étant inférieur au Verbe. Voir aussi Sayr wa sulûk, § 23. Maṭlûb al-mu’minîn, p. 38. Après tout, le Verbe appartient au règne de l’Impératif, tandis que le Livre seulement à celui de la créature (Âghâz wa anjâm, § 53). Voir aussi Sayr wa sulûk, § 19. Voir, par exemple, Ibn ‘Arabî, Al-Futûḥât al-Makkiyya, Le Caire, 1329h, II, p. 467.

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en revêtir la fausseté. Ce n’est pas à lui qu’on reconnaîtra la paternité du mensonge fauteur de désunion. Il y a donc quelque chose d’ironique dans le saut d’un cycle à l’autre du fait que la priorité change de camp, ironie redoublée lors du passage du dévoilement à l’occultation, car le vrai y est refoulé sous l’apparence qui, du point de vue du vrai, est fausseté et pire encore, s’il faut en croire le document nizârî post-alamûtî qui, partant d’une métaphore platonicienne (le corps est une tombe), reconnaît dans les obligations de la Loi le châtiment du corps31. Et pour peu que les mortifications servent à purifier l’âme, le cheminement vers la lumière sera ardu au milieu des embûches. Et ne faut-il pas que l’humanité soit retombée dans l’ignorance pour qu’elle entreprenne de s’élever d’étape en étape et de degré en degré ? Or ce n’est précisément pas le cas en ce qui concerne Iblîs qui vit entre deux cycles. Ayant atteint le but, comment pourrait respectueux du nomos -il tolérer de regravir d’initiation en initiation la voie malaisée ? De là au § 177 son allusion aux mansions et aux étapes, autant de stations32 de l’enseignement auxquelles il s’était déjà arrêté et qu’il a su franchir. J’ai le sentiment que la réaction d’Iblîs traduit en termes mythiques l’état d’âme des nizârites lorsque Ḥassan III obligea sa communauté à revenir à la Loi musulmane, surtout qu’il la prit dans son aspect le plus strict et qu’il promit un châtiment exemplaire à tous ceux qui

31. 32.

Kalâm-i Pîr, p. 95. Stations, mais aussi dignités qu’on croise ou occupe. Selon Ja‘far Ibn Manṣûr il y en a vingt-huit (Sarâ’ir wa asrâr alnuṭaqâ’, p. 30).

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ne s’y soumettraient pas. Ce retour leur dut paraître une aberration. Un autre argument requiert notre attention : « Cette religion légalitaire impose une voie déterminée tandis que la Résurrection dont on a fermé la porte est la destination totale. J’ai atteint cette destination et suis parvenu à ce but » (§ 177). Ce n’est donc pas seulement qu’il s’est élevé jusqu’au sommet par-dessus tous les degrés. L’important est ici qu’il a atteint la destination totale (maqṣad kullî). Le contraste et l’intrication entre religion légalitaire et religion spirituelle cèdent devant une opposition essentielle : entre le particulier et l’universel. Il y a d’abord plusieurs religions légalitaires, offrant des voies qui entrent en conflit les unes avec les autres tandis que la Résurrection est une. Il y a aussi que ces voies ont dû être abandonnées et qu’il en sera de même pour celle que le nouveau cycle d’occultation mettra en place. Il y a surtout que la destination finale se ramène à la connaissance de Dieu à travers son lieu-tenant humain33, la chose est acquise à présent et sera difficile par la suite. Quelle que soit la raison de l’occultation, la discipline de l’arcane doit s’imposer. Adam, admis à la science ta‘limiste censée suffire à sa vocation de prophète, est interdit d’accès à la science inspirée, ce que raconte l’épisode du Jardin et de la chute dont il est question au 33.

Il y a une bivalence du terme qâ’im : signifiant résurrecteur quand il est utilisé absolument, et représentant quand il est utilisé connectivement, comme dans la sentence : « Ce discours est de l’Imâm du temps qui est al-qâ’im li-ahl zamânihi maqâm Allâh » (Ja‘far Ibn Manṣûr al-Yaman, Sarâ’ir wa asrâr alnuṭaqâ’, Beyrouth, Dâr al-Andalus, 1984, p. 29), ce qui ne peut se traduire que de la façon suivante : « qui tient lieu d’Allâh pour les gens de son époque ».

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§ 17934. Il n’y a qu’un seul arbre, celui du bien (de la vraie science), mais un bien qui ne saurait être divulgué à tous et à tout moment35. Comme dit T̩ ûsî ailleurs : « Ce n’est pas tout ce qui existe qui est destiné à tout le monde, et tout le monde ne peut voir ce qui lui est destiné »36. L’ordre donné de ne pas débuter l’enseignement de la Résurrection pourrait laisser croire qu’Adam le possède déjà en plénitude. Tel n’est pas le cas comme le § 180 le montre clairement puisque c’est là qu’Iblîs (et non l’Imâm37) dévoile à Adam les mystères et lui explique la Résurrection dans son principe ; or cette dernière comporte, on le sait, un affranchissement de la religion légalitaire, voire sa réfutation, ce qui entre en conflit avec la tâche propre du prophète. La seule faute de l’impétueux Adam est dans la divulgation à la fois indiscriminée et à contre-temps du vrai38. S’est-il indûment attribué la condition de Résurrecteur ? Il ne semble pas. C’est plutôt 34.

35.

36. 37. 38.

Ce qui est d’autant plus injuste envers les prophètes que les Sarâ’ir wa asrâr al-nuṭaqâ’ (p. 24, 27) non seulement leur consentent le ta’yîd, mais précisent, de surcroît, qu’ils ne tiennent pas leur science par voie humaine, mais de l’Intellect et de l’Âme, soit de l’Imâm et de son ḥujjat. On notera que les ismaéliens se donnent également le titre de ahl al-ta’yîd. « Prématurément » aussi chez les Ikhwân al-Ṣafâ’ (Rasâ’il, IV, p.  18). Chez Ibn al-Walîd, influencé par le récit de la Genèse, il y a bien deux arbres, mais le maléfique ne fut interdit que parce qu’il était prématuré d’en consommer, le péché consistant alors à obtenir son fruit de manière illicite (voir Daniel de Smet, La Philosophie ismaélienne. Un ésotérisme chiite entre néoplatonisme et gnose, Paris, Cerf, 2012, p. 102‑103). Âghâz wa anjâm, § 2 (in Shi‘i interpretations of Islam. Three Teatises on Theology and Eschatology). Comme chez Ja‘far Ibn Manṣûr (Sarâ’ir wa asrâr al-nuṭaqâ’, p. 28). Il est à noter que pour Ja‘far Ibn Manṣûr, la faute d’Adam consista à découvrir le secret de Dieu à l’ennemi de Dieu (Sa-

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Iblîs qui s’est arrogé une part de la fonction suprême par rapport à celui qu’il instruisit. On peut comparer avec la dramaturgie d’Idrîs ‘Imâd al-dîn pour qui la vérité est présente sous les feuilles de l’arbre, inaccessible jusqu’au jour décidé par Dieu. Satan provoque la désobéissance d’Adam en suscitant en lui le désir d’obtenir avant les temps prescrits la science que Dieu lui a dissimulée, celle de la Résurrection qui confère béatitude et immortalité39. Dans les deux cas, le doute n’est pas permis : l’arbre frappé d’interdit est bien celui de la gnose. On reconnaîtra que, dans un système gnostique, comme l’est celui de T̩ ûsî, la consommation de son fruit ne devrait pas passer de soi pour un péché et devrait être considérée comme l’acte prescriptible n’était que l’interdit émane de la divinité. De quoi rappeler, avec des différences devant être précisées telle séquence du gnosticisme ancien. Dans le Livre des secrets de Jean, c’est la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, « Épinoia de la lumière », qui est de nature à assurer le salut à l’inverse de l’arbre de la vie fauteur de procréation, c’est-à-dire d’immersion dans la matière. Ce qui explique que ce fut le Sauveur, Jésus, qui poussa Adam à goûter au fruit pour acquérir la gnose40 comprenant,

39.

40.

râ’ir wa asrâr al-nuṭaqâ’, p. 37). L’originalité de T̩ ûsî consiste à prendre le contre-pied de cette théorie. Idrîs ‘Imâd al-dîn, Kitâb Zahr al-ma‘ânî, p. 109. Un autre scénario : c’est Iblîs qui, usant de ruse, finit par obtenir d’Adam la révélation du secret d’Allâh qu’il va publier (Abû Firâs al-Maynaqî, L’Épître des Sept degrés, tr. Y. Marquet, Beyrouth, Albouraq, 2002, p. 66). Nag Hammadi II, 1, p. 22. Il n’est pas dit ici qu’il prit figure de serpent, mais cela est suggéré dans le Témoignage véritable (NH IX, 3, p. 49) qui rapproche l’épisode de Genèse III du serpent d’airain de Nombres 21:9 formellement identifié au Christ.

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précisent les ophites, la connaissance de la Puissance qui est au-dessus de toutes choses41. Dans l’Hypostase des archontes, c’est Zoé, la fille de Sophia, qui entra dans le serpent pour enjoindre au premier couple de manger de l’arbre pour devenir des êtres pneumatiques42. Le rôle d’instructeur est, ailleurs, dévolu au plus sage d’entre tous, appelé la Bête, avec cet effet, que le couple fut illuminé par la connaissance et que son intellect s’ouvrit43. On ne s’étonnera donc pas de voir désigner l’instrument du salut comme « l’arbre de la gnose »44, celui qui ouvre l’intellect45. Le dévoilement dévoile l’âme à elle-même. Convergence avec T̩ ûsî sur la nature de l’arbre, divergence quant au sens de l’interdit et à l’opportunité de le transgresser. Le système de ce dernier exclut jusqu’à l’idée d’un dualisme du Principe absolu et du démiurge lequel cherche à maintenir les humains dans leur immense cachot matériel et pour cela dans l’ignorance de leur origine pneumatique. Chez T̩ ûsî, c’est le même qui pose l’interdit et le lève en temps dû. Que la sharî‘at soit l’inverse de la ḥaqîqat ou qu’elle la dissimule comme son vivant noyau, elle demeure le fait de l’impératif divin. Pour cela la sharî‘at ne va pas sans 41. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 30, 7. 42. NH II, 4, p. 89‑90. C’est Sophia elle-même qui se fit serpent pour

43. 44. 45.

communiquer la gnose, suivant une théorie rapportée par Irénée (op. cit., I, 30, 15). Il s’en faut que le serpent de la Genèse soit toujours tenu pour un représentant des entités spirituelles. Il est également rangé parmi les puissances archontiques mauvaises qui trompent l’homme pour le tuer et n’envisagent nullement de l’instruire. Par exemple dans le Traité tripartite, NH I, 5, p. 107 et le Livre des secrets de Jean, NH II, 1, p. 22. Écrit sans titre, NH II, 5, p. 119. Témoignage véritable, NH IX, 3, p. 47. Écrit sans titre, NH II, 5, p. 110

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la ḥaqîqat — ce que l’ultime paragraphe (§ 181) du texte considéré permet d’établir. Le sens ésotérique d’Ève est qu’elle est le sens ésotérique, mais pas à l’état séparé. Elle est l’équivalent de l’Imâm en tant que curateur (waṣî) du Prophète et non de l’Imâm en tant que Résurrecteur car elle demeure constamment liée à la Loi légalitaire ce que symbolise son état d’épouse collaborant au parachèvement de la religion de ce cycle. Où l’on constate que la religion légalitaire vise deux buts, l’un conscient, l’autre inconscient. Extérieurement, elle véhicule l’idée d’obédience aux préceptes en vue d’obtenir l’entrée au paradis sensible, intérieurement, elle aspire au paradis spirituel. Deux significations, l’une dans l’autre. Ève qui est l’une détient l’autre. Son élan propre est d’être l’une sans détenir l’autre, ce pour quoi elle commença par recevoir favorablement les incitations d’Iblîs à divulguer la gnose. Difficulté de respecter la discipline de l’arcane quand sa vocation est la liberté et le pur esprit ! Faut-il y voir un effet du destin de tout Imâm qui en période d’occultation est tenté de dévoiler son être véritable ? Pour le dire autrement : T̩ ûsî fait d’Ève l’ésotérique de l’exotérique. Mais l’ésotérique n’est pas une valeur en soi. Ce qui vaut absolument, c’est l’esprit qui tantôt est révélé et tantôt celé. Mais lui-même en soi n’est jamais que révélation — ce qui explique qu’Ève ait pu être sensible aux sollicitations d’Iblîs qui se bat pour délivrer à tout jamais les significations de l’emprise de la religion légalitaire. L’union d’Ève et d’Adam confère son contenu spirituel à la religion légalitaire, mais contenu voilé. Adam trace le chemin, Ève dévoile la destination, ce qui implique deux fonctions différentes, le Prophète n’étant

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qu’un guide. Ce que proclame T̩ ûsî par ailleurs et de préciser : « La sharî‘at signifie le chemin, mot qui provient de shâri‘ [route] ; la Résurrection est destination (maqṣad) »46. Leur séparation lors du passage au cycle du dévoilement implique, si on doit suivre ici Idrîs ‘Imâd al-dîn, une unification immédiate des fidèles aux ma‘ânî débarrassés de leur voile47. La fonction supérieure attribuée à Ève rappelle la nature qu’attribue le Livre des secrets de Jean à la véritable48 conjointe de Adam : loin d’être tirée du flanc de l’homme (qui n’est que matière), elle est puisée dans la puissance cachée en lui, l’Épinoia de la lumière en sorte qu’il reconnaît en Ève un être de même substance que la sienne, pneumatique49. Dans l’Écrit sans titre, Ève-Zoé est l’instructrice de la vie50 qui entre dans l’arbre de la gnose51. Elle rappelle même le Résurrecteur ismaélien par cela qu’elle fait se lever Adam (qiyâmat vient de qâma, se lever). Elle ordonne : « Adam, sois vivant, mets-toi debout sur le sol ! » Ce qu’il fit et, ouvrant les yeux, il la vit et lui dit : « On t’appellera la mère des vivants car c’est toi qui m’as donné la vie »52. Éloquente illustration du renversement de perspective que procure la gnose. De même qu’Ève ne dépend plus ontologiquement d’Adam (ainsi que dans le Livre de la Genèse), l’Imâm n’est plus le second du Prophète. Alors que le serpent est entièreÂghaz wa anjâm, § 15. « Fa-ttaḥadat bihim al-ma‘ânî » (Kitâb Zahr al-ma‘ânî, p. 101). 48. Une autre Ève, charnelle, en est le sosie (Écrit sans titre, NH II, 5, p. 116‑117). 49. NH II, 1, p. 23. 50. NH II, 5, p. 113. 51. Ibid., p. 116. 52. Ibid., p. 116. 46. 47.

