La Vérité à L'épreuve du Pardon: Une Lecture du Séminaire "Le Parjure et le Pardon" de Jacques Derrida 2760639576, 9782760639577

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La Vérité à L'épreuve du Pardon: Une Lecture du Séminaire "Le Parjure et le Pardon" de Jacques Derrida
 2760639576, 9782760639577

Table of contents :
LIMINAIRE
EMERCIEMENTS
AVANT-PROPOS
I
II
III
IV
V
VI
VII
Table

Citation preview

Ce séminaire ouvre aussi de nouvelles perspectives sur le texte testamentaire de Jacques Derrida du 16 août 2004, où il accorde une place déterminante à la parole des femmes – de Sarah Kofman et Antjie Krog en passant par celles qui ont témoigné devant la Commission Vérité et Réconciliation jusqu’à la figure de la Justice aux yeux bandés de la cathédrale de Strasbourg – pour penser autrement la question du pardon.  Ginette Michaud est professeure à l’Université de Montréal. Membre du comité international responsable de l’édition des séminaires de Jacques Derrida, elle a coédité les deux volumes du Séminaire La bête et le souverain (Galilée, 2008 et 2010) de même que ses écrits sur l’art et l’architecture dans Penser à ne pas voir et Les arts de l’espace (La Différence, 2013 et 2015). Elle a consacré plusieurs essais au philosophe et a codirigé en 2014, avec Danielle Cohen-Levinas, Appels de Jacques Derrida, aux éditions Hermann où a paru son essai Derrida, Celan. Juste le poème, peut-être (2017). Elle est membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (crilcq), de la Société royale du Canada et lauréate du prix acfas Adrien-Pouliot 2017 pour la coopération scientifique avec la France.

GINETTE MICHAUD

LA VÉRITÉ À L’ÉPREUVE DU PARDON

Prenant pour point de départ le séminaire inédit « Le parjure et le pardon » de Jacques Derrida, cet essai propose une lecture des trois séances qu’il a données à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris, en ­1998-1999. Après avoir rappelé les principales apories du pardon élaborées par le philosophe, Ginette Michaud souligne les implications performatives de ce geste d’« offrande oblique » du point de vue du témoignage poétique auquel le pardon doit se mesurer, ainsi que l’importance des enjeux de traduction à l’endroit de l’idiome du pardon. Elle analyse en profondeur la question de la différence sexuelle et du genre dont Derrida a traité en s’attachant non seulement à la question spécifique du viol, mais également à celle du témoignage et, au-delà, à la violence extrême, la « pire violence ».

GINETTE MICHAUD

La vérité à l’épreuve du pardon Une lecture du séminaire « Le parjure et le pardon » de Jacques Derrida

Humanités 13,95 $ • 12 �

DISPONIBLE EN VERSION NUMÉRIQUE

www.pum.umontreal.ca

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ISBN 978-2-7606-3957-7

PUM

À V E N IR

Les Presses de l’Université de Montréal

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l a v é r i t é à l’ é p r e u v e d u pa r d o n

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La vérité à l’épreuve du pardon Une lecture du séminaire « Le parjure et le pardon » de Jacques Derrida

Ginette Michaud

Les Presses de l’Université de Montréal

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Michaud, Ginette, 1955-, auteur La vérité à l’épreuve du pardon : une lecture du séminaire « Le parjure et le pardon » de Jacques Derrida / Ginette Michaud.

(Humanités à venir)



Comprend des références bibliographiques.



Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).



isbn 978-2-7606-3957-7 isbn 978-2-7606-3958-4 (pdf) isbn 978-2-7606-3959-1 (epub)



1. Derrida, Jacques. 2. Pardon. i. Titre. ii. Collection : Humanités à venir.

b2430.dm484m53 2018 194

c2018-941369-7 c2018-941370-0

Dépôt légal : 3e trimestre 2018 Bibliothèque et Archives nationales du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2018

Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

imprimé au canada

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Collection « Humanités à venir » dirigée par Ginette Michaud et Georges Leroux En accueillant des essais brefs et la publication de grandes conférences, cette collection s’engage sur les chemins qu’ouvre aujour­ d’hui la pensée de ce qui vient, de ce qui arrive à un monde sans repères. Au confluent de la littérature et de la philosophie, elle inscrit son titre dans la recherche de nouvelles Humanités, libres et plurielles.

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LIMINAIRE

Dix ans après la disparition de Jacques Derrida le 9 octobre 2004, nous avons souhaité inscrire un peu autrement son nom dans l’Université, cette université « sans condition » qu’il appelait de ses vœux, liant étroitement sa vocation non seulement à la littérature et à la philosophie, aux « Huma­ nités de demain1 », mais à la démocratie à venir.  Nous avons donc créé, avec le concours précieux de plusieurs instances universitaires, un cycle annuel de grandes conférences sous le signe des « Mémoires de Jacques Derrida » afin d’affirmer, de réaffirmer la portée d’une œuvre philosophique qui a profondément marqué de nombreux domaines de la pensée : philosophie, littérature, politique, droit, théologie, esthétique et architecture. Si le travail de Jacques Derrida s’est résolument engagé dès ses commencements dans une relecture minutieuse de tous les grands textes de la tradition philosophique, il ne s’est pas contenté de cette relecture, aussi radicale fût-elle : il a aussi voulu contresigner de la manière la plus forte et la plus audacieuse,

1. Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Éditions Galilée, coll. « Incises », 2001, p. 11 sq.

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pour l’avenir, chacune des œuvres auxquelles il s’est attaché. Ces « Mémoires de Jacques Derrida » se veulent ainsi une relance de sa pensée, une réponse à des appels multiples. Comme il l’avait fait pour tant d’auteurs auxquels il était remarquablement fidèle, nous cherchons ici à répondre (à, de, pour), à parler en direction de Derrida. Car comme il l’écrivait dans « “Justices” » : Répondre de la responsabilité, et de ce qui la lie et l’oblige à la justice, c’est penser la responsabilité en en formulant et en en formalisant la possibilité, autant que l’aporie. Responsabilité éthique (c’est-à-dire aussi juridique et politique) qui s’expose non seulement dans ce qu’on appelle la vie ou l’existence mais dans la tâche de déchiffrement, de lecture et d’écriture2.

Ginette Michaud et Georges Leroux

2. J. Derrida, « “Justices” », dans Appels de Jacques Derrida, Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud (dir.), Paris, Hermann, coll. « Rue de la Sorbonne », 2014, p. 60-61.

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REMERCIEMENTS

Nous remercions pour leur soutien précieux le doyen de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, M. Frédéric Bouchard ; le directeur du département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, M.  Francis Gingras ; la directrice du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, Mme Martine-Emmanuelle Lapointe, et Mme Hélène Hotton, coordonnatrice scientifique du crilcq ; les départements de philosophie de l’Université de Montréal et de l’Université du Québec à Montréal. Sans l’appui de tous ces partenaires, la tenue de cet événement n’aurait pu être possible. Merci également à Nicholas Cotton et à Cosmin Popovici-Toma pour leur aide dans la mise au point du tapuscrit. Nous remercions aussi vivement M. Patrick Poirier, directeur général des Presses de l’Université de Montréal, qui a poursuivi l’initiative de M. Antoine Del Busso en créant la collection « Humanités à venir », permettant ainsi de garder une trace, une archive vivante de ce cycle de grandes conférences.

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AVANT-PROPOS

D’où me vient, me suis-je demandé en lisant et relisant ces textes du séminaire de Jacques Derrida consacrés à la question de la responsabilité, ce sentiment à la fois profond et persistant qu’ils s’adressaient à moi directement et que, pour ainsi dire, je les attendais depuis longtemps ? J’ai mis du temps à accepter que je puisse même poser cette question puisque cette expérience de la lecture et de la méditation des écrits de Jacques Derrida est sans doute la plus commune, chaque lecteur se trouvant engagé dans un pacte de lecture par lequel il accepte l’interpellation, l’adresse, la destination du travail de pensée mené dans cette série de séminaires. Cette adresse n’explique pas cependant le sentiment qui m’envahit à chaque lecture et que je n’éprouve en lisant aucun autre philosophe. Est-ce la question de la responsabilité, considérée en elle-même, qui ne laisse aucune échappatoire ? J’en suis venu à l’idée que c’est l’expérience même qui est proposée par Jacques Derrida dans ces séminaires qui en renforce l’urgence et, pour la décrire, je parlerais d’engagement radical, voire de confrontation sans concessions avec le présent. Comment comprendre cet engagement sans évoquer son enjeu, sans chercher à circonscrire l’objet, si fuyant

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soit-il, qui, comme les genres du Sophiste traqués inlassablement par Platon dans un mouvement qu’il décrit comme une chasse, associe la compagnie des penseurs ? Si cette écriture m’interpelle depuis si longtemps, au point que je m’interroge sur le lien qui m’engage envers elle, c’est au fond que mon désir le plus profond est celui de faire partie de cette compagnie, d’être invité à lire ce séminaire comme si j’y participais et de recevoir cette invitation par la médiation de l’amitié d’un tiers, toujours déjà en chemin ensemble dans cette brume de campagne où l’objet se dérobe, mais où la pensée ne renonce jamais. La vie philosophique n’est-elle pas dans son essence cette invitation à un séminaire infini, inachevable, où l’amitié de la réflexion partagée se transforme en exigence de penser ? Je ne sous-estime pas la contingence de l’occasion, la ville et les lieux, les institutions et les personnes, le cercle restreint auquel je ne saurais prétendre et dont j’admire depuis si longtemps la rigueur et la constance : tout cela, je l’accepte d’emblée, sachant que cette contingence, même si elle y laisse des traces, est pour une part effacée dans l’écriture. Dans cette écriture, en effet, au sein même de la trace contingente, l’adresse est incluse, active, omniprésente. Le séminaire de Jacques Derrida, auquel s’intéresse ici Ginette Michaud, est en cours de publication et elle le sait mieux que personne, étant elle-même intimement associée à l’immense chantier éditorial qui doit nous en offrir le texte. Depuis tant d’années, comme en témoigne sa riche bibliographie, elle n’a ménagé aucun effort pour que le texte de ces séminaires soit édité avec la plus grande fidélité à l’œuvre dont il fait indissociablement partie. Dans l’« Intro­ duction générale » présentée par l’équipe chargée de cette

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édition1, la question de la différence entre l’écriture destinée à un séminaire et l’écriture en vue de la publication d’un livre est posée de la manière la plus nette : c’est la question du « remaniement » d’un premier texte, toujours rédigé, que Derrida aurait sans doute souhaité « transformer » dans une étape ultérieure de son travail. Au moment de lire ici tout ce que l’écriture du séminaire nous fait voir de la liberté et de la générosité de la parole devant les questions si difficiles de la « responsabilité », mais aussi de son mouvement incessant face aux risques de la méprise, nous sommes amenés à mesurer l’enjeu particulier, spécifique et quasi historial du séminaire de Jacques Derrida : de cette rédaction de départ, dans laquelle tant d’ouvertures sont ménagées vers l’imprévisible, il n’attendait d’abord que la progression dans un travail de pensée. Lui dont l’œuvre s’était amorcée dans cette réflexion sur le statut de l’écriture, et notamment dans la notion de ce supplément, n’a-t-il pas trouvé dans la forme du séminaire la méthode la plus fidèle et la plus nécessaire pour dépasser la contrainte toujours éphémère d’une parole non écrite ? Le séminaire s’avère ici une première écriture, souvent multiple et ouverte, mais inachevable, jamais la dernière. C’est ce que nous montre ici Ginette Michaud en se penchant sur un texte central du séminaire « Le parjure et le pardon ». Comment « dire » la responsabilité, comment en suivre l’expression dans chacun des segments de ces séminaires, dans chaque texte mis sur la table du séminaire, aux fins de

1. Geoffrey Bennington, Pascale-Anne Brault, Katie Chenoweth (responsable du comité éditorial), Peggy Kamuf, Ginette Michaud, Michael Naas, Elizabeth Rottenberg, Rodrigo Therezo et David Wills.

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déconstruire la question ? Pendant toutes les années où ces séminaires furent donnés, d’abord à la Sorbonne (19601964), ensuite à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (1964-1984) puis à l’École des hautes études en sciences sociales (1984-2003), une série qui ne s’interrompit qu’avec sa mort, un même projet, une même méthode n’a cessé de s’approfondir, de se développer dans une forme de pensée dont la logique « séminariale » demeure à étudier. Parleronsnous de « logique » ou même de méthode, s’agissant d’une écriture dont l’édition révèle la complexité interne ? Les chemins suivis par Jacques Derrida dans son séminaire ne livrent en effet leurs tracés que lorsque nous pouvons reconnaître les points de départ et les retours, identifier les arguments et les interlocuteurs, bref, reconstruire toute la textualité que seul le travail philologique d’une édition critique peut restituer. À ce travail patient et méticuleux, Ginette Michaud a contribué en proposant des normes, en instituant des modèles. Nous disposons déjà de l’édition critique et annotée de quatre séminaires complets, les autres sont en préparation2. Comment, par exemple, les questions présentées au séminaire sont-elles associées à un corpus de 2. Ces quatre volumes ont paru aux Éditions Galilée (Paris) : Séminaire La bête et le souverain. Volume i (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éds.) (2008) ; Séminaire La bête et le souverain. Volume ii (2002-2003), M. Lisse, M.-L. Mallet et G. Michaud (éds.) (2010) ; Séminaire La peine de mort. Volume i (1999-2000), Geoffrey Bennington, Marc Crépon et Thomas Dutoit (éds.) (2012) ; Séminaire La peine de mort. Volume ii (2000-2001), G. Bennington et M. Crépon (éds.) (2015). Outre ces séminaires, deux cours, antérieurs à cette série, ont également paru aux Éditions Galilée : Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire. Cours de l’ens-Ulm 19641965, T. Dutoit (éd.), avec le concours de Marguerite Derrida (2013) et Théorie et pratique. Cours de l’ens-Ulm 1975-1976, Alexander García Düttmann (éd.) (2017).

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textes, toujours à la fois littéraires et philosophiques, pour mettre en œuvre le travail de la déconstruction ? Quel est, question essentielle depuis les premiers écrits de Jacques Derrida, le lien de la littérature et de la philosophie ? La forme des séminaires et la pratique de la lecture déconstructive qu’on y retrouve à chaque tournant ne sont jamais aussi claires que dans la série de séminaires consacrés aux « Questions de responsabilité », et notamment les séminaires en voie d’édition sur le « secret » (1991-1992), le « témoignage » (1992-1995), l’« hostilité/hospitalité » (19951997) et « le parjure et le pardon » (1997-1999). C’est le texte du séminaire « Le parjure et le pardon » qui se trouve au foyer de la conférence de Ginette Michaud qu’on lira ici, et particulièrement le texte de la toute dernière conférence, issue des trois premières séances de ce séminaire, présentée par Jacques Derrida, au Brésil le 16 août 2004. La genèse de cette réflexion sur le pardon dans l’œuvre de Derrida suit un parcours complexe, multipliant les trajets latéraux, des premiers textes jusqu’à cette conférence, qu’on peut à juste titre considérer comme quasi testamentaire. Tout au long de l’analyse qu’elle déploie pour éclairer ce texte ultime, Ginette Michaud ne manque pas de faire retour sur le travail des héritiers auquel elle contribue elle-même depuis si longtemps, à la fois comme éditrice du séminaire et lectrice de l’ensemble de l’œuvre. Si cette conférence s’amorce dans le souvenir de Sarah Kofman, rappelle-t-elle avec force, c’est parce que le travail de ce séminaire tenu de 1997 à 1999 trouve son ancrage dans un hommage de Derrida à Sarah Kofman, écrit en 1996-1997 et publié une première fois dans les Cahiers du Grif en 1997. Ne convient-il pas d’accorder la plus grande importance à cet hommage qui

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dépasse, et de beaucoup, la contingence d’une circonstance, dans la mesure où il associe la question du pardon à celle de la mémoire ? Derrida écrit dans cet hommage : « Pas de pardon sans mémoire, certes, mais pas de pardon qui se réduise à un acte de mémoire3. » Mais de quel « pardon » peut-il s’agir ici concernant Jacques Derrida et Sarah Kofman ? Le réseau des textes ouvert par cet « acte de mémoire », Ginette Michaud le réinvestit à son tour et elle en restitue les contours historiques et philosophiques, alors qu’elle affronte elle-même le caractère aporétique de la question et entreprend de montrer comment Derrida la déplace hors de toute économie ou stratégie du pardon. Toute la philosophie du pardon, de Jankélévitch à Levinas, se trouve ainsi mise en suspens, dans cette pensée d’un événement du pardon qui exige le dépassement du sujet. Évoquant cette « quasipardonnance », un terme introduit par Derrida au cours de la cinquième séance du séminaire (28 janvier 1998), Ginette Michaud en fait ressortir l’articulation, profondément poétique, avec l’héritage littéraire, avec la « trace textuelle ». De quel événement cette écriture peut-elle constituer la trace ? L’impossibilité du pardon, est-ce donc là le point de passage obligé de toute déconstruction du pardon ? Comment comprendre cette « pardonnance » toujours déjà à l’œuvre dans notre rapport avec les morts comme avec les vivants ? La figure de Sarah Kofman intervient ici comme présence/ absence, au sein de cette configuration du séminaire dans lequel Derrida lui rend hommage, d’abord comme figure de femme philosophe, figure des premières avancées de la 3. Jacques Derrida, « ……. », Les Cahiers du Grif, « Sarah Kofman », no 3, 1997, p. 157 ; voir infra, p. 37.

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déconstruction, figure de l’indépassable amitié de ces lieux de naissance, des premières années comme des dernières. À cette figure, et à son lien philosophique et autobiographique avec celle de Jacques Derrida, Ginette Michaud et Isabelle Ullern vien­nent d’apporter un éclairage essentiel, alors qu’elles publient les lettres de Sarah Kofman à Jacques Derrida, ainsi qu’une étude de leurs parcours croisés4. Comment ne pas percevoir ici une solidarité étendue hors du temps, le travail éditorial proposant une méditation sur l’amitié par-delà la mort ? Mais le pardon, pourquoi, comment ? Revenant sur la signification de l’ordre des mots du titre (parjure et pardon), récapitulant, si même cela semble possible, les variations dans l’intitulé des conférences du séminaire et dans le lien des conférences aux diverses séances, Ginette Michaud montre la complexité des enjeux de ce séminaire, tels que Derrida lui-même a voulu les poser au fur et à mesure que son travail le conduisait à les modifier, à les moduler, à les transformer alors qu’il en énonçait l’épreuve historique. Il faut relire ce texte à tous égards crucial de la conférence de 1998 au xxxviie Colloque des intellectuels juifs de langue française, dans lequel Derrida confère à son travail une dimension sociale et politique qu’il souhaite développer en phase avec le moment contemporain universel de l’aveu, « le confessionnal mondial » des fautes et des crimes de l’histoire. Qu’en est-il, en effet, de « cette mondialisation du pardon », qui donne à la réflexion

4. Voir Ginette Michaud et Isabelle Ullern, Sarah Kofman et Jacques Derrida. Croisements, écarts, différences, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2018.

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de Derrida sur la responsabilité un horizon d’action quasi illimité, comme en témoignent ses nombreux déplacements dans tant de pays où des « politiques du pardon et de la réconciliation » furent mises en place, ouvrant ainsi la conscience collective à l’épreuve du témoignage universel, de la mémoire imprescriptible, du pardon incommensurable5 ? Et comment ne pas souligner l’importance du déplacement de Derrida vers cette « scène » de la Commission Vérité et Réconciliation, tenue en Afrique du Sud de 1995 à 2004 et présidée par l’archevêque Desmond Tutu ? Il faut rappeler ici, comme le signale Ginette Michaud, la contribution de Jacques Derrida aux études sur le travail de cette commission6 et comprendre, à travers ce déplacement, la volonté d’accéder à un lieu de pensée qui ne soit pas exclusivement européen. Publiée ici, au Canada, la conférence de Ginette Michaud provoque un nouveau déplacement, celui qui en rend possible la lecture sur la scène des récentes commissions nationales sur les pensionnats autochtones, sans oublier l’enquête nationale en cours sur les femmes et filles amérindiennes disparues. Cette ouverture fait partie de ce dispositif de confrontation avec l’urgence du présent qui ne cesse de nous interpeller, un dispositif qui ouvre le séminaire de Derrida à ce qu’on pourrait appeler son interprétation universelle. Quand nous reprenons le titre choisi par Jacques Derrida pour le texte publié de sa conférence de Rio, « Versöhnung, 5. Je renvoie à l’ensemble des contributions recueillies dans Le devoir de mémoire et les politiques du pardon, Rachad Antonius, Micheline Labelle et Georges Leroux (dir.), Québec, Presses de l’Université du Québec, 2005. 6. Voir Le Genre humain, « Vérité, réconciliation, réparation », Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar (dir.), no 43, 2004.

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ubuntu, pardon : quel genre ? », nous ne pouvons que nous arrêter, comme Ginette Michaud nous invite à le faire, sur le lexique du « pardon », exprimé ici dans sa variation conceptuelle africaine de l’ubuntu et demander pourquoi, dans ces mutations, le terme « genre » est le seul qui semble à la fois stable et déterminant. Un point « névralgique », certes, mais aussi et surtout l’indication du caractère crucial de la scène sexuelle, toujours sous-jacente au crime raciste. À travers une longue et éprouvante relecture du livre témoignage de la poète et journaliste Antjie Krog (Country of my Skull, 1998), qui venait de paraître au moment du séminaire et que Jacques Derrida place au centre de sa réflexion, Ginette Michaud montre comment le philosophe a voulu d’abord inscrire de la manière la plus concrète son travail sur le pardon dans la situation, à tous égards particulière, des femmes en temps de guerre. La scène du témoignage, d’une extraordinaire violence, est ici l’objet d’une double lecture : d’une part, une lecture féministe, soucieuse de donner toute son importance au témoignage des femmes, en ce que ce témoignage illustre l’impossibilité du pardon ; d’autre part, une lecture philosophique dans laquelle la dissociation du pardon et de l’aveu devient l’enjeu ultime de la pensée. Double lecture unie en son fond par la question de la singularité, toujours unique et solitaire, de la victime/femme, confinée dans le stéréotype de la compassion naturelle et genrée. Citant ici un poème de Paul Celan, auquel Jacques Derrida a consacré un long commentaire et qu’elle a repris elle-même dans une étude témoignant d’une exceptionnelle fidélité7, 7. G. Michaud, Derrida, Celan. Juste le poème, peut-être, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2017.

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Ginette Michaud fait voir comment la différence sexuelle est marquée au plus vif de la « blessure intime ». Elle met également en lumière tout ce que cette lecture vient réactiver au sein même de l’œuvre de Jacques Derrida, et déjà par le rappel de la circoncision évoqué dans « Circonfession ». Sommes-nous ici au bout du travail, alors que Jacques Derrida nous place en face de cette « asymétrie absolue du pardon », une expression qu’on peut à juste titre considérer comme la formulation paradoxale exemplaire du pardon impossible, dans la mesure où la victime « ne peut même pas pardonner, ne peut même pas parler, ne peut même pas témoigner »8 ? Destruction de la mémoire, effacement de la trace de la violence, le procès de cette violence nous conduit en effet sur le seuil abyssal de la pulsion de mort, là où, écrit Ginette Michaud, la pensée de Derrida déstabilise toute l’économie philosophique du pardon. Évoquant le complexité d’une « triple violence9 », affectant notamment la langue du témoignage, elle poursuit en insistant sur toutes les dimensions de cette violence, autant celle de la langue que celles démultipliées de la pulsion de mort et de l’archive elle-même. Le lecteur ne sortira pas indemne de cette conférence : par le retour qu’elle effectue vers les séances de la Commission Vérité et Réconciliation, Ginette Michaud nous donne accès à ce lieu unique, un séminaire où la pensée se déploie dans le présent vivant d’une blessure ouverte et que rien ne parvient à refermer, à recoudre, ni pardon, ni mémoire, ni témoignage, ni aveu. Qu’un séminaire puisse ainsi conduire à déconstruire la scène d’un pardon impos8. Voir infra, p. 96. 9. voir infra, p. 92.

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sible, n’est-ce pas là l’indication de l’exigence de la pensée ? Le séminaire, sur la scène propre de son écriture, accueille ce pardon impossible, il nous le redonne. Mais si la vérité doit demeurer l’horizon ultime du procès de la réconciliation, laquelle ne peut advenir que dans un aveu qui les lie par-delà les blessures et par-delà la mort, comment est-il possible de déterminer la nature de cette vérité attendue ? Dans les dernières parties de sa conférence, Ginette Michaud revient sur le récit d’Antjie Krog pour en souligner la convergence avec le propos de Jacques Derrida, tel qu’il le présentait dans un texte de 2004, quelques mois avant la conférence de Rio. Méditant sur la statue de la justice aux yeux bandés de la cathédrale de Strasbourg, Derrida écrivait : « Comme seule une femme peut le faire, elle ne nous demanderait pas naïvement : qu’est-ce que la vérité de la révélation, qu’est-ce que la vue, le voile ou le dévoilement10 ? » Dans cette prosopopée sans concessions à l’iconographie de la neutralité ou de l’impartialité exprimée dans la métaphore de l’aveuglement, Derrida ouvre un espace pour la parole des femmes, une parole que Ginette Michaud fait entendre ici avec force, autant que les silences où elle se dépose. Je m’arrête sur cette image, sur ce regard voilé qui, derrière le voile qui bande les yeux de la justice, contemple en silence le mal radical, le défilé des violences, la catastrophe de l’histoire. J’y retrouve l’ange épouvanté des thèses de Walter Benjamin sur la philosophie de l’histoire.

10. J. Derrida, « Le lieu dit : Strasbourg », dans J. Derrida et al., Paris, Éditions Galilée et Ville de Strasbourg, coll. « La philosophie en effet », 2004, p. 36 ; voir infra, p. 109.

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Le rappel historial de la pensée de Walter Benjamin s’impose en effet ici, et Ginette Michaud ne manque pas de l’évoquer en citant ce passage de la première séance du séminaire « Le parjure et le pardon », dans lequel Jacques Derrida reprend un fragment de Benjamin intitulé « La signification du temps dans le monde moral ». Je voudrais, en terminant, faire de cette évocation le lieu symbolique d’un ancrage dans l’histoire du pardon, et pas seulement dans sa géopolitique : aucun philosophe autant que Benjamin n’aura voulu lier le temps messianique du pardon au temps grec du destin, de la vengeance d’Atê, pour en montrer à la fois la séquence et la profonde discontinuité. Je cite à mon tour ce passage : Mais le pardon trouve dans le temps (in der Zeit) la configuration et la puissance qui lui permettent de lutter contre la vengeance. Car Atê poursuit le criminel dans un temps qui est, non le calme plat et solitaire de l’angoisse, mais la bruyante tempête du pardon qui souffle en rafales hurlantes depuis le jugement qui se rapproche sans cesse et contre laquelle Atê ne peut rien11.

Comment, en effet, le pardon peut-il suspendre le temps de la vengeance, le temps du Jugement dernier, l’affirmation quasi transcendantale d’un pardon hors de l’histoire ? Contre la folie meurtrière de la vengeance d’Atê, dont toute la tragédie grecque est remplie jusqu’à l’intervention des Euménides, le pardon introduit un autre temps, qu’il rend 11. Walter Benjamin, « La signification du temps dans le monde moral », dans Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éds.), trad. française Jean-François Poirier et Christophe Jouanlanne, Paris, puf, coll. « Librairie du Collège international de philosophie », 2001, p. 108.

