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French Pages 0 [317] Year 1973
Table of contents :
I: Les rapports de production en Russie. --
II: La révolution contre la bureaucratie.
LA SOCIETE BUREAUCRATIQUE 1 LES RAPPORTS DE PRODUCTION EN RUSSIE PAR CORNÉLIUS C A S T O R I A D I S
INEDIT
© UNION GÉNÉRALE D'ÉDITIONS ET CORNÉLIUS CASTORIADIS, 1 9 7 3 . . ISBN 2.26400 8369
AVERTISSEMENT
La présente édition reprend la totalité des textes que j'ai publiés dans Socialisme ou Barbarie (a l'exception de deux ou trois notes de circonstance), quelques autres publiés ailleurs, et de nombreux inédits, certains anciens, d'autres qui étaient la suite non publiée de textes de S. ou B., d'autres enfin rédigés en vue de cette publication. Parmi les inédits, un choix était inévitable; j'ai procédé minimalement. Les textes déjà publiés, dans S. ou B. ou ailleurs, sont reproduits sans modification, sauf pour la correction des fautes d'impression et de quelques lapsus calami de l'auteur. Les notes de l'original sont appelées par des chiffres arabes ; celles appelées par des lettres ont été ajoutées pour la présente édition. Dans les rares cas où j'ai jugé qu'une clarification du texte original s'imposait, les phrases ajoutées d cette fin sont placées entre crochets. La plupart des références ont été mises à jour. J'ai profité de cette réimpression du vol. 10/18 pour corriger d'autres coquilles qui m'avaient échappé lors de la 1" édition. Des textes rédigés sur une période de vingt-cinq ans appellent nécessairement, de mon point de vue, une foule de remarques, observations, critiques et révisions. Plutôt que d'en saupoudrer l'original, j'ai jugé de loin préférable pour le lecteur, pour moi et pour la chose même d'exprimer, le cas échéant, ma pensée actuelle sur la question dans des postfaces ou de- nouveaux textes placés à la fin des volumes correspondants. l-e groupement des textes posait des problèmes difficiles, étant donné que plusieurs parmi eux, et les plus importants, débordent tout sujet particulier. Un classement simplement chronologique, qui présenterait l'avantage de faire voir clairement l'évolution des idées. 5
entraînerait en même temps une dispersion considérable d'écrits se rapportant au même thème, et rendrait à peu près impossible la rédaction d'un commentaire raisonné. J'ai donc regroupé les textes d'après leurs grands thèmes conservant l'ordre chronologique à l'intérieur de ceux-ci; mais le lecteur devra se rappeler que le groupement comporte un degré important d'arbitraire et que les références croisées qui encombrent les notes étaient inévitables. Les inconvénients de la solution choisie seront palliés en partie, j'espère, par le plan d'ensemble de' la publication, indiqué plus loin, et par /Introduction placée en tête de ce premier volume, qui vise à présenter l'ensemble des idées essentielles dans leur évolution temporelle et leur liaison logique. Les sigles suivants désignent les volumes déjà parus de celle publication, et les textes auxquels référence estfaite plus fréquemment Vol. I, 1 La société bureaucratique, I : Les rapports de production en Russie (éd. W18, n° 751). Vol. I, 2 : La société bureaucratique, 2 : La révolution contre la bureaucratie (éd. 10'IS, n° 806). Vol. V, 1 L'expérience du mouvement ouvrier, 1 : Conniieni lutter (éd. 10'18, n"825). Vol. V, 2 : L'expérience du mouvement ouvrier, 2 : Prolétariat et organisation (éd. 10'18, n° 8*7). I.I.S. : L'institution imaginaire de la Société, Le Seuil, 1975. C.F.P. Concentration des forces productives (inédit, mars 1948;voL I. l.p. 101-114). Ph. C.P. Phénoménologie de la conscience prolétarienne (inédit, mar> 1948; vol. I, l.p. l'i^-HO). S.B. Socialisme ou barbarie (S. ou B., n° 1, mars 1949; vol. I, l.p. 135-184). H.P.R. rapports de production en Russie (S. ou B.. n° 2, mai 1949 ; vol. 1, 1. p. 205-282). D.C. I. et II Sur la dynamique du capitalisme (S. ou B., n" 12 et 13, août 1953 et janvier 1954). S.I.P.P. Situation de l'impérialisme et perspectives du prolétariat iS. ou B.. n" 14. avril 19'our un temps indéfini-des reoères hérités et de 11
tôus les repères de la réflexion et de l'action, la société dépossédée de son savoir et ce savoir lui-même, enflant comme une tumeur maligne, en crise profonde quant à son contenu et quant à sa fonction; la prolifération sans bornes d'une foule de discours vides et irresponsables, la fabrication idéologique industrialisée et l'encombrement des marchés par une pop-philosophie en plastique - tels sont, dans un ordre chronologique approximatif, quelquesuns des faits qu'auraient dû affronter ceux qui, pendant cette période, se sont mêlés de parler de société, d'histoire, de politique. Dans ces conditions on excusera peut-être l'auteur, produit hors mode d'une époque autre, de ne pas se contenter, comme il sied à présent, d'écrire n'importe quoi aujourd'hui après avoir publié un autre - et le même - n'importe quoi hier, mais de prétendre prendre en charge autant que faire se peut sa propre pensée, réfléchir à nouveau sur son cheminement, s'interroger sur la relation entre les écrits et l'évolution effective, essayer de comprendre ce qui, au-delà des facteurs personnels ou accidentels, a permis à certaines idées d'affronter victorieusement l'épreuve de l'événement, en a rendu caduques d'autres, fait enfin que certaines de celles auxquelles il tenait le plus - mais ce n'est pas là une nouveauté dans l'histoire - . reprises et propagées depuis qu'il les a formulées, lui semblent parfois devenues des instruments entre les mains des escrocs pour tromper les innocents.
l.De l'analyse de la bureaucratie à la gestion ouvrière (1944-1948) Au départ de l'évolution de ces idées se trouve l'expérience de la Seconde Guerpe mondiale et de l'occupation allemande. Il n'y a pas d'intérêt à relater ici comment un adolescent, découvrant le marxisme, pensait lui être fidèle en adhérant aux Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxas, ni pourquoi il a pu croire, après l'occupation de la Grèce et l'attaque -allemande contre la Russie, que l'orientation chauvine du P.C. grec et la constitution d'un Front national de libération (E.A.M.) résultaient d'une 12-
déviation locale qui pouvait être redressée par une lutte idéologique à l'intérieur du parti. La réduction des arguments à des gourdins et la radio russe se sont vite chargées de Je détromper. Le caractère réactionnaire du parti communiste, de sa politique, de ses méthodes, de son régime" interne, autant que le crétinisme imprégnant, alors comme maintenant, n'importe quel discours ou écrit émanant de la direction du P.C., apparaissaient dans une clarté aveuglante. Il n'était pas surprenant que,» dans les conditions du temps et du lieu, ces constatations conduisent au trotskisme et à sa fraction la plus gauchiste qui menait une critique intransigeante aussi bien du stalinisme que des trotskistes droitiers (dont on devait apprendre par la suite, lorsque les communications interrompues depuis 1936 furent rétablies, qu'ils représentaient le véritaSle « esprit » -sit venia verbo- de la « IVe Internationale »). Survivre à la double persécution de la Gestapo et du Guépéou local (l'O.P.L.A., qui a assassiné par dizaines les militants trotskistes pendant et après l'occupation) s'est avéré un problème soluble. Autrement plus difficiles étaient les questions théoriques et politiques posées par la situation de l'occupation. Devant l'effondrement de l'Etat et des organisations politiques bourgeoises, dans une société qui s'était désintégrée, pulvérisée (les quelques industries existant avant la guerre avaient presque toutes cessé de fonctionner, et l'on ne pouvait pratiquement plus parler de prolétariat, mais d'une lumpénisation générale), la population, poussée par des conditions de vie épouvantables et par la cruelle oppression qu'exerçait l'armée allemande, allait vers le P.C. qui connaissait un développement foudroyant, recrutait par dizaines de milliers dans son organisation-paravent, l'E.A.M., mettait sur pied un pseudo-partisanat montagnard et urbain (pseudo-, parce qu'intégralement centralisé et bureaucratisé) qui comptait à la fin de l'occupation une centaine de milliers d'hommes bien armés, et installait son pouvoir total sur les régions les moins accessibles du pays et, après le départ des Allemands, sur la totalité du territoire à l'exception, et encore, de la Place de la Constitution à Athènes. De quoi était donc faite l'adhésion des masses à la poli13
tique stalinienne, qui les . rendait non seulement sourdes à tout discours révolutionnaire et internationaliste, mais prêtes à égorger ceux qui le tenaient? Et que représentait le parti stalinien lui-même? Pour le trotskisme-léninisme traditionnel la réponse, toute trouvée, consistait dans la répétition amplifiée du paradigme de la Première Guerre mondiale : la guerre n'avait été possible que par la résurgence des « illusions nationalistes » des masses, qui devaient en rester prisonnières jusqu'à ce que l'expérience de la guerre les en débarrasse et les conduise à la révolution. Cette même guerre n'avait Fait que parachever la transformation du parti communiste en parti réFormistenationaliste, définitivement intégré à l'ordre bourgeois, que Trotsky avait depuis longtemps prévue. Quoi de plus naturel, alors, que l'emprise du P.C. sur des masses qui imputaient tous leurs maux à la nation a ennemie »? Pour les trotskistes, comme pour Trotsky jusqu'à son dernier jour, le P.C. ne faisait que rééditer, dans les conditions de l'époque, le rôle de la social-démocratie chauvine en 1914-18, et les Fronts « n a t i o n a u x » ou «patriotiques» qu'il patronnait n'étaient que des déguisements nouveaux de l'« Union sacrée ». (Je ne parle là que de la ligne trotskiste conséquente - même si elle était minoritaire. Les tendances droitières de la « IVe Internationale », beaucoup plus opportunistes, essayaient alors, comme maintenant, de coller aux staliniens, et allaient parfois jusqu'à soutenir que la lutte « nationale » contre l'Allemagne était progressiste.) Jusqu'à un certain point, les Faits pouvaient encore être adaptés à ce schéma - à condition, comme c'est toujours le cas pour le trotskisme, de les déFormer suffisamment et de se donner un « demain » indéfini. Pour ma part, assimiler le P.C. à un parti réFormiste, quand on l'avait tant soit peu connu de l'intérieur, me paraissait léger, et les illusions des masses ne me semblaient ni exclusivement ni essentiellement « nationalistes ». Ce qui était malaise intellectuel se transforma en certitude éclatante avec l'insurrection stalinienne de décembre 1944. Il n'y avait aucun moyen de Faire rentrer celle-ci dans les schémas en cours," et le vide inégalé des « analyses », que tentèrent d'en présenter les trotskistes à l'époque et par la suite, 14
en témoigna amplement. Il était en effet évident que le P.C. grec n'agissait pas en parti réformiste, mais visait à s'emparer du pouvoir en éliminant ou en ligotant les représentants de la bourgeoisie; dans les coalitions qu'il formait, les politiciens bourgeois étaient l'otage du P.C. et non l'inverse. Il n'existait aucun pouvoir effectif dans le pays en dehors des mitraillettes des corps militaires du P.C. L'adhésion des masses n'était pas motivée par la simple haine de l'occupation allemande; renforcée au décuple après le départ des Allemands, elle avait toujours contenu l'espoir confus d'une transformation sociale, d'une élimination des anciennes couches dominantes, et n'avait rien à faire avec une « Union nationale ». Les masses se comportaient par ailleurs en infanterie passive du P.C.; seul un délirant aurait pu croire qu'une fois le P.C. installé au pouvoir ces masses, militairement encadrées, menées au doigt et à l'œil, sans aucun organe autonome ni velléité d'en former aucun, auraient « débordé » le P.C.; l'auraient-elles, par impossible, essayé, elles auraient été massacrées impitoyablement, les cadavres étant affublés des qualificatifs appropriés. L'insurrection de décembre 1944 a été battue - mais par l'armée anglaise. Il importe peu, dans le présent contexte, de savoir dans quelle mesure des erreurs (de son propre point de vue) tactiques et militaires de la direction stalinienne, ou des querelles intestines, ont existé oujoué un rôle réel : plus tôt ou plus tard, le P.C. aurait été battu de toute façon - mais par l'armée anglaise. Cette défaite était donc, si je peux dire, sociologiquement contingente ; elle ne résultait ni du caractère intrinsèque du P.C. (qui n'aurait pas « voulu » ou « pu » s'emparer du pouvoir) ni du rapport des forces dans le pays (la bourgeoisie nationale n'avait aucune force à lui opposer), mais de sa position géographique et du contexte international (accords de Téhéran, puis de Yaltal. Si la Grèce était située mille kilomètres plus au Nord - ou la France mille kilomètres plus à l'Est - le P.C. se serait emparé du pouvoir à l'issue de la guerre, et ce pouvoir aurait été garanti par la Russie Qu'en aurait-il tait? Il aurait instauré un régime similaire au régime russe, éliminé les anciennes couches dominantes après en avoir absorbé ce qui se laissait absorber, établi 15
sa dictature, installé ses hommes à tous les postes comportant commandement et privilèges- Certes, à l'époque, tout cela n'était que des « si ». Mais l'évolution ultérieure des pays satellites, confirmant ce pronostic autant qu'un pronostic historique ait jamais pu l'être, me dispense d'avoir à revenir sur'cet aspect du raisonnement. Comment qualifier, du point de vue marxiste, un tel régime? Il était clair que, sociologiquement, il devait avoir même définition que le régime russe. Et c'est ici que la faiblesse et finalement l'absurdité de la conception trotskiste devenaient évidentes. Car la définition qu'elle donnait du régime russe n'était pas sociologique, c'était une simple description historique : la Russie était un « État ouvrier dégénéré », et ce n'était pas là une question de terminologie. Pour le trotskisme un tel régime n'était possible que comme le produit de la dégénérescence d'une révolution prolétarienne; il était exclu, dans son optique, que la propriété soit « nationalisée », l'économie « planifiée » et la bourgeoisie éliminée sans une révolution prolétarienne. Fallait-il qualifier les régimes qu'instauraient les P.C. en Europe orientale d'« États ouvriers dégénérés » ? Comment auraient-ils pu l'être, s'ils n'avaient jamais été, pour commencer, ouvriers? Et s'ils l'avaient été, il fallait admettre que la prise du pouvoir par un parti totalitaire et militarisé était en même temps une révolution prolétarienne - laquelle dégénérait au fur et à mesure qu'elle se développait. Ces monstruosités théoriques - devant lesquelles les « théoriciens » trotskistes n'ont jamais reculéU)restaient d'ailleurs d'un intérêt secondaire. L'expérience historique, autant que Marx et Lénine, enseignait que le développement d'une révolution est essentiellement le développement des organes autonomes des masses - Commune, Soviets, comités de fabrique ou Conseils - et cela n'avait rien à voir avec un fétichisme des formes organisationnelles : l'idée d'une dictature du prolétariat exercée par un parti totalitaire était une dérision, l'existence d'organes autonomes des masses et l'exercice effectif du pouvoir par ceux-ci n'est pas une forme, elle est la révolution
(1) En b i t , ils o n t soutenu pendant longtemps, et jusqu'à une date assez r i a n t e , q u e les pays satellites restaient « capitalistes ».