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ment réhabilité, Iblîs ne l’est que partiellement, ce qui est dû à sa déception des rythmes cycliques de l’Histoire sainte. J’en déduis que trois positions sont en lice : la première soutient que la sharî‘at est indissociable de la ḥaqîqat (imâmites et certains fatimides53), la seconde affirme qu’elle en est dissociable et lui est restituable (la nouvelle Convocation54), la troisième confirme qu’elle en est dissociable mais ne devra pas lui être restituée (l’Iblîs de T̩ ûsî, le promoteur de la révélation irréversible autant qu’absolue, l’archange de la véritable Grande Résurrection qu’il veut libératrice pour toute la suite des temps afin qu’elle tienne ses promesses divines).

53.

54.

C’est une thèse majeure du Dâmigh al-bâṭil wa-ḥatf al-munâḍil d’Ibn al-Walîd qui cite à cet effet une injonction du calife alMu’izz (Beyrouth, Mu’assasat ‘Îzziddîn, 1982, p. 44, 70). Il est vrai que l’auteur s’exprime dans le cadre et les termes du cycle d’occultation. C’est là qu’il convient d’avoir deux yeux, l’un pour le ẓâhir et l’autre pour le bâṭin. Je précise : telle que la comprend T̩ ûsî dans le cadre du rétablissement de la religion légalitaire. Dans le principe, les religions devraient être abolies sans retour lors de la Grande Résurrection, ce qui signifie que par l’effet de la rétractation de Hassan III, l’événement de 1164 ne le fut pas (il cessa de paraître l’ultime).

Chapitre III Mal et ontologie chez T̩ ûsî

« Le révélé est un produit, non un immédiat. Ce qui est déjà là ne saurait être le vrai » (Schelling)55.

N

e fait pas l’objet de mon propos la morale de T̩ ûsî qui traite des vertus et des vices et fait la destinée humaine aspirer à mener une vie divine. C’est la nature du mal considérée dans le cadre d’une ontologie que je m’efforcerai d’examiner à travers le chef d’œuvre ismaélien intitulé le Paradis de la soumission (Rawḍat al-taslîm) dont l’anthropologie fait système avec une cosmologie, elle-même dépendante d’une hénologie.

55.

Die endlich offenbar gewordene positive Philosophie der Offenbarung, Darmstadt, 1843, p. 660.

58

L’ange, le mal et la contingence

I. Mal et incorporation À l’encontre et des théories qui font de l’incorporation des âmes le moyen de les préserver d’un mal absolu (si le mal est, suivant Schelling, l’esprit le plus pur56, et si l’animalité, comme dit Baader, comporte une sorte de bonté57) et des doctrines qui font d’elles l’idoine châtiment de leur maléfice, T̩ûsî la place d’emblée dans une perspective révélationnelle. Ou pour le dire autrement, il l’écarte du système des effets pour la faire rejoindre le système des causes. Il note qu’il y a d’importants bénéfices (fawâ’id) dus à la jonction (ittiṣâl) de l’âme et du corps. Le premier d’entre eux provient du fait que c’est grâce au corps que le bien et le mal latents en les âmes passeront à l’acte. Tant que potentiellement bonnes et mauvaises elles ne sont pas incarnées, leurs existences en mode mental (ḏihnî) ne les dissocie pas (§ 79). Ce n’est pas que nous autres, de l’extérieur, ne saurions les dissocier : elles-mêmes ne se distinguent pas les unes des autres. La révélation est un processus d’effectivité et non seulement de pure théorie. C’est la théorie elle-même qui s’avère indigente : ce qu’elle montre dans l’abstraction, c’est de l’indéterminé. Précisons : le corps se prête au bien comme au mal. Il peut agir en faveur de la vérité et de ses promoteurs comme contre elle et eux. Mais il ne fait que précisément se prêter à ces tâches comme un simple instrument et, ce faisant, il exerce son pouvoir simultanément pratique et 56. 57.

Conférences de Stuttgart, SW VII, p. 468. Sur l’affirmation selon laquelle il ne peut y avoir de mauvais usage de la raison, SW I, p. 37. Baader écrit à Jacobi le 8 février 1798 : « C’est dans la raison que réside le germe du mal ou la possibilité de la chute, et c’est le corps qui constitue un rempart » (SW XV, p. 183).

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discriminant. L’axiome peccatum est causa peccati ne s’applique pas ici, car le mal initial ne peut être dit péché puisqu’il ne s’explique pas par une révolte prétemporelle contre la divinité. Ceci dit, n’allons pas croire qu’il revient à l’incarnation de donner à l’âme l’occasion de devenir ou bonne ou mauvaise. Non. Bonne ou mauvaise elle l’est déjà. Pas plus que la matière n’est un principe d’individuation, le corps n’est un principe de corruption ou d’amélioration. Les jeux sont faits dès avant la naissance. Par exemple, certaines âmes reçoivent un bien supérieur, en raison de leur perfection, et ceci intemporellement (bighayr zamân) sans l’apport des instruments (âlât) (§ 80), c’est-à-dire des organes corporels (leur statut est spécial qui dépend de l’imâmologie shî‘ite), tandis que d’autres parviendront, grâce au corps, à la perfection qui leur est promise (§ 80). Que l’âme soit bonne de façon innée, par instinct (gharîzat), ou qu’elle en ait la capacité (isti‘dâd), cela revient au même pour ce qui est de l’antécédence, car cette âme ainsi disposée au bien, ne l’est pas au mal. Inversement, celle qui est vouée au mal ne l’est pas au bien. Elles ont en quelque sorte reçu leur consécration dès avant leur carrière. Voici ce qu’en dit T̩ûsî : « Il existe aussi des âmes maléfiques (shirrîr), et comme elles ont touché à l’extrême limite de la méchanceté, elles ne peuvent recevoir ni bien, ni noblesse, ni perfection. Sauvages, elles ne sont pas illuminées par la lumière de la science et ne trouvent guère refuge auprès de ceux qui leurs sont supérieurs et qui seraient pour elles un ferme pilier. Le bénéfice de la jonction de ces âmes avec le corps consiste en ce que sont manifestées avec force les influences cachées

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L’ange, le mal et la contingence

en elles, par quoi le bien se sépare nettement du mal et le pur de l’impur » (§ 82). Il est clair que bien et mal ne s’inscrivent pas sur le corps comme si le point de vue contemplatif se perpétuait dans la matière. Ce qui arrive est que la concrétude offre le milieu de l’effectuation. Loin d’être la condition du bien et du mal, le corps n’est que l’occasion de leur expression. Le passage de la puissance à l’acte est un agir et tout agir est un passage de la puissance à l’acte. Disons mieux : la révélation ne se peut que dans une contradiction portée à son extrême, non pas logique, mais physique. Pour la condition, elle se situe dans une constitution originelle prétemporelle. La liberté n’aurait donc aucun rôle à jouer ? L’a-t-elle jamais eu ? Y a-t-il une place pour la divergence ? à peine… Pour la dissemblance ? Aucune ! La sentence suivante ne laisse pas de place à une délibération primordiale : « Le croyant a été créé de la lumière de Dieu (al-Ḥaqq) et quand Dieu ordonne, il Le reconnaît » (§ 129). Pour comprendre ce dont il est question, il faut rappeler que nous n’avons pas affaire à un traité de morale universelle. La somme ismaélienne de T̩ ûsî se fonde sur un départage entre ceux qui reconnaissent l’Imâm (en l’occurrence, le nizârite) et les autres, musulmans et non-musulmans, départage qui n’est pas sans rappeler le strict dualisme anthropologique dont fait état Kulaynî citant le cinquième Imâm (conjointement celui des duodécimains et des septimains) Muḥammad al-Bâqir : « Allâh nous (les Imâms) a créés du plus haut de ‘Illîyûn et il a créé le cœur de nos partisans (shî‘atunâ) de ce dont il nous a créés, et il a créé leur corps d’une substance inférieure. Leur cœur soupire après nous (tahwâ ilaynâ) puisqu’elle

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fut créée de ce dont nous fûmes créés. (…) Et il créa nos ennemis de Sijjîn et il créa le cœur de leurs partisans de ce dont il les a créés, et leur corps d’une substance inférieure. Leur cœur soupire après eux puisqu’elle fut créée de ce dont ils furent créés »58. Sijjîn et ‘Illîyûn sont dans le Coran (83 :7, 18) des localités respectivement infernale (comme un cachot, sijn) et céleste (en altitude, ‘uluww). Texte remarquable qui, entre autres vertus, permet de comprendre pourquoi la liberté d’indifférence n’a pas moyen de s’exercer et comment il se fait que tout le monde n’adhère pas d’emblée à la cause du véritable Imâm (qui est pourtant la Vérité à voir) : on est infidèle de nature. De ce dernier trait la cause est l’hétérogénéité aggravée en hétérosubstantialité, ce qui rend impossible toute reconnaissance, à moins qu’elle ne soit négative : chacun devine (ou sent) qu’il n’est pas de l’autre en même temps qu’il sait qu’il est de cet un vers lequel il est entraîné. Que tel ne soit pas l’avis unanime des ismaéliens, il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter un moment, au Kitâb Jâmi‘ al-Ḥikmatayn Nâṣir-i Khusraw. Le djinn y apparaît comme en puissance ou ange ou démon. Qu’il 58.

Kulaynî, Uṣûl al-Kâfî, (Kitâb al-ḥujjat), I, Beyrouth, Dâr alaḍwâ’, 1992, p. 452‑453. Le verbe hawâ comprend l’idée de passion, mais aussi de chute comme quand on tombe amoureux. L’inclination est de l’ordre de la nécessité comme chez Aristote : la pierre est irrésistiblement attirée par son centre (manière de comprendre la pesanteur). On se rappelle que dans la neuvième des Épîtres des Frères de la pureté, portant sur la causalité, les effets sont attirées par leurs causes (Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ‘, III, p. 277). En son Éthique à Nâṣir (III, ch. II), T̩ ûsî mentionne l’amour naturel qu’il distingue de l’amour volontaire. L’aspiration à l’Imâm est manifestement du type de l’amour naturel.

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se soumette et ange deviendra, et sinon, démon. Il en va de même pour le règne humain : l’obéissant sort de ce monde ange59 et le rebelle démon. Chacun est donc en soi ange et démon en puissance. L’un est, de son vivant, ange en puissance et l’autre démon en puissance, le passage à l’acte se faisant au moment du trépas. Conclusion : si « le monde de l’au-delà est rempli d’anges et de démons en acte »60, c’est ici et maintenant que l’homme se détermine à ceci ou cela. L’être suit le faire. Chez T̩ ûsî, en revanche, le mal et le bien relèvent d’abord de l’être, et seulement après du faire — être qui dépend de l’Un. Et quand ils procèdent du faire, ce dernier n’est pas une inversion des principes, mais une simple mise au jour. Ceci dit, le passage que fait le mal de la puissance à l’acte est sans doute une nécessité pour lui d’être enfin dans la plénitude de son efficacité, mais c’est surtout une nécessité pour le bien qui a obligation de distinguer qui est avec et qui est contre sans quoi il n’est point de jugement final (sur les œuvres). Mais le jugement est déjà initial (sur l’être), il est archi-partition, si l’on veut prendre en considération l’étymologie du terme allemand Urteil, rappelée par Hölderlin61. Ceci étant, on assiste à une lutte, mais pas originaire car le repos est le lot des incorporels. Disons aussi, avec des arguments et un vocabulaire qui ne sont pas de T̩ ûsî, que la corporéité en tant qu’elle implique la vulnérabilité comme exposition à l’altérité se fait ici vulnérabilité à soi, au possible essentiel mora59. 60. 61.

L’idée s’en trouve dans les Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ‘, IV, p. 118. Le Livre réunissant les deux sagesses, tr. I. de Gastines, Paris, Fayard, 1990, p. 163. Urteil und Sein, début.

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lement déterminé. Combien remarquable la mise en corrélation du « Je peux » avec l’auto-révélation ! Or le Je peux a été rapporté non pas à l’esprit pur, mais à ce que Michel Henry a appelé le corps subjectif. Précisons un point qui n’est pas sans importance. Quand bien même la volonté serait d’emblée bonne ou mauvaise, il n’en reste pas moins, pour nous exprimer en toute généralité, qu’elle peut avoir été conditionnée par une décision immémoriale qui la fait se déterminer, dans la temporalité, comme bonne ou mauvaise sans espoir de conversion. Ceci pour al-Bâqîr. Qu’en est-il de T̩ ûsî ? Ne s’inspire-t-il pas de l’essentiel de sa doctrine sans le nommer ? Il y a chez le Persan une place pour la liberté, comme nous le verrons, pour une liberté potentielle avant le monde et qui éclot dans sa durée. Non pas une perpétuation de l’être, mais un point d’origine qui rompt la chaîne naturelle. Il a beau rejeter la thèse dualiste de la coexistence ou de l’antagonisme de deux principes (§ 4‑5, 114), il en maintient le noyau non pas sous la forme dure d’une guerre entre le bien pur et le mal pur62 ou celle, fortement édulcorée, d’un affrontement qui met aux prises Dieu et une créature rebelle, mais d’une opposition entre deux matières d’abord, entre deux forces ensuite : « Tout comme il existe dans les âmes opposition et gradation, de même existe opposition et gradation dans la matière dont les corps sont tirés. Une 62.

Il y a un mal relatif. Mal partiel : que le feu ravage une contrée. Mal total : que le feu lui-même disparaisse. Il suit de là que le feu ne peut être dit mauvais sinon par accident (§ 125). Le mal pur (al-sharr al-maḥḍ), disent les Ikhwân al-Ṣafâ‘ (Rasâ’il, III, p. 472), ce serait l’anéantissement essentiel des êtres. Pour T̩ ûsî, il se définit comme déficience absolue (§ 117).

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matière tend au point le plus élevé, une autre au point le plus bas et une autre au milieu. Et ceci en fonction de la règle qui veut que toute chose retourne à son origine. Il y a une matière pure et une âme pure. La matière pure est le réceptacle de l’âme pure, laquelle est la régente de cette matière. Il y a une matière mauvaise et une âme mauvaise. La matière mauvaise est le réceptacle de l’âme mauvaise laquelle est la régente de cette matière. Il y a une matière médiane, intermédiaire entre le pur et l’impur, et il y a aussi bien l’âme dont cette matière est le réceptacle et qui est la régente de cette matière » (§ 128). Bonnes et mauvaises, les âmes le sont de nature comme les matières qui les accueillent et ne les déterminent en rien. Reste l’âme intermédiaire (et la matière qui va avec). Eh bien, elle seule possède le libre arbitre : « Il y a dans les âmes opposition et gradation. Il y a l’âme qui s’avance vers la voie de la perfection, et qui appartient à la catégorie de la gradation. Lorsqu’elle passe de la puissance à l’acte, elle devient la meilleure des créatures. Il y a l’âme qui appartient à la catégorie de l’opposition et qui tombe dans un tel état de déficience que, lorsqu’elle passe de la puissance à l’acte, elle devient la pire des créatures. Enfin, il y a l’âme qui appartient à la catégorie médiane et qui tourne une face vers le bien, et une face vers le mal » (§ 127). C’est dire qu’elle est susceptible d’emprunter l’une ou l’autre voie. Équilibre précaire qui est l’occasion de tous les basculements. C’est ici et non ailleurs qu’une conversion est possible (le méchant, en effet, ne saurait être appelé à devenir bon) (§  129)63, manière de ménager une place au prosélytisme 63.

