Ce livre est animé par un dilemme : croire à la démocratie ou voir ses failles.00Claude Saadé met en scène la pensée de
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French Pages 117 Year 2021
Table of contents :
Dédicace
Introduction
Première partie Violence subjective et violence objective
Deuxième partie La violence inhérente aux systèmes politico-économiques
Troisième partie Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme
Quatrième partie Pour une nouvelle moralité
Conclusion
Bibliographie
Table des matières
Claude Saadé est une auteur franco-libanaise, professeure de Philosophie à Beyrouth. Doctorante en philosophie politique, elle se passionne pour les études, la politique et les stratégies commerciales et cumule une maitrise de Philosophie à la Sorbonne, un master II en sciences humaines et sociales, pratiques et ingénierie de la formation à l’académie de Créteil, un master II en sciences de gestion spécialité commerce international et des études en économie au conservatoire national des arts et métiers.
ISBN : 978-2-343-24251-4
13,50 €
CLAUDE SAADÉ
Ce livre est animé par un dilemme : croire à la démocratie ou voir ses failles. Claude Saadé met en scène la pensée de Žižek en rappelant les dérives de la démocratie. La démocratie s’avère être la moins mauvaise garantie de la justice parmi les différents systèmes politiques, mais quelles sont les vraies causes de la violence? Une prise de conscience est essentielle vu que nos libertés sont en danger. Une lecture qui est plus que jamais d’actualité.
DÉBATS
Claude Saadé
LA VIOLENCE DES SYSTÈMES POLITIQUES
LA VIOLENCE DES SYSTÈMES POLITIQUES
LA VIOLENCE DES SYSTÈMES POLITIQUES
OUVERTURE
PHILOSOPHIQUE DÉBATS
Collection « Ouverture philosophique » Série « Débats » dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Débats » réunit des ouvrages dont le questionnement et les thématiques participent des discussions actuelles au sujet de problèmes éthiques, politiques ou épistémologiques. Dernières parutions Anatole FOGOU et Williams Fulbert YOGNO TABEKO (dir.), L’homme à l’épreuve des innovations (bio)technologiques. Enjeux philosophiques et éthiques, 2021. Robert TIRVAUDEY, Transhumanisme et humanisme, 2021. Jalila HADJI, Des possibilités de contre-conduites conjuguées au présent, 2021. Jalila HADJI, Penser les contre-conduites avec Michel Foucault, 2021. Alain PANERO, Figures de l’esprit. Du pneuma au champ transcendantal, 2021. Jean-Pierre JAMEUX, L’Être en question. Dévoilement du fait pur ontologique, 2021. Jean-Philippe DIND, Relation, distinction, devenir. Essai sur les trois forces premières de l’existence, 2021. Alexandre BAUMANN, Le côté obscur de la raison. L’Antéconcept, 2021. Gérard PELE, Critique de la raison impure. Platon et Artaud, 2021.
Claude Saadé
La violence des systèmes politiques
© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-24251-4 EAN : 9782343242514
Dédicace Je dédie ce travail À la mémoire de mon père, J’espère que, du monde qui est sien, il apprécie ce geste comme preuve de reconnaissance de la part de sa fille qui depuis son jeune âge cherche à le rendre fier. À la mémoire de ma mère, dont la bénédiction et les prières m`accompagnent toujours. Ma mère qui ne se lassait pas de répéter à chacune de mes réussites « c’est le plus beau jour de ma vie » malgré sa maladie et sa souffrance. À ma sœur Sinior pour son amour inconditionnel. À mon cher Élie, pour sa patience et sa générosité. Ma vie ne serait pas aussi magique sans son amour. À mes enfants, Karl, Kate et Karel qui j’espère comprendront que le travail paie toujours. À mon ami Dr J.P Nakhlé, pour sa lecture et ses consignes. Sans vous ce travail n’aurait pas vu le jour. À mes amis précieux, qui me poussent toujours à me dépasser. Je ne pourrai jamais vous remercier assez de combler ma vie.
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Introduction
« La violence n’est pas un accident de nos systèmes, elle en est la fondation ». Formule démonstrative qui occupe toute la couverture de l’ouvrage Violence de Slavoj Žižek1 et qui offre un diagnostic acerbe de l’état actuel des démocraties occidentales. Par cette alerte, il lance un appel et incite à la prise de conscience. La violence dont parle Žižek2, remet à l’ordre du jour le concept de la terreur des systèmes politiques et nous inspire. Au Liban, mon pays natal, le 4 août 2020, une explosion au port de Beyrouth met fin à nos espoirs, et fait sombrer le pays dans une crise sans précédent. Une expérience de la violence vécue par tous les citoyens. Une corruption, une fausse démocratie, des accords, des intérêts dans les couloirs achèvent la paix sociale. Une prétendue démocratie qui « tue » tout un peuple pour des intérêts privés ou communautaires. Nous nous rendons compte que la dignité humaine n’est pas donnée. Elle peut se faire dans « des actes de rébellion contre l’ordre établi ». Un message de Žižek que l’on peut adresser à tout peuple opprimé. Une pensée qui s’apparente au contrat social de Rousseau, livre I, « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien, sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ». Il est donc 1
Né le 21 mars 1949 à Ljubljana en Slovénie, S. est un philosophe slovène de tradition continentale. 2 En plus de son travail comme interprète de la psychanalyse lacanienne, il a écrit sur divers sujets comme le fondamentalisme, la tolérance et autres.
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indispensable de reconnaître cette faculté de colère dont l’homme est capable et qui, seule, réalise sa dignité. À la lecture des six réflexions qui figurent dans l’ouvrage Violence de Žižek, on peut se sentir attrapé non seulement par le ton radical, mais aussi par la saturation de violences exposées, de l’Holocauste aux purges staliniennes des années 1930, sans oublier les attentats du 11 septembre 20013. Žižek conclut que c’est le système en soi qui demeure continuellement fondé sur une forme de violence, et non les mouvements d’opposition qui en contestent la légitimité : « Qu’est-ce que le braquage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque ? » s’interroge-t-il4. Ces manifestations de la violence n’ont pas cessé. Tout citoyen du monde, peut étayer un type de violence vécue dans son pays. Tout citoyen peut reprocher au système politique existant dans son pays, même à la démocratie, une ou plusieurs pratiques. Cependant, il ne suffit pas de pointer les failles, il faut reconnaitre que l’homme en est à l’origine. La violence peut être définie comme l’utilisation de force ou de pouvoir, physique ou psychique, pour contraindre, dominer, tuer, détruire ou endommager. Dans les relations interpersonnelles, elle est un phénomène qui se manifeste sous de multiples formes : abus de pouvoir, agression physique, intimidation verbale, menaces voilées, injures, humiliation, etc. Ces violences ne sauraient être isolées d’un autre type de violence qu’est la violence globale (institutionnelle, structurelle, systémique). C’est surtout la violence camouflée, selon S. Žižek qui sous-tend et maintient nos systèmes politico-économiques. L’intérêt de ce sujet tient donc à la façon que Žižek a de critiquer la violence inhérente aux systèmes politiques5.
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Cf. Ibid., p. 279 Ibid, p. 277 5 Cf. Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p.20 4
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D’où la problématique que soulève ce sujet : La violence n’est-elle pas immanente aux systèmes politico-économiques en général et au capitalisme, en particulier ? Le capitalisme ne cause-t-il pas plus de violence qu’il n’en empêche ? Dans un monde qui fonctionne en excluant des régions et des populations entières, est-ce si surprenant que les sociétés s’effondrent, que les hommes se radicalisent ou qu’ils aspirent à rejoindre l’Europe ? La première hypothèse qu’il s’agit d’examiner est de savoir dans quelle mesure les actes de violence subjective, condamnables par la société, sont des réactions contre les différentes interventions violentes des systèmes politiques et économiques, et particulièrement capitalistes 6 . Une autre hypothèse consiste à voir si la mondialisation capitaliste, loin d’être ouverture et conquête, est plutôt fermeture sur ellemême. Cette hostilité engendrée par le capitalisme est à l’origine des actes de violence subjective7. Pour mieux cerner la question de ces deux types de violence, subjective et objective, Žižek en établit nettement une distinction à laquelle nous consacrons une partie de notre étude. C’est avec lui, que nous tenterons de penser la conception de ces différentes formes de violence dans les organisations. Comme il le suggère, penser la violence nécessite un effort si l’on veut éviter de succomber à la tentation de s’arrêter à cette « violence subjective », mise en œuvre par des personnes bien identifiables lors de moments particuliers, qui semble jaillir de nulle part. Puisque cette violence fascine, elle occulte une autre forme de violence que Žižek qualifie de « violence objective », moins visible tant elle est inhérente à l’état normal des choses 8 ; et pourtant indissociable de cette violence subjective dont elle constitue le revers de la médaille. 6
Cf. Ibid., p.23 Cf. Id. 8 Cf. Ibid., p. 8. 7
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Pour répondre à la problématique et en vue de vérifier nos hypothèses, il s’agit, en premier lieu de s’attarder sur la distinction qu’opère Žižek entre violence subjective et violence objective. Alors que la première est immédiatement visible et exercée par un agent clairement identifiable, l’autre se distingue par le fait d’être immanente au système. Il s’agit, de la sorte, de réexaminer le concept de violence et de le redéfinir. Cette approche philosophique dans l’œuvre de Žižek nous permettrait de déduire une nouvelle moralité. Moralité qui consiste à créer un système de solidarité globale où chacun reconnaît sa responsabilité au sein de ce système. C’est dire que tout individu est invité à lutter en vue de promouvoir les valeurs de cette solidarité. Nous procéderons par un plan dialectique, tout en suivant une méthode inductive. Partant, nous présenterons les différentes formes et définitions de violence sociale, économique, religieuse, pour aborder ensuite le volet politique et mettre en relief la violence dans les systèmes communiste et capitaliste. La solution serait apportée dans une dernière partie par la mobilisation d’une moralité anticonformiste. Le vrai courage ne consiste pas à imaginer une alternative, mais de reconnaître qu’il n’existe pas d’alternative. Un tel rêve nous empêche de penser à éclaircir comment mettre fin à la violence capitaliste et communiste.
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Première partie Violence subjective et violence objective Avant d’établir la distinction entre la violence subjective et la violence objective, il serait prudent de mettre en lumière la nature de la violence, de s’interroger sur ses origines et ses formes. Demandons-nous d’abord si la violence appartient au monde naturel. L’on qualifie de violents certains comportements animaliers, comme la chasse ou les luttes de rivalité, motivées par l’instinct. L’emploi du mot violence, concernant l’animal, pourrait trahir une sorte de projection anthropomorphique du comportement humain sur l’animal. Car, chez l’homme, la violence se définit comme transgression d’une règle. Ainsi, la lutte, la boxe, la chirurgie ou l’euthanasie ne sont pas considérées comme des agressions. Autrement dit, le qualificatif « violent » possède un caractère moral. Dire d’une tempête qu’elle est violente est une personnification. Les violences contre l’environnement sont en réalité des violences contre les organismes qui dépendent de cet environnement. La violence serait donc attribuable à l’homme uniquement. Il faut un être responsable d’un côté, c’est-à-dire libre d’agir ou de s’abstenir, et un être intentionnel de l’autre, susceptible de faire souffrir. Bon nombre de philosophes partent du principe que l’homme est naturellement violent, ce qui leur permet de justifier l’autorité et leur statut de conseiller d’État. Dans le Gorgias de Platon, Socrate défend la raison discursive contre la violence revendiquée par Calliclès et Pollos9. 9
Calliclès affirme: "La nature nous prouve qu'en bonne justice, celui qui vaut plus doit l'emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur
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Chez Hobbes, au XVIIe, l’homme est naturellement en état de guerre. De même, l’image de la violence naturelle de l’homme permet-elle de justifier la logique compétitive et évolutionniste de l’économie de marché, tout comme elle légitime le darwinisme social ou l’oppression raciste. Il faut donc attendre un auteur comme Pierre Kropotkine10 et sa défense de la solidarité pour démentir ce préjugé d’un homme naturellement violent et combattre par là même la justification de l’exploitation et de la répression. Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, a également valorisé l’entraide et la coopération dont les hommes sont capables depuis des temps reculés. En un sens, ces auteurs font écho aux positions d’Aristote, dans la Politique, sur la nature sociable de l’homme. D’un autre côté, on peut également soutenir que l’homme n’est pas naturellement violent, mais il le devient suivant le type de société qu’il développe. Des auteurs ont fait de la propriété privée la cause de la violence, en vertu des inégalités qu’elle entraîne. C’est aussi ce qu’illustre un célèbre passage du Discours sur l’inégalité de Rousseau qui évoque cette idée dans le contrat social11. On peut insister plus particulièrement sur le rôle du développement technique, inversement proportionnel au développement moral. Le recours à des instruments et des machines de plus en plus sophistiqués induit une déshumanisation des sociétés, en déréalisant les rapports l'incapable... La marque du juste, c'est la domination du puissant sur le faible" (Platon, Gorgias, trad. d’Emile CHAMBRY, p.698) 10 Pierre Kropotkine poursuit le grand rêve libertaire: ce prince russe devenu géographe de renom se fait le généalogiste d'une morale anarchiste qui dénonce les fausses morales imposées depuis des lustres par le prêtre, le juge, le gouvernant. Il montre que seul l'instinct d'entraide est le dépositaire des valeurs humaines à construire, (Dans La morale anarchiste, ed. Mille et une nuit, Paris, Fayard, 2004). 11 Jean Jacques Rousseau, Le contrat social, Marc Michel Rey, 1762, Livre I, Ch.3.
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humains et délayant les responsabilités. Nous admettons donc que la violence apparaît en particulier chez l’homme, mais de manière contingente en vertu du type de société qu’il se donne. Après cette brève analyse de la nature de la violence, il est crucial de définir les deux types de violence dont parle Žižek dans son ouvrage Violence. La violence subjective visible qui se traduit dans des actes individuels malveillants et la violence objective - inhérente à nos systèmes politiques et économiques, et qui peut revêtir un aspect symbolique incarné dans le langage ou un aspect systémique lié aux rouages politico-économiques. Il est pourtant utile de souligner que cette violence objective ne relève pas du monopole de la violence légitime de l’État (police, armée, etc.), mais plutôt des formes d’oppression plus subtiles qui administrent les rapports de domination et d’exploitation12. Le capitalisme rend indéniable la complémentarité entre ces deux genres de violence : « La violence ultra-objective ou systémique, inhérente aux conditions sociales induites par le capitalisme global (lequel implique la création automatique d’individus exclus et dispensables tels que les sans-abri ou les chômeurs), et la violence ultra-subjective des nouveaux
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Etienne Balibar, distingue lui aussi deux modes de violence excessive, opposés mais complémentaires, dans le capitalisme d’aujourd’hui: la violence objective (structurelle), inhérente aux conditions sociales du capitalisme mondial (la création automatique d’exclus et d’individus jetables, depuis les chômeurs jusqu’aux sansabri), et la violence subjective des nouveaux fondamentalismes ethniques et/ou religieux (bref, racistes). Même s’ils combattent la violence subjective, les libéraux-communistes sont les agents de cette violence structurelle qui exacerbe la violence subjective. Le même Soros qui donne des millions pour financer l’éducation a brisé les vies de milliers de gens par ses spéculations financières et créé ce faisant les conditions d’une montée de l’intolérance qu’il dénonce. (La Crainte des masses, la violence: idéalité ou cruauté, Paris, Galilée, 1997),
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courants fondamentalistes ethniques et/ou religieux (en un mot : racistes) »13. 1. Définition et formes de la violence subjective C’est avec Žižek que nous tenterons de comprendre l’apparition de ces différentes formes de violence dans les sociétés. Comme il le propose, penser la violence nécessite un effort14 si l’on veut ne pas succomber à la tentation de s’arrêter à cette « violence subjective », mise en œuvre par des personnes bien identifiables lors de moments particuliers. Parce que cette violence fascine, elle dissimule une autre forme de violence, que Žižek qualifie de « violence objective », moins visible et pourtant indissociable de cette violence subjective dont elle constitue le revers de la médaille. Dans son ouvrage, La nouvelle lutte des classes, il démontre que l’Europe est à la croisée des chemins15. « Le flux des réfugiés et le terrorisme ont plongé le continent dans la plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans un monde qui fonctionne en excluant des régions et des populations entières, il ne serait pas surprenant que les sociétés s’effondrent, que les hommes se radicalisent ou qu’ils aspirent à rejoindre d’autres terres. Il ne s’agit pas donc d’un choc des civilisations, mais d’une nouvelle lutte des classes »16. Une solidarité globale est peut-être une utopie, mais nous devons tous nous engager, sinon nous risquons de tout perdre.
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Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p26. Benedicte Vidailler, Slavoj Žižek, Louise Michel et la violence objective du capitalisme, International Journal of Slavoj Žižek Studies, ISSN 1751-8229, Volume 5, Numéro 3. 15 Cf. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte de classe. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Fayard, 2016, p.30. 16 Slavoj Žižek, La nouvelle lutte de classe, Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Fayard, 2016. 14
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1.1. La lutte des classes L’une des manifestations de la violence subjective est la lutte des classes pour laquelle Žižek consacre un ouvrage où il met en exergue l’idée que la violence terroriste existe principalement dans l’imaginaire collectif sous forme de menace mise à exécution par opposition à une violence et terreur ininterrompue avec participation ou complicité de l’Occident17. La cause de cette violence, selon lui, est le déficit démocratique. Dans l’un de ses articles18, Žižek manifeste un manque de confiance vis-à-vis des politiques de droite comme de gauche, et critique les affrontements gauche-droite ainsi que les affrontements gauche-gauche et droite-droite. Il accuse les politiques d’être en total déphasage avec l’opinion publique. Car il arrive que les actions démocratiques débouchent sur des victoires sociales, mais cela ne change pas le fait qu’elles soient un engrenage de l’appareil d’État, dont le rôle consiste à garantir la génération optimale du capital. Deux fétiches doivent donc être renversés simultanément : celui des institutions démocratiques, d’une part, et celui de leur contrepartie négative, la violence. 1.2. Choc des cultures Au cœur de la notion marxiste de lutte des classes, la vie sociale « paisible » manifeste la victoire temporaire de la classe dominante. Nous ne réalisons pas que du point de vue des opprimés, l’existence même de l’État, en tant qu’appareil de la classe dominante, constitue un acte de violence. Les opprimés sont violentés et seront poussés à agir19. 17
Cf. Ibid. p.11. Cf. Slavoj Žižek, article Sortir de la nasse, Paru dans le Monde Diplomatique en Janvier 2011. 19 Cf. Slavoj Žižek, art. Pour enfin sortir de la nasse, Le monde diplomatique, nov 2010, p.1 et 22. 18
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Pour Žižek, il faut comprendre dès le départ que les immigrants ne fuient pas uniquement leur patrie déchirée par la guerre20. Car ces migrants ont un rêve ; ils ont une utopie. Ils sont dans ce paradoxe de l’utopie qui suppose que c’est précisément lorsque les hommes manquent de tout et que l’on pourrait s’attendre à ce qu’ils se contentent de miettes, qu’ils se mettent à désirer le tout, à désirer l’impossible. Ce désir d’impossible c’est le désir d’Occident, c’est le désir du capitalisme. Désir qui, s’il n’est pas comblé, peut se permuter en animosité meurtrière. Il va falloir donc réaffirmer notre engagement à fournir aux réfugiés des moyens de vivre. Aucun compromis n’est permis. Il va falloir repenser également, devant l’incompréhension bilatérale qui peut avoir lieu entre eux et nous, la notion de prochain. Tout prochain est naturellement louche, déclare Žižek21. Tout prochain est un intrus dont le comportement dérange, parce que tout prochain nous confronte à l’inaccessibilité de son désir et de sa jouissance. Alors, plutôt que de se perdre en lamentations impressionnantes qui nous dispensent d’agir, plutôt que de vouloir à toute force que ces réfugiés nous ressemblent, il faudrait, dit Žižek, avoir le courage d’envisager une « universalité d’étrangers » 22 , c’est-à-dire d’individus confrontés à l’impénétrabilité de leur désir pour les autres comme pour eux-mêmes. Mais l’idéal serait que les hommes engagent une lutte commune. Nous sommes invités par Žižek à lutter ensemble et non pas lutter l’un contre l’autre. Peut-être qu’une telle solidarité globale est-elle une utopie. « Si nous ne réalisons
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Cf. Lydie Salvayre, Tenter l’utopie avec Slavoj Žižek, in. Le monde, 4 juillet 2016. Dans cet article, elle appuie La nouvelle lutte des classes de Slavoj Žižek. 21 Cf. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit. p. 93 22 Cf. Lydie Salvayre, Tenter l’utopie avec Slavoj Žižek, in. Le monde, 4 juillet 2016.
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pas l’urgence de cette action et nous ne la tentons pas, nous serons alors réellement perdus »23. L’indifférence, entre le monde privilégié et celui qui subit quotidiennement la violence économique, religieuse, ethnique et politique produite par ce capitalisme, est aliénante sous l’effet des choix politiques des forces occidentales, en particulier par leurs alliances douteuses. Nous ne cessons pas de voir l’effet de ses alliances politiques sur la vie en communauté. Le meilleur exemple serait les deux axes ÉtatsUnis, Europe face à la Russie, l’Iran, la Syrie. Nous avons vu le résultat de ces alliances dans la guerre en Syrie et nous attendons toujours un accord sur le nucléaire entre les ÉtatsUnis et l’Iran qui changera la donne au Moyen-Orient. D’ailleurs, en réalité, les États occidentaux n’ont jusqu’à présent pas livré une guerre sérieuse contre l’État islamique24. Cette condition inédite de menace apparaît à un moment où l’Europe se trouve dans un état où elle doit faire face à une double contrainte du monde néolibéral anglo-saxon et du capitalisme autoritaire asiatique. Deux systèmes qui partagent le même emballement pour la puissance technologique et le déracinement de l’homme moyen. Or, à l’heure où l’Europe devrait s’interroger sur ce qui la constitue et se rétablir, elle cède au gouffre du capitalisme universalisé. Refonder l’Europe, suppose Žižek, exige de casser un ensemble de tabous de la gauche bien-pensante. Le premier tabou porte sur « la subjectivité de l’ennemi ». Au lieu de chercher à le comprendre dans son intériorité par son discours et son récit, il faudrait s’en tenir à ce qui constitue sa seule vérité. Le deuxième tabou réside dans la critique de l’européocentrisme, qui paralyse l’action, et la défense des
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Cf. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p. 81 Cf. Ibid., p.10.
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valeurs d’émancipation. Ces concepts dérivent de l’égocentrisme ainsi que de l’ethnocentrisme25. Le troisième tabou est le renoncement à défendre son mode de vie particulier sous prétexte que cela conduirait à des dérives identitaires alors que cet abandon ouvre la voie au nationalisme et à la xénophobie. Un autre tabou s’avère tout aussi paralysant : l’interdiction de toute critique de l’islam. Toute critique étant vite comprise comme de l’islamophobie. En réalité, cet interdit repose sur la culpabilité, une culpabilité que les intégristes musulmans usent et qui ne pourra qu’augmenter sous la pression de plus en plus forte des ordres de « tolérance ». Enfin, le dernier tabou, plus hypocrite : celui de la réduction de la religion politisée au fanatisme, comme si l’on devait s’en remettre à un inévitable processus historique de modernisation26. La religion politisée, quelle qu’elle soit, tend toujours au fondamentalisme. Car elle veut soumettre bien plus que l’intériorité : elle exige toujours que les 25
L’ethnocentrisme est une tendance commune à n’importe quel groupe humain et consiste à interpréter et juger la culture de l’autre en se basant sur ses propres modèles culturels. Il s’agit d’une attitude d’origine inconsciente qui consiste à considérer sa propre culture comme un modèle et de percevoir toutes les différences par rapport à ce modèle comme un signe d’infériorité. L’anthropologue Claude LeviStrauss a construit le concept de l’ethnocentrisme par analogie avec celui de l’égocentrisme. Mais contrairement à ce dernier, ce n’est pas soi qui est au centre, mais sa propre culture. Il souligne, à cet égard, que « l'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. «Habitudes de sauvages», « cela n'est pas de chez nous», «on ne devrait pas permettre cela», etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères». (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gallimard, 1952, Ch.3). 26 Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.24.
