La vie chromatique des objets. Une anthropologie de la couleur de l'art contemporain 9782503583211, 2503583210

Ce manuscrit offre un voyage au cœur de la production des couleurs du monde occidental contemporain à travers l?exemple

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La vie chromatique des objets. Une anthropologie de la couleur de l'art contemporain
 9782503583211, 2503583210

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La vie chromatique des objets

Techne Savoir, technique et culture matérielle

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La vie chromatique des objets Une anthropologie de la couleur de l’art contemporain

Arnaud Dubois

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Illustration de couverture : Les couleurs du Centre Pompidou mobile de Laurent Ungerer. © Arnaud Dubois. Design de couverture : Johan Van Looveren Mise en page : Crius Group, Hulshout © 2019, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2019/0095/144 ISBN 978-2-503-58321-1 eISBN 978-2-503-58322-8 DOI 10.1484/M.TECHNE-EB.5.116473 Printed on acid-free paper.

Richard Hamilton : Vous dites que vous n’êtes pas pour l’art, vous n’êtes pas contre non plus, mais entre les deux, en terrain neutre. Avez-vous encore l’impression d’être un artiste dans un no man’s land ? Marcel Duchamp : Pas tout à fait. Quelquefois, non. Depuis que j’ai cessé mes activités, j’ai l’impression d’être plutôt contre cette haute considération où les gens tiennent les artistes. Je me demande même si l’art ne va pas disparaître dans le « faire ». C’est le sens étymologique de l’art, du moins d’après certains dictionnaires : fabriquer, pas forcément à la main, mais fabriquer. Donc, tout le monde fabrique, pas seulement les artistes. Dans les siècles à venir, on fabriquera peut-être sans y faire attention, sans avoir besoin d’un musée pour ces « fabrications », comme j’ai envie de les appeler.  Entretien avec Marcel Duchamp réalisé par Richard Hamilton, enregistré le 27 septembre 1961 pour l’émission Monitor à la BBC (diffusée le 17 juin).

Préface

Dans la Florence du Moyen Âge et de la Renaissance, les peintres, s’ils voulaient exercer leur métier, devaient s’inscrire dans un « Art », l’une de ces guildes sur lesquelles la vie civique et la puissance économique de la ville reposaient. Aux peintres il revenait de s’immatriculer dans l’Arte dei Medici, Speziali & Merciai – l’Art des médecins, apothicaires et merciers, l’un des sept Arts majeurs de la ville. Les historiens de l’art au xixe et au xxe siècle ont rarement résisté à la tentation d’identifier cette immatriculation comme la marque du statut inférieur, subalterne ou « mécanique », imposé à ceux que nous désignons comme « artistes ». Que Dante, Giotto, Paolo Uccello ou Benvenuto Cellini aient été inscrits au registre de l’Art des médecins, apothicaires et merciers aurait dû cependant troubler leur certitude. L’immatriculation indiquait moins une catégorie sociale qu’une typologie de matériaux et ceux qui en avaient l’usage : les couleurs, soit les pigments végétaux et les « terres », et l’alun qui fixe leur pouvoir de coloration, les épices, graines de moutarde ou safran, le plomb, la cire… De tous ces matériaux, les peintres partagent l’emploi avec les médecins et les apothicaires, avec les ciriers, les fabricants de papier ou les verriers. Un registre officiel, une pharmacopée publique, sanctionne la compétence des médecins et des apothicaires : le Ricettario Fiorentino fixe la mesure correcte des substances requise par l‘élaboration des drogues et des onguents. Quant aux peintres, Michael Baxandall a montré dans Painting and Experience in Fifteenth Century Italy (1972) avec quelle précision, toute notariale, le contrat qui les lie à leur commanditaire fixe le dosage et la qualité des pigments requis par le tableau. Médecins, apothicaires, peintres et « épiciers » sont à même enseigne, rivés à ces substances dont ils partagent l’usage. L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, l’Architecture de Vitruve ou la Matière médicale de Dioscorides, qui sont les encyclopédies des arts et les répertoires des praticiens, consacrent cette primauté accordée aux substances du monde sublunaire : l’ordonnance des arts, leur inscription dans la communauté civique en découle. On s’est attaché, à partir du xviie siècle, à effacer jusqu’à la mémoire de ce matérialisme troublant : les Académies et la doctrine de l’art dont elles sont le creuset ont rompu les amarres avec l’épicerie des couleurs et des teintures. L’horizon du Beau Idéal et de l’Idée se substitue à la boutique de fards et d’onguents : il faut extirper la peinture de toute parenté avec cette cosmétique que déjà, au ive siècle avant J.-C., condamnait Platon. Jacqueline Lichtenstein a livré une étude désormais classique de cette stratégie d’épuration dans La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique (1989). La ligne et le dessin ont été les instruments de cette émancipation de l’art. Pour nombreux et récurrents qu’aient été les résistances et les gestes de protestation des peintres, de Fragonard ou Goya à Cézanne, la doctrine moderne de l’art en Europe s’est édifiée contre la boutique de couleurs. Elle s’est affiliée aux théories « scientifiques » de

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la couleur que lui fournissaient la physique et l’optique, au risque du déni : ce que l’artiste nous donne à voir, ce que nous, spectateurs, croyons voir n’est que le produit illusoire d’opérations de codage de l’information lumineuse par la rétine et leur cheminement vers le cortex cérébral… Depuis Newton, les théories de la couleur ont toutes eu pour enjeu leur dématérialisation, et pour effet d’obliger les artistes soucieux de rattacher leur pratique à l’état des sciences de leur temps à dénier leur relation aux substances dont est fait leur travail. Quant aux historiens de l’art qui nous sont contemporains, ils se sont révélés beaucoup plus dépendants qu’ils ne le croyaient eux-mêmes, du vieux discours académique, de sa cohérence et de son autorité. De récentes expositions sur les origines de l’abstraction ont montré à quel point beaucoup d’entre eux peinent à prendre leurs distances avec ce qu’Arnaud Dubois nomme très justement la « législation chromatique pour les arts », quand ils ne réinvestissent pas, tout simplement, les options théoriques de Chevreul, ou de la physique contemporaine. La vie chromatique des objets d’Arnaud Dubois procède d’un matérialisme radical, qui saute à pieds joints par-dessus trois siècles d’histoire et de théorie de l’art. Si l’on peut dire, en suivant Gilbert Simondon, que « la culture s’est constituée en système de défense contre les techniques », Arnaud Dubois emmène son lecteur hors du champ balisé de la culture et de l’art : il le convoque dans le monde de l’industrie, à l’usine, devant les cylindres du laminoir et les rotatives de calandrage, dans les bureaux d’étude des nouvelles technologies du textile, les départements « Recherche et Développement » des multinationales du film PVC, les agences de graphistes, les agences d’architectes et tous les lieux où s’élabore ce qu’Arnaud Dubois nomme le « système technique de la couleur contemporaine ». Ce déplacement n’est pas sans évoquer celui qu’opéra à la fin du xixe siècle la notion « d’art industriel », qui fut l’objet disputé de deux sommes théoriques que nous commençons seulement de redécouvrir, le Traité du Style de Gottfried Semper (Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten oder praktische Ästhetik: ein Handbuch für Techniker, Künstler und Kunstfreunde, 1860-1863), et L’industrie d’art romaine tardive (Spätrömische Kunstindustrie, 1901) d’Aloïs Riegl. L’originalité de La vie chromatique des objets est le choix initial d’une enquête anthropologique, d’une analyse des œuvres et des objets en termes d’action outillée –, un mode d’approche inusité dans le champ de l’histoire de l’art, mais qui se révèle ici d’une étonnante fécondité et devrait faire école. Cette approche est rendue possible par une option décisive, une approche matérialiste des opérations de coloration : la couleur est ici identifiée non pas du point de vue de la perception, mais comme un « agglutinant » que l’on pose sur un support selon des modalités à la fois variées et complexes. Ici le modèle heuristique privilégié est l’anthropologie des techniques dans la configuration que lui a donnée André Leroi-Gourhan auquel Dubois emprunte, de manière tout à fait pertinente, la très précieuse notion de « chaîne opératoire ». Elle lui permet de se livrer à une description exhaustive de l’enchaînement des séquences opératoires qui aboutissent à la « mise en couleurs » de différentes œuvres artistiques et architecturales aujourd’hui. Elle autorise une analyse fine des interactions complexes d’une multiplicité d’acteurs sociaux appelés à intervenir au long du procès de « coloration » des œuvres. La fécondité du concept de « chaîne opératoire » est

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enrichie par l’apport des différents modèles descriptifs mis en œuvre par les Science Studies, en particulier par les travaux de Bruno Latour, qui inspirent à Dubois des pages passionnantes sur l’usage des nuanciers, leur histoire, leur standardisation, et la fonction de normes qu’ils ont assumée dans l’histoire de l’anthropologie. Cette attention à l’instrumentation de la couleur et à ses normes, au processus d’objectivation de la couleur par des procédures classificatoires empruntées aux sciences naturelles, est l’un des apports les plus prometteurs de La vie chromatique des objets. Elle permet à Arnaud Dubois un « saut » décisif : associer à la réflexion sur la standardisation des couleurs au fil du xixe et du xxe siècle, l’appréhension des procédures de production industrielle qui autorise une approche entièrement nouvelle des pratiques artistiques modernes et contemporaines référées à leur horizon de production, à ce que l’auteur désigne comme leur « écologie chromatique ». C’est dans ce cadre renouvelé que prennent tout leur sens les analyses des œuvres d’Anish Kapoor ou de Daniel Buren, rapportées à la multiplicité des options à des échelles différentes, dont elles sont le produit : Arnaud Dubois, dont la formation d’anthropologue a succédé à une formation d’artiste à l’École des beaux-arts de Paris, se montre capable de « tenir » les deux bouts d’une chaîne qui associe par exemple une œuvre de Liam Gillick présentée à la Biennale de Venise à la ligne de calandrage d’une usine de PVC, sans jamais céder sur les enjeux propres de l’art. Seule une exceptionnelle familiarité avec l’art contemporain et une compréhension profonde de ses fins et de ses pratiques lui permettent ces audaces théoriques. On pourra donc lire La vie chromatique des objets comme la mise en œuvre enfin réalisée de ce Material Turn qu’avaient accompli pour leur compte anthropologues et sociologues des sciences et auquel nous, historiens de l’art, n’avions fait que rêver. Patricia Falguières Mai 2019

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Remerciements

Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat d’anthropologie sociale et ethnologie soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 2014. Une bourse du département de la recherche du Musée du quai Branly en 2013 m’a permis d’achever ma thèse, puis une bourse de la fondation Fyssen à l’University College London entre 2016 et 2018 m’a permis de rédiger cet ouvrage. Mes pensées vont d’abord aux personnes que j’ai rencontrées lors de mes enquêtes dans les mondes de l’art contemporain. Je ne peux nommer tous ceux qui ont pris le temps de discuter avec moi, mais je leur dois d’avoir mené à bien ce travail. J’espère que, si certains d’entre eux lisent ces pages, ils se retrouveront dans les portraits que je dresse de leurs pratiques de colorisation. Grâce à eux, ce travail a été une source immense de découverte et de réflexion. Ma thèse a été réalisée sous la direction de Béatrice Fraenkel et de Denis Vidal, que je remercie d’avoir accepté de diriger ce travail sur un terrain inconnu d’eux ; leur exigence méthodologique et leurs cadrage théorique ont été essentiels. Ludovic Coupaye, Thierry Dufrêne, Patricia Falguières et Sophie Houdart ont accepté de participer au jury et de partager, après ma thèse, des réflexions qui m’ont été très utiles au moment d’écrire cet ouvrage, je les remercie pour ces échanges féconds et stimulants. Je remercie chaleureusement Adeline Grand-Clément et Charlotte Ribeyrol, nos discussions comparatistes depuis de nombreuses années contribuent à l’enrichissement de mes connaissances sur la couleur. Je remercie aussi tout particulièrement Carlo Severi et Yves Winkin pour leur soutien sans faille après ma thèse, ils m’ont permis de développer mes recherches dans de très bonnes conditions et de m’ouvrir à de nouveaux horizons de recherche. J’ai enfin eu l’opportunité de présenter mon travail à différentes occasions qui m’ont toutes beaucoup apporté ; je remercie pour leur invitation Thomas Csordas, Caroline van Eck, Thomas Golsenne, Isabelle Kalinowski et Diana Young. Merci aussi à mes collègues et amis qui m’ont offert leur aide, leur commentaire et leur amitié, sans que je puisse ici les citer tous. Giulia Battaglia pour nos débats à bâtons rompus sur l’art et l’anthropologie. Cléo Carastro pour nos conversations sur le destin. Francesca Cozzolino pour toutes nos collaborations sur les processus créatifs. Fabienne Durand-Bogært pour m’avoir donné, la première, l’opportunité de faire de la recherche. Je remercie aussi Liliane Hilaire-Pérez pour son appui dans la recherche d’un éditeur et Stéphane Lembré, Koen Vermeir et Daniel Margocsy pour leur confiance. Merci aussi à Nicolas Adell, Carlos Sautchuk et Nathan Schlanger pour nos échanges sur l’anthropologie des techniques. Anne Le Tilly pour sa relecture attentive de mon manuscrit. Merci enfin à mes proches et à ma famille pour leur encouragement et leur adhésion de tous les instants. J’ai puisé grâce à vous l’énergie et les ressources pour mener à bien ma thèse et la rédaction de cet ouvrage.

Introduction Couleurs cachées, couleurs montrées

Le 7 juin 2011, alors que je projette de faire une étude ethnographique du processus de colorisation d’une œuvre d’art (Monumenta 2012), je reçois un courrier électronique de l’artiste que j’approche dans ce but (Daniel Buren), qui m’informe qu’il « prépare tous [ses] travaux de façon très personnelle et la plupart du temps, complètement seul ». Il me précise qu’il « n’informe absolument personne des choses [qu’il est] en train de préparer » et qu’il « refuse de parler à qui que ce soit d’œuvres qui ne sont pas encore faites ». Le 18 octobre 2011, alors que je viens de faire valider par un musée (le Centre Pompidou) une recherche sur les usages de la couleur au sein du nouveau projet muséal lancé par l’institution (le Centre Pompidou mobile), je reçois un courrier électronique de la direction qui me notifie qu’il « n’est pas évident que le Centre Pompidou mobile représente le meilleur terrain d’enquête : il n’a pas été conçu autour de la couleur, qui est seulement le thème du premier accrochage ». Lors d’un entretien avec l’émettrice de ce courrier, en mars 2012, elle me répète que l’entrée par la couleur est une entrée « biaisée », car la couleur n’est pas au cœur du projet sur lequel je suis en train de travailler. Mes informateurs affichent clairement leur volonté de ne pas participer à une enquête sur leurs pratiques et leurs usages de la couleur. L’artiste se réfugie derrière le voile de la création solitaire pour refuser ma demande, et l’institution derrière celui de la pertinence scientifique. Cet ouvrage est pourtant le résultat de plusieurs enquêtes sur la couleur que j’ai menées entre 2011 et 2012 à partir de ces deux événements de l’art contemporain : le Centre Pompidou mobile et Monumenta. Au moment d’entrer sur le terrain, je ne pense pas que le secret est toujours au cœur du savoir chromatique. La question est pourtant un lieu commun et son histoire est aussi longue que celle de l’art occidental lui-même. Les artistes cherchent à garder le secret de leurs couleurs et le mystère des pratiques de colorisation de leurs œuvres, et les commentateurs cherchent à révéler « les méthodes de travail et les procédures techniques » utilisées dans les « méthodes de coloration1 ». Pour Pamela Long, cette tension entre la dissimulation et la diffusion du savoir chromatique – qu’elle fait remonter à la volonté de Vitruve, dès le Ier siècle av. J.-C., de diffuser le savoir de la fabrication des couleurs avec la publication du De architectura2 – s’articule sur une opposition entre une transmission par l’écrit accessible à tous et une transmission par

1 M. Gotlieb, « The Painter’s Secret : Invention and Rivalry from Vasari to Balzac », The Art Bulletin, v. LXXXIV, n° 3 (2002), p. 469 et 471. 2 P. Long, Openness, Secrecy, Authorship – Technical Arts and the Culture of Knowledge from Antiquity to the Renaissance, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001, p. 3.

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l’oral réservée à un collectif d’initiés. Cet idéal de l’ouverture et de la transparence du savoir technique de la couleur par la « réduction en art3 » s’exprime alors clairement dans le travail de Diderot, qui déplore dans l’Encyclopédie4 le secret artisanal. Pour Diderot, la manufacture devient le lieu de la transparence des procédés de fabrication des artefacts et l’endroit où l’on peut avoir un accès aux savoirs techniques de la couleur (peinture, émail, faïence, porcelaine, poterie, verre, teinture et vernis). Koen Vermeir et Daniel Margocsy soulignent ainsi que la publication des secrets artisanaux occupe une place importante dans l’Encyclopédie, mais que « the judgment is still out wether Enlightenment openness was a progressive step of modernity, or rather the reconfiguration of traditional cultural and societal boundaries with new forms of privacy and secrecy arising5 » (l’avis est toujours irrésolu à savoir si l’ouverture des Lumières était une étape progressive de la modernité, ou plutôt la reconfiguration de frontières culturelles et sociales traditionnelles avec l’apparition de nouvelles formes de vie privée et de secret). Le 17 mars 2014, je reçois un courrier électronique de l’entreprise industrielle qui a fabriqué le matériau coloré dont est fait le Centre Pompidou mobile. « Nous ne désirons pas communiquer le nom de nos fournisseurs de pâtes pigmentaires », m’écrit-on. En janvier 2012, cette même entreprise m’avait autorisé à ne mener qu’une journée d’enquête sur son site de production et n’avait pas voulu me laisser observer la chaîne de production du matériau sur lequel j’enquêtais. Le secret des procédures de colorisation industrielle nous montre alors avec Georg Simmel6 que le secret est bien un fait social qui perdure dans les pratiques contemporaines de la couleur, et que l’effort requis pour le maintenir lui confère « its besetting instability and invests it with high social value and indeterminacy7 » (son instabilité et l’investit d’une haute valeur sociale et d’une indétermination). Il existe alors une tension permanente qui anime ceux qui ont un secret : « to veil and unveil it at the same time8 » (voiler et dévoiler simultanément). En contexte d’enquête de terrain, loin de strictement dissimuler un savoir, la problématique du secret, son instabilité et sa valeur sociale permettent alors d’établir un lien entre la personne qui sait et celle à qui elle révèle ou cache sa connaissance. Le « paradoxe du secret9 » provient donc de son aspect relationnel ; le secret n’existe pas sans la logique de la révélation. Il n’existe pas d’opposition entre ce qui est secret et ce qui est su, mais plutôt une gradation dans la communication des 3 H. Vérin et P. Dubourg Glatigny, Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Les éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008. 4 Diderot et d’Alembert (sous la dir.), L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1772. 5 K. Vermeir et D. Margocsy, « States of secrecy : an introduction », British Journal for the History of Science, 45/2 (2012), p. 5-6. 6 G. Simmel, « Le secret et la société secrète » (1908), in Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999. 7 M. Herzfeld « The performance of secrecy : domesticity and privacy in public spaces », Semiotica 175, 2009, p. 136. 8 K. Vermeir et D. Margocsy, op. cit., p. 9. 9 L. Bellman Beryl, The Language of Secrecy : Symbols and Metaphors in Poro Ritual, New Brunswick, Rutgers University Press, 1984.

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informations selon une progression qui va de la chose cachée à la chose divulguée. Gotlieb montre alors que « since the mid-eighteenth century, antiquarians, chemists, and painters had initiated numerous efforts to revive forgotten techniques10 » (depuis la seconde moitié du xviiie siècle, les antiquaires, les chimistes et les peintres ont initié de nombreux efforts pour faire revivre des techniques oubliées), et, simultanément, à partir du xixe siècle, il se développe un « revival of the studio as the site of secret knowledge11 » (un renouveau de l’atelier comme le lieu du savoir secret). En 1916, comme pour expliciter cette injonction contradictoire, Marcel Duchamp réalise À bruit secret, une œuvre qui exemplifie la stratégie de masquer et de dévoiler en même temps la part de mystère des objets d’art et de leur fabrication. À bruit secret a fait l’objet en 1964 d’une réplique éditée en trois exemplaires, sous la direction de Duchamp, par la Galerie Schwarz de Milan (comme tous les ready-mades de l’artiste conservés dans les musées et les collections privées). La même année, lors d’une série de conférences aux États-Unis12, il décrit cette pièce comme « une pelote de ficelle entre deux plaques de cuivre réunies par quatre longs boulons. À l’intérieur de la pelote de ficelle, Walter Arensberg (le collectionneur et commanditaire de la pièce) ajouta secrètement un petit objet qui produit un bruit quand on le secoue. Et à ce jour, je ne sais pas ce dont il s’agit, pas plus que personne d’ailleurs13 » – les agents qui ont fabriqué les trois répliques avec l’aide de l’artiste doivent bien en avoir une petite idée, pourtant. Michael Taussig14 propose ainsi de déplacer la question du secret en soi à ce qu’il appelle le secret public, « something that is known by everyone, but not easily articulable15 » (quelque chose qui est connu de tout le monde, mais n’est pas facilement articulable). Les défis méthodologiques associés à son étude deviennent ainsi centraux pour l’anthropologie de la couleur et mettent en relief des problèmes d’ethnographie d’ordre pratique et épistémologique. Le partage de connaissances secrètes associées à la couleur devient une dimension centrale du travail de terrain, à la fois comme une source puissante de connaissances ethnographiques et comme une entrée privilégiée vers des domaines de connaissances restreintes, notamment celles des savoirs pratiques et de leurs transmissions16 ; savoirs auxquels on ne peut avoir accès que par l’ethnographie des pratiques de colorisation. Les logiques du secret des couleurs ne sont donc pas des stratégies d’évitement mises en place par mes informateurs pour ne pas me donner accès aux données. Leurs diverses dissimulations, du point de vue ethnographique, montrent autant qu’elles cachent. Chaque informateur ruse pour garder une part de mystère tout en me donnant suffisamment d’informations pour que ce mystère soit amplifié et partagé. Les difficultés d’accès aux savoirs

10 M. Gotlieb, op. cit., p. 474. 11 Ibid., p. 474-475. 12 La première conférence a été donnée par Marcel Duchamp le 24 novembre 1964 au City Art Museum de Saint-Louis (Missouri), puis entre 1964 et 1965 dans plusieurs musées et universités américains. 13 M. Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1994, p. 226. 14 M. Taussig, Defacement : Public Secrecy and the Labor of the Negative, Stanford, Stanford University Press, 1999. 15 Ibid., p. 216. 16 T. Marchand, The Masons of Djenné, Bloomington, Indiana University Press, 2009.

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chromatiques, et la fécondité de cet empêchement pour le projet anthropologique présenté dans cet ouvrage, marquent donc toute l’efficacité du continuum des secrets de la couleur en art et l’importance d’être attentif aux formes qu’ils prennent selon les contextes dans lesquels ils se présentent. Par cette attention particulière aux logiques de la dissimulation et de la divulgation, on observe que les secrets et les dynamiques du dévoilement des savoirs chromatiques proviennent en grande partie de l’organisation interne du travail de la couleur en art contemporain et de la production industrielle de la couleur dans lequel il s’inscrit. La couleur de l’art contemporain est distribuée entre des domaines d’activité variés qui empêchent sérieusement les informateurs d’avoir un regard panoptique sur le sujet. Cette spécificité donne ainsi à l’anthropologue de la couleur une place intermédiale17. Comme des acteurs différents font des choses différentes dans des endroits différents sans connaître précisément l’ensemble des actions impliquées dans les multiples processus de fabrication de l’objet coloré, l’ethnographie permet de les suivre et de les décrire en montrant les liens et les ruptures d’un « monde de la couleur18 » à un autre. Chaque catégorie d’acteurs impliquée dans le travail chromatique appartient à un univers professionnel qui a ses règles, ses enjeux, ses routines et ses systèmes de représentation propres. Ce que cache ou montre un industriel n’est pas comparable avec ce que cache ou montre un artiste ni avec ce que cache ou montre un musée. Chacun a sa stratégie d’évitement ou de révélation selon les problématiques internes au travail de colorisation qu’il a à gérer. C’est alors en étant attentif aux différentes dynamiques « of interrelated operations of concealment and revelation, exclusion and inclusion19 » (des opérations interdépendantes de dissimulation et de révélation, d’exclusion et d’inclusion) des pratiques de la couleur que le texte anthropologique devient l’une des médiations privilégiées de narration de la création chromatique, apte à en révéler ses complexités et sa logique interne.

Une enquête sur les processus d’agglutination des couleurs Nous vivons entourés d’artefacts colorés et pourtant, à cause des multiples tactiques de la dissimulation qui entourent les pratiques de colorisation, nous savons très peu de chose sur la production des couleurs. Ce travail a pour ambition d’offrir un voyage au cœur de cette construction chromatique des objets à travers l’exemple de la fabrication d’objets de l’art contemporain. Ce travail n’est donc pas une monographie du Centre Pompidou mobile et de Monumenta. Dans ces projets, j’ai isolé un élément : la couleur des objets. À l’intérieur de cette unité d’observation, j’ai encore réduit le champ des investigations aux pratiques matérielles de la couleur. En travaillant à l’échelle de la microanalyse des qualités chromatiques des objets, je cherche à comprendre comment les couleurs des objets d’art sont faites. Mon

17 F. Myers, « We are not alone : anthropology in a world of others », Ethnos, 71/2 (2006), p. 233-264. 18 T. Baker, S. Dupré, S. Kusukawa et K. Leonhard, Early Modern Color Worlds, Brill, 2016. 19 G. Jones, « Secrecy », Annual Review of Anthropology, 43, 2014, p. 54.

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hypothèse est que la matérialité des couleurs participe activement à la perception de l’objet et donne du sens. Je pars alors de la description du « faire » de la couleur pour comprendre ce que la matérialité chromatique « fait faire » aux agents qui font cette couleur. Cette méthode s’inscrit dans « le très ancien programme de recherche de Marcel Mauss sur les objets et les techniques : pour Mauss, toute action technique est culturellement déterminée et apprise et il convient de comprendre pourquoi les objets et leurs usages sont ce qu’ils sont dans un groupe humain particulier et ce qu’ils “font” de spécifique dans les rapports entre les hommes20 ». Dans le Manuel d’ethnographie, Mauss note aussi qu’il est difficile de distinguer « l’activité technique [de] l’activité esthétique21 » et que « tous les phénomènes esthétiques sont à quelque degré des phénomènes sociaux22 ». L’esthétique chromatique des objets est-elle liée aux techniques de colorisation de ces objets ? L’étude de la configuration originale, dans un collectif particulier, de la relation entre technique et esthétique des couleurs permet-elle de comprendre la construction sociale de la couleur ? Dans l’Homme et la matière23 Leroi-Gourhan, à la suite du programme général de Mauss, propose des pistes méthodologiques et théoriques pour parvenir à répondre à ces questions. Il définit la couleur en tant que matière, il développe les questions de l’acquisition de la matière colorante et colorée et il analyse les techniques de fabrication des couleurs. Pour Leroi-Gourhan, la couleur est un agglutinant, c’est-à-dire qu’elle est toujours hybride car elle n’existe qu’à l’intérieur d’un processus d’agglutination qui lie ensemble des éléments hétérogènes. En déployant cette notion au-delà des propres analyses de Leroi-Gourhan, je me propose dans cet ouvrage de faire de l’agglutination un outil heuristique pour une anthropologie renouvelée de la couleur, en la couplant notamment à l’usage renouvelé qui est fait de la notion méthodologique de la chaîne opératoire dans l’anthropologie des techniques. Pierre Lemonnier24 et Ludovic Coupaye25 ont considérablement élargi cet outil ethnographique et ont montré que c’est d’abord par la description fine des processus techniques qui permettent aux artefacts d’être tels qu’ils sont que l’anthropologue aborde les collectifs variés et les pratiques hétérogènes des multiples agents qui participent à la construction sociale des artefacts. En suivant les méthodes de l’anthropologie des techniques, je me propose ici de décrire les processus techniques et esthétiques qui permettent aux couleurs du terrain d’être telles qu’elles sont et d’analyser le travail des acteurs qui participent à la construction sociale de ces couleurs. Les données produites avec 20 P. Lemonnier, « Des objets pour penser l’indicible. La nécessaire convergence des théories de la culture matérielle », in N. Schlanger et A.-C. Taylor (éd.) La préhistoire des autres, Paris, La Découverte, 2012, p. 279. 21 M. Mauss, Manuel d’ethnographie (1947), Paris, Payot, 2002, p. 22. 22 Ibid., p. 69. 23 A. Leroi-Gourhan, Évolution et technique, l’Homme et la matière (1943), Paris, Albin Michel, t. I, 2012. 24 P. Lemonnier, « Une anthropologie – et non une encyclopédie – des techniques », in « Hommages à André Leroi-Gourhan, Leçons et images d’un patron », Terrain, 7 (1986), p. 61-76. P. Lemonnier, « Mythiques chaînes opératoires », Techniques & Culture [En ligne], 43-44, 2004. 25 L. Coupaye, Growing Artefacts, Displaying Relationships, Yams, Art and Technology amongst the Nyamikum Abelam of Papua New Guinea, Oxford, Berghahn Books, 2013.

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cette méthode d’enquête me donnent un échantillonnage analysable des pratiques de colorisation du monde européen de l’art contemporain. Pour Bruno Latour26, les institutions peuvent être considérées comme des espèces « d’abris évolutifs pour les formes de vie ». En suivant cette analyse, l’ethnographie des couleurs exposées dans deux projets commandités par les deux principales institutions publiques de l’art contemporain en France (le musée national d’Art moderne pour le Centre Pompidou mobile, et le Centre National des Arts Plastiques pour Monumenta 2012) permet dès lors d’observer et de décrire des pratiques techniques, esthétiques, historiques et sociales hétérogènes et saillantes de la couleur, utiles au projet d’une anthropologie de la couleur de l’art moderne et contemporain. Avec Monumenta 2012, nous sommes face à la fabrication d’une installation de couleurs par un acteur historique de l’art contemporain27 à la suite de l’invitation de l’institution publique qui soutient le plus massivement la création artistique en France. Avec Le Centre Pompidou mobile, nous avons à faire en premier lieu à la fabrication d’une architecture et d’une identité visuelle qui interagissent fortement avec des objets représentatifs d’une certaine modernité coloriste (les couleurs fonctionnelles de l’architecture et du graphisme des années 1970 du Centre Pompidou). Dans un second temps, nous sommes confrontés à toute la gestion chromatique qui est produite par un musée pour exposer 14 œuvres qui couvrent une période historique s’étalant de 1906 à 2004, qui sont organisées autour du thème de la couleur et qui sont conservées dans la plus importante collection publique d’art moderne et contemporain d’Europe. Je montre que ces dix-sept objets de couleur du terrain28 et les acteurs multiples, humains et non-humains, liés de façon hétérogène à ces artefacts, déploient un spectre large de pratiques et d’usage de la couleur, pour analyser, à partir d’un travail comparatiste historique et ethnographique, la construction sociale de la couleur de l’art moderne et contemporain d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord. Je montre que suivre les « processus d’agglutination chromatique » des objets de ce terrain d’enquête permet d’observer et de décrire les multiples relations qui s’établissent, en situation de travail, entre humains et couleurs et de réfléchir ainsi à ce qu’est la socialisation des couleurs, c’est-à-dire d’étudier les rapports sociaux qui

26 B. Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012. 27 Depuis les années 1960, Daniel Buren participe activement à la redéfinition d’un objet d’art et d’une exposition, et, de façon restreinte à mon objet de recherche, a contribué à donner aux pratiques de la couleur en art une nouvelle orientation méthodologique et théorique. 28 Excentrique(s) de Daniel Buren pour Monumenta 2012 au Grand Palais ; le Centre Pompidou mobile de l’architecte Patrick Bouchain ; l’identité visuelle de Laurent Ungerer pour le Centre Pompidou mobile ; les quatorze œuvres de l’exposition La Couleur réalisée par Emma Lavigne pour le Centre Pompidou mobile : Georges Braque, L’Estaque (le port de la Ciotat), 1906 ; Frantisek Kupka, La Gamme Jaune, 1907 ; Sonia Delaunay, Rythme, 1938 ; Henri Matisse, Nature morte au camélia, 1941 ; Pablo Picasso, Femme bleue, 1944 ; Fernand Léger, les Grands Plongeurs noirs, 1944 ; Josef Albers, Affectionate (homage to square), 1954 ; Alexander Calder, Deux vols d’oiseaux, 1954 ; Yves Klein, Monochrome orange, 1955 ; Bruce Nauman, Art Make-up, 1967-1968 ; Yaacov Agam, Double métamorphose III, 1968-1969 ; Jean Dubuffet, Papa Gymnastique, 1972 ; Niki de Saint-Phalle, L’aveugle dans la prairie, 1974 ; Olafur Eliasson, Your Concentric Welcome, 2004.

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s’établissent dans un milieu donné entre des couleurs et des hommes par la médiation de production d’objets colorés. Cette approche de la couleur reste largement exploratoire29 tant en histoire de l’art qu’en anthropologie. En 2007, l’anthropologue Barbara Saunders propose, dans une volonté de redéfinir les cadres analytiques de la discipline, une « nouvelle typologie de la couleur30 » afin de replacer la couleur « dans le monde vivant31 » et pour montrer que « la couleur est une compétence dans un monde changeant32 ». Elle appelle ensuite à dépasser l’empirisme des couleurs, qu’elle juge responsable d’une approche simplificatrice de la couleur, et prône une pragmatique des couleurs33. Mais l’auteure reste très discrète sur cette ethnographie pragmatique des couleurs et la généalogie intellectuelle dans laquelle on peut inscrire ce nouveau projet anthropologique. La voie technologique de Leroi-Gourhan34, redéployée à l’aune des travaux français de l’anthropologie des techniques, semble apporter des premiers éléments méthodologiques au projet de Saunders et des anthropologues qui cherchent, dans la poursuite de ses hypothèses, à re-matérialiser le champ des études chromatiques35. Mais les travaux de Leroi-Gourhan ne peuvent suffire seuls à redéployer l’anthropologie de la couleur sur de nouvelles bases méthodologiques et théoriques notamment dans le cadre d’un terrain contemporain d’Europe de l’Ouest. La sociologie de la culture d’Antoine Hennion est ainsi une ressource intéressante pour inscrire le projet d’une pragmatique de la couleur centrée sur les pratiques de colorisation du monde de l’art contemporain dans un contexte scientifique qui s’ancre sur les sociétés occidentales contemporaines. En considérant l’œuvre d’art comme on considère un objet technique ou un objet de science et en ne maintenant pas « un partage tranché entre les objets et les sujets, les humains et les choses qu’ils

29 Les seuls travaux qui utilisent les propositions de Leroi-Gourhan sur la couleur sont ceux des préhistoriens et des archéologues voir notamment les thèses de H. Salomon, Les Matières Colorantes au début du Paléolithique Supérieur. Sources, transformations et fonctions, soutenue à Bordeaux en 2009, et L. Dayet, Matériaux, transformations et fonctions de l’ocre au Middle Stone Age. Le cas de Diepkllof Rock Shelter dans le contexte de l’Afrique australe, thèse soutenue à Bordeaux en 2012. 30 B. Saunders, « Towards a new topology of color », in R. Mc Laury, G. V. Paramei, D. Dedrick (éd.), Anthropology of color, Interdisciplinary multilevel modeling, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2007, p. 467. 31 Ibid., p. 470-471. 32 Ibid., p. 474-476. 33 B. Saunders, « The Empire in Empiricsm : The Polemics of Color », in H. Kuklick (éd.), A New History of Anthropology, Oxford, Blackwell, 2008, p. 128-142. 34 A. Leroi-Gourhan, L’Homme et la Matière (1943), n’est pas traduit en anglais. 35 D. Young, « The Material Value of Colour ; the Estate Agent’s Tale », in Home Cultures, Oxford, Berg, v. I, no 1, 2004. « The Colours of Things », in P. Spyer et al. (éd.), The Handbook of Material Culture, Londres, Sage Publications, 2006. « Mutable things ; colours as material practice in the north west of South Australia », Journal of the Royal Anthropological Institute, v. XVII (2011), p. 356-371. (éd.), Rematerializing colour. From concept to substance, Sean Kingston Publishing, 2018.