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même et toute la révolution. La conception de Trotsky se révélait ainsi fausse sur le point central sur lequel elle s'était constituée et qui seul pouvait fonder le droit à l'existence historique du trotskisme cftmrae courant politique : la nature sociale et. historique du stalinisme et de la bureaucratie. Les partis staliniens n'étaient pas réformistes, ils ne conservaient pas mais détruisaient la bourgeoisie. La naissance de la bureaucratie russe dans et par la dégénérescence de la révolution d'Octobre, essentielle à d'autres égards, était accidentelle quant à celui-ci : une telle bureaucratie pouvait aussi naître autrement et être, non pas le produit, mais l'origine d'un régime que l'on ne pouvait qualifier ni d'ouvrier, ni simplement de capitaliste^ au sens traditionnel. Si, pendant un temps, de misérables arguties sur la présence de l'Armée russe en Europe orientale comme « cause » de l'accession du P.C. au pouvoir ont été possibles, l'instauration, depuis, d'un empire bureaucratique autochtone sur quelques centaines de millions de Chinois devait régler la question pour tous ceux qui n'essayent pas de s'aveugler eux-mêmes. Il fallait donc revenir sur la « question russe » et écarter l'exceptionalisme sociologique et historique de la conception de Trotsky. Contrairement au pronostic de celui-ci, la bureaucratie russe avait survécu à la guerre", laquelle ne s'était pas résolue en révolution; elle avait aussi cessé d'être « bureaucratie dans un seul pays », des régimes analogues au sien poussaient dans toute l'Europe orientale. Elle n'était donc ni exceptionnelle, ni « formation transitoire » en aucun sens non sophistique de ce terme. Elle n'était pas non plus simple « couche parasitaire », mais bel et bien classe dominante, exerçant un pouvoir absolu sur l'ensemble de la vie sociale, et non seulement dans la sphère politique étroite. Ce n'est pas seulement que, du point de vue marxiste, l'idée d'une séparation (et, dans ce cas, d'une opposition absolue) entre les prétendues « bases socialistes de l'économie » russe et le terrorisme totalitaire exercé sur et contre le prolétariat est grotesque; il suffisait de considérer sérieusement la substance des rapports réels de production en Russie, au-delà de la forme juridique de la propriété « nationalisée », pour constater 17
qu'ils sont effectivement des rapports d'exploitation, que la bureaucratie assume pleinement les pouvoirs et les fonctions de la classe exploiteuse, la gestion du procès de production à tous les niveaux, la disposition des moyens de production, les décisions sur l'affectation du surproduit. Il en découlait une foule de conséquences capitales; car la « question russe » était, et reste, la pierre de touche des attitudes théoriques et pratiques se réclamant de la révolution; car elle est aussi le filon le plus riche, la voie royale de la compréhension des problèmes les plus importants de la société contemporaine. La stérilité de Trotsky et du trotskisme n'est que le reflet de leur incapacité d'entrer dans cette voie. La justification historique du trotskisme, ce qui aurait pu fonder sa constitution comme courant politique indépendant et nouveau, eût été une analyse vraie de la nature du stalinisme et de la bureaucratie, et des implications de ce nouveau phénomène. Cette nouvelle étape aussi bien de l'histoire du mouvement ouvrier que de la société mondiale exigeait un nouvel effort, un nouveau développement théorique. Au lieu de cela, Trotsky n'a jamais fait que répéter et codifier la pratique léniniste de la période classique (ou plutôt, ce qu'il présentait comme telle); et même cela, il ne l'a fait qu'après une période de concessions et de compromis, qui ne s'achève qu'en 1927. Complètement désarmé devant la bureaucratie stalinienne, il n'a pu qu'en dénoncer les crimes et en critiquer la politique d'après les standards de 1917. Obnubilé par la pseudo-« théorie » du bonapartisme stalinien, empêtré dans une vue impressionniste de la décadence du capitalisme, il refusa jusqu'à la fin de voir dans le régime russe autre chose qu'un accident passager, un de ses fameux « culs de sac » de l'histoire; il n'a jamais fourni du régime bureaucratique que des descriptions superficielles, et l'on chercherait en vain dans la Révolution trahie une analyse-de l'économie russe: les forces productives se développent, c'est grâce à la nationalisation et à la planification, elles se développent moins vite et moins bien qu'elles n'auraient dû, c'est à cause de la bureaucratie, voilà la substance de ce que Trotsky et les trotskistes ont à en dire. Il s'épuisait à démontrer que les partis communistes violaient les principes léninistes et ruinaient la révo18
lution - alors que ceux-ci visaient des objectifs tout autres, et que les'critiquer dans cette perspective n'a guère plus de sens que reprocher à un cannibale, qui élèverait des enfants pour les manger, de violer les préceptes de la bonne pédagogie. Lorsqu'à la fin de sa vie il accepta d'envisager une autre possibilité théorique concernant la nature du régime russe, ce fût pour lier-immédiatement et directement le sort théorique des analyses de la Russie au son effectif de son pronostic concernant l'engendrement de la révolution par la guerre qui commençait. Ses pitoyables héritiers ont payé cher cette monstruosité théorique; Trotsky avait écrit, noir sur blanc (In Defense of Marxism) que si la guerre se terminait sans la victoire de la révolution mondiale, on devrait réviser l'analyse du régime russe et admettre que la bureaucratie stalinienne et le fascisme avaient déjà esquissé un nouveau type de régime d'exploitation, qu'il identifiait du reste à la barbarie. De sorte que. des années après la fin de la guerre, ses épigones étaient obligés de soutenir que la guerre, ou la « crise » issue de la guerre, n'était pas vraiment terminée. Probablement, pour eux, elle ne l'est toujours pas. Cet aveuglement de Trotsky sur le stalinisme pouvait surprendre ceux qui, comme moi, avaient admiré son audace et son acuité. Mais il n'était pas libre. L'aveuglement était aveuglément sur ses propres origines : sur les tendances bureaucratiques organiquement incorporées dans le parti bolchevique dès le départ (qu'il avait du reste vues et dénoncées avant d'y entrer et de s'identifier à lui), et sur ce qui. déjà dans le marxisme même, préparait la bureaucratie et en faisait le point aveugle, le secteur invisible et irrepérable de la réalité sociale, rendant impossible au-delà d'un point, de la penser dans le cadre théorique que le marxisme avait établi (v- RIB et MTR)La nouvelle conception de (a bureaucratie et du régime russes permettait de déchirer le voile mystificateur de la « nationalisation » et de la « planification » et de retrouver, au-delà des formes juridiques de la propriété, comme des méthodes de gestion de l'économie globale adoptées par la classe exploiteuse (« marché » ou « plan »). les rapports effectifs de production comme fondement de la division 19
(le la société en classes. Ce n'était là, évidemment, que retourner au véritable esprit des analyses de Marx. Si la propriété privée classique est éliminée cependant que les travailleurs continuent d'être exploités, dépossédés et séparés des moyens de production, la division sociale devient division entre dirigeants et exécutants dans le procès de production, la couche dominante assurant sa stabilité et, le cas échéant, la transmission de ses privilèges à ses descendants par d'autres mécanismes sociologiques, qui ne présentent du reste aucun mystère. Elle permettait aussi de comprendre l'évolution du capitalisme occidental, où la concentration du capital, l'évolution de la technique et de l'organisation de la production, l'intervention croissante de l'Etat et enfin l'évolution des grandes organisations ouvrières avaient conduit à un résultat analogue, la constitution d'une couche bureaucratique dans la production et dans les autres sphères de la vie sociale. La théorie de la bureaucratie trouvait ainsi ses assises socio-économiques, en même temps qu'elle s'inscrivait dans une conception historique de la société moderne. Il était en effet clair que le procès de concentration du capital et de son interpénétration avec l'Etat, de même que le besoin d'un contrôle à exercer sur tous les secteurs de la vie sociale, et en particulier sur les travailleurs, impliquaient l'émergence de nouvelles couches gérant la production, l'économie, l'Etat, la culture comme aussi la vie syndicale et politique du prolétariat; et, même dans les pays de capitalisme traditionnel, on constatait l'autonomisation croissante de ces couches par rapport aux capitalistes privés, et la fusion graduelle des sommets des deux catégories. Mais bien entendu ce n'est pas le sort des personnes, mais l'évolution du système qui importe, et cette évolution conduit organiquement le capitalisme traditionnel de la firme privée, du marché, dé' l'Etat-gendarme, au capitalisme contemporain de l'entreprise bureaucratisée, de la réglementation et de la « planification » et de l'Etat omniprésent. C'est pourquoi, après avoir pendant un bref laps de temps envisagé l'idée d'une « troisième solution historique » (v. ici même, p. 73), j'ai adopté le terme de capitalisme bureaucratique. Capitalisme bureaucratique et non capitalisme d'Etat, expression à peu près vide de sens, 20
impropre pour caractériser les pays de capitalisme traditionnel (où les moyens de production ne sont pas étatisés), ne mettant pas lé doigt sur l'émergence d'une nouvelle couche exploiteuse, masquant un problème essentiel pour une révolution socialiste, et créant une confusion désastreuse - dans laquelle ont sombré de nombreux auteurs et groupes de gauche - car faisant penser que les lois économiques du capitalisme continuent de valoir après la disparition de la propriété privée, du marché et de la concurrence, ce qui est absurde Iv. C'FP, ici p. 101*. Combien, pendant le quart de siècle qui a suivi, la bureaucratisation est devenue le procès central de la société contemporaine mérite à peine d'être mentionné. Encore plus décisives sont les conséquences quant aux visées de la révolution. Si tel est le fondement de la division de la société contemporaine, une révolution socialiste ne peut pas se limiter à éliminer les patrons et la propriété « privée » des moyens de production; elle doit aussi se débarrasser de la bureaucratie et de la disposition que celle-ci exerce sur les moyens et le procès de production - autrement dit, abolir la division entre dirigeants et exécutants. Exprimé positivement, cela n'est rien d'autre que la gestion ouvrière de la production, à savoir le pouvoir total exercé sur la production et sur l'ensemble des activités sociales par les organes autonomes des collectivités de travailleurs; on peut aussi appeler cela autogestion, à condition de ne pas oublier qu'elle implique non pas l'aménagement, mais la destruction de l'ordre existant, et tout particulièrement l'abolition de l'appareil d'Etat séparé de la société, des partis en tant qu'organes dirigeants; à condition donc de ne pas la confondre avec les mystifications qui, depuis quelques années, circulent sous ce vocable, ni avec les efforts du Maréchal Tito d'extraire davantage de production des ouvriers yougoslaves par le moyen d'un salaire au rendement collectif et par l'utilisation de leur capacité d'organiser leur travail. Que l'expérience de l'exploitation et de l'oppression par la bureaucratie, venant après celle du capitalisme privé, ne laisserait aux masses insurgées d'autre voie que la revendication de la gestion ouvrière de la production était une simple déduction logique, formulée dès 1947 et amplement 21
confirmée par la révolution hongroise de 1956. Que la gestion de la production par les producteurs, et la gestion collective de leurs affaires par les intéressés dans tous les domaines de la vie publique, étaient impossibles et inconcevables hors un déploiement sans précédent de l'activité autonome des masses revenait à dire que la révolution socialiste n'est rien de plus et rien de moins que l'explosion de cette activité autonome, instituant de nouvelles formes de vie collective, éliminant au fur et à mesure de son développement non seulement les manifestations mais les fondements de l'ordre ancien, et en particulier toute catégorie ou organisation séparée de « dirigeants » (dont l'existence signifie ipso, facto la certitude d'un retour à l'ordre ancien, ou plutôt témoigne par elle-même que cet ordre est toujours là), créant à chacune de ses étapes des points d'appui pour son développement ultérieur et les ancrant dans la réalité sociale. Il en découlait enfin des conséquences tout aussi importantes pour ce qui est de l'organisation révolutionnaire et de ses rapports aux masses. Si le socialisme est le déploiement de l'activité autonome des masses et si les objectifs de cette activité et ses formes ne peuvent découler que de l'expérience propre que les travailleurs font de l'exploitation et de l'oppression, il ne peut être question ni de leur inculquer une « conscience socialiste » produite par une théorie, ni de se substituer à eux pour la direction de la révolution ou la construction du socialisme. Il fallait donc une transformation radicale, par rapport au modèle bolchevique, aussi bien du type de rapports entre les masses et l'organisation, que de la structure et du mode de vie interne de celle-ci. Ces conclusions sont clairement formulées dans SB (mars 1949). J e n'en ai pas pu cependant tirer tout de suite toutes les implications, et beaucoup d'ambiguïtés subsistent dans le premier texte consacré à cette question (« Le parti révolutionnaire », mai 1949), ambiguïtés déjà en partie levées dans un "texte qui a suivi (« La direction prolétarienne », juillet 1952). Outre les difficultés que présente toujours la rupture avec un grand héritage historique, deux facteurs me semblent avoir été déterminants dans mon attitude de l'époque. Le premier, c'était que j e mesurais dans toute son ampleur l'étendue 22
du problème de la centralisation dans la société moderne _ et dont je pense toujours qu'il était sous-estimé par ceux qui, dans le groupe, s'opposaient à moi sur cette question - et qu'il me paraissait, à tort, que le parti y fournissait un élément de réponse. Cette question a été, pour ce qui me concerne, résolue autant qu'elle peut l'être par l'écrit, dans CS II. Le deuxième, c'est l'antinomie impliquée dans l'idée même d'organisation et d'activité révolutionnaires : savoir, ou croire savoir, que le prolétariat devrait arriver à une conception de la révolution et du socialisme qu'il ne'peut tirer que de lui-même, et ne pas se croiser les bras pour autant. C'est finalement la formulation du problème même de la praxis, tel que le rencontrent aussi bien la pédagogie que la psychanalyse, et que je n'ai pu discuter de manière qui me satisfasse que quinze ans plus tard (MTR III, octobre 1964).
