L'amour de l'art : les musées d'art européens et leur public [2e éd. rev. et augm. ed.] 9782707300287, 2707300284

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L'amour de l'art : les musées d'art européens et leur public [2e éd. rev. et augm. ed.]
 9782707300287, 2707300284

Table of contents :
ayant-propos
l'air du temps
les démarches de la recherche
les conditions sociales de la pratique culturelle
oeuvres culturelles et attitude cultivée
les lois de la diffusion culturelle
conclusion
Chronologie des recherches utilisées
éléments de bibliographie
index
table des graphiques et des tableaux
table des matières

Citation preview

?.E SENS COMMUN

pierre bourdieu e t alairi darbel

l'amour de l’art ies musées d'art européens e t leur public

D A N S LA MÊME COLLECTION P. Bourdieu et J.-C. Passeron Les héritiers — Les étudiants et la culture

Ecole libératrice ou école conservatrice ? P. Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon Un art moyen — Les usages sociaux de la photographie

L'art le plus quotidien n'est-il pas aussi le plus exotique ? Darras Le partage des bénéfices — Expansion et inégalités en France (1945-1965)

L'expansion économique est-elle capable, par soi seule, de réduire les inégalités et d'enrayer l'action des mécanismes de conservation sociale ? Luc Boltanski Le bonheur suisse

Peut-on être l’héritier des puritains ? Raymonde Moulin Le marché de la peinture en France

Y a-t-il une bourse des valeurs artistiques ? Erwin Panofsky Architecture gothique et pensée sco­ lastique

Comment l'architecture gothique a-t-elle pu être « inventée » ? Comment est-elle devenue un exercice de pensée scolastique ? Edward Sapir Anthropologie — 1. Culture et person­ nalité — 2. Culture

L'anthropologie culturelle ne se condamnet-elle pas à manquer l'homme en prenant comme objet la culture ? Alain de Lattre L’occasionalisme d’Arnold Geulincx

Une dépendance de toutes choses à l'égard de Dieu, dont l'ethique, plus que l'ordre géométrique, fait voir la véritable nature. Ralph Linton De l’homme

Une introduction à l'anthropologie générale.

l'am our de l'a rt

autres ouvrages de pierre bourdieu SOCIOLOGIE DE l ’a lg é r ie , P. U. F., 2e éd., 1961. l e déracin em en t, Ed. de Minuit, 1964 (en collaboration avec A. Sayad). l e s é tu d ia n ts e t l e u r s é tu d e s, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration

avec J.-C. Passeron). l e s h é r it ie r s , Ed. de Minuit, 1964 (en collaboration avec J.-C. Passeron). un a r t moyen, Ed. de Minuit, 1965. r a p p o r t pédagogique e t com m unication, Ed. Mouton, 1965 (en colla­

boration avec J.-C. Passeron et M. de Saint-Martin). l e m é tie r de s o c io lo g u e , Ed. Mouton/Bordas, 1968 (en collaboration

avec J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon).

autres ouvrages de pierre bourdieu et alain darbel t r a v a i l e t t r a v a i l l e u r s en A lg é r ie , Ed. Mouton, 1964 (en collabora­

tion avec J.-P. Rivet et C. Seibel).

autre ouvrage d'alain darbel LA CONSOMMATION DES FAMILLES EN ALGÉRIE, P. U. F., 1961.

pierre bourdieu et alain darbel avec dominique Schnapper

l'am o u r de l'a rt les musées d'art européens et leur public deuxième édition revue et augm entée

LES É D IT IO N S DE M IN U IT

AÄ/3&

© 1969 by l e s é d itio n s d e m inuit 7, rue Bernard-Palissy — Paris-6* Tous droits réservés pour tous pays

ayant-propos

Un ensemble d’enquêtes tel que celui dont les résultats sont rapportés ici ne pouvant être réalisé que grâce au travail de toute une équipe, seul un véritable « générique » permettrait de rendre justice à ceux qui ont fourni des contributions quan­ titativement et qualitativement inégales mais également indis­ pensables. M. Pierre Bourdieu a dirigé l’ensemble de la recherche avec la collaboration de Mme Dominique Schnapper et rédigé le texte de ce livre ; M. Alain Darbel a construit le plan de son­ dage et élaboré le modèle mathématique de la fréquentation des musées. Mlle Francine Dreyfus a participé à toutes les phases de la recherche depuis la réalisation des enquêtes en différents musées et la formation des enquêteurs en d’autres, jusqu’à l’organisa­ tion du codage et du dépouillement des résultats ; elle a, en outre, organisé l’enquête en Grèce, avec le concours du Centre des sciences sociales d’Athènes. Mme Yvette Delsaut et Mlle Madeleine Lemaire, aidées par une équipe d’étudiants lillois (F. Bonvin, D. Chave, M. Davaine, P. Dubois, M. El Bahi, J.-P. Hautecœur, M. Pinçon), ont organisé les pré-enquêtes et les enquêtes réalisées dans les musées de Lille, d’Arras et de Douai et livré des observa­ tions fines et précises sur le comportement des visiteurs. M. Pierre Rivière, calculateur à l’Institut Blaise-Pascal, a éla­ boré le programme de traitement mécanographique ; M. Wenceslas Fernandez Della Vega, du Centre de calcul de la Maison des sciences de l’homme, a assuré l’application du programme d’analyse factorielle. 7

l ’a m o u r d e l ’a r t

M. Eric Walter a réalisé l’enquête par correspondance auprès des membres de la Société des Amis du Louvre. Mlles Loubinoux et Vidal, MM. Darmon et Grignon ont mené des enquêtes sur l’enseignement artistique dans les établissements d’enseigne­ ment secondaire (lycées parisiens et provinciaux, collèges d’en­ seignement général et d’enseignement technique). Mmes et Mlles Barrat, Bacabeille, Carrera, de Catheu, Chocat, Constans, Couland, Cron, Devaulx de Chambord, Hippula, Lejevre, Marcadon, Maréchal, Massoutier, Rouquette, de Thézy, et MM. Fontaine, Sempere, Van Loyen, ont admi­ nistré l’un ou l’autre des questionnaires dans l’un des musées de Véchantillon ; Mlles Moreno, Sastre, et MM. Abbas, Benyahia, Benyacoub, Bouhedja, Maillet, Mindja, Saghi, Settouti, collabora­ teurs techniques au Centre de sociologie européenne, ont réa­ lisé les opérations, souvent très complexes, de codage des résultats ; enfin, M. Salah Bouhedja a assuré le contrôle des dépouillements mécanographiques. M. Villaverde, sous la direction de M. Aranguren, profes­ seur à l’université de Madrid, a organisé l’enquête au musée du Prado, et Mlles Sastre et Moreno dans les musées de Barce­ lone ; Mlle Hélène Argyriades, du Centre des sciences sociales d’Athènes dirigé par le professeur Peristiany, a réalisé l’en­ quête en Grèce ; Mme Angela Cacciari a organisé et réalisé l’enquête dans trois musées milanais et à Bologne ; M. Gil­ bert Kirscher a organisé l’enquête aux Pays-Bas et Mme Nina Lagneau-Markiewicz dans les musées polonais avec le concours de VAcadémie des sciences de Pologne. L ’enquête elle-même n’aurait pu être menée à bien sans la compréhension que nous ont manifestée MM. les conserva­ teurs des musées d’Agen, Arles, Arras, Autun, Bourg-en-Bresse, Colmar, Dieppe, Dijon, Douai, Dreux, Laon, Lille, Louviers, Lyon, Marseille, Moulins, Pau, Rouen, Tours, des Arts déco­ ratifs et du Jeu de Paume à Paris, et sans la collaboration que certains d’entre eux nous ont apportée. Nous les en remercions ici, ainsi que M. le Directeur des musées de France et la direc­ tion des musées de France qui ont sans cesse soutenu notre 8

AVANT-PROPOS

entreprise, M. YInspecteur général des musées de province et ses collaborateurs dont les conseils nous ont été précieux, et la conservation du musée des Arts décoratifs qui a bien voulu nous confier l’exploitation de 4 000 questionnaires recueillis lors de l’exposition « Antagonismes ». Que soient aussi remerciés MM. les Conservateurs du musée du Prado et des musées du Peuple espagnol, du musée d’Art moderne et du musée Picasso à Barcelone ; des musées archéo­ logique national et Bénaki à Athènes, du musée de Delphes et du musée de Nauplie ; du Rijksmuseum d’Amsterdam, du Gemeentemuseum de La Haye, des musées de Groningue et d’XJtrecht ; du Castello Sforzesco et de la Pinacothèque de la Bréra de Milan ; des musées de Poznan, de Lublin, de Var­ sovie, de Cracovie, de Lodz, dont la collaboration nous a permis de réaliser l’enquête européenne.

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« Laissez aux œuvres d’art leur éloquence naturelle et le plus grand nombre les comprendra ; cette méthode sera plus efficace que tous les guides, toutes les conférences et tous les discours. » F. S chmidt-D egener,

« Musées 2> in Les Cahiers de la république des lettres, des sciences et des arts, XIII.

« Ce qui était essentiellement un bastion aristocratique est devenu de nos jours un lieu de rencontre pour les gens de la rue. » « Le musée en tant que centre culturel, son rôle dans le déve­ loppement de la collectivité », UNESCO.

l'air du temps

La religion de l’art a aussi ses intégristes et ses modernistes, mais qui s’accordent pour poser la question du salut culturel dans le langage de la grâce. « D’une manière générale, écrit Pierre Francastel, il faut bien constater que si l’existence d’hommes ayant l’oreille fausse est généralement reconnue, tous s’imaginent voir spontanément et correctement les formes. Il n’en est rien, pourtant, et le nombre d’hommes intelligents qui ne voient pas les formes et les couleurs est déconcertant — tandis que d’autres, peu cultivés, ont la vue juste K » N’est-ce pas le ton de la mystique du salut ? « Le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. » Et c’est la même logique qui porte à n’accorder qu’à quelques-uns les signes et les moyens de l’élection et à louer la sainte simpli­ cité des ignorants et des enfants : « La sagesse nous envoie à l’enfance : nisi efficiamini sicut parvuli. » « Ne vous éton­ nez pas de voir des personnes simples croire sans raisonner2. » De même, la représentation mystique de l’expérience esthé­ tique peut porter les uns à réserver aristocratiquement à quelques élus et les autres à accorder libéralement aux « pauvres en esprit », cette grâce de la vision artistique qu’ils nomment « l’œil ». Il s’ensuit que l’opposition entre les traditionalistes et les

1 P. Francastel, « Problèmes de la Sociologie de l’Art », in G. Gurvitch. Traité de Sociologie, Paris, P.U.F., 1960, T. II, p. 279. Seul le souci d'authentification nous a portés à mentionner les références des textes que nous avons retenus, entre tant de même inspiration, comme particulièrement significatifs. 2 Pascal, Pensées, passim.

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l ’a m o u r d e

l ’a r t

modernistes est plus apparente que réelle. Les premiers ne demandent rien au lieu et aux instruments du culte artistique que de mettre les fidèles en état de recevoir la grâce. Le dépouil­ lement et le dénuement encouragent à l’ascèse qui conduit à la vision béatifique : « S’il est bon qu’une certaine agitation vienne battre la porte du musée, le visiteur, aussitôt franchie celle-ci, doit trouver l’élément sans lequel il ne peut y avoir de rencontre profonde avec l’œuvre plastique : le silence3. » Quand tout est affaire de disposition et de prédispositions — puisqu’il n’est aucun enseignement rationnel de ce qui ne peut s’apprendre — , que peut-on sinon créer les conditions favorables au réveil des virtualités qui sommeillent en quelquesuns ? S’inquiéter des caractéristiques sociales ou culturelles des visiteurs, ne serait-ce pas supposer déjà qu’ils peuvent être séparés par d’autres différences que celles que crée la distri­ bution imprévisible des dons ? « Le discernement des visiteurs, de leur classe sociale, et de leur nationalité, apparaît, d’une part, comme assez compliqué et, d’autre part, ne semble pas à beaucoup avoir d’intérêt, ni d’utilité. Certains musées ont même estimé que cette question était inactuelle, voire incon­ venante (...). Nombre de musées reconnaissent qu’ils n’ont encore fait aucune tentative ni expérience dans ce sens et déclarent qu’il est impossible d’en faire4. s> « Tandis que saint Bernard, nous dit Erwin Panofsky, (...) s’écrie avec indignation : « Qu’est-ce que l’or a à faire dans

3 Avant-projet de programme pour le musée du X X e siècle, ronéot. p. 5 ; cf. aussi P. Gazzola in Musées et Collections publiques de France, avril-juin 1961, pp. 84-85 : « C’est seulement dans la « neutralité » que les œuvres exposées peuvent déployer librement leur signification expressive. Et c’est aussi cette ambiance, laquelle doit être automatique­ ment abstraite jusqu’à devenir impersonnelle, mais en même temps être scrupuleusement parachevée, afin de se garder de toute suggestion pos­ sible, qui crée les conditions psychologiques idéales pour le visiteur. » Cf. encore M. Nicolle in « Musees », Les Cahiers de la république des lettres, des sciences et des arts, XIII, p. 141 : « Nous avons déjà signalé 1inconvenient de ces leçons publiques, lectures données dans les salles, promenades accompagnées dont le bruit trouble si désagréablement les travailleurs paisibles. » 4 UNESCO, CUA/87, p. 4.

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l ’a ir

du

tem ps

le sanctuaire ? », Suger demande que tous les splendides vête­ ments et vases sacrés acquis sous son administration soient apportés dans l’église (...). Rien n’était plus éloigné de l’esprit de Suger que l’idée de tenir les séculiers hors de la Maison de Dieu : il voulait accueillir une foule aussi grande que pos­ sible pourvu que fût évité le désordre — aussi avait-il besoin d’une église plus grande. Rien ne lui semblait plus injustifié que d’interdire aux curieux l’accès aux objets sacrés : il vou­ lait exposer ses reliques aussi « noblement » que possible et les mettre bien en évidence, avec le souci seulement d’éviter les bousculades et le vacarm e5. » Ainsi, ceux qui tiennent aujourd’hui que l’ascèse rituelle et le dépouillement cistercien ne sont pas les seuls moyens d’accéder à la communion avec l’œuvre et entendent proposer aux fidèles des voies m o ins abruptes peuvent invoquer le patronage de celui qui, par ses achats de pierres précieuses, de vases rares, de vitraux, d’émaux et de tissus « annonçait la rapacité désintéressée du directeur de musée moderne. » Mais ne s’inspirent-ils pas, comme lui, de la conviction que l’œuvre enferme assez de persuasion mira­ culeuse pour convertir ou retenir, par sa seule efficace, les âmes bien nées ? Ne sont-ils pas des tenants de cet anagogicus mos, de cette méthode d’élévation qui confère à l’harmonie et au rayonnement (compactio et claritas) des œuvres matérielles le pouvoir de conduire à l’illumination, < en transportant des choses matérielles aux choses immatérielles » (de materialibus ad immaterialia transferendo) ? « Lorsque des objets possèdent une valeur plastique, ils détiennent une telle force suggestive qu’il est plus aisé de la rendre perceptible que d’en détourner l’attention (...). L ’objet, pour exister, doit se laisser goûter6. » « Un musée devrait être un endroit où le visiteur somnolent serait sommé de vibrer au

5 E. Panofsky, L’abbé Suger de Saint-Denis, in Architecture gothique et pensée scolastique, trad, et postface de P. Bourdieu, Paris, Ed. de Minuit, 1967, p. 30. 6 G. Salles, Le Regard, 1939, cité par G. Wildenstein, in Supplément à la Gazette des Beaux-Arts, n° 1110-1111, juillet-août 1965.

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l ’a m our d e l ’a r t

contact des œuvres sublimes7. » « Le véritable aimant du tourisme, c’est la curiosité historique et artistique 8. » « Au lieu de profiter de cette possibilité unique et incomparable d’en­ seigner par l’impression directe des objets, on se perd dans la série des autres procédés éducatifs, qui veulent transmettre des connaissances plus ou moins superficielles au moyen de concepts purement intellectuels. On n’atteindra d’ailleurs jamais les couches profondes du public par ces méthodes didacti­ ques 9. » Et les témoins les plus lyriques tirent argument de la place que notre civilisation fait à l’image pour se convaincre que la force d’attraction de l’œuvre picturale se trouve aujour­ d’hui redoublée : « L’art, écrit René Huyghe, n’a jamais été aussi important, aussi obsédant qu’en notre temps : jamais si répandu, si goûté, mais jamais si analysé, si expliqué. Il pro­ fite (et surtout la peinture) du rôle primordial que les images conquièrent dans notre civilisation 101. » L ’homme de la culture de l’image n’est-il pas immédiatement doté de la culture néces­ saire pour déchiffrer l’œuvre picturale, image entre les images ? « Le musée a le privilège de parler le langage de l’époque, le langage de l’image, langage intelligible à tous et le même dans tous les pays (...). Le musée est entré dans nos mœurs. Il sera bientôt le complément nécessaire, la doublure de toutes nos activités n. » Et ne peut-on, en tout cas, mettre la force des images au service du culte de l’image ? « C’est la publi­ cité intelligemment organisée qui peut seule amener à nos collections d’art une cour nouvelle, d’une étendue insoupçon­ nable 12. » Les temps sont venus et l’avènement du Royaume de l’Art sur la terre se laisse déjà entrevoir : « Il semble nécessaire d’attirer sur ce point, et d’une façon instante et grave, l’atten7 A. 8 G. 9 G. 10 R. 11 G. tembre 12 G.

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Lhote, in Les Cahiers, loc. cit., p. 273. Douassain, in Les Cahiers, loc. cit., p. 368. Swarzenski, in Les Cahiers, loc. cit., p. 153. Huyghe, Dialogue avec le visible, Paris, Flammarion 1955, p. 8. Salles, in Musees et collections publiques de France, juillet-sep­ 1956, pp. 138 et 139. Pascal, in Les Cahiers, loc. cit., p. 117.

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du

tem ps

tion des Etats, afin qu’ils répondent à ces besoins nouveaux et impératifs des populations modernes qui sont comme saisies par une nouvelle faim, spirituelle celle-là, et qui réclament une nouvelle nourriture terrestre 13. » La prophétie eschatologique est le couronnement naturel de cette mystique du salut. En définitive, les anciens et les modernes s’accordent pour abandonner entièrement les chances de salut culturel aux hasards insondables de la grâce ou, mieux, à l’arbitraire des « dons ». Comme si ceux qui parlent de culture, pour eux et pour les autres, c’est-à-dire les hommes cultivés, ne pouvaient penser le salut culturel que dans la logique de la prédestina­ tion, comme si leurs vertus se trouvaient dévalorisées d’avoir été acquises, comme si toute leur représentation de la culture avait pour fin de les autoriser à se convaincre que, selon le mot d’une vieille personne, fort cultivée, « l’éducation, c’est inné ».

13 UNESCO, CUA/87, p. 16.

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les démarches de la recherche

Avant d’entrer dans l’analyse et l’interprétation des résultats des différentes enquêtes qui ont fourni la matière de ce livre, on a voulu décrire, aussi précisément que possible, les conditions dans lesquelles ils ont pu être obtenus.

Disposant d’un corps d’hypothèses qu’un ensemble de recher­ ches antérieures sur les processus de diffusion culturelle avaient permis d’éprouver, on pouvait concevoir une enquête systé­ matique sur le public des musées européens, ses caractéris­ tiques sociales et scolaires, ses attitudes à l’égard du musée et ses préférences artistiques comme une démarche de véri­ fication destinée à confronter un système cohérent de pro­ positions théoriques avec un système cohérent de faits produits p ar — et non pour — les hypothèses qu’il s’agissait de valider.

Le questionnaire L ’utilisation d’un questionnaire très simple (Cf. App. 1) s’imposait particulièrement en un domaine où les sujets enga­ gent des valeurs et sont donc portés, même inconsciemment, à se faire valoir en s’orientant vers la réponse qu’ils jugent la plus noble. Si, dans le cas de la question (III) sur les rai­ sons de la venue au musée, on s’est délibérément refusé à prévoir les réponses « nobles », telles que « parce que j’aime l’art », ce n ’est pas au nom d’une sorte d’agnosticisme esthé­ tique mais parce que la pré-enquête réalisée au musée de Lille et les entretiens semi-directifs avaient montré que ces réponses attiraient des sujets qui étaient venus, en réalité, pour d autres raisons. Les mêmes préoccupations ont dominé l’élaboration des questions d’opinion : l’intention du questionnaire n était pas de mettre aux voix l’introduction de flèches et de pan­ neaux (questions V et VI) dans les musees mais de mesurer 21

l ’a m o u r d e

l ’a r t

indirectement les attentes pédagogiques du public que les pré­ enquêtes et les entretiens libres avaient permis de déceler. Les conditions dans lesquelles le questionnaire devait être admi­ nistré imposaient d’autre part qu’il fût très clair, très bref (pour ne pas retenir pendant plus d’un quart d’heure) et sur­ tout qu’il n’enfermât rien qui pût choquer les visiteurs des différents milieux sociaux. Cette dernière condition n’était pas aisée à remplir puisque les questions qui pouvaient paraître simplistes aux uns pouvaient sembler difficiles aux autres (cf. infra, l’analyse des non-réponses).

L ’échantillon et l’enquête Pour donner à la méthode d’échantillonnage retenue toute son efficacité, il fallait tirer parti de ce que l’on pouvait savoir sur les musées et leur public. En fait, les statistiques disponi­ bles pour les différents pays européens présentaient nombre d’incertitudes en raison de l’hétérogénéité des procédés de comp­ tabilisation des entrées selon les pays et même selon les musées (faute, en particulier, de dénombrement séparé des différents types de visites, notamment des visites gratuites), en raison aussi de l’absence de statistique mensuelle des visites. Néan­ moins, le calcul des moyennes journalières des visites à partir des données de l’enquête a permis de vérifier que les ordres de grandeur fournis par la statistique officielle pouvaient être considérés comme valables h Si les fluctuations que l’on constate d’une année à l’autre, dans un même musée, sous l’effet de l’attraction exercée par une exposition ou par une manifestation locale, interdisent la recherche d’une précision excessive, on peut cependant consi-

1 Les données mêmes de l’enquête ont permis de rendre raison des exceptions apparentes : ainsi, la visite du musée de Bourg-en-Bresse étant couplée avec celle du cloître attenant à l’église de Brou, les statistiques officielles ne tiennent pas compte du fait que seule une faible part des visiteurs de l’église entre effectivement dans les salles du musée.

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LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

dérer que le nombre annuel de visites définit de façon satis­ faisante la hiérarchie des musées. Ainsi, pour la France, le tirage d’un échantillon représentatif de vingt et un musées a pu s’appuyer sur l’analyse multivariée des relations entre les différentes caractéristiques des musées, parmi lesquelles le nom­ bre annuel de visites. A cette fin, un jury composé de cinq conservateurs et spécialistes d’art a sélectionné, parmi les musées français2, cent vingt-trois musées d’art (contenant des peintures et des sculptures) et a évalué, pour chaque musée, la facilité de l’accès, le dynamisme du conservateur, le nombre d’œuvres exposées, le nombre d’œuvres possédées, le type d’œuvres (peintures, sculptures, souvenirs historiques, objets folkloriques, etc.), la qualité globale des œuvres (notée de 0 à 5), le type de présentation. En outre, on a déterminé l’at­ traction touristique de chaque musée en prenant pour indica­ teur le nombre d’étoiles que le guide vert attribue à la ville, au musée lui-même et aux œuvres présentées, obtenant la dis­ tribution suivante : une étoile, Arras, Douai, Dreux, Laon, Louviers, Moulins ; trois étoiles, Agen, Dieppe, Lille, Lyon ; quatre étoiles, Arles, Bourg-en-Bresse, Marseille, Pau, Tours ; sept étoiles, Autun ; huit étoiles, Dijon ; dix étoiles, Colmar, Rouen. On a enfin considéré l’attraction touristique (évaluée d’après les mêmes indices que celle du musée), la situation économique et l’équipement universitaire de la ville ou de la région où se situe le musée. Il est apparu, à l’analyse, que la plupart des caractéristiques des musées étaient étroitement liées entre elles : si l’on écarte les musées qui reçoivent moins de 2 000 visiteurs par an (soit six musées, très difficiles d’accès, offrant des œuvres peu nom­ breuses et médiocrement présentées), on constate que le nombre d’œuvres exposées est très fortement lié au nombre de visi-_ teurs (exception faite de certains grands musées exposant des œuvres relativement peu nombreuses, mais de grande qualité ou très célèbres). Il en est de même de la notoriété des œuvres

2 G. Bamaud, Répertoire des musées de France et de la Communauté, Paris, Institut pédagogique national, éd., 1959.

23

l ’am ou r d e l ’a r t

et de leur qualité (évaluée par le jury de spécialistes), ce qui tend à montrer que, en cette matière, la hiérarchie « offi­ cielle » des musées, telle qu’elle est fournie par les guides touristiques, coïncide avec la hiérarchie « vécue », exprimée par le nombre de visites, et avec la hiérarchie « légitime », définie par les « autorités culturelles ». Ainsi, du fait qu’il est en corrélation avec la plupart des caractéristiques des musées, le nombre annuel de visiteurs peut être considéré comme un critère stratificateur (ce qui garantit

M u sée s

S tra te

p lu s d e 30 000



C o lm a r B o u rg -en -B r. D ie p p e Lyon

20 000 - 30 000 T o u lo u s e

D ijo n L ille R ouen 10 000 - 20 000 T o u r s A u tu n M a rs e ille A rle s 5 000 -

10 000 A r r a s M o u lin s D ouai Pau

1 000 - 5 000 L a o n A gen D re u x L o u v ie rs

F lu x 3

E to ile s

Q u a lité

180 85 70 35

000 000 000 000

2 0 0 2

4 2 2 5

25 30 26 25

000 000 000 000

2 2 2 2

5 5 5 5

19 11 11 14

300 700 000 000

2 0 1 0

4 3 4 2

8 6 7 5

900 500 800 500

0 1 0 1

4 2 3 2

3 2 1 3

300 500 650 000

0 1 0 0

2 3 1 1

3 Chiffres communiqués par M. Delesalle, de la direction des musées de France.

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LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

la précision des résultats) : il suffit donc de constituer quel­ ques grandes strates en prenant pour critère le flux annuel de visites et, afin d’assurer la comparabilité entre les strates, de choisir aléatoirement un nombre égal de musées dans chacune d’elles, sauf pour la strate supérieure qui a le flux le plus élevé de visites et qui comporte le plus petit nombre de musées (ce qui permet d’obtenir la même précision avec un échan­ tillon légèrement m oindre)4. Pour les musées parisiens, qui sont autant de cas particuliers dans une ville incomparable aux autres, deux musées d’art de types différents, le musée du Jeu de Paume et le musée des Arts décoratifs, ont été choisis en dehors du plan de sondage. Les mêmes méthodes d’échantillonnage ont conduit à tirer, pour la Grèce, le musée archéologique national et le musée Benaki d’Athènes, les musées de Delphes et de Nauplie ; pour la Hollande, le Rijksmuseum d’Amsterdam, le Gemeentemuseum de La Haye et les musées de Groningue et d’Utrecht ; pour la Pologne, les musées de Poznan, de Lublin, de Var­ sovie, de Cracovie et de Lodz. Pour l’Espagne, faute d infor­ mations statistiques sur les flux de visiteurs, on n’a pu pro­ céder à un échantillonnage méthodique et l’on ne peut donner le musée du Prado, le musée Picasso, le musée du peuple espagnol et le musée d’art moderne de Barcelone, pour repré­ sentatifs de l’ensemble des musées espagnols, bien que le public de ces musées présente des caractéristiques tout à fait conformes aux lois établies à propos des autres pays5. Le choix des musées étant fait, il s’agissait de procéder à un choix aléatoire des personnes interrogées. Il importait que toute personne entrant au musée pendant le déroulement de l’enquête fût intégrée dans l’échantillon. A cette fin, des enquê-

4 On trouvera, à l’appendice 1, un exposé plus systématique et plus détaillé de la construction de l’échantillon. 5 Le Castello Sforzesco et la Pinacothèque de la Brera de Milan ne pouvant pas être considérés comme représentatifs des musées italiens, on s’est interdit de dégager de l’analyse des observations recueillies dans ces musées autre chose que des indications sur les attitudes et les préférences du public italien.

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l ’am our d e l ’a r t

teurs (les uns envoyés par le Centre de sociologie européenne, les autres recrutés sur place, le plus souvent avec la collabo­ ration du conservateur, et formés par des chercheurs du Centre) ont reçu la charge de présenter le questionnaire aux visiteurs selon des consignes précises qui avaient été mises au point au cours de la pré-enquête. L ’unité statistique choisie est la visite et non le visiteur, le même individu pouvant, théorique­ ment, figurer plus d’une fois dans l’échantillon (ce qui ne s est produit qu’exceptionnellement étant donné la durée de l’en­ quête) et recevant un poids proportionnel à la fréquence moyenne de ses visites au musée. Les visites de groupes sco­ laires ou touristiques posaient un problème : fallait-il conférer à chaque membre du groupe le même poids qu’à un visiteur individuel ? A la limite, la même question valait pour les visites familiales. La solution la moins imparfaite consistait à attribuer le même poids à chaque individu adulte, quitte à isoler les groupes dans l’analyse. Un taux de réponses égal ou supérieur 'à 75 % (compte tenu des groupes) a pu être ainsi obtenu dans les deux tiers des musées. Parmi les visiteurs, il en est qui, ayant accepté de se prêter à l’enquête, ont laissé certaines questions sans réponse. La proportion des « sans-réponse » varie d’une manière signi­ ficative selon le type de questions et selon les catégories sociales, ou plus exactement selon la signification que les différentes catégories sociales ont conféré aux différentes questions. Ainsi, les questions sur les raisons et les conditions de la visite (III et IV) apparaissent à la très grande majorité du public comme des questions de fait, mais la frange supérieure des hautes classes peut déjà y soupçonner une intention : il est des rai­ sons nobles de visiter, il en est de moins nobles, et l’on montre plus de sérieux en visitant un musée avec l’aide d’un guide ou d’un catalogue ; les professeurs et les spécialistes d’art s’abs­ tiennent un peu plus souvent que les autres groupes sociaux comme s’ils voulaient témoigner par là qu’ils contestent la pertinence des questions et des réponses prévues par le ques­ tionnaire (les réponses « nobles » ayant été volontairement omises) [Cf. App. 2, tab. 3]. 26

LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

De même, les questions sur la fréquentation des musées (VIII et IX) n’ont pas le même sens pour tous les sujets : 25 % des visiteurs des classes populaires ne peuvent citer un seul musée et, comme l’a montré l’enquête de vérification, leur abstention n’exprime pas autre chose que l’ignorance alors que, chez les visiteurs des classes cultivées, elle trahit l’impa­ tience devant une question « naïve ». De même encore, la question sur les peintres préférés (XI) est perçue par les visi­ teurs des classes populaires comme une question d’érudition tandis que les sujets des hautes classes la tiennent pour primaire. Etant donné les fluctuations du nombre des visiteurs et de la structure du public dans le temps, il fallait encore choisir, méthodiquement, les moments de l’enquête. La pré-enquête réalisée au musée de Lille ayant fait voir que la structure sociale du public varie selon les jours de la semaine, on pou­ vait supposer que les vacances détermineraient aussi des varia­ tions. Pour saisir les fluctuations saisonnnières sans accroître la durée de l’enquête, on a inclus les vacances de Pâques dans la période d’enquête. Mais on pouvait douter que les vacances de Pâques fussent représentatives des vacances dans leur ensemble, les touristes de Pâques risquant d’appartenir plus souvent aux classes favorisées. Afin d’éprouver la valeur des résultats obtenus, une enquête complémentaire s’est dérou­ lée au mois de juillet dans cinq musées français, les uns situés dans une région peu fréquentée par les touristes (Arras, Laon, Lille), les autres dans des régions touristiques (Arles, Autun) [Cf. App. 3, tab. 1]. Il est apparu que, dans les régions situées au sud de la Loire, la structure du public est identique en été à ce qu’elle est à Pâques, l’effet du tourisme étant à peu près le même pendant les deux périodes ; dans le Nord, qui attire peu les touristes, la structure du public, à peu près identique en été et en période ouvrable, est différente à Pâques du fait que la pratique du tourisme à cette époque de l’année est plus fréquente dans les classes favorisées qui sont alors légèrement sous-représentées. Pour définir le poids qu’il importait de conférer aux enquêtes recueillies dans chacune des deux périodes, il suffisait de 27

l ’a m our d e

l ’a r t

déterminer le nombre relatif des visites correspondant à chaque période. Faute de statistiques mensuelles précises, on a dû recourir au calcul pour estimer qu’en France près de la moitié (45 %) des visites ont lieu pendant les vacances (soit en quatre mois environ)6. Le sondage à deux degrés (les musées d’abord, les visites ensuite) qui a été réalisé, peut-être assimilé à un sondage à un seul degré, le nombre de musées choisis étant responsable pour l’essentiel de l’erreur d’échantillonnage. En outre, un échantillon aléatoire se réfère généralement à une populationmère bien définie et de dimension bien délimitée, tandis que le public virtuel des musées n’a pas de limites spatiales et temporelles précises, un musée pouvant théoriquement recruter ses visiteurs à l’échelle de l’univers. Il en résulte des risques de distorsion, au demeurant minimes, et une certaine limitation intrinsèque de la précision de toute enquête sur le public des musées.

