La science et le monde moderne 9783110322323, 9783110322101

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La science et le monde moderne
 9783110322323, 9783110322101

Table of contents :
Sommaire
Préface
Préface [de l'Auteur]
Chapitre I—Les origines de la science moderne
Chapitre II—Les mathématiques en tant qu'élément de l'histoire de la pensée
Chapitre III—Le siècle du génie
Chapitre IV— Le dix-huitième siècle
Chapitre V—La réaction du Romantisme
Chapitre VI — Le dix-neuvième siècle
Chapitre VII—La relativité
Chapitre VIII — La théorie quantique
Chapitre IX—Science et philosophie
Chapitre X—L'abstraction
Chapitre XI—Dieu
Chapitre XII—Religion et science
Chapitre XIII — Les conditions du progrès social
Abréviations et Références
Index
Table des matières
Collection « chromatiques whiteheadiennes »

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Alfred North Whitehead La science et le monde moderne

chromatiques

whiteheadiennes

Directeur : Michel Weber Volume 4

Alfred North Whitehead

La science et le monde moderne Traduction intégrale par Henri Vaillant, relue et préfacée par Jean-Marie Breuvart

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ISBN 3-938793-10-4 2006 No part of this book may be reproduced, stored in retrieval systems or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, microfilming, recording or otherwise without written permission from the Publisher, with the exception of any material supplied specifically for the purpose of being entered and executed on a computer system, for exclusive use of the purchaser of the work Printed on acid-free paper ISO-Norm 970-6 FSC-certified (Forest Stewardship Council) This hardcover binding meets the International Library standard Printed in Germany

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Alfred North Whitehead La science et le monde moderne Lowell Lectures, 1925 Traduction de Henri Vaillant Relue et préfacée par Jean-Marie Breuvart

A mes collègues passés et présents dont l'amitié est mon inspiration

Sommaire Jean-Marie Breuvart — Préface

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Préface /de l'Auteur] Chapitre I—Les

1

origines de la science moderne.

Chapitre II—Les

3

9

mathématiques en tant qu élément de l'histoire de la pensée.... 23

Chapitre III—Le siècle du génie.

43

Chapitre IV— Le dix-huitième siècle

63

Chapitre V—La réaction du Romantisme.

83

Chapitre VI — Le dix-neuvième siècle

105

Chapitre VII—La relativité

123

Chapitre VIII — La théorie quantique

139

Chapitre IX—Science

149

et philosophie

9

Chapitre X—L abstraction

169

Chapitre XI—Dieu

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Chapitre XII—Religion

et science

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Chapitre XIII — Les conditions du progrès social

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Abréviations et Références

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Index.

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Table des matières

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Jean-Marie Breuvart

Préface En France, la traduction d'un nouvel ouvrage du philosophe A. N. Whitehead (1861-1947) est toujours un événement particulier, conséquence d'un effet Whitehead, selon l'heureuse expression d'Isabelle Stengers \ Il y a eu successivement la traduction à'Adventures of ¡deas (Cerf, 1993), celle de Concept of Nature (Vrin, 1998) et celle de Modes of Thought (Vrin, 2004). Cette dernière traduction avait d'ailleurs déjà été réalisée par H. Vaillant. Il nous présente ici, parmi les nombreuses autres qu'il a encore écrites, celle de Science and the Modem World. C'est ce texte qui est maintenant édité, après un échange fructueux avec l'auteur, pour la mise au point d'un vocabulaire dont on sait combien il est difficile et en constante évolution. Corrélativement a été publié, dans cette même collection Chromatiques, un ouvrage collectif analysant cette œuvre, et construit autour de treize communications scientifiques, soit une par chapitre 2. L'objectif général était, d'une part, d'identifier l'apport spécifique de chaque chapitre à la lettre whiteheadienne —c'est-à-dire de mettre en perspective ses catégories principales à l'aide d'une analyse interne— et, d'autre part, de rendre manifeste sa contribution à l'histoire de la philosophie. Science and the Modem World est une reprise des Lowell Lectures que donna A. N. Whitehead en 1925. Nous citerons l'ouvrage par ses initiales (SMW). En fait, cette reprise des Lowell Lectures n'est que partielle : Whitehead donna huit conférences à l'Institut Lowell 3 , sous le titre Trois Siècles de Philosophie Naturelle. Selon V. Lowe, ce cycle de cours n'était pour Whitehead qu'une occasion de préparer la publication d'un ouvrage. Celui-ci fut alors édité par Macmillan en 1925 (New York), et l'année suivante par Cambridge University Press (Angleterre). La version publiée des Lowell Lectures comportait finalement treize chapitres : Whitehead nous le rappelle dans la préface, quatre sont des ajouts (les ch. II et XII, comme l'indique la Préface, sont des conférences données respectivement à la Brown University et à la Phillips Brooks

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House à Harvard ; les ch. X et XI ont été écrits spécialement pour l'édition publiée). D'autre part, la conférence sur la relativité et les quanta a été ensuite divisée en deux chapitres, les chapitres VII et VIII 4 . L'ensemble fut alors publié sous le titre actuel. On peut donc considérer que le projet initial, qui portait sur une approche historique, a été ensuite augmenté d'un tiers environ, selon l'estimation de V. Lowe 5 , pour y intégrer une vision métaphysique globale. Cependant, aux yeux de Whitehead, comme il l'écrit également dans la Préface, « ce livre représente [...] une seule ligne de pensée, et l'utilisation antérieure d'une partie de son contenu est un point subsidiaire 6 ». V. Lowe nuance cette affirmation, sans pour autant la remettre réellement en cause 7. Dans la même préface, on trouve la mention de deux ouvrages auxquels il n'a pas eu Voccasion de faire référence de manière détaillée8, le livre de L. Morgan, Emergent Evolution, et surtout celui d'Alexander, Space Time and Deity, qu'il évoquera de nouveau au début de PR. En fait, ces deux références illustrent assez bien la ligne de pensée de Whitehead dans SMW, par l'importance accordée à la fois à la théorie de l'évolution et à la métaphysique. Pour ce qui est de la traduction française de cet ouvrage, c'est au moins la troisième, ce qui nécessite une explication. Il y eut d'abord celle de D'Ivéry et Hollard (Payot, 1930), puis, assez récemment, celle de Paul Couturiau, (Éditions du Rocher, 1994). La première est actuellement introuvable, et date d'une époque à laquelle les recherches sur Whitehead n'avaient pas pris l'ampleur que l'on sait, certes aux Etats-Unis, mais surtout en France. La traduction est élégante, mais parfois au prix de l'exactitude. Quelques exemples entre de nombreux autres : Le terme de grasping, qui marque une saisie active des data est traduit par groupement (p. 160), ce qui peut sembler insuffisant pour marquer la dynamique des événements, mieux rendue par saisie, dans le sens de ce qui a déjà été appelé alors par Whitehead prehension; Le terme de superjet est traduit par superject, donné de plus au sens de surcroît (p. 215), et non par superjet, ce qui correspond maintenant à l'usage, pour caractériser le fait que le sujet est lui-même à la fois la production (subject) et le fruit de cette production (superjet)9; Le terme d"abruptness est traduit par réalisation brusquée (p. 222), alors qu'il s'agit du caractère fini inhérent à toute réalisation. Il signifie simplement que toute réalisation concrète se donne à penser, ou imaginer, ou à craindre, en une configuration spécifique, ne retenant de l'immense

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domaine des objets éternels que des éléments formant un concept complexe fini,(). Qui plus est, les deux derniers exemples sont extraits de l'important chapitre Abstraction, dans lequel la métaphysique de Whitehead est clairement explicitée pour la première fois. Il convenait donc de présenter l'ensemble de l'ouvrage selon une terminologie aujourd'hui reconnue, et correspondant à un stade déterminé de l'évolution de Whitehead. Peut-être faut-il ajouter une remarque de détail sur cette traduction. Le terme de lecture y est toujours traduit pas chapitre, ce qui, au sens propre, n'est vrai que des chapitres X et XI. Certes, cette interprétation peut se justifier si, comme on vient de l'indiquer, le livre comporte de nombreux ajouts par rapport aux conférences effectivement données à l'Institut Lowell. Du reste, Whitehead lui-même nomme chapter chacune des divisions de l'ouvrage. Mais lorsqu'il parle de lecture dans le corps du texte, il garde l'appellation de ses propres conférences Lowell, considérées par lui comme inchangées Quant à la traduction plus récente de P. Couturiau, elle comporte tellement d'imprécisions —voire de contresens— sur la véritable pensée de Whitehead qu'elle n'est pratiquement d'aucune utilité pour le chercheur. Une nouvelle traduction, répondant à cette double exigence d'intelligibilité et de précision, nous a donc semblé s'imposer. Ce livre méritait en effet d'être interprété dans toute sa rigueur à la lumière des derniers développements scientifiques, de notre réflexion sur une nouvelle (post-?)modernité, et des travaux récents sur la pensée de Whitehead. On peut considérer SMW comme une œuvre de transition dans le parcours philosophique de Whitehead, entre la période que l'on a coutume d'appeler épistémologique (qui dure jusqu'en 1922, date de parution du Principle of Relativity), et celle au cours de laquelle Whitehead tente de définir les grandes catégories de sa philosophie définitive (1925-1929). Tout l'intérêt de SMW réside précisément en ce statut. L'on assiste ici à l'expression progressive d'une véritable pensée métaphysique, à partir de réflexions portant notamment sur la Théorie de la Relativité et sur la Théorie des Quanta. Cette dernière était certes plus récente à l'époque que la première, mais elle commençait à se diffuser dans le monde scientifique 12. Un peu à la façon de Bergson, son contemporain, qu'il évoque à plusieurs reprises dans SMW sur des points importants, Whitehead s'inspire donc des données les plus récentes de la science pour dégager sa nouvelle métaphysique. Celle-ci devait être plus proche du réel observé, sans être faussée, ni par ce que Whitehead appelle dans le chapitre II la classification du Moyen Âge, ni par ce qu'il appelle généralement le matérialisme scientifique hérité de Descartes.

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Lewis S. Ford a étudié dans le détail cette Émergence de la Métaphysique de Whitehead [1925-1929] à partir de SMW , 3 . Son travail est irremplaçable, pour bien situer cette métaphysique dans son développement historique. Cependant, le découpage qu'il propose du texte pourrait laisser entendre que Whitehead lui-même aurait laissé échapper, sans s'en apercevoir, quelques divergences entre ses rédactions successives, ce qui ne constitue en soi qu'une hypothèse 14. Sans entrer dans le détail des « couches » de sens repérées par lui dans SMW, notre objectif sera de considérer cette œuvre elle-même comme un tout organique, se développant en partant de l'histoire de la philosophie et de celle des sciences, pour trouver son couronnement dans les chapitres X et XI, que Whitehead lui-même présente comme une sorte d'intermède spéculatif, mais qui illustre parfaitement sa façon spécifique de philosopher. De ce point de vue, SMW se présente sans doute comme l'œuvre de Whitehead la mieux construite et la plus conforme à son idéal philosophique d'harmonie. C'est cette progression interne de SMW que je me propose maintenant d'éclairer, afin de montrer comment cet immense effort de la pensée trouvera une suite, notamment, bien évidemment, dans Process and Reality (1929 ; édition corrigée par The Free Press, 1978, cité ensuite PR).

1. Le développement historique des sciences Whitehead commence par rappeler les origines de la science moderne, qu'il comprend comme un retour au concept, après la simple description et la classification des faits qu'avaient organisées aussi bien la lignée aristotélicienne que les Scolastiques. Cette volonté de comprendre la nature par les propres lumières de l'esprit humain, sans se référer à une organisation divine de la création passera par un développement des mathématiques. Ce sont elles qui permettent, en effet, de passer de la classification médiévale à une compréhension moderne du monde, selon le principe galiléen bien connu que la nature parle le langage mathématique. C'est en ce sens que Whitehead rend un hommage appuyé à Pythagore, ainsi qu'à Platon. A la fin du chapitre Abstraction, il rappellera d'ailleurs tout ce que les modernes doivent à cette vision ancienne. Pourtant, il aura fallu attendre le lô6"16 siècle pour voir réellement renaître un tel esprit mathématique. Apparut alors ce que Whitehead appelle dans le chapitre suivant le siècle du génie, c'est-à-dire celui au cours duquel l'aventure de l'esprit a conduit à une révision radicale de l'approche scolastique. Ce siècle, en gros le 17eme, fut représenté, par exemple, par Bacon, qui "abandonna la méthode

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de rationalisme uniforme" qu'avaient développée les Scolastiques. 11 se poursuivit, par un effort inégalé de compréhension du monde, sur la base d'un outil mathématique qui allait révéler à la fois sa puissance, avec Descartes, et ses limites, lorsque ses abstractions spatio-temporelles sont prises pour la réalité concrète, dans le cadre de ce que Whitehead appelle le matérialisme scientifique. C'est précisément le lt?me siècle, objet du chapitre IV, qui allait poser les jalons d'un dépassement de cette erreur engendrée par la mesure, annonçant déjà les révolutions ultérieures de la pensée scientifique. Ce dépassement s'opère par un retour à l'expérience la plus concrète, un retour dont Berkeley est sans doute la meilleure illustration, même si Descartes avait déjà approché la même vérité, au moins dans son expérience intime du Cogito ,5. Le chapitre suivant, La réaction romantique, va concrétiser cette rupture avec le matérialisme scientifique, en montrant à quel point l'individu est organiquement relié au cosmos. On y trouve en particulier une extraordinaire confrontation entre deux poètes anglais, Wordsworth et Shelley, révélant finalement une articulation profonde entre l'immersion de l'homme dans le cosmos, bien illustrée par les poèmes de Wordsworth, et une approche plus réellement scientifique de ce même cosmos, dans l'œuvre poétique de Shelley. Un nouveau paradigme scientifique sortira de ce rapprochement entre le souci de la mesure, hérité des deux siècles précédents et une vision organique du monde. C'est le lÇfme siècle, objet du chapitre suivant, qui allait tirer progressivement toutes les conséquences d'un tel rapprochement. Il s'agit là d'une étape importante dans le développement whiteheadien. Car c'est dans le développement scientifique lui-même que le matérialisme scientifique initial est à la fois conservé dans l'acte de mesurer et dépassé dans la prise en compte d'un environnement organique. Cette prise en compte apparaîtra dès la fin du 18eme siècle avec Kant, en un retour aux conditions les plus générales de la pensée humaine, et se poursuivra au siècle suivant par des scientifiques comme Maxwell. Trois éléments concrétisent, pour Whitehead, un tel changement de perspective : l'étude de plus en plus poussée des organismes vivants, une meilleure prise en compte de leur environnement, et la capacité de créativité qu'implique cette prise en compte. Au total, ces six premiers chapitres illustrent parfaitement la méthode whiteheadienne : partir de tendances d'une pensée vivante, et les suivre dans l'histoire, dans leur croissance spécifique, pour aboutir à leur dépassement en de nouvelles perspectives. Un peu comme dans la Phénoménologie de l'Esprit, nous voyons ici coïncider le déploiement de

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l'enquête, et la production de son objet final, auquel elle est alors identifiée. Car Whitehead applique au cours de l'histoire la même conception organique que celle qu'il met lui-même à jour dans son intuition philosophique profonde. On peut considérer, par exemple, le concept de faculté créatrice (creativeness)l6, comme émergeant peu à peu de l'histoire de la physiologie, tout en étant repris par Whitehead pour caractériser l'activité sous-jacente à l'ensemble du réel, comme il le montrera plus loin, au chapitre X (Abstraction). Ainsi, dans toute cette inspection historique qui se termine par le chapitre VI, Whitehead a déjà posé les jalons de sa propre philosophie.

2. De la science à la métaphysique (Ch. VII à IX) On peut alors considérer les développements ultérieurs de la science comme le simple déploiement d'une telle faculté créatrice. Bien avant le développement de la théorie de Th. Kuhn sur les Révolutions Scientifiques, Whitehead montre comment de nouvelles conceptions, issues d'une crise des sciences et d'une meilleure prise en compte de l'observation, vont bouleverser complètement la dynamique scientifique, et par suite la réflexion philosophique : il s'agira en fait, pour Whitehead, de mieux articuler la pensée nouvelle du monde physique et une réflexion philosophique renouvelée sur ce même monde. En fait, deux théories vont rendre possible une telle métamorphose : la théorie de la relativité, objet du chapitre VII, et la théorie des quanta, objet du chapitre VIII. Whitehead abandonne l'approche franchement historique des six premiers chapitres, pour y introduire progressivement sa propre vision cosmologique. Ici encore, ici surtout, SMW se présente comme un véritable organisme : l'auteur trouve dans les idées scientifiques développées à l'aube du 20eme siècle, à la fois une exemplification et une confirmation de sa propre vision du monde. Ce faisant, il s'inscrit lui-même dans ce courant général, lui donne même une expression philosophique qui se développera ensuite librement dans les chapitres X et XI. 2.1. La relativité einsteinienne Le chapitre VII est donc consacré à une "reprise" de la relativité en termes proprement whiteheadiens. J'emploie à dessein ce terme de "reprise", non pas au sens d'une adoption aveugle de la théorie, mais au sens, consacré par E. Weil17, de l'adoption de catégories élaborées précédemment pour la définition d'une nouvelle approche.

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C'est ainsi que le concept de relativité, alors consacré par les physiciens 18, est rapproché de celui d'événement (event), tel qu'il a été développé dans les œuvres de la période épistémologique, notamment The Concept of Nature et les Principles of Natural Knowledge l9. C'est en effet cette notion d'événement que la théorie de la relativité permet ici de mieux penser. L'intégration de la dimension du temps en un complexe spatiotemporel permet de penser en un même modèle, à la fois l'événement en son déroulement, et la transmission en lui d'une configuration stable : La configuration existe spatialement maintenant, et cette détermination temporelle constitue sa relation à chaque événement partiel, car cette configuration est reproduite dans la succession temporelle de ces parties spatiales de sa propre vie. Je veux dire par là que cette règle particulière de l'ordre temporel permet à la configuration d'être reproduite dans chaque tranche temporelle de son histoire20. Ford, dans son étude déjà mentionnée The Emergence of Whitehead9s Metaphysics, corrige, dans ce passage, le texte de Whitehead, en considérant qu'il s'agit ici d'une histoire de l'événement, et non de celle de la configuration stable. Or, c'est bel et bien cette configuration qui se transmet d'événement partiel en événement partiel : la structure spatiale qui existe maintenant sera transmise ut sic, voire éventuellement déformée, au fil de son déroulement dans le temps. C'est du reste cette propriété de la configuration spatiale de se transmettre au fil des événements qui permet à Whitehead d'opérer une autre "reprise" que celle de la relativité : celle de la structure spatiale et temporelle de la science classique (disons, celle de Descartes, mais également celle de Newton). Cette dualité de l'espace et du temps qui caractérisait la science classique, est ici unifiée dans une histoire qui, à la fois, lui donne corps, et en reçoit sa forme. Il y a donc, comme Whitehead l'écrit quelques pages plus loin, une sorte d'interaction de forme entre les "objets éternels" présents comme tels dans une certaine spatio-temporalité et les événements temporels ainsi rendus possibles : Ce déploiement est celui d'une configuration qui est inhérente à un événement, tout en mettant en évidence une tranche temporelle de la nature qui donne forme à des objets éternels [ou, pareillement, des objets éternels qui donnent forme à des événements]21. La théorie whiteheadienne de la relativité apparaît donc ainsi à Whitehead comme un instrument grâce auquel il peut réinscrire l'espace et le temps "classiques" dans une histoire qui les produit et leur donne sens. Whitehead y voit un moyen d'intégrer dans l'histoire d'un organisme ce qu'il appelait

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dès le premier chapitre de SMW le matérialisme scientifique. Ainsi, l'erreur de ce matérialisme qui consiste à accorder à l'espace et au temps des dimensions fixes, éternelles et absolues trouve ici à la fois son explication et son dépassement : d'une part, il y a bien une configuration stable, mais elle reste soumise à un enchaînement très concret d'événements qui la maintiennent dans la réalité effective. L'erreur classique provient seulement du fait qu'une fois de plus on a pris pour la réalité concrète de l'espace-temps ce qui n'en était qu'une abstraction commode. 2.2. La théorie quantique Dans cette perspective, la référence du chapitre suivant à la Quantum Theory revêt sans doute une importance plus grande encore, pour un tel dévoilement de l'erreur dans laquelle s'était enferré le matérialisme classique. Cette théorie, comme l'a montré Ford, s'inscrit bien dans l'évolution de Whitehead, dorénavant plus attentif à ce que l'on pourrait appeler la théorie époquale du temps. Il s'agit donc ici d'une évolution plus décisive encore dans la pensée de Whitehead, en sa tentative de réinscrire le matérialisme scientifique dans une vision organique de la réalité. Les configurations spatio-temporelles manifestées dans une reprise de la théorie de la relativité, apparaissent maintenant dotées d'une énergie quantique. L'univers, à travers la théorie quantique, apparaît ainsi comme un tissu de vibrations considérés comme élémentaires, des "primats" comme les appelle ici Whitehead. C'est précisément le "tissu" formé ainsi à partir des vibrations élémentaires qui permet de comprendre pourquoi nous saisissons les choses comme "persistantes" et continues, alors qu'elles sont, au fond, instantanées et discontinues : Ce qui est exigé d'une telle théorie (i.e., la théorie quantique), c'est qu'une orbite d'un électron puisse être considérée comme une suite de positions séparées, et non comme une ligne continue. La théorie du primat ou configuration vibratoire exposée ci-dessus, associée à la distinction entre temporalité et extensivité dont il a été question au chapitre précédent, produit exactement ce résultat22. La ligne continue que nous percevons est donc en fait le produit d'une suite de positions séparées, produites dans et avec notre corps, et débouchant sur la manifestation a posteriori d'objets persistants perçus selon la dimension continue de leur existence matérielle. La perception de ce continu n'est donc que le résultat d'une suite de configurations

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vibratoires discontinues lui donnant sa forme spécifique de configuration dans le devenir d'une continuité. Avec ce chapitre, comme le note Whitehead lui-même, nous découvrons donc un nouveau modèle physique, donnant du mouvement continu une représentation discontinue, par paquets de vibrations. Ici, un nouveau concept apparaît : il s'agit de remplacer la notion de "durée" identique d'un même objet, par celle de la "réitération" des paquets vibratoires dont le résultat est la perception de cet objet comme continu dans l'espace temps. Ceci constitue une avancée indéniable par rapport aux ouvrages précédents, dont la parution s'étendait de 1919 à 1922, voire même par rapport à des chapitres précédents de SMW, comme Whitehead lui-même l'indique dans ce chapitre : Peut-être aurez-vous remarqué que dans un chapitre précédent23, j'ai utilisé le mot réitération comme synonyme de persistance. De toute évidence, ces deux termes ne sont pas tout à fait synonymes dans leur signification, et maintenant je veux préciser que le mot réitération, là où il diffère de persistance, est plus proche de ce que requiert la théorie organique24. Cependant, l'articulation ne paraît pas encore complètement assurée, entre la vision relativiste et l'approche quantique de la réalité. C'est seulement dans Process and Reality, que se fera la jonction, avec une intégration plus fine de la théorie époquale du temps dans l'approche organiciste générale. Nous y reviendrons dans la dernière partie. 2.3. Vers une redéfinition de la philosophie Le chapitre suivant tire les conséquences des deux précédents, sur le type de relations existant entre Science et Philosophie. En vue d'une définition de sa propre métaphysique Whitehead opère ici un pas décisif. Très précisément, avec ce chapitre IX, nous quittons complètement l'approche historico-philosophique pour celle de la philosophie première selon laquelle un homme questionne la science sur ce qu'est véritablement le réel. En fait, si Whitehead se réfère encore au passé, c'est pour poser la question des rapports parfois orageux entre science et philosophie, où l'on pouvait se demander laquelle dévore Vautre2S. Ici, la pensée de William James est présentée comme une étape historique importante dans la redéfinition de ces rapports. Whitehead compare son influence à celle de Descartes, par un retour sur le terrain concret où les abstractions ne s'interposent plus entre les deux disciplines. Avec James, c'est un nouveau saut qualitatif qui est fait par rapport à la réaction cartésienne aux abstractions médiévales. Il s'agit maintenant de dépasser

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les anciennes oppositions cartésiennes entre le matérialisme scientifique et Y Ego26. James opère ce passage en recourant à la description la plus exacte possible du processus de la conscience, considérée comme une activité organique, et non plus comme une res cogitans toujours identique à ellemême. C'est précisément une telle insistance sur l'activité qui conduit Whitehead à voir en Bergson celui qui a tiré le meilleur parti des idées de James, par ses conceptions organiques de la science physiologique 21. Mais il pense bien évidemment, comme l'indique tout le contexte, à sa propre élaboration d'un modèle organique de la philosophie. En fait l'un des objectifs de cette nouvelle philosophie est de surmonter le dualisme cartésien d'une étendue étudiée par la physique, et d'une pensée qui serait la clé d'une nouvelle épistémologie : la nature est foncièrement et totalement organique, en la dualité même de ces aspects. Elle ne souffre pas de rupture, dans l'expérience concrète que l'on en fait, entre ce qui serait le développement philosophique de la pensée, et la matière inerte dont s'occupait la science classique. Ainsi, le recours au réel concret de l'expérience permet-il, selon Whitehead, de casser le divorce qui s'était instauré entre science et philosophie, en délimitant clairement comment l'une et l'autre partent du même réel pour élaborer leurs productions spécifiques. Le moment est alors venu pour Whitehead d'élaborer une première ébauche de ce que serait sa propre métaphysique. Je ne sais s'il y eut, comme le disent les tenants de l'école organisationnelle, notamment Ford, de nombreuses "couches" de réalisation de la philosophie whiteheadienne. Mais il me semble que le mouvement même de SMW, pris en sa globalité, trouve en quelque sorte son point culminant dans les deux chapitres qui suivent. Whitehead lui-même nous prévient dès l'entrée du ch. X (Abstraction) qu'il s'agit d'une première tentative pour tirer les leçons de l'histoire, telles qu'elles se donnent à travers les chapitres précédents, notamment les trois derniers.

3. Le moment métaphysique de SMW (Ch. X et XI) Cet "intermède" s'ouvre donc par un conseil à la fois curieux et significatif : il est plutôt insolite de voir un philosophe conseiller à son lecteur de passer outre deux chapitres que l'on peut considérer comme très importants. Mais d'autre part, cette "mise en garde" marque bien le changement de perspective opéré ici par Whitehead. Il s'agit bel et bien d'un exposé de la pensée philosophique de l'auteur, après qu'aient été dégagées les grandes demandes du siècle, quant aux rapports entre

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philosophie et science. Whitehead reprend le thème "jamesien" d'un primat accordé à l'expérience concrète du flux, mais en en cherchant l'origine dans une conception que certains considéreront comme une simple hypothèse : c'est la conception qui permet précisément de partir des apories des scientifiques sur le continu relativiste et le discontinu quantique, pour déboucher sur la recherche philosophique d'une structure unique qui autorise un dépassement de ces apories. 3.1. Définition de l'abstraction (Ch. X) C'est notamment le sens qu'il faut donner au chapitre Abstraction, sans doute difficile à suivre, mais extraordinaire dans sa façon de rendre compte de l'expérience la plus concrète : celle qui consiste à penser le réel selon un angle particulier, sans abandonner pour autant la recherche mathématique et logique sur l'immensité du domaine des objets éternels. Il me semble difficile, et outrecuidant, de résumer en quelques lignes le cheminement de ce chapitre. On n'en peut faire l'économie si l'on veut saisir toute la force du raisonnement. Il est juste possible de donner à cette lecture un fil conducteur, qui me semble être une opposition entre l'infinité des objets éternels, dont chacun suppose tous les autres, et la finitude de leur saisie concrète en une "préhension" déterminée. Le savoir humain, marqué par une telle finitude, est ce qui autorise chacun, et donc également le philosophe, à parler sans dire tout à la fois28. Ici, apparaît capital le concept de hiérarchies abstractives, appliqué aux objets éternels selon lesquels se constitue toute réalité. Ces hiérarchies sont, comme le réel lui-même, soit "finies" si l'on remonte à un degré déterminé de complexité, soit infinies, si on laisse au réel l'infinité de ses déterminations, possibles ou impossibles. C'est précisément pour caractériser une telle différence entre l'infinité des objets éternels possibles et la finitude de leur réalisation que Whitehead propose le concept difficile d'abruptness, indiquant le caractère tranché d'un choix déterminé et fini, parmi la multitude des possibles ainsi suscités, soit positivement par l'imagination, soit négativement par le rejet de tels possibles. Mais comment comprendre une telle abruptness sans faire intervenir un principe qui appellera une nouvelle "théologie", le principe de concrétion ? Il ne s'agit pas d'expliquer que Dieu concrétise le "Royaume" de tous les possibles, un peu à la façon de Leibniz, mais surtout plutôt comment il parvient à limiter la réalisation de ce "Royaume" dans une forme (de type spatio-temporel), regroupant seulement les compossibles (pour reprendre l'expression leibnizienne).

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À ce principe de limitation des possibles se conjugue un autre principe, celui de la translucidité des objets, entre leur identité propre dans leur Royaume et leur réalisation dans le monde : ce sont les mêmes réalités qui sont objets de Venvisagement divin et qui se retrouvent dans une structure spatio-temporelle concrète. 3.2. Réflexion sur Dieu (ch. XI) Ces deux principes, pris ensemble, permettent de mieux comprendre le chapitre XI, consacré à une redéfinition du Dieu d'Aristote, dans le contexte des nouvelles sciences. Certes, c'est le Principe de Concrétion qui est censé remplacer le Premier Moteur aristotélicien 29, selon l'optique dictée par la nouvelle physique. Mais ce principe ne pourrait s'appliquer sans le second, celui de translucidité que nous venons d'évoquer, selon lequel ce sont les mêmes objets qui sont d'abord envisagés par Dieu et réalisés dans le monde. Même si l'hypothèse du Premier Moteur est définitivement abandonnée, l'intention philosophique d'Aristote est ici présente, comme volonté purement métaphysique de rendre compte du réel. Il est clair que nous n'avons pas en ce chapitre XI une pensée théologique aussi élaborée que celle qui se dégage de Process and Reality. Néanmoins, le souci métaphysique est le même, et confère aux développements ultérieurs une signification inchangée : Dieu n'est pas un principe que l'on invoque lorsque l'on ne comprend plus et que l'on est arrivé aux limites de la rationalité 30. C'est au contraire lui qui permet de comprendre qu'il y ait de telles limites. Cette véritable inversion de perspective, par rapport à la conception classique, s'inspire sans aucun doute du Christianisme, dont le Dieu fait preuve d'un tendre souci que rien ne soit perdu, comme il le dira dans PR (p. 346). C'est la thèse qu'il défendra dans Religion in the Making, montrant qu'il faut passer du Dieu omnipotent et conquérant, doté d'un pouvoir absolu, au Dieu modeste, se pliant aux exigences de compossibilité des choses dans le monde réel. Aussi la fonction du Dieu de Whitehead peut-elle être à la fois rapprochée et distinguée de la fonction aristotélicienne du Premier Moteur. Car le Dieu d'Aristote se rapproche de celui de Whitehead en ce qu'il est tout sauf un Dieu de religion, objet d'une foi aveugle se situant d'emblée au-dessus du cours du monde qu'il organise, comme le serait celui de la scolastique thomiste. C'est à ses yeux un principe immuable, qui n'est l'objet d'aucune passion, simplement une référence dernière à tous les mouvements qui définissent le monde, afin d'en comprendre la teneur : dans sa manière d'aborder cette question métaphysique, il était entièrement sans passion, et il est le dernier métaphysicien de première importance dont on puisse l'affirmer. Après Aristote,

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des intérêts éthiques et religieux commencèrent à influencer les conclusions métaphysiques 31 La seule erreur d'Aristote tient à la valeur limitée de sa physique et de sa cosmologie 32. Dès lors, les développements ultérieurs, notamment ceux de Process and Reality, dans le sens d'une distinction entre plusieurs "natures" de Dieu ne peuvent masquer cette épure métaphysique que l'on trouve au début du chapitre sur Dieu. Certes, comme l'a montré Ford, l'expression en est encore maladroite, avec d'apparentes contradictions dues au fait que Whitehead n'a pas encore réellement trouvé d'articulation entre une théorie époquale du temps et une théorie relativiste. Le fameux triple envisagement évoqué au chapitre VI (Le 19eme siècle)33, et considéré par Ford comme un ajout, montre bien qu'il fallait trouver, dans l'énergie quantique qui définit l'évolution du monde, la manifestation d'une activité souterraine, dont on trouve également une trace dans la doctrine de la génération des choses chez Bergson 34. Seule une telle doctrine permet de comprendre comment les mêmes choses se conservent dans une configuration spatio-temporelle déterminée selon la théorie de la relativité, sur la base de vibrations élémentaires en lesquelles, selon la théorie quantique, se développe cette configuration. 3.3. Articulation des deux chapitres Ainsi, les chapitres X et XI, à bien des égards fondateurs de la métaphysique whiteheadienne, ne sont-ils finalement encore que des ébauches. Ils manifestent en tous cas la structure la plus profonde de l'œuvre, dont ils sont le point culminant, à partir d'une investigation historique qui se révèle de plus en plus personnelle au fil des chapitres. S'il y a bien émergence de cette métaphysique, c'est au moins autant dans le livre SMW lui-même que dans les œuvres ultérieures. Cela ne signifie pourtant pas que cet intermède spéculatif ne soit qu'un "supplément" que l'on pourrait mettre entre parenthèses, contrairement à ce qu'en dit Whitehead lui-même, avec une certaine coquetterie. Des linéaments en sont déjà présents dans les chapitres précédents, ainsi que dans les œuvres de la période antérieure (notamment The Concept of Nature et The Principles of Natural Knowledge). En fait, ces ébauches pourraient se résumer dans la formule suivante : la spatio-temporalité apparente qui fut le cadre de la métaphysique classique, d'Aristote à Descartes, et qui est simplement transformée dans la théorie de la relativité, n'est que la surface d'une réalité organique, laquelle, à la fois, la génère et lui confère son véritable sens, dans le cadre de la théorie des quanta, philosophiquement élargie à une nouvelle conception de l'acte créateur divin.