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pratiques d’une communauté soient conformes à ses disciplines. Les États capitalistes éminents ne peuvent incontestablement pas allouer les mêmes droits et indépendances à tous les hommes. Où serait ce rêve quand tous les réfugiés voudront profiter de l’État providence sans métamorphoser leur mode de vie incompatible avec les normes et les valeurs occidentales 27 ? Il est important de comprendre que les conflits culturels ne sont qu’une permutation de la lutte de classes. Tel par exemple la guerre culturelle entre ceux qui se nomment les « vrais » Américains, chrétiens, honnêtes et travailleurs, contre les « décadents », athées, non patriotes et homosexuels28. Cette guerre ressemble à celle des pauvres et petits propriétaires américains contre les libéraux des classes riches et privilégiées. Tandis que les conservateurs populistes s’appuient sur l’exaspération des classes affectées par la décadence et la pauvreté pour affaiblir l’État providence et renforcer le pouvoir des entreprises, les libéraux, de leur côté, combattent le sexisme, le racisme, l’intégrisme. Voilà pourquoi la lutte des classes est un aspect irréfutable que nous devons cerner afin de mieux comprendre la violence. Ainsi les libéraux ne mènent ces combats que pour valoriser la modernisation contre la tradition. Ils entreprennent ces luttes avec mépris contre les classes populaires afin de renforcer leur autorité de classe dominante sur les classes dominées patriarcales et dictatoriales. Dans la critique libérale du fondamentalisme, du populisme, du sexisme et du racisme se cache le réel motif : la proclamation de la supériorité de la classe économiquement dominante29. Cependant une nation qui valorise le travail et qui permet à un immigrant de prendre l’ascenseur social doit ralentir la 27
Cf. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p 68 Cf. Id., 29 Cf. Id. 28
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lutte des classes. Une reconnaissance et une intégration permettraient de limiter les confrontations. Un effort est donc exigé de la part du pouvoir et de la part du citoyen. 2. La violence divine Des possibilités énoncées par Žižek pour essayer de trouver une sortie au capitalisme sont donc le « passage à l’acte » et le recours à la « violence divine », lorsque l’impuissance qui étouffe le sujet ne lui laisse plus d’alternative. Soudain, impulsif, parfois violent, le passage à l’acte indique une faillite. La violence « surgit quand la fiction symbolique qui garantit la vie de la communauté est en danger » 30 . Le passage à l’acte violent est « une mise en mouvement impulsive qui ne peut être traduite en discours ou en pensée, et qui comporte un intolérable poids de frustration »31 et se produit, lorsque le symbolique fait retour dans le réel. Žižek qualifie de « violence divine celle qui suspend la loi du surmoi et sa satisfaction ignoble et n’a ni fonction ni sens en soi. Elle constitue simplement le signe de l’injustice du monde, du monde éthiquement “out of joint” 32 et de l’impuissance de l’Autre ». Cette « violence qui explose », comme celle des banlieues françaises en 200533 à laquelle Žižek se réfère régulièrement diffère grandement de la violence symbolique, maîtrisée, codifiée, encadrée, propre à la résistance classique (protestation, manifestation, grèves, etc.) qui s’inscrit elle en référence à l’Autre34.
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Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p. 230. Ibid., p.65. 32 Ibid., p169. 33 Cf. Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p. 103-104 34 Cf., Ibid., p. 267 31
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Il existe comme l’a montré Benjamin 35 , une « violence divine »36 qui se réduit à n’être qu’un moyen sans fin. Par exemple, les émeutes en France de 2005 manifestaient cette sorte de violence qui ne revendiquait rien, n’exprimait aucun refus ni aucune révolte. Bien au contraire, cette violence se réaffirmait principalement autodestructrice et absurde. La gauche l’interpréta comme un refus de l’oppression alors qu’il s’agissait d’un phénomène de passage à l’acte résultant de l’incapacité à exprimer de façon signifiante une situation vécue. « Cette violence sans fin, par nature aveugle, injuste et dépourvue de sens, n’est porteuse d’aucun caractère émancipateur »37. Les classes populaires croient que ce qui menace leur mode de vie vient de l’extérieur38 . Il faudrait plutôt leur montrer quelle part de responsabilité elles ont dans leur propre destruction, du moins lorsqu’elles se laissent conduire par des 35
Benjamin Walter est né de parents juifs le 15 Juillet 1892 à Berlin. L'écrivain juif allemand se rend très vite compte de la déchéance politique de son pays et de la république de Weimar mais surtout de la montée de l'antisémitisme. Dès 1918, il prend note de l'acharnement du gouvernement envers les étudiants juifs allemands non incorporés. En 1924, il séjourne à Capri où l'ukrainienne Asja Lascis puis Georg Lukács l'encouragent à accepter la pensée marxiste mais Walter n'adhérera à aucun parti. Il rejette particulièrement le matérialisme des marxistes. Concernant la philosophie du langage, il s'appuie sur la mystique juive de Gershom Scholem et ses premiers textes tournent autour du rapport entre esprit et langage au vu de l'essai de 1916 Sur le langage en général et sur le langage humain. Il se prononce pour le côté «mystique» du langage; il doit lui-même, par son travail de traducteur et critique, «libérer le pur langage captif dans l'œuvre»; il s'inspire pour cela de la pensée romantique de Goëthe. Il a également travaillé sur le concept d'histoire: par ses réflexions théologiques, il ne considère pas le temps comme linéaire et continu. Il est possible selon lui, de fracturer le passé par la notion de «l'à-présent» (Jetztzeit). Il prend alors exemple sur l'oppression et la violence vécues à son époque. 36 Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p. 46 37 Ibid., p.49 38 Cf., Ibid., p.82
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démagogues populistes anti-immigrants tel Orbán en Hongrie 39 . La volonté d’imposer les valeurs occidentales prônées comme universelles, tout comme son contraire, le « respect » des cultures, relève de la même mystification idéologique 40 . Car si ces droits universels favorisent les valeurs individualistes du capitalisme aux dépens des communautés, le relativisme culturel41 finit par justifier les pires actes de violence. On peut comprendre pourquoi ceux qui ont subi le colonialisme s’en prennent aujourd’hui aux valeurs « démocratiques » de liberté et d’égalité : ils les voient comme le contrecoup de la brutale domination. Dans un contexte où l’Europe est aperçue par les peuples comme une association technocratique sans projet 42 , l’idéologie qui les appelle à protéger leur forteresse contre la menace de l’occupant semble les réunir. Elle forme pourtant 39
“Le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, poursuit sa diatribe antimigrants. Défiant Bruxelles, il veut modifier la Constitution”, selon l’Express. 40 Cf, Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.85. 41 Le relativisme culturel est l’idée que toutes les croyances, coutumes et principes moraux sont relatifs au contexte social de la personne. Autrement dit, le bien et le mal varient en fonction des cultures et ce qui est considéré comme moral dans une société donnée peut être considéré comme immoral dans une autre. Puisqu’il n’y a pas de norme morale universelle, personne n’a le droit de juger les coutumes d’une autre société. Le relativisme culturel est largement accepté par l’anthropologie moderne. Les relativistes culturels croient que toutes les cultures sont égales en valeur et en dignité. La diversité des cultures ne doit pas nous donner l’impression que certaines ont raison et d’autres torts, même en cas de conflit moral. Le relativisme culturel est intimement lié au relativisme moral, qui croit que la vérité varie et n’est pas absolue. Le bien et le mal n’est déterminé que par la personne ou par la société. Puisqu’il n’y a pas de vérité objective, il ne peut Žižek avoir de norme objective qui s’applique à toutes les cultures. Personne ne peut dire si un autre a raison ou s’il se trompe: tout est une question d’opinion personnelle et aucune société n’a le droit d’en juger une autre. (gotquestions.org, qu’est- ce que le relativisme). 42 Henri Lefebvre, Position: contre les technocrates, Paris, Gonthier, 1967, p.251-255
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la plus grande menace puisqu’elle permet la création de nouvelles ségrégations. Freud 43 et Lacan 44 ont bien mis en évidence dans l’injonction judéo-chrétienne à aimer son prochain l’impuissance de l’universalisme. Puisque c’est dans la découverte de sa propre anomalie qu’une véritable universalité devient possible. C’est pourquoi la compréhension des pauvres et des réfugiés ne doit pas verser dans l’émotion humanitaire. Les pauvres ne sont pas forcément comme nous parce que nous-mêmes ne sommes pas comme « nous ». Si nous devons les aider, ce n’est pas parce qu’ils sont bons comme nous, mais parce que nous le devons. Il est urgent de connaître que les victimes ne valent pas nécessairement mieux que leurs bourreaux. Elles se comportent parfois de façon aussi injuste ou immorale. Les incidents de Cologne45 en sont la preuve. Là, ce n’est ni la
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Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1983, p. 61. Il tente de réfléchir à la nécessité d’une restriction de la vie sexuelle pour «unir entre eux les membres de la société par un lien libidinal» et ceci au moyen d’une forte identification. Parce qu’il en vient à s’interroger sur cette maxime qui est une des exigences idéales de la société civilisée: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», Freud ne peut réprimer un sentiment de surprise et d’étrangeté à l’égard de ce devoir. 44 Lacan Jacques, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.211. Lacan s’attarde durant quelques chapitres sur ce commandement: que veut-il-nous faire entendre en reprenant ce qu’il dit être une question qui traverse toute l’œuvre de Freud? Car, dit-il notamment dans Malaise dans la civilisation, «c’est de là qu’il part, contre cela qu’il reste, et là-dessus qu’il termine. Il ne parle que de cela. 45 Euorjournalist titre: Les incidents de Cologne inquiètent l’Allemagne “Elles sont nombreuses à ne pas oublier la nuit de la Saint Sylvestre à Cologne (et à Hambourg). Près de la cathédrale de Cologne, un millier (!) de jeunes hommes «d’origine arabe ou nord-africaine», la plupart d’entre eux en état d’ébriété, se sont rués sur les femmes qui Žižek passaient, pour les molester et les voler. Face à l’ampleur des incidents, mais aussi en vue de la suspicion générale qui s’abat actuellement sur
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culture ni la religion qui sont en cause. Il s’agit d’un phénomène de « fascisation » des victimes. Le désir contrarié d’accéder au mode de vie occidental peut en effet se convertir en haine meurtrière et autodestructrice. Mais cette mutation qui aboutit à la jalousie politique peut être comprise plus profondément à partir de la distinction rousseauiste entre l’amour de soi et l’amour propre. L’amour propre, en effet, cherche non pas à se procurer un bien, mais à obtenir une satisfaction de façon perverse : pour se préférer soi-même à autrui, il faut nécessairement écarter l’autre, lui vouloir du mal. L’égoïste, lui, demeure trop occupé par lui-même pour penser à nuire à autrui. De ce point de vue, la fascisation de la jeunesse qui ne trouve pas sa place dans la société relève de la conversion d’un désir frustré d’Occident, sous le déguisement religieux du sacrifice, en haine. Les hommes qui ont agressé sexuellement les femmes à Cologne lors du Nouvel An de 2016 n’ont pas voulu assouvir leurs pulsions, mais humilier les Allemands afin de jouir de leur ressentiment46. 2.1. Conflits inter-individuels Dans un autre ouvrage, intitulé Après la tragédie, la farce ! 47 , S. Žižek traite d’une autre forme de violence subjective que sont les conflits inter individuels, lesquels constituent l’impasse du capitalisme. Impasse qui prend ici un sens double : celui de contradictions que la logique capitaliste est inapte à résoudre et qui, par cela même, menacent sa reproduction. Contradictions que Žižek résume ainsi : « Ces antagonismes sont au nombre de quatre : la menace planante d’une catastrophe écologique; l’inadaptation de la notion de «les réfugiés», l’Allemagne cherche à comprendre ce qui s’est passé. Et surtout, comment empêcher ce genre d’incident à l’avenir”. 46 Cf. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p. 104. 47 Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce ou Comment l’histoire se répète, Paris, Flammarion, 2010.
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propriété privée à la prétendue “propriété intellectuelle”; les implications éthico-sociales des nouveaux développements techno-scientifiques (notamment en biogénétique); et enfin, mais non le moins important, la création de nouvelles formes d’apartheid, de nouveaux murs et bidonvilles »48. Les trois premiers éléments sont nommés les communs49 : les communs de la culture (nos outils de communication et d’éducation, les infrastructures des transports publics, de l’électricité, de la poste, etc.); les communs de la nature extérieure, lesquels sont menacés par la pollution et l’exploitation indiscriminée (du pétrole aux forêts tropicales en passant par l’habitat naturel); les communs de la nature intérieure, c’est-à-dire l’héritage biogénétique de l’humanité, lequel se trouve sur le fil du rasoir, puisque l’émergence de la technologie biogénétique rend pour la première fois réaliste la perspective d’un changement de la nature humaine. Le dernier point, les nouvelles formes d’exclusion, englobe les trois autres, puisque le fossé entre exclus et inclus marque tous ces champs. C’est dans ce sens que S. Žižek remarque que « ce qui motive les combats dans tous ces domaines est une prise de conscience du potentiel de destruction (pouvant conduire à l’auto-anéantissement de l’humanité) induit par la logique de “clôture des communs” propre au capitalisme, à supposer qu’on donne libre cours à celle-ci ».50 3. Choc intra civilisationnel À cet effet, il faut garder à l’esprit les définitions des normes sociales, que l’idée d’égalité a générées dans la 48
Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit, p. 142. Selon Michael Hardt & Antonio Negri, Déclaration (Ceci n’est pas un manifeste), Raisons d’agir, 2013, p. 129-130. Puis dans l’ouvrage d’Antonio Negri, Fabrique de porcelaine (Pour une nouvelle grammaire du politique), Stock, 2006, p. 13. On retrouve cela dans La nouvelle lutte des classes de Slavoj Žižek, op.cit., p. 143. 50 Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce, op.cit., p.143. 49
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mondialisation (suffrage universel, abolition de l’esclavage, accès des femmes à la sphère publique, etc.). Définitions toujours accompagnées de conflits d’une violence rare, s’opposant brutalement aux catégories morales et politiques en vigueur. La réalité n’est donc jamais ferme : « La seule façon de rendre effectivement compte du statut de la liberté est d’affirmer l’incomplétude ontologique de la réalité ellemême : il n’y a de réalité que dans la mesure où il Žižek a une brèche ou une fissure ontologique en son cœur même »51. Slavoj Žižek présente, dans son ouvrage, Bienvenue dans le désert du réel, le panorama d’une époque post-politique dans laquelle il a vu se diluer la politique, la gestion de l’économie, le projet des lumières. Que doit-on conserver de la politique américaine qui a fait suite aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 ? Tout ce que nous savions provenait des médias officiels. Pouvons-nous dire que nous sommes entrés avec les attentats et la politique mise en place au lendemain des attaques dans quelque chose de plus fantastique encore que ces tours qui tombent ? Le spectre d’une guerre « immatérielle », où l’attaque est invisible et le virus partout et nulle part. Žižek s’interroge sur la nature de la nouvelle guerre invisible dans laquelle l’Occident a mis les pieds : « Rien ne se passe au niveau de la réalité matérielle visible, aucune explosion massive; pourtant l’univers connu commence à s’effondrer, la vie se décompose »52. Quelle est donc la nouvelle alternative qui nous est proposée depuis cette entrée dans un réel dont les frontières avec le fantasme, l’irréel, le fantastique sont de plus en plus fragiles ? Dans une société américaine qui prétend défendre la liberté de penser, dont le nouvel esprit du temps est la 51
Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Žižek, Après l’émancipation, Trois voix pour penser la gauche, Paris, Le Seuil, 2017, p.60. 52 Slavoj Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2008, p66.
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tolérance universelle, que dire des multiples mensonges de l’administration Bush, du pouvoir des médias, de la réalité de ces attentats, de leurs impacts sur nos modes de vie ? Avonsnous atteint comme le prévoyait Samuel Huntington 53 , un véritable choc des civilisations, ou plutôt un choc à l’intérieur des civilisations ? « Le vrai choc des civilisations ne pourrait être qu’un choc à l’intérieur de chaque civilisation » 54 souligne pertinemment Žižek. La doctrine opposant le libéralisme démocratique à une radicalité « islamiste » n’est qu’une opposition qui masque notre faiblesse à distinguer les vrais enjeux politiques contemporains. Le seul moyen de nous tirer de l’impasse nihiliste de cette fausse doctrine est une sortie de la démocratie libérale, de son idéologie multiculturaliste, tolérante et postpolitique. Voilà ce que cherche à nous montrer Žižek : les vrais enjeux politiques contemporains tendent à dissimuler à quel point nos sociétés qui se vantent de défendre la liberté de penser, la démocratie, le droit des personnes, la liberté d’entreprendre, ont mis en place un système de plus en plus restreint de contrôles sociaux. Peu importe le degré d’expression qui nous a été accordé en retour par ces sociétés dites « démocratiques », il nous manque au départ les mots pour le dire. On est tous prisonniers d’un système clos qui nous enferme dans un cadre prédéfini malgré les fausses alternatives qu’il prétend offrir. Le constat est lourd : notre réelle concorde avec l’autre ne produit finalement que du « vide », car nous n’acceptons
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Huntington considère par ailleurs que la religion est l’élément culturel le plus important, et insiste sur le fait que les distinctions qu’il opère ne concernent en aucune manière l’apparence physique ou la couleur de la peau: la culture importe pour Huntington, à l’inverse de la race qui importe peu. 54 Slavoj Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, op.cit., p.71 et 76.
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l’autre que si cet autre nous ressemble55 , mais cette fausse acceptation masque en réalité l’absence d’idéologies qui nous lient. 4. Confrontation idéologique Žižek étant à la fois philosophe, mais aussi psychanalyste parvient à nous proposer des analyses capitales sur les investissements pulsionnels et idéologiques qui ont façonné notre nouvel ordre mondial 56 . L’examen de l’après 11 septembre 2001 est l’occasion pour Žižek de souligner à quel point nos rapports avec l’islam relèvent d’un fonctionnement particulier de nos sociétés capitalistes et démocratiques : depuis la chute du mur de Berlin et l’écroulement du pire ennemi du capitalisme qu’était le communisme, l’Occident, et particulièrement les États-Unis, ne donnent à ses concitoyens que cette seule alternative : le capitalisme ou l’islamisme. Choc des civilisations ou choc des idéologies ? Choc des cultures ou plutôt choc des intégrismes, des dictatures, des totalitarismes ? Comment sortir de l’impasse57? Žižek dégage de nouveau toutes les illusions, détruit toutes les idoles qui nous préservent dans une impuissance malsaine. Les sollicitations politiques en matière de terres ou de droits collectifs sont produites dans différents contextes. Les pratiques exceptionnelles de manifestation nous offrent une vision fructueuse pour comprendre la manière dont les revendications sont produites et socialement construites. Après la chute du mur de Berlin, une blague, montrant le progrès de l’histoire marxiste (capitalisme-socialismecommunisme), assurait que le socialisme était le meilleur moyen pour passer du capitalisme au capitalisme. Le 55
Cf., Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Paris, Flammarion, 2004, p.45 56 Cf., Slavoj Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, op.cit., p.196. 57 Cf., Ibid., p.70
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problème de nos jours est que le capitalisme risque d’être le tremplin qui nous jettera de nouveau vers la tribu primitive. Dans cette dimension ontologique, Žižek insiste sur le statut de la subjectivité hégélienne dans son rapport à la vérité substantielle. Selon lui, une telle participation « désigne l’exact contraire de ce qu’il paraît signifier : le Sujet absolu qui “engloutit” le contenu substantiel tout entier à travers son activité de médiation ».58 Loin de signifier l’unicité englobant du vrai dans une même totalité absolue, le sujet hégélien selon Žižek, représente l’instance au nom de laquelle la division de la substance entre une conscience et son objet se révèle insoluble. Autrement dit, le sujet hégélien signifie la vérité en tant qu’elle révèle « l’incomplétude de la substance ellemême, le fait qu’il n’y a pas de substance délivrée des filets dialectiques par où elle se divise entre une conscience et son objet, c’est pourquoi le savoir absolu se confond avec le trajet de la conscience dans sa relation dialectique insoluble à l’objet. Il n’y a pas de vérité en soi que l’on puisse abstraire d’une position de finitude. Le sujet hégélien, commente Žižek, n’est rien d’autre que le mouvement de se tromper unilatéralement soi-même, […] qui se retourne contre soimême, et conduit à la négation de soi. La Substance comme Sujet signifie précisément que ce mouvement de se tromper soi-même, […] n’est pas extérieur à la Substance, mais en est au contraire constitutif »59. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de substance détachable des prises de conscience. Cette dépendance de la vérité en soi (ou substance) à l’égard du mouvement d’une conscience qui la vise sans l’atteindre, est le vrai en tant qu’il est non pas seulement substance, mais aussi sujet. Cette vérité se confond avec la totalité des prises de conscience exercées par le savoir de la conscience sur son 58 59
Slavoj Žižek, Le Sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, p. 103 Ibid., p. 1034-104
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objet, et non avec la vérité substantielle de l’objet, ou ce qu’on appelle chose en soi dans les termes kantiens60. Car une telle vérité demeure indépendante de la successivité que la subjectivité finie exerce sur cette même substance et qui n’est jamais ontologiquement neutre. Le savoir absolu est le savoir du tout, de la relation conscience/objet61; le savoir du caractère fondamentalement non-détachable et non-autonome de l’en-soi objectif par rapport aux expériences subjectives/limitatives qu’en fait la conscience. C’est pourquoi dans sa critique de Kant, Hegel refuse d’élever le sujet au rang d’agent neutre-universel qui constitue directement la réalité62. Pour le dire en termes kantiens, alors qu’il admet qu’il n’y a pas de réalité sans sujet, Hegel insiste sur le fait que la subjectivité est intrinsèquement « pathologique », biaisée, limitée à un point de vue déformant et déséquilibré sur le Tout. Ainsi, Hegel a accompli l’exploit de combiner, de manière inédite, le caractère ontologiquement constitutif de l’activité du sujet avec l’irréductible distorsion pathologique du sujet. Quand ces deux traits sont pensés ensemble et conçus comme mutuellement dépendants, nous obtenons l’idée selon laquelle
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Immanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, «Il Žižek a des choses qui nous sont données, en tant qu’objets de nos sens situés hors de nous, mais, de ce qu’elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que leurs phénomènes, c’est-à-dire les représentations qu’elles produisent en nous en affectant nos sens». Prolégomènes, §13, Remarque II). /Le phénomène est “L’effet produit par un objet sur la capacité de représentation, dans la mesure où nous sommes affectés par lui, est une sensation. L’intuition qui se rapporte à l’objet à travers une sensation s’appelle empirique. L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène” (Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, §1, AK, III, 50, p. 117)/ Noumène est la réalité intelligible qui ne peut être l'objet d'une connaissance empirique. 61 Cf., Slavoj Žižek, Le Sujet qui fâche, op.cit., p.106. 62 Cf., id.
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une distorsion pathologique est constitutive de la réalité ellemême »63. Žižek pose à nouveau la juste question des conflits qui ne manqueraient pas d’apparaître, au cours de la révolte des « multitudes », entre nations et régions, États et multinationales, travailleurs et chômeurs, hommes et femmes, etc. Il interroge aussi, avec le plus grand scepticisme, l’idée d’une possible « démocratie absolue », incompatible avec l’organisation et la coordination des pouvoirs et les mécanismes irremplaçables de la représentation à ce niveau de développement de la mondialisation. Nous verrons, dans ce qui suit, que sur quelques questions fondamentales de la philosophie, Žižek propose des solutions lacaniennes et fait travailler ses termes les plus célèbres : le « phallus », l’« objet », l’« Autre »; « le Réel, le Symbolique, et l’Imaginaire RSI »64.