Le codage et l’analyse des résultats

Sachant qu’il ne suffit pas de raffiner l’analyse logique des réponses et de leurs combinaisons possibles pour se conformer aux articulations du réel, chacune des grilles d’analyse a été établie à partir d’une exploitation partielle des résultats et a été précisée chaque fois que les cas rencontrés l’exigeaient. C’est le même souci de rigueur qui a conduit à n’élaborer le programme de traitement mécanographique qu’après l’analyse d’un échantillon de 1 000 questionnaires et à n’appliquer un

„6 ^ es mêmes procédures d’échantillonnage dans le temps ont été utili­ sées en Grèce et en Hollande, à la différence que l’on a retenu les. vacances d’été plutôt que les vacances de Pâques. Pour la Pologne, étant donné la très faible importance du flux touristique, le problème’ne se posait pas. En Espagne, les enquêtes ont été effectuées seulement pendant les vacances d’été, en sorte que l’échantillon s’en trouve affecté d’un biais important.

28

LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

programme d’analyse factorielle qu’après avoir saisi, par d’au­ tres méthodes, les relations entre les principales variables expli­ catives. Pour réaliser cette analyse factorielle, les 9 226 ques­ tionnaires recueillis dans les musées français ont été séparés en deux sous-populations, celle des individus de niveau inférieur au baccalauréat (M l) et celle des individus de niveau supé­ rieur ou égal au baccalauréat (M 2)7. Contrairement à ce qui a été fait dans l’étude principale, chaque questionnaire a reçu im poids égal ; quatorze items seulement, apparus comme les plus significatifs parmi les 53 que comportait le question­ naire, ont été retenus. On trouvera en appendice les matrices de corrélation pour M l et M2 ainsi que les moyennes et les écarts-types pour chacune de ces variables dans chacune de ces sous-populations. Le calcul des « valeurs propres » et des « vecteurs propres » afférents à chacune de ces souspopulations n’apportant rien qui ne soit déjà connu, il ne sera pas reproduit ici. L’enquête principale ayant permis d’établir, à propos d un très grand échantillon, les structures fondamentales du public des musées et les relations significatives et signifiantes entre les caractéristiques sociales des visiteurs et leurs attitudes ou leurs opinions, il devenait possible et nécessaire de vérifier ou de nuancer, sur tel ou tel point, les connaissances acquises. C’est pourquoi plusieurs enquêtes successives, portant sur des échantillons relativement restreints (entre 300 et 1 000 visi­ teurs) du public d’un ou de plusieurs musées dont les caracté­ ristiques étaient connues, ont été menées qui ont fourni des informations sur la relation entre le temps de visite déclaré par les visiteurs et le temps de visite réel, mesuré par des observateurs, sur les rythmes de la fréquentation des musées et leurs variations selon les différentes caractéristiques sociales des visiteurs, sur la relation entre la fréquentation des musées et d’autres pratiques culturelles, tous ces résultats étant soumis

7 Cf. W. F. de la Vega, Analyse factorielle des données d enquête sur la fréquentation des musées, Centre de calcul de la Maison des sciences de l’homme, note interne 14 juin 1965/ODD, 5 p. ronéot.

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à une dernière vérification au moyen d’une enquête qui a été administrée en 1965 à 2 000 visiteurs de différents musées français. La méthode des enquêtes successives a permis non seulement de combler les lacunes de l’information procurée par l’enquête initiale mais aussi et surtout d’éprouver au moindre coût les hypothèses que l’analyse et l’interprétation des données fournies par la première expérimentation avaient fait surgir. L ’essai de formalisation Notre premier lecteur disait être en face des pages mathé­ matiques de ce livre comme ce personnage de Christophe qui, au vu d’une longue démonstration du professeur Cosinus aboutissant à la formule U = O, trouvait que c’était là se donner beaucoup de peine pour un bien maigre résultat. D’autres, plus sensibles à la rigueur féconde du raisonnement mathématique, ne verront peut-être dans les analyses « com­ préhensives »' qu’approximations impressionnistes. Faut-il, après tant d’autres, entreprendre de justifier méthodologiquement l’effort de formalisation, au risque de donner à croire que la méthode d’une science est une technique abstraite et formelle qu’il s’agirait seulement d’ « appliquer » au contenu empiri­ que ? « Les sciences de la nature, disait Henri Poincaré, parlent de leurs résultats ; les sciences sociales parlent de leurs métho­ des. » Pour démentir, au moins une fois, cette boutade, nous nous contenterons de renvoyer aux résultats, certains qu’ils n’auraient pu être obtenus sans l’alliance la plus étroite de deux méthodes également rigoureuses8. L ’étude comparative Pour assurer la comparabilité des résultats, on a veillé à utiliser des procédures identiques, à toutes les phases de la recherche, pour les cinq pays étudiés, Espagne, France, Grèce, 8 Les étapes principales et l’aboutissement des différents raisonnements mathématiques étant toujours repris en langage commun, les lecteurs pourront sauter ces passages sans perdre le fil du discours.

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LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

Hollande et Pologne. Le même questionnaire (à la réserve des quelques adaptations indispensables pour tenir compte des situations nationales) a été administré, dans les mêmes condi­ tions, au public des différents pays. Les mêmes grilles d’analyse ont été appliquées au matériel recueilli, en particulier pour tout ce qui concerne les caractéristiques sociales et scolaires des visiteurs. Choisir de rechercher l’homogénéité formelle des codes, c’était, on ne pouvait l’ignorer, courir le danger, inhé­ rent à toute comparaison d’indices abstraits et faussement inter­ changeables, de comparer des faits formellement comparables mais réellement incomparables et, inversement, d’omettre de comparer des faits formellement incomparables mais réelle­ ment comparables. Mais, en adoptant des catégories d’analyse mieux ajustées aux particularités des différentes conditions natio­ nales, par exemple eu ce qui concerne les niveaux d instruc­ tion, on se serait interdit d’emblée toute possibilité de compa­ raison, alors qu’une interprétation structurale peut toujours resituer des faits sciemment construits par des opérations for­ mellement identiques dans le système complet des relations dont ils tiennent leur sens et leur valeur. Aux problèmes que rencontre toute recherche comparative comme mise en relation de faits ou de systèmes de faits insérés dans des systèmes de relations dont ils tiennent leurs propriétés spécifiques s’ajoutaient toutes les difficultés qui résultent des incertitudes ou des lacunes des sources statistiques. On ne pou­ vait en effet échapper au piège des ressemblances ou des dis­ semblances apparentes, directement livrées par 1 expérimentation, qu’à condition de prendre en compte, dans une comparaison systématique, les différences systématiques ou mieux, les dif­ férents systèmes de facteurs exerçant ce que l’on peut appeler un effet de structure sur chacun des faits empiriquement cons­ tatés. Une mise en œuvre parfaite de ces principes de méthode aurait exigé que l’on pût mobiliser, outre les données fourmes par l’enquête sur les caractéristiques sociales et scolaires des visiteurs de musée, des informations statistiques très précises et construites selon des catégories identiques sur la structure des différentes populations-mères selon le sexe, l’âge, les classes 31

l ’a m our d e l ’a r t

sociales et les niveaux d’instruction, sur les flux de touristes et de visiteurs dans les différents musées, ainsi que sur le nombre et la qualité des œuvres exposées dans chacun des musées, etc. Etant donné qu’il était à peu près impossible d’obtenir toutes ces informations sur tous les pays étudiés et que les informa­ tions obtenues n’étaient pas toujours directement comparables en raison des divergences entre les systèmes de classement employés par les différents pays, la comparaison proprement structurale qui a pu être réalisée présente beaucoup d’incer­ titudes. Si les conclusions prudentes et souvent plus négatives que positives qui se dégagent de ces analyses risquent de décevoir ceux qui souhaiteraient recevoir des réponses simples et tranchées à des questions telles que celle de l’efficacité relative des politiques culturelles élaborées par des régimes politiques différents, la méthode proposée a au moins le mérite de rendre possible, dès que les informations le permettront, une comparaison rigoureuse et surtout de mettre en garde contre les comparaisons imprudentes et inconsidérées qui, quand même elles ne s’appuient pas sur des chiffres fantaisistes, restent fictives et fallacieuses parce qu’elles supposent la mise entre parenthèses de l’objet véritable de la comparaison, c’està-dire des systèmes de relations dans lesquels sont pris les faits comparés.

32

prem ière partie les conditions sociales de la pratique culturelle

« Ceux^ qui cultivent les Sciences exactes dont l’indépendance et la généralité sont d’ailleurs si propres à agrandir l’esprit, à l’élever au-dessus de la sphère commune, n’ont pas rendu à la philosophie rationnelle tous les services qu’elle avait droit d’en attendre et d’en exiger. En traitant, par leur méthode claire, pré­ cise et sûre, certaines questions délicates qu’ils n’ont pas même osé aborder (...), ils auraient épargné bien des disputes, résolu des difficultés très graves, détruit des préjugés bien enracinés, bien vieux ; et deux ou trois pages d’analyse, ou si l’on veut même, une simple formule exprimée en deux lignes, auraient démontré en rigueur et avec cette évidence qui ne permet aucun doute, et que toutes les subtilités, toutes les ergoteries des sophistes tente­ raient en vain d affaiblir, des vérités que les philosophes ont aussi decouvertes, mais par le secours d’instruments moins perfec­ tionnes. » N a ig e o n

Encyclopédie méthodique, T. III.

Si l’analyse des relations empiriquement constatées entre la fréquentation des musées et différentes caractéristiques économi­ ques, sociales et scolaires des visiteurs doit permettre de saisir l’ensemble des facteurs qui déterminent ou favorisent la fré­ quentation des musées, d’établir le poids relatif de chacun d’eux et la structure des relations qui les unissent (première partie), on ne peut expliquer l’efficacité de ces facteurs explicatifs qu’en appréhendant la genèse et la structure de la disposition à l’égard des œuvres culturelles qui s’exprime dans la fréquentation des musées (deuxième partie). Il importe enfin de soumettre à l’épreuve de la généralisation le système de causes et de raisons qui permet d’expliquer et de comprendre la fréquentation du musée, en examinant les conditions les plus générales de la réception adéquate d’une œuvre de culture savante, pièce de théâtre, roman, concert ou tableau (troisième partie). Croissant très fortement à mesure que le niveau d’instruction s’élève, la fréquentation des musées est presque exclusivement le fait des classes cultivées h La part des différentes catégories socio-professionnelles dans le public des musées français est presque exactement en raison inverse de leur part dans la popu­ lation globale. Sachant que le visiteur modal des musées français est bachelier (55 % des visiteurs ayant au moins le baccalau-

1 Toutes les lois établies à propos du public des musées d’art français s’étant trouvées vérifiées par les enquêtes sur les autres pays européens, toute proposition avancée sans autre précision ou illustrée par le seul exemple français pourra être considérée comme valable pour l’ensemble des pays étudiés. Pour éviter les accumulations fastidieuses de chiffres, on n’a retenu, pour les autres pays européens, que les illustrations parti­ culièrement significatives (on trouvera en Appendice 5, les principales données statistiques concernant les musées européens).

35

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l ’a r t

réat), on ne s’étonnera pas que la structure du public distribué selon la catégorie sociale soit très voisine de la structure de la population des étudiants des facultés françaises répartis selon leur origine sociale : la part des agriculteurs est de 1 % dans le public des musées d’art français, celle des ouvriers de 4 %, celle des artisans et commerçants de 5 %, celle des employés et des cadres moyens de 23 % (dont 5 % d’instituteurs), celle des classes supérieures de 45 %. La distribution des visiteurs selon leur niveau d’instruction est plus parlante encore : 9 % seule­ ment des visiteurs — écoliers pour les trois quarts — sont dé­ pourvus de tout diplôme, 11 % sont titulaires du diplôme de fin d’études primaires (C. E. P.), 17 % d’un diplôme d’enseigne­ ment technique ou d’un diplôme d’enseignement général du se­ cond degré (B. E. P. C.), 31 % sont bacheliers et 24 % possè­ dent un diplôme équivalent ou supérieur à la licence. On comprend dès lors que la part des visiteurs qui ont fait du latin (indice très révélateur de l’appartenance à un milieu cultivé) atteigne 40 % , soit respectivement 4 % , 24 % et 75 % pour les classes populaires, les classes moyennes et les classes supérieures. Si l’on constate que les visiteurs des classes moyennes se dis­ tinguent de l’ensemble de leur catégorie par un niveau d’instruc­ tion légèrement plus élevé, cela tient pour une part (comme l’a montré l’enquête de vérification) à ce qu’ils s’attribuent parfois un niveau culturel supérieur à celui qu’indiquent leurs diplômes, exprimant par là, comme par tant d’autres conduites, leur bonne volonté culturelle, mais c’est aussi que le diplôme n’est pas toujours un indicateur irréprochable du niveau culturel en ce qu’il ne prend pas en compte certains acquis, dans le cas par exemple des sujets qui ont complété leur formation en autodi­ dactes (et qui sont particulièrement nombreux dans les classes moyennes) ou de ceux qui ont fait plusieurs années d’études secondaires sans obtenir un diplôme. Par suite, le niveau d’ins­ truction mesuré par le diplôme est peut-être moins significatif (au moins en matière de pratiques et d’attitudes culturelles) que le niveau culturel d’aspiration : le visiteur qui se donne le niveau du baccalauréat alors qu’il n’a que le brevet élémentaire ou qu’il a interrompu ses études en première, irait-il au musée s’il ne s’attribuait pas le niveau culturel qui le légitime à visiter les 36

LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

musées ? Sachant que le visiteur modal des musées est bachelier, n’est-on pas fondé à supposer que la prétention au niveau de bachelier concourt pour une part à susciter chez les nonbacheliers une « pratique de bacheliers » ? Le public des musées est relativement jeune dans son ensem­ ble, puisque la part des visiteurs âgés de quinze à vingt-quatre ans est en France de 37 % contre 18 % dans la population totale et cette sur-représentation est particulièrement marquée dans les classes populaires et moyennes (13 % des visiteurs des classes populaires et moyennes déclarant par ailleurs avoir dé­ couvert le musée, au cours de leur adolescence, en compagnie de camarades) ; l’âge moyen des visiteurs s’accroît continûment à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, ce qui sem­ ble indiquer que l’effet de l’action scolaire est d autant plus durable que le niveau scolaire atteint est plus élevé, donc que cette action s’est exercée plus longuement, que ceux qui l’ont subie disposaient préalablement d’une plus grande competence acquise par le contact précoce et direct avec les œuvres (dont on sait qu’il est toujours plus fréquent à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale) et qu’une atmosphère culturelle favorable vient en soutenir et en relayer l’efficacité. Etant donné d’une part que les écoliers et les etudiants constituent 78 % des visiteurs de quinze à vingt-quatre ans, alors que, pour les classes d’âge correspondantes, la part des sujets scolarisés dans la po­ pulation française n’est que de 24,5 %, et d autre part que le taux de fréquentation marque une chute brutale (de 37 à 16 %) lorsque l’on sort de la tranche d’âge la plus fortement scolarisée (de quinze à vingt-quatre ans), pour diminuer ensuite régulière­ ment et d’autant plus rapidement que l’on va vers les catégories les plus âgées (soit 15, 10, 8 et 4 % pour les tranches de trente-trois à quarante-quatre ans, quarante-cinq à cinquantequatre ans, cinquante-cinq à soixante-quatre ans et soixantecinq ans et au-delà), on peut se demander si la relation qui unit l’âge et la fréquentation ne traduit pas simplement l’effet de l’instruction. Les relations entre la fréquentation et la catégorie socio-professionnelle ou la résidence posent en fait la meme question en sorte qu’il faut essayer de déterminer par d’autres techniques l’influence respective des différents critères qui, a 37

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première apparence, semblent également liés à la fréquentation. La recherche de l’explication exige donc que l’on substitue aux taux de représentation des différentes catégories de visiteurs dans l’ensemble du public des musées la probabilité que chaque sujet a d’entrer dans un musée, pendant un temps donné, selon les différentes caractéristiques qui le définissent. La population potentielle d’un musée étant mal délimitée ou illimitée (au moins virtuellement), l’évaluation de la population totale des catégories auxquelles doit être rapporté l’effectif des visiteurs de chaque catégorie est nécessairement imprécise, mais elle l’est d’autant moins que l’unité spatiale et temporelle retenue est plus grande : s’il est absurde de rapporter le nombre des visiteurs du musée de Lille à la population de Lille, il est raisonnable de calculer le rapport entre le nombre annuel de visiteurs de chaque catégorie et l’effectif global de cette catégorie ou encore entre le nombre total des ressortissants d’un pays qui ont visité l’un ou l’autre des musées de leur pays et la population globale de ce pays, ce qui revient à admettre que les mouvements de tourisme culturel entre les différents pays se compensent approximativement. Chaque visiteur étant défini par un ensemble de critères (son âge, ses diplômes, sa profession, symboliquement désignés par A, B, C), on peut donc calculer les probabilités P (Ai, Bj, Ck) c’est-à-dire la probabilité qu’une personne d’âge Ai, de diplôme Bj et de profession Ck, se rende dans un musée d’art. Mais les differentes variables étant en co-variation et constituant un complexe qui peut être saisi grâce à un nombre plus restreint d’entre elles, on se trouve placé devant le problème classique de la colinéarité. Toutefois, si P (Ai, Bj) = P (Ai, Bj, Ck), autrement dit, si l’âge et le niveau d’instruction étant connus, la connaissance de la profession n’apporte pas d’information sup­ plémentaire, ce critère peut être considéré comme indépendant de la fréquentation (sans que la réciproque soit vraie, puisque, connaissant la seule profession, liée au niveau d’instruction, on possède une information sur la fréquentation) et l’on peut conclure que la profession n’exerce pas une influence spécifique, la relation qui l’unit à la fréquentation n’étant qu’une autre expression de la relation entre le niveau d’instruction et la fré­ quentation. 38

LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

Les conditions de l’expérimentation statistique imposent des limites à cette méthode : les différents critères étant liés, la taille de l’échantillon étant limitée, il est inévitable que certaines caté­ gories soient peu représentées et qu’un petit nombre seulement de probabilités Pi, j, k, ... soient significativement calculables. S’il est facile d’isoler l’effet de l’âge, du sexe, du diplôme ou de la pro­ fession, il est plus difficile de saisir l’influence simultanée du diplôme et de la profession ou du diplôme et de l’habitat, parce que ces critères sont très fortement liés.

En fait (tabl. 1), le niveau d’instruction étant fixé, la connais­ sance du sexe ou de la catégorie socio-professionnelle des visi­ teurs ne fournit, en général, que très peu d’informations supplémentaires. Sans doute la pratique des professeurs et spé­ cialistes d’art est-elle, à niveau égal, nettement supérieure à celle des autres catégories socio-professionnelles ; sans doute, les femmes de la classe supérieure vont-elles plus souvent au musée que les hommes 2. Sans doute, peur rendre raison de la faible représentation des agriculteurs (qui est à la limite de la significa­ tion statistique en raison de la faible importance numérique de cette catégorie de visiteurs), faut-il invoquer, outre l’éloignement spatial, l’influence défavorisante de l’atmosphère culturelle propre au milieu rural. Mais le fait que ceux d’entre les cadres supérieurs qui ont un niveau d’instruction (C. E . P. ou B. E. P. C.) inférieur au niveau modal de leur catégorie aient un taux de pratique inférieur aux autres catégories sociales, incline à conclure, ici encore, que l’instruction a une influence spécifique et déterminante qui ne peut être compensée par la seule appar-

2 Le nombre des visiteurs masculins qui ont répondu au questionnaire est légèrement supérieur a celui des visiteurs de sexe feminin, sans doute parce que, en raison de la masculinité des traditions familiales, le mari est statutairement considéré, surtout dans les classes populaires, comme le plus digne de formuler un jugement en matière d’esthétique savante et que les femmes ont souvent refusé de répondre au questionnaire quand leur mari le faisait (« il sait mieux que moi »). L’exposition danoise de Lille fait exception : si les femmes laissent volontiers^ à leur mari le monopole des jugements « intellectuels », il est compréhensible que, au titre de détentrices statutaires de l’exercice quotidien du jugement de goût, elles donnent plus volontiers leur avis sur les œuvres qui appar­ tiennent à l’ordre des objets familiers et de la décoration domestique, tels que meubles et céramiques.

39

l ’a m our d e

l ’a r t

Tableau 1 TAUX DE FREQUENTATION ANNUEL SELON LES CATEGORIES *

e n s e m b le

lic e n c e el a u - d e là

b a c c.

pj H d

B.E.P.G,

san s d ip lô m e

(espérance mathématique de visite pendant un an, en pourcentage)

a g r ic u lte u r s

0,2

0,4

20,4

0,5

o u v r ie r s

0,3

1,3

21,3

1

a r t i s a n s e t com m .

1,9

2,8

30,7

59,4

4,9

em p l., c a d re s m oy.

2,8

19,9

73,6

9,8

c a d re s s u p é r i e u r s

2,0

12,3

64,4

p ro fe s., sp éc. d ’a r t

(68,1)

43,3

77,6

153,7 (163,8)

151,5

e n s e m b le

1

2,3

24

70,1

80,1

6,2

sex e

1

2,3

24,4

64,5

65,1

6,1

sex e f é m in in

1,1

2,3

23,2

87,9

122,8

6,3

15 à 24 a n s

7,5

5,8

60

25 à 44 a n s

1

1,1

14,7

40,6

70,5

5,7

45 à 64 a n s

0.7

1,5

15,3

42,5

69,8

3,8

65 a n s e t p lu s

0,4

1,6

5,3

24,6

33,2

m a s c u lin

286

258

21,3

1,6 J

* Pour les autres pays, voir l’Appendice 5.

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LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

tenance aux classes sociales les plus élevées et par l’influence diffuse des groupes de référence. Si les sujets rangés dans la catégorie des artisans et commerçants ont, à tous les niveaux, un taux de fréquentation plus élevé que les autres catégories, c’est qu’ils appartiennent, pour une bonne part, à une sous-catégorie tout à fait atypique, tant par un niveau d’instruction supérieur à la moyenne de la catégorie 3 que par des opinions plus proches de celles des classes supérieures que de celles des autres classes moyennes (en particulier sur l’apposition de flèches et le type de visites préféré) [cf. App. 2, tab. 2] : en fait 15 % d’entre eux exercent un métier de mode, 8 % sont ou libraires ou impri­ meurs et 36 % exercent (presque tous à Paris) un métier d’art (antiquaire et décorateur, céramiste, potier, dessinateur de bi­ joux et d’affiches). Bien que les visiteurs s’accordent, dans leur grande majorité, pour estimer que les prix d’entrée sont très bon marché [cf. App. 3, tab. 3], on peut se demander si le revenu familial n’exerce pas, malgré tout, une influence spécifique sur les rythmes de fréquentation puisque le coût d’une visite inclut d’autres frais, au moins aussi importants, comme les dépenses de transport ou les frais entraînes par toute sortie familiale, et si un frein budgétaire ne continuerait pas à agir, même dans l’hypothèse de la gratuité des entrées. Sans doute la répartition du revenu selon la catégorie socio-professionnelle des visiteurs concorde-t-elle avec la distribution du revenu de ces categories telle qu’elle apparaît dans les statistiques de l’I. N. S. E. E. [cf. App. 3, tab. 4 et 5], mais faute de pouvoir calculer les taux de fréquentation en fonction a la fois du revenu et du niveau d’instruction (la distribution des revenus des Français selon leur diplôme n’étant pas encore connue), il n’était pas possible de conclure. Rien ne serait plus naïf en tout cas que d’attendre du seul abaissement des prix d’entrée un accroissement de la fré­ quentation des classes populaires. Si la part des sujets qui vien­ nent au musée le dimanche — et cela même lorsque 1 entree

3 41 % d’entre eux disent avoir fait du latin, contre 20,5 % seulement des cadres moyens et 22 % des instituteurs.

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n ’est pas gratuite ce jour-là — , en famille, le plus souvent pour accompagner les enfants, décroît régulièrement à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, c’est avant tout que les loisirs des classes populaires sont plus étroitement soumis aux rythmes collectifs [cf. App. 2, tab. 16]. Quant à l’influence spécifique de l’habitat, elle n’a pu être isolée (sauf pour les ruraux) en raison des liens très étroits qui unissent cette variable à la catégorie socio-professionnelle et au niveau d’instruction. Tout semble indiquer en effet que les iné­ galités culturelles associées à la résidence sont liées aux inéga­ lités de niveau d’instruction et de situation sociale. Si, en dehors des petits musées, auxquels le guide vert n’accorde qu’une étoile, les musées reçoivent presque exclusivement des visiteurs qui habitent les villes universitaires, c’est que les chances de résider dans une grande ville s’accroissent à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, c’est aussi que les petites villes n’of­ frent que peu de manifestations et d’incitations culturelles. Le fait que les classes d’âge les plus jeunes soient plus forte­ ment représentées dans les musées — le taux de fréquentation demeurant stable jusqu’à soixante-cinq ans, après une première rupture autour de vingt-cinq ans — , s’explique manifestement par l’influence de l’Ecole. De tous les facteurs, le niveau d’ins­ truction est, en effet, le plus déterminant. Une personne du niveau du certificat d’études primaires a 2,3 chances sur cent d’aller au musée dans l’année, ce qui revient à dire qu’il faudra attendre quarante-six ans pour que l’espérance mathématique de la voir entrer au musée se réalise 4 : en dehors des visites effec­ tuées sous l’empire direct de l’Ecole, la plupart des individus de cette catégorie n’iront jamais au musée. Au niveau du B. E. P. C., il faut attendre cinq ans environ, mais passé l’âge scolaire, les visites s’effectueront tous les six ou sept ans seulement. Pour les bacheliers, le rythme des visites sera de trois par an pendant l’âge scolaire et d’une tous les deux ans au-delà. A des niveaux supérieurs, le taux de visite est identique à ce qu’était, pour les

Dire en effet que le taux annuel de visite est, pour telle catégorie statistique, égal a 10 %, c'est dire qu’il faudra dix années en moyenne pour qu un individu de cette catégorie entre dans un musée.

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LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

niveaux précédents, le taux à l’âge scolaire, ce qui se comprend puisque l’emprise de l’école y est comparable, le rythme se stabilisant, aux âges post-universitaires, aux alentours de deux visites tous les trois ans. Le diplôme étant un indicateur très grossier du niveau culturel, on peut supposer que des différences séparent encore les visi­ teurs de même niveau scolaire, selon différentes caractéris­ tiques secondaires. Et de fait, à niveau égal, ceux qui ont reçu une formation classique sont toujours plus représentés dans le public des musées que ceux qui n’ont pas fait de latin et ils ont toujours des rythmes de pratique (déclarés) plus intenses. Pour éviter d’attribuer, comme on le fait souvent, une effi­ cace culturelle mystérieuse, surtout dans le cas particulier, aux études classiques, il faut évidemment y voir non pas un facteur déterminant mais un indice de l’appartenance à un milieu cultivé, puisque l’on sait que l’orientation vers les études les plus classiques est toujours de plus en plus fréquente, toutes choses égales d’ailleurs, à mesure que l’on s’élève dans la hié­ rarchie sociale. Le type d’études secondaires n’est sans doute pas la seule ni la plus déterminante des caractéristiques secon­ daires qui expliquent que, parmi les individus dotés d un niveau d’instruction donné, — par exemple le niveau du baccalauréat qui peut être considéré comme la condition necessaire mais non suffisante d’une fréquentation assidue des musees , on puisse encore distinguer différents degrés de dévotion culturelle. On sait que l’on constate de fortes variations dans les prati­ ques culturelles et les préférences artistiques d individus de même niveau scolaire ou social selon le niveau culturel de leur famille d’origine (mesuré au niveau d’instruction et à la profession de leurs ascendants en ligne paternelle et maternelle). En raison de la lenteur du processus d’acculturation, surtout en matière de culture artistique, des différences subtiles, liées à l’ancienneté de l’accès à la culture, continuent donc de séparer des individus apparemment égaux sous le rapport de la situa­ tion sociale et même du niveau scolaire. La noblesse culturelle a aussi ses quartiers. Pour établir si, comme le taux de pratiquants, l’intensité dans 43

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l ’a r t

la pratique (mesurée à sa fréquence dans le temps) s’accroît à mesure que le niveau d’instruction s’élève, il faut vérifier si les pratiquants ont une pratique d’autant plus intense qu’ils représentent une proportion plus importante de leur catégorie ou encore si les différentes catégories découpées selon le degré d’instruction sont homogènes sous le rapport de la fréquence de leur pratique. On peut voir un élément de preuve dans le fait que les classes sociales qui sont les plus représentées dans le public des musées sont aussi celles qui déclarent la fréquen­ tation antérieure la plus intense et cela même dans un pays comme la Pologne où le public est plus jeune et moins compé­ tent en matière de peinture que le public français ou hollan­ dais 5 ; en outre, la comparaison du taux théorique de pre­ mières visites au musée (calculé dans l’hypothèse où chaque catégorie serait homogène sous le rapport des rythmes de pra­ tique) et du taux des premières visites effectivement constatées permet d’établir que le taux de premières visites est d’autant plus élevé dans une catégorie donnée que le taux de fréquen­ tation de cette catégorie est plus bas et inversement. Si l’on suppose que la population est homogène et que l’on désigne par p le taux de fréquentation annuel moyen, le nombre de personnes visitant pour la première fois un musée entre l’âge t et l’âge t + dt est donné par l’expression (1 — p) ul pdt et la proportion totale des « premières visites » s’écrit en première approximation :

5 Pour éviter de compromettre le succès de l’enquête principale en proposant des questions trop directes sur le nombre de visites antérieures dans un musée, on avait choisi d’une part d’interroger les visiteurs sur le nombre de visites antérieures au musée dans lequel ils se trouvaient et d’autre part de leur demander de citer le nom des trois derniers musées qu’ils avaient visités (cf. questionnaires I et II, questions I et X). En outre, l’enquête de vérification posait, sous trois formes différentes, la question directe sur le nombre de visites antérieures dans un musée, quel qu'il soit. Mais l’imprécision du souvenir, particulièrement forte dans le cas d’une activité affranchie des rythmes sociaux, et la tendance à surévaluer la pratique réelle qui s’observe communément dans toute enquête sur les pratiques culturelles, tendent à compromettre la qualité de l’information recueillie. Le nombre déclaré de musées précédemment visités est apparu, à l’analyse, comme le meilleur indicateur du rythme de la pratique (cf. App. 2, tab. 7 et 8).