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4. Religion (Ch. XII) et Progrès Social (Ch. XIII) Une telle conception a bien évidemment des conséquences, tant pour la compréhension de ce qui fait l'essentiel de la religion que pour une nouvelle interprétation d'un procès à l'échelle des sociétés humaines. En réalité, ces deux derniers chapitres de SMW apparaissent après coup comme des pierres d'attente pour deux ouvrages postérieurs, respectivement Religion in the Making ( 1926) et Adventures of Ideas (1933). Le premier ouvrage s'inscrit en fait directement dans la suite de SMW, puisqu'il correspond à un 2eme cycle de Lowell Lectures en 1926, après celui de 1925. Le second ouvrage consistera, dans son ensemble, en une application de la philosophie de l'organisme à la réalité sociale, artistique et politique. Mais les deux trouvent dans SMW leur véritable source. On peut en effet considérer le chapitre XII, consacré aux rapports entre Religion et Science, comme une première version de ce qui sera développé dans RM. C'est, remarque V. Lowe, « autant que je le sache, la première expression publique de sa pensée sur la religion depuis la guerre 35 ». On y trouve notamment déjà l'idée de ce qu'est le religieux considéré en son essence : une renonciation à l'exercice de tout pouvoir théologique au profit d'un humble retour à la condition du Dieu moderne, condition modeste s'effaçant devant la création du monde qu'il a suscitée. Corrélativement, on doit par conséquent trouver dans la théologie la même modestie que celle dont font preuve les scientifiques. Par exemple, par-delà les mythes du Ciel ou de l'Enfer comme lieux géographiques définissant notre avenir, il faut, avec les sciences, retrouver l'humble vérité qui provient de l'observation elle-même. Car « la religion ne regagnera pas son ancien pouvoir tant qu'elle ne saura pas affronter le changement dans le même esprit que la science 36 ». C'est en affrontant le changement que la religion découvrira précisément que le réel dans sa totalité, y compris le réel religieux, est un mouvement dont il faut retrouver le sens dernier. Ce sens dernier, pour Whitehead, est par exemple celui de la vie d'un François d'Assise ou d'un Wesley : vies fort différentes en réalité, mais affirmant chacune une vérité religieuse profonde à laquelle aucune démarche scientifique ne peut conduire directement. A contrario, les controverses religieuses sont dangereuses, parce que la quête de la suprématie l'emporte alors sur la recherche de la vérité et crée la stagnation. C'est d'ailleurs encore en termes religieux que Whitehead aborde dernier chapitre, Les conditions du progrès social. Il y met en garde, effet, contre deux "Evangiles" : celui de la Force, et celui l'Uniformité 37. Le premier faux évangile est celui d'une force aveugle

le en de et

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sûre d'elle-même, ce que n'était justement pas Dieu dans le chapitre précédent : Les lions et le tigres ne sont pas des espèces qui ont réussi : il y a quelque chose dans l'usage facile de la force qui détruit ce à quoi il s'applique : son principal défaut est qu'elle empêche toute coopération 38. Quant au second, presque aussi dangereux, celui de l'uniformité, il consiste en un refus ou une peur de l'aventure, thème dont il fera naturellement le titre d'Adventures of Ideas. Ainsi la société humaine offret-elle une image de celle, divine, qui en est l'origine éternelle. Le conflit entre les possibles laisse cette société ouverte au changement, de telle manière que se réalise toujours une société à la fois respectueuse des différences et novatrice, par le double refus absolu de la force et de l'uniformité. Avec ces deux chapitres, nous avons donc la manifestation d'une vérité dernière que les sciences ont certes pressentie, à travers les contradictions mêmes auxquelles ils ont été confrontés, mais sans avoir la possibilité de comprendre la totalité en laquelle elles s'inscrivent. Cette compréhension reste ainsi ouverte à la métaphysique 39.

5. Conclusion Les bases sont ainsi posées pour les ouvrages ultérieurs. Certes, il ne s'agit pas d'une simple explicitation de ce qui aurait déjà été présent dans SMW, mais plutôt d'une adaptation du schéma spéculatif qui y était encore à l'état naissant. Evoquons simplement en terminant quelques points critiques, sur lesquels des avancées décisives ont été faites dans SMW, sans que ces points soient pourtant suffisamment éclaircis. 5.1. Statut exact des objets éternels Ce statut, on l'a vu, fait l'objet du chapitre décisif sur l'Abstraction. Restait cependant à préciser s'ils sont simplement ce qui est en réserve de potentialité, ou s'ils doivent être définis en relation avec leur réalisation effective. Dans le premier cas, les objets éternels ont certes chacun une identité unique, mais leur "Royaume" les couvre tous, avec leurs contradictions respectives, leurs contraires, voire leur incohérence, selon une hiérarchie infinie, qui va de l'objet éternel le plus simple en extension aux plus complexes. Dans le second, cas, par contre, les objets éternels ne sont considérés que dans leur compossibilité, selon une hiérarchie qui va de

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l'individu concret unique à l'ensemble des objets compossibles qui permettent de le sentir, de l'imaginer ou de le décrire40. PR apportera une double clarification sur ce statut des objets éternels : La distinction, explicitée dans PR, entre Potentialité Générale et Potentialité Réelle, débouchera sur une redéfinition du Continuum Extensif comme le lieu de la potentialité réelle, et comme configuration effective de l'articulation d'objets éternels appartenant au domaine de la potentialité générale41. Au sein même de la potentialité réelle, celle à laquelle correspond une actualité donnée, les objets éternels peuvent encore être de l'espèce subjective (entrant à ce titre dans la forme subjective de l'entité en procès d'actualisation), ou de l'espèce objective (définissant ici le "contenu" du datum)42. De telles précisions, tout en étant absentes dans SMW, sont néanmoins implicites dans la critique de la classification aristotélicienne en genres et espèces que l'on trouve dans le chapitre Abstraction43. Un tel rejet de la logique extensionnelle correspond en effet, chez Whitehead, à la prise en compte de l'actualisation des concepts dans leur réalisation effective, incluant une dynamique subjective. Le reste n'est, aux yeux de Whitehead, qu'abstraction insignifiante, comme il l'affirme à plusieurs reprises dans PR 44 . 5.2. Objets éternels et réalisation La clarification du statut des objets éternels entraîne comme conséquence une autre clarification : celle du mode d'ingression de ces objets dans les occasions actuelles. Certes, Whitehead nous montre déjà dans SMW comment les configurations spatio-temporelles manifestent l'essence relationnelle des objets éternels compossibles. Mais cette manifestation elle-même peut encore être envisagée, soit de manière abstraite (sous l'angle des objets éternels qui la composent), soit dans sa réalité concrète (sous celui de l'activité subjective de leur mise en relation). Une telle différence d'approche ne trouvera sa pleine expression que dans PR, avec l'articulation entre niveau microscopique de la genèse d'une occasion actuelle et niveau macroscopique de l'articulation entre ces occasions, entre le domaine de l'activité quantique de réalisation de soi et le domaine de l'inscription opérée par cette activité dans le réseau spatiotemporel 45. Si le niveau microscopique est alors celui du passage du réel à l'actuel dans une occasion actuelle, le niveau macro-scopique est inversement celui

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de l'insertion de cet actuel dans le réel qui entrera ensuite définitivement dans toute réalisation ultérieure : L'entité actuelle ne peut elle-même être décrite que comme un procès organique. Elle répète dans le micro-cosme ce que l'univers est dans le macro-cosme46. C'est ainsi que Whitehead inverse la logique extensive aristotélicienne des universaux, en analysant la façon dont cette logique même est produite par une activité concrète qui à la fois lui donne forme et en limite la validité. 5.3. Les principes de la réalisation Cela suppose un "fonctionnement" du monde sur la base de principes solidement articulés entre eux, pour rendre cohérent ce fonctionnement. On trouvera formulés ces principes dans le cadre du Schéma Catégorial de PR. En effet, les deux grands principes évoqués dans SMW, le Principe de Concrétion et le Principe de Translucidité, sont définis en fonction des seuls besoins de la démonstration, en vue de montrer comment les objets éternels sont à la fois limités dans leur articulation et identiques dans leur essence propre. Or, la question de leur articulation trouvera sens dans PR par une présentation d'un cadre plus général, en lequel le Principe Ontologique semble essentiel. Si l'on passe en revue, en effet, les Catégories de l'Explication, on y trouve, dans la 4eme catégorie, le principe de relativité, dans la 9eme, le principe du procès, et dans la 18eme le principe ontologique. Or, le premier principe stipule qu'/7 entre dans la nature d'un être d'être un potentiel pour tout devenir, le second que l'être (i.e. d'une entité actuelle) est constitué par son "devenir", et le troisième que c'est même là la seule réalité qui compte, puisque chercher une raison, c'est chercher une ou plusieurs entités actuelles 47. Bref, ni le principe de relativité, ni celui du procès n'auraient de valeur ontologique s'ils n'étaient finalement fondés eux-mêmes sur ce dernier principe. On le voit, le principe de relativité n'est plus seulement comme dans SMW celui de l'essence relationnelle des objets : il ne trouve de signification que dans et par le principe ontologique donnant le primat à l'actualisation sur les essences actualisées.

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5.4. Dimension religieuse de l'existence humaine Il est clair que cette unification des principes n'est pas sans conséquence sur l'approche de la question de Dieu : Le principe ontologique whiteheadien n'offre guère d'élément de comparaison avec le principe ontologique de la philosophie classique. Ce n'est pas une "cause" qu'il faut trouver aux diverses réalités qui forment notre monde, mais une activité organique dont celles de notre monde sont redevables. Raisonner ainsi en termes d'activité et non plus de substances débouche sur une redéfinition des rapports entre Dieu et le Monde, dont la 5eme partie de PR nous fait une exposition magistrale. Certes, on trouve également dans SMW des prémonitions d'une telle relation entre Dieu et le Monde. Ce sera l'énergie éternelle sous-jacente ou encore les trois types d'envisagement des réalités par Dieu, en vue de leur mise en œuvre effective48. Mais il faudra attendre PR pour que cette énergie soit réellement identifiée comme une créativité manifestant la Nature Primordiale de Dieu, laquelle participe, dans sa mise en existence même, à la genèse de toute entité actuelle. En effet, le principe de relativité qui affirme que tout potentiel peut devenir réel se manifeste dans cette Nature Primordiale, qui organise le royaume des objets éternels, en vue de leur entrée dans la création de ces entités actuelles 49. En même temps, et selon le principe du procès stipulant que la réalité de ces entités actuelles se constitue dans leur devenir même, cette entrée des objets éternels contribue à la réalisation de nouvelles entités actuelles. Une telle action divine, intimement liée à la réalisation de toute autre entité actuelle du monde, débouchera, dans PR, sur la conception de la Nature Conséquente de Dieu, celle qui se réalise précisément dans chaque goutte d'existence cosmique, et dans la mise en cohésion de toutes ces "gouttes". Bref, ce qui était seulement implicite et non articulé dans SMW se précise en un seul Schème métaphysique qui assure une cohérence entre les grands principes gouvernant le réel. 5.5. Le social, le culturel et le politique Cet accent mis sur une dynamique divine dans PR aura des conséquences, ici également pressenties dans les derniers chapitres de SMW, sous le thème de la religion puis celui du progrès social. Car cette mise en avant de l'activité organique modifie profondément le sens à donner à toutes les productions humaines, puisque, comme telles, elles relèvent d'une approche macro-scopique dont l'approche micro-scopique du procès peut

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finalement donner la raison dernière. Reprenant, peut-être à son insu, les célèbres analyses de Cassirer dans Substanzbefrijf und Funktionsbegriff (1910), Whitehead va travailler, dans les ouvrages ultérieurs, notamment dans AI, à montrer que l'évolution du monde symbolique obéit aux mêmes lois que celles qui régissent le monde physique, avec simplement la pensée humaine comme production nouvelle, émergeant de ce monde avec toute sa spécificité et sa capacité décuplée de créativité. Il faudra, en fait, attendre les superbes développements de Modes of Thought (MT) pour que soit mis à jour ce primat de la pensée humaine, fondée sur le langage, et qu'elle soit articulée avec la pensée divine pour saisir l'harmonie finale du monde. Chez l'homme, cette entreprise est marquée par la finitude, face à l'infini du domaine des possibles. Et c'est précisément cette finitude qui caractérise dans MT le passage de l'importance du monde à son expression par l'homme, dans et par le langage. Or, c'est Dieu, dit Whitehead dans le même ouvrage, qui a fait don de ce langage à l'homme : Le récit du sixième jour devrait être écrit : Il leur donna la parole et ils devinrent des âmes 50. Une telle conception du langage humain s'inscrit ici dans une vision cosmologique plus large, selon laquelle L'importance passe du monde en tant qu'un au monde en tant que multiple, tandis que l'expression est le don du monde en tant que multiple au monde en tant qu'un 5I. Bref, dans MT, sont tirées les conséquences d'une intuition qui avait pris naissance dans SMW : celle d'un monde dont les multiples aspects, concrétisés dans une certaine configuration spatio-temporelle, trouvent leur unité dans un acte unique de création. Le langage humain n'est alors compréhensible que comme un acte de cette sorte, restituant au monde apparent et multiple, son unité profonde. Plus particulièrement, le discours philosophique tente toujours de monter à l'assaut de la finitude, selon la belle image du même MT 52 . 5.6. Quelle approche philosophique du réel ? La philosophie, dont Whitehead dira dans Modes of Thought, qu'elle est parente de la poésie, apparaît ainsi comme étant la force de compréhension animant toute l'œuvre de Whitehead, tout en prenant une place particulière dans l'exercice de la langue et plus globalement dans la culture. Le rôle de la philosophie spéculative, telle qu'elle sera définie, notamment au début de Process and Reality, mais également dans Adventures of Ideas et dans Modes of Thought, est de révéler par la puissance du langage, les abîmes

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insondables en lesquels se préparent nos visions du monde, s'animent également nos espoirs de compréhension de ce monde et notre désir aventureux de créations nouvelles, tendant vers une paix dernière, finalement introuvable, mais néanmoins agissante. Tel apparaît après coup le sens profond de SMW : montrer que, par-delà, ou plutôt au sein même des configurations spatio-temporelles qui se donnent à nous dans l'expérience, se manifeste toute la densité d'un réel organique, dont la pensée philosophique, par exemple celle des chapitres consacrés à Y Abstraction et à Dieu, apparaît comme l'expression la plus élevée. C'est sans doute ainsi qu'il faut comprendre à la fois la référence de la préface au Space, Time and Deity de S. Alexander, et la définition que Whitehead y donne de la philosophie : Si ma définition de la fonction de la philosophie est correcte, celle-ci est la plus efficace de toutes les quêtes intellectuelles. Elle construit des cathédrales avant que les ouvriers aient déplacé une seule pierre, et les détruit avant que les éléments aient abattu leurs voûtes 53. Cela ne signifie certes pas que l'on puisse faire l'économie des bâtisseurs, mais que, par la philosophie, cette économie trouve son sens le plus profond, qui est élévation vers Dieu, à l'instar des cathédrales. Les notes de Whitehead sont reprises en bas de page. Les notes du traducteur sont reprises en fin de chapitre. Jean-Marie Breuvart, 13/04/2006

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Notes

1

Is. Stengers (sous la dir. de), L'effet Whitehead, Vrin 1994.

2

François Beets, Michel Dupuis et Michel Weber (éditeurs), La science et le monde moderne dAlfred North Whitehead — Alfred North Whiteheads Science and the Modem World. Actes des Journées détude internationales tenues à I Université catholique de Louvain, les 30-31 mai et 1 juin 2003 — Proceedings of the Second International « Chromatiques whiteheadiennes » Conference. Publiés avec le concours du FNRS, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, Chromatiques whiteheadiennes V, 2006.

3

Cet Institut de Boston, fondé au début du 19eme siècle, était dirigé par un descendant du fondateur John Lowell Jr., A. Lawrence Lowell. Celui-ci, président de l'Université Harvard, avait invité Whitehead le 6 février 1924 à venir y enseigner, et lui demanda le 18 mars suivant de donner un cycle de huit conférences dans le cadre de son Institut Lowell. (Cf. V. Lowe, Alfred North Whitehead. The Man and His Work, II, John Hopkins University Press, 1990, pp. 132 et 157).

4

Pour l'histoire de la rédaction de SMW à partir des Lowell Lectures, cf. V. Lowe, op. cit., pp. 157 & suivantes.

5

V. Lowe, op. cit., p. 165.

6

Science and the Modem World, Cambridge University Press, 1946, (ci-après référencé SMW), Preface, p. viii.

7

V. Lowe, op. cit., p. 165.

8

SMW, Preface, p. viii

9

Cf. sur ce point le lexique qui se trouve à la fin du livre d'A. Parmentier, Whitehead et le problème de Dieu, Beauchesne, 1968, p. 585.

10

SMW, p. 171.

11

II est vrai que la terminologie de Whitehead est incertaine sur ce point. C'est ainsi que le chapitre V commence par My last lecture, le chapitre VI par My previous lecture, le chapitre IX par In the present lecture, alors que les chapitres II et X évoquent tous deux the previous chapters. Mais en même temps, il nous affirme dans la Préface que les Lowell Lectures [...] ont été imprimées telles qu 'elles ont été prononcées (p. viii).

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12

Sur le rapport entre ces théories et la pensée de Whitehead, voir l'ouvrage essentiel publié sous la direction de Timothy E. Eastman et Hank Keeton, Physics and Whitehead — Quantum, Process and Experience (State University of New York Press, 2004).

13

Voir une présentation fidèle de la pensée de L. S. Ford dans un article que lui a consacré H. Vaillant (cf. Is. Stengers, op. cit., pp. 107 & suivantes).

14

Cf. sur cette question cruciale M. Weber : La dialectique de l'intuition chez A. N Whitehead : sensation pure, pancréativité et contiguïsme. Préface de Jean Ladrière, Frankfurt / Paris, ontos verlag, 2005, tout spécialement la section « Pragmatique du développement philosophique whiteheadien », pp. 39 & suivantes.

15

Sur la prise en compte de cette expérience par Whitehead, cf. B. Saint-Sernin, Whitehead, un univers en essai, Vrin, 2000, pp. 118-121.

16

Le terme apparaît à la fin du chapitre VI (Dix-neuvième siècle), SMW, p. 111. Dans PR, ce sera plutôt le terme de créativité (creativity) qui sera développé.

17

Cf. É. Weil, Logique de la Philosophie, Vrin, 1950, spécialement le paragraphe Catégories et Reprises, pp. 81 & suivantes.

18

Curieusement, Whitehead n'évoque à aucun moment son livre de 1922, The Principle of Relativity. L'explication la plus plausible réside sans doute dans l'affirmation de la Preface selon laquelle toute considération d'épistémologie a été entièrement exclue. Il aurait été impossible d'aborder ce thème sans bouleverser tout l 'équilibre de l 'ouvrage (pp. viii-ix), Comme le note V. Lowe (op. cit., p. 170), il fallait sans doute éviter les formules mathématiques, notamment celles de Principle of Relativity, pour le public des Lowell Lectures. Sur ce thème de l'inscription de Whitehead dans l'histoire de la relativité, cf. J.Cl. Dumoncel, Les Sept Mots de Whitehead, l'Aventure de l'Être, Cahiers de l'Unebévue, 1998, pp. 63 et suivantes, notamment pp. 104-105.

19

Pour une approche de la genèse d'une philosophie Whitehead dans ces premières œuvres, voir Guillaume Durand, Des événements aux objets. La méthode de l'abstraction intensive d'Alfred North Whitehead. Préface de Michel Malherbe, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, Chromatiques whiteheadiennes VIII, 2006. [en préparation]

20

SMW, p. 119.

21

Op. cit., p. 124.

22

Op. cit., p. 135.

23

Notamment dans le chapitre sur le I9?me siècle, op. cit. p. 104.

Préface

xxix

24

Op. cit., p. 133.

25

SMW, p. 143.

26

Ibid.

27

Op. cit., p. 148.

28

Op. cit., p. 163.

29

Op. cit., p. 174.

30

Sur la conception d'un Dieu qui ne fait pas exception aux principes généraux, cf. entre autres PR, p. 343 : Dieu ne saurait être considéré comme une exception à tous les principes métaphysiques, invoqué pour les sauver de l 'effondrement.

31

SMW, p. 173.

32

Op. cit., p. 174.

33

Op. cit., pp. 105 et suivantes.

34

Op. cit., p. 145.

35

V. Lowe, op. cit., p. 164.

36

Op. cit., p. 189.

37

Op. cit., p. 206.

38

Ibid.

39

Lire à ce sujet l'article de D. Janicaud, « Traduire la métaphysique en procès », publié d'abord dans I. Stengers, op. cit., pp. 61 & suivantes. Cet article sera repris comme introduction à la traduction française de PR (Procès et Réalité, Gallimard, 1995).

40

Cf. SMW, p. 170, sur les deux types d'abstraction inverses, partant respectivement de l'individu concret simple pour en analyser les éléments de compréhension, ou de l'objet éternel le plus simple pour en analyser le champ d'extension.

41

Cf. par exemple PR, pp. 65 & suivantes.

42

Op. cit., pp. 291 & suivantes. À noter que Whitehead évoque dans SMW le rôle double des objets éternels (SMW, 151), mais de manière très allusive.

43

SMW, p. 169.

44

Cf. par ex. PR, p. 43 : Le reste est silence, ou p. 167 : En dehors des expériences de sujet, il n'y a rien, rien, rien, pur néant.

45

PR, pp. 214-215.

xxx

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46

Ibid. (à noter que dans ce passage la distinction entre micro et macro—scopique est assimilée à une autre distinction entre micro- et macro-cosmique).

47

Cf. PR, pp. 22 & suivantes. Cf. également une autre formulation, lapidaire, du principe ontologique : pas d'entité actuelle, pas de raison (PR, p. 19).

48

SMW, pp. 105 et suivantes. Cette mention même d'une « énergie éternelle » conduit Ford à penser qu'il s'agit là d'un ajout.

49

Sur ce rapprochement entre le principe de relativité et la nature primordiale Dieu, cf. PR, p. 32 (Trad. p. 88).

50

MT, p. 57 (Trad. H. Vaillant, Vrin, 2004, p. 62).

51

MT, 29 (trad, citée, p. 43).

52

MT, 234.

53

SMW, Preface, p. viii

de

Préface [de l'Auteur] |vii| Le présent livre concrétise une étude de certains aspects de la culture occidentale des trois derniers siècles, dans la mesure où celle-ci a été influencée par le développement de la science. Cette étude a été guidée par la conviction que la mentalité d'une époque a sa source dans la vision du monde qui est, de fait, dominante dans ses couches cultivées. Il peut y avoir plus d'un schème de ce genre, correspondant aux divisions culturelles. Les divers intérêts humains qui font naître des cosmologies et qui sont aussi influencés par elles sont la science, l'esthétique, l'éthique et la religion. A toutes les époques, chacun de ces domaines suscite une vision du monde. Dans la mesure où le même ensemble d'hommes est dirigé par ces intérêts — par tous ou seulement quelques-uns—, son horizon effectif sera la production conjointe de ces sources. Mais chaque époque a sa préoccupation dominante, et durant les trois siècles que nous considérons, la cosmologie dérivée de la science s'est affirmée aux dépens de points de vue plus anciens ayant leurs origines ailleurs. Les hommes peuvent être provinciaux dans le temps aussi bien que dans l'espace. On peut se demander si la mentalité scientifique du monde moderne dans le passé immédiat n'est pas un exemple réussi d'une telle limitation provinciale. La philosophie, dans une de ses fonctions, est la critique des cosmologies. C'est sa fonction d'harmoniser, de remodeler et de justifier les intuitions divergentes concernant la nature des choses. Elle doit insister sur le contrôle minutieux des idées ultimes et sur la conservation de la totalité de l'évidence dans la formation de notre schème cosmologique. Son travail consiste à rendre explicite, et —dans la mesure où c'est possible — efficace, un processus qui autrement s'accomplit inconsciemment, sans contrôle rationnel. Ayant ceci présent à l'esprit, j'ai évité d'introduire une diversité de détails abstrus relatifs au progrès scientifique. Ce qui est souhaitable |viii|, et ce que je me suis efforcé de faire, c'est une étude compréhensive des principales idées vues de l'intérieur. Si ma vision de la fonction de la philosophie est correcte, celle-ci est la plus efficace de toutes les quêtes intellectuelles. Elle construit des cathédrales avant que les ouvriers aient déplacé une seule pierre, et les détruit avant que les éléments aient abattu leurs voûtes. Elle est l'architecte des constructions de l'esprit, et elle est en

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même temps leur dissolvant : et le spirituel précède le matériel. La philosophie travaille lentement. Des pensées reposent, endormies, pendant des siècles ; puis, presque soudainement pour ainsi dire, les hommes s'aperçoivent qu'elles se sont incarnées dans les institutions. Ce livre est composé en grande partie d'un ensemble de huit conférences, les Lowell Lectures, données en février 1925. Ces conférences, avec quelques légers développements et la subdivision de l'une d'elles en deux chapitres (VII et VIII), sont imprimées telles qu'elles ont été prononcées. Mais nous leur avons ajouté quelques thèmes additionnels, de manière à compléter la pensée du livre à une échelle qui débordait les limites de ces conférences. Parmi ces thèmes nouveaux, le Chapitre II — Les mathématiques en tant qu'élément de l'histoire de la pensée— est une conférence donnée à la Société Mathématique de la Brown University (Providence, R.I.). Le Chapitre XII — Religion et Science — a fait l'objet d'une communication à la Phillips Brooks House, à Harvard, et doit être publié dans le numéro du mois d'août de la revue Atlantic Monthly de cette année (1925). Les Chapitres X et XI —L'abstraction et Dieu— sont des additions qui sont publiées ici pour la première fois. Ce livre représente toutefois une seule ligne de pensée, et l'utilisation antérieure d'une partie de son contenu est un point subsidiaire. Je n'ai pas eu l'occasion, dans le texte, de faire référence de manière détaillée aux ouvrages de Lloyd Morgan, Emergent Evolution, et d'Alexander, Space, Time and Deity. Il paraîtra évident au lecteur que je les ai trouvés très suggestifs. Je suis particulièrement redevable au grand ouvrage d'Alexander. La vaste étendue des sujets traités ici rend impossible la citation détaillée de mes diverses sources d'information ou d'idées. Ce livre est le produit de la réflexion et des lectures accumulées au fil des années, entreprises sans prévoir leur utilisation dans le but présent. Il me serait donc impossible maintenant d'indiquer le détail de mes sources, même s'il était souhaitable de le faire. Mais il n'en est nul besoin : les faits sur lesquels je m'appuie sont simples et bien connus. Du point de vue philosophique, toute considération d'épistémologie [ix] a été entièrement exclue. Il aurait été impossible d'aborder ce thème sans bouleverser tout l'équilibre de cet ouvrage. La clé du livre est le sens de l'importance écrasante d'une philosophie dominante. Je dois les remerciements les plus reconnaissants à mon collègue M. Raphael Demos, pour avoir lu les épreuves et suggéré de nombreuses améliorations de l'expression. Harvard University, 29 Juin 1925.