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manipulent36 », la sociologie de la culture a déplacé les enjeux méthodologiques et théoriques des objets d’art pris dans leur acception la plus vaste37 et a montré le nécessaire dialogue entre science, technique et art pour saisir les objets contemporains. Ce programme est exposé dans un texte cosigné par Hennion et Latour en 1986, dans lequel les deux auteurs revendiquent une approche matérielle des objets de culture38. Le texte revient sur la thèse de Walter Benjamin39 de la perte de l’aura de l’œuvre d’art qu’aurait apportée la mécanisation de la fabrication de l’objet d’art, pour en montrer les lacunes. On peut y lire par exemple que « une histoire véritablement matérialiste devrait redonner à la technique son rôle, non pas en faire une démoniaque perversion moderne, mais montrer comment elle est une active productrice de l’art40 ». Ou encore que « un nouvel examen matérialiste de l’œuvre d’art à l’âge de la reproduction mécanique devrait […] distinguer entre les modalités variées de délégation mises en œuvre […] en art, en technique et en politique, et suivre empiriquement la prolifération des médiations41. » Hennion analyse cette démarche comme une attention partagée par la sociologie de la culture, de la science et de la technique, pour le « faire » des objets, c’est-à-dire « à la fois le fait que [les choses] sont faites et le fait qu’elles font faire42 ». Il prend alors un soin particulier à montrer que le pragmatisme refuse la « distinction entre action humaine et agence des objets » et donc ne reconduit pas le dualisme entre « sujets et objets, entre humains et non-humains43 ». Cette approche, nous dit-il, l’aide « à retrouver le sens commun en matière d’œuvres d’art », ce qu’il juge être un « critère de pertinence essentiel en sociologie44 ». Peut-on alors renouveler l’ethnographie de la couleur en alliant l’approche des processus techniques défendus par l’anthropologie des techniques, les travaux anthropologiques qui cherchent à re-matérialiser la couleur et le pragmatisme défendu par la sociologie des sciences, des techniques et de la culture ? Cette nouvelle approche des processus chromatiques, centrée sur une pragmatique de la couleur, permet-elle de transformer et les méthodes de l’histoire de l’art coloriste et l’épistémologie de l’anthropologie de la couleur ?

36 A. Hennion, « D’une sociologie de la médiation à une pragmatique des attachements », SociologieS [En ligne], 2013, p. 6. 37 En effet, la sociologie de la culture enquête de façon symétrique sur la musique, l’art plastique, l’architecture, les arts vivants, la littérature et le design. 38 Cette approche est proche des conceptions novatrices de Mauss sur la question, mais nos auteurs ne convoquent pas la tradition technologique. Il faut noter qu’il existe cependant une convergence entre cette approche sociologique des arts et des techniques de l’ici et l’anthropologie des techniques de l’ailleurs, notamment par la collaboration de B. Latour et P. Lemonnier pour l’ouvrage de 1993 : De la préhistoire aux missiles balistiques. L’intelligence des techniques, Paris, La Découverte. 39 W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), Paris, Allia, 2003. 40 A. Hennion et B. Latour, « L’art, l’aura et la distance selon Benjamin », Cahiers de Médiologie, 1 (1986), p. 5. 41 Ibid., p. 6. 42 A. Hennion, op. cit., p. 9. 43 Ibid., p. 11. 44 Ibid.

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Le terrain De façon classique pour la méthodologie de l’enquête de terrain, j’ai réalisé des entretiens, fait des observations et constitué une documentation. Quelques précisions méritent cependant d’être notifiées par rapport à ce cadre général, notamment les ajustements que prennent ces trois grandes actions de recherche ethnographique au regard des empêchements manifestes d’accès aux données que j’ai rencontrés et dans le contexte d’une enquête sur les pratiques et les usages de la couleur à partir du terrain de l’art contemporain. Observer les couleurs

Les observations se sont concentrées sur les couleurs des objets en contexte d’exposition. Avant toute chose, j’ai regardé finement les couleurs des dix-sept artefacts que m’offrait le terrain d’enquête afin d’identifier les matériaux colorés, les moyens d’action sur la matière utilisée pour fabriquer les objets et les figurations chromatiques produites45. Cette première partie de l’enquête permet alors de distinguer deux régimes de colorisation des objets d’art en interaction : le régime artisanal et le régime industriel. Ce n’est qu’après cette première phase d’observation, c’est-à-dire quand je connaissais précisément les couleurs des objets, que j’ai rencontré les acteurs impliqués dans la fabrication de ces couleurs. Ce point de méthode est central dans ma démarche ethnographique car il permet de circonscrire, à l’intérieur des multiples éléments incorporés dans les objets, ce qui appartient au champ chromatique et ce qui en est extérieur, et donc de délimiter avec précision les agents impliqués dans la colorisation. Ce travail d’observation n’induit pas pour autant que je cherche, dans les couleurs des objets, des informations46 qui me permettraient de comprendre la signification de la mise en couleur par le processus de colorisation. Je ne cherche pas des signes dans la couleur des objets. Je ne considère pas non plus que le sens chromatique est inscrit dans l’objet et que je peux le lire ou le déchiffrer par une observation détaillée. Le regard que je porte sur les objets n’est pas celui de l’esthéticien, de l’iconologue ou du sémiologue. L’observation ethnographique des couleurs en contexte d’exposition est plutôt comme un embrayeur à partir duquel je rencontre les acteurs impliqués dans la colorisation. C’est une première conséquence de la pratique du secret des procédures de mise en couleur. Chaque acteur auquel j’ai demandé d’observer la couleur « en train de se faire » avait un argument solide pour

45 Ce préalable est informé par ma formation à la pratique de l’art que j’ai reçue, entre 2004 et 2009, aux Beaux-Arts de Paris et où j’ai développé une recherche plastique autour de la couleur. Le savoir technique de la couleur que j’ai développé en école d’art m’a permis d’être attentif aux actions incorporées dans les objets du terrain. Ce travail est visible sur le site dédié www.colographie.fr. En six ans, j’ai alors réalisé des pièces qui mettaient en jeu des techniques de colorisation variées : peinture (acrylique, huile, gouache, aquarelle, pigments et crayons de couleur), impressions numériques et offset, photographie, vidéo, performance, objets peint et installations. 46 P. Lemonnier, Elements for an anthropology of Technology, Ann Arbor, Museum of Anthropology, University of Michigan, 1992 (Anthropological Papers LXXXVIII).

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me refuser cette demande. L’industriel avançait le secret industriel et le recours à la protection d’une technique brevetée. Les acteurs chargés de la production technique des œuvres d’art, vu que les créatifs déléguaient cette action, m’opposaient la clause de confidentialité qu’ils avaient signée avec l’artiste ou refusaient ma demande par l’argument que leur travail n’avait rien à voir avec la couleur. De la part des agents du musée, je me suis vite aperçu que les interactions entre mes informateurs et les pratiques de la couleur étaient faibles. La couleur était, dans ce contexte de travail, un élément abstrait. Ils effectuaient des actions qui ne disaient rien de ce que je cherchais à comprendre. Le travail des commissaires et des médiateurs n’engageait pas de production de couleurs. L’observation de la couleur que je propose est une méthode de recherche ethnographique qui centre son analyse sur la matérialité des artefacts et la technicité des processus de colorisation. S’entretenir de la couleur

Les entretiens suivent les observations dans un mouvement qui part des objets pour arriver aux acteurs et non l’inverse. En recueillant la parole des différents acteurs impliqués dans la fabrication des couleurs des artefacts, dans une tension constante avec le secret qui entourait la couleur en train de se faire, j’ai cherché à comprendre les logiques d’actions qui guident le travail chromatique de mes informateurs et le sens que les acteurs donnent à leur pratique de colorisation. Les entretiens permettent aussi de produire un « inventaire des différences47 » propice à un dialogue comparatiste et susceptible de repérer la dynamique des interactions. Des agents différents sont en effet en interaction dans la mise en couleur d’un même objet, et les points de vue sur les mêmes couleurs des mêmes objets divergent selon les agents et sont même, parfois, contradictoires. En croisant les perspectives, on peut dégager, selon les catégories d’acteurs, différentes conduites face aux productions des couleurs. Mais la plupart des informateurs ont un usage rhétorique et savant de leur travail. Ils sont des personnages publics qui ont l’habitude de parler de ce qu’ils font. Leurs récits peuvent ainsi rapidement devenir stériles car ils reproduisent un discours calibré. Dans ce contexte, la stratégie d’entretien était de parvenir à rompre leurs habitudes professionnelles. Je ne posais jamais la question du travail en général et je leur demandais de ne me parler que de l’objet sur lequel j’enquêtais et, dans cet objet, de la couleur. J’évitais d’engager la discussion sur le sens et je les questionnais sur leurs pratiques. Je demandais à mes informateurs de m’expliquer ce qu’ils avaient fait pour réaliser cet objet et non ce que ce travail signifiait pour la discipline à laquelle ils appartenaient ou à l’intérieur de l’ensemble de leur travail créatif. Je ne posais pas de questions sur la biographie de l’acteur et j’essayais de saisir celle de l’objet. Les entretiens permettent de discerner les relations sociales qui se nouent entre des personnes, entre des couleurs et entre des personnes et des couleurs. Le moment de l’entretien est aussi le moment de dévoilement des stratégies du secret, dans une

47 P. Veyne, L’Inventaire des différences, Leçon inaugurale au Collège de France, Seuil, 1976.

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position « liminally situated between privileged insider and unenlightened outsider48 » (d’entre-deux entre initié privilégié et outsider défavorisé). Les discours des acteurs disent beaucoup du travail de colorisation et permettent de cerner le rôle et la place de chaque acteur dans la fabrication des couleurs. Dans les entretiens, je saisis le travail social de la pratique de la couleur et la socialité complexe nécessaire au travail de la couleur. Documenter la couleur

La majorité de la documentation que j’analyse dans ce travail a été collectée dans les multiples projets éditoriaux produits par les institutions commanditaires des objets du terrain d’enquête. Les étapes de l’élaboration de l’objet, alors qu’on m’en refusait l’observation participante, étaient publiées dans des catalogues, présentées lors de conférences filmées, mises en accès libre sur le réseau ou encore racontées et photographiées dans des entretiens réalisés par des journalistes. Le caractère public de mes informateurs et de mes objets produisait une littérature visuelle et discursive abondante. Là aussi, la dynamique entre ce que mes informateurs me cachaient, ce qu’ils montraient dans d’autres lieux et ce qu’ils me disaient dans les entretiens permettaient de réunir et de croiser des faisceaux d’informations disparates et de reconstruire par la triple action de recherche de l’observation, des entretiens et de la documentation, les séquences d’action chromatique. Mais cette documentation pose des problèmes de méthodes internes à l’ethnographie de la couleur, notamment dans la perspective de l’approche matérielle qui est développée dans ce travail. Les photographies, les vidéos, les scans et les impressions en couleur des artefacts colorés et des documents de couleur produits pendant la réalisation de l’objet ne sont pas des outils enregistreurs neutres. En contexte ethnographique, chaque instrument de captation de la couleur questionne le fait chromatique que je cherche à documenter. Chaque instrument reproduit la couleur en fonction de ses capacités et donc, en fait, produit une couleur d’une couleur. Ce point peut paraître d’une sophistication savante, mais je fais l’hypothèse au contraire que ce point de méthode interne à l’ethnographie de la couleur est central et exige d’être problématisé. Documenter la couleur et la restituer est quelque chose de complexe auquel il faut être attentif. Imprimer en couleurs la photographie des couleurs d’un artefact coloré n’est pas une opération vide de signification quand on s’intéresse au travail de production et de reproduction des couleurs. J’ai ainsi mis en place quelques stratégies de documentation de la couleur pour pallier ces difficultés méthodologiques, mais elles restent largement expérimentales. Par exemple, pour saisir la figuration chromatique de l’architecture du Centre Pompidou mobile, je me suis très rapidement aperçu que les photographies ne m’étaient d’aucune utilité et j’ai dessiné au feutre les couleurs et leur composition (Fig 22). J’ai compris précisément la logique chromatique de cette construction grâce à cette technique d’enregistrement des couleurs. Pour l’installation de Monumenta 2012, en revanche, je n’ai trouvé 48 G. Jones, « Secrecy », Annual Review of Anthropology, 43 (2014), p. 62.

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aucune méthode de documentation des couleurs de l’objet. Chacun des documents que j’ai tenté de produire était infécond à exprimer la couleur donnée à voir et à penser dans cette pièce au vu de son instabilité constitutive. Pour les couleurs du graphisme en revanche, je suis parvenu à documenter le travail en reproduisant avec le même logiciel que celui utilisé par le graphiste les actions outillées nécessaires pour construire le motif graphique le plus utilisé dans l’identité visuelle (Fig. 29). Le carnet de terrain en contexte d’ethnographie de la couleur devient plus opaque, se démultiplie vers des pratiques graphiques qui permettent de rendre compte de la technicité chromatique mise en œuvre sur le terrain et s’ouvre à l’hétérogénéité des moyens de transcription de la couleur.

Les conditions de la fabrication des objets colorés Comme le note Michael Baxandall49 pour la peinture du xve siècle, l’interaction entre le commanditaire et l’artiste dans la création des œuvres d’art induit que l’on considère les objets d’art comme « le produit d’une relation sociale50 ». Il distingue alors « les commandes passées sous l’autorité des grandes institutions et les commandes passées par des individus51 ». Il remarque ensuite que la couleur est l’un des éléments qui permettent de saisir le type de relation sociale qui s’établit entre commanditaires et artistes52 par l’entremise d’un objet. Au xve siècle, il était fréquent, par exemple, que les clients décident et imposent une couleur au peintre, en fonction de la valeur des matières colorées et dans le but « d’étaler aux yeux du public, la pure opulence du matériau53 ». Il existe ainsi de nombreux documents signés où « la qualité du bleu d’outremer est précisée en nombre de florins par once54 ». Comme Baxandall l’explique : Le bleu d’outremer était la couleur la plus précieuse et la plus difficile d’emploi. Il y avait des nuances chères et d’autres bon marché, et il existait même des substituts encore plus économiques qu’on appelait bleu allemand. (Le bleu d’outremer était fabriqué à partir de poudre de lapis-lazuli importé à grands frais de l’Orient. On détrempait la poudre à plusieurs reprises pour en extraire la couleur, et le premier extrait obtenu – un bleu violet très intense – était le meilleur et le plus cher. Le bleu allemand n’était que du carbonate de cuivre, sa couleur était moins resplendissante et, ce qui était beaucoup plus grave, il se révélait instable à l’usage, particulièrement pour les fresques.) Pour éviter les désillusions, les clients précisaient que le bleu employé serait le bleu d’outremer ;

49 M. Baxandall, L’Œil du Quattrocento (1972), Paris, Gallimard, 1985. 50 Ibid., p. 9. 51 Ibid., p. 15. 52 Ibid., p. 26-27. 53 Ibid., p. 27. 54 Ibid.

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les clients encore plus prudents stipulaient une nuance particulière – outremer à un ou deux ou quatre florins l’once55. D’autres fois, encore, « le client pouvait fournir lui-même les pigments56 » ou bien il faisait noter sur le contrat « l’obligation d’utiliser des couleurs de bonne qualité57 ». Aujourd’hui encore, même si les formes de la relation entre commanditaires et artistes autour des problématiques de couleur ont évolué, elles restent tout à fait cruciales à étudier. Il y a toujours une corrélation forte entre choix chromatique, type de commande et production de l’objet. L’analyse des différentes configurations qu’elle peut prendre permet de saisir les relations sociales dont les objets sont le produit et la matérialité chromatique reste l’indice à partir duquel les dégager. Les trois créations que j’analyse ont comme point commun d’être des commandes publiques mais pour autant chaque relation entre commanditaires, créateurs et couleurs est particulière selon les trois types de commande : l’invitation, le programme et le contrat. L’artiste a été invité par le Centre National des Arts Plastiques, l’architecte a remporté un appel d’offres du Centre d’Art et de Culture Georges-Pompidou qui comportait un programme, et le graphiste a signé un contrat avec le service de la communication du Centre Pompidou. Cette différence dans la forme de la commande publique produit un changement dans les pratiques chromatiques. Dans le cadre de l’invitation faite à l’artiste, les relations entre commanditaires, mécènes et artistes n’agissent pas dans le choix de la couleur. C’est quand les matériaux de couleurs sont actés par l’artiste que le commanditaire rentre en contact avec le fabricant du matériau choisi pour fabriquer la pièce, afin que celui-ci en devienne le mécène. En contexte d’invitation, le commanditaire a, comme il me le dit, « la charge de l’accompagnement de l’artiste ». Dans la commande de type programme, le choix des teintes est en revanche lié aux relations sociales entre commanditaire, mécènes et créateur. Le commanditaire définit un programme : la construction d’un musée itinérant qui puisse être mobile, qui respecte les normes de conservation des œuvres d’art, qui ait un lien avec le musée du commanditaire et qui puisse aussi faire référence aux mécènes. C’est à l’intérieur de ces cadres que l’architecte va travailler la couleur et arrêter ces choix chromatiques. Dans le contexte du contrat que signe le graphiste enfin, la couleur peut être vue comme une accumulation à partir de la commande architecturale. Le graphiste exprime clairement l’obligation qu’il a de suivre le projet de l’architecte et le choix de ces couleurs est une déclinaison de celui-ci. L’actualisation de l’analyse de Baxandall montre ainsi toute la fécondité d’observer les rapports entre art et commande58 pour comprendre le sens des choix chromatiques et les relations sociales qui se construisent dans les mises en couleur des œuvres d’art.

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Ibid., p. 21-22. Ibid., p. 21. Ibid. Pour une analyse récente de la relation sociale entre art et commanditaire, je renvoie à l’ouvrage collectif Faire art comme on fait société ; les Nouveaux Commanditaires, Les presses du réel, 2013.

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La vie chromatique des objets Pour restituer la richesse et la diversité de la vie chromatique des objets du terrain d’enquête, cet ouvrage recompose une à une les étapes du « faire » de la couleur depuis la mise en matière et en matériau (chapitre ii) puis sa mise en artefact (chapitre iii, iv et v), pour arriver à sa mise en patrimoine et sa restauration (chapitre vi). Je décris ce faisant la multiplicité des figurations chromatiques que prennent les objets d’art contemporain, les actions sur la matière nécessaire à leur colorisation, les pratiques professionnelles et les différents acteurs impliqués dans la construction sociale des couleurs et les différents contextes historique, intellectuel et artistique dans lesquelles ces actions chromatiques s’inscrivent. Préalablement à ce voyage dans l’écosystème chromatique contemporain, cet ouvrage s’ouvre sur une série de scènes historiques de la couleur qui fonctionnent comme un cadre de référence pour situer les enjeux des pratiques de colorisation des acteurs sur le terrain, ce qu’ils disent de leurs pratiques chromatiques mais aussi qui agissent sur les méthodes de production des données de l’ethnographe. Cette stratégie d’écriture permet alors de replacer les points de détails soulevés par les données ethnographiques à l’intérieur des séquences d’action longues dans lesquelles ils s’inscrivent. Un texte de Geoffrey Lloyd59, grâce à l’écart qu’il produit à l’intérieur de l’épistémologie des sciences de la couleur, est utile ici pour introduire les catégories analytiques dominantes des études chromatiques tant en art qu’en science et en technique, et la nécessité de les historiciser et de les sociologiser pour parvenir à renouveler les discours et les pratiques de recherche sur la couleur. Lloyd structure son analyse sur la dichotomie moderne qui s’est imposée entre une conception universaliste/objective/naturaliste de la couleur par opposition à une conception relativiste/subjective/culturaliste. Il plaide pour l’abandon de cette catégorisation au profit d’une conception plus ouverte qui s’intéresse aux liens et aux dynamiques qui existent entre ces deux pôles de la couleur plutôt qu’à leur exclusion. Sa volonté est de dépasser la dichotomie du « faux dilemme moderne de la couleur » (chapitre i) et de montrer que le dualisme n’existe pas dans les faits et les pratiques60. En centrant son analyse sur la dynamique entre l’aspect résolument individuel des perceptions chromatiques à l’intérieur du cadre rigide qui régit la perception trichromatique de l’homme, Lloyd défend l’unité psychophysiologique de la vision et de la cognition des couleurs mais montre qu’elle est sans cesse mise à l’épreuve selon les individus, selon les époques et selon les collectifs. En pointant la relation toujours reconduite entre arbitraire et compétence, il invalide les liens de causalité simplistes établis entre la part objective et subjective de la perception et de la cognition chromatique. Il y a bien des lois universelles qui régissent la perception des couleurs mais il y a aussi une diversité des façons d’actualiser ces « schèmes »

59 G. Lloyd, Cognitive variations: Reflections on the unity and diversity of the humain mind, Oxford, Oxford University Press, 2007. 60 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.

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de la vision qui produisent des variations dans la relation chromatique entre un acteur trichromate et un objet coloré. Il fait de la vision des couleurs une action, ou, pour reprendre une expression de Saunders61, une compétence. La dialectique que pose Lloyd entre l’unité et la diversité des conduites face aux couleurs permet de saisir les faux enjeux du dualisme moderne de la couleur et sa faiblesse à saisir les interactions car il crée une structure oppositionnelle dans un domaine où il y a en fait un continuum plutôt qu’une exclusion. En s’intéressant aux usages et aux pratiques des matières colorées et colorantes je propose ici de dépasser de façon radicale cette conception dualiste de la couleur. Par une succession de vignettes historiques, j’étudie les rapports entre les pratiques instrumentales des chercheurs – et spécifiquement l’usage diachronique des nuanciers – et la construction des savoirs théoriques. En étudiant la couleur à travers les objets techniques62 et non plus comme une catégorie abstraite et désincarnée, on remarque que les savoirs chromatiques sont hybrides et qu’il est difficile de trancher entre ce qui serait une pure approche objective en opposition avec une pure approche subjective. En réinscrivant pleinement la couleur à l’intérieur de la culture matérielle, on saisit comment le naturalisme des couleurs s’est construit sur une culture scientifique, technique, industrielle et esthétique bien particulière à l’Europe de l’Ouest et à l’Amérique du Nord. Après avoir posé ces jalons historiques, j’expose le système technique de la couleur et les actions nécessaires aux passages d’une matière chromatique à un matériau de couleur avant que celui-ci soit utilisé par un artiste. Je propose une définition contemporaine de la couleur en tant que matière dans laquelle je cherche à décrire quelle forme prend aujourd’hui la couleur en tant qu’agglutinant. De là, je m’appuie sur les dix-sept artefacts de couleur du terrain pour rendre compte des multiples modes de matérialisation que peut prendre la couleur. En décrivant les actions outillées à l’œuvre dans chacun de ces objets, je montre l’importance des conduites instrumentales dans une pratique de colorisation et la prolifération des matériaux chromatiques contemporains. Les données produites au cours de ces enquêtes industrielles permettent de décrire ce qu’est la couleur pour l’industrie occidentale, le système technique plus vaste dans lequel une couleur d’un objet d’art s’inscrit et les relations qui s’établissent entre l’art et l’industrie pour colorer des objets. Ensuite, j’aborde la mise en artefact de la couleur une fois qu’elle a été fabriquée industriellement (chapitres iii, iv et v). Les trois exemples que je convoque (l’installation Excentrique(s) de Daniel Buren pour Monumenta 2012 au Grand Palais, l’architecture de Patrick Bouchain et l’identité visuelle de Laurent Ungerer pour le Centre Pompidou mobile) sont en interaction et permettent de saisir les hiérarchies implicites et les liens de dépendance qui s’établissent entre des pratiques créatives différentes. Cette organisation ne cherche pas à reconduire la hiérarchie du système

61 B. Saunders et J. Van Brakel, Theories, technologies, instrumentalities of color : anthropological and historiographic perspectives, Lanham, University press of America, 2002. 62 L. Thatcher Ulrich, I. Gaskell, S. Schechner et S. A. Carter (éd.), Tangible Things, Making History Through Objects, Oxford, Oxford University Press, 2015.

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des beaux-arts63 en postulant qu’il existerait une création libérale (l’art plastique) qui s’opposerait à une création appliquée (le design). Je suis le discours des acteurs et ce sont eux qui expriment un lien de dépendance ou de filiation entre leurs trois pratiques et l’existence d’une interaction entre les pratiques de la couleur en art, en architecture et en graphisme. Daniel Buren n’exprime aucune relation, en termes de dépendance ou d’inspiration, entre son travail de la couleur et celui des autres acteurs de mon enquête. « Patrick Bouchain m’a assisté comme architecte, on travaille un peu ensemble », me dit-il. À aucun moment, l’artiste ne suppose que l’architecte influencerait sa pratique chromatique. Quand il le convoque, ce n’est pas pour marquer une interdépendance mais pour évoquer la nécessité pour un artiste de s’entourer d’assistants afin de mener à bien un projet d’envergure comme Monumenta. Le directeur de la production du Centre national des Arts Plastiques évoque d’ailleurs cela de façon très claire : « il a l’humilité. Il est un assistant, pas un architecte à côté de l’artiste. » Patrick Bouchain, en revanche, parle de son lien très fort avec l’artiste et son travail. Il semblerait même qu’il faille comprendre le travail de la couleur de Buren pour comprendre celui de l’architecte : Moi, j’ai été très influencé par Daniel Buren. On s’est rencontré il y a maintenant trente ans, et je pense que c’est un architecte, c’est un sculpteur qui traite de volumes, de situations, on pourrait dire qui relèveraient de situations telles que les architectes devraient le faire. Daniel m’a terriblement influencé. Il étend même son cas individuel à une pratique plus générale des relations contemporaines entre art coloriste et architecture colorée. « Sûrement que les arts plastiques depuis, on va dire quinze ans, ont influencé la réutilisation de la couleur par les architectes. » Il établit d’ailleurs une relation causale entre les usages artistiques et architecturaux de la couleur : c’est la pratique des couleurs dans l’art contemporain qui permet de comprendre la pratique de la couleur dans l’architecture contemporaine. « S’il y a un renouveau de l’usage de la couleur dans l’architecture, me dit-il, je pense que ce seront les arts plastiques qui en seront responsables. Les architectes sont très influencés par les arts plastiques, très admiratifs, même des fois, un peu, les copieraient on peut dire, au premier degré, ça devient un peu dangereux. » Bouchain propose alors une sorte de généalogie matérialiste des matériaux chromatiques en usage dans l’art plastique pour qualifier son assertion de l’impossibilité de saisir les usages de la couleur architecturale si on ne les situe pas dans l’histoire de l’art visuel. « La photo, la vidéo, les projections, l’éclairage de couleurs, les matières d’ailleurs comme ça un peu inertes de synthèses, les plastiques et autres, seuls les artistes les utilisent. » Et pour Bouchain, c’est cette extension des matériaux de la couleur dans l’art contemporain au-delà de la peinture qui aurait permis un retour de la couleur dans la pratique architecturale. Le designer enfin, ne se positionne pas dans une relation d’inspiration, mais dans une relation de dépendance entre sa pratique de la couleur et celle de l’architecte. Le lien qu’il exprime est proche de la nécessité et pas de la 63 Alain, Système des Beaux-Arts, Paris, Gallimard, 1920.

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volonté. Le graphiste doit suivre les orientations de l’architecte dans sa proposition chromatique. La « personnalité forte du projet, qui est motrice, c’est l’architecte, qui a une emprise sur le projet. Les architectes aiment être les ensembliers modernes… Lorsque le cahier des charges a été présenté, il était clair qu’on ne pouvait pas ignorer le programme architectural. Le projet graphique se fait après le projet architectural. La couleur c’est le concept général de base du projet graphique, qui accompagne son architecture. » L’identité visuelle est colorée parce que les couleurs du design doivent être liées aux couleurs de l’architecture. Tout en étant très différentes, on remarque que les interactions qui unissent ces trois pratiques de colorisation sont fortes. Chacune cherche à rompre avec la loi chromatique de l’esthétique scientifique moderne et développe pour ce faire une certaine ressemblance méthodologique dans la façon de choisir et d’organiser les teintes. Ce rejet s’accompagne alors de la revendication explicite de la technicité inhérente aux pratiques de colorisation. Cette logique de la couleur artistique contemporaine permet ainsi de réfléchir à la notion de « style » chromatique partagé par les acteurs au-delà des classifications en usage dans le monde de l’art. En décrivant enfin comment, dans un musée, les conservateurs cherchent à garder un objet coloré en vie pour pouvoir l’exposer et comment les restaurateurs cherchent à rendre les couleurs des objets d’art sans connaître ni le fabricant du matériau ni les techniques de fabrication mises en œuvre, j’interroge la notion de patrimoine chromatique à l’heure des techniques industrielles de reproduction de la couleur. Je décris finement la « biographie des couleurs » d’une pièce de Bruce Nauman, filmée en 16 mm couleur par l’artiste dans les années 1960, achetée dans les années 1970 par le musée national d’Art moderne, transférée sur une bande VHS dans les années 1980 par une organisation commerciale privée, puis numérisée par le Centre Pompidou après une expertise du service « couleur et art contemporain » du Centre de Restauration et de Recherche des Musées de France (C2RMF), et enfin exposée au Centre Pompidou mobile dans l’exposition La Couleur. Cette dernière scène de la couleur ferme le cycle du « faire » de la couleur, avant que ne commence celui de la réception chromatique. En suivant au plus près les processus d’agglutination chromatique du terrain d’enquête, l’ethnographie de la production de la couleur de l’art contemporain qui est présenté dans ce livre, interroge les formes de sociabilité qui s’établissent entre des objets, des acteurs et des formes de colorisation. Cette méthode d’analyse de l’art coloriste permet de dépasser les dualismes modernes pour une conception plus ouverte et plus proche du réel de la couleur de l’art, de ses objets et de ses acteurs. On voit alors comment la couleur n’existe pas comme une substance en soi ni comme un concept abstrait, mais que ce sont les différents processus d’agglutination entre des substances hétérogènes, des acteurs multiples et des formes de représentation qui produisent les couleurs en tant que matières, en tant que matériaux, en tant qu’artefacts, en tant que patrimoines et en tant qu’idées. Il n’y a donc pas de catégories stables attachées à la couleur, ce sont les liens que les couleurs permettent de faire entre des niveaux hétérogènes de conceptualisation et de pratiques qui donnent du sens aux couleurs des objets d’art.

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Chapitre premier

Généalogie d’un faux dilemme moderne

De manière symétrique pour histoire de l’art, pour l’histoire des sciences et pour l’histoire de l’anthropologie1, la Farbenlehre2 de Goethe (1810) est considérée comme la source fondatrice du dualisme moderne de la couleur et de la conception structurale de la couleur qu’elle a produit. C’est d’abord par la chronologie qu’est saisie l’importance méthodologique et théorique de la Farbenlehre dans la reconfiguration européenne des savoirs chromatiques. Pour les historiens des sciences, c’est un fait de langue qui permet de montrer le basculement qu’incarne ce travail de Goethe pour les sciences européennes de la couleur. Alors que [les] termes (objectif et subjectif) faisaient tout juste leur entrée dans les dictionnaires allemands sous leur nouvelle acception kantienne, Goethe les utilisa dès 1810 pour organiser les séries d’expériences d’optique de son Traité des couleurs. […] La science de la couleur fut une des premières à recourir à l’innovante terminologie kantienne de l’objectif et du subjectif pour désigner à la fois des méthodes et des objets de travail3. En histoire de l’art, c’est l’usage d’une représentation visuelle efficace pour la pratique de la couleur qui marque le rôle fondateur de la Farbenlehre dans l’esthétique chromatique moderne. Le cercle chromatique serait ainsi comme une espèce de boîte dans laquelle les couleurs pourront se ventiler, s’agencer d’après ces combinaisons virtuellement infinies [… Il figure] les lois de la vision qui régissent les phénomènes que l’on 1 L. Daston et P. Galison pour la science ; spécifiquement la quatrième section, « La couleur de la subjectivité », chapitre v, p. 318-328 ; Objectivité structurale, p. 293-357, de la traduction française de Hélène Quiniou, publiée en 2012 aux Presses du Réel de l’ouvrage Objectivity, publié en 2007 chez Zone Books. É. Alliez pour l’art ; le chapitre i (« 19 juin 1799 – La transformation-Goethe », p. 15-69) de l’ouvrage L’Œil-cerveau, nouvelles histoires de la peinture moderne publié en 2007 chez Vrin. Cet ouvrage est issu de l’enseignement de l’auteur à l’Akademie der Bildenden Künst de Vienne entre 1997 et 2000, intitulé Couleurs de la modernité/Modernités de la couleur. C. Severi pour l’anthropologie ; la section La théorie des couleurs (p. 130-134) du chapitre « Structure et forme originaire » publié dans P. Descola, G. Lenclud, C. Severi et A.-C. Taylor, Les idées de l’anthropologie, Armand Colin, 1988 2 Cet ouvrage se compose de trois parties : une partie didactique (traduite en français par H. Bideau et publiée en 1980 aux éditions Triades sous le titre Traité des Couleurs) une partie polémique (traduite en français par M. Élie et publiée en 2006 aux Presses Universitaires du Mirail sous le titre La théorie de Newton dévoilée) et une partie historique (traduite en français par M. Élie et publiée en 2003 aux Presses Universitaires du Mirail sous le titre Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs). 3 L. Daston et P. Galison, Objectivité (2007), Dijon, Les Presses du réel, 2012, p. 320-321.

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dira bientôt du contraste successif et du contraste simultané qui seuls permettent d’utiliser les couleurs à des fins esthétiques4. Pour l’anthropologie enfin, Goethe, avec ses travaux sur la couleur, fonde la pensée structuraliste en sciences humaines et sociales. Dans sa théorie des couleurs, Goethe tente d’interpréter les phénomènes perceptifs comme un reflet de l’organisation de l’esprit humain. […] La nature et l’esprit de l’homme obéissent en principe aux mêmes lois. Les couleurs peuvent révéler ces lois. […] Le spectre des couleurs primaires et composées devenait ainsi […] l’image d’un éventail fini de catégories visuelles, à la fois sensibles et intellectuelles, par lequel l’esprit, à travers l’œil, peut interpréter le réel. Nous pouvons dès lors tracer une généalogie de l’idée de structure depuis les travaux de Goethe jusqu’à son apparition en linguistique5. C’est donc d’abord l’interaction entre un vocabulaire renouvelé (objectif/subjectif), la création d’une représentation visuelle efficace (le cercle chromatique) et une nouvelle conception théorique de la couleur (structurale) qui marque la nouvelle forme d’intelligibilité à laquelle accède le savoir chromatique à partir de 1810. C’est ensuite un phénomène de traduction6 dans les milieux savants, artistiques et intellectuels européens qui impose la terminologie discursive, visuelle et conceptuelle de Goethe et permet d’installer durablement le dualisme moderne de la couleur. Son travail est un succès dans les milieux allemands de la physiologie sensorielle naissante. La Farbenlehre devient un manuel d’expériences de laboratoire7 et les expérimentations de Goethe deviennent des programmes de recherche empirique sur la physiologie de l’œil et la psychologie de la perception dans des laboratoires de sciences expérimentales8. Goethe, et c’est là son principal apport par rapport à la théorie des couleurs de Newton, a déplacer l’étude de la couleur de la propagation physique de la lumière à la perception de la couleur par l’œil humain. Les physiopsychologistes s’attellent désormais à trouver les mécanismes du fonctionnement de l’œil et de la perception des couleurs. Ils cherchent à savoir si tous les humains perçoivent les couleurs de manière identique. Ils s’intéressent à la façon de communiquer cette perception chromatique entre individus et les mécanismes relationnels entre la perception et l’esprit. En augmentant l’expérience de physique du prisme de Newton, d’une

4 É. Alliez, op. cit., p. 51-52. 5 C. Severi, « Structure et forme et forme originaire », in P. Descola et al., Les idées de l’anthropologie, Armand Colin, 1988, p. 133-134, 139. 6 M. Akrich, M. Callon et B. Latour, Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, 2006. 7 L. Daston et P. Galison, Objectivité (2007), Dijon, Les Presses du réel, 2012, p. 321. 8 E. Boring, Sensation and perception in the history of experimental psychology, New York, AppletonCentury-Crofts, 1942. R. S. Turner, In the Eye’s Mind, Princeton, Princeton University Press, 1994. J. Bouveresse, Langage, perception et réalité. Physique, phénoménologie et grammaire, v. II, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 2004.