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possible dans l’effraction d’un souffle de tempête. La « tempête du pardon », nouvelle temporalité de l’histoire, comme le pensait Benjamin. N’est-ce pas ce souffle dont nous éprouvons la secousse dans le séminaire de Jacques Derrida ? Il me revient, en saluant sa parole, de remercier Ginette Michaud d’avoir relu et analysé avec tant de finesse ce texte majeur du séminaire « Le parjure et le pardon », dont elle assume le travail d’édition. Ce travail nous offrira non seulement un texte mais il nous donnera accès à sa riche intertextualité, comme elle en a montré l’exemple dans son édition d’autres séminaires. Ce travail d’édition, je veux y insister, ne se limite pas à établir la lecture correcte d’un manuscrit, il se déploie en effet aussi sur tous les registres où le texte s’est construit comme séminaire vivant, et d’abord sur le registre de l’interprétation et de la discussion d’autres textes, contribuant ainsi à constituer le répertoire ou le corpus de cette intertextualité, plus que jamais nécessaire à la compréhension de l’acte de philosopher aujour­ d’hui : penser avec les autres, penser devant les autres, morts et vivants. Cette consigne, Ginette Michaud n’a cessé de s’y montrer fidèle, dans tous ses livres, depuis son grand essai sur le fragment chez Roland Barthes (Lire le fragment, 1989), jusqu’à ses études plus récentes sur et autour de la pensée de Jacques Derrida. Le dernier paru de ces livres (Derrida, Celan. Juste le poème, peut-être, 2017) constitue sans doute le témoignage le plus nécessaire de ce que peut accomplir la rencontre de la littérature et de la philosophie : hors de toute détermination disciplinaire, Ginette Michaud a multiplié ces rencontres, elle en a fait voir la fécondité, suivant en cela la pratique la plus constante de Derrida lui-même. Ce livre illustre la rigueur de son travail, de son approche. Précis,

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fondé sur une philologie scrupuleuse du texte celanien, son travail emporte l’admiration. Dans les nombreux travaux qu’elle a fait paraître ces dernières vingt années, Ginette Michaud n’a cessé de proposer une ouverture sur des œuvres fortes, qui elles-mêmes se tenaient au carrefour qu’elle a privilégié. On pense surtout à l’œuvre imposante de Jacques Derrida, mais aussi à celles de Jean-Luc Nancy et d’Hélène Cixous et, plus récemment, celle de Sarah Kofman. Parmi les publications nombreuses qui ont résulté de telles collaborations, je noterai en particulier la direction, assumée avec sa collègue de Paris, Marie-Louise Mallet, du grand Cahier de L’Herne consacré à Derrida (2004). Cet ouvrage rassemblait de nombreuses études de chercheurs français, européens et américains, sans oublier les contributions québécoises associées à ce projet, et notamment l’étude « Au nom du réel » du regretté Claude Lévesque, premier passeur de la pensée de Derrida au Québec. Si ce livre a une si grande importance à mes yeux, c’est parce qu’il témoigne d’un engagement de fond à l’égard de Jacques Derrida comme penseur et écrivain, mais aussi à l’égard d’une communauté de lecture et d’écriture à laquelle je veux appartenir. L’ensemble de ces publications accompagnait Ginette Michaud dans ce travail d’envergure qu’elle a entrepris, en acceptant de participer au vaste projet d’édition des séminaires de Jacques Derrida. Membre du comité éditorial international responsable de cette édition depuis 2005, Ginette Michaud a coédité avec Michel Lisse et Marie-Louise Mallet les deux premiers volumes (Séminaire La bête et le souverain, 2008 et 2010), qui sont à présent traduits en plusieurs langues : italienne (2009), anglaise (2009), espagnole (2010),

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roumaine (2013), allemande (2014), japonaise (2014). À cet immense chantier éditorial, elle a apporté par ailleurs une contribution critique, notamment dans un recueil récent de ses études (Jacques Derrida. L’art du contretemps, 2014). D’autres travaux, consacrés aux arts et à l’architecture (Penser à ne pas voir (2013) et Les arts de l’espace (2015)), témoignent de l’intérêt de Ginette Michaud pour plusieurs aspects de l’esthétique dans la pensée de Derrida, qui trouvent dans la pensée française actuelle un renouveau remarquable. L’examen de sa riche bibliographie permet de voir comment elle a maintenu autour de l’œuvre de Derrida une réflexion marquée par un souci constant de rigueur et de fidélité. Ma génération a été le témoin de ce qui s’annonçait, en littérature comme en philosophie, comme le déclin apparemment inexorable de l’influence française au Québec. Pour tous ceux qui comme moi ont reconnu, dans leur formation comme dans leur travail, l’importance de la pensée française et la nécessité de revitaliser le lien qui nous unit à l’écriture de langue française, à la culture qu’elle rend possible, à la communauté d’écriture et de pensée qu’elle crée au sein même de nos institutions, une œuvre comme celle de Ginette Michaud apparaît indispensable dans la turbulence qui affecte tous nos repères aujourd’hui. Le rôle de Jacques Derrida, elle le fait voir mieux que personne, a été et demeure celui d’une parole nécessaire, par son courage, par sa justesse. Il est en effet question dans tous ces travaux de la vie même de l’écriture, du soin à lui apporter dans une société qui vit si durement son rapport à la France, et notamment à notre langue, et je ne connais personne qui contribue mieux actuellement que Ginette Michaud à la relance

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d’un lien français dans l’écriture, comme en témoigne le prix Adrien-Pouliot qui lui a été décerné par l’acfas en 2017. Les séminaires de Jacques Derrida se trouvent au cœur de ces réseaux de pensée, ils en irriguent toutes les configurations et, en les commentant comme elle le fait dans cette conférence, Ginette Michaud répond de la manière la plus authentique à la question que je posais au début de cette présentation. Ai-je raison, me demandais-je, de reconnaître dans mon désir de lire ces séminaires une forme d’un désir plus profond, celui d’appartenir, d’entendre l’adresse ? Je n’ai plus de raisons d’en douter. Georges Leroux

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Je dois commencer par dire deux mots, « merci » et « pardon », dont Jacques Derrida nous a appris la redoutable signification et l’indissociabilité1. Si je les dis, ce n’est pas seulement par mimétisme, je vous prie de me croire ! D’abord et avant tout, « merci » à toutes les personnes qui ont rendu possible cette quatrième édition des Conférences Jacques Derrida. 1. Cette conférence a d’abord été présentée dans une première version abrégée au colloque international « A Solidariedade dos viventes e o perdão : Jacques Derrida/Evando Nascimento : Questões de Ética, Politica e Estética », organisé par Nabil Araújo à l’Universidade do Estado do Rio de Janeiro (uerj), Rio de Janeiro, 17-19 avril 2017 ; au colloque international « Writing and Violence », organisé par David E. Johnson à la State University of New York (suny), à Buffalo, le 28 avril 2017 ; au colloque international « Derrida Político : responsabilidad, perdón, justicia », organisé par Andrea Potestà à l’Instituto de Filosofía de la Pontificia Universidad Católica de Chile, en collaboration avec l’Instituto de Humanidades de la Universidad Diego Portales, Santiago, Chili, 27-30 novembre 2017 ; et, enfin, au sixième colloque bisannuel international « Derrida Today », organisé par Nicole Anderson, Matthias Fritsch et Stella Gaon à l’Université Concordia, Montréal, 23-26 mai 2018 (une version abrégée du texte paraîtra dans la revue Derrida Today, trad. angl. Cosmin Popovici Toma, vol. 11 : 2, 2018). Je tiens à remercier tous les organisateurs de ces événements de m’avoir donné l’occasion de faire connaître le travail d’édition des séminaires de Jacques Derrida que je poursuis avec mes collègues et d’assurer ainsi une audience internationale aussi large à la pensée philosophique de Derrida, et particulièrement dans ces Amériques, du Nord au Sud, plus que jamais plurielles et « in deconstruction » (je pense bien sûr à la phrase bien connue, « Deconstruction is/in America » : voir Deconstruction is/in America : A New Sense of the Political, Anselm Haverkamp (dir.), New York et Londres, New York University Press, 1995). Je remercie Georges Leroux et Gilles Lapointe pour leurs remarques précieuses lors de leur lecture attentive, Nicholas Cotton pour son aide dans la préparation du tapuscrit et Cosmin Popovici-Toma pour sa révision des traductions que je propose de certains passages cités.

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Je dois aussi vous demander « pardon », car j’ai conscience de l’insuffisance de mon propos aujourd’hui, alors que je m’apprête à prendre la parole à la suite des éminents conférenciers – Danielle Cohen-Levinas, Jean-Michel Rabaté et Gil Anidjar – qui m’ont devancée. La seule raison qui justifie ma présence ici, c’est que nous tenons, Georges Leroux et moi, à une certaine alternance dans ce cycle de conférences annuelles consacré aux « Mémoires de Jacques Derrida » : entre des chercheurs venus d’Europe et d’Amérique, entre philosophie et littérature, sans parler de la différence des genres et de la diversité des approches disciplinaires. Nous avons donc pensé qu’il serait pertinent, pour cette quatrième édition, de nous pencher sur les séminaires qui ont été publiés2, et comme je prépare actuellement, avec l’aide de Nicholas Cotton, l’édition du séminaire inédit « Le parjure et le pardon », le sort m’a donc désignée ! Ma conférence portera ce soir précisément sur la toute dernière conférence de Jacques Derrida, prononcée à l’étranger, à Rio de Janeiro, le 16 août 2004. Issue du séminaire « Le parjure et le pardon » (il s’agit des trois premières séances de l’année 1998-1999), elle a paru la même année, en novembre 2004, sous le titre « Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ?3 », dans un numéro de la revue Le Genre humain 2. Une table ronde intitulée « Derrida en cours » portant sur les séminaires de Derrida et réunissant Nicholas Cotton, Georges Leroux, Maxime Plante et Cosmin Popovici-Toma avait précédé la conférence lors de cette Journée d’étude. 3. Jacques Derrida, « Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ? », Le Genre humain (Paris, ehess et Seuil), « Vérité, réconciliation, réparation », Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar (dir.), no  43, 2004, p. 111156 ; repris sous le titre « La Conférence de Rio de Janeiro (2004). “Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ?” », dans J. Derrida et Evando

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intitulé « Vérité, réconciliation, réparation », et elle a été reprise en 2016 dans un ouvrage édité par Evando Nascimento, La Solidarité des vivants et le pardon, paru aux éditions Hermann. Ginette Michaud

Nascimento, La Solidarité des vivants et le pardon. Conférence et entretiens, précédés de « Derrida au Brésil » par Evando Nascimento, E. Nascimento (dir.), Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2016, p. 61-120 (désormais abrégé en pvrg, suivi du numéro de la page).

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I

Terminant ce livre, aujourd’hui, 25 septembre, le jour de Yom Kippour, je ne puis m’empêcher de colporter, in fine, cette histoire juive que rapporte Théodore Reik : « Deux juifs, ennemis de longue date, se rencontrent à la synagogue, le jour du Grand Pardon. L’un dit à l’autre : “Je te souhaite ce que tu me souhaites.” Et le second, de rétorquer, du tac au tac : “Tu recommences déjà ?”. » En guise de conclusion, laissons donc au rire le dernier mot. — Sarah Kofman, Pourquoi rit-on ?1

1. Sarah Kofman, Pourquoi rit-on ? Freud et le mot d’esprit, Paris, Éditions Galilée, coll. « Débats », 1986, p.  198. Ce passage est le tout dernier paragraphe du livre ; il est longuement commenté par Jacques Derrida dans son hommage à Sarah Kofman : voir J. Derrida, « ……. », Les Cahiers du Grif, « Sarah Kofman », no 3, 1997, p. 155 sq. ; repris dans une version abrégée par les éditeurs dans J. Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, textes présentés par Pascale-Anne Brault et Michael Naas, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 227-232. Je cite ici la version parue dans Les Cahiers du Grif (désormais abrégé en cg, suivi du numéro de la page). Il est intéressant de remarquer que Derrida avait par ailleurs commenté ce même passage dans son séminaire « Hostilité/hospitalité » (inédit, ehess, Paris, 1996-1997), « Cinquième séance. Le 12  février 1997 », dont il reprit une grande partie dans son hommage à Sarah Kofman paru dans Les Cahiers du Grif quelques mois plus tard, en avril 1997. Cette séance a été traduite par Gil Anidjar dans Acts of Religion : Jacques Derrida, introduction et éd. G. Anidjar, New York et Londres, Routledge, 2002, p. 380-402 (rééd., 2010).)

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Si je commence mon intervention par cet exergue, c’est parce que cette question du commencement-recommencement concerne non seulement tout le séminaire de Jacques Derrida « Le parjure et le pardon » mais aussi parce qu’elle constitue l’une des apories, touchant à l’infini de la temporalité, dont le pardon fait l’épreuve. Évoquant la mise en scène du tribunal judiciaire par laquelle Derrida donne une forme testimoniale à toute cette question du pardon dans ce séminaire (opérant ainsi une sorte de mise en abyme de la Commission Vérité et Réconciliation sur l’apartheid en Afrique du Sud – nous sommes en 1998 – qu’il examine justement dans son texte « Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ? », la conférence donnée à Rio de Janeiro qui est notre objet d’étude aujourd’hui), Derrida déclare en effet, dans un passage de la première séance de son séminaire, qui n’a pas été repris dans sa conférence de Rio : C’est par cette mise en scène que j’essaie, plus ou moins maladroitement, vous l’aurez compris, de résoudre le problème récurrent, au début de chaque séminaire, chaque année ou chaque semaine : comment re-commencer, comment commencer en continuant ? Comment revenir en arrière tout en commençant et en allant de l’avant ? Comment le re-tour vers le passé, sur le passé, peut-il faire avancer les choses ? (Et revenir sur le passé, ce n’est pas seulement revenir vers le passé, ni revenir au passé. Ce n’est pas seulement un acte de mémoire, fût-il commandé par ce qu’on appelle si facilement aujourd’hui un devoir de mémoire. C’est aussi un changement de direction, déjà une conversion. Revenir sur le passé, c’est effectuer un mouvement de retour qui transforme ou transmue la perspective ou l’interprétation, et qui, à travers le regret, le remords ou le repentir, donne à apercevoir un chemin qui eût pu, qui

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eût dû être autre, et qui en appelle donc à un nouveau chemin et à un re-commencement)2.

Ces lignes, on pourrait aussi les entendre comme une anticipation par Jacques Derrida de l’acte de mémoire que nous accomplissons ici, en cet instant même, alors que nous espérons, en revenant sur ou vers son travail, sur son héritage, le déplacer et le transformer. Si, donc, j’essaie de commencer/recommencer mon intervention en citant en exergue cette scène des deux Juifs qui est la conclusion du livre de Sarah Kofman, Pourquoi rit-on ? (qui porte sur l’ouvrage de Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, ouvrage d’ailleurs cité par Derrida à la fin de sa conférence : y aura-t-il pensé ?), c’est non seulement parce que l’histoire rapportée par Sarah Kofman a lieu le jour de Yom Kippour, le jour du Grand Pardon, mais aussi parce que Derrida commente longuement, dans une « analyse sauvage » (cg, 157) dit-il, cette histoire juive dans son hommage (sans titre) à Sarah Kofman paru dans Les Cahiers du Grif, hommage où, peut-être, peut-être, il lui demande aussi secrètement pardon3. 2. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 17 (c’est Jacques Derrida qui souligne). Tous les passages du séminaire inédit de Derrida cités ici proviennent du tapuscrit en cours d’édition. (Fonds Jacques Derrida, Institut Mémoires de l’édition contemporaine (imec), Abbaye d’Ardenne.) Je remercie les ayants droit de Jacques Derrida de m’autoriser à citer ces passages du séminaire. 3. Sur cette question, voir G. Michaud et Isabelle Ullern, Sarah Kofman et Jacques Derrida. Croisements, écarts, différences, suivi de Sarah Kofman, Lettres à Jacques Derrida, Paris, Éditions Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2018, p. 13-63, particulièrement p. 59-62.

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Car dans cette oraison en forme de kaddish, on ne l’a pas assez remarqué, Derrida choisit en effet fort délibérément, pour « “rendre tolérable l’intolérable” » (cg, 142), pour « “traiter de l’intraitable” »4 (en l’occurrence, la mort, le silence, l’absence irrévocable de celle à qui il s’adresse), d’aborder la question du pardon. Ce n’est pas là un choix insignifiant, un geste seulement commandé par cette circonstance particulière : Derrida consacre plusieurs pages très fortes vers la fin de son texte (cg, 156-163) au pardon impossible, élaborant dans cet hommage écrit en 1996-1997 – deux ans après le suicide de son amie, et un an avant de consacrer son séminaire de l’ehess à cette question – une première articulation d’ensemble de l’argument qui va l’occuper de 1997 à 1999. Il y cerne le paradoxe au cœur de sa réflexion, qui consiste à retirer au pardon tel qu’il a été défini dans diverses traditions théologico-culturelles (juive, chrétienne, musulmane) et philosophiques (des Grecs à Hegel, en passant par Jankélévitch, Levinas et Arendt) toutes ses finalités (réconciliation, salut, guérison, rédemption). Derrida va, lui, penser le pardon hors de toute économie, de tout échange et réciprocité, à partir, donc, d’une asymétrie irréductible entre celui qui demande et celui qui donne le pardon, entre l’offenseur et l’offensé, entre l’agresseur (le « perpetrator » : je vais revenir plus loin à ce mot retenu par Derrida dans sa conférence) et la victime. Dans son hommage à Kofman déjà, il demande, et sa question 4. Ces deux expressions sont de Sarah Kofman. Sur cette question, voir mon texte, « “Traiter de l’intraitable”. Remarques sur la pensée de l’esthétique de Sarah Kofman dans Mélancolie de l’art », dans Penser en commun ? Un « rapport sans rapport ». Jean-Luc Nancy et Sarah Kofman lecteurs de Blanchot, I. Ullern et Pierre Gisel (dir.), Paris, Beauchesne, coll. « Prétentaine. Essais en sciences humaines – réflexions philosophiques », 2015, p. 201-233.

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ouvre celle du temps, de l’histoire, de la mémoire, consciente et inconsciente : Comment s’acquitter d’un pardon ? Et le pardon ne doit-il pas exclure tout acquittement de soi, tout acquittement de l’autre ? Pardonner, ce n’est sûrement pas tenir pour quitte. Ni soi ni l’autre. Ce serait répéter le mal, y contresigner, le consacrer, le laisser être ce qu’il est, inaltérable et identique à soi. Aucune adéquation n’est ici de mise ou tolérable. […] […] Pas de pardon sans mémoire, certes, mais pas de pardon qui se réduise à un acte de mémoire. Et pardonner ne revient pas à oublier, surtout pas. (cg, 157)

À partir de cette histoire juive des deux amis qui « n’ont pas désarmé » et « continuent à se vouloir du mal », Derrida analyse donc ce symptôme par lequel ils « feignent, “pour rire”, » de se pardonner tout en « poursuivant intérieurement les hostilités » et il montre comment ils font dès lors l’expérience de « l’impossibilité radicale du pardon » (cg, 158). Mais c’est le mot même d’« expérience » qui se révèle rapidement insuffisant ici : […] l’impossibilité du pardon, ne nous le cachons pas, il faut la penser encore autrement, et jusqu’à la racine la plus radicale de son paradoxe, dans la formation même d’un concept de pardon. Quel étrange concept ! Comme il ne résiste pas à l’impossibilité de ce qui voudrait se concevoir en lui, avec lui, comme il y explose ou implose, c’est toute une chaîne de concept [sic] qui saute avec lui, et même le concept de concept qui se trouve alors faire l’épreuve de sa précarité essentielle, de sa finitude et de sa déconstructibilité. (cg, 158)

Déjà, dans ces lignes, Derrida souligne donc un point capital de sa réflexion, à savoir que le pardon n’est pas une question théorique, une question qu’on pourrait simplement

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théoriser ou formaliser : il échappe, au contraire, selon lui « en tant que tel » au concept (mais pas à la pensée), à l’histoire, à la philosophie (à une certaine tradition philosophique du moins)5. Lors d’une table ronde précisément intitulée « On Forgiveness » à laquelle il participa à Villanova en octobre 1999, Derrida affirmera en effet que « le pardon devrait excéder la catégorie même de la présence et, bien entendu, de l’objectivité, de toute chose qui pourrait faire l’objet d’un énoncé [statement] théorique ; il n’y a pas d’énoncé théorique au sujet du pardon. Chaque fois que je fais une déclaration théorique au sujet de l’événement du pardon, je suis sûr de le manquer6 », de le trahir. En raison de cet excès, on ne peut donc « avoir aucun savoir » du pardon et on « ne peut en

5. Cette discussion sur le pardon infini, hétérogène à la notion d’histoire et d’historicité elle-même, est au cœur du commentaire que fait Derrida des Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel dans sa « Conférence de Rio de Janeiro ». Voir J. Derrida, « Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ? », dans J. Derrida et E. Nascimento, La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 84 sq., et ailleurs dans son séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1999). Derrida explicite également ce point lors d’une table ronde qui porte précisément sur le pardon : « From that point of view I would say that we are in something new. I would not call it post-forgiveness, and if I call this a new epoch, I would historicize it again. I think it is not a history, not a part of a history, but something more than historical that is happening now. What in the act or experience or in the thought, not the concept but the thought, of forgiveness is meta-historical, not unhistorical but historical in a different way? » (J. Derrida, « On Forgiveness : A Roundtable Discussion with Jacques Derrida. Moderated by Richard Kearney », dans Questioning God, John D. Caputo, Mark Dooley et Michael J. Scanlon (dir.), Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 2001, p. 56 (je souligne).) 6. Ibid., p. 53. Ma traduction. (« […] forgiveness should exceed the very category of presence and, of course, of objectivity, of anything that could become the object of a theoretical statement ; there is no theoretical statement about forgiveness. Each time I make a theoretical statement about the event of forgiveness I am sure that I miss it. »)

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parler de manière théorique »7 : « […] si le pardon arrive, s’  il arrive, il devrait excéder l’ordre de la présence, l’ordre de l’être, l’ordre de la conscience, et arriver dans la nuit. La nuit est son élément8. » Bien plus, le seul mode d’accès à une certaine conceptualité du pardon en passe par l’expérience – si le mot convient encore, car c’est d’une expérimentation périlleuse dont il s’agit plutôt – de l’aporie, cette aporie dont Derrida rappelle, toujours dans cette table ronde, qu’elle n’est pas à ses yeux simplement « paralysante » : Je dis souvent que l’aporie n’est pas quelque chose à quoi je peux faire référence en tant que phénomène. Dans le petit ouvrage intitulé Apories, je dis que ce qui est aporétique dans l’aporie, c’est que l’aporie ne se présente jamais elle-même comme telle. L’aporie consiste en ceci qu’on ne peut pas faire une phénoménologie de l’aporie ; l’aporie n’apparaît pas comme une aporie en tant que telle. Donc, je ne fais pas référence à un quelconque objet, à un ensemble de pôles de tranquilles oppositions. Une aporie est une expérience, c’est subir une expérience où rien – le pardon, par exemple – ne se présente comme tel9. 7. Ibid. Ma traduction. (« And about this excess itself I have no knowledge, and I cannot speak of it in a theoretical fashion. ») 8. Ibid. (c’est Jacques Derrida qui souligne). Ma traduction. (« So if forgiveness happens, if it happens, it should exceed the order of presence, the order of being, the order of consciousness, and happen in the night. The night is its element. ») 9. Ibid., p. 62. Ma traduction. (« I often say the aporia is not something I can refer to as a phenomenon. In the small work entitled Aporias I say that what is aporetic in the aporia is that the aporia never presents itself as such. The aporia consists in the fact you cannot do a phenomenology of the aporia ; the aporia does not appear as an aporia, as such. So I am not referring to some object, to a set of quiet poles of opposition. An aporia is an experience, enduring an experience, in which nothing – such as forgiveness – presents itself as such. ») Notons que la syntaxe de Derrida joue en anglais sur l’ambiguïté de ce « rien » qui n’est pas « un rien », en laissant entendre la négation (« nothing presents itself as

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Derrida expose ainsi dans cet hommage à Kofman les principales nervures de sa reconfiguration du concept du pardon, à savoir qu’« il faut donc pardonner l’impardonnable, mais l’impardonnable demeuré impardonnable, le pire du pire » (cg, 159). Cette aporie, qui est le foyer brûlant de sa pensée au sujet du pardon et le fait sortir de toute économie (dette ou grâce, calcul, stratégie, guérison, cure et, bien entendu, oubli), est également étroitement liée à cet autre paradoxe qui déconstruit radicalement, jusqu’en sa racine, la notion même de sujet dans cette étrange expérience du pardon : Pas plus que je ne peux décider, ce qui s’appelle décider en mon nom, je ne peux pardonner en mon nom, mais seulement au nom de l’autre, là où seul je ne suis pas capable ni de décider ni de pardonner. Il faut donc que je pardonne ce que je n’ai pas à pardonner, pas le pouvoir de donner ou de pardonner : que je pardonne au-delà de moi. Et que cela se fasse au nom de l’autre, voilà qui n’exonère en rien ma liberté ou ma responsabilité, au contraire10. (cg, 159)

Le pardon va donc « au-delà de moi », de sorte qu’on ne sait pas, qu’on ne doit pas pouvoir savoir qui pardonne à qui. Le pardon déconstruit même le « moi », la possibilité de dire qu’il « est “mien” ou m’est propre en général » (cg, 160).

such »), mais en ne la marquant pas, ce qu’on pourrait traduire en français par : « rien (ne) se présente comme tel ». 10. Derrida réitère cette idée lors de la table ronde : « For me to do something, which is forgiving or deciding, I must do something that is higher, larger and other than me, that is, the other makes the decision in me, which does not mean that I am passive, that I am simply obeying the other. But the one who forgives, the one who decides, the one who takes responsibility is the other in me. That comes back to the relative complexity of the scenario within ourselves. » (Ibid., p. 63 (je souligne).)

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C’est seulement à cette condition que le pardon peut advenir, se passer, arriver, sans qu’il n’y ait jamais de preuve, de manifestation, de phénoménalité garantissant son effectivité. Car le pardon, au sens où Derrida le conçoit, est un événement performatif (il accordera lors de la première année du séminaire une grande attention à cette notion dans les textes « d’apparence plus littéraire11 » [je souligne ce « d’apparence »] de Rousseau et de Kafka notamment, qui constituent un lieu privilégié pour penser la mise en œuvre de cette performativité du pardon en tant qu’acte de langage) : le pardon est un « événement [en ce qu’il] affecte le “qui” et le “quoi”12 », l’événement du pardon, c’est ce qui déconstruit jusqu’à la possibilité de dire ce qui se passe entre le qui et le quoi. Dans une séance de la première année de son séminaire, Derrida va d’ailleurs inventer le terme de « quasipardonnance », utilisant cette « voix moyenne » pour laisser entendre que ([…] cette pardonnance, cette situation de pardon, cet effet de pardon, peut avoir lieu là où personne, aucun sujet présent, n’est plus présentement là pour pardonner ou être pardonné ; et cela pose en effet la question du testament, de la spectralité, de la trace, et surtout du devenir-littéraire ou poétique de cette trace testamentaire, de cette trace testamentaire et textuelle qui semble fonctionner toute seule, d’elle-même, en l’absence de ses producteurs, comme une machine), car, disais-je, cette quasipardonnance peut n’avoir son lieu que dans ce que nous appellerons ici le poème (poêma non pas la poiêsis, l’acte poétique ou 11. Voir infra, l’argument du séminaire, cité in extenso, p. 53-54 et p. 55. 12. J. Derrida, « Le ruban de machine à écrire. Limited Ink ii », dans Papier Machine et autres réponses, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 84.

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l’acte de signature poétique, l’acte), mais ce qui reste, la trace restante, précaire, finie mais survivante, le texte qui, automatiquement, comme une quasi-machine, peut re-produire du pardon là où ni le coupable à pardonner ni lavictime pardonnante ne sont plus là, présentement vivants, ne sont plus « être-là » dans le Présent Vivant13.

C’est même là, dit Derrida dans son texte adressé à Sarah Kofman, « la dernière aporie du pardon, la plus artiste, la plus douée pour faire rire à la folie » (cg, 161) : le pardon, il ne faut surtout pas le dire, comme il l’écrira dans le dernier chapitre de Donner la mort précisément intitulé « Pardon de ne pas vouloir dire… » – chapitre qui, incidemment, est aussi une séance de son séminaire14. Dire le pardon, voilà donc encore une impossibilité du pardon selon Derrida, car dire « je te pardonne », c’est blesser une deuxième fois la personne (aussi bien celle qui pardonne que celle qui est pardonnée) en rouvrant une scène de reconnaissance, de transaction, de commerce qui « détruit le don » (cg, 161) du pardon dès qu’on le prononce, de sorte que, comme le dit Derrida, tout se passe [c]omme si on ne pouvait pardonner qu’aux morts (en faisant au moins comme si l’autre était mort [pour « rire »], en situation de ne plus être là à jamais pour entendre, au moment de 13. J. Derrida, « Cinquième séance. Le 28 janvier 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998), p. 9-10. Cette « quasipardonnance », souligne Derrida, « est cette complication qui nous importe ici avant tout », précisant qu’il se servira désormais de ce mot « pour désigner le tout du procès qui inclut le pardon demandé, le pardon accordé, l’être pardonné, l’être pardonnant avec tous les motifs qui s’y inscrivent : expiation, repentir, rédemption, salvation, réconciliation, etc. ». (Ibid. (c’est Jacques Derrida qui souligne).) 14. Voir J. Derrida, « Quatrième séance. Le 14 janvier 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998).

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recevoir le pardon), et comme si on ne pouvait pardonner qu’au mort tout en faisant soi-même le mort (comme si on ne pardonnait pas, comme si on ne le laissait pas savoir ou, à la limite, ne le savait même pas soi-même). De ce point de vue, deux vivants ne peuvent se pardonner et déclarer qu’ils se pardonnent en tant que vivants. Il faudrait être mort pour croire le pardon possible. (cg, 161 ; les crochets sont de Derrida.)