II. La critique de l'économie marxiste (1950-1954) La perspective historique où visaient à s'inscrire les premiers textes de S ou B., et certaines interprétations qui s'y trouvent, restaient encore prisonnières de la méthodologie traditionnelle. Trotsky avait écrit, dans le Programme de transition (1938), que les prémisses de la révolution non seulement ne mûrissent plus, mais ont commencé à pourrir; aussi, que les forces productives de l'humanité ont cessé de croître et que le prolétariat n'augmente plus, ni en nombre, ni en culture. Il était impossible de comprendre comment, s'il en était ainsi, la révolution restait à l'ordre du jour dix (et maintenant trente-cinq) ans après - de même qu'il est, inversement, impossible de comprendre comment des gens peuvent se croire révolutionnaires « scientifiques » et continuer de se réclamer de Marx, qui a écrit : « une société ne disparait jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir » (Préface à la « Critique de l'Economie politique »). Si le prolétariat n'avait pas pu faire la révolution à l'apogée de sa force numérique et culturelle, comment pourrait-il la taire pendant son déclin.-' Dés que j'avais commencé à m'occuper sérieusement d'économie 23
(1947-48), j'avais pu montrer que l'expansion de la production capitaliste avait en réalité toujours continué. Deux facteurs m'empêchaient cependant d'en tirer toutes les conclusions. D'unp part, je gardais encore cet ultimatisme historique qui avait caractérisé le léninisme et surtout le trotskisme en l'absence de révolution, ce sera la fascisme, inéluctablemént; en l'absence d'une vraie stabilisation du capitalisme, ce sera la guerre pour demain. D'autre part, sous l'emprise de la théorie économique de Marx - ou de ce qui passait pour tel - , je pensais encore que l'exploitation du prolétariat ne pouvait aller qu'en s'aggravant, qu'une nouvelle crise économique du capitalisme était inévitable, que la prétendue « baisse tendancielle du taux de profit » minait les fondements du système. Poussant en même temps à sa limite logique la théorie de la concentration du capital, donc aussi du pouvoir (Marx disait que le procès de la concentration ne s'arrête pas avant qu'on ne soit parvenu à la domination d'un seul capitaliste ou groupe de capitalistes), constatant qu'à l'opposé de la Première, la Deuxième Guerre mondiale n'avait pas réglé mais aggravé et multiplié les problèmes qui l'avaient causée, et laissait seules face à face deux super-puissances impérialistes dont aucune ne renonçait à remettre en question un partage incertain du monde uniquement fixé par l'avance des armées en 1945, j'en concluais non seulement qu'une troisième guerre mondiale était inéluctable (ce qui reste toujours vrai en gros), mais qu'elle était « immédiate » en un sens particulier du terme : quels que fussent les délais et les péripéties, la situation historique allait être déterminée souverainement par le procès aboutissant à la guerre. Cette thèse, formulée dans les textes explicitement consacrés à l'analyse de la situation internationale (comme SB et ceux qui seront reproduits dans l e Vol.III, 1 de cette édition), marque plusieurs écrits-de cette période. Constater aujourd'hui qu'elle était fausse est superflu. Encore faut-il voir que les facteurs dont elle rendait compte sont restés à l'œuvre et continuent d'être déterminants (Cuba, Indochine, Proche-Orient). Mais ce qui importe, c'est l'analvse des raisons de l'erreur. Celles qui me paraissent contenir une leçon durable sont de deux ordres. La première - indiquée dans des textes 24
de S-, ou B. k partir de l'été 1953 (« Note sur la situation internationale » du N°12, écrite en collaboration avec Claude Lefort, puis SIPP,avril 1954) - était la surestimation de l'indépendance des couches -dirigeantes des deux blocs à l'égard de la population de leurs pays et des pays dominés. L'hostilité de la population américaine face à la guerre de Corée, les craquements de l'empire russe que la bureaucratie devait percevoir déjà avant la mort de Staline, et qui ont éclaté au grand jour avec la révolte de Berlin-Est en juillet 1953, ont sans doute joué un rôle décisif dans l'arrêt de la course vers la guerre ouverte. Derrière ces faits, il y a une signification profonde que je n'ai pu dégager que plus tard, dans MRCM (1959-1960) : u n monde sépare les sociétés d'après la guerre de celles d'avant la guerre, en vtant que le conflit est généralisé à tous les niveaux de la vie sociale, que les couches dominantes voient leur pouvoir limité, même en l'absence d'opposition frontale, j>ar une contestation qui se généralise, en tant aussi que leurs propres contradictions internes ont changé de caractère, que la bureaucratisation généralisée transpose au cœur des instances dirigeantes les irrationalités du système et leur impose des contraintes, différentes des contraintes classiques mais tout aussi puissantes. La deuxième, c'était l'adhésion à la théorie économique de Marx et à ses conclusions - explicites et authentiques, comme l'idée que le capitalisme ne peut qu'augmenter constamment l'exploitation des travailleurs, ou implicites et « interprétées » par la tradition marxiste, comme celle de l'inévitabilité de crises de surproduction et de l'impossibilité du système de parvenir à un équilibre dynamique, fût-il grossièrement défini. La guerre apparaissait alors et avait été comme on le sait, explicitement théorisée ainsi par toute la tradition marxiste - comme la seule issue pour le système, issue dictée par ses propres nécessités internes. Or aussi bien mon travail quotidien d'économiste, qu'une nouvelle étude plus approfondie du Capital, motivée par un cycle de conférences données l'hiver 1948-49, m'amenèrent graduellement à conclure que le fondement économique que Marx avait voulu donner à la fois à son œuvre et à la perspective révolutionnaire, et que des générations de marxistes ont considéré -comme un roc inébran25
lable, était simplement inexistant. Du point de vue de la vulgaire réalité judéo-phénoménale, pour parler comme lui, ce qui se passait n'avait aucun rapport avec- la théorie, ce que Marx en avait dit ne fournissait aucune arme pouf l'intelligence de l'économie et ne permettait pas de se retrouver dans les événements, les prédictions formulées dans son œuvre ou déductibles de celle-ci se trouvaient démenties - à part celles qui avaient un caractère sociologique beaucoup plus qu'économique, comme la diffusion universelle du capitalisme ou la concentration. Plus grave encore, du point de vue théorique, le système était plus qu'incomplet, incohérent, basé sur des postulats contradictoires, plein de déductions fallacieuses. Et finalement, ceci était bien relié à cela. Les faits obligeaient de voir,, déjà à l'époque, qu'il n'y avait pas de paupérisation, ni absolue ni même relative du prolétariat, et pas d'accroissement du taux d'exploitation. Revenant alors à la théorie, on constatait que rien, dans Le Capital, ne permet de déterminer u n niveau de salaire réel et son évolution dans le temps. Que la valeur unitaire des marchandises de consommation ouvrière diminue avec l'élévation de la productivité du travail ne dit rien sur la quantité totale des marchandises composant le salaire (200x 1 n'est pas plus petit que 100 x 2); qu'au départ cette quantité (le niveau de vie réel de la classe ouvrière) soit déterminée par des « facteurs historiques et moraux » ne dit rien sur son rapport avec ces facteurs, ni surtout sur son évolution; enfin, que les luttes ouvrières permettent de modifier la répartition du produit net entre salaires et profits, ce que Marx avait vu et écrit, est certain et même fondamental - puisque ces luttes ont réussi à mafnteniç cette répartition en gros constante, fournissant par là même à la production capitaliste un marché interne de biens de consommation constamment élargi - mais, précisément, plonge tout le système, en tant que système économique, dans l'indétermination totale pour ce qui est de sa variable centrale, le taux d'exploitation, et, rigoureusement parlant> fait de tout ce qui vient après une série d'affirmations gratuites. De même, la thèse de l'élévation de la composition organique du capital, empiriquement contestable (toutes les 26
études statistiques existantes, pour autant que l'on puisse, s'v fier, né montrent pour le rapport rapital/produit net ni une évolution historique claire, ni une corrélation systématique "avec le niveau de développement économique des pays), ne présentait aucune nécessité logique. Il n'y a, sommairement parlant, aucune raison pour que la valeur globale du capital constant augmente avec le temps relativement à la valeur globale du produit net, à moins de postuler que la productivité du travail produisant des moyens de la production augmente moins vite que la productivité moyenne, ce qui est à la Fois arbitraire et peu plausible, vu que pour Marx les matières premières etc. entrent dans la composition du capital constant. Marx rapporte en Fait, pour sa définition de la composition organique, la valeur du capital constant non pas au produit net (comme on devrait le Faire si l'on voulait avoir un concept moins ambigu) mais au capital variable (salaires uniquement); cela rend la construction plus que suspecte, car la constatation de départ, celle qui donne son apparente plausibilité à l'idée de l'élévation de la composition organique, est que « le même nombre d'ouvriers manipule une quantité croissante de machines, matières premières etc. » Mais nombre d'ouvriers et quantité' de machines ne sont pas des concepts de valeur, mais des concepts pkysiques. Et le nombre d'ouvriers ne dit encore rien sur le capital variable - à moins' que l'on n'introduise le salaire; et dans ce cas, il n'y aura élévation de la composition organique, toutes choses égales d'ailleurs, que Comme pur reflet de l'augmentation du taux d'exploitation - ce qui ramène au problème précédent (1). Enfin, la grande Chimère, le serpent de mer de la théorie économique de Marx, la « baisse tendancielle du taux de profit », apparaissait comme l'aboutissement d'une série de déductions Fallacieuses à partir d'hypothèses incohérentes et totalement non pertinente à n'importe quel égard.