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réflexion sur la perception chromatique par « l’œil-cerveau9 », Goethe ouvre un champ de recherche encore inexploré qui va instaurer l’épistémologie des sciences de la couleur, « une puissante alliance de physique, de physiologie et de psychologie10 ». La Farbenlehre est aussi discutée dans les ateliers des peintres modernes. Le mythe du « voyage en Italie », qui est décrit dans les textes autobiographiques de Goethe comme le choc à partir duquel il va commencer à travailler sur la couleur, fonde l’instauration du paysage comme genre pictural « réservé aux modernes11 »12 par comparaison aux genres historiques et aux portraits issus des traditions académiques. La peinture occidentale cherchera désormais le « primat de la couleur requis par la construction du Paysage-Monde13 » à l’aide du cercle chromatique et de ses multiples avatars qui se développent jusque dans la seconde moitié du xxe siècle14. La relation structurale entre perception et cognition que pose Goethe à partir de l’exemple des couleurs devient enfin un enjeu de recherche dans les universités, où les historiens et les philologues d’abord (Gladstone, Geiger) puis, ensuite, les anthropologues (Virchow, Magnus, Allen, la Société d’Anthropologie de Paris) cherchent, au cours du xixe siècle, à dégager, soit dans le temps soit dans l’espace, les formes de la relation qui pourrait s’établir structuralement entre la discrimination perceptive des teintes et le vocabulaire des mots de couleurs. Les écrits centrés sur l’étude des textes anciens (Homère, Aristote, les Védas par exemple) puis sur des données empiriques issues d’enquêtes ethnographiques ensuite (jusqu’à l’exhaustif World Color Survey de Berlin et Kay publié en 200915), vont largement réduire les travaux sur la couleur en sciences sociales à une ethnolinguistique16. À partir du travail fondateur de Goethe, il se met ainsi en place en Europe un changement de paradigme dans les objets et les méthodes de recherche sur la couleur. Le savoir chromatique accède à une nouvelle intelligibilité et se pense dorénavant à l’intérieur des multiples rapports que les chercheurs, bien qu’issus de disciplines différentes, vont établir entre « couleur objective » et « couleur subjective ». Sont objectives les règles de l’organisation géométrale des couleurs qui miment la perception de l’œil humain. Symétriquement sont subjectives les représentations mentales associées aux couleurs, selon les individus et selon les sociétés. Il s’établit dès lors une réduction de la couleur à un phénomène perceptivo-linguistique à l’intérieur d’une interaction

9 É Alliez, L’Œil-cerveau : nouvelles histoires de la peinture moderne, Paris : Vrin, 2007. 10 L. Daston et Galison, op. cit., p. 320. 11 É Alliez, op. cit., p. 53. 12 Cette idée était également présente dans l’exposition De l’Allemagne 1800-1939 de Friedrich à Beckmann, qui s’est tenue au Louvre du 28 mars 2013 au 24 juin 2013 et dans laquelle des objets de la théorie des couleurs de Goethe étaient exposés. 13 É Alliez, ibid., p. 68. 14 G. Roque, Art et science de la couleur (1997), Paris, Gallimard, 2009. 15 P. Kay, B. Berlin, L. Maffi W. R. Merrifield et R. Cook, The world color survey, CSLI Publications - Stanford University, 2009. 16 C. Biggam et C. Kay (éd.), Progress in Colour Studies I : Language and Culture, John Benjamins, 2006a. C. Biggam et N. Pitchford (éd.), Progress in Colour Studies II : Psychological Aspects, John Benjamins, 2006b.

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simple entre un objet coloré et un sujet percevant et parlant. Ce dualisme se développe par un processus de rationalisation, de standardisation et d’essentialisation de la couleur, qui, en mêlant sciences des sensations et sciences de l’esprit, cherche à trouver des lois générales à l’organisation des couleurs à des fins scientifiques et esthétiques. On observe ainsi en Europe une pratique de la mise en ordre de la couleur qui s’inscrit à l’intérieur d’une politique de l’universalité. En art, on cherche à définir les règles du beau et de l’harmonie des couleurs à même de propager un « régime esthétique17 » de la couleur enseignable et applicable à toutes les sphères de la création. En anthropologie, on cherche à comprendre et à définir les règles structurales de l’organisation de l’esprit par l’étude des discriminations chromatiques selon un schème évolutionniste, diffusionniste ou fonctionnaliste. C’est le savoir qui s’organise par rapport à ce dualisme qui caractérise le régime chromatique moderne. Sur le terrain je me suis en effet rendu compte de la prégnance de ce modèle et de son efficacité toujours reconduite. Mes interlocuteurs et moi-même nous situions nos représentations de la couleur par rapport à ce cadre de référence, que ce soit pour l’invalider, le suivre ou le nuancer. Pour saisir les données de l’enquête, il est donc nécessaire d’examiner préalablement comment cette dichotomie de la couleur s’est historiquement mise en place. Cette contextualisation permet, par effet de contraste, de saisir les déplacements et les persistances face à cette norme que produisent les acteurs sur le terrain, mais aussi les changements méthodologiques que je produis par rapport à ce cadre de référence. La conception structurale de la couleur s’appuie sur une série de pratiques observables et descriptibles, qui s’inscrivent dans un système technique spécifique et qui est le résultat d’actions sociales hétérogènes. En étudiant, par la pratique, la construction du dualisme moderne de la couleur, on voit que le dilemme moderne entre « objectif versus subjectif » ou « naturaliste versus culturaliste », et la nécessité qu’il y aurait à choisir entre ces deux pôles d’analyse ne tient pas. Comme l’a fort justement montré Jack Goody, « les catégories binaires […] ont gêné notre compréhension des processus et des structures de la connaissance18 ». Le structuralisme de la couleur n’est-il pas l’application d’une logique binaire à un champ de pratique et de savoir pluriel ? Existe-il dès lors une autre voie d’accès au savoir chromatique que la tradition structuraliste ? Cette nouvelle perspective permettrait-elle de sortir de l’approche ethnoscientifique des couleurs qui domine la littérature ?

Un siècle d’ethnographies cognitives de la couleur (18981990) Les méthodologies des ethnographies cognitives de la couleur s’ancrent dans les premières enquêtes anthropologiques sur la couleur de la seconde moitié du xixe siècle, dans lesquelles les scientifiques cherchent à faire des typologies classificatoires entre les

17 J. Rancière, Aisthesis : Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011. 18 J. Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage (1977), Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 109.

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humains sur le modèle des sciences de la nature. Inscrites à l’intérieur de l’anthropologie physique, ces enquêtes, largement racistes, et qui participent activement à l’émergence de la « ligne de partage de la couleur »19 étudient, par la mesure, les rapports qui s’établissent entre biologie et culture20. En 1898, l’anthropologie commence lentement à se détacher du modèle de l’histoire naturelle pour s’inscrire plus pleinement dans les disciplines émergentes des sciences humaines et sociales. L’ethnographie de la couleur réalisée par W. H. R. Rivers lors de l’Expédition Anthropologique de l’Université de Cambridge dans le détroit de Torrès produit ainsi une inflexion des recherches anthropologiques sur la couleur qui va durablement marquer la discipline, tant par les méthodes d’enquête que par les conceptions théoriques qui environnent l’étude de la couleur21. L’enjeu est désormais d’expliciter « l’idée générique des couleurs22 » ou les « catégories basiques de couleur23 » comme expression du fonctionnement de la pensée, et en se basant sur des faits chromatiques psychophysiologiques produits selon des méthodes expérimentales. On observe alors un processus d’idéalisation et d’essentialisation de la notion de couleur et sa séparation de la matière pour la déplacer vers la perception par l’entremise d’instruments de la couleur. Rivers et le détroit de Torrès (1898-1901)

L’Expédition Anthropologique de l’Université de Cambridge dans le détroit de Torrès est considérée comme la mission fondatrice de l’anthropologie sociale britannique, notamment par la professionnalisation et l’institutionnalisation de l’ethnographie comme méthodologie de la recherche anthropologique24. Pour Simon Schaffer, […] l’expédition au détroit de Torrès a été conçue comme un exercice exemplaire et parfaitement professionnel. […] Certains des chercheurs les plus éminents qui ont commencé empiriquement à étudier les peuples autochtones au nom de la science ethnographique ne sont pas arrivés sur le terrain de leur fauteuil universitaire, ni de leur véranda, mais de leur paillasse de laboratoire25.

19 W. E. B. Du Bois, Les âmes du peuple noir (1903), La Découverte, 2007. 20 N. Dias, La mesure des sens. Les anthropologues et le corps humain au xixe siècle, Paris, Aubier, 2004. B. Saunders, « Towards a new topology of color », in R. Mc Laury, G. V. Paramei, D. Dedrick (éd.), Anthropology of color, Interdisciplinary multilevel modeling, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2007. 21 B. Saunders et J. Van Brakel, Theories, technologies, instrumentalities of color : anthropological and historiographic perspectives, Lanham, University press of America, 2002. 22 W. H. R. Rivers, « Part 1, Vision », in Reports of the Cambridge Anthropological Expedition to Torres Straits, Physiology and Psychology, v. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1901, p. 55-56. 23 B. Berlin et P. Kay, Basic Color Terms, Their Universality and Evolution (1969), Berkley, University of California Press, 1991. 24 A. Herle et S. Rouse, (éd.), Cambridge and Torres Strait, Centenary Essays on the 1898 Anthropological Expedition, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 25 « […] the expedition to the Torres Straits was designed as an exemplary and thoroughly professional exercise. […] Some of the most eminent inquirers who began empirically to study indigenous peoples in the name of ethnographic science did not arrive in the field from their armchair, nor from their verandahs, but from their laboratory benches. »

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George Stocking parlera d’ailleurs du « Malinowski’s enactment of Rivers’s program as a mythic transformation26 » (la prescription par Malinowski du programme de Rivers comme une transformation mythique) pour noter l’importance de cette expédition pour la discipline anthropologique27. Transformation mythique car Malinowski, en changeant le vocabulaire de l’expédition pour celui du terrain, déplace les implications politiques de la pratique ethnographique tout en parvenant à maintenir la centralité de l’enquête pour la construction des données anthropologiques. Rivers annonce clairement son programme dès la première page du rapport de mission qu’il publie quatre ans après cette expédition. Il voulait « to study the mental characteristics of the natives by the methods of experimental psychology28 » (étudier les caractéristiques mentales des autochtones par les méthodes de la psychologie expérimentale). Formé à la médecine en Angleterre, ayant étudié la psychologie en Allemagne29 et outillé des instruments de la couleur utilisés dans les tests européens de psychologie (test des laines d’Holmgren, papiers colorés Milton Bradley, et colorimètre Lovibond), l’anthropologue veut étudier les rapports qui s’établissent chez les habitants du détroit de Torrès entre le système perceptif, le langage de la couleur, et les schèmes mentaux qui en fixent la conduite. La question principale qu’il se pose, au vu des aspects de l’enquête consacrée à la couleur (Fig. 1), semble être de définir, 1) s’il y a un lien entre langage et perception des couleurs et 2) de comprendre la temporalité de l’apparition de la perception colorée et du langage des couleurs. Le langage sur la couleur vient-il après, avant ou en même temps que les sensations des couleurs ? Une déficience dans les mots de la couleur traduit-elle une déficience de la perception des couleurs ? Existe-t-il une évolution perceptive et linguistique depuis un régime « primitif » de la couleur vers son régime « moderne » ? Comment peut-on étudier cette évolution ? Mais au fur et à mesure des différents tests qu’il réalise pour répondre à ces questions qui se posent en Europe depuis au moins les travaux de Gladstone, Rivers fait un éloge de l’enquête ethnographique et critique la psychologie expérimentale à laquelle il a été formé à Heildeberg et qu’il enseigne depuis 1897 à Cambridge et à University College London. Il remarque que les enquêtes sur le sol européen ne sont pas assez complètes et ne parviennent pas à produire des données satisfaisantes30. En revanche, il ne critique à aucun moment les instruments de la couleur avec lesquels il réalise ses tests, quand bien même « the protocols of the enquiry presupposed the differences S. Schaffer, From physics to anthropology and back again, Cambridge, Prickly Pear Press, 1994, p. 6, 8. 26 «  Making Rivers, not Malinowski, the founder of British anthropological fieldwork is an exercise in genealogical story-telling. Stocking once described “Malinowski’s enactment of Rivers’ program” as a “mythic transformation” », cité par S. Schaffer, op. cit., p. 7. 27 S. Schaffer montre aussi l’importance des travaux de Rivers pour Les techniques du corps de Marcel Mauss. 28 W. H. R. Rivers, « Part 1, Vision », in Reports of the Cambridge Anthropological Expedition to Torres Straits, Physiology and Psychology, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1901, p. 1. 29 R. Slobodin, W.H.R. Rivers, New York, Columbia University Press, 1978. 30 Rivers subira la critique des psychologues par l’argument symétrique à sa propre critique. Le laboratoire éphémère installé dans la maison coloniale ne permet pas de recueillir des données stables et standardisées telles que celles que produisent les enquêtes dans de « vrais » laboratoires occidentaux de sciences expérimentales.

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Fig. 1. – La structure de l’ethnographie de la couleur de W.H.R. Rivers à l’intérieur des six rapports de l’Expédition Anthropologique de l’Université de Cambridge dans le Détroit de Torrès de 1898 publiés entre 1901 et 1912. © Arnaud Dubois.

that were supposed to be under investigation31 » (les protocoles de l’enquête intègrent déjà les différentiations auxquelles il s’intéresse). Les laines d’Holmgren

Héritières des méthodes empiriques de la seconde moitié du xixe  siècle et du développement des sciences physiologiques de la perception des couleurs, les laines d’Holmgren (Fig. 2) sont le premier instrument qui va s’imposer dans les enquêtes anthropologiques sur la couleur. En ce sens, il peut être considéré comme l’objet qui permet de montrer la continuité qui existe entre les recherches de l’anthropologie physique et celles de l’anthropologie cognitive et toute l’ambiguïté coloniale latente de ces laines et leurs liens avec les problématiques raciales associées à la couleur32. La recherche de l’ophtalmologue suédois Alarik Frithiof Holmgren sur la vision des couleurs et le daltonisme, qui donne son nom à ce test, a débuté en 1874 mais s’est imposée dans les milieux savants après la catastrophe ferroviaire de Lagerlunda en Suède en 1876. Holmgren montra qu’elle était due à une cécité chromatique du conducteur de la locomotive et réalisa à cet effet une enquête sur 266 employés de la ligne de chemin de fer Uppsala-Gävle. Il découvrit avec ses laines que treize employés étaient daltoniens et 6 avaient une cécité à la couleur verte. C’est à partir de ces résultats que son test du dépistage du daltonisme avec de la laine a été mis en place chez les travailleurs européens des chemins de fer et de la marine d’abord puis, par

E. B. Titchener, « On ethnological Tests of Sensation and Perception with Special Reference to Tests of Color Vision and Tactile Discrimination Described in the Reports of the Cambridge Anthropological Expedition to Torres Straits », Proceedings of the American Philosophical Society, 1916, vol. 55, no 3, p. 204-236. 31 G. Lloyd, Cognitive variations : Reflections on the unity and diversity of the humain mind, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 13. 32 M. Taussig, What Color is the Sacred, Chicago, Chicago University Press, 2009, p. 79-174.

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Fig. 2. – Test des laines d’Holmgren (1877). © Science Museum London

prolifération et transfert, jusque dans les laboratoires de psychologie expérimentale et les premières enquêtes ethnographiques. Quand, en 1877, Holmgren présente publiquement son test de dépistage des déficiences de la perception colorée, qu’il qualifie de « nouvelle méthode pratique pour découvrir et apprécier les défauts du sens des couleurs », la matérialité des couleurs est centrale dans son choix d’utiliser des écheveaux de laines teintes en usage dans la broderie. La diversité des teintes, la qualité des colorants et la stabilité du matériau sont des éléments décisifs dans l’instauration de son instrument de science : Un des principaux avantages que présente la laine à broder, c’est qu’on peut se la procurer de toutes les couleurs possibles correspondantes à celle du spectre, et chacune avec une grande quantité de nuances, depuis la plus foncée à la plus claire, depuis la plus vive jusqu’à la plus terne avec les transitions insensibles entre elles. Un pareil choix se trouve en quantité dans le commerce et il est aisé de se le procurer quand et où l’on veut. Il peut servir immédiatement à l’examen et sans préparation aucune, tel qu’il est livré par le commerce. Un écheveau de laine à broder est également coloré non seulement sur un ou deux côtés mais sur tous, et il est remarqué facilement dans le tas, quand même il n’en sort qu’un seul

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fil. La laine à broder n’a pas d’éclat trop fort. De plus elle est tendre et maniable, on peut la traiter, l’empaqueter et la transporter comme on veut sans l’abîmer et l’employer tout aussi commodément à son but quand on veut et n’importe où33. Le choix de la laine comme instrument scientifique est guidé par des innovations techniques et, notamment, par tous les perfectionnements des colorants et des teintures qu’apporte la révolution chimique et industrielle de la couleur qui se développe dès 1856 à partir des recherches sur la teinture des fibres textiles34. Le professeur de l’université d’Uppsala met donc au point un test scientifique standardisé et fiable des couleurs, fort utile en psychologie expérimentale et en anthropologie physique, avec l’aide de l’industrie chimique et textile qui travaille elle aussi à produire une couleur rationalisée, standardisée et stable. Mais les usages des couleurs divergent fortement entre la science et l’industrie. Quand un scientifique travaille avec des laines teintes, son choix de couleurs est dicté par l’organisation de la couleur sous-jacente à sa discipline. On décline le spectre chromatique en teintes distinctes et l’on fait varier ces teintes en degré de saturation et de dé-saturation. C’est la capacité de distinguer la teinte qui déterminera d’ailleurs la pertinence scientifique du test. L’examinateur prend, dans cette collection de laine à broder mise en un tas sur une table convenable, et met de côté un écheveau de la couleur sur laquelle il veut spécialement examiner le sujet ; puis il invite ce dernier à chercher les autres écheveaux qui se rapprochent le plus de la couleur de l’échantillon et à les placer à côté de celui-ci. On juge du sens chromatique de l’individu d’après la manière dont il s’acquitte de cette tâche35. L’usage des laines colorées dans une perspective scientifique est une pratique de la sélection et de la discrimination. Les couleurs sont isolées et divisées en unités discrètes. La variété et la multiplicité des couleurs de la laine ne sont utiles qu’à leur ordonnancement rationnel à même d’expliciter le fonctionnement de la perception colorée humaine du point de vue des sciences modernes européennes. La matérialité revendiquée dans la constitution de l’instrument de science et l’expérience de la culture matérielle qui a guidé ce choix disparaît. L’objet coloré subit un processus d’idéalisation et de virtualisation nécessaire à son instauration comme un instrument objectif des sciences de la couleur, qui peut passer, comme le dirait Paul Rabinow, « from place to place while remaining the same36 » (d’un lieu à un autre en restant conceptuellement identique). Rivers réalise ainsi, dans le détroit de Torrès, son test de 33 A. F. Holmgren, De la Cécité des Couleurs dans ses rapports avec les Chemins de Fer et la Marine, Stockholm, Imprimerie Centrale, 1877, p. 113. 34 S. Garfield, Mauve – How a man invented a color that changed the world, New York, Northon & Co, 2000. A. S. Travis, The Rainbow Makers : the origins of the Synthetic Dyestuffs Industry in Western Europe, Bethlehem, Lehigh University Press, 1993. 35 A. F. Holmgren, De la Cécité des Couleurs dans ses rapports avec les Chemins de Fer et la Marine, Stockholm, Imprimerie Centrale, 1877, p. 114. 36 P. Rabinow, Anthropos Today, Reflections on Modern Equipment, Princeton, Princeton University Press, 2003.

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dépistage des déficiences de la perception chromatique sans interroger la pertinence de son instrument à saisir la perception émique de la couleur de ces informateurs. Ce qu’il veut vérifier, c’est si les habitants du détroit de Torrès voient le monde d’une autre couleur que les Européens : Je commençai l’enquête sur la vision des couleurs au détroit de Torrès avec les laines d’Holmgren. Les trois tests de laine, utilisés par Holmgren pour le diagnostic du daltonisme vert-rouge, étaient complétés par quatre autres tests : un vert éclatant de même degré de saturation que le rouge d’Holmgren, un jaune, un bleu et un violet. Les trois dernières laines étaient de saturation moyenne, le violet était moins saturé que les autres. Les laines d’Holmgren sont déficientes en exemples de jaunes et dans tous les exemplaires utilisés pour des buts ethnographiques, cette déficience sera corrigée. Les sept tests de laine étaient utilisés dans l’ordre suivant : rouge, vert, rose, vert Holmgren, jaune, bleu, violet. Le rouge était sélectionné pour commencer parce que les autochtones sont familiers avec cette couleur et ainsi ils pouvaient comprendre le processus de disposition. […] Ils comprenaient d’ailleurs très facilement ce qu’ils devaient faire et sur 200 personnes, je n’ai rencontré qu’un seul homme qui ne comprenne pas le système de répartition. […] Une attention particulière était donnée, autant que possible, à l’occultation des noms des couleurs jusqu’à ce que la disposition soit finie37. Contre toute attente, les résultats pour la déficience vert-rouge sont meilleurs à Murray qu’en Europe. Il y a moins de daltoniens ici que chez les cheminots suédois. En revanche, Rivers observe une réelle difficulté de ces informateurs à distinguer le vert du bleu, et le bleu du noir ; cette distinction qui occupe inlassablement les scientifiques européens depuis que « le philologue W. Gladstone a contribué à diffuser la théorie, reprise ensuite par F. Nietzsche, [selon laquelle] dans les épopées homériques, la mer n’est pas bleue38 ». Un nouvel instrument de la couleur est alors utilisé pour étudier, à la suite de la perception des couleurs, les noms de la couleur et 37 «  I began the investigation of colour vision in Torres Straits with Holmgren’s wools. The three test-wools used by Holmgren for the diagnosis of red-green blindness were supplemented by four others : -a bright green of about the same degree of saturation as Holmgren’s red, a yellow, a blue, and a violet. The three latter wools were of medium saturation, the violet being rather less saturated than the others. Homgren’s wools are very deficient in yellow examples and in any set used for ethnographical purposes this defect should be remedied. The seven test-wools were used in the following order : -red, green, pink, Holmgren’s green, yellow, blue, violet. Red was selected to begin with owing to the familiarity of the natives with this colour and the consequent ease with which they were made to understand the process matching. […] The natives understood what they were required to do very readily in most eases, and among over 200 individuals examined I only met with one man, a native of Kiwai, with whom there was any doubt as to whether he understood the process of matching. […] Care was taken to avoid the names of the colours as much as possible till after the matching was completed. » W. H. R. Rivers, Reports of the Cambridge Anthropological Expedition to Torres Straits, Volume II. Physiology and Psychology, Part 1, Vision, Cambridge, Cambridge University Press, 1901, p. 49. 38 A. Grand-Clément, « La mer pourpre : façons grecques de voir en couleurs. Représentations littéraires du chromatisme marin à l’époque archaïque », Pallas, 92, 2013, p. 143-161.

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comprendre s’il y a une relation entre discrimination perceptive et langage. Le test des laines est laissé de côté et Rivers sort maintenant son test des papiers colorés. Les papiers Milton Bradley

Ce changement instrumental marque matériellement le passage entre anthropologie physique finissante et anthropologie sociale largement ethnolinguistique balbutiante. Le papier imprimé va en effet remplacer la laine teinte du xixe siècle, utilisée principalement pour tester la perception des couleurs, et va devenir le standard des ethnographies de la couleur du xxe siècle, préoccupées désormais principalement par des questions de langues. Le point culminant de cette dynamique de recherche sera l’enquête de la fin des années 1960 de Berlin et Kay avec le nuancier Munsell, comme nous le verrons plus loin. Les papiers colorés que Rivers utilise sont ceux de la firme américaine Milton Bradley39 qu’il a achetés à Leipzig avant son départ (Fig. 3). Ceux-ci « are now so largely used by workers on colour vision that they may be regarded as standard colours40 » (sont maintenant tellement utilisés par les travailleurs sur la vision des couleurs qu’ils peuvent être vus comme des couleurs standards). Dans la description que fait Milton Bradley de ses papiers colorés, on rencontre la même préoccupation que celle d’Holmgren pour l’instauration d’une standardisation de la couleur. Depuis les premières innovations dans l’industrie des colorants, ce sont maintenant des innovations dans les techniques d’impression mécanique de la couleur qui permettent matériellement de mettre en place ce nouveau test ethnographique : Après plusieurs mois de travail à acquérir des échantillons matériels de couleurs et plusieurs jours passés avec le spectre, un comité d’artistes, de scientifiques, de professeurs et d’artisans ont unanimement décidé que, esthétiquement et psychologiquement, les couleurs adoptées étaient les meilleurs moyens d’expression des six localités dans le spectre correspondant au sentiment ou à la perception psychologique du rouge, de l’orange, du jaune, du vert, du bleu et du violet. Plusieurs expériences postérieures ont aussi prouvé que, pratiquement, ces mêmes six couleurs servent au mieux le but des couleurs primaires à partir desquelles on peut réaliser toutes les autres couleurs par combinaisons. En accord avec cette sélection, les papiers colorés éducatifs ont été créés, et depuis lors un scientifique expert a même localisé exactement chacune de ces couleurs sur le spectre par ses longueurs d’onde41. 39 Les papiers colorés de la firme américaine Milton Bradley Company, spécialisée dans les jeux et toujours en activité, ont commencé à être commercialisés aux Etats-Unis dans les années 1860 dans le cadre du mouvement éducatif Kindergarten auquel appartenait Milton Bradley, le directeur et créateur de la firme. N. Gaskill, « Learning to See with Milton Bradley », in R. L. Blaszczyk and U. Spiekermann (éd.), Bright Modernity, Palgrave, 2017, p. 55-73. 40 W. H. R. Rivers, op. cit., p. 53. 41 «  After many months of labor in securing samples of material colors, and many days spent with the spectrum, a committe of artists, scientists, teachers, and artizans unanimously decided that aesthetically and psychologically the colors adopted were the best possible materials expression of the six localities in

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Fig. 3. – Papiers colorés Milton Bradley dans Elementary Color (1895).

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Le mode de matérialisation de la couleur change entre impression et teinture, mais pour Rivers ce hiatus dans la matérialité ne produit pas de changement entre la perception de la couleur et sa verbalisation, car il focalise son attention chromatique sur des idées génériques de couleur et leurs discriminations sans prendre en considération le matériau coloré sur lequel ces idées sont matérialisées. Le concept essentialiste d’idée générique des couleurs permet à Rivers de ne plus se soucier de la matérialité et de considérer qu’un papier imprimé, une laine teinte ou n’importe quel mode de matérialisation chromatique est discriminé physiologiquement et psychologiquement par sa teinte abstraite, comme le note aussi Bradley. Pour un moderne, c’est d’ailleurs la présence de l’idée abstraite du concept même de la couleur dans un groupe particulier qui permet de distinguer les degrés de civilisation des sociétés (pour reprendre la sémantique de l’époque). Rivers s’interroge ainsi, après avoir recueilli les multiples mots qui existaient pour nommer ses collections de papiers et de laines, et qui ne correspondaient pas aux teintes génériques et univoques qu’il voulait (rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet), sur l’existence d’un terme abstrait pour « couleur » dans la langue de ses informateurs : L’approche la plus juste que j’ai pu trouver pour un nom générique était gimgam. Le vert était souvent appelé lulam gimgam (lulam = feuille) et occasionnellement d’autres noms de couleurs avaient le même suffixe comme bulubulu gimgam, kamikiam gimgam. […] Un autre mot qui était occasionnellement utilisé comme s’il était un mot abstrait pour Couleur était mairmair. Mair c’est l’ocre rouge et mairmair était apparemment un mot ancien pour rouge, d’ailleurs très rarement utilisé aujourd’hui. Il n’a été utilisé que par seulement un ou deux individus dans le même sens que gimgam, et un jeune homme très intelligent, Jimmy Wailu, qui connaissait bien l’anglais, m’a dit que mair signifiait Couleur. Cela serait intéressant qu’un mot pour rouge puisse devenir un terme abstrait pour Couleur42. Rivers retrouve dans cette interrogation la logique générale qu’il avait dégagée pour les mots de teintes : « Colour adjectives in Murray Island are formed by reduplication from the names of various natural objects43 » (Les adjectifs de couleurs sont formés par

the spectrum corresponding to the feeling or psychological perception of red, orange, yellow, green, blue and violet. Many subsequent experiments have apparently proved that practically the same six colors best serve the purpose of primaries from which to make all others by combination. In accordance with these selections the educational colored papers have been made, and since that time an expert scientist has accurately located each of these colors in the spectrum by its wave length. » M. Bradley, Elementary Color, Springfield, Milton Bradley Compagny, 1895, p. 79-80. 42 «  The nearest approach I could find to a generic name was “gimgam.” Green was often called lulam gimgam (lulam = leaf) and occasionally other colour names had the same suffix as “bulubulu gimgam,” “kiamikiam gimgam.” […] Another word which was occasionaly used as if it might be an abstract word for colour was mairmair. Mair was red ochre and maimair was apparently an old word for red, although very narely used now. It was used by only one or two individuals in the same way as gimgam, and a very intelligent young man, Jimmy Wailu, who knew English well, told me that “mair” meant colour. It would be interesting if a word for red should become an abstract term for colour. » W. H. R. Rivers, « Part 1, Vision », in Reports of the Cambridge Anthropological Expedition to Torres Straits, Physiology and Psychology, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1901, p. 55-56. 43 Ibid.

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la réduplication des noms d’objets naturels variés). Le langage des couleurs dans le détroit de Torrès s’organise à partir des modes de matérialisation de la couleur et non pas sur des idées génériques abstraites. Les mots de la couleur s’enracinent dans des objets et des matières, le langage chromatique est celui de la pratique de la couleur et de son expérience. Mais, avec le dernier instrument de la couleur qu’il utilise, Rivers va chercher à produire des données chiffrées qui vont définitivement mathématiser et dématérialiser la couleur et discréditer analytiquement son commentaire matérialiste. Le colorimètre Lovibond

Le dernier instrument de la couleur qu’utilise Rivers a un rôle non négligeable dans la réussite du standard international de la couleur qui va progressivement se mettre en place dans les sciences de la couleur à partir de la fin des années 1910 et qui reste toujours aujourd’hui l’horizon épistémologique dominant de la discipline. (Fig. 4) Le colorimètre Lovibond a en effet une relation de promiscuité avec le nuancier Munsell, mais, en tant qu’objet expérimental, il porte en lui les traces du processus de naturalisation que la science de la couleur va s’attacher à effacer tout au long du xxe siècle. Son analyse permet alors de comprendre comment la matérialité chromatique des objets de science a été petit à petit abandonnée et déplacée vers le sujet percevant. Rivers s’étonne que les habitants de l’île Murray usent des mots de choses colorées et colorantes pour dire la couleur. Il pense même que cette pratique linguistique est révélatrice d’un niveau intellectuel inférieur par rapport à ceux qui utilisent des « termes génériques » et abstraits de couleur. Les planches chromolithographiques du livre qui accompagne le brevet du colorimètre Lovibond montrent pourtant un vocabulaire de la couleur qui prend plus de précautions que celui de Rivers et permet de nuancer cette assertion discriminatoire : « Carmin for Standard Red, Citrus yellow for Standard Yellow, Cobalt for Standard Blue, Orpiment for Normal Orange, Emerald Green for Normal Green, French Mauve for Normal Violet44 » (Carmin pour Rouge standard, Jaune citron pour Jaune standard, Cobalt pour Bleu standard, Orpiment pour Orange normal, Vert émeraude pour Vert normal, Mauve français pour Violet normal). L’adjectif « standard » ou « normal » qui suit le nom des teintes génériques montre bien comment Lovibond, à l’intérieur de la société européenne moderne à laquelle appartient Rivers, marque nettement le passage du nom d’une couleur lié à sa matérialité et à son faire – le nom des pigments utilisés dans les encres des chromolithographies – à l’idée générique du nom de couleur qui devient une expérience mentale et perceptive désincarnée et abstraite. Là encore, Rivers n’accorde aucune importance au contexte technique de son instrument de la couleur et l’influence que pourrait avoir sa matérialité sur la production des données ethnographiques. Après le standard des couleurs imprimées et le standard des couleurs teintes, c’est un standard développé en Angleterre pour le contrôle qualité de la bière, avec lequel il va produire des données quantitatives, qu’il estime être celles avec lesquelles il va 44 J. W. Lovibond, Measurement of light and colour sensations, London, George Gill and Sons, 1893.

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Fig. 4. – Colorimètre Lovibond dans Measurement of Light and Colour Sensations (1893).

valider ses hypothèses sur les relations entre perception et langage de la couleur et justifier, dans l’article scientifique qu’il tire de son enquête, son argument primitiviste. En déterminant à partir de quel seuil de saturation de la teinte celle-ci est discriminée, Rivers montre cette fois par les chiffres que ses informateurs ont une déficience dans la perception du bleu, et utilise ces données pour prendre position dans les débats anthropologiques en publiant Primitive Color Vision45, son article fondateur pour l’anthropologie de la couleur. De l’idée générique aux catégories basiques des couleurs

L’insistance de Rivers à chercher s’il existe des mots génériques de couleur dans le détroit de Torrès, et particulièrement à tester empiriquement l’instabilité des termes pour une série de teintes (vert, bleu et noir), s’enracine dans l’idée que « l’œil des Grecs était aveugle au bleu et au vert46 ». C’est donc dans un dialogue comparatiste entre anciens, primitifs et modernes, à la recherche de l’évolution du sens des couleurs, que cette première anthropologie sociale de la couleur trouve son intelligibilité. Sa science ethnographique de la couleur, comme l’appelle Schaffer, permet à l’anthropologue de définir par des procédures instrumentales « the special caracteristics of primitive color language47 » (la caractéristique spéciale du langage primitif des couleurs) et, par contraste, de définir l’idée générique de la couleur

45 W. H. R. Rivers, « Primitive Color Vision », Popular Science Monthly, 59 (1901), p. 44-58. 46 F. Nietzsche, Morgenröthe [Aurore], aphorisme 426 (trad. H. Albert), 1881. 47 W. H. R. Rivers, op. cit., p. 50.