Ce passage est, il reste des plus étranges, des plus violents aussi (on ne dit peut-être pas assez à quel point l’approche de Derrida, en s’éloignant des positions morales ou éthiques, en forçant la tradition hors de son sillon et de la façon commune de penser, se révèle elle aussi violente), et il m’interpelle quant au titre du livre La Solidarité des vivants et le pardon15 qui a été retenu et qui porte sur sa couverture les noms des deux auteurs, l’un vivant, l’autre mort, du moins « en apparence ». Comment faut-il entendre le mot « vivants » dans ce titre (et pas seulement) ? Quel commerce ce titre entretient-il implicitement déjà avec les morts, les fantômes, les spectres ? Je pense à ces lignes de Derrida dans son texte pour Sarah Kofman : […] le pardon le reste, impossible, de toutes les façons : entre deux vivants, entre un mort et un vivant, entre deux morts. Il n’est possible, dans son impossibilité même, qu’à la frontière invisible entre vie et mort (car on l’a vu, on ne peut pardonner 15. L’expression « solidarité des vivants » est de Jacques Derrida qui l’utilise dans son entretien avec Evando Nascimento dans un sens différent que je le fais ici, au sujet de la « politisation cosmopolitique, celle des citoyens du monde » : « Je suis favorable – je le dis dans Spectres de Marx – à une solidarité mondiale qui ne soit pas simplement une solidarité entre les citoyens, mais qui pourrait aussi être une solidarité des vivants ne se définissant pas avant tout comme une politique des citoyens. »  (« Premier entretien avec Jacques Derrida : “La solidarité des vivants” », dans La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 125-126.)

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que là où le pardonnant et le pardonné ne sont pas là pour le savoir) mais cette frontière de scandale ne se laisse pas franchir : ni par du vivant ni par du mort. (cg, 162) 

Je reviendrai plus loin à cette question du pardon en tant qu’acte poétique (ou instituant une poétique de l’acte), mais je voudrais, avant de quitter ce texte qui est loin d’être seulement un prétexte devançant dans l’œuvre de Derrida son analyse de cette grande question du pardon, encore souligner ici son geste performatif qui, en liant don et pardon dans son hommage à la mémoire de Sarah Kofman, ne fait pas qu’en parler théoriquement, mais invente au contraire pour elle, en son nom, un concept autre du pardon, renommé par lui la « redonnée du pardon » justement : La réponse doit être chaque fois inventée, singulière, signée – et chaque fois une seule fois comme le don d’une œuvre, une donation d’art et de vie, unique et jusqu’à la fin du monde rejouée. Redonnée. A l’impossible, je veux dire jusqu’à l’impossible. (cg, 163)

Tout se passe donc comme si Derrida faisait ici effectivement don à Sarah Kofman d’une « offrande oblique ». Et cela rejoint de nouveau le paradoxe du titre choisi pour ce livre qu’Evando Nascimento cosigne, lui vivant, avec Jacques Derrida, qui est absent, tout comme dans son hommage, Derrida était, lui, vivant, et Sarah, à la place, introuvable, intenable, d’une survivante (cg, 13) : dans ce titre, La Soli­ darité des vivants et le pardon, la « solidarité » concerne-t-elle seulement les vivants ? Il est bien évident que non, et que, moins que jamais, vie et mort s’opposent ici, dès lors que dans le pardon, on n’en a jamais fini (le temps du pardon

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n’est pas historique, prescriptible, « fini »), dès lors qu’il y va de la mémoire et de la survie, de la survivance (et non seulement du sursis) au sens que Derrida et Kofman tous deux, dans le sillage de Nietzsche tout particulièrement, ont donné à ce mot qu’ils n’ont cessé de réaffirmer16. Il faudrait donc relire soigneusement ces pages et les raccorder à ce que j’essaierai de dire ici du « genre » du pardon. La reconfiguration derridienne du concept de pardon doit bien (dans une dette sans dette mais non sans reconnaissance) quelque chose à Sarah Kofman, elle qui pensa non seulement l’énigme du féminin mais s’affronta durement, en en payant le prix dans Paroles suffoquées et surtout dans Rue Ordener, rue Labat, à la parole performative du témoignage et de l’écriture autobiographique. Cela aussi est au cœur de la « Conférence de Rio de Janeiro », comme on le verra plus loin. Car si j’ai placé cette citation de Kofman en exergue de mon propos aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il y va de la 16. « L’affirmation de la vie n’est pas autre chose qu’une certaine pensée de la mort ; elle n’est ni opposition ni indifférence à la mort. Ni opposition ni indifférence à la mort, on dirait presque le contraire si ce n’était encore céder à l’opposition. » (J. Derrida, « ……. », Les Cahiers du Grif, art. cité, p. 138.) On pensera aussi aux pages finales de son texte testamentaire, Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Éditions Galilée et Le Monde, coll. « La philosophie en effet », 2005, p. 54-55 : « Non, tout le temps, la déconstruction est du côté du oui, de l’affirmation de la vie. Tout ce que je dis […] de la survie comme complication de l’opposition vie/mort, procède chez moi d’une affirmation inconditionnelle de la vie. La survivance, c’est la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n’est pas mortifère, au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort, car la survie, ce n’est pas simplement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible. » (C’est Jacques Derrida qui souligne.) Sur cette question, voir aussi le séminaire « La vie la mort » de 1975-1976 dont Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf préparent l’édition (à paraître aux Éditions du Seuil en 2019).

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voix d’une femme – « Mais – la femme sera mon sujet17 », comme le dit Derrida dans Éperons, sa conférence célèbre du colloque « Nietzsche aujourd’hui ? » en 1972, où, en présence de Sarah Kofman, il avait lié la question de la « femme », à celles de la vérité, de l’interprétation, de l’ironie et de l’écriture –, et que c’est cette question de la femme (de la différence sexuelle, du « genre », pour citer l’un des quatre maîtres mots du titre de sa conférence à Rio) dans son rapport au pardon que je tenterai de suivre ici. Enfin, cet exergue m’importe aussi parce qu’il y va du rire, du rire de Sarah (l’amie, mais aussi la Sarah biblique), ou d’un sourire qui devrait toujours apparaître sans pourtant se phénoménaliser pour signer l’effectivité d’un pardon – sourire ou rire, à peine un soupir peut-être, qui passe donc outre le langage verbal ou même extra verbal.

17. J. Derrida, Éperons. Les styles de Nietzsche, préface de Stefano Agosti, dessins de François Loubrieu, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1978 [1976], p. 27. Énoncé à mettre bien sûr en regard de cet autre, à la fin de l’essai, où il affirme, puisqu’il est impossible de s’approprier « quelque chose comme un don déterminé (du sujet, du corps, du sexe et autres choses semblables […] » : « la femme n’aura donc pas été mon sujet ». (Ibid., p. 100.)

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II

Avant de m’engager dans ces questions, permettez-moi de dire un mot au sujet du séminaire « Le parjure et le pardon » dont cette dernière conférence est issue. Quelques précisions sont en effet utiles pour mieux cerner le mouvement de pensée dans lequel s’inscrit cette conférence prononcée par Derrida à Rio le 16 août 2004. Le titre, d’abord, présente une vertigineuse perversité. Derrida a donné le séminaire « Le parjure et le pardon » à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess), à Paris, de 1997 à 1999. Dans la note introductive de sa conférence de Rio, il mentionne qu’il s’agit de la « Transcription (très légèrement remaniée) d’une séance du séminaire sur Le Pardon et le parjure (ehess, 1998-1999) » (pvrg, 61, note 1), alors que dans l’Annuaire de l’ehess, c’est bien le titre « Le parjure et le pardon » qui est inscrit pour ces deux années. Dans le tapuscrit du séminaire donné en 1997-1998, Derrida commente d’ailleurs lui-même cette question à deux reprises (notamment dans la première séance1 et la troisième séance2 du séminaire) et il y revient également 1. J. Derrida, « Première séance. Le 12 novembre 1997 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998), p. 21-23. 2. J. Derrida, « Troisième séance. Le 3  décembre 1997 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998), passage manuscrit, p. 11.

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lors de la première séance de l’année suivante, faisant explicitement référence au titre « “Parjure et pardon”3 ». C’est donc ce titre que nous avons choisi, en tant qu’éditeurs du séminaire, de retenir. Car force est de constater que l’ordre de ces mots, « pardon » et « parjure », varie néanmoins souvent au cours de ces deux années. En 1997-1998, c’est la mention « par j/d (Parjure/ Pardon) » qui apparaît dans les titres des fichiers informatiques et sur le tapuscrit, alors que, l’année suivante, c’est la mention « Pardon/parjure » qui est systématiquement retenue dans les titres des fichiers informatiques. On peut aussi noter que Jacques Derrida associe les initiales de son nom, « j/d », à l’acronyme « par », qui vaut ainsi à la fois comme la particule commune des deux mots clés du séminaire, leur contraction, et comme préposition : il y a là une intéressante réinscription « autobiographique » dans le contexte de cette question du pardon, étroitement liée à la confession et à l’aveu, où l’on aperçoit au fil des séances plusieurs identifications, jouées ou non, de Derrida avec Rousseau (lors de l’épisode du ruban volé) et Nelson Mandela (lors du récit de sa circoncision ou du changement de son prénom dans son autobiographie, Long Walk to Freedom4, scènes commentées par Derrida dans la 3. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 16 et p. 20. « Et nous allons faire comme si nous ouvrions la séance d’une nouvelle Commission, la Commission Parjure et Pardon, en hommage à la commission sudafricaine “Vérité et Réconciliation” […] ». (Ibid., p. 16.) 4. Nelson Mandela, Long Walk to Freedom : The Autobiography of Nelson Mandela, Boston, New York, Toronto et Londres, Little, Brown and Company, 1994 (rééd., The Illustrated Long Walk to Freedom, 1996) ; Un long chemin vers la liberté, trad. française Jean Guiloineau, Paris, Fayard, 1995 (rééd., Le Livre de poche, 1997).

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première séance de son séminaire et qui, toutes deux, ne sont pas étrangères à « Circonfession5 »). Mais revenons encore un instant sur le titre où le mot « parjure » précède généralement celui de « pardon », ce qui ouvre déjà une certaine ligne de lecture. On remarquera que le séminaire antérieur s’intitulait « Hostilité/hospitalité », le terme « négatif » devançant ici aussi le terme « positif » : le titre « Le parjure et le pardon » faisait donc sans doute écho par sa symétrie à cette inversion. Dans une de ses réponses lors de cette table ronde au colloque « Religion and Postmodernism » de Villanova que j’ai mentionnée et dont les deux thèmes étaient « Forgiving » et « God », Derrida commentera d’ailleurs le titre en ce sens : Le parjure ne relève pas de [does not fall upon] la promesse ou de la foi jurée. C’est pourquoi le séminaire que je suis en train de donner ne porte pas simplement sur « Le pardon ». Il s’intitule « Le pardon et parjure ». Je pense que le parjure est malheureusement au tout commencement de l’éthique la plus moraliste, la plus éthique des éthiques6. 

Toutefois, et il faut le souligner, quel que soit le choix fait entre ces deux mots, leur interversion reste par ailleurs fréquente, nécessaire même, comme si quelque pulsion travaillait à les permuter, les convertir ou les pervertir, rendant leur succession ou consécution instables. Comme si, en fait, ces deux 5. J. Derrida, « Circonfession », dans Jacques Derrida, avec Geoffrey Bennington, Paris, Seuil, coll. « Les contemporains », 1991 (rééd., 2008). 6. J. Derrida, « On Forgiveness », dans Questioning God, op. cit., p. 67. Ma traduction. (« The perjury does not fall upon the promise or the sworn faith. That is why the seminar I am currently giving is not simply on “Forgiveness.” It is called “Forgiveness and Perjury.” I think that perjury is unfortunately at the very beginning of the most moralistic ethics, the most ethical ethics. »)

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mots se persécutaient, en plus d’un sens (comme aussi ce mot, « perpetrator  7 », que Derrida laisse de manière significative en 7. Voir J. Derrida, Le Siècle et le Pardon, entretien avec Michel Wieviorka, dans Foi et Savoir, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Folio essais », 2000, p. 117 : « […] le coupable (le “perpetrator”, comme on dit en Afrique du Sud) ». Insistons, au passage, sur cette autre scène, elle aussi théâtrale, de ce dialogue de Capri où sept philosophes discutent de la religion, en quatre langues européennes différentes (allemand, espagnol, français et italien) mais toutes de même culture chrétienne, « à peine judéo-chrétienne ». Derrida déplore qu’il n’y ait « aucun musulman parmi nous, hélas, du moins pour cette discussion préliminaire. Aucun représentant d’autres cultes non plus. Aucune femme ! Nous devrons en tenir compte : parler pour ces témoins muets sans parler pour eux, à leur place, et en tirer toutes sortes de conséquences. » (Ibid., p. 13 (les italiques sont dans le texte).) Voir particulièrement le § 43, sur le « Double viol » et la « nouvelle cruauté » qui allie la « sauvagerie réactive » et la « calculabilité technoscientifique la plus avancée » : « Est-il possible de parler aujourd’hui de ce double viol, d’en parler d’une façon qui ne soit pas trop niaise, en “ignorant” la “psychanalyse” ? » (Ibid., p.  82.) Sur l’étymologie latine du mot « perpetrator » et sa signification dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation, voir l’article de Philippe-Joseph Salazar :  « L’ensemble du processus public de confession d’actes violents portant abus des droits de l’homme sous l’apartheid, de demande d’amnistie et d’octroi d’amnistie qui se redouble de demande de pardon et d’accord du pardon tout ce montage repose sur le “perpetrator”. Le terme est difficilement traduisible en français, pour des raisons de logique juridique : un “perpetrator” se présente volontairement devant la Commission de Vérité et de Réconciliation [sic], il n’est pas un accusé (reus), ni un coupable en puissance, c’est simplement quelqu’un qui, ayant commis des actes qui, ailleurs et autrement, relèveraient du droit pénal national ou international, raconte, de son plein gré, ce qu’il a fait (selon le catalogue des “atteintes graves aux droits de l’homme”), qui le raconte dans les moindres détails, et qui le raconte ainsi en justifiant que ses motifs étaient entièrement politiques. Il n’est même pas son propre patron et n’a un avocat (patronus) à ses côtés, si nécessaire, que pour le conseiller, le cas échéant. Son récit n’est pas une déposition, car la Commission qui entend cette narration n’est pas un tribunal. Et si, au vu de son statut constitutionnel, elle est en effet une Commission souveraine et responsable devant le Parlement, le récit du “perpetrator” n’est pas non plus un témoignage devant une commission d’enquête, si typique du droit anglo-saxon (et que déteste le droit napoléonien), car, quand bien même le narrateur est soumis à un débat contradictoire, celui-ci n’a pas pour but d’établir la culpabilité mais de s’assurer que le récit est complet et que le motif du crime est politique. Un “perpetrator”

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anglais, où le « per » est présent, et l’écho du traître par l’assonance trator/traitor, laissant passer le scandale du renversement qui se produit entre pardonnant et pardonné, mais aussi, ce qui devient proprement insupportable, entre victime et tortionnaire, surtout si l’on pense au crime du viol qui m’occupera dans un instant). Dès le titre du séminaire, on a donc affaire à une instabilité essentielle, une réversibilité, voire une contamination des deux notions qui rend toute réconciliation, induite par la conjonction « et », impossible. Le titre performe ainsi la pervertibilité qui est le cœur même de cette question du pardon comme impossible.

qui dit tout sur son crime de haine recevra l’amnistie. » (Ph.-J.  Salazar, « Perpetrator, ou de la citoyenneté criminelle », Rue Descartes, no 36, 2/2002,  p. 168-169 (c’est l’auteur qui souligne) ; aussi [en ligne], disponible sur url : < https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2002-2-page-167.htm >, consulté le 1er juin 2018.)

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III

Pour avoir une vue d’ensemble de ce séminaire, il importe de rappeler qu’il correspond à la sixième année de la série « Questions de responsabilité » que Derrida poursuivra à l’ehess pendant plus d’une décennie, de 1991 à 2003. Après les séminaires sur « Le secret » (1991-1992), « Le témoignage » (1992-1995) et l’« Hostilité/hospitalité » (1995-1997), le séminaire « Le parjure et le pardon » occupe les deux années suivantes et se situe au milieu de la série, avant les séminaires « La peine de mort » (1999-2001) et « La bête et le souverain » (2001-2003). La première année, 1997-1998, compte dix séances, auxquelles il faut ajouter trois séances de « séminaire restreint » (« L’institution philosophique devant la loi »), deux séances de discussion et six séances consacrées à des conférences (notamment de Serge Margel) et aux exposés. La seconde année, 1998-1999, compte pour sa part huit séances (sans séminaire restreint). Derrida en présente les enjeux en ces termes dans l’Annuaire de l’ehess 1997-1998 où il condense les questions qu’il entend développer au cours de ces deux années : Nous poursuivrons le cycle des recherches engagées les années passées sur les enjeux actuels (philosophique, éthique, juridique ou politique) du concept de responsabilité.

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Après avoir privilégié, à titre de fil conducteur, les thèmes du secret, du témoignage et de l’hospitalité, nous tenterons d’élaborer une problématique du parjure. Elle concerne une certaine expérience du mal, de la malignité ou de la mauvaise foi quand cette négativité prend la forme du reniement. Au regard du gage ou de l’engagement performatif « devant la loi » (promesse, foi jurée, parole donnée, parole d’honneur, serment, pacte, contrat, alliance, dette, etc.), diverses formes de trahison (parjure, infidélité, reniement, faux témoignage, mensonge, promesse non tenue, profanation, sacrilège, blasphème, etc.) sont étudiées dans des champs différents (éthique, anthropologie, droit) et à partir de corpus divers (exégétiques, philosophiques ou littéraires par exemple). Nous avons essayé de lier ces questions du « mal » à celle du pardon. Si le pardon n’est ni l’excuse, ni l’oubli, ni l’amnistie, ni la prescription, ni la « grâce politique », s’il ne se mesure, paradoxalement, qu’à l’impardonnable, comment penser la « possibilité » de cette « impossibilité » ? La trajectoire esquissée cette année passait aussi bien par des lectures (les deux ouvrages de Jankélévitch sur le pardon et l’imprescriptibilité, tels textes de Kant sur le droit de grâce, des textes bibliques ou grecs – platoniciens en particulier –, des œuvres d’apparence plus littéraire (Shakespeare – Le marchand de Venise ou Hamlet, – Kierkegaard, Baudelaire, Kafka) que par l’analyse de quelques-unes des scènes de « pardon » ou de « repentir » politiques qui se multiplient aujourd’hui dans le monde, en France ou en Afrique du Sud, mais en vérité sur tous les continents1. 1. J. Derrida, « Questions de responsabilité (vi. Le parjure et le pardon) », dans Annuaire de l’ehess 1997-1998, Paris, Éditions de l’ehess, 1998, p. 553-554. Dans le tapuscrit du séminaire américain donné à la New York University en 2001, Jacques Derrida reprend cette description et précise dans une note introductive la première phrase : « Bien que toute faute soit par essence un parjure (le manquement à une promesse ou à un devoir au moins implicite), la problématique concernerait avant tout une certaine expérience déterminée du reniement. » (Document inséré dans le tapuscrit du séminaire « Le parjure et

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L’année suivante, Derrida reprend exactement le même descriptif dans l’Annuaire de l’ehess, ajoutant seulement une parenthèse où il précise les « principaux textes étudiés » en 1998-1999 : La cité de Dieu de Saint Augustin, des textes de Hegel sur le pardon – notamment dans L’esprit du christianisme et son destin, et dans La phénoménologie de l’esprit –, certaines Lectures talmudiques de Lévinas, différents écrits de Nelson Mandela et de Desmund [sic] Tutu autour de la question de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, des articles de presse autour de différentes scènes de « repentir » aux usa – Clinton et l’esclavage, Clinton et la politique en Amérique latine, Clinton et le « Monicagate », etc.  – ; enfin Le parjure d’Henri Thomas2.

Mais c’est dans la « Leçon » qu’il prononcera lors du xxxviie Colloque des intellectuels juifs de langue française consacré à la question « Comment vivre ensemble ? », qui s’est tenu à Paris du 5 au 7  décembre 1998, que Derrida expose de manière la plus détaillée les enjeux dont traite l’ensemble du séminaire alors en cours : Si j’ai choisi le thème de l’aveu, c’est d’abord en raison de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, une sorte de grande répétition générale, une scène, voire une théâtralisation de l’aveu, du retour et du repentir qui me paraît signifier une mutation en cours, fragile, certes, fuyante, difficile à interpréter, mais comme le moment d’une irrécusable rupture dans l’histoire du politique, du juridique, des rapports entre les communautés, la le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999). C’est Jacques Derrida qui souligne.) 2. J. Derrida, « Questions de responsabilité (vii. Le parjure et le pardon) », dans Annuaire de l’ehess 1998-1999, Paris, Éditions de l’ehess, 1999, p. 571-572.

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société civile et l’Etat, entre les Etats souverains, le droit international et les organisations non gouvernementales, entre l’éthique, le juridique et le politique, entre le public et le privé, entre la citoyenneté nationale et une citoyenneté internationale voire une méta-citoyenneté, en un mot quant à un lien social qui passe les frontières de ces ensembles qu’on appelle la famille, la nation ou l’Etat. Parfois accompagnées de ce qu’on appelle à tort ou à raison le repentir, parfois précédées ou accompagnées de ce qu’on croit à tort ou à raison devoir les conditionner, à savoir la confession, le repentir, le pardon demandé, les scènes d’aveu se multiplient et s’accélèrent même depuis quelques années, mois ou semaines, tous les jours en vérité, dans un espace public transformé par les télé-technologies et par le capital médiatique, par la vitesse et l’étendue de la communication, mais aussi par les effets multiples d’une technologie, d’une technopolitique et d’une technogénétique, qui bouleversent à la fois toutes les conditions : et les conditions de l’être-ensemble (la supposée proximité, au même instant, dans un même lieu et un même territoire, comme si l’unicité d’un lieu sur terre, d’une terre, devenait de plus en plus, comme on le dit d’un téléphone, et à la mesure dudit téléphone, portable) et les conditions du vivant dans son rapport technique au non-vivant, à l’hétéro- ou l’homo-greffe, à la prothèse, à l’insémination artificielle, au clonage, etc. Débordant largement le territoire de l’Etat ou de la Nation, toutes ces scènes d’aveu et de réexamen de crimes passés en appellent au témoignage, voire au jugement d’une communauté, donc d’une modalité du vivre-ensemble, virtuellement universelle mais aussi virtuellement instituée en tribunal infini ou en confessionnal mondial3.

3. J. Derrida, « Leçon », dans Comment vivre ensemble ? Actes du

xxxviie Colloque des intellectuels juifs de langue française, Jean Halpérin et Nelly

Hansson (dir.), Paris, Albin Michel, 2001, p. 200-201 (c’est Jacques Derrida qui souligne).

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On voit que Derrida met ici en relief la double dimension archaïque (sans âge) et « techno-politique » qui est simultanément à l’œuvre dans le pardon, en insistant sur les modalités de cette « virtuactualité » qui en complique infiniment la définition et la conceptualité. Lors de la table ronde « On Forgiveness », Derrida exprimera en des termes plus directs encore sa position, déclarant au sujet du mot « pardon » : Peut-être, comme rien ne peut s’y mesurer, ce mot est-il simplement inutile. Peut-être devrons-nous nous en débarrasser. Peut-être est-ce là ce qui se passe aujourd’hui sur la scène mondiale. D’une part, le pardon domine le monde entier et d’autre part, il est devenu creux, vide, atténué. Peut-être est-ce là ce dont nous faisons l’expérience maintenant4.

4. J. Derrida, « On Forgiveness », dans Questioning God, op. cit., p. 54. Ma traduction. (« Perhaps, since nothing can be adequate to it, this word is just useless. Perhaps we will have to get rid of it. Perhaps that is what is going on today on a worldwide scene. On the one hand, forgiveness dominates the whole world, and on the other hand, it has become hollow, void, attenuated. Perhaps that is what we are experiencing right now. ») Lors de cette table ronde, Derrida explique qu’il s’oppose à Vladimir Jankélévitch lorsque celui-ci affirme que « Le pardon est mort dans les camps de la mort » (V. Jankélévitch, Pardonner ?, dans L’Imprescriptible. Pardonner ? – Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986, p. 86) : « I oppose this. It is exactly the opposite. It is because forgiveness seems to be impossible that forgiveness finds a starting point, a new starting point. So I would not say that we are entering a post-forgiveness era at all. I said almost exactly the opposite. […] If I do not think we are entering an era of post-forgiveness, nevertheless I think that something new is happening today in the world and that this has precisely to do with what happened in the second part of the century. In the process of globalization we see the theatricality of forgiveness, with heads of state asking for forgiveness, and so forth. By reference, I add to this the juridical concept of “crimes against humanity,” which was coined for diplomatic reasons, produced by the Nuremberg court, and a new “Declaration of the Rights of Man,” which is different from the previous one. So there is a new space in which the universalization of the notion of the inexpiable provokes new urges for forgiveness, even if it is in a confused language, in a language full of equivocations. » (Ibid., p. 55.)

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Contrairement aux autres séminaires de la série « Ques­ tions de responsabilité » qui ont été publiés jusqu’à présent (le Séminaire La bête et le souverain, 2001-2003, et le Séminaire La peine de mort, 1999-2001), plusieurs séances du séminaire « Le parjure et le pardon » ont paru de manière autonome, Derrida se servant de ces séances dans les nombreux colloques et débats auxquels il participa, notamment aux ÉtatsUnis, en Pologne, en Grèce, en Israël et en Palestine, en Afrique du Sud, ou encore au Brésil où il prononcera sa conférence en 2004. Le nombre de déplacements accomplis par Derrida au cours de ces deux années est d’ailleurs assez phénoménal, révélateur non seulement de l’accélération de la diffusion internationale de sa pensée sur cette question mais plus encore de cette « mondialisation du pardon » et de la transculturalité de cette question qui a de fortes répercussions dans les différentes aires culturelles et géopolitiques où elle a lieu5. L’intense activité déployée par Derrida au cours de ces deux années est ainsi en elle-même une preuve et une épreuve de la mondialisation qu’il est en train de 5. L’Annuaire de l’ehess  1997-1998 mentionne  des « Missions, conférences ou séminaires notamment dans les universités de New York, New School for Social Research, Cardozo Law School, Turin, Pise, Londres (ica), Sussex, Porto, Cracovie, Katowice, Varsovie, Athènes, Jérusalem, Tel Aviv, Ramallah, Fribourg (Suisse), Tunis, Aix-en-Provence, Johns Hopkins, Penn State, Californie (Irvine, Davis, usc), Cerisy-la-Salle, Afrique du Sud (quatre universités). » (Annuaire de l’ehess  1997-1998, op. cit., p.  554.) Pour l’année 1998-1999 : « Missions, conférences ou séminaires notamment dans les universités de New York, New School for Social Research, Cardozo Law School, Turin, Madrid, Valence, Oslo, Stanford, uc Irvine, Reading, Bordeaux, Athènes, Istanbul, etc. Conférence à Arles (Assises de la traduction), à Londres (ica) et à Bruxelles (Parlement international des écrivains), etc. ». (Annuaire de l’ehess 1998-1999, op. cit., p. 572.) Comme l’indique ce « etc. », cette liste est non exhaustive quant aux déplacements réellement effectués par Jacques Derrida au cours de ces deux années.

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penser dans son séminaire. Je crois qu’il est important, quand on lit l’œuvre de Jacques Derrida, de garder à l’esprit le « contexte », comme on dit (en sachant comment il a luimême toujours inquiété les limites de cette notion) et tenter, au moins minimalement, de situer l’écriture de ces textes avec précision, notamment dans le cas de ces conférences souvent issues de son enseignement. La conférence prononcée à Rio appartient ainsi au vaste chantier des « Questions de responsabilité » mis en œuvre dès 1991 et s’inscrit étroitement dans la logique discursive du séminaire « Le parjure et le pardon ». Pour mieux comprendre le propos de Derrida, il faut rappeler l’axiomatique qu’il a analysée au cours de la première année, car cette conférence correspond à un moment crucial de son argumentation, un point tournant même, alors que Derrida, amorçant le début de cette seconde année du séminaire, se déplace de l’espace européen vers une autre « scène » (il tient beaucoup à cette scénographie théâtrale), celle de l’Afrique du Sud et de la Commission Vérité et Réconciliation. Car, comme il y insiste dans ce séminaire – « tout, dans une certaine séquence qui nous intéresse, part de l’Allemagne moderne et parle allemand6 », « Tout semble partir d’Allemagne7 » –, il s’agit pour lui de penser une certaine articulation historique, mais précisément là où l’histoire du pardon met en échec cette historicité et jusqu’au concept d’histoire même. Derrida suit ici de près un fragment de Walter Benjamin, « La signification du temps dans le monde 6. J. Derrida, « Deuxième séance. Le 9 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 3. 7. Ibid., p. 6.