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L E S C O N D IT IO N S S O C IA L E S D E L A

P R A T IQ U E

CULTURELLE

_ J _ fT ( l - p ) t - l pdt “ pT o où T est de l’ordre de grandeur de la période de la vie pendant laquelle des visites peuvent être effectuées (disons 50 ou 60 ans). Il vient :

— 1 Pi

T q log q

(1 - qT)

avec q = 1 — p. Pour p très petit, il vient :

(Pj tendant vers l'unité quand p tend vers zéro). Au contraire, si p est assez grand, P, est voisin de zéro. Notons qu’il suffit que p soit voisin de 20 % pour que Pj soit voisin de un. On conçoit que si le taux de fréquentation est très faible, la pro­ portion des premières visites sera très élevée et, à l’opposé, que si le taux de fréquentation est important, la plupart des visiteurs seront des habitués. En résumé, Pj est une fonction décroissante de p. Sachant par l’observation que, au niveau du C. E. P., p = 2,3 % avec T = 60, on a par conséquent, Pj = 55 %, chiffre égal à la proportion expérimentale, ce qui permet de conclure a l’homo­ généité de la population des visiteurs de ce niveau, d’autant que les mêmes résultats peuvent être obtenus en écrivant que la dis­ tribution des visites dans un musée suit une loi de Poisson de paramètre \ — Tp, T et p ayant la meme signification que cidessus. , , , _ A titre de vérification, faisons l’hypothèse d’hétérogeneite et admettons que p soit de la forme et Pi °ù Pi es^ taux de fré­ quentation d’une sous-population d’importance relative (et relati­ vement faible), tandis qu’à la sous-population complémentaire (de poids 1 - a ) est attaché un taux p2 nul de fréquentation. Il vient alors :

p.

(1 -

P ')M p - “

[i -

q-T]

On trouve la même relation qu’en (1) ; mais elle concerne cette fois-ci le taux de fréquentation Pj de la sous-population des « dévots ». Pj se révèle voisin de zéro bien que p soit également supposé voisin de zéro. Un peu plus généralement, on montre que si p2 est non rigou­ reusement nul, on a : P i #



El p

î

[1 — T p]

P 2t l0 S

qui est voisin de zéro si p2 est négligeable devant p, ce qui a été

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l ’a m o u r d e

l ’a r t

admis par hypothèse6. La divergence entre le résultat théorique et le résultat expérimental est telle que l’hypothèse d’hétérogénéité peut être rejetée.

On peut donc tenir pour établi que les différentes catégories de visiteurs distinguées selon le degré d’instruction sont homo­ gènes sous le rapport de l’intensité de leur pratique qui varie comme le taux de fréquentation qui les caractérise, en sorte que la pratique s’intensifie à mesure que le niveau d’instruction s’élève. Si la fréquentation des musées est à peu près indépendante, dans ses rythmes, des régularités qui définissent le calendrier social, elle n’en participe pas moins, par le biais du tourisme, qui favorise une intensification de la pratique culturelle, de l’opposi­ tion saisonnière entre les périodes ouvrables et les vacances. Estce à dire que, comme on l’affirme souvent, le tourisme exerce, en tant que tel, une influence déterminante sur la pratique ? Etant donné que le taux expérimental de premières visites au musée n’excède jamais, même dans les catégories les plus favorisées, le taux théorique de premières visites calculé dans l’hypothèse où chacune des catégories considérées serait parfaitement homo­ gène sous le rapport des rythmes de pratique, rien ne permet d’inférer que le taux de fréquentation de l’ensemble de la population française (et, par suite, le public des musées) soit actuellement en train de s’accroître très sensiblement, alors que l’on sait par ailleurs que le taux global des Français qui prennent des vacances augmente fortement. Cela suffirait à faire douter de l’efficacité spécifique du tourisme si l’on ne savait en outre que la part des visiteurs qui ne vont au musée que pendant les vacances (les instituteurs exceptés) est tou­ jours très faible et que la proportion des premières visites (indicateur des rythmes de fréquentation) décroît, dans chaque 6 II est évident enfin qu’un tel calcul ne permet pas d’exclure l’hypo­ thèse qu’il puisse exister plusieurs sous-populations pour lesquelles a 1, a 2, a 3, etc., seraient distincts mais d’un ordre de grandeur comparable, ce qui reviendrait à dire que, divers facteurs secondaires agissant différemment sur les différentes sous-populations (conjointement avec le facteur principal), les phénomènes observés seraient, en stricte logique, aléatoires.

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LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

catégorie, à mesure que le taux de fréquentation s’accroît : ce qui signifie que le tourisme ne peut exercer qu’un effet différentiel selon les catégories sociales, puisque, s’il peut inciter les sujets les moins cultivés à faire une première visite dans un musée, il ne peut, par soi seul, déterminer des « conver­ sions » durables [Cf. App. 2, tab. 6]. En fait, on sait d’abord que le tourisme n’est pas indépendant de l’instruction puisque l’ampleur, la durée et la fréquence des déplacements touristiques sont très étroitement liées à la pro­ fession et aux revenus, donc à l’instruction : 23 % des familles dont les ressources sont inférieures ou égales à 600 F mensuels partent en vacances contre 93 % de celles dont les revenus dé­ passent 2 000 F ; de même, la part des « vacanciers » varie très fortement selon la catégorie professionnelle, soit 18,5 % chez les agriculteurs, 55 % chez les ouvriers, 60 % chez les artisans et commerçants, 81 % chez les cadres moyens et 93 % chez les cadres supérieurs et professions libérales7. De plus, le style même du tourisme et la place qu’y occupent les activités culturelles ne dépendent pas seulement de 1 aire ou de la durée des vacances. En tant qu’occasion parmi d autres d’actualiser une attitude cultivée, le tourisme culturel, c’est-àdire le tourisme qui fait une place aux visites de musées, dépend du niveau d’instruction plus fortement encore que le tourisme ordinaire [Cf. App. 2, tab. 11]. La part des sujets qui visitent les musées à la faveur du tourisme croît à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale : elle passe de 45 % pour les classes populaires à 61 % pour les classes moyennes et 63 % pour les classes supérieures [Cf. App. 2, tab. 1 7 ]8. Inversement, 7 « Premiers résultats de l’enquête sur les vacances des Français en 1964 », Etudes et conjonctures, suppl. n° 4, 1965. 8 Dans tous les pays, la structure sociale du public des visiteurs étran­ gers est plus élevée que celle des visiteurs nationaux. Ainsi, parmi les visiteurs français interrogés en août au musee Picasso de Barcelone (dont le niveau d’offre est moyennement élevé), on compte 1 % de visiteurs des classes populaires, 3,5 % d’artisans et commerçants, 18 % de cadres moyens, 7 % d’écoliers, 31 % d’étudiants, 23 % de cadres supérieurs et 16,5 % de professeurs et de spécialistes d’art. Il suffit de comparer cette ’ distribution avec celle de l’ensemble des musées français pour vérifier que le tourisme n’affecte pas, par soi, les régularités habituelle­ ment constatées entre la classe sociale et la pratique culturelle.

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56 % des visiteurs des classes défavorisées visitent le musée de leur propre ville contre 52 % des membres des classes moyennes et 33 % des membres des hautes classes [Cf. App. 2, tab. 10]. De même, les trois quarts des visiteurs habitant des communes dont la population est inférieure à 30 000 habitants fréquentent le musée de leur ville, ce qui, entre autres choses, peut signifier que les visiteurs originaires des petites villes ou des villages avoisinants se sentent moins déplacés dans le musée local, sou­ vent moins solennel, que dans un grand musée touristique, ou bien, pour les moins cultivés d’entre eux, qu’ils sont entrés au musée par hasard et afin de passer un moment, à l’occasion d’une de leurs venues à la ville. En effet, rares dans l’ensemble du public des musées (8 %), les visiteurs qui disent explicitement être entrés au musée par hasard se recrutent surtout dans les classes les plus défavorisées (soit 36 % parmi les agriculteurs et 27 % chez les ouvriers) et, comme la part des visiteurs de hasard, la proportion de ceux qui disent être venus pour accom­ pagner leurs enfants ne cesse de décroître à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale ou à mesure que croît l’attrac­ tion touristique du musée visité [cf. App. 2, tab. 17]. Il suit de tout cela que, même dans l’hypothèse où les possibilités touristi­ ques deviendraient égales, les différentes catégories sociales continueraient à sacrifier inégalement au tourisme culturel. On voit encore à nombre d’indices que l’action spécifique du tourisme se réduit à presque rien. Ainsi, la part des visiteurs qui sont entrés pour la première fois dans un musée à la faveur du tourisme est extrêmement faible (8 %) [Cf. App. 2, tab. 5 et 6]. Sans doute, plus du quart des sujets (28 %) qui sont entrés au musée entre quinze et vingt-quatre ans l’ont-ils fait à la faveur du tourisme, mais ils constituent à peine le quart du public des musées ; sans doute, la moitié de ceux qui l’ont découvert passé vingt-quatre ans y ont été conduits par le tourisme, mais ils ne représentent que 3 % de l’ensemble des visiteurs. Bref, les chances de découvrir le musée par le tourisme s’accroissent à mesure que l’on avance en âge, c’est-à-dire à mesure que dé­ croissent les chances de le découvrir. Ainsi, s’agirait-il seulement de donner l’incitation initiale, le tourisme ne peut compenser l’absence de formation artistique ou intellectuelle. 48

LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

Le tourisme étant lié au niveau d’instruction par l’intermé­ diaire des revenus, ce sont les mêmes qui ont les occasions les plus fréquentes de visiter les musées et qui ont l’inclination la plus forte à le faire. C’est là une des conjonctions qui font qu’en matière de culture les avantages comme les désavantages sont cumulatifs. Le tourisme exerce donc sur la fréquentation des musées une influence limitée d’abord dans sa durée, puisqu’il s’agit d’un phénomène saisonnier, mais surtout dans sa portée, puisqu’il apparaît comme condition permissive plutôt que comme cause nécessitante : il peut faciliter la pratique culturelle en élar­ gissant le champ des occasions de visite, mais il ne suffit pas, par soi, à déterminer une intensification de la pratique. Dans un autre langage, s’il est trop évident que le tourisme culturel pré­ suppose le tourisme (au titre de condition nécessaire), il n’en reste pas moins qu’il varie dans les limites ainsi définies comme le niveau d’instruction et non comme le tourisme. A la manière de l’exposition, le tourisme réactive les senti­ ments d’obligation qui sont constitutifs du sentiment d’appartenir au monde cultivé : alors que la visite ordinaire à un musée tou­ jours accessible à tous échappe aux rythmes et aux contrôles collectifs et ne doit rien aux pressions diffuses qui imposent la participation (en tant que présence et représentation) aux céré­ monies collectives, c’est tout un programme de pratiques obli­ gées qui, à l’occasion des déplacements touristiques, se rappelle à ceux qui ont les ambitions culturelles les plus fortes, c’est-àdire à ceux qui appartiennent ou aspirent à appartenir au monde cultivé : ce programme tient sa force de coercition, au moins en partie, des normes diffuses, définies et rappelées par les groupes de référence, amis ou compagnons de travail auxquels on racon­ tera ses vacances, et aussi par ces manuels de l’art de vivre tou­ ristique, guide Bleu pratiqué surtout par les classes supérieures, guide Vert plus commun dans les classes moyennes, qui dictent ce qu’il faut faire pour pouvoir dire et se dire que l’on a « fait » la Grèce ou l’Italie. « Je n’allais pas repartir de Lille sans voir son musée, dit un cadre supérieur, on m’avait dit qu’il y avait de beaux tableaux. » Par suite, l’accroissement de la représentation des classes socialement et culturellement favorisées (corrélatif d’une augmentation du volume global des visiteurs) que 1 on 49 4

l ’a m o u r

d e

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observe en certains musées à l’occasion des vacances est d’autant plus marqué que leur force d’attraction touristique (définie par la notoriété de la ville où ils se trouvent et surtout par la célé­ brité des œuvres qu’ils enferment) est plus grande et que, corré­ lativement, le niveau de l’information qu’ils proposent est plus élevé [cf. App. 2, tab. 9 ] 9. Ainsi, le musée d’Autun, grand musée touristique (par les œuvres célèbres qu’il enferme et la qualité exceptionnelle de la présentation), reçoit presque exclusivement un public de touristes cultivés (75 % d’entre eux sont bacheliers) à la différence de villes d’importance équivalente, comme Moulins (une étoile) ou Agen (trois étoiles) où le public local compte respectivement pour 21 % et 14 %. Dans l’ensemble des musées qui ont de une à quatre étoiles, la part relative des ouvriers atteint 14 % du public alors qu’elle n’est plus que de 4 % pour l’ensemble des autres musées et qu’elle s’annule dans les deux musées de Paris (Jeu de Paume et Arts décoratifs) qui ont un public particulièrement aris­ tocratique. En revanche, la proportion des cadres supérieurs passe de 41,5 % dans les musées à une étoile à 71,3 % au musée du Jeu de Paume.

Les impératifs culturels ne pouvant contraindre que ceux qui entendent manifester leur appartenance au monde cultivé en obéissant aux règles qui définissent précisément cette apparte­ nance, l’intensification de la pratique favorisée par le tourisme est d’autant plus forte que l’on va vers les classes les plus culti­ vées (définies par un niveau de réception plus élevé) et les dépla­ cements touristiques peuvent offrir tout au plus aux sujets des classes populaires, qui ne sont la plupart du temps que des visiteurs de hasard, quelques chances supplémentaires de visites. Tandis que les membres des classes cultivées se sentent rappe­ lés à des obligations culturelles qui s’imposent à eux au titre de devoir-être constitutif de leur être social, les membres des classes populaires qui rompraient dans leur pratique avec les normes esthétiques et culturelles de leur entourage (en décorant leur intérieur de reproductions de tableaux plutôt que de chromos ou

9 Sur le niveau d’information (ou niveau d’offre) et le niveau de récep­ tion (ou niveau de demande), voir infra, troisième partie.

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LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

en écoutant de la musique classique plutôt que des chansons) seraient rappelés à l’ordre par leur groupe prompt à apercevoir l’effort pour « se cultiver » comme une tentative pour « s’em­ bourgeoiser » ; et de fait, la bonne volonté culturelle des classes moyennes est un effet de l’ascension sociale en même temps qu’une dimension essentielle de l’aspiration aux droits (et aux devoirs) de bourgeoisie. Parce que les aspirations sont toujours mesurées aux chances objectives, l’accession à la culture savante comme l’ambition d’y accéder ne peut être le produit miraculeux d’une conversion culturelle mais suppose, en l’état actuel, un changement de condition économique et sociale. Ainsi, les relations observées entre la fréquentation du musée et des variables telles que la catégorie socio-professionnelle, l’âge ou l’habitat se réduisent presque totalement à la relation entre le niveau d’instruction et la fréquentation. On peut en trouver une preuve supplémentaire dans le fait que l’analyse factorielle appliquée séparément à deux sous-populations (ce qui tend à neutraliser l’influence du niveau d’instruction), celle des visiteurs de niveau inferieur au baccalaureat et celle des visiteurs qui détiennent au moins ce diplôme, ne saisit pas de corrélations significatives entre les différentes variables rete­ nues (qu’il s’agisse de caractéristiques sociales et culturelles ou d’attitudes et d’opinions), alors que, pour l’ensemble de la population, des relations très fortes unissent chacune de ces variables au niveau d’instruction 10. La population des visiteurs qui détiennent moins que le bacca­ lauréat est légèrement moins homogène, en sorte que l’on voit apparaître des corrélations inférieures au seuil de signification mais

10 Tout semble indiquer que les lois qui régissent la fréquentation des musées valent aussi pour les autres pratiques culturelles, bien que l’action des facteurs secondaires (la résidence ou les revenus par exemple) puisse affecter la relation fondamentale entre le niveau d’instruction et chacune des pratiques considérées. Ainsi une enquête réalisée par l’IFOP, en 1966-1967 (La clientèle du livre, Syndicat national des éditeurs, 1967) montre que l’achat de livres et la lecture dépendent étroitement du niveau d’instruction et décroissent fortement avec l’âge. On sait d’autre part par l’enquête que la fréquentation du théâtre et du concert est très fortement liée à la fréquentation du musée (cf. infra, pp. 101-102).

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légèrement plus fortes que dans l’autre catégorie. Cela s’explique par le fait que, au-dessous du niveau qui définit le visiteur modal, le « rendement » de l’enseignement est fortement croissant, en sorte que de faibles différences de niveau culturel entraînent de fortes différences de comportement, l’inverse étant vrai pour la population de niveau supérieur au baccalauréat [cf. App. 2, tab. 22 et 23]. Il suit de là, on le verra, qu’une année d’enseignement supplémentaire peut amener au musée un nombre de visiteurs supplémentaires plus élevé si elle atteint les classes les moins culti­ vées que si elle atteint les détenteurs d’un diplôme égal ou supé­ rieur au baccalauréat.

L ’existence d’une relation aussi forte entre le niveau d’ins­ truction et la pratique culturelle ne doit pas dissimuler que, étant donné les présupposés implicites qui la commandent, l’action éducative du système scolaire traditionnel ne peut avoir toute son efficacité qu’aussi longtemps qu’elle s’exerce sur des indi­ vidus préalablement dotés, par l’éducation familiale, d’une cer­ taine familiarité avec le monde de l’art : il s’ensuit que l’action de l’Ecole’ qui n’atteint que très inégalement (ne serait-ce que sous le rapport de la durée) les enfants des différentes classes sociales et qui ne réussit que très inégalement auprès de ceux qu’elle atteint, tend, au moins dans des pays comme la France ou la Hollande n, à redoubler et à consacrer par ses sanctions les inégalités initiales devant la culture. Ainsi, comme on le voit au fait que la part de ceux qui ont reçu de leur famille une ini­ tiation précoce croît très fortement avec le niveau d’instruction, ce que l’on saisit à travers le niveau d’instruction n’est autre chose que la cumulation des effets de la formation acquise au sein de la famille et des apprentissages scolaires qui supposaient eux-mêmes cette formation.1

11 La Pologne présente quelques exceptions aux lois générales liant la fréquentation du musée à une familiarisation précoce, d’autant plus fré­ quemment assurée par la famille que l’on s’élève davantage dans la hiérarchie sociale : la part des visiteurs qui doivent à l’Ecole leur pre­ mière visite y est à peu près égale à la part de ceux qui la doivent à leur famille. (Cf. App. 5, tab. 5.)

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L E S C O N D IT IO N S S O C IA L E S D E L A

P R A T IQ U E

CULTURELLE

Les différents types de relations entre les différentes variables qui ont été décrits ci-dessus peuvent être résumés sous la forme d’un schéma logique.

SYMBOLISME UTILISE O p é r a te u r s

V a r ia b le s E

E c o le

X _>Y

A

A ge

X=Y

S

S ex e

X >Y

C

C a té g o rie p r o f e s s io n ­ X ÿéY n e lle

R

R evenu

I

N iv e a u

T

T o u r is m e

P

C h am p d e s o c c a s io n s X— Y de v i s i t e

F

F ré q u e n ta tio n m u sées

X e s t e n p r o b a b i l it é c a u se de Y X e t Y s o n t lié s s to c h a s ti quem ent i m p liq u e é v id e m m e n t X = Y, m a is n o n le c o n ­ tra ire X e t Y s o n t in d é p e n d a n ts s to c h a s tiq u e m e n t, ce q u i im p liq u e q u e X n ’e s t p a s c a u s e de Y o u Y de X

d’i n s t r u c t io n X x Y _> Z X a p p liq u é s u r Y e n tr a în e Z ; X e st cau se de Z ;

des

Y e s t u n e v a r i a b le p e r ­ m is s iv e m a is p a s n é c e s ­ s a ir e m e n t c a u s e d e X. E n fin si X = Y, o n d éfi­ n ira le sy m b o le X — Y c o m m e la v a r i a b le r é s i ­ d u e lle o b te n u e en n e u t r a ­ l is a n t e n X la lia is o n e m ­ p i r i q u e c o n s ta té e e n tr e X e t Y ; o n p o u r r a i t d é fin ir une v a r ia b le d if f é r e n te Y — X.

Les données de l’expérience peuvent être ainsi exprimées (1) F = I

et mais

(2) (3) (4) (5) (6) (7) (8)

F = C F = R F = A F ^ S F—U C F—I * R F—I = A

(en première approximation)

53

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Cette dernière relation (8) traduit en fait la relation cau­ sale (9) E—>F (action directe de l’école). On peut donc induire la relation causale fondamentale : (10) I—»F Il est facile de rendre compte alors de toutes les relations empi­ riques car : I— ce qui implique I = R I—>C ce qui implique I =: C Si les relations (1) à (7) avaient un caractère absolu et non empirique, il s’agirait d’une véritable démonstration. Rien n’inter­ dit donc de déterminer F — C ou F — R et d’établir des rela­ tions : F—C = I et F—C ^ R F—R = I et F—R =: C Il en résulte que I possède la « vertu » explicative la plus grandë. En revanche, la démarche statistique rencontre ici sa limite et il faudra encore établir la logique des relations causales. Il reste à réintroduire le tourisme. La relation (10) doit être complétée par la relation évidente : (11) I X P—»F Le niveau d’instruction agit sur un champ d’occasions de vi­ site P [correspondant dans la troisième partie à la somme 2 f t( x)]Si ce champ est vide (égal à zéro), I X (P = 0 )_ » 0 T fait partie de P donc : (12) I X T_»F En revanche, si T = O, on a toujours I x (T =: 0)_^.F et la relation T—>F n’est vraie que si I existe. Enfin on peut se demander si la relation F_^F est vérifiée, cest-à-dire si la fréquentation peut, par soi, entraîner une inten­ sification de la fréquentation. En fait, pour les sujets peu cultivés, une premiere visite a toutes les chances de rester sans lendemain, mais il reste qu’au-delà d’un certain nombre de visites la fami­ liarisation résultant de la fréquentation répétée doit renforcer la disposition à la fréquentation.

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LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

D’où le graphique :

Enfin, si ce schéma est fondé, I joue le rôle d’une variable la­ tente au sens de Lazarsfeld, c’est-à-dire telle que toutes les corrélations partielles telles que r(i, j, I) soient nulles, i et j dési­ gnant la variable que l’on voudra et en particulier l’une ou l’autre de l’infinité des variables d’attitude que l’on peut imaginer. En revanche, chacune de ces variables peut etre fonction de I. Le calcul de la matrice [rjj] pour la sous-population inférieure au niveau du baccalauréat et la population supérieure à ce niveau [voir supra, p. 52 et App. 2] met en outre en evidence 1existence de « classes latentes », c’est-à-dire de classes dont chacune se regroupe pratiquement en un point déterminé du champ de la variable latente, soit une classe au-delà du baccalauréat — qui pourrait correspondre rigoureusement à ce que l’on appelle com­ munément le public cultivé — et au moins deux en deçà du baccalauréat.

Du fait qu’elle s’établit par l’intermédiaire de plusieurs varia­ bles, elles-mêmes indépendantes, la relation entre la variable explicative et la variable expliquée présente une grande stabilité, que manifeste l’analyse comparative de la structure sociale du public des musées de pays aussi différents, sous différents rap­ ports, que l’Espagne, la France, la Grèce, la Hollande et la Pologne. Toutes les différences qui ne portent que sur l’une ou l’autre des variables intermédiaires, par exemple le tourisme ou la distribution par catégorie socio-professionnelle, ne s accom­ pagnent d’aucune modification importante de la fréquentation comme le montre le cas de la Pologne, qui reçoit un nombre très 55

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faible de touristes étrangers, ou la constance des structures des publics de pays dotés de structures sociales très différentes. Tout se passe en effet comme si l’efficacité de chacun des facteurs secondaires était subordonnée à la structure de l’ensemble des facteurs, en sorte que la modification de l’un d’eux peut tou­ jours être compensée tant que la structure de l’ensemble ne subit pas la transformation systématique qui serait seule capa­ ble, semble-t-il, d’affecter de façon sensible la relation fonda­ mentale entre l’instruction et la fréquentation. Le public des musées, analysé selon les principales variables socio-démographiques, présente des caractéristiques sensiblement comparables dans les differents pays étudiés : ainsi la proportion des visiteurs qui ont reçu une éducation secondaire ou supérieure atteint 89 % pour la Grèce, 78 % pour la France, 63,3 % pour la Hollande (et 90,4 % si l’on inclut le primaire supérieur) contre 60 % seulement pour la Pologne [cf. App. 5, tab. 1]. Les jeunes de quinze à vingt-cinq ans constituent toujours une part importante du public, soit 41 % des visiteurs grecs, 39 % des visiteurs français et hollandais et 47 % des visiteurs polo­ nais [cf. App. 5, tab. 2]. Partout les taux de fréquentation dé­ croissent avec l’âge, sensiblement selon la même loi. La structure sociale du public diffère peu d’un pays à l’autre : les ouvriers représentent 2 % des visiteurs grecs et hollandais, 4 % des visi­ teurs français et 10 % des visiteurs polonais, la proportion des agriculteurs étant toujours inférieure (soit entre 1 et 3 %) ; les proportions des cadres moyens, des cadres supérieurs et des professeurs ou spécialistes d’art sont remarquablement constan­ tes, puisqu’elles se situent respectivement autour de 17 % (13 % pour la Grèce), 15 % et 8 à 10 % [cf. App. 5, tab. 3]. La part du public dont la fréquentation est la plus étroitement liée à 1 influence directe ou indirecte de l’école, est aussi très stable puisque les étudiants et les écoliers représentent 31 à 32 % des publics français, grec et hollandais et 39 % du public polonais. La distribution par sexe est aussi très semblable dans les diffé­ rents pays, les hommes étant partout plus représentés que les femmes : si, à la différence de la France, la proportion des fem­ mes reste inférieure à celle des hommes, même aux niveaux 56

LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

d’instruction les plus élevés, c’est que la part des femmes qui achèvent leurs études supérieures est inférieure à celle des hommes. Ainsi, à première apparence au moins, seule la Pologne se distingue des autres pays par un ensemble de différences de même sens qui traduisent, semble-t-il, l’effet d’une action scolaire plus intense 12. Toutefois, faute de rapporter la distribution du public des musées d’art des différents pays selon les différentes variables à la distribution de la population globale selon les mêmes va­ riables, on s’expose à attribuer à des différences institutionnelles ou culturelles des disparités ou des similitudes qui peuvent tenir à de simples différences morphologiques. Il est évident, par exemple, que la comparaison directe de deux populations de visiteurs n ’a de sens que si les populations globales qui leur correspondent présentent des compositions semblables au moins sous le rapport de l’âge et du niveau d’instruction, et sans doute aussi de l’ensemble des facteurs liés à la fréquentation. Lorsque ces conditions ne sont pas réalisées, on ne peut comparer que les caractéristiques de catégories dotées de propriétés identiques, cette comparaison n’étant complètement fondée que dans 1 hypo­ thèse où la structure globale des caractéristiques attachées aux différentes catégories ou des facteurs qui commandent ces carac­ téristiques ne peut pas être tenue elle-meme pour un facteur

12 Faute de données statistiques suffisantes, l’étude du public espagnol doit se fonder seulement sur l’analyse de la composition du public d un certain nombre de musées, en sorte que l’on ne peut considérer les propositions dégagées de ces observations comme valables pour ^ le public de l’ensemble des musées espagnols. Il est clair que la proportion de femmes est plus faible dans le public national espagnol que dans le public national français ou que dans le public des touristes (35 % de fem­ mes contre 50 % en France). Si l’on sait que la population féminine en Espagne est moins scolarisée que la population masculine et que les taux de scolarisation de l’Espagne sont, à tous les niveaux, inférieurs^ à ceux de la France, on peut déterminer que le niveau d’offre des musees espagnols est la plupart du temps moins élevé et plus dispersé^ que celui des musées français. Ainsi, 57 % du public a un niveau supérieur ou égal au baccalauréat au musée d’art moderne, 56 % au musee Picasso et du Prado, 46 % au musée du peuple espagnol et 43 % au musée d’art catalan, musée folklorique, alors que la moyenne des musées français dépasse 60 %.

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déterminant des différents types de pratique : ainsi une pratique déterminée en totalité ou en partie par la recherche de la « dis­ tinction » que l’on désigne communément du nom de snobisme est fonction de l’importance numérique relative du groupe ou de la classe sociale qui s’y adonne et surtout de sa position dans la structure sociale, en sorte que toute modification d’une partie du système des relations entre les groupes concernés entraîne­ rait une modification des caractéristiques de l’ensemble des groupes. La question est particulièrement importante, s’agissant de pratiques culturelles dont on sait qu’elles obéissent très géné­ ralement à la dialectique de la divulgation et de la distinction. En toute rigueur, la comparaison méthodologiquement irré­ prochable des caractéristiques des différents publics suppose que l’on puisse construire le système des co-variations par lesquelles la structure du système de relations entre différentes variables définissant le public de chaque pays se transforme en une autre, en sorte qu’il soit possible de conférer à chacun des systèmes étudiés sa position à l’intérieur de l’ensemble des cas possibles, parmi lesquels les cas réellement observés. C’est dire que, ayant établi par l’enquête la structure des publics des différents musées européens, c’est-à-dire le système des relations directes ou mé­ diates entre des variables dépendantes ou indépendantes telles que le sexe, l’âge, le niveau d’instruction, les catégories socio­ professionnelles, les préférences en matière de peinture, les attentes concernant l’organisation des musées et la présentation des œuvres, etc., on aurait voulu pouvoir prendre en compte les valeurs de position que chacune de ces relations doit à son appartenance à un système particulier de relations : mais pareille comparaison systématique aurait supposé une information systé­ matique sur l’ensemble des caractéristiques des différents soussystèmes de chaque nation, et en particulier une connaissance approfondie de chacun des systèmes d’enseignement, avec ses traditions pédagogiques propres, des différentes politiques cultu­ relles, etc. Pour éviter, en tout cas, de comparer l’incomparable et d’omettre de comparer le comparable, il importait de contrô­ ler l’action systématique que le système des caractéristiques dé­ mographiques et sociales attachées à chaque pays, c’est-à-dire 58

LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

la structure de la population selon le sexe, l’âge, l’emploi et le niveau d’instruction, exerce sur chacune des relations, en déter­ minant les lois de transformation qui, systématiquement appli­ quées à l’un ou l’autre des systèmes de relations statistiques, ou plus exactement, au principe de ces relations, permettent de retrouver les structures de tous les autres systèmes de relations, à quelques variables indépendantes près, relativement peu nom­ breuses et secondaires, dont les variations sont indépendantes des variables liées. Dans un premier temps, on peut rapporter la distribution du public selon l’âge ou le niveau d’instruction à la distribution de la population nationale sous les mêmes rapports afin de déter­ miner si les différences constatées dans la composition des diffé­ rents publics ne sont pas l’effet de différences dans la structure démographique et scolaire de la population globale. On observe alors que, comme le suggérait la lecture directe des distributions par âge, c’est en Pologne que la part relative des jeunes dans le public est la plus grande, la relation entre la population des visi­ teurs âgés de quinze à vingt-cinq ans dans le public des musées d’art et la proportion correspondante dans la population natio­ nale passant de 3 en Pologne, à 2,8 en France, 2,15 en Grèce, 2 en Hollande et la décroissance de la fréquentation avec l’âge étant d’autant plus forte que la part des jeunes dans le public de chaque pays est plus grande [cf. App. 5, tab. 3]. Il est diffi­ cile de faire le départ entre ce qui doit être imputé à l’âge et ce qui doit être imputé à la génération puisque, dans le cas de la Pologne surtout, les différentes générations ont été soumises à des enseignements profondément différents et que tout incline à supposer qu’un enseignement qui, en se démocratisant, atteint des classes sociales dotées d’un capital culturel moins important, perd, pour ces nouvelles catégories, de son efficacité. Il est déjà beaucoup plus difficile de procéder à une compa­ raison méthodique des relations entre la proportion des visiteurs dotés des différents niveaux d’instruction .et la proportion des populations correspondantes dans la population. Ce sont en effet toutes les différences systématiques entre les différents systèmes scolaires qui sont en quelque sorte inscrites dans chacune des 59

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relations comparées : du fait que l’acquis scolaire correspondant à un même nombre d’années d’études ou à un diplôme « équiva­ lent » peut varier considérablement selon le contenu de l’ensei­ gnement et en particulier de l’enseignement de culture, selon les méthodes pédagogiques employées et les valeurs qui régissent implicitement ou explicitement la transmission de la culture et, en particulier, de la culture artistique, selon le recrutement social des enseignants et des enseignés, selon le mode d’attribution des titres scolaires (concours, examen, ou simple constat de scola­ rité), etc., des catégories définies par la possession de diplômes formellement équivalents peuvent différer profondément dans leur aptitude à la pratique culturelle et dans leurs attitudes à l’égard de la culture. En dépit de ces réserves, on observe que la distribution des ratios de fréquentation obéit dans tous les pays à la même loi : les ratios entre la proportion de visiteurs dotés d’un niveau d’instruction supérieur dans le public des musées et la proportion correspondante de la population sont de 17,3 pour la Hollande, 12,5 pour la France, 11,7 pour la Pologne et 11,5 pour la Grèce contre 20 pour la Hollande, 10,5 pour la Grèce, 10 pour la France et 1 pour la Pologne, au niveau secondaire, et se situent autour de 0,5, dans tous les pays, à l’exception de la Pologne (1,5), pour le primaire [cf. App. 5, tab. 4] B. Pour aller au-delà d’une simple comparaison des structures du public ou même de ces structures corrigées par la prise en compte des poids des catégories considérées dans la population globale, il aurait fallu, en toute rigueur, pouvoir calculer, comme on l’a fait pour la France, les espérances de fréquentation atta­ chées à chacune des catégories tenues pour homogènes en ce qui concerne leur fréquentation. Mais en fait, les différents recense­ ments ne donnent pas toujours les distributions de la population selon l’âge et le niveau d’instruction et les estimations officielles

Pour la Hollande, le mode d attribution des titres fait que le nombre d’individus dépourvus de diplôme est beaucoup plus élevé qu’ailleurs, ce qui doit entraîner une surévaluation des ratios du niveau secondaire ; le taux très faible du niveau secondaire en Pologne tient à une différence de définition.