Chapitre I

Les origines de la science moderne (1) Le progrès de la civilisation n'est pas tout à fait une avancée uniforme vers des réalités meilleures. Il pourrait peut-être prendre cet aspect si nous en dressions la carte à une échelle assez large. Mais de telles vues panoramiques obscurcissent les détails sur lesquels repose toute notre compréhension du processus. Les nouvelles époques émergent avec une soudaineté relative, si nous considérons le nombre de milliers d'années sur lesquelles s'étend l'histoire entière. Des peuples tenus à l'écart prennent soudainement leur place dans le courant principal des événements ; des découvertes technologiques transforment le mécanisme de la vie humaine ; un art primitif fleurit rapidement pour satisfaire pleinement un besoin esthétique irrépressible ; les grandes religions, dans l'ardeur de leur jeunesse, partent en croisade et répandent à travers les nations la paix du Ciel et le glaive du Seigneur. Le XVIè siècle de notre ère a vu l'éclatement de la Chrétienté Occidentale et l'avènement de la science moderne. Ce fut un siècle de fermentation. Rien n'était établi, même s'il y avait beaucoup d'ouvertures : nouveaux mondes et nouvelles idées. En science, Copernic et Vésale peuvent être choisis comme figures représentatives : ils sont typiques de la nouvelle cosmologie et de l'accent mis par la science sur l'observation directe. Giordano Bruno fut le martyr, bien que la cause pour laquelle il souffrit ne fut pas celle de la science, mais celle de la libre spéculation imaginative. Sa mort en 1600 inaugura le premier siècle de la science moderne au sens strict du terme. Il y eut dans son exécution un symbolisme inconscient, car après lui le ton de la pensée scientifique fut celui de la défiance envers son type de spéculation générale. La Réforme, malgré toute son importance, peut être considérée comme une affaire de famille entre |2] les peuples européens. Même le christianisme de l'Est la considéra avec un profond détachement. En outre, de telles ruptures ne sont pas des phénomènes nouveaux dans l'histoire du christianisme ou des autres religions. Lorsqu'on projette cette grande révolution sur l'histoire entière de l'Eglise chrétienne, on ne peut pas dire qu'elle introduisit un nouveau principe dans la vie

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humaine. Pour le bien ou pour le mal, ce fut une grande transformation de la religion, mais non l'avènement d'une religion. Elle-même ne le revendiquait pas : les Réformateurs soutenaient qu'ils voulaient seulement restaurer ce qui avait été oublié. Il en va tout autrement de l'avènement de la science moderne. A tous égards il est en contraste avec le mouvement religieux de l'époque. Alors que la Réforme fut un soulèvement populaire, qui pendant un siècle et demi noya l'Europe dans le sang, les débuts du mouvement scientifique se trouvèrent limités à une minorité de l'élite intellectuelle. Dans une génération qui connut la guerre de Trente Ans et qui se souvenait du duc d'Albe dans les Pays-Bas, le pire qui advint aux hommes de science fut que Galilée souffrit d'une honorable détention et d'une légère réprimande, avant de mourir paisiblement dans son lit. La façon même dont la persécution de Galilée a survécu dans la mémoire est un tribut rendu au commencement tranquille du changement d'horizon le plus profond que la race humaine ait jamais rencontré. Depuis qu'un enfant naquit dans une crèche, on peut se demander si une aussi grande chose est survenue avec aussi peu de remous. La thèse que ces conférences se proposent d'illustrer est que cette croissance tranquille de la science a pratiquement donné une autre coloration à notre mentalité, de sorte que des modes de pensée qui dans les temps antérieurs étaient exceptionnels sont à présent largement répandus dans le monde cultivé. Cette nouvelle coloration des manières de penser avait lentement progressé pendant des siècles dans les peuples européens. Elle aboutit finalement au développement rapide de la science, et s'est trouvée renforcée par ses applications les plus manifestes. La nouvelle mentalité est même plus importante que la nouvelle science et la nouvelle technologie. Elle a changé les présupposés métaphysiques et les contenus imaginatifs de nos esprits, de sorte que maintenant les anciens stimuli provoquent une nouvelle réponse. Peut-être ma métaphore d'une nouvelle coloration est-elle trop forte : je veux seulement parler d'un changement de ton des plus légers, qui cependant fait toute la différence. Ceci est exactement illustré par une phrase d'une lettre publiée de cet adorable génie qu'est William James : alors qu'il terminait son grand traité sur Les Principes de Psychologie [31, il écrivait à son frère Henry James, « Je dois forger chaque phrase dans la résistance des faits irréductibles et opiniâtres. » Cette nouvelle tendance des esprits modernes consiste en un intérêt véhément et passionné porté à la relation entre les principes généraux et les faits irréductibles et opiniâtres. Dans le monde entier, et en tous temps, il y a eu des hommes pratiques, absorbés par « les faits irréductibles et

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opiniâtres » ; dans le monde entier et en tous temps, il y a eu des hommes au tempérament philosophique qui ont été absorbés par le tissage des principes généraux. C'est l'union de l'intérêt passionné pour le détail des faits et d'une égale dévotion envers la généralisation abstraite qui constitue la nouveauté de notre présente société. Antérieurement, cette union était apparue sporadiquement et comme par hasard. Cet équilibre de l'esprit est devenu à présent partie intégrante de la tradition qui pénètre la pensée cultivée. Il est le sel qui fait garder à la vie sa saveur. La tâche principale des universités est de transmettre cette tradition comme un héritage général passant de génération en génération. Un autre contraste qui distingue la science des autres mouvements européens du XVIè et du XVIIè siècles, c'est son universalité. La science moderne est née en Europe, mais sa patrie est le monde entier. Dans les deux derniers siècles, on a assisté à une pénétration longue et confuse des modes de vie occidentaux sur la civilisation de l'Asie. Les sages d'Orient ont été intrigués, et le sont toujours, par ce que pouvait être le secret régulateur de la vie qui pouvait être transmis de l'Occident à l'Orient sans entraîner la destruction gratuite de leur héritage propre, qu'ils apprécient à si juste titre. Il devient de plus en plus évident que ce que l'Occident peut donner le plus facilement à l'Orient, c'est sa science et sa perspective scientifique. Elles sont transférables d'un pays à l'autre et d'un peuple à l'autre, partout où existe une société rationnelle. Au cours de ces conférences, je n'examinerai pas tous les détails de la découverte scientifique. Mon sujet est le dynamisme [energising] d'un état d'esprit du monde moderne, ses vastes généralisations et son influence sur les autres forces spirituelles. Il y a deux manières de lire l'histoire : en avant et en arrière. Dans l'histoire de la pensée, les deux méthodes sont indispensables. Pour comprendre le climat d'une opinion (pour utiliser l'expression heureuse d'un écrivain du XVIIè siècle), il faut considérer ses antécédents et ses perspectives. J'examinerai donc dans cette conférence quelques uns des antécédents de notre approche moderne de l'étude de la nature. En premier lieu, il ne peut y avoir de science vivante sans une [4| conviction instinctive générale en l'existence d'un Ordre des Choses, et en particulier d'un Ordre de la Nature. C'est délibérément que j'ai utilisé le mot instinctive. Peu importe ce que disent les hommes avec des mots, aussi longtemps que leurs activités sont commandées [controlled] par des instincts bien installés. Les paroles peuvent ultimement détruire les instincts, mais tant que ceci ne s'est pas produit, elles ne comptent pas. Cette remarque est importante pour ce qui est de l'histoire de la pensée scientifique. Car nous verrons que depuis le temps de Hume, la philosophie

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scientifique à la mode a été jusqu'à nier la rationalité de la science. Cette conclusion est à première vue celle de la philosophie de Hume. Prenez par exemple le passage suivant de la Quatrième Section de son Enquête sur VEntendement humain : « En un mot, donc, tout effet est un événement distinct de sa cause. Découvrir l'effet dans la cause est par suite impossible ; et quand l'esprit invente ou conçoit celui-ci pour la première fois, a priori, ce ne peut être que d'une façon purement arbitraire \ » Si la cause en elle-même ne révèle aucune information quant à l'effet, de sorte que lorsque l'esprit l'invente pour la première fois, ce doit être d'une façon entièrement arbitraire, il en résulte immédiatement que la science est impossible, sauf à établir des connexions entièrement arbitraires, non garanties par quoi que ce soit d'intrinsèque à la nature de la cause ou à la nature de l'effet. C'est une certaine variante de la philosophie de Hume qui a eu en général la faveur des hommes de science, mais la foi scientifique s'est affirmée à cette occasion, et a soulevé tacitement cette montagne philosophique. Devant cette étrange contradiction de la pensée scientifique, il est de la première importance de considérer les antécédents d'une foi rebelle aux exigences d'une rationalité consistante. Il nous faut donc retracer la montée de cette foi instinctive dans l'existence d'un Ordre de la Nature dont on peut trouver des traces dans le détail de chaque occurrence. Bien entendu, nous partageons tous cette foi, et croyons par conséquent que la raison en est notre appréhension de sa vérité. Mais la formation d'une idée générale —telle que l'idée de l'Ordre de la Nature —, la saisie de son importance, et l'observation de son exemplification dans une diversité d'occasions, ne sont en aucun cas les conséquences nécessaires de la vérité de l'idée en question. Il se produit beaucoup de choses familières, sans que les hommes s'en inquiètent. Il faut avoir un esprit tout à fait hors du commun pour entreprendre l'analyse de l'évident. Je me propose donc d'examiner les étapes suivant lesquelles cette analyse [5] est devenue explicite, et a marqué en définitive de son empreinte inaltérable les esprits cultivés de l'Europe Occidentale. De toute évidence, les principales récurrences de la vie sont trop apparentes pour échapper à l'attention du moins rationnel des humains ; et même avant l'aube de la rationalité, elles se sont imprimées dans les instincts des animaux. Il n'est pas nécessaire de creuser l'idée que dans une large mesure certains états généraux de la nature se répètent, et que notre nature humaine elle-même s'est adaptée à de telles répétitions.

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Mais un fait complémentaire est tout aussi vrai et tout aussi évident : c'est qu'en réalité rien ne se répète jamais exactement dans les mêmes détails. Il n'y a pas deux jours identiques, ni deux hivers. Ce qui est passé est passé pour toujours. C'est pourquoi la philosophie pratique des hommes a été de s'attendre aux larges récurrences, et d'accepter les détails comme émanant de la matrice inscrutable des réalités, hors de portée de la rationalité. Les hommes s'attendent à voir le soleil se lever, mais le vent souffle où cela lui plaît. Il est certain que depuis la civilisation grecque classique il y a eu des hommes, et en fait des groupes d'hommes, qui se sont placés au-delà de cette acceptation d'une irrationalité ultime. Ces hommes ont tenté d'expliquer tous les phénomènes comme le résultat d'un ordre des choses s'étendant à tous les détails. Des génies tels qu'Aristote, Archimède ou Roger Bacon, ont dû être dotés de cette mentalité pleinement scientifique qui soutient instinctivement que toute chose, grande ou petite, peut être conçue comme une exemplification de principes généraux qui régissent la totalité de l'ordre naturel. Mais jusqu'à la fin du Moyen Âge, le grand public cultivé ne ressentait pas cette intime conviction, ni cet intérêt précis pour une telle idée, qui aurait pu mener à un renouvellement incessant d'hommes ayant la compétence et les occasions favorables pour se livrer à une recherche coordonnée en vue de découvrir ces principes hypothétiques. Les hommes doutaient de l'existence de tels principes, ou des chances de succès de leur découverte, ou n'attachaient aucun intérêt à y réfléchir, ou ne tenaient aucun compte de leur importance pratique une fois trouvés. Quelle qu'en soit la raison, la recherche était languissante, si l'on considère les possibilités d'une civilisation de niveau élevé et la longueur de la période en question. Pourquoi l'allure s'est-elle subitement accélérée au XVIè et au XVIIè siècles ? A la fin du Moyen Âge, se révèle une nouvelle mentalité. L'invention stimula la pensée, et la pensée accéléra la spéculation en physique. Des manuscrits grecs révélèrent [6] ce qu'avaient découvert les anciens. Finalement, bien qu'en l'année 1500 l'Europe en savait moins qu'Archimède qui était mort en l'an 212 avant J-C, en 1700 les Principia de Newton avaient été écrits et le monde était bien engagé dans l'époque moderne. Il y a eu de grandes civilisations dans lesquelles l'équilibre particulier de l'esprit exigé par la science n'est apparu qu'irrégulièrement et n'a produit que les plus faibles résultats. Par exemple, plus nous connaissons l'art chinois, la littérature chinoise et la philosophie de la vie des Chinois, plus nous admirons les hauteurs atteintes par cette civilisation. Pendant des milliers d'années, il y a eu en Chine des érudits à l'esprit pénétrant qui ont

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consacré patiemment leur vie à l'étude. Considérant l'étendue de la période et la population concernée, la Chine représente en volume la plus vaste civilisation que le monde ait connu. Il n'y a aucune raison de douter de la capacité intrinsèque du Chinois en tant qu'individu à poursuivre dans la voie de la science. Et cependant la science chinoise est pratiquement négligeable. Il n'y a aucune raison de croire que la Chine, laissée à elle-même, aurait jamais produit un quelconque progrès en science. La même chose peut être dite de l'Inde. En outre, si les Perses avaient asservi les Grecs, aucune raison précise ne nous porte à croire que la science aurait fleuri en Europe comme elle l'a fait. Les Romains ne montraient aucune originalité particulière dans ce domaine. Les Grecs eux-mêmes, bien qu'ils aient fondé le mouvement, ne le soutinrent pas avec l'intérêt concentré que manifesta l'Europe moderne. Je ne fais pas allusion aux quelques dernières générations des peuples européens des deux côtés de l'océan : je veux parler de la petite Europe de la période de la Réforme, déchirée comme elle l'était par les guerres et les querelles religieuses. Considérez le monde de l'Est méditerranéen, de la Sicile à l'Asie occidentale, durant la période d'environ 1400 ans qui va de la mort d'Archimède (en 212 av. J-C) à l'irruption des Tartares : guerres et révolutions se succédèrent, ainsi que de grands changements de religion, mais rien ne fut pire que les guerres du XVIè et du XVIIè siècles à travers toute l'Europe. Il y avait là une grande et riche civilisation, païenne, chrétienne et musulmane. En cette période, bien des choses ont été ajoutées à la science, mais dans l'ensemble la progression fut lente et hésitante et, excepté en mathématiques, les hommes de la Renaissance partirent pratiquement de la position qu'avait atteinte Archimède. Il y avait eu quelques progrès en médecine et en astronomie, mais la progression totale était minime comparée au merveilleux succès du XVIIè siècle. Comparez par exemple [7] la progression de la connaissance scientifique depuis l'année 1560, juste avant la naissance de Galilée et de Képler, jusqu'à l'année 1700, alors que Newton était au sommet de sa renommée, avec celle de la période ancienne, déjà mentionnée, et exactement dix fois plus longue. Néanmoins, la Grèce fut la mère de l'Europe, et c'est vers la Grèce que nous devons nous tourner pour trouver l'origine de nos idées modernes. Nous savons tous que sur les côtes orientales de la Méditerranée il y eut une école très florissante de philosophes ioniens, profondément intéressés par les théories relatives à la nature. Leurs idées nous ont été transmises, enrichies par le génie de Platon et d'Aristote. Mais, à l'exception d'Aristote, et c'est une exception d'importance, cette école de pensée n'avait pas atteint le niveau de la mentalité complètement scientifique. En un certain sens, c'était préférable : le génie grec était philosophique, lucide et logique, et les hommes de cette école posaient essentiellement des

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questions philosophiques : Quel est le substrat de la nature ? Est-ce le feu, la terre, l'eau, ou quelque combinaison de deux quelconques de ces éléments, ou des trois ? Ou la nature est-elle un pur flux, non réductible à quelque matériau statique ? Les mathématiques les intéressaient puissamment. Ils inventèrent sa généralité, analysèrent ses principes, et firent de notables découvertes de théorèmes en se tenant rigidement au raisonnement déductif. Leurs esprits étaient atteints de la passion des idées générales. Ils exigeaient des idées claires, hardies, et un strict raisonnement à partir de celles-ci. Tout cela était excellent ; c'était du génie ; c'était un travail préparatoire idéal. Mais ce n'était pas la science telle que nous l'entendons. La patience qu'exige l'observation minutieuse était loin d'être aussi prédominante. Leur génie n'était pas aussi enclin à cet état d'attente imaginative diffuse qui précède la généralisation inductive couronnée de succès. C'étaient de lucides penseurs et des raisonneurs audacieux. Il y eut naturellement des exceptions, et au niveau le plus élevé : Aristote et Archimède par exemple. Et aussi, en ce qui concerne l'observation patiente, les astronomes : ceux-ci faisaient preuve d'une grande lucidité mathématique sur les étoiles, et d'une fascination pour le petit groupe dénombrable des planètes suivant leur orbite. Toute philosophie est nuancée par quelque arrière-plan imaginatif secret, qui n'émerge jamais explicitement dans le cours de ses raisonnements. La conception que se faisaient les Grecs de la nature, ou tout au moins la cosmologie transmise à partir d'eux aux époques suivantes, était essentiellement dramatique. Elle n'était pas nécessairement fausse pour cela, mais pesamment dramatique : la nature était conçue comme articulée (S] à la manière d'une œuvre d'art dramatique destinée à exemplifier des idées générales convergeant vers une fin. La nature était différenciée de manière à assurer à chaque chose sa fin propre : il y avait comme fin du mouvement, pour les choses pesantes, le centre de l'univers, et pour les choses dont la nature était d'aller vers le haut, les sphères célestes. Cellesci étaient destinées aux choses impassibles et non engendrables, et les régions inférieures aux choses passibles et engendrables. La nature était un drame dans lequel chaque chose jouait son rôle. Je ne dis pas qu'il s'agit là d'une conception à laquelle Aristote aurait souscrit sans de sérieuses réserves, en fait le genre de réserves que nous ferions nous-mêmes. Mais c'est la conception que la pensée grecque ultérieure a tirée d'Aristote et transmise au Moyen Âge. L'effet d'une telle mise en scène imaginative de la nature fut d'étouffer l'esprit historique, car si c'était la fin qui paraissait éclairer les situations, pourquoi se tourmenter au sujet du commencement ? La Réforme et le mouvement scientifique ont été deux aspects de la révolte historique qui fut le mouvement intellectuel

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dominant de la fin de la Renaissance. Le recours aux origines du christianisme, et le recours de Francis Bacon aux causes efficientes opposées aux causes finales, furent deux versants d'un unique mouvement de pensée. C'est également pour cette raison que Galilée et ses adversaires s'engagèrent dans des controverses sans espoir, comme on peut le voir dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. Galilée redit sans cesse comment se produisent les choses, tandis que ses adversaires avaient une théorie complète expliquant pourquoi elles se produisent. Par malheur, les deux théories ne donnaient pas les mêmes résultats. Galilée insiste sur « les faits irréductibles et opiniâtres », et Simplicius, son adversaire, avance des raisons tout à fait satisfaisantes, du moins pour lui-même. C'est une grande erreur que de concevoir cette révolte historique comme un appel à la raison. Au contraire, ce fut de bout en bout un mouvement anti-intellectualiste. C'était le retour à la contemplation du fait brut se refusant à la rationalité inflexible de la pensée médiévale. En faisant ce constat, je ne fais que résumer ce qu'affirmaient à l'époque les tenants de l'ancien régime eux-mêmes. Par exemple, dans le quatrième livre de Y Histoire du Concile de Trente du Père Paul Sarpi, on trouve qu'en l'année 1551 les légats pontificaux qui présidaient le Concile ordonnèrent [9| : « Que les Ecclésiastiques devraient confirmer leurs opinions par les Saintes Ecritures, les Traditions des Apôtres, les Conciles sacrés et approuvés, et par les Constitutions et Autorités des saints Pères ; qu'ils devraient user de brièveté et éviter les questions superflues et sans profit, ainsi que les luttes perverses... Cette ordonnance ne plut pas aux Ecclésiastiques italiens, qui déclarèrent que c'était une innovation, et une condamnation de la théologie scolastique, laquelle dans toutes les difficultés usait de la raison, et parce qu'il n'était pas légal [c'est-à-dire, d'après ce décret] de les discuter comme le faisaient St Thomas [d'Aquin], St Bonaventure, et d'autres hommes de renom. » Il est impossible de ne pas ressentir de la sympathie pour ces ecclésiastiques italiens, soutenant la cause perdue d'un rationalisme débridé. Ils étaient abandonnés de toute part. Les protestants étaient en pleine révolte contre eux. La papauté ne leur accordait pas son soutien, et les évêques du Concile ne pouvaient même pas les comprendre. En effet, quelques phrases plus loin dans la citation précédente, on lit : « Bien que beaucoup se soient plaints de ceci [de ce Décret], cela n'eut que peu d'influence, parce qu'en général les Pères [c'est-àdire les évêques] désiraient entendre les hommes parler en termes

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intelligibles et non d'une manière abstruse, comme au sujet de la Justification et d'autres déjà abordés. » Pauvres médiévistes attardés ! Lorsqu'ils utilisaient la raison, ils n'étaient même pas intelligibles aux autorités gouvernantes de leur époque. Il faudra des siècles avant que les faits opiniâtres deviennent réductibles par la raison, et pendant ce temps le pendule oscille lentement et lourdement jusqu'à l'extrême de la méthode historique. Quarante trois ans après que les ecclésiastiques italiens eurent écrit ce mémoire, Richard Hooker, dans son ouvrage célèbre Laws of Ecolesiastical Polity [Les lois de la constitution ecclésiastique] se plaint exactement de la même manière de ses adversaires puritains La pensée nuancée de Hooker (d'où vient l'appellation de « Hooker le judicieux ») et son style prolixe, véhicule de cette pensée, rendaient ses écrits singulièrement inadaptés au procédé qui consiste à les résumer par une courte citation sans équivoque. Or, dans la section mentionnée, il reproche à ses adversaires leur dénigrement de la raison, et à l'appui de sa propre position il se réfère d'une manière précise au « plus grand des théologiens scolastiques », désignation par laquelle, je présume, il se réfère à Saint Thomas d'Aquin. La Constitution ecclésiastique de Hooker fut publiée peu avant [10] Le Concile de Trente de Sarpi. Il y avait donc une complète indépendance entre les deux ouvrages. Mais les ecclésiastiques italiens de 1551, et Hooker à la fin du même siècle, témoignent de la tendance anti-rationaliste de la pensée de cette époque, et à cet égard marquent l'opposition de leur propre époque à l'époque scolastique. Cette réaction était indubitablement un correctif tout à fait nécessaire au rationalisme débridé du Moyen Âge. Mais les réactions poussent aux extrêmes. Aussi, bien que l'un des résultats de cette réaction fut la naissance de la science moderne, nous ne devons cependant pas oublier que celle-ci hérita ainsi de la déviation de la pensée à laquelle elle doit son origine. L'influence de la littérature dramatique grecque eut de multiples aspects, selon les différentes manières dont elle affecta indirectement la pensée médiévale. Les pères Pèlerins 2 de l'imagination scientifique telle qu'elle existe aujourd'hui sont les grands tragédiens de l'ancienne Athènes : Eschyle, Sophocle, Euripide. Leur vision du destin, impitoyable et indifférent, poussant un épisode tragique jusqu'à son dénouement inévitable, est la vision que possède la science : le Destin de la tragédie

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Cf. Livre III, Section VIII.

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grecque devient, dans la pensée moderne, l'ordre de la nature. L'intérêt absorbant porté aux actes héroïques particuliers, comme autant d'exemples et de vérifications de l'action du destin, réapparaît à notre époque sous la forme d'une concentration de l'intérêt pour les expériences cruciales. Ce fut ma bonne fortune d'être présent à la séance de la Royal Society de Londres, lorsque l'Astronome Royal de l'Angleterre annonça que les plaques photographiques de la célèbre éclipse, d'après les mesures de ses collègues de l'observatoire de Greenwich, avaient vérifié les calculs théoriques d'Einstein selon lesquels les rayons lumineux se courbent lorsqu'ils passent au voisinage du soleil. L'atmosphère de vif intérêt était exactement celle du drame grec : nous étions le chœur commentant le décret du destin qui vient d'être révélé dans le déroulement d'un épisode suprême. Il y avait une qualité dramatique dans la mise en scène ellemême : le cérémonial traditionnel, et à l'arrière-plan le portrait de Newton pour nous rappeler que la plus grande des généralisations scientifiques était désormais, après plus de deux siècles, sur le point de recevoir sa première modification. L'intérêt personnel n'était pas non plus absent : une grande aventure de la pensée était enfin parvenue sauve au port. Permettez-moi de rappeler ici que l'essence de la tragédie dramatique n'est pas le malheur. Elle réside dans la solennité de l'action impitoyable des choses. Ce caractère inévitable du destin ne peut être illustré en termes de vie humaine que par des épisodes qui, effectivement, impliquent le malheur [11], car ce n'est que par eux que l'inutilité de la fuite peut être rendue évidente dans le théâtre dramatique. La pensée scientifique est pénétrée par ce caractère impitoyable de ce qui est inévitable. Les lois de la physique sont les décrets du destin. La conception de l'ordre moral dans les pièces du théâtre grec n'était certainement pas une découverte des dramaturges. Elle a dû pénétrer dans la tradition littéraire à partir de l'opinion générale sérieuse de l'époque. Mais en trouvant cette expression magnifique, elle approfondissait de ce fait même le courant de pensée qui lui avait donné naissance. Le spectacle d'un ordre moral marqua de son empreinte l'imagination de la civilisation classique. Le temps vint où cette grande société entra dans son déclin, et où l'Europe passa au Moyen Âge. L'influence directe de la littérature grecque s'évanouit. Mais le concept d'ordre moral et d'ordre de la nature se cristallisa dans la philosophie des Stoïciens. Par exemple, Lecky, dans son Histoire de la morale européenne, nous dit : « Sénèque soutient que la Divinité a déterminé toutes choses par une inexorable loi du destin, qu'Elle a décrétée, mais à laquelle Elle-même obéit. »

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Mais le moyen le plus efficace par lequel les Stoïciens influencèrent la mentalité du Moyen Âge fut la diffusion du sens de l'ordre que provoqua le Droit Romain. Pour citer à nouveau Lecky : « La législation Romaine fut doublement l'enfant de la philosophie. En premier lieu, elle fut constituée sur le modèle philosophique, car, au lieu d'être un simple système empirique ajusté aux exigences existantes de la société, elle posa des principes abstraits de droit auxquels la société tenta de se conformer. En second lieu, ces principes furent empruntés directement au Stoïcisme. » En dépit de la réelle anarchie répandue à travers de vastes régions de l'Europe après l'effondrement de l'Empire, le sens de l'ordre légal était enraciné dans la mémoire des populations impériales. Par ailleurs, l'Eglise d'Occident était toujours là comme une incarnation vivante des traditions de la férule impériale. Il est important de noter que cette empreinte du droit sur la civilisation médiévale ne se présentait pas sous la forme de quelques sages préceptes devant imprégner le comportement. C'était plutôt la conception d'un système articulé déterminé définissant dans le détail la légalité de la structure de l'organisme social, et celle de son fonctionnement. Rien n'était laissé dans le vague. Il ne s'agissait pas de maximes admirables, mais d'une procédure précise destinée à mettre les choses en ordre et à les y maintenir. Le Moyen Âge a constitué un long entraînement de l'intellect de l'Europe Occidentale dans le sens de l'ordre. Il se peut qu'il y ait eu quelques déficiences [12] sur le plan de la pratique, mais cette idée ne perdit jamais un seul instant son emprise. Ce fut par excellence une époque de pensée ordonnée, rationnelle de part en part. L'anarchie elle-même avivait le désir d'un système cohérent, exactement comme à l'époque moderne l'anarchie de l'Europe a suscité la vision intellectuelle d'une Société des Nations. Mais la science exige quelque chose de plus qu'une sensibilité générale à l'ordre des choses. Pour le dire en une phrase, l'habitude d'une pensée exacte et définie s'est implantée dans l'esprit européen du fait de la longue domination de la logique et de la théologie scolastiques. Après que la philosophie ait été répudiée, cette habitude s'est perpétuée : habitude inestimable de rechercher un point exact et de s'y tenir fixé une fois trouvé. Galilée doit plus à Aristote qu'il n'apparaît à première vue dans son Dialogue : il lui doit d'avoir la tête claire et l'esprit analytique. Je ne pense pas, cependant, avoir encore jusqu'ici fait ressortir la contribution la plus grande du médiévalisme à la formation du mouvement scientifique. Je veux parler de la conviction inexpugnable que toute

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occurrence peut être mise en corrélation dans ses détails avec ses antécédents d'une manière parfaitement définie, exemplifiant ainsi des principes généraux. Sans cette conviction, le labeur incroyable des scientifiques serait sans espoir. C'est la conviction instinctive, vivement entretenue par l'imagination, qu'il existe un secret, un secret qui peut être dévoilé, qui est la force motrice de la recherche. Mais comment cette conviction s'est-elle implantée de manière aussi vive dans l'esprit européen ? Si l'on compare cette tonalité de la pensée en Europe à l'attitude d'autres civilisations qui ont été laissées à elles-mêmes, il semble qu'il n'y ait qu'une seule source à son origine. Elle doit provenir de l'insistance médiévale sur la rationalité de Dieu, de Dieu conçu comme ayant l'énergie personnelle de Jehovah et la rationalité d'un philosophe grec. Tous les détails étaient supervisés et mis en ordre : les recherches sur la nature ne pouvaient aboutir qu'à la justification de la foi dans la rationalité. Je ne parle pas ici, rappelons-le, des croyances explicites de quelques individus : ce dont il s'agit, c'est de l'empreinte sur l'esprit européen de siècles de foi indiscutée. J'entends par là une tonalité instinctive de la pensée, et non un simple credo verbal. En Asie, les conceptions de Dieu étaient celles d'un être soit trop arbitraire, soit trop impersonnel pour que de telles idées aient beaucoup d'influence sur les habitudes instinctives de l'esprit. Toute occurrence définie pouvait être due au décret d'un despote irrationnel, ou provenir de quelque origine des choses, impersonnelle |13) et inscrutable. Il n'y avait pas la même confiance que dans la rationalité intelligible d'un être personnel. Je ne vise pas à démontrer que la foi européenne dans l'intelligibilité de la nature était logiquement justifiée, même par sa propre théologie. Je veux seulement comprendre comment cette foi est apparue. Mon explication est que la foi en la possibilité de la science, née antérieurement au développement de la théorie scientifique moderne, est un dérivé inconscient de la théologie médiévale. Mais la science n'est pas seulement le résultat d'une foi instinctive. Elle exige également que l'on porte un intérêt agissant aux simples occurrences de la vie, considérées pour elles-mêmes. Cette précision : « pour elles-mêmes » est importante. La première phase du Moyen Âge fut une époque de symbolisme. Ce fut une époque d'idées vastes et de technique primitive. Il y avait peu de choses à faire avec la nature, si ce n'est se forger à partir d'elle une vie rude. Mais il y avait des domaines de pensée à explorer, domaines de la philosophie et domaines de la théologie. L'art primitif a su symboliser ces idées, dont tous les esprits réfléchis étaient pleins. La première phase de l'art médiéval possède un

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charme incomparable : sa propre qualité intrinsèque est renforcée par le fait que son message, qui s'étendait au-delà de l'auto-justification de la réalisation esthétique propre à l'art, résidait dans le symbolisme de réalités se situant derrière la nature elle-même. Dans cette phase symbolique, l'art médiéval trouva son énergie dans la nature, qui était son support, mais il indiquait un autre monde. Pour bien comprendre le contraste entre ce haut Moyen Âge et l'atmosphère requise par la mentalité scientifique, on peut comparer le XIè siècle en Italie au XVIè siècle. Dans ces deux siècles, le génie italien posait les fondations d'une nouvelle époque. L'histoire des trois siècles qui ont précédé la première période, en dépit des perspectives d'avenir introduites par la montée du christianisme, est insurmontablement envahie par le sentiment du déclin de la civilisation. Chaque génération voyait quelque chose se perdre. Lorsqu'on lit les archives, on se sent hanté par l'ombre de la barbarie qui s'approche. 11 y a bien de grands hommes, aux réalisations raffinées, tant en action qu'en pensée, mais leur influence globale ne s'exerce que sur de courtes périodes pendant lesquelles s'arrête le déclin général. Au VIè siècle, pour ce qui est de l'Italie, nous sommes au point le plus bas de la courbe. Mais en ce siècle toute action pose les fondations de l'essor formidable de la nouvelle civilisation européenne. A l'arrière-plan, l'Empire Byzantin, sous Justinien, déterminait le caractère |14| du haut Moyen Âge de l'Europe Occidentale de trois manières. En premier lieu, ses armées, sous le commandement de Bélisaire et de Narses, délivraient l'Italie de la domination des Goths, et ainsi le terrain était libéré pour que l'antique génie italien puisse s'exercer et créer des organisations protectrices des idéaux de l'activité culturelle. Il est impossible de ne pas sympathiser avec les Goths : cependant on ne peut douter qu'un millénaire de papauté a eu infiniment plus de prix pour l'Europe que tous les effets qui auraient pu résulter de l'installation durable d'un royaume gothique en Italie. En second lieu, la codification du Droit Romain installait l'idéal de légalité qui domina la pensée des sociétés européennes dans les siècles qui suivirent. La loi est à la fois un instrument de gouvernement et une condition limitant le gouvernement. La loi canonique de l'Eglise et la loi civile de l'Etat doivent aux juristes de Justinien leur influence sur le développement de l'Europe. Elles installèrent dans l'esprit occidental l'idéal d'une autorité qui devait être à la fois légale et respectueuse de la loi, et qui présenterait en elle-même un système d'organisation rationnellement ajusté. Le VIè siècle en Italie a montré pour la première fois combien

