La Silve: Histoire d'Une Ecriture Liberee En Europe, de l'Antiquite Au Xviiie Siecle (Latinitates) (French, English and Italian Edition) 9782503529929, 2503529925

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La Silve: Histoire d'Une Ecriture Liberee En Europe, de l'Antiquite Au Xviiie Siecle (Latinitates) (French, English and Italian Edition)
 9782503529929, 2503529925

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LA SILVE

LATINITATES CULTURE ET LITTÉRATURE LATINES À TRAVERS LES SIÈCLES LATIN CULTURE AND LITERATURE THROUGH THE AGES

V

Comité de Rédaction - Editorial Board Perrine G a l a n d - W im V e r b a a l

EFLEPOLS Φ PUBLISHERS 2013

LA SILVE HISTOIRE D'UNE ÉCRITURE LIBÉRÉE EN EUROPE DE L'ANTIQUITÉ AU XVIIIe SIÈCLE

Études réunies par

Perrine G aland et Sylvie L aigneau

ouvm gepublié avec le concours de S A P R A T -E A 4116 de FÉcole P ratique des H autes É tudes

ERE POLS * PUBLISHERS 2013

© 2013 BREJFÛLS pourtant peu connues en général du grand public ou même parfois des spécialistes, un genre d’écriture nouveau promis, comme on le verra ici, à un avenir impor­ tant dans l’histoire de la culture européenne, et une étape décisive vers sa modernité. Le fil rouge de ces poèmes de circonstance est le regard émerveillé (guidé sans être contraint par les codes de l’épidictique) ou douloureux que le poète porte sur son univers, Domitien et sa cour, la technologie moderne, l’art et l’architecture de son temps, la littéra­ ture et aussi l’amour, la naissance et la mort. Les Silves doivent encore beaucoup à Horace pour leur épicurisme élégant et leur attention au quotidien humain ; leur perspective n’est pourtant pas celle du mora­ liste, même si les lois de l’éloge incluent le recours à une coloration éthique - à cet égard Stace diffère de son contemporain satiriste, Martial, si proche de lui du reste par ses thèmes et son amour de la uarietas. Dans ces poèmes, Stace déploie avec ostentation une inspiration du cœur, soulignant dans ses préfaces à la fois la « chaleur subite » , calor subitus, que ses sentiments pour les personnages de son entourage (prince, mécène, amis, collègues, famille) ont suscitée et la virtuosité improvisatrice qui lui a permis d’écrire ces poèmes emportés et savants ; dans les Silves, la rhétorique sublime l’affectivité, l’ornement mytholo­ gique rencontre l’intime. Cette virtuosité est décrite, du reste, par son contemporain Quintilien qui, lui, associe la silve aux domaines de la rhétorique (le discours improvisé) et de la philosophie (la notion de « matériau brut » : hylè, materia). Dégagées de la fureur platonicienne, soumises à une inspiration humorale, plus humaine mais encore mys­ térieuse, étayées par une culture profonde et multiple devenue seconde nature (1’hexis de Quintilien), les Silves, après les œuvres ovidiennes, se

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jouent des tabous génériques : on y use de tous les tons, de tous les thèmes, de tous les genres poétiques, on tâche d’y embrasser la variété du monde humain, au risque de se perdre dans les détails. L’écriture désormais ne connaît plus d’autre aptum que celui qu’imposent les mille facettes de la vie et de l’humeur de l’écrivain. L’exemple de Stace influencera profondément la Latinité tardive, dont maintes œuvres (lettres, paratextes ou poèmes de circonstance) reproduisent cet engouement pour une écriture biographique ou pré­ sentée comme telle, éthiquement et scientifiquement cautionnée par sa spontanéité (signe de franchise et d’érudition). Le goût pour la varie­ tas des sensations et de l’érudition, pour le détail où le regard s’égare, en lien avec l’esthétique d’alors, et pour une créativité du « tempéra­ ment » (le « dosage » stylistique propre à chaque individu tel que les Nuits attiques d’A ulu Gelle ou les Saturnales de Macrobe le dépeignent), s’exacerbe, en des temps où les Romains craignent peu à peu pour la pérennité de leur monde. L’écriture de la silve se fait alors, chez Ausone, Ambroise, Prudence, Claudien ou Sidoine Apollinaire (qui revendique explicitement la filiation stacienne), l’instrument libre et vibrant, parfois violent à sa manière précieuse, de la célébration de leur foi, religieuse ou culturelle. Le Moyen Âge n’a pas ou guère connu les Silves de Stace, mais il a lu, comme on le montrera ici (Francine Mora Lebrun), ses imitateurs, notamment Sidoine Apollinaire. La poétique sidonienne semble en rapport (selon Faral1) avec la multiplication des longues ekphraseis qui parsèment les romans d’antiquité du X IIe siècle, puis les romans qui dé­ rivent de leur poétique (xiie-xiiie), et que théorisent les arts poétiques contemporains. Ces descriptions-digressions, qui prennent l’appellation de « dit » , ont un caractère à la fois subjectif et encyclopédique, proche de celui de la silve à la manière de Stace et de Sidoine. Or le « dit » , terme polyvalent au Moyen Age, finit par désigner en particulier un type d’œuvres poétiques très souple, un « mode de dire » caractérisé à la fois par la diffusion d’un certain savoir et/ou d’une morale de vie et la prise en charge explicite de ce savoir ou de cette morale par le « je » qui écrit, en relation avec l’actualité du temps et en prise directe sur la vie. Cette nouvelle écriture s’épanouit au X IIIe siècle, grande époque de l’avènement de la subjectivité littéraire. Comme la silve, le dit re­ présente donc au Moyen Âge une forme d’écriture libérée : pourrait-il apparaître comme l’héritier indirect de la silua, via Sidoine Apollinaire 1 Voir E. Faral, « Sidoine Apollinaire et la technique littéraire du Moyen Âge » , M iscellanea G iovanni M ercatiII, ,L etrauM divl Città dei Vaticano, 1946, ρ. 567-580.

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et Claudien, et les premières mises en roman du milieu du X IIe siècle? Ce qui était d’abord perçu comme des excroissances ou des digressions dans le roman se serait ainsi détaché de ce dernier pour vivre d’une vie propre. A la Renaissance, après la redécouverte des Silves par Poggio Bracciolini en 1417 et leur commentaire par Niccolô Perotti et Domizio Calderini, l’humaniste florentin Ange Politien (1454-1494), séduit à la fois par les pièces de Stace et par les théories exposées par Quintilien au livre X (consacré à l’imitation éclectique et à une improvisa­ tion fondée sur les affects comme sur l’innutrition), relance la mode de l’écriture « silvaine » . Ses propres silves (la Sylva in scabiem et les quatre pralectiones composées en introduction à divers poètes et à la poésie : M anto, Ambra, Rusticus et Nutricià) conservent les principes créatifs de Stace, l’imitent en divers passages, mais relèvent plutôt d’une poésie didactique où la dimension autobiographique subsiste, tout en étant moins directement perceptible. Après lui, l’Italie puis l’Europe entière vont produire en abondance des œuvres diverses sous le titre de silves, ou sous d’autres titres connotant une écriture de la variété mêlée et de l’apparente spontanéité fondée sur une singulière érudition. L’ex­ périence montre que, dans ces silves diverses, le souvenir de Stace et de Quintilien (comme d’A ulu Gelle ou de Macrobe) reste souvent présent, explicitement ou non, notamment dans les paratextes. Ces œuvres, la plupart du temps inclassables dans les genres canoniques, touchent à tous les domaines intellectuels : poésie lyrique de circonstance, poésie épico-héroïque, poésie didactique, misceüanées encyclopédiques, traités philosophiques et scientifiques, arts plastiques, musique. L’écriture de la silve dépasse la Renaissance pour fleurir aux XVIIe et XVIIIe siècles, on en trouve encore trace au XXe siècle. Les auteurs de silves tendent généralement à souligner le caractère hors-norme, voire anti-normatif, de leur écriture, sa profonde individualité - une manière d’essai - , son plaisir spécifique : un rapport particulier au matériau traité et une dégustation vertigineuse du détail savant ou esthétique, que souligne d’ordinaire un style souvent paratactique simulant une certaine oralité. L e regard de Vauquelin de L a

Lresnaye sur la silve, à l’aube

DU CLASSICISME

En guise de première illustration, j ’aimerais rappeler, autour d’un petit texte qui marque le passage de la Renaissance à l’Age classique, quelques traits attribuables à la silva, tout en soulignant les difficultés,

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voire les apories, que rencontrent inévitablement les chercheurs qui s’aventurent dans ses sentiers. Dans son A r t poétique, commencé en 1574 mais publié seulement en 1605, dont on a pu dire qu’il formait un trait d’union entre Ronsard et Malherbe, Vauquelin de La Fresnaye, auteur de Foresteries publiées en 1555, écrivait (III, 255-274) : Tu peux encore faire une sorte d’ouvrage Qu’on peut nommer forest ou naturel bocage ; Quand on fait sur le cham, en plaisir, en fureur U n vers qui de la Muse est un Avancoureur, Et que pour un sujet on court par la carrière, Sans bride gallopant sur la mesme matière, Poussé de la chaleur, qu’on suit à l’abandon, D ’une grand’violence et d’un aspre random Stace fut le premier en la langue Romaine, Qui courut librement par cette large plaine. Comme dans les forests les arbres soustenus Sur leurs pieds naturels, sans art ainsi venus, Leur perruque jamais n’ayant été coupée, Son quelquefois plus beaux qu’une taille serpée : Aussi cette façon en beauté passera Souvent un autre vers qui plus limé sera. Les François n’ont encore cette façon tentée Si Ronsard ne l’a point au Bocage chantée ; En mon âge premier chanter je la pensoy, Quand ma Foresterie enfant je commençoy.

Au crépuscule de la Renaissance, que nous apprend ce passage sur la « silve » ? Que cette écriture a fini par être considérée bel et bien comme un « genre » poétique, puisque ces vers se situent au cœur d’une énumération des différentes sortes de poèmes, entre la bucolique, que Vauquelin apparente ici clairement à la silve - comme il l’avait fait dans ses Foresteries - , et l’épître, suivie de l’épigramme, toutes formes souples et personnelles aux contours indistincts. Chez les Latins, la silve était déjà considérée comme un genre depuis 1518, avec 1A r t poétique de Joachim von Watt, Vadianus, ou en 1561 dans celui de Scaliger. Ce « genre » pourtant, on le voit très bien dans la citation de La Fresnaye, ne se laisse pas définir, comme la plupart des autres, par une théma­ tique ou une métrique, mais se trouve seulement caractérisé par une manière d’écrire et un état d’esprit : Vauquelin use du terme « façon » (v. 271) et il donne un certain nombre d’indications sur cette écriture dont plusieurs sont manifestement empruntées à Quintilien (X, 3, 17 : critique d’un type de discours), et à Stace (I,praefi), qui commente ses Siluae. On retrouve en effet tout un vocabulaire qui esquisse l’état psy-

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cho-physiologique de l’auteur de silves : l’écriture est rattachée, comme chez le rhéteur latin : ex tempore scribunt, à la pratique de l’improvisa­ tion : « sur le cham » , « Un vers qui de la Muse est un Avancoureur » , (v. 258) ; le terme « fureur » ne renvoie que de loin à l’enthousiasme platonicien, accolé comme il l’est au vers 257 à celui de « plaisir » (souvenir de la festinandi voluptas de Stace), pour décrire plutôt l’hu­ meur changeante mais toujours ardente de l’écrivain ; le fameux « calor subitus » de Quintilien et Stace, qui recadre dans le domaine des sens et des sentiments humains le mécanisme de l’inspiration, resurgit au vers 261, «p ou ssé de la chaleur», tandis que l’abolition du contrôle de soi, déjà attestée chez Quintilien et Stace, est ici développée jusqu’à suggérer une véritable violence : « à l’abandon / D ’une grand’ violence et d’un aspre randon » ; Vauquelin développe la métaphore quintilienne de la course, quasi decurrere per materiam stilo quam velocissimo : « on court par la carrière, / Sans bride gallopant » (vv. 259-260) ; la spontanéité, dont Quintilien se méfie, mais dont Stace se glorifie, est suggérée par la traduction française même de silva : « forest ou naturel bocage » (v. 256), qui montre que le terme « silve » renvoie ici comme chez Stace, ainsi que l’indique Ermanno Malaspina, aux valeurs méta­ phoriques de forêt (diversité, spontanéité) et non à la métalepse avec hylè; toutefois, les vers 259-260, un peu ambigus, nous ramènent à l’in­ terprétation de la silva comme hylè au simple sens de « sujet, matière » (et non de « matière philosophique » ). Dans la suite du texte, le genre de l’écriture est explicitement rapporté à son « inventeur » antique, Stace. L’éloge que fait de lui Vauquelin - qui, comme la plupart des commentateurs ou des auteurs de silves, ne relève pas le ton critique de Quintilien - ne contient, à nouveau, aucune description du contenu des siluae staciennes, mais vante les qualités de ce genre d’œuvres : l’ori­ ginalité de la trouvaille et surtout la liberté qu’elle représente, à nou­ veau illustrée par la métaphore de la course : « Stace fut le premier en la langue Romaine, / Qui courut librement en cette large plaine » (vv. 263-264) ; Vauquelin, d’après Quintilien (X , 3, 18), loue la beauté particulière attachée aux créations spontanée, sans art apparent, cette fois comparées aux arbres eux-mêmes : « Sur leurs pieds naturels, sans art ainsi venus » (v. 266), qui s’opposent aux préceptes d’Horace, de­ venus (plus ou moins à contresens) la base d’un classicisme normatif : « Aussi cette façon en beauté passera / Souvent un autre vers qui plus limé sera » (vv. 269-270). Les derniers vers expriment le désir qu’avait Vauquelin de réaliser, après Ronsard, il l’admet à regret, la translatio du genre en français. Ils insistent aussi sur le lien qui existe entre l’écriture de la silve et l’inspiration juvénile : « En mon âge premier chanter je la

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pensoy, / Quand ma Foresterie enfant je com m ençoy». On retrouve ici, présenté sous une forme positive, un élément, encore suggéré par Quintilien, qui revient souvent dans le paratexte des recueils de silves humanistes et qui est destiné à exorciser implicitement la mauvaise ré­ putation dont jouissait l’improvisation pathétique au regard des normes « classiques » : la silve est donnée comme le fruit de la jeunesse de son auteur ou, ce qui revient presque au même, d’un moment de passion ; elle est souvent présentée comme une œuvre relue et corrigée longtemps après par son auteur que des circonstances contraignent à publier un texte dont il ne se sent pas très sûr. Vauquelin élimine ici cette captatio benevolentiae, pour ne donner qu’une image libre et fière de la foresterie.

Q uelques repères théoriques L a présence reconnaissable de Stace. Au terme de plusieurs siècles de pratique - et avant quelques autres, comme le montreront, en parti­ culier, Wolfgang Adam et Frans De Bruyn - l’écriture de la silve a connu suffisamment d’actualisations ouvertement calquées sur l’œuvre de Stace pour pouvoir être répertoriée en un groupe d’ouvrages liés à la filiation du poète latin et décrits dans une terminologie assez précise, imitée des deux passage canoniques de Quintilien et de Stace. Nous avons là malgré tout un fil rouge que certains auteurs exploitent ici : l’imitation de Stace est demeurée à travers les siècles souvent explicite, et nombre de préfaces de silves retiennent sinon son nom, du moins le lexique psycho-physiologique associé à l’inspiration-improvisation qui attribue à l’homme encore mystérieux pour lui-même, et non plus au dieu, la force créative obscure qui le pousse. Plusieurs foyers de résur­ gence d’une « statiomania » ont existé, comme la Florence de Politien, la Naples de Pontano, la Leyde du XVIIe siècle ou le cercle de Johann Herder, berceau de l’essayistique allemande. Llimpossibilité taxinomique. Cependant, comme le montre le texte de Vauquelin, il est bien difficile par ailleurs de définir la silve par sa thématique, sa versification ou son énonciation. Même si l’on observe dans les arts poétiques humanistes des tentatives de taxinomie qui sont évoquée dans le présent volume, la silve est une écriture libre par ex­ cellence, elle fuit toute définition vraiment détaillée. Politien dans ses Silves, les premières du temps de l’humanisme (1482-1486), donne à comprendre qu’il suit Stace et Quintilien, dont il a fait l’éloge dans une praelectio antérieure, mais il crée un type de poème à visée à la fois es­ thétique et didactique qui n’a en commun avec les textes staciens que le titre, un mélange ostentatoire de spontanéité chaleureuse et d’érudition

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profonde et nombre d’emprunts stylistiques et lexicaux. Inversement, d’autres poètes, comme Sidoine Apollinaire dans la Latinité tardive ou certains humanistes écrivent des recueils de poésies de circonstance qu’ils intitulent Carmina, Poemata, Nugae, Juvenilia, voire, comme Du Bellay en 1558, Elegiae - titre en l’occurrence appliqué à des poèmes composés en hexamètres, sauf le dernier - sans renvoyer à Stace, mais en imitant souvent de près sa manière et parfois ses paratextes. Ajoutons à cela que, comme l’indiquait Quintilien, l’intitulé « silve » dans l’A ntiquité désignait aussi bien des textes en prose qu’en vers. Quintilien pensait à un certain type de discours improvisés, mais les érudits comme Aulu Gelle, ses modèles et ses imitateurs, ont conçu, comme les poètes, une écriture libérée appliquée à la philologie et à la science. Dans la préface des Nuits attiques (5-9), Gelle énumère un bouquet de titres correspondant à des œuvres parentes, mais qu’il feint de juger trop précieuses: Muses, Silves, Manteau, Corne dabondance, Rayon de miel, Prairies, E n lisant, Florilège, Trouvailles, Lampes, Ta­ pis, Poignard, Couteau à main, Mémoires, Conjectures, Lettres Morales, Questions épistolaires, Questions mélangées. Soucieux d’éveiller par la variété et le désordre savant la curiosité de son lecteur, Aulu Gelle af­ firme avoir conservé l’aspect brut des notes qu’il a prises au gré de ses lectures, mais indique qu’il a su faire un choix de sa matière, inspiré à la fois par son propre plaisir (2; 11) et le souci d’être utile à son lec­ teur (12) et place finalement son ouvrage sous les auspices de la Muse (19), comme ceux des poètes. De même qu’il avait choisi Stace comme modèle de sa poésie, Politien a fait d’A ulu Gelle le patron de ses Miscel­ lanea, ces recueils novateurs qui rompaient avec les habitudes du com­ mentaire philologique linéaire, pour présenter sous forme de chapitres multicolores et disparates divers problèmes de lectures des manuscrits anciens. Pendant plus d’un siècle, comme l’a rappelé P. Laurens2, le Florentin sera imité par des philologues-collectionneurs, séduits par la même poétique : Vettori, Muret, Turnèbe, Barth, Lipse et d’autres. Dans la dédicace de la première centurie de ses Miscellanies, Politien, qui revendique l’héritage d’Elien (Histoires variées), d’A ulu Gelle et de Clément d’Alexandrie (Stromates), assimile son ouvrage à une silve ou à un &farrago, une « macédoine » ou une « ratatouille » pourrait-on dire. Il fera de même pour son Epistolarium, associant l’esthétique de la lettre à celle des silves et des mélanges.

2 « La poétique du philologue. Ange Politien dans la lumière du premier centenaire » , Euphrosyne, nouvelle série, 23 (1995), p. 349-367.

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Une écriture de la rebellion. L’écriture de la silve inonde ainsi, dans l’A ntiquité tardive comme à la fin du Quattrocento, l’ensemble des pratiques intellectuelles de son déréglement volontaire - Politien af­ firme dans la préface de ses Miscellanies qu’il n’a « qu’une règle : celle de n’avoir ni règle ni équerre » . Ecriture de la révolte contre un ordre établi - en l’occurrence le cicéronianisme, l’imitation puriste d’un auteur unique - la silve, qui prend modèle sur la variété naturelle, a pour vocation de chasser l’ennui de l’écrivain et du lecteur en affinant leur réflexion par la sélection de l’information et des mots (c’est-à-dire 1’ « élégance »)> de libérer le pathos et la voix individuelle, et de faire la part du hasard et de l’occasion. Nous avons là décidément, non un genre, mais pour ainsi dire l’expression d’une attitude idéologique, qui suppose des choix de vie, parfois même un engagement ouvert ; la silve, proche en cela de l’esthétique maniériste, offre une vision morcelée du monde qui révèle tantôt l’inquiétude de l’observateur incapable de ras­ sembler le puzzle universel, tantôt la fascination de l’initié capable de voir la divinité dans les détails. Stace, expert en fioritures épidictiques, égrène et loue la richesse de tout son monde, amis, patrons, empereur, tout en donnant à entrevoir ses éblouissements, ses vertiges personnels ; Sidoine s’extasie en des termes sophistiqués sur les minces bonheurs de l’instant, sur une coupe en cristal, la sainte fraîcheur de l’eau pure qui désaltère, mais c’est en même temps la vitalité de la culture latine chré­ tienne qu’il exalte contre la menace barbare ; Politien et Érasme, qui doit au Florentin d’être lui-même un adepte de la silve, militent pour un latin vivant, remembré et ressuscité, évadé des bibliothèques, capable de dire l’intensité du temps présent et du regard intime et acéré qu’ils portent sur lui ; Montaigne et son écriture « à sauts et à gambades » n’est pas loin, et il faudra montrer aussi, comme nous y invite W olf­ gang Adam, que la silve, qui cultive fondamentalement l’autobiogra­ phique, a partie liée avec l’essai. C ’est ce que nous verrons à propos de la silve scientifique, mais aussi de la critique d’art (notamment à propos de Johann Herder) et c’est ce que W. Adam a pu montrer déjà pour les auteurs de deux ouvrages contemporains sur la culture et la politique, intitulés non sans paradoxe - comme celui de Herder qui se réclamait lui-même de Quintilien - Kritische Wälder, Silves critiques, parus séparément en Allemagne dans les années 70, ceux d’A nnemarie Auer et de Hans Christoph Buch. La silve est donc vite devenue l’éti­ quette d’ouvrages novateurs et frondeurs. Partie de la poésie de cir­ constance, des recueils philologiques et des collections de curiosités pour aboutir à l’essai autobiographique et dissident, elle a su faire son chemin aussi dans la pensée scientifique, pour donner naissance à des

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modes d’exposition du savoir tout autant anti-conventionnels, passant en 1731, comme l’a signalé Frans De Bruyn, des recueils « magasins » d’A ulu Gelle et Macrobe à l’écriture du « magazine » . Dès l’A ntiquité la spontanéité « silvaine » a gagné les arts plastiques, informés par la philosophie comme le montre Gilles Sauron, et la Renaissance connaît aussi des silves picturales et musicales. Parfois cette écriture a perdu le contact direct avec ses inventeurs antiques, mais le lien demeure en gé­ néral perceptible à travers les relais intertextuels : à travers Politien, à travers Herder, c’est bien Stace et Quintilien que l’on imite encore. Racines européennes. Ces quelques rappels montrent à l’évidence que la silve n’est pas une étiquette plaquée sur du vide, mais la désignation d’un phénomène, progressif et protéiforme, de résistance de l’individu aux tentations normatives de chaque époque. Enquêter sur ce phéno­ mène, comme les auteurs de ce volume tentent de le faire, nous permet ainsi de résister - tout comme le souhaitait Ernst Robert Curtius en son temps - , au double morcellement, géographique et chronologique, de l’histoire européenne : la silve s’est enracinée partout sur notre continent et elle n’a cessé de pousser et de bourgeonner en s’adaptant aux circonstances dans une continuité créative et pleine de vitalité, avec cette capacité d’improvisation que Quintilien voyait comme « le plus grand fruit » qu’on puisse retirer du savoir (X , 7, 1). Elle forme un de ces liens curieux et résistants qui unissent nos pays européens dans le passé et le présent. Ce volume, qui me tient particulièrement à cœur, est le fr u it remanié d ’un colloque international qui s’est tenu, dans une exceptionnelle atmos­ phère dejoie et d ’amitié, du 2 au S juillet 2008 à Gand, au sein de lAcadémie Royale de Langue et Littérature Néerlandaise. Fernand Hallyn m ’a vait aidée à l ’organiser et avait lui-même présenté une belle analyse de l ’écriture de la silve scientifique chez Kepler. Malheureusement nous n ’avons pu retrouver ce texte après son décès. M ue par le subitus calor de l ’entreprise, mon amie Emilie Séris a composé une silve en l ’honneur de la Bièvre (souvenir la « Ninfe » célé­ brée par Jean-Antoine de B aïf) où se dessine subtilement, selon la loi du «g en re» , un riche intertexte et une symbolique que les amateurs recon­ naîtront. L e poème est publié ici en appendice. Merci, Emilie, de montrer que la silve survit bel et bien ! L e présent ouvrage n aurait pu voir le jour sans l ’aide amicale et sa­ vante de Sylvie Laigneau-Fontaine, qui en a assuré avec moi la relecture. Je l ’en remercie de tout cœur.

PREMIÈRE PARTIE

SILVA, LE TERME ET LE GENRE : DÉFINITIONS ANTIQUES ET HUMANISTES

D LATINITATES J]

E rm anno M alaspina

LA FORMATION ET L'USAGE DU TITRE SILVAE EN LATIN CLASSIQUE*

1. L ’ e n j e u

L’enjeu de mon article concerne la valeur du titre Siluae en latin, en amont et en dehors des Siluae de Stace. Il s’agit d’une étude pré­ liminaire, qui peine à s’intégrer à un recueil qui vise à étudier l’héritage classique « de l’A ntiquité au x v ii L siècle » . En effet, pendant presque mille ans d’histoire littéraire, silua et les Siluae ont été comprises (et, sur cette base, réélaborées librement) à partir de deux éléments : l’inter­ prétation littéraire des poésies de Stace d’un côté, les notices lexicologiques de l’A ntiquité tardive sur silua de l’autre. Or, dans ces pages, je n’aurai pas recours à ces deux éléments, car, ce faisant, je ne produirais qu’une esquisse sur l’esthétique du Stace « mineur » h ou je répéterais, * Je me dois de remercier en premier lieu Mme P. Galand, qui m’a toujours donné, avec constance, son appui pendant la rédaction de l’exposé et qui a eu la patience de pardonner mon retard. Ma thésarde, Mlle Mélanie Lucciano, a bien voulu corriger avec compétence mes fautes de français ; je lui en suis très reconnaissant. Enfin, mes amis et collègues Giuseppe Arico et Giovanna Garbarino ont relu eux aussi ces pages : je les re­ mercie des corrections qu’ils ont apportées ; de l’obscurité qui reste dans ma Silve je suis le seul responsable. J ’avais commencé cette recherche il y a environ vingt ans, sous la di­ rection de mon maître, le regretté Italo Lana. En 2005 j’ai dû rouvrir mon dossier, encore άνέκδοτον, pour un congrès à l’ÉNS Lyon (E. Malaspina, « H yle-silva » ) et je l’ai fait avec plaisir ; ce que je présente ici est le deuxième épisode. 1 Entreprise qui serait loin de mes compétences et de ce recueil : sur la poétique des Siluae voir G. Arico, « Sulle tracce » ; G. Arico, « Leues libelli » ; D. F. Bright, Elaborate disarray ; H. Cancik, Untersuchungen ; K. M. Coleman, Statius. Silvae IV , ρ. χχιν-χ χνιιι ; Β. Kytzler, «Im provised M y th s», ρ. 813-816; F. Morzadec, Les Images du Monde-, B. R. Nagle, The Silvae, p. 3sq; C. E. Newlands, Statius' Silvae, ρ. 3-6; S. T. Newmyer, The Silvae o f Statius ; G. Rosati, « Muse and Power » ; G. Rosati, « Luxury and Love » ; J. J. L. Smolenaars, H.-J. van Dam, R. R. Nauta, The poetry o f Statius ; N. K. Zeiner, N othing ordinary.

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ERMANNO MALASPINA

avec moins d’érudition, ce que V. Leroux, G. Vogt-Spira et A. Maranini nous ont appris sur la naissance du genre après la redécouverte des livres de Stace par Poggio2 ; j ’ai essayé, au contraire, de me borner au développement sémantique qui précède la floraison des Siluae « d’après Stace » , sans me laisser conditionner par ces dernières.

2. Les textes Le dossier sur la formation et l’usage du titre Siluae (au pluriel) en latin est forcément limité par la nature de nos sources. Tout spécialiste de Stace connaît ces quatre occurrences (dont deux se trouvent chez Stace lui-même) : X Siluarum3. Securus itaque tertius hic Siluarum nostrarum liber ad te [Pollium Fe­ licem] mittitur4. Quare ergo plura in quarto Siluarum quam in prioribus ?5 Quia uariam et miscellam et quasi confusaneam doctrinam conquisiuerant, eo titulos quoque ad eam sententiam exquisitissimos indiderunt. Namque alii Musarum inscripserunt, alii Siluarum...67 .

Nous trouvons tout d’abord, dans la biographie de Lucain composée par Vacca, l’allusion à dix livres de Siluae, que le poète aurait composés, mais sur lesquels on ne possède aucune autre information, ni sur leur sujet ni sur leur composition. Aussitôt après dans notre dossier (mais pourtant soixante ans plus tard), se situent les Siluae de Stace, l’unique œuvre antique conservée avec ce titre. Le poète cite son titre seulement deux fois et, bizarrement, non pas au début, mais dans les Praefationes des livres trois et quatre. Cela signifie que ce titulus sur les rouleaux était alors compréhensible par le lecteur et peut-être même courant, et qu’il n’y avait pas besoin de l’expliquer au tout début du livre, en dé­ roulant le manuscrit (ce qu’A ulu Gelle devra faire, au contraire, avec son hapax des Noctes Atticae)1.

2 Le dossier des textes et des principales interprétations dont on a parlé ici est déjà présent dans N. E. Lemaire, L ib ri quinque silva,ρ. χνιι-χιχ ; cf. aussi 3 Vacca, Vita ,L ucani ρ. 336 Hosius ; le texte est disponible en ligne, http://digiliblt. lett.unipmn.it/index/php. 4 Stat., Silu., III, Praef. 5 Stat., Silu., IV, Praef. Sur le nombre de vers du livre IV par rapport aux précédents, voir G. Liberman, Stace Silves, p. 33-34. 6 Gell., Praef. : le texte de la préface des Noctes A tticae est examiné au § 8. 7 « Stace, soucieux, comme tout poète romain, de réserver ses droits d’inuentor, aver­ tit 4, 7, 6 ; 10 sqq. qu’il est le premier à mettre en strophes saphiques un compliment à propos d’une naissance. Pour ce qui est des Stives, il ne se flatte nulle part » (H. Frère,

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Il reste difficile de savoir si ce manque de nouveauté du titre dépen­ dait alors de la survivance des Siluae de Lucain: d’une part, grâce à Silu. II, 6 on sait bien que le souvenir du poète espagnol était très cher à Stace, qui en appréciait les ouvrages et qui honorait sa mémoire8 ; on a déjà dit, d’autre part, que l’on n’a aucune notice de ses X Siluarum, en dehors de la citation de Vacca ; de surcroît, leur absence, précisément dans Silu. II, 6, 4lsq , où Stace reconstruit la bibliographie et le cur­ sus honorum poétique de Lucain, laisse entrevoir, au-delà des louanges génériques, une ignorance de la part de Stace en ce qui concerne les X Siluarum, ou bien le choix de les passer sous silence (ce qui serait encore plus grave, dans une œuvre intitulée Siluae)3. En tout cas, si l’on prête l’oreille à Aulu Gelle (et nous voilà déjà à la fin de notre dossier), le terme Siluae était une solution usuelle, lorsqu’on voulait donner un titre doté d’une cvtx&vae. festiuitas à une uaria et miscella et quasi confusanea doctrina, du moins quelques di­ zaines d’années après Stace.

3. Singulier et pluriel Ce que l’on pourrait encore ajouter du point de vue linguistique, c’est que silua (au singulier) n’était pas le titre des compositions indi­ viduelles dans les recueils10, comme ce sera le cas à partir de Politien, Stace. Silves,p. xxviii). La question de la position des Praefationes sur la page externe du rouleau, ou bien « à leur place » à l’intérieur du rouleau lui-même, juste avant le premier poème, n’est pas intéressante pour mon propos (cf. récemment N. Johannsen, « Statius, Silvae 4 » ). 8 Voir F. Vollmer, P. Papinius Statius, p. 24. 9 F. Vollmer, P. Papinius Statius, p. 377 avait proposé de voir dans ad Pol­ lam des w. 62-63 {fin e castae titu lu m decusque Pollae / iucunda dabis adlocutione), qui était inconnue à Vacca, une des compositions des Siluarum (idée reprise entre autres par H . Frère, Stace. Silves, p. xxxviii ; 88 n. 8 ; B. R. Nagle, The Silvae, p. 235). Cette conjecture demeure indémontrable et, même si on l’accepte, on ne peut que partager l’étonnement d’A . Traglia, Opere d i Stazio, p. 823 : « Il nostro poeta, che non è un biografo, omette moite opere di Lucano [...], ma appare veramente strano che egli ometta proprio il ricordo dei X libri delle Selve, ehe dovevano costituire il suo modello di questo genere poetico, e cio proprio in una sua selva [cf. n. suiv.] celebrativa di Lucano » . Sur Lucain en tant que poète pratiquant l’improvisation, voir P. Esposito, « Note in margine all'Orpheus » , p. 101 ; voir aussi n. 77. 10 Cette thèse avait été soutenue avec autant d’autorité que de dogmatisme entre le x ix e et x x e siècle par F. Vollmer, P. Papinius Statius, p. 25 ( « Wir dürfen also ruhig jedes einzelne Gedicht silva nennen » ) et par A. Klotz, « Der Titel » , p. 473 ( « Statius [...] das einzelne Gedicht als silva bezeichnet. Das ergibt sich mit Sicherheit aus dem Zitat des Dichters : in quarto silvarum » , comme s’il avait écrit in quarta silua). Cette interpréta­ tion fautive, déjà rejetée par H . Frère, Introduction, p. xxxiii, revient pourtant plusieurs fois, par exemple dans la traduction italienne d’A . Traglia, Opere di Stazio, p. 889 : « Per-

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mais désignait l’œuvre entière, qui s’appelait Siluae au pluriel (au moins l’œuvre de Stace, la seule que nous possédons), en plus de termes plus génériques comme opuscula ou libelli11. Stace appelle simplement liber les livres des Siluae pris au singulier12, tandis que, pour chaque poé­ sie, il utilise une grande quantité de titres. En laissant de côté les mots qui renvoient au contenu (comme gratulatio) ou à la forme métrique (comme hendecasyllabi), nous trouvons encore, dans une acception gé­ nérale, libellus, carmen et ecloga, peut-être opusculum1^. Les Siluae sont donc des libelli formés par cinq libri, et chaque livre est constitué à son tour de 5 à 7 libelli ou carmina. Les Siluae ne se composaient pas de différentes siluae1A: en filant la métaphore, chaque

ché dunque nel quarto libro c’è un maggior numero di selve ehe nei libri precedenti ? » (cf. aussi n. préc.). 11 Les termes utilisés pour définir les Silves comme ensemble sont: libelli I) ; opuscula {Praef.,II) ; libelli - Siluae {Praef,Ill) ; ? invocato num ine m axim i imperatoris nullum opusculum m eum coepisse, cf. G. Liberman, Stace Silves, p. 315) - Siluae {Praef,IV). Je renvoie pour libellus à D. F. Bright, disarray, p. 20 et à la bibliographie qu’il cite : « a draft version, which would be separa­ tely circulated to patrons. [...] we can readily see why Statius professes hesitation about publishing a collection o f these pieces : the idea o f congregati libelli is a form o f paradox, since each piece would by definition belong to its own, and be unfit for inclusion in a published work » . 12 Termes utilisés pour définir un livre des : liber bis {Praef., II); liber {Praef., III) ; liber quater {Praef, IV), dont la troisième occurrence est supprimée par G. Liber­ man, Stace Silves, p. 316, sans motivation convaincante, selon moi (voir N. Johannsen, « Statius, Silvae 4 » ). 13 Je ne prends pas en considération tous les titres présents en tête des compositions dans le manuscrit de Madrid et ses copies, pour les raisons justement exposés par K. M. Coleman, Statius. Silvae IV , p. xxviii-xxxii et par G. Liberman, Stace Silves, p. 31-32 (plus prudente C. E. Newlands, Statius' Silvae, p. 7). Les termes utilisés pour définir un poème des Silves tout seul sont : libellus I, 1 - epithalam ium I, 2 - libellus I, 3 {Praef, I) ; epicedion II, 1 - carmen II, 1 - libelli II, 3-4 - consolatio II, 6 - genethliacon II, 7 {Praef., II) ; libellus III, 2 - ecloga III, 5 - libellus III, 5 -propem pticon (titulus mss.) III, 2 - consolatio (titulus mss.) III, 3 {Praef, III); opusculum (?) - epistola IV, 4 - lyricum carmen IV, 5 - ecloga IV, 8 - hendecasyllabi IV, 9 - eucharisticon (titulus mss.) IV, 2 - ode lyrica (titulus mss.) IV, 5. 7 - gratulatio (titulus mss.) IV, 8 {Praef, IV). Il manque à cette liste le mot (ou les mots) tombés dans la lacune du livre IV, sed hic liber très habet *** se quam quod quarta ad honorem tuum pertinet ( « correspondant peut-être à plusieurs lignes du modèle » , G. Liberman, Stace Silves, p. 316). Le féminin quarta sous-entend proba­ blement ecloga, mais il n’est pas possible d’établir si Pres habet se rapporte au même mot (comme dans l’intégration exempli causa de l’apparat d’A. Traglia, P. Papinii S ta ti Silvae, p. 106 : se{quentes eclogas, quae ad eius honorem pertinent ; uides n ih il plus tib i esse) quam ) ou bien il se rapporte à un mot différent (cf. F. Vollmer, P. Papinius Statius, in app. : {libellos in honorem eius. Tum dem um secuntur eclogae ad : uides igitur te magis honorari non potuis )se quam ). 14 Cette conclusion est partagée aujourd’hui par la plupart des critiques, cf. e.g. K. M. Coleman, Statius. Silvae IV , p. xxii ; H . Frère, Introduction, p. xxxiii ; H.-J. Van Dam,

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carmen serait plutôt un « arbre » dans cette « forêt » . Il y a donc une nette spécificité du titre au pluriel, ce qui nous permet de le traiter de façon indépendante du singulier, sans toutefois le dissocier complète­ ment. 4. L a DÉMARCHE LITTÉRAIRE

Aulu Gelle semble produire l’unique témoignage à la fois complet et exempt de pièges littéraires : il nous donne une définition claire, qui lie étroitement le contenu au titre : Siluae est en effet pour lui un titulus exquisitissimus pour une uaria et miscella et quasi confusanea doctrina. En revanche, confronté au manque d’une définition aussi exacte du titre Siluae dans les Praefationes de Stace, on serait tenté de se tourner vers le domaine de la poétique explicite et implicite15 : c’est en effet la piste suivie par la plupart des spécialistes, qui ont soumis le terme silua/Siluae à une enquête littéraire, en essayant de comprendre ce que le poète entendait par son titre, en s’appuyant au préalable sur ce qu’il voulait communiquer dans son œuvre. Stace lui-même semble nous donner la clé de l’énigme, en explicitant sa poétique dans les Praefationes en prose : c’est la rapidité de la com­ position qui est mise en évidence, dès la préface du premier livre, d’un point de vue général mais également dans la présentation de chacune des six poésies16. Dans les livres suivants, ce thème s’affaiblit progres­ sivement, pour céder la place à la polémique, pour défendre le stilus remissior17 : au second plan par rapport à l’improvisation dans le livre I, elle devient prédominante dans le livre II et surtout dans le livre IV.

Silvae book 2, p. 17 η. 42. La discussion était déjà animée au xviie et xviiie siècles, voir N. E. Lemaire, L ib ri quinque silvarum -,p. xvii-xix. 15 G. Arico, « Suile tracce » . À ce domaine appartient aussi l’hypothèse (de laquelle je ne m’occuperai pas) de lier le choix de Siluae avec Verg., Bue., 4, 3 {si canimus siluas, sil­ uae sin t consule dignae), cf. D. F. Bright, Elaborate disarray, p. 37-39 ; D. Wray, « W ood : Statius’s Silvae n. 4 (ici, n. 85). 16 Subitus calor - festinandi uoluptas - gratia celeritatis - nullum ex illis biduo longius tractum, quaedam et in singulis diebus effusa - la présentation des poèmes 1-6 {Praef, I) ; festinanter II, 1 - celeritas II, 1 - statim II, 5 - la présentation des poèmes 1 et 5 {Praef, II) ; tem eritas - subito nati - audacia stili nostri - statim III, 1 - la présentation des poè­ mes 1 et 4 {Praef, III); hoc stili genus (?) {Praef, IV). 17 Stilus remissior - praeludere {Praef, I) ; ne quis asperiore lim a carmen exam inet II, 1 - stilifacilitas II, 3-5 - la présentation des poèmes 1-5 {Praef, II) ; hoc stili genus - exer­ cere ioco {Praef, IV). A propos des genres (littéraires et non) de référence on peut signaler sed et Culicem legimus et Batrachomachiam etiam agnoscimus {Praef, I) ; leues libelli quasi epigrammatis loco scripti II, 3-4 {Praef, II) ; sermo III, 5 {Praef, III) ; sphaeromachiae palaris lusio {Praef, IV). Le problème de cette évolution interne aux Praefationes est bien

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Voilà le cœur de la question, sur laquelle nous reviendrons : pour les critiques la signification du mot Siluae en tant que titre est liée pre­ mièrement à l’idée d’impromptu, d’improvisation, de vitesse de compo­ sition (Stace, livre I) ; deuxièmement à l’idée de variété, de confusion, de mélange(s) (Aulu Gelle)18. Ces deux lignes d’interprétation se rejoi­ gnent pour dessiner un triangle de significations, car elles aboutissent en effet à l’idée du stilus remissior (Stace, livres II-IV), c’est-à-dire d’un genre littéraire moins élevé, qui peut être à la fois le résultat de l’impro­ visation et du mélange19. Tout se tient, donc, ou, plus exactement, semble se tenir, si l’on ad­ ditionne simplement la définition sémantique d’A ulu Gelle et les po­ lémiques littéraires de Stace : comme beaucoup de chercheurs20, nous pourrions nous aussi nous arrêter là et nous contenter du collage entre ces deux affirmations. Pourtant est-il légitime de lier la polémique de Stace sur l’improvi­ sation et sur le stilus remissior avec la signification originaire du titre ? Comme je l’ai dit, ce n’est pas mon propos d’analyser ici sa poétique et, d’autre part, ses affirmations dans les Praefationes paraissent très claires et n’ont pas besoin d’une exégèse analytique ; malgré cela, on ne peut pas nier le risque que chacun voit dans le titre Siluae une justification, ou du moins une conséquence de sa propre interprétation littéraire de l’œuvre. Il s’agirait bien évidemment d’une pétition de principes, qui s’appuie-

évidemment inséparable de celui de la date de composition de chaque poème et de publi­ cation de chaque livre, cf. G. Liberman, Stace p. 315. 18 En faveur de l’interprétation du titre Siluae comme « poésie improvisée » chez Stace aussi se prononcent A. Klotz, « Der Titel » , p. 473 ; N. E. Lemaire, L ib ri quinque silvarum, χ ιχ ; Schanz-Hosius, §411 ; F. Vollmer, P. Papinius , p. 25. 19 Mais ce résultat n’a aucun lien et ne doit pas être confondu avec un prétendu man­ que de soin dans la composition ou d’élégance et doctrina dans le résultat : les Silves ne sont pas une « ébauche » , un « essai » ou une « esquisse » , comme le voulaient A. Klotz, « Der Titel » , p. 474 ( « Skizze » ) ; S. T. Newmyer, The Silvae o f , p. 5 ; F. Vollmer, P. Papinius Statius, p. 25 (« E n tw u r f» ); 28sq. Voir par contre D. F. Bright, Elaborate disarray, H. Cancik, Untersuchungen-, F. Delarue, « P a r a d is » , p. 288; G. Liberman, Stace Silves, p. 14-16; B. R. Nagle, The Silvae, p. 5 ; H.-J. Van Dam, Silvae book 2, p. 4 ; D. Wray, « W o o d : Statius’s Silvae » , p. 130sq. 20 L’harmonisation forcée entre Stace et Aulu Gelle est donnée avec nonchalance par nombreux critiques, e.g par H . Frère, Stace. Silves, p. xxxn , « Des 'improvisations mêlées’, voilà ce qu’il y a sous le titre Siluae » ; B. R. Nagle, The Silvae, p. 4 : « The title o f the collection Silvae literally means 'Forests’, but the word has several metaphorical meanings o f literary-critical significance. Silvae can be improvisations or sketches, which suits Sta­ tius’ insistence in the prefaces on speedy composition (and on the role o f extemporaneous performance at contests). From the mixed nature o f trees in a forest (as opposed to an orchard), Silvae can be a miscellany, and the name therefore is appropriate for the variety o f poems in the collection » .

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rait de plus sur un postulat indémontrable, à savoir que la polémique littéraire sur les Silues influence la signification du titre. A la différence d’A ulu Gelle, Stace ne parle jamais ex professo du sens de son titre, ce qui signifie que la polémique littéraire n’est pas forcément une polémique sémantique21. En d’autres termes, rien ne nous dit que Siluae a quelque rapport avec l’improvisation et le stilus remissior, les éléments qui ca­ ractérisent ce genre chez Stace et dans l’histoire littéraire européenne. 5. L a DÉMARCHE H ISTO RICO -LIN G U ISTIQ U E

Nous pouvons heureusement suivre une deuxième démarche, qui se développe en sens contraire : il s’agit non plus d’une recherche lit­ téraire a partir de Stace, mais d’une recherche linguistique sur l’évo­ lution sémantique de silua avant Stace, pour enraciner les usages des écrivains du i -ii siècle ap. J.-C. dans l’histoire du mot et non plus dans des élucubrations vides de sens22 : c’est ce que je ferai dans les pages suivantes. En effet, jusqu’à maintenant, je me suis borné aux occur­ rences du titre au pluriel, mais, si l’on ouvre aussi l’enquête aux celles exprimées au singulier, il faut ajouter au dossier une autre signification encore, celle d’ « ébauche, esquisse » , ainsi que le terme grec υλη, censé être à l’origine de l’usage du terme latin en tant que titre, ou utilisé directement comme un titre d’œuvres littéraires : le triangle improvisation-mélange(s)-JÉi/«j remissior se dévoile de plus en plus comme une solution apparente et provisoire. Comme point de départ, suivons brièvement l’histoire des usages métaphoriques de silua depuis Plaute, de façon telle à combler le vide chronologique jusqu’au i -ii siècle ap. J.-C. 6.

S il v a

e n t r e m é t a l e p s e e t m é t a p h o r e 23

Il est bien connu que la traduction latine du terme υλη est double : materia quand il s’agit de « matière des arbres » et silua quand il s’agit 21 II suffit de songer, par exemple, au genre musical du scherzo, mot qui en italien signi­ fie «plaisanterie » , « je u » . Cette «plaisanterie » est utilisée par Beethoven et Chopin de façon très différente, sans qu’il reste rien de la valeur originelle du titre ( « Composizione autonoma vocale o strumentale, di carattere popolaresco, affine alla canzonetta e al capriccio, risalente al xvii secolo - e taie termine nel corso dell’Ottocento servi anche a designare un tipo di composizione pianistica e, meno frequentemente, sinfonica di ritmo particolarmente vivace e scattante » , Grande della Lingua ïtaliana, vol. XVII, s.u. ; voir aussi J. Gmeiner, M enuett un d Scherzo). 22 Voir n. 85. 23 Je reprends dans ce paragraphe ce que j’avais dit à l’occasion du colloque lyonnais sur la signification de silua jusqu’à Cicéron (E. Malaspina, « Hyle-silva » ), article auquel je renvoie aussi pour les références bibliographiques.

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d’ « ensemble d’arbres » . "Υλη et materia suivent une évolution selon de successives catachrèses24, qui leur permettent d’acquérir de nouveaux signifiés, sans aucune permanence de la valeur de départ : bois > bois de construction > matière de construction > matière philosophique > argument de la rhétorique. En revanche, silua est un terme toujours fortement lié au signifié de départ « forêt » , dont la connotation de­ meure, même lorsque silua apparaît dans le sens métaphorique de « ja r d in » , « p a r c » , « a r b r e » , « r a m u r e » , et enfin «grande quan­ tité » . La conséquence de ce développement différent est que υλη et materia ne tolèrent pas l’usage métaphorique dans le sens de « grande quantité » avec les usages par catachrèse, car cela aurait engendré trop d’ambiguïté25. En revanche, la pression du faux rapport étymologique avec υλη26 est telle que silua ne reste pas limitée à son développement naturel par métaphore que l’on vient de voir, mais envahit parfois, par métalepse27, le domaine de materia, en endossant des valeurs de υλη dont la traduc­ tion latine naturelle et courante aurait dû être materia. La métalepse se produit dans la langue de la rhétorique du Ier siècle av. J.-C.28, influencée par υλη dans le sens métalittéraire de « matière » ,

24 H. Lausberg, H andbuch, § 577 : lorsque un terme a un usage métaphorique auquel ne correspond aucun uerbum proprium ,il est accepté dans le langage comme le terme pr pre et il devient le seul convenable pour désigner l’objet ( « figure éteinte » ) : la tête d un clou, les pieds de la table etc. 25 S’il peut nous sembler incroyable qu’avec υλη le grec n’ait jamais eu recours à un passage sémantique apparemment si « naturel » comme celui de « forêt » à « grande quantité » , c’est parce que notre routine néolatine avec cette métaphore reflète les usages anciens de silua. 26 Cf. Aug., C. Felicem, 18; Calc., Tim ., 267, ρ. 273, 15-16; Fest., 370, 20 s. L. s.u. suppum ; Isid., E t., XIII, 3, 1 ; XVII, 6, 3sq; Macr., Comm., I, 12, 7-11 ; Sat., I, 22, 3 ; Seru., A d A en., I, 314; VIII, 601. 27 La métalepse rhétorique ou transum ptio se produit lorsque on utilise un synonyme dans un contexte erroné, où son sens cesse d’être correct (par exemple, dès qu’en italien « spirito » signifie à la fois « esprit » et « alcool » , je ferais une métalepse en traduisant en français « ciliegie sotto spirito » comme « cerises sous esprit » au lieu de « cerises à l’eau-de-vie » ), cf. H. Lausberg, H andbuch, §571 ; je suppose que les néologismes woodsiness et woodiness de D. Wray, « W o o d : Statius’s » , ρ. 128 renvoient de façon obscure à ce concept traditionnel et à celui de métaphore. 28 « La démarche est moins éclatante que celle de silva — 'matière philosophique’ et elle fait beaucoup moins violence à l’usage naturel du latin. Pourtant, c’est là que nous voyons le véritable court-circuit sémantique, car la ligne par métaphore {silva = 'grande quantité’) et celle par métalepse {silva = 'matière’) s’entremêlent et se confondent d’une façon à mon avis unique et stim ulante» (E. Malaspina, » , p. 6, version en pdf).

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« argument » , « sujet » 29, et plus encore dans le vocabulaire philoso­ phique tardif, comme « matière » au sens philosophique30.

7. S ilva chez C icéron Ce sont Plaute31, et surtout Cicéron, qui sont les premiers à nous en donner témoignage. Nous retrouvons cet usage chez l’A rpinate (sur le­ quel nous arrêterons notre attention) durant toute la vie, du D e inuentione de sa jeunesse32 jusqu’à Y Orator de l’année 46. A ce propos, les critiques ont présenté jusqu’à trois interprétations différentes du mot, ce qui est beaucoup, si l’on pense que l’on n’en trouve que sept occur­ rences !33 1. Silua n’est que la traduction pure et simple de υλη dans le sens de « matière, sujet » : c’est la ligne qu’on a nommé « par métalepse » et qui est présente surtout chez les écrivains de la Renaissance34, jusqu’aux commentaires du XIXe siècle35. Cette interprétation trouve son apo­ théose dans le commentaire, d’ailleurs méritant, de J. S. Reid à YAcade-

29 Cette valeur naît grâce à Aristote, M et., 1061 b ; 1094 b, en même temps que la valeur philosophique. 30 L’usage se retrouve de façon systématique dans le commentaire au Timée de Calcidius et dans d’autres textes tardifs (Aug., Faustum, 20, 3 ; Macr., I, 6, 9 ; I, 12, 8 ; Sera., A d A en., I, 314), dont je ne m’occupe pas, car ils sont l’objet de la contribution de Carlos Lévy dans ce volume. 31 Mil.,1154-1157, voir F. Delarue, « P a r a d is » , p. 292sq; E. Malaspina, «H ylesilva » , p. 7, version en pdf. 32 Sur sa datation voir http://www.tulliana.eu/ephemerides/testi/indeterminato/Inv. htm. 33 In u ., I, 34; or., II, 65 ; III, 93 ; III, 103 ; III, 118 ; 12; 139. 34 Je renvoie aux articles de V. Leroux, G. Vogt-Spira et A. Maranini dans ce volume : la tradition humanistique a repris des informations disparates, provenant de Stace et de Quintilien, mais aussi d’A ugustin, Sidoine Apollinaire, Festus et Isidore, et les a rééla­ borées dans un cadre aussi cohérent qu’illusoire, dans lequel l’identité étymologique entre υλη et silua est propédeutique à la définition du genre (et du titre) Siluae en tant que «Im prom ptus » . Il suffit de citer e.g. XOratio in enarratione Rhetoricorum de Beroaldus ( siluam prisci m earunt poema stilo quam uelocissimo compositum, quando poeta calorem sequens ac im petum ex tempore scribit, cf. A. Maranini, p. 373-416) ou les Poeticae In sti­ tutiones de G. J. Vossius (III, 22) ou encore N. E. Lemaire, L ib ri quinque silvarum , xix. 35 L. J. Billerbeck, D e oratore (comm. à D e or, III, 118) ; E. Courbaud, D e Porateur (uirtutum et uitiorum silua = « l a liste entière des vertus et des vices» dans D e or., III, 118) ; F. Ellendt, D e oratore (comm, à D e or., III, 103) ; W. Kroll, Orator (comm, à Or., 12) ; G. Norcio, Opere retoriche {silua rerum = « materia del discorso » dans D e or., III, 103) ; E. W. Sutton, H. Rackham, D e oratore {uirtutum et uitiorum silua = « the whole subject o f the virtues and vices » dans D e or., Ill, 118) ; A. S. Wilkins, D e oratore (comm. zD e Ior.,ll, 103 et III, 118).

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micus primus36. Sa présence ne s’efFace pas même dans le commentaire de Leeman-Pinkster-Nelson, qui date de 1985, et est solidement attes­ tée dans le domaine étymologique et littéraire, également en dehors des textes de Cicéron37. 2. Moins répandue est la thèse de A. Yon, qui cherche un compro­ mis entre la métalepse et une valeur métaphorique tout à fait particu­ lière. Silua serait synonyme de υλη et materia, non pas dans le sens de « sujet » , mais plutôt en tant que « bois de charpente » , « matériaux de construction » 3S. 3. Opposée à la ligne « p a r métalepse » , il nous reste bien évidem­ ment la ligne par métaphore de silua — « grande quantité » . Et l’on peut constater, curieusement, une certaine schizophrénie chez maints commentateurs, qui dans les notes paient leur tribut à l’ancienne in­ terprétation silua — ΰλη = « sujet » , que nous avons citée en premier. Pourtant, ils se contredisent immédiatement quand il s’agit de traduire, car ils choisissent la traduction « par métaphore » , qui est souvent en effet la seule possible39. 36 J. S. Reid, Academica, p. 125 (comm. a. Ac., 24) : « The translation o f the Greek ΰλη, as a technical term, by materia was unfamiliar, hence the addition o f quandam . Even the rhetorical sense o f υλη, 'subject matter’, was commonly rendered by silva, as in De Or. 2, 65 ; 3, 93 ; 3, 103 » . L’usage de materia s’était au contraire déjà imposé depuis longtemps, cf. E. Malaspina, « L introduzione di materia » . 37 A. D. Leeman, H. Pinkster, H. L. W. Nelson, comm. k D e or., II, 65 : « (υλη) » . Voir e.g. K. M. Coleman, Statius. Silvae IV , p. xxii {« silu a can be used meta­ phorically in various contexts to represent υλη, 'matter’, for which the normal Latin word was m ateries»)', A. Ernout, Aspects du vocabulaire la tin , p. 88: « L e vocabulaire de la grammaire et de la rhétorique est plein de ces mots d’apparence latine qui ne sont que des mots grecs déguisés [...]. Silua devient le calque de υλη 'matière’, et c’est dans ce sens de 'matériaux (non dégrossis), ébauches’ que Stace intitule son recueil Siluae (l’interpréta­ tion est la même que dans son D ictionnaire étymologique de la langue latine. H istoire des mots) ; Schanz-Hosius, §411 ( « Das Wort silva wird von den Rhetoren analog dem grie­ chischen υλη gebraucht zur Bezeichnung des Stoffes und des Materials, das der Bearbei­ tung harrt » ). 38 A. Yon, U p orateu, . xcvii : dans Or., 136sq l’exposition de Cicéron vise à « in­ diquer la richesse de la forêt dans laquelle il est loisible à chacun d’aller se fournir de matériaux » ; silua est à comprendre « au sense du grec υλη et de materies, le bois de char­ pente qu’on y va chercher » {ibidem, n. 2 ; pareillement p. x l ii ). De même L. Van Hook, The metaphorical terminology, p. 40 («literary subject-matter is designed υλη, L. silva, literally building-m aterial » ) et R. A. Raster, D e gram maticis et rhetoribus, p. 146 ; 267 (qui s’inspire de K. M. Coleman, Statius. Silvae IV , p. xxiisq.) parviennent au même résultat ; voir aussi F. Vollmer, P. Papinius Statius, p. 24 ( « Das lateinische W ort hat in dieser Ver­ wendung sein Vorbild unstreitig in dem griechischen υλη, das von lateinisch schreibenden Rhetoren und Philosophen in der Bedeutung 'ungeordnete Masse’ zunächst übernommen, dann mit silva übersetzt wurde » ). 39 L. J. Billerbeck, D e oratore (trad, à D e or., Ill, 103) ; E. Courbaud, D e Torateur {silua rerum = « un riche fonds de connaissances » dans D e or., III, 103) ; G. Norcio, Opere

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Parmi les sept occurrences cicéroniennes je me borne ici à deux passages, D e or., III, 103 et Orat., 139, qui sont suffisants pour com­ prendre la question40. ipsa ad ornandum praecepta, quae dantur, eiusmodi sunt, ut ea quiuis (uel> uitiosissimus orator explicare possit; qua re, ut ante dixi, primum silua rerum [ac sententiarum] comparanda est, qua de parte dixit Anto­ nius ; haec formanda filo ipso et genere orationis, inluminanda uerbis, uarianda sententiis (III, 103)41.

Crassus répète ici la démarche de III, 93, où l’on trouvait déjà l’ex­ pression silua rerum, dans son signifié de « quantité d’arguments » ou, si l’on veut, de « forêt de matériaux » , que l’orateur doit rassembler42 et que, dans une phase ultérieure d’élaboration, il devra soumettre à la rigueur des praecepta pour les orner et en varier les tournures. Dans ce dernier passage du De oratore, selon la plupart des commenta­ teurs, l’usage de silua suit son parcours naturel par métaphore, sans la contrainte de la métalepse43. Hoc in genere - nam quasi siluam uides - omnis eluceat oportet eloquen­ tiae magnitudo. Sed haec nisi conlocata et quasi structa et nexa uerbis ad eam laudem quam uolumus aspirare non possunt {Orat., 139-140)44.

retoriche {uirtutum et uitiorum silua = « la selva delle virtù e dei vizi » dans D e or., Ill, 118) ; E. W. Sutton, H. Rackham, D e oratore {silua rerum = « a supply o f matter De ,or. III, 103 ; D. Mankin, D e oratore, Book H I (note à D e or., Ill, 93, p. 181 : « The metaphor is the same as with materies (G K hyle [...]), but less common and perhaps more vivid » ) . C f aussi n. 71. 40 II s’agit des deux passages que j’avais mis de côté dans E. Malaspina, « H yle-silva » pour des raisons d’espace ; j’en profite pour signaler le commentaire aux occurrences cicéroniennes par F. Delarue, «P aradis » , p. 289-294, que je n’avais pas cité dans mon article précédent. 41 « Car, considérés en eux-mêmes, les préceptes donnés sur la manière d’orner les di­ scours sont tels qu’ils ne dépassent pas la portée du plus mauvais orateur. Ainsi l’essentiel, comme je l’ai déjà dit \i.e. dans le livre II], est d’amasser un riche fonds de connaissances. Ce fonds devra prendre sa forme extérieure grâce à la contexture générale et au caractère particulier du style, recevoir son éclat grâce aux figures de mots, être relevé par des traits » (texte A. S. Wilkins, O C T ; trad. E. Courbaud, qui oublie de traduire qua de parte d ixit A ntonius). 42 C ’est dans l’ampleur et la profondeur de cette « provision » culturelle et humanistique que réside la grandeur de l’orateur, puisque le côté purement technique de la rhétorique est à la portée de tout le monde, même d’un uitiosissimus orator, comme le dit Crassus. Tous les éditeurs modernes conviennent avec le refus d’ae sententiarum proposé par Schuetz. 43 A. D. Leeman, H. Pinkster, H. L. W. Nelson, D e oratore libri tres, ad loc. 44 « C ’est dans ce genre - c’est, tu le vois, comme une forêt - qu’il faut que brille toute la grandeur de l’éloquence. Mais ces choses, si elles ne sont mises en place et comme construites et liées par les mots, ne peuvent aspirer au mérite que nous visons » (trad. A. Yon).

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Dans toutes les autres occurrences de silua qui se trouvent dans le vocabulaire rhétorique de Cicéron, la référence du terme est une « grande quantité » de res, qui attendent une réélaboration et qui, dé­ pourvues d’ordre dans leur contenu, dans leur materidi5, ont parfois de la peine à être rangées dans un schéma rationnel. Dans Orat., 139, silua se situe dans un contexte tout à fait différent, car dans ce cas la référence n’est plus aux res, mais aux uerba, aux fi­ gures4546, où doit se manifester, selon Cicéron, la grandeur de l’orateur. Ces figures, qui sont si nombreuses qu’elle créent une silua, permet­ tront à l’orateur d’atteindre la gloire, seulement si elles sont réélaborées de façon métrique, ce que Cicéron va expliquer à partir du § l47sq47. L’usage de silua, encore une fois par métaphore ( « forêt de... » ), s’écarte d’un côté de celui des autres occurrences, à cause de la réfé­ rence aux uerba, mais, de l’autre côté ne peut que réaffirmer la conno­ tation constante du mot, celle de « grande quantité, qui doit encore être organisée et élaborée » . Si l’on part de l’analyse des textes48, il est bien clair que l’interpréta­ tion « par métalepse » , suivie de façon rigoureuse et exclusive, se révèle être dans l’absolu la moins soutenable, car, pour maintenir la liaison xfhrpsilua, le prix à payer est de forcer les textes et de perdre les conno­ tations d’ « abondance » et de « confusion » qui sont si typiques du mot latin dans ce vocabulaire rhétorique cicéronien. La deuxième interprétation («m atériaux de construction»), sans doute plus sage et moins rigide que la précédente, ne répond pourtant pas à mon avis à trois objections : la plus forte est que υλη, lorsque le terme est utilisé comme « matériaux » pour la rhétorique, apparaît souvent à l’intérieur d’une similitudo entre la « construction » d’une maison et celle du langage ou d’une œuvre littéraire, une similitudo qui, d’une certaine façon, permet au lecteur de reconnaître la présence du

45 La confirmatio dans le D e inuentione (I, 34), quaestiones infinitae, res, uirtutes et uitia dans le D e oratore (II, 65 ; III, 93 ; III, 103 ; III, 118), \es philosophorum disputationes dans 1O rator (12). 46 Plus exactement, il s’agit de translationes (134), orationis lum ina et quodam modo insignia (135) et sententiarum ornamenta (136) : en un mot, les figures que Cicéron, à la fin de la première partie de 1O rator, énumère en quantité avec une définition schématique pour chacune d’entre elles, avant de passer au numerus. 47 D e verbis enim componendis et de syllabis propemodum dinumerandis et dem etiundis loquemur. 48 Et non pas du dogme du faux rapport étymologique υλη -silua, qui date de l’A nti­ quité tardive (cf. n. 26).

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trope49. Or, puisque la liaison du latin silua avec le concept de « maté­ riaux » est beaucoup plus faible et artificielle que celle de υλη/materia, à plus forte raison une hypothétique silua — « matériaux de construc­ tion » aurait dû être insérée, elle aussi, dans un contexte semblable de similitudo avec une véritable construction de maison, ce qui n’est pour­ tant jamais le cas chez Cicéron. De plus, si l’on suit A. Yon en donnant à silua cette valeur, force est de constater que le mot perd encore une fois sa connotation propre de « confusion » 50. Troisièmement, le pas­ sage de « bois » à « matériaux » , qui n’est pas attesté d’ailleurs pour silua, demeure moins simple et direct que celui de « bois » à « grande quantité, forêt d e » , qui est au contraire bien répandu en poésie51 et qui semble, en effet, la meilleure des trois solutions qu’on avait présen­ tées pour silua. On peut donc oser une première conclusion : dans les œuvres rhé­ toriques de Cicéron silua indique une « forêt » , un « amas confus d’arguments (avant tout) ou de mots qui attendent d’être organisés et élaborés » : l’usage s’inspire, par un passage métaphorique très simple, du désordre, de la variété et de la confusion qui caractérisent le concept de « bois/forêt » en latin comme dans les langues néolatines ; dans les sept passages chez Cicéron, la traduction la meilleure reste « forêt » , et non pas « matériaux » , et encore moins « matière » , qui ne gardent pas cette connotation52. Pourtant, il serait faire tort à la complexité de la langue de Cicéron que de nier la présence, à son côté, mais à un niveau inférieur, de la métalepse avec υλη, que les Romains avisés et bons connaisseurs du grec pouvaient reconnaître aisément. Il ne faut jamais oublier que Cicéron était en train de forger la langue de la philosophie et de la rhétorique à Rome, et que par conséquent alternances, incertitudes, doubles sens et repentirs étaient toujours possibles, même si l’usage de materia comme

49 Voir Dion. Halic., D e comp. verb., 2, 8 (sur lequel cf. L. Van Hook, The metaphorical terminology, p. 40) ; voir aussi Cic., D e fin ., IV, 12 ; Varn, D e l.L at., V, 5. L’interprétation de ποιητικάς ΰλας και φράσεις en Subi. 13, 4 comme «p o e try ’s 'woods’ and features » donnée par D. Wray, « W o o d : Statius’s S ilva e» , p. 135 est simplement ridicule. 50 La notion d’ « inélégance, manque de réélaboration » , bien entendu, est au contraire compatible avec le passage métaphorique « matériaux de construction » . 51 II suffit de consulter les dictionnaires, c f e.g. OLD, s.u. 4., « (trans., o f things thickly distributed) A 'forest’ » : premier exemple Verg., A en., X , 887. 52 Alors que materia (et res) indiquent « ce dont on parle » comme équivalents de υλη, silua se rapporte plutôt à un état, une qualité, un moment spécifique de la materia, celui du « désordre » : chez Cicéron « jamais silua ne correspond vraiment à υλη. L’image de la forêt immense et touffue s’interpose, fait obstacle à l’abstraction » (F. Delarue, « Paradis » , p. 292) ; cf. aussi le commentaire de D. Mankin à D e or., III, 93 (ici, n. 39).

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traduction de υλη remontait, probablement, à la génération qui avait précédé Lucrèce et Cicéron53 et que silua, de son côté, acceptait des usages à la fois métaphoriques et par métalepse dès l’époque de Plaute54. Les indices de ce double niveau sont nombreux : la connexion siluamateria dans la première occurrence chez Cicéron, De inu., I, 3455 ; la préférence (six cas sur sept) donnée à la référence aux « arguments » concrets (= res, υλη) contre les uerba ; le syntagme silua subiecta {De or., III, 118), une variante de materia subiecta comme traduction de ύποκειμένη υλη56; enfin le syntagme silua magna {De or., III, 93), censé d’être la traduction de la άμέθοδος υλη de Tauriscus, élève de Cratès de Mallos57. La traduction par « forêt de » reste la meilleure, mais ne réussit pas à rendre compte de toutes les facettes et les nuances du mot en latin58. La conséquence immédiate sur les valeurs de Siluae en tant que titre est que, dans le triangle des significations (§ 4), seule l’idée de « variété, confusion, mélange(s) » (Aulu Gelle) trouve une confirmation nette et

53 Cf. E. Malaspina, « L introduzione di 'materia 54 Voir n. 31. 55 Q uandam siluam et m ateriam uniuersam,voir E. Malaspina, version en p d f; l’occurrence des deux mots ensemble se retrouve dans 1 v. 446, m ateriam siluamque suam. 56 J. S. Reid, Academica, ρ. 125 (comm, à Ac., 24) ; L. Van Hook, The metaphorical terminology, p. 41. 57 C ’est l’interprétation de G. Cerri, « Crasso, Taurisco e la 'selva senza metodo’ » , qui se fonde sur Sest. Emp., A dv. m ati).,1, 248sq. ; [Plut.], D e 74sq., et qui v lémiques contre les rhetores L a tin i ( « Nella teoria di Crasso il concetto che la materia del discorso, a differenza della forma, non potesse divenire oggetto di sistemazione tecnica, era certamente in stretto rapporto con l’idea, da lui professata, ehe la cultura dell’oratore dovesse rivestire un carattere di completezza [...] e ehe, di conseguenza, i contenuti dell’oratoria, nella loro vastita e varietà, non potessero essere definiti entro limiti determi­ nati » , ρ. 317). 58 Deux occurrences chez Terentianus Maurus demeurent à l’extérieur des limites de notre enquête, mais sont pourtant très intéressantes pour comprendre le jeu très complexe de la métaphore et de la métalepse. Si, chez Cicéron, comme on l’a dit, les deux figures sont présentes, mais la première est prééminente, chez le grammairien tardif le rapport est inversé : Consonas autem per omnes, quae quibus iungi queant, / quas uetet natura iunctas conuenire in syllabam, / ire iam nunc ideo nobis uisum erit consultius, / in breue u t redacta silua demeret caliginem ; / neu subesse praeter istos quos loquar cusus putes, / qui pedum tu r­ bare normam, laedere a u t m etrum queant {De m etris, 848-853). Et encore : Haec sibi quae­ que prius distinguere metra paramus, / heroa prim o, m ox adire iambica, / alternae nequem im pediat confusio siluae {De m etris, 1596-1598). Dans les deux cas, la traduction de silua par « grande quantité, forêt » est exclue, car le mot endosse la valeur par métalepse de « matière, sujet » {a 'mass o f m aterial, O LD, s.u. 5.). Pourtant, malgré l’influence du grec, cette « m a tiè re » ne perd pas, en seconde ligne, les indéniables connotations d’ «a m as confus » typiques de silua : caliginem demere dans le premier passage et surtout confusio dans le second le démontrent.

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claire dans la (pré-)histoire du mot au singulier. En revanche, la valeur d’improvisation et le stilus remissior d’une œuvre littéraire conçue pour la publication peinent à s’intégrer dans le contexte rhétorique cicéronien, qui vise à une phase antérieure de l’élaboration du discours. 8 . S il v a

c o m m e t it r e a u s in g u l ie r

Il nous reste à examiner le passage (également chronologique) de Cicéron aux Siluae, c’est-à-dire les occurrences du titre Silua au singu­ lier. Les premières, chez Suétone, seraient en effet postérieures à Stace, mais, puisque la référence du De grammaticis et rhetoribus renvoie à deux grammairiens, respectivement du Ier siècle av. J.-C. et du Ier siècle ap. J.-C., il me semble légitime de les évoquer maintenant. 4. Philologi appellationem adsumpsisse uidetur quia, sic ut Eratosthenes, qui primus hoc cognomen sibi uindicauit, multiplici uariaque doctrina censebatur. 5. Quod sane ex commentariis eius adparet, quamquam pau­ cissimi extent; de quorum tamen copia sic altera ad eundem Hermam epistula significat : « Hylen nostram aliis memento commendare, quam omnis generis coegimus, uti scis, octingentos in libros » {Gramm., 10, 4-5)w. Suétone parle ici de Lucius Ateius5960, dit Philologue, un affranchi grec venu d’Athènes, qui vécut à Rome de 86 av. J.-C. jusqu’à sa mort et eut des contacts avec Saüuste et Asinius Pollion. L’habitude de Suétone de citer les documents de façon littérale est ici particulièrement précieuse pour nous, parce qu’elle nous garantit que c’était le grammairien luimême qui avait donné à son ouvrage colossal le titre de Hyle. Pourtant, si l’on essaie de traduire ce terme par n’importe quel mot habituelle­ ment utilisé pour υλη, la phrase demeure obscure : cette Hyle n’est ni une « Matière » ni un «A rgum ent » , ni des « M atériaux » , ce qui est surprenant61. L’unique façon de faire rentrer cette Hyle dans le rang du grec υλη c’est de lui refuser la valeur d’un véritable titre: Ateius n’aurait pas recommandé à son ami une œuvre, mais seulement des 59 « Il semble qu’il ait pris le nom de Philologus parce que, tout comme Ératosthène, qui fut le premier à revendiquer ce surnom, il était réputé pour ses connaissances nom­ breuses et variées. Cette érudition apparaît sans conteste dans ses recueils de notes, bien qu’il reste très peu de ceux-ci ; une seconde lettre à Hermas fait cependant allusion à leur nombre élevé : 'Pense à recommander aux autres notre dont nous avons, comme tu sais, ressemblé la matière si diverse en huit cent livres’ » (trad. M.-C. Vacher). 60 (Praetextatus), voir R. A. Kaster, D e gram maticis et , p. 138-139, D er Neue Pauly, vol. I, col. 150. 61 K.-E. Henriksson, GriechischeBüchertitel, p. 123 : « In der Bedeutungvon gemischten Sammlungen literarischer Art habe ich es nicht gefunden » .

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matériaux inédits62. Cette interprétation est sans doute plausible, bien que l’usage des commentarii et la mention de 800 livres ne constituent pas une preuve à décharge décisive, car il était aussi possible de publier des ouvrages intitulés commentarii, même de dimensions énormes63. Il y a pourtant une autre possibilité, si l’on songe qu’Ateius vécut à Rome et connaissait très bien le latin64 et par conséquent - on peut aisément le supposer - les usages de la langue de la rhétorique et de celle de Cicéron en premier lieu. Là aussi, selon moi, il y a une traduc­ tion par métalepse, mais, à la différence des autres cas examinés, elle est, pour ainsi dire, à rebours ; c’est, phénomène inédit, le grec qui ac­ quiert les significations et les nuances du latin. Si l’on voit dans Hyle nostra un véritable titre, il suffit donc de l’interpréter comme une mé­ talepse de Silua, « N o tre F orêt»65 (je dirais « notre » ) , dans le sens bien connu de « grande quantité, amas confus » , que υλη n’avait pas dans la langue grecque (pour être plus précis, dans le monde grec). Cela ne nie pas le caractère de Stoffsammlung de la Hyle, mais cela lui donne aussi le statut d’une véritable œuvre, prête à être distribuée et lue,

62 K.-E. Henriksson, Griechische Büchertitel, p. 123-124 ( « E s soll nicht als Buchtitel, sondern als Bezeichnung | für die Stoffsammlungen, die Ateius bei sich zu Hause hatte, verstanden werden » ) ; p. 125 ( « Das W ort hyle ist also kein Buchtitel, sondern eine Be­ zeichnung für gesammelte Materialien » ) ; G. A. E. A. Saafeld, Tensaurus Italügraecus, col. 574, s.u. ( « Die schriftlichen Materialien » ) ; H. Zilliacus, « Boktiteln i antik Literatur » , p. 31. Plus récemment, R. A. Kaster, D e gram m aticis et rhetoribus, p. 15, traduit « B e so good as to commend to others the encyclopaedic material that I have compiled » , en expliquant (p. 145) : « hylen [...] here is almost certainly not a title, as the structure of the sentence itself suggests » ; cette structure est pourtant l’effet d’une transposition non nécessaire dans la traduction : « ’hylen nostram ..., quam omnis generis coegimus’ « 'hylen nostram omnis generis coegimus’= 'I have gathered my material o f every sort/my encyclo­ paedic material...’ » . 63 Comme l’admet honnêtement K.-E. Henriksson, Griechische Büchertitel, p. 124, au­ quel je renvoie pour le recueil des données et des loci similes ; Aulu Gelle nomme aussi ses Noctes A tticae commentarii (voir n. 79). Contre cette interprétation on pourrait répondre en rappelant que υλη = « matériaux (en rhétorique) » apparaît à l’intérieur d’une sim i­ litudo avec la « construction » d’une maison (voir n. 49) et surtout que le contexte de Suétone semble plus indiqué pour des véritables « Mélanges » {m ultiplici uariaque doc­ trina ; om nis generis) que pour un « brouillon » . Cependant, même ces observations ne constituent pas une preuve décisive ; enfin, R. A. Kaster, D e gram maticis et rhetoribus, p. 146 a proposé que le nombre de 800 ne soit qu’une hyperbole ( « in countless books » ). 64 Suet., Gramm., 10, 2-7 pasim:nobilis gram maticus L atinus [...] ipse ad Lae H erm am scripsit se in Graecis litteris m agnum processum habere et in L a tin is nonnullum [...] quo magis m iror A sinium credidisse antiqua eum uerba etfiguras solitum esse colligere Sallustio. 65 « Ricordati di raccomandare ad altri la nostra 'Selva’ » , c’est la traduction éloquente de F. Delia Corte, G rammatici e R etori \ voir aussi M.-C. Vacher, Grammariens et rhéteurs, p. 13 n. 13, qui met le titre (qu’elle laisse en grec, H yle) en liaison avec « un ouvrage de contenu varié » , avec renvoi à Aulu Gelle.

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malgré ses dimensions : comme on le voit, de cette façon nous sommes encore une fois tout près de la uaria et miscella et quasi confusanea doctrina d’A ulu Gelle, dont cette Hyle constitue le chaînon man­ quant par rapport à la silua de Cicéron ; seul le singulier fait encore obstacle66. Ce courant d’interprétation trouve encore une confirmation presque immédiate chez Suétone : Nimis67 pauca et exigua de quibusdam minutis quaestiunculis edidit ; reliquit autem non mediocrem siluam obseruationum sermonis antiqui {Gramm., 24 , 5) 6 8 .

Ce sont les dernières paroles consacrées au fameux grammairien du Ier siècle ap. J.-C. Marcus Valerius Probus69 : bien que silua ne soit pas ici un véritable titre, la comparaison avec le cas d’A teius est frappante : le terme fait en effet allusion à un ouvrage posthume70, d’argument grammatical et de grandes dimensions. L’emploi de silua, à traduire comme « forêt » 71, donne officiellement à cet ouvrage la connotation de « variété, confusion » , implicite chez Suétone, mais bien connue chez Cicéron72. Nous voilà arrivés à la dernière occurrence de notre dossier, qui est également l’unique qui donne apparemment plus de poids à l’improvi­ sation évoquée par Stace qu’à la variété mise en avant par Aulu Gelle. Le chapitre 3 du livre X de 1'Institutio oratoria de Quintilien vise en 66 Voir F. Delarue, « Paradis » , p. 293sq. Impossible, par contre, de savoir si ce lati­ nisme d’A teius (un jeu de mot voulu, plus qu’une faute inconsciente) était un cas isolé à son époque, justifié par le bilinguisme de l’auteur, ou bien une dénomination courante. 67 Le mot qui précède pauca n’est pas attesté de façon univoque par la tradition ma­ nuscrite : nimis est la leçon de la famille Y, suivie par R. A. Raster et M.-C. Vacher, unius celle de la famille X ; uiuus la brillante conjecture d’Aistermann. 68 « Il publia des ouvrages trop peu nombreux et trop courts sur certaines petites ques­ tions de détail ; mais il a laissé une moisson non négligeable de remarques sur la langue ancienne » (trad. M.-C. Vacher). 69 Der Neue Pauly, vol. X , col. 361-362. 70 Même si l’on refuse la conjecture uiuus d’Aistermann, cf. n. 67. 71 C f . « moisson » de M.-C. Vacher. R. A. Raster traduit de la même façon ( « trove » , p. 29), mais il minimise la métaphore dans les notes, comme d’habitude (cf. n. 39), en mettant l’accent sur le rapport avec ΰλη : « silvam = 'raw material’ (= ΰλη/'materia), a 'trove’ o f observations » (p. 267). 72 Voir M.-C. Vacher, Grammarians et rhéteurs, p. 197 n. 16 pour le caractère désor­ donné de la production de Probus (avec bibliographie). Une différence encore à noter, c’est qu’ici Suétone ne cite pas les paroles du grammairien et donc que silua ne peut pas être un usage particulier de ce dernier. Au moins à l’époque de Suétone, donc, silua pou­ vait indiquer de façon métaphorique un « recueil de caractère philologique dépourvu d’ordre » . Y exemplum cicèronien avait déjà parcouru un certain chemin.

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grande partie à établir quels doivent être pour le parfait orateur les modalités et les temps de la composition. Le rhéteur ne cache pas son désaveu envers ceux qui, dans la vaine tentative d’améliorer leur style de quelque façon que ce soit, voudraient dépasser leur propr&facultas (§ § 10-16) ; pourtant, il est clair qu’il admoneste avec davantage de soin contre le vice opposé (diuersum uitium), qui consiste en l’écriture ex tempore ; celle-ci aboutit au résultat que la page écrite maintient dans sa structure la leuitas qui caractérise ce genre d’impromptus, bien qu’elle soit par la suite corrigée en ce qui concerne le lexique et le rythme. 17. Diuersum est huic eorum uitium qui primo decurrere per materiam stilo quam uelocissimo uolunt, et sequentes calorem atque impetum ex tempore scribunt : hanc siluam uocant. Repetunt deinde et componunt quae effuderant : sed uerba emendantur et numeri, manet in rebus te­ mere congestis quae fuit leuitas. 18. Protinus ergo adhibere curam rec­ tius erit, atque ab initio sic opus ducere ut caelandum, non ex integro fabricandum sit. Aliquando tamen adfectus sequemur, in quibus fere plus calor quam diligentia ualet. (X, 3, 17-18)73.

Le terme utilisé par ces rhéteurs-improvisateurs est silua, qui ne si­ gnifie pas simplement « υλη-matériaux » , mais « amas confus » , « fo­ rêt de matériaux/res », la silua rerum du De oratore, III, 93 ; III, 103. Comme Crassus reconnaissait dans la création rhétorique deux phases, celle de Xinuentio d’une « forêt de matériaux » {primum silua rerum comparanda est) et, par la suite, celle de la réélaboration à la fois de sa dispositio (haec \silua\ formanda) et de son elocutio {..inluminanda, ...uarianda), Quintilien attribue la même double démarche aux impro­ visateurs. Très probablement, ils avaient tiré leur mot-emblème de ce passage du De oratore, mais en se méprenant sur sa valeur, selon Quin­ tilien : la silua rerum de Crassus était, en effet, antérieure et prélimi­ naire au moment de l’écriture, et ne constituait pas sa première phase, marquée par l’improvisation (justement absente chez Cicéron). Il est important de noter que Quintilien, en général, n’est pas opposé à ïa d ­ fectus sequi et à l’improvisation oratoire : il consacre tout le chapitre 7, 73 « D ’autres ont un défaut tout opposé ; ils veulent en premier lieu d’une plume aussi rapide que possible traiter à la course le sujet dans son ensemble et ils improvisent en suivant le feu et l’élan de leur inspiration : c’est ce qu’ils appellent une silve’. Puis ils re­ prennent le tout et mettent de l’ordre dans ce qu’ils avaient déversé (sur leurs tablettes) ; ils corrigent bien ainsi les mots et les rythmes, mais dans les idées entassées à la légère demeure l’inconsistance initiale. Il sera donc plus raisonnable de travailler avec soin dès le début, et, dès le commencement, de couler son ouvrage de telle façon qu’on n’ait en­ suite qu’à le ciseler, non à le refondre entièrement. Parfois, cependant, nous nous laisse­ rons entraîner par les sentiments, car, généralement, leur chaleur est plus efficace que la diligence » (trad, de J. Cousin).

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qui est significativement le dernier du livre X , à la ex tempore dicendi facultas, appréciée comme maximus studiorum fructus (X , 7, l) 74. Par conséquent, s’il est si sévère contre les improvisateurs de la silua, c’est la démarche qu’ils ont choisie qu’il critique, non pas l’improvisation en soi. Dans tous les cas, la mention de stilus velocissimus et de ex tempore scribere est un développement convenable de l’idée d’imperfection for­ melle, qui est implicite dans le mot et qui fait allusion à la spontanéité sans ordre, qui est typique de la naissance et de la croissance d’un bois. L’improvisation citée par Quintilien semble enfin constituer le point de repère pour les polémiques des Praefationes de Stace et, par consé­ quent, pour la valeur du titre Siluae comme « Impromptus » : c’est en effet la communis opinio parmi les critiques, qui soutient le triangle improvisation-mélange(s)-Jii/«j remissior dont on a déjà parlé (§4). Ce passage de 1'Institutio est-il donc suffisant pour nous faire aban­ donner les doutes prononcés à l’égard de ce triangle (§ 5) ? Il y a une série de raisons qui me portent à appuyer ma position et que je pré­ sente ici en gradation croissante d’importance : 1. le singulier de Quintilien continue à faire opposition au pluriel des Siluae de Lucain, Stace et Aulu Gelle ; 2. de même, l’opposition prose-poésie ou rhétorique-versification se­ rait suffisante pour ne pas trop superposer les deux cas ; 3. la silua de Quintilien et les Siluae de Stace se retrouvent dans l’idée d’improvisation ; pourtant, chez le premier elle aboutit à une « ébauche, esquisse » , qui ne peut et ne doit être publiée qu’après ré­ élaboration, car elle porte encore les traces de la leuitas initiale ; chez Stace, au contraire, l’effet de l’improvisation est un « impromptu » , qui est tout de suite publiable et admirable justement à cause de sa gratia celeritatis {Praef, I)75 : les deux « genres » sont donc très différents l’un de l’autre, à moins d’attribuer aussi aux Silves la nature d’« ébauche » , opération déjà proposée et justement refusée76 ; 4. dans la silua dont nous parle Quintilien la connotation d’improvi­ sation n’est pas primitive, puisqu’elle est l’effet collatéral de la méthode (mal) apprise de Cicéron, auprès duquel elle n’existait pas : il s’agit donc d’un ajout, d’un développement créé par ces anonymes « orateurs 74 Pour un commentaire récent et avisé sur ce chapitre, je renvoie au bei articie de M. S. Celentano, « L’oratore improwisa » . 75 L’improvisation de Stace est donc la « bonne » improvisation de Quintilien, celle dont il parle dans Inst., X , 7 (cf. n. préc.) et qui, comme on l’a vu, n’a aucun lien avec l’improvisation « mauvaise » de la silua de X , 3, 17. 76 Voir n. 19.