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des flux annuels de visiteurs, outre qu’elles n’isolent jamais le public national, ne peuvent s’appuyer que sur des statistiques des entrées dans les musées qui sont établies sans souci d’assurer la comparabilité entre les différents pays ou même entre les différents musées d’un même pays : les visites gratuites ou les visites collectives sont décomptées de différentes façons et parfois négligées ; les entrées dans certains musées ne sont pas prises en compte ; les procédés employés pour dénombrer les visiteurs, qu’il s’agisse de l’estimation des gardiens, du tourniquet ou de la cellule photo-électrique, présentent tous des inconvénients dif­ férents que seul le dénombrement des billets individuels ou collectifs permettrait d’éviter. Dans ces conditions, on peut toute­ fois essayer de déterminer les flux théoriques de visiteurs qu au­ raient les différents pays étudiés si on leur prêtait les espérances de fréquentation du public des musées français, c est-à-dire dans l’hypothèse où les comportements des différentes catégories des pays étrangers seraient identiques à ceux des catégories homo­ logues de la population française, la comparaison de ces flux théoriques avec les flux déclarés devant permettre de s interroger sur les facteurs explicatifs qui, les facteurs démographiques étant exclus, peuvent rendre raison des écarts supérieurs aux erreurs de mesure. Lorsque, dans le cas de la Grèce par exemple, on dispose de la répartition de la population selon le sexe, l’âge et le niveau d’instruction, il suffit d’appliquer les espérances mathématiques de visite des différentes catégories de la population française (cf. tableau 1) pour déterminer ce que serait le flux théorique annuel de visiteurs grecs dans l’hypothèse où les différentes catégories de la population grecque auraient les memes espé­ rances de visite que les catégories correspondantes de la popu­ lation française : ce flux théorique pouvant être estimé à 640 000 visiteurs environ, on voit que les Grecs ont une pratique qui apparaît comme nettement plus faible que celle des Français, puisque, comme le montre l’enquête auprès du public des musées grecs, sur les 1 300 000 visites enregistrées dans l’ensemble des musées grecs, 10 % seulement sont le fait du public national. Pour la Pologne, le flux théorique calculé selon la même méthode 61

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atteint 1 850 000 visites alors que le nombre total des visiteurs des cinq plus grands musées polonais (Varsovie, Cracovie, Lodz, Lublin et Wroclaw) s’élève à 2 300 000 environ en 1963 (ce chiffre incluant les visites gratuites dénombrées au moyen d’une cellule photo-électrique au musée de Varsovie, ce qui entraîne sans doute une surestimation) : on peut en conclure que la fréquentation des Polonais est, toutes choses égales d’ailleurs, légèrement supérieure à celle des Français. Pour la Hollande, l’absence d’informations sur la répartition de la population par âge et par niveau d’instruction oblige à procéder à une estima­ tion à partir des données existantes, donc à introduire un élé­ ment supplémentaire d’incertitude : il a fallu par exemple admettre que les effectifs de diplômés de l’enseignement secon­ daire et de l’enseignement supérieur étaient proportionnels, à chaque âge, au nombre de diplômés de chacun de ces ordres d’enseignement à l’époque où la catégorie considérée était en âge d’obtenir des diplômes (c’est-à-dire par exemple que le nombre d’individus de quarante à cinquante ans ayant un niveau d’instruction supérieur était proportionnel au nombre de diplô­ mes délivrés entre les années 1940 et 1950 environ). Quel que soit le degré d’approximation de ce calcul, il semble possible de dire que la fréquentation des Hollandais est à peu près égale à celle des Français, puisque le flux théorique de 2 300 000 visi­ teurs est inférieur au flux officiellement déclaré pour le public des musées hollandais (3 500 000) mais égal au flux national tel qu’il peut être calculé par soustraction des visiteurs étrangers (soit, d’après l’enquête auprès du public, 42 % des visiteurs). Ainsi, sous le rapport des taux de fréquentation, la Pologne, la Hollande et la France s’opposent nettement à la Grèce, dont on sait qu’elle a des taux de scolarisation très inférieurs à ceux des trois autres pays et qu’elle fait une place très réduite au dessin et à l’histoire de l’art dans un enseignement primordialement consacré à la langue et à la littérature anciennes. Le taux élevé de la Pologne doit, il semble, être imputé beaucoup moins à une action directe qui s’exercerait sur le public adulte (comme en témoigne le taux très faible de visiteurs qui disent être entrés pour la première fois dans un musée à l’âge adulte, à l’occasion 62

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d’une visite organisée par les entreprises ou les organismes d’action culturelle) qu’à une transformation de la signification sociale du musée et surtout à une action directe de l’Ecole parti­ culièrement intense dont on mesure les effets au taux très élevé d’écoliers et d’étudiants parmi les visiteurs (et, corrélativement, au taux élevé de jeunes) ainsi qu’au taux élevé de visiteurs qui doivent leur première visite à l’Ecole. En fait, tout semble indi­ quer que le public polonais qui, sous le rapport de la fréquen­ tation, se situe au même niveau que le public hollandais ou français, s’en distingue beaucoup plus nettement dans ses atti­ tudes et ses opinions, qui semblent révéler un niveau de compé­ tence artistique plus proche de celui du public grec que de celui des publics français et hollandais. Lorsque l’on considère en effet des indicateurs d’attitude ou de compétence aussi différents que le type de visite souhaité [cf. App. 5, tab. 5], les opinions sur les adjuvants souhaités [cf. App. 5, tab. 6], les préférences en matière de peinture [cf. App. 5, tab. 7] ou de genre artisti­ que [cf. App. 5, tab. 8], le type de première visite [cf. App. 5, tab. 9], ou le nombre de musées précédemment visités [cf. App. 5, tab. 10], etc., on observe que la Grèce, la Pologne, la France et la Hollande se rangent régulièrement dans le même ordre, la probabilité d’apparition d’attitudes et d’opinions qui, dans un pays donné, sont liées à un niveau d’instruction eleve (et, par là, à une situation élevée dans la société) étant d’autant plus forte pour l’ensemble des catégories d’un pays donné, que ce pays est d’autant plus haut situé dans la hiérarchie des pays étudiés. C’est sans doute dans la distribution des publics des différents pays selon le type de première visite au musée que se révèlent le plus clairement le mode de transmission privilégié de la culture artistique (qui est le principe du rapport privilégié à cette culture) et, par là, l’ancienneté et la force de la tradition culturelle : les premières visites sont suscitées par la famille plus souvent en Hollande et en France (et plus souvent en Hol­ lande qu’en France), beaucoup plus souvent par l’Ecole en Pologne et beaucoup plus fréquemment par le hasard ou par les conseils d’un ami en Grèce [cf. App. 5, tab. 9]. Ainsi, comme le montre aussi la comparaison des nombres moyens de peintres 63

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ou d’écoles de peintures cités, à niveau d’instruction équivalent, par les visiteurs des différents pays [cf. App. 5, tab. 7], la Hollande et, à moindre degré, la France, pays où la tradition artistique est à la fois ancienne et vivante, donc profondément inscrite dans les mœurs des classes privilégiées, s’opposent à des pays comme la Grèce, où la fréquentation des musées et le goût de l’art sont réservés à une minorité d’amateurs passionnés, ou la Pologne qui tend à compenser la faiblesse relative de son capital culturel par une sorte de bonne volonté culturelle à l’échelle de la société 14. Tout semble indiquer que les différentes structures des distributions des attitudes selon les niveaux d’ins­ truction ou les classes sociales peuvent être obtenues par trans­ lation à partir de l’une ou l’autre d’entre elles, comme si le principe de toutes les différences systématiques en matière de compétence artistique et surtout, peut-être, d’attitude à l’égard de la culture, qui séparent les visiteurs des différents pays n’était autre chose que ce que l’on pourrait appeler le capital culturel national, qui se mesurerait au degré de développement du sys­ tème d’enseignement (et à l’ancienneté de ce développement) et à l’importance du capital artistique, elle-même fonction de l’an­ cienneté et de la vitalité des traditions artistiques (dont on trou­ verait des indices dans l’existence d’écoles de peinture, de col­ lections particulières, etc.) 1S. La double position de la Pologne

14 Si les visiteurs grecs et polonais sont plus nombreux à citer, à niveau d’instruction équivalent, trois musées précédemment visités, c’est, semble-t-il, qu’ils mettent plus de soin à répondre avec précision à une question qui peut paraître naïve ou dépourvue d’intérêt aux visiteurs des pays de vieille culture, et aussi, peut-être, qu’ils doivent affirmer dans une pratique plus assidue une ferveur qui n’est pas soutenue et portée par toute la tradition culturelle. 15 Pour déterminer approximativement les niveaux relatifs du capital culturel national des différents pays étudiés on pourrait considérer d’une part le nombre, la qualité et la diversité des œuvres exposées dans les musees, 1ancienneté de leur acquisition, l’importance du capital artis­ tique accumulé par les classes privilégiées sous forme de collections privées, l’importance relative des donations dans les collections publi­ ques, etc., et d’autre part des indicateurs de l’intensité de l’effort édu­ catif (et de son évolution dans le temps) comme le taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire et supérieur (et leur taux de croissance).

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s’expliquerait alors par le fait que l’effet d’accélération du pro­ cessus d’acculturation qu’exerce une intensification de l’action directe de l’Ecole se manifeste d’une manière plus directement observable dans les pratiques que dans les attitudes et les apti­ tudes : la décroissance particulièrement rapide avec l’âge des taux de fréquentation du public polonais témoigne en effet qu’une disposition à la pratique qui est inculquée principalement par l’Ecole est vouée à s’affaiblir plus rapidement que la dispo­ sition que produit l’action scolaire lorsqu’elle s’exerce sur des individus dotés, comme les enfants des classes privilégiées des pays de « vieille culture », de la familiarité acquise par les expériences précoces. Etant donné la part que peut prendre la famille dans la transmission de la culture artistique, on com­ prend que la pratique culturelle et, plus encore, la compétence artistique et les attitudes à l’égard des œuvres culturelles soient étroitement liées au capital culturel national : toute la tradi­ tion culturelle des pays de vieille tradition s’exprime en effet dans un rapport traditionnel à la culture qui ne peut se cons-

II suffira ici d’indiquer que. mesurée au taux de scolarisation de la classe d’âge de quinze à vingt-quatre ans, la hiérarchie des pays étudiés coïncide avec celle qui se dégage des indicateurs d’attitude, l’exception que consti­ tue la Pologne étant plus apparente que réelle puisqu’elle n’a atteint un taux de scolarisation à peu près équivalent à celui de la Hollande qu’au terme d’un accroissement rapide et récent. On sait en outre que la Hol­ lande est, de tous les pays européens, celui qui semble faire la place la plus importante à l’enseignement artistique. Il faudrait en outre éta­ blir, par l’étude comparative, les relations entre le capital artistique et le capital éducatif dans les différents pays, ce qui permettrait de donner une forme opératoire à des notions de la sociologie spontanée comme celles de « pays de vieille culture » ou de « pays neuf ». Ce serait aussi se donner le moyen de déterminer les relations qui, dans chaque pays, s’établissent entre l’offre culturelle et la demande culturelle et, peut-être, les mécanismes de transmission culturelle (parmi lesquels il faut compter les emprunts à d’autres traditions culturelles) qui tendent à assurer, au cours de l’histoire, un niveau déterminé d’équilibre entre l’offre et la demande : de même que la constitution d’un patrimoine artistique suppose un certain degré de compétence artistique, de même l’acquisition d’un certain degré de compétence artistique suppose un patrimoine préalable, en sorte que le capital culturel national désigne le résultat, accumulé par les générations successives, de l’interaction d’une offre et d’une demande.

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tituer dans sa modalité propre, avec la complicité des institu­ tions chargées d’organiser le culte de la culture, que dans le cas où le principe de la dévotion culturelle a été inculqué, dès la prime enfance, par les incitations et les sanctions de la tra­ dition familiale.

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deuxième partie œuvres culturelles et attitu d e cultivée

Serpentin : « Quand je dirige sur vous ma pensée, elle se réfléchit dans votre esprit pour autant qu’elle y trouve des idées correspondantes et des mots convenables. Elle s’y formule en mots, en mots que vous semblez entendre ; elle s’y habille de votre propre langue, de vos phrases habituelles. Très probablement, les personnes qui vous accompagnent entendent ce que je vous dis, chacune avec ses différences individuelles de vocabulaire et d’élocution. > Barnstaple : « Et c’est pourquoi de temps en temps, par exem­ ple (...) quand vous vous élevez jusqu’à des idées dont nos esprits n’ont pas même le soupçon, nous n’entendons rien. j> H. G. W e l l s , Monsieur Barnstaple chez les Hommes-Dieux.

La statistique révèle que l’accès aux œuvres culturelles est le privilège de la classe cultivée ; mais ce privilège a tous les dehors de la légitimité. En effet ne sont jamais exclus ici que ceux qui s’excluent. Etant donné que rien n’est plus accessible que les musées et que les obstacles économiques dont l’action se laisse percevoir en d’autres domaines sont ici de peu, on semble fondé à invoquer l’inégalité naturelle des « besoins culturels ». Mais le caractère auto-destructif de cette idéologie saute aux yeux : s’il est incontestable que notre société offre à tous la possibilité pure de profiter des œuvres exposées dans les musées, il reste que seuls quelques-uns ont la possibilité réelle de réaliser cette possibilité. Etant donné que l’aspiration à la pratique culturelle varie comme la pratique culturelle et que le « besoin culturel » redouble à mesure qu’il s’assouvit, 1 absence de pratique s’accompagnant de l’absence du sentiment de cette absence, étant donné aussi qu’en cette matière l’intention peut s’accomplir dès qu’elle existe, on est en droit de conclure qu’elle n’existe que si elle s’accomplit ; ce qui est rare, ce ne sont pas les objets, mais la propension à les consommer, ce « besoin culturel » qui, à la différence des « besoins primaires », est le produit de l’éducation : il s’ensuit que les inégalités devant les œuvres de culture ne sont qu’un aspect des inégalités devant l’Ecole qui crée le « besoin culturel » en même temps qu’elle donne le moyen de le satisfaire. Outre la pratique et ses rythmes, toutes les conduites des visiteurs et toutes leurs attitudes à l’égard des œuvres exposées sont liées directement et presque exclusivement à l’instruction mesurée soit aux diplômes obtenus soit à la longueur de la sco69

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larité. Ainsi, le temps moyen effectivement consacré à la visite, qui peut être tenu pour un bon indicateur de la valeur objecti­ vement accordée aux œuvres présentées, — quelle que puisse être l’expérience subjective correspondante, plaisir esthétique, bonne volonté culturelle, sentiment d’obligation ou mixte de tout cela, — s’accroît régulièrement avec l’instruction reçue, passant de vingt-deux minutes pour les visiteurs des classes popu­ laires, à trente-cinq minutes pour les visiteurs des classes moyen­ nes et quarante-sept minutes pour les visiteurs des classes supé­ rieures. Sachant d’autre part que le temps que les visiteurs déclarent avoir passé au musée reste constant quel que soit leur niveau d’instruction, on peut supposer que la surévaluation (d’autant plus forte que le niveau d’instruction du visiteur est plus bas) du temps effectivement passé au musée trahit (comme d’autres indices) l’effort des sujets les moins cultivés pour se conformer à ce qu’ils tiennent pour la norme de la pratique légi­ time, norme qui reste à peu près invariable, dans un musée donné, pour les visiteurs des différentes catégories. Les temps moyens déclarés par les visiteurs de chaque musée peuvent etre considérés comme des indicateurs de la norme sociale du temps de visite que mérite chaque musée. La hiérarchie des musées selon la part des visiteurs qui déclarent avoir consacré plus d’une heure à la visite, correspond, grosso modo, à celle que l’on pourrait établir à l’aide d’indicateurs tels que le nombre d’étoiles que les guides accordent aux musées : Rouen : 59,5 % ; Jeu de Paume : 58,5 % ; Lyon : 55,5 % ; Dijon : 51 % ; Lille : 47 % ; Colmar : 46 % ; Douai : 43 % ; Tours : 42 % ; Laon : 40 % ; Bourg-en-Bresse : 37 % ; Agen : 35 % h

C est la même logique qui explique que les visiteurs suréva­ luent d’autant plus le rythme de leur pratique que leur fréquen­ tation est plus faible et que leur niveau d’instruction est plus bas et qu ils tendent d’autre part à s’accorder pour s’attribuer un rythme de trois ou quatre visites annuelles, qui semble définir

On a vu que les differentes hiérarchies des musées, celle que sug­ gèrent les guides touristiques, celle qui se dégage du nombre annuel de visites et celle qu’établissent les conservateurs (cf. pp. 23 et 24) coïnci­ dent pour l’essentiel.

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l’image que la grande majorité se fait de la pratique conforme [cf. App. 3, tab. 2]. Le temps que le visiteur consacre à la contemplation des œuvres présentées, c’est-à-dire le temps qu’il lui faut pour « épuiser » les significations qui lui sont proposées, constitue sans doute un bon indicateur de son aptitude à déchiffrer et à goûter ces significations 2 : l’inexhaustibilité du « message » fait que la richesse de la « réception » (mesurée, grossièrement, à sa durée) dépend avant tout de la compétence du « récepteur », c’est-à-dire du degré auquel il maîtrise le code du « message ». Chaque individu possède une capacité définie et limitée d’appré­ hension de 1’ « information » proposée par l’œuvre, capacité qui est fonction de la connaissance globale (elle-même fonction de son éducation et de son milieu) qu’il possède du code générique du type de message considéré, soit la peinture dans son ensemble, soit la peinture de telle époque, de telle école ou de tel auteur. Lorsque le message excède les possibilités d’appréhension du spectateur, celui-ci n’en saisit pas 1’ « intention » et se désinté­ resse de ce qui lui apparaît comme bariolage sans rime ni raison, comme jeu de taches de couleurs sans nécessité. Autrement dit, placé devant un message trop riche pour lui ou, comme dit la théorie de l’information, « submergeant » ( : « La métrique russe, observe N. S. Troubetzkoy, est bâtie sur l’alternance régulière des syllabes accentuées et des syllabes inaccentuées, les syllabes accentuées étant longues et les syllabes inaccentuées brèves. Les limites des mots peuvent tomber à n’importe 'quelle place du vers et le groupement toujours irré­ gulier de ces limites sert à animer et à varier les structures du vers. Le vers tchèque repose sur une répartition irrégulière des limites de mots, chaque début de mot étant souligné par un renforcement de la voix : les syllabes brèves et les syllabes lon­ gues sont par contre réparties irrégulièrement dans le vers et leur groupement libre sert à animer celui-ci. Un Tchèque qui entend un poème russe considère sa métrique comme quanti­ tative et tout le poème comme assez monotone. Au contraire, un Russe qui entend pour la première fois un poème tchèque est en général tout à fait désorienté et n’est pas en état de dire selon quelle métrique il est composé 18. » Ceux pour qui les œuvres de culture savante parlent une langue étrangère sont condamnés à importer dans leur perception et leur appréciation de l’œuvre d’art des catégories et des valeurs extrinsèques, celles qui organisent leur perception quotidienne et qui orientent leurs jugements pratiques. Faute de pouvoir appréhender la repré­ sentation selon une intention proprement esthétique, ils ne sai18 N. S. Troubetzkoy, Principes de phonologie, Paris, Klincksieck, 1957, p. 56. Voir aussi pp. 66-67.

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sissent pas la couleur d’un visage comme un élément d’un sys­ tème de relations entre des couleurs (celles de la veste, du cha­ peau ou du mur situé à l’arrière-plan) mais, « se situant immé­ diatement dans son sens », pour parler comme Husserl, ils lisent en elle, directement, une signification psychologique ou physiologique, comme dans l’expérience quotidienne. L’appré­ hension du tableau comme système de relations d’opposition et de complémentarité entre des couleurs suppose non seule­ ment la rupture avec la perception première qui est la condition de la constitution de l’œuvre d’art comme œuvre d’art, c’està-dire de l’appréhension de cette œuvre selon une intention conforme à son intention objective (irréductible à l’intention de l’artiste), mais encore la possession de la grille d’analyse indispensable pour saisir les différences fines qui séparent par exemple une gamme de teintes ordonnées selon les lois d’une modulation raffinée dans tel tableau de Turner ou de Bonnard 17. On comprend donc que l’esthetique ne peut etre, sauf excep­ tion, qu’une dimension de l’éthique (ou, mieux, de 1 ethos) de classe. Pour « goûter », c’est-à-dire pour « différencier et apprécier » 19 les œuvres presentees et pour se rendre raison de leur accorder valeur, le visiteur peu cultivé ne peut invoquer que la qualité et la quantité du travail, le respect moral tenant lieu d’admiration esthétique. « Il faudrait faire voir la valeur de tout ce qu’il y a ici, qui représente un travail depuis des siècles, quoi... Si on a conservé tout ça, c’est pour faire voir le travail fait depuis des siècles et que tout ce qu’on fait n est pas inutile. » « J’apprécie beaucoup la difficulté du travail. » « Pour estimer un tableau, je m’appuie sur tout ce qui est écrit comme date et je suis épaté quand il y a longtemps et qu on

17 m . Colin Thompson a montré, par une série d’expériences, que même lorsqu’elle est appelée par une consigne expresse, la saisie des couleurs en elles-mêmes et pour elles-mêmes est extrêmement rare (même chez des adolescents en fin d’études secondaires), 1attention des specta­ teurs se portant plutôt sur les aspects narratifs ou anecdotiques de l’image (C. Thompson, Response to Colour, Corsham, Research Center in Art Education, 1965). 19 Cf. E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. M. Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 100.

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travaillait si bien. » Parmi les raisons que l’on se donne d’ac­ corder une admiration décisoire, la plus sûre, la plus infaillible, est sans doute l’ancienneté des choses présentées. « C'est très bien... C’est de l’ancien. Peut-être devrait y avoir des musées avec du moderne, mais ça serait plus un musée. Ici, c’est vrai­ ment vieux, hein. » La valeur des choses anciennes n ’est-elle pas attestée par le seul fait qu’on les a conservées et l’ancienneté des choses conservées ne justifie-t-elle pas suffisamment leur conservation ? Le discours n’a pas ici d’autre fonction que de donner à celui qui le profère les raisons d’une adhésion incon­ ditionnelle à une œuvre dont la raison lui échappe. N ’est-il pas significatif que, invités à donner leur opinion sur les œuvres et leur présentation, les visiteurs les moins cultivés accordent une approbation totale et massive qui ne fait qu’exprimer, sous une autre forme, un désarroi à la mesure de leur révérence ? « C’est très bien. On ne peut pas les présenter mieux qu’ils ne sont. » « J ’ai trouvé que tout est très bien. » De même, comme s'ils voulaient exprimer par là qu’ils savent apprécier ce que leur offre le musée à sa juste valeur, les visiteurs sont d’autant plus nombreux à juger bon marché le prix de l’entrée qu’ils sont moins cultivés [cf. App. 3, tab. 3]. Comment une perception aussi demunie de principes organi­ sateurs pourrait-elle appréhender les significations organisées qui entreraient dans un ensemble de savoirs cumulatifs ? « Pour me rappeler, c est autre chose. Picasso je n’ai pas compris ; moi, je ne trouve pas les noms » (commerçante, Lens). « J ’aime tous les tableaux ou il y a le Christ » (ouvrière, Lille). Les deux tiers des visiteurs des classes populaires ne peuvent citer, au terme de leur visite, le nom d’une œuvre ou d’un auteur qui leur ait plu, pas plus qu’ils ne retirent d’une visite antérieure des savoirs qui pourraient les aider dans leur visite présente : aussi com­ prend-on qu’une visite souvent déterminée par des raisons de hasard ne suffise pas a les inciter ou les preparer à entreprendre une autre visite. Totalement tributaires du musée et des adju­ vants qu’il leur fournit, ils sont particulièrement déconcertés dans des musées qui s’adressent, par vocation, au public cultivé : 77 % d’entre eux souhaiteraient recevoir l’aide d’un conféren­ cier ou d’un ami [cf. App. 2, tab. 2], 67 % voudraient que la 84

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visite soit balisée par des flèches et 89 % que les œuvres soient accompagnées de panneaux explicatifs [cf. App. 2, tab. 3]. Plus de la moitié des opinions qu’ils expriment enferment cette attente : « Pour quelqu’un qui veut s’intéresser, c’est difficile. Il voit que de la peinture, des dates. Pour pouvoir faire des différences, il manque un guide. Sinon, c’est tout pareil » (ou­ vrier, Lille). « Je préfère visiter le musée avec un guide qui explique et fait comprendre les points obscurs pour le commun des mortels » (employé, Pau). Les visiteurs des classes populaires voient parfois, dans l’absence de toute indication capable de faciliter la visite, l’ex­ pression d’une volonté d’exclure par l’ésotérisme, sinon, comme le disent plus volontiers les visiteurs plus cultivés, une intention commerciale (à savoir de favoriser la vente des catalogues). En fait, flèches, panneaux, guides, conférenciers ou hôtesses ne suppléeraient pas vraiment au défaut de formation scolaire, mais ils proclameraient, par leur simple existence, le droit d’ignorer, le droit d’être là en ignorant, le droit des ignorants à être là ; ils contribueraient à minimiser le sentiment de l’inaccessibilité de l’œuvre et de l’indignité du spectateur qu’exprime bien cette réflexion entendue au château de Versailles : « Ce château n’a pas été fait pour le peuple, et ça n’a pas changé... ». Toute la conduite des visiteurs des classes populaires témoigne de l’effet de distanciation sacralisante qu’exerce le musée. C’est le désarroi respectueux de tous les visiteurs d’occasion, poussés par l’exaltation d’un jour de fête ou par le désœuvrement d’un dimanche pluvieux et voués à faire lever sur leur passage les réflexions malveillantes des habitués, les rires des rapins et les rappels à l’ordre des gardiens, qu’évoque Zola lorsqu’il décrit les pérégrinations de la noce de Gervaise et Coupeau a travers les salles du Louvre : « La nudité sévère de l’escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d’or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur emotion. Ce fut avec respect, marchant le plus doucement possible, qu ils entrèrent dans la galerie française. » Il n’est pas meilleur révélateur de la signification objec­ tive du musée traditionnel que le changement d’attitude que déter­ minait, chez les visiteurs du musée de Lille, le passage de l’exposition danoise aux salles du musée : « Dans la salle d’expo­ sition danoise, un couple assez âgé est entré ; la femme porte un manteau un peu avachi, pendant sur le devant, ses pieds sont chaussés de bottillons grossiers ; l’homme frissonne encore dans

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son pardessus trop long qui lui bat les mollets ; ils déambulent au hasard, montrent du doigt, au loin, ce qu’ils veulent approcher, parlant haut. Us passent rapidement devant certains stands, sans s’arrêter. Au hasard de leurs pérégrinations, ils atteignent la salle de céramiques du musée où ils pénètrent. Us la parcourent lentement et ils en font scrupuleusement le tour, inspectant chaque vitrine l’une après l’autre ; l’homme a maintenant les mains dans les poches, ils ont tous deux baissé la voix ; pourtant, ici, ils sont seuls. » Aussi l’atmosphère des deux parties du musée est-elle très différente : « ici, c’est le silence recueilli et la calme ordonnance des lentes évolutions le long des murs ; là, dans l’affluence de l’après-midi, on est un peu étourdi par les conversations bruyantes, les objets qu’on remue et qui raclent sur le carrelage, les gosses qui courent tandis que les parents les rappellent vivement à l’ordre. Il y a d’ailleurs beaucoup d’enfants et le gardien s’en étonne : « Qu’est-ce qu’il y a comme familles nombreuses, hein ! » Les visiteurs touchent à tout, essaient les fauteuils, soulèvent les matelas des canapés, se penchent pour regarder sous les tables. Ils cognent du doigt le bois ou le métal pour estimer la matière et soupèsent les couverts. Un couple se penche sur les couverts en argent : « Tu vois, dit la femme, si j’avais à recommencer une ménagère, j’achèterais ça. » Elle prend un couteau et une four­ chette, feint de découper quelque chose sur une assiette imaginaire et porte la fourchette à la bouche. » Et les comportements des visiteurs diffèrent si profondément que l’observateur, condamné, dans un premier moment, à la sociologie spontanée, impute à une différence dans le recrutement social du public (que l’analyse statistique dément) des différences qui tiennent d’abord à la signi­ fication sociale du musée et d’une exposition qui y introduit, par exception, l’atmosphère d’un grand magasin, musée du pauvre, non sans susciter quelque indignation chez les visiteurs les plus conformes du musée traditionnel. La conversion de toute l’attitude qu’opèrent les visiteurs peut se résumer dans les oppositions sui­ vantes, celles-là mêmes qui distinguent l’univers sacré de l’univers profane : intouchable-touchable ; bruit-silence recueilli ; explora­ tion rapide et sans ordre - procession lente et réglée ; appréciation intéressée d’œuvres vénales - appréciation pure d’œuvres « sans prix ».