( 1 ) On sait que certains de ces points sont longuement et péniblement discutés dans Le Capital. Cela ne modifie pas la situation théorique globale, analogue à celle d'un exposé de la théorie ptoléméenne, enseignant que la tendance fondamentale de l'Univers à tourner autour de la Terre est contrariée et parfois empéchée de se manifester dans le monde des apparences par l'action de tel ou tel facteur secondaire.
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Par ailleurs, les marxistes vivaient, et vivent toujours, sur la croyance que Le Capital explique le mécanisme des crises de surproduction et en garantit la récurrence. Il n'en est en fait rien; on y trouvera beaucoup de passages qui discutent la question et en fournissent des interprétations partielles et restreintes, mais le seul résultat 'positif est un exemple numérique (dans le deuxième Livre) illustrant le cas d'une accumulation dans l'équilibre, soit exactement le contraire de la superstition courante. Les conditions, du reste, sous lesquelles la discussion de la question est faite sont tellement abstraites que les conclusions, quand elles existent, n'ont presque pas de signification pour la réalité. En même temps, on assistait à l'écroulement des empires coloniaux. D'après la vulgate en vigueur alors comme aujourd'hui, cela aurait dû conduire à l'effondrement des économies métropolitaines - et il n'en était rien. La question n'avait pas été, et pour cause, traitée par Marx; mais dans la littérature marxiste, deux conceptions inconciliables se heurtaient de front à ce propos. Pour Rosa Luxembourg, l'économie capitaliste a organiquement besoin d'un entourage non capitaliste pour pouvoir réaliser la plusvalue, c'est-à-dire en fait écouler totalement sa production, et l'impérialisme trouve là sa cause nécessaire; le détachement des anciennes colonies ne pouvait que réduire les débouchés externes du capitalisme métropolitain et dans certains cas (Chine, par exemple) les supprimer totalement, devait donc provoquer une crise de celui-ci. Pour Lénine, par contre, l'accumulation capitaliste en circuit clos est parfaitement possible, et la racine de l'impérialisme est à chercher ailleurs (dans la tendance des monopoles à agrandir sans limite leurs profits et leur puissance) ; mais pour lui aussi, - comme pour Trotsky, discutant les conséquences pour l'Angleterre d'une indépendance de l'Inde - la perte des colonies ne pouvait pas ne pas plonger dans une crise profonde les pays métropolitains, puisque la stabilité sociale et politique du système n'y était assurée que par la « corruption » de l'aristocratie ouvrière et même de couches plus larges du prolétariat, possible seulement en fonction des surprofits impérialistes. (Notons que les marxistes habituels aujourd'hui professent en général un 28
mélange incohérent de ces deux conceptions incompatibles). Dans les. deux cas, le même résultat était logiquement et effectivement prédit, et il ne se réalisait pas. Enfin, la théorie de Marx avait en vue un capitalisme concurrentiel et intégralement privé. Il y a eu, certes, dans la période récente, des marxistes pour traiter la concurrence et le marché en épiphénomènes, dont la présence ou l'absence n'altérerait en rien l'« essence » du capital et du capitalisme. On trouvera quelques rares citations de Marx pour autoriser cette vue, et d'autres, beaucoup plus nombreuses, affirmant le contraire. Mais c'est la logique de la théorie qui seule importe, et à cet égard il est clair que la théorie de la valeur implique la confrontation des marchandises dans un marché concurrentiel, sans celui-ci le terme de travail « socialement nécessaire » est privé de sens; de même pour la péréquation du taux de profit. Quelle pouvait donc être la pertinence de cette théorie pour une époque où le marché « concurrentiel » avait pratiquement disparu, soit du fait de la monopolisation et des interventions massives de l'Etat dans l'économie, soit du fait de l'étatisation intégrale de la production? Mais ce qu'on a dit plus haut montre que cette pertinence était déjà nulle dans le cas de l'écdnomie « concur rentielle ». Au milieu de cet effondrement empirique et logique que subsistait-il? La théorie se décomposait, se dissociait comme un mélange mal battu. La grandeur du Capital, et de l'œuvre de Marx, n'étàit pas la « science » économique imaginaire qu'ils auraient contenue, - mais l'audace et la profondeur de la vision sociologique et historique qui les sous-tend; non pas la « coupure epistémologique », comme on le dit stupidement aujourd'hui, qui aurait fait de l'économie ou de la théorie de la société une « science »; mais, tout au contraire, l'unité visée entre l'analyse économique, la théorie sociale, l'interprétation historique, la perspective politique et la pensée philosophique- Le Capital était une tentative de réaliser la philosophie et de la dépasser comme simple philosophie, en montrant comment elle pouvait animer une intelligence de la réalité fondamentale de l'époque - la transformation du monde par le capita29
lisme - qui animerait à son tour ia révolution communiste. Or l'élément auquel Marx lui même avait conféré une place centrale dans cette unité, son analyse économique, s'avérait intenable. A cause précisément du rôle non accidentel, mais essentiel qu'il jouait dans cette conception, - « l'anatomie de la société est à chercher dans l'économie politique », a-t-il écrit dans la plus célèbre de ses Préfaces - il entraînait dans sa chute à la fois les autres éléments, et leur unité. Cela, je ne l'ai vu que graduellement et pendant quelques années encore, j'ai essayé de maintenir la totalité initiale au prix de modifications de plus en plus importantes - jusqu'au jour où devenues de loin plus lourdes que ce qui, de la sphère du départ, était encore conservé, elles ont fait basculer le tout. A l'époque, j e f o r m u l a i s d a n s la « D y n a m i q u e d u capitalisme » (1953-1954) les conclusions résumées plus haut; j e parvenais-aussi à la conclusion que le type de théorie économique que Marx visait était impossible à développer car les deux variables centrales du système - lutte des classes, rythme et nature du progrès technique - étaient indéterminées par essence; ce qui avait pour conséquence aussi bien l'indétermination du taux d'exploitation que l'impossibilité de parvenir à une mesure du capital qui ait une signification réelle. Ces idées, formulées déjà dans la partie publiée de D.C. , sont développées dans la partie inédite de ce texte (publiée dans le Vol. II de cette édition). O n y verra également qu'une théorie économique systématique du type universellement visé jusqu'ici doit nécessairement retomber sous l'emprise des catégories- de « rationalité » économique du capitalisme, ce qui est finalement arrivé à Marx lui même. Ces conclusions ont été le fondement de la partie économique de MRCM, élaboré à partir de 1959. Pour qu'elles soient complètement portées à leur puissance, il a fallu que la réflexion mette en cause et finalement dépasse les autres composantes de l'unité marxienne. Mais une de leurs implications immédiates, aussitôt dégagée, a joué un rôle essentiel dans le développement de m o n travail, et sous-tend les textes sur Le contenu du socialisme. Le fonctionnement du capitalisme assure la permanence 30
d'un conflit économique entre prolétariat et capital autour de la répartition du produit, mais ce conflit n'est, par sa nature' même-.et dans les faits, ni absolu ni insoluble; il se « résout » à chaque étape, resurgit à l'étape suivante, ne fait naître que d'autres, revendications économiques, à leur tour satisfaites tôt ou tard. Il en résulte la quasi-permanence d'une action revendicative du prolétariat, d'une importance fondamentale à une foule d'égards et surtout pour ce qui est du maintien de sa combativité, mais rien qui, de prés ou de loin, le prépare à une révolution- socialiste. Inversement, si le fonctionnement du capitalisme avait été tel que la satisfaction des revendications fût impossible, si le capitalisme produisait une misère et un chômage croissants des masses, comment aurait-on pu dire que celles-ci étaient préparées, par la vie même sous le capitalisme; à construire une nouvelle société? Des chômeurs affamés peuvent à la limite détruire le pouvoir éxistant - mais ni le chômage, ni la misère ne leur auront appris à gérer la production et la-société; au mieux, ils pourraient servir d'infanterie passive à un parti totalitaire, nazi ou stalinien, qui les utiliserait pour accéder au pouvoir. Marx avait écrit que le procès de l'accumulation et de la concentration du capital « fait grandir la misère, l'oppression, la dégénérescence, mais aussi la révolte du prolétariat qui a été unifié et discipliné par les conditions mêmes de la production capitaliste ». Mais il est difficile de voir comment le travail sur la chaîne d'assemblage prépare ceux qui v sont asservis à l'invention positive d'une nouvelle société. La vue philosophique de Marx, que le capitalisme réussissait effectivement à aliéner et à réifîer complètement le prolétariat, philosophiquement intenable, avait aussi des conséquences politiques inacceptables, et impliquait une traduction économique précise : la réification de l'ouvrier signifiait que la force de travail n'était que marchandise, dont: que sa valeur d'échange (salaire) n'était réglée que par les lois du marché, et sa valeur d'usage (extraction de rendement dans le procès concret de travail) ne dépendait que du vouloir et du savoir de son acquéreur. Le premier point, on l'a vu, est faux; mais faux est aussi le second, car il y a autre chose dans la vie des ouvriers en usine et au cours du travail. 31
/ / / . Le dépassement de l'univers capitaliste et le contenu du socialisme ( 1955-1958) Si le socialisme est la gestion collective de la production et de la vie sociale par les travailleurs, et si cette idée n'est pas rêve de philosophe, mais projet historique, elle doit trouver dans ce qui est déjà sa racine, et que pourrait être celle-ci sinon le désir et la capacité des hommes de faire vivre ce projet? Non seulement il est exclu que la « conscience socialiste soit introduite dans le prolétariat du dehors », comme l'affirmaient Kautsky et Lénine, il faut que ses germes se constituent déjà dans le prolétariat, et, comme celui-ci n'est pas génétiquement une nouvelle espèce vivante, cela ne peut être que le résultat de son expérience du travail et de la vie sous le capitalisme. Cette expérience ne pouvait pas être, comme elle avait été abstraitement présentée dans la PhCP, simplement politique; il faudrait qu'elle soit totale, qu'elle le mette en mesure de gérer l'usine et l'économie, mais aussi et surtout de créer de nouvelles formes de vie dans tous les domaines. L'idée que la révolution devait nécessairement mettre en question la totalité de la culture existante, n'était certainement pas neuve; mais elle était en fait restée une phrase abstraite. On pariait de mettre la technique .existante au service du socialisfrie - sans voir que cette technique était, de a à z, l'incarnation matérielle de l'univers capitaliste; on demandait davantage d'éducation pour davantage de gens - ou toute l'éducation pour tous, sans voir (ou précisément, dans le cas des staliniens, parce qu'on voyait) que cela signifiait plus de capitalisme partout, cette éducation étant dans ses méthodes, dans son contenu, dans sa forme et jusques et y compris dans son existence même en tant que domaine séparé, le produit de millénaires d'exploitation, amené à son expression la plus parfaite par le capitalisme. On raisonnait comme s'il y avait, dans les affaires sociales et même dans n'importe quelles autres, une rationalité en soi - sans voir qu'on ne faisait que reproduire la « rationalité » capitaliste, restant ainsi prisonnier de l'univers que l'on prétendait combattre. C'est l'intention de concrétiser la rupture avec le monde hérité dans tous les domaines qui anime les textes sur 32
Le contenu du socialisme. Le programme, explicitement formulé dans- le premier (CS I, 1955), était de montrer que des postulats décisifs de la « rationalité » capitaliste étaient restés intacts dans l'œuvre de Marx, et conduisaient à des conséquences à la fois absucdes et réactionnaires; et que la mise en question des rapports capitalistes et de leur « rationalité » dans le domaine du travail et du pouvoir était inséparable de leur mise en question dans les domaines de la famille et de la sexualité, de l'éducation et de Ta culture, ou de la vie quotidienne. Le XXe Congrès du P.C. russe, les révolutions polonaise et hongroise ont interrompu momentanément la rédaction de ce texte; ils ont surtout conduit à infléchir .le choix des thèmes explicitement traités dans CS II et CS III. On ne saurait trop fortement dire quelle source de sti-' mulation et d'inspiration a été la révolution hongroise pour ceux qui, comme nous, avions depuis des années prédit que le prolétariat ne pouvait que se soulever contre la bureaucratie, et que son objectif central serait la gestion de la production, ouvertement réclamée par les Conseils des travailleurs hongrois. Mais ni non plus sous-estimer l'obligation qu'elle créait d'envisager, beaucoup plus concrètement qu'auparavant, les problèmes que la révolution rencontrerait aussi bien dans l'usine que dans la société. Pour ce qui est de la gestion ouvrière de la production au sens strict, la discussion dans CS II et CS III prenait son point de départ d'une nouvelle analyse de la production capitaliste telle qu'elle se déroule quotidiennement dans l'atelier. L'ouvrier comme valeur d'usage passive dont le capital extrait le maximum techniquement faisable de plus-value, l'ouvrier moléculaire, objet sans résistance de la « rationalisation » capitaliste, étaient l'objectif contradictoirement visé par ie capitalisme, mais, comme concepts, n'étaient que des constructa fictifs et incohérents hérités non consciemment mais intégralement par Marx et au fondement de ses analyses. Reprenant des idées simplement philosophiques (exprimées déjà dans la PhCP et d'autres textes antérieurs), intégrant l'apport des camarades américains (Paul Romano et Ria Stone, dans L'ouvrier amérieain, S. ou B. N°* 1 à 5-6), profitant des discussions avec Ph. 33