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moral », où celui-ci évoque, au sujet du « pardon sans réconciliation », « un autre temps, le temps de la tempête du pardon, l’orage tempétueux et intempestif du pardon », dit Derrida, qui prend la forme (et la force) d’« une sorte de violence qui fait rage et interrompt le calme du beau temps », qui « met fin au temps dans le temps »8. Derrida écrit donc au sujet de cet « autre temps » du pardon : […] car toute cette histoire du pardon, nous aurions à nous demander jusqu’à quel point elle est européo-centrée ou, dans la mondialisation en cours de l’aveu, dans le théâtre de l’aveu, si elle affecte l’Europe, la déporte, l’exporte, la reporte, la rapatrie ou l’expatrie, la réapproprie ou l’exproprie, ou l’exapproprie […]9.

Ce passage du séminaire n’a pas été repris par Derrida dans sa conférence de Rio, mais il est très important, à mon avis, pour saisir la ligne politique qu’il poursuit ici alors 8. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 19. Derrida renvoie à un fragment posthume de Walter Benjamin : « La signification du temps dans le monde moral », dans Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éds.), trad. française Jean-François Poirier et Christophe Jouanlanne, Paris, puf, coll. « Librairie du Collège international de philosophie », 2001, p. 107-108. 9. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 13. Au moment où j’écris ces lignes, presque vingt ans après ce séminaire de Derrida, a lieu à Montréal une exposition intitulée « Complainte de l’esclave » où l’artiste multidisciplinaire écossais Graham Fagen interroge le « thème de l’esclavagisme et l’implication écossaise dans le sort des populations africaines déportées dans les Caraïbes au 18e siècle […]. Alors que les manifestations de réconciliation et de rédemption nous mobilisent aujourd’hui de manière sensible par rapport à l’asservissement économique et à l’oppression culturelle des peuples […] », lit-on dans le communiqué. (Galerie de l’uqam, exposition « Graham Fagen. Complainte de l’esclave », mars 2017, Montréal. Voir le catalogue de l’exposition Graham Fagen. Complainte de l’esclave/The Slave’s Lament, textes de Louise Déry et Erica Moiah James, Montréal, Galerie de l’uqam, 2018.)

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qu’il s’intéresse de près, tout comme Timothy Garton Ash dans l’article qu’il cite dans sa conférence (mais pas sur ce point précis), à une certaine similarité, une situation parallèle entre l’Europe et l’Afrique du Sud, de même qu’à la symétrie entre « le langage de l’oppresseur » et « le langage des opprimés » (« Quelles sont les résonances, les parallèles et les différences entre ces deux cas ? »10, demande Ash). D’ailleurs, en relisant cet article, on s’aperçoit que les questions de Timothy Ash au sujet des effets de la Commission Vérité et Réconciliation rejoignent de très près celles de Derrida. Je cite Ash : Les effets d’une commission vérité [sic] ne se font pas sentir tout de suite. L’année prochaine peut-être, lorsque le décisif rapport final ainsi que les recommandations auront été soumis aux autorités, publiés, lus et suivis, nous serons capable [sic] d’en dire plus. Pourtant, selon quel critère juger du « succès » ? La vérité ? La justice ? La réconciliation ? La possibilité de faire son deuil ? La guérison ? L’unité nationale ? La prévention des abus à venir11 ?

Mais revenons encore un moment au dispositif d’ensemble du séminaire « Le parjure et le pardon ». Rappelons que Derrida avait, lors de la première année de ce séminaire, longuement commenté les ouvrages de Vladimir Jankélévitch, 10. Timothy Garton Ash, « La Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud », Esprit, no 238, décembre 1997, p. 45. Timothy Ash écrit : « Je me souviens que le chef spirituel de l’apartheid, Henrik Verwoed, a étudié la science des races (Rassenkunde) à Leipzig dans les années trente. C’est alors que l’idéologie raciste européenne, le mal érigé en bien, s’est transmuée et appliquée à l’extrémité de cette Afrique en cours de décolonisation. C’est ainsi qu’aujourd’hui, au bout du monde, je me trouve encore écouter ce déni sinueux et sans issue, typique de l’Europe du Nord protestante. » (Ibid., p. 52.) 11. Ibid., p. 55-56.

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Le Pardon et L’Imprescriptible (cette séance connaîtra une large diffusion12). Dans la deuxième séance, il avait étudié Le Marchand de Venise de Shakespeare (le pardon dans la tradition juive, donc), séance parue en totalité sous le titre « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante”13 ? ». La quatrième séance est également bien connue des lecteurs de l’œuvre du philosophe puisqu’elle correspond au dernier chapitre (« La littérature au secret ») de Donner la mort, qui paraît en 1999 (c’est le pardon dans la tradition judéo-chrétienne). Dans les séances suivantes, il examine toute la sémantique et le lexique de l’excuse en les mettant en regard de ceux du pardon dans les actes de langage : des parties des septième et huitième séances, de même que la quasi-totalité de la neuvième séance et la totalité de la dixième séance ont été reprises dans « Le ruban de machine à écrire. Limited Ink  ii », ce grand texte qui porte sur Rousseau et la lecture qu’en fait de Paul de Man dans Allégories de la lecture14. 12. Cette séance paraîtra de manière partielle en 2000 dans l’entretien avec Michel Wieviorka, Le Siècle et le Pardon (Paris, Éditions du Seuil), en traduction anglaise en 2001 (« To Forgive : The Unforgivable and the Impres­ criptible », dans Questioning God, op. cit., p. 21-51), puis en français, en totalité, sous le titre « Le pardon : l’impardonnable et l’imprescriptible » dans le Cahier de L’Herne Derrida, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (dir.), Paris, Éditions de L’Herne, n o 83, 2004, p.  541-560 (rééd., Pardonner. L’impardonnable et l’imprescriptible, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2012). 13. J. Derrida, « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” ? », dans les Quinzièmes Assises de la traduction littéraire (Arles 1998), Arles, Actes Sud, 1999, p.  21-48 (plus particulièrement p.  32-48) ; repris dans le Cahier de L’Herne Derrida, op. cit., p. 561-576 (plus particulièrement p. 566-576). 14. Voici, par ordre d’apparition (et plusieurs de ces textes reviennent dans plus d’une séance), les textes que Derrida analyse lors de cette première année du séminaire : Le Pardon et L’Imprescriptible de Vladimir Jankélévitch, La Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, la Méta­­ physique des mœurs de Kant, le poème « Todesfuge » de Celan (première

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En ce qui concerne la seconde année du séminaire, outre les trois premières séances qui font l’objet de notre attention ici, des fragments de la première séance ont été repris dans Comment vivre ensemble ? (2001), alors que des parties de la deuxième séance et de la troisième séance ont été réélaborées dans l’entretien Le Siècle et le Pardon. La quasi-totalité de la huitième séance a paru sous le titre  « Le parjure, peut-être (“brusques sautes de syntaxe”) » dans la revue Études françaises (2002) puis dans le Cahier de L’Herne Derrida (2004). Les principaux textes commentés par Derrida au cours de cette deuxième année sont, toujours par ordre d’apparition :  La Phénoménologie de l’esprit et L’Esprit du christianisme et son destin de Hegel, l’Institution de la religion chrétienne de Calvin, L’Éthique du judaïsme d’Hermann Cohen, L’Essence du judaïsme de Leo Baeck, les Quatre Lectures talmudiques de Levinas, l’Acte de la Constitution de l’Afrique du Sud, The Illustrated Long Walk to Freedom de Nelson Mandela, « Pas d’amnistie sans vérité » de Desmond Tutu, Country of my Skull d’Antjie Krog (première séance) ; Strette de Celan, La Cité de Dieu de saint Augustin, séance) ; Le Marchand de Venise, Le Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius (deuxième séance) ; l’Ancien Testament (traductions comparées de Dhorme et de Chouraqui), la Lettre au père de Kafka, Crainte et tremblement de Kierkegaard (quatrième séance) ; plusieurs poèmes des Fleurs du mal de Baudelaire, les Confessions et La Cité de Dieu de saint Augustin, Hamlet, les évangiles de Luc et Matthieu, l’Épître aux Hébreux de Paul et les Lettres ad Quintum fratrem de Cicéron (cinquième séance) ; l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, un texte de Claude Lanzmann dans Au sujet de Shoah, le Critias de Platon (sixième séance) ; les Confessions et les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, Allégories de la lecture de Paul de Man, l’Épître aux Romains de Paul et Hippias mineur de Platon (septième séance) ; Le Dernier Mot de Blanchot, Totalité et Infini et Le Temps de l’autre de Levinas, Æsthetic Ideology de Paul de Man, La Phénoménologie de l’esprit de Hegel (huitième séance) ; « Performative utterances » et « A Plea for Excuses » des Philosophical Papers d’Austin (neuvième séance).

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« Was ist Aufklärung ? » de Kant (deuxième séance) ; Le Mot d’esprit de Freud (troisième séance) ; La Cité de Dieu de nouveau (quatrième séance) ; The End of Work de Jeremy Rifkin (quatrième et cinquième séance) ; La Religion dans les limites de la simple raison de Kant, Le Très-Haut de Blanchot, Être et temps de Heidegger (sixième séance) ; Du contrat social et la Lettre de la Montagne de Rousseau, les Souvenirs contemporains de Villemain (septième séance) ; les déclarations de Marc et Antoine Pinochet, Le Parjure d’Henri Thomas, des passages de Kierkegaard (huitième séance), sans parler des nombreux articles de presse concernant l’« affaire Clinton/Monica Lewinsky » présente dans plusieurs séances.

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IV

Venons-en maintenant à la « Conférence de Rio de Janeiro ». Dans la note qui accompagne la publication de son texte intitulé « Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ? » dans Le Genre humain (et qui a été repris sous un titre différent à Rio : « Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ? », j’y reviens), Jacques Derrida précise : Ce texte présente la transcription (très légèrement remaniée) d’une séance de séminaire sur « Le pardon et le parjure » (ehess, 1998-1999). Je rentrais alors d’un voyage en Afrique du Sud. Ce séminaire était « composé », voire « dramatisé », mis en scène un peu comme le lieu théâtral d’un tribunal où comparaîtraient successivement, en tant que témoins, quatre hommes (et nulle femme), qui étaient aussi des protestants (Hegel, Mandela, Tutu, Clinton). On reconnaîtra ici les traces et justifications de cette mise en scène. Ce séminaire se prolongea, les années suivantes, autour de « La peine de mort ». Dispositif analogue : quatre témoins, quatre condamnés à mort. Mais cette fois de religions et de sexes – de genres – différents : Socrate, Jésus, Hallâj et Jeanne d’Arc1.

Toutefois, contrairement à ce que Derrida affirme dans cette note – « la transcription (très légèrement remaniée) d’une séance de séminaire » –, cette version reprend non pas 1. J. Derrida, « Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ? », dans Le Genre humain, art. cité, p. 154 (c’est Jacques Derrida qui souligne).

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une mais bien trois séances de son séminaire et donne lieu à des remaniements beaucoup plus importants qu’il ne le dit2. Derrida va en effet opérer plusieurs déplacements textuels, découper son argument en six parties, introduire des sous-titres et ajouter plusieurs développements substantiels à la version initiale de ces trois séances, où il examine les apories du pardon à partir de traditions culturelles et religieuses différentes, et dans un contexte politique non européen (Afrique du Sud et États-Unis) très chargé. S’il n’y a pas de changements majeurs entre la version parue en 2004 et celle qui est publiée en 2016 dans La Solidarité des vivants et le pardon, on peut en revanche s’interroger sur la modification du titre apportée par Derrida lorsqu’il prononce sa conférence au Brésil, car ce changement n’est pas anodin. Le texte s’intitule en effet, lors de sa parution en France, « Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ? », alors qu’à Rio, il s’intitule plutôt « Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ? », ce qui attire déjà l’attention sur le rapport du pardon à ses différentes traduc2. Quelques précisions éditoriales sur la version du séminaire de 19981999 et celle qui fut revue par Derrida lors de la publication en 2004 puis dans la conférence de Rio : une partie de la première séance du séminaire, située au début du texte (p. 2-5), est reprise dans la conférence de Rio dans la section « Un “mot de réconciliation” », p. 61-63 (en particulier la longue note 2), de même qu’un passage à la fin de cette séance (p. 21-24), repris p. 61-69. (Derrida a aussi repris une autre partie de cette séance (p. 17-20) dans « Leçon », dans Comment vivre ensemble ?, op. cit.) La deuxième séance du séminaire est presque reprise en totalité (p.  4-20) et correspond aux pages 84-94 de la « Conférence de Rio de Janeiro » (sections « Libérer l’oppresseur », « Aufhebung de l’esclavage » et le début de la section « Les idiomes du “pardon” »). Derrida reprend également la totalité de la troisième séance (p. 1-19), qui correspond pour sa part aux pages 95-120 de la « Conférence de Rio » (suite de la section « Les idiomes du “pardon” », les sections « La christianisation du pardon » et « Freud, Clinton »).

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tions. Pourquoi ce changement, et notamment la disparition des mots allemand « Versöhnung » (réconciliation) et africain « ubuntu3 » (notion venant de l’Afrique subsaharienne, proche des concepts d’« humanité » et de « fraternité », mais qui n’a pas d’équivalent en français, ces deux mots ne suffisant pas à traduire « ubuntu », qui a un sens plus vaste ; Desmond Tutu en a formulé le principe en ces termes : « J’ai besoin de toi pour être ce que je suis, et tu as besoin de moi pour être ce que tu es »4) ? « Versöhnung » renvoyait au « mot 3. Selon l’étymologie, ubuntu signifie en zoulou « humanité », mais le mot a un sens plus vaste ; en swahili, on le rapproche du verbe – buni, « inventer, construire, mettre ensemble ». Ce mot, qui n’a pas d’équivalent en français, exprime la prise de conscience d’un individu qui se définit par le contexte humain dans lequel il vit et par ses relations avec autrui. Selon l’archevêque anglican Desmond Tutu, prix Nobel de la paix en 1984 et auteur de No Future Without Forgiveness: A Personal Overview of South Africa’s Truth and Reconciliation Commission by Desmond Tutu (New York, Random House, 1999, p. 34-35), « Ubuntu is very difficult to render into a Western language. It speaks of the very essence of being human. When we want to give high praise to someone, we say “Yu, u nobuntu” ; “Hey, so-and-so has ubuntu”. Then you are generous, you are hospitable, you are friendly and caring and compassionate. You share what you have. It is to say, “My humanity is caught up, is inextricably bound up, in yours”. We belong in a bundle of life. We say, “A person is a person through other persons”. It is not, “I think therefore I am”. It says rather: “I am human because I belong. I participate, I share”. A person with ubuntu is open and available to others, affirming of others, does not feel threatened that others are able and good, for he or she has a proper self-assurance that comes from knowing that he or she belongs in a greater whole and is diminished when others are humiliated or diminished, when others are tortured or oppressed, or treated as if they were less than who they are. » « Ubuntu » est également le nom, en informatique, d’un logiciel libre, communautaire et gratuit créé en 2004 par Linux, dans le sillage des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation. Sur ce système d’exploitation, voir [en ligne], disponible sur url : < https://www.ubuntu.com >, consulté le 1er  juin 2018. Je remercie Cosmin Popovici-Toma pour cette précision. 4. Voir aussi D. Tutu, « Goodbye to the pain of the past », The Globe and Mail, 17 février 2000. Le 10 décembre 2013, dans son discours en hommage à Nelson Mandela lors de ses obsèques, le président des États-Unis, Barack Obama, a défini le concept, le qualifiant de « greatest gift », en ces termes : « Finally, Mandela understood the ties that bind the human spirit. There is a word

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de la réconciliation5 » de Hegel, « ubuntu », à l’usage, par ailleurs différent, qu’en font l’un et l’autre Tutu et Mandela in South Africa – Ubuntu – that describes his greatest gift : his recognition that we are all bound together in ways that can be invisible to the eye ; that there is a oneness to humanity ; that we achieve ourselves by sharing ourselves with others, and caring for those around us. We can never know how much of this was innate in him, or how much of was shaped and burnished in a dark, solitary cell. But we remember the gestures, large and small – introducing his jailors as honored guests at his inauguration ; taking the pitch in a Springbok uniform ; turning his family’s heartbreak into a call to confront hiv/aids – that revealed the depth of his empathy and understanding. He not only embodied Ubuntu ; he taught millions to find that truth within themselves. It took a man like Madiba to free not just the prisoner, but the jailor as well ; to show that you must trust others so that they may trust you ; to teach that reconciliation is not a matter of ignoring a cruel past, but a means of confronting it with inclusion, generosity and truth. He changed laws, but also hearts. » Ce discours est disponible sur le site de cnn ; [en ligne], disponible sur url : < http://www.cnn.com/2013/12/10/politics/mandela-obamaremarks/index.html >, consulté le 1er juin 2018. 5. Marc Nichanian commente de manière éclairante l’usage fait par Derrida de ce mot dans son texte « Versöhnung, ubuntu, pardon » : quel genre ? » et dans son séminaire : « Ajoutons ceci : Derrida n’insiste pas outre mesure sur le mot même de Versöhnung en allemand qui dit la “réconciliation” sous la forme d’un théâtre des fils ou d’une entente universelle dans le Fils, ce qui est tout de même impressionnant. Est-ce cela qu’entendait aussi Hegel, quand il parlait du “mot de (la) réconciliation” ? Encore une chance de l’allemand. Safaa Fathy a filmé en son temps une séance du séminaire parisien de Derrida, celle-là même dont nous avons maintenant le texte sous les yeux sous le titre “Réconciliation, Versöhnung…”. Le début de cette séance fournit une séquence de son film, D’ailleurs Derrida, paru en 1999 aux éditions Montparnasse. On y entend Derrida insister sur le fait qu’il ne s’agit pas chez Hegel (ou chez lui explicitant Hegel) du mot Versöhnung, mais bien de l’événement dialogique qui parle de réconciliation et qui, en parlant, l’opère. Qui aurait pu prévoir que la dialogie hégélienne en son accomplissement moderne ferait s’entrecroiser les discours du bourreau et de la victime, le discours de l’aveu et le discours du témoignage, jusqu’à les rendre indiscernables au sein du monolinguisme de l’esprit réconcilié ? » (Marc Nichanian, « Deuil et réconciliation », inédit, p. 12-13, note 13 (c’est l’auteur qui souligne). Je remercie Marc Nichanian de m’autoriser à citer ici la version, inédite en français, de son texte paru en anglais sous le titre « Mourning and Reconciliation », trad. anglaise Alison Bjerke, dans Living Together : Jacques Derrida’s Communities of Violence and Peace, Elisabeth Weber (dir.), New York, Fordham University Press, 2013, p. 333, note 17.

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dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation. Notons au passage que Derrida est très critique dans son séminaire (plus que dans sa conférence de Rio) quant à la traduction que fait Desmond Tutu de ce mot par « “justice restauratrice” » dans son entretien, « Pas d’amnistie sans vérité », qui est commenté par Derrida : La traduction de l’ubuntu, qui semble impliquer « “sympathie” », « compassion », « “reconnaissance de l’humanité en autrui” », etc., notion qui apparaît souvent dans tous les textes qui furent les prémisses de la trc [Truth and Reconciliation Commission], la traduction par Tutu de l’ubuntu en « “justice restauratrice” » avec le fondement chrétien nécessaire à cette détermination de la justice rédemptrice, cela peut paraître une violence sans doute bien intentionnée, la mieux intentionnée du monde, mais [c’est] une violence acculturante, pour ne pas dire coloniale, qui ne se limite pas à une question superficielle de langue ou de sémantique6.

Derrida est donc très méfiant quant à cette conception chrétienne d’une justice « restauratrice » ou « rédemptrice », notamment en raison de la violence faite à la langue, qui passe de nouveau, comme on le voit ici, par la question cruciale et politique de la traduction, qui peut toujours se révéler le lieu de l’« éradication du langage et de la culture d’origine7 » du témoin.

6. J. Derrida, « Troisième séance. Le 13  janvier 1999 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 2. Ce passage n’est pas repris dans la « Conférence de Rio de Janeiro ». 7. Julie A. Carlson et Elisabeth Weber, « For the Humanities », dans Speaking about Torture, J. A. Carlson et E. Weber (dir.), New York, Fordham University Press, 2012, p. 2. Ma traduction. (« […] translations whose primary task is eradication of the language and culture of origin, as well as claims to the originality, autonomy, and value of its speakers ».) Comme le soulignent les

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En introduisant ces deux mots étrangers dans son titre, Derrida souhaitait-il « ouvrir » l’oreille française à la difficile question de la traduction du pardon, et par là de la résistance de l’idiome à la traduction ? Dans la conférence de Rio, il choisit en tout cas de substituer, à ces mots étrangers, des termes français uniquement (« pardon », « vérité », « réconciliation »), précédés de déterminants qui les « substantialisent » en tant que (quasi-)concepts, ce qui confère peut-être une plus grande « universalité » à son propos (mais l’universalité fait elle-même problème, il ne cessera de le montrer, dans toute cette réflexion sur le pardon). Plus encore, Derrida déplace l’ordre des mots – de « Versöhnung » (réconciliation), « ubuntu » (« humanité africaine »), « pardon » à « Le Pardon », « La vérité », « La réconciliation » –, comme si une substitution se produisait entre les termes, induisant par cette permutation une séquence logique et sémantique différente : dans un cas, la « réconciliation » passe par l’« ubuntu » pour déboucher sur le « pardon » ; dans l’autre, le « pardon » passe par la « vérité » pour se traduire en « réconciliation ». Cette « leçon » (expression à entendre dans sa double acception génétique et politique) propose ainsi subtilement un agencement différent des concepts sous examen. En faisant ce changement de « cap » géopolitique (de l’Afrique du Sud au Brésil), Derrida opère aussi un déplacement majeur en faisant « disparaître » le mot « ubuntu » au profit du mot « vérité », absent du titre initial. Si toute interprétation de ce changement (non expliqué par Derrida lui-même) est destinée à rester hypothétique, on concédera que ces effets deux auteures, c’est même là, pour Derrida, « one of the structural conditions of witnessing : the fundamental possibility of untranslatability ». (Ibid.)

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de substitution induisent au moins une certaine translation dans la translation, point de traduction qui a une certaine portée, me semble-t-il, dans ce contexte précis8. Quoi qu’il en soit, la question du titre n’est certes pas insignifiante (on sait l’attention dont elle fait l’objet de la part de Derrida, tant dans ses propres textes que dans ceux des auteurs qu’il analyse9) et vaut d’être posée surtout en raison de l’importance que Derrida accorde au sein même de cette conférence et du séminaire dans son ensemble à la question de la traduction « relevante » et de l’idiome du pardon, un point capital de sa déconstruction des postulats et des conditions du pardon. Par ailleurs, on remarque que, dans ces deux titres, seul demeure stable  le « dernier mot », en position finale dans 8. Lors de la discussion qui suivit ma communication au colloque de Rio de Janeiro, Evando Nascimento, l’éditeur du livre qui est lui-même traducteur, commenta ce point en disant qu’il aurait sans doute paru déplacé à Jacques Derrida de proposer, « dans un pays étranger comme le Brésil », « un titre avec des mots de deux autres cultures différentes de la française » et qu’il lui aura donc « paru plus raisonnable d’utiliser des termes français ». Evando Nascimento avait également une interprétation différente de la mienne au sujet de ces modifications, insistant pour sa part sur le contexte historique et sur le fait que « l’Afrique du Sud et le Brésil étaient des pays tous deux issus d’un violent processus de colonisation, où l’esclavage et l’apartheid avaient joué un rôle décisif ». Loin de lire comme moi une gradation dans l’ordre des mots choisis par Derrida, il y voyait plutôt « un désir d’énumérer des choses différentes dans un rapport complexe ». Il est intéressant d’observer comment, ici encore, l’incidence des enjeux liés à la langue et au contexte culturel peut se poser dans l’interprétation elle-même. 9. « Qu’est-ce qu’un titre intitule, désigne, délimite ? » (J. Derrida, « Survivre », dans Parages, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1986, « Journal de bord », p. 162-163 (rééd., 2003, p. 152).) « Les transformations possibles de l’énoncé (et donc du titre) entament un procès de dissémination sans fin qui est cela même, et donc autre chose que ce qui vient au titre de titre. » (J. Derrida, « Pas », dans Parages, op. cit., p. 52 (rééd., p.  47).) Voir aussi J. Derrida, « Titre à préciser », dans Parages, op. cit., p. 224 (rééd., p. 210).

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l’énoncé : « quel genre ? », ce qui le détache des trois autres et le met en quelque sorte dans une classe à part par rapport à eux. La construction du texte confirme ainsi cette question du « genre » où elle apparaîtra en effet comme une sorte d’apartheid de l’apartheid au sein de la Commission Vérité et Réconciliation, instituant une division interne et intime à laquelle Derrida fait droit dans son argumentation. C’est aussi sur le mot « genre », il faut le noter, que porte la « question » même, cette « question » qui est a minima le signe distinctif de la philosophie pour lui10. C’est donc sur ce mot, « genre », que j’insisterai pour ma part, ce mot qui demeure inchangé, à sa place, et sur lequel Derrida a choisi de faire porter sa question. Soulignons qu’il le garde en français alors qu’il aurait pu, étant donné le « contexte » sociopolitique anglophone de ce texte, facilement le « traduire » par « gender », mais, on le sait, Derrida utilise très rarement ce mot appelé à toute une réception dans le monde anglo-saxon et qui s’imposera seulement quelques décennies plus tard en France (et souvent en anglais). Disons, pour aller très vite, que Derrida préfère l’expression idiomatique française de « différence sexuelle » à celle de « gender ». Le mot « genre » a par ailleurs l’avantage, en français, de recouvrir à la fois la question du « gender » (sexe, sexuation) et du genre générique et textuel, de 10. Je pense ici à l’analyse que fait Derrida de la phrase « Dire l’événement, est-ce possible ? » où il examine cette modalité de la question comme principe même de la philosophie. Voir J. Derrida, « Une certaine possibilité impossible de dire l’événement », dans Dire l’événement, est-ce possible ? Séminaire de Montréal, avec Gad Soussana et Alexis Nouss, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2001, p. 82 : « La question a longtemps été déterminée, depuis toujours sans doute, comme l’attitude philosophique même. »

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même que la racine le suggère, la généalogie, la génération (ce que le mot allemand « Geschlecht11 », intraduisible en français, signifie, lui aussi, de façon idiomatique et complexe). Le mot « genre » constitue donc un point névralgique du titre, mais aussi de la composition du texte puisqu’il correspond à la cinquième partie12 (sur sept) dans laquelle Derrida aborde la question spécifique du viol, et plus particulièrement de la violence sexuelle utilisée comme arme de guerre contre les femmes. Mais il ne s’agit pas seulement ici d’une prise de position morale de la part de Derrida, mais de quelque chose de plus important encore, puisque la question de la violence liée au viol est explicitement reliée par lui à la question du témoignage et de la vérité, comme on va le voir. Si l’on a parfois reproché à Derrida l’ambivalence de ses prises de position féministes (surtout aux États-Unis où la déconstruction du « phallogocentrisme » a donné lieu à maintes polémiques), cette conférence constitue sans conteste – il faut le souligner d’entrée de jeu – l’un de ses textes les plus ouvertement politiques et affirmatifs en ce qui concerne la différence sexuelle, où la question du crime sexuel, du viol, n’est pas traitée par lui comme un simple 11. Jacques Derrida souligne l’intraductibilité de ce mot allemand, qui signifie à la fois « sexe, race, famille, souche, tronc, génération, lignée, espèce, genre, people, humanité ». Voir. J. Derrida, Geschlecht iii. Sexe, race, nation, humanité, G. Bennington, Katie Chenoweth et Rodrigo Therezo (éds.), préface de R. Therezo, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 2018. 12. Je renvoie plus particulièrement à la partie du texte sous-titrée « Le viol n’est pas une violence parmi d’autres ». (J. Derrida, « Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ? », dans La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 105-110.)