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l'empreinte de ces idées fut favorisée par le contact avec l'Empire Byzantin. Troisièmement, dans les sphères non-politiques de l'art et de l'érudition, Constantinople représentait un modèle de réalisation achevée qui, en partie par l'incitation à l'imitation directe et en partie par l'inspiration indirecte provenant de la simple connaissance de l'existence de telles choses, a agi comme un stimulant perpétuel pour la culture occidentale. La sagesse des Byzantins, telle que l'imaginait la mentalité médiévale dans sa première phase, et la sagesse des Egyptiens, telle que l'imaginaient les Grecs anciens, ont joué un rôle analogue. Il est probable que la connaissance en acte de ces sagesses respectives était, dans l'un et l'autre cas, à peu près au niveau de ce qui était bon pour ceux qui la reçurent. Ceux-ci en savaient assez pour connaître le genre de modèles accessibles, et pas suffisamment pour se sentir prisonniers des modes de penser traditionnels et statiques. Dans les deux cas par conséquent, ils allèrent de l'avant de leur propre initiative, et firent mieux. Aucune description de l'essor de la mentalité scientifique en Europe ne peut se dispenser de faire quelque mention de cette influence de la civilisation byzantine à l'arrière-plan. On assiste au Vlè siècle à une crise dans l'histoire des relations entre les Byzantins et l'Occident, et cette crise doit être mise en contraste avec l'influence de la littérature grecque sur la pensée européenne aux XVè et XVIè siècles. Les deux hommes marquants [15] Qui posèrent dans l'Italie du VIè siècle les fondations de l'avenir furent saint Benoît et Grégoire le Grand. En se référant à eux, on peut voir immédiatement à quel point était tombé absolument en ruines le niveau de mentalité scientifique qui avait été atteint par les Grecs. Nous sommes ici au degré zéro du thermomètre de la science. Mais les œuvres accomplies durant toute leur vie par Grégoire et Benoît fournirent des éléments à la reconstruction de l'Europe qui garantirent que cette reconstruction, une fois réalisée, inclurait une mentalité scientifique plus efficace que celle du monde antique. Les Grecs étaient hyper-théoriciens. Pour eux, la science était un rameau de la philosophie. Grégoire et Benoît étaient des hommes pratiques, qui ne perdaient pas de vue l'importance des choses ordinaires, et ils associaient ce tempérament pratique à leurs activités religieuses et culturelles. C'est en particulier à saint Benoît que nous devons le fait que les monastères furent des foyers d'agriculteurs à l'esprit pratique tout autant que de saints, d'artistes et d'érudits. L'alliance de la science et de la technologie, grâce à laquelle le savoir est maintenu au contact des faits irréductibles et opiniâtres, doit beaucoup au penchant pratique des premiers Bénédictins. La science moderne tire son origine de Rome aussi bien que

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de la Grèce, et cette filière romaine explique l'accroissement de son énergie de pensée maintenue en contact étroit avec le monde des faits. Mais c'est d'abord dans l'art que s'est manifestée l'influence de ce contact entre les monastères et les faits de la nature. La montée du naturalisme à la fin du Moyen Âge fut l'introduction dans l'esprit européen de l'ingrédient final nécessaire à l'essor de la science : ce fut l'éveil de l'intérêt envers les objets naturels et les occurrences naturelles, pour euxmêmes. Le feuillage naturel d'une région fut sculpté aux endroits peu fréquentés des monuments, simplement pour exprimer le plaisir que donne la vue de ces objets familiers. Toute l'atmosphère des arts exprimait une joie spontanée de l'appréhension des choses qui nous entourent. Les artisans qui exécutèrent les sculptures décoratives de la fin du Moyen Âge, ainsi que Giotto, Chaucer, Wordsworth, Walt Whitman, et, aujourd'hui, le poète de la Nouvelle Angleterre Robert Frost, tous sont mutuellement apparentés à cet égard. Leurs centres d'intérêt sont les faits simples et immédiats, et ceux-ci réapparaissent dans la pensée scientifique sous la forme des « faits irréductibles et opiniâtres. » L'esprit de l'Europe était dès lors prêt à affronter sa nouvelle aventure de pensée. Il n'est pas nécessaire de raconter dans le détail les divers épisodes qui marquèrent l'essor de la science : la croissance de la richesse et des loisirs, |16) l'expansion des Universités, l'invention de l'imprimerie, la prise de Constantinople, Copernic, Vasco de Gama, Christophe Colomb, le télescope. Le sol, le climat, la semence étaient là, et la forêt se développa. La science ne s'est jamais débarrassée de l'empreinte de son origine dans la révolte historique de la fin de la Renaissance. Elle est restée d'une manière prédominante un mouvement anti-rationaliste, basé sur une foi naïve. Le raisonnement dont elle a eu besoin a été emprunté aux mathématiques, qui sont une relique survivante du rationalisme grec, suivant la méthode déductive. La science refuse la philosophie. Autrement dit, elle n'a jamais pris soin de justifier sa foi ni d'expliquer sa signification, et elle est restée calmement indifférente à sa réfutation par Hume. Naturellement, la révolte historique était pleinement justifiée. Elle était souhaitable. Plus que souhaitable, elle était une absolue nécessité pour qu'il y ait un solide progrès. Le monde avait eu besoin de siècles de contemplation des faits irréductibles et opiniâtres. Il est difficile aux hommes de faire plus d'une chose à la fois, et celle-là était le genre de chose qu'ils devaient accomplir après l'orgie rationaliste du Moyen Âge. C'était une réaction très sensée, mais ce n'était pas une protestation au nom de la raison. Il y a cependant une Némésis qui veille sur ceux qui évitent délibérément les avenues du savoir. Le cri d'Olivier Cromwell retentit au long des

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siècles : « Mes frères, par les entrailles du Christ, je vous conjure de réfléchir que vous pouvez vous tromper ». De nos jours, le progrès de la science a atteint un point critique. Les fondements stables de la physique ont volé en éclats ; par ailleurs, pour la première fois la physiologie s'affirme comme un corpus effectif de connaissances, et non plus comme un ramassis d'éléments disparates. Les anciennes fondations de la pensée scientifique deviennent inintelligibles : que ce soit le temps, l'espace, la matière, l'éther, l'électricité, le mécanisme, l'organisme, la configuration, la structure, le modèle, la fonction, tout cela doit être réinterprété. Quel sens cela a-t-il de parler d'explication mécanique quand on ne sait pas ce que signifie le terme « mécanique » ? La vérité, c'est que la science a commencé sa carrière moderne en reprenant des idées tirées de ce qu'il y avait de plus faible dans les philosophies des successeurs d'Aristote. A certains égards, ce fut un choix heureux. Il permit au savoir du XVlIè siècle d'être formulé, en ce qui concerne la physique et la chimie, avec une perfection qui s'est prolongée jusqu'à nos jours. Mais les progrès de la biologie et de la psychologie ont été stoppés probablement par l'acceptation non critique [17] de demivérités. Si l'on veut éviter que la science ne dégénère en un mélange pêlemêle d'hypothèses ad hoc, elle doit devenir philosophique et prendre en mains la critique approfondie de ses propres fondements. Au cours des conférences qui vont suivre, je retracerai les succès et les échecs des conceptions cosmologiques particulières dont s'est revêtu l'intellect européen dans les trois derniers siècles. Le climat général de l'opinion persiste pendant des périodes d'environ deux à trois générations, c'est-à-dire de soixante à cent ans. Il y a aussi des vagues de pensée plus courtes, qui jouent à la surface du mouvement de fond périodique. Nous trouverons par conséquent des transformations de la vision européenne du monde, modifiant peu à peu les siècles successifs. D'un bout à l'autre de la période cependant, persiste une cosmologie scientifique bien arrêtée, celle qui présuppose le fait ultime d'une matière — ou d'un matériau — brut, irréductible, déployé à travers tout l'espace en un flux de configurations. En lui-même un tel matériau est dénué de sens, de valeur, de but. Il ne fait que ce qu'il fait effectivement : suivre une routine invariable, imposée par des relations externes qui ne jaillissent pas de la nature de son être. C'est cette présupposition que j'appelle « matérialisme scientifique », et je la mets en question comme totalement inadaptée à la situation scientifique à laquelle nous sommes arrivés de nos jours. Elle n'est pas fausse, à condition de bien l'interpréter. Si nous nous bornons à certains types de faits, abstraction faite des circonstances complètes dans lesquelles ils se produisent, l'hypothèse matérialiste exprime ces faits à la perfection. Mais

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si nous allons au-delà de l'abstraction, soit en utilisant plus subtilement nos sens, soit en recherchant la signification et la cohérence de la pensée, le schème se brise tout de suite. Son efficacité étroite a été la cause même de l'éminence de son succès méthodologique, car elle orientait l'attention uniquement sur les groupes de faits qui, dans l'état où se trouvait la science, exigeaient une recherche. Le succès de ce schème a exercé une influence néfaste sur les divers courants de la pensée européenne. La révolte historique fut anti-rationaliste parce que le rationalisme scolastique exigeait d'être brutalement corrigé par le contact avec les faits bruts. Mais la renaissance de la philosophie, avec Descartes et ses successeurs, fut entièrement imprégnée dans son développement par l'acceptation de la cosmologie scientifique à sa valeur nominale. Le succès de leurs idées ultimes confirma les scientifiques dans leur refus de les modifier à l'issue |18] d'une enquête sur leur rationalité. Chaque philosophie fut en quelque sorte contrainte de les assimiler en totalité. L'exemple de la science affecta par ailleurs d'autres domaines de la pensée. De ce fait, la révolte historique poussa l'excès jusqu'à l'exclusion de la philosophie de son rôle propre d'harmonisation des diverses abstractions de la pensée méthodologique. La pensée est abstraite, et l'usage intolérant des abstractions est le vice majeur de l'intelligence. Ce vice n'est pas entièrement corrigé par le retour à l'expérience concrète, car après tout, il n'est nécessaire de faire attention qu'aux aspects de l'expérience qui se situent à l'intérieur d'un certain schème limité. Il existe deux méthodes de purification des idées. L'une est l'observation dépassionnée par les organes des sens. Mais l'observation est une sélection, aussi est-il difficile de transcender un schème d'abstractions dont le succès est suffisamment large. L'autre méthode consiste à comparer les divers schèmes d'abstraction qui se trouvent bien fondés dans nos divers types d'expérience. Cette comparaison prend la forme qui consiste à satisfaire aux exigences des ecclésiastiques scolastiques italiens que mentionnait Paul Sarpi. Ceux-ci demandaient d'user de la raison. La foi en la raison est la confiance que les natures ultimes des choses sont entre elles dans une harmonie qui exclut le pur arbitraire. C'est la foi qu'au principe des choses, nous ne trouverons pas un pur mystère arbitraire. La foi en l'ordre de la nature, qui a rendu possible la croissance de la science, est un exemple particulier d'une foi plus profonde. Cette foi ne peut se justifier par aucune généralisation inductive. Elle naît d'une inspection directe de la nature des choses, que nous découvrons immédiatement dans notre propre expérience. Nous ne pouvons nous séparer de notre ombre propre. Faire l'expérience de cette foi, c'est savoir qu'en étant nous-mêmes nous sommes plus que nous-

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mêmes ; c'est savoir que notre expérience, si vague et fragmentaire qu'elle soit, sonde pourtant les plus extrêmes profondeurs de la réalité ; c'est savoir que des détails détachés, simplement pour être eux-mêmes, exigent de trouver leur place dans un système de choses ; c'est savoir que ce système inclut l'harmonie de la rationalité logique, et l'harmonie de la réalisation esthétique ; c'est savoir que, tandis que l'harmonie de la logique s'étend sur l'univers comme une nécessité de fer, l'harmonie esthétique se tient devant lui comme un idéal vivant, modelant le flux général dans sa marche irrégulière vers des fins plus belles et plus raffinées.

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Notes

1

David Hume, Enquête sur l'entendement Deleule, Nathan 1982, p. 54.

2

Allusion aux « Pilgrim Fathers », nom donné aux premiers émigrés écossais embarqués sur le Mayflower à destination de l'Amérique.

humain, trad, française de Didier

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Les mathématiques en tant qu'élément de l'histoire de la pensée |19| La science des mathématiques pures, dans ses développements modernes, peut prétendre à être la création la plus originale de l'esprit humain. Un autre prétendant à ce titre est la musique. Mais, mettant de côté tous les rivaux, nous allons considérer le fondement sur lequel peut s'appuyer une telle prétention en ce qui concerne les mathématiques. L'originalité des mathématiques consiste dans le fait que dans la science mathématique se trouvent exprimées des connexions entre les choses qui, en dehors de l'opération de la raison humaine, sont bien loin d'être évidentes. Les idées qui se trouvent dans les esprits des mathématiciens contemporains sont donc très éloignées de toutes les notions qui peuvent être immédiatement dérivées par la perception passant par les sens ; à moins que, de fait, cette perception ne soit stimulée et guidée par des connaissances mathématiques antérieures. Telle est la thèse que je vais entreprendre d'exposer. Supposons que nous projetions notre imagination plusieurs milliers d'années en arrière, et que nous tentions de comprendre la simplicité d'esprit qui était celle de même les plus grands intellects de ces premières sociétés. Des idées abstraites qui, pour nous, sont immédiatement évidentes, ne devaient être pour eux que l'objet de l'appréhension la plus vague. Prenons par exemple la question du nombre. Nous pensons le nombre « cinq » comme s'appliquant à des groupes précis d'entités, quelles qu'elles soient : à cinq poissons, cinq enfants, cinq pommes, cinq jours. Ainsi, lorsqu'on considère les relations du nombre « cinq » au nombre « trois », on pense à deux groupes de choses, l'un ayant cinq membres, l'autre trois, mais on fait totalement abstraction de toute considération [20| d'entités particulières, ou même de tout genre particulier d'entités, membres de l'un ou l'autre des deux groupes : on pense seulement aux relations entre ces deux groupes, qui sont totalement indépendantes des essences individuelles des membres de l'un ou de l'autre groupe. Il s'agit là d'un très remarquable tour de force de l'abstraction, et cela a dû prendre

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des siècles pour que l'humanité y parvienne. Pendant longtemps, on a comparé entre eux des groupes de poissons du point de vue de leur multiplicité, et de même des groupes de jours. Ce fut un progrès considérable dans l'histoire de la pensée lorsque pour la première fois un homme remarqua l'analogie entre un groupe de sept poissons et un groupe de sept jours. Cet homme fut le premier à avoir un concept appartenant à la science des mathématiques pures. A ce moment-là, il a dû lui être impossible de prévoir la complexité et la subtilité des idées mathématiques abstraites qui attendaient d'être découvertes. Il ne pouvait non plus deviner que ces notions exerceraient une immense fascination sur chacune des générations à venir. Il existe une tradition littéraire erronée qui représente l'amour des mathématiques comme une monomanie limitée à quelques excentriques de chaque génération. Mais quoi qu'il en fut, il aurait été impossible d'anticiper le plaisir que pouvait donner un type de pensée abstraite n'ayant aucune contrepartie dans la société de l'époque. En troisième lieu, l'effet futur formidable qu'exercerait le savoir mathématique sur la vie des hommes, sur leurs occupations quotidiennes, sur leurs pensées habituelles, sur l'organisation de la société, devait échapper encore davantage aux attentes de ces premiers penseurs. Même maintenant, on saisit de manière très variable la véritable importance des mathématiques en tant qu'élément de l'histoire de la pensée. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que construire une histoire de la pensée sans une étude profonde des idées mathématiques des époques successives revient à omettre Hamlet de la tragédie qui porte son nom. Ce serait aller trop loin. Mais l'analogie peut certainement s'appliquer à la suppression du rôle d'Ophélie. Cette comparaison est singulièrement exacte, car Ophélie est tout à fait essentielle à la pièce, elle est très charmante — e t un peu folle. Assurément, s'adonner aux mathématiques est une divine folie de l'esprit humain, un refuge contre l'urgence pressante des événements contingents. Quand nous pensons aux mathématiques, nous avons à l'esprit une science consacrée à l'exploration du nombre, de la quantité, de la géométrie [21], et comprenant aussi, de nos jours, une recherche encore plus abstraite sur les concepts d'ordre, et sur des types analogues de relations purement logiques. Ce qui caractérise les mathématiques, c'est qu'avec elles, on a toujours laissé de côté les cas particuliers, et même tous les types particuliers d'entités, de sorte que, par exemple, aucune vérité mathématique ne s'applique seulement aux poissons, ou aux pierres, ou aux couleurs. Aussi longtemps qu'on a affaire aux mathématiques pures, on se trouve dans le domaine de l'abstraction complète et absolue : tout ce qu'on y affirme, c'est que la raison insiste pour qu'on admette que si des entités quelconques ont des relations remplissant telles-et-telles conditions

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purement abstraites, elles doivent alors en avoir d'autres qui remplissent d'autres conditions purement abstraites. Les mathématiques sont la pensée se mouvant dans une sphère où il est fait abstraction complète de tout cas particulier de ce dont elle traite. Cette conception des mathématiques est si loin d'être évidente qu'il est facile de se rendre compte qu'elle n'est pas, même maintenant, généralement comprise. Par exemple, on pense habituellement que la certitude des mathématiques fonde celle de notre connaissance géométrique de l'espace de l'univers physique. C'est une illusion fallacieuse, qui a vicié une grande partie de la philosophie du passé, et une certaine partie de la philosophie du présent. Cette question de la géométrie est un cas typique [test case] d'une certaine importance. Il existe différents ensembles possibles de conditions purement abstraites s'appliquant à la relation entre des groupes d'entités non-spécifïées : je les appellerai des conditions géométriques. Je leur donne ce nom parce qu'elles présentent une analogie générale avec les conditions que nous croyons être applicables aux relations géométriques particulières entre les réalités que nous observons dans notre perception directe de la nature. En ce qui concerne nos observations, nous ne sommes pas suffisamment précis pour être certains des conditions exactes qui régissent les réalités que nous rencontrons dans la nature. Mais nous pouvons, en forçant un peu les hypothèses, identifier ces conditions observées avec un des ensembles de conditions géométriques purement abstraites. Ce faisant, nous élaborons une détermination particulière du groupe d'entités nonspécifiées que sont les relata de la science abstraite. Dans les mathématiques pures des relations géométriques, nous disons que si un groupe quelconque d'entités jouit de relations quelconques entre ses membres, satisfaisant à cet ensemble de conditions géométriques abstraites, alors telles et telles conditions abstraites additionnelles doivent également s'appliquer à ces relations. Mais lorsqu'on en vient à l'espace physique, on dit qu'un certain groupe d'entités physiques observé de manière précise jouit de certaines [221 relations observées de manière précise entre ses membres, qui satisfont effectivement cet ensemble mentionné ci-dessus de conditions géométriques abstraites. On en conclut que les relations additionnelles qui avaient été reconnues comme applicables à n'importe quel cas de ce type, doivent par conséquent s'appliquer à ce cas particulier. La certitude des mathématiques repose sur leur complète généralité abstraite. Mais nous ne pouvons avoir aucune certitude a priori d'avoir raison de croire que les entités observées dans l'univers concret constituent un cas particulier de ce qui entre dans notre raisonnement général. Prenons un autre exemple, tiré de l'arithmétique. C'est une vérité générale abstraite,

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en mathématiques pures, que tout groupe de quarante entités peut être subdivisé en deux groupes de vingt entités. Nous avons par conséquent le droit de conclure qu'un groupe particulier de pommes que nous croyons contenir quarante unités peut être subdivisé en deux groupes de pommes dont chacun contient vingt unités. Mais il reste toujours la possibilité d'une erreur de comptage du grand groupe, de sorte que lorsque en venons à le subdiviser en pratique, nous pourrons trouver que l'un des deux tas a une pomme en plus ou une pomme en moins. En conséquence, lorsqu'on critique un argument basé sur l'application des mathématiques à des états de fait particuliers, il faut toujours garder parfaitement distincts dans notre esprit trois processus. Nous devons d'abord scruter le raisonnement purement mathématique afin d'être certain qu'il n'y ait en lui aucun glissement, aucun défaut accidentel de logique, dus à une défaillance de notre esprit. Tout mathématicien sait, pour en avoir fait l'amère expérience, que lorsqu'on élabore pour la première fois un raisonnement, il est très facile de commettre une légère erreur, qui cependant fait toute la différence. Mais quand une étude mathématique a été révisée, et présentée pendant un certain temps dans les milieux compétents, le risque d'erreur accidentelle devient presque négligeable. Le second processus consiste à établir la certitude de toutes les conditions abstraites qui ont été présupposées valides : c'est la détermination des prémisses abstraites à partir desquelles progresse le raisonnement mathématique. Ceci présente une difficulté considérable. Dans le passé, de remarquables négligences ont été commises, et acceptées par des générations de mathématiciens éminents. Le principal danger est celui de la négligence [oversight], qui consiste à introduire tacitement quelque condition, qu'il est naturel pour nous de présupposer, mais qui en fait n'est pas toujours nécessairement valide. Liée à celle-ci, il existe une autre négligence, opposée, qui ne mène pas à l'erreur, mais seulement à un défaut de simplification : c'est la tendance qui consiste à postuler (facilement) plus de conditions qu'il n'est |23] effectivement nécessaire. En d'autres termes, on peut penser qu'un certain postulat abstrait est nécessaire, alors qu'en fait il est susceptible d'être démontré à partir des autres postulats dont on dispose déjà. Les seules conséquences de cet excès de postulats abstraits sont d'une part de diminuer le plaisir esthétique que nous prenons au raisonnement mathématique, et d'autre part de créer plus de difficultés lorsque nous en venons au troisième processus de la critique. Ce troisième processus de la critique consiste à vérifier que nos abstraits sont valides pour le cas particulier en question. processus de vérification pour le cas particulier qui crée toutes cultés. Dans certains cas simples, comme celui de compter

postulats C'est ce les diffiquarante

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pommes, avec un peu d'attention il est possible d'atteindre une certitude pratique. Mais en général, dans des cas plus complexes, la certitude complète est inaccessible. Des volumes, des bibliothèques de volumes, ont été écrits sur ce sujet. C'est le champ de bataille des philosophes rivaux. Deux questions distinctes sont en jeu. Il y a des choses particulières définies observées, et nous devons être certains que les relations entre ces choses obéissent effectivement à certaines conditions abstraites, définies et exactes. Il y a là beaucoup de place pour l'erreur. Les méthodes exactes d'observation de la science sont toutes des inventions destinées à limiter ces conclusions erronées sur les états de choses immédiats. Mais une autre question se pose : les choses observées directement sont, presque toujours, seulement des échantillons. Nous voulons conclure que les conditions abstraites, qui sont valides pour ces échantillons, le soient également pour toutes les autres entités qui, pour une raison ou pour une autre, nous paraissent être de même espèce. Ce mode de raisonnement qui va de l'échantillon à l'espèce entière est 1 'Induction. La théorie de l'Induction fait le désespoir de la philosophie, et pourtant toutes nos activités se basent sur elle. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on critique une conclusion mathématique relative à un état de fait particulier, la difficulté réelle consiste à découvrir les postulats abstraits qui y sont impliqués, et à évaluer la preuve de leur applicabilité au cas particulier considéré. Il arrive souvent par conséquent que lorsqu'on entreprend la critique d'un ouvrage savant de mathématiques appliquées, ou d'un mémoire, toute la difficulté se présente dès le premier chapitre, voire dès la première page. Car c'est là, tout au début, qu'on trouvera probablement l'auteur en défaut dans ses postulats : la difficulté n'est pas tant dans ce qu'il dit effectivement que dans ce qu'il ne dit pas ; ni dans ce qu'il sait avoir admis, que dans ce qu'il a admis inconsciemment. Nous ne mettons pas en doute la probité de l'auteur, c'est sa perspicacité que nous critiquons. [24| Chaque génération critique les présupposés inconscients de ses parents. Il se peut qu'elle les admette, mais du moins elle les révèle. L'histoire du développement de la langue illustre bien cette question. C'est l'histoire de l'analyse progressive des idées. Le latin et le grec étaient des langues à désinences. Cela signifie qu'elles expriment un ensemble complexe d'idées non analysé par simple modification d'un mot, tandis qu'en anglais, par exemple, on utilise des prépositions et des verbes auxiliaires pour mettre à jour tout le faisceau des idées mises en jeu. Pour certaines formes d'art littéraire (mais ce n'est pas toujours le cas) l'absorption compacte d'idées auxiliaires dans le mot principal peut être un avantage. Mais une langue telle que l'anglais présente un gain considérable de clarté. Cette clarté accrue se traduit par la formulation plus complète des

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diverses abstractions impliquées dans l'idée complexe qui est la signification de la phrase. Par comparaison avec la langue, on peut voir à présent quelle est la fonction qu'exercent les mathématiques pures dans la pensée. C'est un effort résolu d'avancer dans la direction d'une analyse complète, de manière à séparer les éléments d'un pur état de fait des conditions purement abstraites qu'ils exemplifient \ L'habitude d'une telle analyse éclaire tous les actes du fonctionnement de l'esprit humain. Tout d'abord, elle met l'accent (en l'isolant) sur l'appréciation esthétique directe du contenu de l'expérience. Cette appréciation directe signifie une appréhension de ce qu'est cette expérience en elle-même dans sa propre essence particulière, y compris de ses valeurs concrètes immédiates. C'est une question d'expérience immédiate, qui repose sur la finesse [subtlety] des sens. Ensuite vient l'abstraction des entités particulières mises en jeu, vues en elles-mêmes et indépendamment de cette occasion d'expérience particulière dans laquelle on les appréhende. Finalement, on arrive à l'appréhension des conditions absolument générales que satisfont les relations particulières de ces entités dans cette expérience. Ces conditions tirent leur généralité du fait qu'elles peuvent être exprimées sans faire référence aux relations particulières ou aux relata particuliers de ces relations qui interviennent dans cette occasion d'expérience particulière. Ce sont des conditions qui seraient valides pour la diversité indéfinie d'autres occasions mettant en jeu d'autres entités et d'autres relations entre elles. Ces conditions sont donc parfaitement générales, ne se référant à aucune occasion particulière [25], à aucune entité particulière (telle que le vert, ou le bleu, ou les arbres) entrant dans une diversité d'occasions, ni à aucune relation particulière entre ces entités. Une limite doit cependant être posée à la généralité des mathématiques, réserve qui s'applique également à tous les énoncés généraux : aucun énoncé, à l'exception d'un seul, ne peut être formulé à propos d'une occasion éloignée qui n'aurait aucune relation avec l'occasion immédiate de manière à former un élément constitutif de l'essence de cette occasion immédiate. Par « occasion immédiate », j'entends l'occasion qui implique comme ingrédient l'acte individuel de jugement en question. Le seul énoncé qui fasse exception est le suivant : — Si une réalité quelconque se tient hors de toute relation, on se trouve alors dans une complète ignorance à son sujet. Par « ignorance », j'entends bien ici ignorance ; en conséquence, aucun avis ne peut être donné sur la manière de l'envisager ou de la traiter, en « pratique » ou de toute autre manière : ou bien on sait quelque chose de l'occasion éloignée, grâce à la connaissance [cognition] qui est elle-même un élément de l'occasion immédiate, ou bien on n'en sait rien.

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En conséquence, l'univers entier, qui se révèle en chaque variété d'expérience, est un univers dans lequel chaque détail entre en relation propre avec l'occasion immédiate. La généralité des mathématiques est la généralité la plus complète qui soit consistante avec la communauté d'occasions qui constitue notre situation métaphysique. Il faut en outre remarquer que les entités particulières requièrent de telles conditions générales pour réaliser leur ingression dans les occasions, quelles qu'elles soient ; mais les mêmes conditions générales peuvent être requises par de nombreux types d'entités particulières. Ce fait, que les conditions générales transcendent tout ensemble d'entités particulières, est à la base de l'introduction en mathématiques et en logique mathématique de la notion de variable. C'est grâce à l'emploi de cette notion que des conditions générales peuvent être étudiées sans aucune spécification d'entités particulières. Cette non pertinence des entités particulières n'a généralement pas été comprise : par exemple la formalité des formes [the shape-iness of shapes] — à savoir: la circularité, la sphéricité, la cubicité — telle qu'on la rencontre dans l'expérience en acte, n'entre pas dans le raisonnement géométrique. L'exercice de la raison logique est toujours affecté par ces conditions absolument générales. En son sens le plus large, la découverte des mathématiques est la découverte que la totalité de ces conditions générales abstraites, qui sont simultanément applicables aux relations entre les entités d'une occasion concrète, sont elles-mêmes |26j interconnectées à la manière d'une configuration ayant une clé d'accès. Cette configuration de relations entre conditions générales abstraites est imposée aussi bien à la réalité extérieure qu'aux représentations abstraites que nous nous en faisons, par la nécessité générale qui veut que chaque chose doit être uniquement son propre moi individuel, avec sa propre manière individuelle de différer de toute autre chose. Ceci n'est rien d'autre que la nécessité de la logique abstraite, qui est le présupposé impliqué dans le fait même de l'existence inter-reliée telle qu'elle se révèle dans chaque occasion immédiate d'expérience. Qu'il y ait une clé aux configurations signifie le fait suivant : que le pur exercice de la logique abstraite peut développer, à partir d'un ensemble choisi de conditions générales exemplifiées dans une seule et même occasion, une configuration impliquant une diversité infinie d'autres conditions générales également exemplifiées dans la même occasion. Un tel ensemble sélectif est appelé l'ensemble des postulats, ou des prémisses, d'où procède le raisonnement. Ce raisonnement n'est autre que l'expression de la configuration complète des conditions générales impliquées dans la configuration dérivée des postulats sélectionnés.