Affrontés à l’épreuve (au sens scolaire du terme) que repré­ sente pour eux le musée, les visiteurs les moins cultivés sont peu enclins à recourir en fait au guide ou au conférencier (quand ils existent), craignant de révéler leur incompétence. « Pour une personne venant pour la première fois, à mon avis, elle est un peu perdue... Oui, des flèches, d’abord, ça guiderait ; on n’aime pas beaucoup demander » (femme de ménage, Lille). Ignorant la conduite conforme et soucieux avant tout de ne pas se trahir par des comportements contraires à ce qu’ils jugent être la 86

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bienséance, ils se contentent de lire, aussi discrètement que pos­ sible, les étiquettes — lorsqu’il y en a. Bref, ils se sentent « dé­ placés » et se surveillent, de crainte de se faire remarquer par quelque incongruité. « On a peur de tomber sur un connais­ seur (...). Pour potasser avant, il faut être dans la profession, être spécialiste. Non, le gars comme moi, il vient en anonyme et repart en anonyme » (ouvrier, Lille). Si les agriculteurs et les ouvriers sont légèrement plus favorables aux flèches qu’aux panneaux, c’est peut-être que, faute d’un minimum de culture, ils éprouvent de façon moins urgente la nécessité des éclaircisse­ ments ; c’est peut-être aussi qu’ils expriment par là le sentiment d’égarement (parfois au sens premier du terme) que suscite en eux l’espace du musée ; c’est sans doute, fondamentalement, qu’ils trouveraient dans cette « marche a suivre » la première réponse à leur souci de passer inaperçus par une conduite conforme. « Les flèches, c’est nécessaire ; la première fois, on est dans le brouillard » (ouvrier, Lille). « Des flèches, c est ce qui manque ! Pour indiquer quels endroits... Il y a un moment où on voit toutes les pièces, on ne sait pas ou aller » (ouvrière, Lille). Et si les visiteurs des classes populaires préfèrent venir au musée soit avec des parents soit avec des camarades, c est sans doute parce qu’ils trouvent dans le groupe un moyen de conjurer leur sentiment de malaise, le désir de visiter le musee seul s’exprimant au contraire de plus en plus souvent à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale (soit, en France, chez 16 % des agriculteurs et des ouvriers, chez 30 % des membres des classes moyennes et 40 % des classes supérieures) [cf. App. 2, tab. 1]. La part des visiteurs qui disent préférer visiter seuls le musée croît, dans tous les pays, à mesure que s’élève le niveau d’instruc­ tion ou la position dans la hiérarchie sociale, passant, en Grece, de 17 % dans les classes populaires à 20 % dans les classes supérieures (avec un taux de 13 % pour les classes moyennes), en Pologne de 28 % pour les classes populaires à 42 % et 44 % pour les classes moyennes et supérieures et en Hollande, pour les catégories correspondantes, de 33 % à 51 % et à 59 %. La hiérarchie qui s’établit entre les différents pays semble donc indiquer que le taux de visiteurs qui souhaitent visiter seuls est d’autant plus élevé que le capital culturel national est plus eleve [cf. App. 5, tab. 5].

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Alors que les membres des classes cultivées répugnent aux for­ mes les plus scolaires d’aide, préférant l’ami compétent au confé­ rencier et le conférencier au guide que raille l’ironie distinguée, les visiteurs des classes populaires ne redoutent pas l’aspect évi­ demment scolaire d un encadrement éventuel : « Au point de vue explications, plus qu’y en a, mieux c’est... C’est toujours bien d’avoir des explications pour n’importe quoi (...). Le plus im­ portant, c est le guide, qui nous guide et nous donne des explica­ tions » (ouvrier, Lille). « J ’aimerais pas être tout seul, mais avec quelqu un de qualifié. Autrement, on passe et on ne voit rien » (ouvrier, Lille). Faute de pouvoir définir clairement les moyens de combler les lacunes de leur information, ils invoquent, pres­ que magiquement, l’intervention des intercesseurs et des média­ teurs les plus consacres, capables de rapprocher les œuvres inaccessibles, et la part des visiteurs qui souhaitent l’aide d’un conférencier (plutôt que d’un ami compétent) passe, en France, de 57,5 % pour les classes populaires à 36,5 % pour les classes moyennes et à 29 % pour les classes supérieures [cf. App. 2, tab. 2 ] 20 « Oui, un conférencier, on s’instruit... Des conféren­ ciers, ce sont presque toujours des académiciens qui connaissent les machins sur le bout des doigts, ce sont des professeurs, c’est utile. » On voit que ceux qui invoquent la répugnance des classes populaires à l’égard de l’action scolaire ne font que leur prêter, selon l’ethnocentrisme de classe qui caractérise l’idéologie popu­ liste, leur propre attitude à l’égard de la culture et de l’école 21. 2° En Po,ogne> la Part de cevx qui choisissent le conférencier est de 31 % pour les classes populaires, 26 % pour les classes moyennes et 14 % pour les classes supérieures, 23 %, 29 % et 35,5 % des mêmes classes souhaitant plutôt visiter en compagnie d’un ami compétent. En Crrece, 33 % des visiteurs des classes populaires, 27 % dans les classes moyennes et 31 % dans les classes supérieures préfèrent une visite guidee par un conférencier contre 17 %, 40 % et 46 % qui préfèrent recourir à un ami. Enfin, en Hollande, où le capital culturel est plus eleve toutes les classes choisissent l’ami de préférence au conférencier 1écart étant d autant plus marqué que le niveau d’instruction est plus eleve (soit de 1 a 1,3 pour les classes populaires, 1 à 6 pour les classes moyennes et de 1 à 5 pour les classes supérieures) [cf. App. 5, tab. 5] « Le public moyen, écrivent Charpentreau et Kaës, n’a nu’lle envie de recevoir une « education ». A tort ou à raison, il se défie de tout ce qui rappelle lecole parce qu’il veut être traité en adulte » (La culture populaire en France, Paris, les Editions Ouvrières, 1962, p. 122).

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La question n ’est pas tant de savoir si tous les éclaircissements donneront « l’œil » à ceux qui ne « voient » pas ni même si les panneaux explicatifs seront lus et bien lus. Ne seraient-ils pas lus, ou, comme il est probable, seulement par ceux qui en ont le moins besoin, ils ne cesseraient pas pour autant de remplir leur fonction symbolique. Il n ’est sans doute pas excessif de penser que le sentiment profond de l’indignité (et de l’incompétence) qui hante les visi­ teurs les moins cultivés, comme écrasés par le respect devant l’univers sacré de la culture légitime, ne contribue pas peu à les tenir éloignés du musée. N’est-il pas significatif que la part des visiteurs qui ont l’attitude la plus sacralisante à l’égard du musée décroisse très fortement quand la position sociale s’élève (79 % des membres des classes populaires associant le musée à l’image d’une église contre 49 % dans les classes moyennes et 35 % dans les classes supérieures), tandis que croît la proportion des sujets qui souhaitent que les visiteurs soient peu nombreux (soit 39 % dans les classes populaires, 67 % dans les classes moyen­ nes et 70 % dans les classes supérieures), préférant l’intimité choisie de la chapelle à l’affluence de l’église [cf. App. 4, tab. 7 et 8] ? N’est-il pas significatif aussi que l’hostilité à l’égard des efforts pour rendre les œuvres plus accessibles se rencontre surtout p arm i les membres de la classe cultivée ? Par un paradoxe appa­ rent, ce sont les classes les mieux pourvues en adjuvants per­ sonnels tels que guides ou catalogues (parce que la connaissance de ces instruments et l’art de les utiliser est affaire de culture), qui refusent le plus fréquemment les adjuvants institutionnalisés et collectifs : « Je pense qu’il est inutile de vouloir imposer un sens de la visite du musée, dit un étudiant. Personnellement, j’aime être libre, seul dans mon choix et mon inspiration. Sans aller trop loin, je compare la visite d’un musée à un voyage, mais un voyage à la Montaigne, allant au détour du chemin, poussé par l’air et le vent, goûtant le temps présent, sans presse, sans guide, rêvant du passé » (Louviers). « Je me souviens avec regret, dit un professeur, de l’ancien Salon Carré du Louvre, où il y avait tant de choses à découvrir. Maintenant, on nous prive de ce vif plaisir de la découverte et on nous impose les tableaux par 89

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cloisonnement. On nous oblige à ne regarder que ceux-là. Ce n’est plus une fête, mais une école primaire. Tout voir, tout comprendre, tout savoir, pédante trinité, la joie s’enfuit » (Lille). Les attitudes des différents publics nationaux à l’égard des adju­ vants pédagogiques expriment une fois encore la hiérarchie des différents pays rangés selon l’importance de leur capital culturel en sorte que l’explication invoquée pour rendre raison des diffé­ rences constatées dans les attitudes des différentes classes sociales d’un même pays, s’applique aussi aux différences entre les diffé­ rents pays : en effet les visiteurs hollandais expriment une hosti­ lité nettement plus marquée que les Français à l’égard des flèches et des panneaux ; les Polonais, dont la pratique est plus immé­ diatement tributaire de l’action directe de l’Ecole, occupent une position intermédiaire entre celles de la France et celle de la Grèce, si l’on excepte les étudiants et les professeurs qui mani­ festent leur réticence à l’égard de toutes les formes d’aide plus nettement encore que les étudiants et les professeurs français, peut-être parce qu’ils sont mieux placés pour estimer le coût que ces disciplines peuvent impliquer pour eux. Dotés d’un niveau de compétence peu élevé, les visiteurs grecs ne peuvent que ressentir avec une force particulière le besoin d’être aidés dans la visite de musées qui présentent surtout des vestiges archéologiques [cf. App. 5, graph. 6].

Faut-il s’étonner que l’idéologie du don naturel et de l’œil neuf soit aussi répandue chez les visiteurs les plus cultivés et chez tant de conservateurs, et que les professionnels de l’analyse savante des œuvres d’art répugnent si souvent à procurer aux non-initiés l’équivalent ou le substitut du programme de percep­ tion armée qu’ils transportent avec eux et qui constitue leur culture 22 ? Si l’idéologie charismatique qui fait de la rencontre 22 Dans un article intitulé « Das Problem des Stils in der bildenden Kunst » CZeitschrift für Æsthetik und allgemeine Kunstwissenschaft, X, 1915) et consacré aux théories générales de Heinrich Wolff lin sur le style dans les arts figuratifs, Erwin Panofsky met en lumière l’ambiguïté fonda­ mentale des concepts wölffliniens de « voir », d’ « œil », d’ « optique », employés communément en deux sens différents qui, « dans la logique d’une recherche d’ordre méthodologique, doivent naturellement être rigoureusement distingués ». Au sens étroit du terme, l’œil est l’organe de la vision et, à ce titre, « ne joue aucun rôle dans la constitution d’un style ». Au sens figuré, « l’œil » (ou < l’attitude optique ») ne saurait être a u ta chose, en toute rigueur, « qu’une attitude psychique à l’égard des données optiques », « le rapport de l’œil avec le monde » étant en réalité « un rapport de l’esprit avec le monde de l’œil ».

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avec l’œuvre l’occasion d’une descente de la grâce (charisma) procure aux privilégiés la justification la plus « indiscutable » de leur privilège culturel en faisant oublier que la perception de l’œuvre est nécessairement savante, donc apprise, les visiteurs des classes populaires sont bien placés pour savoir que l’amour de l’art naît des longues fréquentations et non du coup de foudre : « Aimer à mort du premier coup, oui, ça existe, mais pour ça, faut avoir lu d’abord, surtout pour la peinture mo­ derne » (ouvrier, Lille). Le désarroi devant les œuvres exposées décroît dès que la perception peut s’armer de savoirs typiques, si vagues soient-ils ; le premier degré de la compétence proprement esthétique se dé­ finit par la maîtrise d’un arsenal de mots qui permettent de nommer les différences et de les constituer en les nommant : ce sont les noms propres de peintres célèbres, Vinci, Picasso, Van Gogh, qui fonctionnent en tant que catégories génériques, puisque l’on peut dire devant toute peinture (ou tout objet) d’inspiration non réaliste « C’est du Picasso », ou devant toute œuvre évoquant de près ou de loin la manière du peintre floren­ tin : « On croirait un Vinci » ; ce sont aussi ces categories larges, comme les « impressionnistes » (dont la définition, analogue à celle qu’a adoptée le Jeu de Paume, s’étend communément a Gauguin, Cézanne et Degas) ou « les Hollandais » ou encore « la Renaissance ». Ainsi, pour ne prendre qu un indicateur extrêmement grossier, la part des sujets qui, en réponse à une question sur leurs préférences picturales, citent une ou plusieurs écoles croît très significativement à mesure que s’élève le niveau culturel (soit 5 % pour les détenteurs du C. E. P., 13 % pour les titulaires du B. E. P. C., 25 % pour les bacheliers, 27 % pour les licenciés et 37 % pour les détenteurs d un diplôme supérieur à la licence). De même, 55 % des visiteurs des classes populaires ne peuvent citer un seul nom de peintre et ceux qui le font nomment à peu près toujours les mêmes auteurs, consa­ crés par la tradition scolaire et par les reproductions des livres d’histoire et des encyclopédies, Léonard de Vinci ou Rembrandt. La part des visiteurs qui citent des écoles croît, dans tous les pays, à mesure que s’élève le niveau d’instruction. En Pologne, toujours très faible, elle est de 2 % pour les classes moyennes et

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de 5 % pour les classes supérieures tandis que la part des visiteurs qui citent exclusivement des peintres très célèbres passe de 39 % pour les classes populaires à 24 % pour les classes moyennes et 15,5 % pour les classes supérieures. En Grèce, nul pour ceux qui n’ont pas dépassé le niveau de l’enseignement primaire, le taux des visiteurs qui citent au moins une école de peinture est de 6 % pour ceux qui ont suivi un enseignement technique, 24 % pour ceux qui ont le niveau du baccalauréat et 19 % pour ceux qui ont atteint le niveau universitaire. La hiérarchie est la même dans le public hollandais, bien que les taux de citations d’écoles soient globalement plus élevés, ce qui se comprend aisément étant donné que la scolarité secondaire et supérieure est nettement plus répandue et que la richesse et la diversité des collections hollan­ daises de peinture confère aux musées hollandais un niveau d’offre sans rapport avec celui des musées polonais et celui des musées d’art grecs, au moins en ce qui concerne la peinture. Ainsi, 14 % des Hollandais du niveau primaire, 25 % du niveau techni­ que, 66 % du niveau du baccalaureat et 43 % du niveau univer­ sitaire citent au moins une école de peinture [cf. App. 5, tab. 7], En France, ou les taux sont légèrement inférieurs, on observe par ailleurs que 22 % des agriculteurs citent au moins un peintre non représenté dans le musée, contre 39 % des ouvriers, 54 % des artisans et commerçants, 63 % des employés et cadres moyens, 70 %. des cadres supérieurs, 77 % des instituteurs et 78 % des professeurs, spécialistes d’art et étudiants.

De même encore, les visiteurs des classes populaires s’inté­ ressent plutôt aux œuvres « mineures » qui leur sont plus acces­ sibles, comme les meubles ou les céramiques ou les objets folklo­ riques ou historiques, soit parce qu’ils en connaissent l’usage et qu’ils disposent d’éléments de comparaison et de critères d’éva­ luation (ou mieux d’appréciation au sens vrai), soit parce que la culture que requiert la compréhension de tels objets, à savoir la culture historique, est plus commune, tandis que les membres des hautes classes s’attachent plutôt aux œuvres d’art les plus nobles (peintures ou sculptures) [cf. App. 2, tab. 14 et 15] n . De 23 Dans tous les pays, la part de ceux qui déclarent être venus pour voir les œuvres d’art les plus prestigieuses — peinture et sculpture — augmente en même temps que s’élève le niveau d’instruction, la part de ceux qui sont venus voir les objets folkloriques et historiques variant en sens inverse. En Hollande, la part des amateurs de peinture et sculpture passe de 59 % pour les classes populaires à 71 % pour les classes moyennes et 76 % pour les classes supérieures, alors que la part des visiteurs qui s’intéressent aux objets historiques et folkloriques passe de 19 % à 12 % et 9 %. De même en Pologne, 36 %, 57 %, 7 1 %

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même enfin, le taux des visiteurs qui connaissaient déjà les œuvres qu’ils venaient voir dans le musée croît très fortement à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale (soit 13 % dans les classes populaires, 25,5 % dans les classes moyennes et 54,5 % dans les classes supérieures), une part des visiteurs (26 % dans les classes populaires, 45 % dans les classes moyen­ nes et 26 % dans les classes supérieures) devant sa connaissance préalable des œuvres à des reproductions [cf. App. 4, tab. 4]. Bref, les savoirs génériques qui sont la condition de la per­ ception des différences et de la fixation des souvenirs, noms propres, concepts historiques, techniques ou esthétiques, sont de plus en plus nombreux et de plus en plus spécifiques à mesure que l’on va vers les classes les plus cultivées. C’est tout le contraire d’un démenti de ces propositions qu’il faut voir dans le fait que les visiteurs portent d’autant plus souvent leur choix vers les peintres les plus célèbres et les plus consacrés par l’Ecole qu’ils sont moins instruits et que, au contraire, les peintres modernes, qui ont le moins de chances de trouver place dans l’enseignement, ne sont cités que par les visiteurs les plus cultivés, résidant dans les très grandes villes [cf. App. 2, tab. 20]. L ’accès aux jugements de goût que l’on dit « personnels » est encore un effet de l’instruction reçue : la liberté de se libérer des contraintes scolaires n’appartient qu’à ceux qui ont suffisamment assimilé la culture scolaire pour inté­ rioriser l’attitude affranchie à l’égard de la culture scolaire qu’enseigne une Ecole si profondément pénétrée des valeurs des classes dominantes qu’elle reprend à son compte la dévalorisa­ tion mondaine des pratiques scolaires. L ’opposition scolaire entre la culture canonique, stéréotypée et, comme dirait Max Weber, « routinisée », et la culture authentique, affranchie des discours d’école, n’a de sens que pour une infime minorité des visiteurs de chacune de ces classes nomment peinture et sculpture. En Grèce, la part des visiteurs qui sont venus voir de la sculpture passe de 12 % pour les classes moyennes à 19 % pour les classes supérieures, alors que ceux qui s’intéressent au folklore constituent 48 % et 39 % de ces classes. On observe donc, ici encore, une relation entre le capital culturel des différents pays et les attitudes de leur public [cf. App. 5, tab. 8].

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d’hommes cultivés, parce que la pleine possession de la culture scolaire est la condition du dépassement de la culture d’Ecole vers cette culture libre, c’est-à-dire libérée de ses origines sco­ laires, que la classe bourgeoise et son Ecole tiennent pour la valeur des valeurs. En France, les visiteurs de niveau inférieur au baccalauréat se portent presque exclusivement vers les peintres les plus renommés (comme Van Gogh ou Renoir qui ont fait l’objet de films, ou Picasso et Buffet qui font partie de l’actualité), les plus consacrés par la tradition scolaire (comme Vinci, Rembrandt ou MichelAnge) ou par les reproductions de manuels (comme Le Nain, David, La Tour, Greuze ou Raphaël) ; les visiteurs pourvus du baccalauréat cèdent moins aux sollicitations de l’actualité (Van Gogh tombant du premier au deuxième rang, Picasso du troisième au sixième et Buffet du cinquième au seizième) et nomment moins souvent les peintres les plus « scolaires », qui cèdent la place à Gauguin, Braque, Cézanne, Dufy, Fra Angelico, Le Greco et Velasquez. Outre qu’ils ont un éventail de choix nettement plus ouvert (comme en témoigne le fait que les vingt peintres qu’ils nomment le plus souvent ne constituent que 44 % des peintres cités .contre 56 % dans les classes moyennes et 65 % dans les classes populaires), les visiteurs de niveau supérieur au baccalau­ réat proposent un palmarès qui se distingue tant par l’originalité des noms cités (puisque l’on voit apparaître Botticelli, Klee, Pous­ sin, Vermeer, Bosch, Le Titien) que par la hiérarchie des préfé­ rences (Van Gogh tombant au sixième rang, Vinci au huitième, Raphaël au quinzième) : le plus important est sans doute que, à côté des peintres impressionnistes, beaucoup moins souvent cités, et des grands classiques, communs à toutes les listes (Vinci, Rem­ brandt, Delacroix, etc.), apparaissent, en très bon rang, des moder­ nes comme Klee (7) et Braque (8) ainsi que des classiques moins renommés comme Poussin (8), Vermeer (8), Velasquez (8) ou Le Titien (15) [cf. App. 2, tab. 21]. Bien que la part des citations originales s’accroisse à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, les visiteurs européens s’accordent, à quelques variantes nationales près, sur une hiérarchie commune des notoriétés où entrent, dans des proportions à peu près égales, les valeurs les plus classiques et les révolutionnaires de la génération précédente, soit Van Gogh, Rembrandt, Picasso, Goya, Cézanne, Renoir et Vinci. Le fait que le public de chacun des pays tende à placer des peintres nationaux aux premiers rangs s explique sans doute à la fois par l'attachement aux valeurs natio­ nales qu’encouragent les traditions scolaires (celles des manuels d’histoire en particulier) et par le contenu des collections natio­ nales. C’est ainsi que les Polonais accordent une préférence très marquée a des peintres (au nombre de douze parmi les vingt noms cites), dont l’œuvre est étroitement liée à leur histoire natio­ nale, tandis que les Grecs, qui placent au premier rang Le Greco,

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citent aussi des peintres nationaux, mais dans une proportion moins grande que les Polonais, sans doute parce que l’enseignement n’accorde pas à la peinture grecque de l’époque moderne une place et un sens analogues à ceux qui lui sont conférés en Polo­ gne, et aussi parce que, devant moins directement leurs goûts et leurs préférences à un enseignement qui fait une place extrêmement réduite à l’histoire de l’art, ils accordent une part plus grande aux peintres étrangers. Le fait que les vingt peintres les plus souvent nommés représentent 94,1 % des mentions en Grèce, 31,1 % en Pologne, 60,9 % en Hollande et 50,8 % en France, le fait aussi que les deux premiers peintres cités repré­ sentent à eux seuls à peu près la moitié des mentions en Grèce et en Pologne (54,2 % et 46,3 %) contre 37,3 % en Hollande et 16,3 % en France) témoigne que le champ des peintres connus (et aimés) tend à s’accroître à mesure que croît le capital culturel national. Les différences entre les préférences du public français et du public hollandais s’expliquent sans doute pour une part par le contenu des collections artistiques des deux pays ; il est en outre remarquable que des peintres comme Klee (qui n’appa­ raît, en France, que dans le palmarès des classes supérieures) ou Mondrian et Kandinski apparaissent en assez bon rang parmi les peintres cités par l’ensemble du public hollandais [cf. App. 5, tab. 11]. Les Italiens, très attachés à leurs traditions nationales et surtout régionales, placent aux premiers rangs les peintres lo­ caux, au côté des gloires plus établies, Botticelli ou Vinci, tandis que Rembrandt, Goya et les impressionnistes n’apparaissent que dans le public cultivé de Milan.

Les visiteurs les plus cultivés se donnent souvent le sentiment de participer à une culture libre en portant leur choix sur les peintres révolutionnaires des générations précédentes plutôt que sur les peintres plus anciens, dévalorises par l’accoutumance et la fausse familiarité, ou vers les plus novateurs des créateurs contemporains. Une enquête antérieure sur les opinions et les pratiques des étudiants en matière de peinture a montre que, maigre leur aspira­ tion à l’originalité, les étudiants français accordaient massivement leur préférence aux peintres les plus consacrés parmi ceux ^qui étaient proposés à leur choix. L’attachement aux valeurs sures s’observe aussi bien à l’échelle de l’histoire générale de la peinture, Vinci, Poussin, Chardin, Léger, Dali venant en tete du palmarès, qu’à propos de la peinture française postérieure à l’impression­ nisme. Cependant, de même que les visiteurs sont d’autant plus enclins au conformisme qu’ils sont situés plus bas dans la hié­ rarchie sociale et culturelle, de même c’est chez les fils de paysans et d’ouvriers que les classiques les plus notoires sont le plus sou-

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vent choisis. Une analyse plus fine permettrait même de distinguer des peintres appréciés indifféremment quelle que soit la classe sociale d’origine (Van Gogh, Gauguin, Monet, Buffet), des peintres dont la faveur croît à mesure que l’origine sociale s’élève (Degas, Sisley, Modigliani), des peintres plus appréciés par les étudiants originaires des classes populaires (Renoir, Cézanne) et quelques peintres qui semblent répondre aux préférences propres aux classes moyennes (Utrillo, Toulouse-Lautrec).

Est-il surprenant que les goûts et le bon goût que les sujets les plus cultivés doivent à l’action homogène et homogénéisante, « routinisée » et « routinisante » de l’institution scolaire, soient, en définitive, très orthodoxes et que, comme le remarquait Boas, « la pensée de ce que nous appelons les classes cultivées soit contrôlée principalement par les idéaux qui ont été transmis par les générations passées » 24 ? Si les plus déshérités en matière de culture détiennent et expriment plus souvent que les autres ce qui apparaît à l’observateur comme la vérité objective de l’expé­ rience cultivée, c’est que, de même que l’illusion de la compré­ hension immédiate de l’environnement culturel n’est possible qu’à l’intérieur du monde natal, où les comportements et les objets culturels sont façonnés selon des modèles immédiatement maîtrisés, de même l’illusion charismatique, née de la familiarité, ne peut se développer que chez ceux pour qui le monde de la culture savante est aussi le monde natal. Autrement dit, le déconcertement et le désarroi de ceux qui sont dépourvus du « chiffre » culturel rappelle que la compréhension d’une con­ duite ou d’une œuvre culturelle est toujours déchiffrement médiat, même dans le cas particulier où la culture objective et objectivée est devenue culture (au sens subjectif), au terme d’un long et lent processus d’intériorisation. C’est pourquoi, dire que les hommes cultivés sont des hom­ mes qui possèdent une culture est plus qu’une simple tautologie. Lorsqu ils appliquent, par exemple, aux œuvres de leur époque des categories heritees et ignorent du même coup la nouveauté irréductible d œuvres qui apportent avec elles les catégories mêmes de leur propre perception, les hommes cultivés qui appar-

24 F. Boas, Anthropology and Modem Life, New York, W. W Norton and C°, 1962, p. 196.

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tiennent à la culture autant que la culture leur appartient ne font qu’exprimer la vérité de l’expérience cultivée qui est, par définition, traditionnelle. Aux dévots de la culture, voués au culte des œuvres consacrées des prophètes défunts, comme aux prêtres de la culture, dévoués à l’organisation de ce culte, tout oppose, on le voit, les prophètes culturels, qui ébranlent la routine de la ferveur ritualisée, le temps d’être à leur tour « routinisés » par de nouveaux prêtres et de nouveaux dévots. Mais est-on en droit de conclure des relations qui s’établis­ sent entre le niveau d’instruction et tous les caractères de la pratique culturelle à une influence déterminante de l’Ecole, sachant que, au moins en France, faute des moyens matériels et institutionnels les plus indispensables, l’action directe de l’Ecole (éducation artistique, enseignement de l’histoire de l’art, visites dirigées des musées, etc.) est extiêmement faible ? Or cette carence est particulièrement grave, puisque 3 % seulement des visiteurs actuels des musées ont pénétré pour la première fois dans un musée après l’âge de vingt-quatre ans (ce qui signifie que les jeux sont faits très tôt) et que l’Ecole peut seule donner aux enfants originaires des milieux défavorisés l’occasion d’entrer dans un musée [cf. App. 2, tab. 5]. En l’absence d’une organi­ sation spécifique, directement orientée vers l’inculcation de la culture artistique et chargée d’en sanctionner l’assimilation, les entreprises scolaires de diffusion culturelle sont abandonnées à l’initiative des enseignants, en sorte que l’influence directe de l’Ecole est très faible : 7 % seulement des visiteurs fran­ çais disent avoir découvert le musée par l’Ecole et ceux qui doivent leur intérêt pour la peinture à l’influence directe d’un professeur sont relativement peu nombreux [cf. App. 2, tab. 6]. On ne peut comprendre que l’enseignement du dessin occupe en France une place aussi restreinte dans les programmes et que les maîtres qui en sont chargés soient traditionnellement considérés, tant par l’administration que par leurs collègues et par les élèves, comme des enseignants de second ordre, voués aux enseignements secondaires, avec toutes les conséquences pédagogiques et maté­ rielles que cela implique (manque de locaux spécialisés et de matériel, manque de soutiens institutionnels), on ne peut compren­ dre davantage le fait que l’histoire de l’art soit confiée non aux

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professeurs de dessin, exclusivement voués à l’enseignement des techniques, mais aux professeurs d’histoire qui, soumis à la tyran­ nie des programmes, consacrent à l’art, comme dit l’un d’eux, « une leçon par siècle », si l’on ne voit pas que cet état de choses exprime la hiérarchie des valeurs qui domine tout le système d’en­ seignement et, peut-être, tout le système social25. La dévalori­ sation des enseignements artistiques participe de la dévalorisation de tout enseignement technique, c’est-à-dire de tout enseignement des « arts mécaniques », exigeant surtout le travail de la main, et il est significatif que ce soit seulement dans l’univers globa­ lement dévalorisé de l’enseignement technique que le professeur de dessin retrouve quelque prestige. En outre, le fait que l’ensei­ gnement de l’histoire de l’art soit dissocié de l’enseignement des techniques artistiques et confié aux professeurs d’histoire, disci­ pline canonique, manifeste la tendance de tout le système d’ensei­ gnement français à subordonner la production d’œuvres au dis­ cours sur les œuvres. Mais d’autre part, l’enseignement du dessin ou de la musique doit aussi sa situation subalterne au fait que la société bourgeoise qui exalte la consommation des œuvres accorde peu de valeur à la pratique des arts d’agrément et aux producteurs professionnels d’œuvres d’art. Il faut citer les Kreisleriana de Hoffman : « Lorsque les enfants grandissent, il va de soi qu’ils doivent renoncer à la pratique de l’art ; car de telles choses ne peuvent convenir à des hommes sérieux, et font très souvent négliger aux dames les devoirs supérieurs du monde. Dès lors, ils ne connaissent plus qu’une jouissance passive de la musique et se la font jouer par leurs enfants ou par des artistes profes­ sionnels. De cette juste définition de l’art on conclut que les artistes — c’est-à-dire des personnes vouant (bien absurdement il est vrai !) leur vie entière à une occupation qui ne sert qu’au délassement et à la distraction — doivent être considérés comme des gens du dernier rang, et qu’on ne doit les souffrir que parce qu’ils mettent en pratique le miscere utili dulce. Jamais un homme de saine raison et d’esprit mûr n’accordera au plus excellent artiste la même estime qu’à un laborieux greffier ou même à l’artisan qui a rembourré le coussin sur lequel s’assoit le conseiller

25 En France au moins, la réalité est généralement très éloignée des definitions fournies par les textes officiels. Les programmes prévoient dans l’enseignement primaire une heure et demie obligatoire de dessin et travaux manuels, assurée dans les grandes villes par des maîtres recru­ tés spécialement et dans les autres par des maîtres ordinaires. Les pro­ grammes officiels ne précisent pas quelle place doit être faite à l’histoire de l’art, qui s’inscrit dans l’enseignement de l’histoire. Le dessin est enseigne à raison d une heure par semaine pendant les cinq premières années de l’enseignement secondaire, et est facultatif ensuite. Pour les programmes à l’étranger, on consultera : L’enseignement des arts plas­ tiques dans les écoles primaires et secondaires, publication du bureau international d’éducation, n° 164, UNESCO.

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dans son cabinet ou le négociant à son comptoir : car les uns ont en vue l’utile, l’autre l’agréable seulement. Donc, si l’on se montre poli et aimable envers l’artiste, ce ne peut être qu’une conséquence de notre civilisation et de notre bonhomie qui nous portent bien à être gentils et frivoles avec les enfants et les autres personnes peu sérieuses ».