Guillaume, des camarades des usines Renault et surtout D. Mothé, je pouvais montrer que la véritable lutte des classes s'origine dans l'essence du travail dans l'usine capitaliste, comme conflit permanent entre l'ouvrier individuel et " les ouvriers auto-organisés informellement d'un côté, et le plan de production et d'organisation imposé par l'entreprise de l'autre côté. Il en découle l'existence, dès maintenant, d'une contre-gestion ouvrière larvée, fragmentaire et changeante; et aussi, une scission radicale entre organisation officielle et organisation réelle de la production, entre la manière dont la production est supposée se dérouler d'après les plans des bureaux et leur « rationalité » équivalant en fait à une construction paranoïaquel, et celle dont elle se déroule effectivement, en dépit et à l'encontre de cette a rationalité » qui, si elle était appliquée, conduirait à l'effondrement pur et simple de la production. La prétendue rationalisation capitaliste est une absurdité du point de vue même du misérable objectif qu'elle se propose, le maximum de production; et cela, non pas à cause de l'anarchie du marché, mais de la contradiction fondamentale impliquée dans son organisation de la production la nécessité simultanée d'exclure les ouvriers de la direction de leur propre travail, et, vu l'effondrement de la production qui serait le résultat de cette exclusion si jamais elle se réalisait intégralement (et que l'on a pu constater matériellement et littéralement dans les pays de l'Est}( de les y faire participer, de faire appel constamment aux ouvriers et à leurs groupes informels, considérés tantôt comme des simples écrous de la machine productive et tantôt comme des surhommes capables de parer à tout, et même aux absurdités insondables du plan de production qu'on veut leur imposer. Cette contradiction, sous des formes évidemment chaque fois modulées, se retrouve à tous les niveaux de l'organisation de la société; elle est transposée presque telle quelle au niveau de l'économie globale, lorsqu'à l'anarchie du marché se substitue l'anarchie du « plan » bureaucratique qui ne fonctionne, comme en Russie, que pour autant que les gens à tous les niveaux, des directeurs d'usine aux manoeuvres, font autre chose que ce qu'ils sont censés faire; elle se retrouve telle quelle dans la « politique » contemporaine, qui fait tout ce qu'elle 34
peut pour éloigner les gens de la direction de leurs affaires, et se plaint en même temps de leur « apathie », poursuivant sans cesse cette chimère de citoyens ou de militants qui se trouveraient toujours simultanément au comble de l'enthousiasme et au comble de la passivité; elle est enfin au fondement même de l'éducation et de la culture capitalistes. Cette analyse de la production permettait de voir que, sur ce plan aussi, Marx avait partagé jusqu'au bout les postulats capitalistes : sa dénonciation des aspects monstrueux de l'usine capitaliste était restée extérieure et morale, dans la technique capitaliste il voyait la rationalité même, qui imposait inéluctablement une et une seule organisation de l'usine, elle aussi donc de part en part rationnelle; d'où l'idée que les producteurs pourront en atténuer les aspects les plus inhumains, les plus contraires à leur « dignité », mais devront chercher les compensations hors le travail (augmentation du temps « libre », etc.). Mais la technique actuelle n'est ni « rationnelle » sans phrase, ni inévitable, elle est l'incarnation matérielle de l'univers capitaliste; elle peut être « rationnelle » quant aux coefficients de rendement énergétique des machines, mais cette « rationalité » fragmentaire et conditionnelle n'a ni intérêt ni signification en soi; sa signification ne peut lui venir que de sa relation à la totalité du système technologique de l'époque qui, lui, est non pas moyen neutre pouvant être mis au service d'autres fins mais matérialisation concrète de la scission dè la société, car toute machine inventée et mise en service sous le capitalisme est en premier lieu un pas de plus vers l'autonomisation du procès de production par rapport au producteur, donc vers l'expropriation de celui-ci non pas du produit de son activité, mais de cette activité elle-même. Et, ~bien entendu, ce système technologique non pas détermine, mais est indissociable de ce qui, à un certain point de vue, n'en est que l'autre face, à savoir l'organisation capitaliste de la production, ou plutôt, le plan capitaliste de cette organisation constamment combattu par les travailleurs, la condition de ce combat, de sa renaissance perpétuelle et de son succès partiel étant la contradiction fondamentale de cette organisation, en tant qu'elle exige à la fois l'exclusion et la participation des producteurs. Cette contradiction est
, 1937, in Writings of Léon Trotsky - 1937-38, New York, Pathfinder. 1970, pp. 86-90 ; a Not a Workers and not a Boui282
geojs State?» (contre Burnhani), 1937, ibid.. p. 90-94; « Leam to think » (contre Ciliga) The New International, juillet 1938; et. évidemment. In De/ense of Marxism (contre Ri/zi. Burnham et Shachtman). La théorie du salaire développée dans le texte est essentiellement celle que l'on peut tirer de Marx, et comme telle elle est fausse. V. DC I et MRCM I. Pour ce qui est de la rémunération du travail dans une société socialiste, v. CS I et II. Les données concernant l'exploitation du prolétariat en Russie sont évidemment celles qui étaient disponibles à l'époque. La substance de l'argumentation reste vraie; mais la description de la tendance historique, qui rellète encore l'idée d'une aggravation de l'exploitation et néglige l'importance fondamentale de la lutte ouvrière pour la détermination du salaire, même sous les conditions du totalitarisme, est erronée. J'y reviendrai longuement dans Russie après l'industrialisation. V. aussi RPCB. M. Bettelheim était à l'époque à peu près l e seul avocat de la bureaucratie stalinienne à faire autre chose que simplement répéter les discours de Staline. D'où l'importance qui lui était (conjoncturellement) accordée dans ce texte. Depuis, il a changé de patron : il plaide maintenant pour la bureaucratie chinoise, et a même découvert qu'il ne faut pas confondre « la propriété juridique » et « les rapports de production réels », découverte qu'il attribue du reste à son ami Paul Sweezy (on est généreux avec ce qui' ne vous appartient pas). Il invente simultanément l'existence d'une « bourgeoisie d'Etat » (?) en Russie - ce qui lui permet, une fois de plus, d'escamoter le problème de la bureaucratie. V. P. Sweezy et Ch. Bettelheim. lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme. Maspéro 1970, pp. 24 et 64. La mesure concernant l'abolition de la gratuité de l'enseignement secondaire en Russie a été rapportée depuis. Cela ne change rien au fond de la question, et, à la limite : la gratuité totale de tout enseignement est le meilleur moyen pour une bureaucratie de coopter en son sein les « meilleurs » éléments des couches exploitées.
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L'EXPLOITATION DE LA PAYSANNERIE SOUS LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE*
Situation actuelle du problême agraire Il est à peine nécessaire de rappeler l'énorme importance du problème agraire pour la révolution prolétarienne et le besoin pour le prolétariat de grouper derrière lui la majorité des couches exploitées de la paysannerie sur un programme socialiste. Qu'on nous permette seulement de mentionner les faits qui mettent en lumière cette importance. Aujourd'hui, deux siècles après la révolution industrielle, la grande majorité de la population de la planète vit toujours de l'exploitation du sol et dans des conditions qui, la plupart du temps, ne sont pas des conditions directement capitalistes. On peut dire, approximativement, que les deux tiers de la population mondiale vivent de l'agriculture et que la moitié le fait dans des conditions qui, tout en ayant comme contenu l'exploitation des paysans par le capital, n'en gardent pas moins la forme de la petite propriété individuelle ou même des types de propriété pré-capitalistes (1). On sait que ce fait fut amplementutilisé dans toutes les « réfutations » bourgeoises du mar* S.ouB. N° 4 (octobre 1949). (1) C'est le cas de la plus grande partie des populations de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique Latine.
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xisme et spécialement dans les critiques de la théorie de la concentration. Pendant des longues années, les professeurs bourgeois prouvèrent par a + b que la concentration du capital dans le sens analysé par Marx était tout simplement impossible et qu'elle ne se réaliserait jamais. Lorsque cependant cette concentration commença à apparaître, même aux yeux des aveugles, lorsque l'ensemble de l'industrie mondiale commença à être dominé par un nombre infime de groupements capitalistes, ces messieurs prirent la route des champs et se réfugièrent dans l'agriculture qui, elle, « ignorait » la concentration et continuait à travailler dans son cadre patriarcal. Nous n'avons pas l'intention de faire ici une analyse de la question de la concentration dans l'agriculture. Mais voici quels sont les aspects fondamentaux de ce problème : a) Aujourd'hui, l'existence du processus vers la concentration dans le domaine agricole est indéniable. Que ce processus soit plus lent, qu'il se présente sous des modalités différentes de la concentration de l'industrie, c'est un fait qui découle aussi bien des caractères spécifiques de l'agriculture que de l'évolution générale de l'économie et de la prédominance même de la concentration industrielle, comme on le verra par la suite. Mais ces différences constituent plutôt une confirmation de la loi de la concentration et nullement un démenti. En laissant de côté les aspects moléculaires de la concentration agricole, tels qu'ils existent dans tous les pays du monde, sans exception, rappelons simplement que dans les deux puissances économiques principales du monde contemporain, l'Amérique et la Russie, l'évolution de l'agriculture depuis 1918 n'est compréhensible que si on l'examine du point de vue de la concentration. b) La concentration n'est pas un processus mécanique et automatique. La prédominance de la tendance vers la concentration sur ce qu'on peut appeler la tendance vers la diffusion du capital résulte essentiellement du développement de la technique. C'est l'apparition continuelle de méthodes techniques nouvelles, plus rentables, exigeant un capital important et l'emploi d'une force de travail relativement inoindre qui rend sans espoir la lutte de la petite entreprise (industrielle ou agricole) contre la grande. Or, 286
pour plusieurs raisons,dont quelques-unes sont conjoncturelles et quelques-unes ne le sont point(2),la mise en'application de la technique moderne a été beaucoup plus lente dans le cas de l'agriculture que dans le cas de l'industrie. Ce n'est que depuis trente ans que l'on peut dire que les méthodes modernes de culture commencent à prédominer sur les méthodes traditionnelles. Mais d'autant plus peut-on dire que, maintenant que l'industrialisation de l'agriculture est en marche, plus rien ne pourra l'arréterO). D'autre part, le développement du capitalisme dans l'industrie se répercute nécessairement sur le mouvement de la population agricole : après avoir, dans une première période (celle que Marx a appelé l'« accumulation primitive ») exproprié brutalement des masses énormes de paysans pour se créer une main-d'œuvre abondante et bon marché, le capital industriel ne trouve toujours, pendant ses phases d'expansion, d'autre source de main-d'œuvre que la population agricole; l'exode des paysans vers les villes à l'échelle mondiale continue et la dépopulation des campagnes forme un stimulant puissant pour l'extension des applications de la technique moderne dans l'agriculture(4). c) Mais l'intégration de l'agriculture dans le processus de la concentration s'est faite depuis un demi-siècle d'une manière beaucoup plus profonde à travers la domination graduelle du marché par les monopoles. Le maintien de la forme juridique de la propriété parcellaire individuelle et même le maintien dans une certaine mesure de l'exploitation parcellaire comme unité productrice technique n'ont (2) Parmi celles-ci une des plus importantes est la séparation du capital et de la propriété lonciére. (3) En France, de 1945 à 1949. la production et l'importation d e tracteurs sont de plusieurs fois supérieures à celles d'avant-guerre. Le parc des machines agricoles des pays d'Europe occidentale (pays paiticipant au Plan Marshall) aura augmenté de trois fois et demie entre 1948 et 1952. Sur les nouvelles découvertes révolutionnaires de la technique agricole et leurs applications aux U.S.A., voir l'article de G. H. Fabius « Technological Progrès s in Agriculture » {New International, 1946. pp. 116-1171. 600 journées de travail par an. Evidemment ces chiffres n'ont qu'une signification très limitée, puisque nous ignorons à quoi correspond exactement une « j o u r n é e de travail »(15). En supposant qu'elle représente 8 heures de travail, une année de 500 journées théoriques équivaudrait alors à 4.000 heures, soit 52 semaines de 77 heures de travail! On voit que le poids de cette exploitation, aussi bien du point de vue du temps de travail que de la spoliation du produit, est énorme; il en résulte que l'intérêt des paysans pour la production ne peut être que nul, ou même négatif. Cependant la production doit continuer, elle doit même augmenter de plus en plus. Ce qui doit surtout augmenter, c'est la production kolkhozienne, base indispensable de l'industrie étatique. Et puisque les paysans kolkhoziens ne veulent pas coopérer à la production, il faut les y obliger. Voilà la base économique propre d'une bureaucratie kolkhozienne monstrueuse le contrôle et la coercition de plus en plus étendus à exercer sur la masse paysanne, pour l'obliger à cultiver le kolkhoz, c'est-à-dire à produire pour l'Etat. D'après des estimations assez modestes, 1 000 000 de bureaucrates appartiennent à cette bureaucratie kolkho(13) Economie Planifiée, de décembre 1938 (en Russe), cité selon F. Forest, l e. p. 21. (14) Selon la citation du Bolchevik, donnée par Peregrinus dans sa Note
11.