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« sous-genre » des violations des droits de l’homme13, mais plutôt comme le point aveugle de la vérité et de la justice – la justice a-t-elle un genre ? la vérité a-t-elle un genre ? on entend ici résonner l’écho de questions très anciennes et pourtant toujours neuves soulevées à ce sujet vingt-cinq ans plus tôt dans Éperons –, point aveugle à partir duquel Derrida va repenser la question du pardon. Derrida se montre particulièrement sensible au fait que l’égalité entre hommes et femmes ne tient pas dans le contexte de la guerre, les risques de représailles et de torture n’étant pas équivalents des deux côtés. Dans Country of my Skull14 (traduit en français par La Douleur des mots, qui banalise 13. Le « politically correct » et la « guerre culturelle » sont devenus tels aux États-Unis que le mot « viol » doit être banni des cours à l’université, de même que des expressions telles « viol de la loi » ou « violation des droits de l’homme », comme si les deux scènes communiquaient intimement. Voir Jennie Suk Gersen, « The Trouble with Teaching Rape Law », The New Yorker, 15 décembre 2014 ; [en ligne], disponible sur url : , consulté le 1er juin 2018 : « But my experience at Harvard over the past couple of years tells me that the environment for teaching rape law and other subjects involving gender and violence is changing. Students seem more anxious about classroom discussion, and about approaching the law of sexual violence in particular, than they have ever been in my eight years as a law professor. Student organizations representing women’s interests now routinely advise students that they should not feel pressured to attend or participate in class sessions that focus on the law of sexual violence, and which might therefore be traumatic.  These organizations also ask criminal-law teachers to warn their classes that the rape-law unit might “trigger” traumatic memories. Individual students often ask teachers not to include the law of rape on exams for fear that the material would cause them to perform less well. One teacher I know was recently asked by a student not to use the word “violate” in class – as in “Does this conduct violate the law ?” – because the word was triggering. Some students have even suggested that rape law should not be taught because of its potential to cause distress. » 14. Antjie Krog, Country of my Skull : Guilt, Sorrow, and the Limits of Forgiveness in the New South Africa, introduction de Charlayne Hunter-Gault, Johannesburg, Random House, 1998 ; New York, Three Rivers Press, 1999 (rééd., Vintage, 2010)  ; La Douleur des mots, trad. française Georges Lory, Arles,

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et assourdit le titre anglais), livre-témoignage que Derrida va longuement commenter, la poète et journaliste Antjie Krog souligne cette inégalité quant aux sévices qui étaient infligés aux militantes : « “Quand les accusations étaient réduites à de la prostitution ou à de la prostitution gratuite, cela rendait possibles toutes les violences sexuelles. Il se passait des choses qui ne se passaient pas pour un homme. On se servait de votre sexualité pour vous dépouiller de toute dignité, pour miner votre estime de soi.” » (dm, 255) Elle précise : « Certaines activistes disent qu’elles ne savaient pas ce qui était le pire : les violences ou la peur continuelle dans l’espace confiné et l’isolement d’une cellule. » (dm, 254) Elle cite aussi une hypothèse d’apparence anthropologique pour expliquer « cette ambiguïté au sujet des tortures sexuelles », qui ajoutait encore à la cruauté en instrumentalisant la différence sexuelle : « On avance l’hypothèse que la torture sexuelle sur les hommes induit la passivité sexuelle, abolit la puissance politique et sexuelle, tandis que la torture sur les femmes active la sexualité. Il y a une grande colère contre les femmes – parce que les femmes n’ont pas l’autorité, mais elles ont souvent beaucoup de pouvoir. » (dm, 260) Actes Sud, coll. « Afriques », 2004 (désormais abrégé en dm, suivi de la page). Il est intéressant de remarquer que l’édition française (parue seulement en mai 2004 : Derrida en prit-il connaissance avant sa conférence à Rio en août ?) diffère de la version originale : « Dans la version française, quelques auditions au caractère douloureusement répétitif ont été réduites, ou supprimées, de même que certains dialogues faisant référence à des questions de politique locale./ En accord avec l’auteur, cette édition a été élaborée par Denis Hirson, écrivain sud-africain. » (A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 15.) Ces « suppressions » éclairent encore la pertinence du propos de Derrida quant à la place proprement « intenable », insupportable, dans son intégrité ou intégralité, « des femmes dans ce théâtre du témoignage ». (J. Derrida, « Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ? », dans La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 69, note 5.)

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Dans son commentaire de Country of my Skull, Derrida reprend l’argument d’Antjie Krog et l’amplifie, insistant sur le fait que si les militants de l’anc (African National Congress) pouvaient être respectés par leurs ennemis, ce n’était pas le cas des femmes, humiliées du seul fait de leur sexe, leurs tortionnaires déniant toute visée politique à leur action. La question des « crimes contre l’humanité » trouve ici une limite difficile à stabiliser en ce que le viol peut toujours échapper à un motif politique, seul critère déterminant en ce qui concerne les crimes sanctionnés par la Déclaration des droits de l’homme depuis la Seconde Guerre mondiale (rappelons que ce n’est que depuis la convention de Genève que le viol est considéré comme un crime de guerre). Or, comme on peut l’observer, « [l]es guerres sont plus conservatrices qu’émancipatrices à l’égard du statut des femmes : elles accroissent l’incompréhension entre les sexes et le ressentiment des hommes à l’égard des femmes […] et elles réactivent les vertus de la virilité, réassurent la prééminence masculine15 ». Le viol reste ainsi « un des plus sombres révélateurs » de la « culture de guerre »16 – et pas seulement dans le contexte de la guerre, comme le montre à l’évidence la multiplication de tels crimes épinglés dans la très équivoque expression « culture du viol » qui s’est imposée mondialement depuis quelques années et qui couvre un large spectre de crimes violents commis envers des femmes, depuis l’enlèvement des lycéennes nigérianes par Boko Haram ; les lois iniques de pays tels l’Inde, le Liban, la Malaisie, l’Indonésie, 15. Annuaire de l’ehess 1995-1996, Paris, Éditions de l’ehess, 1996, p. 510. Nous n’avons pu retrouver l’auteur de ce descriptif qui précède celui de Jacques Derrida dans l’Annuaire. 16. Ibid.

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le Venezuela ou la Turquie (où cette loi a été battue en brèche in extremis) où l’on force les victimes de viol à épouser leur agresseur pour lui éviter des poursuites judiciaires ; les familles qui, au nom de la Charia, « lavent » leur honte en mutilant ou tuant leurs filles en de supposés « crimes d’honneur » ; les meurtres et disparitions de milliers de femmes autochtones au Canada et ailleurs laissés sans enquête ; l’esclavage sexuel et la prostitution mafieuse, fléaux endémiques institutionnalisés dans tant de pays ; les exactions des passeurs-proxénètes dans ladite « crise des migrants » ; la consommation massive de la pornoculture17 sur Internet, 17. Sur cette instrumentalisation massive de la pornographie et la violence de plus en plus banalisée des pulsions sexuelles agressives dans la « pornoculture » ambiante, voir Vincenzo Susca et Claudia Attimonelli, Pornoculture. Voyage au bout de la chair, trad. française Jean-Luc Defromont, Montréal, Liber, 2017. Dans un entretien, le sociologue Vincenzo Susca commente : « La pornoculture marque ce passage vers une forme d’êtreensemble en une communion qui se rapproche de plus en plus d’une orgie – n’oublions pas son étymologie, “passion”. Donc être ensemble autour des passions, autour des sens, partager un plaisir. Nous avons l’impression que la pornoculture, notamment dans sa dimension électronique, mnémonique, sociétale, accompagne un changement de paradigme de l’êtreensemble lié au dépassement de l’individu – voire à l’obsolescence de l’individu –, à l’adoption d’une forme de vie qui se fait de plus en plus avec les autres, même en dépendance avec les autres ; et une dépendance liée de plus en plus à la chair, aux émotions, à la “tactalité”, aux humeurs, aux essences, et non plus simplement à la raison abstraite et aux idéologies. […] Elle [la pornoculture] parle ; elle est la cause et l’effet d’une nouvelle manière d’être ensemble, où l’émotion publique prévaut sur l’opinion publique. La pornoculture est une condition par laquelle la vie intime des autres n’est plus intime, mais devient une donnée que nous partageons, et qui nous accompagne, et qui forge notre identité. Et la première chose qui est porno, c’est ce sacrifice de l’intimité. De la voir partagée avec des affinités connectives. […] Étant donné la saturation du porno, ce fait qu’il est de plus en plus compliqué de monter érotiquement la barre des images choquantes – on a déjà vu le corps nu, on connaît toutes les positions possibles, on a vu toutes les formes –, maintenant, la dimension qui révèle du porno de la manière la plus exacerbée possible, c’est Daech [groupe EI]. Ce sont les

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jusqu’aux viols collectifs lors de manifestations ou de fêtes populaires, ou les viols commis sur les campus universitaires (une femme sur cinq y serait agressée selon les plus récents sondages), sans parler des trop ordinaires violences domestiques laissées impunies (voir la récente dépénalisation en Russie) : la liste pourrait encore s’allonger18. Ces quelques exemples nous incitent ainsi à poser, avec Jacques vidéos des cadavres montrés, à Nice, démembrés, humiliés. […] Trump, c’est le triomphe de la pensée du ventre. C’est quelqu’un qui vient de la télé, des spectacles de variétés, qui jouent sur des émotions viscérales, presque vilaines. Et sa victoire exprime le rejet d’une certaine politique, plus chic, plus intellectuelle, plus cultivée. Et on l’a aussi entendu exprimer une pulsion érotique brutale. » (Catherine Lalonde, « La pornoculture impose sa nouvelle façon d’être ensemble, selon Vincenzo Susca », Le Devoir, 28 février 2017, p.  1 ; [en ligne], disponible sur url : , consulté le 1er juin 2018.) Le rapport entre ladite « culture du viol » et la représentation du politique, ou plutôt le « politique en représentation » de plus en plus « fictive » et spectaculaire, mériterait plus ample examen. 18. Quelques jours avant cette conférence (suite à un article paru dans le New York Times, le 5 octobre 2017), a éclaté aux États-Unis l’affaire Harvey Weinstein, le plus puissant producteur de cinéma américain, accusé de viols et d’agressions sexuelles perpétrés pendant trente ans ; le scandale a déclenché une déferlante sans précédent de dénonciations du harcèlement sexuel en milieu de travail sur les réseaux sociaux des deux côtés de l’Atlantique, avec le mouvement #MeToo/MoiAussi et #BalanceTonPorc. J’en donnerai aussi pour symptômes trois films appartenant à différentes aires culturelles, qui ont paru en 2016 et abordaient la question du viol, non sans d’évidentes résonances politiques dans le cas des deux premiers : Era el Cielo (O Silêncio do Céu ; The Silence of the Sky), de Marco Dutra (coproduction brésiliano-chilienne) ; The Salesman (intitulé de manière ambivalente en français Le Client), de l’Iranien Asghar Farhadi ; et Elle du Belge Paul Verhoeven, qui misait davantage sur la perversité et l’ambiguïté de la violence. Dans les trois cas, si la « représentation » du viol lui-même donnait lieu à des traitements filmiques distincts (montré/caché, image floutée ou ellipse narrative), elle se concentrait sur les effets psychiques des affects (honte, déni, pardon, vengeance, cruauté) révélant un profond clivage sexuel selon les points de vue féminin (des victimes) et masculin (mari, agresseur, communauté).

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Derrida, que « le viol n’est pas une violence comme les autres » (titre de section de sa « Conférence ») ; qu’il est même peut-être le lieu par excellence où s’exerce la violence de la violence. En faisant comparaître (pour reprendre le dispositif du procès que Derrida adopte ici : « Nous sommes au théâtre de la théorie et de la politique19 », ne cesse-t-il de rappeler) l’écrivaine Antjie Krog dont il cite quelques descriptions de supplices particulièrement horribles, Derrida entend donc ramener à l’avant-plan de cette scène, comme il l’avait fait dans Politiques de l’amitié pour la sœur exclue de la « fraternité » de l’amitié virile (de ce qu’il appelle sa « frérocité20 »), la situation des femmes en temps de guerre. Mais surtout, en liant comme il le fait la question du viol au témoignage, il attire l’attention sur l’ampleur des lacunes conceptuelles concernant le rôle des femmes si l’on n’entend pas « en rester au problème de la visibilité » ou réactiver « les seules représentations de la femme héroïque ou victime »21 à leur sujet. Il est d’ailleurs intéressant de voir que, dans sa note introductive, Derrida évoque un « tribunal où comparaîtraient successivement, en tant que témoins, quatre hommes » (Hegel, Mandela, Tutu et Clinton), ajoutant entre parenthèses et en soulignant : « (et nulle femme) » (pvrg, 61, note 1 ; Derrida souligne), insistant sur cette question de la 19. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 17. 20. Sur cette impitoyable rivalité fraternelle, voir J. Derrida, Politiques de l’amitié, suivi de L’oreille de Heidegger, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1994. Voir aussi René Major, « De la frérocité », dans Au commencement – La vie la mort, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1999, p. 155-164. 21. Annuaire de l’ehess 1995-1996, op. cit., p. 510.

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différence sexuelle, alors que dans cette partie du texte, il déclare plus fortement encore, à propos du livre d’Antjie Krog : Son livre est à mes yeux l’un des plus riches, des plus lucides et des plus indispensables sur la structure, les témoignages dramatiques ou les débats de la commission Vérité et Réconciliation. En particulier quant à la différence sexuelle (au genre, gender) et à la place essentielle mais souvent intenable des femmes dans ce théâtre du témoignage. (pvrg, 69, note 5 ; je souligne.)

Derrida confère ainsi une importance très grande – soulignons l’aporie qui l’apparente déjà à la question du pardon : une « place essentielle » mais « intenable » – à ce témoignage d’Antjie Krog, qui est ici la seule femme à témoigner22, convoquant sa parole non seulement en tant que témoin privilégié qui fut radicalement bouleversée, transformée par ce qu’elle entendit lors des auditions de la Commission, mais aussi parce qu’elle s’est faite, elle qui était Blanche et parlait la langue de l’oppresseur, le porte-voix, en écrivant ce livre, de celles qui étaient sans voix (Noires et interdites dans leur langue). Rapportant la déclaration de la présidente de la Commission parlementaire pour l’égalité des sexes, dans son discours d’ouverture pour une audition consacrée aux femmes lors de la Commission Vérité et Réconciliation, Antjie Krog fait sienne cette position dans son propre témoignage :

22. Avec Monica Lewinsky dans la suite du séminaire, mais dans une position inversée à celle d’Antjie Krog.

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« Quand des femmes prennent la parole, elles parlent en notre nom, nous qui sommes trop peu courageuses pour le faire. Elles parlent pour nous qui sommes trop possédées par la douleur pour pouvoir le faire23. »

C’est d’ailleurs l’un des traits les plus significatifs de l’approche derridienne du pardon que de l’aborder du point de vue des victimes dans toute sa complexité24 (comme Benjamin, qui lit l’histoire à partir du point de vue des vaincus) : je pense ici à un tout autre moment, « d’apparence plus 23. Déclaration de Thenjiwe Mthinso, citée par Antjie Krog dans La Douleur des mots, op. cit., p. 254. 24. Il y aurait beaucoup à dire au sujet du statut hautement problématique de la victime, question à laquelle l’approche de Derrida reste toujours éminemment attentive : je soulignerai seulement ici que sa réflexion tient compte à la fois du fait que, d’une part, l’expérience de la douleur telle que l’a éprouvée la victime échappe au langage et ne peut par conséquent être toute captée par le logos et, d’autre part, que le trauma peut radicalement réduire sinon annihiler la capacité de la victime à témoigner, et donc virtuellement l’éliminer comme témoin. Comme le rappellent à juste titre Julie A. Carlson et Elisabeth Weber en citant justement « Poétique et politique du témoignage » (Cahier de L’Herne Derrida, op. cit., p. 523), « For Derrida, the acknowledgment of the possibility of such elimination of the witness is the very condition for responsible witnessing, even “the only condition for bearing witness, its only condition of possibility as condition of its impossibility – paradoxical and aporetic”. » (J. A. Carlson et E. Weber, « For the Humanities », dans Speaking about Torture, op. cit., p. 6 (ce sont les auteures qui soulignent).) Marc Nichanian propose un point de vue plus radical encore sur la victime dans le cas de ce qu’il appelle les « crimes sans vérité » : « Un crime sans vérité, par définition, est aussi un crime sans témoin et, dès lors, sans victime. Il fait disparaître la victime et le témoin, sans retour, sans reconstitution possible, sans qu’aucune “construction rétrospective” soit même envisageable. Au bout du compte, qui peut recevoir la demande de pardon ? Pour la recevoir, il faudrait se constituer en victime. Il faudrait donc changer la nature du crime, qui cesserait aussitôt d’être ce qu’il est, ce crime sans vérité. Se constituer en victime par la réception de la demande de pardon, ce serait ainsi reconstituer le crime comme un fait, en affirmer la vérité, c’est-à-dire une fois de plus en ignorer radicalement la nature. » (M.  Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p.  20 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 204 (c’est l’auteur qui souligne).)

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littéraire », du même séminaire où Derrida analyse les textes de Paul de Man et Austin, et où il ne manque pas de leur reprocher de laisser cet aspect « hors de leur champ », en soulignant que ce qui les intéresse quand ils se penchent sur la question de l’excuse, […] c’est ce qui se passe seulement du côté de qui a commis la faute (jamais de l’autre, du côté de la victime) ; et du côté de qui a commis la faute, ce qu’ils veulent analyser, c’est l’acte qui consiste à dire « je m’excuse » ou « I apologize » (plutôt que « je demande pardon », et plutôt, surtout, que « je pardonne »). Ce qui les intéresse tous deux, comme on va voir, ce n’est pas la possibilité ou non de pardonner, ni même d’excuser, mais ce qu’on fait quand on dit, sur le mode performatif, « excusezmoi » et plus précisément « je m’excuse ». Le reste (ce qui nous intéresse ici quant à la possibilité ou non de pardonner, etc.) est hors de leur champ25. 

Or le nouveau chemin du pardon, le « pardon silencieux », le « pardon inaperçu », le « pardon inconnu, accordé à l’insu de qui le reçoit » (cg, 162) qui retient Derrida, passe, lui, par « le tiers, le témoin, le terstis26, le témoignage, l’attestation, le testament mais en forme de protestation27 » (cg, 132) – et il 25. J. Derrida, « Neuvième séance. Le 11  mars 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998), p. 3. Ce passage a été modifié et atténué dans « Le ruban de machine à écrire. Limited Ink ii », dans Papier Machine, op. cit., p. 75 (c’est Jacques Derrida qui souligne). 26. On notera ici la crase entre tiers et testis (latin pour témoin). 27. « Un Juif, un Juif de tout temps et surtout en ce siècle, Sarah le sut et le vécut mieux que nous tous ici, mieux de la pire façon, c’est aussi quelqu’un qui fait l’épreuve de l’impossibilité du pardon, de son impossibilité radicale./ Qui d’ailleurs nous donnerait ce droit de pardonner ? Qui donnerait à qui le droit de pardonner pour des morts, et de pardonner l’infinie violence qui leur fut faite, les privant et de sépulture et de nom, partout dans le monde et non seulement à Auschwitz ? Et donc partout où l’impardonnable aurait eu lieu ? » (J. Derrida, « ……. », Les Cahiers du Grif, art. cité,

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passe par la femme. Pourquoi cela ? Pour plusieurs raisons, mais, entre autres, parce que la parole des femmes est le lieu exemplaire où se donne à lire – je dis bien « à lire » et non à voir ou à dire : rappelons-nous ce passage de « Fourmis » où Derrida définit la différence sexuelle : « […] la différence sexuelle reste à interpréter, à déchiffrer, à désencrypter, à lire et non à voir. Lisible, donc invisible, objet de témoignage et non de preuve – et du même coup problématique, mobile, non assurée […]28 » – l’impossibilité du pardon, c’est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, « cette possibilité im-possible de p.  158.) Argument repris et amplifié par Derrida dans sa discussion de Jankélévitch : voir « Première séance. Le 12 novembre 1997 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998) ; « Le pardon : l’impardonnable et l’imprescriptible », dans le Cahier de L’Herne Derrida (op. cit.). 28. J. Derrida, « Fourmis », dans Lectures de la différence sexuelle, Mara Negrón (dir.), Paris, Des femmes et Antoinette Fouque, 1994, p. 75. La « différence sexuelle » est non seulement une expression idiomatique française qui résiste à la traduction universalisante, elle déconstruit toute « pétition de visibilité », toute « évidence » empirique, biologique ou phénoménologique au sujet de ladite différence sexuelle « elle-même » qui, écrit Derrida, « n’existe pas en tant que tel[le]). Présentement, réellement, au-delà de toute lecture » (ibid., p. 86) : « Elle ne se donne pas à voir (savoir ou percevoir), seulement à lire. […] N’est ni prouvée, ni probable, elle relèverait plutôt, au sens le plus énigmatique de ce mot, du témoignage. » (Ibid., p. 95 (c’est Jacques Derrida qui souligne).) Comme le remarque Anne Emmanuelle Berger, Derrida critique cette « pétition de visibilité » et est très méfiant envers cette articulation implicite proposée entre la vision, conçue comme la transparence de l’expérience, le savoir et le pouvoir. En « passant de voir à lire », la différence sexuelle relève du témoignage en ce qu’elle fait appel comme lui à un « saut infini » et « suppose une telle expérience, une telle endurance de l’aveuglement, une telle épreuve du témoignage, là où il passe par le moment aboculaire […] ». (Ibid., p. 96 (c’est Jacques Derrida qui souligne).) Sur cette question, voir A. E. Berger, « Les fins d’un idiome ou la différence sexuelle en traduction », dans Le Grand Théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, Éditions Belin, 2013, p. 151-177, et mon texte, « Derrida and Sexual Difference », [trad. anglaise Jean-Michel Rabaté], dans After Derrida : Literature, Theory and Criticism in the 21st Century, J.-M. Rabaté (dir.), Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2018, p. 58-79).

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dissocier le pardon de l’aveu, du repentir, mais aussi de la réconciliation qui, dans, à l’intérieur de mais aussi contre la tradition dominante du pardon, c’est la possibilité de cette dissociation qui nous tient ici en haleine29 », dit Derrida. Ce qui retient donc Derrida dans les deux « cas typiques » des témoignages des femmes qu’il commentera, c’est d’abord le fait que, dans les phrases qu’elles prononcent, ou dont Antjie Krog se fait, en les rapportant, le « témoin de témoin »30, ces femmes parlent à la fois « en général » mais

29. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 18 (c’est Jacques Derrida qui souligne). Ce passage n’est pas repris dans la version publiée. 30. Car comme pour le poème « Aschenglorie » de Paul Celan, « Nul/ ne témoigne/ pour le témoin ». (« Aschenglorie », dans Atemwende, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 1967 ; trad. française André du Bouchet, « Cendresla gloire », dans Strette, Paris, Mercure de France, 1971, p.  50-51 ; trad. anglaise Joachim Neugroschel, « Ash-glory », dans Speech-Grille and Selected Poems, New York, Dutton, 1971, p. 240 ; trad. française Jean-Pierre Lefebvre, « Gloire de cendres », dans Renverse du souffle, édition bilingue, traduit de l’allemand et annoté par J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxie  siècle », 2003, p.  78.)  Sur ce vers commenté à maintes reprises par Derrida dans son œuvre, voir, entre autres textes, « Politique et poétique du témoignage », dans le Cahier de L’Herne Derrida op. cit., p. 521-539 et mon essai, Juste le poème, peut-être (Derrida, Celan), Montréal, Le Temps volé éditeur, 2009 (rééd., Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2017). Dans La Douleur des mots, Antjie Krog condense bien l’interdit d’Adorno au sujet de la littérature après Auschwitz et la tension éthique extrême entre l’impossibilité à dire et l’obligation de dire qui en résulte : « Aucun poème ne devrait sortir de cette expérience. Qu’on me coupe la main si j’écris ça./ […] Si j’écris ça, j’exploite et je trahis. Si je ne le fais pas, je meurs. Soudain la devise de ma grand-mère me vient à l’esprit : en cas de désespoir, fais un cake. Préparer un gâteau est une thérapie reconstituante. » (A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 75.) De manière intéressante, cette image du « cake », réponse typiquement « féminine » associée à la cuisine et à l’ingestion de la vérité, à son absorption-incorporation par un sujet particulier, est également présente chez Hélène Cixous au moment où elle évoque dans son dernier livre les apories les plus douloureuses liées aux traumatismes de la mémoire : voir H. Cixous, Correspondance avec le Mur,

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aussi à partir de la « pure singularité de la victime », de « sa seule solitude infinie » (pvrg, 98), qu’aucune instance – commission, gouvernement, institution juridique ou politique – ne saurait transcender. Je cite ce passage important du séminaire « Le parjure et le pardon » (encore non repris dans la « Conférence de Rio », mais qui importe ici à mon propos) : Pardonnante ou non pardonnante, c’est dans les deux cas typiques une femme. Je ne le souligne pas pour rappeler que la question de la différence sexuelle, bien au-delà du grand exemple sud-africain ou de tout exemple possible, marque en son dedans la question du pardon et qu’il ne faut jamais l’oublier. Et non seulement parce qu’on peut penser que l’amour ou la compassion qu’on associe plus au pardon qu’à la rigueur de la justice semblent naturellement plus féminins que masculins, comme si l’excès du pardon sur le droit, sur la rétribution, voire sur la vengeance, était chose de la femme plutôt que de l’homme  31.

La question de la différence sexuelle est ainsi inscrite par Derrida au-dedans de la question du pardon, non comme un aspect secondaire, local, encore moins marginal (un « domaccompagné de cinq dessins à la pierre noire d’Adel Abdessemed, Paris, Éditions Galilée, coll. « Lignes fictives », 2017, p. 39, p. 43 et p. 45. 31. J. Derrida, « Troisième séance. Le 13 janvier 1999 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 7 (je souligne). Ce passage n’est pas repris dans la « Conférence de Rio de Janeiro ». Dans La Douleur des mots (op. cit., p.  264), Antjie Krog rapporte le témoignage de Deborah Matshoba qui raconte comment, prisonnière, elle a réussi à parler avec sa gardienne, qui pleure parce que son “boy friend” part se battre : « “Qui va-t-il combattre là-bas ? Tu vois, tu te retrouves dans la même situation que moi. Il va mourir à la frontière, ce sont mes frères et mes sœurs qui vont le tuer. Maryna, pourquoi permets-tu cela ? Elle a pleuré, elle s’est confiée et on a parlé.” […]/ La salle où siège la Commission retient son souffle. Personne ne veut interrompre ce récit sur le pouvoir infini des femmes à aimer. Un instant sans pareil qui surpasse toutes les horreurs. »

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mage collatéral »), mais bien incisée au plus vif de la blessure intime, au lieu même d’une blessure qui reste aussi impensée qu’incicatrisable (quoi qu’en dise Hegel, qui ne fait pas grand cas de la différence sexuelle). De manière intéressante, Derrida utilise d’ailleurs ici des termes qui lient la différence sexuelle et l’inconscient, et qui reviendront, on le verra, pour qualifier la violence psychique liée au pardon. Mais si Derrida se tourne vers cette question du viol en refusant d’en faire « une violence parmi d’autres » (pvrg, 105), ce n’est pas seulement pour « ces raisons de fond », dit-il, mais pour des raisons qui lui paraissent encore plus décisives : Ce n’est pas seulement parce que, si souvent, les témoins survivants sont des femmes. Mais parce que la scène du témoignage et de la vérité, de la révélation de la vérité, met en scène le corps du témoin qui peut être aussi une victime (par exemple une femme victime de torture ou de viol). Là peuvent s’ouvrir de nouvelles questions. Lesquelles ? D’abord celle d’une violence infligée au moment même du témoignage et par le témoignage, par la vérité même ou la véracité du témoignage, soit qu’une femme ait pour la première fois à dévoiler sur son corps mis à nu la trace de blessures (ce que certaines femmes, j’y insiste, n’avaient encore jamais fait, même dans leur propre famille), soit qu’elle ait à faire le récit d’un ou de plusieurs viols, et refuse alors de témoigner, ne puisse témoigner de la vérité parce que le témoignage viendrait répéter ou accroître la violence première que la femme serait appelée à décrire ou raconter. (pvrg, 105 ; Derrida souligne.)

C’est sur ce point où la violence du témoignage vient redoubler la violence du viol et s’y abîmer, ce point où la parole rouvre la blessure que Derrida concentre son attention parce que c’est en ce lieu que se produit à la fois l’acte poétique du témoignage et l’événement du pardon qui, dit-il,

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a ceci de particulier qu’il bouleverse, comme le traumatisme, la temporalité même (l’acte passé est redoublé, voire aggravé par le récit fait dans l’après-coup [Naträchglichkeit]), de sorte que, dans l’acte du témoignage, on a moins affaire au temps ou à un procès temporel qu’au langage du pouvoir et au langage comme pouvoir (ce sera précisément là la raison de son intérêt, à un autre moment clé de ce séminaire, pour la lecture de Paul de Man lorsque celui-ci s’acharne à « mutiler32 » la phrase de Rousseau). Car relater le viol ne relève pas seulement de la description, du constatif, mais réactive au contraire la violence même, exposant de nouveau la victime à une douleur qui ne peut, elle, être simplement enregistrée ou archivée.