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de la silve » ; mais on a vu que cette improvisation était différente de celle des Siluae·, la conclusion de cette sorte de syllogisme est que, la connotation d’ « improvisation » étant encore latente et inexprimée dans le mot, avant ces orateurs, ou bien elle est remontée à la surface également chez Stace dans les mêmes années77, mais avec des caractères tout-à-fait opposés (répétons-les : singulier vs. pluriel ; prose vs. poésie ; « ébauche » vs. « impromptu » ) , ou bien le choix du titre par celui-ci n’a rien à voir avec l’improvisation et la silua de Quintilien78.

9. Aulu Gelle et Stace Le texte d’A ulu Gelle ne parle pas d’une « é b a u c h e », mais d’un «m é la n g e » , dans lequel l’accent est mis sur l’idée de variété et de confusion, dans la lignée d’Ateius et de Probus, comme on l’a dit. Le rapport avec « matière » et υλη a disparu, tandis que celui par méta­ phore avec le sens de « forêt » est prédominant. Dans la partie de sa préface que nous possédons, l’auteur informe le lecteur de la genèse et du sens du titre choisi, Noctes Atticae. Il explique d’avoir réuni breuiter et indigeste et incondite (§ 3) une grande quantité adnotationes, sans corriger, dans la version définitive de ces commentarii, le manque d’un plan79. Il énumère, à cet endroit, une trentaine de titres d’ouvrages

77 Sur les coïncidences formelles entre le passage de Quintilien et celui de Stace voir F. Delarue, «P aradis » , p. 287sq; H. Frère, Stace. p. x x x i i i ; D. Wray, « W o o d : Statius’s Silvae», p. 129sq. Les Siluae de Lucain (voir § 2 et n. 9) ajoutent une nouvelle inconnue à cette équation complexe : Stace voulait-il faire allusion à son devancier ? Et, dans ce cas, le titre de Lucain était déjà en rapport avec l’improvisation ? Il est impossible à mon avis de répondre à ces questions. 78 Déjà F. Vollmer, P Papinius Staius, p. 25 et A. Klot ent que « Statius diese Worte [de Quintilien] au f sich bezogen hat » . Selon ce dernier et H . Frère, Stace. Silves,p. x x x i i i , la polémique de Stace dans le livre IV serait la réponse aux critiques de Quintilien, critiques qui pourtant ne lui étaient pas adressées («S tac e prit pour lui ce qui ne le visait pas » ). Sans tenir compte du problème complexe de la chronologie relative des deux ouvrages (voir K. M. Coleman, Statius. Silvae IV , p. xxX X II ; J. Cousin, Études sur Quintilien ; I. Lana, « Quando fu scritta YInstitutio » ), cette explication pourrait justifier la polémique du livre IV, en la liant aux critiques de YInsti­ tutio, mais le choix initial du titre resterait de toute façon indépendant de Quintilien et sans explication. 79 Usi autem sumus ordine rerumfortuito quem antea in excerpendofeceramus (2) \facta igitur est in his quoque commentariis eadem rerum disparilitas, q uaefuit in illis annotatio­ nibus pristinis, quas breuiter et indigeste et incondite (ex) auditionibus lectionibusque uariis feceramus. Le titre naît du fait que le recueil de matériaux était commencée dans les longues nuits d’hiver passées en Attique, longinquis per hiemem noctibus in agro ... terrae Atticae (4), et - continue-t-il - idcirco eas inscripsimus noctium esse Atticarum nihil tates inscriptionum, quas plerique alii utrimque linguae scriptores in id genus librisfecerunt. N am quia uariam et miscellam et quasi confusaneam doctrinam conquisiuerant, eo titulos quoque ad eam sententiam exquisitissimos indiderunt. Namque alii Musarum inscripserunt,

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semblables au sien80, qui confirment la référence à des misceüanées, sans une dispositio rigoureuse du contenu, mais aussi sans aucun indice d’improvisation81. Poussé par les autres titres « paysagistes » cités par Aulu Gelle, on pourrait traduire siluarum par « Forêts » , mais, parmi les ressemblances avec les Silves de Stace, ne se note que l’usage du titre au pluriel, tandis que les différences sont bien plus remarquables. Je ne songe pas à l’opposition prose-poésie, mais surtout à la méthode de composition : d’un côté, Aulu Gelle reprend les deux étapes de la lignée Cicéron-Quintilien, la collecte des matériaux et ensuite leur réélabora­ tion (non systématique, selon Aulu Gelle lui-même, comme on vient de le voir). Cependant, le nom de silua, passé au pluriel, ne se réfère plus à la première étape, mais à la seconde, qui correspond à la publica­ tion définitive82. De l’autre côté, les Praefationes nous parlent d’un seul passage dans la composition de chaque poème, où la vitesse, et, sousentendue, la bravoure du poète, permettent de faire coïncider, au même moment, la création poétique et la divulgation au public restreint des amis et des destinataires. 10.

C

o n c l u s io n s

Nous sommes c’est le moment quandam silvam exponere83 : nous

arrivés à la fin de notre promenade dans les Silves et d’en tirer les conclusions. Essayons tout d’abord de atque materiam universam ante permixtim et confuse avons remis en question des lieux communs84 ; nous

alii siluarum, ille πέπλον, hic Αμαλθείας κέρας, alius κηρία, partim λειμώνας, quidam lectionis suae, alius antiquarum lectionum atque alius άνΘηρών et item alius ευρημάτων (6sq) ; pour un commentaire voir F. Delarue, « Paradis » , p. 285-287. 80 Dont seulement onze en latin. Il est important de citer ici pratum et πάγκαρπον, car, avec iluaes ,κηρία, λειμώνες et άνθηρά, ils sont les seuls termes qui font allusion au vocabulaire de la Nature. 81 Dans quelques titres (je songe surtout à παραξί,φίδας et à πάρεργα) transparaît l’idée d’un ouvrage - formellement, peut-être, parfait - mais de toute façon en arrièreplan, en ton mineur par rapport à d’autres ouvrages (ξίφος et εργον, pour continuer la métaphore) : il est légitime de voir ici une coïncidence avec le principe du stilus et de la palaris lusiode Stace. 82 Implicitement, il faut conclure de la même manière pour les ouvrages d’Ateius et de Probus. 83 Cic., De inu., I, 34. 84 II faut se défaire des incrustations sur le rapport provenant des differentiae uerborum de l’A ntiquité tardive, qui se sont propagées à la Renaissance et aux vocabulaires étymologiques toujours en usage: je renvoie à E. Malaspina, « N e m u s come toponimo » (également pour la differentia fautive entre silua et nemus qui a fourvoyé H. Frère, Stace. ,Silves p. xxx iv ) et à F. Delarue, « Paradis » , p. 289 ( « i l ne faut pas se fier aveuglément à des ouvrages de référence prestigieux : ce ne sont pas les siluae qui sont matières, mais la 'matière’ qui n’a jamais vraiment cessé d’être forêt » ).

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avons individué quelques points de repère (la valeur de « grande quan­ tité, amas confus » , qui est centrale pour silua) ; nous savons ce que Siluae ne signifie pas chez Stace (des « Matériaux » , des « Impromp­ tus » , moins encore des « Ebauches » ). Pourtant, il faut admettre avec humilité que d’autres points centraux dans le développement séman­ tique du mot nous échappent, comme le rôle de Lucain, l’exacte diffe­ rentia entre singulier et pluriel, et surtout, dirais-je, la manière dont un titre lié à une composition en deux étapes (présente dans une tradition qui commence par Cicéron, passe par Suétone et Quintilien et arrive enfin à Aulu Gehe) peut être utilisé, seulement chez Stace, pour un recueil de textes improvisés. Nous avons vu que deux thèses s’opposent : ceux qui minimisent l’opposition singulier-pluriel, aboutissent à une sorte d’hyperonymie de silua, qui, à la fois au singulier et au pluriel, à la fois en prose et en poésie, signifie « ébauche » , mais aussi « mélange(s) » et par consé­ quent également gratia celeritatis et stilus remissior ; elle partage les sens de υλη, « matière, matériaux » , et celui de silua en tant que « forêt » . Dans ce cadre si changeant, il reste de la place pour toute superfétation littéraire, voire pour les caprices de certains critiques85. L’autre thèse, à

85 Pour D. F. Bright, Elaborate disarray, je renvoie aux critiques de K. M. Coleman, Statius. Silvae IV , p. xxiii n. 27 et surtout à celles de H.-J. Van Dam, Silvae book n. 42 ( « he handles the material in a perverse fashion : in the first place he seems to sug­ gest that all the connotations o f the word silva which are possible are equally valid. [...] He becomes fanciful [...] » ). La contribution la plus récente (et aussi la plus perverse !) est celle de D. Wray, « W o o d : Statius’s Silvae», suivi par C. E. Newlands, Statius' Silvae, p. 6-7 ( « The title cannot be reduced to one single meaning. While it plays upon the notions o f extemporaneous composition and variety [...], Greek etymological play and the connection with Virgil’s Eclogues suggest a high degree o f literary sophistication » ). L’article de D. Wray est un exemple presque didactique d’une Weltanschauung très par­ ticulière : il soutient que sa démarche « presupposes a robust notion o f poetic value that some classicists may want to resist, if not in the name o f a doctrinaire mistrust o f the aesthetic as an elitist category per se, then as a reflex o f an older model o f philological training that bracketed and ignored all merely 'belletristic’ questions » (p. 127). Dans le « older model o f philological training » , duquel D. Wray s’est heureusement affranchi, il y a probablement aussi l’humilité de ne pas se fier à la vulgata opinio, de lire avec attention les textes anciens et de ne pas les dépasser pour suivre des élucubrations formellement très complexes, mais peu solides. Je ne puis pas me consacrer ici à une réfutation ponc­ tuelle : il suffit de dire que l’article est bâti sur le dogme du « hyletic sense o f the Latin word silva », récupéré à travers ce que l’auteur appelle semantic calque, « a four-corner process by which an ordinary native word gets endowed with an extended technical or otherwise figured sense borrowed from a foreign language » (p. 132). L’évolution lin­ guistique concrète et démontrable reste en arrière-plan par rapport à la « poetological allegory» (p. 139) qui explique le titre: « i f you want to see the underlying (silvan) matter o f my native poetic ingenium, the fine woody pitch o f which my crafts is hewn, read my Silvae » (p. 142 ; pour la différence entre le singulier et le pluriel cf. n. 89).

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laquelle j ’ai donné depuis longtemps ma préférence par égard pour la philologie, cherche à rester enraciné dans la véritable histoire du terme, et repère dans les concepts de « confusion » et de « variété » le cœur sémantique de silua36. De façon plus analytique, avec cette recherche, on aboutit au compte-rendu suivant : 1. silua, quand le mot apparaît dans le vocabulaire de la rhétorique, est utilisée, toujours au singulier, pour sa valeur naturelle et métapho­ rique de « grande quantité, forêt de » ; 2. sa connotation prédominante est celle de « confusion » , inévitable dans une première phase iïinuentio, laquelle doit pourtant être suivie d’une réélaboration des contenus (dispositio) et de la forme {elocutio)37 ; 3. de façon secondaire, la présence d’une connotation savante par métalepse est indéniable ; elle attire le mot dans le champ sémantique de υλη ( « matière/matériaux » ) ; 4. il est pourtant tout-à-fait erroné de maintenir que chez Cicéron le mot doit être traduit par « matière/matériaux » : ce dogme est plus proclamé dans les notes des commentaires ou dans les lemmes des vo­ cabulaires que mis en œuvre par les traducteurs ; 5. toujours au singulier, le mot, au Ier siècle av. et ap. J.-C., apparaît comme titre de « mélanges » érudits, avec un glissement implicite de la première phase de notre second point (1Hnuentio) à la seconde (la publication officielle et définitive) ; 6. dans la même période (Quintilien), le terme au singulier est uti­ lisé aussi dans le sens d’ « esquisse, ébauche » , comme évolution de la méthode de composition proposée par Cicéron : c’est l’unique cas où la silua est liée de façon explicite à l’idée d’improvisation ; 7. comme titre au pluriel (Aulu Gelle) le mot Siluae est explicite­ ment interprété comme uaria et miscella et quasi confusanea doctrina, une définition parfaite par rapport à son développement ici résumé88 ; 8é Voir e.g. K. M. Coleman, Statius. Silvae IV, p. XXIII (« T h is notion o f miscellany and variety dominates in St.’s style, as the plural Siluae shows » ) ; F. Delarue, « Paradis » ; H.-J. Van Dam, Silvae book 2, p. 4 ( « he implied that the books contained a miscellany o f poems with various form and content » ). A noter que F. Vollmer, P. Papinius Statius, p. 25 avait proposé l’interprétation selon laquelle Stace « die Verschiedenheit der in einem Buche nebeneinander und ohne inneren Zusammenhang behandelten Stoffe kenn­ zeichnen sollte » , pour l’abandonner tout de suite au profit de l’idée d’ « ébauche » (voir nn. 18; 19). 87 Voir G. Cerri, « Crasso, Taurisco e la 'selva senza metodo’ » , p. 313 sq. 88 F. Delarue, « Paradis » , p. 284 sq, en développant une suggestion de H. Frère, Stace. Stives, p. X X XIV, propose de préciser l’image de la variété en tant que « celle des espèces d’arbres dans la forêt » .

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8. on ne peut pas juger jusqu’à quel point était active une ligne de démarcation sémantique entre singulier et pluriel ; pourtant, la conno­ tation par métalepse (=υλη) semble du moins absente ou inactive au pluriel, l’emploi de ύλαι étant fortement réduit en grec, surtout avec le signifié de « matière » , philosophique et/ou rhétorique ; par consé­ quent, l’usage métaphorique de Siluae en tant que titre fait partie de la ligne de développement naturelle et « latine » 89. 9. enfin, qu’elles soient une « ébauche » chez Quintilien ou des « mélanges » chez Aulu Gelle, les siluae ne signifient pas chez Stace « impromptu » . Cette valeur, très importante dans l’histoire littéraire du Ier siècle ap. J.-C., et encore davantage à la Renaissance, est liée au signifiant Siluae seulement après Stace et grâce à ses Praefationes. Chez Stace, comme chez Aulu Gelle, l’idée prédominante reste celle initiale de quantité et confusion. Je crois qu’il est possible d’indiquer une démarche linguistique sem­ blable - et d’un certain point de vue avec des similitudes éclatantes dans le développement du mot satura. Celui-ci aussi, en effet, ne signifiait au commencement que « variété » 90, tandis que la valeur au­ jourd’hui plus commune, celle de « satire » , est successive et provient d’un développement provoqué par les modifications du genre littéraire introduites par Lucilius et Horace (qui jouent donc à peu près le rôle de Stace, en continuant notre parallèle satura-silua). De même qu’il n’y a rien de « satirique » dans le mot satura en lui-même, il n’y a rien d’ « impromptu » dans le mot Siluae.

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89 C ’est juste le contraire de ce que pense D. Wray, « W ood : Statius’s Silvae » , p. 130 : « any attempt to insulate Statius’s title entirely from the hyletic sense o f the Latin word silva risks having to answer a charge o f special pleading » ; à propos de la différence entre singulier et pluriel (p. 135 et n. 14), l’auteur devrait commencer par apprendre que le pluriel mieux attesté de ΰλη est ΰλαι et non pas δλαι. 90 Donc plus « mélange » , qu’ « ébauche » , par rapport à silua. L’étymologie de satura est notamment rapportée par le grammairien Diomedes (Grammatici Latini, 1, 485 Keil).

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D LATINITATES i]

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NOTE SUR L'ÉVOLUTION SÉMANTIQUE DE SILVA, DE L'ÉPOQUE RÉPUBLICAINE À SAINT AUGUSTIN Le travail que je présente ici n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Il s’agit en effet d’une note sur un sujet qui a été traité en profondeur par mon ami E. Malaspina, dans un article de la revue électronique Interférences1, auquel je renvoie notamment pour tout ce qui concerne le rapport étymologique que les Anciens établissaient entre silva et υλη, qui, comme dit Ermanno, « dévoilait, de surcroît, l’identité intime des deux termes, une identité phonétique, bien sûr, mais donc sémantique aussi et quasi philosophique, du point de vue de l’étymologie stoï­ cienne favorisée par les Anciens » . Ermanno a également montré com­ ment la contrainte étymologique a poussé le terme de silva à envahir le champ et à s’attribuer des valeurs de υλη dont la traduction la plus naturelle aurait été materia. Ce que je vais essayer de comprendre ici, c’est à travers quel parcours silua a d’abord perdu la bataille du lan­ gage philosophique avant de ressusciter de manière invraisemblable, des siècles après. Tout avait pourtant bien commencé, si l’on considère la rhétorique comme appartenant, au même titre que la philosophie, au registre d’une grande catégorie, celle du vocabulaire que nous qualifierons, pour simplifier, d’ « a b s t r a it » ou de «th é o riq u e ». Le premier texte dans lequel silua apparaît avec un sens abstrait est en effet le traité de jeu­ nesse cicéronien, le De inuentione, dans lequel, à propos de la confirma­ tio, Cicéron affirme qu’il y a une foule de préceptes et ajoute2 :

1 E. Malaspina, «Hylè-silua (et alentour). Problème de traduction entre rhétorique et métaphore » , revue en ligne Ars scribendi. Interférences, 4, 2006. Ce travail a été ap­ profondi par Ermanno dans le présent volume, p. 17 à 43. La note que je propose ici reprend, pour l’essentiel, la communication que j’avais faite au colloque de Gand. 2 Inu. I, 34.

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N on incommodum uidetur quandam siluam atque materiam uniuersam ante permixtim et confuse exponere omnium argumentationum.

La traduction de Guy Achard, dans la Collection des Universités de France, est la suivante : « il ne me semble pas inapproprié d’exposer globalement d’abord, pêle-mêle et sans ordre, la source et la matière première, si je puis dire de toutes ces argumentations » . Elle ne nous semble pas satisfaisante, car, en utilisant le terme de « source » , elle nous entraîne dans un registre aquatique, qui, même métaphorique­ ment, parasite le texte cicéronien. Il faut, me semble-t-il, tenir compte ici de l’habitude cicéronienne de préciser sa pensée par l’usage de deux termes entre lesquels l’indéfini quidam et/ou l’adverbe quasi créent comme un champ de relative indétermination, à l’intérieur duquel le sens véritable se trouve pour ainsi dire capturé. Pour ne donner qu’un exemple, dans le De oratore, I, 9, on lit, à propos, de la philosophie l’ex­ pression : procreatricem quandam et quasi parentem, dans laquelle cha­ cun des deux mots est accompagné d’un modulateur qui indique à la fois son inadéquation première, mais aussi son adaptation à une réalité qu’il n’était pas originellement destiné à exprimer. Ce qui est vrai dans l’écriture directe du latin l’est encore plus quand il s’agit de traduction, ainsi lorsque, pour rendre le concept de poiotès, Cicéron écrit en Ac. lib., I, 24 : iam corpus et quasi qualitatem quandam nominabant3. A cet endroit, il se trouvait devant une double difficulté : n’employer que le néologisme qualitas l’exposait à ne pas être compris ; n’utiliser que cor­ pus lui aurait fait perdre la spécificité de la pensée philosophique qu’il attribue aux A ntiqui et qui est, plus vraisemblablement, stoïcienne. Le De inuentione est, on le sait, un traité de jeunesse, sans véritable préten­ tion à l’originalité et il est fort possible que le doublet quandam siluam atque materiam soit un effort pour rendre l’original grec ulè que Cicé­ ron pouvait avoir sous les yeux. Reste que, quelle que soit son origine, la signification exacte de ce doublet doit être précisée. Je défendrai à ce sujet une hypothèse qui est que les deux termes ne sont aucunement interchangeables, puisqu’ils expriment des aspects différents. Silua ren­ voie à l’idée fortement soulignée dans le passage que le nombre des ar­ guments est grand et qu’il n’est pas facile d’y voir clair {permixtim et confuse), au sens où nous parlons aujourd’hui d’un maquis de textes ad­ ministratif, tandis que materiam, renforcé par le voisinage immédiat de uniuersam, désigne ce que l’on appellerait aujourd’hui le champ opéra­ 3 Sur ce problème, voir C. Lévy, « Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie ro­ maine : à propos de la naissance du concept latin de qualitas » , Revue de Métaphysique et de Morale, 2008, 1, p. 5-20.

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toire du savoir ou, de manière plus neutre, la discipline dans sa totalité. Il y aurait donc là deux manières de suggérer l’ampleur de la tâche, en l’illustrant à la fois par l’importance numérique de ses éléments et par l’extension du domaine. Les deux caractéristiques que je retiens de silua, à savoir le grand nombre des constituants et le désordre inhérent à celui-ci, ou en tout cas la difficulté à identifier un ordre, ne se retrouvent pas nécessaire­ ment dans les deux autres textes de nature rhétorique, que je vais exa­ miner maintenant. Dans le livre II du De oratore, nous rencontrons notre terme, au paragraphe 654, à propos des quaestiones infinitae, lorsque Cicéron affirme qu’il y a là une silua, terme que Courbaud tra­ duit, à tort selon moi, par « matière » , dont il nous dit d’abord qu’elle est infinita, avant de s’exprimer de manière plus précise, en énumérant tout ce qui est du ressort de ces questions indéterminées, sine tempore et sine persona. L’adjectif infinita est ici d’une utilisation complexe, il caractérise à la fois le genre des questions indéterminées, par opposition aux certae defmitaeque causae, et l’ampleur de l’espace ainsi défini. Par le nombre des questions que ce domaine recèle, qu’il s’agisse de la physique (ma­ thématiques, musique, astronomie) ou de l’éthique (la beauté morale et son contraire, l’utile et l’inutile, sur la vertu, la justice, la continence, la prudence, la grandeur d’âme, etc), l’utilisation de silua rejoint ici celle du De inuentione. La dimension horizontale que suggérait uniuersam dans ce premier traité est ici rendue par : uagam et liberam et late patentem. La solution proposée par Cicéron est d’accorder à l’orateur de s’aventurer dans cette forêt, mais en se limitant à quelques espaces particuliers : circumscripta modicis regionibus. La récurrence du référent topographique me fait penser qu’il y a ici une forte prédominance de la métaphore sur la métalepse. Cette forêt, l’orateur, selon Antoine en tout cas, qui, sur ce point, diverge radicalement de son collègue Cras­ sus, n’a pas la capacité de l’exploiter tout seul. Il est prié, au contraire, d’en respecter le caractère sinon sauvage, du moins impénétrable à ses pratiques et à ses méthodes. C ’est la forêt des grandes questions philo­ sophiques, à l’intérieur de laquelle Cicéron, en bon Académicien d’obé­ dience carnéadienne, s’exclamera dans le Lucullus5 : Latent ista omnia 4 De or., II, 65 : A tque in hoc genere illa quoque est infinita silva, quod oratori plerique, u t etiam Crassus ostendit, duo genera ad dicendum dederunt·, unum de certa definitaque causa, quales sunt, quae in litibus, quae in deliberationibus versantur, addat, si quis volet, etiam laudationes ; alterum, quod appellant omnes fere scriptores, explicat nemo, infinitam generis sine tempore et sine persona quaestionem. 5 Luc. 122.

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Luculle, crassis occultata et circumfusa tenebris, u t nulla acies humani ingenii tanta sit, quae penetrare in caelum, terram intrare possit. Il s’agit moins donc de transformation d’un espace donné que de topographie : comment s’aventurer dans ce qui ne peut être dominé dans sa totalité ? Il faut également remarquer, me semble-t-il, la correspondance entre l’espace du dialogue et celui ainsi symboliquement défini. Au livre III, c’est précisément dans une clairière, in media silua, que les interlocu­ teurs s’assoient pour discuter de l’orateur6. Je crois donc que c’est une erreur d’opposer radicalement un sens concret, anecdotique, et un sens dérivé. Les utilisations de silva, si diverses soient-elles, ont, malgré tout, une forme d’unité. Si nous passons maintenant au livre III, que trouvons-nous ? Au § 93, Crassus part de la célèbre distinction entre les uerba et les res. L’utilisation des uerba fait partie de ce que l’orateur peut dominer, soit par la raison, soit même par une pratique non théorisée (sine ratione ipsa exercitatio). Pour ce qui est des res, des choses elles-mêmes, autre­ ment dit des sujets sur lesquels portent les discours, il en va tout autrement. Celles-ci constituent une silua, précisément parce qu’elles échappent au contrôle total, si bien que, dit Cicéron, les rhéteurs grecs eux-mêmes étaient incapables de les dominer, ce qui lui permet un bon mot7 : « notre jeunesse désapprenait, pour ainsi dire, en allant apprendre » . On ne peut pas s’emparer de toute la silua des res, ou, plus exactement, les rhéteurs grecs n’avaient pas réussi à forger les outils conceptuels permettant de s’en assurer le contrôle. Or ce que Crassus va proposer, dans la suite du texte, à son orateur idéal, c’est précisé­ ment de réussir là où les rhéteurs avaient échoué, tout en ne cédant pas à la tentation de renoncer à la rhétorique au profit de la philosophie. Cela se fait en deux temps. Tout d’abord, au § 103, Crassus affirme qu’il est nécessaire d’acquérir un riche trésor de connaissances de fond : prim um silua rerum comparanda, dit-il, en faisant peut-être allusion à ce qu’avait dit Antoine. Pour la première fois donc dans le corpus cicéronien, silua n’apparaît plus comme le moyen d’exprimer ce qu’il est impossible de domestiquer. C ’est précisément cette idée d’une silua subjecta, qu’exprime la dernière occurrence du mot. La silua ne désigne plus que la liste des vices et des vertus, intégrée à l’interrogation sur ce qui est bien et sur ce qui est mal8.

6 De or., III, 18. 7 De or., III, 93. 8 De or., III, 118.

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Si l’interprétation que je propose est exacte, la trajectoire de silua à l’intérieur même du De oratore est déterminée par l’interrogation qui se trouve au centre du dialogue : comment réussir là où l’hellénisme avait failli, autrement dit comment faire en sorte que la parole de­ vienne ce lieu de perfection vers lequel convergent la connaissance et l’action ? Lorsque, dix ans plus tard, Cicéron reprend sa réflexion sur la rhétorique, la notion de silua, très peu présente dans le Brutus, où le mot reste très proche de son sens premier9, revient dans deux pas­ sages intéressants de XOrator. Au § 12, l’expression silua dicendi est une explicitation métaphorique $ ubertas, elle désigne ce fond du discours que l’orateur tire de la philosophie et qui lui permet d’échapper à la stérilité des rhéteurs professionnels. Albert Yon traduit ainsi10 : « ce qui fait toute l’abondance de la parole, et comme la forêt où elle se fournit dérive d’eux, sans qu’elle soit pour autant suffisamment équipée pour les causes du forum, que, comme ils disaient eux-mêmes, ils ont abandonnées à des Muses plus rustiques » . Yon a choisi la métaphore contre la métalepse, alors même que le doute semblait possible ici, et je crois qu’il a eu raison de le faire. En effet, au § 139, après avoir énu­ méré toutes les vertus du style que l’orateur doit mettre en pratique, Cicéron ajoute11 : « c’est dans ce genre, car c’est, comme tu vois, une forêt, qu’il faut que brille toute la grandeur de l’éloquence » . La méta­ phore jouxte ici l’hypotypose, la forêt existe toujours comme défi, mais l’idée que l’éloquence véritable est à même de venir à bout de ce défi demeure affirmée avec force. La récurrence du quasi devant silua laisse fortement penser que Cicéron n’est pas encore à même de penser di­ rectement ce terme comme désignant le morceau de bois, la matière à partir de laquelle sont possibles les diverses élaborations. Avant de passer à la période philosophique, il me faut faire deux re­ marques : 9 Voir Brutus 85, où il est question d’un meurtre commis dans la forêt de Sila et à propos duquel le Sénat avait chargé les consuls de mener une enquête, et le § 259 : Cotta, qui se ualde dilatandis litteris a similitudine Graecae locutionis abstraxerat contrarium Catulo, subagreste quiddam planeque subrusticum, alia quidem quasi inculta et siluestri via ad eandem laudem pervenerat. Il est question dans ce passage de l’éloquence de Cotta qui, cherchant à ne pas imiter la prononciation grecque, et conservant dans son éloquence quelque chose de rustique, avait néanmoins réussi à parvenir à acquérir une grande réputation, « par une sorte de détour à travers landes et forêts » (trad. Martha). 10 Or., 12: omnis enim ubertas et quasi silua dicendi ducta ab illis est nec satis tamen instructa ad forenses causas, quas, u t illi ipsi dicere solebant, agrestioribus Musis reliquerunt. L’édition-traduction d’A. Yon a été publiée en 1964 dans la Collection des Universités de France. 11 Or., 139 : Hoc in genere - nam quasi siuam uides - omnis eluceat oportet eloquentiae magnitudo.

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- il n’est pas sans intérêt de noter que, dans les discours cicéroniens, silua n’est jamais utilisé au sens figuré. Il s’agit toujours des forêts au sens militaire ou commercial du terme. Même chose dans la correspon­ dance, où l’on aurait pu s’attendre à quelques jeux de sens, notamment dans les lettres à Atticus. La singularité du projet, à la fois sémantique et anthropologique, lié à la rhétorique apparaît dans le fait que, nulle part dans sa correspondance, Cicéron n’utilise le sens métaphorique de silua, alors même qu’il a vécu tant d’occasions où il aurait pu s’en servir pour évoquer la multitude des problèmes dans lesquels il se trouvait emprisonné. Notons cependant qu’une lettre à son ami, de mars 4512, nous aide à mieux comprendre la représentation qu’il se fait de la fo­ rêt : solitaire et déprimé, il s’enfonce de bon matin in siluam densam et asperam, pour n’en sortir que le soir. L’évocation de la forêt renvoie ici, par les adjectifs qui accompagnent silua, à l’intériorité de celui qui s’y aventure ; - ma seconde remarque concerne l’évolution du terme, un peu rapi­ dement considéré comme synonyme : materies. Contrairement à silua, le doublet materies I materia n’a cessé de se développer sémantiquement à l’intérieur du genre oratoire. Pour ne donner que quelques exemples, dans un passage des Verrines relatif au fils de Verrès, la materies c’est la qualité humaine d’un personnage1314. Dans le De domo sua, l’expression materies seditionis14 désigne la situation révolutionnaire qui n’attendait que les initiatives de Clodius pour embraser la cité, tout comme le tas de bois ne prendre feu que si l’on en approche une torche. Dans le Pro Milone, il nous est dit que, pour Milon, Clodius était materiam suae gloriae, ce à partir de quoi il avait construit sa gloire1516. Si l’on regarde maintenant la correspondance, on voit que dans une lettre à Appius Pulcher, en date d’août 51lé, écrite d’Iconium, l’actuelle Konya, Cicéron, se référant à des individus malveillants qui voudraient le brouiller avec son correspondant, écrit probabilem materiem nacti sermonis, sans uti­ liser de quelque manière que ce soit silua. Même chose dans une lettre à Quintus17, où, évoquant les médisances dont celui-ci avait fait l’objet, il dit que Statius avait été à l’origine des ces ragots, qu’il avait fourni la 12 Att., XII, 15, 1 13 Verr, II, 3, 160 : Fac enim fuisse in eo C. Laeli aut M . Catonis m aterkm atque in ­ dolem. : quid ex eo boni sperari atque effici potest qui in patris luxurie sic vixerit ut nullum umquam pudicum neque sobrium convivium viderit... 14 Dom., 13 : nonne providendum senatuif u i t ne in hanc tantam materiem seditionis ista fu n esta fa x adhaeresceret ? 15 Mil., 35. 16 Fam., III, 6, 4. 17 Quint., I, 2, 3.

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materiam omnem sermonum. Enfin, dans une lettre tout particulière­ ment intéressante à Atticus18, la matière de l’écriture est comparée à la fermentation du moût en automne. Il faut attendre qu’il descende dans la cuve, mais même alors il sera, dit Cicéron, trop liquide pour pouvoir et qu’il se liquéfie pour qu’il puisse se transformer en vin. Au moment où Cicéron aborde l’œuvre philosophique de la fin de sa vie, il dispose, pour traduire le terme de hylè, de deux termes, à en croire les traductions et les interprétations les plus courantes : reste à savoir pourquoi, si tel est le cas, il a choisi de privilégier de manière définitive materia par rapport à silua. En réalité, à mon avis, il n’y a jamais eu de véritable alternative, puisque les nuances inhérentes à sil­ ua, que j ’ai essayé de mettre en évidence, rendaient le terme inadéquat pour traduire un mot que la philosophie caractérisait précisément par son absence de caractéristique. Sans prétendre faire l’histoire de hylè, je dirai simplement que, dans la philosophie stoïcienne et dans celle de l’A ncienne Académie, telle que Cicéron la connaissait par son maître, Antiochus d’A scalon, la hylè est la matière dépourvue de toute qualité sur laquelle va agir le principe actif, pneuma pour les Stoïciens, force non matérielle pour les A ntiqui des Libri Academici,19 c’est-à-dire les Académiciens et les Péripatéticiens dans la version d’A ntiochus d’A sca­ lon : « ils pensent que, sous-jacente à toute chose, se trouve cette sorte de matière sans aucune forme et dépourvue de toutes ces « qualités » (rendons en effet, par l’usage ce terme plus courant et plus banal) de laquelle tout est issu et se trouve réalisé, qui peut recevoir la totalité des objets et être changée de toutes les manières possibles et dans tous les sens. La matière peut ainsi mourir, se transformant non pas en néant, mais en ses parties, qui peuvent être coupées et divisées à l’in­ fini, puisqu’il n’existe absolument aucune unité minimale dans la na­ ture qui ne puisse être divisée » . Nous voyons ici comment l’action du principe actif a pour effet de faire naître la pluralité des êtres à partir de l’indéterminé. Materia, qui ne porte en lui-même aucune idée de nu­ mération, se prêtait infiniment mieux à l’expression de cette naissance du multiple à partir de l’indéfini que silua, qui suggérait immédiate­ 18 A tt., II, 12, 13. 19 Lib. Ac. I, 27 : Sed subtectam p utant omnibus sine ulla speck atque carentem omni illa qualitate (faciamus enim tractando usitatius hoc verbum et tritius) materiam quandam, ex qua omnia expressa atque effecta sint, quae tota omnia accipere possit omnibusque mo­ dis mutari atque ex omni parte eoque etiam interire, non in nihilum sed in suas partes, quae infinite secari ac dividi possint, cum sit nihil omnino in rerum natura m inim um quod diuidi nequeat, quae autem moveantur omnia intervallis moveri, quae intervalla item infi­ nite diuidi possint.

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ment une pluralité inhérente. Les qualia naissent d’une materia qui, par elle-même, n’est ni une ni multiple, puisque ces déterminations vont lui être apportées de l’extérieur. Il me semble donc que l’emploi cicéronien de materia au lieu de silua a une logique profonde qui a son prolongement dans l’utilisation de materia dans sa traduction du Timée10, pour traduire non pas hylè, terme qui, comme on le sait, n’est employé qu’une seule fois par Platon dans ce dialogue, mais ousia. Cela s’explique par le fait que Cicéron traduit le Timée en y projetant des catégories qui sont celles de la pensée académico-stoïcienne, comme j ’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs, mais un examen détaillé de ce point nous entraînerait trop loin de la silve20212. L’efficacité de la décision cicéronienne d’exclure silua comme expres­ sion de la matière n’aurait probablement pas été aussi grande, si elle ne correspondait pas chez lui à un sens profond de la langue latine. Chez Varron non plus, nous n’avons rien qui corresponde au sens de « matière » pour silua, même s’il est vrai qu’il est difficile de formuler une conclusion ferme à partir des quelques fragments qui nous sont parvenus. Notons simplement que l’un des très rares emplois figurés du terme se trouve dans le D e lingua latina}1, où Varron écrit, à propos de la grande querelle sur l’origine des mots : « elles ne sont pas négli­ geables les ténèbres dans la forêt où il faut atteindre ces choses-là et il n’ y a pas de voie toute frayée qui conduise où nous voulons aller. Ajou­ tons qu’il existe des obstacles susceptibles de retenir le voyageur ; c’est sur ces mots nouveaux anciens que porte tout le désaccord » . Nous re­ marquons que, chez le Réatin comme chez l’A rpinate, la silua n’est pas une matière à transformer en des formes multiples, mais un espace dé­ terminé et même surdéterminé à l’intérieur duquel il n’est guère facile de s’aventurer. Sur ce point, il me semble qu’il y a accord entre ces deux grands intellectuels de l’époque républicaine, tout comme on peut re­ marquer que, chez Lucrèce, silua, pourtant très présent, ne désigne rien d’autre que la forêt, mais il est vrai que la hylè n’est pas vraiment un concept épicurien. Arrêtons-nous toutefois, dans la description des pre­ miers temps de l’humanité, sur ce moment de la technique, décrit avec beaucoup de soin par Lucrèce, où la découverte des métaux va être per­ çue comme un moyen de transformation de la nature, puisqu’elle per­ 20 Voir ée,21, 22, 27. im T 21 Voir C. Lévy, « Cicero and the Timaeus » , dans G. Reydams Schils éd., Plato’s Timaeus as Cultural Icon, Notre Dame, 2003, p. 95-110. 22 Ting. V, 5 : non mediocris enim tenebrae in silva ubi haec captanda neque eo quo uenire uolumus semitae tritae, neque non in tramitibus quaedam obiecta quae euntem reti­ nere possent : quorum uerborum nouorum ac uetem m discordia omnis.

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mettra aux hommes d’abattre les forêts, de dégrossir le bois, de raboter et de polir les poutres23. La forêt est le lieu de la vie sauvage, celui où Vénus unit les amants incapables d’imaginer des rapports de tendresse, et c’est lorsque le feu de la foudre ou celui des hommes la détruit que l’on va découvrir l’usage des métaux2425: « une fois qu’une raison quel­ conque eut fait qu’en son ardeur, avec un bruit affreux, la flamme eût dévoré jusques à leur racines profondes les forêts {qua cumque e causa flam m eus ardor horribili sonitu siluas exederat altis a radicibus) et que le feu eût cuit complètement la terre, en ses veines bouillonnantes, il res­ tait, s’amassant dans ses concavités, un ruisseau d’or, d’argent de cuivre ou bien de plomb » . La silua est une « antimatière » , en ce sens que c’est lorsqu’elle n’existe plus en tant que telle que les choses peuvent advenir et la civilisation progresser. Puissance d’occultation, obstacle à la transformation, la silua doit disparaître pour que la materia puisse exister comme substance susceptible de multiples transformations. En ce sens, Lucrèce n’est finalement pas si loin de Cicéron. S’il y a quelqu’un qui, en raison de l’extrême variété de son écriture, aurait pu ne pas se plier à l’exclusion cicéronienne de silua du champ philosophique, c’est bien Sénèque. En fait, il a confirmé le choix de materia comme concept philosophique, puisque ce terme est omnipré­ sent chez lui, couvrant pratiquement tout le champ sémantique qui est chez nous celui de « matière » , à commencer évidemment par le sens cosmologique. Dans les Questions naturelles1**, materia exprime même la virtualité, par exemple lorsque Sénèque dit que les nuages ne contien­ nent pas de l’eau mais la matière de l’eau à venir. Dans le domaine de l’éthique, materia est ce que la divinité offre aux hommes qu’il souhaite rendre parfaits, pour permettre à l’action morale de s’exprimer26, sens que l’on retrouve dans la poésie, où pourtant materia est rare, lorsque Médée, s’exhortant elle-même à la haine, s’exclame27 : quaere materiam dolor ! Pour des raisons évidentes de mise en scène, silua est très présent dans la poésie tragique, mais on retrouve également le terme, avec une densité non négligeable, dans la prose philosophique, sans que, pour au­ tant, il accède à une signification spécifiquement philosophique. Ainsi, dans la lettre 90, Sénèque, qui reprend, dans un contexte posidonien, le thème lucrétien de la découverte des métaux après l’incendie de la forêt,

23 D R N , V, 1266-1269. 24 D R N , V, 1252-1257. 25 N Q , I, 5, 4 : N e aquam quidem habet nubes sed materiam futurae aquae. 26 Prou., 4, 5 : materiam aliquid animose fortiterque faciendi, 27 Médée, 914.

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conteste que les sages aient pu être les premiers métallurgistes28. Dans les Questions naturelles, où la réflexion sur le concept de materia consti­ tue l’un des principaux pôles de l’œuvre, silua est également présent mais sans qu’il n’ y ait jamais ni confusion ni même proximité entre les deux concepts. La forêt apparaît dans ce traité comme le symbole de la puissance qui s’édifie sur la longue durée, mais qu’un seul moment suffit à détruire29 : momento f i t cinis, diu silva. Il convient d’ajouter qu’ Apulée, grand utilisateur du concept de materia, et pas seulement dans les traités philosophiques3031, n’utilise jamais, lui non plus, silua comme synonyme. Je me contenterai de rappeler ici un texte peu connu des Floridesil dans lequel la distinction stoïcienne, d’origine platonicienne, entre la parole proférée et la parole intérieure, le logos prophorikos et le logos endiathetos, est symbolisée par l’opposition entre deux espaces, celui de la forêt et celui de la philosophie : « car le corbeau et le perro­ quet ne font, l’un comme l’autre, que répéter ce qu’ils ont appris. Enseignez-lui des injures, il déblatérera jour et nuit et il vous assourdira de ses grossièretés. C ’est pour lui un poème, il pense qu’il chante, et quand il récite tous les gros mots qu’il a appris dans la journée, il recommence la même chanson. Si l’on veut se délivrer de ce vacarme, il faut lui cou­ per la langue ou le rendre vite à ses forêts » . Pendant de longs siècles donc, materia et silua ont donc été nette­ ment différenciés du point de vue de la philosophie, et ce n’est qu’à partir du IVe siècle, avec Calcidius et Augustin que silua va remplacer materia comme concept philosophique désignant ce à partir de quoi tout est fait. C ’est peut-être chez Augustin que l’on peut mieux voir comment s’est effectué ce tournant, comme le montre la confrontation de deux passages : Le premier se trouve dans les Soliloques, II, 26 : quaerebamus enim quid sit ueritas, quod ne nunc quidem in ha quadam silua rerum, omnibus pene callibus oberratis, uideo nos inuestigare potuisse. 28 Ep. 90, 12. 29 NQ , III, 27, 2. 30 Apol., 25, 50, 61 ; Meta., II, 31 ; X , 2 7 ; XI, 15 ; M und., 1 ; Plat., I, 5 et 7. 31 Flor., 12-13 : uerum enimuero et cornus et psittacus nihil aliud quam quod didicerunt pronuntiant, si conuicia docueris, conuiciahitur diebus ac noctibus perstrepens maledictis : hoc illi carmen est, hanc p utat cantionem, ubi omnia quae didicit maledicta percensuit, denuo repetit eandem cantilenam, si carere conuicio uelis, lingua excidenda est aut quam prim um in siluas suas remittendus est... N on enim m ihi philosophia id genus orationem largita est, u t natura quibusdam auibus breuem et te(m )porarium cantum commodauit, trad. Valette modifiée. Le texte contient une lacune entre les deux paragraphes.

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Car nous cherchions ce qu’est la vérité, et même maintenant, dans la forêt d’objets où nous nous trouvons, ayant erré par presque tous les chemins, je ne vois pas que nous puissions la suivre à la trace32.

Ici, silva conserve son sens pour ainsi dire classique, lié au nombre et à l’obscurité. La forêt des choses n’est pas la matière de la vérité, comme cela serait le cas dans une démarche immanentiste, telle celle des Stoï­ ciens, mais ce qui fait obstacle à sa découverte. Une fois parcourus tous les sentiers de la forêt, la vérité demeure impossible à trouver. In Ep. Io. 8, 10 : Numquid ad hoc amauit peccatores ut peccatores rema­ neremus ? Quasi lignum de silua uidit nos faber, et cogitauit aedificium quod inde facturus est, non siluam quod erat. Est-ce donc pour cela qu’il a aimé les pécheurs, pour que nous demeu­ rions des pécheurs ? C ’est comme un morceau de bois de la forêt que l’artisan nous a perçus et il a pensé à l’édifice qu’il allait en faire non à la forêt qu’il était.

Nous notons dans ces lignes le passage de l’expression lignum de silua, en début de phrase, au mot silva tout à la fin, passage dans le­ quel la phase intermédiaire, représentée par lignum, disparaît, pour ne laisser subsister que les deux extrêmes : la silua en tant que forêt et l’édifice que Dieu va construire avec un morceau du bois de cette forêt. Construire un édifice avec du bois ne représente pas un exploit particulier, mais faire le saut, si l’on peut dire, entre la forêt et l’édi­ fice, par delà le matériau de construction - materia est absent de la phrase - permet l’hypotypose de la puissance divine. Augustin demeure dans une certaine continuité par rapport à la tradition cicéronienne, puisque la forêt reste l’originel, le confus, ce qui, en tout cas, échappe à la puissance de l’homme. Cependant, précisément parce qu’il croit en un Dieu, transcendant, tout puissant, il peut neutraliser cette résis­ tance naturelle de la silua, pour ne plus voir en elle que l’édifice qu’elle contenait comme virtualité et auquel Dieu va donner une actualité. Dans cette perspective, materia et silua ne sont plus sémantiquement distincts l’un de l’autre, la silua n’étant plus qu’une materia en puis­ sance, tandis que la materia perd tout droit à une approche autonome. Je ne m’attarderai pas sur le Commentaire de Calcidius au Timée, texte, dont on connaît l’immense fortune au Moyen Age et qui va mar­ quer un retour en force de silua, plutôt inattendu au regard de ce que nous avons trouvé en latin classique. Je donnerai ici simplement la pré­ sentation que fournit Calcidius de sa traduction, laquelle pose évidem­ 32 Traduction Dupuy-Trudelle modifiée.

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CARLOS LÉVY

ment des problèmes philosophiques importants, puisqu’elle interprète Platon à travers des concepts qui ne sont pas platoniciens33 : Com. CCLXVIII, commentaire du Timée 47e3-5 : Necessitatem porro nunc appellat hylen, quam nos Latine siluam possumus nominare, ex qua est rerum uniuersitas eademque patibilis natura, quippe subiecta corpori principaliter, in qua qualitates et quantitates et omnia quae accidunt proueniunt. Par « nécessité », Platon désigne la hylè, que nous pouvons appeler en latin silua, de laquelle naît la totalité des choses et qui est également nature passive, puisqu’elle est soumise au corps avant tout. C ’est en elle que se manifestent la qualité, la quantité et tous les accidents.

L’ordre des termes n’est pas indifférent ici : ce qui est d’abord évo­ qué c’est le nombre {rerum uniuersitas), puis la capacité à prendre des formes diverses, comme si Calcidius passait de la forêt au bois en tant que matière {patibilis natura), avant de ne conserver qu’un seul terme, celui précisément de silua, auquel il donne ainsi une ampleur qu’il n’avait pas dans le vocabulaire philosophique. Cela ne veut pas dire pour autant que Calcidius soit parvenu à un usage unique du terme. Une analyse détaillée des emplois de silua montrerait, au contraire, chez lui une riche variété de nuances. Du point de vue stylistique, le passage de materia à silua constitue une métalepse. Mais la stylistique ne précise pas pourquoi la métalepse est mise en œuvre à tel moment plutôt qu’à tel autre. Ce que nous a montré ce bref parcours, c’est que ce processus historique n’a rien eu de fortuit. Silua et materia ont été longtemps assez soigneusement différenciés, chacun des deux étant employé dans un registre méta­ phorique spécifique, jusqu’au moment où se sont produits de grands ébranlements intellectuels et spirituels liés au moins en partie à la sortie du naturalisme hellénistique et à l’apparition de pensées de la transcen­ dance, sous la double forme du moyen platonisme et du christianisme. Dans ce nouveau contexte, la distinction entre la forêt, comme lieu dé­ passant les possibilités humaines, et le bois, comme matériau transfor­ mable en objets utilisables par l’homme, est apparue comme secondaire. Qu’est-ce qui, dans ce changement, résulte de l’action pour ainsi dire normale du temps sur les mots ou des bouleversements intervenus dans les mentalités ? il est bien difficile de le dire.

33 Le terme de hylè ne se rencontre qu’une seule fois dans le , en 69al-3, dans une métaphore où les genres des causes sont comparés au bois que travaille le charpentier.

D LATINITATES 1]

V irginie L e r o u x

LE GENRE DE LA SILVE DANS LES PREMIÈRES POÉTIQUES HUMANISTES (DE FONZIO À M INTURNO) L’index analytique des quatre volumes de Traités de poétique et de rhétorique du XVIe siècle, publiés par Bernard Weinberg, manifeste la faible part qu’y tient la silve. Il ne contient qu’une occurrence, bien la­ conique, dans un traité de Robortello consacré à l’épigramme, paru en 1548, à la suite de son commentaire de la Poétique d’A ristote : Poematum genera haec ferme connumerantur a veteribus : tragoedia, comoedia, epopoeia, dithyrambica, legum poesis. Grandia sunt haec po­ emata ; sed brevia satyra et quam appellavit Horatius « epistolam », et Statius « sylvam ». Horum omnium particulam quandam valde exiguam existimaverim esse epigramma (.,.)1.

Pour laconique qu’il soit, le passage n’est pas sans intérêt puisqu’il intègre la silve aux genres poétiques, ce qui est loin d’aller de soi : la silve ne figure, en effet, dans aucun catalogue antique des genres poé­ tiques, y compris ceux qui, comme celui des frères Tzetzes, dans leur commentaire de ïAlexandra de Lycophron, mentionnent des formes de poèmes qui relèvent de la poésie de circonstance. De fait, la silve n’est ni un genre, ni une espèce, mais un style que Quintilien caractérise par son élan et son caractère improvisé et un titre donné à des recueils va­ riés2. Ainsi, les Silves de Stace, que Perrine Galand a définies comme 1 F. Robortello, Eorum omnium quae ad methodum et artificium scribendi epigrammatis spectant explicatio (Florence, 1548) dans B. Weinberg, Trattati di poetica e di retorica dei Cinquecento, Bari, 1970, vol. 1, p. 508. « Les anciens [en fait, Aristote, au début de sa Poé­ tique] dénombrent généralement les genres de poèmes suivants : la tragédie, la comédie, l’épopée, la poésie dithyrambique et le nome. Ce sont des genres de grande dimension ; les brefs sont la satire, le genre qu’Horace appelle 'épître’ et celui que Stace appelle 'silve’. A mon avis, l’épigramme est une petite particule de tous ces genres » (notre traduction). 2 Voir la synthèse de W. Adam, Poetische und Kritische Wälder. Untersuchung zu Geschichte und Formen des Schreibens ‘bei Gelegenheit, Heidelberg, 1988, surtout p. 57-

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un « cocktail générique » , mêlent des genres littéraires traditionnels comme l’élégie ou l’épigramme à des petits genres rhétoriques, comme l’épithalame, le généthliaque ou l’épicède et manifestent une volonté de dépasser les codes et normes génériques pour accéder à une écriture individuelle3. C ’est à la présence et au statut de la silve dans les premières poétiques humanistes néo-latines, de Fonzio à Minturno, que je vais consacrer ma communication. Après une brève mise au point sur l’héritage légué aux poéticiens par les premiers commentateurs de Stace et en particulier par Politien, je distinguerai trois catégories de Poétiques : la première regroupe les disciples de Politien qui mentionnent les Silves de Stace, en les intégrant au genre héroïque ; la seconde regroupe des théoriciens dits « virgiliens » et généralement associés à l’école padouane, qui ne font aucune place au genre de la silve, ni même à Stace, mais dont la poétique subit l’influence de l’esthétique de la silve, telle qu’elle est dé­ finie au Quattrocento ; enfin, comme Robortello, certains théoriciens intègrent la silve dans leur division des genres et exploitent sa proxi­ mité avec d’autres genres pour éprouver la validité de leurs critères de classement et réfléchir aux phénomènes d’intergénéricité. PREAMBULE : LES PREMIERS COM MENTATEURS4

Nicolas Perotti associe Stace et Quintilien et indique que l’on appelle silve un genre d’écrire (illud scribendi genus) reposant sur un mode d’improvisation et une articulation en deux phases successives du processus d’écriture, décrites au livre X de l'Institution oratoire et analysées par Perrine Galand5 : Hinc etiam siluam uocant subitum illud scribendi genus quod quadam festinandi uoluptate defluit, est que uelut prima materia, quales sunt Pa72 : les travaux de P. Galand cités dans la note suivante et la communication d’E. Malaspina dans le présent volume. 3 « Du 'cocktail’ des styles à l’expression du moi » , dans L'effacement des genres dans les lettres et les arts, 4, 5 et 6 octobre 1993, Valenciennes, 1994, rééd. dans P. Galand-Hallyn, Les Yeux de Îéloquence. Poétiques humanistes de Îévidence, Orléans-Caen, 1995, p. 17-30 et surtout 25-27. Comme P. Galand le note, il est significatif que les Silves de Stace avec la Moselle d’A usone soient les seules œuvres qui « résistent » aux classements génériques du manuel de R. Martin et J. Gaillard, Les genres littéraires à Pome, Paris, 1990, p. 11 ( « Du 'cocktail’ des styles à l’expression du moi » , p. 30, n. 35). Voir aussi l’édition des Silves de Politien par P. Galand, Paris, 1987 et L e Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d'Homère à la Renaissance, Genève, 1994, chap. 7. 4 Je passerai rapidement sur ces premiers commentateurs et renverrai à l’étude de D. Coppini dans le présent volume. 5 Voir l’introduction de son édition citée des Silves de Politien et Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVf siècle, éd. P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, Genève, 2001, p. 128-136.

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pinii Siluae, de quibus ipse sic scribit : An hos libellos qui mihi subito

calore et quadam festinandi uoluptatefluxerunt, quum singuli de sinu meo prodissent, congregatos ipse dimitterem. Quintilianus : Diuersum est huic eorum uitium qui primo decurrere per materiam stilo quam uelocissimo uolunt et sequentes calorem atque impetum ex tempore scribunt : hanc sil­ uam uocant. Repetunt deinde et componunt quae effuderant, sed uerba emendantur et numeri; manet in rebus temere contextis quae fu it leuitas67. Domizio Calderini définit de la même manière ce genre d’écriture (scriptionis genus) et met plus particulièrement l’accent sur trois aspects de l’œuvre de Stace: la grandeur héroïque {granditate heroica), la va­ riété des sujets (argumento varium) et l’extraordinaire érudition (doc­ trina remotissimum)1. Politien développera ces différents aspects8. Dans son Discours sur Quintilien et sur les Silves de Stace et dans l’introduc­ tion de son commentaire des Silves de Stace, il met d’abord l’accent sur la libre composition, citant lui aussi Quintilien, mais il se fonde aussi sur deux passages de Sidoine Apollinaire : le premier souligne la lon­ gueur médiane de la silve, par opposition à la brièveté de l’épigramme, et, détournant une formule de ïA r t poétique d’Horace (v. 15), recom­ mande de développer le sujet choisi par les « lambeaux de pourpre des 6 Nicolae Perotti cornu copiae seu linguae Latinae commentarii, II, éd. J.-L. Charlet, Sassoferrato, 1991. « De là, ils nomment aussi silve un genre d’écriture improvisée qui coule sous l’effet d’une certaine volupté qu’on trouve à se hâter, un peu comme une matière pre­ mière, telles les Silves de Stace au sujet desquelles il écrit : « [j’ai longtemps hésité] pour savoir si ces petits livres, qui s’étaient écoulés pour moi sous l’effet d’une chaleur subite et d’une certaine volupté qu’on trouve à se hâter, bien qu’ils fussent sortis de mon sein un par un, j’allais moi-même, après les avoir rassemblés, les publier » , Stace, , préface du livre 1. Quintilien: «A u tre est le défaut de ceux qui veulent tout d’abord pour ainsi dire, courir à travers leur matière d’une plume la plus rapide possible et qui, suivant une chaleur et un élan, écrivent en improvisant ; c’est ce qu’ils appellent une « silve » . Ensuite, ils reprennent et organisent le texte qu’ils avaient déversé à profusion ; mais les mots et les rythmes ont beau être amendés, dans les thèmes amassés au petit bonheur demeure leur légèreté » , Institution oratie, 10, 3, 17. 7 Sa définition est très proche de celle de Perotti, précédemment citée, mais il condense la fin de la citation de Quintilien : Denique sylua est hoc scriptionis genus quod subito calore quodam ingenii et velocitate decurrit. D e quo Fabius ita : Diuersum est huic eorum uitium qui primo decurrere per materiam stilo quam uelocissimo uolunt et sequentes calorem atque impetum ex tempore scribunt: hanc siluam uocant. Repetunt deinde et componunt quae effuderant, sed uerba emendantur et numeri m anent in rebus temere congestis. Publii Papini Statii Sylvae cum commentario Domitio Calderini, éd. J. Vaccaeus, Paris, 1518, air0. Le second passage évoqué est le suivant : Tum incidi in quinque libros Sylvarum Statii Papinii opus granditate heroica : sublime. .Argumento varium. Doctrina , Politien, Discours sur Quintilien et sur les Silves de Stace, Aiiii r0. 8 Outre les travaux cités de P. Galand, voir l’introduction et la bibliographie de F. Bausi dans Angelo Poliziano. Silvae, éd. F. Bausi, Firenze, 1996 et A. Bettinzoli, Daedaleum iter. Studi sullapoesia e la poetica di Angelo Poliziano, Firenze, 1995 (en particulier, p. 67 et s.).

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lieux communs » {multis üsdemque purpureis communium pannis)3 ; le second met l’accent sur l’amplification oratoire, 1’'ornatus, par un pay­ sage métastylistique de « prairies gemmées » {pingit gemmea prata sylvularum)910. Politien accorde donc une importance toute particulière à l’éclat du style : Elocutionis autem ornamenta atque lumina tot tantaque exposuit, ita sententiis popularis, verbis nitidus, figuris iucundus, tralationibus mag­ nificus, grandis resonansque carminibus esse studuit, ut omnia illi facta compositaque ad pompam, omnia ad celebritatem comparata videantur1112.

S’il ne cite pas la silve dans la description des genres poétiques qui figure au début du Panepistemon11, il place au début de son commen­ taire de la première silve de Stace un long développement sur les genres de poèmes, définis selon des critères principalement empruntés à D io­ mède et au commentaire des frères Tzetzes à ^Alexandra de Lycophron, incluant la tripartition des modes de récit ou les quatre caractères sty­ listiques. Il utilise en outre comme grille d’analyse les trois genres ora­ toires et note à plusieurs reprises l’appartenance de telle silve au genre démonstratif, énumérant alors de nombreuses figures et des caracté­ ristiques mentionnées dans le discours sur Quintilien et Stace comme l’élégance, l’ostentation et la recherche du plaisir : Versatur haec prima Sylva in demonstrativo genere, quod ad ostentatio­ nem compositum solam petit audientium voluptatem. Quare et senten­ tiarum popularitas et figurarum iucunditas et tralationum magnificentia

9 Sidoine Apollinaire, Carmina, 22, 6, éd. A. Loyen, Paris, I960, p. 142-143. Voir Politien, Commento inedito alle selve di Stazio, éd. L. Cesarini Martinelli, Firenze, 1978, p. 10. Sur la définition de Sidoine Apollinaire, voir Luca Mondin, « L a misura epigrammatica nella tarda antichità » , in Epigramma longum. Da M arziale alla tarda antichità. From M artial to Late Antiquity, Atti del convegno internazionale, Cassino 29-31 maggio 2006, éd. A. M. Morelli, Cassino, 2008, p. 397-494. Je remercie Franca Ela Consolino de m’avoir indiqué cette référence bibliographique. 10 A t in endecasyllabis (9, 228-29), u t supra meminimus, it de hoc poeta loquens subdi­ dit : aut cum forte pedum minore rhythmo / pingit gemmea prata sylvularum, Commento inedito alie selve, p. 11. 11 Politien, Oratio super Fabio Quintiliano et Statii Sylvis in Prosatori latini dei Quattro­ cento, éd. E. Garin, Milano-Napoli, 1952, p. 872: « I l exhiba des ornements et figures de style si nombreux et si raffinés, il fut si populaire par ses sentences, éclatant pour le vocabulaire, charmant par les figures, magnifique par les métaphores, grand et musical pour la facture des vers que tout semble avoir été composé pour l’apparat et avoir été ménagé pour une célébration solennelle » (notre traduction). 12 Panepistemon, éd. J. M. Mandosio, thèse de doctorat soutenue à l’Ecole pratique des Hautes Études, 1998, t. I, p. 220.

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et compositionis artificium in eo vel maxime genere asciscitur : nam quasi institutores eloquentiae sunt qui ostentativum hoc genus tractant13.

Or, la multiplication des taxinomies témoigne d’une volonté de brouillage des normes génériques. Ainsi, plus qu’un genre, la silve est le domaine possible de la génération de formes et d’hybridations nou­ velles que Politien expérimente dans ses propres Silves. Elle est surtout le lieu de l’excellence : elle relève de toute évidence de la « première es­ pèce de poésie » et s’apparente à la poésie épique - il n’est pas anodin de constater que les Silves de Politien sont composées en hexamètres dactyliques, produisent des fables portant sur des histoires anciennes et utilisent un style élevé14 - , mais elle permet par la variété et par sa di­ mension moyenne d’éviter les écueils propres aux œuvres longues, dans lesquels le génie s’essouffle15. L

es h é r it ie r s d e

P o l it ie n

La première véritable poétique humaniste est due à un collègue et rival de Politien à Llorence, Bartolommeo Lonzio dont le De Poetice, resté manuscrit, fut composé entre 1490 et 1492 et dédié à Laurent le Magnifique16. Présenté sous la forme d’un dialogue, dans la tradi­ tion cicéronienne, déjà illustrée par Landino et par Pontano, le traité est construit en trois parties : la première traite des origines divines et de la dignité de la poésie ; la seconde des officia poetica et la troisième est consacrée aux genres poétiques et à ceux qui les ont illustrés. Comme l’a montré Perrine Galand, Lonzio se démarque du néo-platonisme ficinien pour suivre un néo-platonisme « diffus » et adopte après Politien 13 Angelo Poliziano, Commentu inedito alle selve di , éd. L. Cesarini Martinelli, 1978, p. 66. « Cette première silve appartient au genre démonstratif qui, composé pour l’ostentation, recherche le seul plaisir des auditeurs. C ’est pourquoi la popularité des sentences, l’agrément des figures, la magnificence des métaphores et l’artifice de la com­ position sont particulièrement approuvés en ce genre : ceux qui pratiquent ce genre osten­ tatoire sont quasiment des maîtres d’éloquence (notre traduction) » . 14 É. Séris, « Ange Politien : mélange des genres, genre mixte ou refus de généricité ? » , L a Renaissance des genres. Pratiques et théories, Colloque international dirigé par Giuseppe Sangirardi et Paloma Bravo (Centre Interlangues, EA 4182). Université de Bourgogne 17­ 18 octobre, 2009, à paraître dans les actes. 15 Voir la préface du commentaire des Silves de Stace. 16 Cette poétique a été éditée par Charles Trinkaus, « The Unknown Quattrocento Poetics o f Bartolommeo della Fonte » , Studies in the Renaissance, 13 (1966), p. 40-122 et étudiée par P. Galand, « Quelques aspects de l’influence de Quintilien sur les premières poétiques latines de la Renaissance (Fonzio, Vadian, Vida) » , dans Quintilien ancien et moderne. Études réunies par P. Galand, F. Hallyn, C. Févy et W. Verbaal, Turnhout, 2010, p. 303-349. Voir aussi de C. Trinkaus, « A Humanist’s Image o f Humanism : the Inau­ gural Orations o f Bartolommeo della fonte » , Studies in Renaissance, 7 (i960), p. 90-147.

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une conception de l’inspiration qui concilie divinitas, natura et ars17. Il prône, en outre, une poétique du «ju ste m ilieu », déconseillant le poème héroïque à ceux qui sont dépourvus d’un génie poétique su­ périeur et leur indiquant des modèles alexandrinisants18 ; enfin, il fait l’éloge d’une écriture en deux temps - supposant un premier élan (im ­ petus), puis des corrections - dont les qualités sont la grâce, le charme et l’élégance. Stace est cité dans la troisième partie du traité, consacrée aux genres littéraires. Comme Politien, Fonzio y adopte la tripartition de D io­ mède entre genre actif, narratif et mixte (commune)19. Il examine donc successivement le genres héroïque, puis les poètes lyriques, iambiques et élégiaques et enfin les auteurs dramatiques, distinguant les auteurs de tragédie, de comédie, de drame satyrique et de mime20. C ’est dans la première section, consacrée au genre héroïque, que sont mentionnées les Silves : Eodem ferme tempore sub Flaviis principibus duo poetae celebres flo­ ruerunt : Valerius Flaccus Argonautica cuius nuper interpretati sumus, et Papinius Statius Neapoli oriundus qui Thebanum bellum et silvas ceci­ nit, Achillem vero ad exitum moriens non perduxit21.

Les Silves sont donc associées à la Thébaïde et à l’Achilléide, comme dans la silve Nutricia de Politien qui modifie l’ordre chronologique pour célébrer Antimaque et Stace après Homère et Virgile et rappeler l’or que les Silves valurent à leur auteur : Excipiunt gemini procul hos longeque secuntur Qui septem Cadmaea vocent ad moenia reges :

17 Fonzio, éd. Trinkaus, p. 112 et P. Galand, « Quelques aspects ... » , p. 321-325. 18 Éd. Trinkaus, p. 108 et P. Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences (paradoxales ?) entre YÈpitre aux Pisons d’Horace et la poétique de la silve (au début du X V Ie siècle en France) » , Bibliothèque d ’H umanisme et Renaissance, 60 (1998), p. 624-627. On reconnaît en cela l’influence de Politien qui, dans Y Oratio super F. Quintiliano et Statii Sylvis (1480), vante les poètes de second ordre. 17 Poetice ad Laurentium Medicem, éd. Trinkaus, p. 114. 20 Itaque sim ul tria haec genera complectentes, de heroicis primo, tum de lyricis ac iam­ bicis, deinde de elegiacis, postremo de fabularum scriptoribus, in quis tragki, comici, satyrici, mimici numerantur, et de eorum quoque poematis atque initiis ordine referemus, si ita vide­ tur vobis. Ibid. 21 Poetice ad Laurentium Medicem, éd. Trinkaus, p. 116 : « A la même époque, sous les Flaviens, deux poètes fameux eurent un grand succès : Valèrius Flaccus dont nous avons récemment interprété les Argonautiques, et Stace, originaire de Naples, qui a chanté la guerre thèbaine et les silves, mais qui mourut avant d’avoir conduit Achille à son terme » (notre traduction).

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Hunc Phoebaea Claros, Cumaea Neapolis illum Protulit ; hic elegis etiam tua funera, Lyde, Flet pius, herois ille audax versibus effert Magnanimum quoque Peliden ; hic denique magni Instar habet populi pendentam ad verba Platonem Ille etiam Silvis partum sibi praedicat aurum22.

Fonzio n’accorde pas à Stace une importance privilégiée et il né­ glige la hiérarchie des genres suggérée chez Politien par l’adverbe etiam et reposant, depuis les Grammairiens antiques ou la fameuse roue de Virgile, sur la dignité et la grandeur des sujets traités. Bien qu’il mette en avant le critère du mode, sa classification des genres répond aussi à un critère métrique et le genre héroïque comprend tous les poèmes en hexamètres. C ’est ainsi qu’à l’instar de Quintilien {inst. 10, 1, 53), il mentionne Théocrite à la suite d’Hésiode, Antimaque, Apollonius et Aratos23. Cependant, les Silves trouvent particulièrement bien leur place dans un catalogue qui associe le genre héroïque aux qualités de style et à Fornatus, mis en valeur par Politien dans son commentaire des Silves de Stace : Fit autem ex rerum ac verborum ornata et venusta compositione ea di­ gnitate et elegantia, ut omne verbum lucidum, tersum, concinnum, a vulgo remotum sit, res vero quaeque sententiis, figuris, coloribus, lumi­ nibus sit illustris24.

Rappelons que pour Stace, être poète consiste précisément à adopter un langage qui ne soit pas vulgaire (non uulgare loqui, Silves, 5, 3, 214). Les Silves de Stace sont de même citées dans les histoires littéraires de Pietro Crinito et de Gregorio Lilio Giraldi, respectivement parues

22 « Loin derrière eux viennent deux poètes qui les suivent à distance, et qui incitent les Sept Rois à s’emparer des remparts cadméens : l’un d’eux vient de Claros consacrée à Phoebus, l’autre de Naples cuméenne ; l’un en vers élégiaques pleure aussi pieusement ta mort, Lydé, l’autre en vers héroïques glorifie hardiment à son tour le noble fils de Pélée ; l’un enfin juge l’attention que prête Platon à ses paroles aussi importante que celle d’un grand public, l’autre proclame qu’il a reçu de l’or même dans ses Silves » , trad. P. Galand, Ange Politien, Les Silves, p. 325. 23 Theocritus quoque Syracusius in su o fu it genere admirandus (éd. cit., p. 115). Sur les critères de classements et l’héritage du classement de Quintilien, voir notre article « Q u in ­ tilianus censor in literis acerrimus : postérité des jugements de Quintilien sur les poète an­ tiques dans les Poétiques latines de la Renaissance (1486-1561) » , dans Quintilien ancien et moderne, p. 351-382. 24 Poeticead Laurentium Medicem, p. 115: « L a composition ornée et élégante des sujets et des mots est réalisée avec une si grande dignité et une si grande grâce que chaque mot est éclatant, raffiné, bien disposé, éloigné du vulgaire et que chaque sujet est illuminé par les sentences, les figures, les couleurs et les raffinements du style » (notre traduction).

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à Venise en 1505 et à Bâle en 1545, qui s’inscrivent dans la tradition inaugurée par la silve Nutricia25. Le premier, disciple favori et éditeur posthume de Politien, présente dans son De Poetis latinis quatre-vingt quatorze auteurs latins répartis par ordre chronologique en cinq cha­ pitres, de Livius Andronicus à Venance Fortunat. Giraldi précise dans la lettre-préface qui introduit son premier dialogue que le point de départ de son ouvrage fut une lecture approfondie de la silve N utri­ cia, qu’il effectua vers 1503, à Carpi, en compagnie du fils de son ami Jean-François Pic de la Mirandole et du lettré ferrarais B. Pison, que la peste avait chassé de sa patrie. Ses dix dialogues sont pour la plupart consacrés à un genre spécifique dont il étudie les représentants en res­ pectant la chronologie. Le premier est consacré à la poésie ; le suivant aux premiers poètes jusqu’à Homère ; le troisième aux poètes grecs hé­ roïques et élégiographes ; le quatrième aux poètes latins et le cinquième aux poètes empereurs et chrétiens ; les dialogues 6 à 8 aux poètes scé­ niques grecs, puis latins et les dialogues 9 et 10 à la poésie lyrique et épigrammatique. Comme Politien, les deux historiens de la littérature classent Stace parmi les poètes héroïques, mettent l’accent sur le calor subitus et citent les hendécasyüabes de Sidoine Apollinaire. Crinito souligne en outre l’intérêt de Stace pour les gens de bien et pour les devoirs de l’amitié : In his facile probauit Statius : quantum faueret bonis ingeniis : quantum­ que amicorum studiis atque officiis concederet26.

C ’est donc le caractère éthique des Silves qui est mis en avant, comme toujours chez Crinito qui s’attache par exemple à démontrer qu’Ovide est un poète particulièrement vertueux. Giraldi insiste, pour sa part, sur le caractère autobiographique des Silves : ex iisdem, inquam, Syluis et amicos et fortunam, et reliquam ipsius poëtae uitam facilè cognoscetis27.

La silve est désormais associée à une inspiration personnelle, mais le genre n’est pas dissocié de Stace, ni pris en compte pour lui-même. 25 Crinito, Pietro, De poetis Latinis, [Venise], 1505; Giraldi, Gregorio Lilio (1479­ 1552), Historiae poetarum, tam graecorum quam latinorum, dialogi decem, quibus scripta et vitae eorum sic exprimuntur, ut ea perdiscere cupientibus m inim um ja m laboris esse queat, Bâle, [chez M. Isingrinium], 1545. 26 D e poetis Latinis, éd. Bade, Paris, 1520, IIII, fol. x c i i i i : « Dans ces Silves, Statius a bien montré à quel point il s’intéressait aux bons naturels et tout ce qu’il accordait aux bons offices et aux devoirs de l’amitié » (notre traduction). 27 Historiae poetarum, Dialogus IIII, p. 534: « P a r ces mêmes Silves, vous connaîtrez les amis et la fortune et le reste de la vie du poète » (notre traduction).

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C ’est ainsi que Giraldi ne mentionne pas la silve dans les nombreuses classifications des genres qu’il énumère dans son premier dialogue, Stace est uniquement mentionné lorsqu’il envisage la liste des genres de poèmes {poematum species) établie par les frères Tzetzes dans leur com­ mentaire de Lycophron, parmi les poètes qui ont illustré le 10e genre, celui de l’épithalame28. S il v e G

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Il n’est question ni de Stace ni de la silve dans les Poétiques de Gi­ rolamo Vida29 et de François Dubois30, composées vers 1515, alors que Vida, ami et protégé de Léon X évolue dans les cercles intellectuels de la Curie romaine et que Dubois est régent à Paris au collège de Montaigu. On peut cependant, comme l’a fait Perrine Galand pour Vida, relever des coïncidences entre ces poétiques et l’esthétique de la silve31. François Dubois - en latin, Franciscus Sylvius - semble prédestiné à théoriser la silve: grand connaisseur de Politien qu’il édite en 1517 et 1519, auteur lui-même de Progymnasmata qui sont un recueil d ’elegantiae, il appartient au cercle de Montaigu bien connu des spécialistes de la silve puisque ce genre s’y épanouit tout particulièrement32. C ’est

28 Scripsit item apud Graecos Stesichorus Helenae primus epithalamium, ut Theocriti scri­ bunt interpretes, quae Stesichorum secutus et imitatus est Theocritus. Apud nos uero in hoc genere carminis laudat in primis Catullus, Statius et Claudianus, et nostro tempore Altilius et Coelius noster, Historiae poetarum, p. 91. 29 Commencée à partir de 1515 et achevée en 1520, la Poétique de Vida fut impri­ mée en mai 1527, à Rome, aux presses d’un certain Ludovico degli Arrighi, originaire de Vicenza (Marci Hieronymi Vidae Cremonensis de arte poetica lib. TU (...), Romae, apud Ludovicum Vicentinum, A nno a Christi N atali m dxxvu , Mense Majo). Le 6 de ce même mois, les troupes de Charles V saccagèrent la cité. Comme il ignorait cette édition ou pour des raisons commerciales, Robert Estienne, imprima une édition pirate, parue à Paris, en juin 1527 dont le texte diffère en beaucoup d’endroits du texte corrigé par Vida pour être imprimé par Vicentino et éclaire sur la genèse de l’œuvre. Voir les éditions modernes de R. G. Williams, New York, 1976, A. M. Espirito Santo, Lisboa, 1990 et aussi M. A. D i Cesare, « The Ars poetica o f Marco Girolamo Vida and the Manuscript Evidence » , Acta Conventus Neo-Latini LovaniensisProceedings o f the First International Congress o f Neo-Latin Studies, Louvain, 23-28 August 1971, Louvain et Munich, 1973, p. 207-218 et S. Rolfes, Die lateinische Poetik des Marco Girolamo Vida und ihre Rezeption bei Julius Caesar Scaliger, München-Leipzig, 2001. 30 Sylvius Franciscus (Dubois François), Poetica, Paris, chez Jean de Gourmont, 1516; Paris, chez Josse Bade, 1520. Jean Lecointe a magistralement édité et commenté cette œuvre peu connue dans son Mémoire d’Habilitation à diriger des recherches, soutenu à l’Université de Paris IV, en janvier 2000. 31 Voir plus loin. 32 Voir la communication d’Olivier Pedeflous dans le présent volume.

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ainsi que l’épître dédicatoire d’Étienne Desgouttes compare, par un jeu sur le nom prédestiné de l’auteur, la Poétique à un bois métagénérique : Sylua est amoenissima, vtpote in qua terra innumeris florum coloribus respersa, viret assidue. Ibi odor naribus blandiens. Ibi aura lenis. Ibi umbrae delectabiles. Ibi fontium suauis tinnitus. Ibi riuuli argentei et collucentes. Ibi mollis eorum fluxus, et terram, et haerbas irrigans. Ibi inaudita auium garrulitas. Ibi denique procerae in coelum arbores, vire­ scenti semper fronde praestantes, atque fructus suauissimos quocumque in tempore producentes. Quos vt semel mecum gustetis, vos non solum hortor, verum etiam atque etiam obsecro. N on enim semel postea gusta­ bimus suauitate illecti33.

Jean Lecointe souligne dans son édition le hiatus entre l’écriture de la silve, célébrée par Étienne Desgouttes, et une poétique qui réaf­ firme dans le sillage d’A ristote la primauté du mythos, se cantonnant à la dispositio et limitant les exemples à trois genres - épopée, comé­ die et tragédie - , représentés par trois auteurs - YEnéide de Virgile ; ÏAndrienne de Térence ; Hécube et Iphigénie d’Euripide. Cependant, les raisons de cette restriction sont moins une marque de purisme qu’une volonté pédagogique de recourir à des exemples connus de tous3435. En outre, Dubois évacue l’unité organique du récit pour ne retenir que le thaumaston et la varietas. En rupture avec la lecture morale et allégorisante héritée de l’A ntiquité tardive, il met l’accent sur l’agrément, la festiuitas, la variété, les effets de surprise et il va même jusqu’à recom­ mander pour tous les types de récit un début troublé et confus afin de produire « un charme non négligeable » {ab ea poematis principium accipias non inuenustumf*’. Dubois fonde cette lecture sur le D e inven­ tione de Cicéron, mais il s’inscrit aussi dans l’esthétique de son époque : celle de Politien et d’Érasme et celle de la théorie des arts qu’il évoque

33 Épître dédicatoire d’Étienne Desgouttes (mai 1516), Sylvius Franciscus (Dubois François), oetica,p. 5 et traduction, p. 4 : « C ’est un Bois plein d’aménité, comme il P convient à un lieu où la terre semée de fleurs aux couleurs sans nombre ne perd jamais sa verdure. Là, des parfums qui flattent les narines. Là, de plaisants ombrages. Là, de doux zéphyrs. Là, leurs tendres flots qui arrosent et la terre et le gazon. Là, le ramage extraordi­ naire des oiseaux. Là, enfin, des arbres immenses qui s’élèvent jusqu’au ciel, s’enorgueillis­ sant perpétuellement d’une verdoyante ramure, et produisant en toute saison des fruits délicieux. Venez les goûter rien qu’une fois en ma compagnie : je ne vous y exhorte pas seulement, je vous en supplie encore et encore ! Nous ne nous contenterons pas ensuite d’y avoir une fois goûté, tant nous serons charmés par leur douceur » . 34 Sylvius Franciscus (Dubois François), oe,p. 8. P 35 Sylvius Franciscus (Dubois François), Poetica, p. 7.

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à plusieurs reprises et il est probable que l’esthétique de la silve a nourri sa description d’une Enéide labyrinthique et romanesque. Perrine Galand a de même souligné les coïncidences du De arte poe­ tica libri II I de Girolamo Vida avec la poétique de la silve, notant que l’édition pirate parisienne de 1527, chez Robert Estienne, fut publiée grâce aux efforts de Nicolas Bérauld, éditeur de Politien et commen­ tateur de la Silve Rusticus et de Jean Salmon Macrin, 1’« Horace fran­ çais >>36. Le projet de Vida est plus ambitieux que celui de Dubois et s’apparente à la fois à YInstitution oratoire de Quintilien par ses ambi­ tions pédagogiques et aux Géorgiques de Virgile, en ce qu’il est davan­ tage une célébration de l’art qu’un exposé technique et systématique37. Sa Poétique se divise en trois parties, dont la première est consacrée à l’éducation du jeune poète, la seconde à l’invention et à la disposition, la troisième à l’élocution. Vida néglige les petits genres ; il entend surtout former un poète « ca­ pable de chanter les hauts-faits des héros ou les louanges des dieux » {Heroum quifacta canat laudesve deorum, v. 4) et il limite les modèles à imiter aux grands auteurs. Cependant on peut relever plusieurs points communs avec l’esthétique de la silve : tout d’abord Vida, se souvenant d’Horace et de Quintilien, souligne la nécessité de choisir le genre de l’œuvre que l’on composera en fonction de ses capacités et les conseils qu’il donne sont applicables à tous les genres38. Ensuite, il insiste sur la nécessité de n’écrire que des œuvres « spontanées » {omnia sponte sua quae nos elegimus ipsi / proueniunt, 1, 55-56), il met en scène un furor intermittent, et comme Quintilien, il insiste sur l’idée que le calor ins­ pirateur doit être guidé par Pars. Surtout, il rappelle la nécessité pour un poète de ne pas commencer son œuvre par une longue épopée : Sed neque inexpertus rerum iam texere longas Audeat Iliadas : paulatim assuescat, et ante Incipiat graciles pastorum inflare cicutas. Iam poterit culicis numeris fera dicere fata ; Aut quanta ediderit certamine fulmineus mus

36 « Quelques coïncidences paradoxales ... » , p. 633. 37 Sur son projet, voir P. Galand, «A spects de l’influence de Quintilien ... » , p. 313­ 315. 38 Horace, ars 38-39 : Sumite materiam uestris, qui scribitis, aequam uiribus ; Quinti­ lien, inst. 10, 2, 19 : Tum in suscipiendo onere consulat suas uires et Vida, D e arte poetica, 1, 39-40 : Tu vero ipse humeros explorans consule primum, / A tque tuis prudens genus elige viribus aptum : « Mais toi-même, éprouvant la puissance de tes épaules, réfléchis d’abord, / Et choisis avec prudence un genre adapté à tes forces. » , trad. P. Galand, « Quelques coïn­ cidences ... » , p. 634

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Funera in argutas et amantes humida turmas ; Ordiriue dolos, et retia tenuis aranei35*40.

On reconnaît les Bucoliques40 et le Culex qui ont préparé Virgile à l’Enéide et la Batrachomachie et l’Arachnomachie attribuées à Homère. Vida parle d’expérience puisqu’il a d’abord composé des églogues virgiliennes, puis un petit poème héroïque (le pugilum certamen) avant de commencer sa grande épopée, la Christiade. Son conseil est mani­ festement inspiré par la Vie de Virgile (58-77), mais l’on songe aussi à la préface du premier livre des Silves, dans laquelle Stace justifie la publication de cette œuvre plus légère en évoquant le Moucheron et la Batrachomachie : Sed et Culicem legimus et Batrachomachiam etiam agnoscimus, nec qui­ squam est inlustrium poetarum qui non aliquid operibus suis stilo remis­ siore praeluserit (Epître dédicatoire du premier livre des Silves41).

Nul doute que le conseil de Vida a pu donner confiance aux auteurs de silves contemporains qui, comme le note Perrine Galand, sont « as­ sez peu confiants encore en leur génie latin >>42. En outre, si Vida est plus attentif que Dubois à l’unité de l’œuvre, il est cependant tout aussi sensible à la distorsion et à l’expansion du récit43. Prônant des détours caractérisés par l’oxymore uia inuia44, il en­ visage aussi des moments récréatifs : Quare etiam, egregii uates, ego carmina uestra Haud equidem arguerim, qui pectora fessa legentum Interdum, atque aures recreatis carmine dulci. N on ego, post Celei crates, post tribula dicta, Rastraque, plaustraque, et inflexo cum uomere aratra, Addubitem flere extincti miserabile funus 35 Girolamo Vida, D e arte poetica, 1, 459-65 : « Mais, plutôt que d’oser, dans son inexpérience, se mettre à composer 460 De longues Iliades, il lui faut s’aguerrir peu à peu, et d’abord Commencer à souffler dans l’étroit chalumeau, l’instrument des bergers. Puis il pourra chanter en ses vers les destins rigoureux d’un moustique, Ou le carnage que le rat meurtrier fit lors de ses combats Contre les escadrons des animaux bruyants aimant les lieux humides, 465 Ou bien ourdir les ruses et les filets tendus par la fine araignée. » Traduction J. Pappe à paraître chez Droz, légèrement modifiée. 40 Bue. 5, 85 : Hac te nosfragili donabimus ante cicuta. 41 Éd. H. Frère et H . J. Izaac, Paris, 1961, p. 11-12. 42 P. Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences ... » , p. 639. 43 Sur ces notions, voir R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » , Communications, 8 (1966), Seuil, 1981, p. 29-31. 44 Vida, De arte poetica, 2, 56-73 et 124-131.

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Romani ducis : aut ruris laudare quietem Post uites dictas Bacchi, et syluestria dona. Vbi etiam, qui iam perfecto munere longam Subiecere moram, extremo sub fine uagantes Exactorum operum, uacua dum carmina musa In longum traherent, cuius dulcedine mira Fessi animi cuperent iterumque iterumque redire45.