(15) O n a vu dans Tariitle de Peregrinus qu'au moment de la récolte elle peut consister en 16 heures de travail !
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zienne (présidents de kolkhoz, responsables de toutes sortes, remplaçants, comptables, etc. - sans compter les responsables du parti proprement dits ni ceux des autorités locales qui vivent sur le dos des paysans); on arrive à ce chiffre en comptant 4 bureaucrates par kolkhoz en. moyenne (il y a environ 250 000 kolkhoz dans toute la RussieX 16). Voilà ce qu'en dit la presse russe officielle : « Lorsqu'on vérifie les bilans annuels des kolkhoz, on est frappé par le gonflement visible des frais d'administration et de direction; parmi les « unités » inscrites sur les états du personnel, on trouve des a propagandistes de la culture générale », des « directeurs des isbas rouges » (maisons de propagande), des « économes ». Ils ont mangé une part considérable des revenus kolkhoziens... En 1940, dans le kolkhoz « Pouvoir aux soviets », le personnel administratif a totalisé 12 287 journées-travail et 37 travailleurs d'élevage 9 872. Dans le kolkhoz « Aube » il n'y a que deux brigades de kolkhoziens, mais le nombre des chefs est aussi grand que dans un trust solide... Dans un kolkhoz de la région de Kouibychev, sur 235 membres 48 occupent des postes administratifs. Il y a près du kolkhoz un gué; on adjoint au passeur un « chargé de gué »; outre un forgeron, il y a un « chargé de forge »; à l'apiculteur du kolkhoz on adjoint un « chargé des ruches »; au président du kolkhoz on adjoint un remplaçant, trois comptables, trois calculateurs, deux chefs de dépôt, etc. L'entretien de nombreux organes administratifs revient trop cher aux kolkhoz. Parfois, les sommes payées aux « administrateurs » correspondent presque au quart total annuel des journées-travail. Forcément, cette politique fait baisser les gains des paysans kolkhoziens. Des fonctionnaires inutiles vivent de leur travail... Les kolkhoziens dépensent à l'entretien de ces fainéants des milliers et des milliers de journées-travail; le travail des kolkhoziens honnêtes se trouve déprécié (17). » C'est cependant la décision de 1' Etat du 21 avril 1940 qui a décrété que l'on doit compter à l'actif des dirigeants du kolkhoz, selon l'étendue des sur-
(16) L. Trotsky, La Révolution trahie, p. 139. (17) La Pravda des 20 mars et 7 avril 1941, citée d'après G. Alexinsky, La Russie révolutionnaire, p. 192-193.
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faces cultivées, de 45 à 90 journées de travail par mois, c'est-à-dire de 540 à 1 080 journées de travail par an, en plus d'un salaire mensuel de 25 à 400 roubles! Ceci nous donne, en moyenne et grossièrement, 800 journées de travail et 2 400 roubles par an pour les bureaucrates kolkhoziens, cependant qu'à cette époque la a prestation moyenne B d'un paysan kolkhozien était de 262 journées de travail par an et environ 200 roubles en espèces venaient s'ajouter à cette somme. La différence entre le revenu moyen d'un paysan kolkhozien et d ' u n petit bureaucrate agraire est donc de l'ordre de grandeur de 1 à 5, à quoi il faut ajouter : a) Que la « moyenne » paysanne dont on tient compte ici contient vraisemblablement aussi les revenus bureaucratiques, donc la vraie moyenne est moindre; b) Que ce rapport concerne uniquement les revenus tirés du travail kolkhozien en tant que tel, ne tenant pas compte des revenus provenant des parcelles individuelles; on tendrait cependant à supposer que dans ce domaine aussi les bureaucrates se servent mieux que les autres (en parcelles meilleures et plus grandes, etc.); c) Que de toute façon, les revenus du paysan représentent des revenus de travail, cependant que les revenus des bureaucrates « rémunèrent » le mouchardage et le maniement du knout. Si l'on laisse le domaine de la répartition pour pénétrer plus profondément, l'on constate facilement que cette bureaucratie exerce, ici comme partout ailleurs, une dictature absolue- Voilà ce qu'en dit la presse russe : « ...Un grand nombre de conseils administratifs des kolkhoz, ou même leurs présidents seuls, transgressent le statut kolkhozien, et, sans compter avec l'opinion des membres du kolkhoz, dépensent de l'argent à droite et à gauche. Les autorités soviétiques et Us organisations du parti se sont habituées à ces. infractions au statut kolkhozien. Elles ne voient pas que la majorité des paysans est évincée de la gestion des kolkhoz. (18). » « ...Actuellement les soviets villageois sont souvent écartés des questions essentielles des affaires kolkhoziennes et (18) Lu Pratida du 26man
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1941, citée d'après AlcriDsky, £ c. p . 192.
ne s'occupent pas des problèmes les plus importants de la vie économique et culturelle du village... Actuellement, il est rare que les villageois soient convoqués aux réunions (des soviets). Les questions de la vie villageoise ne sont qu'exceptionnellement examinées par les paysans. Les soviets des rayons, prenant des centaines et des centaines de décisions, oublient souvent même de les porter à la connaissance des villageois qui devont les exécuter... (19) B Ces lignes 'méritent à peine une analyse. O n y reconnaît aisément la monstrueuse nudité de la bureaucratie, à peine voilée par les euphémismes pudiques de ses propres chroniqueurs (les « souvent » et les « rarement », là où il faudrait lire toujours et jamais ). Les traits de cette bureaucratie agricole sont point par point identiques à ceux de sa soeur aînée, la bureaucratie des usines et de l'Etat. La même incompétence, la même avidité, la même imbécillité (ces centaines de décisions qu'on ne porte pas à la connaissance de ceux qui doivent les exécuter - ce qui met cette nouvelle a élite de l'humanité » du point de vue de l'efficacité bureaucratique au-dessous du niveau de l'adjudant moyen d'une armée bourgeoise) en définitive, le même besoin d'une exploitation illimitée du travailleur et son corollaire indispensable, l'asservissement complet du travailleur sur tous les plans.
La réaction de la paysannerie
Dans l'exploitation illimitée, dans la dictature et la terreur imposées aux travailleurs de la campagne, les nouvelles couches privilégiées du village trouvent évidemment leur compte. Mais l'énorme majorité de la paysannerie ne peut que haïr ce régime monstrueux et lutte contre lui avec tous les moyens dont elle dispose. L'étude de ses réactions face au nouveau mode d'exploitation présente un intérêt extrême pour la théorie et la politique révolutionnaires. La réaction de l'exploité face à l'exploitation, sous tous -19' Ixs htrtlia. du ï juiDr) 1941, riu'r d'après Alcximky. I.f p. 193-194.
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les régimes et à toutes les époques, commence par se manifester de la même manière : hostilité vis-à-vis de la production elle-même, indifférence quant au résultat de celle-ci. Ceci d'autant plus que le mode d'exploitation sépare le résultat de la production de la rémunération du travailleur, comme dans l'esclavage antique et en général dans le salariat moderne. Le salaire au rendement, sous toutes ses formes, a été le moyen par lequel la classe exploiteuse a essayé de combattre cette réaction de « ses » prolétaires, réaction qui met en cause l'existence même de la société d'exploitation. La répartition du produit de l'agriculture kolkhozienne entre l'Etat (qui prend aussi bien la forme impersonnelle de l'Etat-collecteur du produit que la forme incamée de la bureaucratie kolkhozienne) et le paysan-producteur constitue précisément, dans le cas présent, une sorte de « salaire au rendement », puisque la rémunération du kolkhozien est proportionnelle à la récolte et celle-ci est fonction, théoriquement et tout au moins en partie, de la quantité et de la qualité du travail fourni. Mais rien n'indique peut-être autant le poids de l'exploitation bureaucratique sur la paysannerie que le fait que celle-ci, malgré cette liaison de son revenu avec le résultat de la production kolkhozienne, refuse constamment et obstinément de travailler le champ kolkhozien, refus dont témoigne l'introduction du travail forcé au village, auquel la bureaucratie fut obligée de recourir. Dans son effort d'échapper le plus possible à l'exploitation bureaucratique, la paysannerie trouva - et continuera longtemps à trouver - un exutoire dans les petites parcelles d'exploitation individuelle que la bureaucratie fut obligée de lui laisser après son écrasante victoire dans la bataille de la « collectivisation ». On sait qu'incapable de vivre avec le misérable revenu que lui procure sa participation à la production kolkhozienne, la paysannerie s'est tournée dès avant la guerre vers la culture de plus en plus intense de ces parcelles individuelles. Ce phénomène a ainsi une racine économique immédiate - qui ne se trouve nullement dans le « bas niveau des forces productives », comme on a voulu le faife croire, mais dans l'exploitation effrénée menée par la bureaucratie - puisqu'il est le résultat direct de l'irisuffi300
sanre des revenus provenant de l'exploitation -kolkhozienne; mais il a en plus une signification sociale qu'il nous faut analyser, parce que des erreurs considérables ont été commises sur ce point dans le mouvement marxiste. Le besoin pour les paysans de consacrer une grande partie de leur temps et de leurs moyens à la culture des parcelles individuelles résulte de l'exploitation sans précédent que l'Etat bureaucratique fait peser sur les kolkhoz. Non seulement ce phénomène n'a rien à voir avec les « penchants individualistes » soi-disant éternels de la paysannerie, majs il n'est pas déterminé non plus par le « bas niveau des forces productives » de l'économie agraire russe. Même dans le cadre des forces productives existantes en Russie - qui se sont avérées parfaitement capables d'équiper en machines et d'approvisionner en engrais les exploitations kolkhoziennes, de toute façon jusqu'au point nécessaire pour leur existence rationnelle - les paysans sont parfaitement capables de comprendre et ont' sans doute compris les énormes avantages de la grande culture mécanisée face à la traditionnelle exploitation parcellaire. Mais ces avantages n'existent que du point de vue de la productivité en matière et sont par conséquent purement et simplement théoriques, du point de vue du paysan producteur. Le plus arriéré, le plus réactionnaire, le plus abruti des paysans, est obligé de comprendre, après une ou deux années d'expérience, que la terre, cultivée mécaniquement, en utilisant des engrais chimiques et des graines sélectionnées, a des rendements considérablement supérieurs avec une dépense de. travail incomparablement moindre. Mais à quoi servent les rendements, si la production est. accaparée p a r les e x p l o i t e u r s ? S u p p o s o n s q u ' e n travaillant 100 journées par an la terre du kolkhoz, en utilisant les moyens modernes, 10 paysans récoltent 1 000 quintaux de blé et qu'en consacrant autant de journées à leur parcelle ils n'en récoltent chacun que 30. Mais qu'importent aux paysans ces rendements vraiment abstraits, que leur importe le fait qu'en travaillant au kolkhoz ils ont chacun produit 100 quintaux cependant que le travail sur la parcelle individuelle n'en a rendu que 30, lorsqu'ils savent qu'une fois déduites la collecte de l'Etat, la vente obli301
gatoire aux S.M.T., la « rémunération » légale des bureaucrates locaux, il ne leur reviendra de cette récolte miraculeuse que 20 ou 25 quintaux? Dans ces conditions, c'est encore le travail de la parcelle individuelle qui s'avère le plus rentable. Le paysan pensera : « Ces méthodes sont trop bonnes pour moi. » En jetant un regard mélancolique vers les tracteurs, il se dira : « On pourrait vraiment Faire du bon travail avec ces machins, s'il nous Foutaient la paix... s Et il s'en ira retourner son petit lopin. C'est-à-dire il ne s'en ira pas du tout, parce qu'il n'est pas libre de s'en aller et parce qu'il est obligé de travailler sur le kolkhoz s'il ne veut pas être déporté. Mais il y travaillera en y mettant le minimum. C'est donc, sur la base des Forces productives données, l'exploitation bureaucratique qui pousse les paysans vers la culture individuelle. Mais quelle est la signification sociologique de ce phénomène? Qu'il s'agisse là d'une tendance objectivement rétrograde - aussi justifiée puisse-t-elle être du point de vue des intérêts immédiats des paysans exploités et même de la nécessité de leur simple conservation biologique dans un régime dans lequel toute revendication est par définition impossible - il est à peine besoin de le dire. Mais ce qui nous importe ici, c'est de voir quelle est sa place dans le développement de la conscience sociale et politique de la paysannerie. Pour bien comprendre le problème, une comparaison avec une étape analogue dans la Formation d e la conscience prolétarienne est nécessaire. Au début de l'ère capitaliste, en percevant l'énorme aggravation de l'exploitation que signifie pour lui l'introduction du machinisme, le prolétariat ne s'oriente pas immédiatement et directement vers des solutions révolutionnaires, ni même simplement « progressives ». Ses premières réactions sont souvent rétrogrades et objectivement réactionnaires : le bris des machines, la volonté de revenir vers une production artisanale, dans laquelle chacun pourrait s'établir petit producteur indépendant expriment mutatis mutandis la même illusion de « retour en arrière », la même recherche d'une solution utopique que le tournant vers les exploitations individuelles chez les paysans kolkhoziens. Ce n'est qu'après un long et double apprentissage, 302