On observera la différence avec Sijistânî pour qui le sens ésotérique de la mise à mort des infidèles au temps du Seigneur de la Résurrection signifie que le scepticisme sera extirpé de

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ismaélien et de donner consistance à la da‘wat comme telle, qui est l’acte de convoquer avant que de désigner la doctrine. La même logique gnostique a inspiré Valentin qui distingue trois éléments dont sont issus respectivement les êtres pneumatiques (impeccables quoi qu’ils fassent), hyliques (incapables de bien) et psychiques (capables de conversion) : si les psychiques choisissent le meilleur, se tournant vers la pensée bonne, il auront leur repos dans le lieu intermédiaire (ni matériel, ni pneumatique) ; préfèrent-ils le pire ? ils se mêleront à ce à quoi ils sont rendus semblables64 ; comprenons qu’ils seront anéantis. Comme pour T̩ ûsî, ils sont tels par nature et, partant, ne disposent pas d’une liberté immémoriale. Dans les deux cas, seuls les êtres intermédiaires disposent d’une libre volonté due à leur complexité. Il est remarquable de trouver une correspondance entre le statut psychique des êtres et le fait que, chez T̩ ûsî, l’Âme universelle compose en elle perfection et déficience, ayant une face tournée vers la perfection, le premier Intellect, et l’autre vers la déficience, le corps (jism) universel (§ 117), dualité qui se retrouvera dans l’âme intermédiaire. Conclusion : le psychique (avec son appareil imaginatif et volontaire) est le lieu de cette instabilité foncière qu’on appelle liberté. Stérile entreprise que de convertir les mauvais ou, ce qui revient au même, de rectifier leur volonté. Le malheur les guette comme un destin prévisible, en ennemis incor-

64.

leur cœur si bien qu’ils fraterniseront avec les fidèles (Le Dévoilement des choses cachées, tr. H. Corbin, Lagrasse, Verdier, 1988, p. 115). Voir Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 7, 5 ; Traité tripartite, NH I, 5, p. 134.

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rigibles de leur propre salut qu’ils sont, ce qui oblige les bons à les tenir également pour tels, des ennemis en ce bas monde qu’il faut combattre et vaincre. Ils coexistent ici, bons et mauvais, jusqu’à ce qu’ils soient séparés (§ 129). De quoi il ressort que la vérité est dissociation et que la victoire sur la noirceur du mal débute par un discernement permettant de reconnaître l’ennemi. Vaut-il pour autant la peine de lancer la convocation ? Certes, pour une mise en œuvre de la discrimination : « Comme dans le champ des similitudes (mushâbahât) les deux groupes se ressemblent, les tenants de la Vérité (muḥiqqân) appliquent l’Impératif divin sur les gens afin que les bons soient clairement distingués des mauvais » (§ 195). C’est alors que ce qui aurait dû être, si la pâte avait été bonne, se trahit. Et le contraste entre ce qui est attendu de la personne et ce qu’elle fait a tout l’aspect de la perversion : « L’enseigné s’exhausse au-dessus de son maître » et finit par combattre les tenants de la Vérité (§ 195).

II. Déficience, absence, privation C’est en néo-platonicien que T̩ ûsî définit le mal par la déficience, effet accidentel de la procession de l’Impératif (amr) de Dieu alors que le bien en effuse par essence (§  120), ceci pour épargner à l’instauration initiale (l’ibdâ‘) de contenir le mal. Cet effet accidentel lui paraît, en ontologie, une irréalité du type de l’absence : « De même que l’absence de l’être est le non-être, l’absence de la richesse est la pauvreté, l’absence du jour est la nuit et l’absence du bien est le mal » (§ 126). Ce qui revient à en faire une modalité de la négation à l’exclusion de la privation. Il y a en effet privation de

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ce qui est dû, quand le sujet manque d’une qualité, naturelle ou morale, qu’il est censé posséder, et dans le cas de l’être moral, quand il manque de vertu. Par exemple, dans la formule de Proclus qui semble proche de celle de T̩ ûsî : « Le bien est mesure et lumière, le mal ténèbres et démesure »65, la négation (les ténèbres comme absence de lumière) s’explique par la privation : ce qui devrait avoir mesure a démesure. En effet : le mal, dit Proclus, « est privation d’un état inhérent à la vertu du sujet, privation dont la présence rend possible une perversion de la nature du sujet et un devenir totalement contraire à sa vertu propre »66. Exemple de vertu propre : voir chez les animaux dotés normalement de la vue ; être bons chez les êtres moraux. Or la simple absence exclut l’idée de perversion. La première est un état de l’être, une pure et simple inconsistance ontologique, l’autre implique une déperdition corruptrice qui renverse un bon rapport. Pour le dire autrement, le mal n’est pas chez T̩ ûsî ce qui n’aurait pas dû être. Il est purement et simplement. C’est pour cela que l’auteur de Rawḍat al-taslîm n’éprouve pas le besoin de lui débrouiller une cause : « En ce monde, dit-il, il faut une cause à l’acte d’exister, tandis qu’à l’inexistence il n’est nul besoin d’une cause ». La nuit ne se comprend pas autrement que par la disparition du soleil (§ 126). Cela explique comment le mal n’est pas, mais le philosophe ismaélien échoue à expliquer comment il est. La solution de Proclus est plus satisfaisante : le mal provient de la

65. 66.

De l’existence du mal, II, 12 (Trois études sur la Providence, III, tr. D. Isaac, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 45). Ibid., II, 26, p. 63.

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multiplicité qui, au lieu de regarder vers l’Un, relâche l’action unifiante des éléments hétérogènes67. Pour revenir à T̩ ûsî, en gardant mémoire de ce qu’enseigne Proclus, disons d’abord qu’il n’y a pas, en principe, de méchant perverti ; s’il pouvait exister, ce serait, ironiquement, quelqu’un qui perdrait sa « vertu propre » maléfique au profit du bien. Il n’y a pas non plus quelqu’un d’intrinsèquement bon qui soit pervertissable : en passant de la puissance à l’acte, la seule voie qui s’ouvre devant lui le conduit à devenir la meilleure des créatures, comme on l’a vu. Il est toutefois possible de ménager une place au devenir complexe (le devenir simple étant celui qui met seulement en œuvre le passage mécanique de la puissance à l’acte) et à la perversion qui en dépend, en les rattachant à l’âme qui, appartenant à la catégorie médiane, possède deux visages. Que si, comme il est normal de le penser, il lui faut adhérer au bien d’une manière ou d’une autre, alors, en cas d’échec il y aura chance que ce soit par perversion non par indigence. Indigence, pour cause de paresse ou d’indifférence ; perversion du bien, si le potentiel pour le bien et l’énergie vitale sont mis au service du mal. Ce mouvement qui n’est qu’une possibilité du texte de T̩ ûsî est franchement attesté chez Proclus et le complète de bonne façon : « Dans les âmes, le mal, après avoir triomphé du bien, utilise sa puissance à son profit, c’est-à-dire utilise la puissance de la raison et ses inventions en les mettant au service de ses appétits ; et ils se communiquent l’un l’autre une part de leur nature, l’un donnant de sa puissance, l’autre de sa faiblesse, puisque le mal, par lui-même, 67.

Ibid., IV, 50, p. 96.

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ni pour agir, ni pour pouvoir. Toute puissance, en effet, est un bien et tout acte un développement de sa puissance »68. Bref, le concept d’absence de bien ou de mal vaut pour les âmes déterminées, non pour les âmes mixtes auxquelles convient mieux le concept de privation. Précisons un point : l’absence dont il est ici question n’est pas absence de l’acte et par là propension à l’actualité, tant pour les bons que pour les mauvais. Elle est absence à la fois originelle et finale de mal et de bien. En revanche, la privation déclenche leur combat. Comme Avicenne ne tombe pas dans le dualisme ontologique des bons et des mauvais, il ramène le mal tout entier à la privation. Même s’il qualifie le mal comme tel par le terme de néant (‘adam), il prend soin de préciser que c’est dans un sens particulier : « … le néant de perfections exigées par l’espèce et la nature de la chose »69, ou encore le néant d’une entité nécessaire (amr wâjib) ou utile, proche du nécessaire70, ce qui est proprement privation et non simple déficience (naqṣ). Nous savons qu’il existe dans les âmes opposition et gradation, ce qui, après le dualisme matériel, constitue la deuxième forme de dualisme agréée par l’ismaélisme car elle n’entache pas l’unicité de l’Un. Alors d’où le mal ? Il ne saurait provenir de l’Un. Pour Proclus71 comme pour T̩ ûsî (§ 114‑117, 120), de l’Un, le Bien pur (al-khayr almaḥḍ)72, ne procède, comme réalité positive, que le bien. 68. 69. 70. 71. 72.

Ibid., IV, 53, p. 100. Al-Shifâ’, Ilâhiyyât, IX, ch. 6, Le Caire, 1960, p. 416. Ibid., p. 417. Théologie platonicienne, I, ch. 18. Le syntagme est le même chez T̩ ûsî (§ 116) et dans le compendium des Éléments de théologie traduit en arabe (c’en est même le titre, passé en latin sous celui de Liber de causis).

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D’où le mal ? De l’Un par accident (‘araḍ) (§ 120), thèse qui ne s’embarrasse pas des médiations et d’une dramaturgie comme chez les fatimides ṭayyibites influencés par Kirmânî. Plus explicite est le concept proclusien de parhypostase désignant une contre-existence que gradue la variation des manques et qui prend figure antagoniste73. Cela permettrait d’expliquer comment la matière pure qui est déficience, puisque passivité absolue, est déterminable en bonne et mauvaise. Mais alors, en tant que matière mauvaise, le mal possède son assise et n’est pas inintelligible. Cette matière est elle-même perceptible sinon immédiatement du moins à travers les personnes qui en participent.

III. Les bonnes actions des mauvais et les mauvaises actions des bons Cependant, toute action des mauvais n’est pas nécessairement perversion. Ceux qui appartiennent nativement au régime de l’Opposition (taḍâḍd), dit T̩ ûsî, n’ont ni intuition (baṣîrat) ni soumission (taslîm). Dans cette condition, il n’est aucun profit à tirer ni de la connaissance ni de l’action, ni de résultat à espérer tant de l’effort que de la confiance en Dieu. La sentence tombe : tous ceux qui s’efforcent ainsi commettent une faute (mukhṭi’). L’âme est comme retournée et chacun de ses mouvements (en pensée, en parole et en action) la fait descendre d’un degré jusqu’à atteindre le tréfonds de l’enfer. Bref : ils n’ont ni intuition ni soumission véritables, mais seulement de celles-ci la similitude (§ 307). Il ne suffit donc pas de faire extérieurement allégeance à l’Imâm. Les gens de l’Opposition (lorsque forcés par les circonstances) ne peuvent 73.

De l’existence du mal, III, 49, p. 93.

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faire mieux. Ce n’est pas qu’ils sont punis pour leur hypocrisie. Leurs propres vertus se retournent contre eux. Les bonnes actions des mauvais ne sont pas de bonnes actions, elles sont dans le faux. Sont bonnes et dans le vrai celles des gens de l’Ordre graduel. Bien qu’étant, comme les gens de l’Unité, des tenants de la Vérité (muḥiqqân) et non de la fausseté (mubṭilân) (§  238), les gens de l’Ordre graduel ne sont pas impeccables à l’instar des gens de l’Unité et de la Résurrection (§ 118). Qu’en est-il de leurs manquements ? Peuvent-ils espérer une morale quiétiste du genre : pour les purs tout est pur ? Réponse de l’Imâm (sans doute Ḥassan ‘alâ ḏikri al-salâm) : « S’il y a un pécheur parmi les personnes et qu’il demeure dans la communauté de l’Imâm de la Vérité, il lui sera pardonné ; mais il ne sera pas pardonné à la personne qui produit de bonnes actions, bien que se tenant hors la communauté de l’Imâm de la Vérité » (§ 241). La faute est une faute et est reconnue telle. Mansuétude d’un côté, scandaleuse injustice de l’autre. Le jugement paraît terrible à T̩ ûsî même puisqu’il le fait suivre d’une atténuation : « Ces paroles sont à prendre de façon métaphorique (majâzî). D’elles nous prenons refuge en Allâh ». En réalité, l’Imâm ne faisait qu’adapter le verset coranique (24:39) portant sur ceux dont les bonnes actions vont s’avérer n’être qu’un mirage. Dans son Éthique à Nâṣir (I, ch. 6), T̩ ûsî cite une partie du verset pour ne rejeter dans le mirage que les actions mesquines, alors qu’il y est en fait question des bonnes actions des mécréants.

Chapitre IV Soufisme et tolérance religieuse

« La révélation exotérique est comme de l’eau saumâtre, tandis que l’ésotérique est, pour les sages, pareille à des perles » (Nâṣir-i Khusraw).

I. Vers la véritable religion

I

l y a une tolérance en Islam qui est une forme de condescendance, accepter qu’autrui vive s’il appartient à une religion du Livre quitte à lui imposer une capitation, la jizya, admettre qu’un autre musulman professe une doctrine différente, voire dissidente. Par ce dernier trait se distinguent les Ikhwân al-Ṣafâ’ pour qui les fanatiques

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souffrent de troubles mentaux1. Moins conciliant paraît cet autre ismaélien qu’est Abû Ḥâtim al-Râzî qui ne recule pas devant l’obligation d’imposer par la force la Loi politico-religieuse et ses exclusivismes (les Prophètes s’octroyant le droit d’abolir les Lois antérieures) pour ce que les gens ici-bas ne se corrigeraient pas autrement. Mais il s’empresse de préciser que les religions ne se distinguent que par l’exotérique. La position officielle de l’Islâm est que les religions révélées ont nécessairement même contenu, la forme (les Lois) différant en raison des gens, de l’époque et du climat. Les ismaéliens ne disent pas autre chose2 tout en enrichissant leur propos grâce à leur distinction de l’exotérique et de l’ésotérique. Râzî précise que l’apparence de discordance entre les prophètes est due à leur usage des symboles et des paraboles (et de citer sur ce dernier point les Évangiles). Seule l’élite les pouvait comprendre qui en communiquait le contenu aux méritants. Les autres, qui en restaient à la lettre, concluaient à la mésentente et à l’opposition entre les doctrines. Or de fait il y a mésentente, mais seulement en superficie, disons aussi : en apparence. Ce qui n’empêche pas notre auteur de justifier l’abolition d’une Loi par une autre, puisqu’ils ne ressortissent qu’à l’extériorité3. C’est « dans la véritable religion (al-dîn al-ḥaqîqî), dit-il, qu’il n’y a ni sectarisme ni divergence »4 et, partant, pas de violence. Faut-il donc, pour l’appréhender, sortir de l’histoire ? Cela 1. 2. 3. 4.