On songe aux « lambeaux de pourpre cousus » que Sidoine Apolli­ naire associe à l’écriture de la silve, mais surtout au fait que Stace luimême conseille la remissio à son ami, le sénateur Vitorius Marcellus, comme au poète (silve 1, 4, 32-38). L ’i n s e r t i o n t io n

p r o b l é m a t iq u e

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c l a s s if ic a ­

DES GENRES

La silve ne disparaît cependant pas de tous les arts poétiques et cer­ tains poéticiens l’intègrent à leur catalogue des genres. C ’est le cas de Vadian dans son De poetica et carminis ratione liber, paru à Vienne en 151846. Perrine Galand a montré comment cet ami d’A gricola associe les théories de Quintilien sur l’improvisation et la doctrine du furor, à partir de la méditation horatienne sur la part de Fars et de Fingenium, avec cette originalité qu’il assimile « la situation du poète à celle du mystique chrétien qui n’attend pas passivement la révélation >>47. Je me concentrerai sur le chapitre VIII consacré à une typologie des genres

45 Vida, D e arte poetka, 2, 239-251 : « Voilà aussi pourquoi, poètes éminents, je ne puis, quant à moi

Critiquervos chants,carvous savezpar moments, quand l’espritdeslecteurs

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Et leurs oreilles sont à bout, les ranimer d’un chant doux à entendre. Après avoir parlé des herses de Célès, des claies pour labourer, Des râteaux, des chariots et des charrues au soc incurvé, moi non plus, Je n’hésiterais pas à me lamenter sur les tristes funérailles Du chef romain défunt, ni à vanter le calme de la vie campagnarde Après avoir parlé des vignes de Bacchus et des fruits des forêts. J ’en ai même vu qui, parvenus au bout de leur tâche, longuement En retardaient l’issue, partant à l’aventure au tout dernier moment Quand l’œuvre était finie : leur Muse était oisive, alors ils l’employaient

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A prolongerleurchant,afinque grâceàsamerveilleuse douceur

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Les âmes épuisées soient prises du désir d’y revenir sans cesse. » , Trad. J. Pappe, à paraître chez Droz. 46 Vadianus (Vadian, Joachim von Watt), DPoetica et Carminis Ratione chiorem Vadianum ratem F , Vienne, 1518. Une édition moderne est due à P. Schaffer, Joachim Vadianus, D e Poetica et Carminis ati, München, 1973-1977. R 47 «A spects de l’influence de Quintilien ... » , p. 336-45.

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poétique48. Après avoir évoqué la variété des poèmes, celle des modes d’expression, de l’ornementation, des sujets et des mètres, Vadian ex­ pose comme ses prédécesseurs la classification de Diomède en trois modes (dramatique, exégétique et mixte), puis il examine les espèces poétiques, successivement, l’épopée, la poésie lyrique, l’élégie, la satyre, la tragédie, la comédie et la bucolique. C ’est alors qu’il envisage d’autres genres voisins de ceux qu’il vient de citer : Et hae, Frater, praecipuae Poematum species sunt, quibus non ignoro alias adnecti, quae si recte perpendemus, cum superioribus vel sunt vici­ nae vel commercium habent. Eae vero sunt : epithalamium quo nuptia­ rum festivitas indiciis votisque boni auspicii iunctis describitur ; monodia quae unius laudem amplectitur; georgica qua terrae culturae praecepta traduntur; et silva quo vocabulo carmen effusum repentino calore si­ gnificatur, quod relegere et castigare per intervalla solemus, quam rem quamvis Quintilianus libro decimo dare vitio videatur {inst. 10, 3, 17), quod sic scribendo stili velocitas et caloris impetus iudicium diligenti­ amque intercipere videantur, multum tamen verae laudis hoc scribendi genere Statius meruit, nec dubito diligentissime scripta et perpensa fuisse quae in hoc repentini studii opere edidit. Et Quintilianum probo su­ bitam in scribendo celeritatem damnantem nec dissensionem haec res parit : adverto enim silvam vetustis carmen appellatum argumentis va­ riis stilique exuberante licentia deductum, quo miscellanea quasi materia tractaretur ; hoc, nisi obesset longitudo, certe in epigrammatis partes secederet verumque esset epigramma. Ita et de epithalamio iudico ; ge­ orgica vero et monodia, quia ad genus exegeticum pertinent, sicut et Lu­ cretii de natura disputatio, quanquam materia non sit par ad Heroicum, tamen carminis et verborum dispositione proxime accedere videtur45.

Vadian restitue la portée critique du passage de Quintilien sur l’im­ provisation tout en faisant de la silve un genre qui concilie l’élan et 48 D e multiplici genere poetarum et speciebus Poematis variis, éd. Schaffer, p. 74-82. 45 Vadian, De poetica et carminis ratione liber, éd. P. Schaffer, 1 .1, p. 82. « Voici, Frère, les principales catégories de poèmes, auxquelles je n’ignore pas qu’il faut en attacher d’autres, qui, si nous considérons bien la chose, sont voisines des catégories précédemment citées ou présentent avec elles des points communs. Il s’agit de l’èpithalame dans lequel on décrit la joie des noces en y ajoutant des signes et des vœux de bons auspices ; la monodie qui déve­ loppe l’éloge d’un seul individu ; la gèorgique dans laquelle sont transmis les préceptes de la culture de la terre et la silve 'dont le nom désigne un poème épanché sous l’effet d’une chaleur soudaine, que nous avons coutume de relire et de corriger par intervalles’ ; quoique Quintilien au livre dix semble considérer la chose comme un défaut, parce qu’en écrivant ainsi, la rapidité de la plume et l’élan de la chaleur semblent faire obstacle au jugement et à la diligence, cependant Stace, dans ce genre d’écrit, s’est acquis une grande et vraie gloire, et je ne doute point que ce furent des poèmes écrits et pesés avec beaucoup de diligence que dans cette œuvre d’un zèle impromptu il publia. Mais j’approuve aussi Quintilien de blâmer une célérité subite en matière d’écriture, et ceci n’engendre pas de contradiction :

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la pondération50. Il propose alors une définition du genre fidèle à la conception du Quattrocento, en mettant l’accent sur la variété des ar­ guments et sur l’exubérance du style ; cependant il n’est plus question de le rattacher à l’épopée : c’est à l’épigramme que s’apparente désor­ mais la silve. On peut citer plusieurs raisons à ce rattachement : tout d’abord, le genre héroïque s’est scindé en genres distincts. L’épopée, illustrée chez Vadian par Homère et par Virgile - Stace étant exclu en raison de sa langue difficile - se définit par la grandeur de ses sujets et par sa gravitas-, la bucolique se définit par l’humilité de ses sujets et la sim­ plicité du style (character). La silve ne peut se rattacher ni à l’un, ni à l’autre. Par ailleurs, Vadian pense peut-être à la préface du livre II des Silves de Stace dans laquelle le poète assimile ses silves à des épigrammes : In arborem certe tuam, Melior, et psittacum scis a me leues libellos quasi epigrammatis loco scriptos51. Surtout, la façon dont Vadian caractérise l’épigramme apparente le genre épigrammatique à la silve : lorsqu’il énumère les sujets d’épigramme, il mentionne les jardins, les statues, les colosses et en fait un genre descriptif52. Surtout, il met l’ac­ cent sur la uenustas, la.festiuitas du genre et préfère l’élégance à targutia privilégiée par les théoriciens de la deuxième moitié du XV Ie siècle, qui mettront l’accent sur la pointe et les traits d’esprit53. Il en va de même chez Roborteüo qui, dans son traité sur l’épigramme, privilégie la suauitas, les affects et met l’accent sur les intersections avec les autres genres, utilisant le terme « sylva » pour qualifier la matière emprun­ tée aux autres genres et destinée à être remodelée. Or, comme le note en effet, je remarque que les anciens ont appelé silve un poème aux arguments variés, filé au gré d’un style exubérant, où l’on devait traiter d’une matière mélangée quasi brute ; en cela, si la longueur ne s’y opposait, la silve assurément tirerait du côté de l’épigramme et serait véritablement une épigramme. Je juge qu’il en va de même pour l’épithalame ; mais la géorgique et la monodie, parce qu’elles appartiennent au genre exégétique, comme la dissertation de Lucrèce sur la nature, bien que leur matière ne soit pas équivalente à la matière héroïque, me semblent très proches du genre héroïque par la disposition des vers et des mots » , trad. Perrine Galand, « Quelques coïncidences ... » , p. 633. 50 Perrine Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences ... » , p. 633 51 « Tu sais, en tout cas, qu’en l’honneur de ton arbre, Mélior, et de ton perroquet, mes pièces légères furent écrites comme en guise d’épigrammes. » , trad. H . J. Izaac, p. 54. 52 I d aduertendum est,epigramma quasi liberi argumenti circa res leviusculas summo dé­ core versari posse, u t fontis, horti, vallis, arbusti, statuae, colossi, belluae et id genus aliarum rerum descriptionem, éd. Schaffer, t. I, p. 82. 53 Itaque maxima erit parandae gloriae etfrugis in hoc genere ratio, si tatis, nitoris aliorumque quae iam numeravimus cum primis studiosifuerimus, éd. Schaffer, t. I, p. 82. Sur la théorie épigrammatique à la Renaissance, voir P. Laurens, « Du modèle idéal au modèle opératoire : la théorie épigrammatique aux xvie et xvn e siècles » , L e mo­ dèle a la Renaissance, éd. C. Balavoine, Jean Lafond et P. L., Paris, 1986, p. 183-208.

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Vadian, la silve se distingue de l’épigramme par sa longueur, c’est pour­ quoi Roborteüo, dans le passage cité au début de cette communication, l’associe aux satires et aux épîtres d’Horace, autres genres peu codés dans lesquels, comme l’a noté Perrine Galand, « s’épanouit un art du discours familier impromptu, suscité par les circonstances, qui n’est pas si éloigné, là encore, du ton des Silves staciennes54 » . On peut supposer que les silves morales et religieuses écrites par les contemporains ren­ forcent la parenté avec les satires et les épîtres d’Horace, au caractère éthique marqué. C ’est probablement parce qu’il s’agit de genres-non genres que Roborteüo ne consacre pas de traité à la silve et à l’épître lorsqu’il vise à combler les lacunes des Poétiques d’A ristote et d’Horace par des monographies consacrées à l’élégie, à la satire, à l’épigramme, à la comédie et aux traits comiques55. Autant Juvénal a fait de la satire un genre au code relativement défini, par le biais de poèmes liminaires métadiscursifs, autant l’épître horatienne comme la silve ne se définissent que par une tonalité « relâchée » , moins facilement identifiable que la véhémence de Juvénal. C ’est encore dans le cadre d’une mise au point sur les genres poé­ tiques que la silve est évoquée dans le De poeta d’A ntonio Sebastiano Minturno56, dialogue fictif entre amis, tous membres de l’Académie de Pontano, réunis à Mergilina, près de Naples, dans la Villa offerte par Frédéric III à Sannazar, pour lui permettre de fuir la peste qui sévit dans la cité et qui, à l’ombre d’un platane évoquant les dialogues socra­ tiques, dissertent de l’art poétique. L’œuvre est divisée en six livres. Le premier traite de la poésie en général et aborde notamment la question du statut de la poésie et celle de l’imitation. Il s’achève par une défini­ tion du poète comme uir bonus dicendi imitandi peritus, dont l’office est de susciter l ’a dmiration d’une aristocratie lettrée et capable de saisir sa beauté57. Le second livre est consacré au poète. Sannazar, chargé par ses amis de l’exposé, définit l’ample culture qu’il doit posséder, puis en vient à ses devoirs, aux genres poétiques, à la matière de la poésie et 54 « Quelques coïncidences ... » , p. 621. 55 A l’exception du traité D e salibus {Explicatio eorum omnium quae ad quaestiones de salibus pertinent) qui ne figure que dans l’édition citée de 1548, p. 51-58, les autres traités sont aussi édités dans B. Weinberg, Trattati di poetica, vol. I, p. 495-537. 56 D e Poeta, ad Hectorem Pignatellum, Vibonensium ducem, libri sex, Venise, F. Rampazzetto, 1559. Reproduit dans Poetiken des Cinquecento, 5, éd. F. Fabian, Munich. 57 On reconnaît l’héritage de Pontano : Voir YActius dans I Dialoghi a cura di C. Previtera, Firenze, 1943, p.127-239 et l’article de M. Deramaix, «Excellentia et admiratio dans 1'Actius de Giovanni Pontano. Une poétique et une esthétique de la perfection » , Rome, 1987 {Mélanges de ÎEcole française de Pome. Moyen-Age, Temps Modernes, 99, 1), p. 171-212.

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aux parties de la poétique. Il aborde enfin la poésie épique qui inclut la poésie héroïque, didactique et bucolique. Le livre 3 traite de la tra­ gédie et de la satire ; la description des caractères des personnages est l’occasion d’une étude des différents états de l’âme. Le livre 4 traite de la comédie et, à l’imitation du De oratore cicéronien, étudie comment obtenir des effets gracieux par le ridicule. Le livre 5 est consacré à la poésie lyrique et le 6 à des questions générales {sententia, propriétés des lettres, des syllabes, des figures, des sons, des rythmes, des figures de style et modèles à suivre). La silve n’est pas rapprochée de la poé­ sie héroïque, mais elle est mentionnée au livre 5 après un exposé de Carbo sur la poésie lyrique qui achève la caractérisation des différents genres, c’est-à-dire successivement la poésie épique, tragique, comique, mélique, l’iambe, l’élégie et l’épigramme. Cossus demande dans lequel de ces genres il faut situer des genres de poèmes dont il n’a pas été question : les poèmes ithyphalliques, les Thryames, les poèmes Oschophoriques, et de nombreux autres dont l’épithalame et la monodie. Pour répondre à la question, Sannazar expose de nouveau les principes de classification des genres présentés par Vopiscus au livre I. Il définit trois points par lesquels les poèmes diffèrent : la matière, l’ornementa­ tion des vers (vers nus, ornés et accompagnés du chant) et le mode de narration (simple, imitatif ou mixte). Toute la poésie se divise donc en trois catégories {partes) : la poésie épique qui contient tous les poèmes qui ne sont pas accompagnés de chant, ni de danse ; la poésie scénique qui comprend la tragédie, la comédie et le drame satyrique et les autres poèmes que l’on joue au théâtre, et enfin, la poésie mélique qui ne peut exister sans le chant et qui recouvre la poésie iambique, les épigrammes et les élégies. Sannazar esquisse alors une histoire des genres littéraires qui établit comme première la poésie épique et décrit l’apparition de genres nouveaux qui peu à peu se sont vu attribuer une matière déter­ minée. Or, il note qu’il n’a pas manqué de poètes pour pénétrer dans les champs d’autrui, mais qu’ils le faisaient sans en être les maîtres. La plupart des genres cités par Cossus relèvent selon lui de la poésie mé­ lique puisqu’il s’agit de louanges chantées lors de cérémonies religieuses. Mais, deux cas sont problématiques, celui de l’épithalame et celui de la monodie. L’épithalame, en effet, peut relever du genre héroïque - par exemple, le carmen 64 de Catulle composé en hexamètres, mais aussi de la poésie dramatique lorsque des chœurs de jeunes gens le pronon­ cent - comme dans le carmen 62 de Catulle - ou de la poésie mélique, comme le carmen 61. On note que Stace n’est pas cité comme exemple. Pour ce qui est de la monodie, elle est placée dans le genre épique et Sannazar exclut alors de nombreux poèmes - notamment les élégies -

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dont la Monodie n’est pas le genre propre (proprium genus). C ’est alors qu’intervient Thetus : Hoc loco Thetus, ergo, inquit, Sylua, praeter quam quod, si probantur, quae de Epicorum genere statuistis, Epica omnino est, certa quadam po­ esi non continetur ? Cum singulare quoddam genus haud sit, nec defi­ nito quodam carmine scribatur. Quidni, inquit Syncerus ? cui facultas est, qua uelit, solute uagandi, nec segetis rerum cuiusquam attingendae fines praescribuntur. Verum ex eo quod nullum scribendi certum habe­ ret argumentum, sed quaecunque se res ad describendum obtulisset, in ea statim, poetico quidem ingenii calore agitante, libere uersandi pote­ statem uendicasset, hoc reperit nomen, ut nouum quoddam poematum esset genus, quod ex deprauata iuuenum exercitatione, ut Fabio uidetur, originem habuit. Cum enim dicendi modum adepturi Adolescentes in Rhetorum scholis exercerentur in hoc uitium inciderunt, ut primo quasi decurrerent per materiam stylo, ut ille ait, quam uelocissimo uellent, et sequentes calorem, atque impetum, ex tempore scriberent. Hanc Sylvam uocabant58.

La silve intervient dans le traité à propos de poèmes qui mettent en échec ou en difficulté les combinatoires. Comme Politien, Sannazar ne considère pas la silve comme un genre, mais comme un mode d’écriture lié à une inspiration spécifique. Cependant, à la différence de Politien, il établit une hiérarchie entre les genres qui assimile la silve à un genre médiocre et préparatoire : Eandem secuti rationem, qui in poemate faciendo se exercebant, quasi ueteres imitari uoluissent, quos operibus magnis remissiore stylo praelu­ sisse arbitrabantur, cum illi Culicem et Batrachomiomachiam fecissent, haec in omni propemodum materia, tanquam praeludia scripserunt, in quo genere in primis floruit Papinius noster, atque ita floruit, ut si tan-

58 D e Poeta, Venise, 1559, p. 419 : « A cet endroit, Thetus dit : « N ’est-il pas vrai que la Sylve, si l’on passe outre le fait que, si l’on approuve ce que vous avez établi concernant le genre épique, elle est tout à fait épique, ne relève pas d’une catégorie poétique détermi­ née puisqu’elle n’est pas un genre singulier (singulare quoddam genus) et qu’elle n’est pas composée en un mètre défini ? Comment ne serait-ce pas le cas, dit Syncerus, puisqu’elle a la possibilité d’errer sans entraves par où elle veut, ne se voit pas prescrire de limites et peut puiser sa matière dans n’importe quel champ ? Mais en vérité, du fait qu’elle n’avait aucun argument déterminé, mais qu’elle avait revendiqué la possibilité de s’appliquer librement à tout sujet de description qui se présenterait, aussitôt, aiguillonnée par l’ardeur poétique, elle a pris ce nom comme si elle était un genre de poème, du fait que, selon Quintilien, elle tire son origine d’un entraînement condamnable des jeunes gens. Alors que les jeunes s’entraînaient dans les écoles de rhétorique pour maîtriser l’art oratoire, ils tombèrent dans le vice de courir, pour ainsi dire, à travers leur matière d’une plume la plus rapide possible, et, suivant une chaleur et un élan, d’écrire en improvisant. Voilà ce qu’ils appelaient silve » (notre traduction).

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tundem in heroica poesi ualuisset, in summis quidem profecto poetis haberetur. Adeo sunt qui in leuioribus, quae parum temporis requirant, potius quam in his, quibus industria multorum dierum opus sit, longe praestare uideantur ; et subito ex tempore eas ingenii uires effundant ; quae longa cogitatione, studioque diuturno, quasi ubi refrixerit calor ille, foecunditas omnis exaruerit, euanescuntV.

Comme Politien, Minturno note que Stace est supérieur dans le genre de la silve mais c’est pour regretter qu’il ne manifeste pas les mêmes qualités dans le genre épique. Les codes esthétiques ont changé : l’influence d’A ristote, conjuguée à celle d’Horace, renforce la supréma­ tie du mythos et des grands genres que sont l’épopée et la tragédie. Or règne un schème historiographique qui subordonne la latinité d’argent à la latinité d’or, incarnée par Virgile, si bien que Stace ne trouve pas grâce en tant qu’auteur épique. Pour conclure, la silve est beaucoup plus présente dans les traités de poétique que ne le laisse présager l'Anthologie de Bernard Weinberg. Les premiers commentateurs établissent des critères génériques, inspi­ rés de Quintilien: longueur médiane, impetus et ornatus·, cependant, envisagée comme genre, la silve gêne les théoriciens car elle ne figure pas dans les catalogues génériques hérités des anciens et ne peut être carac­ térisée par les critères traditionnels (sujet, mode, mètre) d’où son ratta­ chement à des genres divers. Le fait que la silve n’ait été illustrée que par Stace - les Silves de Lucain, parfois mentionnées sont perdues - est aussi un obstacle lorsque les schèmes historiographiques privilégient les auteurs classiques et les grands genres : la poétique de la silve essaime alors dans d’autres genres plus prisés, en particulier l’épopée et l’épigramme. La silve est moins évoquée dans les traités normatifs que dans les histoires littéraires, dont la perspective descriptive fait une place aux Silves de Stace, elle révèle cependant la particularité des différents théo­ riciens et permet d’aborder la question du monstre poétique. Politien,59

59 D e Poeta, 1559, p. 419 «Im itan t ceux qui s’exerçaient dans la composition poé­ tique, comme s’ils avaient voulu imiter les Anciens dont ils jugeaient qu’ils commençaient, en manière de prélude aux grandes œuvres par un style plus relâché, alors qu’ils avaient composé le Moucheron et la Batrachomachie, ils avaient composé ces œuvres, dans presque toute matière, comme des préludes, genre dans lequel excella tout particulièrement notre Papinius au point qu’il serait assurément compté parmi les plus grands poètes s’il avait atteint une telle perfection dans ses épopées. Il en est qui semblent l’emporter dans les œuvres légères qui demandent peu de temps, plus que dans celles qui nécessite le travail de nombreux jours et soudain, à l’improviste ils répandent les forces de leur génie qui s’éva­ nouissent sous l’effet d’une longue réflexion, d’une étude journalière, comme si, la chaleur se refroidissant, toute fécondité s’évanouissait » (notre traduction).

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poète-philologue, fait de la silve le terreau d’une liberté poétique ; le pé­ dagogue Vadian, met l’accent sur l’entraînement oratoire et sur le carac­ tère éthique du genre ; l’aristotélicien Minturno fait intervenir la silve à propos de poèmes ou de sous-genres qui paraissent mettre en échec sa combinatoire générique et selon une perspective restrictive, caractéris­ tique de la contre-réforme, il ravale la silve au rang d’essai au sein d’une hiérarchie qui privilégie les œuvres de longue haleine et subordonne la latinité d’argent à la latinité d’or. BIBLIO G RA PH IE A dam, W., Poetische und Kritische Wälder. Untersuchung zu Geschichte und Formen des Schreibens ‘bei Gelegenheit’, Heidelberg, 1988. Barthes, R., « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communica­ tions, 8 (1966), Seuil, 1981, p. 29-31. Bettinzoli, A., Daedaleum iter. Studi sulla poesia e la poetica di Angelo Poliziano, Firenze, 1995. C rinito , Pietro, De poetis Latinis, [Venise], 1505 ; De poetis Latinis, éd. Bade, Paris, 1520. D eramaix, M., « Excellentia et admiratio dans 1’Actius de Giovanni Pontano. Une poétique et une esthétique de la perfection», Rome, 1987 {Mé­ langes de l’Ecolefrançaise de Rome. Moyen-Age, Temps Modernes, 99, 1), p. 171-212. Di C esare, M. A., « The Ars poetica of Marco Girolamo Vida and the Manu­ script Evidence », Acta Conventus Neo-Latini Lovaniensiss Proceedings o f the First International Congress of Neo-Latin Studies, Louvain, 23-28 August 1971, Louvain et Munich, 1973, p. 207-218. D ubois, F., Sylvius Franciscus, Poetica, Paris, chez Jean de Gourmont, 1516. F onzio , Bartolommeo, in Charles Trinkaus, « The Unknown Quattrocento Poetics of Bartolommeo della Fonte, Bartolommeo », Studies in the Renaissance, 13 (1966), p. 40-122. G aland-H allyn, P., « Du 'cocktail’ des styles à l’expression du moi », dans L ’effacement des genres dans les lettres et les arts, 4, 5 et 6 octobre 1993, Valenciennes, 1994, rééd. dans P. G.-H., Les Yeux de l’éloquence. Poétiques humanistes de l’évidence, Orléans-Caen, 1995, p. 17-30 et surtout 25-27. —, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, 1994. —, « Quelques coïncidences (paradoxales ?) entre l’Épître aux Pisons d’Horace et la poétique de la silve (au début du xvie siècle en France) », Biblio­ thèque d’Humanisme et Renaissance, 60 (1998), p. 609-639.

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D LATINITATES C]

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C U M IG IT U R A F F L A R I POSSIS A D M E D IT A N D A M SYLVAM.

JULIUS CAESAR SCALIGER U N D DAS GATTUNGSPROBLEM DER SILVE D ie Silve als dichtungstheoretische H erausforderung Silve und Satire haben gemeinsam, daß sie einer dichtungstheoreti­ schen Einordnung Widerstände entgegensetzen. Das gilt nicht anders fur das opus magnum der Renaissancepoetik, Julius Caesar Scaligers erstmals 1561 erschienene Poetices libri septem} Angesichts des uni­ versalen Anspruchs seines Werks mußte Scaliger auch der Silve ihren Platz zuweisen, umso mehr als diese Schreibform in der Nachfolge der wiederentdeckten Silven des Statius seit dem späteren 15. Jahrhundert zu großer Blüte gekommen war. Man kann geradezu von einer verbrei­ teten « poétique de la silve » sprechen.12 Doch eben dies widerstreitet zutiefst allen ästhetischen Normen, die Scaliger in seiner Poetik ver­ tritt : « Silve » wird mehrfach als Chiffre für ein vernichtendes Verdikt verwendet ;3 sie figuriert geradezu als Gegenpol zu dichterischer Voll­

1 Scaliger wird im folgenden zitiert nach der Ausgabe : Caesar Scaliger : Poeti­ ces libri septem. Sieben Bücher über die Dichtkunst. Unter Mitwirkung von M. Fuhrmann hrsg., übers., eingel. und erl. von L. Deitz und G. Vogt-Spira, 6 Bde., Stuttgart / Bad Cannstatt, 1994-2011. 2 P. Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences (paradoxales ?) entre l’Épitre aux Pisons d’Horace et la poétique de la silve (au début du xvie siècle en France) » , Bibliothèque dlHumanisme et Renaissance, 60 (1998-3), p. 609-639. Vgl. auch W. Adam, Poetische und kritische Wälder. Untersuchungen zu Geschichte und Formen des Schreibens Fei heit’, Heidelberg, 1988, bes. 118-126. 3 Poet, vi 4 (Bd. 4, 158, 12-13): Etwas komme dem Klang einer Silve näher als der Form eines richtigen Gedichts) ; ibid, vi 5 (Bd. 4, 265, 4-5) : « ein Schwung, der näher einer Silve kommt, denn ein Anlauf zu einem richtigen Gedicht » ; ibid, vi 6 (Bd. 4, 302, 7-8) : Scaliger tilgt im Zuge der emendatio Lucans überflüssige Darlegungen, die charak-

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kommenheit. Angesichts solcher klar artikulierter Vorbehalte ist die Lösung von einigem Interesse, die Scaliger in seiner Poetik findet, zumal er dabei zugleich den komplexen Theoriebildungsprozeß voranbringt. Die Widerständigkeit der Silve gegenüber einer Integration in Scaligers Dichtungslehre wird schon an einem äußeren Indiz deutlich : Der Raum, den er ihr zumißt, ist geradezu übermäßig ausgedehnt. Auch wenn für die Ponderierung einzelner Teile innerhalb der Poe­ tik keineswegs ausgewogene klassizistische Maßverhältnisse gelten, so ist die Relation in diesem Fall doch bemerkenswert disproportioniert. Die Abhandlung zur Silve hat ihren systematischen Ort im Rahmen der Gattungslehre, die den dritten Hauptteil des zentralen dritten Bu­ ches ausmacht und von Kapitel 95 bis zum Buchschluß in Kapitel 126 reicht. Zunächst werden die größeren Gattungen Epos und dramati­ sche Dichtung, dann auch Satire und Bukolik jeweils in einem Kapitel abgehandelt - Passagen von hohem Referenzwert für alle nachfolgen­ den Gattungsbestimmungen. Den Schluß bilden Lyrik, Elegie und Epigramm, schließlich als Anhang das übergreifende Thema « Der Titel » , auch sie alle jeweils ein Kapitel umfassend. Dazwischen nun steht die Abhandlung zu den Silven : ein Block von 24 Kapiteln von unterschiedlicher Länge, der auch vom Textumfang her zwei Drittel des ganzen Gattungsteils ausmacht ! Solche Ausführlichkeit, die in keiner Weise dem Rang der Silve im literarischen Gattungsgefüge entspricht, ist überraschend. Zunächst ein­ mal läßt sie sich als Indiz einer geringeren Strukturiertheit dieser Form verstehen, die sich offenbar nicht so ohne weiteres auf dieselbe A b­ straktionsebene wie die Großgattungen Epos oder Drama bringen läßt. Insbesondere aber ist es ein Hinweis auf die Wichtigkeit, die Scaliger dem Gegenstand beimißt. Das kann nicht mit seiner Bedeutung in der Antike Zusammenhängen. In der Tat erschließt gerade die Abhandlung zur Silve eine unterschätzte Dimension von Scaligers Poetik : ihren Bezug auf zeitgenössische Auseinandersetzungen und Bedürfnisse, der sich nicht zuletzt in ihrem Erfolg bis hin zur Aufnahme in die Ratio studiorum der Jesuiten spiegelt. Das vielfach bekundete Programm, den praktischen Anforderungen an das lateinische Dichten in der eigenen Zeit zu dienen, ist keine leere Formel - bei den vielbenutzten Büchern des praktischen zweiten Teils ist dies ohnehin evident; aber es gilt auch für den systematischen Teil.

terisiert werden als « Dinge wie von jemandem, der eine Silve vorträgt » ; ibid, vi 7 (Bd. 4, 312, 9) : Nemesian stehe der Silve näher und sei weitschweifig. Vgl. auch u. Anm.

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Angesichts einer durchaus uneinheitlichen Ausgangslage, die Scaliger bei der Silve vorfindet, stellt sein Unterfangen dabei weniger einen Syntheseversuch der bisherigen heterogenen Ansätze dar ; er versucht vielmehr eine Umorientierung, fur die er auch Spannungen und Un­ gleichmäßigkeiten in K auf nimmt. D

ie a n t i k e n

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Aus der Antike findet Scaliger zur Bestimmung der Silve im we­ sentlichen zwei Orientierungsmarken vor. Als Schlüsselreferenz hatte sich weithin die Definition Quintilians durchgesetzt, die auch Scaliger nachgerade zur Summa der antiken Auffassung der Silve erklärt. Auf­ fällig reserviert hingegen verhält er sich gegenüber dem Silvenkorpus von Statius, der, wenn auch in der Bewertung entgegengesetzt, Quin­ tilians Deskription des Schreibmodus in der Sache nahesteht. In den 24 Silvenkapiteln fällt der Name Statius nur viermal beiläufig und im Gegensatz zu anderen Dichtern ohne Textbeispiel; auch der theoreti­ schen Reflexion in den praefationes wird nirgends Erwähnung getan : Statius wird mithin nicht der Rang eines repräsentativen Zeugnisses für die Gattung Silve zugewiesen. Als Hintergrund schließlich bleibt die in die Literaturgeschichtsschreibung aufgenommene Nachricht zu erwähnen, daß schon Lucan 10 Bücher Silven verfaßt habe,4 was darauf weist, daß es sich bei Statius um einen bereits eingeführten Titel für Gedichtsammlungem gehandelt haben könnte. Diese drei Zeugnisse markieren jeweils unterschiedliche Aspekte, was der Bandbreite in der Verwendung des Begriffs silva selbst ent­ spricht. Bei den humanistischen Theoretikern der Silve, die alle zu­ gleich Statiuskommentatoren sind, hat sich daraus die Unterscheidung von drei Bedeutungsmodi von silva entwickelt:5 Als Äquivalent zum griechischen hyle, mit dem auch eine etymologische Verbindung herge­ stellt wird, kann es den reinen Stoff bezeichnen, das Material, das dann weiterer Lormung unterzogen wird. Zum zweiten kann der Begriff für ein Sammelwerk « gemischten Inhalts » stehen oder dann schließlich zur Gattungsbezeichnung werden. Oder silva meint schließlich eine bestimmte Schreibweise, die sich im System elaborierter Schriftlichkeit durch größere Lreiheit auszeichnet, mithin eine näher beim Pol des Enthousiasmos angesiedelte Variante darstellt. 4 Vgl. Crinitus, De poetis Latinis, Firenze, 1505: eine Schrift, die Scaliger kannte. Vgl. auch Adam (o. Anm. 2), 61 f. 5 Vgl. die knappe und klare Systematik mit den jeweiligen antiken Hauptreferenzen bei Galand-Hallyn (o. Anm. 2).

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Scaliger konfiguriert nun in seinem knappen Eingangskapitel des Silventeils, das zu Ende seine entscheidende Umorientierung vor­ nimmt, nicht ohne Geschick diese Vorgaben. Tatsächlich geht er von der Wortbedeutung materia aus und wählt den Zugang über die Ety­ mologie :6 Materiam hylen dixerunt Graeci, inde sylva nobis ; innumeris enim paene vel operibus vel officiis suppeditatur a lignis materia.

Die etymologische Verbindung von silva und materia über das grie­ chische hyle hat antike Tradition.7 Hyle indes ist in Scaligers Poetik kein unbeschriebener Begriff! Im Rahmen des kühnen Unterfangens, eine Systematik für die Dichtung auf Basis der aristotelischen VierUrsachen-Lehre zu schaffen, war das zweite Buch Hyle überschrieben worden : Es handelt vom Stoff, der materia, die gemeinsam mit forma als der wesentliche Teil bezeichnet wird, aus dem Dichtung bestehe. Scaliger versteht materia also im Sinne des ungeformten Stoffes, dem dann eine bestimmte Form gegeben wird. A u f dem Hintergrund die­ ser Bestimmung von hyle - auch wenn sich in den Folgekapiteln die Abgrenzung gegenüber dem rhetorischen materia-Begriff im Sinne von « Inhalt » nicht durchgehalten zeigt - wird ein überaus auffälliger Zug in Scaligers Bestimmung der Silve verständlicher. Denn er sucht es konsequent zu vermeiden, der Silve eine spezifische Formqualität im Sinne jener genannten freieren Schreibweise zuzuerkennen. Damit setzt er sich in scharfen Gegensatz zu der von Statius ausgehenden T ra­ ditionslinie. Doch auch der Spur Quintilians folgt er nur bedingt. Zunächst ein­ mal wird der Autor der Institutio oratoria allerdings als Gewährsmann für die Erscheinung der Silve in ihrem vollen Umfang in Anspruch ge­ nommen :8 Poematia ergo quaedam, ut docet Quintilianus, subito excussa calore sylvas nominarunt veteres vel a multiplici materia vel a frequentia rerum

6 Poet, iii 99 (Bd. 3, 62, 2-7) : « Den Stoff nannten die Griechen hyle, daher unser W ort sylva : Es gibt nämlich fast unzählige Arbeiten und Berufe, für die das Holz den Rohstoff liefert. » Daraus begründet Scaliger auch die Schreibweise sylva und polemisiert gegen jene, die silva schrieben und dies von silere ableiteten. 7 Vgl. Adam (o. Anm. 2), 66 f. und Galand-Hallyn (o. Anm. 2). 8 Seal. Poet, iii 99 (Bd. 3, 62, 8-11): «Bestim m te kleinere Gedichte also, die aus ei­ ner unvermuteten Erhitzung des Gemüts hervorgegangen waren, wurden, wie Quintilian lehrt, von den Alten Silven genannt - entweder nach der Vielfalt der Stoffe oder nach der Menge der Dinge, die man in sie hineinstopfte, oder nach ihren ungefügen Ursprüngen : Die formlosen Gedichte, die tatsächlich einen spontanen Erguß darstellten, wurden näm­ lich erst später verbessert » .

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inculcatarum vel ab ipsis rudimentis ; rudia namque poemata et sane ef­ fusa postea castigabant.

Bei genauerem Zusehen werden gewisse Verschiebungen gegenüber Quintilian9 erkennbar. Zunächst hat silva dort nichts mit poematia zu tun - im Rahmen der Rhetorik sind ohnehin eher Entwürfe in Prosa im Blick ; doch darüber hinaus sind jene « Rohentwürfe » in keiner Weise gattungsmäßig spezifiziert, denn Quintilian hat einen anderen Blickwinkel : Es geht ihm um den Schreibprozeß insgesamt, worin die silva eben als ein Zwischenstadium markiert wird - die Passage steht in einem Kapitel, das vom Stil handelt. Sofern sich Quintilian vielleicht allerdings implizit gegen Statius richtet, ist Scaligers gattungssystemati­ sche Usurpation in der Sache nicht völlig verfehlt. Doch er verschiebt den Akzent, wenn er das distinktive Merkmal der Silve auf die Formel bringt: poematia subito excussa calore. Das schließt zwar an Quintilians Stichwort calor an ; indes geht es dort wesentlich ausführlicher um extemporierendes Schnellschreiben, das in der Hitze und im Schwung des Augenblicks bloß anhäufe. Sorglose Schnellproduktion ist der zentrale Aspekt, der denn auch die negative Wertung begründet : Quintilian spricht von levitas, mit der die Gegen­ stände oberflächlich kumuliert worden seien. Kriterium ist mithin cura und ars : die Sorgfalt der literarischen Produktion, die Quintilian von Beginn an anzuwenden fordert. Die Silve erscheint von daher als negle­ gentia scribentium und figuriert deshalb als vitium : eine Kritik, mit der Quintilian in guter Tradition des römischen Klassizismus steht. In der Forderung von ars und diligentia unterscheiden sich nun Quintilian und Scaliger gewiß nicht. Umso mehr fällt auf, daß Scaliger einen wesentlichen Aspekt tilgt. Denn Quintilians Kritik an der Me­ thode der Schnellproduktion setzt voraus, daß auch ein anderes Schrei­ ben möglich wäre, daß die Verfechter sich also ausdrücklich für diesen Modus entschieden haben und von daher Spontaneität zum Stilem erhoben werden kann. Wenn rasch extemporierendes Dichten hinge­

9 Quint. Inst. 10, 3, 17 : Diversum, est huic eorum vitium, qui primo decurrere per mate­ riam stilo quam velocissimo volunt et sequentes calorem atque impetum ex tempore scribunt ·. hanc silvam vocant. Repetunt deinde et componunt quae effuderant ·. sed verba emendantur et numeri, manet in rebus temere congestis quae f u it levitas. - « Entgegengesetzt ist der Fehler, den diejenigen machen, die zunächst alles, was das Thema enthält, mit dem Schreibstift so schnell wie möglich durcheilen wollen und der Wärme und dem Schwung des Augen­ blicks folgend schreiben. Das so Gewonnene nennen sie ihren Rohstoff. Sie nehmen dies dann wieder vor und bringen ihren Erguß in Ordnung. Aber nur Worte und Rhythmen werden so verbessert, die Leichtfertigkeit, mit der die Gegenstände, von denen wir reden, oberflächlich zusammengehäuft worden sind, bleibt bestehen. » (Übersetzung H. Rahn).

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gen nicht in den Rahmen einer Alternative eingebettet ist, erscheint die Silve auch nicht mehr notwendig als bewußter Verstoß gegen ars. Das zieht eine veränderte Argumentation nach sich : Während Quin­ tilian auf eine Delegitimierung der Silve nach dem Maßstab elaborierter Schriftlichkeit zielt, der gegenüber er eine andere, effizientere Form der Schreibtechnik privilegiert, zeigen sich bei Scaliger all jene Elemente, die eine Legitimität in Zweifel ziehen könnten, sorgfältig getilgt.10 Nicht daß Scaliger Quintilians Kritik an der Silve aus norma­ tiven Gründen ablehnte, er hat mit ihr nur anderes im Sinn. Daß sie einer Behandlung wert ist, ergibt sich im übrigen als petitio principii ja schon aus dem Raum, den er ihr in seinem Gattungsteil zugesteht. Es kann daher nur darum gehen, Regeln der literarischen Produktion aufzufinden und zu vermitteln. Daraus ergibt sich zuletzt ein diametraler Unterschied : Während Quintilian die Position vertritt, daß die spätere emendatio notwendig unzureichend bleibe, da sie sich nur auf verba und numeri beziehe, nicht jedoch auf Auswahl und Anordnung des Stoffes, nimmt Scali­ ger dieses Bedenken nicht auf. Aufschlußreich sind die drei angefügten nochmaligen Erklärungsmöglichkeiten des Namens sylva, die allesamt Varianten zum Leitbegriff materia darstellen : Vielfalt, Menge der hin­ eingestopften Dinge - hier an eine der gängigen etymologischen Erklä­ rungen von satyra anklingend - oder schließlich Formlosigkeit. Gerade die letzte Erklärung zeigt, daß er als Grundbewegung der antiken Silve spontane Produktion und anschließende Verbesserung voraussetzt, ohne deren Möglichkeit infrage zu stellen.11 In der Tat ist dies, wie zu zeigen sein wird, die Basis, die auch Scaligers eigenem Entwurf zu­ grunde liegt - womit er in der Sache viel näher an Statius ist, als er wohl zuzugestehen bereit wäre. S c a l ig e r s

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Scaligers eigene Bestimmung der Silve, die dann den Ausgangspunkt für seine umfangreiche Behandlung bildet, erscheint nach diesem Vor­ lauf durchaus überraschend und in ihrem Hauptpunkt allenfalls durch die letzte Bemerkung ansatzweise vorbereitet:12 10 Dies ist ein Zug, der auch schon bei den humanistischen Theoretikern aufgefallen war : vgl. Galand-Hallyn (o. Anm. 2). 11 Die Terminologie weist die Richtung: rudis ist durch die römische Literaturkritik t.t. für frühe, noch zu wenig geformte Dichtung geworden ; castigare ist seit Hör. Ars poet. 294 Signalwort für den limae labor des Dichtens. 12 Poet, iii 99 (Bd. 3, 62, 11-16) : « D a es aber Vorkommen kann, daß man sich eines beliebigen Inhaltes annehmen muß und man dann die nötige Inspiration dazu braucht,

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Cum igitur cuiuscumque rei argumento accepto afflari possis ad medi­ tandam atque ilico pronuntiandam sylvam, operae pretium erit nos hic ponere sua cuiusque loci praecepta, quorum delineationibus tot tamque diversae facies figuras proprias adipiscantur.

Scaliger sucht die Silve also durch vier Parameter systematisch zu kennzeichnen : Zum einen wird sie durch eine äußere Situation an­ gestoßen - cum afflari possis - , wobei die Situation von der Art ist, daß sie jederzeit auf einen zukommen kann. Zum zweiten ist ihr Ge­ genstandsbereich unbegrenzt - cuiuscumque rei argumento accepto -, es handelt sich mithin um Inhalte jedweder Art. Zum dritten liegen Konzeption und Vortrag engstens beieinander - ad meditandam atque ilico pronuntiandam sylvam - , da die Situation Spontaneität erfordert. Zum vierten schließlich wird der Kreis der potentiellen Produzenten offensichtlich nicht eingeengt : cum afflari possis - es hat den Anschein, als könne es jeden treffen. Es hat sich eingebürgert, dies mit einem späteren Terminus als « Gelegenheitsdichtung » zu bezeichnen, was eine nicht vollauf befrie­ digende Terminologie darstellt. Denn Dichtung ist seit jeher vielfach zu bestimmten Anläßen und Gelegenheiten verfaßt worden ; nicht zu­ letzt für die antike Dichtung gilt dies in hohem Maße. Die okkasio­ nelle Zweckbestimmung taugt daher nicht, das proprium einer Gattung zu bestimmen ; dies gilt allenfalls auf der Ebene einzelner Unterformen wie dem Epithalamium, dem Propemptikon etc., bei denen es sich je­ doch poetologisch nicht um Gattungen handelt, sondern um kleine Formen, die selbständige Gedichte bilden oder als Bauelemente in grö­ ßeren Zusamnenhängen verwendet werden können. Scaligers Bestimmung der Silve ist an diesem Punkt noch nicht be­ sonders präzise : Die Unbegrenztheit von Situationen und möglichen Stoffen schafft noch keine deutliche Abgrenzung gegenüber sonstigen Dichtungsformen. Gleichwohl wird hier in theoretischer Hinsicht ein ungewöhnlicher Schritt unternommen, indem überhaupt das pragmati­ sche Kriterium des Anlasses eingeführt wird, um von daher eine Dich­ tungsform zu bestimmen. Das steht innerhalb der Gattungssystematik der Poetik quer ; die Disproportionalität des Silventeils zu den übrigen Gattungskapiteln rührt nicht zuletzt von solcher systematischen In­ kompatibilität.

sich eine Silve auszudenken und aus dem Stegreif vorzutragen, lohnt es die Mühe, nun­ mehr die besonderen Regeln für eine jede Gelegenheit vorzuführen ; durch ihre Skizzierung sollen ebenso zahlreiche wie unterschiedliche Arten von Gedichten ihre je eigene Gestalt erhalten. »

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Gleichwohl ist Scaligers Vorgehen nicht ohne Vorbild. Denn das pragmatische Kriterium, auf das er zurückgreift, ist in der Rhetorik seit jeher verfügbar. Thematisch handelt es sich um das poetische Analogon zur epideiktischen Rede. Bezeichnenderweise äußert Scaliger zu Beginn des nächsten Kapitels, manch einer erwarte vielleicht, daß nunmehr die Vorschriften für die Lobrede an der Reihe seien, weil sie zu jedem be­ liebigen Silvenstoff paßten, ob man nun eine Örtlichkeit oder eine Per­ son oder eine Handlung oder ein Schicksal preise.13 Die anschließende Bemerkung, Anweisungen dieser Art könne man den Redelehrern und ihren Schriften entnehmen,14 gibt den entscheidenden Hinweis : Denn tatsächlich liegen den folgenden Kapiteln, die entgegen der Ankün­ digung eben gerade die einzelnen Formen der Lobrede durchgehen, mit Ausnahme des unmittelbar anschließenden zum Epithalamium zwei Schriften zugrunde, die in den Rhetores Graeci, die im Jahr 1508 bei Aldus Manutius erscheinen, unter dem Namen Menander Rhetor figurieren.15 Eine solche Integration epideiktischer Dichtungsformen in die Poetik läßt sich angesichts der wechselseitigen Durchdringung von Rhetorik und Dichtung seit der römischen Kaiserzeit als überfällig betrachten. Die Hürden scheinen jedoch erst überwunden zu werden im Rahmen des pragmatischen Bedeutungszuwachses der sogenann­ ten « Gelegenheitsdichtung » in der Neuausprägung der lateinischen Schriftkultur ab dem 15. und 16. Jahrhundert. Und tatsächlich wird Dichtung, die den Anstoß gebenden Anlaß zum Gegenstand hat, dann ein Feld, worin sich nahezu jeder Lateinkundige betätigt - die euro­ päischen Archive sind voll von « Gelegenheitsdichtung » jeglicher Qualität.16 Diesen Kreis hat Scaliger offenbar im Blick, wenn er, wie festgestellt, die Schar der möglichen Produzenten so eigentümlich weit 13 Poet, iii 100 (Bd. 3, 62, 18-21) : Laudationum, praecepta cuipiam fortasse videbuntur disponenda, propterea quod cuivis silvarum materiae congruant, sive locum celebres sive per­ sonam sive factum sive fortunam. Item in consolationibus late patet locus laudibus. 14 Ibid. (Bd. 3, 62, 21-23) : Verum a dkendi magistris atque eorum libris eiusmodi in­ stitutiones petendae sunt. 15 Die Entdeckung ist Francis Cairns geglückt: « T h e Poetices libri septem o f Julius Caesar Scaliger: An unexplored sou rce», Res publica litterarum, 9 (1986), p. 49-57; « A note on the editio princeps o f Menander Rhetor » , Eranos, 85 (1987), p. 138-139. 14 Vgl. dazu die Pionierarbeiten am « Interdisziplinären Institut für Kulturgeschichte der Frühen Neuzeit » in Osnabrück, insbesondere das von Wolfgang Adam und Klaus Garbe herausgegebene Handbuch des personalen Gelegenheitsschrifttums in europäischen Bibliotheken und Archiven. Allgemeiner zur « Poetik der Gelegenheit » jetzt : B. Dunsch, « Topisch (oder) ephemer ? Zur Ambivalenz der Gelegenheit in der Gelegenheitsdich­ tung » , in S. Fielitz / C. Uhlig / W. Keller (Hgg.), D ie Entdeckung der A ntike durch die Moderne, Heidelberg, 2013 (im Druck).

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faßt. A u f diesem Hintergrund erklärt sich nicht zuletzt die starke Re­ zeption der Scaligerschen Kapitel zu den Silven.17 Zentrales Thema des dritten Buchs der Poetik ist die Frage nach dem Gegenstand der Nachahmung : Q uid imitandum nobis sit ?18 Dies ist daher auch der Leitgesichtspunkt, unter dem der Gattungsteil steht. Es bleibt somit der Gegenstandsbereich näher ins Auge zu fassen, den Scaliger der Silve zuweist. In seiner Eingangsbestimmung war auffällig, daß er ihn in größtmöglicher Unbestimmtheit gelassen hatte. Zu Be­ ginn jenes Teils, der Menander Rhetor folgt, setzt er nochmals neu an und bietet eine thematische Spezifizierung:19 Natum hominem multa variaque sequuntur eventa : condicio, status, ne­ gotia, valetudo, mors. Quae omnia sylvarum materia esse solent.

Alle Eventualitäten, die dem Menschen im Laufe seines Lebens wi­ derführen, seien potentieller Gegenstand der Silve : Das ist wahrlich universal - es soll offenkundig nichts ausgeschlossen werden. Daran schließen sich jedoch Beispiele, die den Gegenstandsbereich näher explizieren: Aus diesem Grunde lobe man Konsulate, Siege, Trium­ phe, die Errichtung von Statuen, Festtage, Spiele, weiße Togen, gol­ dene Kapseln, Praetexten, Beutestücke und Schiffe. Man lobe sie je nach Rang und Stellung der Personen. Wenn es um Handelsgeschäfte gehe, ermuntere man die Beteiligten, geleite sie mit guten Wünschen, spende ihnen Trost und bete in ihrem Namen. Demgemäß gebe man auch denen, die in den Krieg zögen, eine Rede mit Segenswünschen mit auf den Weg, und nicht nur ihnen, sondern allen, die auf irgend­ eine beliebige Weise in der Fremde weilen müßten.20 Diese Aufzählung schafft die Brücke, um im folgenden von Proseuktikon und Soteria, von Propemptikon, Apopemptikon oder Hodoiporikon zu sprechen, ferner von Epi- und Apobaterion etc. Eingeschoben ist ein Exkurs über 17 Für England ist dies mustergültig erforscht bei J. W. Binns, Intellectual Culture in Elizabethan and Jacobean England. The Latin Writings o f the Age, Leeds, 1990, hier das fünfte Kapitel; s. dazu auch L. Deitz, in: Seal. Poet. Bd. 2, 41-42. Verschiedene Hinweise bietet auch Adam (o. Anm. 2), passim. 18 Poet, iii 1 (Bd. 2, 60, 13-14). 19 Poet, iii 102 (Bd. 3, 106, 2-4) : « Ist der Mensch einmal geboren, dann folgen ihm zahlreiche und vielfältige Begleitumstände auf dem Fuße : sein Rang, seine gesellschaftli­ che Stellung, seine Beschäftigungen, sein körperliches Befinden, sein Tod. All dies bildet gewöhnlich den Stoff der Silven. » 20 Ibid.(Bd. 3, 106, 4-10): Itaque laudantur consulatus, victoriae, triumphi, statuae, festa, ludi, togae purae, bullae, praetextae, praedia, naves. Laudantur, inquam, pro condicio­ ne statuve personarum. In negotiis sunt exhortationes, prosecutiones, consolationes, votorum susceptiones. Quare et in bellum profecturos prosequimur bene ominata oratione, neque eos solos, sed etiam quomodocumque peregrefuturos.

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Lobrede im allgemeinen, unter anderem mit terminologischen Unter­ scheidungen zwischen epainos und enkomion. Schließlich folgen Kapitel über die verschiedensten Arten von Hymnen, um dann zum Schluß zu persona, urbs und verschiedenen Formen von Klage- und Trostreden zu kommen. Die Liste dieser kleinen Formen wäre durchaus erweiterbar ; verschiedene Anordnungen sind denkbar, ohne daß es eine zwingende Systematik gäbe. Die einzelnen Kapitel bieten eine Fülle von Überlegungen und Ratschlägen, an die gelegentlich, allerdings sehr ungleichmäßig, noch literarische Beispiele angefügt werden : kurze Stücke aus Catull, Lukrez, Vergil, Horaz, Ovid, Persius, Claudian, aus Aristophanes und den Orphischen Hymnen - nie allerdings aus Statius ! So begibt sich das außerordentlich ausführliche Kapitel zum Epithalamium21 tief in die Geschichte griechischer und römischer Hochzeitsbräuche und bie­ tet dazwischen Anweisungen, was zu loben und wie es zu erwähnen sei. Zum Geburtstagsgedicht wird vermerkt, daß es dessen Wesen und der Anlaß mit sich brächten, daß es viele Vorbilder und fast unzäh­ lige Möglichkeiten der Herleitung habe. Scaliger legt dem Laudator nur zwei leitende Gesichtspunkte ans Herz : Er solle zum einen auf die Vorfahren eingehen, zum andern auf die Hoffnungen, zu denen das Geburtstagskind selbst berechtigte.22 Beim Propemptikon wird der Silvendichter auf die Prophezeiung von los Flucht in Aischylos’ Pro­ metheus verwiesen: Wer in diese Fußstapfen trete, werde mühelos den Inhalt für das eigene Gedicht daraus ableiten können. An dem Fall, je­ mand verlasse Rom, um sich nach Verona zu begeben, werden dann verschiedene Möglichkeiten exemplarisch vorgeführt.23 Aus der großen Fülle der potentiellen Anläße erklärt sich also der außerordentliche Umfang, den Scaliger der Silve in seiner Gattungsab­ teilung einräumt. Die vielen Einzelformen des Lobgedichts mit ihren jeweiligen Vorschriften und Regeln machen in der Tat eine ganz an­ dere Behandlung notwendig, als es für Epos, Drama, Satire oder Bukolik gilt. Aber rückt damit silva auf dieselbe Stufe wie diese Gattungen ? Immerhin scheint Scaliger durch seine Disposition diesen Anspruch vertreten zu wollen. Wenn er die Abteilung zur Silve damit beendet, soviel habe er über die Silven sagen wollen ; nun wolle er sich mit

21 Vorlage ist das polyhistorische Werk Geniales dies von Alesssandro Alessandri, erst­ mals Rom 1522: vgl. Seal. Poet. Bd. 3, 63 Anm. 643. 22 Poet, iii 101 (Bd. 3, 100, 17-20). 23 Ibid. 103 (Bd. 3, 110, 20 - 112, 5).

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der Auffindung des Stoffes bei den anderen Gedichtarten befassen,24 sieht er sie mithin auf derselben Stufe wie die nachfolgende lyrische, elegische und epigrammatische Dichtung. Indes weist die Bemerkung zu Anfang, daß man nun wohl Regeln fur laudationes erwarte, darauf hin, daß ihm als Oberbegriff eigentlich « epideiktische Dichtung » vorschwebt, was jedoch nicht als Gattungsbezeichnung taugt. Im Hin­ tergrund steht, daß Scaliger Statius’ Silven auf keinen Fall als Gattungs­ muster gelten lassen will und, um diese Tradition zu überlagern, seine eigene Bestimmung sehr viel breiter anlegt. Das Feld der epideiktischen Dichtung ist allerdings zu weit und zu heterogen, als daß sich der Oberbegriff Silva, obgleich vielfach verwandt,25 letztlich dafür durchge­ setzt hätte ; die generische Unstrukturierbarkeit bezeugt nicht zuletzt die Verlegenheitsbezeichnung « Gelegenheitsdichtung » . Scaliger unterläuft durch seine Beispiele sogar in gewisser Weise selbst den Anspruch, daß es sich hier um literarische Gattungen han­ dele. Es sei an die soeben zitierte Bemerkung erinnert, wer in die Fußstapfen von Aischylos’ Prometheus trete, werde daraus mühelos den Inhalt für sein eigenes Propemptikon ableiten können.26 Auf­ schlußreich ist auch eine Bemerkung zur Oaristys, dem vertraulichen Gespräch zwischen Mann und Frau : Als Beispiel nennt Scaliger das Gespräch zwischen Hektor und Andromache in Homers Ilias. Das sei allerdings das einzige Beispiel, das ihm einfalle ; und er vermerkt hier selbst, es stehe in einem Werk größeren Umfangs und bilde kein eigen­ ständiges Gedicht.27 In der Tat treten die kleinen Formen, die Scaliger behandelt, ebenso als Bausteine in den verschiedensten Gattungen auf : Sie sind daher auch als Basiselemente betrachtet worden, die dann gat­ tungsmäßig in der verschiedensten Weise gebunden werden können.28 Indes, gerade weil eine bruchlose systematische Lösung nicht mög­ lich ist, bleibt Scaligers Versuch, für eine weitverbreitete alltägliche

24 Ibid. 122 (Bd. 3, 198, 10-11): Atque haec quidem habui, quae in silvas conferrem nostras ; nunc aliorum poematum inventiones exsequamur. 25 Dazu Adam (o. Anm. 2), 115-122 und vor allem die Nachweise im Anhang. 26 S. o. Anm. 23. 27 Seal. Poet, iii 101 (Bd. 3, 100, 4-7). 28 Vgl. Francis Cairns großangelegtes Projekt der Generic Composition, für das nicht zuletzt Scaligers Silvenkapitel eine zentrale Rolle spielten : Generic Composition in Greek and Roman Poetry. Corrected and with new material. First edition published in 1972, Ann Arbor 2007. Die zentrale These lautet (31), « that the whole o f classical poetry is written in accordance with the sets o f rules o f the various genres, rules which can be discovered by a study o f the surviving literature itself and o f the ancient rhetorical handbooks dealing with this subject. » Bezeichnenderweise wurde eingewandt, Cairns verfahre ahistorisch, indem er etwa Sappho und Horaz auf eine Stufe stelle : Eben so verfahrt Scaliger !

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Praxis neulateinischen Dichtens eine systematische gattungspoetische Schneise zu schlagen, ein bemerkenswertes Unterfangen. Wir wollen das abschließend noch in einen weiteren Horizont stellen ; doch zu­ nächst bleibt ein Blick darauf zu werfen, wie Scaliger seine Silvenkonzeption in den Grundansatz seiner Poetik integriert. D P

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Wenn Scaliger bei der Silve mit solcher Entschiedenheit eine adres­ satenbezogene produktionsästhetische Perspektive wählt und zum Drehund Angelpunkt seiner Gattungsbestimmung die jederzeit mögliche alltagspraktische Anforderung macht, ein Gelegenheitsgedicht vorzu­ tragen, scheint ein solcher pragmatischer Ansatz das normative Gerüst seiner Poetik zu sprengen. Die Herausforderung rührt von dem oben als zweitem charakteristischen Zug genannten Merkmal der Spontaneität : Es ergibt sich aus der Notwendigkeit, sofort über die entsprechende Inspiration verfügen zu müssen. Die Aufgabenstellung lautet damit für den Poetiklehrer, Wege aufzuzeigen, solche Situationen zu meis­ tern. Die Lösung wird nun darin gefunden, ein Repertoire von Regeln für jede Gelegenheit zu etablieren - ponere sua cuiusque loci praecepta. Denn die Kenntnis der Regeln liefert ein Gerüst, das auch spontane Improvisation erlaubt ; eine solche Improvisationspraxis hat sich etwa im Bereich der Musik bis heute erhalten. Der Ansatz entspricht der rhetorischen Grundannahme, daß Schriftlichkeit durch Praxis so ver­ innerlicht wird, daß sich Muster gebildet haben, die jederzeit und bei jeder Gelegenheit abrufbar sind. Dabei findet sich in der Poetik ein Prozeß nachvollzogen, den die Rhetorik schon in der Antike durchlaufen hatte : Erinnert sei an die Grundspannung zwischen der der Rede genuinen pragmatischen Ori­ entierung und ihrer schrittweisen Literarisierung. Cicero macht sie in seiner Gattungsgeschichte im Brutus zum Gegenstand und entwickelt dabei ein Ideal von der Leistungsfähigkeit der Schrift, das dann die li­ terarische Kultur der Kaiserzeit tiefgreifend prägt. Aufschlußreich für unseren Zusammenhang ist eine paradigmatische Auseinandersetzung um den Unterschied von Mündlichkeit und Schriftlichkeit, die von dem Fall des Servius Galba ihren Ausgangspunkt nimmt, des in seiner Generation hervorragendsten Redners, dessen Reden indes bei späte­ rer Lektüre blaß und völlig verstaubt wirkten.29 Das Problem wird fol­ 29 Cic. Brut. 82. Vgl. dazu G. Vogt-Spira, « Rednergeschichte als Literaturgeschichte. Ciceros Brutus und die Tradition der Rede in R o m » , in C. Neumeister / W. Raeck

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gendermaßen beschrieben : Intellektuelle Begabung, Leidenschaft und natürliches Empfindungsvermögen hätten Galba beim Sprechen ent­ flammt und seinem Vortrag Schwung und Eindringlichkeit verliehen. Doch sei ihm nicht gelungen, diesen Schwung auch in die Schreibsitu­ ation zu transportieren ; im stillen Kämmerlein sei, wie der Wind sich legt, auch seine Rede ermattet.30 Dagegen wird als präventives Mittel, das solcher Ermattung vor­ beuge, stilistisches Feilen aufgeboten - ein emphatisches Plädoyer für die Leistungsfähigkeit der Schrift. Solche Ermattung könne denen nicht begegnen, die einen ausgefeilteren Stil anstrebten : Künstlerisches Bewußtsein verlasse den Redner nie ; folge er ihm, vermöge er ebenso gut zu schreiben wie zu sprechen.31 Der Nachteil der kommunikativen Distanz in der Schreibsituation wird also kompensiert durch literari­ sche Technik und künstlerisches Bewußtsein. Ars und litterae schaffen ein Bezugsfeld, das situationsunabhängig macht, dabei nicht nur den Anreiz der Aufführungsatmosphäre ausgleicht, sondern darüber hin­ aus auch Souveränität über deren Unwägbarkeiten verschafft. Cicero vermerkt realistisch, daß man über die entsprechende leidenschaftliche Glut ja nicht immer in gleichem Maße verfüge.32 Eben dies ist das Leitbild, dem auch Scaliger in seiner Konzeption der Silve folgt : durch das Verfügen über das entsprechende Wissen für jede Situation gerüstet zu sein. Daraus erklärt sich zuletzt, warum er so entschieden Mühe darauf verwenden konnte, Spontaneität und Im­ provisation, wenn auch durch die Situation zunächst einmal notwendig gegeben, nicht zum distinktiven Merkmal zu erheben, die der Silve ihre spezifische Physiognomie verliehen, und diese Gattung damit weitest­ möglich aus dem geläufigen Gegensatz « Spontaneität vs. cura und labor » herauszunehmen. Wenn die Silve stattdessen gänzlich in den Bereich schriftlichen Regelwissens hineingeführt wird, der wiederum pragmatisch ausdifferenziert ist, verschiebt sich das Problem : Spon­ tanes Verfertigen eines Gedichts, wenn die Gelegenheit es erfordert, und prinzipielle Verfaßtheit des Komplexes « Gelegenheitsdichtung » nach der Norm elaborierter Schriftlichkeit sind nicht mehr per se ein Gegensatz. Vielmehr kommt es darauf an, den ganzen Komplex nor-

(Hgg.), Rede und Redner. Bewertung und Darstellung in den antiken Kulturen, Möhnesee, 2000, p. 207-225. 30 Cic. Brut. 93. 31 Ibid. : Quod eis, qui limatius dicendi consectantur genus, accidere non solet, propterea quod prudentia numquam defecit oratorem, qua ille utens eodem modo possit et dicere et scribere. 32 Ibid.

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mativ zu erfassen und damit jederzeit abrufbar zu machen : Wer ars beherrscht, dem steht auch jederzeit ingenium zur Verfügung. S c a l ig e r s U

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Im Hintergrund von Scaligers kühnem Vorhaben, die Gattung der Silve neu auszurichten und sie von ihrer Pragmatik und nicht einer spezifischen Rede- und Schreibform her zu bestimmen, steht eine äs­ thetisch-normative Distanz gegenüber den Merkmalen Spontaneität und Improvisation, die im Zuge der von Statius ausgehenden Tradition zu positiv bewerteten Kennzeichen der Silve geworden waren. Scaliger ist von einem tiefen Vorbehalt gegenüber allen Verfahrensweisen kon­ zeptioneller Oralität geprägt. Den besten Beleg liefert seine umfassende Auseinandersetzung mit Homer in den drei Anfangskapiteln des fünf­ ten Buchs ; der Homer-Vergil-Vergleich ist überhaupt seit Quintilian ein Seismograph für ästhetische Grundpositionen im Spannungsfeld von ars und ingenium. Während dort noch ein gewisser Ausgleich zwischen beiden Polen postuliert worden war, schlägt die Wertung zu Begin des 16. Jahrhunderts um, indem Vergil zum Muster elaborierter Schriftlichkeit par excellence avanciert, während Homer zum Reprä­ sentanten archaischer Rohheit befördert wird - unter der Hand findet sich in der Debatte des 16. Jahrhunderts Homers moderne Entdeckung als mündlicher Dichter auf kategorialer Ebene vorbereitet ; Scaliger ist dafür einer der wirkungsmächtigsten Repräsentanten.33 Dieser implizite Hintergrund für Scaligers Betrachtung der Silve wird nun überaus deutlich in seiner Auseinandersetzung mit den histo­ rischen Realisationsformen der Gattung. Sie hat im literarhistorischen sechsten Buch der Poetik ihren Ort ; die beiden zentralen Exponenten sind Statius und Polizian. Zunächst zu Statius, der in die von Scaliger insgesamt hochgeschätzte zweitbeste Periode der Dichtung gehört und explizit für einen « ganz großen Dichter » erklärt wird.34 Allerdings gilt das nicht für sein Werk insgesamt ; Ausgangspunkt bildet deshalb eine Gegenposition :35

33 Dazu G. Vogt-Spira, « Warum Vergil statt Homer ? Der frühneuzeitliche Vorzugs­ streit zwischen Homer und Vergil im Spannungsfeld von Autorität und Historisierung » , Poetica 34 (2002), p. 323-344. 34 Poet, vi 6 (Bd. 5, 286, 5). 35 Ibid. (Bd. 5, 282, 24-26) : « Über Statius urteilen die Gebildeteren folgenderma­ ßen : Die 'Silven seien besser als die 'Thebais’ und die 'Achilleis’ ; durch die penible Aus­ gestaltung seien dem Ausdruck die Kraft oder den Versen die Rhythmen oder beiden die Anmut genommen. »

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De Statio doctiores ita iudicant meliores esse Silvas Thebaide atque Achilleide ; cura igitur et cultu detractum vel robur orationi vel numeros versibus vel gratiam utrisque.

Wenn an den Epen ein Übermaß an sorgfältiger Ausarbeitung kri­ tisiert werde und somit die Silven eben aus dem Grunde, weil sie we­ niger cura aufwiesen, vorgezogen würden, so läßt sich hier erkennen, daß im Hintergrund der Debatte um Statius die Kategorien ars und in­ genium stehen. Das wird anschließend auch explizit formuliert, wobei Scaliger seine generelle Einschätzung der Gattung der Silve pointiert zum Ausdruck bringt :36 Qui vero Silvas praeponunt, nugantur delectati calore illo vago, cuius impetu quasi per saltus omnia carpat oratio. Quare desultorium poema Silvas ipsas appellare solitus sum.

Scaliger läßt die Silven im folgenden denn auch völlig beiseite. In der Einzelkritik wird nur ein einziger Vers zitiert, indes unter dem Oberbegriff acute dicta paene innumerabilia, mithin als eines unter zahllosen Beispielen für Pointierheit.37 Statius wird vielmehr als Epiker behandelt, im Vergleich zu dem keiner der Alten oder Neueren der vergilischen Erhabenheit näher gekommen sei und der deshalb unter den epischen Dichtern mit Ausnahme von Vergil facile princeps sei.38 In dieser Konzentration auf den Epiker Statius folgt Scaliger durch­ aus der literaturgeschichtlichen Hauptlinie, die etwa Crinitus in seiner Schrift De poetis Latinis, der ersten gedruckten lateinischen Literatur­ geschichte der Neuzeit, ausgezogen hatte : Die Silven sind dort klar als Parergon gekennzeichnet, allerdings als eines, in dem Statius mühelos gezeigt habe, mit wieviel guter Begabung er gesegnet gewesen sei - und wieviel Raum er den Bemühungen und Gefälligkeiten gegenüber seinen Freunden gegeben habe !39 Auch Polizian, dem prominentesten Repräsentanten der neulatei­ nischen Silve, bringt Scaliger im Grundsatz hohe Wertschätzung ent­ gegen. Er wird in die Liste der acht besten neulateinischen Dichter 36 Ibid. (Bd. 5, 284, 16-19) : « Wer nun aber die Silven vorzieht, der redet Unsinn, entzückt von jener schweifenden Leidenschaft, in deren Schwung die Rede gleichsam in Riesensprüngen alle Effekte zu erhaschen sucht. Deshalb habe ich es mir angewöhnt, die 'Silven’ just eine bald hierhin, bald dorthin springende Dichtung zu nennen. » 37 Ibid. (Bd. 5, 286, 7-10). 38 Ibid. (Bd. 5, 290, 19-25). Zur verbreiteten Wertschätzung des Statius vgl. die Zeug­ nissammlung bei C. Barth, P. Papinii Statii quae extant, Cygneae 1664, Bd. 1, hier Ein­ leitung : De P. Papinio Statio veterum, semiveterum, neotericorum commentationes, iudicia, elogiae etc. 37 Crinitus, D e poetis Latinis, Firenze 1505, hier Kap. 66.

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eingeordnet und im vierten Kapitel des sechsten Buches näher gewür­ digt. Doch das Urteil beruht auch hier nicht auf den Silven, sondern auf den übrigen Werken : Die Elegien und Epigramme seien ausge­ zeichnet ; den Gipfel schließlich bildeten die griechischen Sachen.40 Den Silven hingegen wird ihre Orientierung an Statius als Mangel aus­ gelegt :41 Politianum traxit ardor eruditionis ad stilum Silvarum. Itaque et lec­ tionis variae condituris et impetu excursuque Statio propior ac similior. Quare neque candorem quaesivit et amisit venerem, numeros vero etiam contempsit.

Scaliger nimmt hier also eine gewissermaßen quintiliansche Wer­ tung unter den Leitgesichtspunkten, « durch eruditio aufgehäufte Stof­ fülle » und « den Regeln der Oralität folgende Dispositionstechnik » vor, die zugleich von einer Vernachlässigung von Grunderfordernissen der elocutio geprägt sei. Die Besprechung der vier Silven fällt dann al­ lerdings differenzierter aus ; die Ambra findet Scaliger sogar gelungen.42 Am stärksten fielen die Nutricia ab, in denen Polizian zwar eine an Lu­ can gemahnende Begabung zeige, darin gleichwohl tiefer als jener und als Statius selbst stehe.43 H

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S c a l ig e r s S il v e n k o n z e p t io n

Die Bewertung der vorliegenden Hauptzeugnisse der Silvendichtung ist mithin eindeutig und in sich stringent. Sie liefert komplementär eine literarkritische Begründung dafür, daß Scaliger so entschieden ver­ meidet, seine eigene Silvenkonzeption in die Statiustradition zu stel­ len. Indes, die Reserve gegenüber einer ästhetischen Programmatik, die auf größere Freiheit und Lockerheit gegenüber strenger ars und cura setzt bis hin zur Selbstinszenierung als spontane Improvisation, ist noch nicht das letzte Wort. Aufschlußreich ist, wie Scaliger sich selbst präsentiert. Buch sechs enthält viele eigene Dichtungen, die als emen­ dationes eingeführt werden, als Musterstücke, wie es ein antiker Autor

40 Poet, vi 4 (Bd. 5, 154, 30 - 156, 6). 41 Poet, vi 4 (Bd. 5, 154, 8-11): « Politianus hat der glühende Drang nach Gelehr­ samkeit zum Verfassen von Silven veranlaßt. Daher ist er sowohl im Anrichten einer ab­ wechslungsreichen Lektüre als auch im Schwung und Abschweifen Statius recht nahe und ziemlich ähnlich. Aus diesem Grunde hat er einerseits keinen Glanz gesucht und ande­ rerseits die Lieblichkeit verloren, die Rhythmen jedoch hat er sogar mit Gleichgültigkeit behandelt. » 42 Ibid. (Bd. 5, 154, 26-29). 43 Ibid. (Bd. 5, 154, 12-15).

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besser hätte machen sollen44 - wobei Scaliger selbst vor der Verbesse­ rung eines Horaz nicht zurückschreckt. Ein bezeichnendes Beispiel ist ein Bacchushymnus, der als Alterna­ tive zu Maruüus’ entsprechendem Hymnus geboten wird, der sich sei­ nerseits am Vorbild von Catulis Carmen 63 orientiert hatte. Damit die Musenanwärter sähen, was Maruüus hätte zustandebringen können, wenn er seinen Sinn auf ähnliche Sorgfalt gerichtet hätte, habe Scaliger seine eigene Version ungekürzt herzugesetzt. Sollte sie indes weniger Gefallen finden, so würden ihn doch die kaum zwei Stunden entschul­ digen, in denen sie zwischen unendlichen anderweitigen Beschäfti­ gungen entströmt sei.45 Indes ist das umfangreiche Gedicht fehlerfrei in dem komplizierten Metrum des Galliambus verfaßt, den überhaupt erst Murets Catull-Kommentar von 1554 wieder erschlossen hatte. So läßt Scaliger an anderer Stelle denn auch durchblicken, daß er sich an Catulis vielbewundertem Carmen 63 oft vergeblich versucht habe !46 In der Tat fällt auf, daß Scaliger häufig - und besonders bei Stücken, auf die es ihm ankommt - darauf hinweist, sein Dichtwerk sei gewis­ sermaßen improvisiert, in wenigen Nachtstunden entstanden etc. Die Selbstpräsentation zielt also darauf ab, ars mit ihrer Mühsal der sorg­ fältigen Ausarbeitung zu verbergen und als Dichter zu erscheinen, der alles rasch und locker hinsetzt. Dies ist ein Hinweis darauf, daß Scali­ ger keineswegs generell ein Feind des spontanen Dichtens ist - bei der Silve war ja die situationsgegebene Notwendigkeit von Spontaneität eines der Bestimmungsmerkmale - , sondern daß es bei seiner Konzep­ tion der Silve um sehr spezifische Fragen der Ausrichtung geht. Zum einen läßt sich die Strategie, die Silve aus der Statiustradition herauszu­ lösen, als Beitrag in einer Diskussion um die Poetik der Silve verstehen. Doch reicht der Entwurf, den Scaliger unternimmt, über innerhuma­ nistische Debatten hinaus. Ein Indikator ist der Umstand, daß die Silve nicht an antike Mus­ terautoren rückgebunden wird - die kurzen Textbeispiele haben nur illustrierenden Charakter; der größte Teil von ihnen ist ohnehin auf das Kapitel zum Epithalamium konzentriert - , sondern im Gegenteil 44 Zum emendatio-Konzept vgl. G. Vogt-Spira, « Imitatio als Paradigma der Textpro­ duktion. Problemfelder der Nachahmung in Julius Caesar Scaligers Poetik » , in L. Grenz­ mann, K. Grubmüller, F. Rädle und M. Staehelin (Hgg.), D ie Präsenz der A ntike im Übergang vom M ittelalter zu r Frühen Neuzeit. Bericht über Kolloquien der Kommission zur Erforschung der K ultur des Spätmittelalters 1999 bis 2002, Göttingen, 2004 (Abhand­ lungen der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen. Phil.-Hist. Kl. Dritte Folge, Bd. 26), p. 249-273. 45 Poet, vi 4 (Bd. 5, 94, 14-18) ; der lange Hymnus ebd. 94, 19 - 104, 30. 46 Ibid. 7 (Bd. 5, 362, 7-8).

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GREGOR VOGT-SPIRA

mit Nachdruck aus einer antiken Tradition herausgenommen wird. Das ist im Rahmen von Scaligers Poetik singulär ! Es scheint in W i­ derspruch zu seinem sonstigen Ansatz zu stehen, daß der angehende Dichter durch imitatio antiker Musterautoren zu bilden sei ; in Wirk­ lichkeit ist es funktional gesehen komplementär. Der Grund liegt im Gegenstand: Es handelt sich um eine elementare, in der Lebenswelt fundierte Schreibpraxis, um Situationen, vor die man sich jederzeit ge­ stellt sehen kann. Scaligers Bestimmung hatte eben dieses Moment mit Nachdruck ins Zentrum gestellt. Hier steht somit eine sehr viel umfassendere Schreibpraxis im Blick als die hochelaborierte Schriftlichkeit des poeta, der sich an Catull oder Horaz mißt. Scaligers Konzeption der Silve ist kein humanistisch ab­ geschottetes Programm ; sie weist eine bemerkenswerte Durchlässigkeit auf und sucht Formen geringerer literarischer Tiefe verfügbar zu ma­ chen, die etwa in den Kollegien eingeübt werden. Das aber stellt eine Dynamisierung dar, die wiederum die Voraussetzungen schafft für die normative Erfassung einer lateinischen Dichtungspraxis, die in die ei­ gene Lebenswelt hineinreicht. BIBLIO G RA PH IE A dam, W., Poetische und kritische Wälder. Untersuchungen zu Geschichte und Formen des Schreibens ‘bei Gelegenheit’, Heidelberg 1988. Barth , C., P. Papinii Statii quae extant, Cygneae 1664. Binns , J. W., Intellectual Culture in Elizabethan and Jacobean England. The Latin Writings of the Age, Leeds, 1990. C airns, F., « The Poetices libri septem of Julius Caesar Scaliger : An unex­ plored source », Res publica litterarum, 9 (1986), ρ . 49-57. —, « A note on the editio princeps of Menander Rhetor », Eranos, 85 (1987), p. 138-139. C rinitus , P., De poetis Latinis, Firenze, 1505. G aland-H allyn, P., « Quelques coïncidences (paradoxales ?) entre l’Epitre aux Pisons d’Horace et la poétique de la silve (au début du xvie siècle en France) », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 60 (1998-3), p. 609-639.

Julius Caesar S caliger ·. Poetices libri septem. Sieben Bücher über die Dicht­ kunst. Unter Mitwirkung von M. Fuhrmann hrsg., übers., eingel. und erl. von L. Deitz und G. Vogt-Spira, 6 Bde., Stuttgart / Bad Cannstatt, 1994-2011.

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G., «W arum Vergil statt Hom er? Der frühneuzeitliche Vor­ zugsstreit zwischen Homer und Vergil im Spannungsfeld von Autorität und Historisierung», Poetica, 34 (2002), p. 323-344.

V o g t -Spira ,

DEUXIÈME PARTIE

LA SILVE ET LES ARTS, DANS L'ANTIQUITÉ À LA RENAISSANCE

D LATINITATES C]

Gilles Sa u r o n

DEUX EXEMPLES D'ŒUVRES IMPROVISÉES DANS LE LATIUM ET LA CAMPANIE Je voudrais vous présenter simplement deux exemples d’œuvres improvisées, que les fouilles archéologiques ont découvertes dans des contextes proches de Rome, l’une dans le Latium, l’autre en Campanie, et dans des contextes assez bien définis. J ’espère que le bref examen de ces deux cas d’espèces ne nous éloignera pas trop du sujet principal de notre colloque. Spe r l o n g a ,

antre de

T

ibère

:

le p o è m e d e

Fa u stin u s

On sait qu’une collection impressionnante de groupes statuaires a été découverte dans la villa impériale {-praetorium) de Sperlonga au sud du Latium, célèbre par la présence avérée de Tibère à cet endroit (fig. 1). C ’est là que, vraisemblablement, Séjan aurait sauvé la vie de l’empereur, menacé par la chute d’une pierre à l’intérieur de la grotte qui faisait un des charmes de l’endroit (Suétone, Tibère, X X X IX ; Tacite, Annales, IV, 59). Or cette grotte naturelle avait été aménagée, d’une part avec une chambre à coucher construite à l’intérieur et, d’autre part, avec un triclinium installé à l’intérieur d’un vivier rectangulaire situé devant la grotte et prolongé sous la voûte de celle-ci par un bassin circulaire. Cet extraordinaire aménagement a été orné de quatre groupes statuaires, trois illustrant des épisodes odysséens {Vaveuglement de Polyphème, Le rapt du Palladion, V attaque de Scylla, ce dernier signé par trois artistes rhodiens que Pline cite comme les auteurs du Laocoon) et un autre appartenant au champ de bataille de Troie, le fameux groupe du Pasquino, connu par plus de dix copies en Italie, représentant probable­ ment A ja x sauvant le cadavre dAchille. L’origine de ces sculptures en marbre a donné lieu à une controverse qui se prolonge, pour savoir s’il s’agit d’originaux rhodiens d’époques

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GILLES SAURON

diverses entre le milieu du 1 1 e siècle avant J.-C. {Polyphème) et le début du Ier siècle avant J.-C. {Scylla)1, de copies d’originaux hellénistiques en bronze réalisées sur place à la demande de Tibère par les auteurs du Laocoon2, ou d’œuvres éclectiques du Ier siècle avant et après J.-C., transposant dans les trois dimensions des dessins empruntés à des « arts de surface3 » . On a beaucoup discuté de la signification d’un tel aménagement de la part d’un empereur que nos sources présentent comme un passionné de mythologie et qui s’amusait à poser des colles à ses grammairiens. Certains, comme Henri Lavagne, ont voulu voir dans cette célébration d’Ulysse un témoignage des convictions stoïciennes de Tibère, mais aucun témoignage ne confirme de telles convictions phi­ losophiques chez le successeur d’Auguste. Bernard Andreae a vu dans Ulysse un ancêtre de l’empereur, mais aucune source n’attribue aux Claudii une telle ascendance. J ’ai, de mon côté, soutenu la thèse que la mise en scène de ces groupes statuaires sous la voûte d’une grotte et au­ tour d’un bassin circulaire dut avoir une signification astrologique, liée aux croyances de Tibère dans ce domaine, bien connues par l’unanimité des sources littéraires4. Le point de départ de mon analyse était que si on projetait sur le plan de l’aménagement un zodiaque complet en confondant le Bélier astral et le bélier du groupe de Polyphème, Tibère installé dans le triclinium se retrouvait dans le signe de sa naissance, le Scorpion et, quand il se reposait dans le cubiculum, dans le signe de son adoption par Auguste, le Cancer (fig. 2). Et tout le décor sculpté, par la nature de ses représentations comme par la disposition des œuvres à l’inté­ rieur de la grotte, m’a paru répondre aux exigences de cette signification. A titre d’exemple, Tibère ne voyait à partir du cubiculum que la sculp­ ture représentant, à l’intérieur du bassin circulaire, la proue du navire d’Ulysse attaqué par Scylla, un monstre mi-femme mi-poisson, dont le ventre était prolongé par des chiens dévorants. Or, les constellations proches du Cancer sont justement l’A vant-Chien (Procyon), le Grand Chien et la Poupe (ou Navire Argo). J ’ajoute que l’astrologie du temps

1 F. Coarelli, Revixit Ars. A rte e ideologia a Roma, D ai modelli ellenistici alia tradizione repubblicana, Rome, 1996, p. 470-500. 2 B. Andreae, Praetorium Speluncae : Tiberius und Ovid in Sperlonga, Mainz-Stuttgart, 1994. 3 N. Himmelemann, Sperlonga : die homerischen Gruppen und ihre Bildquellen, Opla­ den, 1995. 4 G. Sauron, « De Buthrote à Sperlonga : à propos d’une étude récente sur le thème de la grotte dans les décors rom ain s», Revue Archéologique, 1991-1, p. 19-42, et « U n conflit qui s’éternise : la 'guerre de Sperlonga’ » , Revue Archéologique, 1997, p. 261-296.

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faisait du Scorpion et du Cancer des signes « aquatiques5 » , ce qui m’a paru justifier aux yeux de Tibère un goût constant pour les résidences insulaires, de l’exil rhodien à l’installation définitive à Capri qui lui fit mériter le surnom méprisant de « nésiarque » (Dion Cassius, LVIII, 5), en passant par le curieux triclinium insulaire de Sperlonga. Quant à l’identification à Ulysse, elle s’adressait, m’a-t-il semblé, à la fois au héros navigateur familier des étoiles (Polybe, Histoires, IX, 16, 1 ; Héraclite le Stoïcien, Allégories homériques, 70, 6 ; Eusthate, 1389 sq.), mais aussi au roi d’Ithaque. Il n’y a pas dans tout cela de quoi fouetter un chat, et je ne pense pas que la somme impressionnante de coïncidences ainsi mise en lumière mérite le dédaigneux « spekulativ » dont vient de la gratifier Simonetta Terio dans un livre sur le Capricorne comme symbole de domination d’A uguste6. Mais ce qui nous intéresse ici particulièrement est le fait que la grotte de Sperlonga continua à être fréquentée après la mort de Tibère. On a supposé avec de bonnes raisons que Domitien avait joui de ces lieux, lui qui, selon Suétone, « ne lisait rien en dehors des mémoires et des actes de Tibère » ( Vie de Domitien, X X , 3 : Praeter commenta­ rios et acta Tiberi Caesaris nihil lectitabat), et qui avait aménagé dans son Albanum une reproduction fidèle de la grotte de Sperlonga et de son décor statuaire, aujourd’hui visible dans la propriété papale de Castelgandolfo7, sans parler des préoccupations astrologiques communes aux deux empereurs, et même d’une superposition de leurs destins res­ pectifs du point de vue astrologique qui leur était commun8. Or c’est peut-être à l’occasion d’un banquet offert par Domitien dans le tricli­ nium situé devant la grotte de Sperlonga qu’a été improvisé le court poème en hexamètres signé d’un certain Faustinus, en qui certains ont reconnu l’ami de Martial {Epigrammes, I, 25), qui a été retrouvé gravé sur une plaque de marbre de 50 x 56 cm à l’intérieur de la grotte (fig. 3). Si certains épigraphistes jugent l’inscription tardive9, une opi­

5 W. Hübner, Die Eigenschaften der Tierkreiszeichen in der .Antike. Ihre Darstellung und Verwendung unter besonderer Berücksichtigung des Manilius, Wiesbaden, 1982, p. 240-241. 6 S. Terio, D er Steinbock als Herrschaftszeichen des Augustus ( Antiquus, 41), Münster, 2006, p. 44-45. 7 A. Balland, « Une transposition de la grotte de Tibère à Sperlonga : le 'ninfeo Ber­ gantino’ de Castelgandolfo » , Mélanges Rome, 79, 1967, p. 421-502; H . Lavagne, Ope­ rosa antra. Recherches sur la grotte à Rome de Sylla à Hadrien, Rome, 1988, p. 589-594. 8 G. Sauron, « De Buthrote à Sperlonga » , p. 38-42. 9 W. Buchwald, « D a s Faustinus-Epigramm», Philologus, 110, 1966, p. 287-292; M. Leppert, «D om ina Nympha. Überlegungen zum Faustinus-Epigramm von Sper­ lo n g a », Archäologischer Anzeiger, 1978, p. 554-573, et M. G. Granino, « Cerere » , dans Encyclopedia Virgiliana, ed. F. Della Corte, Rome, 1988, p. 992-994.