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comme le versant opposé de ce primitivisme chromatique. Pour Rivers, en Grèce antique comme dans la société extra-occidentale qu’il a étudiée, on trouve : l’existence d’un nom défini pour rouge, parfois avec des noms spéciaux pour des nuances de rouges, un nom défini pour orange et jaune, une nomenclature indéfinie pour vert, une absence de mot pour bleu, ou une confusion des termes entre bleu et vert et une absence de mot pour marron48. Rivers mêle sans distinctions l’esthétique, l’archéologie, la philologie, la psychologie et la biologie pour argumenter sa thèse et prouver que « l’existence d’un sens des couleurs bien développé » n’existe pas chez les anciens et les primitifs puisqu’ils n’ont pas dans leurs langues des termes abstraits de couleur qui se déclinent selon le spectre chromatique newtonien. « There is a word for this blue of this flower but not the abstract sens of the quality of blue49 » (Il y a un nom pour tel bleu de telle fleur, mais pas le sens abstrait de la qualité de bleu), conclut-il. Il oppose alors deux catégories, (moderne versus primitif) qui lui permettront, par la création d’un faux contraste entre sa couleur et celle des autres, de justifier le diffusionnisme de l’évolution du sens des couleurs. Il faudra attendre à peu près un siècle pour qu’apparaisse une critique méthodologique et théorique radicale de cette anthropologie cognitive, universaliste, naturaliste et objective de la couleur50. La critique de cette ethnoscience de la couleur sera formulée à partir d’une déconstruction des « basic color terms » et des « basic color categories » de Berlin et Kay, qui s’inscrivent à la suite des « idées génériques de couleur » de Rivers51. Voici comment les auteurs expliquent la méthode qu’ils ont suivie pour construire leur schéma évolutif universel des termes et des catégories basiques de couleurs, que la communauté scientifique reconnaît encore largement aujourd’hui52 : Des stimulus de couleur standardisée sont utilisés pour conduire la recherche. Il s’agit d’un ensemble de 329 échantillons de couleurs de la Munsell Color Company. Cet ensemble est composé de 320 échantillons de couleurs répartis en 40 teintes équidistantes et en 8 degrés de luminosité, tous en saturation maximale, plus 9 48 «  the existence of a definite name for red, sometimes with subsidiary names for shades of red ; a definite name for orange and yellow ; indefinite nomenclature for green ; absence of a word for blue, or confusion of the terms for blue and green, and absence of a word for brown. » Ibid., p. 50. 49 Ibid., p. 56-57. 50 B. Saunders et J. Van Brakel, « Re-evaluating Basic Colour Terms », Cultural dynamics, 1 (1988), p. 359-378. B. Saunders, The Invention of Basic Colour Terms, Utrecht, ISOR, 1992. 51 L’article de 1901 de Rivers est cité dans la bibliographie de leur ouvrage : B. Berlin et P. Kay, Basic Color Terms, Their Universality and Evolution (1969), Berkley, University of California Press, 1991. 52 Un exemple qui illustre cette validation académique est la présence d’un nuancier Munsell utilisé par Berlin et Kay dans le seul ouvrage qui revendique l’autonomie d’une anthropologie de la couleur. R. Mc Laury, G. V. Paramei, D. Dedrick (dir.), Anthropology of color, Interdisciplinary multilevel modeling, John Benjamins Publishing Company, 2007. Je me souviens aussi de la conférence d’anthropologie de la couleur qu’avait donnée Michel Pastoureau en 2005, aux Beaux-Arts de Paris dans laquelle il avait repris le schéma des onze termes de couleur de Berlin et Kay comme un fait de science non discutable.

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échantillons de teintes neutres (blanc, noir et gris). L’ensemble complet des échantillons est monté sur un carton rigide et recouvert d’acétate transparent. […] Les données sont recueillies en deux étapes. Tout d’abord « les basic color terms » du langage étudié nous sont donnés par l’enquêté, en utilisant le moins possible d’autres langues. Ensuite, chaque sujet est chargé de cartographier à la fois le point focal et la limite extérieure de chacun de ses basic color terms sur l’ensemble des stimulus de couleurs standardisés décrits plus haut. […] Aucun des enquêtés ne doit cartographier ses termes de couleurs avant que l’enquêteur élucide verbalement la liste complète de ses basic color terms. Ensuite le tableau des stimulus est recouvert d’acétate et l’on donne à l’enquêté un crayon-feutre noir et on lui demande d’indiquer pour chaque basic color terms, x : 1. Tous les échantillons qu’il aurait, dans toutes les circonstances, appelés x. 2. Le meilleur et le plus typique exemple de x. Il est demandé à chaque enquêté de réaliser la procédure de cartographie au moins trois fois, à une semaine d’intervalle53. Quelque chose semble bien avoir été conservé de la méthode fondatrice de l’expédition anthropologique de Cambridge de 1898. Au milieu du xxe siècle, l’étude de la couleur avec des tests est encore au cœur de la méthode ethnographique. Mais il n’y a plus de polyinstrumentalité chez Berlin et Kay. L’ensemble de la procédure expérimentale est réalisé à l’aide d’un seul instrument de la couleur, le nuancier Munsell. (Fig. 6) Comment la Munsell Color Company est-elle parvenue à faire de son standard de la couleur le standard universel de la couleur ? Il faut remonter à la fin des années 1910 pour comprendre la séquence d’actions qui voit le projet de l’artiste et enseignant américain Albert Munsell (1858-1918) devenir la norme technoscientifique internationale de la couleur. En étudiant les conditions sociales de la mise en œuvre de cette norme, on peut alors historiciser l’instrument qui sert à instaurer un schème cognitif naturaliste de la couleur en anthropologie et montrer que l’universalité revendiquée par Berlin et Kay est affaire de construction 53 «  Standardized color stimuli were used in conducting the research. These consist of a set of 329 color chips provided by the Munsell Color Company. The set is composed of 320 color chips of forty equally spaces hues and eight degrees of brightness, all at maximum saturation, and nine chips of neutral hue (white, black and greys). The full set of chips was mounted on stiff cardboard and covered with clear acetate […] The data were gathered in two stages. First, the basic color words of the language in question were elicited from the informant, using as little as possible of any other language. Secondly, each subject was instructed to map both the focal point and the outer boundary of each of his basic color terms on the array of standard color stimuli described above. […] No informant was asked to map his color terms until the investigator had elicited verbally his full list of basic color terms. Then the stimulus board was covered with an acetate overlay and the informant was given a black grease pencil and asked to indicate for each basic color terms, x : 1. all those chips which he would under any conditions call x. 2. the best, most typical examples of x. Each informant was asked to perform the mapping procedure at least three times, at one-week intervals. » B. Berlin et P. Kay, Basic Color Terms, Their Universality and Evolution (1969), Berkley, University of California Press, 1991, p. 4-5 et 7.

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Fig. 5. – Système Munsell comme « Color Tree » dans A Color Notation (1905).

sociale et historique spécifique, faite de systèmes de représentation qui s’expriment dans des pratiques situées de la couleur que l’on peut suivre et décrire. Le système Munsell est en effet le résultat de la collaboration entre 1910 et 1950 de la Munsell Company avec des organismes publics et privés de standardisation comme le Bureau Américain des Standards (NIST), le Comité International de l’Électricité (CIE), General Electric (GE), la Société Américaine d’Optique (ASO), des laboratoires de recherche universitaire, notamment à Johns Hopkins et au MIT, et le Département Américain à l’Agriculture. C’est le fils aîné d’Albert Munsell, Alexander, qui réoriente le système esthético-éducatif de son père à l’intérieur d’une procédure de rationalisation et de normalisation scientifique. Le système Munsell va parvenir à s’imposer dans les milieux industriel, scientifique et gouvernemental grâce à une interaction forte entre la Munsell Company et les acteurs divers qui, simultanément, cherchent, aux États-Unis, à élaborer les règles d’un standard de la couleur pour homogénéiser les multiples standards que les développements techniques de la seconde moitié du xixe siècle avaient vu apparaître, comme la scène des couleurs de Rivers l’a révélé. La séquence d’actions qui permet de suivre la mise en place du standard de la couleur (qui est toujours actif aujourd’hui) met en jeu un nombre réduit d’acteurs, mais leur efficacité est inversement proportionnelle à leur nombre. Trois dates structurent l’histoire interne de l’entreprise Munsell : en 1917 la Munsell Color Company est créée à Boston, en 1922 le Munsell Research Laboratory est inauguré à New York puis déménage rapidement à Baltimore, et en 1942 la famille Munsell crée la Munsell Color Foundation, qui continue encore aujourd’hui à assurer le développement des diverses activités de la Munsell Company (éducation, recherche, commerce). La publication en 1929 du Munsell Book of Color54, qui remplace l’Atlas of the Munsell Color55 publié en 1915, permet de comprendre le changement de dimension qui s’opère entre les travaux d’Albert Munsell et ceux de l’entreprise qui porte son nom mais dont le développement est dû principalement aux travaux de son fils Alexander Munsell (1896-1983) ; ce qui porte à confusion quand on parle

54 Alexander Munsell, Munsell book of color, 1929, Baltimore, Munsell Color Company Inc. 55 Albert Munsell, Atlas of the Munsell Color, A. H. Wadsworth, Howland & Co. Printers, 1915.

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du nuancier Munsell. Le point de départ de tous les développements de la Munsell Company est l’invention par Albert Munsell d’un système de notation de la couleur. Il présente cette « method to writing color » (méthode pour écrire la couleur) en 1905 dans son ouvrage A Color Notation, dont l’objectif premier est d’aider à enseigner la couleur56. Albert Munsell développe son goût pour la couleur entre 1885 et 1888, lorsqu’il étudie aux Beaux-Arts de Paris et découvre les débats sur l’esthétique scientifique57, qui donnent une place importante aux questions de couleurs comme objets à partir desquels une théorie rationnelle du beau peut s’énoncer. Les mêmes découvertes physiologiques sur le fonctionnement de l’œil et la perception de la couleur, qui ont alimenté l’émergence d’une anthropologie de la couleur, se retrouvent discutées par les praticiens et les théoriciens de l’art58 En s’appuyant sur les découvertes des laboratoires des sciences expérimentales, on cherche aussi, en art, à trouver les règles de l’organisation des couleurs. Mais si l’anthropologie cherche à comprendre les catégories cognitives et les schèmes qui structurent l’esprit humain, les divers acteurs des arts cherchent plutôt à écrire une « grammaire de la couleur » à des fins esthétiques et sociales. Le projet global d’une éducation esthétique de l’homme telle qu’elle émerge en Europe depuis Schiller59 trouve, dans les débats sur la couleur, un champ d’application efficace à la politique moderne du beau. Munsell semble ainsi avoir été profondément influencé par Charles Blanc60 et ses Grammaire des Arts du Dessin et Grammaire des Arts Décoratifs61 où, sur les 1 550 pages de l’ouvrage, un peu plus de 300 pages, soit environ 20 % de sa recherche, sont consacrées aux couleurs. Pour Blanc, la couleur est « engendrée par des principes certains et invariables62 » qu’il appelle les « lois de la couleur » et qui suivent « la marche de la nature63 ». La pratique de la couleur peut donc être « soumise à des règles sûres » qui peuvent « s’enseigner »

56 Munsell a été professeur au Massachusetts College of Art and Design de Boston pendant 37 ans. 57 J. Lichtenstein, C. Maigné et A. Pierre (dir.), Vers la science de l’art, L’Esthétique scientifique en France (1857-1937), Paris, PUPS, 2013. 58 G. Roque, Art et science de la couleur (1997), Paris, Gallimard, 2009. 59 Rancière date le début de cette politique moderne de l’art à la publication en 1795 des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. J. Rancière, Aisthesis : Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011. 60 Charles Blanc a été directeur des Beaux-Arts de Paris de 1848 à 1852 puis de 1870 à 1873 et professeur d’esthétique au Collège de France de 1878 à 1882. Son autorité sur la pensée de la couleur dans le milieu artistique parisien de la fin du xixe siècle, que Munsell découvre à partir de 1885, est centrale. En 1872, le ministère de l’Instruction publique de la IIIe République, met par exemple en place l’envoi systématique d’un exemplaire de sa Grammaire des arts du dessin (1867) à tous les lycées et collèges de France. C. Barbillon, « Introduction à la Grammaire des arts du Dessin de Charles Blanc », in Blanc (Charles), Grammaire des Arts du Dessin (1867), Paris, ENSBA, 2000. 61 La Grammaire des arts Décoratifs est composée de deux tomes dont le premier s’intitule L’art dans la parure et dans le vêtement, 1875. 62 C. Blanc, Grammaire des Arts Décoratifs, Décoration intérieure de la maison, Paris, Librairie Renouard, 1881, p. 560. Il emprunte ces principes au Manuel d’otique expérimentale à l’usage des artistes et des physiciens (1821) de C. Bourgeois, la Farbenlehre (Traité des couleurs) (1810) de J. W. Goethe via les Entretiens (1862) d’Eckermann, la Géométrie descriptive (1812) de G. Monge et La Loi du contraste simultané des couleurs (1838) de M. E. Chevreul. 63 C. Blanc, op. cit., p. 565.

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et se transmettre. Le projet encyclopédique de sa grammaire est donc de rédiger un code qui fixera une législation chromatique efficace pour les arts. En suivant Estelle Thibault, on peut donc dire que le projet de Charles Blanc est de « progresser vers un savoir partagé de la création et de diffuser une culture (chromatique) à l’intégralité de la population64 ». La « color notation » de 1905 s’inscrit dans cette logique et propose une pensée analytique de la couleur où celle-ci est prise à l’intérieur d’un réseau de connexions logiques qui forment système en suivant rigoureusement les axiomes du système hypothético-déductif du régime structural de la couleur : Couleur. Objectivement, la qualité d’une chose ou d’une apparence qui est perçue par l’œil seul, indépendamment de la forme de la chose ; subjectivement, sensation particulière à l’organe de la vue et provenant du nerf optique65. Puis Munsell structure la couleur à l’aide de trois paramètres qui organisent l’ensemble de son système : Teinte. Spécifiquement et techniquement, qualité distinctive de la coloration dans un objet ou sur une surface ; le respect en quoi rouge, jaune, vert, bleu, etc., diffèrent les uns des autres ; celle dans laquelle des couleurs d’égale luminosité et de saturation peuvent différer. Saturation. Le degré de gradation d’une sensation de couleur du blanc au gris ; l’intensité de la teinte distinctive, l’intensité de la couleur. Luminance. Dans la peinture et les arts connexes, relation d’un objet, d’une partie ou d’un plan d’image atmosphérique avec les autres, en ce qui concerne l’ombre et la lumière, l’idée de la teinte étant abstraite66. Cette division des éléments de la couleur est ensuite visualisée sous la forme d’une échelle de valeur qui permet de représenter les relations entre ces trois paramètres : Échelle. Un système gradué, à partir duquel le degré, l’intensité ou la qualité d’une perception sensorielle peut être estimé67.

64 E. Thibault, « La partie solide de l’esthétique : Une science des formes utiles à l’âge de l’industrie », in J. Lichtenstein, C. Maigné, A. Pierre, Vers la science de l’art : l’esthétique scientifique en France, 1857-1937, Paris, PUPS, 2013, p. 179. 65 «  Color. Objectively, that quality of a thing or appearance which is perceived by the eye alone, independently of the form of the thing ; subjectively, a sensation peculiar to the organ of view, and arising from the optic nerve. » A. Munsell, A color notation, 1905, Boston, Geo. H. Ellis, p. 108-112. 66 « Hue. Specifically and technically, distinctive quality of coloring in an object or on a surface; the respect in which red, yellow, green, blue, etc., differ one from another ; that in which colors of equal luminosity and chroma may differ. Chroma. The degree of departure of a color sensation from white or gray ; the intensity of distinctive hue, color intensity.  Value. In painting and the allied arts, relation of one object, part, or atmospheric plane of picture to the others, with reference to light and shade, the idea of hue being abstracted. » Ibid. 67 « Scale. A graded system, by reference to which the degree, intensity, or quality of a sense perception may be estimated. » Ibid.

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Le Color Tree de 1905 (Fig. 5) est l’illustration de cette « écriture de la couleur » que l’on peut définir, en suivant Chauviré à propos de l’octaèdre des couleurs de Wittgenstein68, comme « un morceau de grammaire déployant l’éventail des possibilités de juxtapositions, de compatibilités ou d’incompatibilités, et de mélange des couleurs. [Le Color Tree] en un mot exhibe la grammaire des couleurs69 ». Cette grammaire de la couleur sert de socle à tous les développements postérieurs du système Munsell. En 1915, Albert publie The Munsell Atlas of Color qui expose des échantillons de couleurs organisés selon la notation de 1905. L’innovation que propose le Munsell Book of Color de 1929 par rapport à l’Atlas de 1915 (et qui va s’imposer comme le standard international de la couleur) ne se situe donc pas dans l’organisation du système chromatique et son mode de représentation. La notation structurale de la couleur est identique entre les trois ouvrages. Ce qu’expose le livre de 1929 est plutôt la forme naturalisée de cette écriture. The Book of Color est en effet historiquement la première publication qui s’appuie sur des données colorimétriques normalisées produites par spectrophotométrie. Cette publication définit pour la première fois une équivalence structurale entre d’un côté la mise en relation des longueurs d’onde de la lumière mesurée en millimicrons et la perception de la couleur spectrale70, et de l’autre côté les échantillons de couleurs Munsell. Chaque couleur de l’atlas est qualifiée par une courbe spectrale mesurée par un colorimètre calibré. Le Munsell Book of Color définie donc les « couleurs étalons » à partir desquelles dorénavant l’ensemble des autres couleurs produites par l’industrie technoscientifique de la couleur seront comparées, évaluées et définies. C’est la collaboration entre Alexander Munsell et Irwin Priest (1886-1932), le responsable de la colorimétrie au Bureau Américain des Standards, qui va permettre au système Munsell de devenir le standard à partir duquel un consensus international sera adopté. La collaboration entre le Bureau Américain des Standards et la Munsell Company débute en 1912, lorsque six échantillons de la gamme Munsell sont mesurés en termes de longueurs d’onde, pourcentage de blanc et coefficient de réflexion. En 1915, le Bureau des Standards crée une section colorimétrie sous la direction d’Irwin Priest, mais, jusque dans les années 1920, les techniques de mesure restent rudimentaires et le colorimètre Lovibond est l’un des seuls instruments à disposition des chercheurs pour réaliser des mesures chiffrées. Six ans après l’envoi de leurs échantillons, et à la mort d’Albert Munsell en 1918, la Munsell Company recontacte le Bureau des Standards pour cette fois-ci mesurer l’ensemble des échantillons de l’Atlas Munsell. Alexander Munsell vient de quitter le laboratoire d’histologie de la Harvard Medical School pour rejoindre l’entreprise familiale dans le but de faire du système de son père un standard pour les sciences, l’industrie et les arts. En demandant une mesure colorimétrique de ses couleurs, il cherche à réaliser un calibrage de ses échantillons qui lui permettra 68 L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (1922), Paris, Gallimard, 2001. 69 C. Chauviré, Le grand miroir : essais sur Peirce et sur Wittgenstein, Besançon, Université de FrancheComté, 2004, p. 360-361. 70 Ce travail est rendu possible grâce aux travaux pionniers d’Arthur Köning dans les années 1880 au département de physiologie de l’université de Berlin. L. Daston et P. Galison, Objectivité (2007), Dijon, Les Presses du réel, 2012, p. 325.

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Fig. 6. – Nuancier Munsell utilisé par Berlin et Kay dans Basic Color Terms (1969). © Munsell Color

de reproduire les couleurs de l’Atlas qui, à cette époque, sont peintes manuellement sur de grands papiers puis découpées en carrés et collées sur des pages. La maîtrise des couleurs d’un atlas à un autre, comme on l’imagine, était compliquée à obtenir avec ces méthodes artisanales, et incompatible avec la volonté d’Alexander Munsell de standardiser le système de son père. C’est au même moment que Priest déclare devant la Société Américaine d’Optique (où était aussi présent Alexander Munsell) la nécessité de spécifier les caractéristiques spectrales des objets, de l’observateur et de la source lumineuse pour parvenir à produire un standard de la couleur. C’est ainsi que le Bureau des Standards envoie en 1922 un spectrophotomètre au Munsell Laboratory Research pour que puisse être mesuré chacun des échantillons de l’Atlas. À partir de là, la collaboration étroite entre la Munsell Company et le Bureau des Standards débute et, entre 1923 et 1927, une quinzaine de personnes travaillent à la production de courbes spectrophotométriques des couleurs Munsell afin qu’elles puissent être définies en termes de données colorimétriques. C’est l’ensemble de ses tests qui vont être publiés en 1929 dans le Munsell Book of Color et qui vont servir de base à la mise en place dans les années trente du standard colorimétrique international. En effet, deux années seulement après cette publication, le processus d’internationalisation du système Munsell débute quand la Commission Internationale de l’Éclairage (CIE) adopte le standard américain de la couleur produit par le Bureau des Standards et le Munsell Laboratory Research. En 1932, la CIE définit alors un observateur standard avec des conditions standards d’éclairement et de perception des échantillons de couleurs. À partir des années quarante, cette nouvelle norme est progressivement adoptée aux États-Unis et le spectrophotomètre devient l’instrument de la production de cette standardisation. Après la Seconde Guerre mondiale, cet étalon chromatique est adopté en 1958 par la Grande-Bretagne et le Japon, en 1962 par l’Allemagne. Depuis, le CIELAB de 1976 est aujourd’hui le standard de tous les instruments de mesure de la couleur, comme les cas ethnographiques des chapitres suivants le montreront. Pour comprendre ce que cette séquence américaine, et sa diffusion à l’échelle internationale, fait à l’anthropologie cognitive de la couleur, la vaste enquête comparative du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative de Nanterre dirigée par Serge Tornay entre 1974 et 1978 est précieuse. Dans un article de 1973, qui préfigure les termes et les enjeux de cette enquête ethnographique, l’autorité de la définition

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de la couleur fabriquée par le travail commun de la Munsell Company, du Bureau Américain des Standards et de la Commission Internationale de l’Éclairage est bien établie : « Devant le flottement des définitions [de la couleur], il est sage de se référer aux normes de la CIE, dans son Vocabulaire de 197071 », écrit-il. Dès lors, pour les anthropologues qui vont sur le terrain faire de l’ethnolinguistique de la couleur, que ce soit dans le cadre de la World Color Survey72 de Berlin et Kay ou de Voir et nommer les couleurs73 de Tornay, la couleur est quelque chose qui est « perçu » et que l’on peut définir à l’aide de trois paramètres : la tonalité, la saturation et la luminosité. Comme Rivers, qui utilisait ces instruments comme s’ils étaient neutres, Tornay ne questionne pas la construction sociale de la définition qu’il utilise alors qu’il cherche par ailleurs à se démarquer des travaux de Berlin et Kay qui utilisent, eux, le nuancier Munsell qui a été introduit dans les ethnographies américaines en 1953 par l’anthropologue Lenneberg74. Tornay fait alors réaliser, en 1972, une analyse spectrophotométrique par le Service de recherche sur la couleur de l’ORTF des échantillons Letracolor qu’il amène sur le terrain, afin d’avoir des données chiffrées qu’il pourra reporter sur un diagramme de chromaticité. Pour Tornay, ce mode de présentation est « culturellement neutre et indifférent75 » car il « représente l’espace coloré en fonction de sa perception subjective par l’homme et c’est à ce titre qu’il prétend à une validité universelle76 ». Contrairement à la représentation linéaire par plans rectangulaires utilisée par Berlin et Kay, la géométrie utilisée par Tornay dans son enquête serait selon lui plus « naturelle77 ». Et ce serait grâce à cette image naturaliste « des lois générales de la perception des couleurs78 » qu’il pourra lui aussi chercher « les liens entre perception et dénomination79 » de la couleur. Il arrivera à la conclusion dualiste que « si la solution perceptive est universelle, la description linguistique est variable80 » et reconduira le régime structural de la couleur d’une objectivité physiologique et d’une subjectivité culturelle. Norme et universalisme, l’émergence d’une critique

En 1969, à l’intérieur de la première édition de Basic Color Terms Their Universality and Evolution, Berlin et Kay insèrent une impression sur papier glacé d’un des nuanciers Munsell. En le dépliant on découvrait une gamme de 329 échantillons 71 S. Tornay, « Langage et perception. La dénomination des couleurs chez les Nyangaton du SudOuest éthiopien », L’homme, v. XIII/4, 1973, p. 68. 72 P. Kay et al., The World Color Survey, CSLI Publications – Stanford University 2009. 73 S. Tornay (éd.), Voir et Nommer les Couleurs, Nanterre, Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, 1978. 74 B. Saunders, « Problems translating colour terms », in D. Young (éd), Rematerializing colour. From concept to substance, Sean Kingston Publishing, 2018, p. 234. 75 S. Tornay, op. cit., 1973, p. 82. 76 S. Tornay (éd.), op. cit., 1978, p. 640. 77 Ibid. 78 Ibid., p. 653. 79 Ibid. 80 Ibid., p. 644.

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de couleur81. Dans Voir et nommer les couleurs, Tornay publie un nombre important de cartographies, de diagrammes et de tableaux. Pour Saunders, la présence de ces modes de figuration scientifique et technique a un effet persuasif sur le lecteur. Les instruments en usages dans la conduite des enquêtes ethnographiques et les systèmes de représentation de la couleur imprimés au fil des publications servent, pour l’auteur, « d’argument d’autorité82 ». La critique du naturalisme des sciences de la couleur que développe rigoureusement Barbara Saunders depuis 1992 s’appuie sur la remise en cause de l’instrumentalité des méthodologies et des représentations sociales de la couleur incorporées dans ces objets de science. Ses travaux permettent alors de poser les premiers jalons critiques des approches cognitives de la couleur. C’est l’expérience du terrain qui conduit Saunders à remettre en cause l’édifice théorique des basic color terms et notamment l’idée bioculturelle sous-jacente d’un invariant perceptivo-linguistique qui existerait chez un observateur standard moyen tel que défini depuis la seconde moitié du xixe siècle. « Le premier but de mon terrain (en 1989-1990) était d’accroître ma compréhension de l’effet de l’usage des techniques de Berlin et Kay pour établir le niveau d’évolution du langage de la couleur parmi les Kwakwaka’wakw du Cap Mudge de l’île de Vancouver83. » Sa critique montre d’abord que le sujet percevant des sciences de la couleur n’est qu’une abstraction, un « trichromat-phenomena automaton » (un automate trichromate) et « the mixing of spectral creature and phenomenological subject84 » (un mélange de créature spectrale et de sujet phénoménologique). Elle explique ensuite comment le préalable à la conduite instrumentale des ethnographies cognitives de la couleur est l’acceptation par les anthropologues de cet observateur standard de référence des sciences de la

81 La Munsell Company produit à l’heure actuelle de multiples nuanciers (industriels, commerciaux, éducatifs, scientifiques). Des figurations hétérogènes du système Munsell (solides des couleurs, nuanciers orthonormés, objets, livres, instruments de mesure) sont fabriqués selon ses usages. 82 B. Saunders, « Revisiting Basic Color Terms », The Journal of the Royal Anthropological Institute, v. VI/1 (mar. 2000), p. 81-99. 83 Son terrain est le même que celui que Franz Boas réalisa à partir des années 1890 sur la côte nordouest. Dans son dernier article (Saunders 2018), elle met ainsi en relation ses données des années 1990 avec celle de Boas sur la documentation des termes jaune-vert-bleu et remarque que malgré son opposition aux explications évolutionnistes et ses compilations de grammaires et de dictionnaires des langues de la côte nord-ouest pendant trente ans, Boas a été relativement silencieux sur le problème de la traduction des dénominations chromatiques malgré son intérêt pour les questions de psychophysique de la couleur qu’il développe dans sa thèse de 1881 sur les couleurs de l’eau. Pour Saunders, « Boas was faced with the lack of match between Kwakw’ala ways of thinking and Western dualisms of words/things (because) if Kwakw’ala were to have had colour terms at all prior to colonial contact, then they would have been attributive, not nominative […] as a feature or characteristic of something changing. » (Boas faisait face à l’inadéquation entre les representations mentales Kwakw’ala et le dualisme occidental entre les mots et les choses (car) si les Kwakw’ala avaient eu des termes de couleur précédant le contact colonial, alors ils auraient été attributifs et non pas nominatifs […] en tant que caractéristique de quelque chose de changeant). B. Saunders, « Problems translating colour terms », in D. Young (éd), Rematerializing colour. From concept to substance, Sean Kingston Publishing, 2018, p. 244, 246. 84 S. Saunders, « Revisiting Basic Color Terms », The Journal of the Royal Anthropological Institute, v. VI/1 (mars 2000), p. 90.

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couleur. « Correct response to the Munsell system (the world referent) occurs when the linguistic metric of the normal observer matches the internal landscape the colour space defines85 » (La réponse correcte au système Munsell (le référent mondial) se produit lorsque la métrique linguistique de l’observateur standard correspond au paysage interne défini par l’espace colorimétrique), écrit-elle par exemple. Elle montre alors comment cette méthodologie est circulaire et donc que les conclusions cognitives à portée universelle auxquelles parviennent les chercheurs ne sont pertinentes qu’à l’intérieur du cadre socioculturel qui sous-tend l’ensemble de leurs travaux, qu’elle qualifie de « psychological generalizations of cross-cultural validity86 » (des généralisations psychologiques à la validité interculturelle), en ajoutant que les tests de couleur avec le nuancier Munsell sont, en plus, « another manifestation of colonialism87 » (une autre manifestation du colonialisme)… Nous sommes maintenant en mesure de comprendre pourquoi la consternation, la perplexité et l’embarras des personnes à effectuer la cartographie des couleurs sont tout à fait justifiés. Le nuancier Munsell, présenté comme une référence chromatique neutre, universelle et sans valeur, est en fait un appareil de traduction conçu pour calibrer l’activité de l’esprit comme une chose évolutive en fonction de l’application d’une règle épigénétique (au-dessus de la génétique). C’est un dispositif qui permet de convertir des significations autochtones en une norme ontique qui stipule que les termes de couleurs abstraites en anglais américain ont une indépendance absolue. En changeant les règles à partir desquelles attribuer la définition des universaux, un mouvement se produit dans lequel le contrôle de la signification d’un mot change de main. Une fois la cartographie effectuée, seul l’expérimentateur des noms de couleurs est en mesure de dire ce que le mot couleur signifie réellement88. Sa déconstruction des ethnosciences de la couleur et de la politique de la couleur sous-jacente qu’elles véhiculent depuis le xixe siècle, insiste beaucoup sur l’effacement de la matérialité chromatique mise en œuvre en anthropologie de la couleur et sur la nécessité de ressaisir analytiquement ce que cette dématérialisation produit. Pour Saunders « the scientific reality replaces ordinary reality with a data-base of encodings

85 Ibid., p. 91. 86 Ibid. 87 B. Saunders, « Problems translating colour terms », in D. Young (éd), Rematerializing colour. From concept to substance, Sean Kingston Publishing, 2018, p. 235. 88 «  We are now in a position to see why the dismay, perplexity and bewildermet of the people request to perform the colour mapping is wholly justified. The Munsell colour chart, presented as a neutral, universal and value-free referent of colour, its a translation machine designed to calibrate the activity of the mind as evolutionary in terms of the application of an epigenetic rule (on top of genetics). It is a device with transmutes Indigenous meanings onto a single ontic standard that decrees that American English abstract colour terms have absolute independence. In switching the rules from eliciting attributors to defining universals, a move is played out in which control over the meaning of a word changes hands. Once the mapping has been done only the colour naming experimenter is in a position to say what the colour word really means. » B. Saunders, op. cit., p. 248.

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and theoretical models89 » (la réalité scientifique remplace la réalité ordinaire par une base de données de codage et de modèles théoriques). En déconstruisant la mathématisation de la couleur incorporée dans les instruments de la couleur, elle montre que la couleur devrait être conçue comme une réalité concrète, matérielle et historique90 même dans le cadre d’une analyse linguistique. « The redness of an object is not ontologically independent of it however in Indo-European languages, the idea of redness is considered independent of the object to which it is extended91 » (La rougeur d’un objet n’est pas ontologiquement indépendante de lui, même si dans les langues indo-européennes, la notion de rougeur est considérée comme indépendante de l’objet dans lequel elle est présentée). Cette critique approfondie l’amène alors à proposer une nouvelle « typologie de la couleur92 » qui ne doit pas se laisser impressionner par la « cohérence fonctionnelle », la « systématisation formelle » et « l’autorité du consensus » de la science de la couleur. Elle montre alors que les théories anthropologiques qui se basent sur cette ethnoscience, sont le résultat sociohistorique de plusieurs présuppositions philosophiques, de théories scientifiques, de pratiques expérimentales et de systèmes techniques qu’il convient de décrire et de comprendre. Son programme est de replacer l’anthropologie de la couleur dans le monde vivant, en réintégrant les pratiques vernaculaires de la couleur dans la construction du discours savant pour montrer que la couleur est une « compétence » dans un monde changeant. Comme Diana Young l’a explicité à sa suite93, il faut parvenir à rematérialiser la couleur, passer du concept de couleur à la substance chromatique et montrer que « the qualities of things are about becoming, movement and flexibles patterns of relations94 » (les qualités des choses concernent le devenir, le mouvement et la flexibilité des modèles de relations). Saunders conclut qu’il faut parvenir à dépasser « l’empirisme des couleurs95 » pour une pragmatique de la couleur. Mais elle reste hypothétique quant à savoir à quoi ressemblerait une ethnographie pragmatique des pratiques vernaculaires de la couleur. Elle ne clarifie pas la question de recherche qu’elle soulève et nous invite donc à réfléchir à ce que pourrait être cette anthropologie pragmatique de la couleur qui parviendrait à dépasser l’empirisme des ethnographies cognitives de la couleur et leur naturalisme construit sur une conception structurale de la couleur.

89 B. Saunders, « Revisiting Basic Color Terms », The Journal of the Royal Anthropological Institute, v. VI/1 (mars 2000), p. 89. 90 Ibid., p. 93. 91 B. Saunders, op. cit., p. 246. 92 B. Saunders, « Towards a new topology of colour, » in R. Mc Laury, G. Paramei, D. Dedrick (éd.), Anthropology of color, Interdisciplinary multilevel modeling, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2007. 93 D. Young (éd.), Rematerializing colour. From concept to substance, Sean Kingston Publishing, 2018. 94 B. Saunders, « Problems translating colour terms », in D. Young (éd), Rematerializing colour. From concept to substance, Sean Kingston Publishing, 2018, p. 11. 95 B. Saunders, « The Empire in Empiricism : The polemics of color », H. Kuklick (éd), A New History of Anthropology, Oxford, Blackwell, 2008.

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Pragmatique de la couleur et ethnographie des techniques de colorisation Pour Pierre Lemonnier, « les deux volumes d’Évolution et Techniques96 d’André Leroi-Gourhan contiennent des données qui restent cruciales pour une anthropologie des systèmes techniques d’un point de vue à la fois théorique et méthodologique97 ». Une lecture de ce texte par l’entrée couleur permet en effet de dégager trois arguments pour une bifurcation épistémologique particulièrement efficace à l’intérieur du champ de l’ethnographie de la couleur afin de proposer une méthode d’enquête qui échappe aux catégories de l’ethnoscience des couleurs et autorise à s’intéresser à la couleur en tant que pratique sociale : une définition de la matérialité de la couleur, une analyse de ce que sont l’acquisition de la matière colorante et la fabrication de la couleur et, enfin, avec l’introduction de l’idée de « l’expansion des propriétés » des matières colorées et colorantes, une critique des documents chromatiques. En passant de l’étude des catégories de l’esprit à un travail sur le geste et l’action, Leroi-Gourhan, dans les années 1940, déplace programmatiquement l’ethnographie de la couleur d’une étude de la perception à celle de la production. Je montre que ce décentrement de l’anthropologie de la couleur – de l’anthropologie cognitive vers l’anthropologie des techniques – peut être considéré comme une bifurcation épistémologique et permet de formuler ce que l’on peut appeler une « anthropologie des techniques de la couleur. » André Leroi-Gourhan a été l’élève de Marcel Mauss à l’Institut d’Ethnologie de Paris98. Dans Évolution et Techniques, il semble ainsi reprendre, en les déployant considérablement, deux remarques de l’enseignement de Mauss99 : Recueillir des échantillons de terre ; pour que l’argile reste humide, l’envelopper de chiffons humides et de taffetas gommé. Nom indigène, nom scientifique de la terre ; point d’extraction ; préparation, mélanges. Il y a des mines d’argiles. Toute l’Amérique du Sud possède un mythe du kaolin100. Puis, … on étudiera tous les matériaux de teinture, de peinture et de dessin : craie, charbon, ocre… Prendre un échantillon de la matière première à ses différents moments d’utilisation. Quels sont les mélanges de couleurs réalisés, à l’aide de

96 Dans L’Homme et la matière, au chapitre « Les techniques de fabrication », Leroi-Gourhan consacre un texte aux « Couleurs et Teintures ». Dans Milieu et Techniques, au chapitre « Les techniques d’acquisition », il aborde la question de l’extraction de l’ocre. Il est important de noter que ce texte n’est toujours pas traduit en langue anglaise. P. Leroi-Gourhan, Évolution et technique, l’Homme et la matière (1943) ; Évolution et technique, Milieu et Technique (1945), Paris, Albin Michel, 2012. 97 P. Lemonnier, Elements for an anthropology of Technology, Ann Arbor, Museum of Anthropology, University of Michigan, 1992 (Anthropological Papers LXXXVIII), p. 82. 98 Il est diplômé en ethnologie en 1936. 99 On trouve ces remarques dans le Manuel d’Ethnographie qui est la retranscription de son cours d’Instructions d’ethnographie descriptive qu’il donne à l’Institut d’Ethnologie de Paris entre 1929 et 1939. 100 M. Mauss, Manuel d’Ethnographie (1947), Paris, Payot, 2002, p. 371.