Rasâ’il, III, p. 312‑313. Par exemple Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ’, III, p. 486‑487 ; IV, p. 180. ‘Abdân, Kitâb Shajarat al-yaqîn, p. 50. Ibid., p. 92. Mais les guerres ne sont, pour la plupart, que le fait des ambitions mondaines, et guère dues aux religions (p. 144). A‘lâm al-nubuwwat, Beyrouth-Londres, Dâr al-Sâqî, 2003, p. 91.

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n’est pas nécessaire car si malaisé que paraisse, dans le dédale de chaque religion, la réduction de l’exotérique à l’ésotérique, il y un fil d’Ariane qui permet de parvenir au Sens, et c’est la philosophie, car c’est de son essence que les prophètes sont partis : « Les Lois religieuses des prophètes sont toutes fondées sur la science (‘ilm) et la sagesse (ḥikmat) »5. Il est vrai que les philosophies se querellent également, mais l’essentiel est là : leur noyau que la raison humaine peut atteindre donne la clef de la révélation, le même Intellect inspiré ceci et cela. Il ressort du raisonnement de Râzî que la véritable religion devra pouvoir s’affranchir un jour des Lois religieuses (rendez-vous est pris avec la Grande Résurrection !) N’affirme-t-il pas que les « Lois religieuses sont du vrai (ḥaqq) mélangé avec du faux (bâṭil) ? »6 Les ismaéliens ne sont pas les seuls, en Islam, à avoir aspiré à la véritable religion. Certains soufis en ont approché la notion en postulant un absolu métareligieux, cime de toutes les religions. Ont-ils pour autant reconnu la validité des différentes religions ? Je prends ici le terme de tolérance dans le sens d’une reconnaissance de la dignité de la religion d’autrui suivant la définition de Benjamin Constant (« La tolérance n’est autre que la liberté de tous les cultes présents et futurs »)7, et se proposant d’aller au-delà, vers une reconnaissance de la véracité essentielle de la religion d’autrui dans le cadre 5.

6. 7.

Ibid., p. 91. Thèse partagée par les Frères de la Pureté et Sijistânî. Ḥikmat signifie la philosophie, comme chez Averroès. À quoi Râzî (en son Kitâb al-Zînat, II, p. 103) ajoute une nuance intéressante : aḥkama, c’est dominer son sujet et accomplir parfaitement une tâche de sorte que le résultat en soit incorruptible. Ibid., p. 135. Œuvres politiques, Paris, 1874, p. 204.

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de la mystique, de celle de l’Islam, mais aussi de celle de l’autre religion. J’examinerai cette problématique à travers deux textes de Ḥallâj et d’Ibn ‘Arabî, deux éminentes figures qui furent influencés par l’ismaélisme8. Il n’y a pas de religion à qui ne se pose pas le problème de l’altérité. Qu’elle se veuille de vocation universelle (par exemple, le catholicisme et l’Islam) ou se confine dans la particularité (le judaïsme, l’hindouisme), l’autre, qu’il soit à intégrer à la communauté ou à exclure du salut, est toujours mal perçu, voire condamné : infidèle, il se doit à la soumission, quelque forme qu’elle prenne : conversion forcée, expulsion, réduction à l’esclavage, mise à mort… Autre n’est pas seulement l’incroyant, autre est aussi l’autre religion soit qu’on la tienne pour obsolète (dans une logique scalaire : pour l’Islam, le judaïsme est supplanté par le christianisme et ce dernier par l’Islam même) ou pour fausse (adorant de pseudo-dieux), voire pour satanique (les dieux romains existent, disait saint Augustin, ce sont des diables). Or les religions n’ont pas prêté attention à la sentence de Franz Rosenzweig : « Dieu n’a pas créé la religion, mais bien le monde (…). Aucun temple n’est assez proche de Dieu pour que l’homme puisse se rassurer à l’idée d’une telle proximité, aucun n’est assez éloigné que son bras ne soit capable d’atteindre aisément »9. Comment concevoir cette tension du proche et du lointain ? D’abord 8.

9.

On a voulu faire passer Ḥallâj pour un qarmate ou un fatimide. Voir à ce sujet les arguments de Sâmî Makârim (Ḥallâj fî mâ warâ’ al-ma‘nâ wa-l-khaṭ wa-l-lawn, Londres, Riad el-Rayyes Books, 1989, p. 20‑25). La Pensée nouvelle, tr. M. de Launay, in Les Cahiers de la nuit surveillée, I, 1982, p. 55‑56. Voir J. Hatem, Qu’est-ce que la religion ?, Paris, M’Édite, 2017, p. 98.

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par la reconnaissance d’une instance supra-religieuse, ce qui est de nature à faire admettre que les religions sont d’institution humaine et que, précise Râmakrishna, si elles sont des chemins qui conduisent à Dieu, elles ne sont pas Dieu10. En réalité, la formule de Râmakrishna est plus affirmative : il soutient que toutes les religions conduisent à Dieu sans restriction. C’est leur rendre tout à la fois un grand hommage et en réduire les prétentions absolutistes et avec elles révoquer la justification des persécutions dont elles se rendent coupables. C’est une façon de voir. Il en est une autre qui dira que toutes les religions sont d’institution divine, pas seulement celles qui obéissent à la logique scalaire du christianisme et surtout de l’Islam, mais la débordant et englobant les croyances dites païennes. Là aussi c’est reconnaître qu’une instance supra-religieuse est à même de les unifier toutes.

II. La mystique comme instance supra-religieuse Quelle peut être maintenant cette instance supra-religieuse ? La mystique en sa fine pointe ; j’entends par là où elle dépasse toute considération de dogme et de précepte. Comprenons que toute mystique n’est pas supra-religieuse dès lors elle se confond avec les pratiques de la religion positive et reste inscrite dans son cadre conceptuel et ses valeurs dominantes.

10.

Jean Herbert, L’Enseignement de Râmakrishna, Paris, Albin-Michel, 1972, § 682.

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La tension du proche et du lointain se conçoit aussi comme rapport de l’absolu et du relatif. Un pôle absolu, de tonalité mystique, se distingue en chaque religion d’un pôle relatif dominé par la figure du fondateur, par la dogmatique et les écritures inspirées ou normatives, sans parler de l’histoire particulière de la communauté. La proximité ou l’éloignement de Dieu se joue alors dans les termes de la médiation ou de l’immédiation. Plus on descend vers le relatif, plus les médiations se multiplient et s’imposent à la conscience et aux comportements. La montée vers l’absolu privilégie l’expérience nue et par elle la foi nue. C’est là qu’il est éventuellement donné au mystique de découvrir que toutes les religions sont identiques par leur pôle absolu : en d’autres termes que le pôle absolu est le même pour toutes. Que si le mystique lui-même ne s’en rend pas compte, un regard comparatif saura le repérer, comme par exemple, lorsqu’un Rudolf Otto compare Shankara et Maître Eckhart11.

III. Le particulier et l’universel À ces hauteurs, le particularisme accompagné d’exclusivismes est fortement estompé du fait que le légalisme est remplacé par la pulsion vers l’union. Non que le mystique lui-même, en son humaine personne et en tant que membre de la communauté, se tienne toujours à cette altitude. Il peut fort bien retomber dans le légalisme et même succomber à des crises de fanatisme, mais occasionnellement dans des moments de faiblesse et de confusion, comme lorsqu’il met la haine d’autrui au compte de l’amour de Dieu. Alors que c’est en raison de son particu11.

Voir Westöstliche Mystik, Gotha, Leopold Klotz-Verlag, 1926.

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larisme forcené et éventuellement de son légalisme que le simple fanatique hait autrui (sa foi, sa personne et même son être), le mystique qui n’a pas entièrement rompu avec les prescriptions imposées dans le pôle relatif faute de se maintenir à l’altitude à laquelle il est occasionnellement parvenu, agrée de haïr autrui pour Dieu suivant un propos attribué à Mahomet (al-bughḍ li-l-lâh)12 et qui fait la joie des salafistes (qui désignent nommément à la haine les non-musulmans). Une autre version du syntagme est plus frappante : aimer en Dieu et haïr en Dieu (fi-l-lâh), ce qui revient à admettre que tel qu’on aime en Dieu, on ne l’aimerait pas autrement et tel qu’on hait en Dieu, on ne le haïrait pas autrement. Même un soufî comme Abû l-‘Abbâs ibn Muṭâ‘ professait cette haine en Dieu qu’on peut comprendre comme le rejet des actes répréhensibles et non une détestation de ceux que le Coran désignerait au mépris ou à la vindicte. Mais voici que Fuḍayl ibn ‘Iyâd va même jusqu’à imaginer que Dieu fait reproche à l’un de Ses fidèles, au jour du Jugement, de ne s’être pas fait l’ennemi d’un de Ses ennemis13. On m’objectera que ces soufis n’ont sans doute pas atteint le sommet au point de perdre tout contact avec la base. Pareils aux ésotéristes qui continuent de respecter l’exotérique (au lieu que d’autres ésotéristes rompent 12.

13.

Cf. Ibn Rajab, Istinshâq nasîm al-uns min nafaḥât riyâḍ al-Quds, Beyrouth-al-Riyâḍ, al-Maktab al-islâmî-Dâr al-Khânî, 1991, p. 33. Chez les shî‘ites, tout un chapitre des Uṣûl al-Kâfî de Kulaynî, (Kitâb al-imân wa-l-kufr, ch. 60) où il est clair que la haine doit s’adresser aux ennemis d’Allah et des Imâms. Alors que l’amour en Dieu, dans Islam, est l’amour du coreligionnaire, il consiste, suivant l’Évangile, en l’amour de l’ennemi. Les deux citations proviennent du traité de soufisme de Jâmî, Nafaḥât al-uns, Le Caire, 1989, p. 61‑62.

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avec l’exotérique et la Loi qui va avec), ils tiennent à préserver tout l’édifice de la pyramide que constitue la religion. Or la conservation de l’exotérique (censé être pénétré de la vérité de l’ésotérique et par elle changé en profondeur) comporte le risque d’une contamination de l’ésotérique par l’exotérique. C’est seulement le chemin inverse qui peut assurer une traduction qui mette en valeur la spiritualité. On l’observe chez l’ismaélien T̩ ûsî qui, après avoir rappelé le propos pour en faire même une définition de la religion14, explique qu’alors que son sens exotérique conduit à haïr les ennemis de Dieu, son sens ésotérique consiste à abandonner les plaisirs et les sacrifier sur la voie de Dieu15. Dira-t-on qu’une figure de première grandeur comme celle d’Ibn ‘Arabî, passé maître dans l’interprétation ésotérique du Coran et dont nul ne saurait douter qu’il n’ait séjourné sur les cimes, et à qui on reconnaît volontiers une ouverture bienveillante à l’endroit des autres religions, la païenne y compris ! (sur quoi je vais bien évidemment revenir), ait pu se montrer intolérant ? Il en est hélas bien ainsi comme il appert de l’épître adressée au sultan Kaykâ’ûs I lui enjoignant de faire respecter les nombreuses et humiliantes16 brimades imposées aux chrétiens, lesquels sont des infidèles (kuffâr), et leur interdisant d’édifier ou de restaurer églises et monastères17.

14.

15. 16. 17.

Tawalla wa tabarra, § 1 (Shi’i interpretations of Islam. Three Teatises on Theology and Eschatology, edited and translated by S. J. Badakhchani, Londres, Tauris Publishers, 2010, p. 25). Maṭlûb al-mu’minîn, § 15 (in Shi’i interpretations of Islam, p. 40). Cf. Coran 9:29. Al-Futûḥât al-Makkiyya, Le Caire, IV, Le Caire, 1329h, p. 547.

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Je ne commettrai pas l’anachronisme de projeter sur le XIIIe siècle les valeurs modernes de liberté de conscience et de liberté de culte18. Mon propos est seulement de marquer que même à un Ibn ‘Arabî il arrive de traiter les autres religions d’un point de vue théologico-politique. Peut-on faire autrement ? Ne suffit-il pas de descendre de quelques degrés de l’union à la divinité ou même de la simple considération de l’absolu pour que le naturel revienne au galop ? Il y a cependant à considérer ceci : de même que certains absolutisent le relatif, faisant d’un particulier un universel (frayant la voie au fanatisme), d’autres s’efforcent de répandre la vérité de l’universel sur le particulier (relativisant ainsi le relatif).

IV. Ibn ‘Arabî et la religion de l’amour Ibn ‘Arabî a cherché à conformer à son cœur toutes les dévotions dès lors qu’il convertit le pôle absolu à la religion de l’amour. Le poème que je vais prendre en considération appartient au recueil de poésie amoureuse Tarjumân alashwâq inspiré par Niẓâm, une jeune Persane rencontrée à la Mecque en 1201, tout en relevant de la mystique sacrée. « Mon cœur est devenu capable de toute forme Un pâturage pour gazelles et un couvent pour moines Un temple pour les idoles et la Ka‘ba du pèlerin, 18.

Encore qu’on s’en approche souvent dans les empires turco-mongols (voir à ce sujet l’article de Jean-Paul Roux, « La tolérance religieuse dans les empires turco-mongols », in Revue de l’histoire des religions, 1986, t. 203, no 2, p. 131‑168), ce que semble illustrer occasionnellement le Seldjoukide Kaykâ’ûs.

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Les tables de la Tora et le livre du Coran. Je professe la religion de l’amour, et où que se dirigent Ses montures, l’amour est ma religion et ma foi »19. Dans la mesure où il est porté à envisager la vérité absolue, le cœur, organe par excellence de la mystique (à distinguer nettement de l’intellect), dépasse l’esprit sectaire. Et de fait, ces vers qui font parler le cœur sont souvent cités afin d’illustrer ce que j’ai appelé l’ouverture bienveillante d’Ibn ‘Arabi aux autres religions. Il est difficile de le nier car même le temple des idolâtres est devenu une épiphanie du culte. Proposition choquante à l’oreille d’un musulman. La nature (et peut-être avec elle le panthéisme ou l’animisme), le christianisme et le judaïsme paraissent pouvoir cohabiter avec l’Islam, au moins dans le cœur du mystique. Plus qu’à de la tolérance, c’est à une exaltation hyperbolique que nous avons affaire, exaltation qui culmine dans la profession de la religion de l’amour. Il y a déjà une première erreur à écarter : croire qu’il s’agit du christianisme. Le poème ne dit rien de tel, non seulement parce qu’il ne l’explicite pas, mais surtout parce qu’il ne professe pas une religion en particulier, fût-elle celle de l’amour chrétien, fût-elle même celle de l’amour, quel qu’il soit. En réalité, le poème opère une inversion. Il dit : l’amour est ma religion. S’il y a une proposition qui étaie l’autre, c’est la seconde : il n’y a une religion de l’amour que si l’amour est la religion. Or cette inversion 19.