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nion qui me semble plus conforme à l’évidence des faits et qui a été ex­ primée par Filippo Coareüi suppose que le poème aurait été composé, à la manière de la silve I, 5 de Stace consacrée aux bains de Claudius Etruscus, dans l’attente du dîner (Stace, dédicace à Stella du livre I des Silves: intra moram cenae)10. Dans cette hypothèse, on peut se deman­ der, me semble-t-il, si le caractère négligé de la graphie de l’inscription, qui a été interprété comme un indice de rédaction tardive, ne serait pas en réalité lié à une exécution hâtive, qui aurait pu succéder à la nais­ sance du poème qu’elle transcrivait. André Balland est revenu récem­ ment sur l’argument, dans une partie importante d’un essai consacré à « la société des épigrammes de Martial11 » . S’appuyant sur plusieurs arguments convergents tirés d’un examen très attentif des épigrammes adressées par Martial à son ami Faustinus, il démontre de manière très convaincante que ce poète, qui devait être aussi un membre très puis­ sant de l’oligarchie romaine du temps des Flaviens, doit être identifié à Q. Petillius Cerialis Caesius Rufus, gendre de Vespasien et beau-frère de Domitien, et il nous invite à reconnaître en lui l’auteur de 1'Ilias latina12. Et c’est au double titre de beau-frère de Domitien et de poète que Cerialis/Faustinus aurait eu l’honneur de voir afficher son impro­ visation poétique à l’intérieur de la grotte impériale. Je reproduis ici l’édition et la traduction de ce texte hélas en partie lacunaire qu’A . Bal­ land vient de procurer dans un appendice13 et d’argumenter dans le corps de son ouvrage14 : 1

Mantua si posset diuinum redder(e> uate(m ), Inmensum miratus opus hic ceder(et) antro Adq(ue) dolos Ithaci fl(a)mmas et lumen adem (ptum ) Semiferi somno pariter uinoque grauati 5 Speluncas uiuosq(ue) lacu(s, Cy)clopea saxa, Saeuitiam Scyllae fract(amque in g )u (rg i)te pupp(im ), Ipse fateretur nullo sic ca(rmine posse) Viuas ui artificis express (as reddere formas) Quam sola exsuperat natur[a loci ingeniosa]. 10 Faustinus felix dominis hoc [lusit in ipso]. 10 F. Coarelli, R euixit ars, p. 496. 11 A. Balland, Essai sur la société des épigrammes de Martial, Bordeaux, 2010, ch. II. 12 Ibidem, p. 39-44. 13 Ibidem, Appendice B, p. 159. 14 Ibidem, p. 44-48. André Balland modifie sensiblement la version à laquelle s’était ar­ rêté Henri Lavagne (Operosa antra, p. 540-541) en s’inspirant d’une proposition d’Attilio Degrassi ( « L’epigrafia latina in Italia nell’ultimo quinquennio (1963-67) » , Acta o f the Fifth International Congress o f Greek and Latin Epigraphy Oxford, 1971, p. 153-174, en part. p. 159) pour le dernier vers.

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Si Mantoue pouvait nous rendre son divin poète, Il quitterait l’antre plein d’admiration pour l’immense ouvrage, Les ruses du héros d’Ithaque, les flammes et l’œil détruit Du monstre alourdi à la fois de sommeil et de vin, 5 (Devant) ces grottes et ces bassins d’eau vive, ces rocs Cyclopéens, La cruauté de Scylla et la poupe brisée sur l’abîme, Lui-même avouerait qu’il est aussi impossible à un poème de restituer ces formes Auxquelles la puissance de l’artiste a donné la perfection de la vie Que seule est souveraine la nature inspirée du lieu. 10 Faustinus, bienheureux de par leurs Majestés, a improvisé ceci dans l’antre même.

Je voudrais ici simplement présenter quelques observations sur ce texte en tant qu’il s’agit d’une improvisation déclarée. Je voudrais obser­ ver d’abord que l’auteur de l’épigramme ne s’embarrasse pas d’une des­ cription exhaustive des quatre groupes statuaires qui ornent la grotte. Il se contente des deux qui sont les plus volumineux et qui compor­ tent le plus de personnages, le groupe de l’aveuglement de Polyphème et celui de l’attaque de Scylla. L’allusion à ces deux groupes lui suffit pour traiter un thème assez banal, celui d’une compétition entre deux formes artistiques, en l’occurrence la sculpture et la poésie. Evidem­ ment, sa conclusion qui oblige Virgile à s’avouer vaincu par les statues est assez paradoxale étant donnée la réputation incomparable du poète mais, après tout, peut s’interpréter comme une flatterie de dimension hyperbolique à l’égard des maîtres de céans et du décor exceptionnel dont ils avaient hérité de Tibère. Le trait final, qui accorde à la nature la suprématie sur l’art, n’est pas moins banal. Seconde observation: Faustinus ne se pose aucune question sur la signification du décor. Que j ’aie eu raison ou non d’y déceler une mise en scène astrologique du destin de Tibère (et de Domitien), la dispo­ sition des groupes statuaires à l’intérieur de la grotte pouvait imposer au regard le moins prévenu l’idée d’une signification masquée. Mais le regard de Faustinus s’en tient à l’écorce des choses. Troisième observation : comme on l’a noté depuis longtemps, les dix hexamètres de Faustinus sont farcis de citations ou de transpositions virgiliennes. Anne Weis, dans une étude récente sur le groupe du Pasquino, en a repris l’énumération15 : 15 A. Weis, « The Pasquim Group and Sperlonga: Menelaos and Patroklos or Aeneas and Lausus {Aen. 10.791-832) ? » , dans Stefanos. Studies in Honor o f Brunilde Sismondo Ridgway, éd. P. K. J. Hartswick et M. C. Sturgeon, Philadelphie, 1998, p. 255-286, en part. p. 270.

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Faustinus vers 1 : Mantua reddere uatem vers 3 : Dolos Ithaci

lumen ademptum

vers 4 : Semiferi somno pariter uinoque grauati

vers 5 : Speluncas uiuosque lacus

cyclopea saxa vers 6 ; Saeuitiam Scyllae

fractamque in gurgite puppim

Virgile

G. Ill, 491 : reddere uates Culex, 326 : dolis Ithaci E. III, 657-658 : pastorem Polyphe­ mum... / monstrum horrendum, in­ forme, ingens, cui lumen ademptum E. VIII, 267 : semiferus E. III, 360 : expletus dapibus uinoque sepultus E. II, 265 : somno uinoque sepultam E. VI, 520 : somnoque grauatum G. II, 469 : speluncae uiuique lacus E. I, 201 : Vos et Cyclopea saxa E. I, 201 : Scyllaeam rabiem B., I, 118: rari nantes in gurgite

uasto E. V, 209 -.fractos ... legunt in gurgite

remos vers 5-6 : Semiferi somno pari­

E. I, 200-202 : uos et Scyllaeam ra­

ter uinoque grauati Speluncas uiuosq\ue\ [cy]clopea saxa vers 7 : Ipsefateretur

biem penitusque sonantis accestis scopulos, uos et Cyclopea saxa experti B. III, 24 : Ipsefatebatur

lacu[s\

Tout se passe comme si Faustinus incitait Virgile à user de ses propres vers pour admettre sa défaite devant les sculptures. Mais, dans le même temps, l’improvisation de Faustinus s’en trouvait gran­ dement facilitée, puisque son poème était en grande partie préfabri­ qué par un recours fréquent aux hexamètres virgiliens qu’il connaissait par cœur. En somme, le poème de Faustinus paraît être un exemple d’authen­ tique improvisation poétique, où la simplification extrême du sujet traité jointe à la banalité du canevas et à l’abondance des citations et transpositions aboutit à un élégant jeu de société sans grande préten­ tion, qui n’a survécu que par le ciseau du lapicide obéissant au toutpuissant maître des lieux. Et si ce dernier fut bien Domitien, on ne peut que songer à la pièce que Stace dédia à cet empereur en remer­ ciement de sa participation à un banquet du Palatin (Stace, Silves, IV, 2). Avec la description du gigantesque triclinium impérial assimilé à un second Capitole et la description si vivante de l’hôte impérial allongé parmi ses invités, nous sommes bien loin des improvisations du visiteur de Sperlonga !

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POMPÉI, MAISON d ’O c TAVIUS QUARTIO : LA PEINTURE DE LUCIUS Mais je voudrais m’arrêter maintenant quelques instants sur une peinture de Pompéi, dont l’exécution a sans doute été improvisée, peut-être d’ailleurs aussi à l’occasion de quelque banquet. Elle orne un biclinium estival de la maison dite d’Octavius Quartio, que l’on attri­ buait jadis à un certain Loreius Tiburtinus. Disposée en pendant d’un tableau évoquant le mythe de Narcisse, au sein d’une composition dé­ corative centrée sur une fontaine qui rafraîchissait cet aménagement dédié aux conuiuia, la peinture qui nous intéresse évoque la légende de Pyrame et Thisbé. Il s’agit plus précisément de la version imaginée par Ovide {Mé­ tamorphoses, IV, 55-166) pour le mythe des amants tragiques, dont Shakespeare transposera l’intrigue de Babylone à Vérone en changeant le nom des héros. Dans une étude célèbre parmi les historiens de l’art romain et publiée en 1981, Ida Baldassare a montré que le mythe de Pyrame et Thisbé avait connu deux versions très différentes dans l’A nti­ quité16. La version grecque, la plus ancienne, mais connue par plusieurs sources tardives (Nonnos, Dionysiaka, VI, 344 et XII, 843 ; Themistius de Bithynie, Orationes, XI, 151 c-d ; Himerius de Bithynie, Orationes, I, 11 ; Pseudo Clementinus, Recognitiones, X , 26) faisait de leur histoire une légende étiologique classique, dont les héros portaient des noms de sources ou de fleuves (le Pyramos était le nom d’un fleuve de C i­ licie), et on connaît par exemple un décor de mosaïque d’une maison d’A ntioche, où Pyrame et Thisbé sont représentés avec la couronne de roseaux caractéristique des dieux fleuves et mis en parallèle avec les fi­ gures, plus célèbres de ce point de vue-là, d’A lphée et Aréthuse17. Or, Ovide prétend lui-même avoir imaginé une version nouvelle du mythe {Métamorphoses, IV, 55-166). Le récit est placé dans la bouche d’une des filles de Minyas, qui qualifie la version du mythe qu’elle va raconter de non uulgaris {Ibidem, 53 : ...haec quoniam uulgaris fabula non est), ce qu’Ida Baldassare comprend comme « non encore répandue dans le public » , ce qui serait une manière pour Ovide de déclarer qu’il aurait entièrement inventé ladite version.

16 I. Baldassare, « Piramo e Thisbe: dal mito all’immagine » , dans Ü art décoratif à Rome à la fin de la République et au début du Actes de la table ronde organisée par l’École française de Rome (10-11 mai 1979), Rome, 1981, p. 337-351. Voir en dernier lieu mon étude D ans Iintim ité des maîtres du Les privés des Romains, Paris, 2009, p. 217-220. 17 Ibidem, p. 346 et fig. 7-8 (Pyrame et Thisbé) et 9-10 (Alphée et Aréthuse).

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On sait de quoi il s’agit. Deux jeunes amoureux de Babylone, Py­ rame et Thisbé, n’ont pas reçu de leurs parents l’autorisation de se voir, mais ils parviennent à se donner rendez-vous en-dehors des murs de la cité, sous un mûrier situé près de la tombe de Ninus. Thisbé, arrivée la première au rendez-vous, ne trouve pas son compagnon, mais voit arriver une lionne, tout ensanglantée des bœufs qu’elle a dévorés, et elle s’enfuit en abandonnant le voile qui la couvrait. Après s’être désaltérée dans la source voisine, la lionne aperçoit le voile, et le déchire en le maculant de sang. Arrive Pyrame qui, apercevant le voile sanglant de Thisbé et la croyant morte, se donne la mort avec son épée. Survient de nouveau Thisbé qui, voyant son ami agonisant, se suicide à son tour. La métamorphose est celle des fruits de l’arbre qui, de couleur blanche qu’ils étaient, se teintent de la sombre couleur du sang. La version ovidienne de l’histoire de Pyrame et Thisbé est illustrée par quatre peintures de Pompéi d’époque julio-claudienne et flavienne. La plus ancienne de ces peintures ornait le triclinium d’une maison (IX, 5, 14) et est aujourd’hui conservée au Musée National de Naples (fig. 4). Elle représente l’épisode final de l’histoire, le moment où Thisbé se tue sur le corps agonisant de Pyrame. Cette iconographie de création très récente, puisqu’elle illustrait un passage original d’Ovide, a été traitée ici dans un style classicisant, comme si notre peinture pom­ péienne reproduisait un tableau original grec contemporain de Périclès. Les protagonistes de l’action occupent l’essentiel du champ du tableau, et ils sont représentés sans aucune perspective, sans aucune épaisseur, avec les parties du corps qui se présentent de face, de trois-quarts ou de profil. Le décor est réduit au strict minimum, en fait aux seuls élé­ ments qui interviennent dans la narration, à gauche, la tombe de N i­ nus, symbolisée comme souvent par une simple colonne isolée, à droite, le mûrier. Une peinture un peu plus tardive, mais encore d’époque ju ­ lio-claudienne, appartenant au décor d’un triclinium de la maison dite de Lucretius Fronto (V, 4, 11), reproduit à peu près le tableau précé­ dent, mais y ajoute l’arrière-train de la lionne qui s’enfuit, tandis que l’architecture située à gauche pourrait aussi bien s’interpréter comme la tombe de Ninus que comme une tour de l’enceinte de Babylone. Et, au lieu de reposer sur la nuque, le visage de Pyrame repose sur sa joue gauche. Une troisième peinture se trouve dans une pièce attenante à l’atrium de la maison dite poétiquement « de la Vénus en bikini » (1,11,6), à l’intérieur d’une paroi décorée plus récemment, en « quatrième style » . Le tableau, plus petit que les précédents, se limite à représenter les deux héros, à l’exclusion du paysage où ils s’inscrivent, mais surtout, ces deux figures sont traitées dans un style réaliste, qui leur restitue

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leurs volumes et offre la vision saisissante de Pyrame représenté presque perpendiculaire au tableau, le visage qui s’offre à nous à l’envers, tandis que Thisbé se présente face à nous. Ce traitement réaliste, déjà maîtrisé par les peintres grecs du ive siècle avant J.-C., n’a cessé de se perfection­ ner tout au long de la période hellénistique. Mais je vais m’arrêter quelques instants sur une quatrième et der­ nière représentation de la version ovidienne du mythe de Pyrame et Thisbé, celle donc qui appartient au biclinium extérieur de la maison d’Octavius Quartio. Elle appartient à une maison très luxueuse, où Paul Zänker a vu avec pertinence une sorte de reproduction en miniature d’une villa romaine18. Disposée sur deux niveaux, elle comporte un long jardin traversé par un Euripe alimenté par une fontaine très décorée, et sur la terrasse supérieure, un second Euripe aboutissant, d’un côté, à notre biclinium et, de l’autre, au fameux sacellum isiaque, qui témoigne des croyances des propriétaires vers l’époque où le Vésuve a englouti la ville sous ses cendres. Le choix, de part et d’autre de la fontaine ar­ chitecture en temple qui rafraîchissait la salle à manger et alimentait en eau les canaux, des mythes de Narcisse, d’une part, et de Pyrame et Thisbé, d’autre part, s’explique sans doute par le fait que les deux épi­ sodes légendaires étaient censés se dérouler auprès d’une source (fig. 5). Mais ce qui est extrêmement étrange, c’est que le tableau de Narcisse apparaît d’une irréprochable perfection formelle (fig. 6), tandis que celui qui montre les amants de Babylone semble exécuté avec la plus grande maladresse et, de plus, multiplie les infidélités au contenu de la narration ovidienne (fig. 7). De ce dernier point de vue, il semble que l’auteur du tableau, ne connaissant pas les Métamorphoses d’Ovide, ait raisonné seulement sur des modèles iconographiques, et qu’il ait pensé que, sur le modèle du tableau de Narcisse, le héros masculin de son second tableau était un chasseur victime d’un fauve. D ’où le cadre inattendu que nous voyons ici, celui d’une nature sauvage qui est celle d’une région montagneuse et isolée, d’où aussi le corps de Pyrame couvert des coups de griffes du fauve qui s’enfuit à l’arrière-plan, d’où évidemment la présence de sa lance, qui rappelle la lance que tient Narcisse sur l’autre tableau. Et que le peintre ait faussement raisonné sur un document graphique nous est garanti par la présence étonnante du manteau de Thisbé, accroché à la branche d’un arbre, et dont on ne voit guère la raison d’être dans le contexte inattendu qui nous est présenté ici. Mais l’indigence du traitement stylistique est non moins 18 P. Zänker, « Die Villa als Vorbild des späten Pompejanischen Wohngeschmacks » , Jahrbuch des deutschen archäologischen Instituts, 94, 1979, p. 460-523.

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étonnante. Tout ici n’est que disproportion et maladresse, et le visage de Pyrame paraît aussi peu réaliste que la gueule du fauve qui se super­ pose à lui à l’arrière-plan ! Or, car nous ne sommes pas au bout de nos surprises, cette pein­ ture, à tous égards ratée, est la seule de Pompéi qui nous soit parve­ nue signée. Sur la banquette du biclinium, qui correspond à ce tableau, on a pu lire en efFet la signature peinte l v c i v s p i n x i t ! Au cours du VIIe congrès international sur la peinture pariétale antique organisé à Vienne/Saint-Romain-en-Gal en 1998 par Alix Barbet, Daniela Scagliarini Corlàita a proposé de ces étrangetés une explication qui me pa­ raît pleinement convaincante1920. Pour elle, le peintre qui a signé de son prénom une peinture aussi fautive était évidemment un amateur, qui faisait probablement partie de la famille du propriétaire, ou même qui aurait pu être un de ses esclaves, à moins que ce ne fut Octavius Quartio lui-même, qui était un affranchi enrichi et qui, tel Trimalchion, était parvenu au sévirat augustal. La méconnaissance prétentieuse, au­ tant de la littérature mythographique que des traitements stylistiques, caractérise, on le sait, le héros de Pétrone. On se rappelle qu’à propos du décor d’une pièce d’argenterie, Trimalchion décrit comment Cas­ sandre, qu’il confond avec Niobé, fit périr ses fils, et, ajoute-t-il à pro­ pos du traitement stylistique de la scène, « les petits cadavres gisant à terre sont si bien faits qu’on les croirait vivants » (Pétrone, Satyricon, LII, 1 : ...quemadmodum Cassandra occidit filios suos, et pueri mortui iacent sic uti uiuere putes)10 ! Daniela Scagliarini Corlàita ajoute que le peintre professionnel qui a réalisé le tableau de Narcisse a pu aider l’amateur, ce qui se déduit, selon elle, de la quasi identité de traitement du pied droit de Narcisse et de celui de Pyrame. Elle insiste aussi sur le fait que la signature du peintre improvisé, qui se trouvait curieusement sur une banquette normalement recouverte de coussins, pouvait être à volonté révélée ou dissimulée aux convives du maître de maison. Il est vrai que toute peinture à fresque est une improvisation dans la mesure où le peintre doit exécuter son travail avant que l’enduit ne soit sec, et la virtuosité des praticiens antiques, acquise au cours d’un pa­ tient et très exigeant apprentissage, leur permettait une exceptionnelle sûreté et rapidité de la main. L’improvisation ne portait pas sur des thèmes inattendus et les vestiges de Pompéi témoignent de l’usage des

19 D. Scagliarini Corlàita, « Lucius pinxit : una firma insolita nelle pittu pei » , dans La peinturefunéraire antique, i Vesiècle s V ile colloque de l’Association internationale pour la peinture murale antique (ΑΙΡΜΑ), sous la dir. d’A . Barbet, Paris, 2001 , p. 323 - 325 . 20 A. Ernout, Pétrone, Satiricon, Paris, CUF, 1923, p. 49.

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dessins préparatoires. Le directeur actuel des fouilles de Pompéi a eu la bonne fortune de mettre au jour une pièce où une équipe de peintres travaillaient le jour même où l’éruption du Vésuve s’annonçait par un tremblement de terre : un peintre venait de réaliser le dessin prépara­ toire d’un tableau mythologique, et, s’étant trouvé déséquilibré par le séisme, il a laissé l’empreinte d’un doigt dans l’enduit frais21 ! On peut en dire autant des exercices improvisés de Stace, si du moins ils furent aussi improvisés qu’il le prétend. Mais avec les improvisations certaines que je viens d’évoquer, le poème de Sperlonga qui nous est parvenu sous le nom ou le pseudonyme de Faustinus et la peinture de Pompéi signée du prénom de Lucius, ce qui prévalait évidemment était le jeu de société, le goût de la performance, beaucoup plus que le résultat es­ compté.

BIBLIO G RA PH IE Baldassare, I., « Piramo e Thisbe : dal mito all’immagine », dans L'art dé­ coratif à Rome à la fin de la République et au début du Principat, Actes de la table ronde organisée par l’Ecole française de Rome (10-11 mai 1979), Rome, 1981. Balland, A., « Une transposition de la grotte de Tibère à Sperlonga : le 'ninfeo Bergantino’ de Castelgandolfo », Mélanges Rome, 79, 1967, p. 421­ 502. —, Essai sur la société des épigrammes de Martial, Bordeaux, 2010. C oarelli, F., Revixit Ars. Arte e ideologia a Roma, Dai modelli ellenistici alia tradizione repubblicana, Rome, 1996. Lavagne, H., Operosa antra. Recherches sur la grotte à Rome de Sylla à Ha­ drien, Rome, 1988. Sauron , G., « De Buthrote à Sperlonga : à propos d’une étude récente sur le thème de la grotte dans les décors romains », Revue dArchéologie, 1991­ 1, p. 19-42. —, « Un conflit qui s’éternise : la 'guerre de Sperlonga’ », Revue Archéologi­ que, 1997, p. 261-296. —, Dans ΐ intimité des maîtres du monde. Les décors privés des Romains, Paris, 2009. 21 A. Varone, « L’organizzazione del lavoro di una bottega di decoratori : le evidenze del recente scavo pompeiano lungo via dell’Abbondanza » , Mededelingen van het Nederlands Instituât te Rome = Papers o f the Netherlands Institute in Rome, 54, 1995, p. 124­ 136.

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Fig. 1 : Grotte de Sperlonga, restitution graphique (d’après Andreae-Conticello).

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Fig. 2 : Grotte de Sperlonga : l’hypothèse astrologique.

Fig. 3 : Grotte de Sperlonga : l’épigramme de Faustinus (Sperlonga, Museo Nazionale).

Fig. 4 : Pompéi, maison IX, 5, 14 : le tableau de Pyrame et Thisbé.

Fig. 5 : Pompéi, maison d’Octavius Quartio : le biclinium.

Fig. 6 : Pompéi, maison d’Octavius Quartio : le tableau de Narcisse.

Fig. 7 : Pompéi, maison d’Octavius Quartio : le tableau de Pyrame et Thisbé.

D LATINITATES C]

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LA SILVE COMME OUTIL DE CONSTRUCTION DE L'IDENTITÉ ARTISTIQUE, DYNASTIQUE ET TERRITORIALE À LA RENAISSANCE: L'EXEMPLE DES SILVES DE STACE À NAPLES La redécouverte des Silves de Stace par Poggio Bracciolini pendant le Concile de Constance de 1417 intervient dans un contexte particuliè­ rement favorable à la diffusion et au succès de ce genre littéraire au sein des milieux humanistes à partir de la seconde moitié du Quattrocento. En effet, les spécificités fonctionnelles, structurelles et esthétiques de la silve vont apparaître aux poètes et théoriciens de la Renaissance comme un moyen privilégié d’exprimer leur volonté de participer au mouve­ ment de renouveau intellectuel, politique et artistique qui touche l’Italie et toute l’Europe au XVe siècle. Quelle que soit leur forme de gouvernement, les cités italiennes, à la recherche d’une légitimité et d’une identité territoriale et culturelle, vont trouver dans ces poèmes de circonstances un profond écho à ces aspirations, comme en témoigne la vaste floraison de recueils humanistes référant directement par leur titre à l’œuvre du poète antique, comme ceux d’A nge Politien1 à Flo­ rence, Battista Spagnoli2 à Mantoue, mais aussi le nombre important de commentaires de ce texte3 produits à cette époque. La tonalité subjec­ tive de l’œuvre de Stace, fortement ancrée dans la pratique de Yotium

1A. Politien,

sielSv, trad,etcomm. P.Galand, Paris, 1987.

2 Sylvarnm F. Baptiste M antuani sex opuscula, éd.etcom.JosseBade, Paris, 1506;The Eglogues o f Baptista M antuanus, éd. et comm. W. P. Mustard, Baltimore, 1911 ;E. Μ. Coccia, O.Carm.,Le edizioni delle opere delM antovano, Rome, I960.

3Pour lalistede ces commentaires, voir P. Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences (paradoxales?)entreYÉpitre aux Tisons d’Horace etlapoétique de laSilve (au début du xviesiècleen France)»,Bibliothèque dlHumanisme et Renaissance, 60 (1998-3),p.611.

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et les rapports de clientélisme4, sa fonction encomiastique ainsi que la place prépondérante qui y est faite à la description en font un modèle de la poésie humaniste de cour. Chacune d’entre elles, par la voix de ses poètes créateurs de silves, va user de la dimension à la fois descriptive et épidictique de ce genre pour produire une image déterminée de son identité politique, territoriale et artistique. Cette imitation de Stace dans un but identitaire apparaît comme particulièrement prégnante au sein du royaume de Naples. Un senti­ ment de filiation géographique et culturelle qui les lie au poète campanien, ainsi qu’un besoin urgent d’acquérir une légitimité aux yeux de la noblesse napolitaine et des autres cours européennes, amènent tout naturellement les humanistes de la cour d’A lphonse le Magnanime et de ses successeurs à pratiquer le genre de la silve. Ils vont s’approprier l’imaginaire et la poétique stacienne, dans le but d’engager le royaume, encore marqué par la tradition aristocratique féodale, dans le renou­ veau artistique du Quattrocento et d’en faire un important foyer poli­ tique, culturel et artistique de l’humanisme. Cette imitation des Silves va s’accompagner d’une large diffusion de la poétique stacienne au sein des milieux artistiques napolitains, favorisée par l’influence d’huma­ nistes comme Guarino, Panormita, Valla et Pontano sur les goûts et les choix de la cour aragonaise5. Loin de se limiter aux œuvres des poètes néolatins, l’esthétique des Silves de Stace va se propager aux autres mi­ lieux artistiques campaniens, influençant ainsi l’architecture, la peinture et jusqu’à l’urbanisme. Nous verrons tout d’abord quels sont les éléments spécifiques du genre de la silve qui ont poussé les artistes humanistes, en particulier napolitains, à se l’approprier dans le but d’élaborer et de mettre en scène l’identité politique, territoriale et artistique de leur cité, qu’il s’agira de définir. La comparaison entre les Silves de Stace et l’arc de triomphe du Castel Nuovo à Naples apparaît à ce titre comme un exemple éclairant les affinités esthétiques, thématiques et fonctionnelles entre deux do­ maines artistiques tributaires de l’héritage de ce genre poétique. Dans cette perspective, l’élaboration de la figure de Parthénope, sirène épo­ nyme de la cité inspirée notamment des Silves, semble aller de pair avec celle de l’image de souverain érudit et humaniste recherchée par A l­ phonse d’A ragon.

4 A. Hardie, Statius and the Silvae. Poets, patrons and Epideixis in the Graeco-Roman World, Liverpool, 1983. 5 G. L. Hersey, Alfonso I I and the Artistic Renewal o f Naples, 1485-1495, New HavenLondon, 1991, p. 18-24.

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L a SILVE COMME SUPPORT PRIVILÉGIÉ DE LA CONSTRUCTION DE L’iDENTITÉ TERRITORIALE Les liens étymologiques qu’entretient la silve avec la thématique paysagère et architecturale, ainsi que ses fonctions descriptives et encomiastiques en font le genre par excellence de l’éloge topique. L’évolution du sens du terme silva, qui passe de la désignation d’un objet paysager à celle d’un objet littéraire, ou du moins d’un fait lit­ téraire, illustre le lien à la fois mimétique et métonymique entre nature et écriture qui se joue dans la silve. Celle-ci remplit donc une fonction imitative de description d’un territoire donné, reproduit « au naturel » avec ses particularités paysagères, identitaires et culturelles. Ainsi, plus de dix des trente et une pièces des Silves de Stace parvenues jusqu’à nous traitent de thèmes paysagers ou inscrivent la description d’un mo­ nument dans un cadre topographique fortement marqué dont le poète prend le soin de préciser la localisation à l’aide de très nombreux ad­ jectifs ethniques ou géographiques. Ainsi, dès le titre du poème I, 3, la description de la villa de Manilius Vopiscus est profondément ancrée dans le territoire de Tibur, dont elle reçoit l’adjectif topique tiburtina. Il en est de même pour la villa et le temple d’Hercule édifiés par Pol­ lius Felix dans les environs de Sorrente. S’il est vrai que les descriptions doivent davantage aux topoi du locus amoenus et présentent pour cette raison de nombreuses similitudes, chacune évoque de manière précise des éléments topographiques et paysagers qui marquent son identité. A ce titre, chaque région est associée dès les premier vers de la silve au cours d’eau ou au fleuve qui la traverse, l’A nio pour Tibur dans la silve I, 3, le Tibre pour la demeure de Viollentilla6, ou bien le poète la désigne par les curiosités locales qui forgent son identité topique. Ainsi au début de la silve II, 2, Stace prend le soin de situer la villa sorrentine de Pollius Felix inter notos Sirenum nomine muros saxaque Tyrrhenae templis onerata Minervae78. Il qualifie la villa de dicarchei speculatrix pro­ fu n d i3. Si l’évocation du passé mythique de la région remplit également d’autres fonctions que nous évoquerons plus tard, elle recouvre des réa­ lités géographiques bien réelles, comme la Punta di Campaneüa située entre le golfe de Naples et celui de Salerne, où se dressait un temple de Minerve et le golfe de Pouzzoles, lieu d’édification de la colonie grecque de Dicaearchia. De fait, le mot dicarcheius constitue un hapax 6 Stace, Silves, I, 2, 144-145. 7 Stace, Silves, II, 2, 1-3. Trad. H. J. Izaac: «en tre les murailles bien connues par le nom des Sirènes et les rochers qui supportent le temple de la Minerve tyrrhénienne. » 8 Ibidem : « qui épie les flots dicarchéens. »

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stacien qui sera repris par les auteurs napolitains désireux de souligner la continuité poétique et territoriale entre leur œuvre et celle du poète romain, comme Sannazar dans «M olpus » , la troisième de ses Eglogues des pêcheurs9. La silve, poème de circonstance, est ainsi profondément ancrée dans le temps, mais aussi dans l’espace territorial qu’elle décrit et dont elle véhicule une représentation fortement orientée et liée à des motivations d’ordre identitaire et politique. C ’est donc tout naturellement que les humanistes vont exploiter ce lien particulier entre poétique de la silve et topographie afin d’en faire un outil de promotion des cités-états. Ce genre appartient en ef­ fet à la littérature épidictique et consiste très souvent à évoquer sous forme âêekphrasis un lieu, un évènement, une personne ou une œuvre d’art. Elle s’inscrit dans la pratique circonstancielle du discours d’éloge et doit en cela être rapprochée des progymnasmata. Parmi les sujets d’exercices répertoriés par Aelius Théon10 et Hermogène de Tarse11 au Ier et IIe siècles, les ekphraseis de cités occupent une place particulière, puisque c’est dans cette pratique descriptive que Fekphrasis trouve ses origines. En effet, une des premières ekphraseis de la littérature grecque, celle du bouclier d’A chille au chant VIII de YIliade, comporte une mise en abîme de la description de deux cités, l’une en paix, l’autre en guerre, métaphore édifiante et transparente des conséquences néfastes de la guerre. L’éloge descriptif de cité, pratiqué de manière récurrente, va permettre de donner d’un territoire une image souvent convenue mais aussi très orientée sur le plan politique et culturel. Ainsi Stace se livre dans la silve III, 5 à la description élogieuse de sa propre cité afin de convaincre son épouse de quitter Rome afin de le suivre à Naples : Has ego te sede-nam nec mihi barbara Thrace nec Libye natale solum - transferre laboro, quas imbelle fretum torpentibus adluit undis. Pax secura locis et desidis otia vitae Et numquam turbata quies somnique peracti. Nulla foro rabies aut strictae in jurgia leges : morum jura viris solum et sine fascibus aequum. Quid nunc magnificas species cultusque locorum templaque et innumeris spatia interstincta columnis, et geminam molem nudi tectique theatri et Capitolinis quinquennia proxima lustris,

9 The piscatory eglogues o f J Sannazar, éd. et comm. de W. P. Mustard, Baltimore, 1914. 10 A. Théon, Progymnasmata, éd. M. Patillon, Paris, 1997. 11 Hermogène de Tarse, Opera, éd. H. Rabe, Leipzig, 1926, p. 65-73.

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quid laudem litus libertatemque Menandri, quam Romanus honos et graia licentia miscent ? Nec desunt variae circa oblectamina vitae : sive vaporiferas, blandissima litora, Baias, enthea fatidicae seu visere tecta Sibyllae dulce sit iliacoque jugum memorabile remo seu tibi Bacchei vinita madentia Gauri Teleboumque domos, trepidis ubi dulcia nautis lumina noctivagae tollit Pharus aemula lunae, caraque non molli juga Surrentina Lyaeo, quae meus ante alios habitator Pollius auget Denarumque lacus medicos Stabiasque renatas : mille tibi nostrae referam telluris amores ?1231

Le poète développe en partie sur le mode de la prétérition tous les motifs de l’éloge de cité, comme la tempérance du climat, la vie consa­ crée à ΐ otium permise par l’harmonie sociale et politique, ainsi que les nombreux monuments qui ornent la cité. Or, la prétérition s’arrête au moment où Stace se met à évoquer ce qui fait l’identité propre du ter­ ritoire décrit : les racines grecques de la Campanie, présentées à travers les attractions culturelles de la région qui promettent à l’épouse les « divertissements d’une existence pleine de variété » (variae circa oblec­ tamina vitaiy) : il cite les sources de Baies, l’antre de la Sibylle, le cap Misène, Capri, Stables, présentés chaque fois sous forme de périphrase mythologique érudite ou à l’aide d’épithètes homériques qui forgent du 12 Stace, Silves, III, 5, 81-104. Trad. H. J. Izaac : « Tel est l’endroit - car je n’ai pour patrie ni la Thrace sauvage ni la Libye, où je voudrais te conduire : de doux hivers, de frais étés harmonisent son climat ; une mer tranquille baigne ses rives de ses flots alanguis. Une paix sans inquiétude y règne ; la vie s’écoule dans le loisir et dans le calme ; le repos n’est jamais troublé, et rien n’interrompt le sommeil. Point de fureur sur la place publique, et l’on ne dédaigne pas les lois pour entrer en querelle ; les citoyens ne fondent leurs droits que sur la coutume, et la justice règne sans besoin des faisceaux. Et que dire à présent des points de vue magnifiques et de l’ornement de ces lieux, des temples et des places où s’espacent des colonnes innombrables, de la double masse de nos théâtres, l’un à l’air libre, l’autre couvert, de nos concours quinquennaux qui rivalisent avec les fêtes du Capitole ? A quoi bon louer ce rivage, et cette liberté de vie qu’aima Ménandre, où s’allient la dignité romaine et la fantaisie grecque ? Aux alentours abondent les agréments d’une existence pleine de variété : qu’il te plaise de visiter soit les rivages si caressants de Baies aux sources fumantes, soit la demeure inspirée de la Sibylle prophétique, soit le sommet qui perpétue le souvenir de la rame troyenne, ou bien que tu préfères les vignobles chargés de grappes du Gaurus cher à Bacchus, ainsi que le séjour des Téléboens, dont le Phare, rival de la lune errante, élève ses feux lumineux, doux à l’inquiétude des marins, ou encore les crêtes de Sorrente que fait apprécier, don de Lyeus, un vin sec et que, plus que tout autre, mon cher Pollius rehausse en les habitant, ou les eaux salutaires de Dimidia ou de Stabie ressus­ citée : t’énumérerai-je mille autres charmes de ma terre natale ? » 13 Stace, Silves, III, 5, 95.

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territoire campanien l’image d’une terre pétrie de prestigieux mythes littéraires hellénistiques, liés à des phénomènes géographiques et paysa­ gers remarquables. A l’instar de Stace, de très nombreux humanistes vont employer ïekphrasis dans le but de promouvoir une certaine image du territoire au­ quel ils sont attachés par des liens politiques, économiques ou affectifs. Michael Baxandall souligne à ce titre le rôle joué par l’humaniste by­ zantin Manuel Chrysoloras dans la diffusion de ce type d’éloge au sein des milieux humanistes italiens14. S’inspirant directement des manuels de rhéteurs de la seconde sophistique, Chrysoloras rédige notamment en 1411 une comparaison entre Rome et Constantinople qui générali­ sera la pratique de la description encomiastique au sein des cours hu­ manistes par l’intermédiaire de son élève Guarino. Ce dernier, à son retour d’A rgenta après la peste à Ferrare en 1429, compose à son tour un hymne à la ville qui s’apparente par de nombreux traits à Yekphrasis encomiastique de Stace : Salve, terra viris pollens Ferraria, salve, Atque potens opibus, varias celebrata per artes, Quam pater Eridanus largis amplectitur undis Fortiter adversum propulset ut eminus hostem Teque ferax enutrit ager, te prata coronant; Te quoque iustitia et duris celeberrimus armis Marchio magnanimus servat Nicolaus et auget. Tu procul excelsas, tu, formosissima turres Ornatasque domos asperis, quasi fronte amica. Post tempestates peragrataque rura begnine Suspice nos, placidis retinens complexibus, atque Hospitio dignare tuo. Tibi prisca salutis Tempora iam redeant, reparent nova germina plebem Amissam, foetus duplicet Lucina novellos. Sic Pater omnipotens, sic Virgo puerpera firmet Ut decus aeternum et felix tibi floreat aevum15.

À l’évocation traditionnelle du fleuve régional, des ornements ar­ chitecturaux de la cité ainsi que de son organisation politique source 14 M. Baxandall, Giotto and the Orators. H um anist Observers o f painting in Italy and the discovery o f Pictorial Composition. 1340-1450, Londres, 1971 ; trad, française Les hu­ manistes à la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, Paris, 1989, p. 103-117. 15 Guarini Veronensis Carmina, éd. Aldo Manetti, Bergame, 1985. M a traduction: « Salut, Ferrare, puissante par tes hommes, Puissante par tes richesses, célébrée pour la variété de tes arts, Toi que le vénérable Eridan entoure de ses larges eaux Courageusement afin de tenir à distance l’ennemi qui s’approche.

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de sécurité et de prospérité s’ajoutent quelques traits plus spécifiques de la ville et des circonstances de rédaction de l’éloge, comme le nom de Nicolo Marchio et l’évocation des pertes humaines dues à la peste. S’il paraît difficile d’un point de vue chronologique que Guarino ait eu connaissance du texte des Silves, les deux ekphraseis émanent proba­ blement des mêmes traditions rhétoriques et remplissent des fonctions similaires : la promotion d’une image politiquement et culturellement valorisante de la cité, que l’on retrouve chez de très nombreux auteurs humanistes, qui, eux, ont eu connaissance de la poétique des silves, comme Pontano évoquant l’Ombrie et sa chère Casis fons dans Parthenopeus sive Amores16, ou Marulle le Bosphore tant regretté des Nae­ niae17.

R apports entre la silve descriptive et l’architecture m o ­ nu mentale À FONCTION DYNASTIQUE ET IDENTITAIRE : L’EXEMPLE du

C astel N u o v o à N aples :

La diffusion de la pratique de l’ekphrasis par Guarino a de nom­ breuses conséquences sur la manière dont va se forger l’identité territo­ riale, politique et artistique des cités italiennes, en particulier à Naples. L’humaniste jouit en effet d’une grande notoriété à la cour de Ferrare en tant que précepteur de Nicolo puis Leoneüo d’Este, qui deviendra l’époux en 1444 de Marie d’A ragon, la fille illégitime d’A lphonse roi de Naples. C ’est lui qui diffuse notamment une ekphrasis du bas-relief de l’arc de triomphe de Constantin écrite par son maître Chrysoloras. Ce dernier y décrit avec minutie les ornements de cette sculpture et insiste sur son rôle de transmetteur d’une image glorieuse et vivante de l’histoire : Une campagne féconde te nourrit, des prairies te couronnent Et Nicolo Marchio, très illustre pour sa justice et ses armes inflexibles, Veille sur toi, magnanime, et t’enrichit. Toi si belle de loin avec tes hautes tours et tes demeures ornées de reliefs, comme un visage ami, Quand nous avons essuyé des tempêtes, parcouru les campagnes, Accueille nous avec bienveillance, garde nous dans ton giron et accorde nous ton hospitalité. Que désormais revienne pour toi la bonne santé de jadis, Que de nouveaux rejetons reforment le peuple disparu, Que Lucine double le nombre des tendres nouveaux-nés, Que le Père tout puissant, que la Vierge mère fassent en sorte Que fleurissent pour toi une éternelle gloire et une vie prospère » . 16 Pontano, Poesie latine, edizione e traduzione di Liliana Monti Sabia, Torino, 1978. 17 Michaelis M a m ili in, Naeniae, II, edizione e traduzione di A. Perosa, Zurich, arm C 1951.

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[On peut voir] les arches triomphales construites pour commémorer leurs triomphes et leurs processions, sur lesquelles sont gravés leurs guer­ res, les prisonniers, les butins, et les assauts des villes, avec encore les sculptures de victimes, des sacrifices, des autels et des offrandes. Outre cela des combats sur mer, à pieds et à cheval, et pour ainsi dire toutes les formes de combats, [...] tout cela, on peut le voir dans les images comme si c’était vivant, et comprendre ce qu’est chaque chose grâce aux inscriptions qui y figurent. Quand ils exposaient ces choses, Hérodote et d’autres collectionneurs d’ ’histoires’ ont fait, estime-t-on, œuvre utile, mais ces sculptures nous permettent de voir tout ce qui existait selon les époques chez différents peuples, si bien que l’ensemble constitue une 'histoire’ parfaitement exacte - ou plutôt ce n’est pas une 'histoire’, mais, si je puis dire, une 'autopsie’ et une manifestation de tout ce qui existait alors en quelque lieu que ce fût18.

Nul doute qu’A lphonse, qui choisit d’inscrire son règne dans le passé antique de la région afin de donner de lui-même une image de sou­ verain humaniste, saisit l’importance de ce type de manifestation ar­ chitecturale dans la construction de l’identité politique et artistique de la Campanie. Ainsi, lorsqu’il décide de réorganiser le Castel Nuovo créé en 1279 par Charles d’A njou et d’en faire le symbole du nouveau royaume aragonais, il le dote d’un arc de triomphe qui, comme le sou­ ligne Francesco Caglioti19, constitue le « frontispice » de ce royaume. Celui-ci est en effet conçu comme un véritable pont entre la tradition aristocratique médiévale à laquelle Alphonse appartient et l’univers hu­ maniste dans lequel il voudrait inscrire son règne. En effet, si ce mo­ nument a fortement à voir avec les ornements funéraires médiévaux comme ceux de Ladislas et Jeanne d’A njou à San Giovanni a Carbo­ nara à Naples, les sculpteurs qui participent à son élaboration, comme le vénitien Francesco Laurana, Isaia da Pisa et Pietro da Milano, bien que d’origines diverses, ont en commun le goût de l’antique. Ceci se manifeste à la fois dans la thématique, la structure et l’esthétique des sculptures et bas-reliefs de l’arc conçus entre 1452 et 1458 puis entre 1465 et 1471 sous le règne de Ferrante et dans lequel on retrouve des éléments caractéristiques de la silve. L’étude de ce monument, conçu comme un véritable manifeste de l’art officiel du royaume de Naples, révèle les liens entre l’esthétique de

18 Manuel Chrysoloras, « Lettre d’apparat à l’Empereur Jean VIII Paléologue » , citée par M. Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition , p. 105-106. 19 F. Caglioti, « Fifteenth-Century Reliefs o f Ancient Emperors and Empresses in Florence: Production and C ollecting», in Collecting Sculpture in Early M odem Europe (Studies in the History o f A rt), Washington, 2008, p. 67-109.

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la silve diffusée à cette époque et la construction de l’identité artistique et dynastique du royaume de Naples. La silve se définit tout d’abord par une esthétique de la variatio, à la fois thématique, générique et stylistique, qui apparaît comme un premier point de rapprochement qui semble pertinent entre l’arc du Castel Nuovo et les Silves de Stace. La fonction encomiastique de chacune de ces œuvres amène leurs au­ teurs à accorder une place prépondérante à l’éloge du prince, comme l’attestent la première place accordée par Stace à Yekphrasis du colosse équestre de l’empereur Domitien dans les Silves et celle, centrale, du bas-relief représentant le triomphe d’A lphonse, relayée par celui met­ tant en scène le roi entouré de ses soldats et dignitaires à l’intérieur de l’arc. Ces représentations poétiques et sculpturales obéissent toutes deux aux exigences stylistiques que réclame la dignité du sujet traité. Ainsi, là où Stace use des ressorts du genus grande épique pour évo­ quer la statue équestre à grand renfort de comparaisons et épithètes homériques, hyperboles, et périphrases mythologiques mettant en jeu les premiers olympiens, les bas-reliefs royaux du Castel Nuovo adop­ tent le style et la composition hiératique des triomphes antiques, que l’on retrouvera sur les médailles commandées par Alphonse à Pisanello dans les années 1440. Ces motifs politiques traités en style noble cohabitent cependant dans chacune des deux œuvres avec des représentations dont le thème et l’esthétique correspondent plutôt au genus medium voire au genus hu­ mile de la rhétorique. Chez Stace, des pièces telles I, 6 (sur les calendes de décembre) ou III, 4 (à propos de la chevelure de Flavius Earinus) évoquent des événements de la vie quotidienne dans un style simple et empreint d’alexandrinisme, obéissant à la « rhétorique du plaisir » qui, comme le rappelle Laurent Pernot20, régit Yekphrasis encomiastique. De même, les bas-reliefs du Castel Nuovo sont encadrés par des rinceaux et des petites scènes mythologiques d’inspiration antique mettant en scène des créatures marines, des putti et des guirlandes de fleurs ornées de masques et surtout un Hercule enfant phytomorphe proche de l’es­ thétique des grotesques que les artistes romains mettront bientôt au jour, et que l’on retrouve précisément sur les enluminures du manuscrit des Silves de la Biblioteca dei Girolamini à Naples21. Ce mélange thé­ matique, générique et stylistique témoigne d’un jeu sur Yaptum auquel se livrent parallèlement poète et sculpteurs, et qu’adopteront également

20 L. Pernot, La rhétorique de Îéloge dans le monde gréco-romain, Paris, 1993, p. 204. 21 E. Mandarini, I Codici manoscritti della Biblioteca Oratoriana di Napoli, illustrati da Enrico M andarini delFOratorio, Naples, Rome, 1897, p. 201.

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les humanistes, notamment Pontano, qui participera à l’élaboration du programme décoratif du Castel Nuovo, en particulier celui de sa porte en bronze qui se définit par la même variation stylistique. Dans son églogue Lepidina, Pontano introduit également une description de monstre marin22 proche de l’esthétique épique et qui emprunte de nombreux traits à certains passages de la Thébaide de Stace, comme ïekphrasis du serpent meurtrier de l’enfant Archémore23 : l’insertion 22 Pontano, Lepidina, Y, 80-93 : Vectibus hi sublatum alte per brachia cetum Attolunt, caudaque iter et vestigia verrit Imm anis fera et informi riget horrida dorso, Tum quassat caput et minitanti tergore nutat; Faucibus at tenebras sim ul et vomere et sim ul ipsa Visa lues pelagusque haurire atque hiscere caelum, Occurrunt trepidoque sinu sua pignora celant Attonitae matres:[...] Monstra cavete maris scopuloso et tergore cetum : Vulnerat et cauda insidians et devorat ore. D ’après la traduction de Liliana Monti Sabia (voir aussi à présent l’édition avec traduction française d’H. Casanova-Robin, G. Pontano, Églogues/Eglogae, Paris, 2011) : « Ces jeunes hommes soutiennent avec des perches un monstre marin, qu’ils sou­ lèvent à la force de leurs bras. La bête, effrayante, balaie de sa queue les traces du chemin ; hideuse, elle contracte son dos démesuré, puis secoue la tête et ondule de toute la masse de son corps menaçant ; à peine a-t-on vu ce fléau ouvrir la gueule pour vomir les ténèbres, engloutir la mer, avaler dans un bâillement les deux, que les mères accourent, épouvantées, cachant leurs enfants sur leur sein frémissant.)...] Prenez garde au monstre marin, au dragon à l’échine d’écueil, car, traîtreusement, il blesse et avec sa gueule, il dévore. » 23 Stace, Thébaïde, Y, 505-533 : Interea campis, nemoris sacer horror Achaei, terrigena exoritur serpens tractuque soluto inmanem sese uehit ac post terga relinquit, liuida fa x oculis, tum idi stat in ore ueneni spuma uirens, ter lingua uibrat, terna agmina aduncidentis, et auratae crudelis gloria fronti prominet. Inachio sanctum dixere Tonanti agricolae, cui cura loci et siluestribus aris pauper honos ; nunc ille dei circumdare templa orbe uago labens, miserae nunc robora siluae atterit et uastas tenuat complexibus ornos ; saepe super fluuios geminae iacet aggere ripae continuus, squamisque incisus adaestuat amnis, sed nunc, Ogygii iussis quando omnis anhelat terra dei trepidaeque latent in puluere Nymphae, saeuior anfractu laterum sinuosa retorquens terga solo siccique nocens fu r it igne ueneni. Stagna per arentesque lacus fontesque repressos uoluitur et uacuis flu u io m m in uallibus errat, incertusque sui liquidum nunc aera lambit ore supinato, nunc am a gementia radens pronus adhaeret humo, si quid uiridantia su­ dent gramina ; percussae calidis adflatibus herbae, qua tulit ora, cadunt, moriturque ad sibila campus. Trad. R. Lesueur, Paris, 2000 : « Cependant, au milieu de la plaine, un serpent, enfant de la terre, qui remplit ce bois d’une terreur religieuse, se dresse, déroule la masse énorme de ses replis, et laisse encore après lui de longs anneaux. Ses yeux lancent un feu sombre, sa gueule gonflée se colore de l’écume d’un venin verdâtre ; sa langue fait vibrer ses trois dards ; trois rangs de dents aiguës apparaissent menaçantes, et son front doré

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de ce tableau saisissant au sein de l’églogue crée un effet de variatio stylistique et générique audacieux, puisque l’évocation du monstre an­ thropophage constitue un topos de l’épopée. On retrouve le gigantisme cosmique du monstre, la terreur sacrée qu’il provoque, la focalisation de la description sur la gueule, le dos et la queue de l’animal, son mouve­ ment ondulatoire, sa dangerosité et son caractère impitoyable présents chez Stace. Pontano cherche ainsi à provoquer la surprise et l’effroi de ses lecteurs en introduisant brutalement et sans transition un élément épique au cœur d’un poème de circonstances et en se livrant, confor­ mément à l’esthétique ovidienne des Métamorphoses, à la « création d’hybrides thématiques, génériques et stylistiques, prenant pour guide la Nature, mais dans sa marginalité » ainsi que la définit P. Galand24. A cette esthétique de la variatio s’ajoute la recherche de Xenargeia, à l’œuvre à la fois dans la silve et dans la sculpture de l’arc de Cas­ tel Nuovo. Cette « vivacité visuelle » qui selon Hermogène de Tarse25 définit Xekphrasis, constitue un élément déterminant dans le discours officiel sur l’art du royaume de Naples, incarné par le De viris illustri­ bus de Bartholomeo Fazio, élève de Guarino. Ce texte, écrit en 1456, et cité par M. Baxandaü qui le présente comme un manifeste du goût aragonais, est guidé par de fortes pressions sociales et politiques liées aux ambitions et objectifs d’A lphonse. Le chapitre traitant des peintres s’ouvre sur le lieu commun de la parenté entre la poésie et la peinture, tiré de Philostrate et Plutarque. M. Baxandall souligne cependant la lecture très personnelle que Fazio26 fait de ce poncif, inscrivant ce dias’élève terrible et majestueux. Les laboureurs l’ont consacré à Jupiter Inachus, pro­ tecteur de ces lieux, à qui ils n’ont pu offrir que le faible hommage d’un autel de gazon. Tantôt ce reptile, de ses anneaux tortueux entoure le temple du dieu ; tantôt il broie les arbres de cette malheureuse forêt, et écrase dans ses embrassements les vastes frênes. Souvent il s’étend sur les fleuves et touche aux deux rives. L’onde, coupée par ses écailles, bouillonne. Mais maintenant que, par l’ordre de Bacchus, toute la terre est haletante de chaleur, que les Nymphes éperdues se cachent dans la poussière, plus terrible encore, le monstre replie sur lui-même ses flancs, son dos sinueux, irrité par le feu de son venin desséché. Il se roule à travers les étangs, les lacs arides, les sources taries, les vallées vides de leurs fleuves, et, dans son an­ xiété, tantôt la tête renversée, il pompe l’air humide, tantôt, rasant les plaines gémissantes, il se courbe sur le sol, il s’y attache pour extraire le suc des herbes verdoyantes. L’herbe atteinte de son souffle brûlant tombe partout où il promène son dard, et ses sifflements portent la mort dans les campagnes » . 24 P. Galand-Hallyn, Le Reflet desfleurs. Description et métalangage d'Homère à la Renaissance, Genève, 1994, p. 189. 25 Hermogène de Tarse, Opera, éd. H. Rabe, Leipzig, 1926, p. 65-73. 26 Bartholomaei Facii D e viris illustribus liber, D e sculptoribus, Florence, 1745, dans M. Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture, p. 125-129.

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logue entre les arts sur le terrain de l’expressivité et de Yenargeia, et ceci alors qu’il est isolé culturellement depuis 1444 de l’Italie du Nord et du centre où se développe alors le discours humaniste sur la corres­ pondance des arts. L’idéal de l’illusion de vie semble donc profondé­ ment ancré dans le goût officiel du royaume de Naples, puisque c’est ce critère que Fazio27 semble retenir dans chaque notice concernant les peintres et sculpteurs prisés à la cour napolitaine comme Gentile da Fabriano, Jan van Eyck et Rogier van der Weyden, et surtout Pisanello auquel Guarino lui-même a dédié une longue ekphrasis dans laquelle il met en valeur des caractéristiques esthétiques très proches de celles des silves comme la poikilia, Yenargeia, le goût pour les références mytholo­ giques et le collectionnisme animalier et minéral. La notice concernant Donatello est à ce titre révélatrice : Donatellus Florentinus : Donatellus et ipse Florentinus ingenii quoque et artis praestantia excel­ let, non aere tantum, sed etiam marmore notissimus, ut vivos vultus du­ cere et ad antiquorum gloriam proxime accedere videatur. Eius est Padua divus Antonius atque alia Sanctorum quorundam in eadem tabula prae­ clara simulacra. Eiusdem est in eadem urbe Gattamelata egregius copia­ rum dux ex aere, equo insidens, mirifici operis28.

Le talent reconnu au sculpteur porte encore une fois sur son habi­ leté à faire vivre des visages dans le bronze et dans le marbre, ce qui lui permet d’égaler presque les anciens, c’est-à-dire les antiques comme Phidias et Praxitèle. C ’est donc cette capacité à donner l’illusion de vie qui, pour les humanistes officiant à la cour de Naples, signe cette fi­ liation à l’A ntique tant recherchée par Alphonse. À tel point que le roi, désireux de terminer le tympan de son arc de triomphe par une statue équestre référant à la fois à la tradition médiévale et à la di­ gnité antique, commande en 1456, date de rédaction du De viris de Fazio, une œuvre-programme qui doit afficher aux yeux de la noblesse napolitaines frondeuse et des autres cours italiennes et européennes la puissance politique, territoriale et culturelle restaurée de Naples. Il sem-

27 ibid, p.131-135. 28 ibid. p. 122. Trad. M. Baxandall, traduit de l’anglais par M. Broch : « Également florentin, Donatello se distingue par l’excellence de son talent et de son art. Il est très connu non seulement pour le bronze, mais aussi pour le marbre au point qu’il donne l’impression de tirer des visages qui vivent et de tendre à égaler la gloire des An­ ciens. Il y a de lui à Padoue sur un même autel, le divin Antoine et d’autres remarquables simulacres de certains saints. Il y a du même dans la même ville en bronze un Gattame­ lata, éminent chef d’armée à cheval, œuvre étonnante » .

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blerait que le maître n’eut le temps que de terminer la tête du cheval qui échut à Diomède Carafa29 et qui se trouve aujourd’hui au musée ar­ chéologique national de Naples. Donatello était cependant l’auteur de la statue équestre de Gattamelata à Padoue, citée par Fazio lui-même parmi les chefs d’œuvre du sculpteur et qualifiée de \mirificum opus\. La recherche illusionniste visible dans le traitement de la tête du che­ val, ainsi que dans la représentation à l’A ntique du cavalier, tête nue et portant la chlamyde à l’instar des empereurs romains, sont autant d’élé­ ments susceptibles de remporter l’adhésion et de susciter l’admiration de Fazio et après lui, celle de l’ensemble des humanistes napolitains. Or la mise en rapport de cette œuvre avec Ÿekphrasis de la statue de Domitien des Silves30 révèle des similitudes dans les choix esthétiques de ce poète et ceux de Donatello qui sont autant de témoignages d’une communauté de goût qui corrobore l’hypothèse d’une influence de l’es­ thétique des silves sur l’art napolitain. L’analyse de Xekphrasis du cheval revient à souligner les qualités üenargeia de cette œuvre déjà signalées à propos de celle du sculpteur : At sonipes habitus animosque imitatus equestris acrius attolit vultus cursumque minatur ; cui rigidis stant colla jubis vivusque per armos impetus3132.

L’incarnation du peuple vaincu par l’empereur sous la forme d’un dieu fleuve anthropomorphe constitue un autre point commun entre cette première silve et le goût napolitain de la Renaissance. On lit en effet aux vers 50-51 : vacuae pro caespite terrae / aerea captive crinem tegit ungula Rheni31. Ce type de représentation d’une divinité fluviale constitue une constante dans l’œuvre de Stace, puisqu’on retrouve la figure du Vulturne endigué près de la villa de Vopiscus en I, 3, qui adresse dans la silve IV, 3 ses remerciements à Domitien pour l’avoir sauvé de l’ensablement et lui avoir rendu gloire et dignité :

29 Licia Vlad Borrelli, « U n dono di Lorenzo de Medici a Diomede C arafa», in Toscana a l tempo di Lorenzo il Magnifico. Politica Economia Cultura , atti del convegno di studi promosso dalle Università di Firenze, Pisa e Sienna, 5-8 novembre 1992, Pisa, 1996, tome I, p. 235-252. 30 Stace, Silves,I, 1. 31 Stace, Silves,I, 1, 45-47. Trad. H. Frère : « Mais le coursier, avec la noble apparence d’un cheval animé, hausse plus fièrement la tête et semble vouloir s’élancer ; la crinière se hérisse sur le col dressé, un frisson de vie court sur ses épaules. » 32 Trad. H . J. Izaac : « au milieu d’un terrain vide, il couvre de son ongle d’airain la chevelure du Rhin captif » .

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At flauum caput umidumque late crinem mollibus impeditus uluis Vulturnus leuat ora maximoque pontis Caesarei reclinus arcu raucis talia faucibus redundat : Camporum bone conditor meorum, qui me uallibus auiis refusum et ripas habitare nescientem recti legibus aluei ligasti33

C ’est précisément une double représentation du Sébéthos, fleuve de Naples - il a lui aussi subi des travaux d’endiguement afin d’approvi­ sionner les très nombreuses fontaines de la ville sur l’ordre d’A lphonse qui a remplacé la statue équestre de Donatello sur le tympan de l’arc de triomphe du Castel Nuovo. Pontano lui-même radicalise cette repré­ sentation dans son églogue Lepidina en mettant en scène le mariage du Sébéthos avec la nymphe - divinité topique de Naples - Parthénope, qui, grâce aux travaux d’A lphonse, retrouve éclat et blancheur en se baignant dans les eaux de la fontaine de Doliolium, qui constitue en réalité l’aqueduc qui conduit les flots du Sébéthos à Naples : O Macron, mea cura Macron, illi alba ligustra Concedant, collata illi sint nigra colostra. Delioli ad fontem sola ac sine teste lavabat ; Vidi ego, vidit Anas : viso candore puellae, Qui niger ante fuit, nunc est nitidissimus ales Et mihi tum subitus crevit per pectora candor : Ipse vides, niveas cerne has sine labe papillas34.

L a CONSTRUCTION DE LA FIGURE DE PARTHENOPE COMME INCAR­ NATION DE L’IDENTITÉ NAPOLITAINE L’apparition de la nymphe Parthénopé intervient dans le cadre d’un vaste programme de mythification du territoire napolitain à l’œuvre 33 Stace, Silves, IV, 3, 71-97. Trad. H . J. Izaac: «M a is le Vulturne, sa blonde tête et sa chevelure humide abondamment enchevêtrées de souples joncs, lève son visage et, s’ap­ puyant sur l’arche immense du pont de César, fait sortir de sa gorge rauque ce flot de paroles : 'Généreux bienfaiteur de mes plaines, qui, tandis que je me répandais sur des vallées impraticables sans avoir appris à demeurer entre mes berges, m’as assujetti aux lois d’un chenal régulier’ » . 34 Pontano, Eglogae, «L ep id in a » , Prologue, 28-35. Trad. H. Casanova-Robin, p. 8: « O Macron, mon cher Macron, devant elle les blancs troènes / Pâliraient, et le lait, com­ paré à son teint, paraîtrait noir. / Dans l’onde de Deliolum, elle se baignait seule, à l’abri des regards, / Je la vis, Anas la vit aussi : devant l’éclat de la jeune fille, /Le plumage de

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dans la poésie, la sculpture et l’architecture aragonaises. Elle est au­ torisée par le mythe homérique, qui place l’épisode de \l Odyssée35 sur les écueils de la Punta della Campaneüa36, mais surtout par Stace luimême qui utilise de préférence le nom de Parthénopé plutôt que celui de Neapolis, invitant ainsi à la lecture allégorique du paysage. Suggéré par le poète dans l’évocation des éléments géographiques visibles depuis la villa de Pollius Felix37, le thème du territoire enchanteur sera repris et généralisé par Pontano qui fait des noces du Sébéthos et de Parthénope un cortège de nymphes locales incarnant toute la richesse et la diversité du terroir napolitain : Ecce suburbanis longe praelata puellis, Ecce venit pingui multum satura sagina Butine sociis mecum consueta choreis, Butine dives hedis, sed ditior agnis, Et cui sunt primae farcimina pinguia curae. Ut rubicunda nitet plenisque intentat canistris Nobilis et libis et cognita buccellatis Ulmia et intortis tantum laudata torallis38 !

En reprenant la représentation humaniste et stacienne de la na­ ture, à laquelle la Campanie se prête particulièrement du fait de ses caractéristiques géologiques, Pontano inscrit le royaume de Naples dans un continuum historique et mythique et présente ainsi le règne d’A l­ phonse comme une véritable renaissance du territoire napolitain, en ce qu’il sort du sommeil le prestigieux passé antique de la région. Ce lien l’oiseau, noir jadis, devint éblouissant de blancheur / Et l’éclat de ma poitrine aussi soudai­ nement s’accrut. / Vois toi-même, contemple ces seins immaculés. » . 35 Homère, dysée,XII, 154-200, trad. V. Berard, Paris, 1968. O 36 M. Napoli, « Realtà storica di Partenope » , L a del , 7 (1952), ρ. 273 ; G. Pugliese Carratelli, « Sui Culto delle sirene nel golfo di Napoli » , L a del Pas­ sate, 7 (1952), ρ. 424. 37 Stace, Silves, II, 2, 73-83. Trad. H . J. Izaac: « L’une regarde Inarimé, l’autre a vue sur l’âpre Prochyta, de ce côté-ci se profile l’écuyer du grand Hector ; de cet autre Nesis, encerclée par la mer respire un air pernicieux ; plus loin est Euploea, heureux présage pour les navires voyageurs, et Mégalia qui se dresse pour heurter les volutes des vagues ; ton do­ maine de Limon s’afflige de ce que son maître repose en face de lui et de loin il contemple ton palais de Sorrente. Cependant il y a une pièce qui domine toutes les autres, qui par tous les endroits de la mer t’impose Parthénopé. » 38 Pontano, glea, E «Lepidina » , IV, 1-15. Trad. H . Casanova-Robin, p. 32: « Voici la plus belle - et de loin - de toutes les filles des faubourgs, / Voici venir, bien ronde et bien dodue, / Butine, accoutumée, comme moi, à danser avec ses compagnes. / Butine, riche de chevreaux et plus encore d’agneaux, / Qui aime par-dessus tout préparer des boudins gras. / Comme elle resplendit, rubiconde, attentive à ses corbeilles pleines, / Ulmia célèbre pour ses gâteaux, fameuse pour ses biscuits, / Et si louée pour ses 'tortillons’ en spirales ! » .

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entre l’avènement de la famille d’A ragon sur le trône de Naples et le réveil des divinités topiques campaniennes, et en particulier celui de la dea Parthenope19, se manisfeste très concrètement dans l’architecture et la sculpture. La villa de Poggioreale3940, construite pour Alphonse II par l’architecte érudit et ingénieur hydraulique Fra Giocondo, est conçue comme un véritable théâtre des forces de la nature, réveillées et sou­ mises par la bienveillante puissance du roi humaniste. Fontaines, sta­ tues et jeux d’eau suggérant la présence de nymphae, à la fois déesses et éléments hydrauliques, peuplent la villa et la route qui la relie à la Porta Capuana, tout comme l’A qua Marcia se manifeste en personne pour venir irriguer la villa de Manilius Vopiscus dans la silve I, 3 de Stace. La présence d’une naïade espiègle et facétieuse est également suggérée par un système permettant d’inonder la cour centrale de la villa lors de dî­ ners, ce qui atteste à la fois du caractère exceptionnel du propriétaire de la demeure, digne de sa protection, mais aussi de son inventivité et de ses qualités d’homme d’esprit et d’érudit. Dans la villa della Duchessa, construite pour l’épouse d’A lphonse II, c’est une statue de Parthénopé elle-même, représentée sous la forme d’une fontana delle Zizze41 sem­ blable à celle du musée du Bargello42 qui incarne ce lien privilégié entre les prince d’A ragon et la divinité locale dont la fonction nourricière, suggérée par l’eau versée de sa poitrine vers les fontaines napolitaines, est restaurée par la diligente érudition d’Alphonse. C

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L’ancrage géographique des Silves ainsi que leurs spécificités struc­ turelles, fonctionnelles, et surtout esthétiques en ont fait, aux yeux des humanistes napolitains, un véhicule particulièrement efficace de la dif­ fusion de l’image du renouveau politique, architectural et culturel du royaume. L’esthétique « silv a in e », généralisée progressivement à tous les domaines artistiques (architecture, sculpture, enluminure, etc...) va apparaître comme un signe de modernité et un témoignage de la vo-

39 Pontano, Eglogae, «Fepidina », I, 60. 40 G. L. Hersey, « Poggioreale : notes on a Reconstruction and an Early Replication, » Architectum, I (1973), ρ. 13-21 ; F.-E Keller., « Die Zeichnung Uff. 363A von Baldassare Peruzzi und das Bad von Poggioreale » , Architectura, I, (1973), p 22-35 ; R. Pane, « Na­ poli seicentesca nella veduta di A. Baratta. II. » , Nap. Neb., ser. 3, 12 (1974), p. 61-65. 41 Aequa e F’a rchitettura : acquedetti efontane nel regno di Napoli, di Lecce, 2002, ρ. 14. 42 Fons sapientiae; Renaissance Garden Fountain, actes du cinquième colloque d’H is­ toire dArchitecture et paysage, 1977, dir. E. B. Mac Dougall, Washington, Dumbarton Oaks, 1978.

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lonté des rois aragonais de participer au mouvement de renouveau in­ tellectuel, politique et artistique du XVe siècle. Le XVIe siècle verra, lui, une généralisation massive de l’imitation des Silves grâce à la diffusion des commentaires de Calderini et Politien, et à la venue à Naples de Francesco Pucci, élève de ce dernier, pour dispenser ses cours à l’A cadé­ mie pontanienne. En art, les motifs empruntés à Stace vont devenir de véritables poncifs, présents dans l’ensemble de la production statuaire napolitaine de la Renaissance tardive jusqu’aux fontaines de Michelan­ gelo Naccherino, continuité thématique et esthétique caractéristique de ce territoire que nous nous proposons d’étudier dans notre doctorat. Enfin, la représentation animiste de la nature empruntée à la silve va devenir si répandue dans les œuvres des poètes napolitains, notamment en langue vernaculaire, qu’A ngeriano pourra au XVIe siècle résumer l’identité de la région construite par les érudits et inspirée par les Silves en deux vers : Fons, mare, sylva, mons, horti, balnea, campi Flumina, sunt uno haec nomine Parthenope43.

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D LATINITATES f]

Emilie Séris

LA SILVE A LA RENAISSANCE, UN MODÈLE POUR LES PEINTRES ET LES SCULPTEURS? Quintilien fut le modèle de prédilection des traités d’art humanistes du Quattrocento. On trouve des traces de sa théorie de l’improvisation dans les écrits sur l’art dès la première moitié du siècle. Dans le De pic­ tura, Leon Battista Alberti conseille au peintre de méditer son tableau, mais de ne pas s’attarder dans l’exécution1. Il fait l’éloge de la celeritas et insiste sur deux qualités principales requises dans la réalisation du tableau - équivalent de Xactio (la prononciation du discours) en rhéto­ rique - la diligentia et 1’ardor. Il affirme également que le talent, quand il est échauffé par l’entraînement, devient plus prompt, plus dispos et plus sûr pour l’exécution2. Toutefois, Alberti ne s’intéresse pas à Stace 1 L. B. Alberti, De pictura (1435), III, 61: In opere uero perficiendo eam diligentiam ad­ hibebimus qua sit coniuncta celeritati agendi, quam neque tædium a prosequendo deterreat, neque cupiditas perficiendi præcipitet.[...] Vidi ego aliquos tum pictores atque sculptores, tum rhetores et pœtas [...fflagranti studio aliquod opus aggredi, qui postea, dum ardor ille ingenii deferbuit, inchoatum ac rude opus deserunt, nouaque cupiditate aliud agendi ad nouissima sese conferunt. Trad. J. L. Schefer, Paris, 1992, p. 231 : « Nous mettrons à achever l’œuvre une application qui se combinera à la vitesse d’exécution de manière à ne céder ni à la lassitude qui décourage de poursuivre, ni à la précipitation que provoque le désir d’ache­ ver [...]. J ’ai vu moi-même des peintres et des sculpteurs, des orateurs et des poètes [...] entreprendre une œuvre avec un zèle brûlant, puis, une fois calmée l’ardeur de leur talent, abandonner l’œuvre inachevée et grossière pour se porter, par un nouveau désir de faire autre chose, vers des choses toutes nouvelles » . La comparaison avec la rhétorique et la poésie confirme que les notions de celeritas et d'ardor sont empruntées aux rhéteurs et aux poètes. L’ardor est cependant encore considéré par Alberti avec méfiance : il doit être tempéré par la diligentia. De plus, les caractères inachevé et grossier de l’œuvre produite par l’èchauffement du génie (inchoatum et rude opus) sont présentés comme des défauts condamnables et sans aucune valeur esthétique. 2 L. B. Alberti, De pictura, III, 59 : N am redditur ad rem peragendam promptum, ac­ cinctum expeditumque ingenium id quod exercitatione agitatum calet, eaque manus uelocissima sequitur, quam certa ingenii ratio duxerit. Trad. J. L. Schefer, p. 227 : « Car le talent, échauffé et stimulé par l’entraînement, devient rapide, dispos et sûr pour l’exécution, et la

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et ignore tout de la théorie poétique de la silve qui allait être dévelop­ pée par Domizio Calderini et surtout Ange Politien. Léonard de Vinci, en prenant la nature pour seul maître, approche les notions de υλη ou de materia. Dans les préceptes sur l’art du paysage, il décrit la forêt comme un « mélange confus » 3 ou encore une « masse » « touffue » et « d e n s e » . Ses études traduisent la variation des couleurs en fonc­ tion de la lumière, la confusion et le mouvement des feuillages, l’impré­ cision des contours, peut-être aussi l’inachèvement du processus de la croissance végétale. Toutefois, si ses recherches aboutissent parfois à des effets esthétiques comparables à ceux des silves, elles sont résolument coupées de celles des poètes humanistes. Quant aux mathématiciens, comme Piero Della Francesca ou Luca Pacioli, ils sont trop éloignés tant des lettres que de la nature pour pouvoir rencontrer la silve. Le mieux placé pour transmettre à la théorie de l’art la poétique de la silve était Pomponius Gauricus, l’auteur du D e sculpturai. Ce Napo­ litain, formé au studio de Padoue et qui enseigna ensuite les humanités et la poésie dans sa ville natale, fut aussi, dans sa jeunesse, un sculpteur dilettante lié au milieu artistique padouan. Il connaissait parfaitement l’Institution oratoire pour avoir suivi les cours de Raffaello Regio, le spécialiste de Quintilien à Padoue, dont il a fait l’un des protagonistes de son dialogue sur la sculpture. C ’était aussi un grand amateur de la poésie de Stace, dont il se plaît à rappeler qu’il est son compatriote : il cite les Silves dans le traité et il a, par ailleurs, composé lui-même trois silves5. De plus, Gauricus avait lu Ange Politien, dont les Opera omnia venaient d’être publiés à Venise : il emprunte aux Miscellanea du Florentin une anecdote historique qu’il donne comme exemple de sujet à sculpter6. De fait, les apports les plus originaux du D e sculptura - qui n’ont pas manqué de déconcerter les historiens de l’art - consismain, conduite avec précision par le talent, suit très rapidement » . Alberti utilise, comme Stace ou Ange Politien, le verbe calere pour exprimer une disposition d’esprit favorable à la création, mais qui s’explique tout à fait rationnellement par l’exercice quotidien. Il n’adhère pas au mythe de l’inspiration poétique ), comme le feront bientôt les néo­ platoniciens. 3 L. de Vinci, Les arnets, trad. L. Servicen, Paris, 1942, t. 2, p. 310: « L a partie de C l’air qui s’interpose entre les corps des arbres, ainsi que les espaces d’air qui les séparent, à grande distance ne se révèle pas à l’œil, car où un effort est requis pour discerner l’en­ semble, il est malaisé de distinguer les parties. Leur mélange confus présente les caractères de la masse principale. » 4 Voir Pomponius Gauricus D e sculptura (1504), édition annotée et traduction par A. Chastel et R. Klein, Genève, 1969 et Pomponio Gaurico D e sculptura, a cura di Paolo Cutolo, Naples, 1999. 5 Voir Pomponii Gaurici Neapoletani elegie,epigrammata, 1526. 6 Cf. A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 30 et 57, n. 71 et 73.

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tent dans une théorie de l’imagination et dans la définition d’une pers­ pective narrative tirées des rhéteurs Quintilien et Hermogène de Tarse. D ’autre part, en relisant l’édition et la traduction française du De sculptura, j ’ai été frappée par la nature des griefs qui étaient opposés à Gauricus. André Chastel et Robert Klein, qui n’ont pas été tendres avec Pomponius, lui reprochent de façon récurrente sa « confusion na­ turelle » 7, sa « fantaisie » 8, son « emportement » 9 et ses « naïvetés » 10. Il est vrai que Gauricus ne cesse de remanier son plan au cours de la rédaction du traité : insertion artificielle d’un chapitre sur la « Physio­ gnomonie » (une traduction du traité d’A damantius qu’il avait achevée peu auparavant), ajout d’un appendice « Sur les sculpteurs célèbres » en fin d’ouvrage, inversion de l’ordre logique des arguments, digres­ sions permanentes... André Chastel et Robert Klein s’irritent aussi des interventions personnelles et arbitraires de l’auteur dans son propos : celui-ci subvertit sans cesse les topoi du genre pour exposer des thèmes qui lui sont « c h e r s » . Il « v a v ite » , abandonnant le sujet annoncé pour un autre et décevant toujours son lecteur. Ce que pointent ici les commentateurs, c’est précisément tout l’arsenal poétique de la silve qui vise à faire surgir l’éthos de l’auteur grâce à la perturbation de la dispositio : Il est difficile de comprendre la raison de cet incroyable salmigondis où les notions, leurs définitions et les exemples qui les illustrent semblent choisis et mélangés au hasard, puis classés selon des systèmes qui se che­ vauchent. Mais le désordre des idées et le mauvais travail de l’érudit sont un peu rachetés par l’intérêt de ces pages sous un autre aspect : Gauricus, un visuel et un imaginatif avant tout, y donne naïvement le spectacle de sa singulière compréhension de la poésie comme de l’art11.

N ’avons-nous pas là une très belle définition de la silve ? Brouillage des catégories, croisement des systèmes, esthétique du mélange, imagi­ nation visuelle, méthode de la naïveté, le tout aboutissant à une syn­ thèse singulière et originale. Depuis les travaux d’Erwin Panofsky, nous savons que la perspective n’est pas une science, mais une forme symbolique. Elle apparaît plutôt comme une diversité de recherches individuelles, chaque artiste s’effor­ çant de définir les meilleurs procédés pour représenter dans l’espace sa

7 Ibidem, p. 181. 8 Ibidem, p. 180. 7 Ibidem, p. 31. 10 Ibidem, p. 30. 11 Ibidem, p. 180.

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vision personnelle du monde. À côté de la construction légitime des Florentins Brunelleschi et Alberti, se sont multipliées des expériences qui n’ont pas toujours prétendu faire école. Le De sculptura s’inscrit de droit dans cette expérimentation : il ne s’agit pas de donner à l’ar­ tiste un instrument universel de représentation réaliste, mais plutôt les moyens de construire un espace dans lequel insérer son interprétation de l’histoire à figurer12. Tous les travaux antérieurs ont montré que la construction qu’il propose est géométriquement fausse et pratiquement impossible. Du reste, l’humaniste refuse purement et simplement d’user de la ligne d’horizon et du point de fuite. Il ne va pas chercher les prin­ cipes de sa perspectiua superior chez les géomètres, mais dans la rhéto­ rique et dans la poésie. Je voudrais voir dans quelle mesure la nouvelle ars sculptoria de Pomponius Gauricus peut s’apparenter à l’art poétique de la silve. T

h é o r ie d e l ’ im a g in a t io n

Gauricus suit globalement la démarche de Quintilien dans XInstitu­ tion oratoire : il traite successivement de l’ars, de 1’'artifex, puis de 1’opus. Dans le premier chapitre, après un éloge attendu de l’art du bronze, il s’intéresse aux qualités du sculpteur. La naissance de celui-ci est indif­ férente au regard de sa formation dans les arts libéraux et, moralement, il doit être doué d’un grand désir de gloire {laudum cupiditas) et d’une grande générosité {liberalitas). A ce propos, l’auteur raconte une anec­ dote sur Donatello qui partageait sa bourse avec tous ceux de son ate­ lier1314. Il passe ensuite insensiblement des qualités morales aux facultés intellectuelles. Le sculpteur idéal se distingue par sa prudence {pruden­ tia), son imagination {phantasia) et sa compréhension {katalepsis). Prudentia Le mot prudentia est la traduction latine de l’idée aristotélicienne àz phronésisli. En effet, dans le De sculptura, le deuxième interlocuteur de Pomponius, après le rhéteur Regio, est le philosophe aristotélicien Leonico Tomeo, dont il suivait également les cours à l’Université de Padoue. Selon Pierre Aubenque, la prudence est chez Aristote une 12 Cf. F. Divenuto, « La prospettiva nel trattato di Pomponio Gaurico » , dans Pompo­ Gaurico...,éd. P. Cutolo, p. 52 sq. 13 Voir A. Chastel, « Le traité de Gauricus et la critique donatellienne » , dans D ona­ tello e il suo tempo,a tti delF V IH convegno intemazionale d i studi sul Padova (25 settembre-ler ottobre 1966), Florence, 1968, p. 295-297. 14 Aristote, Ethique à Nicomaque, IV, 5, 1140 b 20. nio

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« disposition pratique concernant la règle du choix » : elle consiste précisément dans la «justesse du critère >>15. La prudence se distingue de la sagesse en ce qu’elle porte sur des êtres soumis au changement et non sur des êtres éternels16. Elle prend en compte le temps, qui est le rythme du mouvement du monde. Comme la médecine ou la naviga­ tion, la morale dépend de l’opportunité {kairos), la « volonté » rusant toujours avec la contrainte des circonstances1718. Pour autant, chez Aris­ tote, la prudence n’est pas un art, car elle vise une action {praxis) et non une production {poièsis). Néanmoins, la notion de prudentia avait été appliquée par les orateurs latins à la rhétorique. En effet, chez Cicé­ ron, la prudence est tour à tour sagesse morale, clairvoyance politique ou jugement esthétique. Dans le Brutus, il va même jusqu’à identifier la vraie éloquence à la prudence : qui eloquentia uerœ dat operam dat prudentia13. Or, Cicéron emploie précisément le terme de prudentia en rhétorique quand il aborde la question de l’improvisation {subita etfortuita oratio). D ’une part, toujours dans le Brutus, il définit la prudentia par rapport à 1’ardor anim i19. A propos de Galba, il blâme cet échauffement naturel de l’âme qui donne dans l’action du mouvement, de la force et du pathétique au discours, mais qui ne dure pas. La prudence est la vertu qui permet au contraire à l’orateur d’être égal à lui-même quand il parle et quand il écrit. Ainsi, Lælius respire-t-il encore dans ses écrits, alors que la force de Galba semble avoir disparu2021. D ’autre part, dans le premier livre du De oratore, quand il fait l’éloge de l’exercice écrit en assurant que c’est la pratique scripturale qui, paradoxalement, développe la capacité d’improvisation de l’orateur, il ajoute à l’ars et à 1’ingenium, la prudentia11. C ’est l’union des trois éléments qui assure à l’orateur la faveur de son public. Voyons maintenant ce que devient la notion àe. prudentia dans l’art de la sculpture conçu par Gauricus : Prudentem etiam minimeque ineptum, qui scilicet certam quandam in omnibus rebus rationem esse intelligat. Nam quum omnes uerbi gratia statuæ pedestres fiant aut equestres, aut stantes aut sedentes aut incum­ bentes, publicis in locis aut priuatis, togatorum hominum aut laureato­ rum, erit diligens in singulis adhibenda ratio, qui ornatus quidue rem

15 P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, 1963, p. 34. 16 Ibidem, p. 95-96. 17 Ibidem, p. 97. 18 Cicéron, Brutus, 23. 17 Ibidem, 93. 20 Ibidem, 94. 21 Cicéron, De oratore, I, 151.

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quamque deceat. Etenim accommodanda sunt omnia ad personarum, locorum, temporum ac rei naturam. Nam, quod in Græcorum prouerbio est2223, non omnia eodem modo omnibus, quum in eisdem plerunque re­ bus diuersissima esse ratio soleat. Alia enim in Caio, uerbi gratia, Cæsare imperatore, alia in consule, alia in eodem ipso dictatore conuenient ; nec Herculem ipsum semper eadem decebunt, uel cum Anthæo luctantem uel cœlum humeris substinentem uel Dejaniræ amplexus petentem uel Hylam quæritantem. Nam ueluti hæc fieri eodem uno tempore non potuerunt, ita nec semel eidem poterunt conuenire. Non tamen quin singulæ interdum statuæ effici non possint ita uariis insignibus distincts, ut pleraque semel intelligantur. P. Scipio ante ætatem consul cum im­ perio Carthaginem missus, Hasdrubalem prælio superauit, Carthaginem uicit, deuicta Carthagine triumphauit, pacem populo Romano adtulit. P. Scipionis statuam ita effingemus, ut et iuuenis et consul et imperator et bellator et uictor et triumphator atque etiam pacificator dignosci ma­ nifestissime ualeat. Cuiusmodi fuisse Domitiani statuam ex Papinii Silua contemplamur, et Paridem ab illo factum pastorem iudicem et amator e m23.