32. J. Derrida, « Neuvième séance. Le 11  mars 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998), p. 4 ; le passage est repris dans « Le ruban de machine à écrire. Limited ii », dans Papier Machine, op. cit., p. 89-90 : « Pourquoi découpe-t-il la phrase, la mutilant ou la démembrant ainsi, et de façon apparemment aussi arbitraire ? Pourquoi l’amputet-il de deux de ses propres petits mots avant le point (“déja vieux”) ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Je parle pourtant de mutilation, d’amputation ou de démembrement, voire de coupe arbitraire pour qualifier la violence d’une chirurgie. Une phrase est ainsi privée de deux de ses petits mots et interrompue dans sa syntaxe organique. Je souligne cette violence à la fois parce qu’il en est bien ainsi, sans doute, d’abord, et que le phénomène est aussi étrange que remarquable […], mais aussi parce que l’interprétation générale de tout “événement textuel” par de Man mettra en œuvre, de façon déterminante, on le verra, ces motifs, la mutilation et le démembrement, comme d’ailleurs l’opération d’une machinerie. » Cet aspect de la mutilation touchant le support dans sa matérialité même est également présent dans La Douleur des mots où, par exemple, on détruit le témoignage au moment même de son inscription : « Le dimanche ils m’ont demandé d’écrire mon histoire. Ils n’arrêtaient pas de déchirer le papier. » (A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 262.) La mutilation de l’archive n’est donc pas moins traumatisante que celle du corps, elle l’est même davantage en ce qu’elle touche la mémoire et virtuellement l’avenir lui-même.

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C’est aussi pourquoi le geste que Derrida pose dans ce texte est si déterminant alors qu’il élargit la question du viol et l’affranchit de son contexte spécifique pour en faire la modalité de toute violence : Toute violence est d’une certaine manière un viol et une violence sexuelle. Certes. Mais il y a ce qu’on appelle stricto sensu et littéralement le viol, le viol de la femme par l’homme, mais aussi, ne l’oublions pas, de l’homme par l’homme (car c’est toujours l’homme qui viole – la femme ou l’homme. La fréquence des sodomisations dans les prisons, c’est aussi un problème de viol, bien que les hommes n’aiment pas le nommer ainsi33). Le viol n’est pas une violence parmi d’autres. (pvrg, 105)

Et « la pire violence, le fond de la violence, ajoute Derrida quelques pages plus loin, c’est quand celle-ci touche à la

33. Jacques Derrida rappelle plus loin, en paraphrasant-traduisant Antjie Krog, que « La loi sud-africaine limite le viol à une violence entre un homme et une femme, et à la pénétration du pénis dans le vagin. Les violences orales et anales, la pénétration d’un objet étranger ne sont pas tenues pour des viols. » Cette dénégation de « leur propre soumission sexuelle à une brutalité mâle », écrit Derrida, entraîne qu’« ils [les hommes victimes de violences sexuelles] forment ainsi avec les violeurs une fraternité qui conspire contre leurs propres femmes, mères et filles… » (J. Derrida, « Le pardon, la vérité, la réconciliation : quel genre ? », dans La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 108 ; pour ces passages traduits par Derrida, voir A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 258 et p. 260.) La pertinence de ce débat concernant la définition du viol a encore été récemment mise en lumière, en France cette fois, au moment de l’affaire judiciaire concernant l’arrestation et le viol allégué d’un jeune homme de vingt-deux ans, Théodore Luhaka, lors d’un contrôle à Aulnay-sous-Bois, en Seine-SaintDenis. Très médiatisée en février 2017, l’« affaire Théo » avait soulevé de vives polémiques pour son caractère de profilage racisé et notamment autour du terme de « viol », récusé par les autorités policières, revendiquant un « viol involontaire » parce que celui-ci aurait été commis « accidentellement » à l’aide d’une matraque télescopique. Le terme de « viol » avait fini par être reconnu, mais non sans avoir donné lieu à de violentes émeutes.

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possibilité même du témoignage et de la vérité » (pvrg, 107 ; je souligne). Par la bouche d’Antjie Krog, Derrida répond ainsi de manière oblique à Hegel sur la question des blessures qui disparaissent, dont les traces s’effacent jusqu’à la cicatrice elle-même, en faisant au contraire l’un des foyers brûlants de son commentaire de La Phénoménologie de l’esprit. Je fais allusion ici à ce passage au début de sa conférence où il s’oppose à ce que Hegel dit de la blessure et de la cicatrice : […] pour que cette réconciliation soit effective, existante, pour que cette parole ne reste pas une parole verbale et abstraite, il nous faut non seulement guérir les blessures, mais les guérir assez effectivement, assez radicalement pour les éradiquer, pour que les cicatrices n’apparaissent même pas, même plus. C’est cette logique, d’ailleurs très forte, voire irrécusable, que nous questionnerons encore et encore34.

Comment ne pas penser, au sujet de cette blessure, à tout ce que Derrida écrit au sujet des escarres de sa mère dans « Circonfession », ou de sa propre circoncision bien sûr, ineffaçable geste d’agression qui a entamé sa chair et a, à jamais, porté atteinte à son intégrité tant physique qu’affective ? On trouve d’ailleurs un écho saisissant de cette douleur dans un passage de Country of my Skull quand l’une des femmes témoigne devant la Commission de la mutilation irréparable qu’elle a subie en prison – c’est un passage terrifiant cité par Derrida – où elle a été exposée à des rats et des vers rongeant son sexe et qui dit qu’elle ne sera jamais plus 34. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 12. Ce passage n’est pas repris dans la « Conférence de Rio de Janeiro ».

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intacte, indemne : « Je devais accepter d’avoir été mutilée. Cette partie de mon âme avait été dévorée, emportée par des vers et je ne serai plus jamais entière35. » (pvrg, 108) Cette mutilation traumatisante, décrite ici en des termes à la fois physiques et psychiques (on remarquera que la femme qui témoigne parle bien d’une « partie de [s]on âme » et non seulement de son corps, qui lui a été amputée), hante tout ce séminaire, où elle est traitée en des termes « en apparence » (je souligne encore cette « apparence » contestée par Derrida) tropologiques mais non moins violents, quand il demande, au sujet de la lecture de Paul de Man, pourquoi celui-ci s’acharne à découper la phrase de Rousseau en « la mutilant ou la démembrant ainsi, la coupant de deux de ses propres petits mots », opération d’amputation qui lui paraît « aussi étrange que remarquable »36. Cette mutilation/démembrement qui touche aussi bien le corps propre (physique) que figuré (l’écriture) est aussi présente dans un autre passage du commentaire sur Hegel où Derrida souligne une « reprise », un terme traditionnellement associé à la couture, et donc aux femmes encore. Derrida écrit alors, au sujet de la blessure du pardon, prenant position contre Hegel : […] et nous aurions ainsi à la fois dans le même mot, ceci est mon interprétation, celle que je risque, deux sens contraires mais indissociables : la double expérience de ce qui met en pièces et de ce qui rapièce, de ce qui coupe et de ce qui recoud, 35. La traduction est de Jacques Derrida. On lit dans La Douleur des mots (op. cit., p. 261) : « Il me faut accepter que j’ai été abîmée. Une partie de mon âme a été rongée par des asticots, je ne serai plus jamais moi-même tout entière. » (A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 261.) 36. Voir supra, note 32.

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de ce qui lèse et qui répare, ouvre et suture, blesse et panse, la blessure et la cicatrice, le mal et la réconciliation, le négatif de la séparation et le travail de réparation ; chaque fois il s’agirait de mettre en pièces par un traumatisme tout en rapiéçant par un travail de guérison : le mal et son remède, la maladie et la cure37.

Or ce passage sur la découture/recouture du pardon avait déjà fait l’objet d’un commentaire allant dans le même sens dans la première séance de l’année précédente consacrée au pardon de Jankélévitch dont Derrida se demandait s’il n’y avait pas une coquille sur le mot « décousue » : Décousue ou recousue ? Je me demande s’il n’y a pas ici une faute d’impression. À moins que savoir découdre une déchirure ne soit déjà une manière de la penser comme un accident de couture, d’une couture préalable et donc susceptible de quelque re-couture, du re-coudre, de la reprise, ce que Jankélévitch conteste ici38.

Lors de cette séance, Jacques Derrida, contestant la contestation de Jankélévitch, avait ajouté : « Il n’y a pas de reprise possible. » Il est donc très intéressant de voir comment Derrida coud lui-même ces morceaux dans le textetissu, repiquant par ce mot sa surpiqûre d’un motif traditionnellement « féminin »39. 37. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 5. Ce passage n’est pas repris dans la « Conférence de Rio de Janeiro ». 38. J. Derrida, « Le pardon : l’impardonnable et l’imprescriptible », dans le Cahier de L’Herne Derrida, op. cit., p. 560, note 3 (rééd., Pardonner, op. cit., p. 20, note 1).  39. Sur ce motif de la couture et du pardon, je me permets de renvoyer à mon texte, « “Ève Ultime” : d’Osnabrück à Gare d’Osnabrück à Jérusalem », Roman 20/50, « Hélène Cixous : Osnabrück et Si près », no  64, décembre 2017, p. 57-69. Au moment où Derrida élabore dans son séminaire cette

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Mais venons-en maintenant au cœur du propos de Derrida au sujet du viol et du témoignage, du témoignage posé luimême en termes de viol, de violence redoublant la violence première qui a été subie par la victime. Car ce qui frappe Derrida dans le témoignage d’Antjie Krog – le sien propre mais aussi celui de toutes celles qui n’ont justement pas pu témoigner devant la Commission en raison de la cruauté de la triple violence qu’elles avaient subie (« ne pas être reconnue[s] comme une militante responsable », être traitées comme des prostituées « soumise[s] au bon vouloir sexuel des tortionnaires », « être finalement empêchées, inhibées, interdites dans leur parole même, leur parole publique, et parfois privée, familiale, au sujet de ces traumatismes, de ce traumatisme dans le traumatisme » [pvrg, 106]) –, ce qui frappe, donc, Derrida dans le témoignage de ces femmes, c’est non seulement le contenu du témoignage (ce qu’il dit) mais son mode, problématique sur le pardon, Cixous traite elle aussi sur le mode de la fiction ce même motif, mais en l’inversant dans Osnabrück (Paris, Des femmes, 1999) : plutôt que de parler de « recouture », elle en « découd » autrement et parle, elle, de « découture » et de « séparation », jouant sur le rapprochement des mots allemands « trennen » (séparer, découdre) et « Tränen » (larmes). La « découture » de Cixous est également liée à un « pardon » qui ne sera jamais ni demandé ni accordé dans Osnabrück, le grand roman familial de sa mère, Ève Klein, pour qui aussi tout « part de l’Allemagne »… Sur le (non-)pardon, voir H. Cixous, Une autobiographie allemande, avec Cécile Wajsbrot, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2016, p. 89 : « (PS. moi je n’ai jamais eu besoin que l’Allemagne s’excuse, je l’aime. Lorsqu’un peuple, un État, s’excuse, cela n’apaise pas les “dits” victimes. Par contre cela rend aux indignés un peu de dignité.) » Dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem (accompagné de sept substantifs dessinés par Pierre Alechinsky, Paris, Éditions Galilée, coll. « Lignes fictives », 2015, p. 72), elle évoque la défiguration de la langue allemande par les nazis : « Ô douce langue allemande, flexible amie des poètes, on t’a traitée comme un judéocobaye de camp de concentration, on a greffé sur ton tendre corps de chatte des fragments de crocodile, on t’a implanté des crocs dans les mots ».

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sa modalité en tant qu’événement de langage (ce qu’il fait) dans la parole de ces femmes quant au pardon, dont Desmond Tutu souligne le rôle dans son texte « Pas d’amnistie sans vérité40 » de même que Timothy Ash, qui rapporte la phrase clé de l’une d’elles : « Et je ne suis pas prête à pardonner41 », phrase douloureusement entrecoupée, comme les trois autres avant elle, de la mention entre crochets « [Silence] ». C’est cette brève phrase qui, par son caractère équivoque42, ouvre selon Derrida une logique toute différente du 40. Desmond Tutu, « Pas d’amnistie sans vérité. Entretien avec l’archevêque Desmond Tutu », Esprit, no 238, décembre 1997, p. 63-64 : « Je voudrais souligner le rôle des femmes. Je n’avais pas prévu cela. On a étudié les statistiques et on a observé que lorsque les femmes venaient devant la commission, c’était presque toujours pour raconter l’histoire de ce qui était arrivé à quelqu’un d’autre ; lorsque les hommes venaient devant la commission, c’était presque toujours en nous racontant ce qui leur était arrivé à eux-mêmes. Je pense que nous devons accorder une réflexion toute particulière au rôle que les femmes ont joué ici. » 41. Propos cité par Timothy Gordon Ash, « La Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud », Esprit, art. cité, p. 57. Le passage se lit comme suit, quatre brèves phrases, coupées par trois silences : « “Aucun gouvernement ne peut pardonner. [Silence.] Aucune commission ne peut pardonner. [Silence.] Moi seule puis pardonner. [Silence.] Et je ne suis pas prête à pardonner.” » 42. Sur cette question, voir Mark Sanders, « Ambiguities of Mourning : Law, Custom, and Testimony of Women before South Africa’s Truth and Reconciliation Commission », dans Loss : The Politics of Mourning, David L. Eng et David Kazanjian (dir.), avec une postface de Judith Butler, Berkeley, Los Angeles et Londres, University of California Press, 2003, p. 77-98. Selon l’auteur, loin de renvoyer à des coutumes ou à des rites de deuil « culturels », ces ambiguïtés énonçaient une autre vérité que la Commission n’avait pu prévoir : même en étant dites dans la monolangue du colonisateur, ces phrases étaient subversives à l’endroit de l’interdiction du deuil qui s’exerçait au sein même de la Commission et de son théâtre de la réconciliation. Voir aussi l’analyse de Marc Nichanian qui commente à la fois ce texte de Sanders et celui de Derrida, et affirme que « [l]a réconciliation politique est toujours une manipulation du deuil et, de surcroit, elle est toujours monolingue », ce qui était bien le cas pour la Commission Vérité et Réconciliation où, en dépit des onze langues officielles reconnues en Afrique du Sud, « [t]outes, elles [les

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pardon. Derrida commence par souligner qu’on ne saura jamais au juste ce que cette femme aura voulu dire dans sa langue et sa culture propres par ces mots, car son témoignage est traduit en anglais, dans la langue de l’oppresseur, du « perpetrator ». Il remarque (et je choisis de le citer non pas en français, comme dans la « Conférence de Rio de Janeiro », mais en anglais comme dans cette table ronde « On Forgiveness » que j’ai déjà évoquée, et où Derrida rappelle de mémoire, en anglais donc, cette scène rapportée par Timothy Ash) : This sentence translated into English remains very obscure because it may mean “I am not ready to forgive because of the violence,” or “I am not ready to forgive because I am not ready today” ; this would require a time of healing away, a work of mourning. Or it commissions] parlent la langue unique de la terre occidentale, celle du droit universel ». (M. Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p. 3 et p. 4 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 192.) À partir de ces deux « cas » de crimes contre l’humanité que sont le génocide arménien et l’apartheid sudafricain, Nichanian élabore une critique radicale de la notion même de réconciliation, surtout lorsqu’elle « peut se faire seulement par l’énoncé de la vérité, c’est-à-dire tout simplement par l’aveu et le témoignage ». (Ibid., p. 7 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 194-195.) Dans la version anglaise du texte, il parle à cet égard de « “crime without truth” […], in which every request for forgiveness would be only a redoubling of the crime, that is to say, a further attack on the victim » (id., Living Together, op. cit., p. 331) ; « La vérité ne parle qu’une seule langue. Et c’est toujours celle du bourreau. » (Id., « Deuil et réconciliation », art. cité, p. 18 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 202.) L’auteur commente le roman Red Dust (New York et Londres, Norton, 2000 ; Poussière rouge, trad. française Jean Guiloineau, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2001) de l’écrivaine Gillian Slovo (née en Afrique du Sud), mais il confère une portée plus générale à la situation du procès décrit dans cette fiction où la vérité « est entre les mains du tortionnaire, une fois pour toutes. Voilà la vérité du témoignage. C’est toujours le tortionnaire qui témoigne, même quand c’est la victime qui parle. Le témoignage parle toujours la langue du bourreau. » (Id., « Deuil et réconciliation », art. cité, p. 19 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 203 (c’est l’auteur qui souligne).) Ce propos n’est évidemment pas étranger au mien, tout particulièrement quant au viol.

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may mean “I am not ready to forgive because I am a victim but the main victim is my husband, who is dead, who would be the only one entitled to forgive.” So we cannot even understand what she meant by this “I am not ready to forgive.” In any case, she was pointing out that no institution as such, no commission appointed by the government, no government is entitled to forgive. Forgiveness is something else. She probably did not use the word “forgive” but this was translated into Anglo-Christian English43.

Ce qui frappe Derrida lorsqu’il lie la question du viol à celle du témoignage, c’est aussi que cette violence met au jour la violence extrême, radicale (au sens littéral et figuré du terme) du langage, la racine même du parjure : Cette racine ou cette forme générale de la testimonialité (que nous avions longuement élaborée ici les années passées44) fait que là où quelqu’un parle, le faux témoignage est toujours possible, et l’équivoque entre les deux ordres ; si bien que dans

43. J. Derrida, « On Forgiveness », dans Questioning God, op. cit., p. 59-60. (« Cette phrase traduite en anglais demeure très obscure parce qu’elle peut vouloir dire “Je ne suis pas prête à pardonner à cause de la violence” ou “Je ne suis pas prête à pardonner parce que je ne suis pas prête aujourd’hui” : cela prendrait un temps de guérison, un travail de deuil. Ou cela peut vouloir dire : “je ne suis pas prête à pardonner parce que je suis une victime mais la principale victime est mon mari, qui est mort, qui serait le seul en droit de pardonner.” Donc, nous ne pouvons pas comprendre ce qu’elle a voulu dire par ce “Je ne suis pas prête à pardonner”. Quoi qu’il en soit, elle souligne qu’aucune institution en tant que telle, aucune commission nommée par un gouvernement, aucun gouvernement n’est habilité à pardonner. Pardonner, c’est une autre chose. Elle n’a sans doute pas utilisé le mot “pardonner”, mais c’était traduit en anglo-chrétien. » Ma traduction.) Derrida cite ensuite, toujours de mémoire, l’autre exemple rapporté par Desmond Tutu dans son article : « There was a case of another woman who was in the same situation who said, “Well, the only thing I wanted was to know what happened. Now I know what happened. I want no revenge. I forgive.” » (Ibid., p. 60.) 44. Voir J. Derrida, Séminaire « Le témoignage » (inédit, ehess, Paris, 1992-1995). Voir, entre autres, J. Derrida, Demeure – Maurice Blanchot, Paris, Éditions Galilée, coll. « Incises », 1998.

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mon adresse à l’autre, je dois toujours demander la foi ou la confiance, prier d’être cru sur parole là où l’équivoque est ineffaçable et le parjure toujours possible45 ; cette nécessité (qui n’est autre que la solitude, la singularité, l’inaccessibilité du « quant à moi », l’impossibilité d’avoir une intuition originaire et intérieure de l’expérience propre de l’autre ego, de l’alter ego) est nécessairement ressentie, des deux côtés de l’adresse ou de la destination (du côté du destinateur et du destinataire), comme le lieu d’une violence et d’un abus toujours possibles […]46.

Dans la table ronde « On Forgiveness », Derrida revient sur le livre de Krog et il souligne à ce moment ce point capital dans son argument, qui concerne ce qu’il appelle l’« asymétrie absolue du pardon » et qui, passant outre à la dimension eschatologique supposée par l’idée de réconciliation, constitue aussi sa plus grande violence : Le pardon devrait garder cette asymétrie. Si cette asymétrie est gardée dans la réconciliation, alors je n’ai rien contre la réconciliation. Cette asymétrie fait partie de la scène du pardon. La plus violente des violences, ce n’est pas seulement s’en prendre à quelqu’un mais le faire au point que la victime ne peut même pas pardonner, ne peut même pas parler, ne peut même pas témoigner, et n’est pas dès lors dans une position où on peut lui demander de pardonner. C’est une asymétrie absolue47. 45. Dans la version parue dans Papier Machine (op. cit., p. 82), Jacques Derrida précise : « justement invérifiable ». 46. J. Derrida, « Neuvième séance. Le 11  mars 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1997-1998), p. 6. Le passage est repris mais modifié dans Papier Machine, op. cit., p. 82 (c’est Jacques Derrida qui souligne). 47. J. Derrida, « On Forgiveness », dans Questioning God, op. cit., p. 57. Ma traduction. (« Now forgiveness should keep this asymmetry. If this asymmetry is kept in the reconciliation, then I have nothing against reconciliation. This asymmetry is part of the scene of forgiveness. The most violent violence is when you not

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M’intéresse ici particulièrement l’attention que donne Derrida à la violence : pas seulement la violence qui a été commise sur la victime mais aussi la violence qui émane d’elle-même, de sa mémoire, et qui, pour pardonner, ne doit absolument pas oublier ou atténuer la violence qui lui a été faite : Donc, il y a une distinction tranchante [je souligne ce lexique de la violence] et irréductible entre l’oubli et le pardon. Pour pardonner, vous ne devez pas seulement vous souvenir de la violence ou de l’offense ou du mal qui a été fait, du méfait, vous avez à la garder vive, disons, si active, que vous pouvez pardonner seulement dans une situation où l’oubli est exclu à un point tel que vous avez une quasi-hallucination de la violence que vous pardonnez. Vous devez vous en rappeler de manière vive, sinon, si vous pardonnez seulement dans la mesure où la blessure a disparu et est moins douloureuse – parce qu’il y a tant de manières d’oublier : vous pouvez simplement oublier la représentation de la violence ; vous pouvez oublier l’intensité de la douleur ; vous pouvez simplement prendre de la distance. […] C’est là quelques manières d’oublier. Dans la mesure où vous oubliez le crime, vous ne pouvez le pardonner48. only victimize someone but you victimize someone to the point that the victim cannot even forgive, cannot even speak, cannot even witness, and then is not in a position to be asked to forgive. That is an absolute asymmetry. ») 48. J. Derrida, « Archive Fever (A Seminar by Jacques Derrida, University of the Witwatersrand, August 1998, transcribed by Verne Harris) », dans Refiguring the Archive, Carolyn Hamilton, Verne Harris, Jane Taylor, Michele Pickover, Graeme Reid et Razia Saleh (dir.), Dordrecht, Springer-Science+ BusimessMedia, B.V., 2002 (Kluwer Academic Publishers, 2002), p.  78 (je souligne). Ma traduction. (« So there is a sharp and irreducible distinction between forgetting and forgiving. So that in order to forgive, you have not only to remember the violence, or the offence and the harm done, the misdeed, but you have to keep it so vivid, so, let’s say, active, that you can forgive only in a situation in which forgetting being so much excluded that you have a quasi-hallucination of the violence that you are forgiving. You have to remember vividly, otherwise if you forgive only to the extent that the wound has disappeared and it’s less painful

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Derrida s’inscrit ainsi en faux contre toute une tradition qui assimile le pardon à l’oubli (ce que la proximité des mots « forgive » et « forget » traduit mieux en anglais). Derrida insiste, au contraire, sur la psychanalyse et la pulsion de mort, sa cruauté et sa violence irréductibles. Il fait passer le tranchant de son argumentation sur le fil de cette lame aiguisée qui sépare toute forme d’oubli du pardon et rouvre ainsi la blessure : Donc, le pardon pur implique la mémoire pure. C’est pourquoi un processus de réconciliation en tant que processus de cicatrisation, de guérison, de cure, etc., est incompatible avec le pardon en tant que tel, avec le pardon pur. Parce que la guérison, le travail de deuil, le travail thérapeutique, implique que l’on fasse tout ce que l’on peut pour oublier : pas simplement pour oublier que la violence a eu lieu, mais pour simplement oublier les effets, la souffrance, la douleur, etc., la violence ellemême, son intensité, la qualité de la violence49.

Or Derrida ne manque pas de le souligner aussi : la pulsion de mort50, qui « relève » en quelque sorte la violence de – because there are so many ways of forgetting ; you can simply forget the representation of the violence ; you can forget the intensity of the pain ; you can simply take a distance. […] That [sic] is a number of ways of forgetting. To the extent that you forget the crime, you cannot forgive it. ») 49. J. Derrida, « Archive fever », dans Refiguring the Archive, op. cit., p. 78 et p. 80. Ma traduction. (« So the pure forgiving implies pure memory. That’s why a process of reconciliation as a process of healing away, of healing, of curing, and so on, is incompatible with forgiving as such. With pure forgiving. Because the healing, the work of mourning, the therapeutic work, implies that you do whatever you can in order to forget. Not simply to forget that the violence has taken place, but simply to forget the effects, the suffering, the pain, and so on and so forth, the violence itself, the intensity, the quality of the violence. ») 50. Cruauté, racisme, sadisme, déchaînement des pulsions de mort dans les crimes de guerre, et particulièrement les tortures sexuelles les plus abjectes, toute cette « spirale infernale de destruction, de brutalité, de peur » ne visait qu’une chose, comme le rappelle Antjie Krog : « Ni la torture ni

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la violence, est au travail de manière radicale jusque dans la mémoire, dans le désir de l’archive même. La pire violence, dit Derrida dans un séminaire qu’il donna à l’Université de Witwatersrand, en Afrique du Sud, en août 1998, consiste à détruire la mémoire elle-même, jusqu’à la trace, jusqu’au témoignage même de la violence, du meurtre. Et cette pulsion de mort agit elle-même perversement de deux manières : d’une part, en détruisant « la mémoire même, la trace même et le témoignage même de la violence, du meurtre », en effaçant la mémoire du meurtre de manière à ce qu’il ne reste aucune archive ; d’autre part, en faisant le contraire, en accumulant l’archive, ce qui est, dit Derrida, « une autre façon […] de produire l’oubli » : « Donc, il y a un désir pervers, un désir pervers d’oubli dans l’archive même. La pulsion de mort n’est pas seulement à l’œuvre dans le meurtre, dans la production de la mort, mais dans l’effort pour sauvegarder, d’une certaine manière, la mémoire51. »

l’information recherchée n’étaient essentielles, mais faire l’expérience de ce qui précède la mort – voilà ce qui comptait. » (A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 116 et p. 96.) 51. J. Derrida, « Archive Fever », dans Refiguring the Archive, op. cit., p. 66 et p. 68 (je souligne). Ma traduction. (« And I think the death drive is at work at least in two ways. One is the drive to destroy the very memory, the very trace and the very testimony, of the violence, of the murder. The perpetrator tries not only to kill, but to erase the memory of the killing, that is, to do, to act in such a way that no archive is left. […] That’s one effect of a radical death drive. Now, another part of this effect appears on the opposite side. That I [sic], when in order to oppose the destruction, you want to keep it safe, to accumulate, the archive, as such, not simply living memory – because we don’t trust living memory, you trust the archive. Now, the gesture which consists in accumulating the archive, in the monument of the document, is another way […] of producing forgetting. That is, there is a perverse, a perverse desire for forgetting in the archive itself. The death drive is not simply at work in killing, in producing death, but in trying to save, in a certain way, the memory. »)

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(J’ouvre une brève parenthèse au sujet de ce mot « perpetrator » – encore lui – qui fait retour ici, pour souligner, avec Philippe-Joseph Salazar, la question de « la définition de ce qu’est une victime » lorsqu’il observe que « [l]a narration par le perpetrator des abus commis sert à la transformer en victime d’un autre perpetrare, celui de l’idéologie. La performance narrative a cet étrange effet de rapprocher victime et perpetrator dans un même cercle de sujétion. Performatif de metanoia par quoi tous deviennent nouveaux citoyens » : Sans sa performance [celle du « perpetrator »], pas de narration, pas de Commission et, plus loin, pas de réconciliation. Rien. En échange de ce dire, le récit d’un muthos volontaire, qui est un acte mis en scène et rituel de patrare, se dévoilent la narration sociale et politique de la mémoire, et l’apparition d’une fondation rhétorique de la démocratie sud-africaine. Le dire des victimes est paradoxalement secondaire, il intervient en appel vers celui des perpetrators52.

Je ferme cette parenthèse au sujet de cette très perverse réversibilité entre le récit des uns et le dire des autres, de la pervertibilité des rôles et des récits, qui aggrave encore la violence subie par les victimes.) La prise en compte par Derrida de la psychanalyse subvertit ainsi toute l’économie du pardon, et plus radicalement toute possibilité de réconciliation au sujet du pardon, celui-ci ayant partie liée de manière perverse avec la violence la plus extrême, la « violence de la violence », celle de cette pulsion de mort radicale qui détruit, comme il le dit en radicalisant Freud lui-même, « la trace sans lais52. Ph.-J. Salazar, « Perpetrator, ou de la citoyenneté criminelle »,  Rue Descartes, art. cité, p. 178.