apprentissage concernant d'abord le caractère inéluctable de l'introduction du machinisme capitaliste dans la production, ensuite la possibilité d'utiliser ce machinisme précisément pour abolir l'exploitation, ce n'est que lorsque la classe ouvrière.comprend que de toute façon pn ne peut pas revenir en arrière, et que d'ailleurs, il n'est pas besoin d'y revenir pour limiter ou "abolir l'exploitation, ce n'est que lorsque la nécessité du capitalisme et la possibilité de son renversement lui sont apparues en clair qu'elle commence à se placer sur le terrain révolutionnaire. Toutes proportions gardées, la même chose est valable pour la classe paysanne au fur et à mesure de l'introduction du machinisme et de la domination du capitalisme bureaucratique dans l'agriculture. L'étude de la formation de la conscience de classe de la paysannerie au long de ce processus s o n des cadres de notre étude. Mais nous devons justifier l'analogie que nous avons établie sur deux points fondamentaux, et ceci nous permettra en même temps d'écarter les conceptions erronées sur cette question qui ont eu cours dans le mouvement révolutionnaire. Pour que l'évolution de la paysannerie se fasse dans le sens que nous avons indiqué, c'est-à-dire dans un sens révolutionnaire, il faut tout d'abord que le caractère inéluctable de sa situation lui soit irréfutablement démontré; il faut qu'une expérience suffisamment longue et pertinente lui prouve le caractère illusoire de toute tentative de retour en arrière, et cela n'aura lieu que dans la mesure o ù un tel retour est réellement impossible, c'est-à-dire où la restauration d'un capitalisme « privé » est exclue. Il faut ensuite qu'une autre solution, la solution révolutionnaire, lui apparaisse comme possible. Cela implique, d'une part, que le progrès technique et le développement des forces . productives continuent, d'autre part, que le caractère parasitaire et inutile de la classe dominante apparaisse en clair. O n sera très bref en ce qui concerne ce deuxième aspect de la question. Les forces productives continuent toujours à se développer, c'est un fait, et non moins dans l'agriculture que dans les autres branches de la production. Aussi longtemps que la lutte entre les différentes classes dominantes continuera, celles-ci seront obligées dç poursuivre SOS
l'application du progrès technique dans la production certes d'une manière contradictoire, irrationnelle, avec un gaspillage énorme, mais avec des résultats réels, car il y va de leur existence même. Et au fur et à mesure de ce développement, le caractère parasitaire de la classe dominante peut apparaître de plus en plus clairement aux yeux des producteurs. Par contre, il nous faut insister beaucoup plus sur l'autre aspect du problème, c'est-à-dire la démonstration pratique aux yeux de la paysannerie de l'impossibilité de tout retour en arrière, de toute restauration du mode traditionnel privé d'exploitation de la terre. On sait que Staline a procédé à trois reprises à une démonstration spectaculaire de cette proposition : lors de la première bataille sanglante de la « collectivisation » (1929), lors de l'instauration du travail forcé dans les kolkhoz (1939), lors de l'expropriation des couches paysannes aisées de l'épargne qu'elles avaient constituée pendant la guerre par le moyen de la « réforme monétaire » (1947). A chaque fois, la fameuse « lutte entre les tendances privées et l'économie étatique » s'est résçlue à l'avantage écrasant de cette dernière. Il ne pouvait pas en être autrement. Dans sa lutte contre les réactions « individualistes » des paysans, la bureaucratie étatique dispose, sur le plan économique, politique et social, d'armes redoutables qui mettent le petit producteur à sa merci. Plus même, c'est toute la dynamique de l'économie moderne qui garantit à la bureaucratie, personnification du capital centralisé, une victoire inéluctable sur la petite exploitation individuelle. Cela paraît évident pour un marxiste. Cependant, dès les premières années de la Révolution russe, Lénine développa sur ce. point une position fausse, qui, reprise ensuite par Trotsky et. l'opposition de gauche, fut une source constante d'erreurs dans le mouvement d'avant-garde, l'induisant constamment à des fautes cruciales sur la perspective et l'empêchant d'apprécier correctement la nature de l'Etat russe. Voici une, parmi les centaines de citations de Lénine que l'on peut trouver dans ce sens : « La dictature d u prolétariat est la guerre la plus déterminée et la plus impitoyable que la nouvelle classe mène contre un ennemi 304
plus puissant, la bourgeoisie^ dont la résistance est accrue dix fois par son renversement ffoême si' ce renversement n'a lieu que dans un seul pays) et dont la foire ne se trouve pas seulement dans la puissance 'du capital international, dans la puissance et le caractère durable des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais dans la force de l'habitude, dans la force de la petite production. Car malheureusement, la petite production est toujours extrêmement répandue par le monde, et la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie continuellement, quotidiennement, toutes les heures, spontanément et à une échelle de masse (20). » En ce qui concerne Trotsky, à peine est-H besoin de rappeler qu'il a considéré toute l'histoire du développement social en Russie depuis 1921, pour autant que ce développement était fonction dé facteurs indigènes, comme déterminée par la pression continue que les éléments tendant vers une restauration du capitalisme privé (Nepman et Koulaks) exercent sur les « formes socialistes de la propriété étatique », la domination de la bureaucratie n'étant expliquée en définitive que comme une position d'équilibre entre les deux « forces fondamentales », le prolétariat urbain et les éléments bourgeois de la ville et de la campagne. La base économique de cette conception était pour Trotsky l'idée de Lénine selon laquelle la simple production marchande engendre constamment et infailliblement le capitalisme. Pourtant, cette idée est fausse : tout au moins elle est fausse sous cette forme générale. La simple production marchande existe sur la terre depuis des millénaires, tandis que le capitalisme n'est apparu que ces derniers siècles. La simple production marchande est absolument incapable de conduire en tant que telle au capitalisme, si d'autres conditions n'existent pas. Ces conditions sont - en plus d'un niveau donné des forces productives - l'existence de la force de travail en tant que marchandise, la possibilité de s'approprier sur le mode privé les moyens de production essentiels, et l'existence d'un capital - c'est-à-dire d'une somme de valeurs suffisamment grande pour pro(20) Lénine : La Maladie infantile du communisme, ch. 2.
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duire de la plus-value - en tant que propriété privée. Of, ce sont précisément ces conditions décisives pour le passage de la simple production marchande à la production capitaliste privée - conditions que la simple production marchande en tant que telle non seulement ne crée pas automatiquement, mais que par sa réglementation propre elle tend à empêcher d'apparaître, comme le prouve l'histoire de la production artisanale en Europe occidentale - , ce sont ces conditions essentielles qui font défaut en Russie. La force de travail n'existe plus en tant que marchandise - cette marchandise, quant à son emploi productif, étant soumise au monopole d'achat absolu de l'Etat qui seul peut employer le travail « salarié » dans la production^ 1). La possibilité de s'approprier des moyens de production n'existe pas davantage, ni non plus la chance de réunir la somme de valeurs indispensable pour acheter les machines, les matières premières et la force de travail nécessaires pour la mise en marche d'une entreprise capitaliste. Par conséquent tout surcroît de valeurs qu'un individu peut, d'une manière ou d'une autre, arriver à réunir, ne peut être que thésaurisé, mais non accumulé productivement par l'individu lui-même, sinon dans des limites extrêmement étroites et que l'Etat surveille de très près. Mais l'idée que nous critiquons ici contient une erreur encore plus profonde. Non seulement les conditions fondamentales pour le passage.de la simple production marchande à la production capitaliste privée manquent en Russie, mais le dynamisme, l'automatisme propre de l'économie condamne chaque jour davantage cette petite production au profit du capital centralisé. On peut discuter 21 II a fallu la perspicacité de tous les « dirigeants » de la IV e Internationale. réunis en Congrès Mondial, pour découvrir qu'actuellement en Russie « l'embauche privée de salariés se fait sur une échelle de plus en plus inde, à la ville et à la campagne..., mais sa fonction reste limitée â
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satisfaction privée des besoins de consommation des éléments privilégiés et à une production anisanale pour le marché •! (Documents et résolution! du II' Congréi mondial de ta IV' Internationale, Paris, 1948, p. 29.) Tout le monde sait en ellet l'importance de la plus-value extraite aux domestiques p o u r l'accumulation ou capital. Q u a n t à la production anisanale qui emploie d e la main-d'œuvre salariée (ou? q u a n d ? combien?), comment douter des énormes dangers q u e représente p o u r le trust étatique de la chaussure le redoutable Efraim Efraimovitch, vorace cordonnier a e Dourakinovo, avec ses deux apprentis? 306
à perte de vue sur les rapports de la simple production marchande avec la naissance du capitalisme. Aujourd'hui nous ne nous trouvons pas au XVII e ou au XVIII e siècle, mais en plein milieu du XX e . Le capitalisme que nous avons devant nous n'est pas le capitalisme naissant; c'est un capitalisme qui commence à dépasser le stade de la concentration monopolistique pour arriver à la concentration intégrale de la production à l'échelle -mondiale. Laissons de côté le cas russe pour le moment et envisageons le cas d'un simple monopole dans un pays capitaliste ordinaire. Supposons que quelqu'un vient nous raconter que Ford et la General Motors sont sérieusement menacés par les garagistes qui se mettent à faire des réparations aux voitures, et que l'Etat américain n'exprime pas en réalité le pouvoir des Ford et des Morgan, mais un « équilibre » entre ceux-ci et l e s milliers de garagistes, cordonniers, etc. Comment accueillerait-on ce farceur? Maintenant il est clair qu'en Russie nous ' avons non seulement « des » monopoles, mais un unique monopole gigantesque disposant de tout, capital, matières premières, force de travail, commerce extérieur, se trouvant au-dessus de toute légalité, identifié avec l'Etat, expropriant, tuant, déportant n'importe qui n'importe quand, guidé uniquement par les intérêts d'une couche dominante dont l'existence même est indissolublement liée à ce monopole universel. Quel est, du point de vue purement économique, le rapport des forces entre ce monopole universel et n'importe quelle agglomération de petits producteurs individuels? N'est-il pas clair comme le j o u r que ces derniers sont historiquement perdus, condamnés, sans aucun espoir? Lénine et Trotsky ont bien compris que la révolution russe, isolée, courait des dangers mortels, qui pouvaient aboutir à la restauration d'un régime d'exploitation; mais ils se sont trompés, lorsqu'ils ont voylu voir la source concrète de ce danger dans l'existence de millions de petits producteurs indépendants, c'est-à-dire dans un phénomène qui a perdu son importance même dans les' pays capitalistes, ces petits producteurs « indépendants • étant en fait annexés et exploités, directement ou indirectement, par le capital centralisé. Ils n'ont pas prévu - et Trotsky s'est 305
refusé jusqu'à la fin de voir - que- le danger réel provenait de la bureaucratie et non pas des koulaks, qui ont été utilisés en fait par celle-ci comme armée de réserve dans la première phase de sa lutte, dirigée contre le prolétariat. Après sa victoire dans cette lutte - la seule importante historiquement - la bureaucratie s'est retournée contre les petits producteurs « indépendants » et a prouvé avec quelque brutalité que cette « indépendance » appartenait au XIX r siècle et n'avait qu'à être enterrée au même titre que les diligences et les charrues en bois. Il nous reste à dire quelques mots sur la signification du marché kolkhozien de ce point de vue. Ce marché est entièrement subordonné à l'économie étatique, d'abord par le monopole que l'Etat exerce sur les conditions de la production agricole (machines agricoles, engrais - produits de consommation - temps de travail, prix de collecte des produits agricoles et quantité collectée - en définitive terre elle-même). La plupart de ces facteurs qui sont à la disposition absolue de l'Etat, jouent d'une manière permanente et permettent à la bureaucratie d'exercer un contrôle constant sur l'évolution de l'économie rurale ainsi par exemple-le prix de collecte des produits agricoles, la quantité des produits à collecter, le prix des produits de consommation. D'autres facteurs jouent à plus long terme et l'Etat les utilise plus rarement : ainsi l'augmentation du temps de travail obligatoire sur les kolkhoz, par laquelle on limite la production à la disposition des paysans et on augmente celle qui est à la disposition d e l'Etat. Enfin, si une situation critique le rend nécessaire, l'Etat peut se souVenir de sa « propriété » sur la terre et envoyer encore une fois quelques millions de paysans en Sibérie. Parmi tous ces facteurs, celui qui a la plus grande importance courante c'est la détention par l'Etat de stocks de produits agricoles extrêmement volumineux (au moins 40 % de la production), par lesquels il peut exercer une pression décisive sur le marché. L'action du marché kolkhozien ne peut donc pas dépasser certaines limites assez rigides, qui l'empêchent de pouvoir mettre en question quoi que ce soit d'essentiel pour l'économie bureaucratique. Quant à sa signification sociale, il ne faut pas oublier qu'elle consiste en l'échange entre 308