La prudence consiste dans le choix pertinent de l’attitude et des at­ tributs [ornatus) d’une statue en fonction de la nature des personnes, des lieux, des époques et des circonstances. Il s’agit bien d’exercer un jugement sur des objets soumis au changement. Quoique soumis à la

22 D ’après P. Cutolo {Pomponio Gaurico Dsculptura..., p. 266 rait rapporté sous la forme non omnia possumus omnes par P. Manutius dans Adagia qua­ cumque a d hanc diem exierunt, Florentiæ, 1575, η0 563. 23 Gauricus, D e sculptura, éd. P. Cutolo, I, §6, p. 134. Trad. A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 54: « Ensuite qu’il soit avisé, ait l’esprit juste, c’est-à-dire qu’il comprenne que chaque chose a sa raison. Ainsi par exemple, puisqu’on fait les statues à pied ou à cheval, debout, assises ou couchées, placées en un lieu public ou privé, avec toge ou laurier, il devra soigneusement réfléchir dans chaque cas à l’ornement ou au m otif qui convient. Tout doit être adapté aux personnes, aux lieux, aux temps et aux choses selon leur nature. Le proverbe grec le dit : 'tout ne convient pas de la même manière à tous’, car les mêmes choses s’offrent le plus souvent sous des rapports différents. Une chose conviendra par exemple à Jules César en général, une autre à César consul ou à César dictateur. Hercule n’aura pas les mêmes caractéristiques, selon qu’il lutte avec Antée, sou­ tient le ciel de ses épaules, cherche à étreindre Déjanire ou à retrouver Hylas. Tout cela n’ayant pu arriver au même moment, ne peut non plus se rapporter en même temps à la même personne. Mais cela n’interdit pas d’élever dans certains cas une statue pourvue de divers attributs de sorte que plusieurs particularités soient saisies à la fois. Ainsi P. Scipion, consul avant l’âge légal, fut envoyé à Carthage avec les pleins pouvoirs, défit Hasdrubal, vainquit Carthage, obtint le triomphe pour cette victoire, ramena la paix au peuple ro­ main. Nous ferons la statue de Scipion telle que l’on peut très clairement le reconnaître, à la fois adolescent et consul et guerrier et vainqueur et pacificateur. Nous voyons, d’après les Silves de Stace, que la statue de Domitien était du même genre ainsi que celle de Paris où l’illustre maître a figuré à la fois le berger, le juge et l’amant » .

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convenance, ce choix suppose une sélection parmi des connaissances. L’auteur souligne la liberté d’invention du sculpteur. Dans un premier temps, la prudentia semble relever du discernement et de la classifica­ tion. Il propose ainsi trois statues différentes de César en général, en consul ou en dictateur. Il évoque également quatre images d’Hercule luttant avec Antée, portant le ciel sur ses épaules, étreignant Déjanire ou cherchant Hylas. Il se peut qu’il reprenne une indication d’A lberti dans le D e statua, mais l’on songe aux fameuses ekphraseis de l’Her­ cule sorrentin de Pollius Félix et plus encore de l’Hercule epitrapézios : Stace, énumérant ses travaux, présente en effet le héros sous divers aspects24256. Le sculpteur érudit et avisé est maître de choisir la signifi­ cation de son image, d’élaborer l’interprétation qu’il va donner de l’his­ toire à représenter. De plus, Gauricus accorde à l’artiste la richesse de la combinatoire. La prudence n’est pas seulement la faculté de distin­ guer mentalement les moments de l’histoire et les symboles, mais aussi celle de les combiner dans la composition de manière à les signifier, le cas échéant, tous à la fois. Elle fonde en quelque sorte la polysémie des œuvres. Gauricus donne ainsi trois exemples de statues offrant si­ multanément des significations diverses. La première est une image de Scipion qui apparaît simultanément adolescent, consul, guerrier, vain­ queur et pacificateur. La deuxième est la statue équestre de Domitien telle que la décrit Stace dans les Silves (I, 1, 15-16) et dont Gauricus affirme qu’elle était de la même nature. La troisième est le Paris d’Euphranor peint par Pline dans l’Histoire naturelle25 et rapporté par Al­ berti dans le D e pictura16. Ces statues ont en commun la caractéristique de condenser plusieurs épisodes successifs de la légende du héros figuré. La statue embrasse la destinée du personnage dans son ensemble. Il semble que Gauricus joue sur le sens étymologique de prouidentia : l’in­ vention de la statue anticipe et projette les uns sur les autres les hauts faits du personnage. Le sculpteur prévoit dans sa statue l’avenir en acte du personnage en même temps qu’il anticipe la réalisation de l’œuvre. La prudentia est chez le sculpteur, comme chez l’orateur, une facilité à adapter son invention aux circonstances. Elle est de plus, par le choix et le nombre d’ornements judicieux, un facteur d’abondance et de va­ riété dans la composition. Elle permet enfin de produire des images qui survivent à l’instant de leur production parce qu’elles ont un devenir, se prolongent dans l’imaginaire de l’artiste comme dans celui du spec­ tateur. 24 Stace, Silves, III, 1 et IV, 6, surtout vers 32 à 58. 25 Pline, Histoire naturelle, XXXIV, 77. 26 Alberti, De pictura, II, 41.

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Phantasia La deuxième qualité intellectuelle du sculpteur idéal est la phanta­ sia. Le terme est encore aristotélicien2728. Dans le De anima, la phanta­ sia est la faculté mentale qui fait le lien entre la sensation et la pensée rationnelle. L’idée philosophique de phantasia avait déjà été adaptée à la rhétorique par le pseudo-Longin dans le traité D u sublime et par Quintilien dans l’Institution oratoire13. Gauricus se réfère ici clairement à Quintilien, à qui il reprend l’adjectif grec εύφαντασίωτος29. Quinti­ lien définit la phantasia comme la faculté de se représenter les images des choses absentes au point d’avoir l’impression de les voir de ses propres yeux et de les tenir devant soi. Il établit le lien avec les songes éveillés et les chimères et suggère de mettre à profit ces désordres de l’esprit. Il propose ensuite des exemples de peintures de mots, toutes empruntées à Virgile, qui montrent plus qu’elles ne racontent. Pom­ ponius Gauricus a paraphrasé ce passage, reprenant jusqu’aux exemples virgiliens cités par Quintilien : Scilicet quam maxime ε ύ φ α ν τ α σ ί ω τ ο ς esse debebit, qui uidelicet do­ lentis, ridentis, ægrotantis, morientis, periclitantis et eiusmodi infinitas animo species imaginetur. Quod etiam pœtis ipsis et oratoribus quam maxime necessarium, nec tamen nisi quatenus ipsa rei natura patietur, ne uelut ægri somnia uanæ fingantur species. Dolentis illud : 'Excussi manibus radii reuolutaque pensa;’ (Verg., Aen., IX, 476) morientis hoc : 'sternitur infelix alieno uulnere, cœlumque aspicit et dulces moriens reminiscitur Argos,’ {Aen., X, 781-2)30

ha. phantasia est, chez Gauricus, la faculté de se représenter l’homme sous tous ses aspects. Si l’humaniste rappelle que la phantasia est bien 27 Aristote, De anima, 428 b 13-429 a 1. 28 Voir à ce sujet la démonstration de J. Dross dans Voir la philosophie. Les représenta­ tions de la philosophie à Rome, Paris, 2010, p. 81-98. 27 Quintilien, Institutiones oratoria, VI, 30. 30 Gauricus, D e sculptura, éd. P. Cutolo, I, §9, p. 138-139. Trad. A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 58-60: « I l faudra qu’il soit encore doué d’imagina­ tion (εύφαντασίωτος) au plus haut degré, surtout pour se représenter l’aspect de l’homme dans la douleur, le rire, la maladie, la mort, le danger et ainsi de suite à l’infini, - ce qui est bien nécessaire aussi aux poètes, aux mimes et aux orateurs. Mais que ce soit seulement dans la mesure où l’objet le demande, pour ne pas produire de fictions vaines, pareilles aux songes d’un malade. La douleur : 'Le rouet lui tombant des mains et la laine roulant par terre’ (Verg., Aen., IX, 476) La mort : 'Le malheureux s’abat sous un trait qui ne lui était pas destiné,

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utile aussi aux poètes et aux orateurs, la notion est ici restreinte aux besoins spécifiques du sculpteur de bronze dont l’objet est avant tout la représentation de la figure humaine. D ’autre part, Gauricus est sou­ cieux de définir le champ de l’imagination. L’artiste doit être capable de figurer l’homme dans toutes les situations et en proie à tous les affects possibles. Toutefois, l’auteur contamine le texte de Quintilien avec le passage de l’A rt poétique où Horace condamne les fictions monstrueuses31. S’il évoque les songes et les chimères, c’est cette fois pour les exclure du domaine de la phantasia artistique. L’imagination du sculpteur n’en est pas moins infinie {et eiusmodi infinitas), puisque la palette des attitudes et des émotions humaines est d’une inépuisable variété. Enfin, en ne traitant, comme l’a fait Quintilien, que d’exemples empruntés à Virgile, Gauricus donne le primat à l’imagination littéraire sur l’imagination visuelle. Il n’est plus question ici de modèles pris dans les antiquités ou dans la nature. La source exclusive de l’imaginaire du sculpteur est la poésie, et en particulier, Homère, Virgile et Stace. Ce sont les lectures scolaires, profondément assimilées, qui se substituent au talent naturel. Au paragraphe suivant, l’auteur identifie explicite­ ment culture littéraire et génie. Il donne pour exemple la description de Polyphème dans VOdyssée et, de nouveau, celle de la statue de Domitien par Stace. Selon lui, celle-ci serait même plus utile au sculpteur idéal que le monument équestre de Donatello à Gattamelata32, qu’il tient pourtant pour le chef d’œuvre de son époque. Sed prorsus iam ualeant qui non censent oportere sculptores litteratos, hoc est ingeniosos, esse. Etenim quum nihil plane quicquam effici possit quod notione prius atque idea cognitum non fuerit, quo me melius fe­ ram, si quis a me colossus eifabricaretur, quam ad Vergilii Poliphemum, illum quem mecum ipse uehementer mirari soleo : 'Monstrum, horrendum, informe, ingens..'! {Aen., III, 658) Aut ad Homeri hunc : Κ α ί γ ά ρ θ α ΰ μ ’έ τ έ τ υ κ τ ο π ε λ ώ ρ ι ο ν , ο ύ δ έ έ ώ κ ε ι Ανδρί γε σιτοφάγω, άλλ α ρίω ύλήεντι Α ψ η λ ώ ν έ ρ έ ω ν , ο τ ε φ α ί ν ε τ α ι ο ί ο ν ά π ’ά λ λ ω ν . {Od., IX, 190-192) Amabo uos, nunquid uiuaciorem intellegetis ipsum Donatelli equum, quo nihil quidem perfectius esse uolunt an hunc qui conterranei mei pœtæ uersibus exprimitur ?

Lève les yeux vers le ciel et, mourant, se remémore la douceur d’Argos {Aen., X , 781782)’. : 31 Horace, Ars fœtica, 1-13. Gauricus a rédigé un commentaire de l’A r t poétique d’Horace, probablement vers 1541. 32 La célèbre statue de Donatello fut érigée à Padoue en 1447.

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'At sonipes habitusque animosque imitatus equestres Acrius attolit uultus, cursumque minatur Cui rigidis stant colla iubis, uiuitque per armos Impetus, et tantis calcaribus ilia late SuSèctura patent, uacuæ pro cespite terræ Ænea captiui crinem tegit ungula Rheni.’ (Stace, Silves, I, 1, 46-51)33

Une vingtaine d’années plus tôt, Politien avait fait de la lecture-in­ nutrition vantée par Quintilien la condition d’une écriture impromp­ tue qui produisait des images vivantes, comme immédiatement surgies de la phantasia de l’auteur. Mieux, il avait peint dans ses silves le géant Polyphème34, s’inspirant de Virgile et d’Homère, et fait ïekphrasis d’un poulain35 en imitant, entre autres, ces vers de Stace. Ces sujets seront d’ailleurs repris dans des silves par la suite, l’un par Jean Second36, l’autre par Gauricus lui-même37. Katalepsis La troisième et dernière qualité du sculpteur idéal est la katalep­ sis, que l’on traduit habituellement par « compréhension » . L’adjec­ tif katalepticos, associé au terme de phantasia, renvoie à la conception stoïcienne de l’imagination. Rappelons d’abord que les Stoïciens distin-

33 Gauricus, De sculptura, a cura di P. Cutolo, I, § 10, p. 144. Trad. A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus...,p. 64-66: «M a is laissons là ceux qui estiment que sculpteurs n’ont pas besoin de culture, c’est-à-dire d’intelligence. Étant donné que rien ne peut être représenté qui n’ait d’abord été saisi par le concept et l’idée, où m’adresser mieux, si je dois fabriquer un colosse, qu’au Polyphème de Virgile, 'monstre horrible, hideux, énorme’ {Aen., III, 658) qu’il m’arrive souvent de contempler avec saisissement ; ou à ces vers d’Homère : 'Il y avait un monstre effrayant, qui n’avait Rien d’un homme mangeur de pain, mais tout d’un pic Boisé que l’on voit solitaire au milieu des sommets élevés.’ ( ., IX, 190-192) Dites-moi, je vous prie, trouverez-vous une vie plus intense dans le cheval de Donatello, qui passe pour la perfection même, ou dans celui qu’évoque dans les vers suivants le poète de mon pays : 'Le cheval au pas sonore, reproduisant la vie et l’allure de vrais chevaux, dresse plus fièrement la tête et semble partir à la course. Sa crinière est hérissée sur son cou, son poitrail frémit de vie et ses flancs s’offrent larges aux éperons. Au lieu du gazon de la terre nue, son sabot d’airain foule la chevelure du Rhin prisonnier.’ (Stace, , I, 1, 46-51). » 34 Politien, Manto, 149-151. 35 Politien, ustic,263-282. R 36 J. Second, Silua, « Dialogue de Neptune et Polyphème » , dans Les Œuvres complètes d ejean Second, éd. P. Galand, Genève, à paraître. 37 Cf. ci-dessous la silve "Ζωγραφία”.

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guent phantasia (représentation reproduisant fidèlement un objet) et phantastikon (production d’une image hallucinatoire). D ’autre part, au sein même des représentations vraies, ils distinguent encore les repré­ sentations compréhensives ou cognitives des non-compréhensives, c’està-dire celles qui émanent d’un sujet malade38. La phantasia kataleptikè, seul critère de vérité, provient causalement d’un objet réel et reproduit adéquatement ses propriétés pertinentes39. De plus, elle comporte une caractéristique qui lui est propre, fénargéia : la représentation compré­ hensive se donne elle-même pour vraie par sa clarté. La katalepsis est l’acte final par lequel l’esprit donne son assentiment à une impression de ce type, c’est la saisie ou compréhension. Quel usage Gauricus fait-il en théorie de l’art de cette notion, à la­ quelle Quintilien n’avait fait qu’une brève allusion dans l’Institution oratoire ?40 Præterea et κ α τ α λ η π τ ι κ ό ς , hoc est qui omnium quas exprimere uoluerit rerum conceptas animo species contineat reddatque. Sed nunquid rerum omnium concipiendæ sculptoris animo species ? Plane omnium. Sed ut philosopho rerum cunctarum cognitio datur ut hominem seque cognoscat, medico succorum uires ut hominem sanet, ciuili legum atque actionum scientia ut hominem in officio contineat, ita sculptori rerum omnium species comprehendendæ ut hominem ponat. Quo tanquam propositum tota eius et mens et manus dirigenda, quanquam satyriscis, hydris, chimæris, monstris denique, quæ nusquam uiderint, fingendis ita præoccupantur, ut nihil præterea reliquum esse uideatur41.

Gauricus attribue 1’adjectif καταληπτικός au sculpteur idéal luimême et non à sa phantasia. La katalepsis consiste ici dans la capacité à comprendre dans son esprit et à reproduire par l’art toutes les formes 38 Sur la phantasia kataleptikè voir C. Lévy, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 223 sq. et J. Dross, Voir la philosophie..., p. 90 sqq. 39 C f .J . Brunschwig, « Stoïcisme » , dans Le savoir grec, dictionnaire critique, éd. J. Brunschwig, G. Lloyd, Paris, 1996, p. 1046-1047. 40 Voir Quint., inst., II, 17. 41 Gauricus, De sculptura, éd. P. Cutolo, I, § 9, p. 140. Trad. A. Chastel et R. Klein, Pom­ ponius Gauricus..., p. 60 : « En outre, le sculpteur doit être compréhensif (καταληπτικός), c’est-à-dire embrasser et représenter les formes de tout ce qu’il conçoit et veut exprimer. Le sculpteur doit-il cependant comprendre dans son esprit les images de toutes les choses ? Oui, de toutes. Mais de même que la connaissance universelle est donnée au philosophe pour qu’il connaisse l’homme et lui-même, et au médecin la vertu des essences pour qu’il guérisse l’homme, et au juriste la science des lois et procès pour qu’il maintienne l’homme dans le devoir, de même le sculpteur doit embrasser toutes les formes pour fi­ gurer l’homme, qui, comme son objet fondamental, doit orienter entièrement sa pensée et sa main. Les sculpteurs s’attachent cependant à composer satyres, hydres, chimères et monstres qu’on n’a jamais vus nulle part, comme s’ils n’avaient rien d’autre à faire. »

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des choses que l’on veut représenter. À la compréhension de l’objet dé­ finie par les philosophes stoïciens, l’humaniste ajoute dans la notion de katalepsis l’habileté technique qui permet la mimesis exacte de celui-ci. Mais l’important, me semble-t-il, c’est que Gauricus confère aux œuvres du sculpteur idéal le critère de vérité objective que les Stoïciens accor­ daient à la phantasia kataleptikè. Le devoir du sculpteur est de saisir mentalement toutes les images adéquates du corps humain et de les restituer exactement dans ses statues. C ’est pourquoi l’humaniste po­ lémique ensuite contre les bronziers qui perdent leur temps à inventer des satyres, hydres et autres monstres chimériques42. Pour confuse que soit l’exposition des notions de prudentia, de phantasia et de katalepsis dans ce dialogue surprenant entre philoso­ phie et rhétorique, celles-ci n’en sont pas moins étroitement articulées. Comme la silve, Pars sculptoria de Pomponius Gauricus donne une place pré-dominante à la. phantasia de l’artiste. C ’est une imagination visuelle, mais qui est nourrie essentiellement par la lecture de la poésie. Elle est bornée d’une part par la convenance (le choix de l’ornement), de l’autre par une exigence mimétique (l’adéquation au réel). La pru­ dentia et la katalepsis garantissent ainsi la persistance de la clarté et de l’éclat de ces représentations immédiates dans le temps de leur récep­ tion. Dans son Oratio sur Quintilien et Stace, Politien avait insisté sur la part décisive laissée au jugement du poète dans la composition des silves : N ih il in illis non sagacissime inuentum, non prudentissime dis­ positum est. La sagacité et la prudence sont requises au plus haut point dans l’invention et la disposition de ce genre de poèmes. Quant à l’élo­ cution, elle réside tout entière dans la recherche de nombreux orne­ ments éclatants. A ce titre, elle est comparée à l’art de Phidias ou à celui d’Apeüe : Elocutionis autem ornamenta atque lumina tot tantaque exposuit [...] tantumque abfuit quominus tam multiplici materiœ omni­ bus locis suffecerit, u t eam quoque quasi Phidias aliquis aut Apelles in­ signi operis artificio superauit43. Manifestement, la prudence permet de résoudre une difficulté posée par la théorie poétique de la silve. Les 42 On a déjà vu plus haut que Gauricus excluait de la phantasia, contrairement à Quintilien, les fantasmagories de malades - représentations non compréhensives pour les Stoï­ ciens. Cette idée, chère à Gauricus sera encore formulée dans le deuxième livre du traité (ch. 8). 43 Politien, Oratio super Fabio Quintiliano et Statii Syluis, in La letteratura italiana. Storia e tesi, éd. E. Garin, vol. 13 : « Prosatori latini del Quattrocento » , Milan-Naples, 1952, p. 872. Je donne ma traduction: « Or il a montré des ornements et des éclats du style si nombreux et si puissants (...) et il fut si loin de ne pas satisfaire en tous lieux aux

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poètes humanistes, en s’emparant de l’improvisation oratoire (oratio ex temporè), ont en effet appliqué une technique orale à l’écriture de la silve. Grâce à l’idée cicéronienne de prudentia, les effets de réchauffe­ ment subi dans l’action se prolongent jusque dans l’écriture. Les images inventées par la phantasia sous le contrôle de la prudence restent vi­ vaces dans les écrits. Gauricus use du même procédé pour théoriser l’art du bronze. Il distingue la ductoria (confection du modèle de cire) et de l’ars sculptoria (réalisation de la statue finale). Il insiste sur le carac­ tère essentiel de la fonte, exigeant du sculpteur qu’il l’effectue lui-même - ce qui était inhabituel au Quattrocento - car la phantasia continue à opérer jusque dans cette ultime étape. C ’est dans la fonte que se jouent notamment les couleurs de la statue en fonction du dosage de l’alliage des métaux. L

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perspective de composition

Gauricus a cherché à légitimer les prétentions mimétiques de la sculpture en la fondant, comme l’avait fait Alberti pour la peinture, sur la perspective. Toutefois, la perspective de composition, que Gau­ ricus présente comme perpectiua superior, n’est pas une construction géométrique mais un procédé de narration ou d’exposition du sujet44. C ’est une perspective dramatique qui réside dans la mise en scène de l’histoire (choix du nombre et de la place des figures, de leurs gestes et de leurs actions). Gauricus distingue entre la perspective universelle (disposition de l’espace) et la perspective particulière (disposition des figures). Cet art de la composition, l’humaniste en trouve les principes dans la rhétorique d’Hermogène et de Quintilien. Il reprend d’abord aux deux rhéteurs la distinction entre saphèneia et eukrineia ou encore perspicuitas et ornatus. Saphènéia (perspicuitas) et eukrineia (ornatus) Dans le traité Sur les idées d’Hermogène de Tarse, la clarté {saphè­ néia) réside dans la pureté {katharotès) et dans la netteté {eukrinéia)is. La pureté consiste à relater le fait brut dans un énoncé aisément com­ préhensible. Le rhéteur s’empresse cependant de préciser qu’il est pos­ sible de donner, grâce à l’expression et aux figures, l’apparence de la pureté et de la simplicité à un énoncé complexe. En effet, la netteté, exigences d’une matière si complexe, qu’il l’a vaincue, tel un Phidias ou un Apelle, avec l’art qui caractérise le chef d’œuvre » . 44 Voir A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 45 Voir Hermogène, L ’art rhétorique, M. Patillon, Paris, 1997, I, 2, p. 331 sq.

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qui est l’auxiliaire de la pureté, « apporte un correctif, lorsqu’une cer­ taine contrainte, les nombreux errements inhérents au discours, y in­ troduisent quelque chose de contraire à la pureté. » 4é En particulier, les « pensées de la netteté » sont celles qui annoncent le propos à venir, celles qui ramènent le discours à un point de départ et celles qui éta­ blissent des transitions à la fois en concluant les propos précédents et en apportant une confirmation aux propos suivants. J ’ai eu l’occasion de montrer ailleurs l’emploi que faisait Ange Politien de ces méthodes dans les SilvesA1. Comme l’ont noté André Chastel et Robert Klein, Gauricus super­ pose aux notions de saphènéia et Reukrinéia - qui est une espèce de la première - celles de perspicuitas et & ornatus chez Quintilien464748. La perspicuitas est chez le rhéteur romain la première qualité de la narra­ tion, sa transparence ou sa limpidité. Elle consiste à donner une vue distincte des faits, des personnes, des circonstances, des lieux et des causes afin que l’auditeur puisse saisir ce qui est dit le plus facilement possible4950. Toutefois, la narration trouvera plus d’agrément si elle est rehaussée par l’évidence ou énargéia. Dans la narration, Xénargéia fait partie des procédés de la perspicuitas^0. Cependant, Quintilien associe étroitement perspicuitas et ornatus à propos de l’élocution. Il définit cette fois la perspicuitas comme la propriété des mots, c’est-à-dire l’ap­ pellation de chaque chose par son nom51. Plus largement, elle consiste dans l’expression adéquate, celle qui désigne un individu par sa carac­ téristique dominante, son caractère propre (par exemple quand on nomme le général Fabius, par ailleurs doué de nombreuses autres qua­ lités, Cunctator). En ce sens, on peut dire d’une métaphore, l’ornement par excellence, qu’elle est « propre >>52. De plus, l’ornement s’ajoute à la clarté, lorsque parmi plusieurs termes propres synonymes, on choisit le plus éclatant53. A propos de la saphènéia et Xeukrinéia, Gauricus est extrêmement succinct, et nous sommes réduits pour comprendre sa pensée à analyser les exemples de ïEnéide qu’il propose, et qui ne sont du reste pas tirés de Quintilien. 46 Ibidem, p. 339-340. 47 Voir É. Séris, Les étoiles de Némésis : rhétorique de la mémoire dans la poésie dlAnge Politien (1545-1494), Genève, 2002, p. 317-318. 48 Voir A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 177 sq. 47 Quint., inst., IV, 2, 36. 50 Ibidem, 63. 51 Quint., inst., VIII, 2, 1. 52 Ibidem, 10-11. 53 Quint., inst., VIII, 3, 15-16.

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Sed enim superioris perspectiuæ species, quas tamen de Hermogene mu­ tuabor, Regi tuo, potissimum duæ : σ α φ ή ν ε ι α , quum scilicet spectantium oculi quadam afficiuntur perspicuitate, sic : 'In medio classes æratas Actia bella Cernere erat, totumque instructo Marte uideres Fernere Leucatem, auroque effulgere fluctus,’ {Aen., VIII, 675-7) Itemque illud : 'Namque uidebat uti bellantes Pergama circum, Hac fugerent Graii, premeret Troiana iuuentus, Hac Phrygas instaret curru cristatus Achilles (Aen., I, 466-8) Et, ε ύ κ ρ ί ν ε ι α , quum uidelicet ex ornatu quæque suo ac decore placent, sic : '...sæuit in medio certamine Mauors celatus ferro, tristesque ex æthere diuæ, et scissa gaudens uadit Discordia palla.’ {Aen., VIII, 700-2)54

Les deux exemples donnés pour la saphènéia sont des scènes de batailles. Ils appartiennent au registre de ïekphrasis, un exercice ca­ ractéristique de la silve. Les faits sont exposés avec clarté : répartition et situation des forces en présence. La description procède aussi de ïénargéia ou évidence : les verbes introducteurs signalent la vision et le bronze des navires, l’or des flots ou le casque d’Achille confèrent à la narration de l’éclat. Mais ce qui a déterminé le choix de ces exemples, c’est sans doute qu’ils constituent à chaque fois une vue d’ensemble s’étendant jusqu’à un horizon lointain (la mer derrière le port de Leucate par exemple). En effet, à propos de la perspective universelle, Gauricus distingue trois constructions optiques selon que l’on regarde 54 Gauricus, De sculptura, a cura di P. Cutolo, IV, §7, p. 214-216. Trad. A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 196 : « Mais quant à la perspective de composition, ses modes, que j’emprunterai d’ailleurs, Regius, à ton Hermogène sont essentiellement deux : la pureté (σαφήνεια), quand la clarté d’une image impressionne les yeux des spectateurs, ainsi : 'On pouvait distinguer au milieu des batailles d’Actium Des flottes bardées d’airain, et tu aurais vu frémir Leucate tout entière sous l’armée rangée, et les flots briller d’or,’ (Aen., VIII, 675-7) Ou de même ceci : 'Car il voyait les Grecs qui combattaient autour de Troie Fuir par ici, et la jeunesse troyenne les poursuivre, Et par là Achille casqué avancer contre les Phrygiens ;’ (Aen., I, 466-8) Et la distinction (εύκρίνεια)» qui signifie qu’une chose plaît par son ornement et sa conve­ nance propres, comme : 'Au milieu de la bataille, bardé de fer, Mars fait rage, et les déesses sinistres du ciel, Et la Discorde avance triomphante avec son manteau coupé en deux.’ (Aen., VIII, 700-2). »

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devant soi, vers le haut ou vers le bas. Il donne sa préférence à la vue à vol d’oiseau ou perspective plongeante, désignée par les termes katoptikè ou despiciendi ratio : Sin itaque despicietur, quando est frequentior multoque difficilior pro­ spectus, maiorem et curam et diligentiam adhibendum nobis erit. Tunc enim despiciendi hæc ratio tractabitur, quoties plurimam rem aliquem ostenderimus, '...ueluti magno populo, quum sæpe coorta est seditio...’ (Aen., I, 148-9) pugnas, prælia, urbes et eiusmodi, quod ipsum fieri aliter non potest quam despectu : etenim in omni re tumultuosa spectaturi semper altum conscendimus. Quare quotiens multiplicem uoluerimus rem ullam talem prospectantium oculis subiicere, ad hanc ipsam despiciendi rationem de­ curretur, ac quæ primo, in quam uelis partem, se offerunt proximiore hic solo statuemus ; quæ deinde intermedio, hic, conspectiore ; quæ post­ remo, hic, celsiore, eum in modum ut spatiis quæque suis interdistincta suo sic ordine dignoscantur. Cuiusmodi intelligitur illud : '...uidet Iliacas ex ordine pugnas, bellaque iam fama totum uulgata per orbem,’ (Aen., I, 456-7) atque ille uterque Vulcanius clypeus. Constat enim tota hæc in uniuersum perspectiua dispositione, ut intelligamus, quacunque ratione specte­ tur, quantum ab alio aliud distare aut cohærere debeat, quot necessariæ sint ad illam rem significandam personæ, ne aut numero confundatur aut raritate deficiat intellectio55. 55 Gauricus, De sculptura, éd. P. Cutolo, IV, § 3, p. 206-208. Trad. A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 186-188 (légèrement modifiée): « P o u r la vue à vol d’oiseau, nous devons nous en occuper avec d’autant plus de soin et d’application qu’elle est plus fréquente et de loin la plus difficile. Car on adopte cette perspective plongeante chaque fois qu’il faut représenter une scène abondante, '„com m e quand dans une grande foule naît souvent une sédition...’ (Aen., I, 148-9) des batailles, des guerres, des villes, etc... que l’on ne peut rendre autrement qu’a vol d’oi­ seau. Car pour regarder un spectacle plein d’agitation, nous gagnons toujours un point de vue élevé. C ’est pourquoi, si nous voulons offrir aux yeux du spectateur une de ces scènes complexes, nous aurons encore recours à ce genre de perspective plongeante. Et ce qui se présente à nous d’abord, de quelque côté que ce soit, sera placé ici, tout prés ; ce qui vient ensuite, là, au second plan, en position plus élevée, et ce qui vient en dernier, là, encore plus haut, de sorte que chaque chose apparaisse bien à sa place, d’après des intervalles qui la séparent des autres. C ’est ainsi qu’il faut comprendre ce vers : '... il vit à leur place les combats de Troie, et ces guerres dont la renommée était déjà répandue dans le monde,’ (Aen., I, 456-7) Et de même pour les deux boucliers de Vulcain. Car toute la perspective en général consiste dans la disposition, par laquelle, quel que soit notre point de vue, nous compre­ nons quelles distances doivent séparer ou unir les objets, et combien il faut de personnages pour représenter une action donnée, de sorte qu’il n’y ait pas pour l’intelligence de confu­ sion due à leur surabondance ou de difficulté due à leur rareté. »

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La perspective plongeante est la composition la plus difficile à réa­ liser (difficilior) et elle est préconisée précisément pour représenter les scènes les plus complexes {multiplices) comme les foules, les batailles, les guerres, les villes, etc... Pomponius note que pour regarder un spec­ tacle plein de confusion et d’agitation, on choisit toujours un point de vue élevé. La perspective plongeante est celle qui permet de répartir les figures avec le plus de netteté sur l’échiquier du peintre : le plan du sol se soulève et tend à coïncider avec la surface du tableau. Ce genre de composition introduit donc de la clarté : elle produit des distinctions spatiales qui réduisent la confusion due à la surabondance des figures. Gauricus confond la saphènéia hermogénienne et la perspicuitas de Quintilien avec la perspective plongeante. C ’est, selon lui, la technique qui correspond aux ekphraseis des boucliers de Vulcain56. Quant à l'eukrinéia, elle consiste bien dans le choix des traits dis­ tinctifs et des ornements propres aux différents personnages. Mars est identifié par sa cuirasse de fer, les déesses par une épithète signifiant leur caractère funeste et l’allégorie de la Discorde par son manteau dé­ chiré en deux lambeaux. Les images joignent à la pertinence l’éclat vi­ suel et sonore des mots {scissa Discordia). Iteukrinéia correspond donc à la perspective particulière, celle qui s’attache à la représentation des fi­ gures humaines. Elle prend aussi en compte, manifestement, des aspects de la physiognomonie et de l’animation. Les trois figures sont peintes avec des expressions ou des mouvements du corps révélant des affec­ tions de l’âme : le courage pour Mars, la tristesse mélancolique pour les déesses, la jubilation du triomphe pour la Discorde. Enargéia, emphasis et amphibolia Gauricus développe ensuite les trois espèces de Yeukrinéia : ce sont Xénargéia, Yemphasis et 1’amphibolia. Là encore, il superpose les divi­ sions de la rhétorique d’Hermogène et de celle de Quintilien. On trouve les trois termes chez le rhéteur grec. Iténargéia ou évidence est, avec la clarté, la seconde vertu de la description : elle consiste à mettre sous les yeux ce qu’elle montre57 et à produire, pour ainsi dire, la vi­ sion au moyen de l’ouïe58. U emphasis, dont Hermogène se dit l’inven-

5é Notons cependant que dans la disposition, comme plus haut dans l’invention de la sculpture, le comble de l’art consiste dans la complexité. Le sculpteur idéal est celui qui parvient à combiner dans une même image les trois constructions optiques, l'optikè (vue à hauteur des yeux), Yanoptike (vue vers le haut) et la (vue vers le bas). 57 Hermogène, L 'art rhétorique..., p. 147. 58 Ibidem, p. 148.

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teur, est une allusion ou une insinuation59. Il s’agit de signifier une idée sans l’énoncer clairement, notamment en jouant sur le double sens des mots. L’amphibolia est une ambiguité du sens due à la construction syntaxique (notamment la détermination du groupe sujet et du groupe complément d’objet dans une infinitive). Pour Hermogène, 1’amphi­ bolia est une illusion du lecteur : il n’existe pas d’ambiguïté dans les textes anciens. Nécessairement, l’un des deux sens est absurde. Si l’on peut établir un lien entre les deux dernières notions - la coexistence, au moins en apparence, de deux significations - , elles n’ont aucun rap­ port, chez Hermogène, avec Yénargéia. Dans l'Institution oratoire au contraire, Quintilien classe Yemphasis parmi les procédés de Yénargéia. L’évidence est le genre de description par lequel on trace pour ainsi dire par des mots le tableau complet d’une scène60. Elle s’obtient par des ornements tels que les comparai­ sons, mais aussi par Yemphasis, qui donne à entendre plus que ce que les mots seuls expriment61. Quintilien donne pour exemple le passage de YIliade où Ménélas dit que les Grecs ont descendu dans le cheval de Troie ; ce qui dit assez la grandeur de la machine. En revanche, chez le rhéteur latin, Yamphibolia ne relève pas de Yornatus. Ce n’est en aucun cas un procédé, c’est un effet fortuit produit par la langue (polysémie des mots, imprécision de la syntaxe). C ’est un cas où deux interpré­ tations sont possibles, et où les mots offrent un champ égal aux deux partis62. Quintilien expose les divers moyens de remédier à l’incertitude de l’énoncé. On ne peut que saluer l’ingéniosité de Gauricus qui, combinant le système du Péri idéon et celui de Ylnstitution oratoire, place les trois termes sur le même plan, comme divisions de Yeukrinéia, et les ap­ plique avec pertinence à la statuaire : Posterioris autem huius tres : έ ν ά ρ γ ε ι α , quando scilicet ex ea re quodque præcesserat quodque fit euidentissime repræsentatur, sic : ...’et uersa puluis inscribitur hasta,’ {Aen., I, 478) ...’leuique patens in pectore uulnus;’ {Aen., XI, 40)63 ε μ φ α σ ι ς , quum quid ex ea ipsa re futurum iam sit commostratur, sic : 'constitit in digitos extemplo arrectus uterque’ {Aen., V, 426)64 '...manet imperterritus ille,

59 Ibidem, 60 Quint., 61 Ibidem, 62 Quint., 63 Quint., 64 Quint.,

p. 316-317. inst., VIII, 3, 63. 83-84. inst., VU, 9, 14. inst., VI, 2, 3. inst., VIII, 3, 63.

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hostem magnanimum opperiens, et mole sua stat;’ X, 770-1) α μ φ ι β ο λ ί α , quoties dubium fit quæ medio locata res est huc potius an illuc referri oporteat, sic : 'lora tenens tamen...’ incertum enim uideri posset idene sit quanquam hæreat '...curru...resupinus inani’ an quanquam '...ceruixque comæque trahantur per terram...’ (_ en, .I, 476-78) A Scilicet inter illas media: ut enim altera manifestiorem quæ nondum acta est rem facit, altera futuram ostendit, ita et hæc rem utrinque du­ biam proponit. Quod in Polignoto Thasio pellaudarunt. Fertur is mili­ tem ita pinxisse, ut diiudicari haud ullo sane pacto potuerit, '...conscendere mallet miles equum, an mallet equo descendere miles,’ quam rem et ipsi nos sculptura nuper imitati sumus65.

L’énargeia est réduite au cas où l’image révèle un événement passé, quoiquencore inachevé, dont elle est le résultat. La lance traînant dans la poussière évoque la vision du combat passé, la plaie béante celle du coup porté. L phasiest une image qui éveille au contraire la vision 'em 65 Gauricus, D e sculptura, éd. P. Cutolo, IV, §7, p. 216-218. Trad. A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus..., p. 196-198 : « Cette dernière catégorie se divise en trois : vigueur descriptive (ένάργεια), quand une image suffit à représenter très clairement par elle-même ce qui l’a précédé et ce qui se passe, comme : 'Et le javelot retourné marque la poussière,’ (Aen., I, 478) 'La plaie béante dans la poitrine lisse ;’ (Aen., XI, 40) valeur prospective (εμφασις), quand on montre ce qui est en train de naître de l’événe­ ment, par exemple : 'D u coup, tous les deux s’arrêtent hissés sur la pointe des pieds’ (Aen., V, 426) '...il reste impavide affrontant l’ennemi puissant, et résiste par sa masse ;’ (Aen., X , 770-1) ambiguïté (άμφφολία), chaque fois qu’on se demande si un événement intermédiaire doit être rapporté à ceci ou à cela, par exemple : 'Tenant néanmoins les rênes...’ Car on pourrait se demander si c’est malgré le fait qu’il est '...gisant sur un char sans maître’ ou malgré le fait que 'Et la nuque et les cheveux traînaient par terre...’ (Aen., I, 476-8). L’ambiguïté est en effet moyenne entre les deux qualités précédentes : car de même que l’une montre plus clairement ce qui n’est pas encore tout à fait passé et l’autre indique ce qui va se passer, de même celle-ci propose un cas d’incertitude entre les deux possibilités ; ce qui fut très loué chez Polygnote de Thasos. Celui-ci, dit-on, avait peint un soldat de telle sorte qu’il était impossible de juger '...si le soldat voulait enfourcher son cheval, ou s’il voulait en descendre,’ - Ce que nous avons jadis représenté, à notre tour, en bronze. »

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d’un événement en préparation. Ici, Gauricus reprend l’exemple donné par Quintilien pour Yénargéia : Entelle et Darès sur le point de com­ battre dans le chant V de YEnéide. L’amphibolie, elle, est une image qui suscite à la fois la vision du passé et de l’avenir. Le premier exemple est repris, comme précédemment pour la saphènéia et pour l’énargéia à Yekphrasis du temple de Junon sur les murs duquel Enée revoit, à son arrivée à Carthage, la guerre de Troie (chant I). Quintilien avait aussi choisi l’image de Troilus traîné sur son char après son combat contre Achille pour illustrer l’amphibolie, mais Gauricus modifie la dé­ monstration. L’ambiguïté reposait, pour Quintilien, sur la fonction de l’adverbe tamen : l’héroïsme de Troilus vient-il de ce qu’il tient les rênes quoiqu’il soit renversé de son char ou bien quoique sa tête et ses che­ veux traînent à terre ? Gauricus fait porter l’ambiguïté sur la chronolo­ gie des événements : la peinture de Troilus trouve-t-elle sa signification dans l’événement précédent (sa défaite contre Achille) où l’événement imminent (sa mort) ? Le second exemple fait allusion à un tableau de Polygnote de Thasos commenté par Pline l’A ncien et représentant un soldat de telle sorte qu’on ne pouvait juger s’il était en train de monter sur son cheval ou d’en descendre66. Les vers cités par Gauricus sont, avec une légère variation, ceux de sa propre silve intitulée "Ζωγραφία” et l’auteur nous informe qu’il a lui-même réalisé une sculpture illustrant ce sujet. En effet, l’ars sculptoria exposée par Gauricus est un art prospectif. À l’exception peut-être du Gattamelata de Donatello (Padoue, 1447) et de sa propre statue du «so ld at à cheval», que nous n’avons pas conservée, il n’en donne aucun exemple concret. Ces statues n’exis­ tent que sous forme de projets dans la poésie d’Homère, de Virgile, de Stace et dans la sienne. Or, c’est dans une silve que Gauricus a choisi de donner à voir ces œuvres d’un nouveau genre qu’il incite les artistes à composer. Après un éloge de l’artiste et de l’art, prenant pour modèle le catalogue des peintres dans le livre X X X V de Pline, le poète peint une série &ekphraseis. Ce musée imaginaire, collection fabuleuse des chefs d’œuvre perdus de l’A ntiquité, est en réalité une liste d’arguments littéraires à figurer : Q uod mihi si liceat componere nostra uetustis Haud unquam certe talem est sortitus honorem Ex ebore æterni qui fecit sceptra tonantis67,

66 Pline, XXXV, 59. 67 Phidias.

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Quique Cytheriacis Venerem deduxit ab undis Et dextra ingenium magni superauit homeri68*. Nec qui olim cunctas imitari posse figuras Ausus erat65, nec qui uarios in imagine primus Distorsit uultus70, aut qui marathonia bella Præposuit71, nec qui prisco rigidoque rigore Exuerat facies, cuius conscendere uellet Miles equum uel equo mallet descendere miles Incertus dubiusque fuit spectantibus olim72. Vt diuersa loquar non tali dignus honore Qui primus mentem sensusque expresserat omnes Fecerat et patulo moribundam ex uulnere matrem Ad se reptantis nati metuisse uideri Ne forsan tætrum biberet pro lacte cruorem73. N on laudes non hæc meruit præconia quondam Aulide qui fecit triuiai ad uirginis aram Iphianasseo tristari funere achiuos74 Et mæstum simul ante aras astare parentem Obducto uultu quum nil superesse dolori Tam magno poterat misero in genitore uidendum75.

68 Apelle. 65 Eumarus d’Athènes, l’inventeur du portrait. Voir Pline, XXXV , 56 : Eum arum A the­ niensem figuras omnes imitari ausum. 70 Cimon de Cléones, qui peignit le premier les visages de trois quarts et sous divers angles. Voir Pline, ibidem·, inuenit [...] u a rk formare uoltus, respkkntes, suspicientesue uel despicientes. 71 Panaenus. Voir Pline, XXXV , 57 : Pananus quidem frater Phidia etiam prœlium Atheniensium aduersus Persas apud M arathonafactum pinxit. 72 Polygnote de Thasos. Cf.Pline, XXXV , 58-59 : instituit [...] uoltum ab antiquo ri­ gore uariare. Huius est tabui in portiucu Pompei [...] in qua dubitatur ascendentem cum clipeo pinxerit aut descedentem. 73 Aristide de Thèbes, premier peintre des passions. Cf. Pline, XXXV , 98 : Is omnium primus animum pin xit et sensus hominis expressit [...] H uius opera oppido capto ad matris morientis ex uolnere mam m am adrepens infans, intellegiturque sentire mater et timere, ne emortuo lacte sanguinem lambat. 74 Timanthe. Cf. Pline, XXXV , 73 : Eius enim est Iphigenia oratorum laudibus cele­ brata, qua stante ad aras peritura cum mastos pinxisset omnes, pracipueque patruum et tris­ titia omnem imaginem consumpsisset, patris ipsius uoltum uelauit, quem digne non potuerat ostendere. 75 Pomponius Gauricus, Silua, "Ζωγραφία”, 38-59. Ma traduction : « Et s’il m’était permis de comparer nos œuvres aux anciennes, Jamais assurément n’a obtenu pareille gloire Celui qui sculpta dans l’ivoire les sceptres de l’éternel Jupiter Tonnant, N i celui qui fit sortir Vénus des ondes de Cythère Et surpassé de sa main le génie du grand Homère, N i celui qui jadis osa imiter absolument toutes les postures, N i celui qui le premier, dans le portrait, varia

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Les uns sont des exemples de ïénargéia : la Vénus anadyomène qui évoque la fable de sa naissance marine, la bataille de marathon, évé­ nement passé présenté comme inachevé. Au centre est placé l’exemple d’amphibolia : ce fameux cavalier dont le spectateur ne peut décider s’il a fini sa course ou va la commencer. À la complexité de l’œuvre corres­ pond la perplexité du sujet esthétique. Enfin 1’emphasis est illustrée par le sujet d’un tableau attribué à Aristide de Thèbes : une femme blessée qui, voyant son enfant ramper vers elle, expire avec la crainte qu’il ne boive son sang au lieu de son lait. L’ars sculptoria de Gauricus a en commun avec les silves poétiques certains sujets, qui sont le plus souvent des topoi d’origine épique : sta­ tue équestre, scènes de bataille, héros et fables mythologiques (notam­ ment, le géant Polyphème, Jupiter, les travaux d’Hercule...). Sa théorie présente d’indéniables points communs avec la théorie poétique de la silve : adaptation à la circonstance, phantasia, « innu­ trition » poétique, ornementation. L’esthétique que prône Gauricus s’apparente en littérature à la blanda uarietas, au style fleuri, à la com­ plexité qui caractérisent les silves. Il serait excessif de dire que le N a­ politain a cherché à faire de la silve un modèle pour les peintres et les sculpteurs. Néanmoins, il a fait connaître le texte de Stace dans le mi­ lieu artistique, en incitant explicitement à sa lecture et à son imitation. Il est aussi le premier à avoir introduit dans la théorie de l’art la notion Rénargéia, dont on sait l’importance dans l’art poétique d’un Politien76. Mais ce qui rapproche le plus, à mon sens, la sculpture de Gauricus de la silve, c’est son rapport au temps. Les images que Gauricus appelle de ses vœux sont des instantanés suspendus entre la mémoire d’un passé La position des visages, ou celui qui a montré La bataille de Marathon, ni celui qui dépouilla les figures De l’ancienne et austère raideur, dont il fut jadis Impossible aux spectateurs de savoir avec certitude si son soldat voulait monter ou plutôt descendre de cheval. Pour parler autrement, il ne fut pas digne d’une telle gloire Celui qui le premier avait exprimé l’âme et tous les sentiments Et peint une mère moribonde, la plaie béante, Semblant craindre que son bébé, rampant jusqu’à elle, Ne bût son sang noir au lieu de son lait. Il ne mérita autrefois ni les éloges ni les acclamations, Celui qui a représenté, à Aulis devant l’autel de Diane, Les Achéens affligés par le sacrifice d’Iphigénie Ainsi que son père se tenant abattu devant l’autel, Le visage voilé car, dans l’aspect du malheureux géniteur, Rien ne pouvait exprimer une si grande douleur. » 76 Voir P. Galand-Hallyn, Les yeux de l'éloquence. Poétiques humanistes de Orléans, 1995.

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et la projection d’une destinée, également connus du spectateur. Dans la contemplation de l’œuvre, celui-ci embrasse l’histoire dans sa totalité. Or, l’abolition de la chronologie et la superposition, dans le présent de l’écriture, du passé et de l’avenir est l’un des traits structurels des Silves. Par exemple, chez Politien, M anto prédit à Virgile enfant ses œuvres à venir77. Dans Ambra, Homère voit se reproduire sous ses yeux aveugles la guerre de Troie qui a eu lieu et dans 'Nutricia, tekphrasis du Parnasse rassemble dans une seule image tous les poètes depuis les origines78. Les images de la silve s’engendrent les unes les autres par contiguïté, se su­ perposant parfois jusqu’à la confusion. Pomponius Gauricus n’est ni l’humaniste farfelu, ni le sculpteur raté que l’on a voulu faire croire. Ce jeune homme de vingt-deux ans, qui se destinait à enseigner la rhétorique et la poésie et qui s’est passionné un moment, au contact du milieu artistique padouan, pour la sculpture, a transmis partiellement les recherches poétiques les plus récentes en s’efforçant de les adapter aux besoins spécifiques de cet art. En s’inspi­ rant des silves, Gauricus brouille la chronologie de l’histoire et conçoit des images polysémiques et ambiguës, qui condensent plusieurs signi­ fications possibles et parfois même contradictoires. Il offre ainsi aux sculpteurs et aux peintres les moyens d’élaborer des compositions de plus en plus abondantes, variées et complexes. Les procédés d'énargeia, d’emphasis et d’amphibolia renouvellent profondément l’idée albertienne de la composition. Reste à mesurer l’impact qu’a pu avoir le De sculptura sur la production artistique. C ’est une vaste entreprise, car le traité a eu un immense succès. Il a été publié à Anvers en 1528 et deux fois à Nuremberg en 1442 et 1447. Il se pourrait donc qu’il ait diffusé certains procédés de l’esthétique de la silve jusqu’en Europe du Nord. Pour s’en tenir à l’Italie, Robert Klein établit le lien entre le traité de Gauricus et l’art qui s’est développé à Padoue dans les années suivantes, caractérisé par le classicisme et par un « style détendu » en opposition avec la manière rigide et grossière des Florentins du Quattrocento79. Francesco Negri Arnoldi affirme, lui, que l’âge d’or de la sculpture du bronze avec la génération des Cellini et Giambologna, trouve ses fon­ dements théoriques dans la période précédente et en particulier dans le De sculptura80. 77 Voir Ange Politien. Les Silves, texte traduit et commenté par P. Galand, Paris, 1987. 78 Voir É. Séris, Les étoiles de Némésis..., III, ch. 2 : « Le catalogue des poètes » , notam­ ment p. 360 sq. 79 Voir A. Chastel, « Le traite de Gauricus... » , p. 303-305. 80 Voir F. Negri Arnoldi, « Pomponio Gaurico e gli sculptori illustri » , in Pomponio Gaurico..., p. 66 sq.

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Je me contenterais de suggérer deux exemples. À la fin du § 4 de son chapitre sur la perspective, Gauricus donne comme illustration des trois procédés de la perspective universelle - l’optikè, Xanoptikè et la katoptikè - un tableau représentant Danaé. L’image, qu’il prétend avoir vue tout en refusant de nommer le peintre, synthétise les trois points de vue : en regardant droit devant lui le spectateur voit Danaé, en re­ gardant vers le haut il aperçoit Jupiter et en regardant vers le bas il distingue la pluie d’or qui recouvre le sol. La Danaé du Corrège, qui se trouve à la Gallerie Borghese à Rome, est fortement dramatisée par le jeu des points de vue. Devant lui, le spectateur voit Danaé, la figure centrale. En levant les yeux, comme le suggère le personnage qui est à ses pieds, il voit Jupiter métamorphosé en nuage doré. En suivant le re­ gard baissé de Danaé, il imagine la pluie d’or recueillie dans le creux de sa robe. Enfin, plus bas encore, à l’injonction des deux putti dans l’angle droit du tableau, il imagine la signature du peintre que l’un d’eux est en train de graver de la pointe de sa flèche. Mon second exemple est le cé­ lèbre Persée de Cellini dans la loggia dei Lanci à Florence. Le sculpteur a représenté des ornements éclatants et propres au héros : le casque, les talonnières et l’épée que Mercure lui a confiées. Mais la renommée de ce chef d’œuvre tient peut être aussi à son énargéia, son emphasis et son amphibolia, au sens où les définit Gauricus. L’image évoque le combat qui s’achève contre la Gorgone, mais le bras vainqueur promet déjà le combat contre le dragon pour sauver Andromède et le sang qui s’écoule de la tête de la Gorgone annonce les métamorphoses du corail et de Pégase. Enfin, la tête de Méduse brandie face au spectateur, mal­ gré ses paupières abaissées, peut à la fois rappeler les victimes pétrifiées par Méduse avant le triomphe de Persée et signifier la métamorphose prochaine du géant Atlas. Le succès du Persée n’est pas dû seulement à sa beauté plastique, mais aussi à sa capacité à susciter subitement chez le spectateur une profusion d’images mythologiques.

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LA SILVE À LA RENAISSANCE

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D LATINITATES C]

Catherine

D eutsch

LA SELVA MUSICALE COMME CO M PEN D IU M STYLISTIQUE DANS L'ITALIE DU S E IC E N T O S’io volessi tacere o Illustrissimi Signori le cagioni ehe invitato m’hanno a chiamar selva queste mie note Musicali, o mostrerei d’haver cosi detto a caso, o forse sarebbe interprettato questo titolo lontano dall’intention mia1.

Ainsi Orazio Vecchi commente-t-il, dans les premières lignes de la dédicace de la Selva di varia ricreatione, sa toute dernière expérience musicale, une entreprise apparemment assez insolite pour être dû­ ment soulignée, justifiée et expliquée2. Vecchi, le maître de chapelle du dôme de Modène, avait quelques raisons de se montrer si précaution­ neux car ce nouvel opus, sorti des presses vénitiennes de Gardano en 1590, constituait alors la première transposition des silves littéraires dans un cadre strictement musical, du moins à l’intérieur des frontières italiennes. Le compositeur, et encore moins ses lecteurs, n’avaient pro­ bablement pas connaissance de l’unique expérience musicale silvaine réalisée précédemment, plus de quarante ans auparavant, par l’Espagnol Enriquez Valderrabano. En 1547, ce compositeur et vihueliste origi­ naire de Penaranda del Duero, avait en effet publié les premières silves musicales dont on ait conservé la trace, avec ses sept livres de tablatures pour vihuela intitulés Silvas de Sirenas, recueils qui, à ma connaissance,

1 « Si je voulais taire, ô Illustrissimes Seigneurs, les raisons qui m’ont invité à appeler selva ces miennes notes de musique, ou bien je montrerais que je l’ai fait au hasard, ou bien ce titre serait interprété loin de mes intentions » , O. Vecchi, Selva varia ricrea­ tione, Venezia, 1590, dédicace. 2 Pour le fac-similé de l’édition de 1590, voir le site de la Bibliothèque Royale de Copen­ hague, http://www.kb.dk (page consultée le 15 décembre 2012). Pour une édition moderne, voir O. Vecchi, Selva d i varia ricreatione, éd. Giovanni Torre, Modena, 2007.

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sont également l’unique exemple de silves musicales publiées hors d’Ita­ lie pendant la Renaissance et la période baroque3. Si l’on fait abstraction de cette expérience isolée, Orazio Vecchi semble bien être l’initiateur de la petite vague de selve musicales ita­ liennes publiées, pour la plupart, au xvue siècle. En examinant le reste de la production polyphonique de ce musicien éclectique et novateur, on peut aisément comprendre que la liberté formelle caractéristique de la silve ait pu séduire l’imagination débridée du grand bousculeur des catégories génériques traditionnelles que fut Vecchi. Si ce dernier se fit un nom auprès des amateurs de musique de l’époque grâce à ses nom­ breux livres de canzonette fraîches et mélodieuses, la critique s’est tout particulièrement intéressée aux recueils singulièrement inclassables que le moine modènais publia dans les dernières années de sa vie. La Selva di varia ricreatione de 1590 fut en effet suivie de trois autres publica­ tions uniques en leur genre, L ’A mfiparnaso, comedia harmonica (1597), I l convito musicale (1597) et L e veglie di Siena (1604), dont la variété et la liberté de ton, canalisées par une trame narrative plus ou moins rigoureuse, sont également marquées par un esprit très silvain4. Corpus des silves musicales (année/auteur/titre/imprimeur et lieu d ’édition) 1547

Enriquez

Valderrabano 1590

1617

Orazio

Vecchi

Giovanni Francesco

Anerio 1620

Taeggio Francesco

Rognoni 1623

Auteurs variés

Libro de musica de vihuela, in titu ­ lado Silva de sirenas. E n el quai se hallara toda diversidad de musica Selva d i varia ricreatione nella quale si contengono varij soggetti A 3. à 4. à 5. à 6. à 7. à 8. a 9. & a 10. voci, Cioè M adrigali, Cafricci, Balli, Arie, lustiniane Selva arm onka : dove si contengono m otetti, madrigali, canzonette, dialoghi, arie a una, doi, tre, et quattro voci Selva d i varii fassaggi secondo ΐ uso moderno

Valladolid, Francisco de Cordova Venezia, Gardano

Roma, Robletti

Milano, Fomazzo

Selva musicale d i a rk e villanelle di I-Bc CC225 diversi eccellentissimi autori scritto da Francesco M aria Fucci Romano

3 E. Valderrabano, Libro demusica de hallara to da diversidad de ,m usica Valladolid, 1547. Valderrabano fut peut-être in la Silva de varia leccion de Pedro Mexia, publiée à Séville peu de temps auparavant, en 1540, qui connut une immense fortune éditoriale. 4 Sur Orazio Vecchi, voir notamment II M usica, Storia e Cultura n e lÎepoca di Orazio Vecchi. Conferenze tenute durante il I V centenario della morte di Orazio Vecchi (M odena 2005), éd. F. Taddei et A. Chiarelli, Modena, 2007.

LA SELVA MUSICALE COMME COMPENDIUM STYLISTIQUE 1632

Gio. Vittorio Maiello 1640/41 Claudio Monteverdi 1640 Paolo Zasa

1645

Paolo

Zasa

1651

Paolo

Zasa

1655

Alfonso

1664

Bernardo Storace

1733

Bamfi

Francesco Maria

Vallara

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Napoli, Ottavio Beltrano Venezia, Bartolomeo Magni Selva spirituale armonica secondo Venezia, libro [...] a una, doi, tre, et qua­ Bartolomeo Magni tre voci, con il basso continuo, nella quale si contiene m otetti, canzone, li salm i ordinarj con il M agnificat ; et in fin e una messa a 12, a 8, et anco a 4, et nella tavola si vede Fordine per cantarla Selva spirituale arm onka terzo li­ Venezia, Gardano bro a una, due, tre et quatro voci, con il basso continuo, nella quale si contkne m otetti, canzone, una messa, li salm i ordinary et della M adonna con il M agnificat Selva spirituale armonica quarto Venezia, Vincenti libro a 1. 2. 3. et 4. Voci col basso continuo, nella quale si contiene m otetti, canzone, li salm i ordinarii, e della M adonna, con li M agnificat, intieri, et una messa a tre voci et a 6, con li rip kn i, con ΐ accompagnamento de 2 violini, tanto valendosene a 3 voci come a sette Selva de sacri, et ariosi concerti a Milano, Carlo una, due, tre, e quattro voci Con Camagno vna Messa breuissima, M agnifi­ cat, Salve Regina, è Lettanie della B. V. M . Selva d i varie compositioni cFinta- Venezia, s.e. volatura per cimbalo ed organo ove si contengono capricci e p artite sopra diverse arie toccate canzoni e ricercari correnti gagliarde balletti ciaccone passacagli sopra varij toni e nel fin e una pastorale Selva d i varie composizioni ecclesias­ Parma, Rosati tiche in Canto ferm o a un coro solo, e a due cori in contrapunto Selva armoniosa. Libro secondo de M o ttetti a due con varie voci Selva morale e spirituale

Dix autres selve musicales furent publiées à la suite de celle de Vecchi (voir supra, tableau5), essentiellement par des auteurs d’Italie septentrio-

5 Le Museo intem azionale e biblioteca della musica de Bologne (Italie) conserve éga­ lement une selva manuscrite, la Selva musicale d i arie e villanelle d i diversi eccellentissimi autori scritto da Francesco M aria Fucci Romano (ms. I-Bc CC225, vers 1623).

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nale de la première partie du Seicento6. Même à considérer que certains recueils aient pu être perdus, il s’agit là d’un corpus relativement mo­ deste au regard de la production de l’époque, dont les dimensions ré­ duites indiquent que la silve ne s’est jamais véritablement implantée en tant que genre ou pratique éditoriale courante chez les compositeurs. Sa confidentialité se reflète également dans l’absence totale de référence à une quelconque « écriture silvaine » dans la littérature théorique de l’époque, ni même à un « genre » ou à un « non-genre » selva. Plusieurs interrogations émergent à l’examen de ce corpus. Tout d’abord, existe-t-il une logique commune à ces selve musicales ? Et se­ rait-il même possible de trouver un pendant musical à 1’ « écriture silvaine » ? La nature profondément hybride de ces recueils, systéma­ tiquement placés sous le signe de la variété, fait poindre un premier élément de réponse. Comme souvent dans les silves, cette variété se re­ flète dans de longs titres foisonnants, qui présentent toutes les espèces de la flore de la forêt. Ainsi Vecchi énumère-t-il pas moins de onze genres différents sur le frontispice de sa Selva di varia ricreatione [...] cioè madrigali, capricci, balli, arie, justiniane, canzonette, fantasie, sere­ nate, dialoghi, un loto amoroso, con una battaglia à diece [sic] n elfin e. De même Bernardo Storace propose-t-il un panorama assez complet des genres instrumentaux dans le titre de sa Selva di varie compositioni d ’intavolatura per cimbalo ed organo, ove si contengono capricci e partite sopra diverse arie, toccate, canzoni, e ricercari, correnti, gagliarde, balletti, ciaccone, passacagli sopra varij toni, e nel fin e una pastorale. Sans at­ teindre forcément cette diversité générique, l’accent est mis également sur l’hétérogénéité des formations vocales et instrumentales, les auteurs soulignant d’ailleurs souvent leur recherche de variété en l’indiquant expressément dans le titre, parfois même de façon légèrement redon­ dante (Selva di varia ricreazione nella quale si contengono varij soggetti insiste Vecchi). Mais, si cette variété est bien une condition nécessaire à l’appellation selva, est-elle vraiment une condition suffisante ? En d’autres termes, l’organisation en selva est-elle également porteuse d’une idée esthétique ou poétique ? Car, même si le terme selva n’a jamais été très usité parmi les musiciens, l’idée de regrouper en un recueil des genres différents était au contraire tout à fait commune à l’époque. Les compositeurs 6 Le choix du titre de l’unique selva publiée au X V IIIe siècle, la Selva d i varie compostzioni ecclesiastiche, de Francesco Maria Vallara, un moine carmélite de Mantoue, doit sans doute être considéré comme un archaïsme. Il s’agit en effet d’une méthode de plain chant, dotée d’une longue introduction sur les théories médiévales de Guy d’A rezzo, dans un esprit clairement tourné vers le passé.

LA SELVA MUSICALE COMME COMPENDIUM STYLISTIQUE

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intitulent rarement ce type d’imprimés miscellanea, mais préfèrent in­ venter des titres très variés, allant du simple Musiche7, à des expressions beaucoup plus évocatrices ou poétiques comme G l’amorosi penzieri ou I lietigiorni di Napoli8, voire se contentent d’accumuler sur le frontispice les genres les uns à la suite des autres, sans chercher à leur donner une quelconque unité9. L’idée de regrouper des pièces variées dans une selva constitue très probablement à l’origine un calque du modèle littéraire, qui semble cependant avoir pris par la suite une certaine autonomie musicale en se détachant peu à peu de sa matrice. En 1590, on l’a évoqué, lorsque Orazio Vecchi publie la première selva musicale italienne, il prend soin de s’en justifier abondamment dans la dédicace, par crainte, dit-il, de ne pas être compris. Les explications qu’il fournit dans la suite de la lettre empruntent différents topoi liminaires aux silves littéraires : selva dico dunque per non seguire in essa un filo continuato, cosi veggimo nelle Selve gli arbori posti senza quelTordine ehe ne gli artificiosi giardini veder si suole ; Ma perché dove non è ordine non po esser cosa buona, si dirà ehe questo è un confuso, il quale se non nel suo tutto, almeno nelle suo parti, è ordinato & distinto. A questa voce selva aggiungo poi di ricreatione, perché si come in una Selva ci si mirano varietà d’herbe, e di piante porgere a i riguardanti tanto diletto, cosi debba la varietà delTharmonie sparsa fra questi miei canti sembrare una selva. Et avendo altresi giunto in uno lo stil serio col famigliare, il grave coi faceto, e col danzevole, dovrà nascerne quella varietà, di ehe tanto il mondo gode. So bene che per aventura, alcuni potrebbono al primo incontro, questi miei Capricci, bassi e leggieri stimare, ma sappino que­ sti che al[t]ro tanto di gratia, d’arte, e di natura ci vuole a far bene una parte ridicola in Comedia, quanto a fare un vecchio prudente e savio ; e non sanno ehe al Musico sta bene alcuna volta coi canto grave, il fami­ gliare inferire, prendendosi l’essempio dai Poeti, ehe se bene la Tragedia deve star dentro a suoi termini, non servendosi delle parole domestiche della Commedia, ne questa di quella ; dice Horatio nelTarte poetica :

7 Voir par exemple D. M. Reggiano, L e seconde M usiche [...] nelle quali si contengono M adrigali, Canzonette, Arie, et Dialoghi, a una et due voci, Venezia, 1602. 8 G. de Negro Santo Paolo, G Lam orosipenzieri: canzonette villanelle et arie napolitane a tre voci da sonare, et cantare su i chitarone, clavecimhalo, et altri strum enti, Venezia, 1607 ; G. Montesardo, L ie ti giorni d i Napoli, concertini italiani in aria Spagnuola a due, e tre voci con le lettere delLalfabeto per la Chitarra, M adrigaletti, et A rie gravi passeggiate a una, e due voci per cantare alla Tiorha, Clavicembalo, A rpa doppia, Ή - ί ρ ο Ι ι , 1612. 7 Voir par exemple E. Radesca, I l quarto libro delle canzonette, madrigali, et arie alla romana a due voci, con alcune a tre, e un dialogo a quattro nelfin e, per cantare e sonare con la spinetta, chitarone, e altri sim ili strum enti, Venezia, 1610.

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Spesso aviene pero ch’alza la voce II Comico, e ragiona alcuna volta Il Tragico con voce umile, e bassa. Ma se questi tali vorranno persistere in opinione ch’altri non possa per ricreatione abbassarsi, diro ch’eglino siano gli spini, e i triboli che nell’horride Selve attraversar si sogliano, e comunque si sia, spero che questi che saranno spettatori delle mie attieni, debbano aggradir l’opra mia, se non perché sia di vaglia, almeno per haver alla scritto in fronte gli Illustrissimi, & osservati nomi delle SS. VV. Illustrissime, alle quali già consacrai me stesso, quando già molto tempo udij fra molti altri il Sig. Pietro Antonio Pietra, spargere un Oceano di Iodi ragionando meco della lor grandezza, e magnanimità, la quale per benché sia nel teatro del mondo manifesta, hebbi pero caro d’udirne ragionare a cosi gran virtuoso ; hor consacro la presente opra effetto della mia devozione, & picciol arra della mia servitù; Ne le paia meraviglia che solo per fama le possi esser tanto devoto Servitore non avendo io quelle pur vedute mai, ehe non conviene a Principi e Signori il conoscere, ma esser conosciuti & ammirati, si corne a me hora aviene, ehe se ’1 canto d’Orfeo di lontano i sassi, e le selve a se tirava, cosi il suono dei gemino valore ed Illustri lor costumi, hanno tirato la mia selva, la quale senza dubbio si renderà domestica, quando Elleno coi piedi del loro udito entrando in essa prenderanno ricreatione da tanti armonici arbuscelli, rendendomi sicuro ehe le selvaggie, e velenose fiere al loro aspetto placide e mansuete si saranno. Con ehe humilmente le bacio le mani10.

Vecchi ne s’inscrit pas directement dans la tradition classique de Stace ou de Quintilien, qu’il n’avait peut-être pas lus, mais se réfère 10 « J e la dis SELVA, donc, car je n’y ai pas suivi un fil continu, comme on voit, dans les forêts, les arbres disposés sans cet ordre que l’on a l’habitude de voir dans les jardins arti­ ficieux. Mais comme il ne peut y avoir de bonnes choses là où il n’y a pas d’ordre, on dira que ceci est une confusion qui, au moins dans ses parties, est ordonnée et nette. A ce mot de SELVA, j’ajoute ensuite celui de r i c r e a t i o n e , car, de même que dans la forêt, on peut voir une grande variété d’herbes et de plantes donner à ceux qui les regardent un grand plaisir, la variété de l’harmonie dispersée dans ces miens chants doit elle aussi paraître une SELVA. Et, ayant en outre réuni en un les styles sérieux et familiers, le grave, le facétieux et le dansant, il devra y naître quelque variété que le monde aime tant. Je sais bien que, par hasard, quelques-uns pourraient à une première lecture, juger ces miens Caprices bas et légers, mais que ceux-ci sachent qu’il faut autant de grâce, d’art, et de nature pour bien faire un rôle ridicule dans une comédie, que pour faire un vieux prudent et sage. Et ils ne savent pas qu’il convient parfois très bien au musicien de mêler au chant grave le familier, en prenant l’exemple sur les poètes. Car, même si la tragédie doit rester dans ses termes et ne pas se servir des paroles familières de la comédie, et vice-versa, Horace dit dans son A rt poétique : « Il arrive cependant que le Comique élève la voix, et que le Tragique raisonne parfois d’une voix humble et basse » . Mais si ceux-ci voulaient persister dans l’opinion que d’autres ne peuvent s’abaisser par divertissement, je dirais qu’ils sont les ronces et les

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plutôt à ce que la culture humaniste de son époque avait véhiculé sur ce genre littéraire (sa référence aux « anciens » se fait plutôt à travers l’Ars poétique d’Horace). Cependant, sa dédicace n’en est pas moins parsemée de lieux communs dédicatoires propres à la silve, notamment la métaphore de la forêt, la confusion et le désordre qui la caractérisent, l’invitation au plaisir et au divertissement, le mélange des styles et la variété qui en découle, etc. Pourtant, Vecchi adopte une attitude extrêmement ambiguë lorsqu’il s’intéresse à l’idée, très silvaine, de spontanéité et de subito calore. Les premières lignes de la dédicace peuvent laisser penser que Vecchi sou­ haite identifier son œuvre à cette forêt désordonnée, qu’il oppose aux artificiosi giardini (l’adjectif artificioso est en effet l’un des qualificatifs les plus communs pour désigner la musique savante à la fin du XVIe siècle), mais il pose rapidement des limites à cette analogie car, « au moins dans ses parties » son œuvre se veut « ordonnée et nette » (ce qui n’est pas parfaitement exact, comme nous allons le voir). Vecchi ne présente pas sa selva comme le fruit d’une improvisation subite : celle-ci est «b asse et légère», mais faite avec autant de «grâce, d’art et de nature » que le style élevé, et non, pour citer Vauquelin de La Fresnaye, « sans art ainsi venu11 » . S’il faut protéger cette œuvre, ce n’est pas parce qu’elle a été composée rapidement, mais parce qu’elle est un divertissement dans le style bas, abritant quelques genres aux origines

tribulations que l’on rencontre habituellement dans les forêts horribles, et quoi qu’il en soit, j’espère que ceux qui seront spectateurs de mes actes sauront apprécier mon œuvre, si ce n’est pour sa valeur, au moins car à son front y sont écrits les noms Illustrissimes et très respectés de Vos Seigneuries Illustrissimes, auxquelles je décidai de me vouer moi-même autrefois, lorsque, il y a déjà bien longtemps, j’entendis parmi bien d’autres, le Seigneur Pietro Antonio Pierta, répandre un océan de louanges alors qu’il discutait avec moi de votre grandeur et magnanimité et, bien que celle-ci soit bien connue dans le théâtre du monde, j’eus cependant à cœur d’entendre raisonner là-dessus un homme si vertueux. Je vous consacre maintenant la présente œuvre en signe de ma dévotion et en humble pro­ messe de ma servitude. Que cela ne vous paraisse pas étonnant que, par votre seule répu­ tation, je puisse vous être un serviteur si dévoué, alors que je ne vous ai jamais vus, car les Princes et les Seigneurs n’ont pas besoin de connaître, mais d’être connus et admirés, comme il advient à moi maintenant, car si le chant d’Orphée attirait de loin les pierres et les forêts, de même l’écho de votre double valeur et de vos conduites illustres ont attiré ma selva qui, sans aucun doute, saura s’apprivoiser quand, en y entrant avec les pieds de vos ouïes, vous vous divertirez de tant d’harmonieux arbrisseaux, ce qui me rend certain que les bêtes sauvages et vénéneuses deviendront placides et inoffensives en votre présence. Sur cela, je vous baise humblement la main. » , O. Vecchi, Selva d i varia , dédicace. 11 J. Vauquelin de La Fresnaye, Ü A rt poétique,ou Fon p eu t remarquer la perfectio défaut des anciennes et des modernes poésies, Caen, 1605 ; reproduction fac-similé de l’édi­ tion de Georges Pellissier (Paris, 1885), Genève, 1970, p. 141.

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fort modestes, tels que la tedesca, la giustiniana ou la vinata, ainsi que des vers en poésie dialectale12. Présenter un recueil comme un « matériau brut » et spontané, com­ posé en quelques jours, est d’ailleurs une idée tout à fait étrangère aux selve musicales. Offrir à un mécène une composition peu travaillée ne semble d’ailleurs guère compatible avec l’exercice dédicatoire du musi­ cien de métier. Ce dernier ne pouvait que difficilement présenter son œuvre, sa fatica, à un padrone comme le résultat d’une semaine de tra­ vail, même s’il est tout à fait probable que nombre de pages musicales, même des plus savantes, furent composées relativement rapidement13. Le lieu commun de la dédicace est au contraire d’insister sur la peine, le labeur employé pour le commanditaire. Seul un gentilhomme dilet­ tante pouvait se permettre de dire, avec sprezzatura, qu’il avait écrit sa musique à ses heures perdues, pour se délasser de la chaleur, même si cela n’était peut-être pas vraiment le cas. Orazio Vecchi est en réalité le seul compositeur à s’attarder vérita­ blement sur ce choix de l’appellation selva. Par la suite, aucun auteur ne prendra plus la peine d’expliquer aussi clairement son projet, de sorte que l’on peut supposer qu’éditer une selva était devenue chose assez commune dans le monde musical pour pouvoir s’épargner la rédaction de paratextes trop détaillés. Le « genre » selva semble être même devenu, toute proportion gardée, une référence, si l’on en croit la lettre au lecteur du Tesoro armonico de Rubino Fra Bonaventura da Montecchio publié en 1645. Sans intituler son recueil selva, celui-ci fait mention de ce « genre » dans sa lettre au lecteur, nous livrant même une définition de la selva musicale. Le terme, selon lui, désigne tout simplement « une diversité de compositions » : Al Virtuoso Lettore. Il nome di Tesoro, che ho dato a questa mia prima fatica è per mostrare la multiplicité delle Compositioni, che in essa si contengono, e non per prurito, che io havessi d’ambitione, conoscendo molto bene, e la fiacchezza dei mio ingegno, e la scarsezza dei mio ta-

12 La tedesca, ou todesca est un genre léger proche de la canzonetta jouant avec les er­ reurs et les défauts de prononciation des étrangers, et particuliérement des Allemands. La giustiniana, du nom de son inventeur Leonardo Giustinian (vers 1383-1446) était à l’origine une chanson amoureuse. Au X V Ie siècle, le terme est utilisé pour les chansons à trois voix, sur des textes burlesques, généralement en dialecte vénitien. La vinata est, comme son nom l’indique, une chanson à boire. 13 Parmi les rares témoignages sur la question, voir notamment les commentaires d’Alfonso Fontanelli sur Carlo Gesualdo, qui composa apparemment deux madrigaux en deux jours lors de son séjour à Venise en 1594 (voir A. Newcomb, « Carlo Gesualdo and a Musical Correspondence o f 1594 » , The M usical Q uarterly, 54 [1968], p. 424-425).

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lento. E già ehe non vaglio nello stile, voglio almeno nell’imposition del titolo seguir i più eccellenti Maestri di questa professione, li quali sotto nome di Selva, o d’altro universal significato, hanno la diversità de’ loro Componimenti ingegnosamente intitolata14.

En 1645, le monde musical avait donc adopté le terme selva dans son vocabulaire, sans pour autant faire preuve d’une exclusivité terminolo­ gique puisque, comme Montecchio semble le suggérer, plusieurs autres synonymes paraissent avoir cohabité. Les « plus excellents maîtres de cette profession » , qui contribuèrent à la diffusion du terme, sont sans doute Monteverdi, qui fit imprimer sa Selva morale e spirituale peu de temps avant la publication du Tesoro armonico (voir infra), et sans doute aussi, dans une moindre mesure, Vecchi et Anerio, deux auteurs très célèbres en leur temps. Après Orazio Vecchi, la seule référence claire, mais détournée, aux topoi liminaires sur la silve figure dans la Selva de sacri et ariosi concerti d’A lfonso Bamfi, publiée en 1655. Ce dernier justifie son choix par une analogie amusante avec la selva des qualités de son dédicataire, en filant la métaphore florale : Una Selva de infinite obtigationi, ehe tengo con V.S. Illustrissima non posso palesarla se non con una Selva; Selva si, ma sterile in riguardo della fertilité de suoi favori. Selva à punto è V.S. d’ogni frutto de vir­ tuose qualité abundantissima dove sono germogliati huomini tanto Illu­ stri e gloriosi15.

Vecchi reste cependant le seul auteur à expliciter son projet poétique dans sa dédicace. Celles des autres selve ne sont en effet pas d’un grand secours et c’est plutôt l’examen de la genèse et du contenu musical des œuvres, plus que l’analyse de leurs paratextes, qui permet de retracer les ambitions silvaines des auteurs.

14 « Au vertueux lecteur. J ’ai donné à ce premier travail le nom de Trésor pour mon­ trer la multiplicité des compositions qu’il contient, et non par un caprice prétentieux, car je connais très bien la faiblesse de mon génie et l’insuffisance de mon talent. Et puisque qu’il ne vaut pas par le style, je veux au moins suivre dans l’organisation des titres les plus excellents maîtres de cette profession, qui ont ingénieusement intitulé sous le nom de Selva, ou d’un autre mot, la diversité de leurs compositions. » , R. Fra Bonaventura da Montecchio, Prim a Parte del Tesoro Armonico, Palermo, 1645. 15 « Cette selva d’obligations infinies que j’ai envers V.S. Illustrissime, je ne peux la manifester qu’avec une Selva ; Selva, oui, mais stérile au regard de la fertilité de vos faveurs. Votre Seigneurie est précisément une selva de tous les fruits des qualités vertueuses et très abondantes où ont bourgeonné des hommes si illustres et glorieux » , A. Bamfi, Selva de sacri et ariosi concerti, Milano, 1655, dédicace.

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Vecchi est également l’auteur le plus original et le plus inventif dans sa conception de la selva car, chez lui, celle-ci dépasse l’accumulation de pièces diverses pour infiltrer différents paramètres de l’ouvrage, de sa construction jusqu’à son écriture contrapuntique. Sa relecture musi­ cale et poétique de la silve littéraire peut même emprunter des chemins tout à fait singuliers, notamment dans la première pièce du recueil, intitulée proemio, qui file musicalement la métaphore forestière exposée dans la dédicace. Vecchi a l’idée raffinée de rapprocher la selva de poé­ sie pastorale très en faveur auprès des musiciens de l’époque (voir no­ tamment les bergers et les nymphes qui peuplent les premiers recueils de madrigaux de Luca Marenzio et de ses collègues romains, où le bois et la forêt, selva et bosco, font très souvent figure de lointain ornement au décor arcadien). Par une délicieuse analogie, cette selva musicale va ainsi servir de cadre à des thématiques pastorales et c’est à un berger que Vecchi confie l’ouverture de son recueil, \e proemio de sa selva. Ve­ nite a ricrearvi in questa s e l v a chante ce berger à ses saggi amici pastori. Cette veine pastorale reste très présente à travers tout le recueil, malgré la variété de genres et de registres stylistiques représentés, notamment dans les textes des madrigaux et canzonette16. Vecchi s’aventure très loin dans son projet de varietas, réunissant presque une vingtaine de genres musicaux en un seul volume. Le com­ positeur profite même de la liberté formelle propre à la silve pour tenter de nouvelles expériences et faire cohabiter avec des genres parfaitement identifiés tels que le madrigal ou la canzonetta, d’autres beaucoup plus insolites, comme un lotto amoroso ou même une pièce intitulée a di­ versi linguaggi, que l’on peinerait à vouloir classifier de façon rigide17. C ’est dans cette composition, l’une des dernières du recueil, que le pro­ jet silvain de Vecchi prend toute son ampleur et parvient à dépasser la simple juxtaposition stylistique et le foisonnement générique. Vecchi y réalise en effet un véritable collage d’éléments hétéroclites, en s’es­ sayant à ce que l’on pourrait être tenté de définir comme « polyphonie

16 Voir notamment le second numéro du volume : Se tra verdi arbuscelli / 0 lung a fresca riva / D i lim pidi ruscelli etc. 17 Dans l’ordre d’apparition du volume : quatre madrigaux à cinq voix, huit capricci à cinq (dont deux vinate, une pavana, un saltaretto vocal, un salterello instrumental et une tedesca), quatre arie à trois, trois iustiniane à trois, quatre canzonette à quatre, une fantasia instrumentale, deux madrigaux à six, une serenata, une canzonetta et une vittotta à six, un dialogo à sept, un lotto amoroso à sept, une risonanza d echo à huit, une pièce a diversi linguaggi à neuf, un dialogo à dix, et une battaglia d amore et dispetto à dix. U n accompa­ gnement de luth est en outre fourni pour une douzaine de pièces.

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silvaine18 » . Cette pièce singulière est en réalité le résultat d’une com­ position à quatre mains ; cinq voix autonomes ont en effet été com­ posées par Luca Marenzio, comme le précise l’édition, sur la base desquelles Vecchi a rajouté ultérieurement quatre autres parties (voir exemple musical19). La pièce est donc composée pour neuf chanteurs qui, contrairement à l’usage, représentent chacun un personnage dis­ tinct20. Comme le titre l’indique, toutes des parties sont écrites dans un « langage » , ou dialecte, différent, puisant amplement dans les figures de la commedia deiïarte, sans doute en raison de la richesse linguistique qui la caractérise212. L’alto et le tenore se donnent la réplique dans une dispute entre Z anni, le valet bergamasque glouton, et II Magnifico (ou Pantalon), son maître vénitien mauvais payeur, selon le canevas typique de la comme­ dia deiïarte11 : Prima Parte Z. O Messir. M. Che distu ? Z. O Patru. M. Che fastu ? Z. O Messir. M. Che vostu ? Z. O Patru, à no poss plu canta, perch’à crep de la fam.

18 Sur cette pièce, voir particulièrement l’article très détaillé de W. Kirkendale, « Franceschina, Girometta, and Their Companions in a Madrigal 'a diversi linguaggi’ by Luca Marenzio and Orazio Vecchi » , Acta Musicologica, 44 (1972), p. 181-235. 19 La distribution vocale est la suivante : le canto {La Fransceschina), le canto2/nonno {La Girometta), Yalto {Zanni), le tenore {Il M agnifico), le basso {Il Tedesco) sont de Marenzio ; le quinto {Lo Scolare), le sesto {Il Fate ben fe r voi), Yottavo {Il Pedante), le nonno {Gratiano) sont de Vecchi. 20 Cette identification voix/personnage, essentielle à l’invention de l’opéra, est en temps normal tout à fait étrangère à l’univers polyphonique de la Renaissance. Jusqu’au début du X V IIe siècle, les compositeurs musiquent en effet le plus souvent les dialogues à plus de voix que le texte ne contient d’interlocuteurs, sans distribuer les rôles à l’intérieur de l’édifice contrapuntique. 21 Sur la commedia deiïa rte dans l’Italie du Cinquencento, voir notamment K. Miklasevskij, L a Commedia d ellA rte o il teatro dei commedianti italiani nei secoli x vi, x v n e x vin , Venezia, 1981 et P. Castagno, Fhe early commedia deiïarte, 1550-1621 : the m annerist context, New York, 1994. Sur les canevas de la commedia deiïarte, voir I canovacci della commedia deiïarte, éd. A. M. Testaverde, Torino, 2007. 22 Notons que le couple Zanni/Il Magnifico avait déjà séduit depuis longtemps les compositeurs, notamment Roland de Lassus dans son Libro de villanelle, moresche ed altri canzoni (Paris, 1581), et Orazio Vecchi lui-même dans l’un des cafricci à cinq voix de sa Selva {Lieh toch, p. 7).

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M. Ah bestion, fio d’un laro, non t’hastu ben sfondrao ? Z. Mo con que, s’a no g’havi mai pa qua[n]t à vorèf ? M. Poltron, ehe tutto '1 di ti è stao à tola. Tirr’in mal’hora. Z. Andev’à fa impica. M. Trist’anegao. [...]23

Exemple musical A diversi linguaggi, mes. 1-12, in O. Vecchi, Selva di varia ricreatione

23 Z. O Messir. M. Que dis-tu ? Z. O mon maître. M. Que fais-tu ? Z. O Messir. M. Que veux-tu ? Z. O mon maître, je ne peux plus chanter parce que je crève de faim. M. Ah, sale bête, fils de voleur, tu ne t’es pas assez rempli la panse ? M. Mais comment, si je n’ai jamais autant de pain que je le voudrais ? M. Ah fainéant, qui passe toute la journée à table. Va-t’en au diable ! Z. Allez vous faire pendre ! M. Espèce de vaurien !