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Id. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre II, Juin 1955, Les trois séminaires, La relation d’objet, Les formations de l’inconscient, Le désir et son interprétation, qui s’échelonnent de 1956 à 1959, constituent incontestablement, avec les Écrits contemporains (notamment «D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose», du début de l’année 1958, et «La signification du phallus», du printemps 1958, le socle concernant la question du phallus. On notera d’abord l’apparition du schéma sur les trois modalités du manque. Nous le trouvons sous sa forme la plus complète page 269 de La relation d’objet: 64
Agent
Manque
Objet
Père réel
Castration symbolique
Phallus imaginaire
Mère symbolique
Frustration imaginaire
Sein réel
Père imaginaire
Privation réelle
Phallus symbolique
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La défense de la catégorie du sujet implique tout d’abord une justification de la notion de subjectivité afin de rendre adéquate toute théorie politique descriptive. L’auteur dit, en effet, que les régimes hégémoniques fonctionnent en interpellant les individus dans leurs rôles sociaux et en les mandatant dans un cadre politique donné, de telle sorte que nous ne pouvons comprendre le fonctionnement du pouvoir sans tenir compte de la psychologie des sujets politiques. Par suite, Žižek introduit la justification de « la catégorie du sujet » telle qu’elle est interprétée par Lacan 65 . Žižek soutient, à ce sujet, que la subjectivité correspond à un manque qui résiste toujours à cette même pleine autorité, celle prescrite aux individus par les régimes hégémoniques. Dans son déploiement de la catégorie « idéologie », Žižek s’inspire de l’idéologie allemande de Marx, qui se concentre sur la notion de « fausse conscience » 66 . L’aspect le plus original de Žižek reste cependant son insistance sur le modèle lacanien qui l’aide à stipuler que les motivations les plus profondes des individus sont de nature inconsciente, ce qui peut servir à démontrer que l’idéologie est devenue moins incohérente aujourd’hui en raison de son lien avec la vérité qu’elle ferait ressortir. Dans son analyse controversée de l’idéologie, Žižek maintient que les idéologies dominantes structurent le sens du réel des sujets. Pourtant, le réel n’est pas l’équivalent de la réalité expérimentée par les sujets comme une totalité ordonnée et chargée de sens. Selon l’auteur, le réel révèle des points sur le tissu ontologique que tissent les systèmes hégémoniques de représentation et de reproduction.
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Michel Freitag, L’oubli de la société, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p.139. 66 Joseph Gabel, L’homme et la société, revue internationale de recherches, 1967, p.157, article “La fausse conscience”.
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Après avoir défini la violence subjective et développé ses différentes formes, il serait utile d’étayer l’autre type de violence évoqué par Žižek et qui peut se traduire par la violence du langage et les rouages politico-économiques. 5. Définition et types de violence objective « Le capitalisme, par sa violence, prive les individus de repères cognitifs » 67 susceptibles de leur fournir un cadre d’intelligibilité. Pour comprendre cet aspect, il est nécessaire de revenir à la manière dont Lacan théorise la subjectivité68. Une dimension fondamentale de la pensée de Lacan sur laquelle s’appuie Žižek dans toute son œuvre est qu’il n’y a pas « le Grand Autre » garantissant les sujets d’un fondement solide69. Les célèbres affirmations lacaniennes selon lesquelles « il n’y a pas de métalangage » ou « il n’y a pas d’Autre de l’Autre » 70 sont une autre manière de dire que l’Autre est toujours manquant, troué. Parce qu’il n’y a pas d’ordre symbolique essentiel, il faut, pour que la réalité du sujet « tienne », qu’elle prenne une consistance. C’est à partir de ce point de pouvoir assumé et reconnu comme tel, que l’identité 67
Slavoj Žižek, Louise Michel et la violence objective du capitalisme, International Journal of Slavoj Žižek Studies, 2011, p.67. 68 Pascal Gillot, Savoirs et cliniques, Pour une théorie non subjectiviste de la subjectivité: Jacques Lacan relu par Michel Pecheux, 2013/1 n16, p36 à 46. 69 Dans les premiers textes des Écrits et pendant les premières années des Séminaires, le terme «aliénation» est utilisé pour rendre compte du rapport spéculaire du sujet à l’image – que ce soit celle du «moi idéal» ou celle du double/rival. Mais Lacan dit également, dès le départ, que le sujet est aliéné au signifiant. L’autre auquel le sujet s’aliène n’est pas seulement celui de l’image, il est l’Autre du symbolique. On a clairement affaire chez Lacan à un processus «psychogénétique» où la constitution du sujet est pensée selon une temporalité. 70 Jacques Lacan, Le Séminaire VI. Le désir et son interprétation [19581959], Paris, Seuil, 2013, p. 353.
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du sujet peut se structurer. En termes psychanalytiques, le sujet est marqué par la castration symbolique. C’est parce que l’Autre ne parvient jamais à déterminer entièrement le sujet que la résistance est possible, qu’un espace de liberté pour lui s’ouvre. Le paradoxe ici est qu’il faut donc tout d’abord qu’il soit aliéné à l’Autre, pour que le sujet puisse ensuite s’en séparer. 5.1. Violence du langage Pour comprendre cet aspect, il est nécessaire de saisir la subjectivité chez Lacan pour qui il n’y a pas de « Grand Autre »71. La psychanalyse se doit de penser et d’éclairer la violence : sa cause, ses déterminations, ses ressorts et processus, ses fonctions, etc. Mais, elle ne le peut que dans le cadre et les limites de sa rationalité propre qui lui interdit de réduire la violence à l’instinctuel, l’organique, le biologique. Selon Lacan il n’y a pas de jouissance sans langage72, et il n’existe pas de « réalité pré-discursive », la violence est structurellement liée au lien social. En psychanalyse, social signifie lien à l’Autre (et non pas grégaire, groupal ou sociétal). Dans cette perspective, il n’y a donc de violence que dans le lien social. Ce n’est que dans un espace structuré et contraint par le discours que certaines formes d’exercice de la force contre l’autre (le semblable, le voisin, l’étranger, la femme ou l’enfant) peut apparaître et fonctionner comme violence. Žižek traite des identités 73 . Son travail est largement redevable à l’explication de la formation identitaire du 71
Slavoj Žižek, Violence, op.cit. p.267. Jacques Lacan, Le séminaire livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1972, p. 33. 73 Slavoj Žižek, Que veut l’Europe, réflexions sur une nécessaire réappropriation, Paris, Climats, 2004, traduit de l'anglais par Frédéric Joly, réédition Flammarion, 2007. 72
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psychanalyste Jacques Lacan. L’inconscient, selon Lacan, « structuré comme un langage »74, s’oriente vers des objets particuliers du désir. De tels objets sont contingents, bien qu’ils doivent trouver leur place dans nos cadres mentaux pour que l’on puisse les désirer. Ils ont certaines qualités. Le désir, comme le disait Luis Bunuel, est toujours un « objet obscur ». « La violence dans le langage est l’une des formes d’agression les plus nocives »75. D’un côté, les mots ont le pouvoir de laisser des empreintes qui ont une répercussion même plusieurs années après. De l’autre part, la violence dans le langage est souvent cachée et/ou légitimée socialement. Elle n’est pas aussi visible que la violence physique, et il est donc plus difficile d’intervenir face à elle. « Je me méfie des incommunicables, c’est la source de toute violence »76 disait Sartre. Nous pouvons commencer cette discussion sur la violence du point de vue normatif, qui considère la violence comme un écart par rapport à cette norme. Par exemple, dans les rouages actuels de notre société, nous avons décidé que s’assassiner est une erreur morale. Par conséquent, si je devais assassiner mon voisin, cet acte serait considéré comme violent. Cependant, comme le fait valoir Žižek, cette idée d’un fond pur ou non corrompu à partir duquel les actes déviants sont vécus comme violents ne tient pas compte de la nature intrinsèquement violente de ce fond. Le langage est violent, car il réduit la complexité de la réalité tout en lui conférant de nouvelles complexités symboliques, qui la forcent à devenir un champ de signification externe. La langue est un tel contexte. La langue est perçue comme un moyen neutre, voire même pacifique. C’est ce qui est emblématique du non-violent, et lorsque le langage est utilisé 74
Jacques Lacan, «L'étourdit», in Autres écrits, Seuil 2001, p 449-495 Slavoj Žižek, Violence, op.cit. p.93. 76 Jean Paul Sartre, Aller et retour, Qu’est-ce que la littérature?, 1965, Situations, II, p.305. 75
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pour la violence, cet usage doit être compris comme pathologique, comme une déviation. Comme Žižek, se tournant vers Hegel, écrit : « …Hegel était déjà bien conscient qu’il Žižek avait quelque chose de violent dans la symbolisation même d’une chose, qui équivaut à sa mortification. Cette violence opère à plusieurs niveaux. Le langage simplifie la chose désignée en la réduisant à une seule fonctionnalité. […] Il insère la chose dans un champ de signification qui lui est finalement externe »77. Vu sous cet angle, le langage est violent, car il réduit la complexité de la réalité tout en lui conférant de nouvelles complexités symboliques, ce qui force la réalité dans un champ externe de sens. Žižek écrit : « Quand nous appelons l’or, nous extrayons violemment un métal de sa texture naturelle, en Žižek investissant nos rêves de richesse, de pouvoir, de pureté spirituelle, etc., qui n’ont rien à voir avec la réalité immédiate »78. Il s’agit de la distinction entre la « réalité » en tant que telle et la symbolisation de la réalité. Comme le voudrait Lacan, lorsque nous entrons dans la langue, nous entrons dans une pente glissante de signifiants. Signifiants 79 sans véritable destination finale autres que ceux du maître-signifiant tautologique : la loi est la loi parce que c’est la loi. Par conséquent, même si nous pouvons partager la même « réalité » empirique, cette réalité est médiatisée par la symbolisation et nous vivons donc essentiellement dans de multiples « réalités » surdéterminées par la symbolisation. L’argument de Žižek est que nous ne réagissons pas sur la réalité immédiate des choses, mais sur les « fausses » 77
Slavoj Žižek, Violence, op.cit. p.87. Id. 79 Distinguer signifiant et signifié revient à opposer d’un coté loi, structure, ordre, et d’un autre côté désir, sentiment, affectivité́ c.à.d. significations que Lacan qualifie de fluctuations, d’ombres, de résonances dans son séminaire III, page 295. 78
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réalités 80 telles qu’elles sont véhiculées par les images symboliques. Bien que ces images soient malléables, elles sont finalement la limite de notre seule réalité. De cette manière, nous pouvons également comprendre, par exemple, la critique féministe du langage patriarcal ou du phallogocentricisme. L’image ou la figure patriarcale de la femme, telle qu’elle est interprétée par la symbolisation, surdétermine le sujet féminin. Cela ne réduit pas seulement sa réalité immédiate à une position fixe dans un champ symbolique, cela affecte également la façon dont elle se perçoit. Ce que nous devons en déduire, c’est que l’idée fondamentale de toute symbolisation est une surdétermination violente de la réalité immédiate parce qu’il s’agit d’un acte réflexif qui a un effet sur la réalité immédiate. Comme l’écrit Žižek : « La réalité en elle-même, dans sa stupide existence, n’est jamais intolérable : c’est le langage, sa symbolisation qui la rend telle »81. Il s’ensuit que cette symbolisation n’échappe jamais au cadre idéologique. La langue n’est pas, de la sorte, un outil de communication neutre, elle comprend quelque chose de plus violent qui entre en jeu en matière de symbolisation : hiérarchie, démarcation ou réduction. Il est tentant de dire que ce mode d’expression est précisément la tentative de se libérer des entraves du langage, briser les barrières et améliorer nos capacités d’empathie. Briser les barrières de délimitation que le langage érige permet de se rapprocher de l’autre qui est en soi intrinsèquement violent. Outre le langage, ce sont les rouages politiques et économiques qui comportent une forme de violence que Žižek désigne d’objective.
80 81
Slavoj Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, op.cit. p.43. Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p.93
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5.2. Les rouages politico-économiques : Dans l’un de ses ouvrages, Robespierre entre vertu et terreur, Žižek, parlant des libéraux qu’il critique, déclare qu’il faut « les empêcher de déterminer le champ et l’objet du combat »82. Au premier abord, il semble qu’il s’agisse pour lui de rétablir la vision de la révolution sociale. « Punir les oppresseurs de l’humanité, c’est clémence ; leur pardonner, c’est barbarie. La rigueur des tyrans n’a pour principe que la rigueur ; celle du gouvernement républicain part de la bienfaisance » 83 . Phrase que Žižek détourne et commente ainsi : C’est dans la reconnaissance improbable des contraires que le raisonnement de Robespierre se montre : la terreur révolutionnaire « subsume » l’opposition entre châtiment et clémence; le châtiment juste et sévère des ennemis est la forme la plus haute de clémence, car en lui coïncident bienfaisance et rigueur. Or les termes « punir » et « clémence »; « pardonner » et « barbarie »; « rigueur » et « bienfaisance » peuvent bien être considérés comme des contraires. Mais dans la phrase de Robespierre, ces termes ne sont pas appliqués aux mêmes objets, et ne sont donc plus des contraires si on reformule comme suit la phrase de Robespierre : punir les oppresseurs de l’humanité, c’est clémence [envers l’humanité]; leur pardonner [aux oppresseurs de l’humanité], c’est barbarie [envers l’humanité]. La rigueur des tyrans n’a pour principe que la rigueur [il s’agit de défendre les intérêts particuliers du tyran]; celle du gouvernement républicain part de la bienfaisance [il s’agit de défendre le bien commun, la félicité publique]. Robespierre est présenté comme le « Maître », « figure de la souveraineté, celui que ne craint pas de mourir, qui est prêt 82
Slavoj Žižek, Robespierre : entre vertu et terreur, Paris, Stock, 2008, p.12 83 Id.
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à tout braver »84. Ce faisant, il se place hors de l’humanité, ce qui fait dire à Žižek : L’auto exclusion provisoire du domaine du vivant fait évidemment du soldat une figure littéralement sublime. Au lieu de refuser ce trait dû au militarisme fasciste, il convient de le garantir comme caractéristique d’une disposition foncièrement révolutionnaire. Robespierre revêt maintenant le masque du surhomme nietzschéen 85 , ou d’un personnage d’Ernst Jünger 86 , du kamikaze (Robespierre ressemble, selon Žižek, à ces soldats japonais de la Seconde Guerre mondiale). On réhabilite Robespierre, on lui dresse l’image d’un héros barbare. Žižek parle de ressusciter la « dictature du prolétariat » d’une manière fort curieuse, puisqu’il invite à « dépasser la terreur humaniste » encore perceptible chez Robespierre, celle qui s’appliquait au nom du Peuple, en la remplaçant par la « terreur antihumaniste, ou plutôt antihumaine » 87 . Dans l’alternative « humanisme ou terreur », il propose de placer le signe positif non plus sur le premier, mais sur le second terme (terreur). « C’est une position radicale plutôt difficile à soutenir, mais qui est aussi, peut-être, notre dernier espoir »88. Pour qui ne connaît ni Robespierre ni les philosophes actuels qui se réclament du marxisme, ces formulations visant à criminaliser le projet révolutionnaire produisent un effet repoussoir immédiat. En livrant combat à l’humanisme, c’est 84
Ibid., p.13 Le surhomme est la notion la plus connue et la plus complexe de Nietzsche qui apparaît de manière éclatante dans son ouvrage Ainsi Parlait Zarathoustra, Le surhomme n’est pas une nouvelle espèce créée à la suite d’une sélection génétique (voulue ou subie). Il est l’homme qui se surpasse. Un homme se transcendant, qui devient ce qu’il est. 86 Ernst Junger, Sur les falaises de marbre, Gallimard 1942. S’il n’a pas spécifiquement pensé au Führer en inventant le personnage du « Grand Forestier », il ne peut s’empêcher d’y songer en corrigeant les épreuves du livre. 87 Slavoj Žižek, Robespierre: entre vertu et terreur, op.cit., 2008, p.14. 88 Ibid., p.15. 85
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aux hommes comme sujets pensants et agissants, que l’on livre combat. Au début de son introduction, Žižek entend le mot « humanisme » dans le sens de respect de la personne humaine, considéré comme une limite à une liberté naturelle de type nietzschéen : « La tentation à laquelle il faut résister ici, c’est la domestication éthique du prochain 89». Sur cette idée, se justifient les théories qui renient la capacité humaine de transformation du monde, le refus de l’humanisme qui aspire placer « l’homme au centre » de sa propre histoire. Nous devrions dans notre vie agir en humanistes, en respectant les autres, en les traitant comme des personnes libres créatrices de leur monde, dotées d’une absolue dignité. Cependant, nous ne devrions pas oublier que « l’humanisme est une idéologie, la manière dont nous vivons instinctivement notre laborieuse condition, et que l’histoire et le savoir des hommes doivent regarder les individus non comme des sujets autonomes, mais comme les éléments d’une structure soumis à ses propres lois »90. En termes philosophiques, la dimension « inhumaine » peut être définie comme celle d’un projet détourné de toute forme d’« individualité » ou de personnalité humaine. Admettons que l’homme se perfectionne et transforme le monde pour résoudre son « complexe d’infériorité » dû à la conscience de sa condition de mortel : « l’humanisme est […] la manière dont nous vivons spontanément notre difficile condition » disait Adler91. Les économistes libéraux affirment aussi que les individus (surtout dans les classes inférieures) se trouvent soumis aux lois permanentes du régime économique (lois de la 89
Ibid., p.19/20. Ibid., p.22. 91 Cf. Slavoj Žižek, Robespierre: entre vertu et terreur, L’autre pensée, trad fr, Stock, 2008, ch. Le dépassement de l’humanisme par la barbarie. // Alfred Adler, Le sens de la vie, Payot, 2002. 90
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concurrence). Žižek évoque dans ce sens le thème de la « violence divine » 92 s’exerçant par l’intermédiaire d’un mouvement irrégulier des hommes et qui est une reprise des thèses des contre-révolutionnaires. Il ne faut pas craindre d’identifier la violence divine à un phénomène historique positif, évitant ainsi toute manifestation obscurantiste 93 . Quand ceux qui se trouvent en dehors du champ social structuré frappent aveuglément, réclamant et pratiquant une vengeance/justice immédiate, il s’agit de « violence divine » dit Žižek. La panique qui s’empara de Rio de Janeiro quand les habitants des favelas 94 envahirent en masse les quartiers riches de la ville et commencèrent à piller et brûler les magasins ; c’était une « violence divine ». Il arrive que les procédures démocratiques débouchent sur des conquêtes sociales. Mais elles n’en demeurent pas moins un rouage de l’appareil d’État bourgeois, dont le rôle consiste à garantir la reproduction optimale du capital. « Deux fétiches doivent donc être renversés simultanément : celui des “institutions démocratiques”, d’une part, mais aussi celui de leur contrepartie négative, la violence »95. Du point de vue des opprimés, l’existence même de l’État, en tant qu’appareil de la classe dominante, constitue un acte de violence. Le credo selon lequel la violence n’est jamais légitime, mais parfois nécessaire, apparaît largement insuffisant. Dans une perspective radicale et émancipatrice, les termes du postulat devraient s’inverser : la violence des opprimés est toujours légitime — puisque leur statut même résulte d’une violence —, mais jamais nécessaire : le choix de
92
Ibid., p.16 Cf. Ibid., p.15 94 Cf. Id. 95 Slavoj Žižek, Article Pour sortir de la nasse, Source: Le monde diplomatique, nov. 2010. Texte repris d’une analyse publiée par la New Left Review, n 64, Londres, juillet-août 2010. 93
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recourir ou non à la force contre l’ennemi relève strictement d’une considération stratégique96. Dans l’état d’urgence économique que nous connaissons, il saute aux yeux que nous avons affaire non à des mouvements financiers aveugles, mais à des interventions stratégiques mûrement pesées par les pouvoirs publics et les institutions financières, lesquels entendent résoudre la crise selon leurs propres critères et à leur propre avantage. Comment, dans ces conditions, ne pas envisager une contreoffensive ? « De telles considérations ne peuvent qu’ébranler le confort des intellectuels radicaux. À mener une existence protégée, ne sont-ils pas tentés de bâtir des scénarioscatastrophes pour justifier la conservation de leur niveau de vie »97? Pour nombre d’entre eux, si une révolution doit avoir lieu, c’est à bonne distance de leur domicile — à Cuba, au Nicaragua, au Venezuela —, afin qu’ils se réchauffent le cœur tout en veillant à la promotion de leurs carrières. Pourtant, avec l’effondrement de l’État-providence dans les économies industrielles avancées, les intellectuels radicaux pourraient trouver leur moment de vérité : ils voulaient un vrai changement, maintenant ils peuvent l’avoir. Au cours de la dernière période du capitalisme post 1968, l’économie elle-même — la logique du marché et de la concurrence — s’est imposée comme l’idéologie hégémonique98. Dans le domaine de l’éducation, par exemple, l’école représente de moins en moins un service public indépendant du marché, choyé par l’État et sanctuaire 99 de valeurs éclairées — liberté, égalité, fraternité. Dans le 96
Cf., Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.49. Cf. Slavoj Žizek- Article pour sortir de la nasse, Source : Le Monde Diplomatique de Janvier 2011 98 Slavoj Žižek, Les spectres de l’idéologie, Savoirs et cliniques, 2002/1 n1 p.51 à 63. 99 Slavoj Žizek- Article pour sortir de la nasse, Source : Le Monde Diplomatique de Janvier 2011 97
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domaine politique, le système électoral qui organise et légitime le pouvoir paraît de plus en plus se modeler sur la libre entreprise : le scrutin est conçu comme une transaction commerciale au cours de laquelle les électeurs « achètent »100 l’article susceptible de préserver au mieux l’ordre social, de punir les criminels, etc. Même la bureaucratie d’État a perdu son caractère universel hégélien, comme la montre à satiété l’appareil berlusconien. Dans l’Italie d’aujourd’hui, c’est la base bourgeoise qui exerce directement le pouvoir légal, exploitant celui-ci ouvertement et sans scrupules à seule fin de protéger ses intérêts. Il n’est pas jusqu’aux relations de couple qui ne s’adossent aux lois du marché : speed dating101 ou les services proposés aux futurs partenaires les incitent à se considérer comme des marchandises, dont il leur incombe de vanter les qualités et de sélectionner les meilleures photos. Aujourd’hui, l’idéologie dominante s’efforce de nous persuader de l’impossibilité d’un changement radical, de l’impossibilité d’une abolition du capitalisme, de l’impossibilité de la création d’une démocratie qui ne se réduirait pas à un jeu parlementaire corrompu, réussissant du même coup à rendre invisible l’antagonisme qui traverse nos sociétés. C’est pourquoi Jacques Lacan, pour surmonter ces barrières idéologiques, substituait à la formule « tout est possible » le constat plus sobre que « l’impossible arrive »102. Notre situation actuelle se situe à l’exact opposé de celle qui prévalait au début du XXe siècle, quand la gauche savait ce qu’elle devait faire, mais devait attendre patiemment le moment propice pour passer à l’acte.
100
Slavoj Žizek- Article pour sortir de la nasse, Source : Le Monde Diplomatique de Janvier 2011 101 Rencontres sur Internet ou agences matrimoniales 102 Slavoj Žizek, Article pour sortir de la nasse, Source: Le Monde Diplomatique de Janvier 2011
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En fait, l’action des différents systèmes politiques et économiques pour le changement mérite une réflexion qu’on va élaborer dans la deuxième partie.