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ser de reste, sans laisser de trace, sans aucune cendre », en pensant avec lui une pulsion anéconomique qui va plus loin que la finitude et vise la « destruction radicale de l’archive », une « destruction qui ne laisse rien en place, qui est même plus radicale que la répression » et qui a le « pouvoir de détruire l’archive » 53 : c’est cela, l’archiviolence de la violence pour Derrida. Dans cette perspective, le temps ne fera rien pour le pardon, ni la réconciliation, qui est encore limitée par la finitude, tout comme la Commission Vérité et Réconciliation, qui est, à un autre niveau, limitée par des « deadlines », des échéances temporelles (rapport, élections, etc.) ; tout comme le travail de deuil, qui doit lui aussi s’effectuer dans une durée limitée selon Freud, une affirmation contestée par Derrida54. Dans la conférence de Rio, il écrit à ce sujet : 53. J. Derrida, « Archive Fever », dans Refiguring the Archive, op. cit., p. 42. Ma traduction. (« The risk has to do with what Freud defines as a death drive – that is, a drive to, precisely destroy the trace without any reminder, without any trace, without any ashes. So, on the one hand you have a device, a structure, in which what is repressed – that is, forgotten in the trivial sense – is kept safe in another location of the psychic apparatus. […] And, in this economy of repression, nothing is lost. […] But this economy – and this is an economy according to which nothing is annihilated, or destroyed forever – this economy is, let’s say, threatened or in conflict with the aneconomic death drive, that is, a drive which motivates, so to speak, the radical destruction of the archive. There is a destruction which doesn’t leave anything in place, which is even more radical than repression. It’s the repetition of a possibility of a, let’s say, burning into ashes the very trace of the past. So that’s what I call in Archive Fever the archiviolithic power, the power to destroy the archive. ») Voir J. Derrida, Mal d’Archive. Une impression freudienne, Paris, Éditions Galilée, coll. « Incises », 1995. Sur le mot « destruction » (si étroitement lié à « Destruktion » et à « déconstruction »), voir l’essai de Gil Anidjar, Qu’appelle-t-on destruction ? Derrida, Heidegger, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Humanités à venir », 2017. 54. J. Derrida, « Archive Fever », dans Refiguring the Archive, op. cit., p. 48 : « […] a work of mourning, Freud would say, has to be limited in time – if you want a work of mourning to be efficient, it has to come to an end at some point ». Le deuil freudien

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[…] un certain « travail de deuil », comme on dit si souvent et si confusément. Or je ne l’ai pas encore fait. Le ferai-je jamais ? Sans compter que, nous l’avons souligné, ledit « travail de deuil » est incompatible avec un concept rigoureux du pardon. Celui-ci, à moins de se laisser corrompre en sa rigueur ou en sa pureté, ne doit supposer ou appeler ni l’échange, ni le calcul, ni l’économie ou l’écologie, ni la thérapie, ni ledit « travail de deuil », ni aucune autre finalité politique ou sociale. (pvrg, 100 ; Derrida souligne.)

Or cette finitude même, observe Derrida, ne prend pas en compte un autre genre [je souligne] de destruction, qui est la pulsion de mort. Ainsi, le désir radical d’une destruction de l’archive est incommensurable avec la finitude, disons, du pouvoir humain de conserver, dans un certain parle-t-il toujours… grec ? Dans son texte cité plus haut, Marc Nichanian soulève cette question en rappelant ce que dit Nicole Loraux dans La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes (Paris, Payot, 1997, p. 160 [rééd., coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2005]) au sujet du non-oubli et du deuil chez les Grecs : « C’est ce mot, álastos, qui me trouble, Il est extrêmement difficile à traduire. […] Plusieurs études ont repris l’ensemble de la question depuis que Nicole Loraux a établi en 1988 sa cartographie du “non-oubli” en pays grec. Car álaston, c’est le non-oubli, qui conserve jusqu’au bout son caractère d’indécidabilité entre l’“inoublieux” et l’“inoubliable”, cela même “qui, dans la tradition poétique grecque, n’oublie pas et habite l’endeuillé jusqu’à dire ‘je’ par sa bouche”. Il y a bien sûr un interdit du deuil, décrété par Achille, et dont nous allons suivre les modalités. Mais avant même cet interdit, il y a en lui cette terrible puissance de non-oubli, quelque chose qui l’habite et qui ne s’efface pas, quelque chose que nous sommes bien obligés d’appeler à nouveau “deuil” mais qui ressemble bien plutôt à un complet détraquement du deuil, une chose dure, raide, coléreuse, criminelle. C’est ce deuil sorti de ses gonds qu’il faut savoir conjurer, semble-t-il, avant toute politique et toute instauration ou restauration de la démocratie, avant tout accord, tout contrat, tout pacte et toute réconciliation. C’est lui que les Grecs, dans leur obsession, nommaient álaston penthos, le deuil qui ne passe pas, que rien ne saurait faire oublier. » (M. Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p. 5-6 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 194 (je souligne).) La citation provient de l’article de Nicole Loraux, « De l’amnistie et de son contraire », paru dans les Actes du colloque de Royaumont, Usages de l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 24 sq.

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espace, une certaine quantité de traces accumulées. Donc, on a ici un conflit, ou une compétition, entre les conséquences de la finitude et la pulsion de destruction radicale. Et c’est parce que la pulsion de destruction radicale est toujours au travail – et nous devons en tenir compte – que le désir de l’archive est brûlant55.

Nous nous trouvons ici devant le nouage inextricable d’une triple violence dans les paroles de ces femmes témoignant devant la Commission Vérité et Réconciliation : violence de la langue (elles témoignent dans une langue qui n’est pas la leur, multipliant les risques de parjure), violence de la pulsion de mort, violence de l’archive même, car l’archive porte en elle-même, au moment même où elle inscrit le témoignage, le foyer brûlant de la destruction contre lequel elle prétend s’édifier : Mais en plus de ces limites, disons, décidées ou calculées, il y a une limite incalculable. Une archive a été à jamais détruite. Pas seulement en tant que documents mais parce que des personnes ont disparu. Et la douleur, la violence, de plusieurs côtés, ne peut être enregistrée dans une archive. La destruction de l’archive fait partie des choses douloureuses qui sont en question ici [dans les témoignages des femmes, et particulièrement sur la question du viol, de la perte de l’intégrité physique et psychique]. La destruction de l’archive était justement, justement le problème. La disparition, la mort, le meurtre, l’oubli ou seulement l’impossibilité de 55. J. Derrida, « Archive Fever », dans Refiguring the Archive, op. cit., p. 44 (je souligne). Ma traduction. (« But this finitude does not account for another kind of destruction, which is the death drive. That is, the radical desire for the destruction of the archive is incommensurable with the finitude of, let’s say, the human power to keep in a certain space a certain amount of accumulated traces. So, you have here a conflict, or a competition, between the consequences of finitude and the radical drive to destruction. And it is because this radical drive to destruction is always at work – and we have to take account of it – that the desire for archive is a burning one. »)

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témoigner de ce qui est arrivé. Donc, il y a une destruction radicale au centre de l’expérience qui doit être enregistrée, archivée, si l’on peut dire. Et il y a un autre problème bien sûr. Cette archive n’est pas simplement une masse de faits, de faits vrais, qui doivent être rassemblés et livrés et rendus accessibles. Ce sont des faits interprétés par les témoins bien sûr (le témoignage n’est pas seulement le dévoilement de la vérité, un témoignage est une interprétation active de ce qui est arrivé). Donc, le concept de vérité dans « vérité et réconciliation » ne signifie pas seulement dans ce cas l’information, parce qu’il y a interprétation, il y aura de l’interprétation56.

56. Ibid., p. 50 (je souligne). Ma traduction. (« But, in addition to these, let’s say, decided or calculable, there is an uncalculable [sic] limitation. Some archive has been, forever, destroyed. Not simply as documents, but simply because people have disappeared. And the pain, the violence, on many sides cannot be recorded in an archive. The destruction of the archive was part of the painful things that are in question here. The destruction of the archive was precisely, precisely, the problem. The disappearance, the death or the killing or the forgetting or simply the impossibility just to testify to what happened. So, there was a radical destruction at the centre of the experience to be recorded, to be archived, so to speak. Then there is another problem of course. This archive is not simply a mass of facts, of true facts, to be gathered and delivered and made available. They are interpreted facts, interpreted by the witnesses of course (testimony is not simply the unveiling of a truth ; a testimony is an active interpretation of what happened). So the concept of truth in ‘truth and reconciliation’ in that case does not simply mean information, because there is interpretation, there will be interpretation. »)

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V

Mais alors, qu’est-ce que la vérité ? Sera-t-elle réconciliation ou déchirure ? Recouture ou découture ? Fera-t-elle œuvre de « paix », comme on le dit trop vite, ou bien ourdira-t-elle une autre forme de violence, plus cruelle et plus terrifiante encore ? Où est la vérité ? de quel genre de vérité parle-t-on ? qu’estce que la vérité ? Quelle est l’essence de la vérité ? Et que signifie le mot « vérité » pour la trc ?, demande Derrida. (pvrg, 102)

Antjie Krog s’interroge aussi à ce sujet dans Country of my Skull où plus que jamais la limite entre mensonge et vérité, et toutes les nuances du non-dit, des silences et des omissions échappent à toute traduction : Le mot « vérité » s’explique par différentes théories : la théorie de la correspondance, la théorie de la cohérence, la théorie déflationniste de la vérité, la théorie pragmatique, la théorie superflue de la vérité, la théorie sémantique, la double vérité, la vérité logique et la théorie subjective de la vérité subjective. Les théoriciens de la vérité pragmatique disent que la vérité n’a pas de valeur cognitive – il ne faut littéralement pas se préoccuper de savoir si nos croyances ou nos histoires sont vraies ou fausses, mais si elles nous permettent d’atteindre le bonheur

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ou le bien-être. Il y a une connexion entre ce qui est vrai et utile1. (dm, 276)

Comment concilier, réconcilier les différentes théories de la vérité (factuelle, historique, logique, pragmatique, subjective, psychique2) si la vérité est elle-même (au moins) double et duplice, si elle est toujours capable de se trahir elle-même (« trahison de la vérité3 » : Derrida avait bien souligné la « plurivocité terrifiante » de ce syntagme) ? Si

1. Antjie Krog exprime aussi sa méfiance envers le mot même  : « Le mot “vérité” me met mal à l’aise./ Le mot truth (vérité) bute toujours sur ma langue./ […] Ce mot me fait hésiter, je n’ai pas l’habitude de l’employer. Même quand je le tape, cela donne soit turth soit trth. Je n’ai jamais glissé ce mot dans un poème. Je préfère le mot “mensonge”. Dès que le mensonge lève le nez, je renifle du sang. Parce qu’il est là… au plus près de la vérité./ […] Un ton, une image, une ligne me mobilisent entièrement. Je deviens moimême. La vérité et la réconciliation ne pénètrent pas mon cerveau en désordre. Elles butent sur la trahison et la rage, elles tombent sur mon refus d’être morale. Je donne dans le style haché. » (A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 65 et p. 66.) 2. Marc Nichanian rappelle que la Commission Vérité et Réconciliation avait elle-même proposé quatre définitions de la vérité : « Vérité factuelle, forensic. Vérité narrative, qui ressort des auditions. Vérité sociale, celle du dialogue. Vérité qui soigne, celle de la justice restauratrice ». Il ajoute : « La vérité politique serait donc faite de ces quatre choses, le factuel, le narratif, le social et le curatif. Elle produirait un consensus sur le passé. Elle insisterait sur ce concret particulier, pour dire qu’il ne s’agit pas du “for intérieur”, ni de l’universel. » (M. Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p. 10 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 197.) 3. Voir J. Derrida, « Countersignature », trad. anglaise Mairéad Hanrahan, Paragraph, vol. 27, no 2, 2004, p. 7-42. Au sujet de ce rapport crucial entre poétique et politique chez Derrida, rappelons son analyse de l’éthique de l’imposture dans l’œuvre de Jean Genet et particulièrement de ce syntagme, « trahison de la vérité », dans Un Captif amoureux dont Derrida décrit la « terreur », qui va plus loin que la seule Terreur dans les lettres de Paulhan et contamine l’ensemble des rapports portés par les mots de « trahison », « tradition » et « traduction ». Plutôt que de s’opposer, les trois sens de l’expression s’allient dans ce « de », à la fois objectif et subjectif, installant une vertigineuse oscillation qui ne se laisse plus stabiliser.

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associer la vérité et l’utilité est, on le sait, un amalgame des plus pernicieux, surtout en cette ère de supposée « posttruth4 » généralisée, quelle vérité peut-on, doit-on croire, quel genre de vérité ? Le besoin de tout savoir, de connaître le moindre détail des tortures, de ruminer la terreur des images ? « J’ai besoin d’une langue pour plier cette affaire et m’en débarrasser » [pack it neatly away] (dm, 276), dit un homme à sa femme qui l’a trompé. « “Plus j’en sais, plus tu confesseras de choses. La vérité que je ne connais pas, tu ne me la diras jamais.” » (dm, 277) « Comment distinguer les mensonges des pertes de mémoire ? », demande l’une des psychologues de la Commission. « “Dans mon métier, il n’y a, d’une certaine façon, pas de mensonge – tout cela se combine, réagit et joue sur la vérité.” » (dm, 115) Est-ce là ce qui éclaire profondément l’intérêt de Derrida pour la littérature quand il conclut son entretien avec Evando Nascimento par cette remarque soulignant sa « place essentielle mais souvent intenable » pour réfléchir ces enjeux : « Donc, la pensée sur la littérature – c’est-à-dire ce qu’elle est en elle-même – m’intéresse beaucoup ; c’est un enjeu politique considérable, un lieu très sensible pour analyser et changer l’espace politique »5 ? 4. Le mot de l’année 2016 selon l’Oxford English Dictionary ([en ligne], disponible sur url : < https://en.oxforddictionaries.com/word-of-the-year/ word-of-the-year-2016 >, consulté le 1er juin 2018). Sur cette question plus que jamais d’« actualité », voir J. Derrida, Histoire du mensonge. Prolégomènes, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2012. Ce texte, initialement issu du séminaire « Le témoignage » (inédit, ehess, Paris, 19941995), a paru en anglais (« History of the Lie », trad. anglaise Peggy Kamuf, dans J. Derrida, Without Alibi, P. Kamuf (dir.), Stanford, Stanford University Press, 2002) puis en français dans le Cahier de L’Herne Derrida (op. cit.). 5. J. Derrida, « Premier entretien avec Jacques Derrida : “La Solidarité des vivants” », dans La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 140.

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Que se passe-t-il quand il n’y a plus de vérité avec un grand V ? Qu’elle n’est qu’un « ensemble de preuves et de détails avérés sur l’organisation et la mise en place de la répression, les usages parfois brutaux de ceux qui y résistent, et la violence complexe qui s’ensuit et se prolonge en partie aujourd’hui sous une forme différente6 », comme le dit Timothy Ash ? Car comme pour la pulsion de mort dont Derrida écrit dans États d’âme de la psychanalyse  7 qu’on ne peut jamais l’éradiquer, seulement la différer pour un temps, la convertir ou la déplacer, la violence, l’agressivité destructrice, ne peut être ni réprimée, ni supprimée, ni annulée, ni effacée, ni oubliée, elle résiste à toute forme, et sa force peut toujours ressurgir sous une « forme différente ». La justice a-t-elle un genre, la vérité a-t-elle un sexe ? Dans un autre texte de 2004, prononcé deux mois avant sa conférence de Rio, Derrida écrit, au sujet de la sculpture aux yeux bandés de la « Synagogue », humiliée et déchue, de la cathédrale de Strasbourg, qu’il « idolâtre cette idole, cette

6. T. G. Ash, « La Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud », Esprit, art. cité, p. 60. 7. Voir J. Derrida, États d’âme de la psychanalyse. L’impossible au-delà d’une souveraine cruauté, Paris, Éditions Galilée, coll. « Incises », 2000, p. 72 sq. « Se servant à de très nombreuses reprises du mot de “cruauté”, de pulsion d’agression, de haine et de pulsion de mort, il [Freud] dénonce une illusion : celle d’une éradication des pulsions de cruauté et des pulsions de pouvoir ou de souveraineté. Ce qu’il faut cultiver (car il faut qu’un “il faut” s’annonce, et donc le lien d’une obligation éthique, juridique, politique), c’est une transaction différentielle, une économie du détour et de la différance, la stratégie, on peut même dire la méthode (car il s’agit ici de voie, de frayage, et de route), du cheminement indirect : une voie indirecte, toujours indirecte, de combattre la pulsion de cruauté. Le mot indirect s’articule comme la charnière de ce progressisme sans illusion. » (Ibid., p.  72 (c’est Jacques Derrida qui souligne).)

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femme privée de vue et de voix, cette figure muette et douloureuse8 » : Car, au-delà du mal ou de la calomnie qu’elle insinue sans doute, […] il m’a semblé que cette synagogue nous interrogeait. Elle nous adresserait une demande silencieuse […]. Comme seule une femme peut le faire, elle ne nous demanderait pas naïvement : qu’est-ce que la vérité de la révélation, qu’est-ce que la vue, le voile ou le dévoilement ? (ld, 36)

De nouveau, Derrida souligne ici « la singularité de la femme […] dans cette histoire » (ld, 37) (comme il l’avait également fait dans Mémoires d’aveugle     9 au sujet des pleureuses qui donnaient à penser d’une tout autre façon le témoignage oculaire, qui plus encore témoignaient de manière aboculaire10 d’un autre genre de questionnement au sujet des yeux, 8. J. Derrida, « Le lieu dit : Strasbourg », dans J. Derrida, Jean-Luc Nancy et al., Penser à Strasbourg, Paris, Éditions Galilée et Ville de Strasbourg, coll. « La philosophie en effet », 2004, p.  34 (désormais abrégé en ld, suivi du numéro de la page). 9. Voir J. Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, coll. « Parti pris », 1990, p. 123 sq. On pensera également à cet important passage dans Donner la mort où Derrida, soulignant encore l’exclusion de Sarah dans la scène du sacrifice d’Abraham, interroge la portée de la question de la différence sexuelle et la place de la femme quant à cette responsabilité : « Dans l’implacable universalité de la loi, de sa loi, la logique de la responsabilité sacrificielle serait-elle altérée, infléchie, atténuée, déplacée si une femme y intervenait de façon déterminante ? Le système de cette responsabilité sacrificielle et du double “donner la mort” est-il au plus profond de lui une exclusion ou un sacrifice de la femme ? De la femme, selon tel ou tel génitif ? Laissons ici la question suspendue. Ici même, entre les deux génitifs. » (J. Derrida, Donner la mort, Paris, Éditions Galilée, coll. « Incises », 1999, p. 107 (c’est Jacques Derrida qui souligne).) 10. On pourrait à cet égard relever une ressemblance structurelle entre la victime et la justice, toutes deux souvent représentées les « yeux bandés ». Voir à ce propos la remarque de Julie A. Carlson et Elisabeth Weber : « The discrepancy between the institutional recognition of the so-called eyewitness,

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qui n’étaient pas faits seulement pour voir ou regarder mais pour pleurer, engageant ainsi un autre rapport à la vue, au voile, à la vérité de la révélation – à la vérité même). Dans « Le lieu dit : Strasbourg », Derrida dit aussi préférer le mot « parlement », même dans l’équivoque où la parole peut se pervertir en mensonge (parle-ment), à celui de « parole », car en tant que speech act, le parlement est « une parole en acte, voire une parole donnée » : non pas seulement un discours ou une parole, mais ce qui « tente d’accueillir plus d’une voix dans sa parole » (ld, 41). Ne serait-ce pas là ce qui le retient dans le témoignage de ces femmes devant la Commission Vérité et Réconciliation, parlant moins pour elles que pour l’autre (celle ou celui qui ne peut plus parler), l’autre en elles ? Une parole qui « laiss[e] la parole à l’autre11 » (ld, 42) ? Dans la parole et le silence (car le silence est tout aussi important, whose presence (of mind) at the (crime) scene is given much significance by the courts on the one hand, and, on the other, the highly problematic status of the victim, whose presence of mind was assaulted, undermined, and possibly destroyed by the trauma he or she suffered, and who frequently suffered her or his ordeal blindfolded, makes the possibility of rendering justice a travesty if courts do not devise different modes of literally representing the victim. » (J. A. Carlson et E. Weber, « For the Humanities », dans Speaking about Torture, op. cit., p. 6.) 11. En des termes très proches de ceux décrits par Derrida, Antjie Krog écrit : « Debout, à moitié immergée dans l’herbe bruissante de criquets et de sable, j’entends les voix qui viennent de la mairie, portées par le premier vent qui descend du Maluti – les voix, toutes les voix de la terre./ La terre appartient aux voix des gens qui vivent dessus. Parmi elles ma voix monocorde. » Elle dit aussi : « Je me lève, prise au dépourvu par la version [de l’hymne national] en sesotho, par la conscience que je suis blanche, il me faut me réapproprier ce pays, ma langue est chargée de violence, je n’y puis rien, au bout de tant d’années je demeure mal à l’aise avec ce qui est mien, ce qui est moi. […] Je me fraie un chemin à travers le chant – dans une langue qui n’est pas la mienne, un langage que je ne connais pas. L’intérieur du chant est parfumé, entre les notes de chagrin et de souffrance on trouve de doux silences où tous ceux qui appartiennent à ce paysage, nous tous, allons pouvoir nous poser. » (A. Krog, La Douleur des mots, op. cit., p. 282 et p. 291.)

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sinon plus encore que les quelques mots qui lui sont arrachés) de ces témoignages de femmes, c’est cet acte de parole, l’énonciation comme telle du pardon, que Derrida entend : non pas s’arroger le droit souverain de dire « Je pardonne » mais laisser entendre quelque chose, autre chose qui, « dans, à l’intérieur de mais aussi contre la tradition dominante du pardon12 », blesse et suture à la fois, « en deux sens contraires mais indissociables13 ».

12. J. Derrida, « Première séance. Le 2 décembre 1998 », Séminaire « Le parjure et le pardon » (inédit, ehess, Paris, 1998-1999), p. 18 (c’est Jacques Derrida qui souligne). 13. Ibid., p. 5.

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VI

L’un des aspects caractéristiques du geste de lecture posé par Derrida – et tout particulièrement dans ces séminaires de la série « Questions de responsabilité » touchant au témoignage, au secret, à l’hospitalité ou encore, comme c’est le cas ici, au pardon – tient à son analyse de la violence sousjacente à ses formes et représentations. Derrida ne s’en tient pas seulement à la représentation de la violence, à ses modalités ou à ses descriptions : aux antipodes de cette approche thématique qu’il critiquait déjà dans son essai séminal de 1963, « Force et signification », dont Rodolphe Gasché a souligné toute l’importance dans son ouvrage Deconstruction, Its Force, Its Violence1, c’est la place que cette violence occupe dans une économie qui est visée, la manière dont les effets de cette violence ont été construits (question de « cadre », de contexte appelant une dé- ou re-contextualisation), de sorte qu’on pourrait dire que, dans les récits eux-mêmes, ce sont moins les blessures qui s’y trouvent mises en scène qui retiennent son attention que la « mise en souffrance des 1. Rodolphe Gasché y consacre tout un chapitre, « The Force of Deconstruction », dans Deconstruction, Its Force, Its Violence, suivi de “Have We Done with the Empire of Judgment ?”, Albany, State University of New York Press, coll. « Contemporary Continental Philosophy », 2016, p. 1-25.

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récits, historiques ou intimistes, fictionnels ou (auto)biographiques »2, les tonalités qui, sous l’excès et l’explicite, se font entendre sourdement à travers l’ellipse, la réticence, l’effondrement ou, au contraire, la résistance. Dès De la grammatologie, Derrida a remis en question, on le sait, la polarisation marquant le rapport entre violence et écriture, et montré que toutes les oppositions qui soutenaient sa conceptualisation (thématisation vs théorisation, description vs système, représentation vs performance), et notamment celle entre forme et force, n’étaient pas étanches et que des expressions telles que « écriture de la violence » et « violence de l’écriture » tendaient l’une vers l’autre et se contaminaient, le « de » génitif les convertissant intimement, de l’intérieur et non pas seulement du dehors. Dans un texte bien connu, « L’écriture de l’événement », paru en 1968 au moment des événements de Mai, Roland Barthes écrivait ceci, au sujet de la violence, lignes qui résonnent toujours pour nous aujourd’hui : La violence que, dans la mythologie moderne on rattache, comme si cela allait de soi, à la spontanéité et à l’effectivité, […] est une écriture : c’est (on connaît ce thème derridien) la trace dans son geste le plus profond. L’écriture elle-même (si l’on veut bien ne plus la confondre obligatoirement avec le style ou la littérature) est violente. C’est même ce qu’il y a de violence dans l’écriture, qui la sépare de la parole, révèle en elle la force d’inscription, la pesée d’une trace irréversible. A cette écriture de la violence (écriture éminement [sic] collective), il 2. Je reprends dans ces lignes l’argumentaire du colloque « Écriture de la violence, violence de l’écriture ? », organisé par l’équipe vale de l’Université Paris iv-Sorbonne, Marc Amfreville, Frédéric Regard, Aloysia Rousseau et Armelle Sabatier, 9-11  avril 2015, Maison de la Recherche, Université Paris iv-Sorbonne.

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ne manque même pas un code ; de quelque façon qu’on décide d’en rendre compte, tactique ou psychanalytique, la violence implique un langage de la violence, c’est-à-dire des signes (opérations ou pulsions) répétés, combinés en figures (actions ou complexes), en un mot un système3.

On le voit : Barthes s’attachait déjà à montrer que la violence n’était pas simplement un phénomène externe faisant brusquement irruption, mais qu’elle était plutôt elle-même la trace ou le produit d’une écriture (un langage, un code, un système) et il se tournait de manière significative vers le travail alors récent de Derrida pour réfléchir sur cette violence de la violence. Car la violence, la violence de l’écriture, est en effet partout présente dans l’œuvre de Derrida, dès De la grammatologie où sa thèse (c’est la seule fois que ce mot peut être utilisé comme tel dans son œuvre) repose sur l’idée de la répression de l’écriture en Occident et dans la tradition philosophique. La violence, ou du moins la force (car il faudrait préciser ce lexique et nuancer l’usage quelque peu indistinct que l’on fait de ces mots : violence, viol, violation, force, pouvoir, puissance, démolition, déconstruction, destruction, anéantissement, apocalypse, terreur, etc.) de l’écriture, en effet, traverse toute l’œuvre de Derrida, depuis l’essai « Force et signification » déjà mentionné, « Violence et métaphysique » (1964), « No apocalypse, not now (à toute vitesse, sept missiles, sept missives) » (1984), sans parler de Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité » (1994), du « Concept du 11 septembre » (2003) ou du Séminaire La peine de mort (2012 et 2015), pour ne nommer que les textes les plus explicites. 3. Roland Barthes, « L’écriture de l’événement », Communications, « Mai 1968. La prise de parole », vol. 12, no 1, 1968, p. 111. 

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De fait, à y regarder de plus près, c’est tout le corpus derridien qui est imprégné par cette question de la violence, à commencer par la portée des mots « déconstruction » et « destruction » – qui ne sont ni des choses ni des concepts, Derrida ne cesse de le rappeler. Dans Qu’appelle-t-on destruction ?, Gil Anidjar a mené une enquête approfondie autour de ces mots et en a analysé les effets, et notamment au sein du langage même, tant chez Heidegger que dans la pensée de Derrida, et ce, dès son Cours Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire4 de 1964-1965. Il est clair que la déconstruction – que Derrida nomme de plusieurs noms dans ce Cours : déstructuration, ébranlement, démantèlement, et même par la locution adverbiale « c’est-à-dire », en insistant sur son intraductibilité et son instabilité foncière – ne va pas sans une certaine violence dont le mot « Walten » (si difficile à traduire5 : prédominer, régner) et son « hyper-souveraineté » violente, à l’autre extrémité de son œuvre, dans l’ultime Séminaire La bête et le souverain de 2002-2003, apparaît comme le tout « dernier mot » de son « explication » interminable avec Heidegger et constitue un autre signe éclatant de la persistance de ce motif dans son travail philosophique. Comme le souligne Georges Leroux dans son « Avant4. J. Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire. Cours de l’ensUlm  1964-1965, Thomas Dutoit (dir.), avec le concours de Marguerite Derrida, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2013. 5. Comme l’a noté, entre autres critiques de Derrida, Laura Odello : « “Très difficile à traduire”, comme le rappelle Jacques Derrida, Walten signifie “dominer, régner, ‘perdominer’ (traduction française toujours un peu étrange), prévaloir, exercer en tout cas un pouvoir ou une force, et non sans une certaine violence”. (J. Derrida, L’Oreille de Heidegger, dans Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1994, p.  407.) » (L.  Odello, « Walten ou l’hyper-souveraineté », dans Appels de Jacques Derrida, op. cit., p. 135, note 1.)