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Le quinto et Yottavo restent sur le même ton conflictuel, mais trans­ posent la scène de dispute dans le cadre de la commedia erudita, op­ posant I l Pedante et Lo Scolare, le maître et l’élève, dans une langue macaronique et pédantesque, mélange d’italien et de latin24. Après l’avoir couvert d’injures (et de coup ?), I l pedante fait réciter la leçon au Scolare, un extrait d’une ode d’Horace (lam satis terris nivis, Odes,

I, 2): Prima parte S. Salve, Magister ! P. Bene veniat, ti voglio far gustar la scutica25 S. Perché ? P. Tu non venisti hier’ al ludo literario. S. Mia madré mi lavo la testa, e '1 zavatino mi concio le scarpe. P. Ah, furuncule, m’hai detto le mendatie. Ti voglio vapular, per lo Dio Hercule ! S. Non più, Magister ! P. Vien’a la scola. 24 Sur les personnages de la commedia erudita, voir notamment G. Spada, I caratteri nella commedia erudita del secolo X V I, Ronciglione, 1898. 25 Vecchi semble tisser son texte de sous-entendus sexuels plus ou moins explicites, s’inscrivant ainsi dans une tradition véhiculée notamment par Giordano Bruno (voir

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S. Ohimè, Magister ! P. Non far la fuga. S. Ohimè, Magister ! P. Ah, tristarello ! L’hai’ cacciat’un dent’in la cervice à Zambone. S. Minimè. P. Ah, impudente ! S. Minimè. P. Ah, inurbano ! S. No, à la fè ! P. Heus, puer. S. Adsum. P. Recita la lectiuncula. S. Nunc : « lam satis terris nivis atque dirae Grandinis misit pater, et rubente Dextera sacras iaculatus arces, Terruit urbem » P. H or va con Dio. [...]26

Vient ensuite une série de personnages isolés. Deux chansons po­ pulaires de l’époque alternent aux voix supérieures (canto 1 et 2), L a Fransceschina et la Graziana. Ces deux parties ne constituent pas à proprement parler des personnages dramatiques puisqu’elles parlent d’elles-mêmes à la troisième personne27. La spécificité linguistique de la Fransceschina, est, selon la tradition liée à cette chanson populaire, d’insérer des mots inventés, onomatopéiques et rythmiques : Prima parte E la bella Franceschina ninina buifina La fili bustachina

le personnage de M anfurio dans la comédie I I Candelaio, Paris, 1582), qui attribue au Pedante un certain penchant pour la sodomie. 26 S. Bonjour M aître ! P. Bienvenu, je veux te faire tâter du bâton. S. Pourquoi? P. Tu n’es pas venu à l’école hier. S. Ma mère m’a lavé la tête, et le cordonnier m’a réparé les chaussures. P. Ah, p e tit voleur ! Tu mens. Je vais te battre, par le dieu Hercule ! S. Assez, M aître ! P. Viens à l’école. S. Pitié, M aître ! P. Ne fais plus de fugues. S. Pitié, M aître ! P. Ah, malheureux ! Tu as mordu le cou de Zambone. S. Non. P. Ah ! impudent ! N. N on. S. Ah, mal élevé ! S. Non, je vous jure ! P. Viens ici, mon garçon. S. Présent. P. Récite ta leçon. S. M aintenant·. « Le père a déjà envoyé assez de terribles neiges et grêles sur la terre, frappé de sa main droite la citadelle sacrée et terrifié la ville. » P. Et maintenant, va avec Dieu. 27 Vecchi et Marenzio jouent probablement sur le double emploi du personnage de la Fransceschina, en faisant référence à son rôle homonyme dans la commedia delÏarte, où celle-ci est mariée à Zanni. En effet, dans le premier dialogue du recueil (voir supra, n. 22), Vecchi fait dire au Magnifico : « Zanni, ehe fa i con la tua Franceschina ? »

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E che la vorria mari nini La fili bustachi. E la bella Nicoletta ninetta buifetta La fili bustachetta E ehe la va tropp’in frè nini La fili bustache. [...]

Alors que la Girometta est la seule partie à se contenter d’un italien relativement standard : Prima parte Chi t’ha fatto quelle scarpette Che ti stan si ben, Che ti stan si ben, Girometta, Che ti stan si ben ? Me l’ha fatte lo mio Amore, Che mi vol gran ben, Che mi vol gran ben, Girometta, Che mi vol gran ben. [...]28

Au basso, est confié le personnage du Tedesco de la commedia dell’arte, ivrogne s’exprimant dans un mélange d’italien et d’allemand29 : Prima parte Mi star bon compagnon Mi trinchere co’l fiascon Mi piasere moscatelle Mi far garaus di bon. Seconda parte Mi folentier star fol Mi far tu tt’in un tru[n]ch Mi mangere bon platais Mi folere star contente

28 Première partie : Qui t’a fait ces petites chaussures / Qui te vont si bien / Qui te vont si bien, Girometta / Qui te vont si bien ? / C ’est mon Amour qui me les a faites / Qui m’aime beaucoup / Qui m’aime beaucoup, Girometta / Qui m’aime beaucoup. 29 Le répertoire vocal léger de la seconde moitié du X V Ie siècle appréciait au plus haut point de ce type de caricature, au point d’y avoir consacré un genre musical à part entière, la tedesca ou todesca (voir supra, n. 12) dont la Selva de Vecchi contient d’ailleurs un exemple (M ostrava in ciel, p. 12).

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Mi non esser minchion Mi star bon compagnon30.

Aux côtés de ces éléments fictifs, le sesto fait apparemment référence à un personnage historique, dénommé 11 Fate ben per voi, que le musi­ cologue Warren Kirkendale a identifié comme étant l’un des héros de la guerre de Lepanto. Ce dernier est décrit dans les chroniques habillé à la turc, et répétant continuellement la phraszfa te ben per voi (une for­ mule d’aumône que l’on pourrait traduire librement par « Faites-moi quelque bien pour vous-même » ) , ce que Vecchi reproduit dans la mise en musique en faisant répéter en boucle les mêmes mots à cette partie (voir exemple musical). Enfin, la dernière partie {sesto) constitue une sorte de mise en abîme de tous ces éléments hétéroclites, incarnée dans le personnage de Gratiano, le docteur bolognais inculte et légèrement dyslexique de la commedia delHarte. Vecchi respecte le rôle de commentateur qui est généralement attribué à ce rôle en lui faisant décrire la scène, en dia­ lecte bolognais : Prima parte O zent, o presson, av’ do la bona sira, o Zan. Ah bestiazza selevrad, à son al D uttor Gratian, allias Smursion. Avrev intrar in consortie s’al ve pias, perch’al dis la sentienza di « Vien’a cena, ch’ogni scimia petna la so scimia ». Un altra similitanza di Diorgano [sic] : « Ch’è con le person è in compagnia ». O zent, o pasturanza ! Seconda parte Ah, ah, ah, ah, ah, cosa dis questor ? Al ghe n’è un ehe dis « E la bella Franceschina ninina buifina, La filli bustachina». Es ghe n’è un ehe dis la me favorida quand’a iera inamorad d’una bella putta, « Chi t’hà fatte quelle scarpette Che ti stan si ben ? ». Al ghè quell’altra bestiazza de Zan ehe dis « a voi al me salarie ». E Pantalon ghe dis « tirra via ». Al ghè po un cert’invriagon ehe dis « Mi non esser minchion, Mi star bon com pagnon». E dov’ lassavi una cera d’Hiporcate [sic]31 chai sta

30 Première partie : Moi être un bon camarade / Moi trinker à la bouteille / À moi plaire la muscatelle / Moi m’achever de bon. Seconde partie : Moi être folontiers plein / Moi faire tout en un trunque / Moi manger des bons plats / Moi fouloir être content / Moi pas être un crétin / Moi être un bon compagnon. 31 Selon W. Kirkendale, I l Fate ben per voi était frère de l’Ordre hospitalier (voir « Franceschina, Girometta, and Their Companions » , p. 226), raison pour laquelle Gatiano le nomme improprement Hiporcate (Hippocrate).

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sempr’in s’una vosa gridando « Fate ben per voi » ? Av’ do la bona sira, bon sir32.

Le résultat de la superposition des voix est certes un peu confus (cette pièce était peut-être plus destinée à être chantée entre amis qu’à être écoutée par un auditoire), et mérite sans doute non seulement l’ap­ pellation de selva, mais celle de selva oscura, difficilement pénétrable à l’écoute. Mais, malgré le désordre sonore qui résulte de la pièce, Vecchi et Marenzio réussissent à mettre du liant dans leur selva, en créant des liens entre les différents personnages, des renvois thématiques, des échos de motifs mélodiques, afin de faire émerger du sens au milieu du chaos. Au-delà de ce feu d’artifice linguistique et dialectal, la pièce de Vecchi et Marenzio constitue un objet musical particulièrement in­ téressant car elle réalise également un véritable compendium des styles musicaux de l’époque. Les auteurs, on l’a évoqué, citent deux chansons populaires célèbres en leur temps, mais l’on retrouve également un geste vocal de Salve regina lorsque le Scolar salut son professeur d’un Salve M agister (voir exemple musical, mesure 3), une pseudo scan­ sion latine pour l’Ode d’Horace, les contours mélodiques des lignes de basses caractéristiques des genres légers pour le personnage du tedesco ivrogne, etc. En faisant correspondre à la multiplicité linguistique une multiplicité d’idiomes et de registres musicaux, nul doute que cette « polyphonie silvaine » transgresse dans une certaine mesure les impé­ ratifs contrapuntiques de l’époque, nous offrant un exemple d’écriture polyphonique libérée. La composition hautement hétéroclite de la pièce est significative non seulement par son étonnante combinaison d’éléments variés, mais encore et surtout parce qu’elle recycle tout un fonds de matériaux préexistants, qu’ils soient littéraires ou musicaux, dépassant en ceci la métaphore de la silve/forêt, pour rejoindre celle de la silve/matériau. On pourrait peut-être rapprocher cette expérience silvaine de la tradi­ tion des Selve spirituali qui fleurirent en Italie entre Cinque et Seicento, 32 Première partie : Oh, les gens ! Je vous souhaite le bonsoir, oh, Zanni ! Ah, mauvaise bête sans raison, je suis le docteur Gratian, allias Smursion. J ’aimerais me joindre à vous, s’il vous plaît, car, comme dit le proverbe : « Viens manger, car chaque singe peigne son sin g e », et un autre de D iorgène: « Q u i est avec les gens est en com pagnie». Oh, les gens, oh, les bergers ! Deuxième partie : Ah, ah, ah, ah, ah, qu’est-ce qu’il dit celui-là ? Il y en a un qui dit « A la bella Franceschina ninina » , Et un autre qui chante ma chanson favorite de quand j’étais amoureux d’une belle jeune fille « C hi t’h a fa tte quelle scarpette». Il y cette bête de Zanni, qui dit « J e veux mes gages » et Pantalon qui lui répond « va-t’en » . Et cet espèce de soûlard qui dit « non esser M i star bon compagnon » . Et j’allais oublier l’autre Hipporcate, qui n’arrête pas de crier un monotone « Fate ben per voi » . Je vous souhaite une bonne soirée. Bonsoir !

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ces manuels composés d’extraits de textes scripturaires ou spirituels recueillis à l’intention des prédicateurs afin de les aider à composer leurs discours, sermons, homélies ou prédications (citons par exemple Della selva dei concetti scritturali de Giulio Cesare Capaccio, Vene­ zia, 1594/160033). L’expression fa r selva ou fare la selva y est utilisée comme synonyme de glaner des idées, des extraits de textes, dans le but de se doter d’un réservoir de notes à réutiliser en temps utile34. Même si l’expression fa r selva n’apparaît pas telle quelle dans les traités sur la musique, cette habitude était apparemment répandue également parmi les musiciens, si l’on en croit le théoricien Lodovico Zacconi. Dans son traité Prattica di Musica (1622), au chapitre « Consiglio & awertimento più ehe giovevole e singolare nel fatto di diventar celebre, e raro in detta professione » , celui-ci conseille en effet non seulement de posséder beaucoup de livres et de les étudier consciencieusement, mais aussi de bien recopier les passages qui pour­ raient un jour s’avérer utiles. Zacconi préconise également de toujours essayer d’ajouter quelques voix supplémentaires à ces pièces en se gar­ dant bien de les communiquer aux autres (l’apprenti compositeur pourra ainsi faire semblant de les improviser à la librairie, et briller devant ses collègues35). Le théoricien conseille ensuite au musicien de noter tout ce qu’il aura glané dans un petit carnet :

33 Voir aussi A. Calamato, Novissim a selva di della Sacra Scrittura, de S a n ti Padri, e d ù ltrigrauissim i di Santa Chiesa, a tutte le Ferie di Quaresima, D om enichefra Fanno,e Feste , Venezia, 1637. C connut un considérable succès éditorial jusque dans les premières décennies du X V IIIe siècle. 34 Notamment par Orazio Lombardelli, dans le chapitre « DelTutilità, e modo di far le selve » de ses Âforism i scolastici(Siena, 1603). 35 « E p erch é queste cose ancora in qualche caso gPabbino a ehe il sudetto studio, ed anco moite prove in cartella, si tenerà il secreto appresso, e non lo con niuno, se non tanto quanto che nascendogli occasione, mostri che li sia nata alFimproviso una cotale inventione; mostrando dico in caso ehe quel medemo libro vedesse in mano ad atri, alie librarie, o altrove di non averlo m ai p iù veduto, m a solo standovi un poco a premeditarlo, dire a qualche dluno che li sia appresso d i gratia cantate un poco qui, efacendo cantar quei ta li essempij, vi canti lu i quei C a n tiferm i con appartato studio già nh a cavati. » ; « Et parce que ces choses pourront un jour encore lui servir, quand il aura fait sur le papier ladite étude [ajouter des voix supplémentaires], et encore bien d’autres, il gar­ dera son secret et ne révélera à personne, si ce n’est lorsque, à l’occasion, il pourra montrer qu’une telle invention lui est venue en improvisant, en faisant semblant, s’il voit ce même livre entre les mains de quelqu’un d’autre, à la librairie ou ailleurs, de ne l’avoir jamais vu. Mais, après y avoir réfléchi un instant, qu’il dise à ceux qui l’entourent : 'De grâce, chantez un peu ici’. Et, en faisant chanter ces exemples, qu’il y chante, lui, les parties qu’il a ajou­ tées, à l’écart, lors de son étude. » , L. Zaconni, Prattica di musica, seconda parte, Venezia, 1622, p. 162. Je remercie le professeur Massimo Privitera de m’avoir signalé l’existence de ce passage.

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H o detto nel Capitolo precedente che lo Scolare provistosi de libri atti a simii professione, partischi quegl’essempij, e gl’essamini ben bene. E perché partitoli in cartella non facesse come fanno alcuni, ehe vedutone gl’andamenti e le maniéré, li cancellano, e non ne facco più conto ; que­ sto tale che bramarà d’imparare, fattone in cartella tutte le sudette prove poco fa accennate, e dimostrate di sopra ne li noterà tutti in un libro appartato, e lasciandovi spatij sufficenti, d’aggiongervi qualch’altra cosa, ne li terà cosi da una banda per poterii in ogni suo bisogno e caso anco rivedere36.

Même si Zacconi ne le fait pas, on pourrait sans doute appeler selva ce petit carnet de notes et d’exercices, destinés à être replacés dans la conversation à la librairie, mais également à être réutilisés, remaniés dans la composition écrite. Et c’est sans doute à cette tradition qu’il faut rattacher les selve didactiques imprimées et prêtes à l’emploi, telles que la Selva di varii passaggi de Rognoni, notamment. Dans la lettre au lecteur, ce dernier présente sa selva comme le condensé de sa longue pratique d’improvisation, d’instrumentiste et de chanteur mais aussi de pédagogue et de maître de musique. Le recueil propose ensuite tout un arsenal de passages - l’ornementation improvisée à partir de la trame polyphonique écrite - de diverses tailles et difficultés. Soulignons que les passages proposés par Rognoni constituent un matériau musical brut. Ils ne pouvaient en aucun cas être utilisés tels quels, et interprétés de façon isolée, mais étaient au contraire conçus pour être réintégrés dans d’autres compositions. Le Libro de musica de vihuela, intitulado Silva de sirenas de Valderrabano, qui présente un échantillon de pièces de différents niveaux, des plus faciles aux plus difficiles, s’inscrit dans la même tradition pédagogique, de même que la Selva di varie composizioni ecclesiastiche, manuel pratique de chant ecclésiastique dont cha­ cune des pièces est précédée d’un petit commentaire. L’ombre d’une intention pédagogique plane également dans la Selva armonica d’A nerio (1617)37. Ce recueil ne se présente pas à première vue comme un recueil didactique, mais sa dédicace laisse entendre qu’il 36 « J ’ai dit dans le chapitre précédent que l’élève muni de livres propres à une telle profession mette en partition ces exemples et les examine bien. Et afin que, une fois mis en partition, il ne fasse pas comme certains qui, après en avoir vu le cours et les manières, les suppriment et n’en font plus cas, celui qui désirera ardemment apprendre, une fois qu’il aura fait sur papier lesdits exercices, les notera tous sur un livre isolé en laissant l’es­ pace suffisant pour pouvoir y ajouter quelque autre chose, il les tiendra ainsi de côté pour pouvoir, en cas de besoin, les revoir encore » , ibidem , p. 162. 37 Sur la Selva armonica d’A nerio, voir notamment l’introduction de l’édition critique G. F. Anerio, Selva armonica (Rome, 1617), éd. D. Filippi, Recent Researches in the M usic o f the Baroque Era, vol. 141, Middleton, 2006.

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s’agit là d’un imprimé destiné à une petite fille de noble famille, âgée d’une dizaine d’années, Isabella Avila, dont Anerio était le maestro di musica : La mia Selva Armonica non ho voluto sia vista dal mondo sotto altro nome, che di quello al cui intuito e richiesta in diversi tempi ho compo­ sto, in occasioni parimente diverse, che pero diverse sono anco le opre che sono in essa. La richiesta fu di V.S. mentre li davo lezione di musica, e questa mi spinse a punto a mandarla fuori fregiata dei nome suo, per far conoscere nell’istesso tempo ed a lei ed alii signori suo padre e madré la memoria che tengo de’ favori continui che ricevo da casa loro. M’assicuro che gradirà V.S. il dono, come io ricevei volentieri il carico di dare alle stampe queste mie fatiche, quali accompagnaro al suo tempo con altre per aumentarli tuttavia maggiormente il desiderio di far maggior profitto nella musica, come ha fatto fin qui in età tenera con tanto gusto e de’ suoi genitori e mio insieme38.

L’auteur insiste dans la dédicace non seulement sur le fait qu’il s’agit là de pièces diverses, mais que celles-ci furent composées à divers mo­ ments et à diverses occasions pour la jeune Isabelle (le contenu poéticomusical du recueil, un mélange de pièces profanes très décentes et sans la moindre allusion érotique - ni même, chose rare, amoureuse - de pièces spirituelles et de motets, convenait en effet très bien à la pra­ tique musicale d’une petite fille de dix ans). Anerio souligne également que ce choix de compositions fut imprimé sur requête de son élève, qui probablement piocha, fit sa selva, parmi les pièces manuscrites préexis­ tantes composées à son intention par son maître de musique depuis le début de ses études musicales. Il est également possible qu’il ne s’agisse là que d’un artifice rhétorique, et que ce fut Anerio lui-même qui, voulant rendre son enseignement plus digeste et divertissant, concocta une selva variée et personnalisée à l’intention de son élève, à partir des pièces de son répertoire.

38 « J e n’ai pas voulu que ma Selva armonica soit connue au monde sous un autre nom que celui pour lequel j’ai composé plusieurs fois spontanément et sur requête, à di­ vers moments et dans des occasions tout aussi diverses, raison pour laquelle les œuvres qu’elle contient sont également différentes. La requête fut faite par V.S. alors que je lui donnais des leçons de musique, et ceci me poussa précisément à la faire sortir sous votre nom, pour faire connaître en même temps à vous-même et aux seigneurs votre père et votre mère le souvenir que j’ai des faveurs continuelles que je reçois dans leur maison. Je m’assure que V.S. appréciera ce don, de même que je reçus volontiers la charge de faire im­ primer ce travail, que j’accompagnerai en temps voulu par d’autres pour augmenter votre désir de faire un plus grand profit de la musique, comme vous l’avez fait jusqu’ici à un âge tendre, causant bien du plaisir à vos parents et à moi-même » , G. F. Anerio, Selva armonica, dédicace.

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La Selva armonica d’A nerio est intéressante car elle répond à un double enjeu, pédagogique, d’une part, éditorial de l’autre. Anerio pa­ raît en effet avoir eu l’ambition de réaliser une sorte de condensé de ses activités de maître de musique auprès de la jeune fille. À plus grande échelle, cette démarche semble devenir la norme dans les recueils des décennies postérieures, réduisant le concept de selva à une pure straté­ gie éditoriale. Le compositeur Paolo Zasa fut, de loin, celui qui exploita le procédé de façon plus systématique. Ce musicien peu connu, actif dans la première moitié du Seicento à l’église SS Leontio e Carpoffaro de Schio, une petite ville des environs de Vicence, publia exclusivement des selve, toute sa vie durant. La première d’entre elles, malheureu­ sement perdue, fut en effet suivie par trois autres volumes, publiés à intervalles réguliers en 1640, 1645 et 1661 (voir supra, tableau). Ces recueils, qui incluent divers genres tels que motets, canzoni, psaumes, magnificat, messe etc., donnent un aperçu assez complet des activités du compositeur à SS Leontio e Carpoffaro. Monteverdi prit sans doute exemple sur ce dernier lorsqu’il publia en 1640/41 sa Selva morale e spirituale chez Bartolomeo Magni, l’édi­ teur de la seconde moisson silvaine de Zasa39. Le projet éditorial de Monteverdi s’avère cependant bien plus ambitieux. Ce dernier avait en effet publié son dernier recueil de musique sacrée plus de trois dé­ cennies ans auparavant, en 1610, soit quatre ans avant de prendre ses fonctions en tant que maître de chapelle de Saint Marc à Venise. Com ­ positeur officiel de la chapelle de la Sérénissime, Monteverdi dut écrire une quantité considérable de musique religieuse afin de satisfaire aux nécessités liturgiques de cette institution. Ce n’est cependant pas cette musique fonctionnelle qu’il mit sous presse pendant ses années de ser­ vice, mais ses compositions profanes, madrigaux et opéras. Toutefois, quelques années avant sa mort, Monteverdi décida de livrer un dernier aperçu de son œuvre sacrée, en choisissant une quarantaine de pièces morales et spirituelles parmi le considérable corpus qu’il avait composé tout le long de sa carrière vénitienne. Il y présente un large spectre sty­ listique, allant du madrigal spirituel en italien à la messe, en passant par le motet, alliant prim a et seconda pratica. La Selva morale e spirituale de Monteverdi peut être envisagée comme une sorte de rétrospective de ses trente années de service à Saint Marc, comme un testament musical ou encore un compendium de son existence de compositeur. 39 La datation de la Selva morale e spirituale de Monteverdi est problématique car son frontispice indique l’année M D C X X X X , alors que la dédicace est datée du 1 mai 1641. Pour une description du contenu et de la genèse de la Selva morale e spirituale de Monte­ verdi, voir notamment P. Fabbri, M onteverdi, Torino, 1984, p. 313-322.

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Il semble que la conception monteverdienne de la selva ait fait des émules dans les décennies successives. Les deux dernières selve musicales publiées au Seicento, la Selva de sacri et ariosi concerti (1655) d’A lfonso Bamfi et la Selva di varie compositioni d ’intavolatura (1664) de Ber­ nardo Storace, se rapprochent en effet de la Selva morale e spirituale de Monteverdi en ce qu’elles constituent les uniques publications connues de leurs auteurs. Si la première, par son contenu entièrement sacré, semble clairement modelée sur celle de Monteverdi, Bernardo Storace, lui, transpose la selva sur un plan purement instrumental. Dans les deux cas, cependant, les auteurs présentent un très large échan­ tillon de leur art, dans des recueils qui, tout comme la selva monterverdienne, possèdent un arrière-goût rétrospectif, voire biographique40. Quelle conclusion donner à ce tour d’horizon sur la silve musicale ? Il serait sans doute un peu hasardeux de tenter de tirer des considérations générales sur un corpus aussi hétérogène que celui des selve musicales, tant furent variées les relectures que les compositeurs firent de la silve. Tout au plus pouvons-nous dégager des tendances dans l’évolution de sa déclination musicale. Partie de l’ambitieux projet silvain d’Orazio Vecchi - le seul auteur qui se risqua à l’élaboration d’une « polyphonie silvaine » mais surtout qui se montra véritablement conscient de l’ar­ rière-plan littéraire de la silve - la selva musicale s’émancipa progressi­ vement de ses origines extramusicales pour devenir un objet autonome. Au milieu du Seicento, plus que Stace ou Politien, ou même que les auteurs de silve spirituali tels Capaccio ou Calamato, c’est Monteverdi qui, à mon sens, finit par faire figure d’autorité auprès des composi­ teurs et des imprimeurs. Cependant, la selva musicale resta toujours marquée par un certain esprit silvain, non seulement par sa constante recherche de varietas, mais aussi par ses ambitions pédagogiques ou par la dimension autobiographique qui transparaît dans les éléments les plus tardifs du corpus. Et, en évitant de fixer de façon rigide les frontières de leur selve, les musiciens surent aussi conserver le caractère inclassable, individuel et profondément hors norme de la silve.

40 Étant donné le peu d’informations biographiques disponibles sur ces deux auteurs, il est cependant difficile de déterminer à quel moment de leur carrière ceux-ci publièrent leurs selve. Alfonso Bamfi succéda à G. B. Cima en tant que maestro cappella du dôme de Côme en 1641, puis fut licencié en 1643. Il fut engagé par la suite comme maestro di cappella et organiste à l’église de Domodossola. Les seules informations sur la vie de Storace proviennent du frontispice de sa Selva d i varie compositioni , qui le présente comme vicemaestro d i cappella du sénat de Messine, en Sicile.

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TROISIÈME PARTIE

LA SILVE DANS LA LITTÉRATURE ANTIQUE TARDIVE

D L A T I N I T A T E S C]

Benjamin

G

o ld lu st

L'HERITAGE DE STACE : NATURE ET CULTURE DANS L'ÉCRITURE SILVAINE DE LA LATINITÉ TARDIVE (SYMMAQUE, MAC ROBE, SIDOINE APOLLINAIRE) Tenter de proposer une définition de la silve, surtout au miroir de la littérature latine de l’époque tardive, relève d’une certaine impru­ dence, tant les contours de cette notion, devenue « classique » à partir de Stace1, mais paradoxalement peu présente en tant que telle dans les textes théoriques2, sont flous3, mais aussi fluctuants. Le premier élément caractéristique pourrait, d’ailleurs, être le suivant : la silve mérite d’être appréhendée comme un « phénomène littéraire mouvant » beaucoup plus que comme une forme statique et une fois pour toutes établie. En ce sens, un auteur tardif - de poésie comme de prose, d’ailleurs, puisque rien ne saurait exclure la prose tardive, et même la prose d’art ou le prosimètre, d’une enquête sur l’influence du modèle silvain - n’écrit pas une silve a priori : il en vient plutôt, à force de combiner telle influence et telle inspiration, à imposer une authenticité de ton et une liberté qui pourraient rapprocher les modalités de l’écriture qu’il pratique de l’esthétique silvaine. D u point de vue fonctionnel, il y a d’ailleurs là une confluence de traditions et d’héritages qui n’est pas sans évoquer la naissance de la satire latine - étymologiquement, les siluae, « poèmes forêts4 » , sont des saturae, des pots-pourris relevant d’une « poétique 1 Sur ces questions, voir Z. Pavlovskis, M an in an The M arvels o f C ivilization in Im perial Rom an Literature, Leyde, 1973, p. 33-53. 2 Hormis la définition qu’en propose Quintilien. Voir infra. 3 Dans son article « Quelques coïncidences (paradoxales ?) entre l’Épître aux Pisons d’Horace et la poétique de la silve au début du xvie siècle en France » , Bibliothèque m anism e et Renaissance, 60 (1998-3), P. Galand-Hallyn définit d’emblée la silve, p. 609, comme « un mode d’écriture aux contours flous » . 4 Avant que Stace ne voie en cette métaphore naturelle l’image d’une variété infinie de sujets, mais aussi de genres, de formes et de tons littéraires, le terme silua est attesté

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anthologique5 » et regroupant plusieurs essences d’arbres et de fleurs. Si la liberté de ton, manifeste dans la satire comme dans la silve, est propice, dans le premier cas, à l’émergence d’une distanciation critique face au monde allant de la conversation malicieuse à bâtons rompus jusqu’à l’ironie, l’attaque personnelle ou l’indignation, la silve ressemble bien davantage à une célébration impromptue de la diversité du monde décrit par les yeux du poète, au gré de son humeur et des circonstances. La deuxième caractéristique de la silve est d’être proche d’autres catégories littéraires, dont le statut est lui aussi labile : on songe ainsi non seulement à la satire, mais aussi à l’anthologie ou au florilège - ces termes sont d’ailleurs, comme celui de silve, des métaphores natu­ relles - , à la compilation et aux misceüanées. Cependant, la prise en compte de critères déterminants, celui de la tonalité en vigueur, pour ce qui est de la satire, celui de l’ordre de composition, pour ce qui est des misceüanées, permettra de nuancer ces rapprochements. Le propre des misceüanées n’est-il pas d’être écrites sans ordre aucun ? Pour les compilations et les anthologies, le problème doit être étudié au cas par cas. Dans le cas des silves, en revanche, tout porte à croire, pour l’ins­ tant du moins, que la question de l’ordre n’a pas à se poser d’emblée, puisqu’un ordre peut être aisément redécouvert a posteriori, dans l’unité du regard porté sur le monde - c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la silve est éminemment descriptive. Pour être proche d’autres formes, la silve n’est donc toutefois pas, avec elles, dans une relation rigoureuse­ ment symétrique ni opposable deux à deux - autant d’indices pouvant conduire à penser que l’écriture de la silve est une pratique sans théo­ rie stricte. Troisième caractéristique, qui est une conséquence de la première: la silve est une écriture du décloisonnement et de l’éclatement en une mosaïque de formes qui se contaminent mutuellement. Héritière de la

dès Cicéron (Or., 12, 139; D e or., 3, 103...) dans ce sens de «grande qua d’ « abondance de matière » qui s’applique évidemment à point nommé au vocabulaire de la critique littéraire à Rome. Dans son article « Paradis » , paru dans Epicedion. Hommage à P. Papinius Sta,ius éd. F. Delarue, S. Georgacopoulou, P. Laurens, A.-M Taisne, Poitiers, 1996, F. Delarue a mis en lumière, p. 294, les différentes implications de la métaphore de la forêt dans le titre de Stace : « la diversité caractérise la forêt - complexité si on craint de s’y perdre, variété, poikilia, si on se plaît à s’y promener. » 5 Pour reprendre une expression de P. Galand-Hallyn dans son article « Pouvoir tout dire : 'tempérament’ des styles et abolition des genres, de la rhétorique antique à la poé­ tique du Quattrocento » , dans A’ effacementdes genres dans les lettres et le ciennes, 1994, p. 28.

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poikilia alexandrine6, qui envisage la composition littéraire à partir de la juxtaposition, à l’occasion surprenante, de médaillons unitaires suc­ cessifs, la silve subit également l’influence du principe rhétorique de la neglegentia diligens7, puisqu’elle recherche, jusque dans les artifices para­ doxalement les plus raffinés, une allure profondément naturelle, quitte à mimer à dessein l’apparence touffue d’une matière brute et imprécise. Elle est, de ce point de vue, placée au cœur d’une dialectique entre la nature, dont elle procède en tant qu’imagé et vers laquelle elle tend par sa spontanéité, et la culture, dont les modèles, au-delà du calor subitus de Stace8 et de la poetica scabies d’A usone9, fondent son carac­ tère artistique. La première définition antique de la silve a été donnée par Quintilien10, dans une optique critique, qui souligne combien cette pratique d’écriture trop spontanée et libre est éloignée de l’éducation idéale de l’orateur, alors même que l’improvisation est, par ailleurs, reconnue comme une vertu éminente11. Si, pour nous, les caractéristiques ma­ jeures définissant la silve sont ainsi le décloisonnement et la contamina­ tion des tonalités et des formes selon les circonstances, la discontinuité et la variété d’une écriture cursive, affranchie d’une conception fixiste des genres, l’on pourrait dire, en exagérant à peine, que toute la lit­ térature latine tardive a subi l’influence silvaine. Pour en rester à l’un des aspects les plus importants, nous aborderons ici l’écriture silvaine à partir de la figuration de la nature et de la culture, en nous demandant si elle est propice à l’émergence d’une opposition esthétique permet­ tant de mieux cerner les phénomènes silvains, dans leurs dimensions poétiques, rhétoriques et narratives. La question semble se poser avec 6 Voir l’article de J.-L. Charlet, «A esthetic Trends in Late Latin Poetry (325-410) » , Philologus, 132 (1988), p. 74-85, notamment p. 78, ainsi que la version française complé­ tée de cet article, A n tiq u ité tardive, 16 (2008), p. 159-167. 7 Cic., D e oratore, 23, 78. 8 Stat., Stives, dédicace à Stella. Voir, à ce sujet, l’excellente synthèse théorique de S. Laigneau dans la première partie de son article « Varietas et unité dans les Silves de Théodore de Béze (Juuenilia) » , B ulletin de l'Association G uillaum e Budé, (2004-1), p. 234-250, notamment p. 235-236. 9 Dans la préface du Griphus ternarii num eri. Voir infra. 10 Quint., Institution oratoire, 10, 3, 17 : D iuersum est huic eorum uitium qui prim o decurrere per m ateriam stilo quam uelocissimo uolunt, et sequentes calorem atque impetum ex tempore scribunt ·. hanc siluam m eant. On retrouve le terme calor, invoqué par Stace. 11 Dans son article «Q uelques coïncidences (paradoxales?)», P. Galand-Hallyn a souligné, p. 619, combien cette prise de position critique contre la « s i l v e » rhétorique, en tant qu’ècriture excessivement «libérée » , doit cependant être nuancée par le rôle dé­ terminant que Quintilien reconnaît à l’improvisation, associée à plusieurs reprises, dans le livre 10 de l’Institution, à la lecture, à l’imitation, à l’innutrition, à la phantasia et à la mnémotechnique.

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d’autant plus d’acuité que la silve, tout en s’imposant dans la descrip­ tion des beautés immédiates de la nature, est, dans la latinité tardive, un creuset culturel saturé de souvenirs artistiques, et notamment litté­ raires, et de références à Stace, ainsi qu’aux auteurs s’étant illustrés dans des genres voisins, comme Horace ou Varron. D ’une manière générale, la figuration poétique de la nature est direc­ tement liée à l’écriture de la silve : quoique par définition changeante et variée, la nature reste le symbole d’une unité cohérente, dont la pièce poétique sera l’image, mais elle se présente aussi dans ce qu’elle a de touffu et de diffus, en un mot d’immédiat. Cependant, bien des auteurs se placent aussi indirectement sous les auspices de la nature pour abor­ der des sujets culturels (ekphraseis de monuments, débats littéraires...) et ainsi cultiver une ambition artistique, sous couvert d’une description spontanée guidée par le regard errant. Cette manière conduit d’ailleurs le lecteur à se demander si le comble de l’écriture de la silve n’est pas d’avoir recours à la palette rhétorique pour créer une expression artifi­ cielle de la nature. En adoptant, dans le cadre des trois caractéristiques majeures définies plus haut, une conception très large de la silve (en­ tendue à la fois, pour reprendre la typologie de fonctions établie par P. Galand-Hallyn, comme « collection de notes ou de données de type scientifique et moral » et comme « mode d’écriture se laissant définir [...] par la hiérarchie qu’il établit entre inspiration et art12» ) , nous étudierons les rapports paradoxaux existant entre la nature, entendue comme une référence obligée, et la culture, à la fois modèle artistique et littéraire et contre-modèle paradoxal. Notre corpus réunira délibérément des auteurs s’étant illustrés dans des genres et des styles variés, mais dans lesquels la présence de l’auteur est constante, au point de tirer la lecture, pour reprendre une formule de J. Lecointe, vers une forme de dialogue13. Le genre épistolaire étant par excellence le lieu d’une écriture biographique et censément sponta­ née, la stylisation empruntée à laquelle le soumet Symmaque sera une pierre de touche intéressante. Nous analyserons surtout l’unité consti­ tuée par les lettres qu’il adresse à son père, dans le livre 1 de sa Corres­ pondance, où alucinationes poétiques, « guirlandes de vers » , prosimètre et veine descriptive le disputent à l’émergence d’une magnifique prose d’art. Nous verrons ensuite que, dans le projet éminemment culturel des Saturnales de Macrobe, autre grand nom du paganisme littéraire 12 Nous reprenons à notre compte les définitions proposées par P. Galand-Hallyn dans son article « Quelques coïncidences (paradoxales ?) » , p. 612. 13 Formule citée par P. Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences (paradoxales ?) » , p. 614.

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finissant, c’est la référence systématique au modèle naturel qui permet d’unifier le divers d’une culture véritablement générale et diffuse, et de faire accéder ce tout à l’unité organiciste de l’œuvre d’art. Admirateur de Symmaque et des Siluulae de Stace14, dans les traces duquel il se place, Sidoine Apollinaire offre, principalement avec ses Carmina m i­ nora, dont on prendra en compte les pièces 18-23, l’un des exemples les plus réussis d’écriture silvaine dans la latinité tardive : on le vérifiera, en suivant toujours l’opposition entre nature et culture, à la lecture de descriptions (bains, fontaines, édifices), de vers de circonstances et de billets programmatiques.

Sy m m a q u e :d o c t a

v a r ie t a s

et silves culturelles

L’ensemble de onze lettres15 adressées par Symmaque à son père Avianius, auxquelles il faut ajouter une réponse du père à son fils16, constitue, au seuil du premier livre de la correspondance, une unité de sens et de forme17. Contrairement aux échanges, largement marqués par la topique épistolaire, dont l’influence est évidente dans maintes épîtres types (allusions à l’envoi de certaines lettres, à l’attente de telles autres, recommandations mutuelles...), qu’il eut avec Ausone et qui forment la seconde séquence épistolaire au sein du premier livre des Lettres, l’échange entre Symmaque et Avianius se distingue par sa re­ lative indépendance par rapport aux canons de l’écriture épistolaire18. Cette forme de liberté est aisément explicable par la proximité liant épistolier et destinataire19, et donne toute légitimité à un récit biogra­

14 Cité par Sidoine dans les Carmina minora en 9, 2 26 et en 22, 6. 15 Nous lisons les Lettres dans l’édition de J.-P. Callu, Paris, 1972-2002, t. 1. 1972. La traduction de J.-P. Callu est également notre référence ici. D ’une manière générale, sur Symmaque, voir les actes du Colloque genevois sur Symmaque à ΐ occasion du m ille six cen­ tième anniversaire du conflit de t autel de la Victoire, éd. F. Paschoud, Paris, 1986. lé Symm., Epist., 1, 2. 17 Sur la structure du livre 1 de la Correspondance, voir Ph. Bruggisser, Symmaque ou le ritu el épistolaire de l’am itié littéraire. Recherches sur le prem ier livre de la correspondance, Fribourg, 1993, p. 25 sq., notamment en ce qui concerne l’hypothèse de J.-P. Callu selon laquelle ce livre aurait été, du vivant de l’auteur, préparé en vue d’une publication. Pour ce qui est de la datation de ces lettres, qui font allusion à l’absence de Rome d’Avianius, père de Symmaque, à la suite d’un soulèvement de la plèbe à l’automne 375, voir Ph. Bruggis­ ser, Symmaque ou le ritu el épistolaire de Ïa m itié littéraire, p. 37-39. 18 Voir les réflexions de J.-P. Callu, dans l’introduction de son édition du tome 1 des Lettres, p. 22-23 : « Le genre épistolaire, à l’origine et même chez Cicéron, n’en était pas un. Pline s’efforça de le créer, en définissant une composition et une langue qui lui fussent appropriées. A cet égard, Symmaque n’est pas tout à fait son continuateur. » 17 Voir les marques d’affection apparaissant en Epist., 1, 5, 1 ; 1, 6, 2 ; 1, 11, 1. Voir J.-P. Callu, « Symmachus Nicomachis filiis (vouvoiement ou discours familial ?) » , dans

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phique qui, de lettre en lettre, revient sur les activités de l’auteur20, met en scène les lieux qu’il admire, orchestre ses idées et ses talents litté­ raires. D ’ailleurs, la stylisation à laquelle Symmaque soumet cette écri­ ture spontanée, parce que biographique et de prime abord immédiate, permet de mesurer la tension réelle existant entre une allure naturelle, celle du sermo, et les modèles culturels auxquels l’élaboration littéraire ne manque pas de se référer. Les lettres de Symmaque à son père se définissent d’emblée par le mélange et la variété des sujets abordés, allant de considérations de théorie littéraire, et même de la composition de pièces poétiques in­ crustées dans la lettre, à des réflexions désabusées de Symmaque sur les sommes astronomiques que lui coûte la gestion de ses propriétés21. Dans ces lettres, il n’y a pas de sujet plus noble qu’un autre, et l’éloge ainsi que l’épigramme côtoient allègrement les revêtements de sol (lettre 12), avec un naturel si évident que Symmaque ne songe pas même à justifier cette proximité. La lettre 1 est un récit des activités de l’épistolier au sein duquel sont enchâssées deux pièces poétiques inédites, des alucinationes, ainsi que des considérations littéraires générales. La lettre 2 (réponse du père au fils) réunit des considérations générales et des exercices littéraires (composition d’éloges épigrammatiques). La lettre 3 est une libre promenade, entre récit biographique et considérations générales. La lettre 4 propose des considérations de théorie littéraire, notamment sur le modèle horatien. Les lettres 5 et 6 présentent des considérations générales liées à la gestion des domaines de l’épistolier. Très proche, la lettre 7 regroupe, à l’occasion de l’annonce de l’arrivée de son père, de brèves remarques sur les domaines de Symmaque à l’au­ tomne. La lettre 8 est un hymne de Symmaque à sa région, les lettres 9 et 11 des billets adressés à son père qui est en train de le rejoindre. Les lettres 10 et 12 rassemblent des considérations sur la gestion de domaines, leurs travaux et les fortes dépenses qu’ils engendrent. La uarietas, plus qu’un simple précepte théorique, devient ici un programme poétique : adepte de 1’otium littéraire22, Symmaque passe de sujet en

Colloque genevois sur Symmaque, p. 17-37. 20 Voir Epist., 1, 2, passim, et 1, 3, 3 : Interea si nobis utendas aures datis, dicam quid diebus superioribus egerimus. 21 Sur ce sujet, voir D. Vera, « Simmaco e le sue proprietà: struttura e funzionamento di un patrimonio aristocratico nel quarto secolo d.C. » , dans Colloque genevois sur Sym ­ maque, p. 231-276. 22 Voir Ph. Bruggisser, Symmaque ou le rituel épistolaire de l’am itié littéraire, p. 52.

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sujet comme il va de uilla en uilla2324, non par lassitude, mais de peur de ne pas jouir de l’ensemble des possibles. Baulos Lucrina sede mutauimus ; non quod eius deuersorii nos ceperit satias, quod cum diutius uisitur, plus amatur, sed quod metus fuit ne si Baulorum mihi inoleuisset adfectio, cetera, quae uisenda sunt, displice74 rent .

Formellement, l’on trouve une confirmation de ce parti pris poé­ tique évident en faveur de la variété dans la présence de pièces poé­ tiques enchâssées dans la correspondance. Le prosimètre n’est certes pas rare, d’une manière générale, dans la littérature latine25267, mais il est très intéressant de constater que, si l’irruption de la poésie donne lieu, de façon assez topique, à une forme de locus humilitatis2é, et en particu­ lier &excusatio propter infirmitatem11', le mélange des vers et de la prose n’appelle, en revanche, aucun commentaire particulier de la part de l’auteur, qui n’est pourtant guère avare de discours justificatifs lorsqu’il s’adresse à son père, lequel relève et dit apprécier ce mélange {Quid uersuum admixtione iucundius ?28) que l’on aurait trop vite fait de considé­ rer comme de la négligence. C ’est dans cette poétisation de la variété29 que l’on découvre la première influence silvaine chez Symmaque.

23 Voir Id., Ibid., p. 37 : « Au moment où sont écrites les lettres 1-4, Symmaque voyage en Campanie et dans le Samnium, quittant Baules pour le Lucrin, puis abandonnant Baïes pour Naples et Bénévent, avant de retourner à Baïes. » 24 Epist.,1, 1, 2 : « Nous avons quitté notre domaine de Baules pour celui du Lucrin, non que nous fussions lassé de cette villégiature - plus on y séjourne et plus on l’aime mais j’ai eu peur, si s’enracinait en moi cet attachement pour Baules, que tout ce qu’il me faudrait voir encore ne m’apportât aucun plaisir. » 25 L’ouvrage de référence sur cette question à l’époque tardive est celui de B. Pabst, Erosimetrum. Tradition un d W andel einer Literaturform zwischen Spätantike un d Spätm it­ telalter, Köln - Weimar - Wien, 1994. 26 Voir, outre bien entendu E. R. Curtius, Europäische Literatur un d lateinisches M itte­ lalter, Berne, 1954, trad, française de J. Bréjoux, Paris, 1956, t. 1, p. 154-158, les très fines analyses de Ph. Bruggisser, Symmaque ou le ritu el épistolaire de Fam itié littéraire, dans son chapitre « Une humilité savante » , p. 55 sq., qui établissent bien la position paradoxale de Symmaque. Voir notamment cette heureuse formule, p. 55 : « Symmaque se soumet à la norme de bienséance, car offrir une œuvre de son cru peut passer pour une manifesta­ tion, un signe de présomption. Une telle initiative risque de dégénérer en iactantia [...] et d’altérer la uerecundia. » 27 Sur cette forme particulière du locus hum ilitatis, voir E. R. Curtius, Europäische L iteratur un d lateinisches M ittelalter, p. 93. 28 E pist., 1, 2, 1. 29 Voir le bel article de L. Cracco-Ruggini, « Simmaco e la p o e sia», dans L a poesia tardoantica : tra retorica, teologia e politica. .A tti del V corso di Erice, éd. S. Costanza, Mes­ sina, 1984, p. 477-523.

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L’inscription, dans la réponse d’Avianius, d’une collection d’épigrammes, qui sont autant d’éloges des grands hommes de son temps, est une preuve supplémentaire de la liberté avec laquelle Symmaque s’affranchit des cadres coercitifs d’une stricte généricité pour faire de la lettre une forme souple dans laquelle peuvent être inscrits tous les genres, toutes les formes, tous les tons. Ici la tonalité noble de l’éloge, inscrit dans la forme épigrammatique - ce qui ne va pas de soi - , se trouve mêlée à des considérations générales d’un niveau incomparable­ ment inférieur. Si la forêt des lettres de Symmaque est fort touffue, elle rassemble aussi des arbres de multiples essences. Les expressions trahissant le jugement de Symmaque sur son œuvre sont propres à confirmer l’influence de l’écriture silvaine sur l’épistolier. Dans la lettre 1, il explique à son père qu’il a composé un éloge en l’honneur de Septimius Acindynus, constructeur de sa villa de Baules, et lui adresse30, non sans craindre son jugement sévère, ce « petit cou­ plet ouvré sur une trame grossière » (elaboratam soloci filo cantile­ nam 31). Ph. Bruggisser32 a bien montré que le terme cantilena, qui peut avoir une connotation dépréciative évidente33, n’apparaît, avant Sym­ maque, pour désigner une production littéraire insérée par son auteur dans sa lettre, que chez Ausone34, sur lequel l’influence de Stace et du modèle silvain a été bien étudiée35. Au-delà du dénigrement conven­ 30 Sur l’envoi de pièces poétiques dans le cadre d’une lettre, voir déjà Pline le Jeune, 4, 14 (à Paternus, dans un contexte assez comparable pour ce qui est de la valorisation de la variété et du caractère impromptu de la composition) : Accipies cum hac epistula hendeca­ syllabos nostros, quibus nos in uehiculo, in balneo, in ter cenam oblectamus otium temporis. H is iocamur, ludim us, amam us, dolemus, querimur, irascimur, describimus aliquid modo pressius modo elatius, atque ipsa uarietate tem ptam us efficere, u t alia aliis quaedam fortasse omnibus placeant. 31 Epist.,1, 1, 2. Sur l’archaïsme solox, attesté dans une togata de Titinius et chez Luci­ lius, voir Ph. Bruggisser, Sym m aque ou le ritu el épistolaire de Fam itié littéraire, p. 57. 32 Ibid. 33 Comme chez Cic., D e orat., 1, 105 ; Sen., A d Luc., 24, 18 ; Hier., 104, 9. 34 Le terme apparaît à deux reprises : d’une part, dans la lettre dédicatoire adressée à Axius Paulus et précédant Bissula, le poème qu’Ausone a composé au sujet de sa captive éponyme, nous trouvons poematia..quaeluseram... ad domesticae solacium cantilenae (sur la valeur explicative de ce génitif, voir le commentaire de R. P. H. Green, The W orks o f Ausonius, Oxford, 1991, ρ. 515) ; d’autre part, le terme apparaît dans une lettre d’A usone à Théon, auquel il adresse une épître sur des huîtres et des moules - sujet silvain et de circonstance s’il en est - , où il est question de nouissimae cantilenae {Epist., 14 a, dans l’éd. de R. P. H . Green qui ne commente pas l’expression). 35 V oir notamment, pour une synthèse, l’introduction de R. P. H . Green à son édi­ tion et à son commentaire des œuvres d’A usone, The W orks o f Ausonius, p. 20 et p. 36. Voir aussi C. Newlands, «N a tu ra e mirabor opus. Ausonius’ challenge to Statius in the M osella», Transactions o f the Am erican Philological Association, 118 (1988), p. 403­ 419. Voir également, dans la lignée des travaux de P. Galand-Hallyn, le tome 1 ( « L a

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tionnel imposé par le locus humilitatis, l’on insistera sur l’absence de complexe et la liberté avec lesquelles Symmaque impose ce mélange de tons, quitte à rompre brutalement la trame épistolaire et l’unité for­ melle. Le cheminement intellectuel qui le conduit à faire figurer ce poème dans sa lettre est évident : c’est l’évocation de sa chère villa de Baules qui l’amène à rapporter qu’il en a chanté le constructeur. Ce faux débat sur la légitimité d’un tel poème dans la lettre devient rapi­ dement le sujet central de la lettre. Si son père prononce un jugement négatif sur le poème en question, Symmaque, nous dit-il, en appellera à l’autorité du poète par excellence, le uates Virgile, et à ses Bucoliques, citées inexactement d’ailleurs36 : Liceat inter olores canoros anserem stre­ pere"7. Quand bien même cette auctoritas ne suffirait pas, Symmaque ne resterait pas silencieux. En guise de nouvelle « provocation » poétique, l’épistolier pousse l’audace jusqu’à présenter à son père « une autre de ses divagations secrètes » {en tibi aliud alucinationis meae prodo secre­ tum 73), pièce de quatorze uersiculi39 dans lesquels Symmaque a par­ faitement conscience de se mettre en avant. Le terme alucinatio, que l’on trouve dans la Correspondance de Cicéron pour caractériser l’état d’esprit, proche de la divagation, dans lequel l’épistolier écrit parfois quand il n’a rien de particulier à dire40, ne semble d’ailleurs pas avoir

poétique d’A usone » ) de la thèse de B. Combeaud, Ausone de Bordeaux. Œ uvres, édition critique, traduction, introduction et commentaire, École Pratique des Hautes Études, 2003, voir la version publiée de cet ouvrage, Bordeaux, 2009 (notamment « la part du travail : la lime et Xexpolitio » , p. 118-121, « l a part de la nature: poetica p. 121-129, chapitre qui établit une intéressante parenté avec Stace et le m otif du subitus calor dans la lettre en prose accompagnant le Protreptique à Hespérius, où l’on retrouve la même image physiologique de l’inspiration qui s’écoule soudainement). Pour un état de la question récent et complet, notamment à la lumière de l’opposition entre nature et culture dans la Moselle, voir V. Zarini, « Nature et culture dans les paysages mosellans d’Ausone et de Fortunat » , dans Ê tre Rom ain. Hommages in memoriam Ch.-M . Ternes, éd. R. Bedon, M. Polfer, Remshalden, 2007, p. 115-125. Parallèlement à la Moselle, la pièce poétique d’Ausone qui tend à se rapprocher le plus nettement de l’écriture silvaine est probable­ ment le Griphus ternarii num eri, placé sous le signe de la poetica scabies. La préface du Griphus, dédié par Ausone à son ami Symmaque, est sans doute l’un des passages théo­ riques qui va le plus loin dans le raffinement précieux faisant de la poétique d’A usone un culte (bien plus soigné que ne le reconnaît le poète) des nugae. Il y multiplie les termes, et notamment les diminutifs, de prime abord dépréciatifs {haecfriuola, iste nugator libellus, ineptiolae), tout comme le fait Symmaque. Voir infra. 36 De manière à obtenir la clausule trochée-péon premier. 37 E pist., 1, 1 ,4 : « Libre à l’oison de crier de criailler parmi les cygnes mélodieux. » 38 Epist., 1, 1, 4. 39 E pist., 1, 1, 6. 40 Cic, A d Q uint., 2, 9, 1 : Sed quem adm odum coram cum sum us sermo nobits deesse non solet, sic epistulae nostrae debent interdum halucinari.

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été utilisé avant Symmaque pour désigner une œuvre produite41. C ’est en recourant, à chaque fois, à des diminutifs {uersiculi, opusculi) et à des expressions empreintes d’un faux dilettantisme (cantilena, alucinatio) que le poète-épistolier impose une forme variée, sans jamais prendre le soin de la fonder en raison, comme si sa présence devenait évidente : dans ce décloisonnement spontané, on peut voir une nouvelle influence silvaine. En l’occurrence, la silve n’est manifestement pas préméditée ; certaines émotions, comme en l’occurrence L· furor poeticus de 1’ aluci­ natio, comparable au subitus calor de Stace42, suggèrent la référence au modèle silvain. L’étude de l’inscription de l’éloge dans la lettre 2, où Avianius célèbre en épigrammes les grands hommes de son temps43, et dans la lettre 3, où Symmaque chante Naples et Bénévent44, permettrait d’aboutir aux mêmes conclusions : l’écriture raffinée de Symmaque se démultiplie à mesure qu’elle progresse et, à partir du substrat épistolaire, élargit ses possibles à l’envi. Dans la deuxième partie du recueil que nous avons isolé, le modèle satirique - concurrent du modèle silvain, pour ce qui est de la tonalité, mais comparable, pour ce qui est de la uariatio - fait d’ailleurs l’objet de deux références particulièrement éclairantes du point de vue théo­ rique. Si Stace est absent du début de la Correspondance de Symmaque, l’évocation des figures de Varron et d’Horace, dans les méandres de la conversation, sont, en revanche, l’occasion de prises de position inté­ ressantes. Il apparaît ainsi que, négligeant largement la référence à la nature, Symmaque se rapproche d’une forme de « silve intellectuelle » , principalement par l’intermédiaire de sa culture, en exhumant des sou­ venirs et des traditions littéraires dont il se réclame45. Dans la prose d’art46, le naturel, que l’on recherche par ailleurs pour son allure spon­ 41 Voir l’article « alucinor, -aris, -ari » , dans D ictionnaire étymologique de la langue la ­ tine, A. Ernout, A. Meillet, Paris, 4e éd., 1959, p. 37 : « Dormir debout, rêver, divaguer. Verbe rare; non attesté avant Cicéron; ne reparaît plus avant Columelle [...]. Dérivés: alucinatio, -onis, et alucinator. » 42 Stat., Stives, dédicace à Stella. 43 II s’agit d’A radius Rufinus, de Valérius Proculus, d’Anicius Julianus, de Pétronius Probianus et de Vérinus. 44 Tout comme Stace, le chantre de la Campanie. de l’am itié , p. 29 sq., 45 Voir Ph. Bruggisser, Symmaque ou le rituel « Une richesse littéraire » . 46 Sur la facture très soignée de l’ensemble, voir Ph. Bruggisser, Symmaque ou le rituel épistolaire de Hamitié littéraire, p. 29, et ses renvois à l’étude de G. Haverling, Studies on Symmachus’ Language and Style, Göteborg, 1988. Pour ce qui est du style de Symmaque, voir le passage des Saturnales (5, 1, 17) où Macrobe propose une quadripartition des genres de style en rupture par rapport à la tripartition classique. Il y distingue le genre abondant {copiosum), dans lequel s’est illustré Cicéron ; le genre concis {breue), exemplifié

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tanée, est évacué ; Symmaque, épistolier, poète et critique littéraire, chasse la nature pour construire des alucinationes, dont la spontanéité et la variété sont silvaines. Dans la lettre 4, l’épistolier fait l’éloge des épigrammes composées par son père (lettre 2) et note que ce dernier a même triomphé du talent de Varron, « l’homme des Ménippées » : Studium quidem Menippei Varronis imitaris, sed uincis ingenium. Nam quae in nostrates uiros nunc nuper condis epigrammata, puta hebdomadon elogiis praenitere [...]47.

La supériorité d’Avianius provient notamment, d’après son fils, de ce que, traitant des sujets plus difficiles et moins hauts que Varron, qui célébra Pythagore, Platon ou encore Caton, il s’est limité à chanter des personnages de son époque pour lui donner du lustre et magnifier des sujets plus modestes (difficile factu est, ut honor angustis rebus addaturis). L’univers poétique de Symmaque est fondamentalement culturel et saturé de références littéraires ; toutefois, il est l’ennemi d’un didac­ tisme insistant et procède comme si la culture était déjà assimilée et comme s’il suffisait d’y faire naturellement allusion. La fin de la lettre 4 fait état d’une référence plus poussée à Horace, l’auteur des Satires, mais surtout de YA rt Poétique, cité en l’occurrence. Symmaque y rap­ pelle que son père, redoutant de ne pas pouvoir chanter dignement tous les hauts personnages de son époque à lui seul, lui demandait, dans la lettre 2, de l’aider à poursuivre la composition des nouvelles Hebdo­ madesi9. On s’intéressera tout particulièrement à la manière dont l’épis­ tolier reformule la mission que veut lui confier son père, et qu’il refuse. Me quoque iubes uersibus tuis nonnulla subnectere50.

Il est possible qu’en ayant pris le parti de gloser uersibus tuis subnec­ tere par « compléter la guirlande de vos vers » , la très belle et suggestive traduction de J. P. Callu propose une interprétation un peu excessive. Le substantif «g u irla n d e », notamment, est extrêmement riche de

par Salluste ; le genre sec (siccum), qui s’applique à Fronton ; le genre riche et fleuri gue etflerid u m ) auquel sont associés Pline le Jeune et Symmaque. 47 Epist.,1 ,4 , 1 : « Sans doute imitez-vous l’entreprise de Varron, l’homme des M énipées, mais vous triomphez de son talent, car, à mon avis, les épigrammes que vous venez de composer sur les grands hommes de notre temps ont plus d’éclat que les éloges des Hebdomades. » 48 Epist.,1, 4, 2. 49 E pist,. 1, 2, 8. 50 E pist., 1, 4, 3 : « Vous m’invitez à compléter la guirlande de vos vers par quelquesuns des miens. »

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connotations et pourrait servir d’emblème au mélange des formes dans la latinité tardive : au modèle naturel, sous-entendu dans le sens méta­ phorique de la silve, il substitue le modèle culturel, tout comme le fait l’image de la mosaïque ou de 1’opus sectile51, la guirlande étant ce que l’on tresse avec art à l’envi. L’idée d’une extension progressive d’une version première grâce au concours de co-auteurs fait également son­ ger à la guirlande de Julie52, badinage poétique et mondain s’il en fut pendant le Grand Siècle français. Quels que soient les partis pris de traduction, il est indéniable que c’est à la tissure, au textum, de pièces d’origine, d’auteurs et donc d’inspirations variées que Symmaque fait ici allusion. Le fait est que Symmaque refuse cette mission poétique si plai­ samment reformulée en se plaçant, dans sa recusatio, sous les auspices d’Horace - cité de façon approximative, comme l’avait été Virgile plus haut53 - , un auteur visiblement très apprécié par Avianius. Haud ita Flaccus tuus praecepit in illis poeticae artis edictis, quorum hoc memini esse principium, ne humano capiti ceruix equina iungatur54.

N on sans impertinence, le fils entend décliner la proposition de son père en invoquant le théoricien auquel lui-même se réfère et lui renvoie donc des arguments qu’il a bien présents à l’esprit. Il s’agit d’un plaisant badinage, beaucoup plus que d’une authentique querelle théorique, le père et le fils s’adonnant, en ce début de livre 1, à une sorte de chant alterné. En définitive, Symmaque fait ici appel à Horace pour refuser un jeu littéraire - prolonger les poèmes de son père - auquel il se livre presque lui-même, pour ainsi dire à son corps défendant, en reprenant à son compte, à la suite des deux auteurs de Satires invoqués, le principe d’une écriture guidée par l’inspiration artistique et en faisant entrer la

51 Voir cette belle phrase de J. Fontaine, dans son article « Unité et diversité du mé­ lange des genres et des tons chez quelques écrivains latins de la fin du IV e siècle : Ausone, Ambroise et Ammien » , dans Christianism e etform es littéraires de F.A ntiquité tardive en Occident, éd. M. Fuhrmann, Vandœuvres - Genève, 1977, p. 425-482, p. 469 : « Dans ce siècle de la polychromie où triomphent les symphonies chromatiques des mosaïques et de 19opus sectile, comment s’étonner, dans la création littéraire, d’être mis en présence d’une résurgence si vivace des valeurs hellénistiques de la ?» 52 Voir D. Lopez, « Guirlande de Julie » , dans D ictionnaire du Grand , dir. F. Bluche, Paris, 1990, p. 696. 53 Citation libre, ce qui lui permet de terminer la phrase par une clausule crétiquetrochée (p. 69). 54 Epist.,1, 4, 3 : « Ce n’est pas ce que recommande votre cher Horace dans les pres­ criptions de son A rt Poétique qui, à ma connaissance, commence ainsi : évitez d’attacher à une tête humaine le cou d’un cheval. »

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composition poétique dans le cadre de la lettre55. La référence à Horace est donc particulièrement fine et éminemment paradoxale. L’auteur de l’A r t Poétique est un faux repoussoir, une auctoritas au second degré : Symmaque n’a nullement l’ambition de devenir satiriste mais l’épistolier, qui fait évoluer la lettre vers la prose d’art, en fait également une matrice poétique qui, telle la guirlande, s’allonge en insérant des formes et des genres inattendus. Une dernière lettre, la lettre 8, retiendra notre intérêt. Symmaque y fait état de l’immense impatience qu’il ressent à voir son père le re­ joindre et l’exhorte donc à plus de hâte pour qu’il jouisse au plus vite de la beauté de la région. Gagné par le lyrisme que lui inspirent « la paix du Lucrin » , « le ciel limpide de Baies » et « le profond silence de Baules » , Symmaque abandonne alors soudainement la prose et, sans la moindre transition, se met à chanter sa région dans une petite pièce en dimètres iambiques catalectiques imitant la Moselle d’A usone56. Plus que sur la forme même de ce poème, on s’arrêtera surtout sur le jugement formulé par Symmaque sur cette pièce. Num uobis uideor quasi multae luxuriae ebrius mentis insipere atque ideo in poetas nomen dedisse ? Nihil moror hanc litteraturam : loci po­ tius quam ingenii mei munus exercui57.

L’auteur, qui se met en scène ici avec une complaisance évidente, se plaît à souligner qu’égaré par l’émotion, il aborde aux rives de la poésie, comme si c’était le propre d’un fou ! Indépendamment de ce raccourci provocant, nouvelle forme d’un faux locus humilitatis, Symmaque me­ sure, en filigrane, l’éclatement d’une classification des grands genres qui serait par trop monolithique, exclusive et définitive. Contaminée par la poésie, qui la remplace lorsque l’émotion est trop grande, la lettre est, à l’occasion, battue en brèche et remplacée par d’autres codes de circonstance. Ce passage est sans doute le seul qui reconnaisse ponc­ tuellement la nature comme principe poétique - même s’il s’agit d’une

55 Notre interprétation est donc quelque peu différente de celle de Ph. Bruggisser qui, dans Symmaque ou le rituel épistolairede Pam itié littéraire, p. 130, prend la recusatio d Symmaque au pied de la lettre. 56 Aus., M os., 209-212. 57 E pist.,8 : « Ne vous paraît-il pas que, comme enivré de tant de délices, je perde la tête au point de m’enrôler parmi les poètes ? Je ne fais aucun cas de cet essai d’écolier, ayant moins exploité les dons de mon esprit que ceux du paysage. » Mettre cet « enivre­ ment » en relation avec la définition de la silve comme « écriture de la tentation et du re­ mords, de l’emportement et du repentir » , telle que la propose P. Galand-Hallyn dans son article « ’Recueillir des brouillars’ : éthique de la silve et poétique du manuscrit trouvé » , L e poète et son œuvre. D e la composition à la publication, éd. J.-E. Girot, Genève, 2004.

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nature pleine de références culturelles. Il faut enfin remarquer que Symmaque insiste sur l’inspiration qui lui a dicté cet « essai d’écolier » , qui, finalement, lui semble plus digne des bancs du grammaticus que du séjour des Muses. Cette pièce se rattache au modèle silvain par ce caractère improvisé et subi - le nouveau poète ne pouvant taire les beautés de la nature - que Symmaque finit même par revendiquer implicitement en ayant recours au terme dépréciatif de litteratura (qui sent la lampe, évoque une culture très pédagogique et se trouve bien loin de la gloire poétique). A la faveur d’une opposition, ici très sugges­ tive, entre la nature et la culture, Symmaque feint de refuser de consi­ dérer son esprit comme la source de son poème, qui ne serait que la traduction du paysage. Il va de soi que l’épistolier prend ici la pose et adopte la posture d’un mage qui n’est qu’interprète de la nature, mère de toutes choses. Le comble de la culture est donc de céder devant l’immédiateté et la nécessité de la nature qui, garante de l’activité créa­ trice, devient une seconde culture, une culture idéale, une culture au second degré. On retrouve ici toutes les implications de l’idée même de silve, entre impression naturelle et culture littéraire exprimée grâce au truchement de la nature, que laissaient déjà présager, dans la lettre du texte de Symmaque, les références au modèle de la satire et de la guirlande, deux exemples de docta uarietas.

M acrobe : l’universalité d u modèle naturel Bien que Macrobe ne cite pas Stace, la question du rattachement, même assez lâche, des Saturnales58 au modèle silvain, mérite pleine­ ment d’être posée, surtout si l’on pense à la seconde acception définie par P. Galand-Hallyn dans sa typologie tripartite5859. C ’est d’ailleurs très majoritairement pour vérifier tel ou tel détail d’érudition compilé dans cette vaste anthologie - Macrobe y voit lui-même un scientiae supellex et un litterarum penus60 - que le lecteur, aujourd’hui encore, consulte 58 Notre édition de référence est celle de J. A. Willis, Leipzig, 1963. Pour une tra­ duction française des Saturnales, voir H . Bornecque (pour les livres 1-3) et F. Richard (pour les livres 4-7), Paris, 1937. Une nouvelle traduction française, nourrie de notes, a été entreprise par Ch. Guittard, Paris, tome 1, (livres 1-3), 1997. Pour une analyse litté­ raire d’ensemble, voir notre ouvrage Rhétorique et poétique de M acrobe dans les Saturnales, Turnhout, 2010. 59 P. Galand-Hallyn, «Q uelques coïncidences (paradoxales?)», p. 612: « S ilu a dé­ signe une collection de notes ou de données de type scientifique ou moral, une sorte d’an­ thologie [...]. » 60 Saturnales, P raef, 2 : [...] id totum sit tib i scientiae supellex, et quasi de quodam lit­ terarum peno, si quando usus uenerit a u t historiae quae in librorum strue latens clam uulgo est a u t dicti factiue memorabilis reminiscendi, facile id tib i inuentu atque depromptu sit.

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les Saturnales, œuvre édificatrice écrite par un père pour l’instruction de son fils, qui soumet la tradition sympotique aux normes de l’ency­ clopédisme tardo-antique61. Les Saturnales rassemblent maintes caractéristiques silvaines. Cette œuvre est dense et touffue, assurément longue - elle l’était d’ailleurs bien plus encore dans sa version originale, amputée aujourd’hui de nombreuses et amples lacunes. Les sujets y sont multiples, en droit infinis, puisqu’il n’est rien de la culture d’un lettré de la haute aristo­ cratie sénatoriale que le dédicataire de l’œuvre doive ignorer. Macrobe mêle ainsi des dissertations sur la théologie païenne, et en particulier solaire62, sur le calendrier romain63 et les différentes variétés de pommes, de poires et de figues64, sur la rhétorique du pathos6^ et la digestion des saucisses66, sans oublier l’épineuse question de l’antériorité de l’œ uf ou de la poule67. Par ailleurs, la présence d’interlocuteurs68 qui n’hésitent pas à poser des questions, à l’occasion provocatrices, donne une allure apparemment naturelle et spontanée à ces savants débats. Enfin, les Saturnales ont beau être une œuvre en prose, le nombre très impor­ tant de citations poétiques, notamment homériques et plus encore virgiliennes, impose le vers dans la trame des conversations. Le rôle de ces incrustations poétiques est tel qu’il n’est nullement aberrant de considérer certains passages comme des exemples de prosimètre69. Mais est-ce suffisant pour qualifier les Saturnales de silves ? Cette question de terminologie est d’autant plus délicate que, comme on l’a déjà noté,

Sur ces images, voir notre article « U n manifeste sur l’organicité littéraire : la préface des Saturnales de Macrobe » , Actes du colloque Les dans , éd. P. Galand-Hallyn, V. Zarini, Paris, 2009, p. 279-2 61 Voir notre synthèse « Une orchestration littéraire du savoir : le projet didactique de Macrobe dans les Saturnales » , actes du colloque Héritages et traditions encyclopédiques, Caen, éd. B. Goldlust et J. B. Guillaumin, 2007, fase. 1, p. 27-44. 62 Saturnales, 1, 17-23. 63 Ibid., 1, 12-16. 64 Ibid., 3, 19-20. 65 Ib id ., A, passim. 66 Ibid., 7, 8. 67 Ib id ., 7, 16. 68 Rappelons que les Saturnales se jouent entre douze orateurs : huit Romains (Pré­ textât, Symmaque, Nicomaque Flavien, Rufius Albinus, Cécina Albinus, Servius, Aviénus, Évangélus), trois Grecs (Eusèbe, Disaire, Eustathe) et un Égyptien (Horus). Si, dans une certaine mesure, ces personnages constituent la société des banquets classiques, par la di­ versité des spécialités qui les caractérise, il est évident que c’est cette collégialité qui permet à Macrobe d’actualiser la tradition sympotique pour forger ici une encyclopédie vivante des arcanes du passé. 69 Voir notamment, en Saturnales, 5, 9-12, les parallèles entre Homère et Virgile, entremêlés de commentaires esthétiques en prose.

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les silves sont proches d’autres catégories ou formes littéraires, surtout lorsqu’il s’agit d’œuvres didactiques traitant de sujets mêlés : nous pen­ sons principalement aux miscellanées70. Nous nous fonderons sur le critère qui semble, en l’occurrence, le plus opérationnel : le critère de l’ordre. Face à l’abondance et à la variété des matières compilées se pose d’emblée, dans les Saturnales, la question d’un ordre de composition. L’exigence répétée d’une structuration forte, qui prend tout son sens dans la théorie néoplatonicienne71, marque la limite de l’influence sur Macrobe des miscellanées, dont les critères de définition sont les sui­ vants, selon J.-M. Mandosio : « absence d’ordre, variété des sujets trai­ tés, caractère philologique ou érudit des informations fournies72 » . Si le deuxième et le troisième critères sont pleinement réunis dans les Satur­ nales, le premier, le plus important, fait défaut. On ira même plus loin en notant que l’absence d’ordre qui les caractérise fait des miscellanées un contre-modèle pour Macrobe : la polémique auctoriale qu’il engage avec Aulu Gelle est éloquente à cet égard, si du moins on prend au pied de la lettre ce qu’écrit dans sa préface l’auteur des Nuits Attiques, ce qui n’est pas si évident73. Au sein de sa préface, dans un passage évi­ demment marqué par la topique de Yhumilitas, Aulu Gelle explique clairement que c’est d’aventure, au gré de ses lectures, qu’il a recueilli des éléments pour les intégrer tels quels dans son projet global. Vsi autem sumus ordine rerum fortuito, quem antea in excerpendo feceramus. Nam proinde ut librum quemque in manus ceperam seu Graecum seu Latinum uel quid memoratu dignum audieram, ita quae

70 Voir J.-M. Mandosio, « L a miscellanée: histoire d’un gen re», dans Ouvrages m is­ cellanées et théories de la connaissance à la Renaissance, éd. D. de Courcelles, Paris, 2003, p. 7-36. 71 Voir J. A. Coulter, The Literary Microcosm. Theories o f Interpretation o f the Later Neoplatonists, Leyde, 1976, p. 125 sq. 72 Voir J.-M. Mandosio, « La miscellanée : histoire d’un genre » , p. 12. 73 On peut se demander s’il n’y a pas chez Aulu Gelle, du moins si l’on se fonde sur son témoignage, une forme de recherche presque hautaine, « artiste » au sens de « cava­ lière » , de la neglegentia, fût-elle à l’occasion diligens, dans les N uits Attiques, qui répon­ dent pourtant à un souci d’organicité supérieur à ce que l’on pourrait croire. Si l’on parle d’opposition entre Macrobe et Aulu Gelle, ce n’est pas pour ce qui est de la structuration de leurs œuvres en elles-mêmes, mais pour ce qui est des témoignages liminaires des deux auteurs dans leurs préfaces respectives. En l’occurrence, ce qui compte n’est peut-être pas tant de savoir si la composition d’A ulu Gelle est aussi désordonnée qu’il le dit dans une préface topique : ce qui compte, c’est de savoir que Macrobe y a vu un désordre qu’il n’a pas voulu reproduire dans les Saturnales. Si donc il y a polémique auctoriale, c’est à partir du regard porté par Macrobe sur Aulu Gelle, plus qu’a partir de la méthode objective de composition des N uits Attiques.

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libitum erat, cuius generis cumque erant, indistincte atque promisce an­ notabam7475.

En tant que telle, la méthode d’A ulu Gelle se définirait par le refus de la composition, remplacée par la simple juxtaposition de données éparses sans unité organique - c’est du moins ce que Macrobe, à tort ou à raison, semble retenir. Là où Aulu Gelle dit s’être contenté de re­ copier des données empruntées à ses devanciers, Macrobe les recueille pour les refondre dans une nouvelle totalité de sens, et les démarquer à l’occasion. C ’est très significativement que, dans la préface des Satur­ nales, il reprend pour corriger - et même nier - certains mots geüiens et ainsi élaborer un authentique manifeste poétique. Aulu Gelle avoue s’être fondé sur des notes prises indistincte atque promisce75 ; Macrobe, en revanche, refond en un ensemble cohérent ce qu’il avait, dans un premier temps, noté indistincte atque promisce76. En somme, Macrobe critique la façon dont il pense qu’A ulu Gelle conçoit la composition pour les mêmes raisons que Quintilien critique la silve77. Les Saturnales ne sont donc pas des misceüanées, stricto sensu, ni des silves. Pourtant, cette œuvre partage avec l’esthétique silvaine une ins­ piration commune, celle du modèle naturel. Si Macrobe met un point d’honneur à soumettre une matière de prime abord labyrinthique à un ordonnancement très strict, c’est justement dans la mesure où, comme il l’expose par la bouche du rhéteur Eusèbe dans le début du livre 5, il imite Virgile, le uates par excellence78, qui a lui-même pris pour guide la nature, symbole de l’union cohérente d’éléments épars. De la même façon, en effet, que Virgile peut être utile à chacun en composant une œuvre variée sur le modèle de la nature, Macrobe res­ suscite les multiples trésors d’érudition de la civilisation passée pour en nourrir ses lecteurs, qui pourront ainsi acquérir une culture variée, par nature généraliste, dans différents ordres de savoir, dans différents « rayons » de la culture, pourrait-on dire, pour reprendre la méta­ phore des abeilles, elle-même naturelle, dans laquelle Macrobe peut voir, dès sa préface, la préfiguration d’une structuration de l’ouvrage79. 74 N uits uniques, Praef., 2 : « Nous avons suivi l’ordre du hasard, celui de nos notes de lecture. Selon que j’avais eu en mains un livre, grec ou latin, ou que j’avais entendu un propos digne de mémoire, je notais ce qui me plaisait, de quelque sorte que ce fût, indis­ tinctement et sans ordre. » Trad. R. Marache, Paris, 1967 75 N u its a ttiques, Praef., 2. 76 Saturnales, Praef., 3. 77 Voir la définition critique de la silve par Quintilien, O., 10, 3, 17. 78 Saturnales, 5, 1, 18. 79 Ibid., Praef., 5.

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Mais comment Virgile a-t-il procédé pour accomplir dans son œuvre cette unification organique du divers - et notamment des genres de style, dans le passage sans doute le plus célèbre des 80 - dont Macrobe se soucie tant pour composer les Saturnales ? Comment le tout peut-il être plus que la somme des parties ? Selon Eusèbe, la réponse est simple : comme Virgile, en poète inspiré et élu81, a eu le pressentiment que son œuvre devait être utile à tous, il a vu dans la na­ ture82 un modèle esthétique qui réunit dans son unité macrocosmique la multiplicité des possibles, et a donc choisi la nature comme guide pour l’élaboration du microcosme littéraire. Quam (scii, eloquentiam omnium uarietate disctinctam) quidem mihi uidetur Virgilius non sine quodam praesagio quo se omnium profecti­ bus praeparabat de industria permiscuisse, idque non mortali sed diuino ingenio praeuidisse : atque adeo non alium ducem secutus quam ipsam rerum omnium matrem naturam hanc praetexuit uelut in musica con­ cordiam dissonorum83.

La supériorité de Virgile sur les autres poètes provient donc de ce qu’il a choisi comme modèle esthétique la nature, qui subsume le di­ vers avec harmonie. Macrobe élabore ici une justification très forte de sa propre conception esthétique, que l’on pourra qualifier de « natura­ 80 Ibid., 5, 1, 17, passage cité plus haut à propos de Symmaque, qui exemplifie, avec Pline le Jeune, le quatrième genre. 81 À ce sujet, voir l’article de J. Fabre-Serris, « Nature, mythe et poésie » , dans concept de nature à Rome. L a physique, éd. C. Lévy, Paris, 1996, p. 23-42. L’importance de la nature y est rappelée, dans le cadre d’un m otif essentiel à la littérature antique : celui de « la mise en scène du phénomène de l’inspiration que constitue le récit de l’élection du poète par une instance divine qui l’admoneste et lui donne des conseils » , p. Le m otif du praesagium de Virgile, développé dans les , semble se rattacher à cette tradition de l’élection du poète latin, héritée de la Théogonie d’Hésiode et des A itia de Callimaque. Virgile lui-même, cette fois en tant que poète et non plus en tant que figure d’excellence aux yeux de Macrobe, se trouve conseillé par Apollon, dans la sixième Buco­ lique, tout comme Callimaque. 82 Sur la nature chez Virgile, voir l’article de G. Senis, « Natura » dans 1 Virgiliana, dir. F. Della Corte, Rome, t. 3, 1987, p. 666-669. Il y est fait état d’un vrai paradoxe : la nature est citée en de rares occurrences dans le corpus virgilien (huit en tout, d’après l’article), mais elle est au fond omniprésente dans l’œuvre et constitue la toile de fond des différents genres dans lesquels s’est illustré Virgile. Dans 1 notamment, c’est par le recours aux descriptions naturelles topiques (tempête en mer, déluge, lever de soleil) que la poésie cosmique atteint son intensité. 83 Saturnales, 5, 1, 18 : « Son éloquence présente une infinie variété. Il me semble que Virgile n’a pas été sans avoir le pressentiment qu’il devait se préparer à être utile à tous ; il s’est appliqué à mêler en lui tous les genres, avec un sentiment divinatoire qui tient du dieu plus que de l’homme. Dans cette affaire, il n’a pas eu d’autre guide que la nature même, mère de toutes choses, dont il s’est couvert, comme, en musique, l’harmonie re­ couvre la diversité des sons. »

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liste » en tant qu’elle s’appuie, dans sa quête de l’organicité définissant selon lui l’œuvre d’art, sur le modèle de la nature, qui constitue notre univers et permet à l’auteur, créant le microcosme littéraire à l’image du macrocosme, de « rester dans le vrai » . La technique, bien loin de susciter la dénaturation et le mensonge, n’a d’autre fin qu’une repro­ duction de la nature. Le degré ultime, pour ainsi dire le comble de la culture, est donc, dans l’esthétique macrobienne, de recréer une nou­ velle nature ou, plus précisément, de créer, grâce à une poétique natu­ raliste, une passerelle entre le macrocosme et le microcosme littéraire. En cela, et bien que les Saturnales relèvent d’un projet bien différent de celui des Silves, Macrobe est l’héritier de Stace.

Sidoine A pollinaire :la silve entre nature et culture Les poèmes de Sidoine Apollinaire84, et plus particulièrement ses carmina minora, sont très probablement les pièces qui se rattachent le plus manifestement à l’esthétique silvaine telle que l’avait pratiquée Stace. Il est vrai que, dans ses pièces profanes, l’évêque de Clermont a recours à une palette impressionnante de formes différentes qu’il mêle aisément et que, de la même façon que Stace s’était illustré à la fois dans le grand genre par excellence qu’est l’épopée et dans des poèmes spon­ tanés et d’inspiration plus modeste, commandés par des circonstances ponctuelles, Sidoine s’illustra dans le grand genre politique officiel du panégyrique, tout en cultivant une ambition littéraire beaucoup plus légère et gracieuse dans les poèmes dits mineurs. D ’une manière géné­ rale, Sidoine, qui naquit, étudia et évolua dans un milieu social d’élite, était un esprit fort cultivé qui goûtait maints auteurs ayant eux-mêmes recherché la uarietas et cultivé la poikilia. Dans le poème 9, vaste dé­ dicace poétique adressée à Magnus Félix, Sidoine manifeste ainsi son admiration pour Symmaque, cité au sein d’un groupe d’auteurs qu’il dit d’autant plus adorer qu’il se trouve bien inférieur à eux. Sed ne tu mihi comparare temptes, Quos multo minor ipse plus adoro, Paulinum Ampeliumque Symmachumque [...]85.

84 Nous les lisons dans l’édition et la traduction d’A. Loyen, Paris, tome 1, I960. Pour le carm. 22 sur le Burgus, nous nous sommes appuyé sur l’édition commentée de N. Delhey, Apollinaris Sidonius, Carm. 22 ·. Burgus P ontii Leontii, Berlin - New York, 1993. 85 Carm ina minora, 9, 302-304 : « N ’essaie pas non plus de me mettre de pair avec des écrivains que j’adore d’autant plus que je leur suis bien inférieur, Paulin, Ampélius et Symmaque [...]. » Trad. A. Loyen, notre référence dans cette étude.

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Mais dans ce poème 9, c’est la référence à Stace qui est la plus in­ téressante. Sidoine y présente son projet délibérément en rupture avec l’ensemble de la tradition poétique, tous genres confondus. L’évocation d’une kyrielle de poètes, qui aurait pu être considérée comme une re­ cherche de prestigieuses filiations, est en réalité appréhendée par Si­ doine dans une perspective exclusivement négative : le poète affirme que son lecteur ne trouvera dans son œuvre rien sur l’histoire des temps anciens, rien sur les grandes légendes mythologiques, rien sur les grands auteurs grecs ou latins. Si Symmaque est cité dans la liste d’auteurs grecs et latins, celle-ci commence par les grands poètes grecs (Hésiode, Pindare, Ménandre, Archiloque), et se poursuit par un nombre très res­ treint de poètes latins (Virgile, émule d’Homère, Horace et Stace, qui jouit en l’occurrence d’un statut privilégié). N on quod post saturas epistularum sermonumque sales nouumque epodon, libros carminis ac poeticam artem Phoebi laudibus et uagae Dianae conscriptis uoluit sonare Flaccus ; non quod Papinius tuus meusque inter Labdacios sonat furores aut cum forte pedum minore rhytmo pingit gemmea prata siluularum86.

Négligeant Lucrèce, Ovide et les élégiaques, Sidoine songe à Virgile pour faire pendant à Homère dans le genre épique ; sinon, il ne men­ tionne dans cette première énumération qu’Horace et Stace. D ’Horace, il retient prioritairement la satura et le sal. Stace est présenté comme son auteur favori, ainsi que celui de son dédicataire, aussi bien dans le grand genre que « sur un rythme plus léger » , manière caractéristique des Silves, citées dans une forme diminutive, Siluulae, qui accentue le décalage entre le grand genre et le genre léger87, et à la faveur d’une mé­ taphore naturelle, prata siluularum, qui surenchérit encore dans Xim i­ tatio naturae. Sidoine a beau refuser officiellement 1’auctoritas de Stace, à l’exemple duquel il s’est également illustré dans le genre de l’épitha-

8é Ibid.., 9, 221-229: « N ’attends pas davantage le chant qu’Horace, après le genre mêlé des Épîtres, les plaisanteries des Satires, la nouveauté des Épodes, les livres des Odes et YA rt Poétique, voulut composer à l’éloge de Phébus et de la vagabonde Diane ; ni les chants que Stace, ton préféré et le mien, fait entendre au milieu des fureurs des Labda­ cides ou quand, sur un rythme plus léger, il dépeint les prairies émaillées de ses Silvettes. » 87 Voir, plus haut, le rôle des diminutifs dans les passages d’inspiration silvaine étudiés chez Symmaque.