les couches les plus favorisées des kolkhoz et les couches bureaucratiques des villes; ces couches sont seules, à peu de choses près, à disposer soit d'un surplus de produits, soit d'un surplus d'argent leur permettant de participer à ce marché. La signification historique du système kolkhozien On a vu que la contradiction fondamentale de tout système moderne d'exploitation s'exprime avec une force particulière dahs le cadre de l'économie kolkhozienne : la tendance de la bureaucratie exploiteuse d'augmenter au maximum à la fois la production et l'exploitation dresse les producteurs contre la production. Dans le cas de l'agriculture russe, cette réaction se manifeste simultanément par l'attitude négative des paysans (ace à la production kolkhozienne et par leur repli vers les petites exploitations individuelles. Le résultat tend à être une baisse de la productivité du travail agricole (ou en tout cas au stade actuel, une augmentation de cette productivité non proportionnelle au capital employé, aux nouvelles méthodes de culture, etc.) et par conséquent une limitation du surproduit à la disposition directe ou indirecte de la bureaucratie- A cette limitation la bureaucratie ne peut répondre que par des mesures bureaucratiques, au sens le plus profond de ce terme : par des mesures policières, par l'instauration ou l'augmentation du travail forcé, par l'augmentation du taux du surproduit, par l'installation dans les kolkhoz d'une couche bureaucratique dont la fonction est de « diriger » et d'essayer d'extraire le maximum d'efforts des producteurs. Mais toutes Ces mesures tendent à avoir des résultats contraires à ce qui était voulu : l'augmentation de l'exploitation par l'augmentation du taux' du surproduit, et par l'entretien d'une nouvelle couche improductive de bureaucrates, l'alourdissement de l'oppression policière ne font que renforcer les producteurs dans leur conviction que cette production leur est étrangère, et par conséquent diminuer l'empressement productif de ceux-ci. D'autre part, la consommation improductive de la bureaucratie kolkhozienne et le gaspillage organique qu'elle suscite dans la sphère même de 309
la production sont une cause supplémentaire mais non point négligeable de limitation du surproduit à la disposition de la bureaucratie centrale- A cette nouvelle limitation, la bureaticratie répond par plus d'oppression, plus d'exploitation, et ainsi de suite. Il se développe ainsi une spirale de l'absurde, profondément caractéristique d'un régime d'exploitation intégrale et qui ne peut trouver son aboutissement que dans la stagnation de l'économie (22). II serait faux de supposer que la bureaucratie n'a pas conscience de ce processus. Les mesures qu'elle prend constamment contre elle-même (23) n'ont nullement pour but la seule démagogie, quoique celle-ci y est pour beaucoup. Mais la bureaucratie centrale non seulement se rend compte de l'inefficacité profonde dt ses mesures destinées à développer la production, mais tend toujours à limiter au minimum la latitude et les gains laissés aux couches bureaucratiques inférieures et périphériques - et telles sont par excellence les couches bureaucratiques kolkhoziennes. Ici aussi comme dans tous les régimes d'exploitation, la même opposition se présente entre l'Etat, expression générale et abstraite des intérêts de la classe dominante, et les intérêts immédiats et quotidiens des membres particuliers de cette classe. Mais cette lutte de la bureaucratie contre ses propres traits les plus profonds ne peut avoir aucun résultat essentiel. L'exploitation effrénée que la bureaucratie kolkhozienne exerce sur les paysans pour son propre compte est basée sur les pouvoirs discrétionnaires qui lui ont été donnés sur ces derniers pour les obliger à produire. Exploitation « au-delà de la mesure permise » et pouvoirs discrétionnaires vont de pair. Comment limiter la première sans abolir les seconds? Et comment abolir ceux-ci si la coercition est le seul facteur pouvant obliger les paysans à travailler dans le kolkhoz? La contradiction est sans issue, la seule apparence de solution qui puisse exister est le supercontrôle bureaucratique de la bureaucratie sur la bureaucratie. Voici la racine économique principale de la toute puissance du Guépéou.
(22) Si ce régime était réalisé à l'échelle universelle. (23) Les textes cités plus haut de la presse russe officielle et les lois analysée dans l'article de Peregrinus en offrent des exemples frappants. SIO
Comment peut-on caractériser le rôle historique d e la bureaucratie dans le domaine de l'agriculture? Cette question revêt une importance d'autant plus considérable que la bureaucratie a jusqu'ici pris le pouvoir dans des pays où, à l'unique acception de la Tchécoslovaquie, l'agriculture formait à la fois l'occupation de la majorité de la population et la source essentielle du revenu national (Russie, pays satellites européens, Chine). On peut dire que ce rôle apparaît comme étant la réalisation de la concentration dans le domaine agricole jusqu'aux limites compatibles avec le régime d'exploitation intégrale des producteurs, et - ce qui va de pair avec ce premier élément - un bond énorme imposé au développement des forces productives dans ce secteur. En ce sens très général la bureaucratie ne fait que continuer l'accomplissement de la tâche de la bourgeoisie capitaliste, qui a été de dévelo). per et de concentrer les forces productives, et ceci précisément dans les pays où cette bourgeoisie s'était montrée déficiente. Mais cette tâche elle l'accomplit dans une période déterminée, qui est la décadence du capitalisme  l'échelle mondiale, dans une période pendant laquelle le développement des forces productives tend à se ralentir de plus en plus, cependant que la concentration triomphante s'exprime très souvent sous des formes indirectes et détournées. Cette influence de la décadence générale du capitalisme se manifeste avec une force particulière dans l'agriculture(24) ; et ce n'est point par hasard si c'est dans le domaine de l'agriculture que le bouleversement apporté par la bureaucratie a été et sera encore le plus considérable. Jamais la bourgeoisie n'a réalisé à un rythme aussi rapide l'expropriation totale de la grande majorité des producteurs directs, l'introduction massive des procédés industriels de culture de la terre, la concentration des exploitations agricoles et la centralisation universelle de leur contrôle et de leur gestion, l'exode en masse des paysans vers l'industrie urbaine; et jamais aussi le développement des forces productives n'a été payé d'autant de sueur, de larmes et de sang, jamais le poids de l'exploitai t
C e s t dans le domaine agricole q u e pendant le dernier s é d e le p r o g r t t
de la production a été le moins rapide.
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lion et de l'oppression ne s'est abattu aussi terrible sur les travailleurs. Ce bouleversement, la bureaucratie l'accomplit à travers la forme kolkhozienne qu'elle impose à la production agraire. Il nous faut donc voir quel est le lien nécessaire entre la bureaucratie et le système kolkhozien. Ceci nous permettra de concrétiser l'idée énoncée plus haut, selon laquelle le rôle de la bureaucratie dans le domaine agricole est la réalisation de la concentration jusqu'aux limites compatibles avec l'exploitation intégrale des travailleurs. Dans le dotnaine industriel, il est impossible d'assigner au développement de la concentration une limite autre que la concentration totale du capital social entre les mains d'un seul groupe dominateur. Ceci implique que la gestion de l'ensemble de la production industrielle à ce stade s'identifie du point de vue économique à la gestion d'une entreprise unique dont les différents secteurs de la production sont comme les ateliers épars dans l'espace. Ce processus vers la concentration totale implique un énorme développement de la rationalisation par rapport aux buts de la classe dominante. L'obstacle essentiel auquel se heurte cette rationalisation est l'obstacle intérieur, venant du fait que la production s'appuie sur l'exploitation et qu'une organisation rationnelle de la production est impossible par et pour une classe exploiteuse qui s'aliène les producteurs, qui est en définitive elle-même aliénée et étrangère à la production. Ce raisonnement quant à la possibilité d'une concentration totale de la production dans un système d'exploitation s'applique-t-il également dans le domaine agricole? Nous ne le pensons pas. Comme nous l'avons déjà souligné, une caractéristique fondamentale du système kolkhozien est l'essai de maintenir à jin certain degré l'intérêt des producteurs pour la production « collective » en liant leur rémunération au résultat de la production, c'est-à-dire à la récolte. Nous avons rappelé qu'un phénomène analogue s'observe dans l'industrie (salaire au rendement); mais sa portée dans ce dernier cas est incomparablement plus limitée. La possibilité de contrôle aussi bien de la qualité que la quantité du travail offert, sont infiniment plus grandes; par là, c'est la fixation de normes et la sur512
veillance de leur réalisation qui jouent dans l'industrie le rôle fondamental. En revanche, dans l'agriculture ce genre de contrôle est quasi impossible. Le fait que les opérations productives ont liéli dans un espace étendu, qu'on a u n petit nombre de producteurs dispersés sur u n e ' g r a n d e étendue, au lieu d'en avoir un gTand nombre entre les quatres murs d'un atelier; que ni la quantité, ni la qualité de l'effort et de son résultat n'apparaissent immédiatement, comme dans l'industrie, mais à plusieurs mois de distance; qu'enfin la production n'a pas lieu dans des conditions artificielles, stabilisées et constamment identiques, mais dans des conditions indépendantes de la volonté humaine, mobiles et changeantes, face auxquelles un effort perpétuel d'adaptation est nécessaire de la part du producteur; tous ces faneurs font qu'il est pratiquement impossible d'exercer un contrôle total sur le travail agricole, à moins de doubler chaque travailleur d'un surveillant. Par conséquent, dans un régime qui pousse l'exploitation à sa limite, et qui ne peut compter sur aucune sorte de coopération volontaire de la part des travailleurs, il est presque impossile de transformer intégralement les paysans en purs et simples salariés; il est indispensable de créer entre ceux-ci et le résultat de la production un lien particulier, qui les empêche de se désintéresser complètement du résultat, tout en réservant à l'Etat la partie principale, d'ailleurs extensible à volonté, de cette production. De ce point de vue, la forme kolkhozienne, non pas dans ses accessoires mais dans ce qu'elle a d'essentiél(25), tend à représenter la forme naturelle et organique d'exploitation de la paysannerie dans le cadre du capitalisme (25) Il est par exemple évident que l'existence de parcelles individuelles cultivées par les kolkhoziens pour leur propre compte est un phénomène accessoire et nullement essentiel p o u r le système kolkhozien. L'apparition de ce phénomène est liée d'une p a n à un rapport de forces determiné entre la bureaucratie et la paysannerie (la résistance passive de cette dernière s'étant démontrée à cette étape suffisamment puissante pour arracher à la bureaucratie cette concession), d'autre p a n à un niveau donné des besoins d'accumulation de la bureaucratie. L'installation du travail forcé dans les kolkhoz a signifié une première modification dans l'état de ces deux facteurs. Si d'autres facteurs n'interrompent pas l'évolution - comme il est certain que ce sera le cas - la bureaucratie sera obligée de revenir sur cette mesure pour annexer intégralement à l'économie kolkh ozienne les parcelles de terre et le temps de travail des paysans.
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bureaucratique, en même temps qu'une forme limite de la concentration et de la rationalisation de la production agricole compatible avec l'exploitation illimitée du travail.
Posi l'are à L'exploitation de la paysannerie
Les données statistiques et autres sur lesquelles repose le texte sont évidemment celles de l'époque; la substance de ce qui y est dit reste toujours vraie, et vient encore d'être confirmée par le gigantesque échec de la récolte des céréales en 1972. Après un demi-siècle de « socialisme », la Russie est obligée d'acheter 20 millions de tonnes de blé aux Etats-Unis en catastrophe, alors que les pays capitalistes subventionnent les paysans pour ne pas produire du blé. Les « Stations de machines et de tracteurs » mentionnées dans le texte ont été supprimées depuis. J e reviendrai dans La Russie après l'industrialisation, sur les vaines « réformes » récurrentes et répétitives que lance la bureaucratie pour arriver à résoudre le problème de la production agricole.
TABLE DES MATIERES
Avertissement
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Plan d'ensemble de la publication
9
Introduction (1972)
11
Sur le régime et contre la défense de l'I'RSS 11946)...
63
Le problème de l'I'RSS et la possibilité d'une troisième solution historique ( 1947)
73
Sur la question de I'L'RSS et du stalinisme mondial (1947)
91
La concentration des forces productives (1948)
101
Phénoménologie de la conscience prolétarienne (1948)
115
Présentation (1949)
131
Socialisme ou barbarie (1949)
139
Postface à Socialisme ou barbarie (1972) Lettre ouverte aux militants du PCI et de la « I V Internationale »( 1949) Les rapports de production en Russie (1949) Postface aux. Rapports de production en Russie (1972) L'exploitation de la paysannerie sous le capitalisme bureaucratique (1949) Postface à L'exploitation de la paysannerie (1972)
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Achevé d'imprimer le 12 Octobre 1977 sur les presses de Danel-S.C.I.A. La Chapelle d'Armentiires
N° d'édition 556, 1 erertrimestre 1973 Dépôt légal n° 8039, 1 trimestre 1973 Imprimé en France