Lors même que l’institution scolaire ne fait qu’une place réduite à l’enseignement proprement artistique, lors même donc qu’elle ne fournit ni une incitation spécifique à la pratique cultu­ relle ni un corps de concepts spécifiquement ajustés aux œuvres d’art plastique, elle tend d’une part à inspirer une certaine familiarité — constitutive du sentiment d’appartenir au monde cultivé — avec l’univers de l’art, où l’on se sent chez soi et entre soi au titre de destinataire attitré d’œuvres qui ne se livrent pas au premier venu. Ainsi, par exemple, si l’accès à la faculté déchaîne chez la plupart des étudiants une sorte de boulimie culturelle, c’est qu’il marque (entre autres choses), l’entrée dans le monde cultivé, c’est-à-dire l’accès au droit et, ce qui revient au même, au devoir de s’approprier la culture, c’est aussi que l’incitation à la pratique culturelle exercée par les groupes de référence est, dans ce cas, particulièrement forte. De même, l’écart très marqué entre les taux des visiteurs dotés d’une ins­ truction primaire et de ceux qui ont fait des études secondaires témoigne que l’enseignement secondaire — au moins dans des pays et à des époques où la quasi-totalité des classes populaires et une forte proportion des classes moyennes en restent exclues — est associé, tant dans sa signification sociale que dans sa signi­ fication vécue, à un certain type de rapport à la culture qui implique la possibilité de fréquenter le musée. L ’Ecole tend d’autre part à inculquer (à des degrés différents dans les différents pays européens) une disposition savante ou scolaire, définie par la reconnaissance de la valeur des œuvres d’art et l’aptitude durable et généralisée à s’approprier les moyens de se les approprier26. Bien qu’il porte à peu près exclusive26 La transmission scolaire remplit toujours une fonction de légitima­ tion, ne serait-ce que par la consécration qu’elle confère aux œuvres qu’elle constitue comme dignes d’être admirées en les transmettant, et contribue par là à définir la hiérarchie des biens culturels valable dans

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ment sur les œuvres littéraires, l’apprentissage scolaire tend à créer d’une part une disposition transposable à admirer des œuvres scolairement consacrées, le devoir d’admirer et d’aimer certaines œuvres ou classes d’œuvres venant peu à peu à appa­ raître comme attaché à un certain statut scolaire et social ; d’autre part, une aptitude, également généralisée et transposable au classement par auteurs, genres, écoles ou époques : le maniement des catégories scolaires de l’analyse littéraire et l’ha­ bitude d’adopter une posture critique prédisposent au moins à acquérir les catégories équivalentes en d’autres domaines et à thésauriser les savoirs typiques qui, même extrinsèques et anec­ dotiques, rendent possible une forme élémentaire d’appréhen­ sion spécifique de la représentation, fondée sur le recours à la métaphore littéraire ou l’invocation d’analogies empruntées à l’expérience visuelle. Ainsi, parce que l’achat d’un guide ou d’un catalogue suppose toute une attitude à l’égard de l’œuvre d’art, attitude constituée par l’éducation, l’utilisation de ces sortes de" manuels fournissant un programme de perception armée est surtout le fait des visiteurs les plus cultivés, eu sorte qu’ils n’initient jamais que ceux qui sont déjà initiés.

Le taux de possesseurs de guides verts (qui proposent des pro­ grammes allégés et réalisables) est, en France, de 2 % dans les classes populaires, de 7 % chez les membres des classes moyennes et chez les cadres supérieurs et de 8 % chez les professeurs et les spécialistes d'art qui trouvent dans le guide bleu, plus difficile et plus complet (détenu par 5 % et 8 % d’entre eux, contre 3 % des classes moyennes) une information exhaustive dont l’uti­ lisation suppose la dissociation de la simple perception et de la connaissance savante. En Pologne, c’est seulement parmi les professeurs et les instituteurs (14 %), les artistes et les écrivains (7 %) ou les étudiants (6 %) que se rencontrent des utilisateurs du catalogue. L’utilisation d’un guide « savant » (guide bleu ou équivalent) et même d’un guide touristique simplifié (guide vert ou équivalent) est encore plus faible en Grèce où elle n’apparaît qu’au niveau des titulaires du baccalauréat (respectivement 3,5 % et 1,5 %) et d’un diplôme universitaire (5 % et 1 %). De même,

une société donnée à un moment donné du temps (sur la hiérarchie des biens culturels et les degrés de légitimité, voir P. Bourdieu et al., Un Art moyen, p. 134-138). 100

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en Hollande, 4 % des titulaires du baccalauréat utilisent le guide vert et 6 % le guide bleu, la proportion des utilisateurs de guides tombant à 2 % chez ceux qui ont fait des études supérieures 27.

La meilleure preuve que les principes généraux du trans­ fert des apprentissages valent aussi pour les apprentissages scolaires réside dans le fait que les pratiques d’un même individu ou, au moins, des individus d’une catégorie sociale ou d’un niveau d’instruction déterminé, tendent à constituer un système, en sorte qu’un certain type de pratique dans un domaine quel­ conque de la culture est lié avec une très forte probabilité à un type de pratique équivalent dans tous les autres domaines. C’est ainsi qu’une fréquentation assidue du musée est à peu près néces­ sairement associée à une fréquentation équivalente du théâtre et, à un moindre degré, du concert. De même, tout semble indiquer que les connaissances et les goûts tendent à se constituer en constellations (strictement liées au niveau d’instruction) en sorte qu’une structure typique des préférences et des savoirs en pein­ ture a toutes les chances d’être liée à une structure de même type des connaissances et des goûts en musique, ou même en jazz ou en ciném a28. Les visiteurs de musées déclarent des rythmes de fréquentation du concert nettement inférieurs dans l’ensemble à leurs rythmes de fréquentation du musée : tous les visiteurs des classes popu­ laires, sauf un, 51 % des visiteurs des classes moyennes et 26,6 %

27 Sans doute les différences seraient-elles plus marquées si, dans les pays dont le capital culturel est le plus élevé, les cadres supérieurs (plus que les spécialistes d’art qui voient dans le guide ou le catalogue un instrument de travail) n’étaient enclins à refuser d’utiliser le guide ou de déclarer qu’ils l’utilisent par crainte de manifester des attitudes « scolai­ res » ou, pire, « touristiques ». Les conduites qui, telles que celles-ci, supposent la prise en compte plus inconsciente que consciente du rende­ ment symbolique de la pratique et, plus précisément, des distinctions entre des types ou des modalités différentes de la pratique, sont, si l’on peut dire, réservées aux classes privilégiées des pays dotés d’un fort capital culturel. 28 Ces propositions, vérifiées par différentes observations anterieures (voir en particulier P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les etudiants et leurs études, Paris. Mouton, 1964 et P. Bourdieu et al, Un art moyen), sont confirmées et précisées par les résultats d’une enquete, actuellement en cours d’analyse, sur les variations sociales du jugement de goût.

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des visiteurs des classes supérieures disent ne jamais aller au concert, et le rythme modal est, pour le musée, de une visite tous les trois ou quatre mois, tandis que la distribution des visiteurs selon le rythme de leur fréquentation du concert présente deux modes, le plus élevé en « jamais », le second en « trois ou quatre fois par an » ; comme la fréquentation du musée, la fré­ quentation du concert croît fortement à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale, la corrélation entre les rythmes de fréquentation s’accroissant du même coup quand on passe des classes moyennes aux classes supérieures (r = 0,39 et 0,50), ce qui tend a montrer que la disposition cultivée comme attitude généralisée est de plus en plus fréquente à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. La fréquentation du théâtre, plus intense que l’assistance au concert (puisque le rythme modal est d’une représentation tous les trois ou quatre mois), est aussi étroitement liée à la fréquentation du musée (r = 0,31 dans les classes moyennes et 0,33 dans les classes supérieures) et varie donc en fonction de la position dans la hiérarchie sociale et du niveau d’instruction. Le fait que les visiteurs des classes populaiies aient une pratique du theatre et du concert extrêmement faible tend à confirmer que leur fréquentation du musée n’exprime pas une véritable disposition cultivée. Au contraire, la fréquen­ tation du cinéma, beaucoup plus intense que les autres pratiques culturelles (puisque le rythme modal est d’une séance par semaine), n’est aucunement liée à la fréquentation des musées (r = 0,11 pour les classes moyennes et 0,07 pour les classes supérieures)’ et dépend très faiblement du niveau d’instruction, en sorte que, si l’on excepte une minorité d’esthètes qui ont devant le cinéma la même attitude que devant le théâtre ou le musée, on peut consi­ dérer que la fréquentation du cinéma obéit à une logique qui n’est plus celle des pratiques nobles [cf. App. 3, tab. 7) 29. On peut voir une autre preuve de la transférabilité des appren­ tissages scolaires dans le fait que, contrairement à certaines repré­ sentations de la sociologie spontanée, un haut degré de compétence en des domaines de la culture étrangers à l’enseignement, comme le jazz ou le cinéma, a de très fortes chances d’être associé à un haut degre de compétence dans les domaines directement enseignés et consacrés par l’Ecole, comme le théâtre, et, par là, de se ren­ contrer chez les étudiants les plus haut situés dans la hiérarchie scolaire, donc les plus aptes à appliquer au cinéma une attitude savante et à mémoriser des savoirs comme les noms des metteurs en scène.

On objectera qu’il n’est pire manière d’aborder les œuvres d art que de leur appliquer des catégories et des concepts aussi 29 Bien que les rythmes déclarés soient évidemment subjectifs et surévalués, les conditions du calcul des coefficients de corrélation (donnés ici à titre indicatif) sont remplies.

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peu spécifiques que ceux de l’histoire littéraire. Et c’est un lieu commun de la conversation cultivée que d’opposer aux discours scolaires sur la peinture « les impressions naïves d’un œil neuf ». En fait, c’est d’abord oublier que le « rendement social » de la culture artistique dépend au moins autant de l’aptitude à exprimer les expériences artistiques que de la qua­ lité intrinsèque et invérifiable de ces expériences. En outre, la représentation qui oppose l’attitude authentiquement cultivée à la fois à la pure jouissance passive et à la disposition sco­ laire, suspecte d’enfermer la virtualité de la perversion ascé­ tique portant à privilégier les accompagnements rituels de la jouissance au détriment de la jouissance elle-même, remplit une fonction idéologique en décrivant comme la seule légitime une manière d’aborder les œuvres qui est le produit d’un type particulier d’apprentissage. En effet, privilégier entre tous les types de disposition celui qui porte le moins la trace de sa genèse, c’est-à-dire l’aisance ou le « naturel », c’est établir une séparation infranchissable entre les détenteurs de la bonne manière de consommer les biens culturels qui fait la qualité du consommateur (et, en certains cas, la valeur du bien consom­ mé), et les parvenus de la culture qui trahissent, dans les moin­ dres nuances de leur pratique, les manques subtils d’une culture mal acquise, autodidactes dont les savoirs discordants se lais­ seront toujours distinguer des connaissances bien tempérées de l’homme d’Ecole par le seul fait qu’ils n’ont pas été acquis selon les règles et dans le bon ordre, « pédants » et « pri­ maires » qui révèlent, par des connaissances et des intérêts trop exclusivement scolaires, qu’ils doivent tous leurs acquis culturels à l’Ecole. Si « l’art infiniment varié de marquer les distances » dont parlait Proust trouve son terrain d’élection dans la manière d’user des systèmes symboliques, parure et voiture, vêtement et ameublement, langage et maintien, et sur­ tout dans le rapport aux œuvres d’art, avec les redoublements et les raffinements indéfinis qu’il autorise, c’est que, en ce domaine où tout est affaire de manière, la bonne manière ne s’acquiert qu’au travers des apprentissages imperceptibles et inconscients d’une prime éducation à la fois diffuse et totale : 103

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bref, les nuances infimes et infinies d’une disposition authenti­ quement cultivée où rien ne doit évoquer le travail d’acquisition renvoient, en dernière analyse, à un mode particulier d’acqui­ sition. Du fait que l’œuvre d’art se présente comme une individualité concrète qui ne se laisse jamais déduire des principes et des règles définissant un style, l’acquisition des instruments qui rendent possible la familiarité avec les œuvres d’art ne peut s opérer que par une lente familiarisation. La compétence du connaisseur ne peut se transmettre exclusivement par pré­ ceptes ou prescriptions et l’apprentissage artistique suppose l’équivalent du contact prolongé entre le disciple et le maître dans un enseignement traditionnel, c’est-à-dire le contact répété avec l’œuvre (ou des œuvres de la même classe) : ainsi, par exemple, la fréquentation assidue d’œuvres présentées selon une classification méthodique, par écoles, époques ou auteurs, tend à produire cette sorte de familiarité globale et inconsciente de ses principes qui permet au spectateur cultivé d’assigner immé­ diatement une œuvre singulière à une classe, qu’il s’agisse de la manière d’un auteur, du style d’une époque ou d’une école. De même que l’apprenti ou le disciple peut acquérir incons­ ciemment les règles de l’art, y compris celles qui ne sont pas explicitement connues du maître lui-même, au prix d’une véri­ table remise de soi, excluant l’analyse et la sélection des élé­ ments de la conduite exemplaire, de même l’amateur d’art peut, en s abandonnant en quelque sorte a l’œuvre, en intérioriser les principes et les règles de construction sans que ceux-ci soient jamais portés à sa conscience et formulés en tant que tels, ce qui fait toute la différence entre le théoricien de l’art et le connaisseur, le plus souvent incapable d’expliciter les principes de ses jugements. En ce domaine comme en d’autres (l’apprentissage de la grammaire de la langue maternelle par exemple), 1 éducation scolaire tend à favoriser la reprise cons­ ciente de schèmes de pensée, de perception ou d’expression qui sont déjà maîtrisés inconsciemment, en formulant explicitement les principes de la grammaire créatrice, par exemple les lois de l harmonie et du contrepoint ou les règles de la composition picturale, et en fournissant le matériel verbal et conceptuel indis104

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pensable pour nommer des différences d’abord ressenties de manière purement intuitive. Un enseignement artistique qui se réduit à un discours (historique, esthétique ou autre) sur les œuvres est nécessairement un enseignement au second degré : comme l’enseignement de la langue maternelle, l’éducation litté­ raire ou artistique (c’est-à-dire « les humanités » de l’enseigne­ ment traditionnel) suppose nécessairement, sans jamais, ou pres­ que, s’organiser en fonction de ce préalable, des individus dotes d’une compétence préalablement acquise et de tout un capital d’expériences qui sont très inégalement distribuées entre les dif­ férents milieux sociaux (visites de musées, ou de monuments, auditions de concerts, lectures, etc.). La part des visiteurs qui disent être venus pour la première fois au musée avec leur famille croît très fortement à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale (soit 6 % chef les agri­ culteurs, 18 % chez les ouvriers et les classes moyennes et 30 % chez les cadres supérieurs). Encore ces écarts sont-ils minimises parce que la part des visiteurs qui disent avoir fait seuls leur première visite (à tort ou a raison et en tout cas sans que cela signifie qu’ils n’ont pas reçu l’influence diffuse ou les incitations formelles de leur famille) croît à mesure que l’on va vers les classes favorisées [cf. App. 2, tab. 6]. La premiere visite est tou­ jours d’autant plus précoce que le niveau d’instruction est plus élevé, la part des visiteurs qui sont entrés dans un musée avant l’âge de quinze ans passant de 26 % parmi les visiteurs des classes populaires (dont la première visite est souvent associée au tou­ risme), à 37,5 % dans les classes moyennes, plus fortement tribu­ taires de l’Ecole, pour atteindre 56 % dans les classes supérieures [cf. App. 2, tab. 5].

Plus l’Ecole abandonne la tâche de transmission culturelle à la famille et plus l’action scolaire tend à consacrer et à légi­ timer les inégalités préalables, puisque son rendement est fonc­ tion de la compétence préalable, et inégalement répartie, des individus sur lesquels elle s’exerce30. En outre, l’institution scolaire parviendrait-elle à se substituer partiellement aux ins­ tances traditionnelles de transmission en travaillant directement à procurer la familiarité avec les œuvres que présuppose toute 30 L’exemple de la Pologne montre bien que le degré de réussite dune politique d’action culturelle n’est pas seulement fonction de l’efficacité de l’action scolaire mais aussi de l’importance du capital culturel transmis par d’autres voies.

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éducation artistique, le produit de son action risque toujours d’apparaître comme le substitut dévalorisé de la disposition conforme aussi longtemps que la représentation dominante de la disposition cultivée continue à s’imposer comme la seule légitime et aussi longtemps que l’action scolaire coexiste avec les modes de transmission qui sont en harmonie avec cette représentation idéologique parce qu’ils la fondent et la justi­ fient. En effet, une incitation qui n’a pas besoin d’être délibérée et méthodique pour être efficace et qui doit si peu s’affirmer qu’elle agit souvent sans être ressentie ne peut que renforcer l’illusion charismatique, rien n’étant mieux fait pour donner le sentiment de la familiarité avec les œuvres culturelles qu’une fréquentation précoce et insérée dans les rythmes familiers de la vie familiale. Lorsqu’elle se dispense de travailler méthodiquement et sys­ tématiquement, en mobilisant tous les moyens disponibles, dès les premières années de la scolarité, à procurer à tous, dans la situation scolaire, le contact direct avec les œuvres ou, à tout le moins, un substitut approximatif de cette expérience, l’ins­ titution scolaire abdique le pouvoir, qui lui incombe en propre, d exercer l’action continue et prolongée, méthodique et uni­ forme, bref universelle ou tendant à l’universalité, qui est seule capable de produire en série, au grand scandale des déten­ teurs du monopole de la distinction cultivée, des individus compétents, pourvus des schèmes de perception, de pensée et d’expression qui sont la condition de l’appropriation des biens culturels et dotés de la disposition généralisée et permanente à s’approprier ces biens. L’Ecole dont la fonction spécifique est de développer ou de créer les dispositions qui font l’homme cultivé et qui constituent le support d’une pratique durable et intense, à la fois qualitativement et quantitativement, pourrait compenser (au moins partiellement) le désavantage initial de ceux qui ne trouvent pas dans leur milieu familial l’incitation a la piatique culturelle et la familiarité avec les œuvres présup­ posée par tout discours pédagogique sur les œuvres, à condi­ tion seulement qu elle emploie tous les moyens disponibles pour briser 1 enchaînement circulaire de processus cumulatifs auquel 106

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est condamnée toute action d’éducation culturelle. Lorsque l’on raille comme primaire un enseignement qui entendrait transmettre par des techniques simples (par exemple par la présentation de reproductions et l’entraînement à l’attribution) des savoirs rudi­ mentaires tels que dates, écoles ou époques, on oublie que ces méthodes, si grossières qu’elles puissent paraître, transmettraient au moins ce minimum de connaissances que l’on ne peut légiti­ mement dédaigner que par référence à des techniques de trans­ mission plus exigeantes. En faisant comme si les inégalités en matière de culture ne pouvaient tenir qu’à des inégalités de nature, c’est-à-dire des inégalités de don, et en omettant de donner à tous ce que quelques-uns doivent à leur famille, le système scolaire perpétue et sanctionne les inégalités initiales. Si les avantages ou les désavantages sociaux pèsent aussi for­ tement sur les carrières scolaires et, plus généralement, sur toute la vie culturelle, c’est que, perçus ou inaperçus, ils sont toujours cumulatifs. Sachant d’une part que les niveaux culturels des différents membres d’une même famille sont fortement lies entre eux, que les chances de faire des études dans une grande ville ou une petite ville, dans un lycée ou dans un collège d’en­ seignement général, de faire des études classiques ou d être condamné au « moderne », dépendent étroitement de la position sociale de la famille, sachant d’autre part que l’atmosphère cultu­ relle de l’enfance et le passé scolaire sont très étroitement liés, même au niveau le plus élevé du cursus scolaire, à des degrés inégaux de connaissance et de pratique artistique, on comprend que le système scolaire, qui ne connaît que des enseignés égaux en droits et en devoirs, ne fasse le plus souvent que redoubler et sanctionner les inégalités initiales devant la culture. Et si les inégalités devant le musée sont plus brutales encore que les inégalités devant l’Ecole (comme le montre la comparaison de la structure du public des musées et de la structure du public de l’enseignement supérieur), c’est que l’influence du privilège cultu­ rel n ’est jamais aussi grande que dans le domaine de la culture « libre », c’est-à-dire la moins scolaire : ainsi, par exemple, bien que les étudiants aient du théâtre une connaissance d’autant plus étendue qu’ils appartiennent à un milieu social plus élevé, 107

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l’infériorité des étudiants des classes populaires, qui s’atténue dans les domaines les plus consacrés de la culture théâtrale, c’est-à-dire pour les œuvres « classiques », est particulièrement marquée en matière de théâtre d’avant-garde ou de boulevard ; de même, en peinture, les différences, qui tendent à s’annuler pour les peintres les plus consacrés (Renoir, Van Gogh, Cé­ zanne), réapparaissent dans toute leur brutalité dès que l’on va vers des connaissances moins directement véhiculées par l’ensei­ gnement et, en l’occurrence, par l’enseignement secondaire, quand on passe par exemple à des peintres moins célèbres, tels que Cranach, Chassériau, Moreau, ou, plus nettement encore, à des peintres modernes comme Klee, Mondrian, Dubuffet31. Ainsi, ceux qui reçoivent de leur famille les plus fortes incita­ tions explicites ou diffuses à la pratique culturelle ont aussi le plus de chances de se perpétuer plus longtemps dans l’ins­ titution scolaire parce qu’ils y apportent la « culture libre » qu’elle présuppose et exige sans jamais la délivrer méthodique­ ment, donc de voir transformées en disposition cultivée les pré­ dispositions façonnées par les apprentissages inconscients de la prime éducation. Contre 1 idéologie charismatique qui oppose l’expérience authentique de 1 œuvre d’art comme « affection » du cœur ou compréhension immédiate de l’intuition aux démarches labo­ rieuses et aux froids commentaires de l’intelligence, en passant sous silence les conditions sociales et culturelles qui rendent possible une telle expérience et en traitant du même coup comme grâce de naissance la virtuosité acquise par une longue familia­ risation ou par les exercices d’un apprentissage méthodique, la sociologie établit, à la fois logiquement et expérimentalement, que l’appréhension adéquate de l’œuvre culturelle, et en parti­ culier de l’œuvre de culture savante, suppose, au titre d’acte de déchiffrement, la possession du chiffre selon lequel l’œuvre est codée. La culture, au sens objectif de chiffre (ou de code), est la condition de l’intelligibilité des systèmes concrets de signification 31 Les mêmes observations valent pour la connaissance de la musique du cinema et du jazz. (Cf. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers,

108

ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

qu’elle organise et auxquels elle demeure irréductible, comme la langue à la parole, tandis que la culture au sens de compétence n’est autre chose que la culture (au sens objectif) intériorisée et devenue disposition permanente et généralisée à déchiffrer les objets et les comportements culturels en usant du code selon lequel ils sont chiffrés. Dans le cas particulier des œuvres de culture savante, la maîtrise du code ne peut être acquise complè­ tement par les simples apprentissages diffus de l’expérience quo­ tidienne et suppose un entraînement méthodique, organisé par une institution spécialement aménagée à cette fin. Il s’ensuit que l’appréhension de l’œuvre d’art dépend dans son intensité, dans sa modalité et dans son existence même de la maîtrise que le spectateur a du code générique et spécifique de l’œuvre (c’est-àdire de sa compétence artistique) et qu’il doit pour une part à l’entraînement scolaire ; or, la valeur, l’intensité et la modaüté de la communication pédagogique, chargée, entre autres fonctions, de transmettre le code des œuvres de culture savante (en même temps que le code selon lequel s’effectue cette transmission) sont elles-mêmes fonction de la culture (comme système de schèmes de perception, d’appréciation, de pensée et d’action historique­ ment constitué et socialement conditionné) que le récepteur doit à son milieu familial et qui est plus ou moins proche, tant dans son contenu que sous le rapport de l’attitude à l’égard des œuvres de culture savante ou de l’apprentissage culturel qu elle implique, de la culture savante que transmet l’Ecole et des modèles lin­ guistiques et culturels selon lesquels l’Ecole effectue cette trans­ mission. Etant donné que l’expérience directe des œuvres de culture savante et l’acquisition institutionnellement organisée de la culture qui est la condition de l’expérience adéquate de ces œuvres sont soumises aux mêmes lois, on comprend combien il est difficile de briser le cercle qui fait que le capital culturel va au capital culturel : il suffit en fait que l’institution scolaire laisse jouer les mécanismes objectifs de la diffusion culturelle et se dispense de travailler systématiquement à donner à tous, dans et par le message pédagogique lui-même, les instruments qui conditionnent la réception adéquate du message scolaire, pour qu’elle redouble les inégalités initiales et légitime par ses sanctions la transmission du capital culturel. 109

troisième partie les lois de la diffusion culturelle

L’Education peut tout : elle fait danser les ours. L eibniz .

Par opposition à la fréquentation occasionnelle, qui est sou­ vent un simple effet du hasard, la pratique régulière exprime et suppose une adéquation plus ou moins complète entre les œuvres offertes et le degré de compétence picturale des visiteurs, entendu comme capacité d’appréhender les informations proposées et de les déchiffrer, d’y voir des significations ou, mieux, des formes signifiantes. Autrement dit, la fréquentation des musées obéit à une logique que connaît la théorie de la communication, puisque, à la façon d’un émetteur de radio ou de télévision, le musée propose une information qui peut s’adresser à tout sujet possible sans qu’il en coûte davantage et qui ne prend sens et valeur que pour un sujet capable de la déchiffrer et de la goûter. Il s’ensuit que le public adéquat du message est défini, à la fois logiquement et expérimentalement, par 1’ « appel » qu’exercent sur lui les musées ou, mieux, par l’aptitude à recevoir l’information qu’ils proposent : en effet, bien que cette information unique puisse être inégalement et différemment déchiffrée par des sujets diffé­ rents, il reste que l’on peut supposer que la fréquentation assidue implique la maîtrise du code du message proposé et l’adhésion à un système de valeurs qui fonde l’octroi de valeur aux signifi­ cations déchiffrées, au déchiffrement de ces significations et à la délectation que procure ce déchiffrement. Il s’ensuit que la structure (sous le rapport de la compétence scolaire) du public assidu des musées (et de tout public d’un message donné) peut être considérée comme un indicateur approximatif du niveau de l’information proposée par les musées ; ainsi, du fait que la caté­ gorie de loin la plus représentée dans le public des musées est celle des détenteurs d’un diplôme de fin d’études secondaires, du 113 '8

l ’a m o u r d e

l ’a r t

fait aussi que les visiteurs qui n’ont pas atteint ce niveau mani­ festent par nombre d’indices leur désarroi, on peut conclure que l’information offerte par les musées français est — que l’on accorde l’expression — « du niveau du baccalauréat ». En fait, bien qu’elle ait une grande valeur opératoire en ce qu’elle permet de rendre raison de la structure du public des musées, l’information globalement offerte par les musées reste une abstraction et, du même coup, le niveau de cette informa­ tion. Outre que chacun des musées offre nécessairement une information globale dont le niveau particulier est défini, grossiè­ rement, par le type, la qualité et la quantité des œuvres présen­ tées, ce niveau lui-même ne peut pas être défini ponctuellement parce que, sauf exceptions rares, le contenu d’un musée ou même d’une exposition n’est jamais parfaitement homogène : la plupart des musées proposent plusieurs types d’œuvres, depuis les objets folkloriques, les souvenirs historiques, le mobilier ou la cérami­ que, jusqu’à la peinture et la sculpture et, à l’intérieur d’un même type,- juxtaposent des œuvres inégalement lisibles pour les hommes « cultivés » de nos sociétés, par exemple, des impres­ sionnistes et des abstraits. A quoi il faut ajouter que la même œuvre peut être déchiffrée selon plusieurs grilles et que, comme le western peut faire l’objet d’une adhésion naïve ou d’une lec­ ture savante, la même œuvre picturale peut être reçue différem­ ment par des récepteurs de niveaux différents et, par exemple, satisfaire l’intérêt pour l’anecdote ou retenir par ses seules pro­ priétés formelles. On voit aussi, à l’évidence, que le niveau culturel ne peut davantage être défini ponctuellement, d’abord parce qu’il est toujours en devenir et que chaque perception nouvelle de l’œuvre transforme les perceptions ultérieures, la perception répétée étant une façon de réduire 1’ « originalité » de l’œuvre (au sens de la théorie de l’information) en assimilant une part toujours plus grande de l’information qu’elle enferme ; ensuite, parce qu’il ne peut être défini indépendamment des aspirations qui lui donnent sa vraie signification, la bonne vo­ lonté culturelle pouvant porter à rechercher comme instructive la contemplation d’œuvres supérieures à son propre niveau. Faute de pouvoir créer la situation expérimentale qui per­ mettrait de comparer la structure du public qui répondrait à des 114

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

informations de niveaux différents mais strictement homogènes, on peut tâcher de vérifier par l’analyse de la structure du public de musées offrant des informations de niveaux différents, si les variations du niveau de l’information offerte s’accompagnent de variations dans la structure du public distribuée selon la compé­ tence scolaire et si le degré d’homogénéité du public sous le même rapport correspond au degré d’homogénéité des œuvres offertes. Etant donné que les niveaux d’information offerte ne peuvent être définis ponctuellement et que l’on ne pourrait classer linéai­ rement les musées sans ignorer les chevauchements dus au fait que chacun d’eux offre un éventail d’œuvres de niveaux différents, on peut, dans un premier temps, classer les émetteurs, c’est-àdire les musées, et les récepteurs, c’est-à-dire les visiteurs, en deux niveaux et admettre que le message aura d'autant plus de chances de rencontrer une résonance qu’il s’adressera à des récepteurs de même niveau, autrement dit, que la réception s’effectuera adéqua­ tement dans le cas où les niveaux d’émission et de réception seront identiques. Si l’on suppose que la hiérarchie ainsi établie est continue, comme c’est le cas (approximativement) lorsque l’on adopte l’échelle des niveaux d’instruction, on voit que chaque population sera caractérisée par la courbe de « demande » (D) re­ présentant la répartition de cette population selon le niveau d’ins­ truction ou, si l’on veut, la distribution des individus qui la composent selon leur niveau de réception ; de même, chaque œuvre (ou chaque musée) sera caractérisée par un certain niveau d’information offerte, figurée graphiquement par une verticale (O) dont l’abscisse xQ marquera le niveau.

FREQUENCE

115

l ’a m o u r d e l ’a r t

En d’autres ternies, sera seule concernée par le message la frac­ tion de la population de niveau x0 et d’effectif D (xo) ; la possi­ bilité que la communication s’établisse au cours d’une période de temps donnée est alors indépendante de xQ. (1 ) t (x) = O pour x 5^ x0 t(x) = tu pour x = x0 Mais le niveau de l’information offerte par une œuvre et a for­ tiori, par un musée, ne pouvant être défini ponctuellement (pour les raisons que l’on a dites), il ne peut donc être figuré que par une fonction de densité attachée à chaque niveau de l’échelle hié­ rarchique, soit (X) (x) qui dans l’hypothèse précédente, était supposé nul sauf pour une certaine valeur de x. Soit (x) la distribution de l’offre, la demande, c’est-à-dire l’aptitude à la réception de l’œuvre liée au niveau d’instruction, doit faire l’objet de la même généralisation pour toutes les raisons déjà exposées et aussi parce que la répartition des aptitudes ou des goûts dans un groupe relati­ vement homogène est de caractère probabiliste, la distribution des notes à un examen par exemple suivant en général une loi de Laplace-Gauss. Le modèle proposé est rigoureusement probabiliste en ce qu’il définit le niveau de réception et le niveau d’émission non point au moyen d’un indicateur certain mais par une distribution de probabilités. Par suite, la connaissance de l’offre et de la demande ne permet pas de prévoir qui ira au musée mais définit la proba­ bilité de visiter un musée attachée à chaque sujet, dans l’hypo­ thèse, vérifiée précédemment (première partie), où les catégories de visiteurs caractérisées par un certain niveau d’instruction sont homogènes sous le rapport des rythmes de fréquentation. Etant donné que les facteurs aléatoires (comme le mauvais temps ou les hasards d’une promenade familiale) semblent jouer uniformé­ ment et que leurs effets tendent à s’annuler, étant donné d’autre part que le tourisme, capable de favoriser la pratique, ne peut par

FRÉQUENCE

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

soi (toutes choses étant égales d’ailleurs) créer une pratique durable et modifier durablement les probabilités et les taux de fréquen­ tation, il est légitime de ne pas prendre en compte ces phénomènes dans le modèle. La probabilité de voir une personne de niveau x entrer au musée est, d’après (1), t (x) = (x) ; la proportion de personnes de ce niveau qui entrent au musée est donc d (x). m (x) et pour l’ensemble de l’intervalle de variation de la variable cette propor­ tion s’obtient par la sommation

OO (2)

t = 2 d (x) oo (x) x=o OO

La valeur de la somme £ d (x), représente, pour chaque indix=o

vidu, un niveau total de demande et elle varie d’un individu à l’autre, en raison de son acquis culturel ; nous poserons que, toutes choses égales d’ailleurs, les différences individuelles sont négligea­ bles dans l’ensemble et que S

d (x) = kd

X=0

Si l’on s’en tient à un raisonnement global, la répartition D (x) du public suivant la variable x, permettra de se faire une idée, pour un pays donné, de la distribution de la demande, OO

tandis que £ to (x) prendra des valeurs d’autant plus élevées que x les œuvres présentées seront plus nombreuses et plus fortement consacrées. Le taux de pratique prend la forme : OO

t = K - kd-

2 D- (x). n (x)

X—O

OO

avec

£ D (x) = x=o

OO

T. f l (x) = 1 x=o

Le produit K = ku. kd peut s’interpréter comme un capital culturel national. Les variables ku et kd ne sont évidemment pas indépendantes puisque la richesse du trésor artistique d’un pays et la force de sa tradition culturelle contribuent à déterminer à chaque instant l’intensité de l’aptitude à la pratique. D va de soi que si la forme de la fonction d’offre est modifiée, la structure du public récepteur se modifie tandis que si le niveau d’offre se modifie par simple affinité par rapport à l’axe des x le taux de fréquentation se modifie dans un rapport égal au rap­ port d’affinité, la structure du public demeurant invariable. Ainsi,

117

l ’a m o u r d e

l ’a r t

oo

l’exposition, qui renforce l’intensité de la somme £ w (x) sans x en modifier la structure, attire un public plus nombreux mais de structure à peu près identique.