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quels composants ? Répéter le même travail sur les vernis et les gommes, en notant le nom indigène. Comment la peinture est-elle fixée101 ? Dans leur contexte d’énonciation, ces recommandations sont prescriptives102. Le jeune Leroi-Gourhan – il n’a que 25 ans en 1936 – semble s’être emparé des assertions méthodologiques de Mauss pour en dégager toutes les implications et donner une nouvelle orientation à l’ethnographie de la couleur. Cette méthode descriptive et matérielle s’inscrit à l’intérieur des cadres analytiques sur la technique que définit Mauss, et, en s’en emparant103, Leroi-Gourhan propose de façon tout à fait innovante de montrer que la couleur est un « acte technique traditionnel et efficace104 ». Traditionnel, car une technique de colorisation pour exister doit être apprise et pratiquée donc transmise à l’intérieur de groupes sociaux ; et efficace car la colorisation est intentionnelle et vise la production d’un effet105. Avec Leroi-Gourhan, la couleur devient une technique et le fruit d’action sur la matière chromatique. Le programme de l’ethnographie de la couleur qu’il formule dans le sillage de la formule de Mauss106, s’inscrit alors à l’intérieur des cadres méthodologiques et des idées théoriques qui structurent Évolution et Techniques107 : les « moyens d’action sur la matière », le « déterminisme technique » qui définit les notions de « tendance » et de « degrés du fait », et les différentes notions de « milieu » (extérieur, intérieur, technique). C’est dans ce cadre général qu’il développe son analyse des couleurs : définition de la couleur, observation de l’acquisition de la matière colorante et de la fabrication de la couleur et introduction de « l’expansion des propriétés » des matières colorées et colorantes. Définir la couleur

L’un des apports majeurs et décisifs de Leroi-Gourhan aux études sur la couleur est d’abord une question de terminologie et de vocabulaire, qui lui permet de dépasser la notion « d’idée générique de couleur » en usage en anthropologie et de proposer une définition efficace de la matérialité de la couleur. Il la définit comme un « agglutinant », soit une substance qui possède la propriété de coller ensemble, d’unir deux choses ou plus de manière à former une masse compacte, un tout cohérent. Définir la couleur comme un agglutinant renvoie donc aux capacités qu’ont les couleurs d’adhérer, de coller, de s’agglomérer et de s’assembler à des corps divers.

101 Ibid. 102 M. Mauss faisait de « l’armchair anthropology », ce sont ses élèves successifs qui testeront sur le terrain les assertions professées à Paris. 103 A. Leroi-Gourhan, Évolution et Techniques, l’Homme et la matière (1943), Paris, Albin Michel, 2012, p. 66. 104 Ibid., p. 140. 105 F. Sigaut, « La formule Mauss », Techniques & Culture, 40 (2003). 106 Ibid. 107 Nathan Schlanger défend l’idée que Leroi-Gourhan cherche, avec Évolution et Techniques, à se « démarquer de Mauss, dont il est à la fois l’héritier et le correcteur. » N. Schlanger, « Une technologie Engagée, Marcel Mauss et l’étude des techniques dans les sciences sociales », in M. Mauss, Techniques, technologie et civilisation, Paris, PUF, 2012, p. 45.

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Cette définition de la couleur est en relation avec l’ensemble des catégories que crée Leroi-Gourhan pour classer les techniques « sans ne s’arrêter ni à la nature chimique des matières ni à la personnalité individuelle de la technique, […] mais selon les propriétés physiques des corps au moment de leur traitement108 ». La couleur en tant qu’agglutinant se tient ainsi à l’intérieur de la famille des solides plastiques et se caractérise par trois capacités : 1. Lors du délayage, de devenir semi-fluide. 2. Lors de l’application, de se fixer sur le corps qui le reçoit. 3. Lors de la dessiccation, de durcir. La couleur en suivant cette taxinomie (Fig. 7) se caractérise donc par sa plasticité et son agglutination. La couleur n’est pas stable, elle n’existe que dans une chaîne, un réseau de relations nécessaires à son usage. Relations entre la matière colorante “brute” et un liant pour fabriquer une substance colorante (la peinture, la teinture, l’encre, le plastique, la résine, etc.). Relations entre cette substance et le corps sur lequel elle vient se fixer (la peau, les objets, les murs, les tissus, les papiers, etc.). Relations entre les acteurs qui produisent la couleur, les états successifs de la couleur et les valeurs et les significations qui s’agglutinent dans ces relations. Définir la couleur, c’est dorénavant enquêter sur ses modes de matérialisation et décrire à quoi elle s’agglutine et comment elle est agglutinée109. C’est dans le texte l’Homme et la Nature, paru une dizaine d’années avant la publication de l’Homme et la Matière, que l’on trouve une première occurrence de la notion d’agglutination et une définition de l’agglutinant sous la plume de Leroi-Gourhan (Fig. 8) : C’est le phénomène d’agglutination qui distingue radicalement les solides plastiques des autres plastiques. […] Les agglutinants forment la transition entre

108 A. Leroi-Gourhan, Évolution et technique, l’Homme et la matière (1943), Paris, Albin Michel, 2012, p. 161-162. 109 Par exemple, les données relatives à une pratique d’agglutination des couleurs recueillies sur mon terrain d’enquête s’inscrivent à l’intérieur de techniques industrielles complexes et fortement protégées. La couleur de l’architecture est d’abord une synthèse de molécules colorantes produites dans un laboratoire d’industrie chimique et matérialisée sous la forme d’une pâte pigmentaire (agglutination 1). Celle-ci est ensuite achetée par un industriel du textile. Le laboratoire couleur de cette industrie agglutine cette pâte de couleur à de la plasticine, un type de liant, pour fabriquer une matière couleur utilisable sur la chaîne de production textile. Les agents font varier la viscosité et la teinte des couleurs à l’aide d’un système informatique complexe qui leur fournit un formulaire quantitatif des mélanges à effectuer (agglutination 2). Après avoir produit la couleur, d’autres agents l’agglutinent, par enduisage, à différents tissus composites qui font varier la résistance, la texture ou encore l’apparence de la couleur (agglutination 3). La couleur devient ainsi une bâche qui va ensuite être agglutinée sur une structure dessinée par une architecte (agglutination 4). Cette architecture polychrome va devenir un musée mobile et ses couleurs vont s’agglutiner par inférence avec les couleurs du musée auxquelles elles font allusion (agglutination 5). La relation de proximité symbolique entre les couleurs de ces deux architectures s’agglutine alors aux différentes tactiques de colorisation en œuvre en histoire de l’architecture moderne (agglutination 6). Puis elles deviennent une source d’inspiration pour un graphiste qui les utilise pour une identité visuelle (agglutination 7) qui s’agglutine à de nouvelles techniques graphiques de mise en couleur, etc., dans une chaîne qui se déploie jusqu’au vertige.

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Fig. 7. – La couleur comme agglutinant dans L’Homme et la matière (1943).

les solides plastiques et les fluides. Leur plasticité est telle, en état de traitement, qu’ils s’insinuent dans les irrégularités de la surface du solide sur lequel on les dépose au point de faire, en apparence, corps avec lui. […] Les enduits et peintures entrent, par leur traitement, dans les agglutinants110. Comme le remarque Sophie de Beaune, « sa typologie est déjà en place en 1936111 ». C’est le degré de raffinement des catégories que Leroi-Gourhan va développer dans les deux tomes d’Évolution et Techniques. Dans L’Homme et la Nature, les agglutinants occupent un court paragraphe et la couleur n’apparaît pas en tant que catégorie classificatoire. Dans l’Homme et la Matière, ils deviennent un chapitre de l’ouvrage et chaque substance classée comme agglutinant (couleur, teinture, colle, gomme, crépi et émail) a droit à un paragraphe. Leroi-Gourhan reprend donc ses données et les enrichit, mais il ne modifie pas la structure générale de la classification : les agglutinants restent la dernière classe des solides plastiques. En revanche, la catégorie peinture (non explicitée en 1936) n’apparaît plus et est remplacée par Couleurs et Teintures avec de nombreux développements. Mais Leroi-Gourhan remarque qu’il « n’existe pas encore de formulaire des agglutinants » et que ceux-ci sont « souvent mal connus. » Plus de soixante-dix ans après cette remarque, et comme un double écho et au paradoxe du secret des techniques de colorisation, et à la dématérialisation 110 A. Leroi-Gourhan, « L’homme et la nature », in Paul Rivet, Encyclopédie Française, t. VII, Paris, l’Espèce humaine, 1936, p. 12. 111 S. de Beaune, « La genèse de la technologie comparée chez André Leroi-Gourhan. Introduction à son article « L’homme et la nature » paru dans l’Encyclopédie française en 1936 », in Documents pour l’histoire des techniques [en ligne], 20 (2011), p. 200.

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Fig. 8. – L’agglutination dans L’Homme et la Nature (1936).

qu’a subie la couleur dans les ethnosciences, il est significatif qu’elle soit toujours valide à la fois pour beaucoup d’artefacts colorés extra-européens mais aussi pour des couleurs produites industriellement : les matériaux utilisés dans la composition d’une couleur et les techniques mises en œuvre pour fabriquer un objet coloré restent largement inconnus pour les artefacts conservés dans les musées ethnographiques112 et d’art contemporain113. Acquérir et fabriquer de la couleur

Après avoir défini la couleur, Leroi-Gourhan poursuit son analyse et s’intéresse à l’acquisition de la substance colorante et à la fabrication de la couleur comme « acte technique » propre à chaque collectif (donc traditionnel) mais aussi traversé par un « déterminisme » propre au travail des matériaux chromatiques (donc efficace). Pour l’auteur, c’est la capacité sociale d’acquérir plusieurs substances colorantes, les connaissances techniques de leurs mises en relation selon la chose à colorer et les réactions des substances colorantes selon leur contexte d’usage qui définiront en grande partie la richesse des gammes colorées de chaque groupe. Dans les sociétés préindustrielles qu’étudie Leroi-Gourhan, les sources d’extraction d’une substance colorante sont le minéral, le végétal et l’animal114. Il faut savoir extraire de son milieu 112 Le processus de patrimonialisation de ces artefacts semble permettre à de plus en plus d’objets ethnographiques d’être considérés à l’intérieur des normes internationales de conservationrestauration des musées d’art. Nous pourrions donc espérer que la connaissance matérielle de ces artefacts s’en trouverait augmentée. La collaboration récente entre le British Museum et le musée du quai Branly sur l’identification des substances tinctoriales de leurs collections de textiles andins est à cet égard révélatrice de cette nouvelle approche (Desrosiers et Paz Núñez, 2016) mais montre aussi le retard accumulé sur cette problématique. Entre 2016 et 2018, j’ai mené à l’University College London, dans le cadre d’une bourse de la Fondation Fyssen, un travail sur les pratiques de colorisation des Abelams de Papouasie-Nouvelle-Guinée où j’ai pu remarquer la prégnance de la remarque de LeroiGourhan et comment ce manque d’informations sur la matérialité de la couleur permet d’alimenter des théories anthropologiques exotisantes sur le symbolisme des couleurs extra-occidentales. S. Desrosiers et P. Núñez Regueiro, « Textiles amérindien. Regards croisés sur les couleurs », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], 2016. 113 Pour la conservation-restauration des couleurs des objets de l’art contemporain voir le chapitre vi. 114 Pour une documentation exhaustive relative aux différents colorants naturels utilisés avant la chimie de synthèse, on pourra se référer aux travaux de D. Cardon, Le Monde des Teintures Naturelles, Paris, Belin, 2003.

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les pierres, les terres, les bois, les plantes, les fruits, les racines ou encore les éléments corporels susceptibles de devenir des substances colorantes. Par les relations qui s’établissent entre les humains et leur milieu pour acquérir, transformer et fabriquer la couleur, Leroi-Gourhan ouvre le champ de la technologie et de la culture matérielle à l’étude des relations entre l’homme et la nature et remarque que « la culture matérielle n’est pas tout entière dans les acquisitions mécaniques115 ». Cette observation générale sur la technique, pensée ici à partir d’un travail sur la matière colorante et colorée, rejoint le programme d’André-Georges Haudricourt (lui aussi un ancien élève de Mauss). L’Homme et les plantes cultivées, publié la même année que l’Homme et la Matière, « présentait pour la première fois en France les fondements de l’ethnobotanique116 ». Mais c’est dans Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui que l’on trouve de façon synthétique l’enjeu de cette nouvelle approche anthropologique des techniques. Elle s’attache à étudier : Les rapports entre l’homme et la nature et les relations interhumaines. […] Visà-vis du monde végétal et animal, à partir du néolithique, l’homme n’est plus seulement un prédateur et un consommateur, désormais il assiste, il protège, il coexiste longuement avec les espèces qu’il a domestiquées. De nouveaux rapports se sont établis, d’un type amical, et qui ne sont pas sans rappeler ceux que les hommes entretiennent entre eux à l’intérieur d’un groupe117. En 1968, il étend cette approche également aux minéraux : « À côté de l’ethnobotanique et de l’ethnozoologie, il faut placer l’ethnominéralogie qui comprend la relation de l’homme avec le monde minéral […] et toutes les conséquences que cela a sur la vie sociale118. » Faire une enquête sur l’acquisition des substances colorantes et colorées nécessaires à la fabrication de la couleur permet donc de déployer tout un réseau d’interactions complexes entre les humains et les non-humains, où sont imbriqués des usages domestiqués et sauvages de la nature qui sont pris à l’intérieur de trajectoires multiples de relations entre ethnobotanique, ethnozoologie et ethnominéralogie119, ce que Philippe Descola nomme la socialisation de la nature120. La fabrication de la couleur est, pour Leroi-Gourhan, la mise en œuvre de « moyens élémentaires d’action sur la “matière-couleur” acquise ». L’exemple qu’il évoque est

115 A. Leroi-Gourhan, Évolution et technique, l’Homme et la matière (1943), Paris, Albin Michel, 2012, p. 228-229. 116 A.-G. Haudricourt, L. Hédin, l’Homme et les plantes cultivées (1943), Paris, Métailié, 1987, p. 7. 117 A.-G. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 2(1), 1962, p. 277. 118 A.-G. Haudricourt, « Ethnominéralogie », in J. Poirier (éd.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, p. 167-171. 119 Si l’ethnobotanique et l’ethnozoologie sont maintenant bien connues et que de nombreux travaux sont publiés, l’ethnominéralogie reste confidentielle. Pourtant A. Leroi-Gourhan notait dans Milieu et Techniques (p. 132) : « la recherche et l’extraction des substances d’origine minérale devrait former un des plus longs chapitres de l’histoire des techniques. […] Malheureusement, on sait peu de choses du point de vue qui nous intéresse. » 120 P. Descola, La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie Achuar, Paris, Édition de la MSH, 1986.

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celui des poudres minérales, notamment l’ocre, qu’il faut broyer à la mollette, (parfois même chauffer ou griller pour en changer la couleur), puis délayer à l’eau et à l’huile et enfin appliquer sur un corps ou un artefact. La fabrication de la couleur participe donc d’une série d’actions dans lesquelles interagissent des moyens d’action, des techniques de fabrication, des gestes, des outils et des matières. Il répertorie alors le broyage comme l’une des modalités générales d’action sur la matière en le classant à l’intérieur des percussions. Pour fabriquer une poudre colorante inorganique, le moyen d’action élémentaire sur la couleur est la percussion oblique posée diffuse utilisée aussi pour broyer des graines. Mais Leroi-Gourhan ne développe pas ce moyen d’action, il l’organise surtout. Nous ne trouvons donc pas d’analyse détaillée des actions relatives à ce type de percussions, ni d’exemple des instruments utilisés pour délayer une couleur, l’appliquer ou la conserver. Ni les « techniques du corps121 » qui broient et qui pilent, ni les gestes de la main qui manipulent les états successifs de la couleur, ni les formes des outils de la couleur ou les formes des récipients utilisés dans la fabrication de la couleur ne sont explicitées dans l’Homme et la Matière. C’est l’une des lacunes de son travail. En suivant François Sigaut, qui signale que Leroi-Gourhan « manque d’intérêt pour les outils non tranchants » et que de façon générale « les études des outils de broyage restent très négligées122 », l’étude des moyens d’action sur la couleur qui tirerait parti, et des travaux de Mauss sur la technique, et de LeroiGourhan sur la matière reste un champ de recherche à explorer123. Les questions d’acquisition et de production de la couleur telles que proposées par l’anthropologie des techniques permettent d’interroger les constructions sociales des actes techniques, ce que Lemonnier appelle « les représentations sociales des systèmes techniques124. » Le programme d’une anthropologie des techniques de la couleur que l’on peut énoncer à la suite des idées de Leroi-Gourhan est donc d’abord une méthode de recherche qui met : … à l’abri […] d’une sorte de verbiage sociologique ou sémiotique qui croit possible de parler de la symbolique ou de la fonction significative de tels ou tels objets matériels sans s’être d’abord assuré de ce qu’ils sont en eux-mêmes et comment ils ont été fabriqués125.

121 M. Mauss, « Les techniques du corps » (1935), in Techniques, technologie et civilisation, PUF, 2012, p. 365-378. 122 F. Sigaut, « De la technologie à l’évolution, l’œuvre de Pitt Rivers (1827-1900) », Gradhiva, 8 (1990), p. 30. Il y a, en archéologie préhistorique, le travail de Sophie de Beaune, Archéologie du geste, broyer, moudre, piler, des premiers chasseurs aux premiers agriculteurs, Paris, CNRS Édition, 2000, qui tente de rattraper ce retard mais pas dans une perspective couleur. 123 On peut noter cependant le programme de recherche en cours d’Hélène Salomon sur la constitution d’une pigmentothèque pour comprendre l’approvisionnement en matériaux colorants durant la Préhistoire. 124 P. Lemonnier, Elements for an anthropology of Technology, Ann Arbor, Museum of Anthropology, University of Michigan, 1992 (Anthropological Papers LXXXVIII). 125 C. Lévi-Strauss : « […] nous avons lui et moi essayé de faire à peu près la même chose. », in André Leroi-Gourhan où les voies de l’homme, Actes du colloque du CNRS, Paris, Albin Michel, 1988, p. 205.

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Pour Lévi-Strauss, […] si Leroi-Gourhan est allé de l’étude des techniques jusqu’à élaborer toute une mythologie […], je faisais de mon côté la démarche inverse, j’étais obligé de m’improviser apprenti astronome, apprenti botaniste, apprenti zoologiste et d’aller vers ces “faits-objets” qui sont unis aux “faits-idées” par toute une série continue d’intermédiaires126. Dans Le Cru et le Cuit, il narre ainsi un mythe amérindien qui illustre bien ces passages de l’idée à l’objet et de l’objet à l’idée dans une pratique de coloration, et les liens entre acte technique de colorisation et systèmes de représentations sociales : Les Tukuna racontent que les instruments de musique rituels étaient jadis peints uniformément en rouge. Une divinité ordonna au héros civilisateur d’utiliser plutôt « l’argile de toutes les couleurs » qu’on trouvait non loin d’un cours d’eau, mais sans la toucher avec ses mains. Il devait la recueillir dans l’intérieur de sa sarbacane, en enfonçant celle-ci dans la terre à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il ait prélevé des échantillons de toutes les variétés. Après quoi il lui faudrait extraire les couleurs, en ramonant la sarbacane avec une baguette et s’en servir pour peindre. C’est l’aspect de cette peinture, précise-t-on, qui est la cause principale du tabou frappant les instruments, dont la vue est interdite aux femmes127. Les questions de l’acquisition (cette argile-ci, proche de ce cours d’eau et qui présente plusieurs variétés de couleurs), et de la fabrication (la collecter et l’extraire sans la toucher avant de l’utiliser sur un objet bien précis), participent bien de tout un réseau de relations techniques, esthétiques et sociales et montre que suivre les processus d’agglutination des couleurs, depuis l’identification de la matière, en passant par son acquisition et sa fabrication, permet surtout de suivre la construction sociale de la couleur. Étendre les propriétés de la couleur

Si les questions de matérialité, d’acquisition et de fabrication de la couleur sont fondamentales pour le développement d’une méthode ethnographique rigoureuse, la notion « d’extension des propriétés » que propose Leroi-Gourhan est un outil conceptuel aux implications théoriques décisives pour l’étude de la couleur, qui s’étendent au-delà de l’anthropologie des techniques maussienne, et amène LeroiGourhan à un débat interdisciplinaire aux frontières de l’anthropologie, de l’histoire de l’art et de l’archéologie. Au moment de la rédaction d’Évolution et Techniques, Leroi-Gourhan est avant tout un homme de musée, et les données qu’il traite sont

126 C. Lévi-Strauss : « Leroi-Gourhan aimait à dire que “pénétrer dans le domaine technologique suppose une formation de technicien”. » ( J’ai été formé aux techniques de la couleur entre 2003 à 2009 dans des écoles d’art.) Ibid., p. 204. 127 C. Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Mythologiques I, Paris, Plon, 1964, p. 327-328.

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produites à partir d’une recherche sur des collections muséales. Toute sa classification est construite « à partir de 40 000 fiches techniques128 » qu’il tire d’une enquête sur les collections ethnographiques du Musée de l’Homme. De 1932 à 1935, il fait en effet partie de la bande d’étudiants bénévoles qui s’attaque à la réorganisation du vieux musée d’Ethnographie du Trocadéro et à la constitution du nouveau Musée de l’Homme. […] Il apprend le classement des objets avec George Henri Rivière129 et Anatole Lewitsky130 et il organise, en 1934, une exposition sur les Eskimos131. Au cours de ces mêmes années, Leroi-Gourhan acquiert une expérience muséale avec le musée des Arts asiatiques-musée Guimet au côté de Joseph Hackin132 et Jean Buhot133. En 1936 il rédige une note sur Ethnologie et Muséographie, où, tout en pointant les divergences d’approche entre ethnographe et conservateur, il rappelle les liens qui les unissent par l’objet : « la Muséographie tend à faire du Musée plus qu’un instrument de travail occasionnel : un centre d’élaboration systématique134 », écrit-il. C’est dans cette note qu’il explicite aussi la définition de l’objet de musée comme « témoin matériel » dans une définition proche des questions contemporaines relatives à la biographie d’objet135. En mars 1937, il embarque pour un terrain de deux années au Japon, lors duquel il deviendra “collecteur d’objets” pour Guimet et le Trocadéro, et connaîtra un « conflit intérieur quant aux limites et rapports entre catégories d’objets136 » : objet d’art pour Guimet et objet ethnographique pour le MET. En 1943, il est responsable de l’exposition Terres, bronzes, jades ; pour une nouvelle présentation des collections chinoises au Musée Cernuschi. Après la guerre, Leroi-Gourhan revient au Musée de l’Homme et prend la direction du département de Technologie Comparée. Il décide d’ailleurs de rouvrir la Salle des Arts et Techniques en reprenant quelques grands

128 S. de Beaune, op.cit., p. 201. 129 Pour le travail de muséologue de G. H. Rivière voir G. Viatte et M. C. Calafat (éd.), Georges Henri Rivière, Voir c’est comprendre, Marseille, Éditions du Mucem et de la RMNGP, 2018. 130 Anatole Lewitsky (1903-1942) est le premier responsable du département de Technologie générale et comparée du Musée de l’Homme de 1939 à 1941. 131 P. Soulier, « André Leroi-Gourhan, collecteur d’objets pour les musées ( Japon, avril 1937-mars 1939 », Techniques et culture, 57 (2011/2), p. 62-63. 132 Joseph Hackin (1886-1941) fut le secrétaire d’Émile Guimet avant de devenir conservateur du Musée Guimet à partir de 1913. 133 Jean Buhot (1885-1952) était professeur d’art chinois et japonais à l’École du Louvre (où Arlette LeroiGourhan, la femme d’André, était élève), et travaillait au musée Guimet. 134 A. Leroi-Gourhan, « L’ethnologie et la muséographie », Revue de synthèse, t. XI/1 (1936), p. 28. 135 Pour cette question rapportée au contexte étroit de la couleur, voir notamment A. Jones, « A Biography of Colour : Colour, Material Histories and Personhood in the Early Bronze Age of Britain and Ireland », in A. Jones et G. MacGregor (éd.), Colouring the Past, Oxford, Berg, 2002. Pour le contexte plus general de la biographie d’objet voir I. Kopytoff, « The Cultural Biography of Things : commoditization as process », in The Social Life of Things : commodities in Cultural Perspective, A. Appadurai (éd), Cambridge University Press, 1986, p. 64-92. 136 P. Soulier, « André Leroi-Gourhan, collecteur d’objets pour les musées ( Japon, avril 1937-mars 1939) », Techniques et culture, 57 (2011/2), p. 72.

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domaines représentatifs des classifications de Évolution et Techniques : les moyens d’action sur la matière, le traitement du bois et des solides souples, les arts du feu, les techniques d’acquisition et les techniques de consommation137. Il ne faut donc pas sous-estimer la place du musée et des collections dans l’élaboration théorique et pratique de l’anthropologie des techniques de Leroi-Gourhan. Du début des années trente à la fin des années cinquante, il est « passé d’une simple tâche de rangement à accomplir à la formalisation codifiée d’un principe d’analyse extensive, véritable outil conceptuel138 ». Ce travail lui permet alors, dans une visée comparatiste, d’interroger la pratique classificatoire des artefacts et d’enrichir ses observations ethnographiques qu’il formule à travers la notion « d’extension des propriétés » qui pour la couleur ouvre des voies d’analyses fécondes. Pour mettre en série des artefacts en suivant la logique de la couleur et aboutir « à des groupements moins décevants que ceux qu’on a fondés sur la morphologie la plus superficielle139 », on doit donc s’intéresser aux propriétés de la couleur dans le processus de fabrication des objets et regrouper les aspects techniques de la couleur selon les propriétés des couleurs au moment de leur traitement. Ce n’est donc pas l’objet fini qui intéresse Leroi-Gourhan, ce sont les conventions techniques qui sont au cœur de l’analyse des objets de couleur et de leur ordonnancement. Les objets conservés au Musée de l’Homme, analysés par la technique et l’action sur la matière, deviennent alors des « témoins » qui permettent à Leroi-Gourhan, comme il l’écrira postérieurement, de « faire la critique des documents techniques. […] La classification d’Évolution et Techniques avait pour moi un sens bien déterminé : orienter la systématique des techniques par la critique des documents140 », écrit-il dans L’Année Sociologique. Pour l’auteur, cette critique ne peut se faire que sur « la compréhension interne » des objets, mais il prend bien soin d’ajouter qu’il « est aussi difficile de décrire un objet qu’un animal [car] cela suppose une terminologie immense et précise141 ». D’une catégorie trop souvent prise au singulier dans la pensée occidentale moderne, La Couleur, Leroi-Gourhan, dans le sillage intellectuel de Mauss sur la technique, nous invite à la reprendre au pluriel. Qu’en est-il dès lors de la compréhension interne des couleurs d’un artefact ? Décrire les couleurs d’un objet en suivant les processus d’agglutination chromatique permet-il de faire la critique des documents chromatiques ? Qu’est-ce que pourrait alors être une morphologie de la couleur qui suivrait la raison des pratiques de colorisation ? Quelles nouvelles mises en relation des artefacts cela induirait-il ? Cette question de recherche à la frontière de

137 Pour l’histoire du département de Technologie Comparée et de la Salle des Arts et Techniques, voir F. Cousin et F. Grognet, « Les deux “vies” de la salle des Arts et Techniques », in F. Cousin et C. Pelras, Matières, manières et sociétés : Hommage à Hélène Balfet, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2010. Ce département n’existe plus, ni au musée du quai Branly ni au Musée de l’Homme. 138 P. Soulier, « André Leroi-Gourhan, de la muséographie à l’ethnologie (1934-1946) », in J. Christophe, D-M Boëll et R. Meyran (dir.), Du folklore à l’ethnologie, Paris, MSH, 2009, p. 214. 139 A. Leroi-Gourhan, Évolution et technique, l’Homme et la matière (1943), Paris, 2012, p. 228. 140 A. Leroi-Gourhan, « Notes sur les rapports de la technologie et de la sociologie », L’Année Sociologique, 3e s., t. II (1949), p. 766. 141 Ibid. 

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l’anthropologie, de l’histoire de l’art et de l’archéologie ne rejoint-elle pas le projet de « science des artefacts » de Semper142 ? Ethnographie de la couleur et science des artefacts

Il n’existe pas de lien avéré entre les travaux sur la couleur (1834-1863) de l’architecte et théoricien de l’art allemand Gottfried Semper et ceux (1936-1965) de Leroi-Gourhan. Pourtant, à un siècle d’intervalle et à partir de corpus, de méthodes et de visées théoriques différentes, les deux auteurs se sont attelés à travailler sérieusement sur les processus de fabrication de la couleur des artefacts dans une visée comparatiste. L’objet coloré, les collections d’artefacts et les techniques de colorisation, tant pour Leroi-Gourhan que pour Semper, occupent une place importante dans leurs travaux. La problématique coloriste n’est pas prise à l’intérieur des problématiques de l’esthétique scientifique ou de celles de l’anthropologie cognitive mais à l’intérieur des processus techniques, sociaux et esthétiques hétérogènes qui permettent l’existence des objets colorés. Leroi-Gourhan part d’une analyse extensive des artefacts ethnographiques du Musée de l’Homme et arrive à une proposition méthodologique radicale pour l’ethnographie de la couleur. Semper, quant à lui, part d’une analyse des objets colorés des vestiges antiques et des collections muséales européennes et fonde « une pensée du matériau qui n’était pas l’antithèse mais le corrélat paradoxal d’une pensée de l’immatérialité de la couleur143 ». Tous deux font ainsi du musée et des collections le point d’entrée privilégié vers l’analyse des pratiques de colorisation. Chez LeroiGourhan, la couleur est un « agglutinant », elle adhère, elle colle, elle s’agglomère et s’assemble à des corps divers. Chez Semper, la couleur participe de la catégorie du « revêtement », elle couvre les choses pour les protéger ou les décorer. Dans Der Stil (1860), son ouvrage majeur qui s’appuie sur une trentaine d’années de recherche sur les pratiques de colorisation, il étudie ainsi les multiples manières qui ont existé dans l’histoire de colorer une sculpture et une architecture. Il y propose alors une théorie de la polychromie à visée anthropologique144 qu’il formule en tant que « principe du revêtement » et qui, relu avec les apports méthodologique et théoriques de LeroiGourhan et de l’anthropologie des techniques, nous emmène vers des hypothèses de recherche qui questionnent à nouveaux frais la nature des relations entre pratiques chromatiques et comportements symboliques, matérialité et langage. Trois dates structurent le travail de Semper sur la couleur. En 1834 il publie Remarques préliminaires sur l’architecture peinte et la sculpture des Anciens, en 1851 il mène une sorte d’enquête de terrain sur les artefacts de couleur exposés au Crystal Palace de Londres et, entre 1860 et 1863, il publie Der Stil, dans lequel il théorise le « principe du revêtement ». Ces trois temps de la recherche correspondent à des 142 G. Semper, Du style et de l’architecture, Écrits, 1834-1869, Paris, Éditions Parenthèses, 2007. 143 I. Kalinowski, « Introduction », Gradhiva, 25 (2017), p. 4-23. Il est important de ne pas confondre la conception semperienne de l’immatérialité et la dématérialisation des sciences de la couleur et de l’esthétique scientifique de la couleur. 144 C. Van Eck, « Cannibalisme, tatouage et revêtement : de l’histoire de l’architecture à l’anthropologie de l’art », Gradhiva, 25 (2017), p. 24-49.

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lieux et des traditions différents de savoir chromatique : Paris et la controverse sur la polychromie antique pour le travail de 1834, Londres et l’exposition universelle de la polychromie industrielle pour l’enquête de 1851, Zurich et l’enseignement universitaire à l’École Polytechnique pour l’ouvrage de 1860. Ses premiers travaux s’ancrent dans la controverse sur la polychromie antique qui s’élabore activement à Paris, où Semper fait de nombreux séjours entre 1826 et 1830. Après son Grand Tour entre 1830 et 1833 (Nîmes, Florence, Rome, Pompéi, Syracuse, Athènes, et retour), lors duquel il « collecte les traces encore existantes de polychromie » sur les vestiges architecturaux145, Semper devient un militant de l’architecture peinte dans le sillage des travaux de Quatremère de Quincy146, Gau147, ou encore Hittorf148. Son ouvrage de 1834, dans lequel il s’appuie sur les données qu’il a collectées lors de son voyage d’étude, est un livre ouvertement partisan dans lequel l’auteur prend clairement parti pour les thèses du système de la polychromie en architecture : Doit-on s’étonner que les Anciens n’aient pas toujours expressément mentionné que tel temple, telle salle, telle statue étaient peints ? Qui en effet pense chez nous à signaler que les statues de Canova et Thorvaldsen ne sont pas peintes et que de bonnes briques colorées se cachent sous une couche de chaux blanche que l’on doit refaire tous les ans ? Et pourtant, cela aussi pourra peut-être un jour faire l’objet d’une question149. Semper se lance alors dans l’élaboration d’une histoire comparative de la polychromie architecturale depuis l’Assyrie jusqu’à la Renaissance pour justifier que la coloration est au fondement de la construction de l’espace social150. En activiste, il part des faits archéologiques largement controversés pour élaborer un discours en direction de la pratique contemporaine de la couleur en architecture. Ses remarques sur l’architecture peinte ne sont pas qu’un travail d’historien, elles cherchent aussi à donner aux praticiens la volonté et le désir de colorer les bâtiments à construire. Sa nomination au poste de directeur de l’école d’architecture de Dresde en octobre 1834 (qu’il assurera jusqu’en 1849) lui permettra alors de diffuser ses idées. Son système de la polychromie prend une nouvelle dimension à partir de la conférence qu’il donne en janvier 1851 au Royal Institute of British Architecture, où Owen Jones – que Semper avait croisé en 1832 en Grèce – présente « sa proposition colorée pour la structure du Crystal Palace151 ». À la suite de cette conférence, 145 G. Semper, Du style et de l’architecture, Écrits, 1834-1869, Paris, Éditions Parenthèses, 2007. En 1834, il publie Remarques préliminaires sur l’architecture peinte et la sculpture des Anciens, p. 69. 146 A. Quatremère de Quincy, Le Jupiter olympien, ou l’art de la sculpture antique, Paris, Didot Frères, 1814. 147 F. C. Gau, Antiquités de la Nubie, ou Monuments inédits des bords du Nil, situés entre la première et la seconde cataracte, dessinés et mesurés, en 1819, Didot Frères, 1822. 148 J. I. Hittorf, Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte, ou L’architecture polychrome chez les Grecs, Paris, Didot Frères, 1851. 149 G. Semper, op. cit., p. 73. 150 I. Kalinowski, « Qu’est-ce qu’un mur ? Mur de pierre, enclos et tressage de couleur chez Gottfried Semper », Gradhiva, 25 (2017), p. 80-105. 151 E. Thibault « La science du style face au marché du monde. Les leçons de l’Exposition universelle de 1851 », in G. Semper, Science, Industrie et Art (1852), CH-Gollion, Infolio éditions, 2012, p. 12.