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L'harmonie de la raison logique, qui découvre la configuration complète impliquée dans les postulats, est la propriété esthétique la plus générale provenant du simple fait de l'existence concourante dans l'unité d'une seule occasion. Partout où il y a unité d'occasion, se trouve de ce fait établie une relation esthétique entre les conditions générales impliquées dans cette occasion. C'est cette relation esthétique qui est pressentie [divined] dans l'exercice de la rationalité. Tout ce qui entre dans cette relation est de ce fait exemplifié dans cette occasion, et tout ce qui se tient en dehors de cette relation est de ce fait exclu de Pexemplification dans cette occasion. La configuration complète des conditions générales, ainsi exemplifiée, est déterminée par l'un quelconque des nombreux ensembles de conditions sélectionnés. Ces ensembles-clés sont des ensembles de postulats équivalents. Cette harmonie rationnelle de l'être, qui est requise pour qu'il y ait unité d'une occasion complexe, jointe à la perfection [completeness] de la réalisation (dans cette occasion) de tout ce qu'implique son harmonie logique, constitue l'article premier d'une doctrine métaphysique. Elle signifie que pour les choses, être ensemble implique aussi être ensemble rationnellement2. Elle signifie que la pensée peut pénétrer en toute occasion de fait, de telle sorte qu'il lui suffit de comprendre ses conditions-clés pour que tout le complexe de sa configuration de conditions lui soit ouvert. [27] Ce qui revient à dire que si nous connaissons quelque chose de parfaitement général concernant les éléments d'une occasion de fait, nous pouvons alors connaître un nombre indéfini d'autres concepts également généraux qui doivent aussi être exemplifiés dans cette même occasion. L'harmonie logique impliquée dans l'unité d'une occasion est à la fois exclusive et inclusive. L'occasion doit exclure ce qui n'est pas en harmonie, et inclure ce qui est en harmonie avec son unité. Pythagore fut le premier homme à avoir saisi toute l'étendue de ce principe général. Il vivait au VIè siècle avant le Christ. Nous ne le connaissons que de manière fragmentaire, mais nous connaissons de lui quelques idées qui établissent sa grandeur dans l'histoire de la pensée. Il insista sur l'importance que présente l'extrême généralité dans le raisonnement, et pressentit l'importance du nombre en tant qu'aide à la construction de toute représentation des conditions impliquées dans l'ordre de la nature. Nous savons aussi qu'il étudia la géométrie et découvrit la démonstration générale du théorème remarquable concernant les triangles rectangles. La formation de la Confrérie Pythagoricienne et les mystérieuses rumeurs touchant ses rites et son influence fournissent une certaine preuve que Pythagore pressentit, ne serait-ce qu'obscurément, l'importance possible des mathématiques dans la formation de la science. Côté philosophie, il fut à l'origine d'un débat qui depuis continue d'agiter

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les penseurs : « Quelle est, demandait-il, le statut des entités mathématiques telles que les nombres par exemple, dans le domaine des réalités ? » Le nombre « deux » par exemple, est en un certain sens soustrait au flux du temps et à la nécessité d'avoir une position dans l'espace, et cependant il appartient au monde réel. On peut appliquer les mêmes considérations aux notions géométriques — à la forme circulaire par exemple. Pythagore, diton, enseignait que les entités mathématiques telles que les nombres et les formes étaient la matière [stuffj ultime à partir de laquelle sont construites les entités réelles de notre expérience perceptive. Enoncée ainsi crûment, l'idée semble grossière, et à vrai dire stupide. Mais sans aucun doute il avait trouvé là une notion philosophique d'une importance considérable, une notion qui a une longue histoire, qui a mis les esprits en mouvement et qui a même pénétré dans la théologie chrétienne. Un millénaire environ sépare Pythagore du Credo d'Athanase, et près de deux mille quatre cents ans séparent Pythagore de Hegel. Et cependant, malgré toutes ces distances dans le temps, l'importance du nombre défini dans la constitution de la Nature Divine, et la conception du monde réel comme manifestant l'évolution d'une idée |28|, peuvent toutes deux être attribuées rétrospectivement au courant de pensée amorcé par Pythagore. L'importance d'un penseur individuel doit quelque chose au hasard, car elle dépend du destin de ses idées dans les esprits de ses successeurs. À cet égard, Pythagore eut de la chance. Ses spéculations philosophiques nous sont parvenues par l'intermédiaire de l'esprit de Platon. Le monde platonicien des idées est la forme affinée, révisée, de la doctrine pythagoricienne selon laquelle le nombre se situe à la base du monde réel. Compte tenu du mode grec de représentation des nombres à l'aide de configurations de points, les notions de nombre et de configuration géométrique étaient moins éloignées l'une de l'autre que pour nous. De plus, Pythagore devait inclure sans doute la formalité de la forme, laquelle est une entité mathématique impure. C'est pourquoi, de nos jours, quand Einstein et ses successeurs proclament que les faits physiques, tels que la gravitation, doivent être interprétés comme les manifestations de particularités locales des propriétés spatio-temporelles, ils suivent la pure tradition pythagoricienne. En un sens, Platon et Pythagore sont plus proches de la science physique moderne que n'est Aristote. Les deux premiers étaient mathématiciens, alors qu'Aristote était fils de médecin, bien qu'évidemment il n'ignorât pas pour autant les mathématiques. Le conseil pratique à tirer de Pythagore est de mesurer, et ainsi d'exprimer la qualité en termes de quantité numériquement déterminée. Par contre les sciences biologiques, à cette époque et jusqu'en notre temps, ont été massivement classificatrices. Aussi Aristote, dans sa Logique, met-il tout l'accent sur la classification. La popularité de la Logique aristotélicienne

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retarda le progrès de la science physique pendant tout le Moyen Âge. Si seulement les Scolastiques avaient mesuré au lieu de classifier, combien plus auraient-ils pu apprendre ! La classification est à mi-chemin entre le concret immédiat de la chose individuelle et l'abstraction complète des notions mathématiques. Les espèces prennent en compte le caractère spécifique, et les genres le caractère générique. Mais dans la procédure qui consiste à relier les notions mathématiques aux faits de nature par le comptage, par la mesure, par les relations géométriques et par les types d'ordre, la contemplation rationnelle s'élève des abstractions incomplètes impliquées dans les espèces et les genres déterminés, jusqu'aux abstractions complètes des mathématiques. La classification est nécessaire, mais s'il ne vous est pas possible de progresser de la classification jusqu'aux mathématiques, votre raisonnement ne vous mènera pas bien loin. |29] Entre l'époque qui s'étend de Pythagore à Platon et l'époque comprise dans le XVIIè siècle du monde moderne, près de deux mille ans se sont écoulés. Dans ce long intervalle, les mathématiques avaient progressé à pas de géant. La géométrie s'était enrichie de l'étude des sections coniques et de la trigonométrie ; la méthode d'exhaustion avait presque anticipé le calcul intégral ; et par dessus tout, la pensée asiatique avait transmis la notation arithmétique arabe et l'algèbre. Mais le progrès fut d'ordre technique. Les mathématiques, en tant qu'élément formateur dans le développement de la philosophie, ne se relevèrent jamais, durant cette longue période, de leur abandon par Aristote. Certaines des idées anciennes provenant de l'époque pythagoricienne-platonicienne subsistèrent, et peuvent être retrouvées parmi les influences platoniciennes qui modelèrent la première période de l'évolution de la théologie chrétienne. Mais la philosophie ne reçut aucune inspiration nouvelle du progrès continu des sciences mathématiques. Au XVIIè siècle l'influence d'Aristote était au plus bas, et les mathématiques retrouvèrent leur importance de l'époque antérieure. Ce fut l'époque des grands physiciens et des grands philosophes ; et ces physiciens et philosophes étaient également mathématiciens. Il faut faire une exception pour John Locke, bien qu'il ait été fortement influencé par le cercle newtonien de la Société Royale. Au siècle de Galilée, de Descartes, de Spinoza, de Newton et de Leibniz, les mathématiques eurent une influence de première grandeur dans la formation des idées philosophiques. Mais les mathématiques qui émergeaient maintenant au premier plan étaient une science très différente des mathématiques de l'époque antérieure. Elles avaient gagné en généralité, et amorcé leur carrière moderne presque incroyable où on les voit renchérir en habileté dans l'art de la généralisation, et trouver, à

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chaque accroissement de complexité, quelque nouvelle application à la science physique ou à la pensée philosophique. La notation arabe avait doté la science d'une efficacité technique presque parfaite dans la manipulation des nombres. Ce soulagement de n'avoir plus à lutter contre les détails arithmétiques (ce qui fut le cas par exemple, de l'arithmétique égyptienne des années 1600 av. J.C.) donna lieu à un développement qui avait déjà été anticipé faiblement par les mathématiques grecques de la dernière période. L'algèbre entrait maintenant en scène, et l'algèbre est une généralisation de l'arithmétique. De même que la notion de nombre faisait abstraction d'une référence à un quelconque ensemble particulier d'entités, de même en algèbre il est fait abstraction [30] de toute notion de nombre particulier. Exactement comme le nombre « 5 » se réfère indifféremment à n'importe quel groupe de cinq entités, en algèbre les lettres sont utilisées pour se référer indifféremment à un nombre quelconque, à la condition que chaque lettre se réfère au même nombre d'un bout à l'autre du même contexte où elle est employée. Cette utilisation se fit d'abord dans les équations, qui sont des méthodes pour poser des questions arithmétiques compliquées. Dans ce contexte, les lettres représentant des nombres furent appelées des inconnues. Mais les équations suggérèrent bientôt une nouvelle idée, celle d'une fonction d'un ou de plusieurs symboles généraux, ces symboles étant des lettres représentant n'importe quel nombre. Dans cet emploi, les lettres algébriques sont appelées les arguments de la fonction, ou parfois les variables. Si par exemple un angle est représenté par une lettre algébrique tenant lieu de sa mesure numérique dans une unité donnée, la trigonométrie se trouve alors absorbée dans cette nouvelle algèbre. L'algèbre se développe ainsi en une science générale de l'analyse, dans laquelle on considère les propriétés de diverses fonctions d'arguments indéterminés. Finalement, les fonctions particulières telles que les fonctions trigonométriques, les fonctions logarithmiques et les fonctions algébriques, sont généralisées dans l'idée de fonction quelconque. Une généralisation trop vaste conduit à la pure stérilité. La conception féconde est celle d'une large généralisation limitée par une particularité bien précisée. Par exemple, l'idée d'une fonction quelconque continue, par laquelle est introduite la limitation de la continuité, est l'idée féconde qui a conduit à la plupart des applications importantes. Cet essor de l'analyse algébrique intervenait en même temps que la découverte par Descartes de la géométrie analytique et l'invention du calcul infinitésimal par Newton et Leibniz. En vérité, si Pythagore avait pu prévoir le résultat du courant de pensée qu'il avait lancé, il se serait senti totalement justifié dans sa confrérie, avec la surexcitation de ses rites mystérieux.

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Le point que je désire préciser à présent est que cette prédominance de l'idée de fonctionnalité dans la sphère abstraite des mathématiques s'est trouvée reflétée dans l'ordre de la nature sous la forme de l'expression mathématique des lois de la nature. Sans ce progrès des mathématiques, les développements de la science au XVIIè siècle auraient été impossibles. Les mathématiques apportèrent l'arrière-plan de pensée imaginative avec laquelle les hommes de science approchèrent l'observation de la nature. Galilée, Descartes, Huyghens [31], Newton, tous produisirent des formules. A titre d'exemple particulier de l'effet du développement abstrait des mathématiques sur la science de cette époque, considérons la notion de périodicité. La récurrence générale des choses 3 est très évidente dans notre expérience ordinaire : les jours reviennent, les phases de la lune reviennent, les saisons de l'année reviennent, les corps en rotation reviennent à leur position de départ, les battements du cœur reviennent, la respiration revient. De tous côtés, nous sommes environnés par la récurrence. Sans la récurrence, la connaissance serait impossible, car rien ne pourrait être rapporté à notre expérience passée. De même, sans une certaine régularité de la récurrence, la mesure serait impossible. Dans notre expérience, quand nous acquérons l'idée d'exactitude, la récurrence est fondamentale. Aux XVIè et XVIIè siècles, la théorie de la périodicité a pris une place fondamentale en science. Képler découvrait une loi reliant les grands axes des orbites planétaires aux périodes respectives de révolution des planètes sur ces orbites. Galilée observait les oscillations périodiques des pendules. Newton expliquait le son comme étant dû à la perturbation de l'air par le passage d'ondes périodiques de condensation et de raréfaction. Huyghens expliquait la lumière comme étant due aux ondes vibratoires transversales d'un éther subtil. Mersenne reliait la période de vibration d'une corde de violon à sa densité, sa tension et sa longueur. La naissance de la physique moderne reposa sur l'application de l'idée abstraite de la périodicité à une grande variété de cas concrets. Or ceci aurait été impossible si les mathématiciens n'avaient déjà élaboré dans l'abstrait les diverses idées abstraites qui gravitent autour des notions de périodicité. La science de la trigonométrie naquit de celle des relations des angles d'un triangle rectangle aux rapports entre les côtés et l'hypothénuse de ce triangle. Puis, sous l'influence de la science mathématique nouvellement découverte qu'était l'analyse des fonctions, elle s'élargit jusqu'à l'étude des fonctions périodiques abstraites simples dont ces rapports sont des exemples. La trigonométrie devint donc totalement abstraite, et ce faisant, elle devint utile : elle éclaira l'analogie sous-jacente entre des ensembles de phénomènes physiques absolument différents, [321 et en même temps elle

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fournit les armes à l'aide desquelles n'importe lequel de ces ensembles put avoir ses divers éléments analysés et reliés les uns aux autres \ Rien n'est plus frappant que le fait suivant : à mesure que les mathématiques se retiraient progressivement vers les régions supérieures, à des extrêmes toujours plus élevés de la pensée abstraite, elles revenaient sur terre avec un accroissement correspondant d'importance pour l'analyse des faits concrets. L'histoire de la science du XVIIè siècle se lit comme si elle était quelque rêve vivant de Platon ou de Pythagore. En ceci, le XVIIè siècle ne fut que le précurseur de ceux qui allaient suivre. Le paradoxe est maintenant pleinement établi que les abstractions extrêmes sont les armes véritables par lesquelles nous contrôlons notre pensée des faits concrets. La prédominance des mathématiciens au cours du XVIIè siècle eut pour résultat que le XVIIè siècle fut pourvu d'esprits mathématiques, et plus particulièrement là où prédominait l'influence française. Une exception doit être faite en ce qui concerne l'empirisme anglais issu de Locke. Hors de France, c'est chez Kant et non chez Hume qu'on observe le mieux l'influence directe de Newton sur la philosophie. Au XIXè siècle, l'influence générale des mathématiques s'affaiblit. Le mouvement romantique en littérature et le mouvement idéaliste en philosophie ne furent pas les produits d'esprits mathématiques. Par ailleurs, en science même, la croissance de la géologie, de la zoologie et des sciences biologiques en général, fut dans chaque cas entièrement déconnectée de toute référence aux mathématiques. La principale question scientifique qui anima le siècle fut la théorie darwinienne de l'évolution. Les mathématiciens furent par conséquent relégués à l'arrière-plan de la pensée générale de l'époque. Mais ceci ne veut pas dire qu'on en venait à négliger les mathématiques, ou même qu'elles furent sans influence : au cours du XIXè siècle, les mathématiques pures firent presque autant de progrès que durant tous les siècles précédents depuis Pythagore. Le progrès était naturellement plus facile, compte tenu du perfectionnement de la technique. Mais même en tenant compte de ce fait, les changements survenus entre les années 1800 et 1900 sont très remarquables. Si nous y ajoutons les cent ans immédiatement précédents, et considérons ensemble les deux siècles qui précèdent le temps présent, on est presque tenté de dater la fondation des mathématiques quelque part dans le dernier quart

' Pour une étude plus détaillée de la nature et de la fonction des mathématiques pures, cf. mon Introduction aux Mathématiques (Introduction to Mathematics, Home University Library, William and Norgate, London, 1911). [NdT : Il existe une édition plus récente : New York, Oxford University Press, 1958.]

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[33| du XVIIè siècle. La période de la découverte des éléments s'étend de Pythagore à Descartes, Newton et Leibniz, et la science développée a été créée dans les 250 dernières années. Il ne s'agit pas de vanter la supériorité du génie du monde moderne, car il est plus difficile de découvrir les éléments que de développer la science. Tout au long du XIXè siècle, l'influence de cette science s'est exercée sur la dynamique et la physique, et de là, sur l'ingénierie et la chimie. Il est difficile de surévaluer l'influence indirecte qu'elle eut sur la vie humaine par leur intermédiaire. Mais il n'y eut pas d'influence directe des mathématiques sur la pensée générale de l'époque. Si l'on prend une vue globale de cette esquisse rapide de l'influence des mathématiques à travers l'histoire européenne, on voit que celle-ci a connu deux grandes périodes d'influence directe sur la pensée en général, toutes deux d'une durée d'environ deux cents ans. La première période fut celle qui s'étend de Pythagore à Platon, quand les possibilités de la science, ainsi que son caractère général, apparurent pour la première fois aux penseurs de la Grèce. La seconde période regroupe les XVIIè et XVIIlè siècles de notre époque moderne. Ces deux périodes avaient certaines caractéristiques communes. Dans la première comme dans la seconde, les catégories générales de la pensée, dans de nombreux domaines ayant un intérêt pour l'homme, se trouvaient dans un état de désintégration. A l'époque de Pythagore, le paganisme inconscient, avec son décorum traditionnel fait d'un rituel magnifique et de rites magiques, entrait dans une nouvelle phase soumise à deux influences : il y avait d'un côté des vagues d'enthousiasme religieux cherchant l'illumination directe dans les profondeurs secrètes de l'être ; et au pôle opposé, il y avait l'éveil de la pensée analytique critique, sondant les significations ultimes avec une froideur dépassionnée. Ces deux influences, si diverses dans leurs résultats, avaient un élément commun : une curiosité éveillée, et un mouvement tendant à la reconstruction des voies traditionnelles. Les mystères païens peuvent être comparés à la réaction puritaine et à la réaction catholique : l'intérêt scientifique critique fut comparable aux deux époques, bien qu'avec des différences de détail d'une importance substantielle. Chacune de ces époques a connu une première phase de prospérité croissante et de possibilités nouvelles. A cet égard, leur situation était différente de la période de décadence progressive du IIè et du IIIè siècles, lorsque le Christianisme s'avançait à la conquête |34] du monde Romain. C'est seulement dans une période qui a la bonne fortune, à la fois d'être dégagée de la pression immédiate des circonstances, et d'être passionnément curieuse, que l'esprit du siècle [the Age-Spirit] peut entreprendre une révision directe des abstractions dernières qui se tiennent

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cachées dans les concepts plus concrets dont part la pensée sérieuse d'une époque. C'est aux rares périodes où cette tâche peut être entreprise que les mathématiques deviennent pertinentes pour la philosophie. Car les mathématiques sont la science des abstractions les plus complètes auxquelles peut accéder l'esprit humain. Mais il ne faut pas pousser trop loin le parallélisme entre ces deux époques. Le monde moderne est plus vaste et plus complexe que l'ancienne civilisation des bords de la Méditerranée, ou même que celle de l'Europe qui envoya Christophe Colomb et les Pères Pèlerins à travers l'Océan. Nous ne pouvons pas, dès maintenant, expliquer notre époque par quelque formule simple qui devient dominante et qui ensuite sera mise en sommeil pendant un millier d'années. La submersion temporaire de l'esprit mathématique à laquelle on assiste depuis le temps de Rousseau paraît déjà toucher à sa fin. Nous entrons dans une ère de reconstruction, en religion, en science, et dans la pensée politique. De tels âges, s'ils veulent éviter d'osciller purement et simplement par ignorance entre les extrêmes, doivent chercher la vérité dans ses ultimes profondeurs. Aucune vision de cette profondeur de la vérité ne peut être atteinte sans une philosophie qui tienne pleinement compte des abstractions ultimes dont il appartient aux mathématiques d'explorer les interconnexions. Afin d'expliquer exactement comment les mathématiques prennent à notre époque une importance de portée générale, partons d'un problème scientifique particulier, et considérons les notions auxquelles nous conduisent naturellement nos efforts pour surmonter les difficultés qu'il présente. De nos jours, la physique est troublée par la théorie quantique. 11 n'est pas nécessaire d'expliquer maintenant1 à ceux qui ne la connaissent pas encore ce qu'est cette théorie. Ce que je veux souligner, c'est qu'une des lignes d'explication les plus prometteuses consiste à admettre qu'un électron n'effectue pas dans l'espace un trajet continu. La notion alternative touchant son mode d'existence, est qu'il apparaît dans l'espace à une série de positions discrètes, qu'il occupe pendant des durées de temps successives. Tout se passe comme si une automobile, se déplaçant sur une route à la vitesse moyenne de 60 km à l'heure, ne parcourait pas cette route de manière continue, mais apparaissait successivement aux bornes kilométriques successives, en stationnant une minute à chacune d'elles. |35| En premier lieu, il est nécessaire d'utiliser les mathématiques d'une manière purement technique pour déterminer si cette conception explique effectivement les nombreuses caractéristiques embarrassantes de la théorie

1

Cf. Chapitre VIII.

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quantique. Si la notion survit à cette épreuve, il ne fait pas de doute que la physique l'adoptera. Jusqu'ici, la question est purement de celles que les mathématiques et la science physique peuvent régler entre elles, sur la base de calculs mathématiques et d'observations physiques. Mais un problème se trouve maintenant transmis aux philosophes. Cette existence discontinue 4 dans l'espace assignée ainsi aux électrons, ressemble fort peu à l'existence continue des entités matérielles que nous avons pris l'habitude d'admettre comme évidente. L'électron semble emprunter les caractères que certains ont attribués aux Mahatmas du Thibet. Ces électrons, avec les protons qui leur sont corrélatifs, sont maintenant conçus comme étant les entités fondamentales dont sont composés les corps matériels de notre expérience ordinaire. En conséquence, si cette explication est admise, il nous faut réviser toutes nos notions relatives au caractère ultime de l'existence matérielle, car lorsque nous pénétrons jusqu'à ces entités dernières, cette discontinuité frappante de l'existence spatiale se révèle d'elle-même. L'explication du paradoxe ne présente aucune difficulté si l'on veut bien appliquer à la persistance [endurance] indifférenciée et apparemment stable de la matière les mêmes principes que ceux acceptés aujourd'hui pour le son et la lumière. On explique une note de musique stable comme le résultat de vibrations dans l'air, et une couleur fixe comme le résultat de vibrations dans l'éther. Si l'on explique la permanence de la matière selon le même principe, il faut concevoir chaque élément primordial comme le flux et reflux vibratoire d'une énergie ou activité sous-jacente. Supposons que nous conservions l'idée physique de l'énergie : chaque élément primordial sera alors un système organisé d'un courant vibratoire d'énergie. A chacun de ces éléments sera alors associée une période déterminée, et à l'intérieur de cette période le système de flux oscillera d'un maximum stationnaire à un autre maximum stationnaire — ou, usant d'une métaphore empruntée aux marées océaniques, le système oscillera d'une marée haute à une autre marée haute. Ce système, qui constitue l'élément primordial, n'est rien à un instant ; il requiert sa période entière pour se manifester. De manière analogue, une note musicale n'est rien à un instant ; elle requiert aussi toute la période dans laquelle elle se manifeste. Il résulte de tout ceci que lorsqu'on cherche où est l'élément primordial [36J, on doit choisir sa position moyenne au centre de chaque période. Si l'on cherche à diviser le temps en éléments plus petits, le système vibratoire, en tant qu'entité électronique une, n'a plus d'existence. La trajectoire dans l'espace d'une telle entité vibratoire — o ù l'entité est constituée par les vibrations — doit être représentée par une suite de

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positions séparées dans l'espace, de manière analogue à l'automobile qui était vue aux bornes kilométriques successives et nulle part entre elles. Nous devons en premier lieu nous demander s'il existe une raison quelconque d'associer la théorie quantique aux vibrations. La réponse à cette question est immédiatement affirmative. Toute la théorie est centrée sur l'énergie de radiation de l'atome, et est intimement associée aux périodes des systèmes ondulatoires de radiations. Il semble donc que c'est par l'hypothèse d'une existence essentiellement vibratoire qu'on peut le mieux expliquer le paradoxe de l'orbite discontinue 5. En second lieu, si l'hypothèse de l'essence vibratoire des éléments ultimes de la matière est maintenue, se pose alors un nouveau problème aux philosophes et aux physiciens. Par essence vibratoire de l'élément matériel, je veux signifier que s'il n'est pas un système périodique, un tel élément n'a aucune existence. Avec cette hypothèse, nous devons nous demander quels sont les ingrédients qui forment l'organisme vibratoire. Nous avons déjà éliminé la matière, avec son apparence de persistance indifférenciée. En dehors de quelque contrainte métaphysique, il n'y a aucune raison de proposer un autre matériau [stuffj plus subtil pour prendre la place de la matière dont on vient de se débarrasser en l'expliquant. La voie est maintenant ouverte à l'introduction d'une nouvelle doctrine de l'organisme qui puisse prendre la place du matérialisme que la science, depuis le XVIIè siècle, a imposé à la philosophie. Il convient de rappeler que l'énergie des physiciens est, de toute évidence, une abstraction. Le fait concret, qui est l'organisme, doit être l'expression complète du caractère d'une occurrence réelle. Un pareil remplacement du matérialisme scientifique, s'il se produit jamais, ne peut manquer d'avoir des conséquences importantes dans tous les domaines de la pensée. Finalement, notre dernière réflexion doit être que nous sommes en définitive revenus à une version de la doctrine du vieux Pythagore, à partir duquel les mathématiques et la physique mathématique prirent leur essor. C'est lui qui découvrit l'importance des abstractions, et qui en particulier attira l'attention sur le nombre comme caractérisant les périodicités des notes de musique. L'importance de l'idée abstraite de périodicité [37] était donc présente au tout premier commencement des mathématiques et de la philosophie européenne. Au XVIIè siècle, la naissance de la science moderne exigea des mathématiques nouvelles, mieux équipées pour analyser les caractéristiques de l'existence vibratoire. Et maintenant, au XXè siècle, nous trouvons des physiciens très avancés dans l'analyse des périodicités des atomes. En vérité, en fondant la philosophie européenne et les mathématiques européennes, Pythagore les a dotées de la plus heureuse des

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trouvailles — ou alors était-ce un éclair de génie divin pénétrant jusqu'au cœur même de la nature des choses ?

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Notes

1

Ce paragraphe et les suivants sont analysés par Ford dans EWM 10 et 92.

2

Nous évitons de traduire reasonably par raisonnablement (ou reasonable harmony par harmonie raisonnable), ce mot ayant en français une connotation morale. Les traducteurs de l'édition de 1930 interprètent « reasonably together » par « logiquement ensemble ».

3

L'expression général récurrences of things de Whitehead peut donc être traduite récurrence générale des choses ; pour les traducteurs de 1930, ce sont des répétitions de phénomènes, et le terme général est occulté. En outre, Whitehead répète six fois dans ce paragraphe le verbe to recur (revenir) que ces traducteurs rendent par quatre verbes différents. Voir aussi l'usage de ce mot dans Adventures of Ideas, p. 47 (p. 85 de la traduction française).

4

A. Parmentier (PhW 132) note que « le paradoxe d'une existence discontinue [est un langage philosophique] qui a évidemment de quoi irriter un physicien pour qui les électrons ne sont pas les "entités fondamentales", et pour qui cette "existence discontinue" n'est pas un paradoxe. ». Whitehead, qui enseigne la physique mathématique, se met ici en quelque sorte dans l'esprit d'un philosophe. Mais il faut se replacer en 1925, date à laquelle l'électron et le proton étaient encore considérés comme « les entités fondamentales dont sont composés les corps matériels ».

5

Nous faisons nôtre la remarque d'A. Parmentier (PhW 133) : « Bergson note dans La Pensée et le Mouvant, en se référant explicitement à Whitehead et en renvoyant au livre de Jean Wahl, Vers le concret, pp. 145-155, que « les grandes découvertes théoriques de ces dernières années ont amené les physiciens à supposer une espèce de fusion entre l'onde et le corpuscule — nous dirions entre la substance et le mouvement. Un penseur profond, venu des mathématiques à la philosophie, verra un morceau de fer comme une "continuité mélodique". » [Œuvres, pp. 1313-14]. Whitehead souligne que dans la philosophie de l'organisme, l'élément ultime n'étant plus un « morceau de matière » mais un organisme, la notion de persistance (endurance) n'implique pas une identité indifférenciée à travers le temps ; il s'agit plutôt de réitération, c'est-à-dire, en physique, de vibration (non pas par locomotion vibratoire, mais par déformation organique). » Voir ci-dessous, SMW [135-36].

Chapitre III

Le siècle du génie |39| Les chapitres précédents étaient consacrés aux conditions antérieures qui préparèrent le terrain pour l'explosion scientifique du XVlIè siècle. Ils ont retracé le cheminement des différents éléments de la pensée et de la croyance instinctive, depuis leur première efïlorescence dans la civilisation classique de l'ancien monde, en passant par les transformations qu'ils subirent au Moyen Âge, pour aboutir à la révolte historique du XVIè siècle. Trois facteurs principaux ont retenu notre attention : l'essor des mathématiques, la croyance instinctive en un ordre minutieux de la nature, et le rationalisme débridé de la pensée à la fin du Moyen Âge. Par ce rationalisme, j'entends la conviction que la voie qui mène à la vérité passe avant tout par une analyse métaphysique de la nature des choses, déterminant par là-même comment les choses agissent et fonctionnent. La révolte historique fut l'abandon catégorique de cette méthode en faveur de l'étude des faits empiriques des antécédents et des conséquences. En religion, cela voulait dire le recours aux origines du christianisme, et en science le recours à l'expérience et à la méthode inductive de raisonnement. On peut décrire d'une manière brève et suffisamment précise la vie intellectuelle des peuples européens durant les deux siècles un quart qui suivirent cette révolte jusqu'à nos jours, en disant qu'ils vécurent sur le capital accumulé des idées que leur léguait le génie du XVIIè siècle. Les hommes de cette époque héritèrent du ferment d'idées qui accompagna la révolte historique du XVIè siècle, et léguèrent à leurs successeurs des systèmes de pensée constitués touchant tous les aspects de la vie humaine. Ce siècle est le seul qui ait constamment, [40| et dans toute l'étendue des activités humaines, engendré un génie intellectuel répondant à la grandeur de ses événements. L'étape foisonnante que représente ce siècle se manifeste par les coïncidences qui marquent ses annales littéraires. Il débute par la publication, la même année (1605), de YAdvancement of Learning de Bacon et du Don Quichotte de Cervantès, comme si cette époque voulait s'inaugurer par un regard sur l'avenir et un autre sur le passé. La première édition in-quarto de Hamlet avait paru l'année précé-

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dente, et une autre, légèrement remaniée, la même année. Enfin, Shakespeare et Cervantès moururent le même jour, le 23 Avril 1616. On pense que c'est au printemps de cette même année qu'Harvey exposa pour la première fois sa théorie de la circulation du sang, dans une série de conférences devant le Collège des Médecins de Londres. Newton naquit l'année de la mort de Galilée (1642), exactement cent ans après la publication du De Revolutionibus de Copernic. Un an auparavant, Descartes avait publié ses Méditations, et deux ans plus tard paraissaient ses Principia Philosophiae. Ce siècle, tout simplement, n'eut pas le temps d'espacer convenablement les événements marquants concernant ses hommes de génie. Il ne m'est pas possible d'entreprendre ici une chronique des diverses étapes du progrès intellectuel que comporte cette époque. C'est un sujet trop vaste pour une seule conférence, et qui ne ferait qu'obscurcir les idées que je me propose de développer. Il suffit d'énumérer quelques noms, les noms des auteurs qui publièrent dans ces limites de temps des œuvres d'importance mondiale : Francis Bacon, Harvey, Képler, Galilée, Descartes, Pascal, Huyghens, Boyle, Newton, Locke, Spinoza, Leibniz. J'en ai limité la liste au nombre sacré de douze, beaucoup trop petit pour être tout à fait représentatif. On n'y trouve par exemple qu'un seul Italien, alors que l'Italie à elle seule aurait pu la remplir. D'autre part, Harvey est le seul biologiste nommé, et on y trouve trop d'Anglais. Ce dernier défaut tient en partie au fait que le conférencier est anglais, et qu'il s'adresse à un auditoire qui, tout comme lui, se reconnaît dans ce siècle anglais. S'il avait été Hollandais, il y aurait eu trop de Hollandais ; Italien, trop d'Italiens ; Français, trop de Français. Hormis l'Allemagne qui était dévastée par la malheureuse Guerre de Trente Ans, chacun des autres pays voit en ce siècle une époque qui a témoigné d'un point culminant de son propre génie. Ce fut assurément une grande période de la pensée anglaise, de même que plus tard Voltaire marqua la France de son empreinte. |41) L'omission de physiologistes autres que Harvey nécessite aussi une explication. Il y eut, de toute évidence, de grands progrès en biologie au cours de ce siècle, attachés principalement à l'Italie et à l'Université de Padoue. Mais mon propos est de retracer l'horizon philosophique qui dérive de la science et qui est présupposé par elle, et d'estimer quelques uns de ses effets sur le climat général de chaque époque. Or, la philosophie d'inspiration scientifique 1 était alors dominée par la physique, de sorte qu'elle était la plus claire expression, en termes d'idées générales, de l'état des connaissances de cette époque et des deux siècles suivants. Il est de fait que ces concepts ne conviennent pas du tout à la biologie, et posent à celleci le problème insoluble de la matière, de la vie et de l'organisme, auquel

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se trouvent confrontés de nos jours les biologistes. Ce n'est que de nos jours que la science des organismes vivants est parvenue à un niveau de développement suffisant pour marquer la philosophie de l'empreinte de ses conceptions propres. Le demi-siècle qui a précédé l'époque présente témoigne des essais infructueux visant à marquer de conceptions biologiques le matérialisme du XVIIè siècle. Quelle que soit l'estimation du succès de ces essais, il est certain que les idées de base du XVIIè siècle dérivaient de l'école de pensée qui produisit les Galilée, les Huyghens et les Newton, et non des physiologistes de Padoue. Cette période nous a laissé un problème de pensée non résolu, qui peut être formulé ainsi : Etant données des configurations de la matière, en mouvement dans l'espace suivant les lois imposées par la physique, comment rendre compte des organismes vivants ? Ma discussion de l'époque en question ne peut avoir de meilleure introduction qu'une citation de Francis Bacon, qui ouvre la Section (ou « Century » [sic]) IX de son Histoire Naturelle, j'entends son Silva Silvarum. D'après la chronique contemporaine de son aumônier, le Dr Rawley, cette œuvre a été écrite dans les cinq dernières années de sa vie, de sorte qu'on peut la dater entre 1620 et 1626. La citation est la suivante : « Il est certain que tous les corps quels qu'ils soient, même s'ils ne possèdent pas d'organes des sens, ont cependant une perception, car lorsqu'un corps est appliqué contre un autre, il se produit une sorte d'élection en vue d'englober ce qui est agréable et d'exclure ou repousser ce qui est ingrat ; et que le corps soit cause d'altération ou altéré lui-même, toujours une perception précède l'opération, car autrement tous les corps se ressembleraient. Et parfois cette perception, dans certaines sortes de corps, est bien plus subtile que les sens, de sorte que les sens ne sont que choses peu sensibles en comparaison. C'est ainsi qu'un baromètre décèlera la moindre différence de temps en chaud [42] ou en froid, alors que nous n'en trouvons pas. Et cette perception se fait parfois à distance, aussi bien que par le contact, comme lorsque l'aimant attire le fer, ou la flamme le naphte de Babylone, à très grande distance. C'est donc un sujet de très noble enquête que de rechercher les perceptions les plus subtiles, car c'est une autre clef pour s'ouvrir à la nature, à l'égal des sens, et parfois meilleure. C'est en outre un des principaux moyens de divination naturelle, car ce qui apparaît immédiatement dans ces perceptions ne produit d'effets importants que longtemps après. » Cette citation présente de nombreux points intéressants, dont certains prendront de l'importance dans les conférences suivantes. En premier lieu,

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notons le soin avec lequel Bacon distingue d'un côté la perception, ou acte de prendre en compte, et de l'autre le sens, ou expérience cognitive. A cet égard, Bacon se tient en dehors de la ligne de pensée de la physique, qui finit par dominer le siècle. Plus tard, on adopta l'idée d'une matière passive sur laquelle agissaient des forces extérieures. Je pense que la ligne de pensée de Bacon a exprimé une vérité plus fondamentale que ne le firent ensuite les concepts matérialistes considérés comme étant en accord avec la physique. Nous sommes de nos jours tellement habitués à la manière matérialiste de considérer les choses, qui a pris racine dans notre littérature par le génie du XVIIè siècle, que c'est avec une certaine difficulté que nous entrevoyons la possibilité d'un autre mode d'approche des problèmes de la nature. Dans le cas particulier de la citation que je viens de faire, le passage tout entier et le contexte dans lequel il est intégré sont traversés de bout en bout par la méthode expérimentale, c'est-à-dire par l'attention aux « faits irréductibles et opiniâtres », et par la méthode inductive qui en tire des lois générales. La justification rationnelle de cette méthode d'induction constitue un autre problème non résolu que nous a légué le XVIIè siècle. La réalisation explicite de l'antithèse entre le rationalisme déductif des scolastiques et les méthodes d'observation inductives des modernes doit être attribuée principalement à Bacon, bien que, naturellement, elle ait été implicite dans l'esprit de Galilée et de tous les hommes de science de ce temps-là. Bacon fut l'un des premiers du groupe, et aussi celui qui eut l'appréhension la plus directe de toute l'extension de la révolution intellectuelle qui progressait. Mais celui qui peut-être anticipa le plus complètement à la fois Bacon et le point de vue moderne dans son ensemble fut l'artiste Léonard de Vinci, qui vécut presque exactement |43] un siècle avant Bacon. Léonard est aussi une illustration de la théorie que j'ai avancée dans ma dernière conférence, à savoir que l'essor de l'art naturaliste fut un ingrédient important dans la formation de notre mentalité scientifique. En réalité, Léonard fut homme de science en un sens plus achevé que ne devait l'être Bacon. La pratique de l'art naturaliste est plus proche de celle de la physique, de la chimie et de la biologie, que ne l'est la pratique de la loi. Nous nous souvenons tous du mot du contemporain de Bacon, Harvey, celui qui découvrit la circulation du sang, disant que Bacon « écrivait de la science comme un Lord Chancelier ». Mais au commencement des temps modernes, Vinci et Bacon, ensemble, illustrent les divers courants qui se sont associés pour constituer le monde moderne, à savoir la mentalité des hommes de loi, et les habitudes d'observation patiente des artistes naturalistes.