Les lois régissant la réception des œuvres d’art sont un cas particulier des lois de la diffusion culturelle : quelle que soit la nature du message, prophétie religieuse, discours politique, image publicitaire, objet technique, etc., la réception est fonction des schèmes de perception, de pensée et d’appréciation des récep­ teurs, en sorte que, dans une société différenciée, une relation étroite s’établit entre la nature et la qualité des informations émises et la structure du public \ Autrement dit, les lois de la diffusion différentielle de l’information sont un cas particulier de la logique des emprunts culturels, au même titre que la diffusion du message prophétique : « Il suffit d’imaginer, écrit Joseph Schumpeter, ce qui fût advenu si la jihad avait été prêchée aux « pêcheurs » pacifiques de Galilée, au « petit peu­ ple » de Palestine. Il n’est pas excessif de tenir pour certain qu’ils n’auraient pas répondu à l’appel, qu’ils n’auraient pas pu y répondre, que, l’auraient-ils tenté, ils auraient échoué miséra­ blement et détruit leur propre communauté. Et si, à l’inverse, Mohamed avait prêché l’humilité et la soumission à ses cavaliers bédouins, ne se seraient-ils pas retournés contre lui ? Et s’ils l’avaient écouté, leur communauté n’aurait-elle pas péri ? Un prophète n’est pas seulement celui qui formule un message acceptable de ses premiers partisans ; il ne réussit et n’est com­ pris que lorsqu’il a aussi formulé une politique recevable dans l’immédiat. C’est précisément ce qui distingue le prophète qui réussit — le « vrai » prophète — , du prophète qui échoue — le « faux » prophète — . Le vrai prophète reconnaît les exigences de la situation présente — situation qui existe tout à fait indé­ pendamment de lui — et, quand ces exigences viennent à chan­ ger, il s’arrange pour adopter une nouvelle politique en évitant 1 Ainsi, David Riesmann affirme que des œuvres populaires identiques sont utilisées par des publics différents de manière très différente et à des fins différentes (D. Riesmann, « Listening to Popular Music », in Indivi­ dualism Reconsidered, Glencoe, 1954).

118

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

que les fidèles n’éprouvent cette transition comme une trahi­ son 2. » Ainsi, toutes les fois qu’un message unique est proposé à une société différenciée, il est l’objet d’une réception quantitativement et qualitativement diversifiée : sa lisibilité et son efficacité sont d’autant plus fortes qu’il rencontre plus directement les attentes, implicites ou explicites, que les récepteurs doivent à leur édu­ cation et que la pression diffuse du groupe de référence entre­ tient, soutient et renforce par des rappels incessants de la norme (« Avez-vous lu... ? », « Il faut avoir vu ça ! »), les différentes instances de légitimité culturelle (académies, universités, criti­ ques, jurys de prix littéraires et artistiques, etc.) et, plus directe­ ment, les personnes de l’entourage investies d’autorité en ma­ tière de culture, « style leaders » ou « taste makers », jouant ici un rôle sans nul doute plus déterminant encore que les « opinion leaders » en matière de choix électoraux 3. Lorsque le message ne peut être déchiffre que par les détenteurs d un code qui doit être acquis par un long apprentissage institutionnelle­ ment organisé, il va de soi que la reception depend de la mai-

2 J. Schumpeter, The Sociology of Imperialism, traduit de l’allemand par Heint Norden, New York, Meridian Books, 1951, pp. 39-40. 3 Les études de sociologie électorale ont montré que les « influences » personnelles jouent un role très important dans les choix électoraux et qu’elles médiatisent et relaient l’influence des moyens modernes de communication (cf. Bernard Berelson, Paul F. Lazarsfeld, and William Mc Phee, Voting, Chicago, 1954 ; Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson and Hazel Gaudet, The People’s Choice, New York, 1944 ; Elihu Katz and Paul F. Lazarsfeld, Personal Influence, Glencoe, 1955). Le rôle des « styles leaders » est signalé dans l’étude de Bernard Barber et Lyle S. Lobel, « Fashion in Women’s Clothes and the American Social System », Social Forces, vol. 31, déc. 1952, pp. 124-131. L’analogie entre les « opinion leaders » et les « style leaders » qui est suggérée ici ne doit pas faire croire que l’on puisse attendre de ces derniers un rôle d’incitation semblable à celui que l’on attribue communément aux pre­ miers : en fait, contrôle plutôt qu’incitation, leur influence dépend, comme toute information, de la réceptivité de ceux qu’elle touche et, en raison de l’homogénéité sociale des réseaux de relations interperson­ nelles, tend à renforcer les attitudes et à confirmer les opinions indi­ viduelles.

119

l ’a m o u r

l ’a r t

d e

trise que le récepteur a du code ou, en d’autres termes, est fonction de l’écart entre le niveau de l’information offerte et le niveau de compétence du récepteur. Plus précisément, il suit des hypothèses précédentes que le taux de fréquentation est une fonction de la différence entre l’offre moyenne (ou modale) et la demande moyenne (ou modale). Cette propriété intuitivement admissible ne tient pas à la forme analy­ tique des fonctions fl (x) ou D (x). Moyennant certaines conditions très générales d’intégrabilité ou de dérivabilité, on montre facilement premièrement que t peut se mettre sous la forme t = t (co — d) et deuxièmement que, si les distributions sont unimodales, le taux de fréquentation passe par un maximum pour une valeur de co — d assez proche de zéro, mais qui ne peut être nulle que si les distributions f i et D sont symétriques ; en outre, dans ce dernier cas, intervient une fonction de ((O — d)2 et l’on peut alors énoncer que le taux de fréquentation est une fonction décroissante du carré de la différence moyenne entre l’offre et la demande. Posons en effet que les fonctions d’offre et de demande ont la forme suivante : D = D (x, d) £î ~ û (x , co) d et co sont deux paramètres, par exemple la moyenne, si elle existe, ou tout autre paramètre, tels que les courbes D (x, d,) f i (X) COi)

et et

D (x, d2) f i (x, co2)

(3) d’une part (4) d’autre part,

se déduisent respectivement l’une de l’autre par des translations d’amplitude a et ß. soit

D ( x + c c , d2) =

et

^

(x + ß> (O2 ) =

D ( x , di)

ü

(x, (Ol)

f*00

L intégrale

J

D Q dx

est

une

fonction

de

d

et

co soit F (d, co)Pour que F soit une fonction de d — w il est nécessaire et suffi­ sant que

^

Sd Or SF Sd

120

Sco

rcc

I

D 'j Q dx

et

SF Sco

D O'

co dx

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

La dérivation de (3) et (4) donne : da D'd = D'x "dcT

ß'

(5) et

co

= Q'

dß x

(6)

do

En reportant (6) en (5) il vient : 8F 8d

da dß

D 'ü dx

et

— = 4^ Sco Jcn

J™ '

dx

En intégrant par parties, il vient : SF Sd

da dd

[° “]r -

J Dû' d*

Le premier terme est nul — comme condition nécessaire d’intégrabilité de (Dfï). dx _ _dß dd d(jj

Si en outre

SF _ _ SF

on a bien :

Sd

Sco

Appliquons le modèle à un cas particulier ; posons que la fonc­ tion de demande d’une catégorie de personnes ayant accompli d années d’études est une loi de Laplace-Gauss de la forme : _



kd

-

d

___ L (x~d)2

v T ^ re

2

*2

x est le niveau de demande mesuré en années ; l’écart-type , Medelelingen Gemeentemuseum van der Haag, vol. 2, n° 2).

133

l ’a m o u r d e l ’a r t

exposition d’art égyptien patronnée par l’université de Lille et enfin une exposition consacrée à « l’Art intérieur au Danemark » qui présentait des objets quotidiens, verres et cristaux, cérami­ ques et meubles. On aurait pu s’attendre que la simultanéité d’expositions de styles et de « niveaux » très différents permît de cumuler des publics socialement différents, l’exposition danoise attirant au musée et peut-être aux autres expositions des visiteurs des classes moyennes et populaires. En fait, bien que le nombre des entrées quotidiennes ait presque doublé, la structure sociale du public des trois expositions est restée semblable à la structure du public habituel du même musée, la représentation des classes popu­ laires ayant même diminué (de 5,5 % à 1, 2% et de 1,36 visiteur en moyenne à 1,20) 6.

0 1,2

0 1

1,9

8

7,2

7

6,4 0,8 6,4 4,0

27 3,5 27 17

2,9

12

21,2 5,2 31,6 18,8 14,0

%

1,5 4

p a r t d u p u b lic to ta l

0,4 1,0

m oyenne d e s e n tr é e s q u o tid ie n n e s

p a r t d u p u b lic to ta l %

A g r ic u lte u r s ............ O u v r ie r s ................. A r tis a n s e t c o m m e rç a n ts ...................... E m p lo y é s et cad. m oyens ................. In s titu te u rs ............ E t u d ia n t s ................. C a d re s s u p é r i e u r s . P r o f e s s e u r s e t sp éc. d ’a r t ......................

E x p o s itio n

m oyenne d es e n tr é e s q u o tid ie n n e s

M usée en te m p s o u v r a b le

21,5 5,5 32 19 14

6 On a constaté de même, au musée de Toronto, que la composition du public pendant les expositions est restée semblable à ce qu’elle est habituellement, même lors d’une exposition qui fut « an important part of the program to build a new audience to the Metropolitan Toronto Area » (The Museologist, Rochester, N° 80, sept. 61, pp. 11-16).

134

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

La distribution du public selon le niveau d’instruction confirme que ce sont les classes privilégiées qui ont le plus profité de cette tentative de vulgarisation, puisque le taux de visiteurs de niveau inférieur au baccalauréat dans le public des expositions est nette­ ment plus faible que dans le public du musée en temps ouvrable, tandis que la part des licenciés passe de 18,5 % à 34,5 % pour l’ensemble des expositions et à 36,5 % pour l’exposition danoise, la part des visiteurs dotés du baccalaureat restant a peu près semblable. Bien que l’exposition danoise présentât des objets qui auraient pu être offerts au public par un grand magasin, sa localisation et la publicité même qui l’avait précédée en faisaient un événement culturel et, à ce titre, elle s’adressait plus directement aux mem­ bres de la classe cultivée. Le seul fait qu’elles soient consacrées par leur exposition en un lieu consacré suffit par soi a changer profondément la signification (et plus précisément le niveau d’offre) d’œuvres qui, présentées en un lieu familier, seraient plus accessibles. N’est-ce pas ce qu’exprimait le gardien de la maison de Jacques Cœur a Bourges lorsqu’il répondait au conser­ vateur : « Mais si vous en faites un musée, il n’y aura plus per­ sonne 7 ? » La faible représentation des classes moyennes et populaires est d’autant plus remarquable que près du tiers (27 %) des visiteurs venaient pour la première fois au musée (dont 68,5 % dans l’intention précise de voir cette exposition) et que 80 % étaient originaires de Lille et des environs immé­ diats. Sans doute, à la façon des monuments et des sites signalés dans les programmes touristiques, les œuvres exposées acquiè­ rent une signification sociale qui fait de la visite une véritable obligation. Mais le surcroît de valeur qui est conféré aux œuvres par la mise en vue « extra-quotidienne » et par les manifesta­ tions publiques de solennisation ne peut être aperçu et apprécié que par ceux qui appartiennent à la société pour qui ces œuvres existent comme valeur, en sorte que, en ce domaine plus que partout ailleurs, les incitations fournies par les contacts sociaux*135 7 Propos rapporté par M. le conservateur de Bourges au cours de la journée d’études de l’Association générale des conservateurs des collec­ tions publiques de France (21 mai 1965).

135

l ’a m o u r d e

l ’a r t

et par l’information de bouche à oreille comme technique sociale d’influence ont plus d’effet que les techniques modernes de publi­ cité. Et c’est encore parce que la visite de l’exposition comme entreprise obligée ne s’impose pas au même degré aux visiteurs des différents milieux que les visiteurs des classes les plus favo­ risées sont les plus nombreux à avoir visité une autre exposition que celle qui était l’objet initial de leur venue ; autrement dit, la force du programme culturel qui se trouve proposé est d’autant plus vivement ressentie que l’adhésion aux valeurs de culture est plus grande et plus forte la pression du groupe de référence. Comme la prédication religieuse, la prédication culturelle n’a toutes chances de réussir que lorsqu’elle atteint des convertis. Et il est naturel que le conservateur que n’anime pas l’esprit de mission et qui est soucieux avant tout d’éprouver immédiatement le succès de ses efforts, mesuré au nombre des fidèles recensés, s’adresse par privilège aux catégories les plus riches en dévots. On comprend que l’Association des Amis du Musée soit, avec l’exposition, le second foyer de l’entreprise « muséologique ». Ceux qui s’inscrivent à l’Association des Amis du Musée enten­ dent s’assurer les avantages que leur procure cette organisation mais aussi, surtout peut-être dans les petites villes, se poser en pratiquants fervents des manifestations culturelles que leur propose ce groupement : 23 % des membres de l’Association des Amis du Louvre déclarent participer à toutes les visites proposées (soit plus de vingt par a n )8. L’intensité tout à fait exceptionnelle de cette pratique se comprend si Ton sait que les membres de l’Association sont presque tous issus des classes cultivées (soit 77,5 % de cadres supérieurs et de femmes de cadres supérieurs contre 3 % seule­ ment d artisans ou commerçants, et 0,5 % d’agriculteurs et ouvriers). La distribution des adhérents selon le niveau d’instruc­ tion n’est pas moins significative : alors que le visiteur modal du public des musées est bachelier, 47 % des adhérents de l’Associa­ tion des Amis du Louvre sont licenciés (les licenciés représentant 1,8 % de la population totale en France), 30 % bacheliers et 19 % seulement ont un diplôme inferieur au baccalauréat.

8 La Société des Amis du Louvre a été fondée en 1897 ; ses fonda­ teurs se proposaient « d’appeler le public à contribuer à l’enrichissement du Louvre ». En 1922, déjà, la société comprenait 3 000 membres et entre 1897 et 1922 elle avait donné plus d’un million au musée, sans compter de très nombreux dons de tableaux.

136

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

Preuve que l’Association rassemble les dévots plutôt qu’elle n’attire les néophytes, les membres de l’Association étaient déjà des familiers du musée avant leur adhésion et cela quelle que soit leur catégorie sociale. Dans 90 % des cas, le premier contact avec le musée avait eu lieu avant l’âge de dix-huit ans, 55 % des mem­ bres déclarant s’être inscrits à l’Association sous l’influence d’un ami ou pour suivre une tradition familiale. Ainsi l’Association offre à ses membres le moyen de continuer à s’adonner à une activité culturelle dont l’habitude a été prise dès l’enfance ou l’adolescence, dans le milieu familial, et développée par une sco­ larité prolongée. Contrairement aux vœux exprimés par son prési­ dent, l’Association n’est rien moins qu’un moyen d’attirer vers la pratique des musées ceux que leur milieu et leur défaut de culture en tiennent éloignés : 2 500 membres nouveaux s’inscrivent chaque année (tandis qu’à peu près autant ne renouvellent pas leur adhé­ sion) mais les caractéristiques sociales des nouveaux venus sont rigoureusement les mêmes que celles des membres anciens. Sans doute s’agit-il là d’une association parisienne, dont la composition sociale est particulièrement aristocratique, mais tout semble indi­ quer que les associations provinciales rassemblent des notabilités et des intellectuels (soit, pour l’Association de Lille, 19 % de membres des classes moyennes et 81 % des classes supérieures et, pour l’Association de Douai, 2 % de membres des classes popu­ laires, 11 % des classes moyennes et 87 % des classes supérieures) et se donnent pour ambition explicite de grouper autour du musée l’élite du public. Auraient-elles pour fin d’attirer un nouveau public qu’elles ne constitueraient pas le moyen adéquat pour l’atteindre.

Si l’on se donne seulement pour but d’amener au musée le plus grand nombre possible de visiteurs, sans autre préoccupa­ tion, les moyens actuellement employés dans la grande majorité des cas sont sans doute les mieux adaptés et les plus confor­ mes à la « vocation » du personnel actuel des musées. Tout à l’opposé, une politique inspirée par la volonté de faire venir au musée ceux qui ne ressentent pas le besoin de le fréquenter ne pourrait avoir à court terme qu’une efficacité extrêmement limi­ tée et exigerait sans doute que l’on ait recours à d autres moyens, et, semble-t-il, à un personnel doté d’une formation et d’un esprit tout différents. Parmi les données qui concourent à définir le niveau d offre des musées, et dont le moindre n’est pas la signification sociale du musée, seuls dépendent (au moins partiellement) de l’ac­ tion des responsables des musées le type d’œuvres présentées 137

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et le type de présentation qui leur est donné. Si l’on sait que la part des visiteurs qui sont attirés, primordialement, par des objets historiques, folkloriques ou ethnographiques, par des céra­ miques ou des meubles, s’accroît de façon régulière et rapide à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale [cf. App. 2, tab. 14 et 15], on peut en conclure que des musées qui sont exclusivement consacrés aux œuvres les plus nobles et les plus difficiles pourraient retenir les visiteurs des classes m o y e n n es en faisant une place à des objets qui font partie de l’expé­ rience esthétique de tous les jours comme les meubles, les faïen­ ces ou les porcelaines, ou encore les objets historiques, folklori­ ques et même ethnologiques, et en répondant ainsi aux intérêts esthétiques développés par le goût pour la décoration intérieure des habitations ou en satisfaisant la curiosité des choses d’his­ toire qu’attestent aussi bien le succès des revues historiques à grande diffusion que la taille (beaucoup plus importante) et la structure (beaucoup plus démocratique) du public des musées installés dans des châteaux et des monuments historiques. S’il paraît impossible d’abaisser le niveau d’offre modal des musées, il semble que l’on puisse en modifier la variance (q-2 dans le modèle), en diversifiant le type et la qualité des œuvres présen­ tées. La forme analytique du taux t de fréquentation montre que suivant que la variance est inferieure, égale ou supérieure au carre de la difference ^ entre l’offre et la demande, le taux est une fonction croissante, stationnaire ou décroissante de q-2. Un accroissement de la dispersion du niveau des œuvres pourrait déterminer une baisse du taux de fréquentation des catégories les plus cultivées (dont le niveau de demande est le plus élevé), si cet accroissement de la dispersion ne s’accompagnait en fait d’un accroissement de l’intensité de l’offre ou de la taille du musée et si la consécration que leur confère le musée n’élevait automa­ tiquement le niveau des œuvres offertes, comme on l’a vu dans le cas de l’exposition danoise du musée de Lille. En tout cas, cet accroissemment de la dispersion tendrait à déterminer une légère augmentation de la représentation des visiteurs moins cultivés retenus par des œuvres plus proches de leur expérience et plus conformes à leurs intérêts. Les membres des classes moyennes dont les attitudes s’organisent autour de l’opposition entre « l’inté­ ressant » et « l’instructif », opposition qu’ils établissent par exem­ ple entre les objets familiers de l’exposition danoise, pleinement conformes à leurs intérêts, et les objets proposés par le musée, exigeant au contraire un intérêt décisoire et forcé, aussi différent de 1’ « intérêt » que du plaisir esthétique, pourraient accéder, par 138

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la même occasion, à des œuvres qui n’étaient pas l’objet premier de leur visite et trouver ainsi une occasion d’exprimer leur bonne volonté culturelle.

La seule manière d’abaisser le niveau d’émission d’une œuvre consiste à fournir, en même temps que l’œuvre, le code selon lequel l’œuvre est codée, cela dans un discours (verbal ou gra­ phique) dont le code est déjà maîtrisé (partiellement ou totale­ ment) par le récepteur ou qui livre continûment le code de son propre déchiffrement, conformément au modèle de la communi­ cation pédagogique parfaitement rationnelle. Sachant que les visiteurs des classes populaires qui se risquent à visiter les musées s’y sentent souvent comme déplacés et toujours dépaysés faute d’être préparés à affronter les œuvres exposées et faute de trouver, dans le musée même, les adjuvants qui faciliteraient leur visite, on peut supposer que, à difficulté égale des œuvres présentées, on pourrait réduire le désarroi des sujets les moins cultivés en leur offrant l’aide qu’ils attendent. Craindre que les informations écrites ou parlées au sujet des œuvres exposées ne détournent les visiteurs de la contemplation des œuvres mêmes en les attachant à des contenus extrinsèques et anecdotiques, c’est ignorer que l’idéal de la contemplation sans mots ni gestes est propre à ceux-là mêmes qui ne doivent de pouvoir le réaliser qu’à la familiarité immédiate que donnent les apprentissages imperceptibles d’une longue fréquentation ; c’est ignorer aussi que l’intérêt pour l’œuvre en elle-même et pour elle-même et l’indifférence au contenu informatif qu’elle peut, comme par sur­ croît, proposer, définit une attitude esthétique qui, au meme titre que l’expérience populaire du beau, est socialement conditionnée et qui, en tous cas, n’est jamais indépendante de conditions sociales, celles qui rendent possibles les « gens de goût ». La signification et la fonction de cette définition sociale de l’attitude esthétique n’apparaissent jamais aussi bien qu’en des domaines où la « concurrence » des classes moyennes et populaires menace le « monopole » culturel et les certitudes esthétiques ou éthiques des classes supérieures. Ainsi, a travers la satire des photogra­ phes passionnés et de la manie photographique qui est devenue un des lieux communs de la conversation distinguée s’expriment 139

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en réalité les règles qui doivent définir, aux yeux de l’élite, la contemplation esthétique : comme les fanatiques du petit format qui sacrifient à l’ascèse laborieuse de l’accumulation des souve­ nirs ou les cinéphiles capables de réciter le générique de films qu’ils n ’ont pas vus, ces visiteurs de musée qui, tout entiers occupés à thésauriser des savoirs anecdotiques, sont moins attentifs aux œuvres elles-mêmes qu’à l’analyse qu’en donne le catalogue, ignorent l’art de s’abandonner à l’émotion immédiate et fugace qui définit le détachement distingué de l’esthète. Encourageraient-elles une forme de contemplation que l’on peut juger inferieure, les informations historiques ou techniques viendraient au moins combler les attentes des membres des classes moyennes pour qui voir et savoir, comprendre et appren­ dre se confondent et qui font passer l’intérêt éducatif avant la simple délectation en même temps qu’elles contribueraient à atténuer le déconcertement le ceux qui, s’étant aventurés dans le musée sans y être préparés, verraient dans l’effort pour donner les moyens d apprendre et de comprendre une reconnaissance implicite du droit de ne pas comprendre et de demander à com­ prendre. Pour éviter que les panneaux fournissant des éclaircissements sur les œuvres ne déforment le jugement des visiteurs et ne nuisent à l’esthétique du musée, comme on semble le craindre souvent, il suffirait d en confier la rédaction à des spécialistes et la présen­ tation à des artistes. Et sans aller jusqu'à souhaiter que soit offerte au visiteur, à l’intérieur même du musée, une documen­ tation scientifique sur les œuvres exposées, comme le fait la Natio­ nal Gallery de Washington ou que soient utilisés des appareils de projection fixe ou les moyens audio-visuels individuels que l’on voit par exemple au British Museun, ne pourrait-on attendre que chaque musée tienne à la disposition du visiteur un catalogue, si sommaire soit-il, ou même quelques feuilles ronéotypées, compor­ tant un plan, que le visiteur pourrait acheter à bon marché ou consulter ou encore emprunter gratuitement pour la durée de la visite ? Rien n’illustre mieux en effet le malentendu qui sépare le conservateur des visiteurs des classes défavorisées : si le conser­ vateur, retenu par d’autres obligations et désireux de présenter un objet de science indiscutable, retarde parfois longtemps la publication d’un catalogue, le public se contenterait le plus sou­ vent de quelques feuilles, même dépassées sur quelques points de science, mais qui l’aideraient à conjurer l’angoisse qu’il ressent à se sentir seul face à une œuvre d’art indéchiffrable. De nom-

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breuses techniques capables de rendre les musées plus accessibles sont utilisées par les musées étrangers. Des panneaux explicatifs aident dans leur visite les visiteurs du Rijksmuseum. Au Fitzwilliam Museum de Cambridge, de vieilles dames qui tricotent devant de petits pupitres ont remplacé les gardiens somnolents ou sévères, qui suivent pas à pas le visiteur solitaire des musées de province : les pliants que les visiteurs de la National Gallery transportent avec eux ont aussi pour effet de transformer l’atmosphère de la visite parce qu’ils évoquent la promenade au jardin plutôt que le recueillement de l’église. Pourquoi ne pas prévoir de la musique qui donnerait aux visiteurs le sentiment qu’ils peuvent prononcer quelques mots sans troubler un silence religieux ? Pourquoi ne pas engager des hôtesses qui pourraient éventuellement conseiller ou informer les visiteurs peu instruits ou ceux qui voudraient approfondir leurs connaissances ? Pourquoi ne pas renforcer les services éducatifs (presque toujours plus importants dans les musées des Etats-Unis que le service de conservation) et ne pas doter le9 musées de bibliothèques, de salles de concert, de librairies et de boutiques, offrant des reproductions, des bijoux et des objets fol­ kloriques ? Pourquoi ne pas rendre le musée plus accueillant en y aménageant des bars, des salons ou des restaurants qui permet­ traient aux visiteurs de passer leur journée au musée ? Pourquoi ne pas donner aux professeurs de dessin le moyen de faire leur cours, comme cela se voit très souvent aux Etats-Unis, dans le9 salles du musée ?

Si, entre les deux politiques qu’ils peuvent se proposer, les conservateurs choisissent presque toujours celle qui tend objec­ tivement à accroître le caractère aristocratique du musée et de son public, ce n’est sans doute pas qu’ils aient conscience que l’action directe du conservateur ne peut, par soi seule, contri­ buer de façon décisive à la démocratisation de la culture dont ils sont les gardiens ; au contraire, c’est souvent au nom d’une représentation charismatique du rapport à l’œuvre d art que les connaisseurs, paradoxalement attachés au mythe de « l’œil neuf », dénoncent et refusent comme pure profanation tous les efforts pour réduire la distance révérentielle au sacré par l’effi­ cace d’une pédagogie rationnelle. En fait, les choix des conser­ vateurs comme les idéologies par lesquelles ils les justifient doivent moins à la logique de la délibération rationnelle qu’aux conditions objectives qui définissent la profession et plus encore aux caractéristiques sociales qui en font un îlot de traditiona­ lisme. Le corps des conservateurs présente en effet tous les traits 141

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que l’on tient pour caractéristiques d’un groupe traditionnel. En France, dans les villes de province, c’étaient des archivistes, des bibliothécaires ou des peintres locaux qui, jusqu’à 1945 (et encore aujourd’hui dans nombre de villes), assuraient, par surcroît, la fonction de conservateurs pour laquelle ils n’avaient, sauf exception, ni vocation ni qualification. A Paris, en l’absence de toute définition rationnelle des conditions de recrutement et de toute explicitation des critères de sélection, les conservateurs choisis par cooptation, selon le jeu des relations personnelles et des traditions familiales, étaient, le plus souvent, de riches ama­ teurs auxquels le musée n’assurait ni carrière, ni rétribution (ou seulement symbolique) au moins jusqu’au grade de conservateur, mais qui trouvaient dans la charge de conserver et d’accroître, avec une « rapacité désintéressée », les collections publiques, la consécration d’une vocation de collectionneur9. Très peu enclins au rôle d’administrateurs et, plus encore, de pédagogues, assez mal préparés aux tâches proprement scientifiques, ils se satisfaisaient d’un statut total, ambigu et par là prestigieux, qui leur permettait d’apparaître devant les créateurs comme gardiens de l’Art et dépositaires de la Tradition, devant les universitaires comme hommes d’action et techniciens de l’Art, devant les marchands comme esthètes désintéressés. Ainsi, plutôt qu’un corps professionnel au sens vrai, les conservateurs parisiens et quelques grands conservateurs de province constituaient une « société » (au sens restreint du terme), un ensemble de person­ nalités unies (et divisées) par des relations d’interconnaissance très étroites et très intenses. Le principe de toutes les caractéristiques sociologiques de ce groupe ne doit être cherché ni dans sa faible importance numé­ rique ni dans le système de recrutement, qui ne fait qu’en expri­ mer la logique et en assurer logiquement la perpétuation ; il réside en fait dans la succession de hasards, d’initiatives indivi-*142

9 Pour ne prendre qu’un exemple emprunté à un passé ancien, le 15 janvier 1856, Sauvageot (qui aurait servi de modèle à Balzac pour son Cousin Pons) donna sa collection au Louvre ; le 4 mars suivant il fut nommé conservateur, avec privilège de venir habiter lui-même le musée.

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duelles et de décisions administratives tendant à légaliser l’état de fait plutôt qu’à l’organiser d’où est issue une institution aux fonctions diverses et mal définies, et surtout dans l’image sub­ jective et objective d’une « tâche » qui, participant de l’art et des valeurs sacrées et ineffables du salut culturel, répugne à se laisser enfermer dans les cadres bureaucratiques d’un simple métier. C’est pourquoi la vérité profonde de cette « société » traditionnelle n ’est jamais apparue aussi clairement qu’en face de l’épreuve suscitée par le statut de 1945, tentative timide de rationalisation. En effet, le statut des musées, contemporain de la création de l’Ecole nationale d’administration, s’efforçait d’imposer au corps des conservateurs les règles qui régissent les services publics tant en matière de formation et de recrutement — par la création d’un concours suivi de plusieurs années d’étu­ des spécialisées — qu’en matière de carrière ou de définition des fonctions, en dissociant par exemple les charges administra­ tives des charges scientifiques, ou en créant un corps de per­ sonnel d’exécution. L ’épreuve de la rationalité a — entre autres causes — déclenché dans cette société traditionnelle, selon un processus connu des spécialistes de l’acculturation, un conflit aigu entre les générations qui est vécu par les plus anciens comme l’opposition des amateurs désintéressés et des « scienti­ fiques » ambitieux. Et, concrètement, jusqu’au statut de 1964 (qui entre à peine en application et dont les conséquences ne peuvent encore apparaître), le statut de 1945 est resté lettre morte. Ni le concours ni les études postérieures ne donnaient en fait accès aux musées : en 1961, 37 % seulement des diplômés de la section supérieure de l’Ecole du Louvre entraient dans les musées qui continuaient à recruter comme assistants des musées nationaux des candidats dépourvus du diplôme de l’Ecole du Louvre et le Conseil d’Etat rejetait le recours introduit par l’Association des élèves-agréés de l’Ecole du Louvre contre une de ces nominations 10. En dépit de quelques concessions aux nouveaux principes, l’avancement continuait à obéir à la logique des relations personnelles tandis que les conservateurs qui cumu-143 10 Rapport sur les diplômés d’Etudes supérieures de l’Ecole du Louvre, ronéot., 1961.