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lame88, on voit aisément où le portent ses goûts et à quelle manière il se rattache indirectement, même si, au nom du locus humilitatis?9, sa conscience, qui se dit coupable de manquer aux préceptes de la poésie noble (nec doctis placet impudens poeta9091), n’en revendique aucune. Dans un autre poème sur lequel on reviendra, le carmen 22, la réfé­ rence à Stace, et cette fois exclusivement aux Silves, dont il évoque des passages fameux, donne à Sidoine un appui théorique pour défendre sa conception de la poésie légère, d’une manière générale, et pour insister sur le rôle fondateur d’amples descriptions dans l’écriture épigrammatique. Si quis autem carmen prolixius eatenus duxerit esse culpandum, quod epigrammatis excesserit paucitatem, istum liquido patet neque balneas Etrusci neque Herculem Surrentinum neque comas Flauii Earini neque Tibur Vopisci neque omnino quicquam de Papinii nostri siluulis lecti­ tasse ; quas omnes descriptiones uir ille praeiudicatissimus non disticho­ rum aut tetrastichorum stringit angustiis, sed potius, ut lyricus Flaccus in artis poeticae uolumine praesipit, multis isdemque purpureis locorum commonium pannis semel inchoatas materias decenter extendit. Haec me ad defensionis exemplum posuisse sufficiat, ne haec ipsa longitudinis deprecatio longa uideatur51.

Si, dans le carmen 9, Sidoine affirmait avec frivolité que son œuvre ne ressemblait nullement à celle de Stace, c’est ici Yexemplum des Silves qui lui permet de plaider contre une conception fixiste de la généricité, selon laquelle l’épigramme est, par définition, une forme très brève, et en faveur d’une extension des limites qui lui sont imparties, ainsi que pour la présence de descriptions, éventuellement longues, dans sa trame, comme l’illustrent les passages cités des Silves. 88 Pour une synthèse récente, voir S. Horstmann, Das E pithalam ium in der lateini­ schen Literatur der Spätantike, München - Leipzig, 2004. Voir notamment, p. 316-317, les analyses de S. Horstmann sur les épithalames composés par Sidoine pour Polémius et Aranéola, d’une part, et pour Ruricius et Hibéria, d’autre part. 89 Voir l’appel à la bienveillance du lecteur qui conclut ce poème 9, v. 318-346. 90 Carm ina minora, 9, 337 : « un poète sans pudeur ne plaît pas aux doctes. » 91 Ibid., 22, 6: « Si quelqu’un considère, d’autre part, que mon poème, trop long, mé­ rite le blâme, dans la mesure où il rompt avec la sobriété de l’épigramme, il est parfaite­ ment clair qu’un tel juge n’a jamais lu ni les Bains d’Étruscus, ni l’Hercule de Sorrente, ni la chevelure de Flavius Earinus, ni la Tibur de Vopiscus, ni absolument aucune des Silvettes de notre cher Stace ; toutes ces descriptions, ce génie promis à la plus grande gloire ne les resserre pas dans les limites étroites de poèmes de deux ou quatre vers ; il préfère, suivant le précepte du lyrique Horace dans son A rt Poétique, une fois le sujet posé, le développer, comme il convient, par les 'lambeaux de pourpre des lieux communs’ nom­ breux et identiques. Qu’il me suffise d’avoir exposé ces arguments comme spécimen de ma défense, de peur que cette justification de mes longueurs ne semble longue elle-même. »

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La référence à l’A rt poétique, quant à elle, est à prendre avec pré­ caution, dans la mesure où il est probable que Sidoine n’y voie pas ce qu’Horace a voulu y mettre. Si Horace considère les « lambeaux de pourpre des lieux communs » comme des manquements aux règles de la taxinomie, imposant une « poétique du patchwork, fondée sur l’ac­ cumulation disparate » , pour reprendre une formule de P. Galand92, le critère de la longueur des pièces poétiques n’est pas pris en compte. On pourrait même aller jusqu’à dire, avec A. Loyen93, que Sidoine a lu Horace à contresens sur ce point précis et qu’il n’a pas compris les implications taxinomiques de la métaphore des lambeaux de pourpre. Cette image va pourtant dans le sens d’une écriture affranchie d’une dispositio intransigeante, ce qui ne doit pas surprendre outre mesure dans le cas d’Horace qui, tout en prenant, du point de vue théorique qui est celui de l’Epître aux Pisons, le parti du labor et de la rigueur de la composition, n’a pas manqué de s’illustrer lui-même dans des genres plus libres et d’avoir recours à une écriture plus spontanée, ne reculant nullement devant une tonalité assez familière, souvent guidée par les circonstances, qui n’est, en définitive, pas si éloignée de celle de Stace94. Dans l’écriture épistolaire d’un Symmaque, c’est le récit qui permet l’incrustation de formes mêlées : ici, c’est la description, autre forme de narration continue95, qui, dans la conception théorique de Sidoine, donne à l’écriture le naturel, la liberté et la spontanéité qui la rappro­ chent naturellement du modèle silvain. Ainsi, de même que la lon­ gueur peut traditionnellement être l’un des critères déterminants pour caractériser les genres poétiques, et surtout le plus noble d’entre eux, l’épopée, il semble qu’une certaine quantité de matière soit également nécessaire pour créer, au sein des genres mineurs, improvisés avec légè­ reté et raffinement, ce que nous avons appelé, à propos des Lettres de

92 Voir P. Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences (paradoxales ?) » , p. 619. 93 Aussi bien dans son ouvrage Sidoine A pollinaire et Fesprit précieux en Gaule aux derniers jours de FEmpire, Paris, 1943, p. 114 («H orace, dont Sidoine invoque [à tort évidemment] l’autorité à l’appui de sa théorie... » ), que dans son édition de la C.U.F., n. 31 p. 143 ( « cf Horace, A .P ., 15, où l’auteur de YA rt Poétique conseille exactement le contraire » ). 94 Dans son article « Quelques coïncidences (paradoxales ?) » , P. Galand-Hallyn note, p. 620-621, que les humanistes ont largement débattu sur la question de savoir si Horace imitait, ou feignait d’imiter les défauts qu’il dénonce. L’auteur rappelle, par ailleurs, que, d’une manière générale, Horace fut « un modèle structurel » pour Stace, et que, dans le livre 4 des Stives, les odes 4, 7 et 4, 5 sont un hommage de Stace à Horace. 95 Sur la description au sein de la narration, voir l’article de M. Roberts, « The Treat­ ment o f Narrative in Late Antique Literature. Ammianus Marcellinus (16, 10), Rutilius Namatianus, Paulinus o f P e lla», P hilogus, 132 (1988), p. 181-195.

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Symmaque, la « matrice poétique » , le flux, descriptif ou narratif, dans lequel vient d’aventure se nicher telle inspiration silvaine. C ’est en raison de la prégnance du critère de la longueur, qui nour­ rit le terreau où croissent les multiples essences de la silve poétique, qu’il est nécessaire de procéder, chez Sidoine, à une distinction entre deux catégories d’écritures silvaines. Dans l’ensemble composé par les carmina minora (pièces 9 à 24) qui suivent, dans l’édition française d’A . Loyen, les panégyriques, on opposera ainsi, en laissant de côté le cas particulier des épithalames (carmina 10, 11, 15) et des pièces d’ins­ piration politique ou religieuse (carmina 13, 16), les courts poèmes (12, 17, 18, 19, 20, 21), majoritairement épigrammatiques, nugae évo­ quant indirectement le modèle silvain en ce qu’elles sont avant tout de brèves descriptions ou des pièces de circonstances, et les vraies silves (carmina 9, surtout 22 et 23, 24), longues, où la poésie naît du regard du poète qui s’égare en descriptions, admire, interprète, compare, pris qu’il est entre nature et culture96, au point d’évoquer maints souvenirs artistiques, voire de faire allusion à des débats théoriques. On prendra quelques exemples de ces deux manières. Illustrant la première manière silvaine de Sidoine, le poème 18 est une adresse du poète au voyageur sous la forme d’une description de la maison qu’il possède à Aydat, près de Clermont, et du cadre natu­ rel dans lequel elle s’inscrit harmonieusement. Par une juxtaposition de touches, le poète insiste sur la beauté d’une nature qui met les sens en éveil, par l’évocation de l’onde gazouillante et du murmure de l’eau, ainsi que sur des notes pittoresques, comme l’évocation des poissons à chair rouge du lac d’A ydat97, qui valent bien, selon lui, les oursins pourpres du rivage campanien. Si ces poissons ne le cèdent en rien aux oursins campaniens, si l’étendue du lac auvergnat doit conduire la Campanie à « renier le Lucrin98 » (Lucrinum nollet), si le voyageur peut ici recréer Baies en son imagination", c’est aussi que l’évocation

" Dans Sidoine Apollinaire et Fesprit précieux, A. Loyen semblait déjà voir dans la ten­ sion entre nature et culture l’un des principes de la préciosité dont il fait l’une des caracté­ ristiques esthétiques majeures de Sidoine. Voir cette phrase, p. 115 : « Pour Sidoine donc, la vraie poésie, celle qui nécessite l’invocation aux Muses et révéle le génie, s’enveloppe de fiction et s’évade dans l’irréel. C ’est une poésie romanesque, qui ne trouve dans la réalité qu’un point de départ. Or, le caractère le plus net de l’esprit précieux, est de mêler ainsi la fiction au réel, l’artificiel au naturel, d’interposer entre la nature et l’homme l’écran de la culture ou de la mondanité. » 97 Carm ina minora, 18, 9-10. 98 Ibid., 18, 7. " Ibid., 18, 11-12 : S i libet et placido partiris gaudia corde, I quisquis ades, Baias tufacis hic animo.

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des bains de cette maison des champs, prolongée dans le poème 19100, ne manque pas de faire songer au sujet de la description que Stace pro­ pose des bains de Claudius Etruscus101. Cette nature auvergnate si char­ mante fait donc l’objet d’une lecture ciblée, éminemment culturelle et saturée de références à la région qui était également celle de Stace. C a­ ractéristiques aussi de cette première influence du modèle silvain, les poèmes 20 et 21 sont de très courtes pièces de circonstances. L’événe­ ment ponctuel (une invitation à l’anniversaire de Sidoine, un billet épigrammatique accompagnant l’envoi de deux poissons que le poète offre à son dédicataire) devient un avènement, un prétexte à la célébration des bonheurs simples de la vie quotidienne102. Ce que nous avons appelé deuxième manière silvaine de Sidoine est d’une tout autre facture. C ’est à l’évidence l’épître adressée à Pontius Léontius qui l’incarne le mieux. Cette fort longue pièce, en plusieurs « lambeaux » , pour reprendre l’image horatienne, mêlés de prose et de vers, fait se succéder: 1. un premier passage en prose de trois pa­ ragraphes, correspondant à l’éloge des maîtres du Burgus (château au confluent de la Dordogne et la Garonne, identifié à Bourg-sur-Gironde) et du poète érudit Anthédius, 2. un long passage de 235 vers, les plus directement silvains, consacrés à la description de ce château103 qui appartient alors à Pontius Léontius, 3. un deuxième passage en prose de deux paragraphes, où Sidoine présente une défense théorique de sa conception de l’épigramme104. Le passage versifié, ample mé­ daillon serti entre les deux passages en prose, est presque intégralement une description, ou plus exactement une suite iïekphraseis, mises dans la bouche d’A pollon105 à mesure que progresse le regard dans le château. 100 Intitulé D e piscina sua. 101 Silves, 1, 5. Même si la mise en forme littéraire est différente dans cette longue silve, par laquelle Stace veut se « divertir en l’honneur d’un compagnon chéri » , et qui exem­ plifie davantage ce que nous avons appelé la « deuxième manière silvaine » de Sidoine. 102 Dans Sidoine A pollinaire et Fesprit précieuxen , A. Loyen mettait cet aspect, p 113 : « Toutes ces petites choses tirent leur valeur de la manière parfois ex­ quise avec laquelle un sentiment vrai est mis en relief, ou encore d’une pointe finale, d’un jeu de mots plaisant, d’une malice gentiment amenée. » 103 Sur la description de villa et de château en tant que forme littéraire, voir N. Delhey, Apollinaris Sidonius, Carm. 2 2 : Burgus P ontii LeontH, p. 16, «Poetische Villenbeschrei­ bung, Gelegenheitsdichtung, Panegyrik - Aspekte zur Deutung des Gedichts » . 104 Sur le mélange des genres et des formes dans ce poème, et ses précédents chez Stace, voir N. Delhey, Apollinaris Sidonius, Carm. 22, p. 17 : « Die Mischung verschiedener poe­ tischer Gattungen, insbesondere von Enkomion und Ekphraseis, findet sich schon in der Gelegenheitspoesie des Statius. » 105 Sur les figures d’A pollon et de Dionysos dans leur rapport au poète dans le poème 22, voir A. M. Mesturini, « Due asterischi su Sidonio Apollinare » , Sandalion, 5 (1982), p. 263-276 - article discuté par N. Delhey, A pollinaris Sidonius, Carm. 22, notamment

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Le souvenir des Silves de Stace106, et notamment de la description de la villa Tiburtine de Manilius Vopiscus (1, 3) et de la villa Sorrentine de Pollius Félix (2, 2), est évident107. Chez Sidoine, l’ample trame narra­ tive est rythmée par plusieurs moments, correspondant aux différentes parties ou pièces décrites108 : le site, les murailles, les thermes d’été, puis les bâtiments de réception, les greniers, les thermes d’hiver et l’atelier de tissage109. Plus la description progresse, plus la poésie se fait pré­ sence immédiate, n’hésitant pas, à la faveur de nombreux déictiques, à mettre le dédicataire en position de visiter lui-même le château. Cette tendance est manifeste110 dans la description de la salle à manger, qui se distingue notamment par la présence de colonnes, comparées - l’ex­ pression mérite d’être relevée ici - à une saxea silua, une « forêt de pierre111 » . On s’arrêtera, enfin, sur l’évocation de la fontaine112, qui conduit le poète, pourtant chantre de la frivolité, à célébrer la pureté d’une esthétique naturelle, vierge de toute intervention de l’art qui, en son esprit, aurait été assimilée au culte de l’artifice.

p. 16-17, dont les conclusions different de celles de R. W. Mathisen qui, dans Studies in H istory, Literature an d Society o f L ate A ntiq u ity, Amsterdam, 1991, p. 29-43, montre que le pseudonyme de Phoebus renvoie à Sidoine et que le nom de Dionysos fait signe vers Pontius Léontius. 106 Voir l’introduction de N. Delhey, Apollinaris Sidonius, Carm. et surtout la sec­ tion 8, « im itatio und aem ulatio in carm. 2 2 » , p. 25-29. 107 Dans l’optique d’une comparaison avec l’épître de Sidoine Apollinaire, on relève notamment, en Silves, 1, 3 : les exclamations du poète sur la beauté du site (v. 13-16), la description des poutres et des montants de porte (v. 35), dont l’évocation des colonnes, chez Sidoine, est le pendant ; la description du marbre (v. 36) passe telle quelle. La tech­ nique visant à décrire le lieu au gré du regard est justifiée par Stace, v. 51-52: D um uagor aspectu uieusque per omnia duco / calcabam necopinus opes [...]. On relève également des motifs repris par Sidoine en Silves, 2, 2, comme celui du portique (v. 30), ou de la fontaine (v. 39). La pratique de la description au gré du regard fait l’objet d’une nouvelle mention, v. 42-44 : [...] Vix ordine longo / suffecere oculi, uix, dum per singula ducor / suffecere gradus [...]. Sur les sources de Sidoine dans ce poème, voir N. Delhey, Sidonius, Carm. 22, p. 27-28, qui reprend et commente Z. Pavlovskis : « Die von Sidonius am häufigsten rezipierten Autoren sind in carm. 22 Statius (mit Abstand am meisten), Ovid, Claudian und Vergil, gefolgt von Silius, Horaz und Ausonius » . 108 Voir la section 4 de l’introduction de N. Delhey, « Inhalt und Aufbau des Ge­ dichtes » , Apollinaris Sidonius, Carm. 22, p. 13-16, notamment le tableau de la p. 15. 109 Voir Carm ina minora, 22, 192 sqq. 110 Voir notamment les v. 204-206: Flecteris ad laeuam : te porticus accipit ampla / directis curuata uiis, ubi margine summo / pendet et artatis sta t saxea silua columnis. 111 Voir v. 206. 112 Voir v. 222. Fons désigne sans doute une « source » , plutôt qu’une « fontaine » , puisqu’elle coule de la montagne. Le terme « fontaine » relève davantage de la culture, ce­ lui de « source » d’une esthétique naturaliste. Quoi qu’il en soit, le texte même de Sidoine dit en toutes lettres à quelle esthétique le poète se rattache en l’occurrence.

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lam diuide sedem, cessurus mihi fonte meo, quem monte fluentem umbrat multicauus spatioso circite fornix. N on eget hic cultu, dedit huic natura decorem. Nil factum placuisse placet, non pompa per artem ulla, resultanti non comet malleus ictu saxa, nec exesum supplebunt marmora tofum113.

Il est ainsi tout à fait remarquable que le plus long passage silvain de Sidoine, né d’une réelle habileté technique à mêler la prose et le vers, d’une spontanéité provenant de la fulgurance poétique tempérée par une orchestration impeccable, s’achève en un éloge d’une nature qui se suffit à elle-même, significativement mis dans la bouche du dieu Apol­ lon - et imité de Juvénal114 - pour procéder à une réhabilitation to­ pique de cette nature dont l’immédiateté et la splendeur innée rendent vaine toute intervention humaine remettant en cause la pureté origi­ nelle115. Avant de revenir à la prose, dans un passage théorique où il se revendique explicitement des Siluulae de Stace et justifie la longueur de ses épigrammes, le poète compose ainsi une sorte d’art poétique en acte d’une écriture libérée, originelle disions-nous, et naturelle, propre à la composition d’œuvres à lire en toute simplicité, « au choc des verres et entre les rasades » , pour « égayer un festin avec des coupes de large contenance116 » : autant de caractéristiques et de circonstances, éloi­ gnées du grand genre, qui s’appliquent directement à l’écriture silvaine.

113 Carm ina ,m inora 9, 221-226: « E t maintenant partage avec moi cette résidence: tu me céderas ma fontaine, qui coule de la montagne et qui est ombragée par l’arc d’une large voûte percé de nombreux trous. Elle n’a pas besoin de raffinement, la nature lui a donné sa parure. Il me plaît qu’aucune fiction n’ait plu en ce lieu : nulle pompe imagi­ née par l’art, le marteau n’en façonnera pas les rochers de ses coups rebondissants et les marbres n’y prendront point la place du tuf rongé. » 114 Ibid., 9, 226 démarquant, dans un contexte assez proche et aisément transposable, Juvénal, 3, 20 (à propos des grottes de la vallée d’Égérie, différentes des grottes naturelles, où l’on sentirait mieux la présence de la divinité si des marbres n’y « déshonoraient point le tuf natif » : [...] herba nec ingenuum uiolarent marmora tofum . Voir N. Delhey, A pol­ linaris Sidonius, Carm. 22, commentaire a d loc., p. 198. 115 En Stives, 2, 2, 52-59 (passage consacré à la description de la villa sorrentine de Pollius Félix), Stace insiste, dans une perspective diamétralement opposée, sur la soumis­ sion de la nature à la culture de l’homme : H isfa u it natura locis, hic uicta colenti / cessit et ignotos docilis m ansueuit in usus. / .Mons erat ubi plana uides ; et , / quae nunc tecta subis ; ubi nunc nemora ardua cernis, / hic nec te rra fu it : dom uit possessor, et illum / form antem rupes expugnantemque secuta / gaudet humus. N unc cerne iugum discentia saxa / intrantem que domos iussumque recedere montem. 116 Carm ina minora, 22, 5 (retour à la prose) : Ecce, quotiens tib i libuerit pateris capa­ cioribus hilarare conuiuium , m isi quod inter scyphos et amystidas tuas legas.

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À partir des minces éléments théoriques sur lesquels les contours flous de la notion de silve nous permettaient de nous fonder, la prise en considération de trois corpus (Symmaque, Macrobe, Sidoine), tout à la fois radicalement différents et proches par l’inspiration, a mis en lu­ mière la variété des influences du modèle silvain sur la littérature latine tardive : on n’en attendait d’ailleurs pas moins, s’agissant d’une forme littéraire dont la uariatio constitue l’un des principes poétiques ma­ jeurs ! L’opposition existant - et, dans une certaine mesure, recréée par les poètes - entre les influences naturelles et les influences cultu­ relles s’est révélée être un axe fécond pour déterminer jusqu’à quel point les auteurs étudiés entendent conformer la composition litté­ raire à l’expression spontanée de leurs passions, de leurs penchants et même de leurs pulsions, en ce qu’elles peuvent surgir de façon incon­ trôlable, si l’on en croit ces auteurs par ailleurs enclins à une « mise en scène » maniériste. C ’est ainsi que l’on a pu définir, dans ces pièces d’inspiration silvaine, trois modèles de relation entre nature et culture. Symmaque, dont la docta uarietas et la prose d’art poussent la culture littéraire jusqu’aux derniers raffinements, ne peut envisager l’influence silvaine que dans sa proximité avec d’autres genres « cursifs » , et en rejetant presque systématiquement la référence à la nature, qui est sou­ mise à la culture et à la théorie, sauf lorsqu’il feint - mais de façon très artificielle et complaisante - d’être ému par la nature au point qu’elle le rende poète. Pour filer la métaphore naturelle, la silve telle que la conçoit Symmaque, dans ses alucinationes, qu’il met en parallèle avec le subitus calor de Stace, a plus l’allure d’un jardin à la française que d’une forêt dense et touffue. Dans le projet éminemment pédagogique des Saturnales, qui, par leur composition, ne manquent pas d’évoquer de prime abord les modalités concrètes de l’écriture silvaine, c’est, tout au contraire, la référence systématique au modèle de la nature, mère de toute chose, qui permet à Macrobe d’unifier le divers d’une culture générale et de faire accéder ce tout à l’unité organiciste de l’œuvre d’art : rejetée ou soumise au joug de la culture par Symmaque, la nature de­ vient ainsi, pour Macrobe, la condition de possibilité paradoxale de la culture. Entre ces deux extrêmes, Sidoine Apollinaire hésite entre les souvenirs littéraires, les évocations directes de Stace, du point de vue théorique, et la liberté naturelle d’une poésie, certes précieuse, qui s’égare en descriptions, mais aussi en éloges, qui s’évade du réel pour retrouver en songe l’artifice littéraire, pour voir la nature au prisme de la culture, dans une relation d’enrichissement et de célébration réci­ proques. Au-delà des spécificités propres à chaque genre dans la trame duquel l’influence silvaine peut venir se nicher, il semble en dernière

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analyse que ce soit cet entre-deux et cette féconde hésitation, entre bigarrure, m élange des formes et contam inations mutuelles, qui expli­ q u en t la fugacité, le flou et, p artan t, la finesse de la réception et de l’im itation des Silves chez les auteurs tardifs.

B IB L IO G R A P H IE Bruggisser, Ph., Symmaque ou le rituel épistolaire de ΐ amitié littéraire. Recher­ ches sur le premier livre de la correspondance, Fribourg, 1993. C harlet, J.-L., « Aesthetic Trends in Late Latin Poetry (325-410) », Philo­ logus, 132 (1988), ρ . 74-85, ainsi que la version française complétée de cet article, Antiquité tardive, 16 (2008), p. 159-167. C oulter, J. A., The Literary Microcosm. Theories of Interpretation of the Later Neoplatonists, Leyde, 1976. C racco -R uggini , L., « Simmaco e la poesia», in La poesia tardoantica: tra retorica, teologia e politica. Atti del V corso di Erice, éd. S. Costanza, Messina, 1984, p. 477-523. D elhey, N., Apollinaris Sidonius, Carm. 22 : Burgus Pontii Leontii, Berlin New York, 1993. F ontaine , J., « Unité et diversité du mélange des genres et des tons chez quelques écrivains latins de la fin du IVeme siècle : Ausone, Ambroise et Ammien », dans Christianisme et formes littéraires de l'Antiquité tardive en Occident, éd. M. Fuhrmann, Vandœuvres - Genève, Entretiens de la Fondation Hardt, 23, 1977, p. 425-482. G aland-H allyn, P., « Quelques coïncidences (paradoxales ?) entre l’Épître aux Pisons d’Horace et la poétique de la silve au début du xvie siècle en France », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 60 (1998-3), p. 609-639. G oldlust, B., « U n manifeste sur l’organicité littéraire : la préface des Saturnales de Macrobe », dans Les manifestes poétiques dans l'Antiquité tardive, éd. P. Galand-Hallyn, V. Zarini, Paris, 2009, p. 279-296. G reen, R. P. H., The Works of Ausonius, Oxford, 1991. H averling, G., Studies on Symmachus’Language and Style, Göteborg, 1988. Laigneau , S., « Varietas et unité dans les Silves de Théodore de Bèze (Juuenilia) », Bulletin de l'Association Guillaume Budé (2004-1), p. 234-250. M andosio , J.-M., « La miscellanée : histoire d’un genre », Ouvrages miscel­ lanies et théories de la connaissance à la Renaissance, éd. D. de Courcelles, Paris, 2003, p. 7-36.

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D LATINITATES C]

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SIDONIO E LE S ILV A E * Per chi si occupi di silve neüa produzione letteraria (e non solo letteraria) europea, l’accostamento di Sidonio Apollinare a Stazio è scontato e anzi doveroso, dato che gli umanisti ne avevano fatto un autorevoie esponente, se non addirittura un padre nobile di quel genere - la silva, appunto - i cui tratti identitari venivano allora delineando1. Diversa è la prospettiva degli antichisti. Non perché si voglia o si possa mettere in dubbio la presenza di Stazio in Sidonio Apollinare : ehe essa sia incontrovertibile si ricava già, con una stima approssimata per difetto, daü’elenco dei loci communes redatto da Geisler2, e continue conferme sono venute e vengono dai contributi critici successivi3. Ma 1’appurata imitatio / aemulatio di passi specifici delle Silvae non basta di per sé a provare né che per Sidonio queste rappresentassero una précisa forma letteraria, né che egli qualificasse come Silvae 1’insieme dei componimenti poetici oggi editi con il titolo carmina minorai, né, infine, che

* Ringrazio deipreziosisuggerimentiLucio Ceccarelli,ElenaMerli eVincent Zarini. 1Penso inspecialmodo aPoliziano ealsuo ricorsoaSidonioper commentare Stazio e lapoetica dellasilva: vd. P. Galand-Hallyn, «Sidoine Apollinaire etAnge Politien», p.319 s.,inP.Galand-Hallyn etV.Zarini (éds.),M anifestes littéraires dans la la tin ité tar­ dive. Poétique et rhétorique. Actes du Colloque international de Paris, 23-24 mars 2007, Paris,2009, p.297-324. 2E. Geisler,Loci similes A uctorum Sidonio anteriorum , inGai Sollii .Apollinaris Sidonii Epistulae et Carm ina recensuit etemendavit Ch. Luetjohann, Berolini, 1887, MGH AA VIII,p. 351-416; inprecedenza, su Stazio in Sidonio c’èladissertazione diR. Bitschofsky,D e C. SollU Apollinaris Sidonii studiis Statianis scripsit Rudolphus Bitschofsky Phil. Doctor, Vindobonae, 1881. 3Non ha senso dar conto qui dellesingole,continue conferme aliapresenzadiStazio inSidonio emerse daicontributisuccessivi.Per un prospettodegliorientamenticriticiche hanno caratterizzatolaricercasuSidonio apartiredaglianniOttantadeisecoloseorsovd. S.Condorelli, « Prospettive Sidoniane. Venti anni distudisu Sidonio Apollinare (1982­ 2002) »,BoUettino d i Studi L a tin i, 33 (2003),p. 140-174. 4 Cosi definiti da Mommsen, MGH AA 8,p. L, che parla di libellus carm inum m i­ norum.

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egli abbia organizzato il proprio libellus avendo a suo esclusivo modello quest’opera di Stazio. Intenderei pertanto verificare se - ed eventualmente in quali ter­ mini - le affermazioni di Sidonio e la sua pratica di poeta esplicitamente dichiarino o tacitamente riconoscano un rapporto di filiazione dalle Silvae. Insieme ad una miglior comprensione della poetica di Si­ donio, mi auguro che da un’indagine cosi impostata possa venire un contributo di qualche utilità per il dibattito aperto in questo convegno : sapere se e in quale misura l’immagine di un Sidonio silvico sia autorizzata dai suoi testi dovrebbe infatti rendere più agevole individuare e valutare quanto di questa immagine sia invece frutto deü’interpretazione ehe del nostro autore si diede in epoche successive, in particolare fra Umanesimo e Rinascimento. In tutta 1’opera di Sidonio, le Silvae sono menzionate solo due volte, sempre al diminutivo, in carm. 9 e in carrn. 22. In carm. 9, poemetto a carattere programmatico ehe âpre la raccolta dei carmina minora dedicandola a Magno Felice, Sidonio redige un lunghissimo catalogo (vv. 19-317) di tutti i terni ehe non saranno i soggetti dei suo canto e di tutti i poeti greci e romani di qualche nome ehe egli non imiterà. Cade qui la prima menzione delle Silvae (v. 226 ss.) : non quod Papinius tuus meusque inter Labdacios sonat furores aut cum forte pedum minore rhythmo pingit gemmea prata silvularum5.

Inseriti in questa amplissima rassegna6, i versi dedicati a Stazio sono i soli a non avere carattere puramente denotativo e ad esprimere una predilezione ehe Sidonio condivide con il suo interlocutore (Papinius tuus meusque)1. Il diminutivo silvulae, non corrispondente all’uso di Stazio8, potrebbe essere o un indizio di speciale preferenza per quest’opera, oppure l’espressione di un più generale apprezzamento per 1’autore, dei quale in questo passo è ricordata anche la Tebaide e cui carm. 9 rende un ulteriore omaggio - implicito ma trasparente - evocandone YAchil­ leide, unica opera non esplicitamente citata9. In ogni caso, dato ehe 5 « Non quel che il tuo e mio Papinio fa risuonare fra i furori dei Labdacidi o quando con un più lieve ritmo adorna i gemmei prati delle Selvette » . 6 Stazio è ricordato dopo Esiodo, Pindaro, Menandro, Archiloco, Stesicoro, Saffo, Virgilio e Orazio {carm. 9, 211-225). 7 II possessivo {Papinii ;nostri) ricorre anche nelTaltra menzione delle 22, 6 . 8 Stazio usa solo il termine silvae {praef. a Silv. 3 e 4). 9 Vd. infra, p. 226-229.

, in ca

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1’autore nega qui ogni possibile affinità fra le Silvae e i suoi carmina minora, il diminutivo silvulae non pub essere inteso come una sia pure implicita indicazione dei testo ehe li avrebbe ispirati. Quella di carm. 9 è pero una recusatio decisamente anomala, sia per­ ché aü’estesissima pars destruens non segue la definizione in positivo di cid che il poeta intende cantare10, sia perché non possono trarsi indicazioni di poetica da un elenco ehe nega l’imitazione di tutti i poeti precedenti (anche di Catullo e Marziale, cui 1'incipit dei carme palesemente si ispira11). Resta percio da esplorare la possibilità di rinvii sottotraccia ehe, essendo collocati nel carme d’apertura, potrebbero guidare chi legge a riconoscere nelle Silvae, se non il modeüo, almeno un modeüo deü’intera raccolta. Costituito da 346 endecasiüabi faleci, carm. 9 si articola in una sezione introduttiva a carattere proemiale (vv. 1-18) ; un lungo corpo centrale (vv. 19-317) consistente nella rassegna pressoché esaustiva di tutti i terni di canto (e i connessi generi letterari) che Sidonio non affronterà (vv. 19-258) e di tutti i poeti, greci e latini, cui non è pensabile paragonarlo (vv. 259-317) ; una sezione finale (vv. 318-346) che chiude il cerchio ricoüegandosi al proemio, di cui riprende linguaggio e motivi12. Eventuali dichiarazioni di intenti che possano rinviare alle Silvae andranno percio cercate nei due soli luoghi del carme in cui Sidonio non definisce in negativo la sua poesia : il prologo e l’epilogo. Un primo elemento comune ai due poeti puo ravvisarsi nella for­ mula di saluto epistolare (vv. 1-3 Largam Sollius hanc Apollinaris / Felici domino pioquefratri / dicit Sidonius suus salutem) ehe âpre il poemetto, e ehe pub esser messa in rapporto con il più schematico Statius + nome dei destinatario al dativo + salutem con cui iniziano le prefazioni in prosa ai primi quattro libri delle Silvae e quella a Silv. 5, l 13 (ma forma epistolare hanno anche le prefazioni in prosa di Marziale ad alcuni

10 Secondo S. Santelia,«Le dichiarazioni dei poeta: il carme IX di Sidonio Apolli­ nare » , Invigilata Lucernis, 20 (1998), p. 229-254 (p. 252), « i temi ehe saranno trattati nelle nugae emergono dalla lunghissima serie di recusationes : esclusi i temi storici e quelli mitologici » e tutto cio ehe Sidonio esclude di cantare, « è evidente che rimane quel ge­ nere di poesia legata a momenti, a personaggi, a luoghi propri delTesperienza diretta delTautore » , cioè la poesia d’occasione. Ma se cosi fosse, perché Sidonio dovrebbe negare l’affinità della sua raccolta con la poesia d’occasione precedente, Silvae di Stazio in prim is ? 11 Vd. infra, p. 216. L’assenza dai suoi versi di Catullo e Marziale è proclamata da Sidonio rispettivamente a v. 266 e v. 268. 12 U n ’analisi dettagliata di struttura e scansioni del carme in S. Santelia,« Le dichiara­ zioni dei poeta » , p. 230-239. 13 Formula di saluto cui nelle due praef. al III e al IV libro corresponde il vale della chiusa.

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libri dei suoi epigrammi14). Sebbene l’unico altro passo in cui figuri il nesso larga salus si trovi nella prima elegia di Ligdamo15, per di più nel contesto della dedica di un libellus, il legame con Stazio è più stretto sia per la comune posizione incipitaria, sia perché il saluto è rivolto al destinatario direttamente dal poeta (Ligdamo ne aveva incaricato le Muse, latrici a Neera dei libellus), sia infine perché in entrambi i casi la dedica introduce una coüezione di componimenti scritti in origine per altri dedicatari. C ’è pero una differenza formale da non sottovalutare : quel saluto che in Stazio apriva la prosa deü’epistola prefatoria, Sidonio lo ingloba nel carme e gli dà forma più espansa. Segue la dedica a Felice, con 1’elenco delle doti ehe lo rendono tale di nome e di fatto (w. 4-15) : Dic, dic quod peto, Magne, dic, amabo, Felix nomine, mente, honore, forma, natis, coniuge, fratribus, parente, germanis genitoris atque matris et summo patruelium Camillo : quid nugas temerarias amici, sparsit quas tenerae iocus iuventae, in formam redigi iubes libelli, ingentem simul et repente fascem conflari invidiae et perire chartam ? mandatis famulor, sed ante testor, lector quas patieris hic salebras16.

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Riconosciuti modeüi di questa dedica in forma interrogativa sono Catullo, Ausonio che lo riprende, e Marziale, ehe ispira la movenza di V. 4 17 ; da loro deriva il lessico d’impronta neoterica con cui Sidonio 14 Mentre le prime quattro prefazioni di Stazio presentano le stesse caratteristiche strutturali (e possono dunque essere facilmente prese a modello), cio non awiene in Mar­ ziale, per le differenze fra le diverse prefazioni in prosa e il loro uso non generalizzato. Sono introdotti da un’epistola in prosa ehe inizia con una formula di saluto i libri 2, 8, 9 e 12. Suile prefazioni in prosa di Stazio e Marziale vd. ora 1’esaustiva trattazione di N. Johannsen, D ichter über ihre Gedichte. D ie Prosavorreden in den «Epigram m aton libri » M artials un d in den « Silvae » des Statius, Göttingen, 2006. 15 Lygdam. 1, 21 sed prim um m eritam larga donate salute ·. vd. S. Santelia, « Le dichiarazioni del poeta » , p. 230 n. 3, ehe accoglie una segnalazione di Leopoldo Gamberale. 16 « Di, di quel che chiedo, Magno, di, ti prego, tu Felice per nome, intelletto, prestigio, bellezza, figli, sposa, fratelli, genitore, fratelli di tuo padre e di tua madre e per Ca­ millo, sommo fra i tuoi eugini, perché le temerarie inezie del tuo amico, che il gioco della tenera giovinezza disperse, ordini di riunirle in un libretto, e ehe cosi d’invidia un’enorme fascina prenda subito fuoco e periscano i fogli ? Obbedisco agli ordini, ma prima atteste le asperità ehe qui soffrirai da lettore » . 17 Per V. 4 cfr. Mart. 8, 76, 1 (dic verum m ihi, Marce, dic amabo) ; per la forma inter­ rogativa Catullo I, 1 s. poi ripreso Auson. praef. var. 4 G, 1 s. ÇCui dono lepidum novum

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caratterizza la raccolta {libellus) e il tipo di poesia ehe questa contiene {nugae, iocus)w. Ora, non solo Stazio non ricorre a questa combinazione di termini per caratterizzare le Silvae, ma - anche separatamente presi - i termini con cui Sidonio definisce la propria poesia o non hanno riscontro in Stazio, o vi figurano con diversa accezione. Assenti sono nugae e salebrae19 ; mentre Sidonio con libellus designa la raccolta dei carmina minora20, Stazio lo usa come sinonimo di car­ men11 ; va considerato un mero fatto di memoria poetica il nesso tene­ rae iuventae, attestato in precedenza solo due volte, entrambe in Stazio, non pero neü’ambito di un discorso metaletterario22. L’aggettivo temerarius (v. 9 nugas temerarias) ha in Stazio 10 occorrenze, nessuna delle quali è riferita alla creazione letteraria. E pero possibile un raffronto con 1’unica occorrenza di temeritas, in Silv. 3, praef., 1-7 :

libellum- ?’ / Veronensis a it poeta quondam / inventoque N epoti) e Mart. 3, 2, 1 {cuius vis fie ri,libelle, ?m uns) : vd. F. E. Consolino, « Codice retorico e manierismo stilistico nella poetica di Sidonio Apollinare » , A n n a li della N orm ale Superiore di Pisa, 4 (1974), p. 423-460 (p. 424 s.). La differenza di costrutto e di senso sconsiglia invece l’accostamento (proposto da S. Santelia, « Le dichiarazioni dei p o e ta » , p. 237, n. 15) di v. 13 a Mart. 7, 51, 8 {ut pereat chartis littera nulla meis). 18 Per 1’uso in chiave metaletteraria di libellus e nugae ow io punto di partenza è Ca­ tullo carm. 1 {libellus ai w. 1 e 8 ; nugas a v. 4). E ancora a Catullo, carm. 50, 4-6 {scribens uersiculos uterque nostrum / ludebat numero modo hoc modo illoe / m utua per cum atque uinum ) risale la rappresentazione emblematica di poesia come iocus alTinterno di una ristretta cerchia di amici ehe condividono credo e gusti letterari. Marziale utilizza iocus anche con esplicito riferimento a tematiche oscene, e lo stes so vale per Ausonio epigr. 16, 8 {Ludat permissis sobria M usa iocis), comunque debba interpretarsi laffermazione (leciti perché non osceni, oppure —ipotesi a mio awiso meno probabile in quanto la Musa è sobria — perché la moralità non è richiesta ai versi, ma al poeta che li compone : vd. N. M. Kay, Ausonius, Epigrams, Text with Introduction and Commentary, London, 2001 ad loci). Questa accezione è invece assente in Sidonio. 19 Manca in Stazio anche l’aggettivo salebrosus, che in Sidonio ha tre attestazioni, di cui una {Ep. 9, 7, 3) riferita alio stile : vd. infra, nota 41. 20 In carm. 24, 1 (vd. S. Santelia, Sidonio Apollinare, Carme 24. Propempticon ad libellum. Introduzione, traduzione e commento a cura di S.S., Bari, 2002, p. 63 s. a d loci) e 91 ; a poesia leggera (non necessariamente composta da Sidonio) si riferisce libelli di carm. 23, 439. 21 Mentre in Marziale (vd. M. Citroni, M Valerii M artialis Epigramm Introduzione, testo, apparato critico e commento a cura di M. C., Firenze, 1975, p. 7), cos! come in Ausonio, libellus puo indicare sia il singolo carme che una raccolta di più carmi, nelle prefazioni in prosa alie Silvae libellus ha sempre il significato di « carme » : vd. H.-J. van Dam, P. Papinius Statius, Silvae Book I I A Commentary, Leiden, 1984, p. 59. 22 Theb. 2, 707 : quercus erat tenerae iam longum oblita iuventae e Silv. 5, 5, 18, dove tenerae iuventae si riferisce ad un fanciullo morto prematuramente. U na terza attestazione dei nesso, ma alTaccusativo, si trova in Manilio 2, 848.

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Tibi certe, Polii dulcissime et hac cui tam fideliter inhaeres quiete dig­ nissime, non habeo diu probandam libellorum istorum temeritatem, cum scias multos ex illis in sinu tuo subito natos et hanc audaciam stili nostri frequenter expaveris, quotiens in illius facundiae tuae penetrale seductus altius litteras intro et in omnis a te studiorum sinus ducor. Se­ curus itaque tertius hic Silvarum nostrarum liber ad te m ittitur23.

Nel dedicare il liber a Poüio, il poeta afferma che con lui non ha bisogno di lunghe giustificazioni per la temeritas dei carmi : Pollio stesso ha assistito alla veloce composizione di molti di essi, temendo spesso per ï audacia della penna di Stazio, lanciatasi in improwisazioni (subito natos) che, in quanto tali, non potevano essere sorvegliate nello stile. Audacia stili nostri chiarisce come la temeritas, che di audacia è sinonimo, consista nell’aver a suo tempo recitato e nel pubblicare adesso dei carmi scritti in brevissimo tempo, e dunque imperfetti24 : se il poeta non terne ora il giudizio dei dedicatario (securus...) è perché questi sa bene come i poemetti siano stati composti. Siamo con cio rinviati al terna centrale della prefazione a Silv. I : la velocità di stesura25, le cui ripercussioni negative sullo stile non possono più contare suü’indulgenza del lettore nel momento in cui i testi vengono pubblicati26. 23 « Almeno per te, o Pollio mio carissimo e quanto mai meritevole di codesto tuo sereno ritiro a cui rimani tanto fedelmente attaccato, non ho bisogno di star li a lungo a dimostrarti l’estemporaneità di queste poesie, perché tu sai bene ehe moite di esse sono nate, frutto d’improwisazione, nelTintimita del tuo nido e sai ehe questa audacia della mia penna ha suscitato in te una certa apprensione ogniqualvolta, appartatomi nei penetrali della tua eloquenza, mi lascio condurre più a fondo nel campo delle lettere e mi faccio da te guidare in tutti gli angoli più riposti delTattivita poetica. Con tranquillita dunque que­ sto terzo libro delle mie selve io dedico a te » (trad, da Opere Publie Stazio a cura di A. Traglia e G. Arico, Torino, 1980, p. 831). Per le citazioni latine delle Silvae faccio riferimento alTedizione di E. Courtney, Oxford 1990). 24 A questa definizione di audacia corrisponde in Silv. 1, praef. 22 law erbio audac­ ter, riferito ai due soli giorni impiegati per comporre Tepitalamio di Stella. U n ’ulteriore conferma potrebbe venire da Silv. I praef. 19 se con Sandström si emenda in ausus sum il tradito iussum (ma su questo problema testuale condivido le considerazioni, a mio awiso convincenti, di N. Johannsen, D ichter über ihre Gedichte, p. 255-259 in favore di {est) iussum proposto a suo tempo da Klotz). 25 Silv. 1 praef. 13 s.: nullum enim ex illis [scii, libellis] biduo longius tractum , quae­ dam et in singulis diebus effusa. Sulla velocità di scrittura delle Silvae di Stazio e suile corrispondenze con la definizione di silva applicata a testi oratori stesi di getto (Quint., Inst. 10.3.17) vd. R. R. Nauta, P oetryfor Patrons. Literary Comm unication D om itian, Leiden-Boston-Köln, 2002, p. 249-256. 26 Silv. I praef. 11-13 : sed apud ceteros necesse est m ultum illis pereat ex venia, cum am i­ serint quam solam habuerunt gratiam celeritatis. U na preoccupazione simile è manifestata da Stazio in Silv. 2 praef. 7-12, a proposito di 2, 2, epicedio per Glaucia: huius amissi recens vulnus, u t scis, epicedio prosecutus sum adeofestinanter u t excusandam habuerim affec­ tibus tuis celeritatem, nec nunc eam apud te iacto qui nosti, sed et ceteris indico, ne quis aspe-

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Del subitus calor e della festinandi voluptas ehe segnano le creazioni di Stazio non c’è traccia in Sidonio : le sue nugae sono temerariae non perché improwisate, ma per aver osato circolare nonostante la loro frivolezza27, sparse in giro se non addirittura disperse - sparsit consente entrambe le interpretazioni - dall’autore neü’ambito del lusus letterario da lui praticato in gioventù. In tal senso, il passaggio dalla precedente dispersione aü’ordinata forma di libellus richiestagli da Magno Felice viene a costituire una sorta di disvalore aggiunto. locus (v. 9 s. nugas ... sparsit quas tenerae iocus iuventae), poi ripreso in chiusa (v. 341 nostrae Terpsichores iocum refutans) figura anche in Stazio, ma non c’è piena corrispondenza di situazioni. In Silv. IV Praef., il poeta si difende in via preventiva da accuse di stile basso simili a quelle che dovevano essere state rivolte ai primi tre libri delle Silvae e giustifica la pubblicazione del IV libro con tre argomenti : prim um supervacuum est dissuadere rem factam ; deinde multa ex illis iam do­ mino Caesari dederam, et quanto hoc plus est quam edere ! exerceri au­ tem ioco non licet28 ? Inoltre, poiché Stazio aveva pubblicato per prima la Tebaide29, cui aveva consacrato dodici anni e da cui dichiarava di attendersi gloria, rispetto all’epos le Silvae sono presentate come frutto di divertissement più che di serio impegno, in linea con quanto 1’autore aveva già sostenuto nella prefazione al I libro30.

riore lim a carmen exam inet et a confuso scriptum et dolenti datum , cum paene supervacua sin t tarda solacia. Che peraltro la celeritas non abbia per Stazio quel carattere negativo ehe egli sembra inizialmente attribuirle è mostrato da Johannsen, D ichter über ihre Gedichte, p. 248 ss. nelTanalisi di silv. 1 praef., cui si rimanda. 27 U n analoga accezione delTaggettivo in carm. 8, 15, dove temeraria sono i verba delle nugae, che pretendono di properarealia volta di Valeriano Prisco. Vd. anche S. Condorelli, H poeta doctus n el v secolo D.C. A spetti della poetica di Sidonio Apollinare, Napoli, 2008, p. 87 s. 28 Silv. 4, Praef. 27-30 : « Prima di tutto è perfettamente inutile cercar di dissuadere dal fare una cosa già fatta. Poi molti di questi componimenti avevo già inviato a Cesare, nostro Signore, e quanto è più, questo, ehe pubblicare ? Ma poi è proibito esercitarsi per scherzo ? » trad, cit., p. 889. 29 Stazio dovrebbe aver portato a termine la Tebaide nel 9 1 /2 ; ce ne paria come di opera già pubblicata la prefazione al I libro delle Silvae, uscito da solo nel 92 (come pro­ pone con ragionevoli argomenti Nauta, Poetry fo r Patrons, p. 285-289), o, come a suo tempo proposto da F. Vollmer, P. Papinii S ta tii Silvarum libri, Leipzig, 1898, p. 12 n. 4 (è questa a oggi l’opinione prevalente) in un unico blocco insieme con i libri II e III. 30 Silv. 1, praef. 7-9 : Sed et Culicem legimus et Batrachomachiam etiam agnoscimus nec quisquam est inlustrium poetarum qui non aliquid operibus suis stilo remissiore praeluserit che già Vollmer, P. Papinii S ta tii Silvarum libri, p. 210 nel suo commento accostava al passo di Silv. A praef. sopra citato. Che poi in realtà Stazio avesse delle Silvae unopinione più alta di quella da lui espressa nelle prefazioni, in particolare quelle ai libri I e IV (cfr.

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N on è questa la condizione di Sidonio, il quale — forse anche per ragioni di opportunità politica — non fa cenno ai due panegirici per Avito e Maioriano31 e présenta i componimenti raccolti nel libellus come l’espressione di un’attività nugatoria, cui si è dedicato a tempo perso in gioventù32. Diversa anche la previa diffusione dei testi ora raccolti : non esiste analogia fra 1’incauta dispersione delle nugae all’interno di una élite di colti aristocratici di Gallia33 e 1’inevitabile ufFicialità di silvae offerte aü’imperatore come un dono ehe secondo 1’autore ha ben più importanza e ufficialità della pubblicazione vera e propria. Cambia anche il rapporto con il dedicatario. La decisione di raccogliere le Silvae e pubblicarle è presentata daü’autore come sua e sua soltanto34 ; Sidonio invece dichiara ehe il libellus è stato messo insieme per obbedire agli insistenti inviti deü’amico cui ora viene dedicato. Le (poche) analogie lessicali con Stazio fin qui rilevate non possono dunque considerarsi indicative di una poetica condivisa. Veniamo ora ai tre versi che chiudono la sezione proemiale del carme (vv. 16-18) : N on nos currimus aggerem vetustum nec quicquam invenies, ubi priorum antiquas terat orbitas Thalia...35

Sebbene 1’affermazione di battere vie nuove abbia goduto di notevole fortuna nella poesia latina36, il costrutto terere orbitam, ehe Sidonio imB. Gibson, Introd. a Statius, Silvae 5, Edited with an Introduction, Translation and Com ­ mentary by B. G., Oxford, 2006, p. xix-xxviii), è altra questione. 31 II panegirico per Antemio, recitato il I gennaio 468, è posteriore alla composizione di carm. 9. L’ipotesi di un silenzio politicamente motivato è resa plausibile dal comportamento di autocensura sui regno di Avito tenuto a suo tempo da Sidonio nel panegirico di Maioriano (vd. R. W. Mathisen, « Sidonius on the Reign o f Avitus : a Study in political Prudence » , Transactions o f the Am erican Philological Association, 109 (1979), p. 165-171, ora in R. W. Mathisen, Studies in the H istory, Literature a nd Society o f L ate A ntiq u ity, Amsterdam, 1991, p. 199-205). 32 Ep. 9, 16, 3, V. 47 s. plus pudet,si quid leve lu sit , / nunc reminisci. 33 Suile circostanze in cui molti poemetti venivano composti ci informa l’epistolario. Il codice di cortesia ehe regola questi scambi amicali è illustrato da A. Loyen, Sidoine A pollinaire et Fesprit précieux en Gaule aux derniers jours de Fempire, Paris, 1943, p. 96­ 100 ; per la letteratura corne gioco di società nel milieu aristocratico di Sidonio vd. A. La Penna, « Gli svaghi letterari della nobiltà gallica nella tarda antichità : il caso di Sidonio Apollinare » , M aia, 47 (1995), p. 3-34. 34 Vd. infra, nota 52. 35 « N oi non battiamo un vetusto sentiero, e nulla troverai in cui Talia calchi le antiche tracce delle ruote di autori precedenti » . 36 A partire da Lucrezio 1, 198 s. = 4, 1 s. Su Sidonio e la tradizione latina del motivo vd. da ultimo Condorelli, I l poeta doctus nel V secolo D .C ., p. 93-95 con indicazione della bibliografia precedente.

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piega - ma in accezione non metaforica - altre due volte37, stabilisée un legame diretto con Stazio, il solo ehe prima di lui se ne fosse servito in un discorso metaletterario3839: nocturnas alii Phrygum ruinas et tardi reduces vias Ulixis et puppem temerariam Minervae trita vatibus orbita sequantur : tu carus Latio memorque gentis carmen fortior exeres togatum35.

A pariare è Calliope, ehe si rivolge a Lucano : la ripresa dei costrutto staziano e l’identità di metro suggeriscono ad un lettore avvertito ehe il confronto non è con Stazio, ma con Lucano e con la poesia alta (car­ men fortior exeres togatum) ehe Calliope gli ispira. La minor altezza della poesia di Sidonio si deduce sia dal nome della musa, Talia40, sia, soprattutto, dai valde sterilis modos Camenae denunciati a v. 318. La scelta di sentieri mai prima percorsi sortisce percio effetti opposti : Lucano sarà più efficace [fortior) con il suo epos ispirato alla storia di Roma (carmen togatum) ; Sidonio, invece, per essersi incamminato su vie nuove ha composto carmi pieni di asperità. Il Primusmotiv, che nor­ malmente è ragione di merito per un poeta, è qui invocato anche per giustificare le salebrae contro cui Sidonio ha appena messo in guardia l’amico41. 37 Ep. 9, 4, 1 {terit orbitas itineris assueti) e carm. 23, 388 {securas prior orbitas terebat). Troviamo orbita trita, ma in accezione propria, in Prud. Perist. 11, 103 prima di Sidonio e dopo di lui in Ven. Fort. carm. 5, 5, 207. 38 Silv. 2, 7, 48 ss., segnalato da Geisler, Loci similes Auctorum Sidonio anteriorum , e per cui si rinvia al commento di van Dam, p. 476. 39 « Altri seguano vie più volte ricalcate dai poeti, cantando la notturna distruzione della frigia Troia e 1’errare di Ulisse nel suo tardivo ritorno e le gesta delTaudace nave di Minerva: tu, caro al Lazio e memore della tua stirpe, lèverai con più possente voce un canto nazionale » (trad, cit., p. 823). 40 Talia, con cui Claudiano designa la propria musa (vd. L. Mondin, « La misura epigrammatica nella tarda latinità » , in Epigramma longum da M arziale alla tarda antichita, a c. di A. M. Morelli, Cassino, 2008, tomo II, p. 397-494 (p. 485)) - alta si, ma legata a poesia d’occasione - è presente altre due volte nei carmina m inore di Sidonio : in carm. 12, 10 avrebbe dovuto occuparsi delTepitalamio per Catullino ; in carm. 23, 435 è invitata a ringraziare Consenzio per la sua ospitalità. N on designa dunque un preciso genere letterario, ma è riferita a forme di poesia meno elevate delTepos ; nel nostro carme le corre­ sponde in chiusa Tersicore (v. 341 nostrae Terpsichores iocum). 41 Collega il Prim us-M otiv alle salebrae del verso precedente anche Condorelli, I l po­ eta doctus nel V secolo D .C ., p. 114 s., ehe pero vede in questo termine l’indicazione di « una poetica 'nuova’, improntata alla discontinuità, al continuo cambiamento di registro e di tono » (p. 115). Questa interpretazione non convince sia per l’uso dei verbo sia perché, riferiti alio stile, salebrae e salebrosus indicano la discontinuità dovuta alTanda-

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Difficilmente dimostrabile è invece un’influenza dei tre temi presenti neüa Priamel di Stazio: la presa di Troia42, il vagabondare di Ulisse e le Argonautiche sono si menzionati dal nostro, ma non insieme, né hanno particolare rilievo, annegati come sono nel lunghissimo elenco dei temi assenti dai carmi della raccolta. Lontano da Stazio è anche l’epilogo del carme, che riprende i temi del prologo43 e fin dalla confessione di sterilità poetica con cui si âpre rinvia per lessico e immagini a Catullo e Marziale44 : Nos valde sterilis modos Camenae rarae credimus hos brevique chartae, quae scombros merito piperque portet45·

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Poiché la charta non pub contare sugli aromi dei rogo da cui la Fenice rinasce a nuova giovinezza (vv. 321-328), Sidonio prega Felice di difendere il suo gesto sconsiderato {facinus meum) e di tutelare il suo buon nome (pudor), messo a rischio per obbedirgli46. Prima, pero, dovrà far intervenire il suo dotto fratello Probo, il cui rigore sa spingersi fino a decretare la condanna deü’opera47 : mento faticoso dei discorso, ehe procede fra intoppi o addirittura si arena (Ci 2, 10, 30 e 5, 28, 84) e nella più positiva delle accezioni qualificano una scabra e a strappi che sappiamo non apprezzata da Sidonio, il quale in 9, 7, 3, elogiando lo stile dei vescovo Remigio, ne Ioda la levigata scorrevolezza della frase, che evita al lettore salebrosas iuncturas. Ora, mentre è plausibile ehe Sidonio opponga il suo libellus pieno di salebrae a quello expolitus di Catullo (Condorelli, H poeta doctus nel V secolo , p. 116), sarebbe quanto meno singolare ehe egli facesse consistere la novità della sua poetica in quello ehe considerava un difetto. 42 Forse compresa nell 'Iliacumomposto c dal giovanissimo Lucano (vd. Silv. 2, 7, 54­ 56: Ac prim um teneris adhuc in annis / ludes Hectora Thessalosque currus / et supplex P riam i potentis aurum ). 43 Vd. Santelia, « Le dichiarazioni dei poeta » , p. 238 s. 44 Sui volumi di cattiva poesia da usere per avvolgere gli sgombri, cfr. Cat. 95, 8 (gli annali di Volusio) ; Mart. 3, 50, 9 ; 4, 86, 8 ; per il pepe, cfr. Mart. 3, 2, 5 : vd. F. E. Consolino, « Codice retorico e manierismo stilistico » , p. 432, nota 14. Il nos di v. 318 oppone la sterilità di Sidonio ai molti talenti degli scrittori dotati di eloquenza ehe vivono sui suolo di Gallia, menzionati a chiusura della P riam el (v. 302-317) dal poeta, ehe dice di non poter reggere il paragone con loro. 45 « N oi affidiamo i ritmi di unassai sterile Camena ai fogli rari e brevi di una carta che meriterebbe di avvolgere sgombri e pepe » . 46 V. 329-331 quapropterfacinus meum tuere / et condiscipuli tib i obsequentiis / incau­ tum , precor, asseras pudorem , er cui cfr. carm. 3, 9 hic [scii. Petrus\ nostrum tutatur, crede, pudorem , su cui S. Santelia, « Quando il poeta parla ai suoi versi : i carmi 8 e e 3 di Sido­ nio Apollinare » , Invigilata lucernis, 24 (2002), p. 245-260, p. 253, nota 29. 47 Sidonio gioca qui sui signifeato funzione del segno theta, iniziale di θάνατος, che precedeva i nomi dei morti e dei condannati a morte, con un gioco simile a quello su ater di Hor., ars 446 s. : nel suo caso, poiché il theta si estenderebbe alTintero libellus, esso equivarrebbe alla sua condanna a morte. Il costrutto applicare theta (v. 335), attestato solo

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germanum tamen ante sed memento, doctrinae columen, Probum advocare, isti qui valet exarationi destrictum bonus applicare theta48.

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Pronto a riconoscere dinanzi ai dotti le proprie manchevolezze, Si­ donio esprime invece sprezzo per l’aggressiva supponenza dei lettori tradizionalisti, incapaci di cogliere ii carattere lieve e giocoso dei suoi versi : novi sed bene, non refello culpam, nec doctis placet impudens poeta ; sed nec turgida contumeliosi lectoris nimium verebor ora, si tamquam gravior severiorque 340 nostrae Terpsichores iocum refutans rugato Cato tertius labello narem rhinoceroticam minetur. non te terreat hic nimis peritus ; verum si cupias probare, tanta 345 nullus scit, mihi crede, quanta nescit45.

Se quest’ultimo richiamo al pudor {impudens poeta) ci rinvia ancora una volta alle convenzioni letterarie vigenti nella colta cerchia cui il Nostro appartiene50, la preoccupazione per il parere dei dotti, il termine severior e il ribadito carattere leggero attribuito alla raccolta ci ripor-

qui, Sidonio varia W. praefigere theta di Persio 4, 13 (vd. W . Kissel, Aules Persius Flaccus Sa­ tiren, Herausgegeben, übersetzt und kommentiert von W. K., Heidelberg, 1990, p. 515 ad loci), e al contempo - con l’atteggiamento bene illustrato per le epistole da I. Gualandri, Furtiva Lectio. S tu d i su Sidonio Apollinare, Milano, 1979 - esibisce la propria conoscenza di questo autore al suo futuro giudice (ma anche ai suoi dotti lettori). 48 « M a ricordati prima di far venire tuo fratello Probo, pilastro di dottrina, ehe con la sua competenza è in grado di apporre a queste righe un severo segno di condanna a morte » . 49 « Ben lo so e riconosco la colpa, né puo piacere ai dotti un poeta impudente. Non avro invece troppo timore del volto gonfio d’ira di un lettore che mi biasimi se que­ sti, fin troppo grave e severo, come un terzo Catone, rigettando coi labbro corrugato il gioco della nostra Tersicore, mi minacciasse tutto il suo disprezzo. Non ti spaventi costui, troppo saputo, che se anzi tu volessi farne prova, nessuno, credi a me, conosce tanto quanto è cio ehe ignora » . 50 Vd. Loyen, Sidoine Apollinaire, p. 97-100 ; Santelia, « Le dichiarazioni dei poeta... » , p. 249 s. e, per la tutela dei pudor, anche Consolino, « Codice retorico e manierismo stilistico... » , p. 452 e nota 38.

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tano a Catullo e soprattutto a Marziale, da cui derivano le due immagini del severo Catone e della naris rhinocerotica51. L’unico punto che questa chiusa ha in comune con le Silvae è la richiesta al dedicatario di garantire le sorti deü’opera. Ma, come già nella sezione iniziale, le differenze prevalgono sulle analogie. In Stazio la richiesta di giudizio è confinata alla prosa deü’epistola prefatoria, senza farsi parte integrante del testo poetico, e viene avanzata in due delle quattro prefazioni alie Silvae. In esse Stazio fa si dipendere il possi­ bile successo dei liber dal parere favorevole dei dedicatario, ma solo in quanto questi se ne vorrà assumere il patrocinio, e non per eventuali suoi interventi migliorativi. Inoltre la decisione di pubblicare non è le­ gata al giudizio favorevole dei dedicatari e potrebbe essere mantenuta anche nell’improbabile caso di un parere negativo52. Sidonio si è invece deciso a mettere insieme le nugae in seguito alie pressioni di Magno, ehe ha dunque l’obbligo morale di non esporre alia riprovazione 1’amico e condiscepolo. A Felice, e al suo dottissimo fratello Probo, spetta deci­ dere sulla futura esistenza dei libellus, in quanto una sua bocciatura da parte loro ne comporterebbe la mancata circolazione53. Contribuisce alia distanza — ehe non è solo cronologica — fra Sta­ zio e Sidonio la loro diversa estrazione sociale : in posizione subalterna nei confronti dei dedicatari54, Stazio conta sulla loro protezione per il successo dei libro ma, da poeta professionista quai è, non sembra contemplare 1’ipotesi di una rinuncia alia pubblicazione e alia vendita. Complimentoso ma nel contesto di un rapporto paritario, Sidonio, 51 Per questa immagine, ehe sviluppa una suggestione di Marziale ripresa da Sidonio anche in carm.3, 8 vd. S. Santelia, «Q u an d o il poeta parla ai suoi v ersi», p. 252 s., nota 27. 52 Cfr. Silv, 2 praef.27-29 : haec qualiacumque sunt, M elior carissime, si tib i non displi­ cuerint, a te publicum accipiant ; si m inus, ad m e revertantur : il fatto ehe non sarà Atedio Meliore a « lanciare » il libellus non ha per conseguenza automatica la rinuncia a metterlo in vendita. Non lascia alcun dubbio sulla decisione di pubblicare anche in caso di giudizio negativo Silv. A, praef., 34 s. : hunc tam en librum tu, M arcelle, defendes. E t, si videtur, hac­ tenus, sin m inus, reprehendemur. Pure se Stazio non avrà pensato nemmeno un momento alla reale possibilità di un parere negativo, cio ehe importa è che la sua decisione di pub­ blicare sia presentata come indipendente dal giudizio dei dedicatari, ed è anche ipotizzabile che Stazio e Marziale promuovessero una circolazione dei loro libri in parallelo con quella patrocinata dai dedicatari (Nauta, P oetryfor Patrons..., p. 280-284). Che per Stazio la pubblicabilità delle Silvae fosse comunque fuori discussione lo mostrava già ipse di Silv. \ praef. 4 ( congregatosipse dim itterem ) : Johannsen, D ichter über ihre Gedichte, p. 260. 53 Più che di pubblicazione vera e propria, per Sidonio si dovrebbe pariare di diffu­ sione del libellus fra gli appartenenti alia dotta e ristretta cerchia di cui lautore fa parte : vd. Santelia, « Sidonio Apollinare ed i bybliopolae » , Invigilate lucernis, 22 (2000), p. 1-23, p. 22 s. 54 Sui patronato letterario e sulla asimmetria dei rapporti fra autore e dedicatario ehe emerge dalle Silvae, vd. R. R. Nauta, P oetryfor Patrons..., p. 193-248.

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coito senatore ehe condivide rango e gusti letterari deü’amico cui si rivolge, présenta la sua attività poetica come un lusus i cui frutti non possono e non debbono essere di pregiudizio alia sua persona pubblica. Per questo modo di rapportarsi al dedicatario, il precedente non va cercato in Stazio, ma negli scambi di giudizi letterari fra amici testimoniato in Plinio il Giovane. Particolarmente caro a Sidonio e dichiarato modello delle sue epistole55, questi era anche autore di una raccolta di nugae composte nello stesso metro del nostro poemetto : l’endecasiüabo falecio, da cui il libellus pliniano aveva tratto il suo titolo56. Il modo in cui Plinio parla delle proprie composizioni poetiche ha con il nostro carme analogie di lessico e di situazione ben più significative di quelle - scarse e problematiche - ehe abbiamo rilevato nelle prefazioni alie Silvae. Penso in particolare alla famosa epistola 4, 14, in cui Plinio présenta aü’amico e concittadino Paterno la sua raccolta di Hendecasyl­ labi : si tratta di nugae (8 : has meas nugas) riunite in un libellus (10 : de libello meo) ; vi ha parte la componente ludica (1 : lusus meos ; 3 : his iocamur, ludimus), e l’autore chiede al destinatario di esprimere un franco parere, che potrebbe spingersi fino alla dissuasione dallo scrivere poesia57. Fattasi più ristretta la circolazione dell’opera - diversamente da Plinio, Sidonio non prevede la vendita dei suoi carmi58 - e mutate in parte le giustificazioni dei lusus poetico59, Sidonio mantiene invece 55 Sid. Apoll. Ep. 1, 1, 1 e 4, 22, 2. 56 Ep. 4, 14, 8 : unum illu d praedicendum videtur, cogitare me has meas nugas ita in ­ scribere 'hendecasyllabi, qui titulus sola m etri lege constringitur. 57 Ep. 4, 14, 6 : Ego quantifaciam iudicium tuum , vel ex hoc potes aestimare, quod m alui omnia a te pensitari quam electa laudari·, ibidem 10 a sim plicitate tua peto, quod de libello meo dicturus es alii, m ihi dicas ; neque est difficile, quod postulo. 58 Vd. Santelia, « Sidonio Apollinare ed i bybliopolae » , p. 10 s. per Plinio e p. 19-22 per Sidonio. 57 Plinio da particolare rilievo alTaspetto rilassante dei lusus poetico, ehe permette di esprimersi liberamente e talvolta da gloria : vd. ep. 7, 9, 9 fa s est et carmine rem itti, non dico continuo et longo (id enim perfici nisi in otio non potest), sed hoc arguto et brevi, quod apte quantas libet occupationes curasque distinguit. 10 lusus vocantur·, sed h i lusus non minorem interdum gloriam quam seria consequuntur. ... 13 nam m irum est, u t his opusculis anim us intendatur, rem ittatur, recipiunt enim amores, odia, iras, misericordiam, urbanitatem , omnia denique, quae in vita atque etiam in foro causisque versantur. 14 inest his quoque eadem quae aliis carminibus utilitas, quod m etri necessitate devincti soluta oratione laetam ur et, quod facilius esse comparatio ostendit, libentius scribimus. Sidonio - ehe nel nostro carme sceglie Xunderstatem ent, ma che alTomaggio poetico aveva fatto ricorso per ammorbidire l’imperatore Maioriano fa rm . 13) e il re visigoto Eurico [ep. 8, 9, 5) - contempla invece esplicitamente l’utilità pratica dei poetare quando riferisce della sua decisione di comporre il panegirico per Antemio : ep. 1, 9, 6 m ulta tib i seria hoc ludo prom ovebuntur, per cui Helga Köhler (C. Sollius Apollinaris Sidonius, Briefe Buch I, Heidelberg, 1995, p. 275 ad loci) richiama ep. 1, 2, 8 : saepe illa laetitia m inim is occasionibus veniens ingentium negotio­ rum m erita fo rtu n a t.

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la pratica pliniana di sottoporre i propri versi aüa lettura di amici fidati, ehe ne condividono i gusti letterari. Se nel carme programmation Sidonio non indica nelle Silvae il modeüo della sua raccolta, è pur vero che l’omaggio da lui reso a Stazio va ben al di là dei quattro versi (i primi da me citati) in cui egli ne fa esplicitamente il nome. L’Achilleide, non menzionata ma riconoscibile da qualunque lettore colto, è infatti sottesa ai versi dedicati ad Achille, le cui vicende, cosi corne quelle di Ulisse, il poeta dichiara di non voler cantare : N on hic Maeoniae stilo Camenae civis Dulichiique Thessalique virtutem sapientiamque narro, quorum hic Peliaco putatur antro venatu, fidibus, palaestra et herbis sub Saturnigena sene institutus, dum nunc lustra terens puer ferarum passim per Pholoen iacet nivosam, nunc praesepibus accubans amatis dormit mollius in iuba magistri ; inde Scyriadum datus parenti falsae nomina pertulisse Pyrrhae atque inter tetricae choros Minervae occultos Veneri rotasse thyrsos ; postremo ad Frygiae sonum rapinae tractus laudibus Hectoris trahendi60.

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Benché lo stile epico sia qui definito a partire da Omero, ehe ne è alle origini (ma si noti 1’abbinamento di Maeoniae al latino Camenaè), solo Hectoris trahendi pud ricoüegarsi alla narrazione iliadica, e per di più non esclusivamente ad essa : traho, il cui polyptoton incornicia

60 « Io qui non narro nello stile della Camena meonia il valore e la saggezza dell’eroe dulichio e dei tessalo, il secondo dei quali si ritiene ehe nella grotta dei Pelio, istruito nella caccia, nella lira, nella lotta e nelle erbe mediche sotto la guida del vecchio figlio di Saturno, mentre, ancora bambino, ora si inoltra nelle caverne delle fiere e si riposa qua e là nella nevosa Foloe, ora, sdraiandosi nelle amate stalle, dorme più confortevolmente sulla criniera del maestro ; e come poi di là, affidato al genitore delle fanciulle di Sciro, abbia tollerato il falso nome di Pirra e fra i cori della severa Minerva abbia fatto roteare nascosti tirsi per Venere ; e infine - alla notizia dei ratto frigio - sia stato trascinato dalla gloria di Ettore, che da lui sarebbe stato trascinato » . A d sonum Phygiae rapinae è una espressione decisamente strana, perché dopo ad sonum ci si aspetta il nome dello strumento suonato, e mi chiedo se Sidonio non l’avesse formulata sotto la suggestione di un ulteriore episodio dell’Achilleide : il suono della tuba di Agire (in Achill. 1, 875-882, poi ricordata da Ulisse in Achill. 2, 39), cui Achille aveva reagito imbracciando le armi e facendosi cosi riconoscere dai greci venuti per condurlo a Troia.

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V. 144, ricorre più volte in poesia latina per il cadavere deü’eroe troiano61, e - cio ehe più importa - si trova nel proemio d Achilleide (1, 3 ss.), ehe puo aver suggerito a Sidonio anche i due aggettivi Maeonius (v. 135) e Dulichius (v. 136) nei versi che introducono la lunga digres­ sione sui due eroi greci62 : ... quamquam acta viri multum inclita cantu Maeonio, sed plura vacant : nos ire per omnem (sic amor est) heroa velis Scyroque latentem Dulichia proferre tuba nec in Hectore tracto sistere, sed tota iuvenem deducere Troia63.

Per il resto della sua rievocazione, Sidonio aderisce all’Achilleide, di cui segue la trama anche quando se ne distacca nelle scelte espressive. Cost, Scyriadum di v. 140 compare in Achill. I, 367 e solo li ; lo stesso puo dirsi dei nesso Peliaco antro (v. 138), presente solo qui e in Achill. 2, 11 (Peliacoque rates escendat ab antro). In sub Saturnigena sene in­ stitutus, Sidonio trae Saturnigena da Ausonio, in cui si trova 1’unica precedente attestazione dei termine64, ma 1’immagine di Chirone vec­ chio (Saturnigena sene) deriva dal poema staziano {longaevum Chiroa : Achill. 1, 106), cos! come doctus senex {Achill. 1, 238 s. : docti ... se­ nis) e, sempre in Stazio, neüa vecchiezza, deposte le attività guerriere, ha quale unico interesse le erbe medicamentose e la lira65. Tetide lo trova suüa soglia deü’antro ad attendere il ritorno dalla caccia dei suo pupillo {Achill. 1, 119 s.: et tunc venatu rediturum in limine primo / opperiens) ; il racconto di Chirone, ehe descrive a Tetide come Achille, fra le nevi di Farsalo {Achill. 1, 152 : Pharsaliae nives), semini il terrore fra i centauri {Achill. 1, 152-155), unito alia scena del ritorno dell’eroe 61 Prop. 2, 8, 38 ; fo rtem illum H aem oniis Hectora tra xit equis·, Ovid. M et. 12, 591 : Hectoris... circum sua Pergama tracti·, Sen. Troad. 189: egitque habenas Hectorem et Troiam trahens·, Auson. epitaph. 15, 5: uiderunt aliquid crudelius Hectore tracto·, Claudian. : S til I, 98 tractusque rotis ultricibus Hector. 62 Lo segnala già Geisler Loci similes Auctorum Sidonio anteriorum , p. 400, ehe nei loci similes per D ulichii indica anche D ulichium . . . ducem di Ovid. M et. XIV, 22 6 . 63 « Anche se le sue eroiche gesta sono state già celebrate dal canto Meonio, moite altre ne restano : fa’ ehe io la sua intera vita di eroe - è questo il mio desiderio - possa seguire, e snidarlo dal nascondiglio di Sciro con la tromba Dulichia senza fermarmi al trascinamento di Ettore, ma accompagnare il giovane per tutta la guerra di Troia. » , trad. G. Rosati, Stazio, Achilleide, Introduzione, traduzione e note di G. R., Milano, 1994, p. 74. 64 Auson. ecl. 19, 22 (già in Geisler, Loci sim iles..., p. 400), dove pero è un sostantivo riferito a Giove (Prometheus / testatur Saturnigenam ). 65 A chill. 1, 116 ss. : nam tunc labor unus inerm i / nosse salutiferas dubiis anim antibus herbas, / a u t monstrare lyra veteres heroas alum no ; ma anche A chill. I, 240 : puerilia car­ m ina di Achille.

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da Foloe (sede dei centauri già in Lucano), dove ha ucciso una leonessa appena sgravatasi66, è da Sidonio condensato nei w. 136-137, ehe accentuano rispetto a Stazio il nomadismo dei ragazzo. E, soprattutto, nunc praesepibus accubans amatis / dormit mollius in iuba magistri sviluppa lo spunto staziano di Achille ehe dorme appoggiato alle spalle del centauro67. Sono presenti in Stazio - pur se non esclusivi di lui - anche altri più difFusi motivi come la conoscenza della musica e delle erbe medicamen­ tose, frutto deü’insegnamento di Chirone68. Sicuramente suggerita da Stazio è invece la rappresentazione di Achille che, mentre partecipa in vesti femminili alle cerimonie in onore di Pallade, celebra di nascosto i rituali di Venere corteggiando Deodamia. V. 142 s. {inter tetricae choros Minervae / occultos Veneri rotasse thyrsos) presuppone infatti 1’episodio, narrato nelT'Achilleide, della cerimonia in onore di Pallade celebrata dalle figlie di Licomede, ehe coronano di fronde le austere chiome della dea (288 s. divaeque severas / fronde ligare comas). In quell’occasione Tetide convince Achille, già attratto da Deidamia, a vestirsi da donna per simulare choros {Achill. 1, 319) standosene fra le principesse, le quali lo invitano a sociare choros castisque accedere sacris {Achill. 1, 370). È la situazione brevemente evocata da Sidonio, il quale - distaccandosi dal modello sui piano della forma espressiva - aü’enaüage staziana {di­ vaeque severas ... comas) preferisce il nesso tetricae Minervae di Marziale 10, 20, 14, e probabilmente conia il costrutto rotare thyrsum, ehe non risulta attestato altrove69. Sebbene nella tarda antichità il mito di Achille - con particolare riguardo alia sua educazione - abbia successo sia letterario ehe iconografico70, il tributo reso aü’Achilleide è provato, al di là di ogni possi­ 66 A chill. I, 168 s.-.fetam Pholoes sub rupe leaenam / perculeratferro. 67 1, 195 s. : N ox trahit in somnos, saxo conlabitur ingens / Centaurus blandusque um e­ ris se innectit Achilles. 68 In Stazio è l’eroe stesso a rievocare questi insegnamenti di Chirone in A chill. 2, 154­ 163, dove sono preceduti dalTaddestramento sportivo : apprendistato, questo, riassunto da Sidonio in fidibus, palaestra et herbis fa rm . 9, 134). Le competenze mediche di Achille, attestate a partire da Hom. II. 11, 831 s. e 846 s. (vd. F. Ripoll et J. Soubiran, Stace, A chilléide, Louvain - Paris - Dudley, Ma, 2008, comm, a 2, 160-162) sono ricordate anche in Silv. I, 4, 98-99 : salutifero gem ini Chironis in antro. Sulla fortuna di questi terni fuori da Stazio vd. infra, nota 70. 67 L’unica altra ricorrenza si trova in Sidonio stesso, carm. 5, 49 (rotat enthea thyrsum). 70 Per le rappresentazioni iconografiche relative all’educazione di Achille e al suo soggiorno a Sciro particolare importanza riveste il piatto di Kaiseraugst, oggetto della monografia di M. A. Manacorda, Lapaideia d i Achille, Roma, 1971. Sulla fortuna letteraria del tema vd. Z. Pavlovskis, « The Education o f Achilles as treated in the Literature o f Late Antiquity » , L a Parola del Passato, 20 (1965), p. 281-297 : fra i passi da lei mezionati,

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bile dubbio, dal taglio dato al tema da Sidonio, il quale - se si esclude l’ultimo verso (ehe peraltro, come abbiamo visto, trova corrispondenza nel proemio dell’Achilleide) - deü’eroe rievoca solo le vicende co­ perte daü’incompiuto poema di Stazio. Non solo la «furtiva lectio » dell''Achilleide fa di Stazio il poeta alia cui produzione questo carme dedica il maggior numero di versi71, ma il riferimento a quest’opera fa si ehe neü’ambito del nostro carme la produzione epica di Stazio risulti nettamente privilegiata rispetto aile Silvae. L’altra menzione ehe Sidonio fa delle Silvae si trova nella prosa che chiude carm. 22, poemetto eziologico in 235 esametri sui Burgus del senatore Ponzio Leonzio, imponente complesso la cui fondazione il poeta attribuisce alla congiunta iniziativa di Apollo e Bacco72, ehe avrebbero deciso di abbandonare le rispettive sedi di culto per istallarsi in questo nuovo luogo, del quale Apollo descrive nei dettagli il fasto e la bellezza futuri. Nel prendere congedo dall’amico, Sidonio cos! difende l’estensione data al carme {carm. 22, 6) : Si quis autem carmen prolixius eatenus duxerit esse culpandum, quod epigrammatis excesserit paucitatem, istum liquido patet neque balneas Etrusci \Silv. I, 5] neque Herculem Surrentinum \Silv. Ill, 1] neque co­ mas Flavii Earini \Silv. III, 4] neque Tibur Vopisci \Silv. I, 3] neque omnino quicquam de Papinii nostri silvulis lectitasse ; quas omnes de­ scriptiones vir ille praeiudicatissimus non distichorum aut tetrasticho­ rum stringit angustiis, sed potius, ut lyricus Flaccus in artis poeticae volumine praecipit [Hor., Ars, 14 ss.], multis isdemque purpureis loco­ rum communium pannis semel inchoatas materias decenter extendit73.