Tarjumân al-ashwâq, Beyrouth, Dâr Beyrouth, 1981, p. 43‑44 (cette édition comporte en note la Risâlat al-Zakhâ’ir wa-la‘lâq fî sharḥ Tarjumân al-ashwâq).

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dévalue la religion positive institutionnelle au profit de l’amour — et non pas l’amour comme un ingrédient de ladite religion, mais l’amour comme religion à part, à part de toutes les autres, une religion d’avant la distinction du profane et du sacré, du non-révélé et du révélé. Toutes les religions se laissent absorber dans cet amour du primordial si bien qu’il y a un point où elles s’égalent pourvu qu’on mette en évidence leur support dévotionnel qui va jusqu’à l’adoration. Cette égalité est inacceptable pour l’orthodoxie musulmane, ce qui ne fait que confirmer une autre « hérésie », la prétention des soufis à aimer Allâh. L’amour suppose conformité et parité entre le Créateur et la créature, ce qui est impiété. Le seul amour qu’un Ibn Taymiyya agrée est celui de la Loi20 — ce qui évidemment ne va pas sans danger pour toute relation entre l’Islam et les fidèles des autres religions, danger proportionnel à la qualité de ce qui est autre : on hait en Allâh, c’est-à-dire de par la Loi d’Allâh). La religion de l’amour d’Ibn ‘Arabî met en gerbe et à profit les innombrables protestations des mystiques, de Râbi‘a à Ghazâlî, contre cette amputation du cœur. Le poème a une suite, souvent négligée : « Nous avons un modèle en Bishr Hind Et sa sœur, en Qays et en Laylâ, en Mayya et Ghaylân ». Allusion est faite aux amants passionnés de la poésie arabe classique. Bishr Hind signifie Bishr épris de Hind, comme on disait aussi Jamîl Buthayna et surtout Majnûn (le fou, de son véritable nom : Qays) Laylâ. Ghaylân est 20.

Majmû‘at al-rasâ’il wa-l-masâ’il, II, Le Caire, éd. du Manar, 1341h, p. 162‑165.

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un poète plus connu sous l’appellation de Ḏû l-Rumma. Bien qu’Ibn ‘Arabî ne classe pas les amants selon une gradation, il est à noter que Hind s’est montrée plus passionnée que Bishr, l’invitant à transgresser la Loi. Et bien que Majnûn accusa Laylâ de froideur, Ibn ‘Arabî les met au même plan, sans doute en raison de sa réplique au reproche de son amant (de l’aimer moins que lui elle), celle de dissimuler son sentiment au lieu que Majnûn s’empressa de le publier. Or la dissimulation (le kitmân) passe aux yeux de certains (dont Ibn Dawûd) pour une station supérieure à celle de la divulgation. Ceci dit, de quel modèle s’agit-il en cette occurrence ? Le terme est rendu ambigu par ceci qu’il peut être de nature profane, ce qui semble devoir s’imposer. Mais il se fait que la figure de Majnoun servit de métaphore du soufî, Laylâ passant alors pour un symbole de la divinité. Il y a en soufisme un paradigme de l’amour malheureux de Dieu (ou pur, parce que sans satisfaction pour l’amant) qui prend Majnoun comme exemplification21. Or le poème d’Ibn ‘Arabî croise deux directions : l’amour comme religion lui fait prendre, d’une part, l’amour profane pour un symbole de l’amour sacré et, d’autre part, l’amour profane pour de l’amour sacré, immédiatement, littéralement. C’est ce que me paraît dire le poème laissé à lui-même. Toutefois Ibn ‘Arabî en propose un commentaire qu’on ne saurait négliger d’examiner. Il donne la raison pour laquelle il dut proposer de ses poèmes courtois une expli21.

Voir J. Hatem, Majnoun Laylâ et la mystique de l’amour, Paris, L’Harmattan, 2011.

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cation. C’est que certains refusèrent d’y voir une allégorie de la voie mystique, accusant le poète d’hypocrisie.

V. Le cœur et les religions Dans sa glose, le mystique insiste sur la capacité qu’a le cœur (qalb) de se retourner (taqallub) en fonction des états spirituels par lesquels il passe et des manifestations divines qui leur correspondent. Il s’agit de s’adapter aux dispositions différentes dans lesquelles Dieu chaque jour se trouve. Le cœur se compare à une coupe translucide dont la couleur se modifie au gré du liquide qui y est versé22. Le déchiffrement du poème va donc se baser sur les mutations et progrès du cœur. Mais avant de l’entreprendre, une exploration est requise au sujet des théophanies dans le cœur. Faisant contraste avec le caractère ondoyant du cœur, l’intellect est ce qui lie. Le terme pour le désigner, ‘aql, connote un enfermement. « (…) “Pour celui qui a un qalb”. Il n’a pas dit ‘aql pour ne pas Le ligoter (yuqayyiduhu) »23. De là le taqyîd dogmatique qui fige le sentiment religieux dans une forme dogmatisée. Autrement dit, la théologie (le kalâm) pour cela qu’elle s’appuie sur la logique et relève du relatif, n’est pas apte à reconnaître les métamorphoses de la divinité lors de la théophanie (« yataḥawwal fi-lṣuwar ‘ind al-tajallî »)24. Erreur, juge Ibn ‘Arabî, de se lier à une doctrine (‘aqd) particulière en tenant pour mé22. 23.

24.

Futûḥât, II, p. 113 ; cf. Ibid., IV, p. 22. Futûḥât, IV, p. 77. Dans les Fuṣûṣ al-ḥikam (Le Caire, 1946, p.  122 : « L’intellect est un lien (qayd) qui réduit (yaḥṣur) la manifestation à une qualification unique, alors que la Vérité [ou : Réalité] refuse d’être réduite à une même manifestation ». Fuṣûṣ, p. 120.

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créance les autres. On perdrait ainsi de nombreuses bonnes choses25. Si l’on avait affaire uniquement à des doctrines, on pourrait tout aussi bien demeurer au sein de l’Islam à respecter les diverses écoles pour en tirer profit. Mais la suite du texte invite à considérer qu’il s’agit de religions. Il cite d’abord le verset coranique : « Où que vous vous tourniez, là est la Face d’Allâh » (2:115). Il en déduit une multiplicité de visages d’Allâh, autant de qibla-s, la Ka‘ba en étant une parmi d’autres à laquelle il convient de ne pas réduire la divinité. Il précise : « Ne dis toutefois pas qu’il est uniquement là » car nombreuses sont les directions26. Le mystique confère certes une amplitude universelle aux directions, bien au-delà des religions positives, et déjà dans l’amour profane ! Pour nous, cette amplification est apte à envelopper les religions comme autant de formes que le cœur ondoyant de l’humanité peut prendre pour l’accueil du Sans-forme. Il suit de là qu’est légitime de comprendre le poème à la lumière de la sentence : « Reconnais-Le [ou : professe-Le] en toute forme en laquelle il se change (yataḥawwal fîhâ) »27. Dans le cas contraire, la conséquence serait que le salut ne pourra venir du Dieu particularisé et de la doctrine qui en circonscrit la figure et aux yeux de laquelle les croyants en une autre figure de Dieu ou en un autre doctrine sont tenus pour des mécréants28. Conséquence ironique que souligne la citation coranique dans ce même passage et deux fois répétée : « Et ils n’ont pas de secoureurs (nâṣirîn) ». Ironique parce que dans le Coran la menace vise les infidèles (3 :22, 56, 91) qui ne reconnaissent 25. 26. 27. 28.

Ibid., p. 113. Ibid., p. 114. Ibid., p. 121. Ibid., p. 122.

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pas les prophètes, alors que chez Ibn ‘Arabî, elle vise ceux qui s’attachent à une religion positive à l’exclusion des autres. La véritable idolâtrie ne consiste donc pas à figer Dieu dans une pierre, mais à le fixer dans une doctrine exclusive qui finalement va tourner à la violence.

VI. L’islam comme religion suprême Ceci dit, la suite du poème se comprend comme une prise en compte des diverses religions, mais de manière non exclusive. Le cœur affranchi de l’intellect est à même d’épouser toutes les formes. C’est-à-dire d’y contempler et expérimenter la divinité car Dieu se manifeste et se dit de multiples façons. Toutefois la glose adjointe au recueil afin de parer aux malveillantes remarques sur sa portée érotique profane fait, en cette occurrence, entendre un autre son de cloche, moins universaliste que le poème lui-même. Les gazelles, explique Ibn ‘Arabî, symbolisent les aimés tandis que les amants sont comparés aux moines parce qu’ils se consacrent à un seul objet (attestation de monothéisme). Le temple pour idoles (awthân) est également une station du cœur car il contient les Réalités auxquelles aspirent les hommes et qui sont des richesses ou des surcroîts, soit des awthân, ce qui est l’acception visée par Ibn Arabî sans préjudice pour le sens immédiat d’idole. Le mystique fonde l’idée sur un jeu de mots. En effet, la racine wthn connote l’abondance. Le Lisân al-‘Arab d’Ibn Manzûr donne : « Istawthana al-mâlu : kathura » (la somme d’argent s’est accrue). Dès lors que le cœur est touché par les esprits supérieurs, il prend nom de Ka‘ba. Quand il acquiert les

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sciences mosaïques, il se transforme pour elles en tables de la Loi. Hérite-t-il des connaissances muhammadiennes parfaites, il devient les feuillets du Coran et se maintient dans la station de J’ai reçu la totalité des Paroles. Arrivé à « Je professe la religion de l’amour », le mystique explique : « Il fait référence à Son dit : “Suivez-moi, Allâh vous aimera”29. Pour cela, il l’appelle la religion de l’amour et la professe pour recevoir les préceptes de son Aimé avec contentement et amour sans éprouver la moindre peine et fatigue dans leur mise en application. En raison de quoi il ajoute : “et où que se dirigent ses montures”, c’est-à-dire quelles que soient les voies que vous empruntez, agréées ou pas, elles sont toutes agréées selon nous. Disant : “l’amour est ma religion et ma foi”, il veut signifier qu’il n’y a guère de religion supérieure à celle qui se fonde sur l’amour et le désir (shawq) envers Celui pour qui je la professe et Qui l’a ordonnée dans le mystère (ghayb). Ceci est réservé aux Mahométans car Mahomet possède, d’entre les autres prophètes, le privilège de la station d’amour en sa perfection. Outre ses qualités d’élu, de confident, d’ami intime, outre aussi les autres stations des prophètes, Dieu lui octroya la faveur de le prendre pour ḥabîb, c’est-à-dire un amant (muḥibb) aimé (maḥbûb)30. J’ai hérité de sa voie ». Il suit de là que pour Ibn ‘Arabî interprétant son propre poème, la religion de l’amour n’implique plus une capacité d’embrasser toutes les dénominations confes29.

30.

Coran 3:31. Il est à noter qu’en accord avec la tradition, Ibn ‘Arabî considère que le propos s’applique à Mahomet (Futûḥât, II, p. 341). Ḥabîb est un terme amphibologique, signifiant à la fois amant et aimé, d’où la suite qui développe le mot.

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sionnelles en tant que tour à tour transies par la divinité (comme un commentaire fondé sur les Fuṣûṣ al-ḥikam y conduit nécessairement) ni même la disposition à les accepter comme autant de moyens d’atteindre l’Éternel. La traversée qu’il fait des stations mystiques (et non plus des religions) l’achemine vers la religion parfaite, celle de l’amour, identifiée à l’Islam, celle de l’amour identifié à Allah S’aimant Lui-même à travers ses créatures31.

VII. Amour sacré, amours profanes Pour ce qui est des amours profanes, le commentaire poursuit : « Il mentionne les amants arabes qui, dans la sphère du monde, étaient pris de passion pour les chastes créatures inscrites dans des formes. Par « sa sœur », il entend Jamîl ibn Mu‘ammar avec Buthaynâ, Bayâḍ et Riyâḍ et Ibn al-Durayj et Lubnâ et d’autres encore. L’amour en tant que tel est pour nous et pour tous ceux-là une même réalité. Mais les amants sont divers pour avoir aimé des créatures tandis que nous, nous aimons l’Essence (‘ayn). Les circonstances, les conditions et les motivations sont les mêmes ici et là. Nous avons en eux un exemple parce que Dieu ne leur a infligé cette passion de leurs semblables qu’afin d’établir par eux le critère du jugement sur ceux qui prétendent à L’aimer sans pourtant éprouver les transports de ceux-là dont l’amour a saccagé la raison et les a éteints à eux-mêmes lorsqu’ils contemplèrent en leur faculté imaginative leur aimée ». La dernière idée fait allusion à Majnûn déclarant voir Laylâ partout et ré-

31.

Sur ce dernier topos, voir Futûḥât, II, p. 320, 322, 326, 331.

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clamant qu’elle s’en aille pour ce qu’elle l’empêche de penser à elle (ilayki ‘annî)32. Expérience proprement mystique. Le congédiement de la Laylâ physique par Majnûn atteste, selon notre théosophe, l’extase33, l’ardeur qui abolit la représentation de l’aimée34 et l’amour de l’amour35. Dans le contexte de l’interprétation du poème par les Fuṣûṣ al-ḥikam, cette superposition de données pourrait conduire à identifier Laylâ avec telle forme que prend Dieu, telle forme que prend l’amour de Dieu, et donc avec telle religion. Il faut, pour finir, en arriver à cette révélation : « Qui sont Laylâ et Lubnâ et Hind et Buthaynâ ? Et qui sont Qays et Bishr ? Ne sont-ils pas tous Lui ? »36. Dans le commentaire du vers « Nous avons un modèle », le poète maintient la différence : ce qu’on aime ici ce sont des créatures, et là l’Essence. Il ne tient pas les femmes aimées pour des moyens, ce qu’Ibn ‘Arabî admettra ailleurs, tant pour lui-même évidemment, célébrant les beautés de Nizâm dans son Tarjumân, que pour Mahomet contemplant Allâh dans les femmes37. Or là, il considérera que l’amour mérite d’être qualifié de divin, tandis qu’ailleurs, dans l’ignorance de Celui en qui véritablement on a pris plaisir (« law (…) ‘alima biman

32. 33. 34. 35. 36. 37.

Futûḥât, II, p. 337. Futûḥât, II, p. 352. Futûḥât, II, p. 660. Futûḥât, II, p. 325. Futûḥât, IV, p. 450. « Aḥabba al-nisâ’a li-kamâli shuhûdi al-Ḥaqqi fî-hinna » (Ibn ‘Arabî, Fuṣûṣ al-Ḥikam, éd. ‘Afifî, Beyrouth, 1966, p. 217).

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iltaḏḏa »), à savoir Dieu même, il ne pourra passer que pour de la concupiscence (shahwat) naturelle38. Finalement, pour la glose, en recul par rapport au poème, les religions ne seraient que des métaphores prêtant leurs valeurs respectives à la description d’une expérience mystique de nature muhammadienne. Il en va autrement chez Ḥallâj.