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Deuxième partie La violence inhérente aux systèmes politico-économiques Le pouvoir est l’aptitude de l’homme à agir, et plus précisément à agir de façon concertée, ce qui est la condition pour que les actes individuels aient des effets, changent les choses, introduisent du nouveau, modifient les situations, sans que cette effectivité ne réduise les autres hommes à l’impuissance et à l’inaction. Le pouvoir est dans la coordination des actions. Il n’est donc jamais une propriété individuelle 103 , il appartient à un groupe, et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Il repose sur le rassemblement et l’organisation. Le pouvoir est issu de l’organisation de l’action de tous. Il est ainsi pensé loin de l’idée de domination, c’est-à-dire n’implique pas l’exercice d’une violence par certains sur d’autres réduits à l’impuissance. Dire qu’un individu est au pouvoir, c’est dire qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes réunies le pouvoir d’agir en leur nom104. Par contre, la violence est l’ensemble des techniques dont un individu dispose pour soumettre les autres et réaliser ses buts. Ces instruments permettent de se passer du soutien que donnent le rassemblement et le consentement, et de réduire à néant le pouvoir. En ce qui concerne l’opposition entre le pouvoir et la violence, Žižek se réfère à Hannah Arendt qui prend comme exemple l’invasion de Prague par les chars russes en 1968. Il Žižek avait, dit-elle, d’un côté, le soutien, 103
Cf., Christophe Derenne, À partir de Hannah Arendt, L’écologie politique sur la condition humaine, Etopia, n12, p.234 104 Cf., Id.
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l’organisation, la résistance non violente du peuple, et de l’autre, les armes105. La domination par la violence pure est une domination qui s’exerce sur les hommes sans instaurer avec eux de relations 106 . Pour qu’une domination puisse s’exercer, elle doit isoler les individus, anéantir les relations qu’ils pourraient avoir et qui constitueraient des lieux de pouvoir et d’imprévisibilité. La violence en est le moyen. Elle détruit ce qu’il peut Žižek avoir de commun entre les hommes, dissimulant la relation de domination. La violence supprime les espaces politiques et les relations où pourraient s’édifier des affaires collectives. La violence n’étant pas le propre des rapports interindividuels ou interétatiques, mais se recèle dans les systèmes politiques et économiques eux-mêmes. C’est ce que Žižek a réussi à dévoiler dans ses écrits. 1. Communisme et totalitarisme S. Žižek réexplique le siècle des totalitarismes, le fonctionnement de l’État stalinien, le système nazi. Son œuvre Vous avez dit Totalitarisme ? définit la politique démocratique comme radicale après l’effondrement du marxisme. S. Žižek critique le concept de « totalitarisme en utilisant des concepts de psychanalyse qu’il applique au champ politique. Le concept de « totalitarisme », selon lui, nous dispense du devoir de penser. Žižek dans cet ouvrage évoque le stalinisme, le multiculturalisme, les Balkans au Venezuela, les populistes de droite, etc.107 105
Cf., Valérie Gérard, Politique et Violence selon Hannah Arendt, La violence antipolitique v/s la politisation des rapports humains. Euro Philosophie Éditions, 2017. 106 Hannah Arendt, Sur la violence, trad. Par G. Durand, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p.142 107 Cf., Ibid., p.12
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1.1. La violence « purificatrice » La violence du totalitarisme s’explique bien par le fait que le gouvernement constitué le 25 octobre 1917 par Lénine 108ne comporte que des bolcheviks. Il gouverne au nom de la « dictature du prolétariat », que Lénine définit comme « un pouvoir conquis par la violence que le prolétariat exerce, par l’intermédiaire du parti, sur la bourgeoisie et qui n’est lié par aucune loi »109 . Très rapidement, les bolcheviks mettent en place une culture politique de guerre civile, marquée par un refus de tout compromis, de toute négociation. Cette culture a été théorisée, par Lénine, pour lequel la violence est le moteur de l’histoire, le révélateur des rapports de force, la « vérité de la politique »110. Cette violence est « purificatrice » affirme Lénine qui pense qu’il faut encourager la violence des masses à faire son œuvre de destruction, l’organiser et la contrôler, la subordonner aux intérêts et aux nécessités du mouvement ouvrier et de la lutte révolutionnaire générale. Prétendre que les régimes de Chavez, Staline, ou Mao, n’étaient pas communistes est profondément faux. Le communisme porte en lui les gènes de la pauvreté et de l’usage de la violence. L’idéal d’un monde plus juste finit par aboutir à son opposé le plus total. Les communistes nient la réalité, et prennent leurs rêves pour des réalités. Quant au totalitarisme, il identifie la politique à la guerre, la politique étant « la continuation de la guerre par d’autres moyens » 111 . Les nazis par exemple célèbrent la virilité héroïque et affirment sans complexe le droit du plus fort. 108
Vladimir Lénine, Universalis.fr, article, l’inspirateur du communisme de guerre. 109 Vladimir Lénine, Universalis.fr, article. 110 Ibid. 111 Selon Carl von Clausewitz un officier prussien qui a opéré contre Napoléon au début du XIXème siècle. Mais sa postérité ne provient pas vraiment de ses actes militaires, mais plutôt de son ouvrage De la
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La violence n’est donc pas seulement un moyen, elle constitue une valeur en soi, elle vaut pour une « loi de la nature »112, elle est la seule apte à garantir survie et victoire dans la lutte des races qui fait le cours de l’histoire du monde selon l’idéologie nazie. La violence est requise par le projet nazi : la transformation de la société́ allemande en tribu militaire. Si pour les nazis la violence est une « loi de la nature », pour les bolcheviks elle est une « loi de l’Histoire », le moteur de la lutte des classes qui détermine la marche de l’humanité́ . Dans cette optique, Lénine comme Staline ont encouragé́ la « violence des masses » contre les « ennemis de classe », une violence guidée, canalisée par le parti communiste, des masses travailleuses en lutte. La violence du stalinisme s’est montrée par la transformation des structures sociales et économiques d’un pays appelé́ à rattraper un retard et à se transformer en une « forteresse du socialisme » 113 . La différence entre la violence nazie et la violence communiste est que la première pratique la persécution raciale alors que la seconde pratique la persécution de classe. On peut distinguer dans la violence nazie trois logiques, qu’on a pu voir dans l’histoire, mais qu’il faut subdiviser pour une meilleure analyse : la répression politique, la répression sociale et la répression raciale 114 . On souligne que cette dernière a été la plus fatale, et a déterminé les deux premières. Elle a également conditionné la répression politique : l’action contre les adversaires du nazisme était plus dure à l’est de l’Europe, là où les populations étaient classées racialement. Guerre, un essai de stratégie militaire qui a inspiré tous les grands dirigeants du monde occidental et oriental, de De Gaulle à Churchill en passant par Lénine. Ce livre a fait de Clausewitz un grand penseur de la polémologie (de polémos en grec, théorie de la guerre). 112 Nicolas Werth, Les totalitarismes, Article sur le réseau canope, rubrique Histoire, La violence totalitaire, p.18. 113 Id. 114 Id.
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La violence est au cœur des régimes totalitaires, elle vise à mettre fin à toute forme d’opposition et à créer une société́ homogène. La logique répressive du nazisme visait l’homogénéisation de la Volksgemeinschaft115 « communauté populaire », c’est-à-dire de la population définie comme Allemande. Il s’agissait de supprimer les comportements ne répondant pas aux normes sociales du régime (les vertus du travail et de la discipline ou le conformisme sexuel). Ses cibles étaient, d’une part, les vagabonds, mendiants, prostituées, chômeurs…, d’autre part, les homosexuels, dont le comportement défiait le modèle type de la « race aryenne » prôné par l’idéologie nazie, qui ont fait l’objet d’une répression ciblée (Des milliers de condamnations à de lourdes peines de camp). L’épuration raciale provenait d’une logique raciste116. Elle revêt deux formes : l’assainissement du peuple allemand et l’épuration raciale. Le premier passait par la stérilisation puis par l’euthanasie de personnes souffrant de handicaps mentaux ou physiques117. L’élimination des élites civiles et militaires polonaises a fait des milliers de victimes, avant d’être arrêtée à la suite de protestations de dirigeants de la Wehrmacht. Dans l’URSS occupée, l’anticommunisme et l’antisémitisme n’ont pas arrêté. Des milliers de prisonniers furent fusillés parce qu’ils étaient Juifs ou communistes. Presque trois millions de prisonniers de guerre soviétiques moururent de faim, 115
C’est la cohésion de la vie d'un peuple basé sur un lien lié au sang, un destin commun et une foi politique commune. La communauté nationale est le point de départ et l'objectif de la vision du monde et l'ordre de l'état du socialisme national". Bien que l'appartenance à la race aryenne soit une condition nécessaire à l'appartenance à la communauté nationale, ce n'était pas suffisant. La Volksgemeinschaft était une communauté de sentiments, qui exigeait l'aveu du socialisme national. 116 Cf. Slavoj Žižek, Violence, Paris, éd. Au diable vauvert, 2008, p.56. Où il parle bien de ce genre de violence. 117 Lancé à l’automne 1939 et interrompu à l’été́ 1941.
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d’épuisement et de mauvais traitement. Le même sort, la mort par anémie et épuisement devait s’appliquer à des millions de Slaves. Plus de trente millions d’entre eux devaient être déportés vers la Sibérie, tandis que des millions de colons allemands s’installeraient dans « l’espace vital » ainsi dégagé pour eux. La violence du stalinisme avait pour but de transformer la société soviétique par une politique offensive d’ingénierie sociale. Jusqu’au milieu des années 1930, la répression fut la pratique révolutionnaire bolchevique, contre des « ennemis de classe » : « koulaks », élites de l’ancien régime, membre du clergé et, plus généralement, tous les byvchie, les « gens du passé ». À partir de la fin des années 1930, elle cible plutôt des minorités ethniques : minorités de diaspora, soupçonnées de liens avec des puissances ennemies (minorités polonaise, allemande, balte, minorités de régions périphériques ou frontalières réfractaires à la soviétisation (Tchétchènes, Ingouches, Kalmouks, Balkars, Karatchaïs) soumises, durant la guerre, à une déportation totale sous prétexte qu’elles auraient « collaboré avec l’ennemi »118 . Ce changement de cibles « hostiles » reflète la première évolution du système politique soviétique lui-même. La deuxième évolution est le passage d’un ciblage visant en priorité́ des « ennemis de classe »119 à une criminalisation sans précédent de toutes les formes d’insubordination et de protestation sociale. Des stratégies de survie d’une population confrontée à d’immenses difficultés économiques : vols dans les usines, changements non autorisés de lieu de travail, absentéisme, « spéculation » (revente de produits déficitaires). Cette évolution traduit un autre changement capital dans le projet stalinien : l’abandon du projet révolutionnaire centré sur la lutte des classes pour une gestion 118
Nicolas Werth, Les totalitarismes, TDC n1048, Histoire, La violence totalitaire, p.20 119 Ibid. p.21
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plus conservatrice dont la tâche est désormais de surveiller, discipliner et punir les masses dangereuses. La troisième évolution fut l’instrumentalisation des tensions sociales et de la violence « d’en bas »120, avec une participation d’activistes, à une répression policière comme au cours des « opérations répressives de masse » 121 . Après la guerre, la répression est devenue légale, étant administrée par les tribunaux s’appuyant sur des lois d’une dureté sans précèdent. 1.2. Politique de la terreur Pour mettre en œuvre cette violence d’État, quatre « armes » sont utilisées par le régime stalinien : l’arme de la faim contre une opposition paysanne; les exécutions de masse, sur la base de « quotas » aux responsables régionaux; les déportations de groupes sociaux qualifiés « d’ennemis » (« koulaks » en 1930-1933)122 et de groupes ethniques (plus de 6 millions de personnes au total furent exilés entre 1930 et 1953); l’envoi dans les camps de travail forcé du Goulag123. Le bilan des violences de masse et des politiques répressives pratiquées par le régime stalinien est accablant : crime de masse, nettoyage ethnique, génocide. L’exemple soviétique a le mérite de montrer que les cadres juridiques élaborés par les historiens pour tenter de classer les crimes commis par les États restent insatisfaisante face à l’extrême créativité des régimes dans la persécution des peuples.
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Que Slavoj Žižek nomme la violence subjective dans son ouvrage Violence. 121 1937-1938 122 De millions de personnes entre 1930 et 1953, prés de 20 millions de Soviétiques – un adulte sur six – font l’expérience du travail forcé; sur ce nombre, prés de 2 millions meurent au Goulag. 123 Le Goulag est l'organisme central gérant les camps de travail forcé en Union soviétique.
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Au vu des horreurs du stalinisme, on se demande comment faire pour que la terreur révolutionnaire ne sombre pas dans l’asservissement totalitaire ? Žižek peut répliquer124 qu’il n’y a aucune garantie à ce sujet, que l’émancipation trouve son chemin et que le risque de ne pas Žižek parvenir fait justement partie de ce pari qu’est la liberté. Žižek interprète le stalinisme comme un frein à l’agitation imprévisible qu’est la révolution. De quel type d’organisation politique a-t-on besoin pour mener la lutte ? Quel est le mode souhaitable de la terreur ? ŽIŽEK aura-t-il des organismes aptes à opprimer la terreur ? En effet, à supposer que la violence ne se fige pas dans un appareil répressif venant à nier la révolution même, la terreur pourrait se prolonger en une sorte de massacre sanglant. On pourrait assister à une situation où la violence privative et ininterrompue des exclus deviendrait le signe même de leur échec à contenir la violence systémique. L’horizon de cette vengeance serait une espèce de suicide collectif. Faire fi des mécanismes de la violence, confine à un désistement de la pensée. La dégradation de l’État-providence au cours des dernières décennies s’est accompagnée de l’apparition d’un type de personnalité publique que Žižek qualifie de communiste libéral. Il s’agit simplement de l’homme d’affaires qui prétend qu’il est possible de profiter du gâteau de la globalisation tout autant que « de le manger et d’embrasser les valeurs anticapitalistes de responsabilité sociale et écologique » 125 comme Bill Gates, les PDG de Google, d’IBM, d’Intel et d’eBay, etc. Pour le communiste libéral, les conflits socioéconomiques se réduisent à des problèmes concrets qu’il s’agit de résoudre au plus vite : famine en Afrique, fondamentalisme religieux, oppression des femmes musulmanes, etc. Leurs dons de bienfaisance ainsi que leur implication dans les crises humanitaires n’ont pas d’égal. 124 125
Slavoj Žižek, Vous avez dit totalitarisme? Op.cit, p. 13. Slavoj Žižek, Violence, op.cit. p.28.
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Mais il Žižek a bien sûr une condition à tout cela : le repli de l’État. Si l’on taxe excessivement les entreprises, comment créer donc les fonds destinés aux nécessiteux ? À vrai dire, leur discours ne déroge pas à la doxa néolibérale, si ce n’est par la bienveillance vis-à-vis des démunis. S. Žižek dénonce une idéologie : la violence sociosymbolique s’insinue, mais nous paraît comme spontanée. Ainsi, les inégalités socio-économiques propres au système finissent par s’inscrire dans l’ordre naturel des choses. Ce à quoi il faut ajouter que les communistes libéraux, au même titre que les élites sont eux-mêmes pris dans les filets de l’idéologie capitaliste. À cet effet, Žižek aime citer cette idéologie : ils ne savent pas ce qu’ils font, mais ils le font quand même. Ce qui ne les disculpe pas, selon lui, de leur croyance ni de leurs actes : « En lutte contre la violence subjective, les communistes libéraux n’en sont pas moins les agents de la violence structurelle qui crée les conditions mêmes de l’explosion de cette violence subjective. Les mêmes philanthropes qui versent des millions pour combattre le SIDA ou promouvoir la tolérance ont ruiné les vies de milliers d’individus via la spéculation financière et ainsi créé les conditions favorables à la montée de cette intolérance qu’ils dénoncent »126. En un mot, Žižek montre que « la charité n’est qu’un masque généreux dissimulant le vrai visage de l’exploitation économique ». 127 Un constat s’impose, les deux expériences politiques majeures du XXe siècle sont les guerres et les révolutions qui vont souvent de pair. C’est pourquoi on confond la politique et la violence. Dans ce contexte, les guerres et les violences manifestent, pour Hannah Arendt, la disparition du
126 127
Ibid., p.56. Ibid., p.36.
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politique128. Cela consolide l’idée de la violence que Žižek dénonce dans les différents systèmes politiques. Deux éléments mettent fin au politique 129 et constituent pour Hannah Arendt l’élément primordial pour comprendre les révoltes des années 60 : le développement technique et la domination bureaucratique. Ces enjeux avaient été problématisés dans son ouvrage Qu’est-ce que la politique ?130 . La politique réside dans l’action, reliée à la parole. La vie politique est relation, elle se déploie dans un réseau de relations humaines. Le domaine commun est le domaine politique, tandis que ce qui relève de la production, l’économique au sens étymologique, relève du privé, de l’oikos, de la maison. La vie économique n’est en rien politique, elle relève de l’oikia collective, - maisonnée - c.à.d. du collectif en tant qu’il reste attaché au domaine du besoin et de l’utile. D’où l’opposition du social au politique : tout ce qui surestime le domaine de la production met fin au politique et à la distinction entre domaine public (politique, lieu de la parole) et domaine privé (le foyer protecteur, l’intime, le caché)131. Arendt ajoute dans ce sens que l’homme n’est pas l’animal laborans mais l’être politique, doué de parole libre, capable de création. Sa grandeur est là. Ce qui le rattache au domaine du besoin relève de son asservissement. Cela dit, l’action ensemble, et l’agir en commun, tel est le pouvoir de création libre que confère aux hommes et que fait exister la politique. Ainsi l’invitation de Žižek à lutter contre la violence objective 128 Myriam. Revault d’Allones, Hannah Arendt, le mal banal, la guerre totale, espace et temps, 1999, 71-71, p.69. 129 Hannah Arendt, Qu’est ce que la politique? La réponse tient dans deux thèses qui se trouvent déployées dans ce livre: l’essence de la politique est la pluralité; son sens est la liberté, Paris, Seuils, 2014. 130 Des essais restés inédits du vivant de Hannah Arendt, écrits entre 1956 et 1959, et réunis sous ce titre 131 Sandra Salomon, « Pour Hannah Arendt, la politique fait exister l’agir en commun», Multitudes, 2003.
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s’inscrit dans l’idée d’Arendt d’agit en commun ce qui fera la grandeur de l’homme. 2. Démocratie et Capitalisme C’est le mouvement d’autoreproduction continue du capital qui est « la clé des événements et des catastrophes de la vraie vie »132. Dans son analyse marxiste, Žižek insiste sur le fait que cette abstraction (l’absurde auto-génération de la circulation du capital) détermine la structure de notre vie sociale. Et pour rendre explicite cette violence objective, qui traverse l’ensemble du corps social, des milieux les plus aisés jusqu’aux plus démunis, il fait appel à la différence établie par Lacan entre la réalité et le Réel : « La réalité renvoie à la réalité sociale des gens concrètement impliqués dans les interactions et les processus productifs, tandis que le Réel consiste en l’inexorable logique abstraite et spectrale du capital qui détermine ce qui se passe dans la réalité sociale » 133 . Aujourd’hui, la crise économique illustre le problème : « La réalité n’a pas d’importance, c’est la situation du capital qui compte »134. 2.1. La violence moderne L’expérience de la violence, dans le cadre du confort moderne, semble appartenir au monde virtuel. La violence n’est plus qu’un objet de crainte et non une expérience immédiate. Mais la violence n’est-elle pas encore bien présente à travers les discours et les images ? N’est-elle pas encore là, sous une forme plus ou moins voilée, dans la vie quotidienne ? Dans les quartiers pauvres, les prisons, aux frontières, dans les camps de rétention ou dans les manifestations, la violence a-t-elle vraiment disparu ? 132
Žižek, Violence, op.cit., p.24 Id. 134 Ibid., p.25 133
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L’agencement de la violence dans la société moderne suppose trois niveaux liés aux différentes classes et interprétant un accroissement de cette violence. Le niveau le plus discret, mais déjà puissant est celui des cadres. À la fois dominants et dominés, dominants parce que dominés, les cadres sont stressés par la politique du chiffre et l’obligation du résultat. Ils subissent une certaine violence physique : disponibilité, mobilité ; ou psychique : évaluation, sanction, harcèlement, pression, licenciement. Managers, animateurs, DRH, chefs de service, etc. sont soumis à la discipline productiviste, mais aussi consumériste. Car la consommation statutaire 135 , bien qu’elle garantisse le confort s’avère être contraignante. Le niveau suivant sur lequel la violence s’exerce encore bien plus fortement est celui du prolétariat. Il s’agit traditionnellement des ouvriers, des paysans ou des esclaves, qui exercent les métiers manuels. L’on trouve également certains métiers administratifs qui sont aussi aliénants à savoir appels téléphoniques, saisie des données, vente, surveillance, etc. Ce genre de travail est mal rémunéré, peu valorisé et réclame peu de savoir-faire. Ainsi le prolétaire n’a pas de singularité et représente une fonction que n’importe qui peut effectuer. Le prolétaire est privé de tout, du logement qu’il loue, du savoir-faire lorsqu’il est sous-diplômé, du savoirvivre lorsqu’il n’a plus la force de faire autre chose en fin de journée que d’avaler un plat préparé devant un écran de télévision. En un mot, le prolétaire a perdu toute autonomie pour devenir la ressource organique principale du capitalisme. Asservis dans leur corps au travail, les prolétaires sont aujourd’hui bien souvent dépossédés de leur imaginaire, colonisés par une culture de masse. « Le dernier niveau où s’exerce le plus durement la violence sociale est celui du sous-prolétariat, comprenant les 135
Groupe J. Dejacque, blog faculté de Nantes, Violence et Démocraties, publié le 1er Mars 2015.
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exclus, les marginaux, les anormaux, les fous, les étrangers, les réfugiés, les jeunes de banlieue, les pauvres, les squatteurs et les sans-abri, bref tous les criminalisés soumis au grand enfermement auparavant destiné aux lépreux et aux pestiférés »136. Le monde moderne est celui des murs137 du barbelé, des frontières, des codes d’accès, des cartes et des trousseaux de clés en tout genre, des ghettos et des bidonvilles contre les gatted communities 138 . Ce sous-prolétariat, véritable anomalie pour le système, représente le potentiel révolutionnaire le plus évident, puisque d’emblée redouté par tous en temps de crise et de terreur perpétuelles. Quelque soit les conflits réels de notre société, nous devons admettre à quel point la présentation médiation-policière et simple de l’ennemi répond à un mouvement de diabolisation afin de former l’unité nationale, interdisant une analyse complexe des causes de ces conflits. On peut se demander si cette situation figée n’est pas nécessaire à la classe politique pour se rendre indispensable aux citoyens. Or le régime de la terreur produit la plus grande des violences 139: loi d’exception, camps, ghettos, torture, etc. Le résultat est fatalement la souffrance intolérable des habitants des bidonvilles, des migrants noyés, des militants persécutés, avec sa part de mutilations et d’exécutions. La terreur produit mécaniquement un contre-terrorisme révolutionnaire tout aussi méprisable, mais nécessaire au maintien de la terreur d’État. 136
Michel Foucault, Le rêve politique de la peste, 1975. Mexique, Israël, Afrique du Sud 138 Giorgio Agamben, dans Moyens sans fins notamment, décrit le régime d'exclusion et d'exception qui s'applique à la vie nue de ceux qui ne sont plus considérés comme faisant partie de la cité et de la vie politique. Matthieu Rigouste, dans La domination Policière, parle lui des damnés de l'intérieur soumis à l'endocolonialisme, c'est-à-dire à une guerre coloniale mais à l'intérieur même des Etats. 139 Cf. Slavoj Žižek, Robespierre: entre vertu et terreur, Stock, 2008, p.32-33. 137
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Deux possibilités pratiques sont alors possibles face à la violence : collaborer au système oppressif ou Žižek résister. Dans le premier cas, la violence du système est acceptée, généralement par crainte d’être écrasé par ce système si l’on s’y oppose. Dans l’autre cas, on accepte le risque de s’exposer à une plus grande violence, dans l’espoir malgré tout de la faire reculer. L’opposition non-violente 140 dans la démocratie est d’abord celle qui emprunte les voies légales en vue de réformer le système de l’intérieur. Ce genre d’opposition s’appuie sur des structures reconnues : partis politiques, syndicats, associations. Il utilise les outils du dialogue, de la procédure, de la concertation, de l’animation, de la publication, de la manifestation, etc. Il peut se retrouver empêché par des procès, des coupures de subvention, des intimidations, etc. D’ailleurs, la désobéissance civile141 consiste en un refus non dissimulé de respecter la loi, en acceptant de subir d’éventuelles peines, de manière à sensibiliser l’opinion à l’illégitimité de cette loi. Bien que non violente, la désobéissance civile est très souvent qualifiée de violente par les institutions, surtout lorsqu’il Žižek a dégradation des biens. Un acte est violent142 lorsqu’il vise une personne pour la blesser physiquement ou moralement. Il est certain que cet acte s’avère plus grave lorsque le responsable de cette violence est en position de force et n’a pas grand-chose à
140
Groupe J. Dejacque, blog faculté de Nantes, Violence et Démocratie, publié le 1er Mars 2015, la non- violence légale par le syndicalisme. 141 Groupe J. Dejacque, blog faculté de Nantes, Violence et Démocratie, publié le 1er Mars 2015, la non-violence illégale par le fauchage d’OGM. 142 Groupe J. Dejacque, blog faculté de Nantes, Violence et Démocratie, publié le 1er Mars 2015, violence offensive et défensive, la non assistance à personne en danger.