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Semper rencontre Henry Cole et « parvient à obtenir le projet [d’aménagement] des sections turque, canadienne, suédoise et danoise152 » de l’Exposition universelle. Sa participation de l’intérieur à la « Great Exhibition » est fondatrice pour Semper d’un nouveau rapport aux usages de la polychromie. L’argument qu’il avait formulé à partir de ses recherches archéologiques sur les pratiques méditerranéennes anciennes de la polychromie architecturale va alors s’augmenter de données ethnographiques hétéroclites qui vont lui permettre d’étendre considérablement les enjeux du revêtement polychrome. Sa position d’observateur privilégié lui donne alors l’occasion de mener une véritable enquête comparative. La démesure de l’événement donne à l’enquête de Semper une envergure inédite. La diversité des artefacts réunis à l’intérieur des 92 000 m2 du Crystal Palace (14 000 exposants du monde entier) permet à Semper de mettre en série une documentation foisonnante qui alimente sa pensée théorique du revêtement et son programme éducatif d’un renouveau des pratiques polychromes. En novembre 1851, à la fermeture de l’exposition, Semper signe Science, Industrie et Art, un texte dans lequel il tire les conséquences de son enquête pour un « enseignement technique du style153 » basé sur « la collaboration des artistes académiques à l’industrie d’art154 ». Semper s’en prend alors aux « écoles de dessin » qui, depuis la création de l’Académie du dessin de Florence dans la seconde moitié du xvie siècle, sont le modèle de l’enseignement artistique en Europe. Il propose alors que le « palais de Hyde Park » devienne le lieu d’un nouvel enseignement des arts155. C’est son « terrain » à l’Exposition universelle, au cours duquel il s’intéressa à « l’usage des choses, au matériau dont elles sont faites et aux modes opératoires ou les procédés qui interviennent dans leur fabrication156 », qui lui permet de dégager l’unité du principe du revêtement. Il peut alors déclarer qu’un « grand et vaste champ d’effets de polychromie extérieure s’offre à nous dans l’utilisation de matériaux de différentes couleurs, dont le développement artistique ne lèse aucune de nos traditions, et qui correspond parfaitement à l’état actuel de la technique157 ». Les conclusions qu’il tire de ses données de 1851 seront explicitées en détail dans son ouvrage maître, Der Stil dans lequel il classifie les arts selon « la manière dont ils sont employés à des fins techniques. » Cet ouvrage n’est donc pas un manuel à la manière des Grammaires de Charles Blanc ou des ouvrages qu’Owen Jones a publiés pour donner des principes de colorisation des artefacts. Pour Semper, la « science empirique de l’art », dans laquelle il formule sa théorie anthropologique du principe du revêtement, n’est pas « une pure histoire de l’art. Elle traverse le champ de l’histoire, concevant et éclairant non pas de manière factuelle les œuvres d’art des différents pays et époques, mais pour ainsi dire les déployant, mettant en évidence en elles les différentes valeurs inhérentes à une fonction constituée de nombreuses

152 Ibid. 153 Ibid., p. 71. 154 Ibid., p. 90. 155 Ibid., p. 123. 156 G. Semper, Du style et de l’architecture, Écrits, 1834-1869, Paris, Éditions Parenthèses, 2007 [1853], p. 165 157 Ibid., 2007, [1851], p. 152.

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variables coactives158 ». Semper compare sa méthode « à celle suivie par le baron Cuvier, appliqué à l’art, et plus particulièrement à l’architecture159 ». Semper déploie alors dans Der Stil l’imbrication des techniques de la couleur et leur évolution dans le temps et dans l’espace ; « Nouvelle-Zélande et Polynésie ; Chine ; Inde ; Mésopotamie ; Phénicie et Judée ; Égypte ; Ancien et Nouvel Empire ; Asie Mineure ; Grèce ; Rome ; Époque chrétienne en Occident, en Orient ; Renaissance ». Il cherche par cette opération à refonder une classification coloriste dans les arts qui ne sépare plus les objets colorés selon qu’ils sont un tissu, une peinture, une sculpture ou une architecture, mais qui ordonne les productions chromatiques par les relations que les techniques de colorisation entretiennent les unes avec les autres. En cela, « le principe du revêtement polychrome » que Semper met au jour n’est pas une esthétique pratique de la couleur comme toutes celles qui s’élaborent au xixe siècle dans les arts appliqués à l’industrie160, mais bien une technologie empirique de la couleur. Et c’est dans cette perspective que l’on peut défendre une affinité conceptuelle entre les théories de Semper et les travaux sur la couleur de Leroi-Gourhan : l’importance du patrimoine chromatique comme objet d’étude, l’intérêt pour les techniques de colorisation à partir de l’analyse des artefacts et une approche scientifique à la croisée de l’histoire de l’art coloriste et de l’anthropologie de la couleur. Dans Propagande expression roi, image idole oracle161, Paul Veyne fait un usage de la notion de revêtement qui éclaire de façon intéressante les implications de la théorie de Semper sur « le principe du revêtement ». Veyne définit son texte comme un article contre l’iconologie et sur le décoratif en tant que « phénomène soigneusement oublié de l’expression162 ». L’historien développe sa thèse à partir de l’analyse de la colonne Trajane163 (iie  siècle apr. J.-C.) et écrit que « le zèle superflu164 » qui a conduit à recouvrir cette colonne d’un relief polychrome doit être compris comme : Revêtement décoratif […] qui n’entre pas dans la tripartition classique du signe, du symbole et de l’icône ; au contraire, elle se plaît à confondre les idées des humains en ce domaine. […] L’art officiel, celui de la colonne Trajane, [est] cet art qui importe, malgré sa faible intensité ou grâce à elle, parce qu’il forme une partie du cadre de la vie, du décor urbain, sans qu’on prête attention à ce théâtre social.

158 Ibid., 2007, [1860], p. 268. 159 Ibid., 2007, [1853], p. 159. Nathan Schlanger remarque que Leroi-Gourhan fait de même : « Une fois rendus reconnaissables et signifiants par leur “dissection” à la manière de Cuvier, les phénomènes techniques peuvent être compris dans une systématique comparable à celles des êtres animés », in N. Schlanger, « Suivre les gestes, éclat par éclat – la chaîne opératoire d’André Leroi-Gourhan », in F. Audouze et N. Schlanger (dir.), Autour de l’homme : contexte et actualité d’André Leroi-Gourhan, Antibes, Éditions APDCA, 2004, p. 7. 160 Labrusse, Face au chaos. Pensées de l’ornement à l’âge de l’industrie, Dijon, Les Presses du Réel, 2018. 161 P. Veyne, « Propagande expression roi, image idole oracle », in L’Homme, t. XXX/114 (1990), p. 7-26. 162 Ibid., p. 13. 163 Semper note dans son ouvrage de 1834 que, sur la colonne Trajane, il a observé « des traces de peintures ». Il conclut donc que « comme la colonne d’Antonin qui l’imite, [la colonne Trajane] était décorée de haut en bas du plus fastueux déploiement de couleurs », op. cit., 2007, [1834], p. 80. 164 P. Veyne, op. cit., p. 17.

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[…] L’art officiel ressemble aux productions de la nature ; il prouve l’existence d’une force sociale, semblable à celle qui a soulevé les montagnes et les a mêmes revêtues d’un décor de fleurettes (qui ne sont pas un alphabet à épeler). […] Les monuments publics expriment par leur existence plus qu’ils n’informent par leur contenu descriptif ou discursif165. Ce détour permet-il de saisir de manière intéressante ce que Semper appelle le « masque de la réalité dans les arts166 », qu’il associe au « principe du revêtement décoratif polychrome » ? La notion de « masque de la réalité » est utilisée par Semper pour expliquer le rôle de premier plan qu’il donne à la fonction expressive du monument public qu’il qualifie de « style architectural théâtral167 ». Pour Semper, la coloration participe activement de la « transfiguration » que doit subir « l’ébauche structurelle de la construction » pour devenir un monument architectural. Il écrit ainsi dans la note finale de la partie consacrée à son approche anthropologique de la couleur en architecture : L’action consistant à revêtir et masquer est aussi vieille que la civilisation ellemême. […] Pour que le matériau, l’indispensable, soit totalement annihilé dans l’œuvre d’art, au sens où nous l’entendons, il est avant tout nécessaire d’en avoir une parfaite maîtrise. Seule la parfaite exécution technique, seul le traitement juste et bien compris du matériau en fonction de ses propriétés, et avant tout la prise en compte de celles-ci au cours du processus de donation de la forme peuvent faire oublier la matière. […] L’œuvre d’art, lorsqu’elle se donne à voir, doit faire oublier le procédé et le matériau avec lesquels, et par lesquels, elle apparaît et suscite un effet. […] Montrer cela constitue la tâche la plus difficile de la théorie du style168. « Les valeurs s’incarnent » en se « montrant169 », dit Veyne, pas en s’énonçant. Dans Le Geste et la Parole, Leroi-Gourhan fait des usages de l’ocre l’un des actes qui participent au processus d’hominisation170, et les travaux récents en préhistoire montrent que les pratiques de la couleur sont au fondement des pratiques rituelles des sociétés humaines171. Le principe du revêtement relu par les apports méthodologique et théorique de Leroi-Gourhan et l’analyse non sémiologique du revêtement par Veyne nous emmènent dès lors vers des hypothèses de recherche qui questionnent à nouveaux frais la nature des relations entre matérialité chromatique et langage de la couleur. “Elle aime le rouge” dit la petite fille. “Rouge” dit Monsieur le lièvre. “Tu ne peux pas lui donner du rouge”

165 Ibid., p. 21. 166 G. Semper, op. cit., 2007, p. 329. 167 Ibid., p. 332. 168 Ibid., p. 333. 169 P. Veyne, op. cit., p. 22-23. 170 A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Technique et langage (1964), Paris, Albin Michel, 2004, p. 165. 171 F. d’Errico et al., « An abstract drawing from the 73,000-year-old levels at Blombos Cave, South Africa », Nature 562 (sept. 2018), p. 115-118.

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“Quelque chose de rouge peut-être” dit la petite fille. “Ah, quelque chose de rouge” dit Monsieur le lièvre172. Comme Semper, Leroi-Gourhan, Saunders et Young, dans cet extrait cité par Webb Keane173, Monsieur le lièvre nous dit qu’une couleur doit obligatoirement être incorporée dans quelque chose pour avoir une réalité. Et l’analyse de Keane ajoute que c’est dans ce mouvement d’incorporation que la couleur est perçue, prend du sens et que des valeurs, des significations et du symbolisme s’agglutinent à elle. L’étude de la matérialité chromatique via son patrimoine devient dans cette perspective un outil analytique puissant pour « no longer feel themselves forced to chose between “symbolic” and “materialist” approaches174 » (ne plus se sentir obligé de choisir entre une approche symbolique ou matérialiste) mais plutôt pour réfléchir à leur relation et ainsi dépasser l’héritage sémiologique et la séparation radicale entre le signe et le monde matériel qu’il produit. La couleur ne doit alors plus être étudiée soit seulement comme composé de véhicule de significations symboliques175, soit, à l’opposé, comme le pur produit d’un déterminisme176 mais au contraire comme une articulation entre la contingence de la matérialité chromatique et la signification de l’effet de la couleur ; ce qu’avait bien exprimé Semper quand il parlait de la pensée immatérielle de la couleur comme corrélat paradoxal du revêtement polychrome. Keane repart alors de la notion de « qualisigne177 » pour montrer que l’effet de la matérialité chromatique est d’être « inescapably binds178 » (inévitablement liée) avec d’autres qualités. Il définit cet effet de la couleur comme sa capacité à « bundled » (empaqueter) des éléments hétérogènes179 et cet empaquetage comme une condition de son analyse et de sa fonction sociale. Cette relation que pose Webb Keane entre le signe et la matérialité de la couleur, et dont la sémantique rejoint celle de Leroi-Gourhan sur l’agglutination, permet alors in fine de revenir de nouveau sur l’incidence de la matérialité des couleurs sur le langage de la couleur hors des vieux débats de l’ethnolinguistique de la couleur et de ses ethnographies. La linguiste Agnès Korn180 a montré, par exemple, en ne séparant pas de ses analyses la matérialité et la conceptualisation, que le mot « rouge » des langues indo-européennes dérive du nom vernaculaire de la cochenille de la vallée de l’Ararat, utilisée comme colorant en Arménie dans l’antiquité. Les travaux de la New Ethnography d’Harold Conklin montrent qu’il faut s’attacher à critiquer l’ethnocentrisme des classifications scientifiques

172 C. Zolotow, M. Sendak, Monsieur le lièvre, voulez-vous m’aider ? L’École des loisirs, 1962. 173 W. Keane, “Semiotics and the social analysis of material things”, Language & Communication 23 (2003), p. 409-425. 174 Ibid., p. 409. 175 V. Turner, The Forest of Symbols, Cornell University Press, 1967. 176 E. Souriau, Les différents modes d’existence (1943), Paris, PUF, 2009. 177 C. S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Le Seuil, 1978. 178 W. Keane, op. cit., p. 414. 179 Ibid. 180 A. Korn, « Arménien karmir, sogdien krmʾyr et hébreu karmīl “rouge”, Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 79/1 (2016), p. 1-22.

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de la couleur et s’intéresser aux taxonomies vernaculaires pour saisir les liens entre environnement chromatique et langage des couleurs. Alfred Gell, à sa suite, décrit ainsi comment les catégories de couleurs des Umeda de Papouasie-Nouvelle-Guinée utilisent une « rubber ruler type of color nomenclature181 » (une nomenclature élastique des couleurs) qui correspond à leur conception des cycles vitaux des plantes. Nous pouvons alors reprendre la remarque de 1898 de Rivers sur le langage des couleurs des habitants de l’île Murray qui s’organisait à partir des modes de matérialisation de la couleur : « Colour adjectives are formed by reduplication from the names of various natural objects182 » (les adjectifs de couleurs sont formés par la réduplication des noms d’objets naturels variés). Il retournait cette donnée sur elle-même et n’en saisissait pas toute la portée heuristique car il comparait cette langue avec sa propre langue et son système de représentation dualiste entre le signe et le monde. En cela, il échouait à révéler ce qui distinguait sa conception appauvrie de la couleur avec la richesse de celle de ses interlocuteurs. Comme l’a bien formulé Diana Young, « … he purified composite terms into […] the clean interpretative aim of the old symbolic anthropology that, like Munsell chart, keeps colours under control and ignores their excess183 » (il a purifié les termes composites à l’intérieur […] de l’objectif interprétatif propre de la vieille anthropologie symbolique qui, comme le nuancier Munsell, permet de garder les couleurs sous contrôle et d’ignorer leur excès).

181 A. Gell, Metamorphosis of the Cassowaries. Umeda Society, Language and Ritual, Londres, Athlone, 1975, p. 308-329. 182 W. H. R. Rivers, « Part 1, Vision », in Reports of the Cambridge Anthropological Expedition to Torres Straits, Physiology and Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, v. II, 1901, p. 56. 183 D. Young (éd.), Rematerializing colour. From concept to substance, Sean Kingston Publishing, 2018, p. 11, 17.

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Chapitre ii

Matérialités de la couleur contemporaine

Durant les 150 dernières années, plusieurs millions de composants colorés ont été synthétisés. En 2013, le Colour Index1 référence 34 500 colorants différents listés sous 11 570 noms génériques. De plus, « même si des milliers de colorants différents sont commercialisés, de nouvelles teintures et de nouveaux pigments continuent d’être développés, les réactions chimiques continuent à être étudiées, les processus de production industrielle sont optimisés et les applications des colorants sont diversifiées2 ». Les sociétés occidentales connaissent ainsi depuis le milieu du xixe siècle et le développement de la chimie des colorants de synthèse3, une prolifération et une accumulation excessives des substances colorantes et des matières colorées. Simultanément à cette diversification des teintes, on assiste pourtant à l’uniformisation de la facture des surfaces qui reçoivent ces teintes multiples. Les actes de colorisation des matériaux sont en grande majorité le fait de machines automatisées. Les actions sur la matière que celles-ci réalisent produisent des revêtements uniformes, à surfaces lisses, sans empâtements et sans touches, identiques d’un matériau à un autre. La couleur semble être posée à la surface de l’objet sans instrumentalité. Sur ces aplats contemporains, le seul facteur de variation, à côté des modifications infinies des teintes, est celui de l’effet visuel. Les multiples nuances chromatiques, toutes lisses et plates, peuvent être brillantes ou mates, satinées, nacrées ou iridescentes, transparentes, opaques ou translucides selon la réflexion, l’absorption et la transmission de la lumière sur le matériau coloré. La matérialité de la couleur contemporaine des artefacts se définit donc par trois paramètres en interactions : la profusion des teintes, l’unicité de la facture et la variation des effets. L’uniformisation instrumentale du traitement de la surface entre en relation avec la diversification des teintes synthétiques que ces revêtements peuvent prendre, alliée aux changements d’effets visuels produits 1 Publié pour la première fois en 1924 par la Society of Dyers and Colourists britannique (créée en 1884) et l’American Association of Textile Chemists and Colorists, cet index référence les noms des couleurs, leurs structures chimiques, les entreprises fabriquant les colorants et les détails des applications techniques de chaque colorant. Le Colour Index est le standard international des couleurs synthétiques disponibles sur le marché. 2 H. Zollinger, « Color Chemistry, Syntheses, Properties and applications of Organic Dyes and Pigments », Zurich, Helvetica chimica acta, 2003, p. 7. 3 On date de 1856 le premier colorant de synthèse, la mauvéine de Perkin. Pour cette histoire, voir Simon Garfield, Mauve – How a man invented a color that changed the world, New York, Northon & Co, 2000. Pour une histoire de la chimie des colorants, voir notamment Anthony S. Travis, The Rainbow Makers : the origins of the Synthetic Dyestuffs Industry in Western Europe, Bethlehem, Lehigh University Press, 1993. Mais aussi le site Internet très complet où l’on trouve des textes de Travis.

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par le travail conjoint de la composition pigmentaire et de la qualité intrinsèque du matériau. Ces trois paramètres en interaction sont le résultat d’une activité complexe et distribuée entre des acteurs hétérogènes et des domaines d’activité multiples. Les actions nécessaires à leur production s’inscrivent dans une pratique sociale élargie de la couleur où se côtoient des disciplines aussi différentes que la chimie, l’industrie, l’ingénierie, l’électronique, les mathématiques ou encore l’économie. C’est à l’intérieur de ce réseau de pratiques que se construit le monde technique de la couleur sans que l’on puisse accorder à l’une de ces activités une place prédominante par rapport à l’autre. Chacune est liée à l’autre dans le processus de fabrication de la couleur et ce sont les apports successifs de chacune de ces activités qui font la couleur. Comment dès lors fabrique-t-on cette couleur contemporaine ? Où la fabrique-t-on ? Qui est-ce qui la fabrique ? Qu’est-ce que le système technique de la couleur contemporaine ? Quelle organisation sociale soutient ce mode de production de la couleur ? L’esthétique chromatique contemporaine (démultiplication des teintes, unité du plat et du lisse et variation des effets) se comprend-elle alors par les multiples configurations qui peuvent se nouer entre un milieu technique et une organisation sociale ? En considérant que la matérialité de la couleur est une pratique élargie de l’agglutination, l’étude, sur un cas situé de pratiques, de ce processus, permet alors, comme l’a annoncé Leroi-Gourhan, de décrire l’industrie de la couleur. « L’industrie des colorants de synthèse, qui débuta en 1856 avec la découverte du mauve par William Perkin, est considérée comme la première industrie technoscientifique4. » L’observation du travail industriel de la couleur s’inscrit donc au cœur des débats théoriques et méthodologiques des Science and Technology Studies (STS) où le terme de technoscience émerge à la fin des années 19805. Pour l’anthropologie de la couleur, l’utilisation du terme de « technosciences de la couleur », au lieu de celui largement dominant dans la discipline de « sciences de la couleur6 », permet de définir plus finement le travail que j’ai observé sur le terrain et l’impossibilité de définir séparément ce qui relèverait d’une science et d’une technique de la couleur en tant que domaine autonome et sphère d’activité séparée7. Dans les pratiques observées sur le terrain, les développements des sciences de la couleur servent le projet d’une technologie au service des actes de colorisation, et les techniques en usage dans les pratiques de colorisation s’appuient sur les savoirs des sciences, leurs méthodes d’analyses et leurs instrumentalités.

4 R. J. Baptista, The faded Rainbow : The Rise and Fall of the Western Dye Industry 1856-2000, disponible sur (consulté le 21 avril 2012), p. 1. 5 B. Latour, La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1989. 6 B. Saunders et Van Brakel, Theories, technologies, instrumentalities of color : anthropological and historiographic perspectives, Lanham, University press of America, 2002. 7 J’ai déjà montré au chapitre précédent comment l’émergence de cette science de la couleur a été rendue possible par la médiation d’instruments de la couleur développés originairement dans le monde industriel et technique. Ici, je prends le problème dans le sens inverse. Je cherche à montrer comment l’industrie utilise les catégories et les systèmes de représentation scientifique de la couleur pour produire des matériaux colorés.

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Définir la matérialité de la couleur contemporaine Dans la grande majorité des livres qui traitent de la couleur, sa définition normalisée telle qu’elle s’est développée dans la logique psychophysique du sujet percevant cadre les propos. Dans l’un des derniers ouvrages scientifiques de langue française qui traitent de la question, on trouve un bon exemple de cette définition : La couleur est un codage de l’information lumineuse par la rétine de l’œil de l’observateur […] jusqu’à son cheminement final vers le cortex cérébral [où se réalise] une quantification du percept visuel de couleur. […] La couleur est avant tout un percept. Un percept relève d’un processus psychophysique sous l’action d’un stimulus8. De façon synthétique, efficace et simplifiée, cette définition résume bien la conception naturalisée de la couleur des sciences de la couleur. La couleur n’existe que dans l’œil et dans le cerveau du sujet. Elle est une abstraction et une virtualité, hautement mathématisée, et hors du sens commun. À la différence de cette logique optique et neurologique, qui domine le champ des études chromatiques, la logique chimique offre un contrepoint intéressant car elle est « construite sur des relations. Une propriété chimique décrit une relation dynamique complexe et dépendante du contexte entre plusieurs substances, et non pas une propriété propre à une chose isolée9 ». Appliquée au champ de la chimie des colorants, lieu de l’invention moderne de la discipline10, suivre la logique chimique de la couleur permet donc de s’intéresser aux « relations dynamiques complexes » qui s’établissent, dans un acte de colorisation entre des « choses » hétérogènes (substances, matériaux, outils, acteurs, collectifs…). L’approche chimique de la couleur travaille les affinités et les relations qualitatives et permet donc de proposer une autre catégorisation que celle, quantitative, entre une « source lumineuse, un matériau et un observateur11 ». L’étude des processus de matérialisation chromatique complexifie la conception univoque de la métrique de la couleur et de « l’observateur de référence12 ». Classification

En termes de structure chimique, on classe les colorants en deux grandes familles : organiques/inorganiques et naturels/synthétiques. Même si la majorité des colorants naturels sont aujourd’hui fabriqués synthétiquement, la distinction naturel/synthétique sert à indiquer si le colorant est issu d’une création en laboratoire par la manipulation ex nihilo de molécules colorantes ou bien s’il est la reconstitution en laboratoire d’une équation chimique que l’on retrouve dans les phénomènes biologiques de coloration de la substance vivante. L’usage de cette distinction permet de maintenir un dualisme 8 M. Elias et J. Lafait, (dir.), La couleur, lumière, vision et matériaux, Paris, Belin, Paris, 2006, p. 13, 18. 9 J. Schummer, « The Philosophy of Chemistry, From Infancy Toward Maturity », in D. Baird, E. Scerri et L. MacIntyre (éd.), Philosophy of chemistry : Synthesis of a New Discipline, Berlin, Springer, 2006, p. 32. 10 B. Bensaude-Vincent et I. Stengers, Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 1992. 11 M. Elias et J. Lafait, op. cit., p. 280. 12 Ibid., p. 20.

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de principe entre nature et artifice, bien que cette rupture ne corresponde pas à la réalité de la production des couleurs industrielles. Continuer à faire une distinction entre couleur de synthèses et couleurs naturelles est un choix dépendant des systèmes de représentation sociale plus que de la réalité des systèmes scientifiques et techniques de la couleur. La distinction est donc efficace pour les acteurs de la couleur, même si elle ne correspond à aucune réalité opératoire (ou alors à des pratiques marginales en comparaison avec la production totale de matières colorées et colorantes). En revanche, la dichotomie organique/inorganique est toujours pertinente et opératoire, car cette dualité induit des capacités d’usage différent du colorant. Par exemple, Zollinger remarque que « la capacité tinctoriale et la brillance des pigments organiques est plus importante que celles des pigments inorganiques. Les pigments inorganiques sont opaques alors que les pigments organiques sont plus transparents. Les pigments inorganiques sont moins chers que les pigments organiques, etc. »13. Les acteurs de la couleur (chimistes, industriels, praticiens divers) agissent donc avec ces réalités chromatiques selon les choses qu’ils veulent coloriser, l’effet qu’ils souhaitent obtenir ou l’usage et la fonction de la colorisation. Quantitativement, au début du xxie siècle, 84 % des colorants produits par l’industrie des couleurs sont des pigments inorganiques et 16 % sont des colorants organiques. À l’intérieur des colorants organiques, 75 % sont des teintures et 25 % sont des pigments. La moitié de la production de pigments inorganiques, soit 42 % de la production totale de colorants, est réalisée à partir d’un seul produit, le dioxyde de titane14, car il n’existe pas de pigment organique blanc. D’un point de vue global, « la production mondiale de pigments dépasse les 10 millions de tonnes (Mt), dont 4 Mt de dioxyde de titane et 5,8 Mt de noir de carbone15 ». Matérialisation

Un colorant, qu’il soit organique, inorganique, naturel ou de synthèse, peut être matérialisé sous plusieurs formes : liquide, en poudre, en pain, en granulés, en

13 H. Zollinger (Henrich), « Color Chemistry, Syntheses, Properties and applications of Organic Dyes and Pigments », Zurich, Helvetica chimica acta, 2003, p. 413. 14 Le dioxyde de titane est un colorant blanc composé de titane et d’oxygène et qui est fabriqué à partir d’éléments chimiques présents essentiellement dans les roches comme l’ilménite, la rutile et l’anatase. « Le dioxyde de titane est utilisé sous forme de poudre micrométrique depuis de nombreuses années (début des années 1920) Le dioxyde de titane fin est principalement utilisé comme pigment blanc dans : les peintures, laques, vernis et enduits ; les encres d’imprimerie ; les solutions de bains de couchage de l’industrie papetière ; les plastiques, les élastomères, le caoutchouc et le cuir et les colorants alimentaires », selon les informations de 2013 de l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS). 15 Le noir de carbone (autrefois nommée noir de fumée) est produit par l’industrie de la pétrochimie par combustion incomplète d’hydrocarbures comme le goudron de houille. « Le noir de carbone est utilisé comme pigment ou dans la fabrication des encres (encre de Chine, Toner, etc.) mais sert également de charge dans certains matériaux (caoutchouc pour les pneus…) et dans certaines peintures, vernis, laques, plastiques, fibres, céramiques, émaux… Il a été très utilisé dans le papier carbone et les rubans noirs de machine à écrire, puis dans les poudres électrostatiques noires de photocopieuses. » (, consulté le 8 octobre 2014). J. Elias et J. Lafait, op. cit., p. 142.

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copeaux, en pâte ou en résine. Ce sont ces différentes matérialisations de la couleur qui vont être agglutinées à différents liants et à des charges diverses en fonction des usages dans lesquels un colorant intervient (toutes les sortes de teintures, de revêtements et de traitement de surface colorées qui existent et dont l’énumération exhaustive dépasse mes compétences et le cadre de ce paragraphe16). Comme pour la nature chimique de la couleur, certains types de mise en forme sont plus appropriés à certains usages de la couleur. Il y a donc un certain déterminisme qui entre en jeu dans le choix du type de matérialisation chromatique utilisé. Ainsi une teinture se présente le plus souvent sous forme liquide quand un pigment est généralement en poudre. Les copeaux sont majoritairement utilisés pour la fabrication des plastiques quand les pâtes servent à la création des revêtements acryliques et PVC. La forme du colorant est donc en interaction avec le liant auquel il va s’agglutiner dans le processus de fabrication d’un matériau de la couleur. Une autre distinction importante dans les processus de matérialisation de la couleur est l’interaction entre la matière chromatique et le substrat (le terme technique pour désigner le matériau qui va être coloré). Cette interaction est appelée soit « adsorption » quand la couleur est maintenue à la surface du substrat, soit « absorption » quand la couleur entre dans le substrat. Les couleurs se divisent ainsi soit en tant que teintures soit en tant que pigments. Les teintures sont solubles dans diverses matières (fibres végétales ou synthétiques, matières animales), mais toutes les teintures ne sont pas adsorbées par toutes les matières. Il doit exister une affinité spécifique entre la teinture et la matière qu’elle va imprégner. Il y a ainsi une relation forte entre l’optimisation des teintures et la création de nouveaux substrats. Les pigments en revanche sont insolubles dans les matériaux. Ils doivent toujours être mélangés à d’autres substances pour former une matière qui viendra être posée sur le substrat. Les teintures sont majoritairement utilisées pour colorer les fibres et les aliments quand les pigments servent à colorer les plastiques, les peintures, les encres et les cosmétiques. Efficacité

Un autre aspect important à considérer pour définir la matérialité de la couleur est la performance des colorants, qui induit leur capacité d’usage mais aussi leur longévité sur le marché. Dans le cadre de l’économie industrielle, l’efficacité technique de la couleur est définie par trois paramètres : sa valeur colorée, sa capacité rhéologique17 et sa durabilité. La valeur colorée définit la force colorante de la couleur et son opacité (plus un colorant est couvrant plus sa valeur d’usage est importante). La capacité

16 J’ai indiqué au chapitre i qu’il n’existe pas de formulaires des agglutinants. C’est un travail de recherche qui nécessiterait d’être fait pour clarifier les catégories chimiques hautement complexes et techniques qui restent obscures pour un chercheur en sciences humaines et sociales et qui sont souvent dispersées dans des corpus hétérogènes. 17 La rhéologie est une discipline des sciences des matériaux qui s’attache à l’étude des phénomènes qui conditionnent l’écoulement et la déformation de la matière (plasticité, viscosité, élasticité). La capacité rhéologique des colorants est alors la capacité qu’ont les couleurs de se modifier pour s’agglutiner aux divers liants qui rentrent dans la composition d’une matière colorée.

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rhéologique définit la façon dont le colorant peut se déformer structuralement pour être en adéquation avec le matériau ou le liant avec lequel il va être mis en relation. La durabilité du colorant, enfin, est sa capacité à résister aux temps et à être stable face au vieillissement. Du point de vue chimique, les acteurs de la mise en matière de la couleur agissent au niveau de ces 3 paramètres pour fabriquer des couleurs en fonction des usages18 : ils contrôlent et agissent sur la structure chimique (qui définit la teinte), les paramètres des treillis cristallins19 (qui définissent la force colorante) et la morphologie des particules20 (qui définit l’opacité ou la transparence). Théoriquement, la valeur colorée augmente en relation avec la diminution de la taille des particules. Ainsi, plus les particules du colorant sont petites, plus il sera opaque et donc couvrant. Les chimistes ont d’ailleurs défini une taille optimum des particules en dessous de laquelle la force colorante du colorant diminue. C’est aussi en faisant varier la taille des particules, que des colorants moléculairement identiques, peuvent exposer des teintes différentes. *** La couleur en tant que matière colorante et colorée se structure donc sur une série de divisions duales : organique/inorganique, naturelle/synthétique, teinture/pigment qui conditionne les usages possibles de la couleur en relation avec le matériau que l’on souhaite coloriser. Ce dualisme des colorants contient le dualisme adsorption/absorption et permet de caractériser deux formes de colorisation : l’une basée sur l’enduction des matériaux et l’autre basée sur l’imprégnation des matériaux. L’enduction concerne tout ce qui a trait aux revêtements et aux traitements des surfaces. La couleur est une couche que l’on vient fixer à un support. La couleur en tant qu’enduction recouvre la matière alors qu’en tant qu’imprégnation, au contraire, elle pénètre dans la matière. La mise en matière de la couleur est donc dans une relation de réciprocité avec ses usages. Penser la couleur à l’échelle de sa mise en matière, et décrire les types de figuration qu’elle prend, permet donc d’être attentif, pour reprendre la classification de LeroiGourhan, au « déterminisme technique » propre à la pratique chromatique. Cette attention aide alors à comprendre les formes de la relation entre la « tendance » de chaque couleur, en fonction de son origine (organique/inorganique) et de sa matérialisation (poudre, liquide, pâte…) et le « fait » chromatique que l’agent cherche à produire (teindre, peindre, enduire…).

18 Je suis rentré en relation avec BASF Color Solution France pour observer cette mise en matière chimico-industrielle de la couleur, mais ma demande est restée sans suite. Comme le notait Nathan Schlanger, à propos des instructions méthodologiques maussiennes, il faut savoir se préserver de l’utopie ethnographique qui consisterait à penser qu’il est possible de tout observer et de décrire dans le menu détail l’objet d’étude que l’on cherche à cerner par l’enquête ethnographique. 19 Le treillis cristallin est la façon dont les atomes sont arrangés dans une composition chimique. 20 La morphologie des particules est la forme que possède chaque particule présente dans une composition chimique.

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L’épreuve du terrain : matières chromatiques, actions outillées et qualités de surface Les artefacts de la collection du musée national d’Art moderne exposés dans le Centre Pompidou mobile (Fig. 9), donnent à voir une grande variété de matière chromatique, de substrat et de moyens d’action par lesquels les couleurs sont agglutinées au support : des peintures vinyliques appliquées sur du stratifié et du polystyrène, des peintures à l’huile sur toile, sur aluminium et sur isorel ou encore des pigments de synthèse liés à des résines synthétiques. L’usage d’instruments de la couleur avec lesquels on enduit ou on absorbe une couleur sur un matériau agissent aussi sur la qualité de la surface des artefacts. La description des gestes incorporés dans la colorisation des artefacts du terrain permet alors de montrer le lien entre actions outillées et qualités chromatiques des objets. Cet exercice méthodologique est utile pour montrer à l’échelle des pratiques manuelles, l’imbrication des phénomènes techniques et esthétiques, comme l’a souligné Marcel Mauss21. L’attention sur l’hétérogénéité de la matérialité des peintures de l’art moderne et l’analyse des moyens d’action sur ces matières picturales propose ainsi des cas de prolifération des matières chromatiques industrielles. Les œuvres d’art accrochées au CPM, ont été fabriquées sur une période historique qui se répartit sur plus d’un siècle (de 1906 à 2012), et qui utilisent des techniques traditionnelles de mise en couleur d’artefacts (les peintures appliquées à l’aide de pinceaux) simultanément à des moyens industriels récents (verre optique coloré). En décrivant les gestes des peintres22 et en focalisant mon observation sur l’agence des outils donnée à voir dans les artefacts, cet exercice de style qui décrit les tableaux sous la forme d’une suite de notices techniques sert à introduire l’importance méthodologique, en ethnographie de la couleur, à s’intéresser à l’instrumentalité des pratiques de colorisation23. On ne trouvera donc pas, dans cette description, une contextualisation des œuvres du point de vue de l’histoire de l’art, du style pictural, de l’iconologie ou de la biographie des artistes, comme on la trouve dans les documents de médiation de l’exposition, mais une analyse de l’objet d’art en termes d’actions outillées24. Tentative d’écriture des cartels techniques de l’exposition La Couleur

Jean Dubuffet, Papa Gymnastique, 1972. Sur un stratifié de 5 cm d’épaisseur découpé à la forme souhaitée par l’artiste, Dubuffet applique une peinture noire mate sur l’intégralité des faces de cette

21 M. Mauss, Manuel d’Ethnographie (1947), Paris, Payot, 2002, p. 22. 22 Les textes accompagnant chaque artefact peint exposé au Centre Pompidou mobile sont issus des notes du carnet de terrain et d’une observation fine des gestes picturaux inscrits sur l’objet. Je n’ai pas vu les artistes au travail pour décrire cette gestuelle picturale mais je me sers de ma propre pratique de la peinture et de mes études dans un atelier de peintres aux Beaux-Arts de Paris entre 2004 et 2009 pour recomposer les étapes du travail pictural qui sont incorporées dans la matérialité de l’objet. 23 L’ordre dans lequel sont agencées les notices ci-après suit celui de l’accrochage La Couleur exposé au Centre Pompidou mobile d’octobre 2011 à septembre 2012 [Fig. 9]. 24 F. Sigaut, Comment Homo devint Faber, Paris, CNRS Édition, 2012.