VIII. L’arbre des religions selon Ḥallâj Il advint un jour que Ḥallâj rabroua un homme pour avoir gravement insulté un Juif. Au lieu de faire jouer l’humanisme ou l’égalité des êtres créés à l’image de Dieu, il s’en prit à la racine du mal : « Mon fils, toutes les religions sont à Dieu. Il remit à chaque religion une communauté sans choix de sa part, mais par un choix à elle imposé. Que si l’on blâme quelqu’un de la vanité de l’état dans lequel il se trouve, on suppose qu’il l’a librement choisi. (…) Sache que le judaïsme, le christianisme et l’Islam et les autres religions sont des surnoms (alqâb) différents et des appellations (asmâ’) diverses. Mais leur but (maqṣûd) ne change ni ne diffère ». Il récita alors : « J’ai réfléchi sur les religions, M’efforçant de les comprendre. Les ai trouvées telles un Principe (aṣl) multiramifié. N’exige donc pas qu’il adopte telle religion. Cela l’écarterait de l’union (waṣl) authentique (wathîq). C’est au Principe qui le réclame d’exprimer en lui 38.

Fuṣûṣ al-ḥikam, p. 218‑219.

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Toutes les grandeurs et toutes les significations ; Alors, il comprendra »39. Il n’y a rien dans la première sentence qui ne consonne avec l’enseignement de l’Islam à condition de comprendre le terme de « religion » dans un sens restreint, comme s’appliquant exclusivement aux religions du Livre. Mais voici que Ḥallâj étend la proposition à d’autres religions que les trois abrahamiques, dites célestes. Penset-il au mazdéisme qui réussit à se faire passer pour une religion du Livre ? Il ne convient pas de clore la liste avec lui. À chaque peuple une religion ayant été attribuée, il faut bien admettre que les hindous ont reçu la leur de Dieu et en sorte qu’elle n’est ni le fruit d’une illusion, d’une inspiration satanique et même pas d’une représentation de l’absolu propre à eux, la forme, dirait Ibn ‘Arabî, que lui confère le cœur tourné vers la théophanie. Et si tel est le cas, leur idolâtrie et leur polythéisme ne sont plus condamnables. Il est étonnant que Ḥallâj fasse intervenir ici l’idée que Dieu impose telle ou telle religion. Étonnant pour deux raisons : d’abord parce que Mahomet n’aurait pas été de cet avis s’il faut en croire le propos qu’on lui attribue : les humains naissent musulmans et ce sont leurs parents qui les font Juifs ou chrétiens ; et ensuite parce la possibilité est offerte à tous de se convertir à la « vraie religion ». À moins qu’il n’y ait plus de « vraie religion »… Et de fait, la conclusion du texte en prose est éloquente : 39.

Akhbâr al-Ḥallâj, éd. Massignon et Kraus, Paris, Vrin, p. 70*.

1957,

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alors que la visée de toutes les religions est la même, elles ne sont ultimement que des noms. Aucune ne peut prétendre abolir l’autre, aucune n’a le droit de s’arroger l’unique accès au Dieu qui est la vérité. Certes, il est admissible que bien que nous ne traitions qu’avec des noms, tel d’entre eux exprime mieux qu’un autre le Réel, en sorte que même s’il n’y a pas de « vraie religion », il s’en trouvera bien une qui mieux qu’une autre parle correctement de Dieu ou une qui mieux qu’une autre fait parler Dieu en esprit et en vérité. Mais Ḥallâj ne dit rien de tel. Sa pensée est que les mystiques ont, sans distinction de culte, une visée immuable. Le poème contribue à son élucidation. Que les religions soient un Principe aux nombreuses ramifications, cela signifie que toutes sont au fond identiques — et explique qu’elles aient une même visée, que nous pouvons exprimer en termes mystiques comme union à la divinité et en termes philosophiques comme une orientation vers l’Inconditionné. Il suit de là qu’il n’y a pas de religion supérieure à une autre, et dans ce cas, qu’il est vain d’inciter à des conversions. Or Ḥallâj ne se contente pas de clamer que c’est inutile, ce serait, à l’en croire, même mauvais. Il nuance Râmakrishna sur un point essentiel : tous les chemins mènent à Dieu — à condition qu’on ne change pas de chemin. Le sage hindou s’était un moment « converti » à l’Islam puis au christianisme, faisant chaque fois le constat que le chemin menait à Dieu, avant de revenir à sa foi40 : « Un homme vraiment religieux devrait songer que toutes les autres religions sont aussi des chemins qui mènent à la vérité. Il nous 40.

Voir Romain Rolland, La Vie de Ramakrishna, ch. V.

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faut toujours garder une attitude respectueuse envers les autres religions »41. Mais c’est pour finir par recommander de demeurer chez soi : « Chaque homme doit suivre sa propre religion : un chrétien, le christianisme ; un musulman, l’islam. Pour les hindous, c’est l’ancien chemin des rishis âryens qui est le meilleur »42. Râmakrishna rejoint si bien Ḥallâj que comme lui il ne précise pas que l’hindouisme est le meilleur chemin, mais qu’il l’est seulement pour l’hindou. Ce n’est en effet pas sans raison que ce dernier est né (ou rené) dans le Dharma Éternel. L’Ordre universel agit au mieux des intérêts des âmes. Il y a quand même cette différence entre l’hindouisme et l’Islam, que le premier ferme la porte à toute adhésion, tandis que le second appelle universellement à la conversion — si bien que l’attitude de Ḥallâj paraît encore plus libérale que celle de Râmakrishna. Que l’Ordre universel agisse au mieux des intérêts des âmes, Ḥallâj le dit à sa manière : « Cela l’écarterait de l’union authentique » ! Les unions sont donc conformes à la foi. Quand Ḥallâj affirme que c’est le Principe qui réclame le fidèle de telle ou telle religion, il entend la solidarité de la racine et de la cime. La racine l’a placé ici plutôt que là, et maintenant la cime l’appelle à l’union suivant la branche qui le définit, c’est-à-dire en empruntant le chemin où l’a mis le destin, comme le paysan de Kafka (dans le Procès, ch. IX) désireux de connaître la Loi et pour qui une seule porte se serait ouverte, celle faite pour lui seul.

41. 42.

Jean Herbert, L’Enseignement de Râmakrishna, Paris, Albin Michel, 1972, § 703, p. 237. Ibid., § 702, p. 237.

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Ce n’est donc pas à l’individu d’imposer un sens, tant à soi qu’à autrui. C’est le Dieu inaccessible qui s’en charge. Inconnaissable autant qu’indicible, dit Ḥallâj dans Bustân al-ma‘rifa, encore que le Juste soit à même de le voir43. La compréhension suivra pour tous les hommes élus par Dieu dans leurs religions respectives. Que cette compréhension soit l’effet d’une grâce directement octroyée ou le résultat d’un cheminement dans une des ramifications de l’arbre mystique, ce n’est plus l’essentiel car la vérité qui est au-delà des noms rayonne par-delà et en eux tous.

Conclusions Il est clair que Ḥallâj ne présente pas sa voie mystique ou même le soufisme musulman comme exemplaire. Certes, il ne manquerait pas de dire avec Jalâluddîne Rûmî que « la religion de l’amour est différente de toutes les religions »44. Mais c’est précisément dans cette religion que fleurissent les mystiques du premier rang. N’en est-il pas de même pour Ibn ‘Arabî ? On peut le supposer lorsque, dans les Fuṣûṣ al-ḥikam, il soutient que celui qui professe une croyance (on pourrait dire un dogme, mu‘taqad) forge sa propre divinité, ce pour quoi il blâme la conviction des autres. La préférence accordée à un adoré particulier est une erreur du fait qu’elle s’oppose aux autres convictions dogmatiques. La parole de Junayd : « La couleur de l’eau est celle de son vase » permettrait à chacun de valider sa représentation tout en aspirant à une méta-religion lui 43. 44.

Ḥallâj, Kitâb al- T̩ awâsîn, éd. Paul Nwyia, in Mélanges de l’Université Saint-Joseph, tome 47, 1972, p. 191. Maṯnawî, II, 1770.

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permettant de voir ainsi Allâh en toute forme et en toute croyance. Et Ibn ‘Arabî de citer ici une tradition qui fait dire à Allâh qu’il se manifeste à son serviteur selon la forme de la croyance à laquelle celui-ci consent. « Selon qu’il le veuille, il absolutise (il me concevra comme un absolu) ou il me limite ». Or le Dieu des convictions dogmatiques est exactement ce Dieu limité (ou forgé (huwa ṣin‘uhu) par l’esprit humain qui « trouve place dans le cœur du serviteur, tandis que rien ne peut contenir le Dieu absolu qui est l’essence (‘ayn) des choses et l’essence de lui-même »45. Cet impressionnant finale est destiné à conjoindre les croyances dans une même posture qui les fasse apparaître comme de simples représentations (autant de lacs que de théories) et à les disjoindre de l’expérience d’Ibn ‘Arabî qui le met devant le Dieu océanique. Ibn ‘Arabî pense ici aux écoles théologiques au sein de l’Islam, mais aussi à toutes les représentations de la divinité. Que si sa logique peut être étendue aux religions, il rejoindrait Ḥallâj, d’un côté : toutes les croyances sont valables, et s’en écarterait de l’autre : elles sont toutes relatives et insuffisantes en comparaison de son soufisme. Or il y a deux soufismes : de la sobriété (comme celui de Ghazâlî) et de l’ivresse (où se sont distingués Ḥallâj et, dans une moindre mesure, Ibn ‘Arabî) et dans laquelle prédominent la religion de l’amour et l’amour comme religion. La caractérisation de l’amour par ivresse signifie qu’un brisement est pratiqué d’au moins certains cadres de l’orthodoxie qui ont paru étroits. La tolérance religieuse se propose comme l’un de ses effets. 45.

Fuṣûṣ al-ḥikam, p. 226.

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La religion de l’amour trouve l’une de ses justifications dans l’interprétation ésotérique du Coran, interprétation (ta’wîl) qui est reconduction à l’origine. Or la Loi n’est pas originaire puisque sa valeur est temporelle et pour cela temporaire. Immuable est le texte, muable son sens. Suivant les convictions, s’ouvre ou se ferme le champ du possible. Intéressant de noter à cet égard que Râzî propose une exégèse de la Bible qui lui permette de conférer une signification morale (pour lui admissible) à la qualité de « fils de Dieu » que le Christ s’est octroyée. Il ne va cependant pas jusqu’à l’expliquer par l’amour porté au Père. T̩ ûsî, pour sa part, puisqu’il reconnaît à l’amour sa finalité dans l’union (ittiḥâd)46, doit trouver une justification aux formules excessives qui parurent blasphématoires, comme celles de Ḥallâj : « Je suis Dieu (al-Ḥaqq) » ou « Je suis qui j’aime et qui j’aime est moi ». La clef s’en trouverait dans le vers du grand mystique déclarant : « Il y a entre toi et moi un “c’est moi” qui me tourmente, Ôte de l’entre mon “c’est moi” par ton “c’est moi” ». Il apparaît donc que le mystique enflammé de passion amoureuse ne prétend pas à la divinité (ulûhiyyat), mais seulement la négation de son égoïté pour affirmer celle d’un autre47. Je retiens du thème de la pulsion d’union un mouvement qui visant à dépasser les formulaires des religions positives. 46. 47.

Awṣâf al-ashrâf, Beyrouth, Mu’assasat al-balâgh, 2001, p. 78. Ibid., p. 94.

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Toutes ces considérations me permettent de distinguer quatre attitudes inter-religieuses : 1/ l’anathème (non seulement exclusion et condamnation, mais aussi non reconnaissance) : l’autre est un infidèle et sa religion n’en est pas une ; 2/ le dépassement dans une logique scalaire (la nouvelle religion rend obsolète l’ancienne, mais continue de lui réserver une place de choix dans l’histoire sainte) ; 3/ la rosace : le pôle absolu de toutes les religions est le même, ce qui permet de tendre au supra-confessionnel ; 4/ la Pyramide : une religion s’enrichit de l’apport d’autres fois ou pratiques spirituelles (voire physiques) susceptibles de l’éclairer sur des aspects ou qu’elle méconnaît et qui lui semblent devoir lui être incorporés ou qui ne sont en elles qu’implicites, attendant l’occasion d’une explicitation. La logique scalaire est tolérante dans la mesure où le degré supérieur intègre l’inférieur, intolérante aussi du fait que celui-là réduit à lui l’inférieur (Moïse et Jésus deviennent des prophètes de l’Islam pérenne). La Pyramide est tolérante puisqu’elle fait de certaines pièces des autres religions des éléments constitutifs de son essence, intolérante par cela que l’esprit de l’autre est perdu (le plus grand vol de l’histoire universelle eut lieu le jour où la Torah est devenue l’Ancien Testament) et que d’autres pièces sont résolument exclues de l’édifice. Seule la rosace admet la pleine vérité de l’expérience mystique de l’autre48.

48.

La théorie des quatre attitudes est développée dans mon essai, La Rosace. Prolégomènes à la mystique comparée, Paris, Éd. du Cygne, 2008.

Chapitre V Alexandre comme symbole du cœur chez ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî

L

e cœur de l’homme, ce lieu privilégié de la théophanie, est, selon Qâshânî, le principe en qui s’unifient l’exotérique et l’ésotérique en sorte d’être l’unique organe de la connaissance supérieure1. Et de citer, après Ibn ‘Arabî qu’il commente, le ḥadîth qudsî : « Mon ciel et Ma terre ne peuvent Me contenir, mais je suis tout entier contenu dans le cœur de celui qui M’adore »2. Miroir ou inviolable sanctuaire de Dieu, le cœur (qalb) n’est rien de rigide puisqu’il est proprement mutation, renversement, retour (taqallub) (cf. Coran 2:143 ; 9:48 ; 33:66 ; 37:24 ; 48:12) et, précise Ibn ‘Arabî, passage d’un état (ḥâl) à un autre3 et d’une forme à l’autre4. Dieu, dans un ḥadîth, est dit être celui qui provoque la mutation des cœurs (muqallib al-qulûb). Centre vivant de la per1. 2. 3. 4.

Sharḥ ‘alâ Fuṣûṣ al-ḥikam, ch. XII (Le Caire, 1966, p. 173). Ibid., p. 178. Al-Futûḥât al-Makkiyya, IV, p. 77. Sharḥ ‘alâ Fuṣûṣ al-ḥikam, ch. XII, p. 180.