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perdre comme l’État. C’est là que Žižek définit le système capitaliste de violent143. 2.2. Politique libérale d’exploitation La tradition révolutionnaire héritée de la Révolution française et conceptualisée par Marx, défend l’idée d’une violence purificatrice, issue de la vie et susceptible de renverser l’inégalité imposée par les États bourgeois. Ce qui apparaît comme révolutionnaire pour certains est qualifié de terrorisme par les responsables de l’ordre établi. Par exemple, les résistants de la seconde guerre mondiale étaient qualifiés de terroristes par le régime de Vichy. C’est pourquoi il est souvent difficile d’évaluer la violence révolutionnaire. La violence n’a pas disparu des sociétés démocratiques. Comment rester sagement à sa place lorsque son voisin se fait agresser ? Ainsi le pacifiste peut être vu comme complice de l’agression. La démocratie, étymologiquement pouvoir du peuple, suppose un engagement de celui-ci supérieur à ce que le système électoral veut bien lui donner. Ce système est donc antidémocratique en ce qu’il invite chacun à déléguer sa puissance politique. « Le militantisme 144 est ainsi la seule activité capable de combattre en réalité la violence de l’exploitation. La légalité est idéalement la meilleure voie contre la violence. Mais dès lors que la légalité est elle-même illégitime, que reste-t-il d’autre que l’illégalité pour défendre la justice ? » 143
Slavoj Žižek, Violence, op.cit, p. 23. Groupe J. Dejacque, blog faculté de Nantes, Violence et Democratie, publié le 1er Mars 2015. Toutefois, en tant que l'illégalité échoue elle aussi bien souvent et renforce l'oppression, lorsqu'elle est violente, en menant peu à peu vers la guerre, les dirigeants politiques et économiques ne pourront préserver la paix qu'en rompant avec leur incapacité structurelle au dialogue et surtout en acceptant de partager le pouvoir avec tous, ce qui risque de prendre encore un certain temps. 144
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Après l’effondrement du communisme et l’acceptation de la démocratie libérale comme stade ultime de l’évolution humaine — ce que le philosophe américain Francis Fukuyama a appelé « la fin de l’Histoire » — notre mode politique est celui de la biopolitique. D’après Žižek, tel est le cadre qui s’impose aujourd’hui : la post politique prétend finir avec les vieilles luttes idéologiques pour se concentrer sur le management et la gestion d’experts, tandis que la biopolitique a pour objectif la régulation et la sécurité du bien-être des individus. Technocratie et privilège du confort s’imposent lorsque l’on renonce à la politique véritable, à la gestion efficace de l’existence. La prétention des élites politiques, d’agir objectivement, est une preuve du regain de l’idéologie capitaliste : elle s’intègre assez à nos évolutions sociales qu’elle devient invisible. Dans cette situation de la démocratie, à partir du moment où la politique se réduit à une administration experte, à une coordination objective des intérêts, la seule façon de mobiliser les foules, est le recours à la peur 145 . L’angoisse sécuritaire (terrorisme, délinquance, etc.) sert ainsi de base à une mise en place de mesures de surveillance et de répression : dédoublement des caméras de vigilance et des polices privées, multiplication des systèmes de traçage (passeports biométriques, banques de données génétiques) et des lois anti-rassemblements. Dans ce glissement de la politique à l’expertise, il Žižek a éventuellement une explication aux renoncements électoraux dans les démocraties occidentales. Žižek Žižek décèle le signe de la désertion d’une citoyenneté qui ne se reconnaît plus dans le système. Pour lui, l’abstention va au-delà de la négation intrapolitique, du vote de non-confiance, elle rejette le cadre décisionnel même. Cette alliance entre technocratie et obsession sécuritaire, qui détermine actuellement les politiques des sociétés 145
Cf Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p.60.
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occidentales, annonce peut-être l’avenir du capitalisme. Dans Après la tragédie, la farce ! traitant la réussite du capitalisme en Chine, le philosophe slovène s’interroge : « Et si la conjugaison vicieuse du knout asiatique et du marché boursier européen se révélait plus efficace, économiquement, que le capitalisme libéral ? S’il fallait voir là le signal que la démocratie, telle que nous la comprenons, n’était plus une condition et une force motrice du développement économique, mais plutôt un obstacle à celui-ci ? »146. Loin d’adhérer au marxisme qui voit dans la démocratie le cadre juridique de l’exploitation et de la domination de classes, Žižek reconnaît que ce cadre n’est pas une simple illusion, mais que c’est précisément l’existence des droits qui permet d’entraîner des rapports socio-économiques par le biais de leur politisation progressive. Le succès du capitalisme asiatique est une expérience non négligeable. Il constitue la voie la plus efficace pour éliminer les contradictions entre l’urgence du capital à se reproduire sans obstacle et les revendications que la démocratie fait émerger sans cesse. On peut donc constater que c’est dans la neutralisation de la politique, c’est-à-dire dans l’entrave des rivalités qui structurent la société, qu’est le point de convergence entre la technocratie et le modèle chinois. « C’est ici que réside la violence systémique fondamentale du capitalisme, bien plus inquiétante que la violence directe, précapitaliste et socio-idéologique : cette violence n’est plus attribuable à des individus concrets et à leur intentions « maléfiques », mais est purement « objective », systémique 147 , anonyme. Un aspect de la violence fondamentale impliquée dans le capitalisme tient à ce qu’il crée un espace social « sansmonde » (« worldless »), pour reprendre une expression d’Alain Badiou, c’est à dire dans lequel les sujets ne disposent 146 147
Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce op.cit., p.205 Cf., Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p.20 et 23.
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plus d’une représentation qui leur permette de donner du sens au monde dans lequel ils vivent. « C’est peut-être ici, insiste Žižek, que réside un des plus grands dangers du capitalisme : bien qu’il soit global et englobe le monde entier, il soutient une constellation idéologique stricto sensu “sans monde”, privant ainsi la grande majorité des personnes d’une carte cognitive pourvoyeuse de sens. Le capitalisme est le premier ordre socio-économique qui détotalise le sens (…) »148. Ce qui caractérise la post-modernité, et en particulier le capitalisme, c’est qu’il manque l’intervention d’un signifiantmaître (S1), seul capable « d’instaurer un ordre de signification dans la multiplicité confuse de la réalité »149. S. Žižek souligne combien le capitalisme entend nous priver de la capacité de se constituer comme sujet. La violence objective peut alors être entendue comme ce qui empêche l’individu de s’opposer au système capitaliste, de le contester, d’y faire acte de résistance. 3. Fondamentalisme et terrorisme : Le fondamentalisme est une maladie des religions et que pour le croyant une participation non croyante est aussi violente que le fanatisme religieux. Contrairement aux vrais fondamentalistes, les terroristes pseudo-fondamentalistes sont profondément dérangés, intrigués et fascinés par la vie immorale des non-croyants. On sent bien qu’en combattant l’autre, le pécheur, c’est leur propre tentation qu’ils combattent. Pour Slavoj Žižek, les membres de l’État islamique ne sont pas de vrais fondamentalistes. « Les soidisant fondamentalistes de l’EI sont une insulte au véritable fondamentalisme »150. 148
Ibid., p.67. Ibid., p. 29. 150 Cf. Claire Levenson, article paru dans Le monde, Le fondamentalisme de l'Etat islamique analysé par le philosophe Slavoj Žižek, 5 septembre 2014. 149
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Quelqu’un qui a une foi religieuse profonde méprise ceux qu’il considère comme des infidèles, pas d’un rejet violent et obsessif. Les vrais fondamentalistes, comme les bouddhistes tibétains ou les Amish aux États-Unis, éprouvent « une absence de ressentiment et d’envie, une profonde indifférence envers le mode de vie des non-croyants »151. 3.1. Un mouvement de rejet Žižek, qui est aussi psychanalyste, voit une sorte de dénégation à l’œuvre chez les islamistes de l’EI. La violence extrême de l’État islamique est le signe d’une sorte de complexe d’infériorité par rapport à une certaine image occidentale de la réussite, qui comprend le luxe, le consumérisme, les femmes et le pouvoir. « Alors que l’idéologie officielle de l’État Islamique, souligne Žižek, est de dénoncer les libertés occidentales, au quotidien, les gangs de l’EI pratiquent des orgies grotesques ». Pour illustrer cette ambiguïté, il cite la fameuse photo d’Abou Bakr Al-Baghdadi, le leader de l’EI, portant une montre suisse clinquante. « Paradoxalement, les fondamentalistes de l’EI et ceux qui leur ressemblent ne sont absolument pas convaincus d’être supérieurs »152. C’est cette instabilité, cette sorte de susceptibilité, qui les rendrait particulièrement violents. Alors qu’un vrai fondamentaliste est, lui, beaucoup plus serein. Sur l’absence de foi bien ancrée des djihadistes qui rejoignent l’État islamique, plusieurs détails donnent raison à cette analyse : avant d’aller se battre en Syrie, deux candidats anglais au djihad récemment arrêtés avait commandé L’Islam pour les nuls et Le Coran pour les Nuls153. En 2008, une note du MI5, l’agence de renseignement anglaise, écrivait que les candidats 151
Id. Id. 153 Malcolm Clark, L’Islam pour les nuls, Editions Générales 2008. 152
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au djihad étaient souvent des « novices en matière de religion » et qu’au contraire, « une identité religieuse bien établi protégeait de la radicalisation violente ». Le terme de terrorisme, selon Žižek, sert à disqualifier en vrac mouvements religieux et luttes populaires, à exclure toute brèche révolutionnaire dans le monde tel qu’il va. Le problème de l’humanitarisme abstrait, c’est qu’on est bon pour les victimes tant qu’elles acceptent de se comporter en victimes, mais dès qu’elles s’organisent elles-mêmes, on croit voir émerger un nouveau totalitarisme. « On aimait beaucoup les Albanais du Kosovo lorsqu’ils fuyaient les « barbares serbes » à dos d’âne dans les montagnes. Maintenant, on les voit comme de dangereux islamistes. L’attentat contre les Twin Towers, c’est de la terreur, nous sommes d’accord. Et quand Israël bombarde un camp palestinien, c’est de la terreur ou non154? Là, on détourne le regard. Or pour Žižek, lacanien, c’est toujours à partir des exceptions que s’articule la vérité. Je ne suis donc pas prêt à disqualifier le terrorisme en toute circonstance. Concernant le fondamentalisme islamiste, qui obsède tout le monde, on ne doit jamais oublier que c’est un phénomène entièrement conditionné par la politique occidentale. Les talibans sont un phénomène purement postmoderne. Même chose pour le foulard islamique uniformisé. Tout ça n’a rien à voir avec une tradition prétendument restaurée. Donc, « plutôt que de fantasmer sur l’islam, on ferait mieux de s’interroger sur les impasses dramatiques de la modernité capitaliste ».155 Il faut prendre garde à ne pas qualifier de « fondamentalisme religieux » ce qui ressort davantage du racisme, du nationalisme ou du conflit ethnique, la religion
154
Cf., Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l'intolérance, Paris, Climats, 2004, trad. de l'anglais par Frédéric Joly, p.164 155 Le nouvel observateur, Semaine du jeudi 11 novembre 2004, Entretien avec Slavoj Žižek, propos recueillis par Aude Lancelin.
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n’étant dans ce cas qu’un élément d’identité parmi d’autres invoqué occasionnellement par les protagonistes. Un premier type de fondamentalisme est celui qui est de nature sectaire : les adeptes soutiennent des points de vue opposés à ceux d’une religion instituée. La secte a vocation soit à rester une secte (scientologie...), soit à être éliminée par une religion instituée (cas des Albigeois et plus généralement de tous les « hérétiques » des grandes religions), soit à croître pour devenir à son tour une institution (protestantisme) ou prendre une grande ampleur (wahhabisme). Ce type de fondamentalisme ne pose pas de problème tant qu’il n’est pas agressif. 3.2. Le fanatisme religieux Le type de fondamentalisme religieux qui est problématique est celui où la religion est invoquée pour pratiquer une agression. Il faut cependant examiner attentivement si cette revendication est conforme aux préceptes de la religion invoquée. Ce sera le cas uniquement si la tradition de cette religion, ou ses « textes sacrés », justifient, voire imposent, ce type d’agression. Autrement, la revendication religieuse est infondée : ce n’est pas la religion qui se radicalise, c’est le radicalisme qui est à la recherche d’une religion pour justifier sa violence, qui ne relève que d’un fanatisme ordinaire. Il faut vérifier également si les aspects violents d’une religion, à supposer qu’ils existent, sont considérés comme appartenant au passé et devenus non pertinents aujourd’hui, ou s’ils en font partie intégrante et conservent un sens pour les pratiquants. Žižek revient sur les attentats perpétrés le 7 janvier 2015 dans les bureaux de Charlie Hebdo et se demande si les terroristes sont de vrais fondamentalistes156 . Il évoque leur 156
Slavoj Žižek, Quelques réflexions blasphématoires: Islam et modernité, Poche– 6 mai 2015
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rapport à la modernité et le fait que les idées véhiculées par l’islam radical portent la marque d’une défaite idéologique face au modèle occidentalo-capitaliste. L’énigme est donc : pourquoi les musulmans, qui ont indubitablement été exposés à l’exploitation, à la domination et aux autres aspects humiliants et destructeurs du colonialisme, ciblent-ils dans leur réaction la meilleure partie de l’héritage occidental 157 ? Ce qui à leurs yeux rend l’Occident libéral à ce point insupportable est le fait que non seulement il pratique l’exploitation et la domination violente et qu’il présente cette réalité brutale sous la forme de son oppose, la liberté, l’égalité et la démocratie. L’Europe doit accepter que son ouverture démocratique repose sur l’exclusion dont souffre les immigrants : « il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté »158. Dans l’exemple de l’apartheid, les blancs possédaient la plus grande partie des terrains et les noirs étaient déclarés étrangers sur leurs propres terres, traités comme des travailleurs invités qui pouvaient être renvoyés n’importe où dans leur « bantoustan »159. Il en est de même pour les réfugiés. Et si, « apprenant à les connaître » nous découvrions qu’ils sont plus ou moins comme nous : impatients, violents, exigeants et qu’ils appartiennent en outre à une culture incapable de tolérer de nombreux éléments que nous estimons évidents 160 ? Ainsi Žižek pense qu’il est nécessaire de mettre un terme à l’empathie humanitaire envers les réfugiés, cesser de les aider au seul motif que nous compatissons avec leur souffrance. Nous devons les aider parce que c’est notre devoir de le faire. Nul besoin de faire preuve de sentimentalisme qui s’effondre quand on réalise qu’ils ne sont pas « des gens comme nous ». 157
Cf., Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.87 Citation célèbre de Louis Antoine de Saint-Just, Homme politique (1767 - 1794). 159 Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.92 160 Cf. ibid., p.103 158
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Churchill dit « il ne sert à rien de dire : « nous avons fait de notre mieux, il faut réussir à faire ce qui est nécessaire ». Žižek explique qu’il ne sert à rien de faire de notre mieux pour les réfugiés, les accueillir à bras ouverts, faire montre de sympathie et de générosité autant que nous le pouvons. Peutêtre qu’on agit ainsi pour oublier le nécessaire 161. La fascisation 162 peut exercer un certain attrait auprès d’une jeunesse immigrée frustrée qui ne parvient à trouver sa place au sein des sociétés occidentales ou qui ne peut trouver une perspective d’avenir à laquelle s’identifier 163 . La fascisation offre à cette jeunesse une issue facile à son sentiment de frustration : elle lui offre une vie risquée et mouvementée sous le déguisement du dévouement religieux sacrificiel, associée à une satisfaction matérielle (sexe, voitures, armes, etc.). Il ne faut pas oublier précise Žižek que l’État islamique est aussi une grande entreprise mafieuse qui vend du pétrole, des statues antiques, du coton, des armes et des femmes esclaves, « un mélange de proposition héroïques, mortifères, et, en même temps, de corruption occidentale par les produits »164. On ne peut rendre compte de tous les actes terroristes fondamentalistes en matière de nihilisme autodestructeur. On a récemment découvert des documents de l’État islamique indiquant les raisons des attentats de Paris qui ont entraîné des difficultés pour des millions de musulmans vivant en France. L’État islamique a cherché à faire disparaître autant que possible les musulmans modérés et bien intégrés en Occident et à les radicaliser en sorte de créer les conditions pour qu’éclate une guerre civile ouverte165. Cet objectif est 161
Cf, ibid., Slavoj Žižek, p.104 “Le désir contrarié d'accéder au mode de vie occidental peut en effet s'inverser en haine meurtrière et autodestructrice”. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.104 163 Cf, ibid., p.110 164 Alain Badiou, Notre mal vient du plus loin, Paris, fayard, 2015, p.48 165 Cf., Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p11. 162
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celui des racistes hostiles aux immigrants, tous veulent un « choc de civilisations ». Cette violence fondamentaliste - fasciste n’est que l’une des formes de violence inhérente au capitalisme mondial lui – même. L’islamo – fascisme est une manifestation d’impuissance convertie en rage autodestructrice166. Chercher les racines du terrorisme islamiste aujourd’hui dans les textes religieux anciens est trompeur : nous devons dit Žižek focaliser notre attention sur le capitalisme mondial et concevoir l’islamo fascisme comme l’un des modes de réaction à l’attrait exercé par le capitalisme qui prend la forme d’un renversement de l’envie en haine 167 . La religion peut n’être qu’un habillage, une forme de subjectivation de nos difficultés. Cet habillage est le cœur du problème. Les migrants ne sont-ils pas ceux qui sont les plus fortement possédés par le désir d’Occident ? Ils se montrent désorientés, possédés par ces attitudes antinomiques que sont l’envie et la haine. Nos médias opposent les réfugiés appartenant aux classes moyennes civilisées et les barbares des classes inférieures qui volent, harcèlent les femmes et les violentent, qui défèquent en public. La brutalité qui va jusqu’à la cruauté absolue pour les faibles et les femmes, est une caractéristique des classes inférieures. « L’une de leurs stratégies de résistance face aux détenteurs du pouvoir a toujours consisté en une terrifiante manifestation de brutalité destinée à perturber le sens moral des classes moyennes »168.
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En tant que phénomène profondément réactif au sens nietzschéen. Cf. ibid., p.111 168 Ibid., p.113. 167
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Troisième partie Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme Étudier le lien entre « terrorisme » et « migration » invite à déconstruire les amalgames simplistes entre religion, origine migratoire et radicalisation. Si les données statistiques montrent que les terroristes qui ont frappé la France sont en majorité français, elles font apparaître en creux des problématiques existentielles bien connues des études migratoires. Facteur parmi d’autres de la fabrique du radicalisme musulman, nourri tout autant du mal-être social que du sentiment de déracinement, l’empreinte du parcours migratoire révèle l’asymétrie délétère d’une forme de mondialisation aux conséquences inquiétantes. On ne passe pas directement de la frustration à la radicalisation et il n’y a aucune relation linéaire de cause à effet entre l’une et l’autre. Si les frustrations ne donnent pas automatiquement lieu à la radicalisation, elles peuvent néanmoins exercer une influence plus ou moins grande sur certains groupes d’individus, notamment les personnes mentalement fragiles. La complexité croissante des formes de sociabilité et l’anomie de la société moderne, mais aussi la disparité sociale et économique, éveillent chez certains groupes d’individus le sentiment qu’il existe une « humanité double » : celle qui est aisée et intégrée, celle qui est enfermée dans une précarité menaçant de basculer dans la pauvreté, voire la misère. Parallèlement, les médias dits sociaux décloisonnent les différentes parties du monde, souvent de manière fort complexe. Internet et des formes de plus en plus virtualisées de relations sociales peuvent aussi pousser à la déconnexion mentale et sociale, induisant différents modèles : l’islamiste 69
radical, le jeune victimisé, la volonté de se fondre dans les classes moyennes et ses conséquences pour les exclus, la délinquance, la haine et sa sacralisation, la voie sectaire, la violence sacrée et le statut du héros négatif. Nous ne pouvons pas oublier la différence entre l’ancien radicalisé et le nouveau, le rôle du fondamentalisme dans la radicalisation, le salafisme qui est une nouvelle forme émergente du sectarisme en islam. La prison joue un rôle également sur la radicalisation. La frustration en prison, les aumôniers musulmans et leur rôle malaisé de médiateur. 1. L’intolérance L’esprit humain moderne peut ne pas être conscient de l’effet dévastateur du marché mondial sur les économies locales. Au Congo, la guerre la plus meurtrière a causé la mort de quatre millions de personnes. L’exploitation illégale des ressources169 crée cette colère dans l’esprit de la victime et les conséquences peuvent être lourdes sans oublier les séquelles psychologiques sur les individus. Les réfugiés proviennent d’États où l’autorité publique est inefficace. Le terrorisme en est donc une conséquence. La crise est le résultat des politiques des États-Unis et de l’Union européenne170 . Des gens humiliés, épuisés, en colère, qui n’ont aucune idée des valeurs européennes, ne peuvent pas être reconnaissants à l’accueil parce qu’ils tiennent l’Europe pour responsable de leur situation. Avec le capitalisme mondial, une étape de travail forcé et d’exploitation des ressources commence. Ce sont des formes d’esclavage que nous prétendons ne pas voir. Slavoj Žižek pointe du doigt ce qui se cache derrière cette apparence d’indulgence : à savoir un multiculturalisme dépolitisé qui est la nouvelle idéologie du capitalisme global. S. Žižek dénonce 169 170
Coltan, Diamant, Cuivre, Cobalt, Or… Cf., Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.62
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la tromperie hypocrite et pense que le plus grand danger réside dans les différentes formes d’intolérance, de nature ethnique, religieuse ou sexuelle. Dans son ouvrage Violence, il dénonce les dysfonctionnements de nos sociétés modernes. L’ennemi ultime est l’appareil d’État répressif (FBI, armée, système judiciaire) qui menace la survie même du groupe. On comprend alors que le modèle de tolérance multiculturelle dominant auquel nous avons aujourd’hui affaire n’est pas si innocent qu’on veut le faire croire. L’idée que le plus grand danger réside dans les différentes formes d’intolérance, de nature ethnique, religieuse ou sexuelle est aujourd’hui unanime. Mais doit-on forcément la partager ? Le modèle de tolérance multiculturelle dominant est-il si innocent que cela ? Il est possible que se masque derrière ce principe d’indulgence un processus de dépolitisation généralisé. Le multiculturalisme dépolitisé est la nouvelle idéologie hégémonique du capitalisme global, partagée aussi bien par la droite que par la gauche. S. Žižek suggère qu’une forte dose d’intolérance est nécessaire pour une meilleure critique de l’ordre actuel. Il est essentiel d’attaquer les prises de position multiculturelles défendues, et de plaider pour une nouvelle politisation de l’économie. « La tolérance, il ne devrait même pas Žižek avoir de maisons pour cela… »171. Les « politiques identitaires » multiculturelles postmodernes visent à la coexistence tolérante de groupes aux manières de vivre « hybrides », et même changeantes, divisés à l’infini en sous-groupes (femmes hispaniques, gays noirs, malades du SIDA mâles blancs, mères lesbiennes...)172 . Ce jaillissement de groupes et sous-groupes dans leurs identités hybrides, fluides et mouvantes, chacun insistant sur le droit d’affirmer son mode spécifique de vie et ou de culture, cette 171
Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l'intolérance, Paris, Climats, 2004, fiche technique. 172 Cf. ibid., p.80
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incessante diversification, n’est possible et pensable que grâce au socle de la globalisation capitaliste. Elle est la manière même par laquelle la globalisation capitaliste affecte notre sentiment d’appartenance ethnique et les autres formes d’appartenance communautaire : le seul lien reliant ces multiples groupes est le lien du capital lui-même, toujours prêt à satisfaire les demandes spécifiques de chaque groupe et sous-groupe (tourisme gay, musique hispano...). L’opposition entre les fondamentalismes et les politiques identitaires pluralistes post-moderne est en définitive un simulacre, dissimulant une profonde complicité : un défenseur du multiculturalisme peut aisément trouver attractive même l’identité ethnique la plus « fondamentaliste », à la seule condition qu’elle soit l’identité du prétendu authentique Autre (disons, aux États-Unis, l’identité tribale américaine originaire); un groupe fondamentaliste peut facilement adopter, dans son fonctionnement social, les stratégies postmodernes de la politique identitaire, en se présentant comme l’une des minorités menacées luttant simplement pour conserver son mode de vie spécifique et son identité culturelle173. Žižek cherche à définir les côtés exacts, sur les plans terminologique et idéologique, de notre coexistence. Il incite fermement le lecteur à interroger le réel selon des catégories fiables et fertiles. Fini donc, les usuelles exigences de « tolérance », de « politiquement correct », d’empathie naturelle ou d’idéologie agonisante : Žižek combat le vocabulaire intellectuel, depuis la notion impropre de « totalitarisme » pour réfuter une thèse mal acceptée. Le modèle de tolérance multiculturelle dominant n’est pas innocent. Il est possible, dit-il, qu’il se dissimule derrière ce principe d’indulgence un processus de dépolitisation généralisé. Le multiculturalisme dépolitisé est la nouvelle idéologie du capitalisme global. Il est donc nécessaire de 173
Cf. ibid., p.58-61.