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Fig. 9. – L’exposition La Couleur au Centre Pompidou mobile (octobre 2011 - septembre 2012). © Arnaud Dubois

forme. Ensuite, sur la face avant, il couvre ce fond noir d’une peinture blanche à l’aide d’un rouleau. Quand cette couche est sèche, il vient retracer en noir, à la brosse plate, les motifs. Sur cette surface blanchie au rouleau et dessinée au pinceau, il trace à l’aide de la même brosse plate, des lignes bleues assez foncées et mates et des lignes rouges plus diluées et transparentes. Par endroits, il couvre entièrement de bleu la surface créée par l’enchevêtrement des lignes noires, bleues et rouges. Il réalise enfin des cernes de noir qui recouvrent certains coups de pinceaux bleus et rouges pour égaliser les gestes. Il applique à la suite de cet acte de couleur un vernis satiné à l’aide d’un pinceau sur la surface (et pas sur les bords). Chaque couche de couleur est posée en fine couche. Pour cela, le pinceau ne doit pas être trop chargé en peinture afin que l’étalement soit uniforme et qu’il ne se produise pas d’empâtement. Frantisek Kupka, La Gamme jaune, 1907. Sur une toile en coton blanchi tendue sur un châssis en bois, Kupka couvre grossièrement, avec un pinceau plat, (je pense un n° 20), le fond au jaune citron. L’application rapide de la peinture laisse par endroits apparaître le blanc de la toile. Sur ce fond, à l’aide d’un pinceau plus petit, il trace la chaise, d’un marron plus foncé que la couche finale que recevra cette chaise. Il esquisse ensuite le personnage à l’aide d’un rouge (que l’on voit sur les bords) ainsi qu’avec un bleu assez foncé (qui est toujours visible sur la main droite). Sur la couleur encore fraîche de la chaise, il applique du blanc afin d’éclaircir cet élément du tableau.

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Il utilisera cette technique spécifique de la peinture à l’huile qui, avec son temps de séchage long, permet de mélanger les couleurs directement sur la toile dans la construction d’autres éléments peints. Ainsi le vert vif qui se retrouve sur le manteau (qui est l’un des derniers éléments peints) permet par son mélange avec le jaune citron du fond, de faire la couleur du coussin. Le visage est d’abord tracé en vert pâle, puis couche après couche, s’y ajoutent du rose, du bleu-vert que l’on pose sur les cheveux et sur la moustache, puis du rouge sur la joue et du violet pour cerner les yeux. Le même marron que celui de la chaise est aussi éclairci pour peindre le livre et la main. Le jaune du fond quant à lui est rougi pour le revers de la manche et de l’écharpe. Cette technique picturale produit de l’empâtement et une utilisation du dégradé chromatique par mélange et épuisement de la charge picturale du pinceau. Pablo Picasso, Femme bleue, 1944. La peinture est ici plus plate. Les coups de pinceaux successifs laissent des traces sur la toile mais pas d’épaisseur de peinture. L’huile, toujours appliquée sur une toile tendue, est plus diluée que chez Kupka, elle imprègne la toile. Le tableau a été peint sur un chevalet car on observe des traces de coulures, notamment sur les cernes noirs ajoutés par-dessus les formes coloriées en bleu, rouge, vert, blanc et noir. Comme pour le Kupka, on retrouve dans ce tableau la possibilité qu’offre la peinture à l’huile de se mélanger sur la toile alors que la peinture n’est pas encore sèche. Les couleurs sont en effet salies par un noir qui vient se mélanger aux teintes pures. C’est ce mélange de plusieurs nuances qui rend visibles les gestes manuels du pinceau et unifie les aplats de couleurs différentes. Henri Matisse, Nature morte au camélia, 1941. Chaque couleur est peinte ici aussi directement sur la toile et chaque motif a sa propre couleur. L’huile est encore plus délayée que chez Picasso et les différentes couleurs ont été posées avant que la peinture ne soit sèche. On voit bien cela pour les cernes noirs dessinés sur chaque motif par-dessus la couleur, mais aussi sur le chaudron et le bouquet au centre de la composition. Le pinceau est chargé de peinture et Matisse étale la matière jusqu’à ce qu’il ne reste plus de couleur dans les poils du pinceau. La couleur se dé-sature ainsi au fur et à mesure des gestes nécessaires au remplissage des surfaces. À la différence du Picasso, il n’y a pas de superposition des couches et du point de vue de l’acte de peindre, il n’y a pas de distinction entre ce qui est le fond sur lequel on vient poser les figures. Le rouge qui apparaît comme fond n’a pas été peint en premier. On voit distinctement par exemple que le vase a été coloré avant. On observe aussi de la toile non peinte entre chaque motif de couleur. Ceux-ci sont, du point de vue du faire de la peinture, des surfaces chromatiques autonomes les unes des autres (à cette date, Matisse avait déjà commencé à travailler avec des papiers découpés). Dans cet espace non peint, on peut alors voir les traits de crayon graphite tracés avant toute action de colorisation. Mais certains traits ont été aussi réalisés après la peinture, donc il n’y a pas de système fixe et d’étapes chronologiques stables où l’on ferait un dessin et où l’on viendrait couche après couche, en partant du fond pour finir sur les détails des motifs, mettre de la peinture.

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Georges Braque, L’Estaque (le port de la Ciotat), 1906. Ce tableau présente la palette chromatique la plus complexe et ici, la technique classique qui part du fond pour finir sur les détails des motifs a été utilisée. On observe en effet distinctement que le fond a été brossé vigoureusement et avec une huile très diluée à la térébenthine, et que Braque a ensuite peint en petite touche sur ce fond avec des couleurs de plus en plus saturées et directement sorties du tube. Dans ce tableau aussi on observe que les nuances ont été obtenues par des mélanges de jaunes, de rouges et de bleus auxquels on ajoute du blanc pour créer des couleurs pastel. Les oranges sont faits par des mélanges de rouge et de jaune qui, selon le blanc qu’ils contiennent, produisent des couleurs lumineuses ou plus ternes. Le pinceau utilisé est petit et le travail par petites touches successives de la brosse alterne avec des espaces coloriés. Yaacov Agam, Double Métamorphose III, 1968-1969. Du point de vue de l’application de la couleur sur la surface, ce tableau mime une coloration qui ne serait pas faite manuellement. La surface ne présente aucune gestualité de la touche. Les couleurs sont appliquées uniformément et il n’y a pas de mélange directement sur le tableau. Chaque teinte a été définie préalablement et le travail de la peinture suit donc un schéma directeur précis et planifié. La palette correspond à un dégradé du spectre chromatique en 45 teintes, plus du noir et du blanc. Le tableau est composé de 45 supports biseautés dont chacune des deux faces est colorée différemment et est divisée en 32 segments égaux. La régularité chromatique de l’ensemble des éléments dont se compose le tableau laisse supposer une utilisation du scotch pour obtenir des séparations rectilignes, et l’usage d’un petit pinceau pour la minutie du travail nécessaire à l’effet uni de la surface malgré la complexité des parties. Josef Albers, Affectionate (homage to square), 1954. Cette peinture sur isorel est composée de 4 teintes posées par toutes petites touches mais dans la perspective de réaliser des aplats. La succession quasiment invisible de ce geste donne à la couleur plate une modulation différente d’un aplat qui aurait été réalisé avec une large brosse ou un rouleau. Albers n’utilise pas un pinceau mais un couteau pour appliquer la couleur. Cet outil dépose la matière directement sortie du tube. Chaque couleur correspond à un pigment, sans mélange entre les teintes et appliquée sur une couche blanche. Dans cette peinture, il n’y a pas de rapport forme/fond mais un travail sur les rapports entre couleurs et la planéité du tableau dans une perspective analytique. Yves Klein, Monochrome orange, 1955. Un pigment en poudre a été plutôt grossièrement mélangé à une résine synthétique et la peinture ainsi obtenue a été appliquée au rouleau sur une toile tendue sur châssis. Aucune touche, aucune modulation, aucune gestualité. La seule animation de la surface provient des pigments non broyés qui forment par endroits des irrégularités et la signature de l’artiste avec la date du tableau réalisées au pinceau avec de la peinture noire.

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Niki de Saint-Phalle, L’Aveugle dans la prairie, 1974. Du point de vue des teintes, cette sculpture polychrome peinte présente une variété impressionnante de nuances (vert forêt, jaune, gris 50 %, gris 80 %, noir, blanc, violet foncé, violet avec beaucoup de blanc, rose, magenta, au moins 5 qualités de bleus, du vert clair, du marron chaud et du marron foncé, de l’ocre, du rouge, du jaune clair, de l’orange…). En revanche, toutes ces teintes sont appliquées uniformément, sans touche et avec des pinceaux larges. La peinture est ici du vinyle qui en séchant donne un aspect plat à la couleur. Alexander Calder, Deux Vols d’oiseaux, 1954. Les couleurs sont déposées assez sommairement sur l’acier avec lequel le « mobile25 » est fait à l’aide d’un pinceau qui n’a pas été rincé et qui salit le jaune et le bleu peu couvrant par comparaison avec le rouge. Fernand Léger, Les Grands Plongeurs noirs, 1944. On distingue sous la couche blanche qui apparaît comme fond mais qui a été en fait peinte en dernier, un quadrillage fait au graphite. La couleur alterne entre le mat et le brillant selon les couches. Du point de vue de la gestuelle, on trouve aussi un jeu entre mouvement vif et application minutieuse. Chromatiquement, il n’y a pas de mélanges de la peinture à l’huile sur la toile mais on observe distinctement en revanche des reprises des motifs colorés qui font varier la qualité chromatique. Aussi, certaines figures sont cernées de noir tandis que d’autres non, et ce rapport amène une modification de la perception chromatique et du motif donné à voir. On trouve neuf nuances sur ce tableau qui alterne entre le vif et le foncé : deux bleus, un vert, un jaune et un orange, tous vifs, un vermillon plutôt neutre, un rouge très foncé, du noir et un blanc terne. Sonia Delaunay, Rythme, 1938. La toile n’a pas été préalablement enduite d’une couche d’apprêt avant d’être peinte, du coup le coton a peluché sur la totalité de la surface du tableau. On le voit d’autant plus que la couleur est appliquée en couche très fine avec une huile assez diluée. La couleur, par endroits, est ainsi comme absorbée à la manière d’une teinture alors que pour d’autres nuances, elle est adsorbée à la manière de la peinture. Dans ce cas, la peinture est souvent une seconde couche, et est plus épaisse pour couvrir la couleur du fond. Le geste est sûr et les cercles sont tracés à main levée. De nombreuses nuances (plus d’une trentaine) sont posées les unes à côté des autres, les teintes ne se chevauchent jamais, on voit la toile entre chaque couleur. Cette description de douze œuvres de la collection du musée national d’Art moderne, n’épuise pas l’infinie variation que peut prendre l’acte de peindre selon la qualité de la peinture et les outils utilisés pour l’appliquer sur un support. La sophistication de la peinture en cette matière est inépuisable. Au cours de l’histoire,

25 Le « mobile » est le nom que Marcel Duchamp a donné aux pièces de Calder, qui ne sont ni des sculptures ni des peintures mais des objets peints en mouvement accrochés au plafond.

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les peintres ont expérimenté pour créer des effets chromatiques, les multiples moyens d’application qu’offraient les matières colorées, selon l’instrument utilisé et la qualité de la peinture. Mais cette question a connu une rupture lorsque des artistes ont arrêté de fabriquer eux-mêmes les artefacts et notamment quand le choix de la matérialité des couleurs s’est arrêté sur des matériaux industriels et des couleurs non spécifiquement artistiques. La littérature sur les développements modernes de la peinture fine en tube pour artistes documente assez bien la question26. Le travail dans l’atelier, où les objets que je viens de décrire ont tous été fabriqués, est aussi un sujet qu’ont traité les historiens de l’art27. En revanche, peu de travaux se sont intéressés à la fabrication des matériaux non artistiques utilisés dans des objets d’art28. Pourtant, la majorité des artefacts exposés depuis les années soixante donnent à voir une couleur issue de mode de fabrication industrielle qui s’inscrit dans une généalogie des moyens d’action sur la matière et du geste outillé qu’on ne peut pas analyser dans la poursuite du travail de l’atelier, du geste manuel, de l’artisanat et de la peinture. Il convient donc de s’intéresser en détail au travail industriel de la mise en matériau de la couleur pour inscrire la pratique contemporaine de la couleur de l’art dans l’organisation sociale qui est la sienne. En enquêtant sur les industries qui fabriquent les matériaux de l’art contemporain, je cherche alors à décrire le réel de la couleur de l’art, hors des systèmes de représentation conventionnels, qui ont tendance à toujours concevoir les pratiques artistiques de colorisation à l’aune du travail pictural dans l’atelier, dans une sorte d’anachronisme de posture ou en excluant du champ d’investigation esthétique les pratiques non picturales de la couleur29. En décrivant deux cas contemporains de fabrication de matériaux industriels de couleur en usage dans les créations esthétiques du terrain d’enquête, je veux au contraire montrer l’importance de saisir le changement d’écologie chromatique qu’apporte la nouvelle matérialité des artefacts. L’approche ethnographique des 26 T. De Duve, Nominalisme pictural, Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Paris, Éditions de Minuit, 1984. 27 S. Alpers, Rembrandt’s Enterprise : The Studio and the Market, Chicago, University of Chicago Press, 1988. 28 Le cours de Philippe Walter, intitulé Chimie analytique et histoire de l’art, qui s’est tenu au Collège de France entre janvier et mai 2014 dans le cadre de la chaire Innovation Liliane-Bettencourt, s’inscrivait précisément dans la problématique de recherche sur la place de la matérialité dans la pratique de l’art. Les cas d’études, analysés dans ce cours, déployaient minutieusement les techniques de colorisation à l’œuvre dans les pratiques artistiques depuis l’antiquité occidentale jusqu’à la modernité picturale européenne. L’intervention du directeur de la maison française de peinture fine Sennelier, par exemple, a montré les modes de fabrication de la peinture en tube. Une autre intervention a analysé les usages de la peinture industrielle par Pablo Picasso. En revanche, aucune mention n’a été faite de la matérialité contemporaine de la couleur et de la pratique de l’art telle qu’elle se développe massivement à partir des années soixante et qui est l’horizon historique de cette recherche. 29 L’exposition Color Chart : Reinventing Color, 1950 to today (Temkin 2008), qui s’est tenue au MoMA de New York en 2008, est une tentative de sortir de cette posture. On peut regretter cependant que les généalogies convoquées dans cette relecture des pratiques de la couleur dans l’art contemporain restent trop artistico-centrées et s’intéressent davantage aux valeurs attachées aux couleurs artistiques qu’aux pratiques.

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objets de couleur de l’art contemporain permet alors de comprendre en quoi les pratiques de colorisation étudiées ne s’inscrivent pas dans une pratique picturale restreinte et un monde de la couleur de l’art autonome et spécifique, mais sont en interaction avec une pratique sociale élargie de la couleur.

Une visite chez Serge Ferrari Sur le terrain, c’est en observant de près l’architecture du Centre Pompidou mobile, pour en comprendre la logique de colorisation, que j’ai découvert, inscrit dans la matière, le sceau de la marque et la technique mise en œuvre dans la fabrication du matériau (Fig. 10). Celui-ci est une bâche, un textile technique tissé en fil polyester enduit de PVC coloré, une technologie brevetée de l’entreprise française Serge Ferrari appelée Précontraint®. La famille Ferrari est une vieille famille de soyeux lyonnaise30 qui, à partir des années trente, pour faire face au déclin de l’industrie textile française, s’est reconvertie dans la fabrication de textiles techniques31, notamment pour le monde militaire, en fabriquant des tissus en nylon pour les parachutes. À partir des années cinquante, les Ferrari investissent alors le développement des fibres polyester et de l’enduction PVC qui commencent à s’installer notamment dans le milieu aéronautique. Au début des années soixante-dix, Serge Ferrari installe une chaîne de production de textiles enduits de sa technologie brevetée Précontraint® à La Tour-du-Pin, près de Grenoble, et créée l’entreprise Tissage et Enduction Serge Ferrari SA, qui en 2011 a pris le nom de Serge Ferrari S.A. La technique Précontraint® consiste à enduire de PVC un textile tissé en fils polyester en tension. « Les membranes textiles composites sont constituées d’une armature tissée en microcâbles recouverte par enduction de plusieurs couches de polymère haute performance. La technologie Précontraint® Ferrari consiste à réaliser l’enduction sous tension. Elle confère aux textiles une stabilité dimensionnelle et une résistance exceptionnelle », selon les termes de l’entreprise32. Aujourd’hui l’entreprise est une multinationale et le leader mondial des bâches colorées. « La moitié du chiffre d’affaires se fait sur quatre marchés de l’architecture : les toitures d’infrastructures, comme pour les stades ; l’habillage des façades ; les écrans de protection solaire et donc thermique ; les textiles intérieurs de type plafonds tendus. Près de 40 % du chiffre se fait sur des marchés industriels : produit pour les bâchistes ; structures mobiles de types chapiteaux, mais de grande taille et avec des homologations mondiales pour la sécurité ; marine, grande plaisance et yachting ; produits techniques divers, comme des toiles pour réserves d’eau ; des

30 Je ne m’attarderai pas sur l’importance sociale des techniques textiles lyonnaises dans le développement du monde industriel français ni sur l’importance du textile dans l’anthropologie des techniques. Le point important ici est d’inscrire les innovations de Serge Ferrari à l’intérieur de cette longue tradition technique et de connaissances cumulées sur la couleur dans lesquelles le savoir chromatique de Serge Ferrari s’est développé. 31 On appelle textiles techniques les tissus dont les usages ne sont ni le vêtement ni l’ameublement. 32

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Fig. 10. – Sceau d’identification du matériau coloré observé sur le Centre Pompidou mobile. © Arnaud Dubois

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supports pour impression numérique de la taille d’immeubles… Les derniers 10 % du chiffre sont réalisés dans le mobilier : transats, sellerie pour bateaux, etc.33 » Cet exemple industriel s’inscrit donc dans les questions de recherche que pose David Edgerton34 sur la dialectique entre routine et innovation dans les développements et les usages techniques. Les changements techniques dans les pratiques de la couleur observées sur le terrain doivent en cela être mis en perspective à l’intérieur des traditions de pratiques éprouvées sur le long terme des développements techniques de la couleur textile. Comme le note Edgerton, il faut alors saisir « the importance of the seemingly old » (l’importance de l’apparemment vieux) pour penser « the technological present35 » (le présent technologique). Ce qui est aussi important de noter, du point de vue du mode d’action sur la matière, est que le processus de colorisation des textiles techniques Serge Ferrari ne s’inscrit pas dans la longue tradition des couleurs teintes. La dichotomie entre absorption et adsorption, qui définit une couleur qui s’imprègne à une couleur qui se pose, qui différencie la couleur en tant que teinture et la couleur en tant que pigment, et qui pendant des siècles a différencié l’acte de teindre et l’acte de peindre, n’est pas opératoire pour le mode de colorisation des tissus Serge Ferrari. L’enduction, la technique par laquelle l’entreprise colore ses bâches, se rattache en effet aux techniques de l’adsorption en usage dans le traitement de surface (peinture) car ce ne sont pas les fils polyesters qui sont imprégnés de couleur avant d’être tissés, ni le tissu qui est imprégné après avoir été tissé comme dans une teinture textile traditionnelle, mais la couleur qui enduit le tissu. Le type de colorisation des tissus est donc ici une innovation technique. L’industriel a créé un nouveau moyen d’action pour agglutiner la couleur à un textile et c’est par l’invention d’une machine qui permet d’enduire un textile polyester en tension que cette industrie s’est positionnée sur le marché des tissus techniques et est devenue l’un des leaders mondiaux de la profession. C’est d’ailleurs sur la technique de mise en couleur du textile qu’il existe un brevet industriel, et c’est en tant qu’expert industriel de la couleur que l’entreprise communique et se développe. Les données sur lesquelles je m’appuie sont issues d’un long « entretien-visite » avec le responsable de la colorimétrie du groupe industriel. Dès le début de l’entretien, mon informateur tient à me préciser que je suis, à sa connaissance, la première personne extérieure autorisée à venir enquêter sur le site de production et que cette situation est, à ses yeux, exceptionnelle. C’est en me disant cela qu’il m’explique alors que j’ai un accès restreint aux espaces de travail et l’autorisation de ne mener qu’une seule journée d’enquête. Les données que j’ai recueillies durant cette seule journée d’enquête sont donc issues de mon observation de ce que mon informateur m’autorisait à voir. Je n’ai pas eu l’autorisation de prendre des photos36, 33 Extrait de l’article « Tissage et Enduction S. Ferrari. Des toiles pour recouvrir le monde », Journal des entreprises du 6 mai 2011, disponible sur (consulté le 29 juillet 2014). 34 D. Edgerton, The Shock of the old, Technology and Global History since 1900, Londres, Profile Books, 2008. 35 Ibid., p. 209. 36 À part la Fig. 11, que j’ai prise avant qu’il ne me notifiât cette interdiction.

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ni d’enregistrer l’entretien et les échanges entre agents que j’ai pu observer. Je n’ai pas non plus eu accès à la chaîne de production de l’enduction (celle-ci est brevetée et protégée par le secret industriel). J’ai en revanche eu accès au laboratoire de gestion et de formulation des couleurs où j’ai notamment observé un technicien contrôlant devant un écran les courbes colorimétriques envoyées sur un ordinateur depuis la chaîne de production. J’ai vu aussi la salle de fabrication du revêtement PVC dont sont enduits les textiles en polyester et j’ai pu observer les instruments utilisés dans cette action. J’ai également pu observer la gestion du matériau coloré par la mise en place d’un système d’archive complexe. Dans l’économie générale de cette recherche, cette micro-enquête doit donc être prise comme un élément à l’intérieur d’une ethnographie plus vaste. Ainsi plus qu’une introduction aux pratiques industrielles de la couleur, ce chapitre est à comprendre comme une première occurrence des problématiques internes aux rapports entre technique et esthétique qui se posent dans la perspective d’une anthropologie pragmatique de la couleur des objets d’art. Il est aussi utile à la réflexion sur les limites de l’ethnographie en milieu industriel. C’est en 1998 que le responsable de la colorimétrie a été embauché et que l’entreprise a pris un positionnement fort dans le domaine chromatique. Quand il entre chez Serge Ferrari, mon informateur fait partie des quinze diplômés de la promotion 1994 de l’option colorimétrie de l’Institut Textile et Chimique (ITECH) de Lyon. L’option a été créée en 1988 au moment de la création de l’établissement. L’ITECH est une grande école d’ingénieurs née de la fusion de l’École Supérieure des Industries Textiles de Lyon (ESITL) et de l’École Supérieure du Cuir et des Peintures, Encres et Adhésifs (ESCEPEA). L’ESTIL est héritière de l’École de Tissage de Lyon créée en 1883 par la ville pour former les ouvriers de la soie aux diverses techniques textiles industrielles. C’est en 1942 que cette école municipale est transformée en école supérieure. Elle devient ESITL après la Seconde Guerre mondiale. L’ESCEPEA est quant à elle héritière de l’École Française de Tannerie (EFT) fondée en 1899 par l’Institut de Chimie industrielle de l’Université de Lyon. D’une école spécialisée dans le cuir, elle se diversifie progressivement dans la plasturgie en collaboration avec le Centre National des Arts et Métiers et se dote en 1969 d’un département Peintures, Encres, et Adhésifs et devient alors l’ESCEPEA. C’est cette école, adossée à l’université, qui absorbe en 1988 l’ESTIL. La fusion de ces deux établissements d’enseignement supérieur et de recherche technique permet la création de l’ITECH-Lyon sous tutelle de l’université de Lyon. Celle-ci forme désormais « des ingénieurs dans les domaines des matériaux plastiques, textiles, composites, de la chimie à travers les peintures, encres, adhésifs, la cosmétique et du cuir37. » L’option colorimétrie fait partie de la section « Responsable technique en cosmétique et formulation de produits colorés », qui forme notamment les « spécialistes des applications de la couleur et de la colorimétrie pour tout type d’industrie. » L’école dont est diplômé le responsable de la couleur chez Serge Ferrari s’inscrit donc comme l’entreprise dans la longue tradition de l’organisation sociale

37 Cette citation et la suivante sont extraites du site Internet de l’ITECH (consulté le 29 juillet 2014).

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du travail textile lyonnais. On peut donc dire que mon informateur appartient en cela au même milieu technique que la famille Ferrari. Faire la couleur industrielle : de la cuisine au laboratoire

Pour mon informateur, au moment de sa prise de fonction, le travail de la couleur dans l’entreprise est de la « cuisine38 ». Ce vocabulaire technique, en usage chez les industriels de la couleur, exprime pour les professionnels, un travail de la couleur qui n’est pas rationalisé. Il me dit ainsi que la pratique de la « cuisine » est encore en usage dans de nombreuses industries, notamment celles des peintures et des encres, et qu’il connaît de nombreux collègues qui travaillent dans les pôles couleurs d’industries dans lesquelles aucun plan de normalisation n’a été mis en place. Un employé de longue date, qui aujourd’hui travaille dans le hangar du stock, à la découpe des rouleaux, mais qui, dans les années 1990, travaillait à la confection des couleurs, me dit, pour marquer ce passage de la cuisine au laboratoire, et la différence de métier entre ces deux types de travail : « Moi, j’aimais le côté artistique. » Il a fallu dix ans au responsable de la colorimétrie pour normaliser la chaîne de production des couleurs et faire passer la couleur de l’art à l’industrie. « La logique de l’industrie, c’est la rentabilité mais aussi l’innovation. Depuis deux ans, on cherche des nouvelles procédures innovantes pour aller encore plus loin dans la maîtrise de la chaîne à tous les niveaux du process », m’explique-t-il. Dans l’entretien, quand il me parle de son travail, il alterne sans cesse son discours entre savoir et usage des sciences de la couleur et connaissances et pratiques des enjeux de production du matériau coloré dont il a la charge. En l’écoutant, je me rends alors compte que ce n’est pas de l’enduction que s’occupe le responsable de la colorimétrie, mais de la formulation des teintes et de leur normalisation à l’intérieur de la chaîne industrielle (recherche, production, veille). Cette enquête sur la mise en matériau de la couleur montre alors que la couleur comme objet industriel est un travail qui trouve son existence préalablement et postérieurement à la production. Ce qui est opératoire, pour le responsable de la couleur, c’est de créer et de gérer la couleur du PVC, pas de mettre le PVC coloré sur un textile polyester. Les données que je tire de cette enquête n’apportent donc pas d’explications sur la technique de l’enduction et les moyens d’action sur la matière mis en œuvre dans ce travail. Cette question n’est pas de la compétence du responsable du pôle couleur. Du point de vue émique, comprendre le travail industriel de la couleur en jeu chez Serge Ferrari, c’est donc suivre et décrire comment les acteurs du pôle couleur travaillent la couleur. Le premier travail de mon informateur a été de réduire le nombre de « pigments de base avec lesquels on fait les teintes ». Quand, en 1998, il arrive chez Serge Ferrari, il y a une cinquantaine de pigments en usage dans la formulation des teintes. Aujourd’hui, seulement seize pigments de base servent à faire toutes les teintes que propose l’industriel. Pour parvenir à cette réduction et à la normalisation des formulations, et opérer le passage de la cuisine au laboratoire, la première action de mon informateur a été d’équiper l’entreprise des instruments de gestion numérique de 38 Toutes les citations de cette section, sauf mention contraire, sont des retranscriptions de l’entretien.

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la couleur : « la première chose a été d’acheter un spectrocolorimètre et un logiciel de colorimétrie. » Si historiquement, le colorimètre Lovibond de la fin du xixe marque le début d’une gestion quantitative de la couleur dans les sciences et les techniques, mon informateur date le début de la colorimétrie industrielle aux années 1980, quand arrivent sur le marché les premiers instruments numériques de gestion de la couleur39 (les spectrophotomètres, les spectrodensitomètres, les spectrocolorimètres et les logiciels liés à ces instruments de mesure). Les noms des instruments qu’utilise mon informateur montrent bien le type d’actions en jeu dans le travail qu’il réalise. C’est essentiellement à un travail de la mesure des couleurs que s’attache mon informateur. L’approche qu’il développe est métrique, les couleurs deviennent des chiffres à la suite d’une mesure. C’est cette technique de mesure de la couleur, à laquelle mon informateur a été formé, qu’il applique au cas industriel dont il vient d’être nommé responsable. En janvier 2012, au moment de l’enquête, le laboratoire est équipé de produits de la marque japonaise Konica Minolta ; le spectrocolorimètre CM-3600d et le logiciel de colorimétrie Colibri. Un spectrocolorimètre sert au contrôle qualité de la couleur des produits et un logiciel de colorimétrie à la formulation des teintes. Ces instruments, par le système technique dans lequel ils ont été conçus, déplacent les enjeux de couleurs à l’intérieur d’un autre milieu technique que celui strict des textiles. L’entreprise qui fabrique les instruments avec lesquels on travaille la couleur chez Serge Ferrari appartient à l’industrie des appareils photographiques et, par extension, de l’imagerie au sens large. Konica a été fondée en 1873 par un pharmacien de Tokyo et est considérée comme le plus ancien fabricant de matériel photographique au Japon. Minolta est aussi une entreprise japonaise de produits photographiques, fondée en 1928 à Osaka. Les deux entreprises ont fusionné en 2003 et, en 2006, ont arrêté leur activité liée à la photographie pour se concentrer sur d’autres aspects de l’industrie de l’image : matériaux40, optique41, nanofabrication42 et imagerie43. Dans la classification interne du groupe japonais, les instruments utilisés chez Ferrari appartiennent à la catégorie des « instruments d’optique », que le groupe a structurée dans sa filiale Konica Minolta Sensing. Elle présente cette

39 Il cite les entreprises suisse Data Color, américaine X-rite et japonaise Konica Minolta, toutes spécialisées dans la colorimétrie et fabricantes d’instruments de gestion industrielle de la couleur. 40 « La technologie des matériaux contribue à améliorer la qualité de l’image, la solidité, la sensibilité et la productivité dans des domaines tels que les matériels couleur, l’électronique organique ou les films fonctionnels. » Informations extraites du site Internet de l’entreprise, disponible en PDF sur (consulté en juillet 2014). 41 « La technologie optique est essentielle pour fabriquer les unités optiques compactes à haute précision des périphériques multifonctions numériques (MFP), des appareils photo ou des unités de mesure optique telles que les instruments de mesure en trois dimensions et les spectrophotomètres. » Ibid. 42 « La technologie de nanofabrication est une technologie de traitement essentielle dans la fabrication des lentilles en plastique ou en verre, des composants optiques des disques durs et des unités optiques des imprimantes compactes à haute précision. » Ibid. 43 « Cette technologie englobe le traitement de l’image et la conception de systèmes pour divers équipements dans les domaines de l’informatique, de la médecine, de l’industrie et de la détection, en vue d’améliorer la qualité de l’image, sa facilité d’utilisation et sa vitesse de traitement. » Ibid.

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division ainsi : « En s’appuyant sur ses technologies accumulées en relation avec les appareils photographiques et les mesures de la lumière en photographie, Konica Minolta a développé une vaste gamme d’instruments innovants en radiométrie, pour la mesure de la lumière, de la couleur et de la température. Le groupe apporte ainsi aux entreprises des technologies de détection et de traitement d’image dans des domaines aussi divers que la lumière, la couleur, la température, l’affichage, la numérisation 3D et l’instrumentation médicale. Aujourd’hui, Konica Minolta commercialise plus de soixante-dix instruments de mesure dans cinq catégories. De nombreux produits Konica Minolta ont abouti à l’établissement de nouveaux standards dans le secteur des instruments de mesure44. » Dans le laboratoire de chez Serge Ferrari, le spectrocolorimètre est posé sur une paillasse à côté d’un poste informatique. L’accroche commerciale du produit indique clairement les fonctions de cette machine : « La puissance du numérique au service de la mesure de la couleur sous toutes ses formes. » Un document pédagogique sur la colorimétrie, réalisé par Konica Minolta, permet de comprendre ce que fait un spectrocolorimètre. Un spectrocolorimètre mesure la lumière réfléchie par un objet pour chaque longueur d’onde ou pour chaque gamme de longueur d’onde. Ces données de couleurs numériques sont ensuite affichées sur un graphique qui représente la courbe spectrale de réflectance. Les instruments qui utilisent la méthode spectrocolorimétrique mesurent les caractéristiques spectrales de la lumière puis calculent les valeurs tristimulus selon les fonctions de l’Observateur Standard de la CIE45. C’est donc tout naturellement du système CIELAB que me parle d’abord mon informateur pour m’expliquer son travail avec le spectrocolorimètre. « On marche par paire antagoniste, dans le cerveau46 ! Noir/Blanc, Jaune/Bleu et Rouge/Vert », avant de m’expliquer qu’il fait « un test spectrocolorimétrique (d’un échantillon de bâche) tous les 10 nanomètres » et qu’il obtient ainsi une « courbe colorimétrique » qui s’affiche sur l’écran de son ordinateur. Il compare alors la courbe de l’échantillon mesuré par le spectrocolorimètre et les coordonnées standards de la couleur faites dans le logiciel de colorimétrie afin de repérer « les écarts en distance » entre les deux courbes. L’enjeu est qu’il y ait une normalisation entre la courbe standard et la courbe de l’échantillon. Si les deux courbes sont identiques, cela signifie que la couleur en production est identique à la couleur formulée en laboratoire. Par exemple,

44 Ibid. 45 Konica Minolta, Analyse des couleurs parlons clair, disponible en téléchargement PDF sur (consulté le 14 août 2014). 46 Selon la théorie neurophysiologique des couples antagonistes formulée pour la première fois à Vienne par Wilhem Hering dans les années 1870. À cette époque, cette thèse fut controversée et vivement critiquée notamment par l’Allemand Helmholtz qui défendait sa théorie trichromatique de la vision humaine. Aujourd’hui, les scientifiques utilisent la théorie d’Helmholtz pour l’œil, et celle de Hering pour le cerveau.