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sonne, il fait l’objet, de la part des soufîs, d’une grande attention. Pour lui assigner un rôle à la fois continu et dramatique, Qâshânî a pensé l’identifier à un personnage conceptuel, celui d’Alexandre le Grand. § 1. « Ne va plus jamais déguisé dans une cour étrangère, car la poussière même sait que tu es Alexandre », lit-on chez Ferdousi5. Une tradition shî‘ite fait dire à Mahomet : « Ô ‘Alî, tu es l’Aristote de cette communauté et son Alexandre ». Une autre apporte une modification qui n’est pas sans importance : « … et c’est moi son Alexandre »6. Les versets sacrés ne sont pas en reste. Il arrive souvent que le fameux grec soit tenu pour un prophète ! Il y a un « biscornu » dans la sourate la Caverne du Coran (18:83‑98) que les exégètes ont eu quelque mal à identifier. Ses hauts faits lui ont permis de conquérir les peuples d’Orient et d’Occident et à ériger un barrage afin de contrer la menace de Gog et Magog. Aucune date n’est fournie ni de lieu précis. Dans la tradition prophétique, un hadîth tenu pour authentique lui est consacré qui indique que sur la ville de Merv, édifiée par ses soins, il invoqua la bénédiction en sorte que nul malheur ne frappât ses habitants7. Un autre propos, de faible lignage et manifestement tardif, donne les éclaircissements suivants : Ḏû l-Qarnayn était un jeune homme des Rûms (Byzantins) qui bâtit Alexandrie en Egypte. Un ange l’éleva au ciel et lui demanda : “Que vois-tu ?”. Il répondit : “Ma ville”. 5. 6. 7.

Le Livre des Rois, Shâh Nâmeh, tr. J. Mohl, Paris, Adrien Maisonneuve, 1976, V, p. 177 (Iskender, v. 900). Molla Sadra, Tafsîr al-Qur’ân al-karîm, Qom, 1987‑1990, III, p. 105. Aḥmad Ibn Hanbal, no 21940.

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Il l’éleva encore plus en reformulant la même question. Il répondit : « Ma ville et d’autres villes ”. Plus haut encore. Il répondit : “La terre”. L’ange lui dit : “Cet océan ceinture le monde. Dieu m’a envoyé à toi afin que tu instruises l’ignorant et que tu établisses le savant dans sa science”. Il le conduisit ensuite au barrage : deux montagnes lisses. Il lui montra ensuite les extrémités de Gog et Magog, puis une autre nation qui avait des visages de chien et qui combattait Gog et Magog. Il lui montra aussi un autre peuple qui combattait le peuple cynocéphale, et encore un autre »8. Certains le tiennent pour un ange ou un prophète, voire, identifié à Aaron, le waṣî de Moïse9, d’autres pour un serviteur de Dieu maltraité par les mécréants qui le battirent sur une corne au point qu’il en mourut, fut ressuscité par Dieu et remis à mort sur une autre corne10. D’autres voient en lui un simple roi qui, accompagné de Khidr (également présent dans la sourate), cherche sans succès à s’abreuver à la source qui confère l’immortalité (c’est le cas chez Firdousi et Nizâmî). Le commentaire de Fakhruddîne Râzî récapitule la plupart des hypothèses11

8. 9.

10. 11.

T̩ abarî, Majma‘ al-Bayân fî tafsîr al-Qur’ân, Beyrouth, Mu’assasat al-A‘lamî, 1994, XVI, p. 7‑8. Voir T̩ûsî, Rawḍat al-taslîm, § 405 (Paradise of Submission, édité et traduit par S. J. Badakhchani, Londres-New York, Tauris Publishers, 2005). Voir aussi Haft Bâb, ch. II. T̩ abarî, XVI, p. 8. Je dis : la plupart, car il ignore celle qui fait du personnage la manifestation de la première hypostase de la trinité nusayrite (cf. T̩ abarânî, Majmû‘ al-a‘yâd, in Rasâ’il al-ḥikmat al‘alawiyyat, III, Diyâr ‘Aql, Dâr li-ajl al-ma‘rifat, 2006, p. 375).

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en accordant sa préférence à celle qui fait de l’énigmatique personnage le fils de Philippe de Macédoine12. On aura reconnu, par maints traits, le héros du Roman d’Alexandre notamment dans sa version syriaque (Tash‘îta d-Aleksandrôs) qui comporte le détail de l’érection d’un mur d’airain destiné à contenir les assauts de Gog et Magog. On sent les exégètes embarrassés par cette figure et comme obligés d’accumuler les fables à son sujet, certaines d’ailleurs puisées dans les diverses légendes consacrées au personnage ou dans le Shah-Nameh qui en fait le véritable prince héritier de l’empire perse. Il n’en va pas de même des soufis qui transporteront la geste dans leur sphère propre et en proposeront une explication idoine. L’interprétation de Qâshânî (qui fera l’objet de la présente étude) suit pas à pas les scansions du texte coranique pour opérer la transposition d’une sphère théologico-politique à une dimension psycho-mystique où se passe le combat pour la réalisation spirituelle, mettant aux prises des tendances opposées dans la personne même. Parmi les commentaires des soufis, le sien est le seul à prêter une attention aussi soutenue à la péricope et à en proposer une interprétation au plan du sujet (qui considère tous les protagonistes et les éléments (par exemple, le mur, et ailleurs le bâton de Moïse13) comme des aspects 12. 13.

Al-Tafsîr al-kabîr, Le Caire, Al-Maṭba‘a al-bahiyya, 1938, XXI, p. 163‑165. Qâshânî, Ta’wîlât al-Qur’ân (publié sous le titre de Tafsîr Ibn ‘Arabî, Le Caire, 1903), I, p. 243 ; ad Coran 7:107. Pierre Lory lui a consacré une belle étude (Les Commentaires ésotériques du Coran d’après ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî, Paris, Les Deux Océans, 1980) qui n’aborde pas l’exégèse qâshânienne de la péricope sur Ḏû l-Qarnayn.

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ou des tendances d’une même personne14, celle qui chemine vers la perfection en l’occurrence). À titre de comparaison, le commentaire de Qushayrî (intitulé Laṭâ’if al-îshârât) qui ne fait l’exégèse que de trois versets, et ceci au plan de l’objet (nous n’avons pas affaire à des facultés psychiques qui entrent en dissidence ou divergence, mais à des personnes plus ou moins croyantes), maintient le cadre légendaire alors qu’il est démythologisé chez Qashânî15. Les Ḥaqâ‘iq al-tafsîr de Sulamî ne rapportent qu’une élucidation, de teneur morale, celle d’Ibn Aṭâ’, portant sur un seul verset. § 2. L’auteur16 qui appartient à l’école d’Ibn ‘Arabî, propose en ses Ta’wîlât al-Qur’ân, une interprétation révélante (ou inspirée) (ta’wîl kashfî) qui découvre dans le texte sacré une dimension cachée dont il lui appartient d’élucider le contenu. Il cite dans la préface de son com14.

15.

16.

L’interprétation au plan de l’objet considère les personnages et les éléments dans leur autonomie. L’approche et la terminologie sont de Jung (Über die Psychologie des Unbewussten, ch. VI). Il est à noter que Jung a proposé dans Über Wiedergeburt une interprétation de la sourate 18 qui suit les principes de sa psychologie. Il y fait d’Alexandre le compagnon de l’énigmatique Khadir qui apparaît dans la même sourate et traite le tout à la lumière de sa théorie de l’individuation, les deux personnages, ainsi que la barrière érigée, figurant le Soi. La démythologisation peut aller chez Qâshânî au-delà de la simple interprétation psychologisante. Par exemple, au sujet de Khadir. Il ne se contente pas d’en faire la métaphore du basṭ, il va jusqu’à mettre en doute qu’il soit un homme qui vivra jusqu’à la fin des temps, semblant lui préférer une explication au plan du sujet (Qâshânî, Iṣtilâḥât al- ṣûfiyyat, p. 170). Mort en 1329. Vraisemblablement shî‘ite (en raison de ses références récurrentes au Prince des croyants, ‘Alî, à l’Imâm Ja‘far al- Ṣâdiq et aux notions de Walî et de Mahdî).

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mentaire un hadîth : « Nul verset qui soit descendu sans avoir un dos (zhahr) et un ventre (baṭn) »17. Ce qui revient à dire que tout verset possède un sens exotérique (zhâhir, manifeste, développé) et un sens ésotérique (bâṭin, dissimulé, enveloppé), le premier bénéficiant de l’explication littérale (tafsîr) tandis que le second est livré à l’interprétation qui reconduit à la teneur primordiale (ta’wîl comme retour à l’Un, awwal). Ce qui apparaît significatif à cet égard est que dans le cadre du ta’wîl, Qâshânî réserve une place de choix à la correspondance entre un événement extérieur et l’intime de la personne. Le terme dont il use est taṭbîq, une application d’une réalité à une autre. On pourrait dire : un transfert, qui serait une sorte de métaphorisation à rebours. On tient le niveau littéral pour une allégorie (alors que, suivant le tafsîr, ce n’est pas le cas). Dans cette quête anagogique, ce vers quoi on s’élève, c’est moins le cercle de la divinité en elle-même que la personne dans son cheminement vers la sainteté. Plutôt la psychologie sacrée que la théosophie. Les personnages du drame se réduisent finalement à deux : l’homme et Dieu. D’emblée, Qâshânî fournit la clef qui ouvre le texte : Ḏû l-Qarnayn était un Grec, et le taṭbîq en est « en cette existence, le cœur (qalb) »18, qui est à la fois le centre dynamique de la personne et le lieu exclusif où s’épi17.

18.

Publié sous le nom de Tafsîr Ibn ‘Arabî, Le Caire, 1903, I, p. 3. Je ne le mentionnerai désormais que sous celui de Ta’wîlât alQur’ân. Le commentaire de la péricope de Ḏû l-Qarnayn se lit aux pages 409‑412. On n’oubliera pas que Firdousi qualifie systématiquement Alexandre de « Roi au cœur éveillé » (bidâr-del) (par exemple, Iskender, v. 1159). On rencontre aussi « cœur pur » (pâk-del) : « Ô roi au cœur pur qui cherches les meilleurs mystères » (v. 1133).

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phanise le Nom suprême (celui du Soi divin)19. Le cœur de l’adorateur est l’unique créature, selon le soufisme, susceptible de contenir le Créateur. Il est à noter que l’attribution n’est pas univoque, car Moïse et Jésus et d’autres sont également tenus pour des allégories du même organe central20, ce qui porte à penser que Ḏû l-Qarnayn est un prophète comme eux. Quant au surnom du Macédonien, il lui vient du fait qu’il s’est emparé de deux régions, orientale et occidentale. Qâshânî voit dans le verset 84 : « Nous l’avons affermi sur terre et lui avons donné une voie vers toute chose », une allusion au cœur qui reçoit en terre corporelle les aptitudes à acquérir les significations universelles (entendre : les archétypes) ou particulières, frayant à la fois un chemin qui le conduise en quelque région qu’il désire, en Orient et en Occident et un chemin qui lui fasse gagner les perfections auxquelles il aspire. Par significations universelles, il entend les archétypes sis en Dieu, par les particulières celles qui s’attachent au secret des créatures. Le commentaire de Ruzbehân est plus explicite : À Ḏû l-Qarnayn fut donné de voir Dieu en toutes choses21. On constate déjà que nonobstant le fait qu’il ait rapidement cherché à identifier notre personnage comme un conquérant de race hellène22, Qâshânî ne prête plus attention au sens littéral pour ne s’attacher désormais qu’au sens 19. 20.

21. 22.

Ta’wîlât al-Qur’ân, I, p. 54 ; ad Coran 2:113. Ibid., II, p. 22 ; ad Coran 20:28, Hârûn étant, en cette occurrence, l’Intellect. Voir aussi Ibid., I, p. 404 ; ad Coran 18:60. Pour Jésus, Ibid., II, p. 49 ; ad Coran 21:91. ‘Arâ’is al-bayân fî ḥaqâ’iq al-Qur’ân, Cawnpore 1884, ad. loc. Pour le Coran (30:2‑3), les « Romains » sont les Byzantins. Il est à noter que Qâshânî prend le symbole des Byzantins en bonne part puisqu’il en fait « les forces spirituelles » opposées

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métaphorique, contrevenant au principe herméneutique d’Ibn ‘Arabî qui stipule que les deux sens ne doivent pas être absolument dissociés23. « Il suivit donc une voie » (v. 85), soit dans l’attachement au corps et la descente dans le monde inférieur. « Quant il eut atteint le Couchant, il trouva que le soleil se couchait dans une source boueuse et, auprès d’elle, il trouva une peuplade. Nous dîmes : “Ô Ḏû l-Qarnayn ! ou tu la châties ou tu te montres bienveillant envers elle” » (v. 86). Le Couchant désigne, suivant Qâshânî, le lieu où le soleil de l’esprit (rûḥ) se couche. La source boueuse est la matérialité ténébreuse à laquelle l’esprit se trouve mélangé. Les gens sont les facultés psychiques, physiques et spirituelles. Châtier revient à les discipliner et à leur imposer des macérations ; montrer envers elles de la bienveillance, cela revient à les justifier et gratifier. « Il dit : “Quant à celui qui est injuste, nous le châtierons ; il sera ensuite ramené vers son Seigneur qui lui infligera un châtiment terrible » (v. 87). L’injustice qualifie les facultés qui se livrent aux excès, comme le désir, la colère, l’illusion et l’imagination, ce qui les empêche de s’abandonner à Dieu. Le châtiment envisagé par le mystique n’a, pour le moment, rien d’infernal puisque c’est de lui qu’il s’agit… Elle se constitue d’exercices ascétiques. Le retour au Seigneur correspond à la petite résurrection, syntagme qui, chez Ibn ‘Arabî, désigne soit la mort indi-

23.

aux « forces psychiques étrangères » (les Perses) (Ta’wîlât alQur’ân, II, p. 128 ; ad Coran 30:2‑3). Voir Naṣr Hâmid Abû Zayd, Falsafat al-ta’wîl. Dirâsat fî ta’wîl al-Qur’ân ‘ind Muḥyiddîn Ibn ‘Arabî, Beyrouth, Al-Tanwîr, 1993, p. 197.

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viduelle, soit la vision24 ici-bas du monde futur. Qâshânî incline à la première option puisqu’il ajoute que l’âme souffrira en étant jetée dans le feu de la nature25. Mais il ne néglige pas la possibilité que la punition ait lieu à l’occasion de la Grande Résurrection où elle sera humiliée et anéantie. Toutefois, le terme utilisé, ifnâ’, n’est sans doute pas aussi désespérant qu’il n’y paraît car il évoque le fanâ’, à savoir l’extinction en Dieu. C’est d’ailleurs ce dernier mot qu’utilise Qâshânî en même contexte26. Il est essentiel, chez Qâshânî, que l’état futur du mystique soit en correspondance avec le degré qu’il aura atteint et que l’état physique présent soit déjà le symbole de l’état psychique. Le châtiment apparaît ici comme une pure transfiguration. Qâshânî précise, par ailleurs, qu’alors que la proximité de la petite résurrection est visible, celle de la grande, en tant qu’elle est immatérielle (ou idéale, ma‘nawî) est telle parce qu’elle est la plus proche de chacun pour ce qu’il est dans l’essence (‘ayn) de l’unité (waḥdat)27. Il est clair que l’injustice dont il est question dans le commentaire du verset 87 n’est pas celle des réprouvés ou des hypocrites car elle trouvera miséricorde après que les organes spirituels auront été purifiés28.