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réaffirmer l’importance de la passion politique, fondée sur la discorde. Selon Žižek, « le problème ultime de la post-politique d’aujourd’hui est qu’elle est fondamentalement inter passive »174. La notion même de multiculturalisme se trouve considérablement abîmée. La volonté de diversification identitaire et de mélange des valeurs, obéit à une exigence du système. Cette notion de multiculturalisme renvoie à ce qu’elle prétend combattre et souligne avec la plus involontaire des acuités « l’homogénéisation sans précédent du monde contemporain ». Elle se heurte à une autre contradiction : le multiculturalisme est aux yeux de Žižek « une forme de racisme désavouée, invertie autoréférentielle, un racisme avec une distance » 175 . La neutralité multiculturalisme est une tromperie puisqu’elle omet le fait que le sujet est « déraciné ». C’est pourtant sur la notion de « grand Autre » 176 que Žižek appuie sa critique du multiculturalisme libéral. « Deux thèses déterminent l’attitude tolérante du libéralisme d’aujourd’hui à l’égard des Autres : le respect de l’Altérité, l’ouverture d’esprit et la peur du harcèlement, l’Autre ne pose aucun problème, mais dans la mesure où sa présence n’est pas intrusive, dans la mesure en fait où l’Autre n’est pas vraiment Autre »177. Žižek valide ces propos lacaniens. L’amour consiste à « donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » afin de contourner la « fausse tolérance du multiculturalisme libéral » 178 . Le multiculturalisme est un racisme qui vide la position de toute teneur positive. Le respect du multiculturalisme pour la spécificité de l’autre est 174
Ibid., p.72-73 Ibid., p.72-73. 176 Ibid., p.77. 177 Id. 178 Ibid., p.73 175
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ce qui affirme sa propre supériorité. Le colorant des identités particulières dissimule le fait que le sujet est déjà totalement déraciné, que sa véritable position est dénuée d’universalité. La lutte politique se transforme en combat culturel pour la reconnaissance d’identités marginales et la tolérance des différences. Le multiculturalisme « tolère l’Autre tant qu’il n’est pas le VRAI autre »179. Face à la possibilité d’un accueil des immigrés toujours plus massif, Slavoj Žižek refuse la tolérance sans limite et avance la possibilité d’une charte, dans laquelle seraient formulées « un ensemble minimal de normes qui seraient obligatoires pour tous, sans craindre qu’elles paraissent “européo centrées” : les libertés religieuses, la protection de la liberté individuelle contre les pressions collectives, les droits des femmes […] »180. 2. L’Idéologie hégémonique L’hégémonie est la domination d’une puissance d’un État. Il n’est pas superflu de souligner dans ce sens que la notion d’hégémonie, à la place d’empire, correspond mieux à la domination entre les États et les marchés financiers. Alors qu’un empire correspond plus à un pouvoir centralisé rayonnant sur une zone géopolitique délimitée par des frontières stables, une hégémonie renvoie à l’enchaînement d’une multitude d’organisations constituant un régime décentralisé, qui s’impose par des commandements indirects et par l’expansion d’une idéologie engagée par des intellectuels. Nous assistons aujourd’hui à un étrange échange entre l’Europe et l’Asie : au moment même où, pour ce qui est de l’infrastructure économique, la technologie et le capitalisme européens triomphent dans le monde entier. « En revanche, en ce qui concerne la superstructure idéologique, 179 180
Ibid., p.77 Cf, Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.124
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l’héritage judéo-chrétien est menacé sur le terrain européen par l’avancée d’une pensée new age “asiatique” qui, sous différents aspects allant du bouddhisme occidentalisé – dans lequel on reconnaît le contrepoint contemporain du marxisme occidental (différent du marxisme-léninisme asiatique) – à diverses formes de taoïsme, s’impose comme l’idéologie hégémonique d’un capitalisme global »181. 2.1. La domination idéologique Žižek se demande dans son ouvrage Plaidoyer en faveur de l’intolérance pour quelles raisons les idées dominantes ne sont-elles pas les idées des dominants ? Il pense que l’idéologie n’est que l’apparence de la non-idéologie. Si la notion d’hégémonie rend compte de la domination idéologique peut-on la contrer ? La politique apparaît selon Rancière 182 , lorsque les membres du demos ne détenant aucune position dans l’hiérarchie sociale, ne demandèrent pas uniquement que leurs voix soient entendues contre ceux qui détenaient le pouvoir, mais se présentèrent comme les représentants de la société dans son ensemble. Les exclus protestèrent contre l’élite dirigeante pour réclamer leur droit à être entendus et reconnus comme partenaire, c’est-à-dire à être considérés sur un pied d’égalité dans la négociation. La lutte politique n’est pas un débat entre les intérêts multiples, mais un combat pour faire entendre sa voix. Les foules Est allemandes, manifestant contre le régime communiste, criaient « nous sommes LE peuple », mais le slogan se transforme deux ans plus tard en « nous sommes UN peuple », signalant l’ouverture politique et l’appropriation de l’élan démocratique.
181
Slavoj Žižek, les spectres de l’idéologie, article Dans Savoirs et clinique 2002/1 (no1), pages 51 à 63 182 Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
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La cruauté 183 dont les modalités vont du carnage fondamentaliste raciste aux explosions insensées des violences commises par des adolescents et les sans abri, ne peut être expliquée que par des raisons utilitaristes ou idéologiques, un Mal de ça. Žižek explique sous un angle lacanien cette notion : « le mal-du-ça désigne le court-circuit dans la relation du sujet à l’objet-cause manquant de son désir »184. En termes plus précis, Žižek ajoute que « ce qui nous dérange dans l’autre (Juif, Japonais, Africain, Turc…) c’est qu’il paraît entretenir une relation privilégiée à l’objet, soit l’autre possède l’objet trésor, nous l’ayant soustrait, soit il menace de nous soustraire l’objet »185. Balibar 186 , quant à lui, propose un cas exemplaire qui permet de distinguer deux modes complémentaires de 183
Etienne Balibar, La crainte des masses, La violence : idéalité et cruauté, Paris, Galilée, 1995. 184 Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l'intolérance, op.cit., p.44 185 Id. 186 Etienne Balibar, La crainte des masses, p.42. Étienne Balibar, né le 23 avril 1942 à Avallon dans l'Yonne, est un philosophe français d'obédience marxiste. En 1960, Étienne Balibar est reçu comme ses parents à l'École normale supérieure, où Louis Althusser aura une influence déterminante sur lui: mais s'il adopte d'abord l'interprétation structuraliste de Marx, il s'en éloignera ensuite. En 1961, il est opposé à la guerre d'Algérie et participe aux services d'ordre des étudiants de l'unef puis de l'uec avant d’adhérer au Parti communiste dont il sera exclu en 1981 à la suite de la publication d'un article De Charonne à Vitry dans Le Nouvel Observateur..Il obtient une licence de philosophie à la Sorbonne, suivie l'année suivante d'un diplôme d'études supérieures, sous la direction de Georges Canguilhem. Le fait d'être marxiste, en philosophie, se définit pour lui comme un questionnement à l'égard de la philosophie. Il est membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009 et un militant depuis des années de la cause palestinienne. Étienne Balibar est activement engagé en faveur des immigrés clandestins qu'il désigne sous le terme de «prolétaires au sens strict». Il défend le droit de cité des étrangers en Europe, soutenant que la «frontière est, comme l'armée ou la police, une institution non
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violence sans mesure : la violence ultra-objective structurelle inhérente aux conditions sociales du capitalisme global, la création automatique d’individus exclus, inutiles, du sans abri au chômeur, et la violence ultra subjective des fondamentalistes ethniques ou religieux, racistes. La raison derrière ces violences sans mesure est la panne de l’ascenseur social, l’insécurité, la disparition de l’autorité parentale, l’absence d’amour maternel, etc. En un mot, le jeune violent est défini par les libéraux comme « une victime tragique de son environnement social et familial » 187 . Žižek est contre l’idée qu’ils le font parce qu’ils ignorent ce qu’ils font et pense que le violent sait très bien ce qu’il fait, mais il le fait néanmoins. Il est essentiel, dit Žižek, d’établir une « distinction entre cette violence dysfonctionnelle sans mesure et la violence obscène servant de support à la notion universelle idéologique » 188. Pour lui « les droits de l’homme ne sont pas réellement universels, mais des droits d’hommes blancs possédants »189 . Cela explique toute tentative de mépris de règles non écrites. Laquelle se manifeste par des explosions de violence. Ainsi les Afro-américains étaient formellement habilités à participer à la vie politique, mais le racisme démocratique interdisait leur participation effective en renforçant silencieusement leur exclusion. Raison pour laquelle Martin Luther King décriait l’exclusion des Noirs de l’égalité universelle. La vieille règle hégélienne est confirmée : le seul moyen pour exister pour une universalité est d’adopter le masque de son exact contraire. « Ces passages à l’acte violent,
démocratique qui accompagne paradoxalement la souveraineté du peuple» 187 Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l'intolérance, op.cit., p.46 188 Ibid., p.47 189 Id.
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témoignent d’un certain antagonisme qui ne peut être formulé en termes politiques »190. Dans les guerres culturelles, les réfugiés doivent apprendre à censurer leurs rêves. Il n’y a pas de Norvège même en Norvège191. On reproche aux réfugiés de vouloir étendre le concept de libre circulation des marchandises aux personnes. En d’autres termes, ils cherchent à profiter de l’État providence occidental tout en conservant leur mode de vie spécifique. Freud et Lacan insistent sur la nature problématique de l’injonction judéo-chrétienne qui nous dit d’aimer notre prochain. Ils trouvent une incompatibilité de la notion du prochain avec la dimension de l’universalité. Or la dimension humaine universelle doit être cherchée au-delà de la sympathie192. Le prochain est inhumain et l’universalité est une universalité d’étrangers, on Žižek retrouve une incompréhension réciproque. Mais Lacan ne nous parle pas seulement du désir inhumain de la mort, du désir de mort (désir du sujet de mourir, désir d’autrui de tuer le sujet, désir qui provient de la mort elle-même). Il aborde le problème de la jouissance 193 . Žižek évoque la jouissance humaine de l’autre, tout d’abord, jouissance d’autrui à me nuire gratuitement comme l’avait vu Freud194. Jouissance du sujet à 190
Slavoj Žižek, ibid., p.49 Cf. ibid., p.69 192 Cf. ibid., p.98 193 Patrice Tardieu, la jouissance inhumaine. 194 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, “L’homme, souligne Freud, n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de 191
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faire mal à autrui. Jouissance de la transgression de la Loi 195: « la jouissance […] est un mal parce qu’elle comporte le mal du prochain. C’est la présence de cette méchanceté foncière qui habite en ce prochain. Mais dès lors elle habite aussi en moi-même. Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? Car dès que j’en approche […] surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place de la Loi évanouie, donner son poids à qui m’empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la Chose »196. Mais si j’utilise cette agressivité qui vient de moi contre moi-même, cette cruauté morale par amour du prochain, je peux utiliser cette agressivité en la retournant contre lui, puisqu’il est un autre moi-même. Mon image a été construite dans le miroir du regard de l’autre. Badiou de son coté classe la radicalisation dans la fascisation, du fait que la frustration se radicalise en haine meurtrière. La violence fondamentaliste est intrinsèque au capitalisme dont l’élément essentiel est l’envie. Dans sa haine de l’Occident, le fondamentaliste reste dans le désir d’Occident197. 2.2. Une résistance identitaire En psychanalyse, le désir frustré mène à l’agressivité. De son côté Rousseau 198 distingue entre l’égoïsme, qui est s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer”. 195 Georg Wilhelm Friedrich Hegel a longuement analysé le cas d’Antigone qui incarne, pour lui, l’opposition à la Loi, op. cit., tome 2, pp. 20-43; pp. 217-219; 221. 196 Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, séminaire VII, Seuil, 1986, pp. 328-329 197 Alain Badiou, Notre mal vient de loin, Paris, Fayard, 2016, ch IV sur le fascisme culturel, p.46. 198 Jean Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, Note XV.
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l’amour naturel de soi, et l’amour propre qui cherche la destruction de l’obstacle. Dans ce dernier il n’y a pas d’effort pour réaliser un objectif, le glissement de l’investissement libidinal de l’objet à l’obstacle lui-même. La haine pousse à détruire l’obstacle, comme l’exemple des tours jumelles à New York. Or la jeunesse immigrée est frustrée et la violence est de ce fait inévitable. La violence fondamentaliste fasciste est l’une des formes de violence inhérente au capitalisme mondial comme on l’a déjà dit. « L’islamo-fascisme est une manifestation d’impuissance convertie en rage autodestructrice » 199 , dit Badiou. C’est une réaction au capitalisme, l’envie se transforme en haine. La religion n’est qu’un habillage, une subjectivation200. Dans ces conflits, les médias jouent un rôle. En opposant « civilisés » aux « barbares », la résistance face au pouvoir ne peut que se manifester par la brutalité. Dans une zone de nondroit, la violence menace de se déchaîner. Tel le cas des émeutes dans la banlieue parisienne et la flambée de violence en 2005. « Nous sommes dans une période de transition, mais de transition vers quoi ? Nul n’en a la moindre idée »201 écrivait Simone Weil au début des années 30. Une période marquée, dit-elle, d’un côté par la fin de la capacité d’extension du capitalisme libéral, qui risquait alors de s’effondrer de luimême, et de l’autre par l’absence de signes annonciateurs de tout projet socialiste viable apte à prendre le relais. Bien que réaliste face aux événements de son époque, Weil espérait tout de même que la sortie de crise s’ouvrirait sur l’émancipation des masses. Ses espoirs furent déçus. Elle assiste plutôt à 199
Alain Badiou, Notre mal vient de loin, op.cit., p. 48 Il s’agit d’une construction subjective chez l’enfant. Il s’agit d’un affect, d’un refoulement selon Landman dans La subjectivation comme condition de la conscience, Dans le refoulement, 2013, p137-164. 201 Simone Weil, Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? (1933), Paris, Herne, 2014, p. 33. 200
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l’établissement d’un « capitalisme de crise », correspondant à une concentration du pouvoir économique et politique aux mains d’États autoritaires. À notre époque, la crise semble encore une fois servir les intérêts des élites financières et des États occidentaux contre leur propre population. C’est dans ce contexte que Naomi Klein 202 , dans son ouvrage sur la « stratégie de choc » du « capitalisme du désastre », présente une critique de l’opportunisme de crise au cœur de la doctrine néo libérale. Toute crise est une ouverture des possibles, une occasion propice à la mise en place d’innovations technologiques ou financières, de réformes économiques ou de programmes politiques visant à transformer un système en bien ou en mal. Le déficit démocratique se manifeste par les crises financières qui ne sont que des crises de la démocratie et du politique, pour deux raisons : premièrement parce que des élites politiques s’enrichissent au fil des années, deuxièmement parce que les conséquences des crises affectent la souveraineté des peuples. Mais l’actuel déficit démocratique suggère que la crise du capitalisme contemporain est moins une crise financière qu’une occasion saisie pour restreindre plus de libertés individuelles et ce, paradoxalement, au nom de ces mêmes libertés, réprimant au passage les mouvements de contestation contre les politiques gouvernementales d’austérité économique. Quand nous pensons à une crise et à ses répercussions politiques et sociales nous comprenons que les populations en payent le prix. Une 202
La Stratégie du choc: la montée d'un capitalisme du désastre est un essai socio-politique altermondialiste publié en 2007 par la journaliste canadienne Naomi Klein. Le premier chapitre porte sur la torture et plus particulièrement sur les expériences de lavage de cerveau effectuées par Donald Cameroun et qui auraient été financées par la CIA. D'après Naomi Klein ces recherches étaient menées pour détruire la personnalité du sujet en lui administrant des chocs divers afin d'obtenir une «page blanche» sur laquelle on pourrait écrire une nouvelle personnalité.
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crise est la manifestation d’une rupture dont le résultat est déterminant pour l’individu ou la société. Selon les économistes néo-classiques, la crise est causée par les imperfections d’un capitalisme qui n’a pas atteint sa maturité et fut prolongée par la résistance des syndicats. Le philosophe slovène cherche à redéfinir les termes d’une politique d’émancipation véritable. Comment le projet politique européen s’est-il transformé en machine de confiscation des choix ? Se demande-t-il. C’est qu’il Žižek aurait une idéologie qui consiste à dire « pas d’idéologie »203, c’est-à-dire « pas d’autre choix que les règles du capitalisme contemporain ». Pour Žižek, nous sommes dans l’impossibilité de penser cette alternative. Il pense que nous sommes proches d’une explosion. Chez Lénine, déjà, l’utopie véritable est liée à l’urgence. On devient utopiste dès lors qu’on ne peut pas faire autrement. Nous serons de plus en plus contraints à l’utopie. Le moment utopique de Lénine, avant et juste après la révolution d’Octobre, était le fruit d’une situation totalement désespérée. L’hégémonie de l’idéologie capitaliste est telle que même la gauche se tourne vers les questions culturelles. Ce qui signifie, en réalité, qu’elle n’ose même pas imaginer une alternative économique concrète. Ainsi, la thèse implicite de toute la gauche multi culturaliste américaine est que l’exploitation des Mexicains, des Noirs serait fondée sur le racisme, et non sur des rapports de classes. Richard Rorty, l’un des philosophes du libéralisme contemporain, souligne que ce qui définit la dignité humaine n’est pas l’intelligence ou la créativité, mais l’habilité à souffrir, à être victime, à éprouver de la douleur. Lorsque l’on identifie ainsi la victimisation comme forme fondamentale, la question n’est plus « comment s’organiser ? », mais
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Entretien réalisé par Rosa Moussaoui, pour l’Humanité le 4 janvier 2006 sur la logique du capitalisme.
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« comment l’État doit-il prévenir la douleur ?»204. Tenter de définir la justice à partir des représentations de la justice partagées par des groupes sociaux ou des formes de justification socialement en vigueur revient à chercher les critères de l’injustice d’une situation dans la compréhension que des agents historiques et sociaux ont de cette situation, alors que l’injustice tient plutôt au fait qu’ils ne disposent pas des représentations qui permettent de poser leur situation comme injuste. « La seule démarche possible est donc de tenter de définir la justice du point de vue des expériences de l’injustice, en déduisant les principes de justice de l’analyse de l’expérience de l’injustice au lieu de déduire les expériences de l’injustice de principes de justice comme dans les approches rationalistes »205. C’est pourquoi Žižek conteste l’idée reçue selon laquelle le rôle de l’État diminue. L’État se retire certes de la sphère sociale. Mais si l’on considère les États-Unis post 11 septembre, jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y a eu d’État aussi fort, en termes de budget militaire, de contrôle. L’État joue, dans ce système, un rôle absolument crucial. Même le libéralisme le plus sauvage demande de plus en plus d’État. On assiste en réalité à une explosion de tous les appareils d’État. L’État contemporain néo conservateur est un État extrêmement fort. La critique du capitalisme de Marx est immanente. Il analyse le fait que c’est le capitalisme qui a ouvert un espace de liberté qu’il ne peut pas, en dernière instance, assumer. À l’avenir, la logique inhérente au capitalisme le conduira à limiter les libertés. Avec la fin du communisme, mais aussi celle de la social-démocratie, ce qui s’est éteint, c’est l’idée 204
Réponse de Slavoj Žižek dans l’Entretien réalisé par Rosa Moussaoui, pour l’Humanité le 4 janvier 2006 sur la logique du capitalisme. 205 Michael Walzer, Critique et sens commun, Paris, La Découverte, 1989; Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, 1993.
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qu’un acte collectif peut changer l’histoire. Žižek ne prétend pas avoir ni programme, ni projet, ni « solution » simple206. La gauche a sa propre responsabilité. Comme philosophe, son devoir éthico-politique n’est pas de donner des réponses, mais de reformuler des questions mystifiées et d’identifier une certaine possibilité, une potentialité pour que quelque chose puisse surgir. L’hégémonie est conceptualisée comme l’articulation d’éléments idéologiques distincts rassemblés par l’intervention d’une volonté collective qui construit une convergence d’intérêts parmi les parties constitutives. Cette articulation hégémonique transforme ces éléments en « moments » d’une « totalité structurée »207, mais cette totalité est une construction fortuite ne correspondant à aucune nécessité inhérente à la structure sociale, à savoir une correspondance objective d’intérêts au sein de classes différentes. 3. L’intrusion dans l’espace privé La seule façon de rompre avec le cercle vicieux du capitalisme est la militarisation, à savoir la suspension du pouvoir de l’économie autorégulatrice. Il ne s’agit pas de se contenter de respecter les autres, mais d’offrir une lutte commune pour un projet universel. Les réfugiés sont le prix que l’humanité doit payer pour l’économie globale, la migration étant un trait de l’histoire humaine. On ne propose pas la liberté de circulation pour tous, mais plutôt un processus de changement bien organisé. Les migrations de vaste ampleur constituent notre avenir. Un changement économique radical abolirait les conditions créant les flux de réfugiés. 206
Le 4 janvier 2006, Rosa Moussaoui s'entretenait avec Slavoj Žižek pour l'Humanité sur le thème suivant: "La logique du capitalisme conduit à la limitation des libertés". 207 Article par Alex Callinicos, Slavoj Žižek, Ernesto Laclau, Judith Butler. Une lecture critique, 17 juillet 2017.