Qui non solo è esplicito il richiamo alie Silvae, ma in queste - e in particolare nelle quattro citate (la prima e 1’ultima poi sono descrizioni due di Sidonio sulla lotta con le fiere (p. 289-91), rispettivamente nel panegirico di Avito (v. 177 ss. che per 1’educazione di Avito riprende A chill. 1, 168 ss. e 2, 121 ss. cfr.) e in quello di Antemio (v. 149-155, ehe si riferiscono ad A chill. 2, 102-105 e 113-116). Indicazioni ulteriori in F. Ghedini, « La fortuna di Achille » , Latom us, 53 (1994), p. 297-316, specialmente p. 297 s. e p. 311-316. 71 Ai versi ehe esplicitamente menzionano le opere di Stazio - 4 (v. 226-229), come per Virgilio (v. 217-220) - il lettore dotto potrà infatti aggiungere i 13 versi ehe rinviano ali’Achilleide, di cui egli ha ravvisato la non troppo fu rtiv a lectio (l’ovvio riferimento è al bel saggio di Gualandri, Furtiva Lectio...) fattane da Sidonio. 72 U na scelta in contrasto con il passagio che in carm. 9 nega di voler cantare gli dei pagani, esaminato da S. Santelia, « Sidonio Apollinare e gli dèi pagani (a proposito di Carm. 9, 168-180) » , Invigilata Lucernis, 21 (1999), p. 341-355. 73 « Se poi qualcuno rimprovererà questo carme piuttosto lungo per il fatto ehe è andato oltre la breve misura dell’epigramma, è evidente senza ombra di dubbio che costui non ha letto né le terme di Claudio Etrusco, né Ercole Sorrentino, né le chiome di Flavio Earino, né la villa tiburtina di Vopisco, e assolutamente nulla delle Selvette dei nostro

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poetiche di ville) - Sidonio addita ai lettori il suo dichiarato modello, ehe con la propria estensione autorizza il trattamento piuttosto ampio del tema. Resta problematico il senso da dare a quod epigrammatis ex­ cesserit paucitatem, di recente inteso come una sorta di manifesto letterario ehe proporrebbe un vistoso aüargamento dei confini dei genere epigramma74. Che si accetti o no questa interpretazione75, cio ehe conta ai fini del nostro discorso è l’esplicita indicazione deüe Silvae come modello. Dalle Silvae, e in particolare da quelle che egli stesso ha richiamate, Sidonio si differenzia sia per l’ambientazione dei suo racconto nel mito, sia per l’assai maggiore attenzione ai dettagli, che tradisce l’influenza delle descrizioni di ville presenti in Plinio il Giovane76. N o ­ nostante queste differenze, carm. 22 ha gli stessi tratti qualificanti delle silvae staziane : poesia d’occasione che combina encomio ed ekphrasis, analogia nel trattare l’intervento degli dei, Verbindung di elementi fittizi e reali77. Con i carmina minora ci troviamo dunque di fronte ad una raccolta che, pur non riviando aile Silvae né nel carme introduttivo né in quello conclusivo e tanto meno in carm. XVI, l’unico a soggetto religioso ehe ne faccia parte78, contiene perd un componimento che si richiama esplicitamente allé Silvae. Carm. 22, in origine pubblicato a parte79, Papinio ; descrizioni tutte che quelTuomo di altissima reputazione non costringe nelle ristrettezze di distici o tetrastici, ma piuttosto, come prescrive il lirico Flacco nel volume d e lT ^ s -poetica,dopo averli introdotti, amplia convenientemente i soggetti con i molti e purpurei drappi dei luoghi comuni » . 74 Mondin, « L a misura epigrammatica nella tarda latin ità», p. 474-477, seguito da Condorelli, II poeta doctus..., p. 157-161. 75 Siccome varie silvae (fra cui quelle qui ricordate) svolgono in forma più ampia e distesa terni trattati anche dagli epigrammi, l’interpretazione a mio awiso da preferire è che Sidonio affermi qui di aver seguito Stazio silvico dando trattazione più ampia ad un soggetto che avrebbe potuto essere confinato nel più contenuto spazio di una trattazione epigrammatica. Per una più ampia e articolata discussione, ehe sarebbe fuori luogo in que­ sta sede, rinvio ad un mio lavoro di prossima pubblicazione sui significati del termine epigramma in Sidonio. 76 N. Delhey, Apollinaris S,idonus Carm. Burgus P ontii Leontii. Einleitung, Text und Kommentar von N. D., Berlin-New York, 1993, p. 16 s. 77 Delhey, A pollinaris Sidonius, p. 17 s. 78 Gli attribuisce ora un ruolo centrale J. Hernandez Lobato, « Estructura interna y articulaciôn semantica del Poemario de Sidonio Apollinar. Hacia una nueva interpretaciön » , Acme, 59 (2006), 1, p. 251-260 p. 257 s. in quanto chiude il primo dei due blocchi di 8 carmi ciascuno che costituiscono i carmina minora. 79 Che i carmi 22 e 23 — composti forse durante il viaggio del 465-466 a Bordeaux e a Narbona — siano stati aggiunti in una seconda fase è mostrato dai rami PF e T della tradizione manoscritta, che li riportano al fondo, dopo l’attuale carm. 24: vd. Loyen, SidoineApollinaire, p. xx x n ; Hernandez Lobato, « Estructura interna y articulaciôn seman­ t ic a l » , p. 254 e n. 7. L’originaria circolazione autonoma del carme è corroborata dalla

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dovrebbe essere confluito nei carmina minora solo poco prima defla loro edizione definitiva, per cui si potrebbe liquidare la questione osservando ehe le sue caratteristiche non possono essere assunte a chiave di lettura per una coflezione formatasi prima e indipendentemente. Poiché tuttavia 1’autore ha voluto ehe il poemetto venisse a far parte deU’insieme, evidentemente lo riteneva compatibile con gli altri carmi : nulla vieterebbe percio di vedere nella sua dichiarata affinità con le Sil­ vae un’indicazione estensibile aU’intera raccolta di cui è parte, se solo questa indicazione trovasse adeguato riscontro nefl’organizzazione in­ terna dei libellus. E quanto cerchero di verificare confrontando terni, metri e organizzazione defle Silvae e dei carmina minora. Poiché afl’unico libro del poeta più tardo corrispondono i cinque libri di Stazio, il confronto non potrà essere puntuale, ma dovrà riguardare il tipo di pezzi contenuti e i metri presenti nefle due opere. Per l’articolazione interna, prenderemo invece in considerazione solo i primi quattro libri defle Silvae, che furono licenziati daU’autore. Sia le Silvae ehe i carmina minora sono raccolte di poesie d’occasione, ma diverso è il modo in cui vengono presentate. Stazio fa sistematicamente precedere i quattro libri da una prefazione in prosa, che assolve due importanti funzioni : è il luogo deputato delle dichiarazioni relative afl’organizzazione dei libro e ai singoli carmi ehe lo compongono ; sottolinea il rapporto privilegiato ehe lega il poeta al dedicatario. Compito, quest’ultimo, complicato dalla condizione sociale di Stazio, inferiore a quefla dei dedicatari, e reso più difficile dall’invio di un libro che contiene carmi originariamente composti per altri (e l’operazione diventa particolarmente delicata quando un carme originariamente composto per il dedicatario dei libro - e che dovrebbe dunque coflocarsi in apertura - deve cedere il posto ad uno per l’imperatore, come avviene in Silv. I con l’epitalamio di Stella preceduto dal carme sul monumento equestre di Domiziano, e in Silv. IV, dove il carme desti­ nato al dedicatario è solo il quarto nefl’ordine, preceduto da tre omaggi poetici all’A ugusto). Tutti questi problemi non si pongono a Sidonio, il quale appartiene all’aristocrazia senatoria gaUoromana : i suoi rap­ porti paritari con il dedicatario dei libellus lo esentano dalla necessità di giustificare i pezzi e calibrare gli omaggi, corne invece avviene nelle prefazioni in prosa ai primi quattro libri defle Silvae. Differenze di situazione a parte, la scelta di aprire il libellus con un carme piuttosto sua inclusione nelTepistola in prosa con cui Sidonio lo trasmette alTamico dedicatario. Le affinità formali della prefazione in prosa a carm. 22 con alcune delle epistole ehe contengono carmi è rilevata da Z. Pavlovskis, « From Statius to Ennodius. A Brief History of Prose Prefaces to Poems » , R e n d i c o n t i ïstiuoLombardo, 101 (1967), p. 535-567 (p. 5

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ehe con un’epistola in prosa non orienta il lettore verso le Silvae quale possibile modello, e lo stesso pud dirsi del propempticon ad libellum, i cui precedenti vanno cercati fuori dalle Silvaê0. Comune ai due poeti è la polimetria delle raccolte, ma le preferenze non coincidono. Nella sua sistemazione definitiva, la raccolta di Sido­ nio, costituita da sedici componimenti, è aperta e chiusa da un carme in endecasillabi faleci ; dei primi quattro libri delle Silvae solo il III ha il carme d’apertura nello stesso metro deü’ultimo, ehe è l’esametro, mentre gli altri sono aperti da un componimento in esametri e chiusi da uno in endecasillabi faleci. Il metro di gran lunga dominante in Stazio è l’esametro, mentre in Sidonio dominano nettamente i faleci (1031), seguiti a notevole distanza dagli esametri (697). In Stazio sono presenti pure la strofe alcaica (silv. 4, 5) e la saffica (silv. 4, 7), assenti nei carmina minora, dove perd troviamo anche (negli epigrammi e - per evidente influenza di Claudiano - nella prefazione aü’epitalamio per Ruricio e Iberia) il distico elegiaco, assente invece nelle Silvae. Sta­ zio ha un epitalamio privo di prefazione, Sidonio ne ha due, entrambi con prefazione, alla maniera di Claudiano, dal quale perd si aüontana per la scelta del falecio nella prefazione in versi aü’epitalamio per Pole­ mio e Araneola, dotato anche di una prefazione in prosa. La presenza di una doppia prefazione - in prosa e in versi - rinvia a Marziale e, in tempi più vicini, ad Ausonio, il quale ultimo, insieme con Paolino di Nola, potrebbe avere suggerito a Sidonio l’idea di un carme, il 13, composto in due metri differenti (10 distici elegiaci + 20 faleci)8081. Sia le raccolte di Stazio ehe quella di Sidonio ospitano al loro in­ terno componimenti riconducibili a generi letterari diversi. Anche qui, tuttavia, una piena corrispondenza si registra solo con carm. 22, ehe si ispira ai carmi encomiastico descrittivi di Stazio, e per la cui prefa­ zione - segno quasi certo di un’originaria pubblicazione a parte - si potrebbe indicare un parallelo, seppur imperfetto (manca li una prosa conclusiva), nella prefazione in prosa a Silv. 5, 1. Anche i due epitalami 80 Più precisamente nella tradizione dell’apostrofe al libellus, che si combina in chiusa con il tema della navigazione quale metafora dei comporre : vd. Santelia, Sidonio A polli­ nare, p. 26-34 e 41-43 con relativa bibliografia. Minime le affinità con silv. 4, 4 a Vitorio Marcello (additato fra i possibili precedenti da Santelia, Sidonio Apollinare, p. 29 s.), per­ ché non accompagna una raccolta di versi, ma è solo latrice di un lungo saluto ali’amico. Più pertinente il rinvio alTapostrofe alla Tebaide, in chiusa (Santelia, Sidonio Apollinare, p. 29), ma siamo ancora una volta fuori dalle Silvae. 81 Benché separati nel codice, che intitola i distici epigramma e i faleci de eodem ende­ casillabi, i due pezzi non sono separabili in quanto la parte in faleci fa da commento a quella in distici, che ha in effetti carattere epigrammatico. Il testo che ne risulta è assimilabile per tipologia aile épis tôle in più metri di Ausonio e Paolino di Nola.

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di Sidonio {carm. 11 et 15) hanno un precedente in quello per Stella e Violentilla (Silv. 1, 2), ma essi hanno una prefazione (rispettivamente carm. 10 et 14) ehe quello di Stazio non ha, e ehe rinvia al modello claudianeo, la cui influenza sulla composizione degli epitalami non è meno percepibile di quella staziana. Difficile individuare affinità fra il ringraziamento a Domiziano per un invito a cena {Silv. 4, 2) e ÏEuchariston ad Faustum episcopum {carm. 16) o fra il propemptico a Mecio Celere {Silv. 3, 2) e quello di Sidonio al libellus. Per gli altri carmi inclusi nella raccolta Sidonio ha seguito criteri diversi. Nei carmina minora è presente l’epigramma nella forma resa canonica da Marziale {carm. 18-21, epigrammi in distici elegiaci, gli ultimi tre di 4 versi) e mai praticata da Stazio) ; c’è inoltre un biglietto di invito al senatore Ommazio in dieci distici elegiaci {carm. 17), ehe i manoscritti titolano epigramma e ehe, se anche lo si considerasse una breve epistola, non avrebbe possibili riscontri in Stazio, ehe non com­ pone epistole in distici elegiaci. Impossibile trovare nelle silvae qual­ cosa di accostabile al lunghissimo (512 endecasiüabi faleci) carm. 2b a Consenzio, né vi ha riscontro la spiritosa recusatio al senatore Catuüino {carm. 12, in 22 endecasiüabi faleci) ehe aveva pregato Sidonio di comporgli l’epitalamio. Se mai volessimo trovare un riferimento a questo originalissimo carme, esso andrebbe individuato da una parte in Silv. 4, 9 con cui ha in comune il metro e il tono scherzoso, ma dall’altra con un epigramma di Claudiano, c.m. 13, per il gioco su due diverse accezioni, una delle quali riferita al metro, del termine pesS2. Senza corrispettivi, anche perché mancano nelle Silvae testi polimetri, è poi carm. 13, in cui - terna per Stazio impensabile - Sidonio prega l’imperatore Maioriano di togliergli una imposta. Dall’esame fin qui condotto emerge con chiarezza come nei carmina minora Sidonio, pur rinviando in varie occasioni alle Silvae, ne suggerisca la funzione di modello importante, ma non le proponga, neppure in modo implicito, come il modello per ecceüenza cui egli avrebbe ispirato la propria raccolta. Questo risultato è ancor più valido nell’ambito deü’edizione definitiva deü’opera poetica di Sidonio, comprendente anche i carmina maiora8283. In questo più ampio insieme, la presenza dei tre panegirici con le rispettive prefazioni, rafforzando il peso di Claudiano, riducono comparativamente quello di Stazio silvico.

82 L’altra accezione è riferita in Claudiano c.m. 13 ai piedi malati dei podager che osa criticarlo e in Sidonio allaita statura dei barbari che egli è costretto a ospitare. 83 Sulle varie fasi editoriali delTopera poetica di Sidonio vd. da ultimo Hernandez Lobato, « Estructura interna y articulaciôn sem antical » .

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L’impossibilità di individuare neüe Silvae o in qualsiasi altra raccolta il precedente cui il Nostro si sarebbe conformato appare in linea le sue scelte linguistiche, stilistiche e tematiche, caratterizzate dalla molteplicità dei riferimenti e dalla complessità dei gioco intertestuale. Se questa concezione della poesia impedisce aile Silvae di diventare modello do­ minante per la collezione dei carmi di Sidonio, esse si prendono una parziale rivincita neü’epistolario, ehe ci ha conservato un numero non esiguo di componimenti poetici (sedici per un totale di 530 versi) non pubblicati fra i carmina e ehe vengono introdotti dall’autore in termini che più volte ricordano le epistole prefatorie di Stazio, in particolare quella al primo libro84. Ma c’è di più. La maggior densità di carmi si registra nelle ultime lettere dei nono libro, che l’autore aggiunse ai primi otto per conformarsi aü’epistolario di Plinio85. Sidonio, che milita ormai da tempo nei ranghi della Chiesa, sa che dedicarsi al lusus poetico sarebbe un’attività frivola e poco confacente alla dignità episcopale da lui rivestita86. La pubblicazione di un nono libro di epistole gli offre percio uno splendi­ do pretesto sia per comporre ancora qualcosa, forzato - dice lui - dalla devota insistenza degli amici87, sia per riesumare un carme composto molti anni prima88. Gli dà anche modo - ad almeno dieci anni dalla definitiva pubblicazione della sua opera poetica89 - di sfoggiare le pro­ prie competenze versificatorie, componendo in metri assenti da quella. 84 Influenze della prefazione al primo libro delle Silvae sono state segnalate da Pavlovskis, « From Statius to Ennodius... » , p. 554-556 in epp. 7, 3, 1 e 9, 13, 4, in ep. 7, 9, 4 (sulla velocità di stesura) e in ep. 9, 13, 1 (il poeta terne ehe il giudizio favorevole del destinatario sia dettato dall’amicizia) ; Condorelli, I l poeta doctus nel Vsecolo D .C ..., p. 195, menzionaAp. 2, 10, 2 dove si qui versiculi m ihi flu x e rin t è confrontabile con silv. 1, praef. 2-4 libellos, qui m ihi ...flu xeru n t. 85 Ep. 9, 1, 1. 86 Ep. 9, 12, 1. 87 E il caso di ep. 9, 13, 2 (anche se il carme, in asclepiadei minori, non tratta il tema richiesto dal destinatario) e di 9, 15, 1. 88 Ep. 9, 13, 5, dove l’autore riporta un suo antico carme in anacreontei su un libro di Pietro, magister epistularum di Maioriano. 87 II libro IX è stato messo insieme nel 482, mentre l’edizione definitiva dei carmi si colloca fra il 469 (è questo il termine ultimo per A. Loyen, Poèmes, p. xxxu-xxxv, il quale ipotizza tre edizioni successive) e il 472 proposto come term inus ante quem da W. Schetter, « Zur Publikation der Carmina minora des Apollinaris Sidonius » , Hermes, 120 (1992), p. 343-363, per il quale ci furono solo due edizioni (p. 363). Resta aperto il problema di altri componimenti di sidonio per noi perduti [vd. da ultimo P. Mascoli, « Suile opere perdute di Sidonio Apollinare » , A n n a li della Facoltà d i lettere e fltlosoflta, Università degli Studi d i Bari, 47 (2004), p. 187-198], ma se è fuor di dubbio ehe il nostro abbia composto più di quanto noi conosciamo, Tunica edizione definitiva dei carmi per cui si possa postulare la cura delTautore e la sua esplicita volontà di diffusione resta quella di 24 carmi a noi giunta.

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Troviamo cosi, nelle ultime quattro epistole, 1’asclepiadeo minore kata stichon (9, 13, 2), 1’anacreonteo (9, 13, 5, di 120 versi), l’iüustrazione dei versi recurrentes (9, 14, 4), i trimetri giambici (9, 15, 1 di 55 versi) e infine gli 84 versi in strofe saffiche con cui Sidonio chiude 1’ultima lettera dei libro redigendo il bilancio della propria attività politica e letteraria e prospettandosi un eventuale futuro di poeta esclusivamente dedito al canto di soggetti sacri (ep. 9, 16, 3). In queüa ehe sa essere la sua estrema chance di poeta profano, Sido­ nio fa ancora una volta i conti con i propri modelli e cerca di accorciare le distanze. Con Ausonio, accrescendo il numero dei metri esperiti e con la teorizzazione di gusto grammaticale sui versi recurrentes; con Claudiano, componendo in asclepiadei minori e anacreontei, due metri presenti nei fescennini per Onorio90 ; con Orazio, dei quale ripropone gli asclepiadei minori kata stichon ehe aprono e chiudono i primi tre libri delle odi e le saffiche, da Sidonio adottate nel carme deü’ultima epistola, ispirato all’ultima ode del IV libro91, ehe pero è in strofe al­ caica. Insieme con l’alcaica, la strofe saffica è uno dei due metri lirici delle Silvae assenti nei carmina minora di Sidonio : la sua presenza nel IX libro delle epistole colma dunque una lacuna nei confronti delle Sil­ vae, ma nel contesto di un confronto con gli auctores che - pur inclu­ dendo Stazio fra i modelli - gli nega il privilegio deü’esclusività.

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90 I primi nel IV fescennino {carm. 14), i secondi in combinazione strofica con dicoriambo e aristofanio nel secondo fescennino {carm. 12). 91 G. Ravenna, « 'Quos tamen chordae nequeunt sonare, / corda sonabunt' ·. Sidon, epist. 9, 16, 3 vers. 83-84, (Sidonio Apollinare giudica la sua poesia) » , Incontri triestini d ifilo logia classica, 3 (2003-2004), p. 315-326.

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D LATINITATES 1]

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L'ÉCRITURE DE LA SILVE DANS LES POÈMES D'ENNODE Justement qualifié par St. Kennell de « Gentleman o f the Church1 » , Magnus Felix Ennodius est un aristocrate gallo-romain, né en Arles vers 474 ; clerc passé de l’Église de Pavie à celle de Milan vers 496, diacre vers 503, évêque de Pavie vers 513 jusqu’à sa mort en 521, il nous a laissé une ample production littéraire datable des débuts du VIe siècle, avant que son élection à l’épiscopat ne le fît classiquement renoncer à la littérature profane. Cette œuvre souvent fort difficile, qui consiste en plusieurs centaines de pages dans les deux éditions de référence de W. von Hartei (C SEL, Vienne, 1882) et de Fr. Vogel (M GH , Berlin, 1885), a suscité de nombreux travaux récents ; mais quoique plusieurs portent sur la poésie d’Ennode2, aucun ne s’intéresse à une possible in­ fluence du genre de la silve sur cette dernière, ce qui justifie notre pro­ pos malgré ses insuffisances - aussi bien ne sommes-nous pas spécialiste de cet auteur. Et de fait, bien que cette œuvre ne fasse pas explicitement référence à la silve, elle en présente assez vite de nombreux traits à l’examen, même cursif.Elle mêle en effet tous les genres dans les manuscrits qui nous la transmettent, en épousant un ordre globalement chronologique de pro­ duction des textes : les poèmes (en deux livres dans l’édition de W . von Hartel, d’après le classement générique dû à J. Sirmond) s’insèrent ainsi entre des lettres, des dictiones, des opuscules divers et variés ; ces textes eux-mêmes combinent volontiers vers et prose, comme la dictio pour les trente ans de sacerdoce d’Epiphane de Pavie (1, 9) ou la Paraene-

1St.Kennell,M agnus Felix Ennodius. A Gentleman o f the Church, Ann Arbor, 2000. 2Voir entre autres D. Di Rienzo, G li EpiM agno 2005;G. Vandone,A ppunti su una poetica tardoantica: ,Carm i , Pisa,2004;maintes contributions dans lestroisA tti delle giornate ennodiane édités,pour lapremièreparF.Gasti,Pisa,2001,pourladeuxième parE.D’ Angelo,Napoli,2003,pour latroisièmepar F.Gasti,Pisa,2006.

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sis didascalica (Opusc. 6) ; plusieurs poèmes juxtaposent savamment des mètres différents, de manière souvent inattendue, comme l’épithalame pour Maximus (1, 4) étudié par F. E. Consolino3. Il en résulte un as­ pect très « touffu » , auquel se joignent le rôle des commandes passées par des amis et la primauté de l’épidictique sur la morale - dans la Paraenesis didascalica, on songera ainsi aux propos fort peu chrétiens prêtés à la Rhétorique, et bien connus des spécialistes. Ces quelques traits, en soi, suffisent déjà à évoquer les Silves de Stace, avec leur célèbre préface, ou les sévères réflexions de Quintilien sur cette écriture libérée (Institution oratoire, 10, 3, 17), ou encore bien des aspects de la poésie de Sidoine, auquel Ennode était du reste apparenté. Aussi nous a-t-il semblé légitime de proposer ici quelques réflexions sur ce problème assez neuf, en nous interrogeant successive­ ment sur l’affectivité, puis sur l’esthétique, enfin sur la « conversion » de la silve chez cet étrange clerc, non sans rendre grâces à nos hôtes de nous avoir invité à cet examen.

L’affectivité de la silve C ’est sans doute le poème intitulé Praefatio totius operis poetici quod fecit (2, 66) qui exprime le mieux l’affectivité « silvaine » chez Ennode : après deux distiques élégiaques où il évoque, dans le sillage du Carmen 68 de Catulle, sa mens anxia ballottée par d’innombrables bourrasques, il ajoute : Pierius menti calor incidit; indiga serti / tempora mox cinxit laurus Apollinea. / Tunc hederae uiridis rubuerunt fronte corymbi, / Cas­ talii mellis murmura blanda bibi. / Continuo, ponens marcentes pectore curas, / complector laudem, carmina, laetitiam (v. 5-10)4. Sans reprendre ici le commentaire intégral de D. D i Rienzo à ces vers introducteurs5, on relèvera l’intérêt pour notre sujet de la référence à Stace, qui certes écrit au troisième vers du chant I de sa Thébaïde, comme le note bien le commentateur italien, Pierius menti calor incidit, mais aussi et sur­ tout, dont la préface fameuse au premier livre des Silves fait état du

3 Voir F. E. Consolino, « Les indications implicites dans 1’Epithalame d’Ennode pour Maximus (388 V = Carm. 1, 4 H ) » , dans M anifestes littéraires dans la la tin ité tardive, éd. P. Galand-Hallyn et V. Zarini, Paris, 2009, p. 163-184. Voir aussi la contribution du même auteur au présent volume. 4 « La chaleur des Piérides fondit sur mon esprit ; mes tempes désireuses d’une guir­ lande, bientôt le laurier d’A pollon les ceignit. Alors les corymbes de lierre verdoyant rou­ geoyèrent sur mon front ; du miel de Castalie, je bus les doux murmures. Aussitôt, laissant là les soucis qui moisissaient au fond de ma poitrine, j’embrasse la louange, et les vers, et la liesse. » 5 D. D i Rienzo, G li Epigram m i, p. 20-23.

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subitus calor d’où sont nés ces poèmes de circonstances. La création poétique, pour Ennode, doit se faire dans la joie, celle qu’il ressent en chevauchant au galop dans la fraîcheur d’une fin de nuit d’été, au mi­ lieu d’un tacitus splendor propre à le délier des curarum fasces dans la légèreté et l’alacrité (2, 128), ou encore lorsque l’ivresse des vendanges excuse une erreur de métrique, chez un poète qui se dit par ailleurs sou­ cieux d’immortalité (2, 67), ce que confirmera plus tard encore le v. 7 de son épitaphe. On songera aussi à la pièce plus longue évoquant un voyage à Briançon (1, l ) 6, à travers la canicule puis le froid (v. 1-40), ce contraste pénible cédant devant les gaudia magna (v. 48) que donnent les visites aux tombeaux des saints (v. 41-52). La préface en prose de la Dictio quando de Roma rediit (1, 6), dédiée à un insignium adulescens uirtutum, multiplie également les signes de joie (hilaritas, laetitia, gau­ dia, exultatio sont ainsi maintes fois déclinées), une joie qui trouve une expression toute particulière dans la déclamation {das pellere adflictionis glaciem, et ad uernum me dictionis inuitas. N am dum quod tu debes stu­ diis, ego inpendo laetitiae, puto, ambo proficimus)7 ; puis vient le poème lui-même, qui s’ouvre sur une comparaison avec le marin inquiet de reprendre la mer après la fin de l’hiver, les discrimina supprimant les gaudia (v. 11), mais un appel au Christ, pour qu’il protège la rimosa puppis du poète (v. 32), laisse attendre le retour de la joie, nécessaire à la composition des vers : Tristia n il capiunt pectora uersiloqui (v. 36) ; et Ennode de conclure, en pensant à ses Hymnes, et l’on y reviendra : Sed redeat uernum, cesset iam bruma timoris. / Stringite quae nectant frondea serta comas : / cantem quae solitus, dum plebem pasceret ore, / Ambrosius uates carmina pulcra loqui (v. 37-40)8. On a constaté par ces exemples que la joie de l’écrivain prend souvent les couleurs du prin­ temps, très présentes aussi dans le tableau de gaudens infantia mundi (v. 9) qui ouvre le poème 1, 3 composé pour les petits-fils du poète

6 En attendant la publication de la thèse qu’E. Perini, aux Universités de Salerno et de Paris IV, a consacrée aux poèmes de voyage d’Ennode (soutenance en mai 2012), on verra sur ce texte Ch. Cerutti, Itinerarium. Riflessioni su Tesi di Laurea, Università degli Studi del Piemonte Orientale «A m edeo Avogadro » , 2005-2006, et plus briève­ ment J. Soler, écritures du voyage. Héritages et innovations dans la littérature latine tardive, Paris, 2005, p. 349 sq. 7 « Tu me donnes de bannir la glace de l’affliction, et m’invites à la douceur printa­ nière d’une déclamation. Car tandis que ce que tu dois aux études, je le consacre à la joie, je crois que nous en tirons tous deux profit. » 8 « Mais que revienne la douceur printanière, que cesse à présent l’hiver de la crainte. Tressez des guirlandes de feuillage pour en attacher vos cheveux; puissé-je chanter les beaux poèmes qu’Ambroise, l’évêque inspiré, en nourrissant son peuple de sa bouche, avait coutume de prononcer. »

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Proculus ; elle est non moins volontiers liée aux motifs traditionnels de l’inspiration païenne, Apollon et les Muses, Pégase, les hederae et les co­ rymbi, ainsi lorsqu’Ennode demande à Agneüus de lui offrir un cheval fringant pour pouvoir composer des vers joyeux (2, 109), ou lorsqu’au nom de Deuterius il sollicite d’Eugénès l’octroi d’un bout de jardin, avec beaucoup d’enthousiasme laudatif et d’images lumineuses (1, 2), sans parler de l’ouverture de l’épithalame de Maximus (1, 4) ; mais le poème 1, 6, que nous avons cité plus haut, associe cette même joie au Christ, lorsque le diacre Ennode s’en retourne d’un synode romain, à la fin de 502 ou au début de 503, et nous y reviendrons. Plus largement peut être rattachée à la silve l’affectivité, qui est très présente dans notre corpus. Cela vaut pour la joie, on l’a vu, mais aussi pour la peine : ainsi le livre II des poèmes regroupe-t-il de nombreuses épitaphes, dont la plus touchante est sans doute la pièce 2, 1, dédiée au souvenir peut-être fictif d’un jeune homme trop tôt disparu9. On songera aussi au poème 1, 5, un Itinerarium évoquant un voyage en automne, entrepris alors qu’une crue du Pô emportait les forêts : c’est qu’Ennode va rendre visite à sa sœur, qui a perdu son fils, et il se dit feruenti germanae tractus amore (v. 22) : sic pietas elementa domat, ajoute-t-il au v. 31, pour expliquer cette expédition, qui le verra bra­ ver les intempéries Christo duce (v. 52). Dans un tout autre ordre de sentiments, les épigrammes satiriques rassemblées par D. D i Rienzo10 nous montrent un écrivain mordant, et sa susceptibilité est fort bien attestée11. Dans bien des cas, notre poète souvent accusé de froideur adopte un éthos chaleureux, dans sa préface, mais aussi lorsqu’il espère du professeur des petits-fils de Proculus qu’il encouragera leur feruor dans les études (1 ,3 , 20), ou lorsqu’il donne à la grammaire pour mis­ sion d’amener sans rigueur excessive les enfants ad Tullianum calorem scintillis praefigurati uaporis (Opusc., 6, 11). On pensera encore à l’ou­ verture du poème 1, 7 à Faustus, où les vers du destinataire sont ré­ putés mêler l’eau et le feu, comme les sources d’A bano décrites dans la Lettre 5, 8 ; mais sur ce passage très intéressant, G. Vandone nous semble avoir tout dit12.

9 Voir l’analyse de D. D i Rienzo, Gli Epigramm p. 25-30. 10 Voir ibid., p. 157 sq. 11 Voir par exemple la Lettre 8, 29, à Beatus, au sujet d’une prétendue erreur de mé­ trique. 12 Voir G. Vandone, A ppunti,p. 21-25 (avec des références complémentaire, sur thématique, aux Lettres 2, 9 et 3, 12), et p. 65 sq.

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Un trait supplémentaire d’affectivité « silvaine » chez Ennode tient au lien de sa production poétique avec la rhétorique épidictique13. Le blâme plus féroce que souriant domine les épigrammes satiriques, évo­ quées plus haut, mais surtout l’éloge est largement prodigué aux des­ tinataires des poèmes, vivants ou morts, hommes ou femmes, laïcs ou ecclésiastiques : D. D i Rienzo l’a bien montré pour les poèmes courts du livre II, G. Vandone et F. E. Consolino pour plusieurs de ceux qu’ac­ cueille le livre I. L’inévitable contrepartie de ce dernier aspect est le dé­ veloppement copieux du locus humilitatis, dont E.-R. Curtius a bien étudié l’invasion dans la littérature à partir des débuts de l’Empire14. Il nous semble pertinent ici encore, pour ne pas alourdir la présente étude, de renvoyer aux pages de G. Vandone15. Assez rares sont par ailleurs les pièces où le blâme ou l’éloge est prioritairement lié à un jugement moral. C ’est également à la sphère épidictique que se rattache le besoin exprimé par Ennode de succès public : notre poète fréquente les grands, il est lui-même un aristocrate, et il pratique les recitationes16. Non seulement il souligne pour ses jeunes correspondants la nécessité de briller dans les genres mondains17, mais il rappelle ce même devoir aux futurs ecclésiastiques qui fréquentent le palais épiscopal de Milan pour s’y former, comme le montre la pièce 2, 16 très richement com­ mentée par D. D i Rienzo avec des références augustiniennes18, et la pré­ face du poème 1, 9, cette dictio versifiée en l’honneur des trente ans de sacerdoce d’Epiphane de Pavie en 496, ne dit pas autre chose : Ennode s’y défend contre ceux qui trouveraient bizarre et hors de saison ce dis­ cours dans la bouche d’un clerc {cur recitet publice quem laus nec decet publica nec delectat.?), reprend de saint Ambroise, au début du D e officiis de ce dernier (1, 2, 5 sq), la notion & otiosa silentia, et justifie sa prise de parole par l’usage des hymnes et par des références à l’Écriture : tout au plus doit-on s’interdire la sentina carminum au sens des mensonges de la fable. Dans le poème 1, 8 à Olybrius, le diacre reconnaît queyümam petit undique lector (v. 53), mais il n’est plus en mesure d’obtenir un mansurum sophos (v. 34), et il en souffre manifestement, lui qui, dans le dernier vers de la Préface à son œuvre poétique citée plus haut 13 Voir ibid., p. 35-37. 14 Voir E.-R. Curtius, L a littérature européenne et le M oyen Age latin, Paris, 1986 (rééd.), t. 1, p. 154 sq. 15 Voir G. Vandone, Appunti, p. 38-40. 16 Voir ibid., p. 117. 17 Voiries Lettres 8,2 à Avienus et 8,11 à Arator, avec les commentaires de B.-J. Schröder, B ildung un d Briefe im 6 .Jh d t, Berlin-New York, 2007, p. 104-105, sur le besoin d’ tatio chez Ennode. 18 Voir D. D i Rienzo, G li Epigrammi, p. 97-102.

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(2, 66), liait explicitement laus, carmina et laetitia. C ’est encore et en­ fin, nous semble-t-il, aux pratiques épidictiques, qu’il faut rattacher un refus de l’austérité qui va de pair avec le goût du succès. Ainsi la Parae­ nesis didascalica adressée aux jeunes Ambrosius et Beatus se fonde-t-elle sur le mélange en un prosimètre polymétrique de la fortis elocutio de la prose avec le mollior stilus des vers (Opusc., 6, 3), et si la Laus uersuum initiale entend promouvoir une poésie vigoureuse et véridique à l’usage des Christi milites, son auteur n’en déclare pas moins que « la vertu ne sied pas toujours à un poème » (v. 5) fondé par les Camènes sur une douceur séduisante ; quant à Castitas, un peu plus loin, elle revendique certes la croix comme lance, bouclier et armure, avec une réminiscence paulinienne évidente (Eph., 6, 13-17), mais elle refuse pour autant de « montrer constamment un visage affligé » (ibid., 7).

L’esthétique de la silve Après avoir étudié les principaux traits par lesquels la poésie d’Ennode nous semble pouvoir être mise en rapport avec l’affectivité de la silve, il nous faut à présent en venir à ce qui tendrait à nous renvoyer en elle à l’esthétique définie par Stace et par Quintilien. Il s’agit tout d’abord d’une forme de désinvolture affichée, la leuitas blâmée par ce dernier et ici assumée, qui passe par exemple par le refus des grands genres, constatable dans la pratique et revendiqué dans la théorie : c’est ainsi que les v. 47-52 du poème 1, 8 disent sur un ton mélancolique l’inaptitude d’Ennode à l’élégie, à l’épopée et à la tragédie19. Aux lon­ gues compositions est de même préférée une relative brièveté, qui le plus souvent peut aller jusqu’à la densité épigrammatique20. Mais ce qui frappe le plus est la revendication répétée de la facilité et de l’improvi­ sation, que G. Vandone met justement en rapport avec les tendances affichées par Stace, Ausone ou Sidoine21. La Lettre 8, 11 à Arator s’achève sur l’indication de ce qu’elle a été dictée pendant que notre diacre revenait au pas de course de la basilique, en invoquant à l’appui le témoignage de Dieu même, et nombre de poèmes courts affichent des marques de la promptitude d’élaboration dont se vantait Stace en sa préface. Plusieurs d’entre eux comportent jusque dans leur titre la mention ex tempore, dont D. Di Rienzo tire argument pour la ques­

19 Voir G. Vandone, A ppunti,p. 162-165. 20 Voir G. Bernt, Das lateinische Epigramm im Übergang von der Spätantike zum frü h en M ittelalter, München, 1968, p. 97 sq sur Ennode. 21 Voir G. Vandone, A ppunti, p. 115.

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tion de l’authenticité des titres concernés22. La Lettre 5, 7 consiste ainsi à adresser à Euprepia une épitaphe pour Cynegia composée en une heure, uix una hora habens tractandi spatium, inelimata uelocitate ; mais la Lettre 7, 29 nous apprend ensuite que la destinataire s’est plainte de ce que son tombeau n’eût pas été dûment honoré laude ducti in carmen eloquii, et notre poète de proposer alors une seconde épitaphe23. Parmi bien d’autres exemples de vers ex tempore ou facti subito, on pourrait citer les monodistiques de 2, 57, 58 et 59 attaquant un Goth vêtu à la romaine, celui de 2, 142 qui rappelle l'affaire de l’autel de la Victoire, avec une discrète pointe contre un Boèce lié aux Symmaques24, celui de 2, 105 qui invite, non sans lourdeur à des yeux modernes, Arator à « cultiver » son anniversaire pour mériter son nom, ou encore, plus virtuose par la combinaison d’une strophe sapphique et de quatre tétramètres trochaïques, le poème 2, 107 à Agnellus. Les premiers mots de la préface en prose du poème 1, 7 à Faustus ne définissent-ils d’ailleurs pas l’écriture comme une scabies ? D ’autres traits encore nous semblent relever chez Ennode d’une es­ thétique de la silve. Ainsi en va-t-il de son goût pour l’éclat, pour la lumière, dans l’évocation des activités culturelles, comme lorsque, dans la pièce 2, 150, les aristocrates sont invités à exposer leur progéniture aux rayons de la culture au même titre que les aigles exposent la leur à ceux du soleil25 ; innombrables sont les images lumineuses de ce type, par exemple en 1, 2, et St. Gioanni en a dit l’importance dans la C or­ respondance26. A cet éclat solaire est aussi liée une riche profusion, par exemple dans le chatoyant portrait d’A mbroise qui ouvre la série des pièces destinées à commémorer les évêques de Milan (2, 77) - or l’hymne dédié au même saint sera bien plus sobre (1, 15) ; le poème consacré aux épigrammes dont Faustus a orné sa bibliothèque associe pareillement érudition et richesse, joie et moralité, pour évoquer une collection de livres dont aucune branche du savoir profane ou religieux ne semble exclue (2, 3). Ajoutons-y un goût certain de la douceur27 et de la pompe28 tout à la fois, et une sensibilité néo-alexandrine ou 22 Voir D. D i Rienzo, G li Epigrammi, p. 224 et 230. 23 Sur ces deux épitaphes, voir N. Brocca, « Ennodio e il 'caso’ dei due epitaffi per Cinegia » , in A tti della terza giornata ennodiana, p. 123-142. 24 Voir l’analyse de D. D i Rienzo, Gli Epigramm p. 197. 25 Voir, outre D. D i Rienzo, G li ,E pigramp. 213-215, M. De Lucia, « Claudiano, le aquile e la prova del sole in Ennodio, carm. 2, 150 = 451 Vogel » , Invigilita Lucernis, 28 (2006), p. 43-59. 26 Voir Ennode de Pavie, Lettres, t. 1, Livres I et II, Paris, 2006, p. l x x x i x sq. 27 Voir G. Vandone, A ppunti, p. 116. 28 Voir l’index de l’éd. de Fr. Vogel, p. 402, s.v.

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pré-baroque qui peut prendre diverses formes : l’admiration pour la « merveille » , comme dans ce baptistère Saint-Etienne dû à l’évêque Eustorge, où l’eau s’écoule d’en haut grâce à un mécanisme malaisé à comprendre (2, 149)29, ou encore à propos de pièces d’orfèvrerie inso­ lites par leur légèreté aérienne (2, 46 à 49), leur exigüité ouvragée (2, 98) ou leur destination étrange (2, 114 à 116)30; la fascination pour Yadynaton, bien analysée par B.-J. Schröder dans plusieurs poèmes31, notamment en 1, 7 pour Faustus ; le goût du paradoxe, qui s’affirme par exemple avec le m otif de la mors mortis dans les épitaphes colligées par D. Di Rienzo323, ou avec l’union du luxe et de la cruauté dans les monodistiques évoquant le fouet doré du jeune Arator (2, 114-116), ou encore avec cette vision fugitive d’un oiseau transporté au sec par les ondes écumantes du Pô en crue (2, 134). L’impression dominante est ici celle d’une préciosité travaillée, où l’ars l’emporte sur ï ingeniumd^, les lettres étant par ailleurs proclamées sanctus labor en 2, 68, 1. Nous rattacherons enfin à l’esthétique de la silve trois derniers aspects liés aux précédents. Il s’agit tout d’abord du thème de la nature domp­ tée, qui se prolonge de Stace à Ausone et à Sidoine. Un poème destiné à un palais épiscopal, et d’interprétation difficile34, se conclut ainsi par le distique suivant : Celsa tenebrosofrondescunt arbuta luxu / quae nullis strinxit falcibus agricola (2, 15, 9-10). Le contexte religieux peut inciter à lire ces vers dans un sens que nous examinerons bientôt, mais in­ nombrables sont les textes, et notamment les dictiones, où cette idée se rencontre en contexte profane. Un poème censément placé à l’entrée d’un jardin fait l’éloge de la culture... littéraire et note en conclusion : Vertit ad obsequium naturae munera doctus : / aetates, species, mensuras, tempora,formas (2, 44, 11-12). Les vers consacrés au jardin de Théodoric dans son palais de Pavie soulignent, en une sorte d’allégorie panégy­ rique, la dimension sociale et divine du jardinage que le roi y pratique après la guerre dans une atmosphère édénique (2, 111)35. On relèvera également, dans les poèmes regroupés par D. Di Rienzo aux p. 143 sq de son commentaire sur des animaux naturellement rebelles et paisi­

29 Voir D. Di Rienzo, G li Epigram m i,p. 112-114. 30 L’importance du monde matériel et des objets manufacturés chez Ennode est bien relevée par St. Kennell, M agnus Felix ,E nm dius p. 85 sq. 31 B.-J. Schröder, B ildung un d Briefe, p. 106-108. 32 Voir notamment les poèmes des p. 30 sq, ainsi que celui de la p. 116 (2, 20), 33 Voir G. Vandone, A ppunti,p. 25-34, pour une très juste synthèse sur ce poin portant, à partir des réflexions d’Ennode sur l’art de Faustus. 34 Voir D. Di Rienzo, G li Epigrammi, p. 95-97. 35 Voir Id., Ibid., p. 139-143, et F. Gasti, « Il giardino del re (Ennod. carm. 2, 111 H = 264 Y ) » , in A tti della terza giornata ennodiana, p. 169-188.

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blement domptés par l’homme, l’importance du m otif de I obsequium, déjà présent dans le Leo mansuetus de Stace {Silves, 2, 5). - En face de cette nature soigneusement domptée, l’art est magnifié, surtout dans les inscriptions destinées aux églises : partout s’y développe l’éloge de l’art, de la construction ou de la restauration, des bâtisseurs ainsi que de leur travail36. C ’est encore l’art qui, dans le poème 2, 91, reproduit la nature, et même la surpasse en conférant l’unité d’une représentation à la disparité des fragments dans une composition en opus sectile. Mais ce serait une infinité d’épigrammes d’Ennode qu’il nous faudrait lire pour épuiser cette matière topique : contentons-nous donc de renvoyer ici au fameux « cycle » par lui consacré à une coupe figurant avec une parfaite illusion de réalité Pasiphaé et son taureau37. - Si l’art est ainsi magnifié, enfin, c’est que la poésie est créatrice. B.-J. Schröder renvoie à ce sujet à la Lettre 1, 6, où Ennode se plait à donner une peinture épouvantable du lac de Côme et de ses délices réputées3839401,pour enchaî­ ner sur le poème 1, 7 à Faustus. L’un des aspects les plus saillants de ce dernier est sans doute le rapprochement établi entre création litté­ raire et création divine, d’abord au second paragraphe de la préface en prose {Est uobis quoddam cum hominum factore collegium : ille fin x it ex nihilo ; uos reparatis in melius ensuite dans les v. 19-20 {Tu uerbis faciem tribuis, modulamine membra. / Quod natura Deo, hoc tibi dant s tu d ia f, suivis d’une série Radynata (v. 21-30) dont le premier, pour n’être certes pas du goût de tout le monde, n’en frappe pas moins par sa puissance {In uetulum dexter si uertas plectra cadauer, / primaeuum facias, aedificante lyraA1). Sur ces passages, le commentaire habituelle­ ment si riche de G. Vandone reste relativement discret42 ; on en retien­ dra surtout le relevé d’un antécédent macrobien, où l’œuvre poétique de Virgile est comparée à l’œuvre créatrice de Dieu {Sat. 5, 1, 18-2, 1), et la surprise que l’on a à lire ces lignes chez un homme d’Église. Mais B. J. Schröder va plus loin et, montrant le lien fréquent entre adynaton poétique et épiphanie divine, met en évidence la force du propos d’En-

f9),

36 Voir D. D i Rienzo, G li Epigrammi, p. 77 sqq. 37 Les poèmes sont rassemblés et commentés ibid., p. 130-134. 38 Voir B.-J. Schröder, B ildung u nd Briefe, p. 106 ; voir aussi St. Gioanni, éd. cit., p. 18­ 20 et 107-110. 39 « Vous êtes en quelque sorte l’associé du Créateur des hommes : lui, il a façonné à partir de rien, vous, vous restaurez en mieux. » 40 « Toi, tu conferes aux paroles un visage et, par ta mélodie, des membres. Ce que la nature donne à Dieu, les études te le donnent à toi. » 41 « Si, avec bonheur, tu tournais ton plectre vers un cadavre décrépit, tu en ferais un nouveau-né, et ta lyre le (re)construirait. » 42 Voir G. Vandone, Appunti, p. 30-31 et 74-79.

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node : alors que pour G. Lieberg, écrit-elle, il faut attendre Jules-César Scaliger et sa Poétique de 1561 pour trouver une expression formelle du caractère créateur de l’acte poétique, Ennode nous en fournirait une quelque mille ans plus tôt, situant la poésie entre imitation et fiction43. De même la Rhétorique proclame-t-elle ailleurs que juste après la di­ vinité, elle seule a le pouvoir de créer ou de modifier ce qui a été créé (Opusc., 6, 15). - Quoi qu’il en soit, cette « divinisation des lettres44 » ne pouvait pas manquer de poser quelques problèmes à un membre de l’Eglise, et nous nous demanderons pour finir si Ennode a su « conver­ tir » la silve.

U ne « conversion » de la silve ? La dictio déjà évoquée plus haut, composée en 496 pour le trentième anniversaire de l’ordination sacerdotale d’Epiphane de Pavie, au seuil de l’œuvre littéraire d’Ennode, est intéressante à cet égard en ce que l’on y voit notre auteur, jeune encore, tenter de conformer son éthos silvain à un cadre ecclésiastique. Il s’agit d’un éloge public, et la préface en prose en justifie la pratique, comme on l’a vu naguère ; mais la mise en valeur du laudandus est essentiellement confiée aux hexamètres qui suivent. Une fois passé le refus traditionnel de la poésie païenne et de son doctior error (v. 7), une fois rejetés Phébus et les Muses, Castalie et Pallas, et invoqué le Saint-Esprit, comme il se doit dans tout poème chrétien, Ennode n’entend pas verser dans l’austérité, même en traitant une matière religieuse : ainsi nous présente-t-il l’éclat rayonnant de ce beau jour quo gaudet mundus, cum non sint gaudia mundi (v. 40), pour peindre ensuite la ferveur qui entoura l’élection épiscopale d’Epiphane (v. 51 sqq.), ou narrer un prodige lumineux qui accompagna sa nais­ sance (v. 99 sqq.) et fit verser à son père des lacrimas quas prom unt gau­ dia (v. 114). On pourrait aussi renvoyer aux très beaux vers 134-161, qui évoquent l’agriculture spirituelle chez le prélat, intendant dont le zèle réjouit le Maître par l’abondance et la splendeur de récoltes riantes et parfumées, en attendant que le poème s’achève sur les gaudia du réci­ tant, des vœux de longévité, et un En-no-di-us en acrostiche exprimant les scrupules du versificateur (v. 167-170). Toute étude approfondie de ce texte difficile doit à présent passer par un très bel article de F. E. Consolino déjà évoqué45, mais ce qui nous importait ici était de ma­ 43 Voir B.-J. Schröder, B ildung und Briefe, p. 106-109. 44 Étudiée par St. Kennell, M agnus Felix Ennodius, p. 43 sq. 45 « Prosa e poesia in Ennodio : ia dictio per Epifanio » , in A tti della terza giornata ennodiana, p. 93-122.

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nifester que le christianisme ne semblait pas impliquer trop d’austérité pour le jeune Ennode, et nous avons vu au début de notre propos que cela se confirmait dans plusieurs poèmes de sa maturité. C ’est pourtant l’inverse que pouvait suggérer le plaidoyer de la pré­ face en prose du poème 1, 9, et qui surtout nous paraît se dégager de plusieurs textes ultérieurs composés après l’accession au diaconat. C ’est ainsi que le poème 1, 8 à Olybrius exprime nettement un ma­ laise d’Ennode : voici que notre mondain s’y décrit en pastor, dans la préface en prose, et s’oppose ainsi à un Olybrius urbanus, qu’il invite à ne pas le tenter ; car il éprouve alors la crainte et la solitude que cau­ sent les muta nemora, ou encore se présente comme perdu per nemo­ rum inuia. Seraient-ce les dangers de la « silve » pour un clerc ? Il est indispensable de lire à ce sujet les analyses de G. Vandone, de même que, dans le poème, lorsqu’Ennode se compare à un Phaéton vaincu par le calor (v.24)46. Dans les v. 29 sq, notre versificateur se plaint en tout cas âprement de son aridité, de sa stérilité ; il a abandonné les sym­ boles antiques de la poésie, et les seules siluae qu’il fréquente encore, inter spelaea ferarum (v. 43), comme, jadis, Epiphane en voyage47, sont celles où il exerce son agrestis militia ; car son souci est d’éviter lactea ne mentem denudent uerba solutam, / et dictis mollis dicar et ingenio (v. 47-48)48. Dépression, réorientation, ou les deux? C ’est ce que ten­ draient à suggérer d’autres textes de la même époque, vers 503, évo­ qués par G. Vandone à propos de ce poème et de ce problème49, en particulier les Lettres 1, 16 à Florianus, 2, 6 à Pomerius, et surtout 3, 24 à Mascator. Nous avons nous-même suivi cette veine dans la corres­ pondance avec Arator, en particulier dans la triste Lettre 9, 1 datable de fin 510-début 51150. Il faudrait bien sûr y ajouter les considérations développées dans les chapitres 5 et 6 de cet avatar des Confessions augustiniennes que l’on appelle Eucharisticum depuis J. Sirmond et que l’on peut dater de la même époque51 ; Ennode y fait pénitence des ap­ plaudissements que naguère il se donnait longuement en toute alacrité, de l’orgueil fondé sur le succès qui l’agrégeait au troupeau des poètes au mépris de son état consacré, du plaisir tiré de ses compétences en 4é Voir G. Vandone, A ppunti, p. 105-112. 47 Voir la Vie dÉpiphane, Opusc., 3, ch. 83-84, p. 94 Vogel. 48 « Que des paroles douces comme le lait ne dévoilent un esprit dissolu, et qu’on ne me déclare efféminé dans mon discours et mon talent. » 47 Voir G. Vandone, A ppunti, p. 118-120. 50 Voir V. Zarini, « Ennode et Arator : une relation pédagogique et son intérêt lit­ téraire » , dans M anifestes littéraires dans la la tin ité tardive, p. 325-342 (et surtout les p. 335-338). 51 Voir St. Kennell, M agnus Felix Ennodius, p. 5-7 et 23-29.

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métrique et des tromperies de l’éloquence, pour conclure ce pitoyable tableau sur un écho de l’ascension de Daphnis au ciel chez Virgile (Ecl., 5, 56-57) : et si euenisset ut essem clarorum uersuum seruata lege form a­ tor, sub pedibus meis subiectum quidquid caeli tegitur axe cernebam’1. On ne saurait mieux renier certaine mondanité « silvaine » , mais l’acédie ne semble jamais non plus très éloignée de ces regrets. On peut cependant se demander si Ennode ne s’est pas efforcé de « convertir » ses ardeurs initialement « silvaines » dans sa poésie pro­ prement religieuse. C ’est ainsi que dans son Hymnus uespertinus (1, 10), s’il rejette le calor ebrius (v. 15) qu’apportent les songes nocturnes, c’est au profit des ferveurs de la foi : uiuatfides in pectore / quae luce uernat perpeti (v. 31-32). L’étrange hymne suivant, In tempore tristitiae (1, 11), a un ton pénitentiel, mais sa strophe finale déclare : In fonte carnis ardor est / qui mergit, urit, adficit; / sed si serenus aspicis, / pressura gignet gaudium l1, traçant ainsi un possible itinéraire de conversion qui mènerait de la fausse ardeur à la vraie joie. On relèvera de même dans l’hymne 1, 15 à saint Ambroise, par rapport à l’épigramme 2, 77 déjà mention­ née, une réorientation du brillant vers l’action, et de l’éloquence vers le dogme, mais cette fois sans plus de souvenir de l’affectivité ni de l’es­ thétique des temps jadis - alors que le goût du paradoxe brillant n’est pas absent de l’hymne 1, 20 à saint Martin, dont les v. 13-14 déclarent : Hic, fontis ignem nesciens, / caloreferuebat Dei. Est-on plus proche ici àafervorino italien ou des élans « jaculatoires » ? Il ne nous appartient pas de trancher, mais il nous semble prudent d’attendre, pour en savoir plus sur la spiritualité d’Ennode dans ses hymnes, la prochaine publi­ cation de la thèse de Doctorat de C. Urlacher-Becht, qui remplacera avantageusement l’opuscule généralement décevant et parfois erroné de M. Muzzica525354. Cela étant dit, le succès limité des hymnes en question et les jugements sévères que la plupart des érudits ont formulés à leur 52 « Et si d’aventure j’avais composé des vers en respectant leurs lois, je voyais soumis à mes pieds tout ce que recouvre la voûte céleste. » — Peut-être y a-t-il ici une ambigüité calculée sur le double sens, physique et métrique, du mot « pied » . Quant à l’écho virgilien relevé, il passe peut-être aussi chez Ennode par le filtre chrétien de Prudence, Perist. 14, 94 sq ( « ascension » de sainte Agnès après son martyre). 53 « A la source de la chair, il est une ardeur qui nous submerge, brûle et atteint ; mais si Tu [=Dieu] jettes un regard serein sur nous, la tribulation fera naître la joie. » 54 Voir M. Muzzica, G li in n i di Ennodio di Pavia, Napoli, 2003, cente de D. D i Rienzo, « Inni senza pubblico : la produzione di Ennodio di Pavia » , dans L'hym ne antique et son public, éd. Y. Lehmann, Turnhout, 2007, p. 623-636. C. UrlacherBecht a soutenu à l’Université de Strasbourg, en juin 2009, une très volumineuse et remarquable thèse de Doctorat intitulée Ennode chantre M ilan. E dition, traduction, commentaire, qui jette une lumière nouvelle et vive sur l’en­ semble de la poésie religieuse d’Ennode, dont les Hymnes.

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endroit ten d raien t à suggérer que cette poésie religieuse ne fut pas le p o in t fo rt de l’œuvre ennodienne, tro p liée au m onde - mais peut-être en allait-il to u t autrem ent aux yeux de n o tre auteur et de son public, et une réhabilitation d u rôle d ’E nnode com m e hom m e d ’Église semble se dessiner. Il est temps, en to u t cas, de conclure. Si les m ots silua, nemus et leurs dérivés ne sont pas absents de la poésie d ’Ennode, celle-ci ne se présente jamais explicitem ent com m e relevant d u genre « silvain » . O n a cependant essayé de m ontrer, dans ce b re f essai, que les poèm es profanes d u corpus ennodien tém oignent d ’une affectivité qui s’y rattache, avec u n besoin d ’ardeur et de joie, des sentim ents vivaces, le goût d u blâme et de l’éloge ; de m êm e p o u r leur esthétique, faite de désinvolture apparente, de préciosité « baroque » , de m aîtrise artistique. M ais la conversion chrétienne de cette écriture « silvaine » ne va pas de soi p o u r le diacre milanais, et si sa poésie re­ ligieuse à usage épidictique p eu t à la rigueur s’y adapter, le lyrisme plus spirituel d ’E nnode ne se convertit qu’im parfaitem ent à u n cadre plus austère. La joie intériorisée et la tem pérance stylistique requises par un christianism e authentique, sans m êm e aller jusqu’à l’ascétisme, n ’étaient guère com patibles avec la spontanéité impulsive et les valeurs m o n ­ daines qui caractérisent la silve, et n o tre auteur n ’a pas vraim ent su, dans ses vers, sortir de ce cadre aimable mais lim ité. L’étude que nous avons m enée des poèm es d ’E nnode sous cet angle a donc peut-être, en d épit de ses lacunes, le m érite de m anifester sous un jo u r nouveau, chez cet écrivain complexe, les tensions relevées par G. Vandone entre statut ecclésiastique et activité littéraire55 ; d u m oins est-ce à présent n o tre espoir.

B IB L IO G R A P H IE

Atti della prima giornata ennodiana, éd. F. Gasti, Pisa, 2001. Atti della seconda giornata ennodiana, éd. E. D ’Angelo, Napoli, 2003. Atti della terza giornata ennodiana, éd. F. Gasti, Pisa, 2006. Manifestes littéraires dans la latinité tardive, éd. P. Galand-Hallyn et V. Zarini, Paris, 2009. Di R ie n z o , D., Gli Epigrammi di Magno Felice Ennodio, Napoli, 2005.

55 G. Vandone, « Status ecclesiastico e attività letteraria in Ennodio : tra tensione e conciliazione » , in A tti della prim a giornata ennodiana, p. 89-99.

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K e n n e l l , St., Magnus Felix Ennodius. A Gentleman of the Church, Ann

Arbor, 2000. S c h r ö d e r , B.-J., Bildung und Briefe im 6. Jhdt, Berlin-New York, 2007. Va n d o n e , G., Appunti su una poetica tardoantica, Pisa, 2004.

QUATRIÈME PARTIE

PRÉSENCE DE LA SILVE AU MOYEN ÂGE

D LATINITATES é]

Francine M ora L ebrun

SIDOINE APOLLINAIRE ET BENOÎT DE SAINTE-MAURE : DE LA SILVE AU DIT ? Je voudrais essayer ici de répondre à deux questions : le Moyen Age français a-t-il connu des formes d’ « écriture libérée » et l’une de ces formes, si elles existent, peut-elle être mise en relation même lointaine avec le genre de la silve ? La réponse ne va pas de soi, car trois difficul­ tés apparaissent d’emblée. D ’abord, on le sait, l’époque médiévale se ca­ ractérise par une très grande instabilité générique ; au lieu de reprendre, comme la Renaissance du XVIe siècle, des genres hérités de l’antiquité, elle crée les siens propres, à travers une série de tâtonnements et d’ex­ périmentations qui font souvent des genres médiévaux des « formes en gestation1 » aux contours mal définis. Ensuite, du Moyen Âge latin au Moyen Âge roman, la plupart du temps, le lien lexical se rompt, ce qui rend problématique la mise en évidence de filiations avérées. Enfin il est très douteux que les Silves de Stace aient été connues des clercs mé­ diévaux, du moins de ceux qui ont vécu après l’époque carolingienne ; on sait qu’elles ont été redécouvertes par Le Pogge au début du XVe siècle seulement, en 1417, et si les arts poétiques des XIIeet XIIIesiècles citent fréquemment Stace, c’est toujours comme auteur de la Thébaïde ou à la rigueur de ÏAchilléide, jamais des Silves. L’entreprise est donc difficile ; mais elle n’est pas désespérée. Car d’une part un « mode de dire » qu’on pourrait qualifier d’écriture libérée, ou particulièrement libérée, apparaît dès le XIIesiècle et connaît ensuite un développement remarquable tout au long de la période médiévale : c’est le « dit » , dont « l’originalité essentielle [...] est la variété : toutes les formes ver­ sifiées non chantées, tous les sujets, tous les tons [...] sont possibles2. » Ce « genre » extrêmement flou présente tout de même un caractère

1Formule empruntée àM. Léonard,Le dit et sa technique littéraire des origines à 1340, Paris, 1996, p.291. 2Ibidem, p.350.

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récurrent : une prise en charge explicite par le « je » de l’écrivain3. Et d’autre part un admirateur de Stace, Sidoine Apollinaire, bien connu et très apprécié au XIIe siècle, peut avoir servi de médiateur - plus ou moins fidèle - entre les Silves et les clercs médiévaux. Essayer de repé­ rer les étapes qui ont pu mener des Silves, ou de l’idée qu’on s’en faisait, au « dit » va donc être l’objet de cette étude pour laquelle je réclame, dans une captatio benevolentiae certes traditionnelle mais ici plus que jamais nécessaire, toute l’indulgence de mon lecteur. Comme le souligne à plusieurs reprises Ernst-Robert Curtius, Si­ doine a été pour le XIIe siècle un modèle en matière de création poé­ tique4. Or il cite deux fois les Silves de Stace dans ses poèmes, que nous ont transmis plusieurs manuscrits des Xe, XIe et XIIe siècles. La première citation est bien connue, car Curtius a attiré l’attention sur elle5. Elle se trouve à la fin du Carmen X X II, consacré à la description du Bur­ gus, c’est-à-dire du château que Pontius Leontius, ami et protecteur du poète, possédait aux environs de Bordeaux. Pour justifier la longueur de son poème, Sidoine se réclame du précédent que constituent « les Silvettes de notre cher Papinius » {de Papinii nostri siluulis) en men­ tionnant celles qui renferment aussi des descriptions (les Bains d’Etruscus, la Tibur de Vopiscus) et surtout en invoquant la caution de YA rt Poétique d’Horace : Toutes ces descriptions {quas omnes descriptiones), ce génie promis à la plus grande gloire [il s’agit bien sûr de Stace] ne les resserre pas {stringit) dans les limites étroites de poèmes de deux ou de quatre vers ; il préfère, suivant le précepte du poète lyrique Flaccus dans son Art Poétique, une fois le sujet posé {inchoatas materias), le développer comme il convient {decenter extendit) par les 'lambeaux de pourpre des lieux communs’ {purpureis locorum communium pannis) nombreux et identiques6.

Comme l’a montré Perrine Galand-Haüyn, il est peu probable que Sidoine ait ici commis un contresens7. Au contraire, il a bien compris 3 Ibidem , p. 171 : « à parcourir le corpus des dits en prêtant attention aux marques de l’énonciation, on est frappé de constater que [...] c’est la presque totalité des œuvres qui sont introduites, ou conclues, ou les deux, par l’intervention personnelle d’un 4 E. R. Curtius, L a littérature européenne et le M oyen Âge latin, trad. fr. de J. Bréjoux, Paris, 1956, t. I, p. 61, 105, 137. Sur l’admiration que lui voue notamment Alain de Lille, voir aussi P. Galand-Hallyn, L e reflet des fleurs. Description et métalangage poétique mère à la Renaissance, Genève, 1994, p. 460-461. 5 Ibidem , t. II, p. 393. 6 Sidoine Apollinaire, Poèmes, éd. et trad. A. Loyen, Paris, I960, Carmen X X II, ép. 6 (p. 142-143). Nous avons légèrement modifié la traduction. Cf. Horace, A rt poétique, V. 14-19. 7 Contrairement à ce que pensaient E. R. Curtius et son éditeur, A. Loyen.

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qu’Horace ne déconseillait pas tant l’usage des descriptions brillantes et développées qu’une manière maladroite de les assembler ou de les insérer dans le déroulement linéaire d’une narration donnée, ce que suggère l’emploi de l’adverbe decenter, « comme il convient, de ma­ nière appropriée». Horace condamne les digressions malhabiles, mais pas le principe de la digression8. Les verbes stringere ( « resserrer » ) et extendere («développer, am plifier») montrent par ailleurs que nous sommes déjà dans une esthétique médiévale de ï abbreviatio et de ï am ­ plificatio, avec une nette préférence donnée à cette dernière. Sous la double autorité des Silves de Stace et de l’A r t Poétique d’Horace, Si­ doine se présente donc comme un maître de l’amplification descriptive, et c’est bien sous cet angle qu’il reparaît dans les arts poétiques médié­ vaux. Dans son Documentum de arte versificandi, Geoffroi de Vinsauf donne comme modèle accompli de description de personne le portrait qu’il fait du roi Théodoric dans sa deuxième épître ; c’est sans doute ce portrait très méthodique qui a imposé sa norme à l’ensemble des descriptions de personnes si fréquentes dans les romans des XIIeet XIIIe siècles9. Or un rapport peut facilement s’établir entre l’épître II et le poème X X II, car ce poème est inséré dans une épître qui l’introduit et qui le clôt brièvement, et où il fait figure de digression descriptive. Une digression descriptive conçue sur le mode de l’amplification : telle est donc l’image la plus immédiate que le Carmen X X II devait donner de la silve à des clercs médiévaux qui ne pouvaient se référer di­ rectement aux poèmes de Stace. Une image qui n’est pas contredite par la deuxième mention des Silves présente chez Sidoine. Moins connue que la précédente, elle se trouve dans le Carmen I X et associe les Silves à la Thébaïde en évoquant « les chants que Papinius, ton préféré et le mien, fait entendre au milieu des fureurs des Labdacides ou quand, sur un rythme plus léger, il dépeint les prairies émaillées de ses Silvettes10 » .

8 P. Galand-Hallyn, « Quelques coïncidences (paradoxales ?) entre 1 aux Pisans d’Horace et la poétique de la silve (au début du xvie siècle en France) » , Bibliothèque d'H um anism eet Renaissance, 60 (1998-3), p. 609-639. Voir aussi Ead., «Sido in e Apol­ linaire et Ange Politien : l’énargie du désespoir. Aspects d’une métapoétique à la lumière d’une lecture humaniste » , M anifestes littéraires dans la la tin ité tardive poétique et rhéto­ rique, actes du colloque international de Paris, 23-24 mars 2007, sous la dir. de P. Ga­ land-Hallyn et Vincent Zarini, avec une introduction de Laurent Pernot, Turnhout, 2009 (Collection des Études Augustiniennes), p. 297-324 et R. Wolf-Bonvin, « Lambeaux de pourpre et mauvaise lune » , Littérature, 74 (1989), p. 100-109. 9 E. Faral, Les arts poétiques du x iP et du siècle, Paris, 1924, p. 80-81 et (. Documentum, II, 2, 10 ; voir aussi Sidoine, Lettres, éd. et trad. A. Loyen, Paris, 1970, livre I, ép. II). 10 Sidoine, Poèmes, Carmen IX , v. 226-229.

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La métaphore finale, pingit gemmea prata siluularum, prise au pied de la lettre, renvoie bien à la notion d’amplification descriptive et intro­ duit celle d’écriture précieuse, d’ « écriture gemmée » , pourrait-on dire, dont parle aussi Florent Rouillé dans le présent volume et sur laquelle nous allons revenir. Quant à la mention associée des « fureurs des Labdacides » (inter Labdacios furores), elle a pu faire croire à ceux qui ne connaissaient pas les Silves que le mot siluularum, pour eux assez énigmatique, désignait aussi les descriptions insérées dans la Thébaïde, comme par exemple celle de la rivière Langie à la fin du livre IV ou celle du bûcher funéraire d’A rchémore au début du livre VI. Ce qui ne constitue pas une erreur trop grave, puisque Stace a bien conçu ses Silves comme des praelusiones menées en marge de ses deux épopées1112. Avec cette restriction du sens de la silve, nous nous sommes toute­ fois, dira-t-on, assez éloignés du concept d’ « écriture libérée » . Pas tant que cela, en fait. Car le Carmen X X II, poème inséré dans une épître, s’ouvre sur une tonalité qui est celle du caprice et de l’intimité fami­ lière : « il me vint à l’esprit de composer quelques hexamètres selon ton goût » {subiit anim um quospiam secundum amorem tuum hexametros concinnare)11. Il retrouve ainsi l’élan spontané qui est à l’origine de la silve, fruit d’une « chaleur soudaine » {subito calore) et même d’ « une sorte de volupté » {quadam uoluptate), selon les termes employés par Stace13. D ’autant que Sidoine, emporté par l’affection qu’il voue à son correspondant, s’approprie clairement l’objet de son poème : « ton Bur­ gus ! ... usant des droits de l’amitié, je l’ai fait mien14. » Burgum tuam ... meam feci : on voit se dessiner ici cette présence affirmée du « j e » de l’auteur qui est une des caractéristiques principales de la silve, ainsi que l’amorce d’un dialogue avec le lecteur qui en est la conséquence. Reste la variété structurelle et thématique qui caractérise en principe - comme le dit médiéval - ce mode d’écriture. Or elle n’est pas ab­ sente du Carmen X X II, qui mêle la prose de l’épître aux vers du poème et qui combine la narration à la description, puisque cette dernière est prise en charge non par Sidoine lui-même mais par Phébus, après un assez long préambule mythologique qui lui fait rencontrer Bacchus. Le poème X X II restitue donc finalement de manière assez fidèle, pour un lecteur attentif, la poétique de la silve et ne la réduit pas à une digres­

11 Voir P. Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs, p. 264-274. 12 Sidoine, Poèmes, Carmen ,IXép. 1 (p. 132). 13 Stace, Silves, éd. H . Frère et trad. H. J. Izaac, t. I, 3e tirage revu et corrigé par C. Moussy, Paris, 1992, livre I, prologue, p. 11, 1. 3-4. 14 Sidoine, Poèmes, Carmen X X II, ép. 3 (p. 133).

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sion descriptive ; il en fait plutôt le modèle de toute digression15, ce qui lui rend pleinement sa dimension d’écriture de la liberté. Or, comme les actes d’un colloque l’ont montré récemment, la lit­ térature française du Moyen Age a un faible pour les digressions16. Ce qui se conçoit : souvent née, surtout aux x iie-xine siècles, de textes la­ tins qu’elle adapte et qu’elle démarque, elle trouve dans ces dernières une occasion rêvée de s’approprier ces textes et d’affirmer sa part de créativité. La digression est donc l’un des moyens privilégiés de la trans­ latio, en ce qu’elle ouvre à l’adaptateur un « espace de liberté où il peut se laisser aller sans réserve au plaisir d’écrire et de décrire17 » . Comme l’a montré Danièle James-Raoul18, elle est d’ailleurs abordée par les cinq auteurs d’arts poétiques médio-latins rédigés entre 1170 et 1230 en­ viron, de Matthieu de Vendôme à Jean de Garlande, et si ces traités compliquent parfois les choses en distinguant par exemple la digressio a materia, qui est la digression narrative telle que nous l’entendons ac­ tuellement, de la digressio a sententia, qui s’apparente aux tropes, dans l’ensemble quelques traits distinctifs hérités de la tradition antique se laissent aisément percevoir : d’abord, comme chez Quintilien et Cicé­ ron, la digression est l’une des méthodes privilégiées de l’amplification, à rattacher à Cinventio ; ensuite elle procure un certain plaisir, comme chez Cassiodore pour qui elle est voluptuosa, deliciosa ou suavis : autant de traits qui la rapprochent de la silve, ou plutôt de l’idée que Sidoine en avait transmise. Ces traités théoriques trouvent-ils un écho dans les premiers textes romans ? Il est difficile de le dire avec certitude, car le métalangage y est très peu présent. Un témoignage intéressant nous est cependant fourni par le prologue du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, qui reprend vers 1165 le prologue du Roman de Thèbes, la première « mise en roman » adaptée de la Thébaïde, en le déve­ loppant assez largement, et qui contient trois vers souvent considérés comme énigmatiques parce qu’ils semblent associer deux propositions contradictoires. Pour souligner sa fidélité à son principal texte-source, le De excidio Troiae de Darès le Phrygien, Benoît écrit en effet : « ne di mie qu’aucun buen dit / n’i mete, se faire le sai, / mais la matire 15 Comme l’a d’ailleurs noté Curtius à propos de Sigebert de Gembloux, un admirateur de Sidoine {La littérature ,europén t. II, p. 393). 16 L a digression dans la littérature et Fart du M oyen Age, éd. Ch. Connochie-Bourgne, Senefiance, 51 (2005). 17 F. Laurent, « D es or m estvis que je demor. Exorde et excursus·, l’ouverture de YH is­ toire des ducs de N orm andie de Benoît de Sainte-Maure » , dans L a digression, p. 277-288 (cit. p. 281). 18 D. James-Raoul, « La digression dans les arts poétiques des X IIe et X I I I e siècles : aperçu théorique » , dans L a digression, p. 229-243.

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en ensirrai » ( « je ne m’interdirai pas, si du moins j ’en ai le talent, d’ajouter quelques développements bienvenus, mais je resterai fidèle à la matière de mon récit19 » ). Valérie Gontero, en citant ce passage, parle d’une « profession de foi paradoxale » : « Benoît, poursuit-elle, promet d’être fidèle à la lettre, tout en s’arrogeant le droit d’ajouter des développements, aucun buen dit, du moment qu’ils conviennent à l’es­ prit du texte ; il réfute ainsi l’idée de digresser20. » Cette dernière assertion est plus que discutable. Un rapprochement de ces trois vers avec les définitions que les arts poétiques contempo­ rains donnent de la digression permet en effet d’en éclairer le sens. Le mot « matire » , « matière » , évoque bien évidemment le substantif materia, qui dans ces traités désigne régulièrement le sujet principal de la narration, celui dont s’écarte la digressio a materia : digressio est exitus a materia, écrit ainsi Gervais de Melkley dans son Ars poetica11. Le mot « dit » peut donc être compris comme l’équivalent français du subs­ tantif digressio - avec lequel il a d’ailleurs une syllabe en commun - , une digression qui s’oppose moins à la matière qu’elle ne la complète en l’accomplissant : digressio ampliat et decorat materiam, écrit par exemple Geoffroi de Vinsauf dans le D ocum entant1.2 Amplification et ornement de la « m a t ir e » , le « d i t » se rapproche alors de la définition de la silve qu’avait donnée Sidoine dans son Carmen X X II : une fois le sujet posé (inchoatas materias), il faut le développer comme il convient (de­ center extendit) grâce aux lambeaux de pourpre des lieux communs. Et l’on comprend pourquoi le « dit » est associé au « savoir » ( « se faire le sai » ) : c’est le savoir-faire de l’artiste23. Benoît a-t-il pensé à Sidoine ? Il est impossible de l’affirmer avec cer­ titude, car les seules autorités qu’il cite sont Darès et Dictys, l’auteur de 1’Ephemeris belli Troiani, des autorités historiques, donc, et non poétiques. Mais plusieurs indices vont en ce sens. D ’abord les digres­ 19 Benoît de Sainte-Maure, L e R em an de éd. et trad. E. Baumgartner et F. Viei­ llard, Paris, 1998, v. 142-144. 20 V. Gontero, « La digression encyclopédique dans L e Rom an de de Benoît de Sainte-Maure : définition et enjeux de la translatio diagonale » , dans L a digression, p. 201­ 213 (cit. p. 203). 21 Cité par D. James-Raoul, « L a digression » , p. 234: « l a digression est une sortie hors du sujet » . 22 Geoffroi de Vinsauf, Documentum, II, 2, 17 (E. Faral, Les arts poétiques, p. 274) : « la digression amplifie et décore la matière » . 23 Cf. D. Kelly, qui s’est lui aussi interrogé sur le sens du mot « dit » dans le prolo­ gue du Rom an de Troie : « que veut-il dire par 'aucun bon dit’ ? Benoît semble annoncer une nouvelle œuvre qu’il allongera, par les amplifications de batailles et d’intrigues amou­ reuses » ( « Horace et le Rom an de Troie de Benoît de Sainte-Maure » , dans M iscellanea M ediaevalia. M élanges offerts à Ph. M énard, Paris, 1998, t. I,p . 723-731; cit. p. 729).

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sions les plus étendues et les plus brillantes du Roman de Troie sont des descriptions et même des ekphraseis: description de la Chambre de Beautés du palais de Priam, du tombeau d’Hector, du manteau de Briséida. Comme l’ont bien montré Catherine Croizy-Naquet et Valé­ rie Gontero, dans toutes ces ekphraseis très développées qui décrivent des objets rutilants d’or et de pierres ou de matières précieuses, Benoît joint à des connaissances encyclopédiques une virtuosité stylistique qui témoigne à la fois de son érudition et de sa maîtrise artistique24. Il met ainsi doublement en œuvre le concept d’ « écriture gemmée » cher à Sidoine : les gemmes des objets décrits font écho aux gemmes métapho­ riques du savoir et du style. On peut en juger par ce bref extrait tiré de la description du manteau de Briséida : En Inde la Superior Firent un drap enchanteor Par nigromance e par merveille : N ’est pas la rose si vermeille Ne si blanche la Hors de lis, Cum le jor est, eine feiz o sis. Le jor est bien de set colors ; Si n’est soz ciel beste ne Hors D ont l’on n’i veie portretures, Formes, senblances e figures. Toz jors est freis, toz jors est biaus : De cel drap fu fes li mantiaus25.

On note les figures de style qui émaillent le texte médiéval: mots rares, comparaisons florales, chiasme, anaphore. Dans une sorte de mise en abyme, la maîtrise artistique ( « nigromance » ) des « enchanteor » reflète celle de Benoît. Le romancier agit ici en plein accord avec YArs versificatoria de Matthieu de Vendôme, le plus ancien des arts poé­ tiques conservés (vers 1170), qui confond pratiquement digression et description. Mais il est aussi très proche du Documentum de Geoffroi de Vinsauf (vers 1210) qui traite successivement, dans deux chapitres voisins, de la description puis de la digression, qui voit dans ces deux 24 C. Croizy-Naquet, Thèhes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman an­ tique au x iT siècle, Paris, 1994 et V. Gontero, Parures d ’o r et de gemmes. L ’orfèvrerie dans les romans antiques du x i f siècle, Aix-en-Provence, 2002. 25 Benoît de Sainte-Maure, L e Rom an de Troie, v. 13341-13352: « D e s enchanteurs tissèrent, en Inde supérieure, y mettant tout leur art et leur extraordinaire maîtrise, une étoffe dont l’éclat est tel, dans la lumière du jour, que la rose la plus vermeille, le lis le plus blanc pâlissent à côté. Le jour, elle se nuance de sept couleurs au moins et l’on peut y voir représentés les formes et l’aspect de toutes les bêtes, de toutes les fleurs du monde. C ’est de cette étoffe, toujours neuve, toujours belle que fut fait le manteau de Briséida » .

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procédés deux façons analogues {similiter) de dilater ou d’amplifier la matière et qui mentionne comme exemple privilégié de description de personne, dans le premier chapitre, la deuxième épître de Sidoine26. Ensuite le « je » de Benoît s’affirme de manière particulièrement nette à l’occasion de ses « dits » digressifs, qu’il prend en charge de manière explicite. Souvent, comme Sidoine, pour se justifier d’avoir été trop long et signifier qu’il met fin à son excursus ; c’est en ces termes, par exemple, qu’il clôt l’épisode de la Toison d’or, qu’il a délibérément ajouté à la trame narrative fournie par Darès : « n’en dirai plus, ne nel vueil faire, / quar moût ai grant ovre a retraire27. » On pense à la fin du Carmen X X II, où Sidoine craint que « [la] justification de [s]es longueurs ne semble longue elle-même28 » , mais aussi à celle de l’épître II, où Sidoine interrompt brusquement son portrait de Théodoric pour ne pas dépasser les limites imparties à une simple lettre : « mais ne suisje pas en train de sortir de mon rôle [...] ? Il convient donc que je pose tout de suite la plume29. » L’exigence de brièveté - sinon la brièveté elle-même - semble donc bien se transmettre du poète latin au poète roman, et de l’épître, ou de la silve enclose dans une épître, au « dit » . Cette exigence entre régulièrement en conflit avec le plaisir de dire, de se laisser aller à tout décrire ou raconter. Car le « je » de Benoît prend aussi la parole pour dire de manière prolixe son désir de parler et son regret infini de devoir se limiter, comme dans ces quelques vers insérés à l’intérieur d’une digression géographique : Se jo fusse auques leisantis, Dreiz fust e biens, ço m’est a vis, Que cestes terres vos nomasse E que les choses devisasse D ont ci est faite mencïon ; Mais n’est or lieus ne ne poon : Trop grant estuide i covendreit Qui de trestot parler voudreit. Tant par en est grant la matire Que, quil comencereit a dire

26 GeoffroideVinsaufD ocumentum, II,2,3 (descriptiones dila ta n t m ateriam ), II,2,10 {recurrite ad secundam epistulam Sidonii, ubi describit regem Theodoricum) et II, 2, 17 {digressio sim iliter am pliat et decorat m ateriam - passage citéplushaut) (E.Faral,Les arts poétiques, p.271-274). 27 L e Rom an de Troie, v.2043-2044. 28 N e haec ipsa longitudinis deprecatio longa videatur (Poèmes, Carmen X X II, ép. 6 (p. 143):cesontlesderniers mots du poème). 27 Sed iam quid meas istud ad partes [...] ? S im u l et stilo fin em fieri decet {Lettres, livreI ,

ép.II,10).

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Ne sereit pas sempres a fin : Trop i covendreit parchemin30.

Nous retrouvons ici l’ardeur et la spontanéité de la silve, son affec­ tation d’écriture improvisée, en bonne partie jouée, du reste, car en fait Benoît maîtrise très bien ses digressions et leur place dans l’architecture de son œuvre. Il serait bien sûr excessif de rapporter l’ensemble des digressions du Roman de Troie au modèle exclusif de la silve tel que l’a transmis Si­ doine, car leur contenu est très varié (mythologique, encyclopédique, géographique), comme le montrent les exemples que je viens d’évoquer et comme le veut d’ailleurs leur fonction d’espaces de liberté. Mais ce modèle a dû jouer son rôle, car le prestige de Stace était grand et Si­ doine l’associait à l’autorité d’Horace : on peut remarquer que dans les vers que je viens de citer, l’hémistiche « mais n’est or lieus » évoque et même traduit le sed nunc non erat his locus d’Horace à propos des lambeaux de pourpre mal venus31. Et Benoît n’est pas seul en cause. Son intérêt vient de ce qu’il met en place les premiers éléments d’une poétique. Mais dans les « mises en roman » qui le précèdent immé­ diatement, le Roman de Thèbes et le Roman dEneas, on trouve aussi des digressions brillantes qui consistent souvent en des ekphraseis stylistiquement très travaillées comme la tente du roi Adraste, le char de l’archevêque Amphiaraüs, les tombeaux de Camille ou de Pallas. On trouve également des digressions mythologiques, des fabulae, fortement prises en charge par le « je » d’un auteur qui affirme à la fois, comme Benoît, son envie de décrire et son devoir d’être bref : « l’acheison de cel jugemant / voil reconter asez briemant » , écrit par exemple l’auteur de ï Eneas pour introduire une digression sur le jugement de Paris32. Or le Carmen X X II de Sidoine associe, comme je l’ai dit plus haut, une narration mythologique à la description du Burgus ; ce double modèle a pu être pris en compte. Benoît lui aussi, dans ses « d i t s » , associe d’ailleurs assez volontiers récit fabuleux et ekphrasis ; dans l’épisode de 30 L e Rom an de ,T roie éd. L. Constans, Paris, 1904-1912, t. IV, v. 23191-23202: « s i j’en avais le loisir, ce serait bien, à mon avis, que je puisse vous nommer ces terres et décrire toutes les choses mentionnées ici; mais ce n’est pas le moment de le faire, c’est impossible : si l’on voulait parler de tout, ce serait un trop gros travail. Le sujet est si vaste que celui qui commencerait à le traiter n’en verrait jamais la fin : il faudrait trop de par­ chemin » (traduction personnelle). 31 Horace, A rt poétique, dans Épîtres, éd. et trad. F. Villeneuve, Paris, 1978, v. 19 : « mais ce n’en était pas, pour l’instant, le lieu » . L’expression revient ailleurs dans Troie à propos d’autres digressions, par ex. au v. 13493. 32 Eneas, éd. J. J. Salverda de Grave, Paris, 1925-1929, t. I, v. 99-100 : « j e veux racon­ ter brièvement les circonstances de ce jugement » .

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la Toison d’Or, la narration mythologique empruntée aux Métamor­ phoses d’Ovide s’agrémente ainsi de deux descriptions détaillées, celle des vêtements de Médée et celle de son lit. La Poetria de Jean de Gar­ lande, au début du X IIIe siècle, semble prendre acte de cette diversité quand elle distingue deux catégories de digressio qui entretiennent des rapports un peu différents avec la materia, d’un côté « la description ou la comparaison » (descriptio vel comparatio), de l’autre « le récit fabuleux ou l’apologue » (fabula vel apologus)7’7’. Bref, si le « dit » de Benoît ne se réduit pas à la silve, divers indices donnent à penser que cette dernière a pu jouer, grâce à la médiation de Sidoine, un rôle non négligeable dans sa conception et son élaboration poétiques. Une der­ nière question se pose alors : à l’époque où écrit Benoît, le « dit » n’est pas encore un genre ; il le devient peu à peu au cours du X IIIe siècle. Peut-on établir une relation de type générique entre le dit et la silve ? En d’autres termes, le « dit » tel que l’a conçu Benoît peut-il être mis en rapport avec le genre du dit ? A première vue on est tenté de répondre que non, car si les pre­ miers dits consistent parfois en des apologues à sujet antique comme le L ai d ’Â ristote d’Henri d’A ndeli (explicitement désigné par son auteur comme un « dit »)> ils ne contiennent en général ni récit fabuleux ni ekphrasis. Au contraire ils disent se méfier de la « fable » et vouloir délivrer un enseignement, voire une « senefiance » qui, dès les pre­ miers dits comme ceux de Raoul de Houdenc, Robert Grosseteste ou Huon de Méry, se met souvent en place au moyen de l’écriture allégo­ rique. Rien à voir en apparence avec les « dits » de Benoît. Quand on pousse un peu plus loin l’analyse, quelques points communs se laissent pourtant percevoir. D ’abord la forme, toujours versifiée, mais dans un mètre très simple, l’octosyllabe à rimes plates, destiné à être « dit » et non pas chanté ; ensuite l’exigence de brièveté, d’autant plus soulignée que le dit est plus long, comme si l’auteur trop prolixe avait conscience d’enfreindre une règle essentielle ; enfin la forte prise en charge par un « j e » . L’auteur d’un Lapidaire anonyme présenté comme un « dit » introduit ainsi la deuxième partie de son texte : « vuel les senefiances dire / briement et sans nul contredit3334. » La ressemblance est assez nette avec les formules d’introduction des digressions insérées dans les

33 Jean de Garlande, Parisiana Poetria, IV, 313-318 (cité par D. James-Raoul, « L gression » , p. 235, dont je ne partage pas vraiment l’interprétation : il y a bien digression dans les deux cas [digressio f i t aliqundo., tem avec simplement un rapport différent à la materia qui désigne la trame événementielle ; il est vrai que le passage est discuté). 34 Cité par Monique Léonard, L e d it, p. 90.

SIDOINE APOLLINAIRE ET BENOÎT DE SAINTE-MAURE

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«m ises en rom an ». Plusieurs dits ont d’ailleurs, nous apprend M o­ nique Léonard, « la particularité d’être entièrement constitués d’un extrait d’une œuvre plus longue35 » : ce sont bel et bien d’anciennes di­ gressions extraites de leur contexte. Ces cas restent des exceptions. Mais ce qui caractérise le mieux les dits dès leur apparition, et tout au long de leur histoire, c’est bien la présence d’un « je » de l’énonciation qui amène Monique Léonard à proposer finalement la définition suivante : « le dit est fondamentalement une pièce non chantée, versifiée, et com­ posée par un individu qui, à un moment donné, a 'quelque chose à dire’36. » Cette définition nous rapproche sensiblement des « dits » de Benoît, ajoutés à la « matire » héritée de Darès et Dictys aux endroits où lui aussi avait quelque chose à dire, quelque chose de nouveau à ajouter, pour démontrer soit son savoir d’érudit, soit son savoir-faire d’artiste. Surtout si l’on examine le cas de Gautier de Coinci, l’un des pre­ miers auteurs de dits. A première vue c’est un cas atypique, car bien que ses œuvres, qui relatent des miracles de la Vierge, cherchent à dif­ fuser un enseignement moral, il ne recourt nullement à l’écriture allé­ gorique. Il a pourtant paru assez important à Monique Léonard pour qu’elle revienne sur lui dans la conclusion de son étude. Si l’on regarde rapidement les endroits où le mot « dit » apparaît dans l’ensemble de l’œuvre de Gautier, on a en effet l’impression que seules cinq pièces sont dénommées ainsi. Mais après une analyse plus précise, on se rend compte que ce mot ne renvoie pas tant à tel ou tel miracle en par­ ticulier qu’à la totalité de l’œuvre d’un écrivain qui se présente donc comme l’auteur de « biaus dis de Nostre Dame » de manière générale et indifférenciée37. Or Gautier est un adepte des digressions, qu’il n’ap­ pelle pas « dits » mais « queues » parce qu’il les place souvent à la fin de ses récits, mais qui constituent bien pour lui des « espaces de li­ berté » où il peut s’éloigner du schéma narratif imposé par les miracles latins qu’il adapte et traduit pour se lancer enfin dans des créations per­ sonnelles où la virtuosité stylistique joue un grand rôle, car c’est aussi un adepte de l’écriture précieuse et du jeu sur les mots. Donnons un simple échantillon :

35 Ibidem , p. 93. 36 Ibidem , p. 187. 37 Ibidem , p. 351-352: « c’est l’œuvre entière de Gautier de Coinci qui devrait être considérée comme constituée de dits » . Voir notamment le v. 57 du « Prologues des salus Nostre Dame » : « salüons Nostre Dame et biaus dis en disommes » (Gautier de Coinci, Les M iracles de Nostre Dam e, éd. V. F. Koenig, Genève, 1970, t. IV, p. 547).

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Virge qui le monde mondas Et seurmonté tout le monde as, Fai noz cest mont si sourmonter Que le haut mont puissonz monter, La ou Diex maint lassus amont : Ta grans douceurs toz nos y m ont38.

Les « biaus dis » qu’invoque Gautier ne sont donc pas sans analogie avec les « dits » de Benoît ni avec l’écriture de la silve : « écriture sans frontière » , écrit Marie-Geneviève Grossel, où « le/