24. 25. 26. 27. 28.

Voir aussi Ta’wîlât al-Qur’ân, II, p. 50 ; ad Coran 21:103 : « almawt fî-l-qiyâmat al- ṣughrâ ». Nature, enfer, termes équivalents (Ibid., II, p. 13 ; ad Coran 19 :86). « Al-qiyâmat al-kubrâ bi-l-fanâ’ al-maḥḍ fî ‘ayn al-aḥadiyyat » (Ibid., II, p. 19 ; ad Coran 20:14). Ibid., II, p. 273 (ad Coran 53:57). Il est à noter, bien qu’il n’en soit pas question dans l’épisode de Ḏû l-Qarnayn qu’il y a également une résurrection médiane, mort volontaire (mystique) qui aboutit à la vie du cœur (Ibid., I, p. 234 ; ad. Coran 7:13).

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« Quant à celui qui a cru et a fait bonne œuvre, il aura belle récompense. Et nous lui donnerons des paroles faciles » (v. 88). Qâshânî commence par préciser que la croyance ici se fait moyennant la science et la connaissance, les deux intellects, la pensée et les sens extérieurs. Pour la bonne œuvre, elle se ramène à l’acquisition des vertus et la pratique de l’obéissance. Cela lui vaudra, en guise de récompense le Paradis des Attributs, l’irradiation de leurs lumières et les fleuves de leurs sciences. Pour les paroles faciles, Qâshânî ne voit pas en elle des ordres à exécuter, mais des annonces de l’advenue des aptitudes vertueuses. On en déduit que par le Paradis des Attributs, il ne convient pas d’entendre un site que l’on rejoindrait dans l’au-delà, mais l’accession à un état spirituel. Il s’agit du rayonnement des Attributs divins ici et maintenant qui, pour envelopper la personne du soufî se révèlent à lui, de telle manière que, d’abord, il ne les confonde pas avec l’Essence (la « vallée » des Attributs divins étant intermédiaire entre celle des Actes déployée dans le monde et celle de l’Essence concentrée dans l’impénétrable intimité de Dieu — comme le cœur est intermédiaire entre l’esprit et l’âme, transmettant la lumière de l’un à l’obscurité de l’autre29), et, qu’ensuite, il ne s’identifie pas indûment à eux. Faute encore plus grave que de s’identifier à l’Essence30. 29.

30.

« Le cœur, substance lumineuse immatérielle intermédiaire entre le cœur intérieur et l’âme, est ce par quoi se réalise l’homme. Le philosophe l’appelle l’âme rationnelle, le cœur intérieur étant son ésotérique tandis que l’âme animale en est le véhicule et son exotérique qui est intermédiaire entre lui et le corps » (Qâshânî, Iṣtilâḥât al- ṣûfiyyat, Le Caire, Dâr alMa‘ârif, 1984, p. 154). Ta’wîlât al-Qur’ân, II, p. 373 (ad Coran 79:17,24).

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La méthode du taṭbîq n’est pas entièrement déployée car le texte coranique ne propose pas ici plusieurs personnages auxquels le commentateur fera correspondre des facultés. Il faut pour cela s’appuyer sur d’autres passages. Pour ce qui est des deux intellects (gnostique et pratique, comme on l’apprend par ailleurs), il est digne de remarque que le premier est représenté, à l’occasion, par David et le second par Salomon31. Il est également à noter que la personne douée d’intellect (ḏû l-‘aql) voit les créatures exotériquement et Dieu ésotériquement, tandis que celle qui est douée d’un œil (ḏû l-‘ayn) voit Dieu exotériquement et les créatures ésotériquement32, ce qui revient à penser les choses qui passent sub specie aeternitatis et les éternelles sub specie temporis. « Il poursuivit » (v. 89), une voie de progrès et d’élévation vers Dieu moyennant le dépouillement et la purification. « Quant il eut atteint le Levant, il trouva que le soleil se levait sur une peuplade à laquelle Nous n’avons pas donné de voile pour s’en protéger » (v. 90). L’esprit (soleil) se lève sur les facultés (la peuplade), à savoir les deux intellects, la pensée, l’intuition et la puissance sainte (qudsiyyat). L’absence de voile est à prendre en bonne part puisque Qâshânî précise que les facultés sont ainsi illuminées par l’esprit en sorte qu’elles acquièrent les significations universelles. « Il en faut ainsi et Nous connaissions ce qu’il détenait » (v. 91). Qâshânî applique le propos au cœur : ce qu’il en est du cœur et de ce qu’il possède en sciences, 31. 32.

Ibid., II, p. 46 (ad Coran 21:78). Qâshânî, Iṣtilâḥât al- ṣûfiyyat, p. 172.

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connaissances, perfections et vertus, seul Dieu en possède le savoir, ce pourquoi il est appelé le trône de Dieu. Alors que dans le Coran (57 :4), le trône ne désigne pas le cœur, son commentateur explicite : Dieu s’assit sur le trône du cœur33 — comprenons que le lieu d’élection de la divinité est l’intime du soufî. Qâshânî semble faire bénéficier d’une modalité qui, selon le Coran (17:85) appartient à l’esprit, lequel « relève de l’ordre » du Seigneur et qu’il est, pour cela, inconnaissable. C’est simplement dire l’importance qu’il accorde au cœur qu’il ne convient pas pour cela de confondre avec l’esprit. Alors que ce dernier, qui n’est pas de substance créaturelle, remonte au règne de l’instauration première, monde des essence immatérielles34, le cœur est de nature composite, lien entre la lumière de l’esprit et la ténèbre de l’âme, né de leur union35. La notion hérite du Coran une description dynamique car le cœur peut être malade (2:10) ou sain (26:89), ignorant (23:63) ou tourné vers Dieu (50:33), violent (48:26) ou miséricordieux (57:24). L’étymologie consacre l’idée d’un retournement (24:37). On pourra dire que pour Qâshânî, le cœur est mouvement, les étapes de son évolution recevant le titre de « maisons »36. « Puis il suivit » (v. 92) une voie qui le fit cheminer en Dieu (al-sayr fî l-Lâh). On constate que le cœur est maintenant fermement établi dans la divinité. Il s’est 33.

34.

35. 36.

Ta’wîlât al-Qur’ân, II, p. 294 (ad Coran 57 :4). Voir aussi II, p. 396 (ad Coran 91:4) : « Le cœur est le lieu de la connaissance et le trône du Miséricordieux ». Ibid., I, p. 384 (ad Coran 17:85). Qâshânî précise ailleurs que ce que les soufîs appellent rûḥ est équivalent à ce que les philosophes appellent ‘aql (Ibid., I, p. 26 ; ad Coran 2:29). Voir aussi II, p. 396 ; ad Coran 91:4. Cf. Iṣtilâḥât al-ṣûfiyyat, p. 59.

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comme simplifié. En effet, pivot de toute la vie spirituelle, il est pour ainsi dire duel : d’un côté, il est tourné vers l’âme (et reçoit le nom de ṣadr), de l’autre vers le cœur intérieur (le fu’âd). Que le ṣadr soit soumis aux attributs psychiques, l’homme se voit vaincu par les tendances bestiales et sataniques. Que si, au contraire, il se tourne vers Dieu dans l’obéissance, il s’en trouve illuminé, ainsi que l’âme. Quant au fu’âd, il est le lieu où la personne, dès lors qu’elle y prend son site, reçoit les vérités supérieures qui rejaillissent sur l’ensemble37. Or, à présent, il n’est plus partagé entre Dieu et le monde et chemine dans la simplicité des voies divines. « Et quand il eut atteint un endroit situé entre les deux barrières, il trouva derrière elles une peuplade qui ne comprenait presque aucun langage » (v. 93). Les barrières, des montagnes dans le Coran, signifient à présent des mondes. En ce lieu intercalaire le cœur est à son rang et à sa station (maqâm) originelle, entre les flancs des deux montagnes de Dieu (al-ilâh). Le voyage en Orient et en Occident traduit des descentes et des élévations. La peuplade désigne la nature corporelle et les sens extérieurs dont l’ignorance vient du fait que, n’ayant pas accès aux significations, ils ne peuvent en parler. « Ils dirent : “Gog et Magog sont des corrupteurs sur la terre. Pourrions-nous t’accorder un tribut pour que tu ériges entre eux et nous une barrière ?” » (v. 94). Suivant les explications exotériques, Gog et Magog sont meurtriers et même cannibales. Le mal en sa nudité. Chez Qâshânî, la nature corporelle et les sens extérieurs, s’ex37.

Ta’wîlât al-Qur’ân, I, p. 17 ; ad Coran 2:15. Le fu’âd jouit d’une vision sans déclin, car attaché seulement au Seigneur, il ne connaît pas la création.

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primant à partir de leur état, accusent les revendications et conceptions38 illusoires (à savoir Gog) ainsi que les suggestions (wasâwîs) et désirs fantasmatiques (Magog) de provoquer des corruptions en terre corporelle en la poussant aux méfaits, aux passions négatrices de l’ordre et des bonnes actions. Le corps s’en trouve perturbé, les lois bonnes et les assises de la sagesse ruinées alors que règnent les catastrophes, les dissensions, les dérives passionnelles et les hérésies contraires à la justice lesquelles ravagent les plantations. La barrière est une allégorie de l’interdit légal ou voile du cœur destiné à prévenir les transgressions, toutes choses dévolues à la sagesse pratique opposée à l’âme qui incite au mal, dont Pharaon représente la personnification dans l’histoire de Moïse39. Remarquons que la nature corporelle, en ceci qu’elle est victime de ces calamités, est à même de diagnostiquer le mal. Elle va même jusqu’à offrir au cœur son concours puisque sa contribution consiste dans ses aptitudes propres et ses connaissances. « Il dit : “Ce que mon Seigneur m’a conféré (en termes de significations universelles et particulières acquises par l’expérience et le cheminement en Orient et Occident) vaut mieux. Prêtez-moi une force (c’est-à-dire action et obéissance) et je construirai un remblai entre vous et eux” (à savoir la sagesse pratique et le précepte légal) » (v. 95). Trois points sont à souligner : que les prescriptions légales dont il est question émanent de l’instance naturelle et non pas surnaturelle, qu’ils ne servent que d’auxiliaires et qu’il convient de les mettre en pra38. 39.

Définition des ḥawâjis : pensées (ou inclinations) psychiques (Iṣtilâḥât al- ṣûfiyyat, p. 68). Ibid., II, p. 92 ; ad Coran 26 : 29.

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tique (ceci à l’encontre de l’attitude des anomistes, des antinomistes et même des spiritualistes purs comme les chrétiens qui négligent la loi40). « “Apportez-moi des blocs de fer”. Lorsqu’il eut comblé l’espace entre les deux montagnes, il dit : “Soufflez !” Puis, lorsqu’il en eu fait une fournaise, il dit : “ Apportez-moi du cuivre fondu, que je le déverse dessus” » (v. 96). Les blocs de fer sont les formes pratiques et les états des actes. Combler l’espace, c’est égaliser par le moyen de l’équilibre et de l’estimation (deux tâches dévolues à la loi). Le cœur donne ordre aux forces animales (ḥayawâniyyat) d’insuffler dans les formes les significations particulières et les vertus psychiques. Atteindre la condition ignée, c’est avoir acquis la science de l’agir. Le cuivre fondu vaut pour l’intention qui occupe un état intermédiaire entre la science et l’action en lequel s’unissent l’esprit de la science et le corps de l’action en sorte d’ériger, à partir de tous ces ingrédients, la barrière grâce à laquelle l’âme trouvera sa quiétude. « Ainsi ils ne purent l’escalader ni le perforer » (v. 97). Les revendications et conceptions illusoires et les suggestions et désirs fantasmatiques sont ainsi jetées dans l’impuissance face à la haute barrière comprenant les aptitudes pratiques, les invocations, les sciences et les arguments invincibles. « Il dit : “Ceci est une miséricorde de mon Seigneur. Mais lorsque viendra la promesse de mon Seigneur, Il le nivellera (…)” » (v. 98). Cette barrière, à savoir la loi, est une miséricorde de Dieu étendue à ses adorateurs qui est de nature à leur assurer leur sécurité et leur survie. À la 40.

Ibid., I, p. 8 ; ad. Coran 1:7.

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petite résurrection, la mort corporelle, Dieu détruira l’ouvrage car il deviendra inutile. En effet, la Loi ne subsiste pas dans l’au-delà. Elle a beau être une sorte d’émanation de la divinité, elle concerne le monde et n’a de pertinence que par rapport à lui. « Nous les laisserons, ce jour-là, déferler comme les flot les uns sur les autres et on soufflera dans le cor et Nous les rassemblerons tous » (v. 99) — ce qui revient à les laisser se mélanger dans l’esprit parce qu’il n’y aura plus de site corporel. Le cor provoque la deuxième naissance. Le rassemblement universel, c’est la grande Résurrection, à savoir l’extinction en Dieu et Sa manifestation en Ses Actes. C’est alors seulement qu’on pourra dire que tout est accompli. Le cœur mystique pourra alors trouver à répliquer à l’Alexandre (forgé par la littérature) protestant : « Mon seul regret est que ce monde Soit limité à cette étroite roche : Dieu a fait trop peu de terre à un homme de valeur »41.

41.

Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, II, v. 3085‑3087.

Table des matières Chapitre I L’ange et la contingence. Suhrawardî et les ismaéliens...........................13 Chapitre II L’ange de la pleine révélation spirituelle. La revendication de Satan selon T̩ ûsî.............31 Chapitre III Mal et ontologie chez T̩ ûsî..............................57 Chapitre IV Soufisme et tolérance religieuse......................73 Chapitre V Alexandre comme symbole du cœur chez ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî....................99

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Jad Hatem

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Une philosophie de l’ange réfléchit sur l’individu le plus proche de la divinité. Proximité qui tient à trois facteurs : la génération, les multiples fonctions à remplir, les drames qu’il est susceptible de provoquer au ciel comme sur la terre. Le défaut dans l’être qu’est sa contingence apparaît comme l’origine de notre monde avec ses beautés et ses noirceurs. C’est ainsi qu’une pensée de l’ange s’entrelace avec une pensée du mal, de la révélation et de la rédemption. Le présent essai, centré sur Suhrawardî, Qâshânî et la philosophie ismaélienne, donne également la parole à deux éminents mystiques, Hallâj et Ibn ‘Arabî sur le sujet de la tolérance religieuse. Jad Hatem, professeur de philosophie à l’Université Saint-Joseph, a notamment publié L’amour pur hyperbolique en mystique musulmane (Éd. du Cygne), Qui est la vérité ? (Hermann), Empédocle, Qohélet, Bar Hebraeus (Orizons), ainsi que plusieurs ouvrages sur Schelling.

L’ange, le mal et la contingence

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Orizons

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La main d’Athéna / Philosophie