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Dans le passage cité des écrits de Bacon, il n'est pas fait mention explicite de la méthode de raisonnement inductif. Il ne m'est pas nécessaire de vous prouver par d'autres citations que le renforcement de l'importance de cette méthode, et de l'importance, pour le bien-être de l'humanité, des secrets de la nature ainsi découverts, fut l'un des principaux thèmes auxquels se consacra Bacon dans ses écrits. L'induction s'est révélée être un processus plus complexe qu'il ne l'avait prévu. Il avait en tête la conviction qu'en apportant un soin suffisant dans le rassemblement des cas, la loi générale en sortirait d'elle-même. Nous savons à présent, et probablement Harvey le savait-il alors, que c'est là une description très inadéquate des procédés qui aboutissent à des généralisations scientifiques. Mais après avoir fait toutes ces réserves indispensables, il n'en reste pas moins que Bacon fut l'un des grands créateurs de l'esprit du monde moderne. Les difficultés spéciales soulevées par l'induction apparurent au XVIIIè siècle, comme le résultat de la critique de Hume. Mais Bacon fut l'un des prophètes de la révolte historique qui abandonna la méthode du rationalisme uniforme [unrelieved] et s'engouffra dans l'autre extrême, qui consiste à baser tout savoir fécond sur l'inférence partant des occasions particulières du passé pour aboutir aux occasions particulières du futur. Je ne cherche pas à jeter un doute quelconque sur la validité de l'induction, lorsque celle-ci a été correctement contrôlée. Ce que je veux montrer, c'est que si nous voulons justifier l'induction, il est nécessaire au préalable de nous atteler à la tâche très déconcertante d'appliquer la raison à élucider les caractéristiques générales de l'occasion immédiate telle qu'elle se présente à nous dans la connaissance directe, à moins que, de fait, nous nous contentions de la baser sur le vague instinct qui nous dit qu'elle est naturellement correcte. Ou bien il y a quelque chose |44] dans l'occasion immédiate qui apporte une connaissance du passé et du futur, ou bien nous sommes réduits à un scepticisme extrême au sujet de la mémoire et de l'induction. On ne peut trop insister sur le fait que la clé du processus de l'induction, tel qu'il est mis en œuvre dans les sciences ou dans notre vie quotidienne, est à chercher dans la compréhension correcte de l'occasion immédiate de connaissance dans son caractère le plus concret. C'est par rapport à notre saisie du caractère de ces occasions dans leur concrétude que les développements modernes de la physiologie et de la psychologie sont d'une importance décisive. J'illustrerai ce point dans les conférences suivantes. Nous nous plaçons dans des difficultés insolubles lorsque nous substituons à cette occasion concrète une pure abstraction dans laquelle nous ne considérons que des objets matériels dans un flux de configurations selon le temps et l'espace. Il est tout à fait évident que de tels objets peuvent seulement nous dire qu'ils sont là où ils sont.

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En conséquence, il nous faut revenir à la méthode de la théologie scolastique expliquée par les médiévistes italiens que je citais dans ma première conférence. Nous devons observer l'occasion immédiate, et utiliser la raison pour mettre au jour une description générale de sa nature. L'induction présuppose une métaphysique. Autrement dit, elle repose sur un rationalisme préalable. Vous ne pouvez donner une justification rationnelle à votre recours à l'histoire tant que votre métaphysique ne vous a pas garanti qu'il existe une histoire à laquelle faire appel ; de même, vos conjectures sur l'avenir présupposent une certaine base : la connaissance qu'il existe un avenir déjà soumis à certaines déterminations. La difficulté est de donner un sens à l'une et l'autre de ces idées. Tant que ce sens ne sera pas trouvé, on fera de l'induction un non-sens. Vous remarquerez que je ne soutiens pas que l'induction soit, par essence, la dérivation 2 de lois générales. C'est la dérivation de certaines caractéristiques d'un futur particulier, à partir des caractéristiques connues d'un passé particulier. L'acceptation plus large de lois générales valables pour toutes les occasions connaissables paraît être une addition qu'il est très risqué d'attacher à cette connaissance limitée. Tout ce que nous pouvons demander de l'occasion présente, c'est de déterminer une communauté particulière d'occasions qui soient, à certains égards, mutuellement qualifiées en raison de leur inclusion dans cette même communauté. Considérée dans le cadre des sciences physiques, cette communauté d'occasions est l'ensemble des occurrences qui s'ajustent les unes aux autres — pour ainsi dire — dans un espace-temps commun, de sorte que nous pouvons retracer les transitions de l'une à l'autre. En conséquence, nous nous référons à / 'espace-temps commun [45] indiqué dans notre occasion immédiate de connaissance. Le raisonnement inductif procède de l'occasion particulière à la communauté particulière d'occasions, et de la communauté particulière aux relations entre occasions particulières à l'intérieur de cette communauté. Il est impossible de pousser l'étude de l'induction au-delà de cette conclusion préliminaire tant que nous n'aurons pas pris en compte d'autres concepts scientifiques. Le troisième point à noter au sujet de cette citation de Bacon est le caractère purement qualitatif des énoncés qu'on y trouve. A cet égard, Bacon est passé complètement à côté de la tonalité qui était à l'arrière-plan du succès de la science du XVIIè siècle. La science était en train de devenir, et elle l'est restée depuis, essentiellement quantitative : recherche d'éléments mesurables au sein des phénomènes, puis recherche de relations entre ces mesures de quantités physiques. Bacon ignore cette règle de la science. Par exemple, dans la citation donnée, il parle de l'action à distance, mais il pense qualitativement et non quantitativement. Nous ne

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pouvons exiger de lui qu'il devance son contemporain plus jeune, Galilée, ou son successeur lointain Newton, mais il ne laisse même pas entrevoir qu'il doive y avoir une recherche des quantités. Peut-être a-t-il été induit en erreur par les doctrines logiques courantes qui provenaient d'Aristote, car en effet ces doctrines disaient au physicien de classifier alors qu'elles auraient dû lui dire de mesurer. Vers la fin du siècle, la physique avait été fondée sur une base satisfaisante de mesures. Son exposé final et adéquat fut donné par Newton. Tous les corps, selon des quantités différentes, furent caractérisés en y discernant l'élément mesurable commun de la masse. Des corps apparemment identiques par la substance, la forme et la taille ont très approximativement la même masse : plus étroite est l'identité, plus proche est l'égalité. La force agissant sur un corps, que ce soit par contact ou par action à distance, était (en effet) définie comme égale au produit de la masse du corps par le taux de variation de sa vitesse, dans la mesure où ce taux de variation est produit par cette force. De cette manière, la force est discernée par son effet sur le mouvement du corps. A partir de là se pose la question de savoir si cette conception de la grandeur d'une force conduit à la découverte de lois quantitatives simples impliquant la détermination alternative des forces par les conditions de configuration des substances et de leurs caractères physiques. La conception newtonienne a remporté un brillant succès en survivant à cette épreuve [46] pendant toute la période moderne. Son premier triomphe fut la loi de la gravitation. Son triomphe complet a été le développement global de l'astronomie dynamique, de l'ingénierie, et de la physique. Cette question de la formation des trois lois du mouvement et de la loi de la gravitation mérite une attention critique. Tout le développement de pensée qu'elle implique occupe exactement deux générations. Il commence avec Galilée et se termine avec les Principia de Newton : et Newton est né l'année de la mort de Galilée. La vie de Descartes et celle de Huyghens se situent également dans la période marquée par ces grandes figures. Le résultat des travaux réunis de ces quatre hommes a quelque droit d'être considéré comme le cas unique de la plus grande réussite intellectuelle que l'humanité ait jamais connue. Pour estimer sa dimension, il nous faut considérer la plénitude de son rayonnement. Ils ont construit pour nous une vision de l'univers matériel qui nous permet de calculer les détails les plus minutieux d'une occurrence particulière. Galilée fit le premier pas en trouvant la ligne de pensée juste. Il remarqua que le point critique sur lequel il fallait porter son attention n'était pas le mouvement des corps, mais les variations de leurs mouvements. La découverte de Galilée est formulée par Newton dans sa première loi du mouvement : « Tout corps persiste dans

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son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme, à moins que l'action d'une force ne l'oblige à changer cet état 3 ». Cette formule contient le rejet d'une croyance qui avait arrêté le progrès de la physique pendant deux millénaires. Elle concerne aussi un concept fondamental qui est essentiel à la théorie scientifique : je veux parler du concept de système idéalement isolé. Cette conception incarne un caractère fondamental des réalités, sans lequel la science, ou en vérité toute connaissance exercée par des intellects finis, serait impossible. Le système « isolé » n'est pas un système solipsiste en dehors duquel il n'y aurait que néant : il est isolé en tant qu'intérieur à l'univers. Ceci signifie qu'il existe des vérités concernant ce système qui n'exigent de référence qu'au reste des choses au moyen d'un schème systématique uniforme de relations. La conception d'un système isolé n'est donc pas la conception d'une indépendance substantielle par rapport aux autres réalités, mais d'une absence de dépendance accidentelle contingente par rapport aux éléments de détail à l'intérieur du reste de l'univers. De plus, cette absence de dépendance accidentelle n'est requise qu'à l'égard de certaines caractéristiques abstraites attachées au système isolé, et non à l'égard du système dans toute sa concrétude. [47| La première loi du mouvement renseigne sur ce qui doit être dit d'un système dynamique isolé en ce qui concerne son mouvement en tant que tout, abstraction faite de son orientation et de l'arrangement interne de ses parties. Aristote disait qu'il faut concevoir un tel système comme étant au repos. Galilée ajouta que l'état de repos n'est qu'un cas particulier, et que l'énoncé général est : « soit à l'état de repos, soit en mouvement rectiligne uniforme. » Par conséquent, un aristotélicien concevrait les forces provenant de la réaction de corps étrangers comme étant quantitativement mesurables en fonction de la vitesse qu'ils conservent, et comme ayant une direction déterminée par la direction de cette vitesse, tandis que le galiléen tournerait son attention sur la grandeur de l'accélération et sur sa direction. Cette différence est illustrée en opposant Képler et Newton. Tous deux ont spéculé au sujet des forces qui maintiennent les planètes sur leurs orbites. Képler cherchait quelles étaient les forces tangentielles poussant les planètes dans le sens de leurs orbites, tandis que Newton cherchait quelles étaient les forces radiales modifiant les directions de leur mouvement. Au lieu de nous attarder sur l'erreur commise par Aristote, il est plus profitable de mettre l'accent sur la justification qu'il en donnait, en considérant les faits évidents de notre expérience. Tous les mouvements qui entrent dans notre expérience quotidienne normale cessent à moins d'être manifestement entretenus de l'extérieur. Apparemment, par conséquent, l'empiriste de bon sens doit consacrer son attention à cette question de

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l'entretien du mouvement. Nous rencontrons ici l'un des dangers de l'empirisme sans imagination. Le XVIIe siècle en montre un autre exemple, et comme tout le monde, Newton y succomba. Huyghens avait élaboré la théorie ondulatoire de la lumière, mais sa théorie n'avait pas réussi à rendre compte des faits les plus évidents de notre expérience quotidienne concernant la lumière, à savoir que les ombres projetées par des objets interposés sont définies par des rayons rectilignes. De ce fait, Newton rejeta cette théorie et adopta la théorie corpusculaire qui expliquait complètement les ombres. Depuis lors, les deux théories ont eu leurs périodes de triomphe. De nos jours, le monde scientifique est en quête d'une combinaison des deux. Ces exemples illustrent le danger qu'il y a à refuser d'accueillir une idée en raison de son échec à expliquer l'un des faits les plus évidents appartenant au sujet en question. Si, au cours de votre vie, vous avez tourné votre attention sur ce qu'il y a de nouveau dans le domaine de la pensée, vous aurez observé que presque toutes les idées réellement neuves présentent un certain aspect de folie lorsqu'elles apparaissent pour la première fois. |48| Pour en revenir aux lois du mouvement, il est remarquable qu'au XVIIe siècle aucune raison n'ait été donnée de la faveur accordée à la position galiléenne en tant que distincte de celle d'Aristote. C'était un fait fondamental. Lorsque nous en viendrons, dans ces conférences, à la période moderne, nous verrons que la théorie de la relativité fait la lumière complète sur cette question, mais moyennant un remaniement de l'ensemble de nos idées sur l'espace et le temps. Il revint à Newton de diriger l'attention sur la masse en tant que quantité physique inhérente à la nature d'un corps matériel. La masse restait permanente au cours de toutes les variations de mouvement. Mais la preuve de la permanence de la masse au cours des transformations chimiques dut attendre Lavoisier, un siècle plus tard. La tâche suivante de Newton fut de trouver une estimation de la grandeur de la force appliquée en fonction de la masse du corps et de son accélération. Ici, il eut un coup de chance, car, du point de vue du mathématicien, la loi la plus simple possible, à savoir celle du produit des deux [de la masse par l'accélération], se révéla couronnée de succès. Une nouvelle fois, la théorie moderne de la relativité vint modifier cette extrême simplicité. Mais, heureusement pour la science, les expériences délicates de nos physiciens actuels n'étaient pas connues ni même possibles à cette époque, de sorte qu'il fut accordé au monde les deux siècles dont il avait besoin pour assimiler les lois du mouvement de Newton. Devant ce triomphe, peut-on s'étonner que les scientifiques établirent leurs principes ultimes sur une base matérialiste, et cessèrent dès lors de se

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mettre en peine de philosophie ? Nous saisirons le cours de leur pensée si nous comprenons exactement quelle est cette base, et finalement quelles difficultés elle implique. Lorsque l'on critique la philosophie d'une époque, il ne faut pas diriger principalement son attention sur les positions intellectuelles que ses représentants croient nécessaire de défendre explicitement. Il y aura certaines hypothèses fondamentales que les adhérents de tous les systèmes différents au sein d'une époque présupposent inconsciemment. Ces hypothèses paraissent si évidentes que les gens ne savent pas qu'ils les assument, l'occasion de voir autrement les choses ne s'étant jamais présentée à eux. Avec ces hypothèses, un certain nombre limité de types de systèmes philosophiques sont possibles, et ce groupe de systèmes constitue la philosophie de l'époque. L'une de ces hypothèses est sous-jacente à toute la philosophie de la nature au cours de la période moderne. On la trouve incluse dans la conception qui est supposée exprimer l'aspect le plus concret de la nature. Les philosophes ioniens posaient la question : « De quoi est faite la nature ? » La réponse est donnée [49] en termes d'étoffe [stuff7, de matière, ou de matériau —peu importe le nom particulier choisi— ayant la propriété de la localisation simple dans l'espace et dans le temps ou, si l'on adopte les idées plus modernes, dans l'espace-temps. Ce que j'entends par matière ou matériau, est tout ce qui possède cette propriété de la localisation simple. Par localisation simple, j'entends une caractéristique majeure qui se réfère également à la fois à l'espace et au temps, et d'autres caractéristiques mineures qui se répartissent diversement entre l'espace et le temps. La caractéristique commune à la fois à l'espace et au temps est que cette matière peut être dite ici dans l'espace et ici dans le temps, ou ici dans l'espace-temps, en un sens parfaitement défini dont l'explication n'exige aucune référence à d'autres régions de l'espace-temps. Assez curieusement, ce caractère de localisation simple se maintient, que nous considérions une région de l'espace-temps comme déterminée absolument ou relativement. Car si une région est seulement une manière d'indiquer un certain ensemble de relations à d'autres entités, alors cette caractéristique, que j'appelle localisation simple, consiste en ce que la matière peut être dite avoir exactement ces relations de position par rapport aux autres entités sans exiger pour son explication une quelconque référence à d'autres régions constituées pas des relations de position analogues par rapport aux mêmes entités. En fait, dès qu'on a fixé, de quelque manière que ce soit, ce que l'on entend par un lieu déterminé dans l'espace-temps, il est possible d'établir correctement la relation d'un corps matériel particulier à l'espace-

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temps en disant qu'il est exactement là, en ce lieu, et en ce qui concerne la localisation simple, il n'y a rien de plus à dire sur le sujet 4 . Toutefois, quelques explications subordonnées sont à donner, qui font intervenir les caractéristiques mineures déjà mentionnées. Premièrement, en ce qui concerne le temps, si la matière a existé pendant une période quelconque, elle a également existé pendant une portion quelconque de cette période. Autrement dit, diviser le temps ne divise pas la matière. Deuxièmement, en ce qui concerne l'espace, diviser le volume divise effectivement la matière. Par conséquent, si la matière existe dans tout un volume, il y aura une quantité moindre de cette matière qui sera distribuée dans une moitié déterminée quelconque de ce volume. C'est de cette propriété que provient notre notion de densité en un point de l'espace. Quiconque parle de densité n'assimile pas pour autant le temps et l'espace jusqu'au point souhaité très inconsidérément par certains extrémistes de l'école relativiste moderne. Car [50] la division du temps fonctionne, en ce qui concerne la matière, d'une manière tout à fait différente de la division de l'espace. En outre, ce fait que la matière soit indifférente à la division du temps conduit à la conclusion que le laps de temps est un accident de la matière plutôt que constitutif de son essence. La matière est pleinement elle-même en toute sous-période, aussi courte soit-elle. La transition du temps n'a donc rien à voir avec le caractère de la matière : celle-ci est aussi bien ellemême à un instant du temps. Un instant de temps est conçu ici comme étant exempt de transition en lui-même, puisque la transition temporelle est la succession des instants. Par conséquent, la réponse que donna le XVIIe siècle à l'antique question des penseurs ioniens : « De quoi le monde est-il fait ? » fut que le monde est une succession de configurations instantanées de matière — o u de matériau, si l'on désire inclure une étoffe du monde plus subtile que la matière ordinaire, l'éther par exemple. On ne peut s'étonner que la science se soit estimée satisfaite de cette hypothèse relative aux éléments fondamentaux de la nature. Les grandes forces de la nature telles que la gravitation s'y trouvaient entièrement déterminées par les configurations des masses. Ces configurations déterminaient donc leurs propres changements, de sorte que le cercle de la pensée scientifique était complètement bouclé. Telle est la fameuse théorie mécaniste de la nature, qui a toujours régné suprêmement depuis le XVIIe siècle : c'est la croyance orthodoxe de la science physique. De plus, cette croyance se justifiait elle-même par sa mise à l'épreuve pragmatique. Elle était opérationnelle. Les physiciens ne s'intéressèrent plus à la philosophie. Ils amplifièrent l'anti-rationalisme de la Révolte Historique. Mais les

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difficultés que soulevait cette théorie du mécanisme matérialiste devinrent très vite apparentes. L'histoire de la pensée des XVIIIè et XIXè siècles est gouvernée par le fait que le monde avait pris possession d'une idée générale avec laquelle il ne pouvait pas vivre, mais sans laquelle il ne pouvait pas vivre non plus. Cette localisation simple des configurations matérielles instantanées est ce contre quoi a protesté Bergson, en ce qui concerne le temps, et pour autant qu'on la considère comme le fait fondamental de la nature concrète. Il appelle cette localisation une distorsion de la nature, due à la « spatialisation » intellectuelle des choses. Je suis d'accord avec Bergson dans sa protestation, mais je n'admets pas qu'une telle distorsion soit un vice nécessaire à l'appréhension intellectuelle de la nature. Dans les conférences suivantes, j'essaierai de montrer que cette spatial isation est l'expression de faits plus concrets sous le [SI] couvert de constructions logiques très abstraites. Il y a bien là une erreur, mais qui n'est que l'erreur accidentelle qui consiste à prendre l'abstrait pour le concret. Il s'agit d'un exemple de ce que j'appellerai « le sophisme du concret mal placé 5 ». Ce sophisme est l'occasion d'une grande confusion en philosophie. L'intellect ne tombe pas nécessairement dans ce piège, bien que dans cet exemple se soit manifestée une tendance très générale à ce qu'il en soit ainsi. Il est immédiatement évident que le concept de la localisation simple crée de grandes difficultés en ce qui concerne l'induction. Car si, dans la localisation des configurations de la matière à travers une tranche de temps, n'est faite aucune référence inhérente à d'autres temps, passés ou futurs, il s'ensuit immédiatement que la nature au sein d'une période quelconque n'a aucune référence à la nature à une autre période. Par conséquent, l'induction n'est basée sur rien qui puisse être observé comme inhérent à la nature. Nous ne pouvons donc nous tourner vers la nature pour justifier notre croyance en une loi comme la loi de la gravitation. Autrement dit, l'ordre de la nature ne peut être justifié par la simple observation de la nature, car il n'y a rien dans le fait présent qui se réfère intrinsèquement à un passé ou à un futur. Tout se passe comme si la mémoire, tout autant que l'induction, échouait dans sa recherche d'une justification dans la nature elle-même. J'ai anticipé sur l'évolution ultérieure de la pensée, et j'ai répété le raisonnement de Hume. Ce courant de pensée découle si immédiatement de la considération de la localisation simple que nous ne pouvons attendre le XVIIIè siècle pour l'aborder. Ce qui est étonnant, c'est que le monde ait effectivement attendu Hume pour remarquer cette difficulté. Ce qui illustre également l'anti-rationalisme du public scientifique, c'est que lorsque parut Hume, l'attention ne fut attirée que sur les implications religieuses de sa

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philosophie. Il en fut ainsi parce que le clergé était en principe rationaliste, tandis que les hommes de science se contentaient d'une foi simple en l'ordre de la nature. Hume lui-même remarque, sans aucun doute ironiquement, que « Notre sainte religion est fondée sur la foi ». Une telle attitude satisfaisait la Société Royale, mais non l'Eglise. Elle satisfaisait aussi Hume, et a satisfait les empiristes qui l'ont suivi. Il est un autre présupposé de la pensée qui doit être considéré parallèlement à la théorie de la localisation simple : je veux parler des catégories corrélatives de substance et de qualité, avec cependant cette différence : il y avait différentes théories pour décrire le [52| statut qui convenait à l'espace, mais quel que fut ce statut, personne ne mettait en doute que la connexion avec l'espace dont jouissaient les entités qu'on disait « être dans l'espace » fût celle de la localisation simple. Pour le dire brièvement : on admettait tacitement que l'espace est le lieu des localisations simples. Tout ce qui est dans l'espace est simpliciter dans quelque portion définie de l'espace. Par contre, en ce qui concerne la substance et la qualité, les esprits éminents du XVIIè siècle étaient nettement perplexes, bien qu'ils aient, avec leur génie habituel, immédiatement construit une théorie en accord avec leur état d'esprit immédiat. A dire vrai, la substance et la qualité, de même que la localisation simple, sont les idées les plus naturelles de l'esprit humain. C'est par ces notions que nous pensons les réalités, et sans ces manières de penser, nous ne pourrions former les idées propres à notre usage quotidien. Ceci ne fait aucun doute. La seule question est la suivante : dans quelle mesure pensons-nous concrètement lorsque nous considérons la nature dans le cadre de ces conceptions ? Je dirai que nous nous présentons à nous-mêmes des versions simplifiées d'états de fait immédiats, et lorsque nous examinons les éléments premiers de ces versions simplifiées, nous trouvons qu'ils ne peuvent, en vérité, être justifiés que comme des constructions logiques ayant un niveau élevé d'abstraction. Evidemment, nos idées, qui relèvent de la psychologie individuelle, se forment par la méthode grossière et facile qui consiste à supprimer ce qui apparaît comme détail superflu. Mais lorsqu'on essaie de justifier cette élimination du superflu, on trouve que bien qu'on ait laissé de côté des entités correspondant à celles dont nous parlons, celles-ci sont toutefois encore d'un haut degré d'abstraction. Je maintiens donc que la substance et la qualité constituent un autre exemple du sophisme du concret mal placé. Considérons comment ces notions apparaissent. Nous observons un objet comme une entité ayant certaines caractéristiques, et de plus, chaque entité individuelle est appréhendée par ces caractéristiques. Par exemple, nous observons un

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corps ; nous remarquons quelque chose à son sujet : peut-être est-il dur, bleu, rond et bruyant. Notre observation porte sur quelque chose qui possède ces qualités, et en dehors de ces qualités, on n'observe rien du tout. Par conséquent, l'entité est le substratum, la substance, dont nous prédiquons des qualités. Certaines de ces qualités sont essentielles, de sorte qu'en dehors d'elles l'entité ne serait pas elle-même, tandis que d'autres sont accidentelles et changeantes. En ce qui concerne les corps matériels, des qualités telles qu'avoir une masse quantitative |53] et avoir quelque part une localisation simple, étaient tenues par John Locke, à la fin du XVIIè siècle comme des qualités essentielles. Naturellement, la localisation était changeante, et la permanence de la masse n'était qu'un fait expérimental, sauf pour certains extrémistes. Jusqu'ici, tout va bien. Mais quand on aborde les qualités être bleu ou être bruyant, on se trouve face à une situation nouvelle. En premier lieu, le corps en question peut ne pas être toujours bleu ou toujours bruyant. Nous en avons déjà tenu compte dans notre théorie des qualités accidentelles, que pour le moment nous pouvons accepter comme adéquate. Mais, en second lieu, le XVIIè siècle a mis au jour une difficulté réelle. Les grands physiciens avaient élaboré des théories de la transmission de la lumière et du son, fondées sur leur vision matérialiste de la nature. Il y avait deux hypothèses quant à la lumière : elle était transmise soit par les ondes vibratoires d'un éther matérialiste, soit, selon Newton, par le mouvement de corpuscules incroyablement petits d'une certaine matière subtile. Nous savons tous que la théorie ondulatoire de Huyghens a été à l'honneur pendant tout le XIXè siècle, et de nos jours les physiciens s'efforcent d'expliquer par une combinaison des deux théories certaines circonstances obscures relatives à la radiation. Mais quelle que soit la théorie que vous choisissez, il n'existe ni lumière ni couleur en tant que fait de la nature extérieure : seul existe le mouvement de matière [motion of materialj. De même, lorsque la lumière pénètre dans l'œil et rencontre la rétine, seul existe le mouvement de matière. Ensuite, ce sont les nerfs et le cerveau qui sont affectés, et à nouveau il n'y a que mouvement de matière. La même ligne de raisonnement vaut pour le son, en substituant les ondes de l'air aux ondes de l'éther, et les oreilles aux yeux. Demandons-nous alors en quel sens Y être bleu et Y être bruyant sont des qualités du corps en question. Par un raisonnement analogue, demandonsnous aussi en quel sens son parfum est une qualité de la rose. Galilée a examiné cette question, et a aussitôt observé que sans les yeux, les oreilles ou le nez, il n'y aurait ni couleurs, ni sons, ni odeurs. Descartes et Locke élaborèrent une théorie des qualités premières et secondes. Par exemple, Descartes, dans sa Méditation sixième, nous dit :

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« Et certes, de ce que je sens différentes sortes de couleurs, d'odeurs, de saveurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc., je conclus fort bien qu'il y a dans les corps, d'où procèdent toutes ces diverses perceptions des sens, quelques variétés qui leur répondent, quoique peut-être ces variétés ne leur soient point en effet semblables... 1 » |54| Dans ses Principes de Philosophie, il dit aussi : « Que par nos sens nous ne connaissons rien des objets extérieurs au delà de leur figure [ou situation], de leur grandeur et de leur mouvement 6 .» Locke, qui écrit en ayant une connaissance de la dynamique newtonienne, situe la masse parmi les qualités primaires des corps. En résumé, il élabore une théorie des qualités primaires et secondaires en accord avec l'état de la science physique vers la fin du XVIIè siècle. Les qualités primaires sont les qualités essentielles des substances, dont les relations spatio-temporelles constituent la nature. L'ordonnancement de ces relations constitue l'ordre de la nature. Les occurrences de la nature sont d'une certaine manière appréhendées par les esprits, associés aux corps vivants. Premièrement, l'appréhension mentale est suscitée par les occurrences survenant dans certaines parties du corps associé : par exemple les occurrences intervenant dans le cerveau. Mais l'esprit, en appréhendant, fait également l'expérience de sensations qui, à proprement parler, sont des qualités de l'esprit seul. Ces sensations sont projetées par l'esprit de manière à en revêtir les corps appropriés de la nature extérieure. Les corps sont donc perçus avec des qualités qui ne leur appartiennent pas en réalité, des qualités qui en fait sont de purs produits de l'esprit. Ainsi on attribue à la nature ce qui, en vérité, ne devrait être attribué qu'à nous-mêmes : à la rose son parfum, au rossignol son chant, et au soleil son éclat. Les poètes sont entièrement dans l'erreur. C'est à eux-mêmes qu'ils devraient adresser leurs poèmes, en les transformant en odes d'autofélicitation en l'honneur de l'excellence de l'esprit humain. La nature est une triste [dull] affaire, muette, sans parfum, sans couleur ; rien que le cours précipité de la matière, sans fin ni signification. De quelque manière que vous le déguisiez, tel est le résultat pratique de la philosophie scientifique qui caractérise la fin du XVIIè siècle.