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Parmi sa vaste bibliographie, les deux livres de Slavoj Žižek Le sujet qui fâche et La parallaxe ont un point commun : chacun d’eux est à lire comme un commentaire et un développement d’une sentence de Lacan. Le premier, Le sujet qui fâche (The Ticklish Subject), se termine sur cette injonction tirée de l’Éthique de la psychanalyse : « Il ne faut pas céder sur son désir ». Le second, La parallaxe (The Parallax View), se présente explicitement comme une tentative de tirer les conséquences de cette phrase de Lacan : « Il n’y a pas de Grand Autre ». Comme on le voit, ce sont deux phrases de tournure négative : avec la première, Žižek développe une théorie du sujet comme négativité absolue, ancrée dans ce que Hegel a appelé « la nuit de l’esprit », autrement dit le noyau de folie insondable de la subjectivité. Il en découle que celle-ci est irréductible à tout ordre d’être « positif », d’où l’impossibilité d’objectiver le sujet, et de le plier définitivement à un ordre politique quelconque. Ces deux livres forment son ontologie négative : le réel est incohérent, la subjectivité est « folle » - d’où une coïncidence, mais par la négative, du réel et du sujet du désir. L’enjeu est pour Žižek de dégager, à partir de la philosophie et de la psychanalyse, une théorie politique révolutionnaire. 3.1. L’émergence d’une négativité L’ouvrage de Žižek, Le sujet qui fâche, s’ouvre sur une critique des théories qui s’opposent au Sujet, le privé. En réhabilitant le sujet dans son unité primordiale, celui-ci Žižek est réaffirmé comme porteur d’une négativité radicale, traversant le champ social et politique. Dans cet ouvrage, Žižek s’efforce de réaffirmer le sujet cartésien. Il ne prétend pas simplement revenir à Descartes et au sujet comme transparence de la conscience à elle-même, certitude immédiate du « je pense », mais mettre en lumière le moment de folie propre à la subjectivité, sa dimension excessive. 85
Le paradoxe de ce sujet est d’avoir accès à lui comme conscient sur un fond d’une incohérence fondamentale qui n’est autre que son inconscient : le sujet ne se constitue que dans une obscurité face à lui-même. L’acte même d’émergence violente de la conscience doit être refoulé, et l’inconscient est ce refoulement lui-même. Reprenant les analyses hégéliennes consacrées à la vie éthique, Žižek voit cette négativité dans l’arrachement de l’individu à sa communauté d’origine, pour rejoindre l’ordre de l’universel, puis se réinsérer dans sa communauté (famille, travail, amis), mais en ayant intégré ce moment d’arrachement, changeant ainsi le sens même de cette vie particulière208. Le pouvoir de la subjectivité est fondamentalement un pouvoir perturbateur ; il participe de ce « travail du négatif » : le sujet brise, divise, toute substance donnée immédiatement pour lui imposer violemment un contenu universel. Quand je reviens dans la communauté d’où je suis parti, je ne suis plus le même homme, car je suis devenu individu et citoyen universel. Quoique le sujet se constitue bien par l’événement d’une rupture « sauvage », il continue toutefois de vivre dans la vie quotidienne, paisible, « domestique ». Ceci lui permet de cerner l’aspect révolutionnaire de l’entreprise paulinienne : le Christ comme Sujet est l’événement violent qui brise la communauté juive et plus encore, selon Badiou et Žižek, le christianisme paulinien serait assimilable à une communauté révolutionnaire, de type léniniste ou même, toujours selon Žižek, de type psychanalytique. Ce que met en avant Žižek, c’est que la vie quotidienne n’est pas nécessairement le contraire de la vie authentique, dès lors qu’elle a été perturbée par l’événement de vérité et qu’elle travaille au quotidien à le soutenir. Au quotidien, le leader politique travaille dans des occupations sans gloire, il se salit 208
Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche, op.cit., p.323.
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les mains, il accepte d’occuper la position du pouvoir, mais il faut cela pour qu’un projet authentique avance… « Telle fut la grandeur de Lénine : […] il assuma héroïquement la tâche coûteuse de diriger effectivement l’État de faire tous les compromis nécessaires, mais aussi de prendre les dures mesures nécessaires et de faire en sorte que le pouvoir bolchevik ne s’effondre pas »209. Le sujet vient donc se glisser entre la quotidienneté et l’authenticité, comme acte qui perturbe cette opposition. On comprend du même coup que ce que Žižek reproche à Heidegger, c’est son conservatisme 210 : c’est d’être passé immédiatement du constat de la médiocrité de la civilisation moderne (règne de la foule, anonymat, irrésolution…) au retrait dans la contemplation extatique de l’Être (vie dans la cabane de la Forêt Noire, retrait dans une nature immémoriale, en allant tirer l’eau au puits, etc.) sans avoir envisagé une position qui serait à la fois ancrée dans la quotidienneté et en même temps, résolue et politique; autrement dit une forme de publicité qui ne serait pas le dévoiement du Dasein, ou encore : l’action politique révolutionnaire. La négativité pure du sujet est donc foncièrement politique, et c’est ainsi qu’on peut comprendre qu’elle ne soit rien de positif, ce n’est pas un pur mirage ou un simple retrait dans la vie intérieure. « Cette irruption de la négativité abstraite, d’après Žižek, possède de nombreux noms, de la Chute d’Adam jusqu’à la Révolution française, en passant par Socrate et la crucifixion du Christ : dans tous les cas, un geste négatif a rongé l’ordre social substantiel donné pour fonder un ordre supérieur plus rationnel »211. C’est pourquoi Žižek conteste la vision foucaldienne du sujet, selon laquelle celui-ci serait une formation de pouvoir 209
Id. Cf. Ibid., p.326 211 Article de Slavoj Žižek à la croisée de Georg Wilhelm Friedrich Hegel et de Jacques Lacan du mardi 19 juin 2012 dans nonfiction. 210
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qui est toujours déjà soumis à ce pouvoir, même quand il Žižek résiste. Žižek dit que nous sommes appelés à être des sujets par rapport à un ordre symbolique qui nous dépasse, ce que Lacan nomme le Grand Autre. Mais cette interpellation a pris un tour nouveau dans le monde contemporain : « N’estce pas un fait qu’aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes, en tant qu’individus, interpellés sans même en avoir conscience : notre identité est constituée pour le grand Autre par une série de fichiers d’information digitalisées (médicales, policières, éducatives…) dont, pour la plupart, nous n’avons pas conscience, si bien que l’interpellation fonctionne (détermine notre place et notre activité dans l’espace social) sans aucun geste de reconnaissance de la part du sujet concerné ? »212. Influencé par Judith Butler213, Žižek concède que, face à cet ordre social, la résistance ne peut pas venir simplement de l’Inconscient. Il faut en fait distinguer deux types de sujet : le sujet du désir et le sujet de pulsion : « Alors que le sujet de désir est fondé sur le manque constitutif […], le sujet de pulsion est fondé sur un surplus constitutif, c’est-à-dire sur la présence en excès d’une Chose intrinsèquement impossible, 212
Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche, op.cit., p.540 Judith Butler est une philosophe américaine née le 24 février 1956 à Cleveland. Professeure à l’Université Berkeley depuis 1993, une thématique importante de sa réflexion est celle de la vulnérabilité. Ses premiers écrits portent, dans le sillage de la French theory, sur l’ambivalence du sujet en tant que soumis à un pouvoir et produit par cette soumission même. Sa théorisation de la « performativité du genre», à partir du triple héritage de la théorie austinienne des actes de langage, du féminisme français et de la déconstruction, a constitué un apport majeur dans le champ des études féministes. Ses écrits ultérieurs, qui sont l’occasion d’une critique de la politique étrangère des États-Unis de l’après–11-Septembre, traitent de la guerre, du deuil et des figures de la dépossession comme le prisonnier extrajuridique ou le réfugié. Judith Butler est intervenue publiquement sur des questions politiques contemporaines, comme celle des droits des homosexuels et, plus récemment, sur le conflit israélo-palestinien.
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et qui ne devrait pas être là, dans notre réalité présente – la Chose qui est, bien sûr, le sujet lui-même »214. 3.2. La subjectivité en acte Or, le pouvoir ne s’appuie pas uniquement sur un ordre réglé légalement, mais aussi sur l’attachement des sujets à cet ordre, c’est-à-dire sur un soubassement de désir sans lequel l’ordre symbolique ne pourrait pas perdurer : pas d’obéissance sans désir d’obéir. Mais de ce fait, le sujet constitue bien une résistance potentielle, en tant qu’il est « travaillé » par ce surcroît de la pulsion et qu’il peut s’y soumettre, mais aussi bien choisir d’affronter directement ce noyau traumatique logé en lui, et d’accomplir ainsi un acte de rupture violente. Le surcroît obscène de la soumission se mue alors en surcroît révolutionnaire. Le Sujet, en tant qu’agression violente de l’universelle éthique dans l’ordre « naturel » de l’être, est aussi politique. La condition du sujet est d’être assujetti, domestiqué pour vivre dans le monde quotidien ; mais ce sujet est aussi un foyer de révolte. En ce sens, comme nous l’avons vu, l’obéissance au pouvoir ne se fait pas sans désir. Dès lors, il est faux de croire que les pouvoirs coercitifs répriment le désir : bien au contraire, ils se soutiennent de lui. Žižek est proche de Foucault et Deleuze, mais il maintient une image démoralisatrice de la subjectivité – qui n’est certes plus le sujet cartésien, mais le sujet « fou », « sauvage » qu’il a mis au jour à partir de l’idéalisme allemand215. L’acte de la subjectivité est un geste esthétique puisqu’il découle de l’opération violente de l’imagination transcendantale et éthique. Il me confronte à la question de savoir ce que je suis capable d’accomplir comme travail sur 214 215
Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche, op.cit., p. 412 Cf. Ibid., p.509
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mes pulsions et à quel point je veux désirer ; enfin, il est politique, car il peut bouleverser l’ordre social, en tant que le sujet est ce lieu vide inclus dans l’ordre symbolique. Et même si vous cédez sur votre désir, dit Žižek, c’est encore que vous cédiez au désir d’autrui : même l’obéissance à un chef fasciste est soumission à son désir obscène. Accéder au politique, c’est donc accéder à son désir, c’est lui rester fidèle. Échouer à se constituer comme sujet, c’est céder sur son désir. Ce que souligne Žižek, c’est la formation du sujet comme acte vide qui n’est pourtant pas rien du tout, sans qu’il s’inscrive pour autant dans l’ordre positif du monde. On serait alors tenté de dire qu’un tel acte de subjectivation restera purement formel s’il ne revêt pas un contenu positif. Cependant, ce contenu n’est pas extérieur à l’acte lui-même et il n’est donc jamais donné d’avance. Tout ce que peut faire le philosophe, ce n’est pas de nous dire ce que nous devons désirer, c’est de nous inciter à être résolus dans ce que nous faisons, à ne pas reculer devant la dimension bouleversante du désir. Oser obéir à un « Tu peux ! » qui n’émane d’aucune figure du Maître et qui est le risque d’un geste négatif par rapport à tout ce qui se peut déjà. Libérer le désir n’est pas synonyme d’une libération d’instincts bestiaux qu’une saine éthique devrait interdire. Le sujet est bien celui qui n’a pas peur de désirer. C’est pourquoi « la maxime de Lacan, “Ne pas céder sur son désir !”, assume pleinement le paradoxe pragmatique consistant à ordonner d’être libre : elle exhorte à oser »216. Selon une lecture marxisante du XXe siècle, le capitalisme agencerait la mondialisation de manière à préserver l’habitacle « d’une sphère fermée sur elle-même dont l’intérieur privilégié est séparé de l’extérieur ». Cette logique 216
C’est sur ce point que Žižek s’oppose à Foucault et Deleuze: il nous incite à maintenir, face à tout ordre économique, politique, moral, esthétique etc., la position d’un universel vide, le Sujet, garant de la liberté.
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repose sur une division de classe violente et imposée à la planète entière, « séparant ceux qui sont protégés par la sphère de ceux qui en sont exclus et qui se trouvent de ce fait en position de vulnérabilité »217. En dénonçant le rôle actif des États les plus riches du monde dans le processus de corruption de nombreux États dont proviennent les flux humains tentant de rejoindre l’Union européenne (comme la Syrie, la Libye, l’Irak, la Somalie, ou encore la République Démocratique du Congo), S. Žižek évoque vaguement des rapports commerciaux impliquant des compagnies au pouvoir économique colossal, et aussi, des interventions militaires délibérées et illégales. Žižek s’inquiète de cette participation active des États les plus riches dans les processus de corruption des États précédemment cités puisqu’il pense qu’une partie non négligeable des réfugiés issus de ces pays tiennent l’Europe entre autres comme responsable de leur situation, bien que l’Allemagne et la France aient été opposées à l’invasion militaire nordaméricaine en Irak dès 2003. Les causes du terrorisme généralisé dans l’Orient musulman seraient donc décelables dans l’identité européenne, et dans le refus de critiquer le projet idéologicopolitique défendu à travers une construction européenne de type industrielle et économique et non éthique, sociale et solidaire. Selon Žižek, il faut « focaliser notre attention sur le capitalisme mondial actuel et concevoir l’islamo-fascisme comme l’un des modes de réaction à l’attrait exercé par ce capitalisme qui […] prend la forme d’un renversement de l’envie d’Occident en haine »218.
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Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.13 Ibid., p.111.
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Quatrième partie Pour une nouvelle moralité Žižek propose de contrer le chantage 219: il faut mettre fin au pouvoir de « l’économie autorégulatrice » qui repose sur le mythe de la liberté des échanges et la libre circulation des hommes en s’appuyant sur une sorte de « militarisation » qui organise, coordonne au niveau mondial les flux migratoires chaotiques sur la base d’un contrat avec ces populations dont les modes de vie s’avèrent incompatibles avec le pays d’accueil. Ce contrat doit reposer sur des obligations réciproques : celles de ces populations à respecter les normes occidentales (par exemple, les libertés religieuses, individuelles, l’égalité de l’homme et de la femme, etc.) et celles de ces sociétés à garantir dans ces limites la liberté culturelle des nouveaux groupes. Un tel contrat implique le refus de la critique de la gauche humanitaire des valeurs européo centrées. Le problème politique en effet ne doit pas être posé en termes de multiculturalisme, mais en termes de conflit entre les différentes visions des modalités et des conditions de coexistence des différentes cultures. Si le flux chaotique des migrants coïncide avec l’économie globale, il faut se préparer à des vagues migratoires encore plus fortes, plus soudaines, et sans doute d’une ampleur sans précédent. Celles-ci provoqueront des crises économiques aussi bien que des désastres de l’environnement. Ces mouvements imprévisibles nécessiteront de repenser la souveraineté nationale et la coopération globale. Il faudra alors s’attaquer aux causes économiques de ces flux. 219
Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit., p.15.
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1. Justice libérale Žižek soutient l’idée qu’il faudrait conjuguer quatre étapes, afin de s’attaquer efficacement à la violence et pour une meilleure justice : une justice égalitaire stricte (tout le monde devrait payer le même prix en termes de renonciations — mêmes normes mondiales de consommation d’énergie par habitant, d’émissions de dioxyde de carbone, etc.); la terreur (châtiment impitoyable pour tous ceux qui violeraient les mesures protectrices imposées); le volontarisme (assumer le fait de prendre des décisions à grande échelle allant à l’encontre de la logique capitaliste); la confiance dans le peuple (on ne doit pas craindre de réactiver la figure de l’informateur, qui dénonce les coupables aux autorités)220. Cette réhabilitation de la terreur révolutionnaire s’insère d’ailleurs dans la remise en question que Žižek fait de l’ensemble de la gauche. Le blâme qu’il lui adresse est d’avoir renoncé à tout projet politique radical et d’accepter le capitalisme de marché comme si c’était le seul choix possible. En ce sens, la gauche est tout aussi captive de l’emprise symbolique du capitalisme que l’ensemble de la société : « Aujourd’hui, nous ne faisons plus que nous imaginer que nous ne croyons pas vraiment en notre idéologie – malgré cette distance imaginaire, nous continuons à la pratiquer. Nous ne croyons pas moins, mais beaucoup plus que nous l’imaginons » 221 . Žižek nous fait remarquer qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Ce à quoi la gauche ne fait pas exception. Il va de soi que la faiblesse des systèmes communistes a porté un coup sévère à toute forme d’opposition au capitalisme. Žižek souligne aussi un autre facteur contribuant à cette inertie : « La notion de “totalitarisme” a toujours été une notion au service de l’opération complexe visant à 220
Cf. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, p.134 (ainsi que dans son ouvrage Robespierre, op.cit. p.58.) 221 Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce, op.cit., p. 10
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neutraliser les radicaux libres »222, en rendant toute critique radicale de gauche suspecte d’être le double de la dictature fasciste de droite. Les horreurs des totalitarismes (de droite et de gauche) fait que ce doute freine toute lutte véritable contre le capitalisme. Žižek ne cesse de répéter que la gauche n’est plus prête à payer le prix d’un changement véritable, qu’elle préfère, à l’image d’une époque inondée par des produits vidés de leur substance (café sans caféine, etc.), une « révolution sans révolution ». Et pourtant, on pourrait répliquer que faire l’impasse sur les failles de la violence révolutionnaire ou prétendre faire revivre les naufragés mêmes de la participation démocratique revient à ne pas vouloir la révolution du tout. La voix de Žižek est une manière de pallier le grand manque de toute théorie révolutionnaire, l’enracinement dans un vaste mouvement populaire. Vaut mieux s’attirer les foudres que prêcher dans le désert, tel est le risque assumé par le philosophe slovène. Si, chez Žižek, la critique assez abondante du capitalisme s’accompagne d’une injonction à l’action révolutionnaire plutôt décevante, c’est que ce fossé entre la dimension analytique (dissection de nos croyances et modes d’agir en vigueur) et la dimension normative (ce qui doit être fait en vue d’un changement radical) est symptomatique des pensées critiques contemporaines. Quelles sont les conséquences politiques que Žižek semble tirer de ses hypothèses : le sujet divisé entre logique et vérité ne tenant que sur la fiction du grand Autre ? « La fiction du grand Autre est mise à mal depuis la perte de foi dans les grands récits (biblique, hégélien, marxiste, etc.) »223. Il n’existe plus de légitimité aux grands récits, aux textes pour fonder le grand Autre politique, d’où la tentation 222
Slavoj Žižek, Vous avez dit totalitarisme?, op.cit., p.11 Cf., Patrick Landman, À partir de Žižek: nouvelles subjectivités ou nouveau sujet?, Dans Figures de la psychanalyse 2013/1 (n 25), pages 95 à 100
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de l’individualisme et surtout l’importance du rapport aux petits autres. En droit, le contrat entre petits autres remplacent de plus en plus la loi. Žižek pense que l’attaque de Marx, Freud, Darwin et quelques autres, c’est-à-dire les grandes figures de la modernité, participe de cette évolution vers la disparition de la dimension du grand Autre. Chacun, dit Žižek, se doit de régler sa subjectivité sur l’effacement du grand Autre. « À chacun sa part de jouissance » avec comme idéal le droit à la jouissance pour tous ». Ainsi, on pourrait croire que Žižek a un projet politique, il admet e une sortie du « ici » et « maintenant », il croit que l’humanité peut sortir de la « caverne platonicienne », il croit au sujet de la révolution. S. Žižek pense que l’héritage chrétien rompt avec cette logique mortifère et perverse. C’est rompre ce cercle vicieux de la Loi et de sa transgression fondatrice. « La tradition judéo-chrétienne est donc à opposer strictement à la problématique gnostique et New Age de l’épanouissement et de l’accomplissement personnels : lorsque l’Ancien Testament nous commande d’aimer et de respecter notre prochain, ce n’est pas notre double imaginaire, notre semblable, qui est convoqué, mais le prochain en tant que Chose traumatique. Contrairement à l’attitude New Age qui en dernier ressort réduit l’Autre ou le Prochain à mon image au miroir, ou à une mesure le long de la voie de mon propre accomplissement individuel »224. Notre philosophe établit un lien entre le Décalogue et les Droits de l’homme, ceux-ci étant vus comme une volonté de transgression et de destruction de toute loi symbolique. « Il est également crucial de garder à l’esprit le lien unissant le Décalogue (les commandements divins imposés traumatiquement) et son envers moderne, les “Droits de 224
Slavoj Žižek, La parallaxe, Paris, Fayard, 2008, p.160.
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l’homme”. Comme l’expérience de notre société libéralpermissive et post politique le démontre amplement, les Droits de l’homme sont en fin de compte, dans leur cœur même, les Droits autorisant la violation des Dix Commandements. Le “droit à la vie privée” : le droit à l’adultère, en secret, où personne ne me voit ni n’a le droit de fouiller ma vie. “Le droit au bonheur et à la propriété privée” : le droit de voler (d’exploiter autrui). “Liberté de la presse et des opinions” : le droit au mensonge. “Le droit pour les citoyens de posséder des armes” : le droit de tuer. Et enfin, “liberté des croyances religieuses” : le droit d’adorer de faux dieux » 225 . On peut également voir que les Droits de l’homme ne sont pas simplement opposés aux Dix Commandements, mais que, en tant qu’ils les produisent, ils représentent leur propre transgression : il n’est pas de Droits de l’homme sans Décalogue. Il reste donc à briser le cercle vicieux de la Loi/péché. La référence au Christ par Slavoj Žižek est pertinente, car le Christ demande de bouleverser la logique circulaire de la vengeance et du châtiment destinés à rétablir l’équilibre de la Justice : le remplacement de la logique du talion. Et en même temps d’accepter, par amour, l’autre réellement, non pas comme double de soi-même, mais l’amour vrai, l’autre car autre que soi. L’altérité radicale empêche la transgression permanente. « C’est cet héritage chrétien du “découplage” qui est menacé aujourd’hui par les “intégrismes”, et tout spécialement lorsqu’ils se disent chrétiens. Le fascisme n’implique-t-il pas, en dernière analyse, le retour aux mœurs païennes qui, refusant l’amour de l’ennemi, cultive l’identification totale avec sa propre communauté ethnique ?226». Slavoj Žižek sait bien, en tant que psychanalyste, que sans manque, un être est incapable d’amour : le mystère de l’amour 225 226
Ibid., p.161 Ibid., p.186
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est l’incomplétude. Seul un être imparfait et soumis au manque peut aimer : nous aimons parce que nous ne savons pas tout. Un amour qui évite la transgression, le ressentiment, la vengeance et la logique du plus-de-jouir mortifère. Et donc, il met à bas le plus-de-jouir capitaliste. En pensant que l’héritage chrétien est plus révolutionnaire que l’extrêmegauche elle-même ! 2. Tolérance morale Žižek tente de démontrer « qu’il est possible et même nécessaire aujourd’hui de penser et d’agir radicalement contre les tendances politiques actuelles qui favorisent la tolérance et le multiculturalisme » 227 . La tolérance est aujourd’hui la nouvelle vertu phare de la science politique. Intégration, ouverture, compréhension de l’autre, hybridité : toute pensée politique doit avoir à son registre un discours sur la tolérance. Un contenu cruel marque ses propos : Cela tient non seulement à l’urgence de la situation — l’échec des derniers sommets sur l’environnement montre à quel point la logique du capital devient néfaste dans ce domaine —, mais aussi au messianisme propre aux courants révolutionnaires. Comme le répète souvent Žižek, à l’injonction il faut faire quelque chose, il faudrait opposer la volonté de réfléchir et « de dire ce qu’il faut dire »228. Et cette réflexion, loin de la critique, doit se centrer sur les formes de la lutte. Il Žižek a bien sûr ici un obstacle majeur à surmonter (ou à assumer) : la fonte des révolutions tout le long du XXe siècle et dont le stalinisme est le symbole. L’attitude de Žižek à ce propos est d’un grand courage, puisqu’il affirme que, au lieu de considérer le stalinisme (le totalitarisme) comme une simple déviation des luttes révolutionnaires, il faut le considérer comme inscrit au cœur même de tout 227 228
Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, op.cit., p. 72-73 Cf., Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce op.cit., p.22.