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laient toujours les fonctions administratives et scientifiques résis­ taient de leur mieux à toute tentative de rationalisation et, par exemple, recouraient aux services bénévoles de collaborateurs issus de leur monde plutôt qu’à des subordonnés techniquement préparés à des tâches d’exécution. En fait, dans cet univers clos et restreint, où la plupart des charges sont aménagées et souvent créées par et pour une personne, toute tentative pour introduire une réglementation impersonnelle paraît presque nécessairement masquer l’arbitraire des disgrâces ou des faveurs personnelles, ce qui contribue pour beaucoup à susciter les résistances souter­ raines de ligues unies par des relations personnelles ou des inté­ rêts communs n. Homme de science, homme de commerce (le conservateur étant chargé, quoi qu’en disent les textes administratifs, de faire les acquisitions, donc d’entrer en concurrence avec les mar­ chands auprès des collectionneurs et donateurs éventuels, d’arrê­ ter des œuvres en douane, etc.), responsable administratif, édu­ cateur, le conservateur des musées français peut invoquer la multiplicité de ses fonctions que d’autres pays (la Pologne ou les Etats-Unis) confient à différents fonctionnaires et à différents services spécialisés, pour se justifier de privilégier celles qui s’accordent le mieux avec l’image qu’il se fait de sa vocation. Plus précisément, le souci des œuvres entre sans cesse en conflit, en chaque conservateur, avec le souci du public. Mais, en dépit de concessions, surtout verbales, au souci de démocratiser l’accès du musée, nombre de ces collectionneurs jaloux de leur collec­ tion s’accommodent en fait de l’état actuel de leur musée et de leur public 12 : l’incompréhension de visiteurs peu aptes à appré11 Et de même, l’analyse sociologique la plus impersonnelle s’expose à apparaître comme distribution partiale des blâmes et des éloges. 12 En opposant l’idée du musée moderne à la collection, Penguillyl’Haridon suggère ce qui devrait séparer le conservateur de musée du collectionneur : « L’idée d’un musée tel que le Musée d’Artillerie est une idée moderne. Faire ressortir un enseignement d’une suite d’objets réunis et groupés d’après une classification raisonnée et méthodique, mettre à la disposition du public ce moyen facile et sérieux d’instruction, tel est le but qu’on s’est proposé dans l’organisation d’un établissement de cette nature. L’enseignement mis ainsi à la portée de tout le monde rentre dans les idées de notre temps. Il ne faut pas confondre une

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cier les efforts qu’ils accomplissent à l’occasion des expositions ou les prouesses que représentent certaines acquisitions les encoura­ gerait assez au pessimisme aristocratique, s’ils ne savaient, par expérience directe ou médiate, la vanité des efforts pour attirer un nouveau public. Et, de même que certains conservateurs des musées polonais, encore issus, le plus souvent, des couches privilégiées, réduits par le règlement à un rôle de pédagogues, constatent avec une joie amère l’efficacité limitée d’une action à laquelle ils répugnent, de même nombre de conservateurs fran­ çais trouveront sans doute dans la description scientifique des limites de leur pouvoir un encouragement à se consacrer à la seule action sur le public qui leur semble digne de leur vocation, celle de guides artistiques d’une élite d’amateurs ou, si l’on veut, de « taste makers » u. Et n’accomplissent-ils pas leur fonction propre, à savoir de consacrer les valeurs établies, lorsqu’ils orga­ nisent une exposition Chagall en 1947, Klee en 1948, Villon en 1951, Dufy en 1953, Max Emst en 1959 ou encore Miro et Le Corbusier en 1963 (Musée national d’art moderne), ou lorsqu’ils créent ou recréent tel ou tel peintre inconnu ou méconnu des époques passées ? Par là se comprennent les contradictions de la représentation que les conservateurs se font de leurs rapports avec le public. Un petit lot de thèmes traditionnels, rituellement évoqués dans les assemblées nationales et internationales, gratuité de l’entrée, collection et un musée. La collection est la réunion d’un certain nombre de pièces intéressantes à un titre quelconque, rassemblées souvent sans grand ordre et frappant les yeux, soit par une spécialité curieuse, soit par les richesses de l’art et des matières employées. Un musée comme celui qui nous occupe doit rechercher, dans chacune des séries qui le composent, les origines les plus éloignées établir l’ordre chronologique dans les objets qui forment ces séries en mettant en relief les pièces inté­ ressantes par la netteté de leur caractère, leur valeur historique, la beauté de leur travail et présenter un ensemble qui puisse saisir l’esprit sans grand effort en lui adressant quelques connaissances nouvelles désormais acquises à son profit. » (Penguilly-l’Haridon, « Le Musée d’Artillerie », in Paris Guide, par les principaux écrivains et artistes de la France, l re partie, Paris, 1867, p. 478). 13 On trouvera une étude systématique du rôle des conservateurs comme « taste-makers » dans l’ouvrage de Raymonde Moulin, Le Mar­ ché de la peinture en France, essai de sociologie économique, Paris, Edi­ tions de Minuit, 1967.

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élargissement des heures d’ouverture, publicité, fournit l’alibi le plus sûr à l’inquiétude « démocratique », puisque, tout en per­ mettant de rappeler les principes sacrés (à propos de la publicité, par exemple) et de réaffirmer les valeurs communes, il dispense de soulever les interrogations capables de menacer les valeurs et les principes, en autorisant à débattre indéfiniment de l’effi­ cacité de recettes (magiques autant que techniques) que la grande misère des musées ne permettra jamais d’éprouver. Et la dualité qui est au cœur du musée, avec les salles ouvertes au grand public et les réserves accessibles aux seuls spécialistes, exprime sans doute très profondément la conscience divisée et contradic­ toire de la plupart des conservateurs, partagés entre les inclina­ tions à l’ésotérisme aristocratique qu’ils doivent à leur milieu ou à leur métier et les sollicitations d’une société et d’une époque qui leur conteste leurs attachements exclusifs 14. Mais en fait, les limites qui s’imposent à l’action du conserva­ teur s’imposent à tout type possible d’incitation directe à la pratique culturelle. Ceux qui croient en l’efficacité miraculeuse d’une politique d’incitation à la fréquentation des musées et en particulier d’une action publicitaire par la presse, la radio ou la télévision, sans voir qu’elle ne ferait qu’ajouter à la redondance des informations que fournissent déjà en abondance les guides, les syndicats d’initiative ou les panneaux apposés à l’entrée des villes touristiques, ressemblent à ces gens qui s’imaginent que, pour se faire mieux comprendre d’un étranger, il suffit de crier plus fort. Sans doute, les efforts d’incitation directe peuvent-ils faire tomber des résistances sociales et faciliter une première visite, à la façon du tourisme, mais, faute d’être capables de créer la disposition à la pratique régulière, ils sont condamnés à des succès sans lendemain. Ainsi, qu’il s’agisse de l’action d’informa-

14 II est significatif que la division intérieure des musées soit le thème dominant des Cahiers de la république des lettres, des sciences et des arts (XIII, •« Musées », Paris, s. d.). Si la décision d’exposer une partie des œuvres enfermées dans les réserves a eu un grand retentissement dans le public (elle est souvent citée dans les entretiens), c’est sans doute aussi qu’elle a donné aux simples amateurs le sentiment qu’ils allaient pénétrer dans les arcanes de l’art.

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tion ou d’incitation exercée par les moyens modernes de com­ munication ou des entreprises de diffusion culturelle menées par des organismes de « culture populaire », l’action directe ne peut être efficace que si elle s’exerce sur des sujets que l’action systé­ matique et prolongée de l’Ecole a préparés à en subir l’effet. Ainsi s’explique, semble-t-il, l’échec partiel, souvent constaté, des efforts de formation artistique qui s’adressent à des enfants. Si, l’Ecole à peine quittée, nombre d’enfants renoncent à une pratique que l’Ecole s’est efforcée de leur inculquer, ce n’est pas, comme on le croit souvent, parce que cette formation précoce n’a eu pour effet que d’associer l’Ecole et le musée, la rupture avec l’une entraînant la rupture avec l’autre, c’est bien au contraire que la scolarisation n'a pas été assez longue et l’éduca­ tion assez profonde pour constituer chez ceux qui ne reçoivent pas de leur milieu l’incitation diffuse à une pratique régulière l’attitude cultivée dont la fréquentation des musées est une manifestation. De même, toutes les tentatives qui ont été faites jusqu’à ce jour pour inciter à la fréquentation des musées montrent que les carac­ téristiques sociales et culturelles du public restent à peu près constantes, quels que soient les moyens directs auxquels on a recours pour l’attirer. Ainsi, par exemple, l’expérience que l’UNESCO a réalisée en 1956 à Limoges comportait, première­ ment, une exposition de tableaux au musée, avec visites commen­ tées et distribution de 3 000 catalogues ; deuxièmement, une expo­ sition sur panneaux portatifs de reproductions en double exem­ plaire présentées par deux chargés de mission des musées natio­ naux dans la salle des fêtes des mairies de douze chef-lieux de canton de la Haute-Vienne, ainsi qu’à Limoges dans plusieurs usines et dans plusieurs écoles ; troisièmement, deux expositions sur panneaux portatifs dans le hall de la gare de Limoges, dans le hall de la poste, à la bibliothèque municipale et dans certaines écoles ; quatrièmement, une présentation de films « destinés à sensibiliser le public populaire à la peinture moderne » par une équipe de la direction de la jeunesse et des sports ; enfin, une distribution par la bibliothèque municipale de livres consacrés à l’a r t 15. Toutes ces manifestations étaient soutenues par une forte publicité, affiches, panneaux sur toile exposés au lycée de garçons et à la gare de Limoges, articles de quotidiens, émissions à RadioLimoges. 15 La description de l’espérience et les résultats de l’enquête nous ont été communiqués par M. J. Dumazedier, que nous remercions.

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Cette expérience permet donc de mesurer l’efficacité de l’action directe dans le cas le plus favorable, les moyens d’information les plus modernes, presse, radio et publicité, venant redoubler les moyens considérés comme les plus traditionnels, conférences ou livres. Or la structure du public du musée où étaient exposées les œuvres d’art pendant la durée de l’expérience ne s’en est aucu­ nement trouvée changée, ce qui se comprend si l’on sait que l’influence des moyens directs, et en particulier de l’action d’infor­ mation par la presse, la radio ou la télévision, s’exerce toujours de façon différentielle 16.

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C’est ici l’occasion de rappeler que l’action de la radio et de la télévision ne s’exerce pas de façon systématique et homogène. Outre que la possession d’appareils récepteurs de télévision reste très inégalement répartie entre les différentes catégories sociales — passant de 3,8 % chez les salariés agricoles, à 5,9 % chez les agriculteurs, 20,8 % chez les ouvriers, 31 % chez les cadres moyens et 35,5 % chez les cadres supérieurs —, la réceptivité à l'information varie considérablement selon le type d’information reçue et selon les caractéristiques sociales et culturelles des sujets qui la reçoivent. Sachant que l’écoute des émissions « culturelles » de la radio et de la télévision (émissions théâtrales, concerts, etc.) est fonction du niveau d’instruction et de la situation dans la

16 De même, moins de 1 % des visiteurs de l’exposition du musée de Toronto disaient avoir vu préalablement les affiches placardées dans la ville (The Museologist, Rochester, N° 80, septembre 1961, pp. 11-16).

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hiérarchie sociale 17, il n’est pas besoin de recourir à l’expérience pour être assuré que les informations sur les musées ou sur les expositions ont toutes chances de n’atteindre et, a fortiori, de n’influencer que la fraction la plus cultivée des spectateurs de la télévision, ou plus précisément, de n’atteindre et de n’influencer les spectateurs qu’en raison directe de leur niveau d’instruction. Ce sont sans doute les auditeurs les mieux préparés par leur culture qui reçoivent le mieux et le plus souvent les émissions consacrées à l’art et, quels que soient les moyens qu’elle puisse employer, l’action d’incitation culturelle réussit d’autant mieux que ceux qu’elle atteint sont plus cultivés 18. Contraints par les impératifs du tirage à élaborer une socio­ logie spontanée fondée sur la méthode des essais et des erreurs, les journalistes se gardent bien d’user des puissances miraculeuses que l’on attribue parfois aux moyens modernes de communication. L’hebdomadaire Elle, dont l’ambition pédagogique est pourtant patente, n’a jamais conseillé, au cours des années 1963 et 1964, la visite d'un musée. Si l’on excepte un article consacré à la manière de faire visiter le musée aux enfants et adressé plutôt aux mères de famille qui, en fait, trouvent souvent dans le désir d’accompagner leurs enfants une incitation à la visite, en l’espace de deux années, cet hebdomadaire, qui consacre des rubriques permanentes au théâtre, à la littérature et au cinéma, sans parler des rubriques proprement féminines, s’est contenté de donner la liste des musées de France, de signaler les expositions tempo­ raires, de conseiller une sorte d’excursion touristique à l’expo­ sition des artisans de Haute-Provence et enfin d’offrir une repro­ duction en couleurs dans le numéro de Noël. Il ne s’agit pas de nier qu’un hebdomadaire tel que celui-ci puisse déterminer dans un public qui se recrute en majorité dans les classes populaires et moyennes (soit 4 % d’agriculteurs, 22 % d’ouvriers, 10 % d’ar­ tisans et commerçants, 25 % de cadres moyens, 18 % seulement de cadres supérieurs et 21 % de divers et inactifs) une flambée d’intérêt ou même une expédition culturelle, mais il ne saurait provoquer des conversions durables et une pratique permanente. Les limitations qui s’imposent à toute action directe d’incitation à la pratique culturelle pèsent aussi sur les Maisons de la culture. Qu’elle se soit appuyée sur le musée comme au Havre, ou sur un théâtre, comme à Caen, la Maison de la culture a attire et regroupé ceux que leur formation scolaire ou leur milieu social préparait à la pratique culturelle. Dans la Maison du Havre, le nombre des adhérents a oscillé très largement de 138 a 3 500 entre les années 1961 et 1964, mais la structure du public, tou­ jours très voisine de la structure du public des musées, s’est main­ tenue remarquablement constante : la part des cadres supérieurs. 17 Cf. « Une enquête par sondage sur l’écoute radiophonique en France >, Etudes et conjoncture, octobre 1963. 18 L’enquête de l’IFOP déjà citée montre que sur cent achats de livres, trois ont été inspirés par la télévision et un par la radio.

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des membres des professions libérales et des étudiants a varié dans le même sens que le nombre total des adhérents (selon une logique qui a pu être observée aussi à propos des expositions), oscillant entre 57,2 % et 67,2 % de l’ensemble des adhérents. Si la Maison de la culture du Havre a attiré un public qui se rapproche par sa structure des publics de musées offrant des œuvres d’un niveau particulièrement élevé, comme les Arts décoratifs ou Autun, c’est sans doute que, s’appuyant sur un musée d’architecture audacieuse et consacré à des œuvres modernes, elle a naturellement attiré les visiteurs habituels des musées de ce type. La Maison de la culture de Caen qui accorde la première place aux activités théâtrales reçoit (au 30 mai 1964, soit après un an d’existence) un public composé pour les trois quarts d’écoliers et d’étudiants auxquels s’ajoutent 7,8 % de cadres supérieurs et d’enseignants, 8,5 % d’employés et de commerçants, et 0,7 % seu­ lement d’ouvriers et d’agriculteurs 19. De même, le public de la Maison de la culture de Bourges comporte (au 30 juin 1964, soit neuf mois après sa création) 26,8 % d’écoliers et d’étudiants, 52,2 % de cadres supérieurs et d’enseignants, 22,6 % de cadres moyens et d’employés, 9,6 % d’ouvriers et 1,2 % d’agriculteurs 20. Si l’action d’organisations professionnelles sportives ou familiales, qui préexistaient a pu inciter une partie des classes moyennes et une minorité des classes populaires à une pratique culturelle qui ne leur, était pas familière, la Maison de la culture s’est vue investie des caractéristiques des institutions, théâtres ou musées, qu’elle prétend doubler ou remplacer : les membres de la classe cultivée se sentent en droit et en devoir de fréquenter ces haut 9 lieux de la culture dont les autres, faute d’une culture suffisante, se sentent exclus. Loin de remplir la fonction qu’une certaine mystique de la culture populaire lui assigne, la Maison de la culture reste la maison des hommes cultivés.

Si l’on sait que l’intérêt qu’un auditeur peut accorder à un message, quel qu’il soit, et, plus encore, la compréhension qu’il en peut avoir, est directement et étroitement fonction de sa

19 M. et R. Fichelet, Maisons de la culture et développement écono­ mique : Caen, ronéot., 1965, ch. I, p. 12. 20 S. de Schonen et E. Matalon, Une enquête par sondage sur la fré­ quentation de la Maison de la culture de Bourges, ronéot. (Comité natio­ nal pour un aménagement des temps de travail et des temps de loisir), 1965. Une étude statistique portant sur 23 715 adhérents de la Maison de la culture de Grenoble fait apparaître qu’en juillet 1968 (trois mois après l’ouverture), le public comportait 38,7 % d’élèves étudiants et apprentis, 10,8 % d’enseignants, 31 % d’employés, cadres moyens et arti­ sans, 3,8 % de membres des professions libérales et de cadres supérieurs contre 9,7 % d’ouvriers et contremaîtres et 0,1 % d’agriculteurs (cf. « Nos adhérents, qui sont-ils ? j> Rouge et Noir, n° 1, juillet 1968, p. 1).

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LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

« culture », on ne peut que douter de l’efficacité de toutes les techniques d’action culturelle directe, depuis les Maisons de la la culture jusqu’aux entreprises d’éducation populaire, qui, tant que se perpétuent les inégalités devant l’Ecole, seule capable de créer l’attitude cultivée, ne font que pallier (au sens précis de dissimuler) les inégalités culturelles qu’elles ne peuvent réduire réellement et surtout durablement. Il n’est pas de rac­ courci au chemin qui mène aux œuvres de culture et les ren­ contres artificiellement ménagées et directement provoquées ne peuvent avoir de lendemain. La plupart des entreprises d’éducation populaire et, tout par­ ticulièrement, les Maisons de la culture, s’inspirent d’une idéo­ logie qui, par-delà les variantes et les variations, s’organise autour d’un corps commun d’idées reçues et qui apparaît le plus souvent comme l’expression systématique d’un certain type de situation sociale. Comme s’ils croyaient que la seule inac­ cessibilité physique des œuvres empêche la grande majorité de les aborder, de les contempler et de les savourer, les respon­ sables et les animateurs semblent penser qu’il suffit de faire aller les œuvres au peuple faute de pouvoir faire venir le peuple aux œuvres. Les expositions de tableaux aux usines Renault ou les représentations théâtrales pour les ouvriers de Villeurbanne sont des expériences qui ne peuvent rien prouver puisqu’elles font disparaître l’objet même de l’expérience, en se donnant pour résolu le problème qu’elles prétendent résoudre, celui des conditions de la pratique culturelle comme entre­ prise délibérée et régulière, mais elles ont en tout cas pour effet de convaincre ceux qui les entreprennent de la légitimité de leur entreprise. Plus réalistes en apparence puisqu’elles comp­ tent sur Faction d’animateurs pour inciter et préparer les mem­ bres des classes culturellement défavorisées aux pratiques cultu­ relles, les entreprises d’éducation populaire ne sont jamais complètement affranchies de l’idéologie selon laquelle la confron­ tation avec l’œuvre suffit par soi seule à déterminer une dis­ position durable à la pratique culturelle. Ainsi, convaincus que les classes les moins cultivées, donc les moins corrompues par l’influence routinisante de l’enseignement universitaire, sont 151

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prédisposées par l’état d’innocence culturelle où elles sont à accueillir sans préjugé les formes les plus authentiques et les plus audacieuses de l’art, les animateurs de Maisons de la culture croient pouvoir concilier sans contradiction les recher­ ches d’une avant-garde esthétique avec la recherche d’un public populaire. Cela ne contribue pas peu à expliquer qu’ils ne rencontrent en fait que les destinataires réels de leur message, à savoir les intellectuels qui doivent à l’Ecole non seulement une culture classique, c’est-à-dire une culture d’école, mais aussi la capacité et le désir de la dépasser. En dépit qu’en aient ceux qui les animent, ces entreprises de rattrapage culturel se situent objectivement aux marges de l’institution scolaire qu’elles doublent plus qu’elles ne la concur­ rencent et cette situation de double emploi et de marginalité trouve naturellement sa justification dans une idéologie qui, de la critique des insuffisances de l’institution scolaire, conclut à la contestation générique de la légitimité et de l’efficacité de l’action spécifique de l’institution, à savoir l’inculcation, par renseignement et par l’exercice, de ce système d’habitudes et d’aptitudes qui définit l’attitude cultivée. Si l’on sait que ces organisations toujours menacées d’apparaître comme une Ecole de second ordre offrent à nombre de ceux qui s’y engagent des carrières et des tâches que l’institution universitaire leur refuserait, on comprend que tant de ceux qui prétendent s’oc­ cuper de diffusion ou d’action culturelle fassent de la contes­ tation du rôle de l’Ecole le premier article de leur credo21. Si ces convictions idéologiques peuvent aider ceux qui les professent à se tenir et à se maintenir dans une situation de porte-à-faux, elles leur interdisent sans aucun doute de trouver une des manières, apparemment raisonnable, d’en sortir. Cer21 On trouvera un exemple typique de cette idéologie dans l’ouvrage de Jacques Charpentreau et René Kaës, La Culture populaire en France (Editions Ouvrières, 1962). Ainsi, a propos du projet Billières, ces auteurs écrivent : « Le projet Billières fait de l’école le pivot central de l’œuvre d education permanente. C’est une des faiblesses du projet. On voit mal, pour des raisons psychologiques, la France entière retrouvant une vie culturelle en retournant à l’Ecole. La culture se vit, s’éprouve, se crée ; elle ne « s’apprend pas sur les bancs d’une école » (p. 145).

152

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

tains constats de l’échec enferment pourtant, implicitement, les conditions de son dépassement. Ainsi, après avoir décrit l’action menée dans les Maisons des jeunes de la porte Brancion, de la rue Mercœur, de Paris-Centre et de Paris-Charonne où « le résultat est décevant parce que les jeunes qui fréquentent la Maison ont un niveau culturel trop juste », M. Eyraut, directeur des beaux-arts, de la jeunesse et des sports à la préfecture de la Seine, conclut « premièrement que le public populaire n’éprouve pas le besoin de visiter les musées et ne s’y sent pas à l’aise ; deuxièmement que, pour l’entraîner, il est indispensable qu’un animateur s’occupe particulièrement de cette activité ; troisièmement, qu’on ne recueille les fruits de cette action qu’après un certain nombre de mois et même d’années » 22. Cela signifie que l’action culturelle directe qui s’exerce, on le sait, sur des volontaires (vraisemblablement plus instruits que la moyenne de leur categorie), n’obtient des résultats saisissables qu’à la condition d’employer des méthodes scolaires et de se donner des délais qui ne sont pas inferieurs a ceux que se donne l’Ecole pour faire des hommes « cultivés ».

En leur forme actuelle, les expériences de mise en contact direct avec les œuvres culturelles obéissent à une loi que con­ naissent les spécialistes des phénomènes d’acculturation : une technique peut être parfaitement apprise ou comprise puis comme oubliée parce que les conditions de 1 actualisation de cette technique ne sont pas données et parce qu elle ne s intègre pas dans tout le système d’attitudes et d’habitudes qui seules pourraient lui donner un fondement et une signification. C est ainsi que parmi des jeunes esthéticiennes dont le programme d’enseignement prévoyait, avec l’aide du service educatif du musée du Louvre, la visite de divers musées, 19 % seulement étaient retournées dans un musée au cours des quatre mois qui avaient suivi la fin des visites obligatoires, et cela bien qu’elles fussent pour la plupart issues de l’enseignement secon­ daire 23 ; de la même façon, les premiers instituteurs qui ensei­ gnaient en Kabylie, à la fin du siècle dernier, ne cessaient de

22 Rapport dactylographié, février 1965. 23 Encore faut-il supposer qu’une part de ces jeunes filles a obéi au souci de « bien répondre » à une enquête qui, réalisée dans 1école responsable du programme de visites, a été perçue de ce fait comme un contrôle des résultats de cette action.

153

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déplorer que leurs élèves parussent oublier, à peine l’école quittée, tout ce qu’ils y avaient appris, qu’il s’agisse de la taille des arbres ou du calcul, techniques solidaires de toute une attitude à l’égard du monde que l’Ecole, en ce cas, ne savait ou ne pouvait à soi seule transmettre. Est-ce à dire que ces entreprises ne peuvent se donner quelque efficacité qu’en se dotant des moyens dont dispose l’Ecole ? En fait, outre que toute tentative pour imposer des tâches et des disciplines scolaires aux organismes marginaux de diffusion culturelle se heurterait aux résistances idéologiques des res­ ponsables qui balancent le plus souvent entre les avantages de l’intégration à l’institution légitime d’éducation et les avan­ tages de la marginalité, on peut s’interroger sur le coût de l’entreprise lorsque l’on sait que le rendement de ces organi­ sations est à peu près négligeable en l’état actuel et sur la fonction véritable de la politique qui consiste à encourager et à soutenir des organismes marginaux et peu efficaces tant que tout n’a pas été mis en œuvre pour contraindre et autoriser l’institution scolaire à remplir la fonction qui lui incombe en fait et en droit, à savoir de développer chez tous les membres de la société, sans distinction, l’aptitude aux pratiques cultu­ relles communément considérées comme les plus nobles. N ’est-on pas en droit de poser cette question lorsque l’on peut établir scientifiquement que l’allongement de la scolarité et l’accrois­ sement de la part faite dans les programmes à l’enseignement artistique permettraient seuls de briser le cercle dans lequel sont enfermées toutes les techniques d’action directe, qu’il s’agisse d’animation culturelle ou de publicité par la presse, la radio ou la télévision ? Ainsi, pour revenir au sens précis des musées, à une augmen­ tation relative de la dispersion de l’information offerte correspon­ drait une augmentation relative du taux de fréquentation (ou une A2

E = — ___ 1. O2 Pour un musée où le niveau modal de l’information offerte est celui du baccalauréat (co = 3 niveaux), avec une dispersion de un niveau (ce qui est le cas le plus fréquemment observé), une action sur l’information offerte tendant à accroître la dispersion de un niveau déterminerait un triplement du nombre des visiteurs « élasticité » E) égale d’après ce qui précède à

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LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

du niveau du certificat d’études (puisque E = (3 — l)2 — 1 = 3), résultat qui ne pourrait évidemment être obtenu qu’au prix d’une conversion profonde de la politique actuelle des musées et d’un renforcement considérable des moyens dont elle dispose. Sachant que les taux de fréquentation empiriquement constatés s’accroissent de un à dix entre les niveaux du C. E. P. et du B.E. P. C., on voit que l’effet de l’Ecole est, à ce niveau, au moins trois fois plus important que celui de toute action directe sur l’offre et cela dans l’hypothèse la moins favorable puisque, pour le visiteur du niveau du B. E. P. C., l’effet de cette action directe sur 1offre, mesuré de la même façon, serait nul (E = (3 — 2)2 — 1 = 0 ) . Ainsi, l’élévation générale du niveau d’instruction telle qu elle ressort de la comparaison des rencensements de 1954 et 1962, rend compte, par soi seule, d’un accroissement du nombre annuel de visiteurs de 1,6 % et l’expansion démographique d un accroisse­ ment annuel de 1,1 %, la différence (0,3 %) entre ce taux obtenu par le calcul et le taux annuel d’accroissement de 3 % — empi­ riquement constaté pour les musées nationaux24 — devant sans doute être imputée à l’accroissement du tourisme culturel.

Si l’on imagine que l’on élève de trois années (soit d un niveau) le niveau culturel des Français qui sont à l’heure actuelle au niveau du C. E. P. et qu’on les hausse ainsi au niveau du B. E. P. C., tandis que l’on porterait les détenteurs du B. E. P. C. au niveau du baccalauréat, on voit par un calcul élémentaire que, à très long terme, c’est-à-dire en 1espace de trois générations, le taux de fréquentation global des Français s’accroîtrait de 150 %. Le modèle qui est propose ici valant, à des nuances près, pour toutes les formes de pratique cultu­ relle, il est donc établi que l’intensification de l’action de l’Ecole est le moyen le plus efficace d’accroître la pratique culturelle __ la fréquentation des musées, des théâtres ou du concert aussi bien que la lecture ou l’écoute des émissions culturelles de la radio et de la télévision — , en même temps qu’elle est la condition nécessaire de l’efficacité de tout autre moyen ; en d’autres termes, les investissements consacrés aux équipements culturels sont peu rentables en l’absence des investissements consacrés à l’institution scolaire, seule capable de « produire » les utilisateurs de ces équipements.*15

24 Cf. H. Landais, Musées et collections publiques de France, 1965,

n° 1.

155

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Mais s’il est vrai, comme on l’a établi par ailleurs, que le degré auquel l’Ecole en sa forme traditionnelle réussit à trans­ former ceux qui lui sont confiés et à leur inculquer une dis­ position durable à la pratique cultivée est fonction, en l’état actuel, de la quantité et de la qualité des acquis préalables qu’elle exige d’eux implicitement, on peut prévoir que l’exten­ sion importante du public scolaire qui résulterait d’une véritable démocratisation du recrutement, s’accompagnerait nécessairement d’un affaiblissement progressif de l’efficacité d’une action scolaire strictement adaptée à des individus dotés, comme par une harmonie préétablie, des prédispositions qu’elle présuppose implicitement, à moins que ne soit accomplie une transformation radicale de la pédagogie ou mieux, des pos­ tulats implicites qui fondent tous les choix pédagogiques. Définir scientifiquement les conditions sociales et culturelles de la fréquentation des musées et, plus généralement, de tout loisir cultivé, c’est rompre radicalement avec l’idéologie des « besoins culturels » qui conduit certains à tenir les opinions ou les préférences effectivement exprimées et effectivement recueillies par les enquêtes d’opinion ou de consommation cultu­ relle pour des aspirations authentiques, en oubliant les condi­ tionnements économiques et sociaux qui déterminent ces opi­ nions ou ces consommations et les conditions économiques et sociales qui peuvent rendre possible un autre type d’opinions ou de consommations, bref en sanctionnant, faute d’en énoncer et d en dénoncer la cause, la division de la société entre ceux qui éprouvent des « besoins culturels » et ceux qui sont privés de cette privation. Du fait que l’œuvre d’art n’existe en tant que telle que dans la mesure où elle est perçue, c’est-à-dire déchiffrée, il va de soi que les satisfactions attachées à cette perception — qu’il s’agisse de la délectation proprement esthé­ tique ou de gratifications plus indirectes, comme l’effet de dis­ tinction ne sont accessibles qu’à ceux qui sont disposés à se les approprier parce qu’ils leur accordent valeur, étant entendu qu’ils ne peuvent leur accorder valeur que s’ils disposent des moyens de se les approprier. En conséquence, le besoin de s approprier des biens qui, comme les biens culturels, n’existent 156

LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

comme tels que pour qui a reçu de son milieu familial et de l’Ecole les moyens de se les approprier, ne peut apparaître que chez ceux qui peuvent le satisfaire et peut se satisfaire dès qu’il apparaît. Il s’ensuit d’une part que, à la différence des besoins « primaires », le

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207

appendice n° 4 analyse de 250 entretiens semi-directifs (IV)

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1. — Influence de la famille selon le niveau culturelL

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2. — Possession de livres d’art selon les catégories socio-profession­

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1 Vos parents s’intéressaient-ils à l’a rt? Oui-non. Si oui, ont-ils fait quelque chose pour vous y intéresser ? Oui-non. Pourquoi ? 2 Avez-vous des livres sur l’art ? Oui-non. Lesquels ?

210

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Nombre de peintres et d’écoles cités selon les catégories socio-professionnelles.

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L AMOUR DE L ART

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