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m’explique-t-il, pour faire une teinte47, il mesure avec le spectrocolorimètre la couleur d’un nuancier Pantone, RAL ou NCS48. Ces nuanciers sont situés dans un tiroir placé juste sous le spectrocolorimètre. Il place l’un des échantillons de couleur imprimé sur le nuancier devant la lentille du spectrocolorimètre. Par l’intermédiaire du logiciel SpectraMagicNX, l’instrument définit la couleur dans sa dimension spectrale. La couleur imprimée dans le nuancier devient une courbe qui s’affiche sur un écran d’ordinateur. Cette représentation graphique donne des valeurs. Ces données numériques donnent une composition pigmentaire. « On mesure le RAL et on peut le reproduire », me dit-il. En travaillant avec des instruments de mesure qui permettent de mathématiser l’expérience de la couleur, les couleurs des bâches deviennent des chiffres. Le responsable de la colorimétrie ne parle alors qu’avec des chiffres quand il cherche à parler de la couleur. « Les standards numériques sont stables [c’est moi qui souligne], dit-il. On peut reproduire la même teinte à plusieurs années de distance. » L’expertise de mon informateur est donc de savoir passer de la représentation graphique de la couleur figurée sous la forme d’une courbe spectrale dans un repère orthonormé, à une formule chiffrée en pourcentage de la composition du PVC utilisé dans l’enduction. On trouve ici le va-et-vient constant et la tension permanente, qui s’exprime dans tout l’entretien, entre l’usage de la colorimétrie scientifique (lecture de courbes spectrales et production de données chiffrées) et la pratique du processus d’agglutination nécessaire à la fabrication de PVC coloré. « Les agents ont la formule, m’explique-t-il. Ils pèsent dans une bochole49, ils mélangent et ils vident dans des fûts pour l’enduction. » Le processus d’agglutination consiste donc en une suite d’actions (peser, mélanger et vider) cadrées par un formulaire. Il m’explique alors que l’enduit PVC est un mélange de « plastisol et de pâte pigmentaire. » Le plastisol est le plastifiant principal qui entre dans la composition du PVC que fabrique l’industrie pour enduire le textile polyester. C’est une matière neutre qui se présente sous la forme d’une pâte à la consistance proche d’une colle. Le plastisol nécessite un additif pour pouvoir être utilisé car il jaunit naturellement à l’ombre. Mon informateur appelle cela « le phénomène du Dark Yellowing ». Cette

47 L’entreprise réalise environ 15 « couleurs à façon » par semaine, c’est-à-dire des teintes faites spécialement pour un client qui n’existent pas dans la gamme standard de l’industriel. 48 J’explique dans le chapitre v ce qu’est un nuancier Pantone et comment on le fabrique. Il est utilisé principalement dans les industries graphiques. Depuis 1927, le nuancier RAL (pour Reichsausschuß für Lieferbedingungen) est un système allemand de rationalisation de la nomenclature de désignation d’une couleur pour l’industrie et le design, et qui est particulièrement utilisé pour la peinture laquée et sur métal, notamment dans la carrosserie. Le nuancier NCS (pour Natural Color System) est un système suédois de classification de la couleur publié en 1979 par le Swedish National Standard. Le système NCS définit 1950 couleurs standard à partir desquelles représenter l’espace de la couleur. Le nuancier sert ici de médiateur entre le client et l’industriel. Il permet de trouver un accord sur la qualité chromatique à produire. 49 La bochole est le mot technique vernaculaire utilisé pour nommer un bac en métal légèrement incurvé et suspendu par des tiges métalliques dans lequel on verse les différentes matières utilisées dans la formule du PVC avant de les verser dans un bac mélangeur afin qu’elles s’agglutinent les unes aux autres.

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tendance de la matière nécessite alors de la part de l’industriel une veille importante sur les produits qu’il commercialise notamment par tout un travail à partir de tests complexes de vieillissement artificiel et naturel du matériau. L’entreprise utilise des dizaines de milliers de tonnes de plastisol par an qu’elle doit teinter pour faire des bâches colorées. Mon informateur est parvenu à réduire le nombre de pigments utilisés dans la formulation des teintes à 16. C’est donc par « le ratio entre ces pigments », comme il l’appelle, qu’il fabrique des teintes. Il parle alors de formule à 3 %, de formule à 5 % ou de formule à 1 % pour exprimer la présence totale de pâte pigmentaire dans le PVC. C’est ce pourcentage dans la formule de composition du PVC qui définit la teinte du matériau. Par exemple, m’explique-t-il en me montrant un échantillon de bâche, « ça, c’est une formule 5 % ; 0,2 % de blanc, 1,3 % de noir, 2,6 % de rose et 0,8 % de rouge. » La couleur est proche d’un rouge lie-de-vin tirant sur le violet. Une formule à 3 % avec les mêmes pigments produira une autre teinte. Les 500 couleurs disponibles dans le catalogue de l’industrie sont ainsi réalisées à partir d’un mélange savant de seize pigments de bases. La composition pigmentaire de chaque teinte se présente donc sous la forme d’une formule arithmétique qui exprime en pourcentage le poids de pigments utilisé pour fabriquer une couleur. C’est cette notation en pourcentage que les agents en charge de la fabrication utilisent pour peser la pâte pigmentaire nécessaire à incorporer dans le mélangeur avec le plastisol. Un mélangeur peut mélanger trois à quatre tonnes de matières. Il me précise aussi qu’il faut également intégrer un agent mouillant50 entre le plastisol et la pâte pigmentaire avant de tout mélanger. L’agent mouillant permet donc que la pâte pigmentaire (particules solides) s’agglutine au plastisol (liquide). « Le polyester reçoit plusieurs couches de plastisol et à la fin une couche de vernis acrylique », me dit-il comme seule information de ce qui est fait de cette matière si méticuleusement formulée. Pour produire la formule qu’utiliseront les agents en charge de la fabrication du PVC, mon informateur travaille avec un nouvel instrument : un logiciel de colorimétrie qui s’utilise en lien avec le spectrocolorimètre tous deux de la même marque. Comme l’indique Konica Minolta, le logiciel « Colibri est une solution globale de gestion des couleurs : formulation des couleurs, correction des recettes, archivage, dosage et contrôle qualité (qui est) optimisé pour tous les spectrocolorimètres fixes et portables de Konica Minolta. » Il m’explique ainsi qu’il rentre toutes les données qu’il connaît dans le logiciel (les seize pâtes pigmentaires, le plastisol, les courbes colorimétriques des échantillons et celles des teintes des nuanciers) et que celui-ci calcule et produit la formule. L’interface du logiciel permet alors d’afficher plusieurs éléments relatifs à la formulation : l’historique des recettes en pourcentage, les données optiques de mélange et les données colorimétriques sous forme de graphiques et de tables de données. Le logiciel Colibri permet de traduire la courbe spectrale produite par le spectrocolorimètre en données relatives à la matérialité de la couleur selon les supports spécifiques sur lesquels elle est agglutinée. Cette traduction est réalisée

50 Un agent mouillant est un terme de chimie qui désigne une substance qui permet de mettre en suspension des particules solides dans un liquide dans lequel elles sont insolubles, en chassant la couche d’air adhérant aux particules qui gênent la dispersion dans la phase liquide.

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par « l’algorithme multiflux unique de Colibri pour contretyper la couleur51. » C’est le logiciel qui calcule la recette en réduisant la charge pigmentaire et en optimisant la combinaison pigmentaire. Le logiciel permet aussi de substituer les pigments en fonction du fournisseur. Il produit enfin le formulaire chiffré qu’utilisent les agents en charge du mélange. « Il faut que j’importe le standard sur toute la chaîne par la mise en place du process de production dans lequel les courbes se croisent dans toutes les étapes. » Ainsi, alors qu’il me parlait de son travail, un agent en blouse blanche l’interpelle et lui montre un pic qui se forme sur l’une des courbes spectrales représentées sur l’écran de l’ordinateur. Cette courbe qui se modifie est celle de la couleur qui est en train d’être enduite au textile en chaîne de production. En temps réel, en observant des courbes, les agents du pôle couleur contrôlent la bonne colorisation du textile. L’objectif de mon informateur est qu’il n’y ait aucune variation des courbes sur l’ensemble de la chaîne industrielle de la couleur. La courbe de l’échantillon doit être identique à celle de la formule qui doit être la même que celle de la production : On fabrique trois kilomètres de bâche, me dit-il, il faut qu’au kilomètre 1 et au kilomètre 3 on ait la même couleur. Il faut aussi que toutes les bâches aient la même couleur même sur des stocks différents. Un stock de décembre 2010 et un de mars 2011, ne doivent pas être différents si on veut les assembler52. De la production de la couleur à la veille chromatique

La seule image que j’ai faite sur le terrain industriel de la couleur est la première expérience de la couleur à laquelle j’ai été confronté en pénétrant sur le site, le matin du 10 janvier 2012 (Fig. 11). Elle représente l’un des tests de vieillissement des bâches qui est fait par les agents du pôle couleur pour surveiller la réaction de la couleur aux éléments agissant sur la qualité chromatique du matériau (soleil, intempéries, variations de chaleurs). De multiples morceaux de bâches sont agrafés sur un présentoir oblique. Au-dessus de chaque échantillon, un chiffre identifie le matériau. Les échantillons de bâches restent ainsi au minimum cinq années sur ces présentoirs. Les agents appellent cet objet un « banc de test » car il sert à contrôler, en contexte, la tenue du matériau et notamment celle de la couleur. Quand on arrive ensuite, en fin d’après-midi, au hangar du stock, mon informateur m’interpelle très rapidement sur le vieillissement de la couleur extérieure du bâtiment. Le rouge, dont sont couvertes les tôles métalliques du revêtement architectural, a fané de manière irrégulière. Des surfaces plus claires, tirant sur le rose, côtoient les surfaces rouges proches de la couleur originelle. Il me précise alors qu’une industrie spécialisée

51 Selon les termes du document de présentation du logiciel édité par la marque. 52 L’entreprise a 5 lieux différents de stockage de ces produits. Un sur le site de production à La Tourdu-Pin, que j’ai pu observer, un aux États-Unis, un au Moyen-Orient, un en Chine et un en Australie. En France, le hangar du stock contient environ 500 rouleaux de bâche de 20 à 50 mètres, chacun rangé sur 7 étagères de 8 étages chacune. Quand une commande arrive au hangar du stock, on descend un rouleau de son étagère à l’aide d’un monte-charge et on le découpe à la taille voulue par le client.

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Fig. 11. – Banc de test chez Serge Ferrari le 10 janvier 2012. © Arnaud Dubois

dans la couleur comme eux, qui se positionne comme une entreprise experte dans la qualité chromatique des matériaux, ne peut pas se permettre d’avoir des bâtiments colorés sur le « site mère » de production qui ne soient pas impeccables. Il me dit alors qu’il va prévenir les personnes responsables pour que ce hangar soit repeint afin qu’il retrouve une qualité de surface uniformisée. Il ne voudrait pas que des clients perçoivent cette usure chromatique comme le signe d’un laisser-aller qualitatif de l’entreprise vis-à-vis de la couleur. Ces deux scènes de la couleur ne sont que deux exemples parmi d’autres des différentes actions mises en place par le pôle couleur pour faire de la « veille chromatique ». Toute une série d’actions et de procédures ont donc été mises en place pour mener à bien ce travail de gestion et de surveillance du matériau coloré : « tester les pigments, le vieillissement des bâches et la qualité des standards », selon les mots de mon informateur. Un système d’archivage exhaustif permet ensuite de mémoriser l’ensemble des résultats de cette pratique de la veille chromatique. La gestion du vieillissement de la couleur est centrale dans les pratiques industrielles de colorisation des matériaux. Deux formes de contrôle du vieillissement existent ainsi chez Serge Ferrari : un vieillissement naturel (les bancs de tests à l’extérieur) et un vieillissement artificiel (les enceintes de vieillissement). Dans cette technique complémentaire, les échantillons sont placés, quelques jours ou quelques semaines, dans une machine qui les expose à une lumière calibrée pour correspondre à des niveaux d’illuminance différents et à des changements climatiques comme la rosée et

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les intempéries. L’enceinte permet alors de simuler les dommages que peut recevoir le matériau quand il est utilisé. Par exemple, m’explique-t-on, si un échantillon subit une exposition de 4 000 heures de lumière à l’intérieur d’une enceinte de vieillissement, cela correspond à la quantité d’ensoleillement que recevrait cette bâche si elle était exposée pendant un an en Floride. Toutes les bâches produites sur la chaîne de production subissent ainsi cette épreuve du vieillissement. Chaque test est alors conservé dans des pochettes transparentes à l’intérieur de classeurs de format A4 rangés dans des armoires métalliques qui se trouvent dans le laboratoire. Dans chaque pochette, on trouve un échantillon du matériau, sa formule chimique et les tableaux de données produits au cours de sa production. Au moment de mon enquête, le pôle couleur avait ainsi archivé plus de 30 000 échantillons. Ce suivi du matériau se fait aussi en contexte d’usage. Un service interne, appelé « Color Life » a même été mis en place pour assurer ce travail complémentaire de veille du vieillissement chromatique. Mon informateur me raconte alors qu’il s’est personnellement rendu à Madrid pour réaliser des tests spectrocolorimétriques sur chaque échantillon de l’Hotel Silken Puerta America conçu en 2005 par Jean Nouvel, et recouvert sur toute sa façade extérieure de bâches colorées Serge Ferrari. Enfin, le travail de veille est aussi réalisé sur les pigments qu’achète l’industriel. « On achète, on teste, on sélectionne et on ne retient que les meilleurs pigments », me dit le responsable du pôle couleur. Comme il travaille avec plusieurs fournisseurs de pigments et qu’il n’utilise que seize pigments de base qu’il mélange selon un dosage précis et quantifié pour réaliser l’une des 500 couleurs disponibles dans le catalogue standard, la connaissance de chaque pigment est centrale pour produire une bonne formulation des teintes nécessaire à une bonne agglutination des matières, indispensable pour une bonne enduction. En suivant David Edgerton, on remarque donc que, dans la pratique industrielle de la couleur, « maintenance and repair are the most widespread forms of technical expertise53 » (la maintenance et la réparation sont les formes d’expertise technique les plus répandues), et que « engineers are concerned with keeping things going, with diagnosis and repair faults54 » (les ingénieurs sont préoccupés par la continuité des opérations, le diagnostic et la réparation des défauts). Ce constat nous amène alors à formuler l’idée que la couleur industrielle ne peut pas exister sans maintenance et que c’est précisément tout le travail autour de cette maintenance qui impose une relation privilégiée et intime entre l’ingénieur en colorimétrie et la couleur qu’il fabrique. Cette centralité de l’expertise technique, comme nous le verrons, est aussi partagée par les restaurateurs d’œuvres d’art (chapitre vi). En effet, les enjeux chromatiques internes à la restauration d’art (retrouver des couleurs qui n’existent plus) et à l’industrie (produire des couleurs qui vont exister) ne sont pas identiques, mais, pourtant, l’instrumentalité autour des pratiques de colorisation est largement identique entre le laboratoire couleur d’un département de recherche et de développement industriel et le laboratoire couleur d’un centre de recherche et de restauration d’un musée.

53 D. Edgerton, The Shock of the old, Technology and Global History since 1900, Londres, Profile Books, 2008, p. 80 54 Ibid., p. 100.

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Couleurs et innovation

Quand j’arrive chez Serge Ferrari, mon informateur m’emmène dans le « chalet » du département de Recherche & Développement qui se situe à l’extérieur du bâtiment dans lequel se trouvent le laboratoire de colorimétrie et la salle de fabrication du PVC. Sans que je lui demande, et parce qu’il pensait peut-être que je voulais qu’il me parle de Monumenta 201155, ou alors parce que ce travail avait permis au coloriste d’innover et qu’il voulait me donner l’image d’une entreprise créative et innovante56, il m’installa dans une pièce, ouvrit une armoire, sortit un classeur et me montra des échantillons de bâche. « Ce sont les échantillons de la Tate Modern », me dit-il. Le morceau de bâche rouge qu’il me montre est celui qu’utilisa Anish Kapoor pour sa pièce Marsyas57 qu’il exposa en 2002-2003 dans la Turbine Hall du Musée d’art moderne et contemporain anglais58. La création de cette oeuvre inaugure la collaboration entre Kapoor et Ferrari. En 2009, elle s’est poursuivie dans l’installation de la pièce Dismemberment :Site 159 à Gibbs Farm, le parc de sculptures du collectionneur

55 Je lui avais dit en me présentant que je travaillais sur les couleurs dans l’art contemporain. 56 Edgerton note bien cette relation asymétrique et pourtant fondamentale entre maintenance et innovation dans les pratiques techniques. Le département de R&D, comme le souligne Edgerton, est à cet égard souvent représenté comme le lieu de l’innovation industrielle. 57 « Cette sculpture se compose de trois cercles en acier, reliés entre eux par une immense membrane composite Serge Ferrari. Deux des anneaux sont positionnés à la verticale à chaque extrémité, alors que le troisième est suspendu par la membrane, parallèlement au pont. La géométrie de l’ouvrage est ainsi créée par ces trois structures qui ne sont maintenues entre elles que par la seule tension de la membrane composite sur une longueur de 150 m et une hauteur de 40 m. Elle s’habille de 4 000 m2 de membrane composite Précontraint® 1002 confectionnée en une seule et unique pièce. » disponible sur (consulté le 27 août 2014). 58 Depuis l’ouverture en 2000 de la Tate Modern dans une ancienne usine électrique reconvertie par les architectes suisses Herzog & de Meuron en musée, les Turbine Hall commission ont consisté à laisser chaque année un artiste investir l’intégralité de l’espace d’accueil du musée par une installation monumentale. Depuis le lancement de cette initiative, un artiste a été invité chaque année : Louise Bourgeois : I do, I Undo, I Redo (12 mai – 26 nov 2000), Juan Muñoz : Double Bind (12 juin 2001-10 mars 2002), Anish Kapoor : Marsyas (9 oct 2002-6 avril 2003), Olafur Eliasson : The Weather Project (16 oct 2003-21 mars 2004), Bruce Nauman : Raw Materials (12 oct 2004-2 mai 2005), Rachel Whiteread: EMBANKMENT (11 oct 2005-1 mai 2006), Carsten Höller : Test site (10 oct 2006-15 avril 2007), Doris Salcedo : Shibboleth (9 oct 2007-6 avril 2008), Dominique Gonzalez-Foerster: TH.2058 (14 oct 2008-13 avril 2009), Miroslaw Balka: How It Is (13 oct 2009-5 avril 2010), Ai Weiwei: Sunflower Seeds (12 oct 2010-2 mai 2011), Tacita Dean : FILM (11 oct 2011-11 mars 2012), Tino Sehgal 2012 (24 juillet 2012-28 oct 2012), Richard Tuttle : I Don’t Know. The Weave of Textile Language (14 oct 2014-6 avril 2015), Abraham Cruzvillegas : Empty Lot (13 oct 2015-3 avril 2016), Philippe Pareno, Anywhen (4 oct 2016-2 avril 2017), Superflex : One Two Three Swing ! (3 oct 2017-2 avril 2018), Tania Bruguera : 10, 148, 451 (2 oct 2018-24 février 2019). 59 « Une structure en membrane composite tendue longue de 85 m et haute de 25 m, composée d’une membrane Serge Ferrari tendue entre 2 ellipses en acier : des structures rouges, géantes, identiques, pesant chacune près de 43 tonnes alors que le textile ne pèse que 7,2 tonnes. » disponible sur (consulté le 27 août 2014).

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Alan Gibbs60 situé dans le district de Kaipara en Nouvelle-Zélande. En 2011, elle a une nouvelle fois été reconduite pour la pièce Léviathan61 exposée au Grands Palais à Paris dans le cadre de Monumenta. En 2015 une nouvelle collaboration s’est enfin établie pour Sectional Body preparing for Monadic Singularity, exposée au Château de Versailles. La couleur de Marsyas a été faite à façon pour l’artiste. C’est cette teinte qui a été utilisée dans Dismemberment : Site 1 et Sectional Body preparing for Monadic Singularity, et c’est à partir de ce matériau coloré que Kapoor et Ferrari ont retravaillé pour Léviathan. Quand Anish Kapoor parle de la couleur rouge qu’il a utilisée pour ses œuvres, il évoque « la couleur de l’intérieur du corps. » Pour figurer cette couleur il réalise des gouaches dans des carnets de croquis. Ce sont aussi des gouaches qu’il envoie à Serge Ferrari comme échantillon étalon de la teinte qu’il commande. Dans La Lettre d’Information de l’entreprise datée de septembre 2011, mon informateur rapporte ainsi qu’Anish Kapoor « a proposé ses propres pigments à base de gouache, or ils sont incompatibles avec le PVC. Nous nous sommes donc attelés à refaire les couleurs62 ». Dans une vidéo, la chef de marché Architectures légères de l’entreprise rapporte quant à elle que « c’est via ses partenaires (ceux d’Anish Kapoor) qu’on connaît depuis longtemps dans l’architecture textile63 qu’il s’est adressé à nous (pour Marsyas). Et nous, notre petite pierre à l’édifice eh bien ça a été d’essayer de comprendre quelle couleur il souhaitait avoir64 ». Sur le terrain, mon informateur se concentre sur le travail de collaboration pour Monumenta mais l’inscrit dans la perspective générale des divers échanges entre l’artiste et l’industriel depuis une dizaine d’années. La demande chromatique 60 Gibbs Farm est une propriété de 500 hectares au nord d’Auckland dans laquelle l’homme d’affaires Alan Gibbs et sa femme Jenny, ont, depuis 2001, commissionné la réalisation d’œuvres in situ monumentales par des artistes internationaux. Pour notre propos, il est intéressant à noter qu’une œuvre de Daniel Buren, Green and White Fence a été réalisée à Gibbs Farm entre 1999 et 2001. Pour plus de détails sur ce lieu d’art contemporain et les œuvres qui y sont exposées, on pourra se reporter au site Internet dédié à Gibbs Farm (consulté le 27 août 2014). 61 « Une structure gonflable monochrome de 72 000 m3 réalisée en textile Serge Ferrari […] de 35 m de haut, 72 m de long et 33 m de large qui se compose de trois structures sphériques reliées entre elles. […] Pour Léviathan, les équipes Serge Ferrari se sont mobilisées autour du véritable défi chromatique lancé par l’artiste : produire un rouge organique d’une forte densité, tout en conservant les qualités de translucidité du textile Précontraint®. » disponible sur consulté le 27 août 2014. 62 Lettre d’Information Internationale des Textiles et Membranes Serge Ferrari, n° 6, septembre 2011. 63 Il s’agit de l’entreprise allemande Hightex et du bureau d’étude britannico-australien Tensys. La référence à Hightex est ici intéressante à noter car cette entreprise d’ingénierie est historiquement liée à l’architecte allemand Frei Otto, l’un des architectes fondateurs dans les années 1960 de l’architecture textile par structure tendue, dont l’architecture du Centre Pompidou mobile est un exemple. Frei Otto est aussi le créateur en 1964, et aussi directeur jusqu’en 1999, de l’Institut des Structures Légères de l’Université de Stuttgart qui contribue depuis sa création aux développements de l’architecture textile. Frei Otto et Hightex ont collaboré notamment pour le pavillon de l’Allemagne de l’Ouest de l’exposition universelle de Montréal en 1967 et pour le stade olympique de Munich en 1972 qui sont considérés comme deux bâtiments manifestes de l’architecture textile. 64 Vidéo disponible sur (consulté le 27 août 2014).

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de Kapoor pour Léviathan est de garder la même couleur en réflexion que pour Marsyas et de la changer en transmission. « Il voulait une chose antinomique : opaque à l’extérieur et translucide à l’intérieur », me dit-il. Cette demande de l’artiste s’inscrit dans les connaissances accumulées à la fois par Kapoor et par l’industriel au cours des deux autres collaborations. « En 2003, on a appris qu’en gérant moins de transmissions, on comprend plus de transmissions. » Cette connaissance partagée conduit à ce que le deuxième envoi d’échantillon de couleurs réalisé en laboratoire pour le projet Léviathan est accepté par Kapoor. Dans le classeur d’où le responsable de la colorimétrie a sorti l’échantillon de Marsyas, il y a aussi l’ensemble des données numériques produites dans le cours des échanges entre lui et l’artiste depuis 2002. Pour répondre à la question artistique de 2011, mon informateur reprend ses chiffres, ses formules et ses graphiques accumulés depuis neuf ans et retravaille. « Il faut changer la composition des pigments pour la transmission, tout en conservant la teinte », m’explique-t-il. Il joue alors sur l’opacité et la transparence des pigments entrant dans la formulation de la teinte (du blanc, du noir, du rouge et du rose) afin de contrôler de façon autonome les interactions de réflexion, de transmission et d’absorption de la lumière par le matériau coloré. Le spectrocolorimètre et le logiciel de colorimétrie l’assistent dans ce travail. Le premier, par exemple, mesure la transmission quand le second l’aide à reformuler les recettes pour correspondre aux valeurs que le premier lui a fournies. Quand l’échantillon réalisé en laboratoire a été accepté par l’artiste, un essai pilote est fabriqué. Un écart se produit entre la couleur « du labo et celle de la prod », m’explique-t-on. Trois essais industriels ont été nécessaires pour parvenir à un accord et ils ont dû aussi « changer de process pour gagner en transmission, [en utilisant] un tissu plus fin [que celui pour Marsyas, NDA] ». C’est dans la collaboration entre art et industrie que se fabrique l’innovation chromatique. Mais il est compliqué de définir qui de l’artiste ou de l’industriel est responsable de l’invention de ce tissu qui, une fois gonflé, est opaque à l’extérieur et translucide à l’intérieur. Est-ce l’artiste qui demande qu’on fasse cette chose ou l’industriel qui répond à la question antinomique de l’artiste ? Cette confusion à déterminer la part effective à attribuer à l’une ou à l’autre des parties en jeu dans ce travail est justement ce qu’il me semble important de dégager pour penser les ressorts du progrès technique et ce sur quoi il se construit. La question n’est donc pas de savoir qui est responsable de l’innovation, mais plutôt de regarder la nature des échanges dans lesquels l’innovation se construit, et ce qu’est une innovation pour les acteurs qui la font. « Pour le Centre Pompidou mobile, à cause de la question du temps et la contrainte des délais, Bouchain a choisi des couleurs disponibles dans le stock », m’indique finalement mon informateur qui n’est quasiment pas au courant de l’usage du textile Serge Ferrari qui est fait dans ce projet artistique. Il faut même qu’il demande à une collègue de lui donner la réponse, quand je l’interroge sur les références des bâches sur lesquelles j’enquête. « Du 502, du 702 et du Defender, » finit-il par me dire. La couleur du Centre Pompidou mobile est une affaire de maintenance chromatique et la relation entre art et industrie se fait sur des échanges normalisés et une interaction faible. La couleur de Léviathan, au contraire, représentée comme une innovation technique, se construit au cours d’actions expérimentales plusieurs fois remises en jeu, instables et coûteuses. Si les trois paramètres à partir desquels j’ai

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défini la couleur contemporaine sont opératoires, on peut donc déduire à partir des données de l’enquête que la maintenance de la couleur se fait principalement sur la gestion de la teinte, quand l’innovation se manifeste dans la création d’effets visuels nouveaux. Et le stock, avec ses 500 références de couleurs différentes, distribuées sur les 5 continents et qui multiplie les teintes « jusqu’à la nausée65 » permet de montrer avec Edgerton que la maintenance est bien la forme la plus répandue de l’expertise technique de la couleur.

Faire le lisse et le plat Lors de mon entretien avec l’un des dirigeants de l’entreprise industrielle qui fabrique le film PVC coloré transparent utilisé par Daniel Buren pour Monumenta 2012, j’apprends que son principal client est l’industrie de la cuisine et que les films PVC qu’il fabrique sont utilisés majoritairement dans le traitement de surface des meubles ménagers. À la 53e Biennale de Venise, en 2009, l’artiste anglais Liam Gillick expose, pour le pavillon de l’Allemagne, une installation intitulée How are you going to behave ? A Kitchen Cat Speaks. Il a « ouvert », comme il le dit, l’architecture66 du pavillon en dégageant les fenêtres et en remplaçant la porte d’entrée par un rideau en lanières de plastiques multicolores. À l’intérieur de ce nouvel espace, il a installé des modules de meubles de cuisines en bois et une réplique automatisée du chat du fils de l’artiste, qui, juché en haut d’un des meubles, parlait67. Gillick évoque la Cuisine de Francfort (1926) de l’architecte autrichienne Margarete Schütte-Lihotsky68

65 D. Judd, « Some Aspects of Color in General and Red and Black in Particular », Artforum International, v. XXXII, n° 10, 1994. 66 «  The German pavilion, designed by Daniele Donghi, an architect of the Venice City Council, was built next to the British Pavilion. The pavilion initially hosted Bavarian art, and from 1912, works from all over Germany. Closed during the war, it reopened in 1922 exhibiting works from the then Federal Republic of the German Reich. Property of the Venice City Council, in 1938 it was taken over by the German goverment and rebuilt under Hitler’s order substituted by a more modern design by Ernst Haiger. » (Le pavillon allemand, conçu par Daniele Donghi, un architecte de la mairie de Venise, a été construit à côté du pavillon britannique. Le pavillon accueillait initialement l’art bavarois et, à partir de 1912, des œuvres de toute l’Allemagne. Fermé pendant la guerre, il rouvre ses portes en 1922 et expose des œuvres de l’époque de la République fédérale du Reich allemand. Propriété de la mairie de Venise, il a été repris en 1938 par le gouvernement allemand et reconstruite sur l’ordre d’Hitler par un design plus moderne d’Ernst Haiger). Site de la Biennale (consulté le 28 août 2014). 67 La voix du chat est celle de l’artiste. La retranscription du texte du chat est disponible sur le site de l’artiste : (consulté le 27 août 2014). 68 Cette cuisine est considérée par les historiens du design comme la première cuisine fonctionnelle et standardisée produite en série en Europe et un exemple fondateur de ce que l’on appelle l’architecture domestique. Dix mille de ces cuisines prototypes de la cuisine moderne encastrée furent installées dans le projet d’habitat social Römerstadt édifié par Ernst May à Francfort-sur-le-Main à la fin des années 1920. « Le problème de la rationalisation du travail de la ménagère a la même importance dans toutes les couches de la société », disait Schütte-Lihotzky. Une réplique de cette cuisine a été reconstituée au Musée des Arts Appliqués (MAK) de Vienne. Il est intéressant de spécifier aussi que « les tiroirs

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comme une référence pour cette pièce69. Qu’est-ce donc que le traitement de surface d’une cuisine ? Est-ce que je peux dire quelque chose de l’esthétique chromatique contemporaine en m’intéressant à la fabrication de la surface des meubles domestiques ? Comme le note Leroi-Gourhan, « les techniques ne sont pas des unités interchangeables mais des ensembles indissociables70 ». Peut-on en dire de même des figurations chromatiques ? L’esthétique de la couleur contemporaine fait-elle partie d’un ensemble indissociable entre design, art et architecture ? Et si oui lequel ? Du textile enduit au film

L’entretien que j’ai réalisé avec le directeur France de chez Renolit n’a pas la même consistance que l’enquête que j’ai menée chez Serge Ferrari. Réalisé bien plus tardivement que le reste de l’ethnographie, en février 2014, dans mon laboratoire de recherche de l’EHESS, avec un commercial71 du film PVC, cette rencontre a été l’occasion de dégager la part de déclinaisons qui existent au sein des pratiques industrielles de la couleur à côté de la maîtrise des processus d’agglutination internes aux productions spécifiques de chaque entreprise. Mon informateur arrive à notre rendez-vous avec un sac plastique de la marque sur lequel est écrite l’accroche commerciale de l’entreprise : « Your partner in the world of films. » À l’intérieur de ce sac, il a mis l’ensemble des produits que l’industrie commercialise. Il me donne ce sac et son contenu à la fin de l’entretien et je me retrouve avec 10 nuanciers de films PVC qui contiennent au total 271 déclinaisons d’une matérialisation possible de ce matériau unique. Celui qui retient le plus mon attention est le nuancier qui s’appelle Renolit Rainbow Horizon/glass et qui décline 36 films tous identiques quant à la teinte, aux effets visuels et au traitement de surface : ce sont des films transparents dont seule la souplesse varie en fonction de l’épaisseur du film. En écoutant mon informateur me présenter ses produits et son entreprise, je suis vite perdu par son usage d’un vocabulaire technique expert (calandrage, thermoformage, enrobage), et je me rends compte que je ne sais pas de quoi il me parle et que je ne saisis pas ce qu’est le travail du film PVC. Je lui demande alors de m’expliquer comment, avec une pâte PVC, on fait ces 251 films, et il utilise les mots d’imprimantes, d’impressions et de l’usage de six cylindres : « 4 dédiés au décor, 1 au vernis et 1 à la primaire. » Au moment où je suis rentré en contact avec cet industriel dans la perspective d’observer une ligne de calandrage72, il m’explique que ce ne sera pas possible et m’envoie en

et portes de placard en bois étaient peints en bleu parce que les chercheurs avaient découvert que les mouches fuyaient les surfaces bleues », inscrivant ainsi la couleur de la cuisine à l’intérieur de l’esthétique scientifique et notamment de la psychophysique de la couleur appliquée aux arts. 69 L’œuvre appartient depuis 2011 à la collection du musée Guggenheim de Bilbao. Pour les enjeux de ce travail, voir le catalogue L. Gillick, How are you going to behave ? A Kitchen Cat Speaks, Dijon, Les Presses du Réel et Sternberg Press, 2009. 70 A. Leroi-Gourhan, Évolution et technique, Milieu et Technique (1945), Paris, Albin Michel, 2012, p. 238. 71 Mon informateur m’indique qu’il est diplômé d’une école de commerce. 72 Le calandrage consiste à obtenir des plaques, des feuilles et des films par laminage de la matière plastifiée entre les cylindres de la machine appelée calandre.

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contrepartie de ce refus une image de ce qu’est cette technique (Fig. 12). Le dessin qu’il a choisi est celui qui est publié sur Internet par un autre fabricant de film. Voici comment est expliqué ce mode d’action sur la matière colorée : La matière première issue de la formulation se présente sous forme de poudre sèche ou humide. Afin d’alimenter la calandre, ces mélanges doivent être transformés en une pâte chaude (de 160° à 180° environ) homogène et de viscosité définie en fonction de la formulation. Cette pâte est obtenue par un malaxeur continu et l’homogénéisation par un mélangeur à cylindre. La matière gélifiée rendue malléable permet son passage entre les cylindres d’une calandre. En sortie de calandre, un cylindre graineur permet de modifier l’aspect de la surface de la feuille. Une succession de cylindres thermorégulés permet le refroidissement et la stabilisation de la feuille. Après stabilisation, la feuille est mise à la laize sous forme de bobine ou de formats73. La spécificité de la calandre, l’élément de la chaîne qui donne son nom à la technique, vient de ce que les cylindres sont placés verticalement, selon diverses configurations74 en fonction du nombre (de 3 à 6) de cylindres employés, et que la matière prend sa forme par reprises successives entre les cylindres dont l’écartement va en diminuant (de 0,8 mm à 0,05 mm d’épaisseur). Des documents techniques dédiés au calandrage m’informent alors que cette technique, largement employée pour fabriquer des plaques, des feuilles et des films PVC75, est utilisée aussi dans l’enduction textile76. L’agglutination de la pâte PVC au tissu est obtenue par le laminage des 2 éléments entre les cylindres (la matière adhère par pression sur le tissu). Ces mêmes documents font remonter l’invention de cette technique à un brevet américain de 1836 qui revendique le calandrage du caoutchouc. Mon informateur me dit quant à lui que son principal « référent » est l’industrie du papier, sans spécifier si ces liens sont historiques ou récents. Quel est ce réseau de relation qui semble émerger, du point de vue du traitement de la matière, entre le caoutchouc, le papier, le tissu enduit et le film ? Colorations rotatives

Le dénominateur commun entre ces choses à première vue disjointes est qu’elles sont toutes fabriquées à partir d’un mécanisme de rotation qui permet à la matière informe d’être aplatie par compression entre deux ou plusieurs cylindres. Quelle est l’histoire de ce mode d’action sur la matière ? Quelles matières sont traitées selon cette convention technique ? L’objet rouleau semble être le médiateur de cet 73 Le fichier que je reçois était disponible sur (consulté le 30 août 2014), (aujourd’hui