1

Traduction [anglaise] du Profeseur John Veitch. [NdT : établie sans doute à partir de l'original en latin (cf. Adam et Tannery VIII, p. 321). Traduction française de la Pléiade, Œuvres et lettres, p. 326].

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En premier lieu, il faut noter son efficacité stupéfiante en tant que système de concepts pour l'organisation de la recherche scientifique. A cet égard, elle est tout à fait digne du génie du siècle qui l'a produite. Depuis lors, elle a tenu son rôle propre de principe d'orientation des études scientifiques. Elle continue de régner, et toutes les universités du monde s'organisent en accord avec elle. Aucun autre système n'a été proposé pour organiser la recherche de la vérité scientifique. Non seulement elle règne, mais elle est sans rivale. Et pourtant, elle est tout à fait incroyable. Cette conception de l'univers [55] est en vérité constituée de hautes abstractions, et le paradoxe n'apparaît que parce que nous avons pris par erreur notre abstraction pour la réalité concrète. Aucun tableau, aussi généralisé soit-il, des réalisations de la pensée scientifique au cours de ce siècle ne peut omettre le progrès des mathématiques. Ici comme ailleurs le génie de l'époque se fait évident. Trois grands Français, Descartes, Desargues et Pascal furent à l'origine de la géométrie des temps modernes. Un autre Français, Fermât, posa les fondations de l'analyse moderne et perfectionna les méthodes du calcul différentiel. Entre eux, Newton et Leibniz furent les véritables créateurs du calcul différentiel en tant que méthode pratique du raisonnement mathématique. Lorsque le siècle prit fin, les mathématiques, comme instrument appliqué à la résolution des problèmes de physique, étaient bien installées dans leur force moderne. Les mathématiques pures modernes, à l'exception de la géométrie, étaient dans l'enfance, et n'avaient encore donné aucun signe de l'étonnante croissance qu'elles devaient avoir au XIXè siècle. Mais les physiciens mathématiciens avaient fait leur apparition, apportant avec eux le type d'esprit qui devait régner sur le monde scientifique du siècle suivant : celui-ci devait être l'époque de « l'Analyse victorieuse. » Le XVIIè siècle avait finalement produit un schème de pensée scientifique mis au point par des mathématiciens pour des mathématiciens. La grande caractéristique de l'esprit mathématique est sa capacité de manipuler des abstractions, et d'en tirer des suites de raisonnements claires et démonstratives, tout à fait satisfaisantes tant que c'est à ces abstractions qu'on désire penser. A la suite du succès énorme de l'abstraction scientifique, qui produit d'une part la matière avec sa localisation simple dans l'espace et le temps, et d'autre part l'esprit qui perçoit, souffre et raisonne, mais n'interfère pas, la tâche de les accepter comme l'expression la plus concrète des faits s'est vue laissée à la philosophie. Dès lors, la philosophie moderne a été détruite. Elle a oscillé de manière complexe entre trois extrêmes. Il y a les dualistes, qui acceptent la matière

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et l'esprit sur un pied d'égalité, et les deux espèces de monistes, ceux qui mettent l'esprit dans la matière et ceux qui mettent la matière dans l'esprit. Mais jongler ainsi avec des abstractions ne pourra jamais permettre de surmonter la confusion inhérente qui a été introduite par l'attribution au schème scientifique du XVIIè siècle d'un caractère concret mal placé1.

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Notes

1

Whitehead écrit « scientific philosophy », mais cette expression correspond davantage à « philosophie d'inspiration scientifique », selon la distinction clairement établie par M. Gex (Dialectica 13/2, 1959, pp. 160-183): «Nous refusons la désignation de philosophie scientifique. La philosophie scientifique est une transposition directe de la science sur le terrain philosophique : cette désignation est valable pour le matérialisme dialectique de Engels-Lénine par exemple, ou encore elle peut désigner le néo-positivisme actuel [...]. La philosophie d'inspiration scientifique est tout autre chose à notre sens. Elle désigne une philosophie qui prend appui sur les sciences, mais qui [...] n'est pas réductible à une activité scientifique. » et l'auteur prend pour exemple de philosophie d'inspiration scientifique la philosophie organique de Whitehead.

2

Ce passage est cité dans PR, p. 204 de l'édition corrigée de 1978. Les éditeurs y remplacent le mot derivation du texte de SMW (qui figure dans les éditions CUP de 1946 et Macmillan Free Press de 1967) par divination, mais six mots plus loin remplacent inversement (sans aucune note explicative) le mot divination de SMW par derivation. Il semblerait donc qu'en se citant lui-même, Whitehead ait utilisé deux fois de suite le mot derivation. J.-M. Breuvart, dans DSMR 451, note qu'il est « effectivement plus probable que divination », point de vue que nous adoptons ici avec lui. En français, dérivation a un sens très large qui peut inclure par exemple le sens n°2 que donne le diet, de Robert au mot divination, « par extension » : « action de deviner, de prévoir ; voir intuition, conjecture, hypothèse, prévision... ».

3

On trouvera un rappel des lois du mouvement de Newton dans l'excellent condensé de J.-M. Rocard Newton et la Relativité (P.U.F, Que sais-je ?, 1986).

4

La critique de la localisation simple a été anticipée par Bergson dans Matière et Mémoire, Ch. IV. Voir également l'article de M.Capek La genèse idéale de la matière chez Bergson, in Revue de Métaphysique et de Morale, LVII (1952), n°3, p. 347.

5

Fallacy of misplaced concreteness : Cf. pour cette traduction le Lexique d'A. Parmentier qui figure à la fin de PhW, p. 585, et la section du même ouvrage (pp. 120-21) qui en développe la signification.

6

Nous traduisons directement la citation de Whitehead. Dans la traduction française de SMW publiée en 1930, cette citation est remplacée par le titre du §198 de la 4ème Partie des Principes (p. 660 de l'éd. La Pléiade) : « Qu'il n'y a

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rien dans les corps qui puisse exciter en nous quelque sentiment, excepté le mouvement, la figure ou situation, et la grandeur de leurs parties. » 7

Dans leur ouvrage La Nouvelle Alliance (Gallimard, 1979), I. Prigogine et Is. Stengers consacrent les pages 109-112 à une présentation de la cosmologie de Whitehead, et citent ces deux derniers paragraphes avec le commentaire suivant : « Pour Whitehead, il s'agit cependant là d'une situation historique et non d'un destin, ni la science ni la culture ne sont vouées à rester prisonnières de cette confusion [contrairement à l'opinion de Bergson présentée quelques pages auparavant]. » (p. 110)

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Le dix-huitième siècle [57] Dans la mesure où il est possible de contraster les climats intellectuels d'époques différentes, le XVIIIè siècle en Europe fut l'antithèse complète du Moyen Âge. Le contraste est symbolisé par la différence entre la cathédrale de Chartres et les salons parisiens, où d'Alembert conversait avec Voltaire. Le Moyen Âge était hanté par le désir de rationaliser l'infini ; les hommes du XVIIIè siècle rationalisaient la vie sociale des communautés modernes, et basaient leurs théories sociologiques sur un recours aux faits de la nature. La première de ces périodes fiit l'âge de la foi, basée sur la raison. Dans la période qui suivit, ils laissèrent en sommeil les chats qui dorment : ce fut l'âge de la raison, basée sur la foi. Un exemple illustrera ce que je veux dire : St Anselme aurait été désespéré s'il n'avait pas réussi à trouver un argument convaincant en faveur de l'existence de Dieu, et c'est sur cet argument qu'il basa son édifice de la foi, alors que Hume basa sa Dissertation sur l'histoire naturelle de la religion sur sa foi dans l'ordre de la nature. Lorsqu'on compare ces époques, il convient de rappeler que la raison peut errer, et que la foi peut être mal placée. Dans ma conférence précédente, j'ai retracé l'évolution, au cours du XVIIè siècle, du schème des idées scientifiques qui a dominé la pensée depuis lors. Ce schème implique une dualité fondamentale, avec d'un côté la matière, et de l'autre l'esprit. Entre ces deux termes se situent les concepts de vie, d'organisme, de fonction, de réalité instantanée, d'interaction, d'ordre de la nature, qui collectivement forment le talon d'Achille du système entier. Par ailleurs, j'exprime ma conviction que si nous voulons obtenir |58] une expression plus fondamentale du caractère concret du fait naturel, l'élément qu'il nous faut critiquer en premier dans ce schème est le concept de localisation simple. Compte tenu par conséquent de l'importance que prendra cette idée dans ces conférences, je répéterai la signification que j'ai attachée à cette expression : dire qu'un fragment de matière a une localisation simple signifie qu'en exprimant ses relations spatio-

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temporelles, il est adéquat d'affirmer qu'il est là où il est, dans une région finie et déterminée de l'espace, et pendant une durée finie et déterminée du temps, indépendamment de toute référence essentielle aux relations de ce fragment de matière avec d'autres régions de l'espace et d'autres durées du temps. De plus, ce concept de localisation simple est indépendant de la controverse entre la vision absolutiste et la vision relativiste de l'espace et du temps. Aussi longtemps qu'une théorie de l'espace ou du temps peut donner une signification, absolue ou relative, à l'idée d'une région déterminée de l'espace et d'une durée déterminée du temps, l'idée de localisation simple a une signification parfaitement définie. Cette idée constitue le fondement même du schème de la nature au XVIIe siècle : sans elle, ce schème ne peut trouver d'expression. Je montrerai que parmi les éléments primaires de la nature appréhendés dans notre expérience immédiate, il n'y a absolument aucun élément qui possède ce caractère de localisation simple. Il ne s'ensuit pas toutefois que la science du XVIIe siècle soit tout simplement fausse. Je soutiens que par un processus de construction par abstraction, nous pouvons arriver à des abstractions qui sont les fragments de matière localisés de façon simple, et à d'autres abstractions qui sont les esprits inclus dans le schème scientifique. Par conséquent, l'erreur réelle est un exemple de ce que j'ai appelé « le sophisme du concret mal placé. » L'avantage qu'il y a à limiter notre attention à un groupe déterminé d'abstractions, c'est qu'en limitant ainsi la pensée à des choses nettement définies, ayant entre elles des relations nettement définies, on peut, si l'on a un esprit logique, déduire des quantités de conclusions concernant les relations entre ces entités abstraites. Qui plus est, si ces abstractions sont bien fondées, c'est-à-dire si elles ne font pas abstraction de tout ce qui est important dans l'expérience, la pensée scientifique qui se limite à elles atteindra une quantité de vérités importantes concernant notre expérience de la nature. Nous connaissons tous de ces esprits nets et tranchants, immuablement enfermés dans une dure coque d'abstractions. Ils vous contraignent à accepter leurs abstractions par la seule force de leur personnalité. [59] L'inconvénient de porter une attention exclusive à un groupe d'abstractions, aussi bien fondées soient-elles, est que, par le fait même, vous faites abstraction du reste des choses. Dans la mesure où les choses exclues sont importantes dans votre expérience, vos modes de pensée ne sont pas adaptés à leur prise en compte. On ne peut pas penser sans abstractions. Par conséquent, il est de la plus grande importance d'être vigilant en révisant de manière critique nos modes d'abstraction. C'est là que la philosophie trouve sa place propre comme essentielle à l'évolution de la société. La philosophie est la critique des abstractions. Une

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civilisation qui ne sait pas exorciser [burst throughj ses abstractions les plus courantes est condamnée à la stérilité après une période de progrès très limitée. Une école active de philosophie est tout aussi importante pour la dynamique [locomotion] des idées qu'une école active d'ingénieurs des chemins de fer pour la dynamique [locomotion] du carburant. Il arrive parfois que le service rendu par la philosophie soit entièrement obscurci par le succès étonnant d'un schème d'abstractions dans l'expression des intérêts dominants d'une époque. C'est exactement ce qui s'est produit au XVIIIè siècle. Les philosophes1 n'étaient pas des philosophes : c'étaient des hommes de génie, lucides et pénétrants, qui appliquaient l'ensemble des abstractions scientifiques du XVIIè siècle à l'analyse d'un univers illimité. Leur triomphe, en ce qui regarde le cercle des idées qui intéressaient principalement leurs contemporains, fut écrasant. Tout ce qui n'entrait pas dans leur schème, ils l'ignoraient, le raillaient, refusaient d'y croire. Leur haine de l'architecture gothique symbolise leur manque de sympathie pour les perspectives indécises. C'était l'âge de la raison, une raison saine, virile, triomphante, mais une raison borgne, déficiente dans sa vision en profondeur. On ne peut surévaluer la dette de gratitude que nous devons à ces hommes. Pendant un millénaire l'Europe avait été la proie de visionnaires intolérants et intolérables. Le sens commun du XVIIlè siècle, sa manière de saisir les faits évidents de la souffrance humaine, ainsi que les exigences évidentes de la nature humaine, ont agi sur le monde comme un bain de purification morale. Il faut mettre au crédit de Voltaire sa haine de l'injustice, de la cruauté, de la répression impitoyable et des tours de passe-passe. De plus, dès qu'il en voyait, il savait les reconnaître. Par ces vertus suprêmes, il était typique de son siècle, en ce qu'il avait de meilleur. Mais si les hommes ne peuvent vivre que de pain, encore moins peuvent-ils vivre de désinfectants ! L'époque avait ses limites ; cependant, on ne peut comprendre la passion avec laquelle certaines de ses positions sont encore défendues [60], en particulier dans les écoles scientifiques, si l'on ne rend pleine justice à ses réalisations positives. Le schème de concepts du XVIIè siècle se révélait un parfait instrument pour la recherche. Ce triomphe du matérialisme se situait principalement dans les sciences de la dynamique rationnelle, de la physique et de la chimie. En ce qui concerne la dynamique et la physique, le progrès prit la forme d'un développement immédiat des idées principales de l'époque précédente. Rien de fondamentalement nouveau ne fut introduit, mais il y eut un développement immense des détails. Des cas particuliers furent éclaircis. Ce fut comme si les Cieux eux-mêmes s'étaient ouverts sur un plan préétabli. Dans la seconde moitié du siècle, Lavoisier fonda la chimie

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pratiquement sur sa base présente. Il y introduisit le principe selon lequel en toute transformation chimique, rien ne se perd et rien ne se crée. Ce fut le dernier succès de la pensée matérialiste qui ne se soit pas révélé finalement être à double tranchant. La science chimique n'attendait plus maintenant que la théorie atomique, qui sera pour le siècle suivant. Durant ce siècle, la notion d'explication mécanique de tous les processus naturels en vint finalement à se durcir en un dogme scientifique. Cette notion l'emporta par ses mérites en raison d'une suite presque miraculeuse de triomphes remportés par les physiciens mathématiciens, avec pour point culminant la publication en 1787 de la Mécanique Analytique de Lagrange. Les Principia de Newton avaient été publiés en 1687, de sorte qu'un siècle exactement sépare ces deux grandes œuvres. Le XVIIIè siècle contient la première période de la physique mathématique de type moderne, la publication de l'ouvrage de Clerk Maxwell Electricity and Magnetism en 1873 marquant la fin de la deuxième période. Chacun de ces trois ouvrages introduit de nouveaux horizons de pensée qui affecteront tout ce qui viendra après eux. Lorsque l'on considère les divers thèmes sur lesquels les hommes ont exercé leur pensée systématique, il est impossible de ne pas être frappé par la distribution inégale des talents entre les différents champs d'étude. Dans presque tous les domaines on trouve quelques noms remarquables. Car il faut du génie pour créer un domaine en tant que thème de pensée distinct. Dans le cas de nombreux thèmes, après un bon début convenant très bien aux circonstances immédiates, le développement qui suit apparaît comme une faible suite d'explications confuses, de sorte que le domaine dans son entier perd progressivement ses prises sur l'évolution de la pensée. Il en fut tout autrement en ce qui concerne la physique mathématique. Plus vous étudiez ce domaine, plus vous vous sentez étonné [61] des triomphes presque incroyables de l'intelligence qu'il manifeste. Les grands physiciens mathématiciens du XVIIIe siècle et des quelques premières années du XIXe siècle, des Français pour la plupart, en sont un exemple : Maupertuis, Clairaut, D'Alembert, Lagrange, Laplace, Fourier, Carnot, chacun de ces noms évoque une réalisation de premier rang. Lorsque Carlyle, le porteparole de l'époque romantique qui va suivre, nomme en raillant cette période Y Âge de l'Analyse Victorieuse, et se moque de Maupertuis en l'appelant « gentilhomme quasi-sublime à la perruque blanche », il ne fait que manifester le petit côté des Romantiques dont il est alors la voix. Il est impossible d'expliquer intelligemment, en peu de temps et sans termes techniques, les détails du progrès accompli par cette école. Je tenterai cependant d'expliquer le point essentiel d'une réalisation commune à Maupertuis et Lagrange. Leurs résultats, joints à certaines méthodes

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mathématiques ultérieures dues à deux grands mathématiciens allemands de la première moitié du XIXè siècle, Gauss et Riemann, se sont récemment révélés comme étant le travail préparatoire nécessaire à l'introduction en physique mathématique des idées nouvelles de Hertz et d'Einstein. Ils ont également inspiré quelques unes des meilleures idées du traité de Clerk Maxwell, déjà mentionné dans cette conférence. Ces savants visaient la découverte de quelque chose de plus fondamental et de plus général que les lois du mouvement de Newton, dont nous avons parlé dans la conférence précédente. Ils voulaient trouver des idées plus vastes, et dans le cas de Lagrange des moyens plus généraux d'exposé mathématique. C'était une entreprise ambitieuse, et ils y réussirent complètement. Maupertuis vécut dans la première moitié du XVIIIè siècle, et la vie active de Lagrange se déroula dans sa seconde moitié. On trouve chez Maupertuis une trace de l'âge théologique qui précéda sa naissance. Il partait de l'idée que la totalité du trajet d'une particule matérielle entre deux limites de temps quelconques doit réaliser une certaine perfection digne de la providence de Dieu. Ce principe moteur présente deux points intéressants. En premier lieu, il illustre la thèse que j'avançais dans ma première conférence, à savoir que la manière selon laquelle l'église médiévale avait inculqué à l'Europe la notion de l'action providentielle, dans le moindre détail, d'un Dieu personnel et rationnel, fut l'un des facteurs par lequel la foi dans l'ordre de la nature avait été engendrée. En second lieu, bien que nous soyons maintenant tous convaincus que de tels modes de pensée |62j ne sont pas d'un usage direct dans l'investigation scientifique détaillée, le succès de Maupertuis dans ce cas particulier montre que presque toute idée qui vous fait sortir de vos abstractions courantes peut être mieux que rien. Dans le cas présent, le rôle que joua l'idée en question pour Maupertuis fut de le conduire à chercher quelle propriété générale de la trajectoire dans son ensemble pouvait être déduite des lois du mouvement de Newton. C'était sans aucun doute un procédé très sensé, quelles que fussent les conceptions théologiques de leur auteur. Son idée générale le conduisit également à concevoir que la propriété trouvée devait être une somme quantitative telle que toute légère déviation de la trajectoire aurait pour effet de l'augmenter. Par cette supposition il généralisait la première loi du mouvement de Newton, car une particule isolée prend le chemin le plus court avec une vitesse uniforme. Aussi Maupertuis conjectura qu'une particule traversant un champ de force réaliserait la plus petite somme possible d'une certaine quantité. Il découvrit cette quantité et l'appela Y action intégrale entre les limites de temps considérées. Dans la terminologie moderne, c'est la somme, par petits laps de temps successifs, de la différence entre l'énergie cinétique et l'énergie potentielle de la particule à chaque instant successif. Cette action,

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par conséquent, concerne l'échange entre l'énergie provenant du mouvement et l'énergie provenant de la position. Maupertuis avait découvert le célèbre théorème de moindre action. Maupertuis n'était pas tout à fait un savant de premier ordre comparé à un homme comme Lagrange. Entre ses mains et celles de ses successeurs immédiats, son principe ne prit aucune importance dominante. Lagrange reprit la même question sur une base plus large de manière à rendre sa réponse appropiée à la procédure effective du développement de la dynamique. Son Principe du Travail Virtuel, appliqué aux systèmes en mouvement, est en effet le principe de Maupertuis conçu comme s'appliquant à chaque instant de la trajectoire du système. Mais Lagrange voyait plus loin que Maupertuis. Il comprit qu'il avait acquis une méthode pour formuler les vérités dynamiques d'une manière parfaitement indifférente aux méthodes particulières de mesure utilisées pour fixer les positions des différentes parties du système. En conséquence, il parvint à déduire des équations du mouvement également applicables quelles qu'aient été les mesures quantitatives réalisées, pourvu qu'elles conviennent à la fixation des positions. La beauté et la simplicité presque divine de ces équations sont telles que ces formules méritent de figurer au rang de ces mystérieux symboles qui dans les temps anciens étaient tenus d'indiquer directement la Raison Suprême |63] qui est à la base de toutes choses. Plus tard, Hertz —l'inventeur des ondes électromagnétiques — fonda la mécanique sur l'idée que toute particule traverse le plus court chemin qui lui est offert dans les conditions imposées à son mouvement. Et finalement, Einstein, en utilisant les théories géométriques de Gauss et de Riemann, montra que ces conditions pouvaient être interprétées comme étant inhérentes au caractère de l'espace-temps lui-même. Telle est, rapidement esquissée, l'histoire de la dynamique, de Galilée à Einstein. Dans le même temps, Galvani et Volta faisaient leurs découvertes dans le domaine de l'électricité ; et les sciences biologiques rassemblaient lentement leurs matériaux, mais attendaient encore leurs idées dominantes. La psychologie également commençait à se dégager de sa dépendance de la philosophie générale. Ce développement indépendant de la psychologie fut le résultat ultime de son utilisation par John Locke comme base d'une critique du laisser-aller de la métaphysique. Toutes les sciences de la vie étaient encore dans une phase élémentaire d'observation, où dominaient la classification et la description directe. Dans cette mesure, le schème d'abstractions était adéquat aux circonstances. Dans le domaine de la pratique, on ne peut dire que l'époque qui a produit des souverains éclairés tels que l'Empereur Joseph, de la Maison de Habsbourg, Frédéric le Grand, Walpole, le grand Lord Chatham, George Washington, ait été un échec, surtout si on y ajoute l'invention du

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gouvernement parlementaire en Angleterre, du gouvernement présidentiel fédéral aux Etats-Unis, et des principes humanitaires de la Révolution Française. Par ailleurs, en technologie, elle produisit la machine à vapeur, inaugurant ainsi une nouvelle ère de la civilisation. Il ne fait donc pas de doute que comme époque pratique, le XVIIIè siècle fut un succès. Si vous aviez demandé à l'un des plus avisés et des plus typiques de ses anciens, qui n'en avait vu que le commencement, je veux dire à Locke, ce qu'il attendait de cette époque, il aurait placé ses espérances difficilement plus haut que ce qui a été réalisé effectivement. Avant de développer une critique du schème scientifique du XVIIIè siècle, je dois au préalable donner la raison principale pour laquelle j'ignore l'idéalisme du XIXè siècle — j e veux parler de l'idéalisme philosophique, pour lequel la signification ultime de la réalité se trouve dans une activité mentale totalement cognitive. Cette école idéaliste, telle qu'elle s'est développée jusqu'ici, s'est tenue trop séparée de l'horizon de la science. Elle a absorbé en totalité le schème scientifique comme étant la seule façon de rendre compte des faits de la nature, et ensuite l'a expliqué comme étant une idée appartenant à l'activité ultime de l'esprit. [64] Dans le cas de l'idéalisme absolu, le monde de la nature n'est qu'une de ces idées, qui introduit d'une manière ou d'une autre une différence dans l'unité de l'Absolu. Dans le cas de l'idéalisme pluraliste qui introduit des activités mentales monadiques, ce monde est la plus grande commune mesure des diverses idées qui différencient les diverses unités mentales des diverses monades. Mais, de quelque manière que vous les considériez, ces écoles idéalistes n'ont manifestement pas réussi à relier de manière organique le fait de la nature et leurs philosophies idéalistes. En ce qui concerne ce qui sera dit dans ces conférences, votre perspective ultime peut être réaliste ou idéaliste. Le point sur lequel j'insiste est qu'une phase prolongée de réalisme provisoire est nécessaire, dans laquelle le schème scientifique soit refondu et fondé sur le concept ultime d'organisme. Schématiquement, ma méthode consiste à partir de l'analyse du statut de l'espace et du temps, ou, en termes modernes, du statut de l'espace-temps. L'un et l'autre possèdent deux caractères : les choses sont séparées par l'espace, et sont séparées par le temps ; mais aussi, elles coexistent dans l'espace et coexistent dans le temps, même si elles ne sont pas contemporaines. J'appellerai respectivement ces caractères caractère séparatif et caractère préhensif de l'espace-temps. L'espace-temps présente encore un troisième caractère : tout ce qui est dans l'espace reçoit une certaine limitation déterminée, de sorte qu'en un sens une chose a exactement la forme qu'elle a effectivement et non une autre, et aussi qu'en un sens elle se trouve exactement en tel lieu et non en tel autre. De manière

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analogue, en ce qui concerne le temps, une chose persiste [endures] pendant une certaine période, et non pendant une autre : c'est ce que j'appellerai le caractère modal de l'espace-temps. Il est évident que le caractère modal pris en lui-même donne naissance à l'idée de localisation simple, mais il doit être pris conjointement avec les caractères séparatif et préhensif. Pour simplifier la pensée, je ne parlerai d'abord que de l'espace, et j'étendrai ensuite le même traitement au temps. Le volume est l'élément le plus concret de l'espace. Mais le caractère séparatif de l'espace divise un volume en sous-volumes, et ainsi de suite indéfiniment. Par conséquent, si nous prenions en considération isolément le caractère séparatif, nous pourrions en déduire qu'un volume est une pure multiplicité d'éléments non volumineux, de points en fait. Mais c'est l'unité de volume qui est le fait d'expérience ultime, par exemple l'espace volumineux de cette salle. Cette salle, considérée comme une pure multiplicité de points, est une construction de l'imagination logique. En conséquence, le fait primordial est l'unité préhensive de volume [65], et cette unité est mitigée ou limitée par les unités séparées des innombrables parties qu'elle contient. Nous avons là une unité préhensive, qui est cependant maintenue à part, comme un agrégat des parties qu'elle contient. Mais l'unité préhensive de ce volume n'est pas l'unité d'un simple agrégat logique de parties. Les parties forment un agrégat ordonné, au sens où chaque partie est quelque chose qui est vu du point de vue de chacune des autres parties, et où, du même point de vue, chacune de ces autres parties est quelque chose en relation avec cette partie 2. Ainsi, si A, B et C sont des volumes d'espace, B a un aspect du point de vue de A, et de même C, et de même la relation entre B et C. Cet aspect de B vu de A est de l'essence de A. Les volumes d'espace n'ont pas d'existence indépendante. Ils sont seulement des entités à l'intérieur de la totalité ; on ne peut les extraire de leur environnement sans détruire leur essence même. Je dirai donc que l'aspect de B vu de A est le mode selon lequel B entre dans la composition de A. Tel est le caractère modal de l'espace : l'unité préhensive de A est la préhension unifiante [into unity] des aspects de tous les autres volumes du point de vue de A. La forme d'un volume est la formule à partir de laquelle peut être dérivée la totalité de ses aspects. La forme d'un volume est donc plus abstraite que ses aspects. Il est évident que je peux utiliser le langage de Leibniz, et dire que chaque volume reflète en lui-même chacun des autres volumes de l'espace. Des considérations rigoureusement analogues sont vraies en ce qui concerne les durées dans le temps. Un instant de temps, sans durée, est une

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construction logique de l'imagination. Et aussi, chaque durée de temps reflète en elle-même toutes les durées temporelles. Mais il se trouve que par deux fois j'ai introduit une fausse simplicité. En premier lieu, j'aurais dû conjoindre l'espace et le temps, et conduire mon explication par rapport aux régions quadri-dimensionnelles de l'espacetemps. Je n'ai rien à ajouter cependant à la manière d'expliquer : il vous suffît de substituer mentalement ces régions quadri-dimensionnelles aux volumes spatiaux des explications précédentes. En second lieu, mon explication implique en elle-même un cercle vicieux. Car j'ai fait consister l'unité préhensive de la région A dans l'unification préhensive des présences modales en A d'autres régions. Cette difficulté provient du fait que l'espace-temps ne peut en réalité être considéré comme une entité auto-subsistante. C'est une abstraction, et son explication requiert qu'il soit fait référence à ce dont il a été abstrait. L'espace-temps est la spécification de certains caractères généraux |66| des événements et de leur mise en ordre mutuelle. Cette récurrence au fait concret me fait revenir au XVIIIè siècle, et, de fait, au XVIIè, à Francis Bacon. Il nous faut considérer le développement, au cours de ces époques, de la critique du schème scientifique alors régnant. Aucune époque n'est homogène : quelle que soit la note dominante que vous ayez pu assigner à une période, il sera toujours possible de trouver des hommes, et de grands hommes, appartenant à la même époque, qui se manifesteront comme opposés à la tonalité de leur temps. C'est certainement le cas en ce qui concerne le XVIIIè siècle. Par exemple, les noms de John Wesley et de Rousseau vous sont peut-être venus à l'esprit tandis que je traçais les grandes lignes de cette époque. Mais ce n'est pas d'eux que je veux vous parler, ou d'autres. L'homme dont je dois considérer les idées assez longuement est l'Evêque Berkeley. Tout au commencement de cette époque, c'est lui qui fit toutes les critiques justifiées, du moins en principe. Il serait contraire à la vérité de dire qu'il n'eut aucune influence. C'était un homme célèbre. L'épouse de George II fut une des quelques reines qui, de tous les pays, ait été assez intelligente et assez avisée pour favoriser judicieusement les activités intellectuelles ; ainsi Berkeley fut fait évêque, en un temps où, en Grande Bretagne, les évêques étaient des hommes relativement bien plus importants qu'ils ne sont à présent. Aussi, plus important que son épiscopat, fut le fait que Hume l'étudia [Berkeley], et développa un aspect de sa philosophie d'une manière qui a dû perturber le fantôme du grand ecclésiastique. Ensuite, Kant étudia Hume. Aussi, dire que Berkeley n'eut pas d'influence dans son siècle serait certainement absurde. Mais tout de même, il ne réussit pas à affecter le courant principal de la pensée scientifique. Celui-ci se poursuivit

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comme si Berkeley n'avait jamais rien écrit. Son succès dans tous les domaines le rendait insensible à la critique, ce qui est encore vrai aujourd'hui. Le monde de la science est toujours resté parfaitement satisfait de ses propres abstractions : elles sont efficaces, et cela lui suffit. Le problème qui se pose à nous est que ce champ scientifique de la pensée est devenu maintenant, au XXè siècle, trop étroit pour les faits concrets qu'il a à analyser. Ceci est vrai même en physique, et l'urgence est encore plus grande en ce qui concerne les sciences biologiques. Si nous voulons comprendre les difficultés de la pensée scientifique moderne, ainsi que ses réactions sur le monde moderne, nous devons avoir présent à l'esprit une certaine conception d'un champ d'abstraction plus vaste, d'une analyse plus concrète, qui se tienne plus proche de tout le concret de notre expérience intuitive. |67| Une telle analyse devrait réserver une place aux concepts de matière et d'esprit, en tant qu'abstractions en fonction desquelles une grande part de notre expérience physique peut être interprétée. C'est dans cette recherche d'une base plus large pour la pensée scientifique que Berkeley est si important. Il lança sa critique peu après que les écoles de Newton et de Locke aient achevé leur œuvre, et mit le doigt exactement sur les points faibles qu'ils avaient laissés. Il n'est pas dans mon intention de considérer ni l'idéalisme subjectif qui en est issu, ni les écoles dont le développement remonte à Hume et à Kant respectivement. Quelle que soit en définitive la métaphysique que vous adoptiez, j'insisterai sur une autre ligne de développement qui se trouve chez Berkeley, et qui va dans le sens de l'analyse que nous cherchons. Berkeley l'a négligée, partiellement en raison du sur-intellectualisme des philosophes, et partiellement par sa hâte à recourir à un idéalisme ayant son objectivité enracinée dans l'esprit de Dieu. Rappelez-vous : j'ai déjà établi que la clé du problème se situe dans la notion de localisation simple. Berkeley, en effet, critique cette notion. Il soulève aussi la question : Qu'entend-on par des choses qui se réalisent dans le monde de la nature ? Dans les Sections 23 et 24 de ses Principes de la connaissance humaine, Berkeley donne sa réponse à cette dernière question. Je citerai quelques phrases extraites de ces Sections : « 23. Mais, dites-vous, sûrement il n'y a rien qui me soit plus aisé que d'imaginer des arbres dans un parc, par exemple, ou des livres dans un cabinet, et personne à côté pour les percevoir. Je réponds : vous le pouvez, cela ne fait point de difficulté ; mais qu'est cela, je vous le demande, si ce n'est former dans votre esprit certaines idées que vous nommez livres et arbres, et en même temps omettre de former l'idée de quelqu'un qui puisse les percevoir ?.... »