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véritable projet d’émancipation. Tel qu’il l’explique dans sa préface aux discours de Robespierre : « La dure conséquence qu’il nous faut accepter ici, c’est que cet excès de la démocratie égalitaire sur la procédure démocratique [c’est-àdire l’irruption véritable de ceux qui jusque-là n’ont pas compté dans les processus politiques : les dépossédés, les exclus ne peut que s’institutionnaliser sous la forme de son contraire, comme terreur révolutionnaire démocratique »229. Le problème étant comment réinventer cette terreur aujourd’hui. Ce qui, en reprenant la formule de Lénine, se traduit par une volonté de retourner au point de départ : « Commencer par le commencement ». Commencer à nouveau le projet révolutionnaire et, par la même occasion, faire advenir au plus vite cette nouvelle ère qui vient sceller le temps de la fin — qui n’est autre que cette fin sans fin du capitalisme. C’est pourquoi Žižek fait recours à la distinction, établie par Walter Benjamin, entre violence mythique et violence divine. Alors que la violence mythique est un moyen d’imposer la loi, à l’origine de la souveraineté étatique, la violence divine est l’expression de l’excès de vie, elle n’est que le signe de l’injustice présente partout dans le monde, un monde disloqué sur le plan éthique. « Quand des individus extérieurs à la structure du champ social frappent “à l’aveugle” en exigeant et en appliquant une sorte de justice/vengeance immédiate, il s’agit bien de violence divine »230. La violence émancipatrice des dépossédés, telle est la violence divine. Violence déterminée donc par la volonté de justice, de liberté. Ce qui la distingue de la barbarie nazie, par exemple, laquelle s’enracine dans un projet de subordination. Tel que l’avait compris Robespierre, une révolution n’est qu’un crime éclatant qui détruit un autre crime si elle ne 229 230
Slavoj Žižek, Robespierre: entre vertu et terreur, op.cit., p. 50 Slavoj Žižek, Violence, op.cit., p. 269.
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s’accompagne pas de la foi dans l’idée éternelle de la liberté. L’usage de l’adjectif divin ne doit pas induire en erreur. Dieu ne sert nullement de caution à la violence révolutionnaire : « Si la mort du Christ sur la croix signifie quelque chose, c’est bien qu’il faut renoncer à la notion de Dieu en tant que gardien transcendant nous garantissant le bonheur au bout du chemin, autrement dit au concept de théologie historique. La mort du Christ sur la croix incarne la mort de ce Dieu protecteur […] la violence divine est le signe de l’impuissance de Dieu »231. Cette relecture de la portée de la crucifixion — il n’y a nulle autorité supérieure pour veiller sur nous — conduit à l’abandon de la téléologie de l’Histoire propre au marxisme. S’il n’y a ni Dieu ni sens de l’Histoire qui revêt nos actes de signification, il ne nous reste plus qu’à porter « le terrible fardeau de la liberté »232. C’est pourquoi il n’y a pas de critère objectif, qui permette de qualifier un acte de violence divine : « C’est au sujet seul de prendre le risque de l’interpréter et de l’assumer comme un acte de violence divine » 233 . Sans la nécessité qui lui est sous-jacente, la violence émancipatrice est un acte de pure liberté, un saut dans le vide234. C’est ici qu’apparait la notion d’acte éthique qui est la clé de justification de la violence politique. Un tel acte n’est pas seulement au-delà du principe de réalité, « il consiste plutôt en une intervention qui change les données mêmes sur lesquelles s’appuie le principe de réalité […] une intervention dans la réalité sociale qui bouleverse ce qui est perçu comme possible ; il n’est pas simplement “au-delà du Bien”, il redéfinit ce qui vaut comme Bien »235. Cette redéfinition du cadre normatif de la société, et par conséquent de la perception des possibles, est le propre de l’acte éthique. 231
Ibid., p.267. Id. 233 Ibid., p. 266. 234 Alex Callinicos, Slavoj Žižek, Ernesto Laclau, Judith Butler, Une lecture critique, 2017, page 58. 235 Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche, op.cit., page 509. 232
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Le seul moyen de rejeter l’opposition entre tolérance et fondamentalisme est de suspendre l’espace neutre (qui n’est jamais vraiment neutre) de la loi, c’est-à-dire la « suspension politique de l’Ethique » : il faut agir contre la Loi dans une référence à la vraie Universalité, il faut « suspendre le cadre point d’exclusion – il faut pouvoir dire : « Nous sommes tous des travailleurs immigrés ! ». Par ailleurs, son intolérance n’est pas une grande découverte – s’il nous est toujours possible de parler d’intolérance, puisque, excepté pour le titre, il ne mentionne quasiment jamais ce mot. Le désaveu du moment politique tant critiqué par Žižek semble une idée que son écriture perpétue. « Politiser l’économie ! », énoncé comme un slogan, n’a-t-il pas quelque chose de la métapolitique, autre forme de désaveu politique ? Žižek cite Olivier Malnuit et dresse 236 la liste des dix commandements du communiste libéral : - Donne tout gratuitement (suppression des copyrights…) - Change le monde (révolution globale) - Sois attentif (responsabilité sociale) - Sois créatif (nouvelles technologies et sciences) - Dis tout (pas de secret- culte de la transparence) - Ne t’aligne pas bêtement (communication smart) - Retourné à l’école (formation continue) - Comporte-toi comme en enzyme (provoque collaboration sociale) - Meurs pauvre (rends ta fortune à ceux qui en ont besoin) - Substitue-toi à l’Etat (partenariats). Il n’y a donc aucune garantie ontologique, aucune « grandeur véritable » dirait Heidegger. Devant lui, le sujet est libre, il peut être fidèle à l’Événement ou non et en ce sens, 236
Slavoj Žižek, Violence, Paris, Au diable Vauvert, 2008.p.31. (Article “Pourquoi les géants du business se prennent – ils pour Jésus?”, Tecknikart, Fev 2006, p.32-37)
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l’Événement ne suppose justement pas de regard objectif. Il n’existe que politiquement, c’est-à-dire par l’engagement du sujet vis-à-vis d’un Événement particulier qui vaut pour l’Universel. On touche ici au cœur de l’articulation sujet/politique proposée par Žižek:« Sujet » est plutôt la contingence qui fonde l’ordre ontologique positif lui-même, le « médiateur évanescent » dont le geste d’auto-effacement transforme la multitude chaotique pré-ontologique en semblant d’ordre « objectif » et positif de la réalité. En ce sens précis, toute ontologie est « politique », fondée sur un acte de décision subjectif contingent et désavouée237. Žižek ne propose rien de moins qu’une nouvelle utopie, une réorganisation totale de l’espace socio politique par un acte de foi et de fidélité envers un nouvel universalisme qui admet l’antagonisme fondamental de l’espace socio politique. Cette tension vers l’Universalisme est précisément ce qui justifie une suspension temporaire de l’éthique et même, l’exercice de la violence politique. Žižek prend pour exemple d’acte politique l’appel du général De Gaulle lors de la Seconde Guerre Mondiale238. Depuis Londres et presque seul, De Gaulle propose une suspension particulière de l’éthique de la loi au nom même d’une éthique de l’Universel à venir. La politique identitaire ne serait pas différente des divers courants fondamentalistes. C’est cette confusion qui permet aux différents fondamentalismes d’adopter des stratégies rhétoriques similaires et de se présenter comme un groupe opprimé cherchant à protéger sa culture contre l’intolérance ambiante. À partir d’un argument similaire, Žižek rejette les cultural studies et le multiculturalisme qui auront toujours tort tant qu’ils ne modifient pas leurs théories, à commencer par l’idée même de sujet et, par la suite, leur conception du politique239. 237
Cf., Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche, op.cit., p.212. Cf. Ibid., p.309. 239 Cf., Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, op.cit. p.11 238
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L’acte politique est caractérisé selon Žižek par l’absence de support fantasmatique. Il est donc extrêmement traumatique puisqu’il surprend toujours son agent qui ignorait totalement qu’il « allait le faire ». Il faut résister à l’envie de considérer cet acte moralement pour plutôt le considérer dans toute sa singularité, au-delà même du bien et du mal. 3. Vers une paix et une solidarité universelle Il paraît donc urgent de développer une solidarité mondiale ou globale. La seule chose qui pourrait empêcher la catastrophe serait le volontarisme ou en d’autres termes notre libre décision d’agir afin de remédier au déficit démocratique et capitaliste. Lequel se manifeste par l’immixtion de l’État libéral dans les libertés privées. Le déficit de la démocratie240 constitue une cause majeure de la violence. L’Europe démocratique n’a en réalité jamais existé. Elle s’est construite divisée entre deux systèmes : le modèle anglo-saxon qui veut s’adapter à la modernisation, et le modèle franco-allemand qui cherche à préserver le vieux modèle européen. Ce sont les deux faces d’une même pièce qu’est l’Europe « démocratique ». La solution est donc de renoncer au retour à une forme idéalisée du passé et d’arrêter de se convaincre qu’on n’a pas le choix. Cette mondialisation au visage européen est à remplacer par le dialogue critique, une nouvelle conception de l’Europe qui suppose de sauter dans l’inconnu. Toute crise est à l’origine d’un nouveau commencement. Un non croyant doit tirer des conséquences pratiques de la croyance 241 . Comme cité nous avons besoin d’une récupération à travers la répétition, le dialogue critique242. Il va falloir renoncer aux tabous de la gauche : un ennemi est une 240
Cf. Ibid., p.18 Cf. Ibid., p.33 242 Cf. Ibid., p. 20 241
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personne dont on n’a pas encore entendu l’histoire. Chacun devrait donc pouvoir exposer son point de vue. Le criminel par excellence peut se présenter comme la victime absolue. En vue d’aboutir à une paix et à une solidarité universelles, on doit rejeter l’idée que la protection de son mode de vie est raciste et affirmer que notre mode de vie est menacé par le capitalisme mondial, non par l’afflux des réfugiés. Se défaire de la peur pathologique de la gauche d’être coupable d’islamophobie ; les intégristes musulmans les accusent d’être hypocrites et qu’ils dissimulent une haine de l’Islam. Il va falloir aussi abandonner l’équation entre religion politisée et fanatisme. Nous devons condamner catégoriquement l’utilisation des textes religieux comme moyen de légitimer une politique contemporaine. « La seule solution est d’accepter le fait que la violence divine est terriblement injuste. Elle est excessivement destructrice »243. Žižek nous alerte « Notre société, nos politiques, sont tous “incapables” d’imaginer le changement qu’il nous faut. Défiance des politiques, manque de confiance dans les politiques de droite comme de gauche, affrontement gauchedroite, mais aussi affrontements gauche-gauche et droitedroite... Les politiques sont en total déphasage avec l’opinion publique »244. En Europe, la colère populaire confirme une exaspération sociale, d’un profond désir de changement. Manquent encore la stratégie politique permettant de le faire aboutir et l’espoir de le réaliser. Les mouvements de protestation en Europe ont permis deux imaginations. La première, formée par le pouvoir et les médias, repose sur une dépolitisation de la crise : les mesures de restriction budgétaire adoptées par les gouvernements ne sont pas un choix politique, mais une réponse technique à des 243
Cf. Ibid., p. 54 Slavoj Žižek, Pour sortir de la nasse, article du Monde diplomatique Janvier 2011
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impératifs financiers. La morale, c’est que si nous voulons que l’économie se stabilise, nous devons nous serrer la ceinture. L’autre histoire, celle des grévistes et des manifestants, suppose que les mesures de modération ne constituent qu’un outil aux mains du capital pour démolir les dernières ruines de l’État-providence. Après des années d’État-providence durant lesquelles les coupes budgétaires étaient accompagnées de la promesse que les choses reviendraient un jour à la normale, nous entrons dans un état d’urgence économique permanent. Une nouvelle époque porte la promesse de plans d’austérité plus sévères, d’économies plus drastiques sur la santé, les retraites et l’éducation, ainsi que d’un avertissement accru de l’emploi. N’ayant plus le choix, la gauche doit relever le redoutable défi qui consiste à expliquer que la crise économique est d’abord une crise politique, loin d’être naturelle, que le système existant résulte d’une série de décisions essentiellement politiques, tout en restant consciente que ce système obéit à une fausse logique qu’on ne saurait outrager les règles sans exciter un désastre économique. Il serait illusoire d’espérer que la crise toujours à l’œuvre n’aura que des conséquences limitées et que le capitalisme européen continuera de garantir un niveau de vie correct à une majorité de la population. Miser sur le concours des circonstances pour atténuer les dégâts de la crise est un leurre. Nous sommes submergés, dit Žižek, d’attaques contre les terreurs du capitalisme : des enquêtes journalistiques, des reportages télévisés et des ouvrages consacrés aux industriels qui saccagent l’environnement, aux banquiers corrompus qui s’engraissent de bonus tandis que leurs coffres liquident l’argent public, aux fournisseurs des chaînes de prêt-à-porter qui exploitent des enfants à la hauteur de douze heures par jour. Le but de ces critiques consiste à réguler le capitalisme et non pas à contester les instruments institutionnels de l’État de droit. 105
Pour Marx, la question de la liberté ne se situe pas dans la sphère politique : les élections Žižek sont-elles libres, les juges indépendants, les droits de l’homme respectés ? La clé d’une liberté véritable est à chercher plutôt dans le réseau « apolitique » des relations sociales, depuis le travail jusqu’à la famille, où ce n’est pas le renouvellement politique qui apporterait le changement nécessaire, mais une transformation des relations sociales dans l’appareil de production. Jamais en effet on ne demande aux électeurs d’établir qui doit posséder quoi, ou de se prononcer sur les normes de management en vigueur sur leur lieu de travail. Inutile d’espérer que la sphère politique approuve d’étaler la démocratie à ces domaines loin d’elle, en organisant par exemple des banques « démocratiques » sous contrôle des citoyens. Dans ce domaine, les transformations radicales se situent au-delà de la sphère des droits légaux. Il arrive, bien sûr, que les procédures démocratiques mènent à des conquêtes sociales. Mais elles n’en demeurent pas moins un rouage de l’appareil d’État bourgeois, dont le rôle consiste à garantir la reproduction optimale du capital. Deux fétiches doivent donc être renversés simultanément : celui des « institutions démocratiques »245, d’une part, mais aussi celui de leur contrepartie négative, la violence.
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Slavoj Žižek, Pour sortir de la nasse, article du Monde diplomatique Janvier 2011.
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Conclusion Dans l’état d’urgence économique que nous connaissons, nous avons affaire non à des mouvements financiers aveugles, mais à des interventions tactiques longuement pesées par les pouvoirs publics et les institutions financières, lesquels entendent résoudre la crise selon leurs propres critères et à leur propre avantage. De telles considérations ne peuvent qu’ébranler le confort des intellectuels radicaux. À mener une existence protégée, ne sont-ils pas tentés d’établir des scénarios-catastrophes pour justifier la conservation de leur niveau de vie ? Pour certains, si une révolution doit avoir lieu, c’est bien loin de leur domicile afin qu’ils s’échauffent le cœur tout en gardant leurs postes. Pourtant, avec l’effondrement de l’État-providence dans les économies industrielles avancées, les intellectuels radicaux qui voulaient un vrai changement, peuvent enfin l’avoir. En conclusion, une transformation radicale de la société ressemble à un rêve impossible. Cet impossible doit nous faire réfléchir. Aujourd’hui, la répartition entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas s’organise de manière étrange, avec un même excès dans la définition de chaque catégorie. D’un côté, dans le domaine des loisirs et des technologies. On nous répète que « rien n’est impossible » : nous pouvons jouir des archives de chansons, de films nous sont accessibles par téléchargement, nous pouvons même voyager dans l’espace, et dans un futur proche, il sera « possible » d’optimiser nos capacités physiques et psychiques par la manipulation du génome humain. Même le rêve techno-gnostique de l’immortalité semble désormais à portée de main, par la
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transformation de nos identités en applications informatiques téléchargeables sur divers appareils246. D’un autre côté, dans le domaine socio-économique, notre époque se caractérise par la croyance en une humanité parvenue à pleine maturité, ayant su renoncer aux vieilles utopies millénaires et accepter les contraintes de la réalité. « Vous ne pouvez pas » est son premier commandement 247: vous ne pouvez pas vous engager dans de grandes actions collectives, qui s’achèveront nécessairement en terreur totalitaire; vous ne pouvez pas vous accrocher à l’Étatprovidence, sous peine de perdre votre compétitivité et de provoquer une crise économique ; vous ne pouvez pas vous couper du marché mondial. Notre situation actuelle se situe à l’exact opposé de celle qui prévalait au début du XXe siècle, quand la gauche savait ce qu’elle devait faire, mais devait attendre patiemment le moment propice pour passer à l’acte. Aujourd’hui, nous ne savons pas ce que nous devons faire, mais nous devons agir tout de suite, car notre inertie pourrait bientôt avoir des conséquences désastreuses. Plus que jamais, nous sommes contraints de vivre comme si nous étions libres248. Il existe une interdépendance entre la violence et la liberté. La liberté est un concept stratégique. Le communisme avait bien effacé toute aspiration libératrice sous le prétexte que les masses n’étaient pas encore mûres pour être libres. Žižek suppose à la liberté une condition nécessaire : il faut rejeter les identifications communautaires voire nationales afin que puisse advenir le sujet de la liberté. On a vu dans son œuvre qu’il dédouble l’antagonisme entre esclavage et liberté. Cette
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Slavoj Žižek, Pour sortir de la nasse, article du Monde diplomatique Janvier 2011. 247 Slavoj Žižek, Ce texte reprend une analyse publiée par la New Left Review, n 64, Londres, juillet-août 2010. 248 Slavoj Žizek, article paru dans Le Monde Diplomatique, janv. 2011
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dernière se trouve divisée en une liberté « monstrueuse », « indomptable », intraitable et une liberté morale. Nous pouvons conclure que Žižek souhaite que l’Europe réagisse en investissant probablement dans les pays à risque afin de garder ces peuples chez eux. Il ne manque pas d’alerter que la plus grande menace à l’Europe c’est son inertie. Nous avons étudié les deux types de violence objective et subjective évoqués par Žižek, ainsi que le rôle des différents systèmes politiques et économiques dans la génération de la violence, certaines causes ou formes de violence pour finir par un projet de paix universelle. On peut reprocher à Žižek sa pensée radicale, mais son œuvre ne manque pas de propositions pour éviter la violence. Nous avons besoin d’un dialogue critique, disait-il. Il nous invite par moment à prendre le risque de sauter dans l’inconnu et renoncer aux tabous de la gauche. Ainsi il dévoile sa méfiance à l’égard du communisme même si en apparence il demeure une figure majeure de la pensée dite radicale. Il appelle à condamner catégoriquement l’utilisation des textes religieux comme moyens de légitimer la politique contemporaine. La seule solution est d’accepter que « la violence divine est terriblement injuste et excessivement destructrice ». Considérer la violence comme le résultat de la culture permet d’éviter le piège du moralisme qui consiste à juger les personnes et leur responsabilité sans prendre en considération les facteurs sociaux et systémiques. C’est ce qu’on fait de nombreux philosophes en plaçant le libre arbitre au cœur de la nature humaine de manière à ne jamais mettre en cause l’ordre établi. Si le mal existe, c’est en vertu de la nature humaine coupable et non d’une société injuste et inégale. Notre travail nous permet d’entendre l’appel incendiaire de Žižek à une prise de conscience. Nous pouvons apprendre à reconnaître notre responsabilité en mettant fin à l’empathie humanitaire. « Nous ne sommes pas nous-mêmes des gens
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comme nous » 249 . Il faut donc maintenir une distance convenable avec l’autre et admettre avec Capra que le seul moyen de sauver le monde chaotique est de découvrir que le voisin est un chic type.
249 Slavoj Žižek, La nouvelle lutte de classe. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Fayard, 2016, p.103.
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Bibliographie
Sources 1. . Slavoj Žižek, Violence, Paris, Au diable Vauvert, 2008. 2. Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes, Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Paris, Fayard, 2015. 3. Slavoj Žižek, À travers le réel, Paris, Lignes, 2010. 4. Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce ! Comment l’histoire se répète, Paris, Flammarion, 2010. 5. Slavoj Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2009. 6. Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Paris, Climats, 2004. 7. Slavoj Žižek, Robespierre, entre vertu et terreur, Paris, Stock, 2008. 8. Slavoj Žižek, Vivre la fin des temps, Paris, Flammarion, 2011. 9. Slavoj Žižek, Vous avez dit Totalitarisme ?, Paris, Amsterdam, 2007. 10. Slavoj Žižek, La marionnette et le nain, Paris, Seuil, 2009. 11. Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007. 12. Slavoj Žižek, Que veut l’Europe. Réflexions sur une nécessaire réappropriation, Paris, Flammarion, 2007. 13. Slavoj Žižek, La parallaxe, Paris, Fayard, 2008. 14. Slavoj Žižek, Louise Michel et la violence objective du capitalisme, 2011 15. Slavoj Žižek, Article Pour sortir de la nasse, Source : Le monde diplomatique, nov. 2010. 111
16. Slavoj Žižek, Les spectres de l’idéologie, Savoirs et cliniques, 2002/1 n1. 17. Slavoj Žižek, Quelques réflexions blasphématoires : Islam et modernité, Poche – 6 mai 2015 Références 1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1963 Calman Levy. 2. Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 2014. 3. Hobbes, Eléments du droit naturel et politique, Vrin, 2010. 4. Jean Jaures, Pour la Laïque, Librairie Générale Française, 2015. 5. Marx et Engels, Manifeste du Parti Communiste, Librairie Générale Française, 1973 6. Marx, Le Capital, Paris, Gallimard, 1963. 7. Lacan, Le séminaire, livre VII, l’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986. 8. Hegel, La raison dans l’histoire, Librairie Plon, 1965 9. Alain Badiou, Logique des mondes, Paris, Seuil, 2006. 10. Jacqueline Russ, La marche des idées contemporaines, Paris, Armand Colin, 1994.
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Table des matières
Première partie Violence subjective et violence objective ................................... 11 1. Définition et formes de la violence subjective .................... 14 1.1. La lutte des classes ..................................................... 15 1.2. Choc des cultures ....................................................... 15 2. La violence divine ............................................................. 20 2.1. Conflits inter individuels ............................................ 24 3. Choc intra civilisationnel ................................................... 25 4. Confrontation idéologique ................................................. 28 5. Définition et types de violence objective............................ 33 5.1. Violence du langage ................................................... 34 5.2. Les rouages politico-économiques: ............................. 38 Deuxième partie La violence inhérente aux systèmes politico-économiques .... 45 1. Communisme et totalitarisme ............................................ 46 1.1. La violence « purificatrice » ....................................... 47 1.2. Politique de la terreur ................................................. 51 2. Démocratie et Capitalisme................................................. 55 2.1. La violence moderne .................................................. 55 2.2. Politique libérale d’exploitation .................................. 59 3. Fondamentalisme et terrorisme : ........................................ 62 3.1. Un mouvement de rejet .............................................. 63 3.2. Le fanatisme religieux ................................................ 65 Troisième partie Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme........................ 69 1. L’intolérance ..................................................................... 70 2. L’Idéologie hégémonique.................................................. 74
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2.1. La domination idéologique ......................................... 75 2.2. Une résistance identitaire ............................................ 79 3. L’intrusion dans l’espace privé .......................................... 84 3.1. L’émergence d’une négativité .................................. 85 3.2. La subjectivité en acte .............................................. 89 Quatrième partie Pour une nouvelle moralité......................................................... 93 1. Justice libérale ................................................................. 94 2. Tolérance morale ............................................................. 98 3. Vers une paix et une solidarité universelle .................... 103 Conclusion .................................................................................. 107 Bibliographie ........................................................................ 111
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Claude Saadé est une auteur franco-libanaise, professeure de Philosophie à Beyrouth. Doctorante en philosophie politique, elle se passionne pour les études, la politique et les stratégies commerciales et cumule une maitrise de Philosophie à la Sorbonne, un master II en sciences humaines et sociales, pratiques et ingénierie de la formation à l’académie de Créteil, un master II en sciences de gestion spécialité commerce international et des études en économie au conservatoire national des arts et métiers.
ISBN : 978-2-343-24251-4
13,50 €
CLAUDE SAADÉ
Ce livre est animé par un dilemme : croire à la démocratie ou voir ses failles. Claude Saadé met en scène la pensée de Žižek en rappelant les dérives de la démocratie. La démocratie s’avère être la moins mauvaise garantie de la justice parmi les différents systèmes politiques, mais quelles sont les vraies causes de la violence? Une prise de conscience est essentielle vu que nos libertés sont en danger. Une lecture qui est plus que jamais d’actualité.
DÉBATS
Claude Saadé
LA VIOLENCE DES SYSTÈMES POLITIQUES
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PHILOSOPHIQUE DÉBATS