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propos » au livre de Gil Anidjar, la pensée de la destruction est toujours au cœur de la relecture de Derrida de sorte que « toutes les formes, concrètes et symboliques, historiques et sémantiques, de la destruction entrent dans une sorte de conflagration violente dont la pensée de Husserl donnait déjà l’indice dans ses conférences d’avant la guerre6 ». L’essai d’Anidjar montre « comment, des premiers textes jusqu’aux derniers, la “destruction” est inscrite dans la pensée de Jacques Derrida de manière plurielle. Cela se voit […] dans tous les textes qui convoquent le texte de l’autre, la déconstruction opérant la relève même de la pensée dans son mouvement destructeur7 ». Il y aurait également toute une trajectoire à suivre dans l’œuvre derridienne au sujet des mots « puissance » et « pouvoir », fortement investis dans son travail, où la puissance, la « toute-puissance » littéraire par exemple qui est du côté de l’impouvoir, est posée contre le pouvoir. Cette distinction conceptuelle entre puissance et pouvoir est certes des plus nécessaires, comme le souligne aussi, dans un autre contexte, Georges DidiHuberman8. 6. Georges Leroux, « Avant-propos », dans G. Anidjar, Qu’appelle-t-on destruction ?, op. cit., p. 26. 7. Ibid. 8. Dans l’anthropologie des « formants culturels » qu’il décrit dans le catalogue de l’exposition Soulèvements, Georges Didi-Huberman écrit  au sujet de cette distinction : « On sent déjà, confusément, que la puissance est du côté de la ressource et de la source, comme si elle dénotait la façon dont un torrent crée, par sa force intrinsèque, la forme que va prendre le lit de la rivière. On sent que le pouvoir est plutôt du côté du canal ou du barrage : façon tout autre de tirer, à partir de la source et de ses ressources, une énergie plus utile, plus maîtrisable, plus gouvernable en somme. » Mais l’un(e) et l’autre ne s’opposent pas absolument. Il cite aussi plus loin Élias Canetti : « “Quand le pouvoir prend son temps, il devient puissance. Mais au moment de crise qui finit toujours par arriver, à l’instant irrévocable de la décision,

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Dans son essai La Vocation de l’écriture, Marc Crépon interroge pour sa part précisément « [l]a littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence » comme l’indique son sous-titre, examinant non seulement comment l’écriture se dresse contre la violence du langage (cela, c’est ce que l’on attend d’elle) mais aussi comment la philosophie – et plus encore la littérature qui garde ici un certain privilège – fait l’épreuve de la violence « non pas de façon anodine, accidentelle ou accessoire9 » mais parce qu’elles trouvent l’une et l’autre […] leur place dans la zone grise qui sépare la langue qui détruit de la langue qui sauve. La zone grise et non l’intervalle. Car rien n’est moins tranché que leur bordure […]. Elles se tiennent donc, l’une et l’autre, aux bords du gouffre, là où la frontière entre la destruction et le salut n’est jamais sûre d’être tenue définitivement. (v, 24) 

La pire violence, la violence de la violence, la forme extrême de cette force, ou cette forme excédant toute force, voilà donc ce qui donne forme, au point d’intersection des pratiques du langage et de l’expérience de la violence, aux questions de Derrida. Car, comme l’écrit Marc Crépon en suivant sa pensée sur le langage au plus près, la violence ne loge pas seulement à l’extérieur de nous (coups et blessures, toril redevient pouvoir, force pure (reine Gewalt).” La puissance est plus générale et plus vaste que le pouvoir, elle contient davantage, et elle n’est plus aussi dynamique. Elle est plus circonstanciée et a même un certain degré de patience. » (Georges Didi-Huberman, « Par les désirs (Fragments sur ce qui nous soulève) », dans Soulèvements, Paris, Gallimard et Jeu de Paume, 2016, p. 311 et p. 326.) 9. Marc Crépon, La Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 18 (désormais abrégé en v, suivi du numéro de la page).

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tures, sévices sexuels) mais bien « au cœur du rapport que nous entretenons avec le langage » (v, 8), qui a toujours « l’étrange pouvoir de se retourner en arme de destruction intime » (v, 7), phrases coupantes, foudre des reproches, récriminations blessantes, ellipses et brusques interruptions. Une forme de violence est ainsi « inscrite au cœur de notre rapport à la langue » (v, 10), qui compromet non pas seulement la possibilité « d’une communication en général, mais [celle] d’une parole adressée à l’autre, comme tel » (v, 11 ; Crépon souligne), menaçant à tout moment de retourner l’adresse en agression, « de se renverser en son contraire » (v, 12). Ce pouvoir de destruction constitue « l’essence de la violence langagière » (v, 19) en ce qu’elle ébranle jusqu’à la possibilité de la croyance ou de la confiance dans le langage, celui-ci étant irrémédiablement allié avec les forces obscures du mensonge et de la terreur. Comme le remarque Marc Crépon, [v]oilà le paradoxe le plus difficile à assumer : il tient au déséquilibre abyssal entre la langue qui détruit, avec son pouvoir infini de séduction, et la langue qui sauve, entre la puissance désastreuse de l’idéologie, au même titre que toutes les formes de violence inscrites dans notre rapport au langage, et la faiblesse sinon l’impuissance d’une parole qui voudrait encore s’y opposer. (v, 20-21 ; Crépon souligne.)

Si l’essence du rapport au langage que la violence met en œuvre « est donc de pouvoir être asservi, perverti et par là même détruit » (v, 27 ; Crépon souligne), que peut la littérature – le témoignage, dans le cas qui nous occupe – contre cette violence (« politique, sociale, religieuse, raciale » [v, 26] : étrangement, cette déclinaison ne nomme pas ici la violence sexuelle, qui constitue peut-être le noyau de toutes les autres formes) ?

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Dans son essai, Marc Crépon distingue trois états affectifs induits par la violence : l’angoisse, la terreur et la peur, et il souligne que si les deux premiers, liés au à une ontologie existentielle et au politique, ont été jugés dignes de l’attention de la philosophie, la peur a, elle, été laissée pour compte : « tandis que l’angoisse et la terreur retenaient l’attention des philosophes, l’expérience de la peur », considérée comme « trop individuelle, trop subjective, mais peut-être aussi indéfiniment soupçonnable de faiblesse, de manque de courage et de résolution, trop ambivalente donc […], ne cessa de s’imposer non seulement comme un objet, mais plus encore comme l’un des ressorts majeurs de la littérature » (v, 254). Mais surtout, ajoute-t-il, il revient à la littérature, celle des récits, des témoignages, mais aussi des pièces de théâtre et des poèmes, qui se sont confrontés à la terreur et qui l’ont prise pour objet d’en avoir rendu possible une perception moins abstraite que celle qui réduisait la terreur au moyen, juste ou injuste, d’une politique. (v, 254 ; je souligne.)

La littérature serait donc ce « lieu très sensible » capable de donner accès à la « peur de chaque instant pour soi et pour ses proches, la peur d’être arrêté, emprisonné, torturé, déporté et pour finir exécuté. Cette peur, on peut dire en un sens que la philosophie l’aura longtemps abandonnée à la littérature » (v, 255). La littérature – entendons par là l’acte poétique ou la poétique de l’acte auquel s’intéresse Derrida dans la passion, le secret, le témoignage qu’elle porte et encrypte – résisterait ainsi à la violence extrême qui consiste à réduire la violence subie par les victimes à un contexte historique et à une stratégie politique, qui ont l’un et l’autre

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pour effets de rendre abstraites la souffrance et la terreur. Ce sont ces affects-là qui trouvent, au contraire, refuge dans la littérature (on serait tenté de dire un droit d’asile, précaire mais tenace). Car, comme l’écrit Marc Crépon, « on ne saurait imaginer un plus brutal effacement de la violence que cette abstraction » (v, 261). C’est pourquoi la position de Derrida lie aussi étroitement la responsabilité mise à l’épreuve dans le témoignage à une expérience poétique du langage : L’affirmation de Derrida au sujet de Paul Celan, à savoir que « toute responsabilité du témoignage s’engage dans une expérience poétique du langage » est donc hautement pertinente dans ce contexte […] : l’investissement, par l’entremise de la littérature, dans une expérience singulière du langage qui est poétique dans la mesure où elle crée le langage. La littérature répond à cette irréductible singularité de l’expérience de la souffrance par la création « de novo » d’un langage qui lui donne une voix en dehors d’une vérité requérant la généralisabilité, mais aussi, en même temps, en dehors de la réduction à l’indicible, c’est-à-dire à la singularité absolue qui ne se ferait entendre que dans le cri ou le gémissement, là où le langage est réduit au silence10.

10. J. A. Carlson et E. Weber, « For the Humanities », dans Speaking about Torture, op. cit., p.  7 (ce sont les auteures qui soulignent). Ma traduction. (« Derrida’s statement on Paul Celan, that “all responsible witnessing engages in a poetic experience of language,” is thus highly relevant for our context […] : the engagement, in literature, with a singular experience of language that is poetic insofar as it creates language. Literature responds to the irreducible singularity of the experience of suffering with the creation “de novo” of a language to give it a voice outside of a truth claim that requires generalizability, but also, at the same time, outside the reduction to unspeakability that would make itself heard only in the cry or the moan in which language is silenced. ») Le passage cité est de Jacques Derrida (« Poétique et politique du témoignage », dans le Cahier de L’Herne Derrida, op. cit., p. 523).

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Dans la perspective de Derrida, seule la littérature – cette « étrange institution11 »  qu’on appelle de ce nom, qui ne répond lui-même d’aucune loi ni institution – pourrait donner forme au silence du témoin ou de la victime sans le briser : elle y parviendrait en « élaborant des mots qui déjouent les concepts rendant impossibles la représentation et le litige de la torture, tels que ceux de présence et de présence à soi, de vérité et de fait12 ». Le témoignage poétique au sens où l’entend Derrida pourrait ainsi « à la fois affirmer et passer outre la résistance de la douleur au langage13 », mobilisant les ressources du « langage poétique dans sa capacité à aller au-delà des impasses de la représentation à deux égards : par l’adhésion à l’intraductibilité potentielle ou à la singularité du témoignage et en facilitant les modes de la compassion imaginative qui répond vraiment à la réalité ou à la douleur de l’autre14 » – compassion qui ne doit cependant pas être confondue avec une empathie empreinte de sentimentalisme. La littérature nous apprendrait justement à penser ces affects sans s’y complaire.

11. Voir J. Derrida, « “Cette étrange institution qu’on appelle littérature”. Entretien avec Derek Attridge », dans Derrida d’ici, Derrida de là, Thomas Dutoit et Philippe Romanski (dir.), Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2009, p. 253-292. 12. J. A. Carlson et E. Weber, « For the Humanities », dans Speaking about Torture, op. cit., p. 7. Ma traduction. (« It [literature] does this by crafting words that circumvent the concepts that make the representation and litigation of torture impossible, such as presence and self-presence, truth and fact. ») 13. Ibid., p.  13. Ma traduction. (« […] at once to affirm and bypass pain’s resistance to language ».) 14. Ibid., p. 11-12. Ma traduction. (« […] poetic language in its capacity to go beyond representational impasses in two respects : through adherence to the potential untranslatability or singularity of witnessing and by facilitating modes of imaginative sympathy that actually respond to the other’s reality or pain ».)

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Il faut donc méditer encore longuement la portée de ce mot, « genre », sur lequel Derrida fait peser toute la question en réunissant dans son titre les notions de réconciliation, de pardon et de vérité – ce mot, « genre », qui, en français, reste inséparablement lié à la question de la différence sexuelle et de l’invention textuelle ou poétique. Si toutes les commissions du monde n’entendent pas en rester à la « confusion des genres » en amalgamant, voire en contaminant les différentes acceptions de la vérité que nous avons relevées ; si la vérité, pour être vraiment politique, doit être plus et autre chose que simplement « politique » au sens courant du terme ; bref, s’il est vraiment question non seulement de dire « toute la vérité » – et pas seulement son « évidence » (comme preuve, manifestation publique, théâtrale, etc.) – mais de la faire, il faudra prendre au sérieux le fait que la littérature (gardons encore ce nom pour le moment) est seule capable de parler d’elle-même, de la vérité de son « genre », comme le souligne également Marc Nichanian : Il [le roman, mais celui-ci n’est pas « plus habilité qu’un autre genre littéraire à dire la réalité d’une époque, à scruter les consciences, ou à interroger la vérité même », précise bien l’auteur] serait plutôt habilité, dans des moments extrêmes, à dire sa propre vérité, la vérité de son « genre », aux prises avec l’événement. Elle est donc le lieu où peut s’inscrire, parfois, par hasard ou par miracle, une expérience qui n’est cependant jamais indépendante de l’écriture romanesque en tant que telle, une expérience à chaque fois bien spécifique15.

15. M. Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p.  14 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 200.

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Au moment où Derrida se penche sur la question si complexe du pardon, ce n’est donc certes pas un hasard s’il réfléchit simultanément sur la question du témoignage dans le registre de la fiction littéraire, que ce soit dans L’instant de ma mort de Blanchot ou dans « Politique et poétique du témoignage » au sujet du poème celanien. Nul hasard, en effet, puisque pour lui la fiction et le témoignage ne cessent de révéler une déroutante et inquiétante compossibilité, et de se hanter l’un(e) l’autre. Plus : la littérature est la seule à pouvoir explorer cette limite, ces parages incertains, puisqu’il revient à la fiction « de se mettre [elle]-même en jeu comme genre, face à son double ou à son autre, le témoignage16 ». Alors, oui, demandons-nous quelle portée, quelle traduction donner à ces mots : « Quel genre ? », et entendons-les toujours d’une oreille double (au moins), divisée, qui empêche la réconciliation au sein même de l’homonymie17 : Oui, quel genre reste-t-il après la réconciliation, si désormais le témoignage occupe toute la scène ? Voilà la question. Le roman est ce qui prend en charge ce reste. C’est ce qui lui permet de demander avec Shakespeare : est-ce que par hasard la vérité ne serait pas la vérité ? Il s’agit bien sûr de la vérité du témoignage18. 16. M. Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p. 14 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 200. 17. Il est intéressant de remarquer que, contrairement à la double résonance sexuelle et textuelle qui m’a retenue ici, Marc Nichanian considère uniquement la portée narrative du mot dans son article et ne relève à aucun moment l’incidence de de la différence sexuelle dans son commentaire du texte de Derrida. De même pour Evando Nascimento qui ne la mentionne pas dans sa longue « Introduction : Derrida au Brésil. Actes de mémoire et le pardon », dans La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 9-57 18. M. Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p.  15 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 200 (c’est l’auteur qui souligne). La citation de Shakespeare est tirée de Henry iv et se lit comme suit : « Is not the

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« Nul/ ne témoigne pour/ le témoin19 », comme l’écrit Celan. Seul le récit ou le poème peut peut-être porter le reste, garder trace du reste (en anglais, « remain » consonne avec « rem(a)inder », qu’on pourrait peut-être traduire par le mot « restance » inventé par Derrida, qui maintient l’indétermination entre le qui (le reste) et le quoi (ce qui reste)) : restance, donc, qui résiste et (se) porte au-delà de la victime et du bourreau, au-delà du déni et de la dénégation, au-delà de l’archive, matérielle et psychique. C’est ce geste que Derrida souligne comme acte performatif dans Country of my Skull, tout comme le fait Marc Nichanian dans sa lecture de Red Dust : Au roman, il ne reste plus que les restes. C’est pourquoi seul le roman peut suggérer cette phrase : il n’y a pas de vérité du crime. […] La victime restera toujours, et pour toujours, dans l’indécision quant à la vérité. Cette phrase, oui, seul le roman pouvait la suggérer. Aucun rapport d’aucune commission ne pouvait l’inscrire noir sur blanc dans ses pages, même si le rapport de la trc s’en approche quelque peu en prétendant limiter son usage de la vérité à l’efficace du narratif et du curatif20.

truth the truth ? » (Première Partie, Acte ii, scène 4, lignes 191-192, dans The New Oxford Shakespeare : The Complete Works, Gary Taylor, John Jowett, Terri Bourous et Gabriel Egan (éds.), Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 1307 ; « N’est-ce pas la vérité, la vérité ? », trad. française François-Victor Hugo, dans Œuvres complètes, t. i, Henri Fluchère (éd.), avant-propos d’André Gide, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 631. 19. Voir supra, p. 84, note 30. 20. M. Nichanian, « Deuil et réconciliation », art. cité, p.  19-20 ; trad. anglaise, Living Together, op. cit., p. 203-204 (c’est l’auteur qui souligne).

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VII

Récit de la violence, violence du récit : terrifiante amphibologie qui ne cesse de se retourner, de se convertir, de se pervertir entre « vérité » et « témoignage » : c’est ce à quoi Derrida donne son écoute dans cette grande conférence qui plonge au cœur du mal radical, du racisme et de la violence sexuelle. En un certain point de son récit, Antjie Krog quitte la scène politique de la Commission Vérité et Réconciliation pour mettre en scène un dialogue entre un mari et sa femme qui l’a trompé et qu’il interroge (peut-être est-ce d’elle-même qu’il s’agit : la narration, très ambiguë, garde son secret). Elle lui lit à un moment donné cette citation de la Commission : « La compréhension par la narration est notre forme d’explication la plus primitive. Nous donnons du sens aux événements en les insérant dans des histoires. Si cela rentre dans un cadre de narration satisfaisant, nous pensons alors avoir une idée de ce qui est survenu. Les nations racontent des histoires sur leur passé dans des termes qui forgent leur avenir. » (dm, 275)

Ce à quoi l’homme rétorque brutalement : « Arrête tes conneries [Stop talking crap] », dit-il. J’arrête. Je n’ai pas de cadre pour lui répondre. Je n’ai pas de mots pour dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Les définitions

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gouttent comme des passoires. [I have no framework in which to address him. I have no words for why something so right is so wrong. Definitions leak like sieves.] (dm, 276)

En écho à la conversation ininterrompue des deux amis juifs avec laquelle j’avais commencé ce texte, j’arrête ici moi aussi. Et je réitère les deux mots qui (re)commencent tout : « Pardon, merci ».

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Table LIMINAIRE

9

REMERCIEMENTS

11

AVANT-PROPOS Georges Leroux

13

I II III IV V VI VII

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33 47 53 65 105 113 127

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DE LA MÊME AUTEURE

Sarah Kofman et Jacques Derrida. Croisements, écarts, différences, suivi de Sarah Kofman, Lettres à Jacques Derrida, avec Isabelle Ullern, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2018. Derrida, Celan. Juste le poème, peut-être, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2017. Jacques Derrida. L’art du contretemps, Montréal, Éditions Nota bene, coll. « Nouveaux Essais Spirale », 2014. Cosa volante. Le désir des arts dans la pensée de Jean-Luc Nancy, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2013. Le poème, par les sentiers de Jacques Brault, suivi de « Cela même… », Montréal, Le Temps volé éditeur, coll. « de l’essart », no 9, 2012. Veglianti. Verso tre immagini di Jacques Derrida, préface de Jean-Luc Nancy, trad. italienne Roberto Borghesi, avec la collaboration de Nicoletta Dolce et Gabriella Lodi, Milan et Udine, Mimesis, coll. « Filosofie », no 165, 2012. Le pain des épices. Pour Jean-Luc Nancy, le 26 juillet 2010, avec Danielle CohenLevinas, Montréal, Le Temps volé éditeur, série « hors commerce », 2010. « Comme en rêve… » Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous. Volume 2, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2010. Battements – du secret littéraire. Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous. Volume 1, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2010. Veilleuses. Autour de trois images de Jacques Derrida, Québec, Éditions Nota bene, coll. « Empreintes », 2009 (ill.). Juste le poème, peut-être (Derrida, Celan), suivi de Singbarer Rest : l’amitié, l’indeuillable, Montréal, Le Temps volé éditeur, collection « de l’essart », no 5, 2009 (épuisé). (Prix de l’essai Eva-Le-Grand 2009-2010 du magazine culturel Spirale.) « Comme en rêve… » (Derrida, Cixous), Montréal, Le Temps volé éditeur, collection « de l’essart », 2008.

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132   La vérité à l’épreuve du pardon Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Éditions Galilée, coll. « Incises », 2006. Ferron post-scriptum, Montréal, Lanctôt éditeur, coll. « Cahiers JacquesFerron », 2005. (Prix de l’essai littéraire Jean-Éthier-Blais 2006). Appendice, avec Jean-Luc Nancy, 58 indices sur le corps et Extension de l’âme, Québec, Éditions Nota bene, coll. « Nouveaux Essais Spirale », 2004. Le Musée de Noé, avec Gilles Lapointe et Jocelyn Jean, Montréal, Éditions La Maison Outremer et Graff, 1999. « Fragments d’origine », dans Jacques Ferron, Papiers intimes. Fragments d’un roman familial : lettres, historiettes et autres textes, édition préparée en collaboration avec Patrick Poirier, Montréal, Lanctôt éditeur, coll. « Cahiers Jacques-Ferron », nos 1-2, 1997. Joyce, avec Sherry Simon, Montréal et Paris, hmh et Le Castor Astral, coll. « L’atelier des modernes », 1996. « De la Primitive Ville à la Place Ville-Marie », dans Montréal imaginaire. Ville et littérature, Gilles Marcotte et Pierre Nepveu (dir.), Montréal, Fides, 1992. (Prix Gabrielle-Roy de l’alcq 1993). Lire le fragment. Transfert et théorie de la lecture chez Roland Barthes, Montréal, Hurtubise hmh, 1989. (Prix de l’essai littéraire Victor-Barbeau de l’Académie canadienne-française 1990.)

édition Jean-Luc Nancy, Demande. Philosophie, littérature, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2015. (Traduit en portugais (Brésil) et en anglais.) Jacques Derrida, Les arts de l’espace. Écrits et interventions sur l’architecture, avec Joana Masó, avec la collaboration de Cosmin Popovici-Toma, Paris, Éditions de la Différence, coll. « Essais », no 85, 2015. (Traduit en italien.) Jacques Derrida, Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (1979-2004), avec Joana Masó et Javier Bassas, Paris, Éditions de la Différence, coll. « Essais », no 82, 2013. (Traduit en portugais (Brésil), espagnol et italien.) Jacques Derrida, À dessein, le dessin, suivi de Derrida, à l’improviste par Ginette Michaud, Le Havre, Franciscopolis Éditions, 2013.  Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Scène, suivi de Dialogue sur le théâtre, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. « Détroits », 2013. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, La Panique politique, suivi de Le peuple juif ne rêve pas, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. « Détroits », 2013. 

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De la même auteure   133

Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume ii (2002-2003), avec Michel Lisse et Marie-Louise Mallet, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2010. (Traduit en italien, espagnol, anglais et japonais.) Pierre L’Hérault, L’assemblée pensante. Chroniques théâtrales (1994-2007), avec Sylvain Lavoie et Élisabeth Nardout-Lafarge, Québec, Éditions Nota bene, coll. « Nouveaux essais Spirale », 2009. Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain, Volume  i (2001-2002), avec Michel Lisse et Marie-Louise Mallet, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2008. (Traduit en italien, anglais, espagnol, roumain, allemand et japonais.)

direction d’ouvrages collectifs et de numéros de revues Études françaises (Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal), « Toucher l’image. Nouvelles poétiques de l’ekphrasis », 51 : 2, 2015. Appels de Jacques Derrida, avec Danielle Cohen-Levinas, Paris, Hermann, coll. « Rue de la Sorbonne », 2014. Spirale (Montréal), « Jean-Luc Nancy, lignes de sens – philosophie, art, politique », no 239, hiver 2012. Europe (Paris), cahier « Philippe Lacoue-Labarthe », no 973, mai 2010. Spirale, « Hélène Cixous, ou la fiction du rêver vrai », no 231, mars-avril 2010. Europe, cahier « Jean-Luc Nancy », no 960, avril 2009. Les Cahiers littéraires Contre-jour (Montréal), avec Georges Leroux et Claude Lévesque, « À la mémoire de Jacques Derrida », n° 9, printemps 2006. Trop. Jean-Luc Nancy, avec François Martin et Rodolphe Burger, commissaires : Louise Déry, Ginette Michaud et Georges Leroux, Montréal, Galerie de l’uqam, 2006. Edmund Alleyn. Indigo sur tous les tons, avec Gilles Lapointe et Jocelyn Jean, Montréal, Éditions du passage, 2005 (ill.). Spirale, « Jean-Luc Nancy, à bords perdus », no 204, septembre-octobre 2005. Spirale, avec Georges Leroux, « Fidélité à plus d’un : Derrida, Celan, Brenner, Cixous, Blanchot », no 195, mars-avril 2004. Cahier de L’Herne Derrida, avec Marie-Louise Mallet, Paris, Éditions de L’Herne, no 83, 2004. Constructions de la modernité au Québec. Actes du colloque international de Montréal, 6-7-8 novembre 2003, avec Élisabeth Nardout-Lafarge, Montréal, Lanctôt éditeur, 2004. Études françaises, avec Georges Leroux, « Derrida lecteur », 38 : 1-2, 2002.

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134   La vérité à l’épreuve du pardon Spirale, avec Patrick Poirier, « Jacques Derrida : pensée de l’aube », no  178, mai-juin 2001. Spirale, avec Simon Harel, « Les cultures de la psychanalyse », no 173, juilletaoût 2000. Spirale, « Refus global : actuel, récupéré ? », no 165, mars-avril 1999. Études françaises, avec Gilles Lapointe, « L’automatisme en mouvement », 34 : 2-3, automne-hiver 1998. ttr. Études sur le texte et ses transformations (Montréal, McGill), « Psychanalyse

et traduction : voies de traverse/Psychoanalysis and Translation : Passages Between and Beyond », xi : 2, automne 1998.

L’Autre Ferron (dir.), avec la collaboration de Patrick Poirier, Montréal, Fides, coll. « Nouvelles études québécoises », 1995.

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autres titres parus dans la collection « humanités à venir » Danielle Cohen-Levinas, Le devenir-juif du poème. Double envoi : Celan et Derrida, 2015. Jean-Michel Rabaté, Les guerres de Jacques Derrida, 2016. Gil Anidjar, Qu’appelle-t-on destruction ? Derrida, Heidegger, 2017.

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Ce séminaire ouvre aussi de nouvelles perspectives sur le texte testamentaire de Jacques Derrida du 16 août 2004, où il accorde une place déterminante à la parole des femmes – de Sarah Kofman et Antjie Krog en passant par celles qui ont témoigné devant la Commission Vérité et Réconciliation jusqu’à la figure de la Justice aux yeux bandés de la cathédrale de Strasbourg – pour penser autrement la question du pardon.  Ginette Michaud est professeure à l’Université de Montréal. Membre du comité international responsable de l’édition des séminaires de Jacques Derrida, elle a coédité les deux volumes du Séminaire La bête et le souverain (Galilée, 2008 et 2010) de même que ses écrits sur l’art et l’architecture dans Penser à ne pas voir et Les arts de l’espace (La Différence, 2013 et 2015). Elle a consacré plusieurs essais au philosophe et a codirigé en 2014, avec Danielle Cohen-Levinas, Appels de Jacques Derrida, aux éditions Hermann où a paru son essai Derrida, Celan. Juste le poème, peut-être (2017). Elle est membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (crilcq), de la Société royale du Canada et lauréate du prix acfas Adrien-Pouliot 2017 pour la coopération scientifique avec la France.

GINETTE MICHAUD

LA VÉRITÉ À L’ÉPREUVE DU PARDON

Prenant pour point de départ le séminaire inédit « Le parjure et le pardon » de Jacques Derrida, cet essai propose une lecture des trois séances qu’il a données à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris, en ­1998-1999. Après avoir rappelé les principales apories du pardon élaborées par le philosophe, Ginette Michaud souligne les implications performatives de ce geste d’« offrande oblique » du point de vue du témoignage poétique auquel le pardon doit se mesurer, ainsi que l’importance des enjeux de traduction à l’endroit de l’idiome du pardon. Elle analyse en profondeur la question de la différence sexuelle et du genre dont Derrida a traité en s’attachant non seulement à la question spécifique du viol, mais également à celle du témoignage et, au-delà, à la violence extrême, la « pire violence ».

GINETTE MICHAUD

La vérité à l’épreuve du pardon Une lecture du séminaire « Le parjure et le pardon » de Jacques Derrida

Humanités 13,95 $ • 12 �

DISPONIBLE EN VERSION NUMÉRIQUE

www.pum.umontreal.ca

Couv-PUM-La vérité à l’épreuve du pardon .indd 1

ISBN 978-2-7606-3957-7

PUM

À V E N IR

Les Presses de l’Université de Montréal

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