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« Quand nous faisons tout notre possible pour concevoir l'existence de corps extérieurs, tout ce temps nous ne faisons que contempler nos propres idées. Mais l'esprit ne prenant pas garde à lui-même, s'illusionne à penser qu'il peut concevoir et conçoit en effet, des corps existants non pensés, ou hors de l'esprit, quoique en même temps ils soient saisis par lui et existent en lui... » « 24. Il est très aisé de s'assurer, par la moindre investigation portant sur nos propres pensées, s'il est ou non possible pour nous de comprendre ce que signifie une existence absolue des objets sensibles en eux-mêmes, ou hors [681 de l'esprit. Pour moi, il est évident que ces mots expriment une contradiction directe, ou qu'ils n'expriment rien du tout... 3 » On trouve un autre passage très remarquable dans la Section 10 du quatrième Dialogue de ¡'Alciphron. Je l'ai déjà cité, plus longuement, dans mes Principes de la Connaissance naturelle4 : Euphranor. — Dis-moi, Alciphron, peux-tu distinguer les portes, les fenêtres et les créneaux de ce même château ? Alciphron. — J e ne le puis. A cette distance, il ressemble seulement à une petite tour ronde. Euphranor. — Mais moi, qui m'en suis approché, je sais que ce n'est pas une petite tour ronde, mais une grande bâtisse carrée avec remparts et tourelles, que tu ne sembles pas voir. Alciphron. — Qu'est-ce que tu en déduis ? Euphranor. —J'en déduirais que l'objet même que tu perçois exactement et proprement par la vue, n'est pas cette chose qui est distante de plusieurs miles. Alciphron. — Pourquoi donc ? Euphranor. — Parce qu'un petit objet rond est une chose, et un grand objet carré en est une autre. N'est-il pas vrai ? Quelques exemples analogues concernant une planète et un nuage sont ensuite cités dans le dialogue, et le passage se conclut par ces mots : Euphranor. —N'est-il pas clair, par conséquent, que ni le château, ni la planète, ni le nuage, que tu vois ici, ne sont les choses réelles que tu supposes exister à distance ? Le premier passage, déjà cité, montre explicitement que Berkeley luimême adopte une interprétation idéaliste extrême. Pour lui, l'esprit est la seule réalité absolue, et l'unité de la nature est l'unité des idées dans l'esprit de Dieu. Personnellement, je pense que la solution que donne Berkeley à ce problème métaphysique ne soulève pas moins de difficultés que celles qu'il indique comme naissant d'une interprétation réaliste du

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schème scientifique. Il existe toutefois une autre ligne de pensée possible, qui nous permet d'adopter en tout cas une attitude de réalisme provisoire, et d'élargir le schème scientifique d'une manière utile à la science elle-même. Je reviens au passage de Y Histoire naturelle de Francis Bacon, déjà cité dans la conférence précédente : « Il est certain que tous les corps quels qu'ils soient, même s'ils ne possèdent pas d'organes des sens, ont cependant une perception... et que le corps soit cause d'altération ou [69] altéré lui-même, toujours une perception précède l'opération, car sinon tous les corps seraient semblables... » Dans la précédente conférence également, j'ai interprété la perception (telle que l'entend Bacon) comme signifiant la prise en compte du caractère essentiel de la chose perçue, et le sens comme signifiant la cognition. Il est certain que nous devons effectivement prendre en compte des choses dont nous n'avons sur le moment aucune cognition explicite. Nous pouvons même avoir une mémoire cognitive de cette prise en compte sans avoir eu de cognition contemporaine. De plus, ainsi que le note Bacon dans son énoncé : « . . . car sinon tous les corps seraient semblables », il s'agit de toute évidence de quelque élément appartenant au caractère essentiel de la chose prise en compte, à savoir de quelque chose sur quoi se fonde la diversité, et non d'une pure diversité logique. Le mot percevoir, dans notre usage courant, est entièrement imprégné de la notion d'appréhension cognitive. Il en est de même du mot appréhension, même lorsqu'on omet l'adjectif cognitive. J'utiliserai le mot préhension pour signifier une appréhension non cognitive : j'entends par là une appréhension qui peut être cognitive ou non. Si nous prenons maintenant la dernière remarque d'Euphranor : « N'est-il pas clair, par conséquent, que ni le château, ni la planète, ni le nuage, que tu vois ici, ne sont les choses réelles que tu supposes exister à distance ? », il y a effectivement une préhension, ici, en ce lieu, de choses qui se référent à d'autres lieux. Revenons à présent aux expressions de Berkeley tirées de ses Principes de la Connaissance humaine. Il soutient que ce qui constitue la réalisation des entités naturelles est l'être perçu dans l'unité de l'esprit. On peut substituer à cela le concept selon lequel la réalisation est un rassemblement de choses dans l'unité d'une préhension, et ce qui est ainsi réalisé est la préhension, et non les choses. Cette unité d'une préhension se définit comme un ici et un maintenant, et les choses ainsi rassemblées dans l'unité saisie ont une référence essentielle à d'autres lieux et d'autres temps. A Yesprit [mind] de Berkeley, je substitue un processus

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d'unification préhensive 5 . Pour rendre intelligible ce concept de la réalisation progressive des occurrences naturelles, un développement considérable est requis, ainsi qu'une confrontation avec ses implications en acte, en fonction de l'expérience concrète. Ce sera la tâche des conférences suivantes. En premier lieu, il faut noter que l'idée de localisation simple a disparu. Les choses qui sont saisies en une unité réalisée, ici et maintenant, ne sont pas [70] simplement le château, le nuage et la planète en euxmêmes, mais le château, le nuage et la planète considérés du point de vue, dans l'espace et le temps, de l'unification préhensive. En d'autres termes, c'est la perspective du château là-bas du point de vue de l'unification ici. Ce qui est saisi dans l'unité ici, ce sont donc des aspects du château, du nuage, de la planète. Vous n'êtes pas sans vous rappeler que l'idée de perspective est tout à fait familière en philosophie. Elle a été introduite par Leibniz, avec sa notion des monades reflétant les perspectives de l'univers. J'utilise la même notion, seulement je ramène ses monades aux événements unifiés [unified events] dans l'espace et dans le temps. A certains égards, l'analogie est plus grande avec les modes de Spinoza, et c'est pourquoi j'utilise les termes mode et modal. Dans l'analogie avec Spinoza, la substance unique de celui-ci est pour moi l'activité unique de réalisation sous-jacente s'individualisant dans une pluralité de modes interconnectés. Le fait concret est donc procès. En première analyse, celui-ci se divise en activité de préhension sous-jacente, et en événements préhensifs réalisés. Chaque événement est un état de fait individuel issu d'une individualisation de l'activité qui en est le substrat. Mais individualisation ne signifie pas indépendance substantielle. Une entité dont nous devenons conscient dans la perception sensible est le terme [terminus] de notre acte de perception. J'appellerai une telle entité un objet des sens [sense-object]6. Par exemple, le vert d'une nuance définie est un objet des sens ; de même un son de qualité et de hauteur définies, ou encore une odeur déterminée, ou une certaine qualité du toucher. La manière dont une telle entité est reliée à l'espace pendant un laps de temps déterminé est complexe. Je dirai qu'un objet des sens fait ingression dans l'espace-temps. La perception cognitive d'un objet des sens est la prise de conscience [awareness] de l'unification préhensive (en un point de vue A [standpoint]) de divers modes de divers objets des sens, y compris l'objet des sens en question. Ce point A est, naturellement, une région de l'espace-temps, c'est-à-dire un volume de l'espace tout au long d'une durée de temps. Mais en tant qu'entité une, ce point est une unité d'expérience réalisée. Un mode d'un objet des sens en A (en tant qu'abstrait de l'objet des sens dont ce mode conditionne la relation à A) est l'aspect, vu de A, de quelque autre région B. L'objet des sens est donc présent en A avec le mode de localisation de B. Si donc le vert est l'objet

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des sens en question, ce vert n'est pas simplement en A où il est perçu, ni simplement en B où il est perçu comme localisé, mais il est présent en A avec le mode de localisation en B. Il n'y a là aucun |71J mystère particulier. Vous n'avez fait que regarder dans un miroir et vu en lui l'image de quelques feuilles vertes dans votre dos. Pour vous, en A il y aura du vert ; mais non du vert simplement en A où vous êtes. Le vert en A sera vert en ayant le mode de localisation de l'image de la feuille derrière le miroir. A présent, tournez-vous et regardez la feuille : vous percevez maintenant le vert de la même manière que précédemment, sauf que maintenant le vert a le mode d'être localisé dans la feuille réelle. Je ne fais que décrire ce qu'on perçoit effectivement : on prend conscience du vert comme étant un élément dans une unification préhensive d'objets des sens, chaque objet des sens, et parmi eux le vert, ayant son mode particulier, exprimable selon une autre localisation. Il existe différents types de localisation modale. Par exemple, le son est volumineux : il remplit une salle, comme le fait parfois une couleur diffuse. Mais la localisation modale d'une couleur peut être celle de la frontière éloignée d'un volume, comme par exemple les couleurs des murs d'une pièce. L'espace-temps est donc essentiellement le lieu de l'ingression modale d'objets des sens. C'est la raison pour laquelle l'espace et le temps (si nous les disjoignons, pour simplifier) sont donnés dans leur intégralité. Car chaque volume d'espace, ou chaque laps de temps, inclut dans son essence les aspects de tous les volumes d'espace et de tous les laps de temps. Les difficultés que rencontre la philosophie en ce qui regarde l'espace et le temps se fondent sur l'erreur de les considérer comme étant essentiellement les lieux de localisations simples. La perception est simplement la cognition de l'unification préhensive, ou plus brièvement, la perception est la cognition d'une préhension 7. Le monde actuel [actual world] est une multiplicité de préhensions ; une préhension est une occasion préhensive ; et une occasion préhensive est l'entité finie la plus concrète, conçue comme ce qui est en soi et pour soi, et non à partir de son aspect dans l'essence d'une autre de ces occasions. On pourrait dire que l'unification préhensive possède une localisation simple dans son volume A. Mais ce serait une pure tautologie, car l'espace et le temps sont tout simplement des abstractions tirées de la totalité des unifications préhensives en tant que celles-ci se configurent mutuellement les unes dans les autres 8. Une préhension a donc une localisation simple dans le volume A de la même manière que le visage d'un homme épouse le sourire qui s'y épanouit. Au point où nous en sommes, il est plus sensé de dire qu'un acte

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de perception a une localisation simple, car il peut être conçu comme étant simplement situé au lieu de la préhension connue [cognisedprehension]. Il existe, impliqués dans la nature, davantage d'entités que les simples objets des sens considérés jusqu'ici. Mais, en tenant compte de la nécessité d'une révision [72| consécutive à un point de vue plus complet, nous pouvons formuler notre réponse à la question de Berkeley quant au caractère de la réalité à attribuer à la nature. Il l'énonce comme étant la réalité des idées dans l'esprit. Une métaphysique complète, qui serait arrivée à une certaine notion de l'esprit et à une certaine notion des idées, pourrait peut-être adopter ultimement ce point de vue. Il n'est pas nécessaire, dans le cadre de ces conférences, de poser une question aussi fondamentale. Nous pouvons nous contenter d'un réalisme provisoire dans lequel la nature est conçue comme un complexe d'unifications préhensives. L'espace et le temps sont la manifestation du schème général des relations interconnectées de ces préhensions. On ne peut extraire aucune d'entre elles de son contexte. Cependant chacune d'elles, à l'intérieur de son contexte, a toute la réalité qui s'attache au complexe total. Réciproquement, la totalité a la même réalité que chaque préhension, car chaque préhension unifie les modalités à attribuer, à partir de sa position, à chaque partie du tout. Une préhension est un procès d'unification. Par conséquent, la nature est un procès de développement expansif, nécessairement transitoire, de préhension en préhension. Ce qui est accompli est par là-même dépassé, mais est aussi retenu comme ayant des aspects de soi présents dans les préhensions qui s'étendent au-delà. La nature est donc une structure de [multiples] procès en évolution. La réalité est le procès. Il est absurde de demander si la couleur rouge est réelle. La couleur rouge est un ingrédient dans le procès de réalisation. Les réalités de la nature sont les préhensions dans la nature, c'est-à-dire les événements dans la nature. Maintenant que nous avons débarrassé l'espace et le temps de la tare de la localisation simple, nous pouvons abandonner partiellement le terme bizarre [awkward] de préhension. Ce terme a été introduit pour signifier l'unité essentielle d'un événement, à savoir, l'événement en tant qu'entité une, et non en tant que simple assemblage de parties ou d'ingrédients. Il est nécessaire de comprendre que l'espace-temps n'est rien d'autre qu'un système destiné à regrouper des assemblages dans des unités. Mais le mot événement signifie précisément une de ces unités spatio-temporelles. Il peut donc être utilisé à la place du terme préhension comme signifiant la chose préhendée. Un événement a des contemporains : cela signifie qu'un événement reflète à l'intérieur de lui-même les modalités de ses contemporains comme

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une manifestation de réalisation immédiate. Un événement a un passé : cela signifie qu'un événement reflète à l'intérieur de lui-même les modalités de ses prédécesseurs comme des souvenirs qui sont fondus dans son propre contenu. Un événement a un futur : cela signifie qu'un événement reflète à l'intérieur de lui-même tels aspects que le futur [73j projette rétroactivement sur le présent ou, en d'autres termes, que le présent a déterminés concernant le futur. Un événement anticipe donc : « L'âme prophétique du vaste monde rêvant des choses à venir. » Ces conclusions sont essentielles à toute forme de réalisme, car il existe dans le monde, pour notre connaissance, la mémoire du passé, l'immédiateté de la réalisation, et l'indication des choses à venir. Dans cette esquisse d'une analyse plus concrète que celle du schème scientifique de pensée, je suis parti de notre propre champ psychologique 9 , tel qu'il se présente à notre cognition. Je le prends pour ce qu'il prétend être : l'auto-connaissance de notre événement corporel. J'entends bien : notre événement corporel total, et non l'examen des détails du corps. Cette auto-connaissance révèle une unification préhensive de présences modales d'entités au-delà d'elle-même. Je généralise en utilisant le principe selon lequel cet événement corporel total est au même niveau que tous les autres événements, sauf en ce qui concerne la complexité et la stabilité extraordinaires du schème [pattern] qui lui est inhérent 10 . La force de la théorie du mécanisme matérialiste a été l'exigence qu'aucune rupture arbitraire ne soit introduite dans la nature pour suppléer à l'effondrement d'une explication. J'accepte ce principe. Mais si l'on part des faits immédiats de notre expérience psychologique, ce que doit faire assurément un empiriste, on est immédiatement conduit à la conception organique de la nature, dont j'ai commencé la présentation dans cette conférence. C'est le défaut du schème scientifique du XVIIIè siècle de n'offrir aucun des éléments qui composent les expériences psychologiques immédiates de l'humanité. Il n'offre non plus aucune trace élémentaire de l'unité organique d'un tout, dont puissent émerger les unités organiques que sont les électrons, les protons, les molécules et les corps vivants. Selon ce schème, il n'y a dans la nature des choses aucune raison pour laquelle des portions de matière devraient avoir entre elles des relations physiques quelconques. Admettons que nous ne puissions espérer être capables de discerner les lois de la nature comme nécessaires. Mais nous pouvons espérer voir qu'il est nécessaire qu'il y ait un ordre de la nature. Le concept d'ordre de la nature est lié au concept de la nature comme lieu des organismes en procès de développement.

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Note. En liaison avec la dernière partie de ce chapitre, il est intéressant de noter une phrase de Descartes extraite des Réponses aux objections... contre les Méditations |74] : « En telle sorte que l'idée du soleil est le soleil même existant dans l'entendement, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c'est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d'exister dans l'entendement : laquelle façon d'être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l'entendement ; mais pourtant ce n'est pas un pur rien, comme j'ai déjà dit ci-devant n . » Je pense qu'il est difficile de concilier cette théorie des idées (avec laquelle je suis en accord) avec les autres parties de la philosophie cartésienne.

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Notes

1

en français et en italiques dans le texte.

2

Lewis S. Ford, en EWM (pp. 24-25), analyse ce passage, en notant : « La préhension est simplement conçue ici comme la converse de l'extension. A dire vrai, l'extension n'est pas seulement séparative : elle unifie aussi, en ceci que les événements sont à la fois extensivement contigus et en chevauchement... »

3

Berkeley, Les Principes de la Connaissance humaine (traduction de Charles Renouvier), I. Analyse raisonnée des Principes. Cf. la traduction légèrement différente d'A. Leroy, in Œuvres choisies, Aubier, bilingue, 1944, T. I, pp. 22728. La traduction « nouvelle » de D. Berlioz, Flammarion, 1991, est très voisine de celle de Renouvier.

4

Principles of Natural Knowledge, Seconde édition 1925, p. 9.

5

Cf. EWM, pp. 43, 55.

6

G. Hélai (La philosophie comme panphysique, p. 99) traduit sense-object par objet sensible, sense-perception par perception sensible, et sense-awareness par conscience sensible ou mieux conscience du sensoriel. Cependant, en ce qui concerne les objets, Whitehead en distingue trois grands types (cf. CN 149) : « sense-objects, perceptual objects and scientific objects », qu'A. Parmentier traduit (cf. PhW 73, etc.) par « objets des sens, objets perceptuels et objets scientifiques ». J.-M. Breuvart considère lui qu'objet des sens est trop général, pas assez spécifique, et opterait pour objet-senti. Pour éviter toute confusion avec les feelings, qui sont traduits les sentirs, et felt, traduit par senti, il nous semble préférable de conserver objet des sens.

7

J.-M. Breuvart traduit cognition simplement par connaissance (DSMR, p. 274) : « Le mot préhension ne se définit pas seulement par rapport au conscient, dont il serait l'élément différencié. Pris en lui-même, il évoque le dynamisme de la vie, en ses réalités les plus élémentaires. Cette connotation l'éloigné encore, si besoin était, du concept de perception, pris dans son acception la plus courante de perception sensible [suit un passage de AI 229]. En réalité, la perception humaine élaborée s'inscrit dans un autre domaine que la préhension élémentaire, considérée comme perception non-sensible [non-sensuous perception, in AI 231 232] : elle est seulement "la connaissance de l'unification préhensive" (SMW 71) ou encore "la connaissance de la préhension" (ibid). Le moment de conscience apparaît alors comme second par rapport à cette réalité élémentaire, définie dans un autre contexte et donnée dans une expérience autre [IS 110-111,

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cité]. » Dans un entretien privé (1992), J.-M. Breuvart a admis qu'on pouvait garder « cognition », mais en ayant à l'esprit ce que veut dire Whitehead, à savoir que la « perception élaborée » se situe au niveau de la connaissance consciente. 8

« as mutually patterned in each other ».

9

Cf. le commentaire d'A. Parmentier en PhW 138 : « Si, de fait, Whitehead parvient à [une] conception organique de la nature à partir de la physique mathématique, il y serait aussi bien parvenu, insiste-t-il, en prenant comme point de départ la physiologie ou la psychologie. Tout retour aux faits immédiats de l'expérience, qu'elle soit d'ordre physique ou d'ordre psychologique, conduit inévitablement à une conception organique de la nature. En effet, la connaissance de soi, c'est-à-dire de "notre événement corporel total", révèle "une unification préhensive" de présences modales d'entités au-delà de soimême. »

10

Cf. J. Wahl (VC 163) qui souligne que Whitehead est ici profondément d'accord avec le réalisme d'Alexander « et peut-être aussi de la pensée relativiste ».

11

Réponses aux premières objections, éd. de la Pléiade, p. 344. La traduction anglaise de Haldane et Ross qu'utilise Whitehead commence ainsi : « Hence the idea of the sun will be the sun itself... » : sera le soleil lui-même. Le texte de la Pléiade donne ici, à tort on le voit, « et le soleil ». Whitehead reprendra cette citation en PR 76.

Chapitre V

La réaction du Romantisme |75| Ma dernière conférence a décrit l'influence qu'a eue sur le XVIIIè siècle le schème étroit et efficace des concepts scientifiques qu'il avait hérités du siècle précédent. Ce schème était le produit d'une mentalité qui trouvait la théologie augustinienne extrêmement attirante. Le calvinisme protestant et le jansénisme catholique présentaient l'homme comme impuissant à coopérer avec la Grâce Irrésistible ; à la même époque le schème de la science présentait l'homme comme incapable de coopérer avec le mécanisme irrésistible de la nature. Le mécanisme de Dieu et le mécanisme de la matière étaient les produits monstrueux d'une métaphysique limitée et d'un intellect clair et logique. Le XVIIè siècle fut aussi un siècle de génie, et il débarrassa le monde d'une pensée embrouillée. Le XVIIIè siècle continua ce travail de déblaiement avec une efficacité sans ménagement. Le schème scientifique s'est maintenu plus longtemps que le schème théologique. Les hommes perdirent vite tout intérêt pour la Grâce Irrésistible, mais apprécièrent rapidement la technologie qualifiée que leur apportait la science. C'est dans le premier quart du XVIIIè siècle que George Berkeley lança sa critique philosophique contre la base entière du système. Il ne réussit pas à perturber le courant de pensée dominant. Dans ma dernière conférence, j'ai développé une ligne de raisonnement parallèle, qui conduit à un système de pensée basant la nature sur le concept d'organisme, et non sur le concept de matière. Dans la présente conférence, je propose en premier lieu d'examiner comment la pensée cultivée concrète des hommes s'est représentée cette opposition du mécanisme et de l'organisme. Or, c'est dans la littérature que l'horizon concret de l'humanité reçoit son expression. C'est donc vers elle que nous devons nous tourner [76|, particulièrement dans ses formes les plus concrètes, à savoir la poésie et l'art dramatique, si nous voulons avoir un espoir de découvrir les pensées intimes d'une génération. Rapidement, on y découvre que les peuples occidentaux présentent, à une échelle colossale, une particularité que l'opinion courante suppose être plus spécialement caractéristique des Chinois. On s'étonne souvent qu'un Chinois puisse appartenir à deux religions, qu'il puisse être Confucianiste

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en certaines occasions, Bouddhiste en d'autres. Que ceci soit vrai de la Chine, je ne sais, ni, si c'est vrai, à quel point ces deux attitudes sont réellement incompatibles. Mais il ne fait aucun doute qu'un fait analogue est vrai de l'Occident, et que les deux attitudes qu'il implique sont incompatibles : on y voit un réalisme scientifique, basé sur le mécanisme, joint à la croyance inébranlable que le monde des hommes et des animaux supérieurs est composé d'organismes doués d'auto-détermination. Cette incohérence radicale qui est à la base de la pensée moderne explique en grande partie ce qui est peu enthousiasmant et hésitant dans notre civilisation. Ce serait aller trop loin de dire que cela distrait la pensée : celle-ci en est affaiblie, en raison de l'incohérence persistante de l'arrière-plan. Après tout, les hommes du Moyen Âge étaient en quête d'une perfection dont nous avons presque oublié l'existence. Ils avaient constamment devant eux l'idéal visant à atteindre une harmonie de l'entendement, alors que nous nous contentons d'ordonner superficiellement les choses en prenant pour cela des points de départ divers et arbitraires. Par exemple, les entreprises produites par l'énergie individualiste des peuples européens présupposent des actions physiques dirigées vers des causes finales. Mais la science que l'on utilise pour les développer est basée sur une philosophie qui affirme la suprématie de la causalité physique, et qui dissocie cause physique et fin dernière. Il est mal vu de s'appesantir sur la contradiction absolue qui est impliquée ici. Mais c'est un fait, quelle que soit la manière d'y pallier par des phrases. Bien sûr, on rencontre au XVIII® siècle le célèbre argument de Paley, selon lequel le mécanisme présuppose un Dieu auteur de la nature. Mais bien avant que Paley ait donné une forme définitive à son argument, Hume y avait répondu en écrivant que le Dieu que l'on trouvera ainsi sera le genre de Dieu qui fait ce mécanisme. Autrement dit, ce mécanisme peut tout au plus présupposer une mécanique, et pas simplement une mécanique, mais sa mécanique. La seule manière d'atténuer le mécanisme est de découvrir qu'il n'est pas un mécanisme. Lorsqu'on met de côté la théologie apologétique et qu'on en vient à la littérature ordinaire, on constate, comme on pouvait s'y attendre, que la perspective scientifique |77| est en général tout simplement ignorée. En ce qui concerne la masse de la littérature, la science aurait aussi bien pu ne pas exister. Jusqu'à ces derniers temps, presque tous les écrivains ont été imprégnés de littérature classique et de littérature de la Renaissance. La majorité d'entre eux ne s'intéressaient ni à la philosophie, ni à la science, et leurs esprits étaient entraînés à les ignorer. Il y a des exceptions à cette affirmation hâtive, et même si nous nous limitons à la littérature anglaise, elles concernent quelques uns des plus

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grands noms ; aussi l'influence indirecte de la science a-t-elle été considérable. Il est possible d'obtenir un éclairage parallèle sur cette incohérence troublante de la pensée moderne en examinant quelques uns des grands poèmes méditatifs de la littérature anglaise, auxquels leur niveau de généralité confère un caractère didactique. Je pense au Paradis perdu de Milton, à Y Essai sur l'Homme de Pope, à Excursion de Wordsworth et In Memoriam de Tennyson. Milton, quoique écrivant après la Restauration, donne une voix à l'aspect théologique de la première partie de son siècle, non influencé par le matérialisme scientifique. Le poème de Pope représente l'effet produit sur la pensée populaire par les soixante années que comprend la première période de triomphe assuré du mouvement scientifique. Wordsworth, de tout son être, exprime une réaction consciente contre la mentalité du XVIIIè siècle. Cette mentalité ne signifie rien d'autre que l'acceptation des idées scientifiques à leur pleine valeur nominale. Wordsworth n'était tourmenté par aucun antagonisme intellectuel ; ce qui l'animait, c'était une répulsion morale : il sentait que quelque chose avait été exclu, et que dans ce qui avait été exclu se trouvait tout ce qui était le plus important. Tennyson est le porte-parole des efforts du mouvement romantique déclinant, dans le second quart du XIXè siècle, pour avoir un compromis avec la science. A cette époque, ces deux éléments de la pensée moderne avaient révélé leur divergence fondamentale par leurs interprétations discordantes du cours de la nature et de la vie de l'homme. Dans son poème, Tennyson se présente comme le parfait exemple de la confusion de la pensée que j'ai déjà mentionnée : deux visions du monde s'y opposent, toutes deux exigeant son assentiment par un recours à des intuitions ultimes auxquelles il semble qu'on ne puisse échapper. Tennyson va au cœur de la difficulté. C'est le problème du mécanisme qui l'épouvante : « "Les étoiles", murmure-t-elle, "courent aveuglément". » |78| Ce vers énonce de façon abrupte [starkly] tout le problème philosophique contenu implicitement dans le poème. Chaque molécule court aveuglément. Le corps humain est une collection de molécules. Par conséquent, le corps humain court aveuglément, et il ne peut y avoir aucune responsabilité individuelle des actions du corps. Une fois que vous acceptez que la molécule est définitivement déterminée à être ce qu'elle est, indépendamment de toute détermination par la raison de l'organisme total du corps, et qu'en outre vous admettez que la course aveugle est réglée par les lois générales de la mécanique, vous ne pouvez échapper à cette conclusion. Or les expériences mentales dérivent des actions du corps, y compris naturellement son comportement interne. Par conséquent,

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l'unique fonction de l'esprit est de laisser au moins se faire pour lui quelques unes de ses expériences, et de leur en ajouter certaines autres qui lui soient accessibles indépendamment des mouvements internes et externes du corps. Deux théories sont alors possibles concernant l'esprit. Vous pouvez soit nier, soit admettre la possibilité qu'il acquière pour lui-même des expériences autres que celles que lui apporte le corps. Si vous refusez d'admettre les expériences additionnelles, toute responsabilité morale individuelle est éliminée. Si vous les admettez, alors un être humain peut être responsable de l'état de son esprit même s'il n'est pas responsable des actions de son corps. L'affaiblissement de la pensée dans le monde moderne est illustré par la manière selon laquelle ce résultat net est évité dans le poème de Tennyson. Quelque chose est conservé en arrière-plan, « un squelette dans le placard ». Tennyson aborde presque tous les problèmes religieux et scientifiques, mais évite soigneusement d'y faire plus qu'une simple allusion. Ce même problème faisait l'objet de tout un débat à la date du poème. John Stuart Mill soutenait sa doctrine du déterminisme. Dans cette doctrine, les volontés sont déterminées par des motifs, et ceux-ci peuvent être exprimés en fonction des conditions antécédentes, comprenant aussi bien des états de l'esprit que des états du corps. Il est évident que cette doctrine n'est pas en mesure d'éviter le dilemme que présente un mécanisme intégral. Car si la volonté agit sur l'état du corps, alors les molécules du corps ne courent pas aveuglément. Et si la volonté n'agit pas sur l'état du corps, l'esprit reste encore dans sa position inconfortable. La doctrine de Mill est généralement acceptée, en particulier parmi les scientifiques, comme si de quelque façon elle permettait de faire accepter la doctrine extrême du mécanisme matérialiste tout en atténuant ses conséquences incroyables. [79| Mais il n'en est rien : ou bien les molécules corporelles courent aveuglément, ou non. Si effectivement elles sont aveugles, les états mentaux n'ont aucun rapport avec les actions corporelles et ne relèvent pas de la discussion. J'ai énoncé les arguments de manière concise, car en vérité le problème est très simple, et une discussion prolongée ne serait qu'une source de confusion. La question du statut métaphysique des molécules n'entre pas en ligne de compte. Affirmer qu'elles sont de simples formules n'affecte pas le raisonnement, car il y a lieu de croire que ces formules signifient quelque chose. Si elles ne signifient rien, il en va de même de toute la doctrine mécaniste, et la question ne se pose plus. Mais si les formules signifient

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quelque chose, le raisonnement s'applique exactement à ce qu'elles signifient effectivement. La manière traditionnelle d'échapper à la difficulté —autrement qu'en l'ignorant tout simplement— est d'avoir recours à quelque forme de ce qu'on appelle de nos jours le vitalisme. Cette doctrine est en réalité un compromis ; elle donne libre cours au mécanisme dans l'ensemble de la nature inanimée, et soutient que le mécanisme est partiellement mitigé dans les corps vivants. J'ai le sentiment que cette théorie est un compromis insatisfaisant. La discontinuité [gap] qui existe entre la matière vivante et la matière inanimée est trop vague et problématique pour supporter le poids d'une telle hypothèse arbitraire, laquelle implique quelque part un dualisme essentiel. La doctrine que je soutiens est que le concept global du matérialisme s'applique seulement à des entités très abstraites, produits du discernement logique. Les entités concrètes persistantes [concrete enduring entities] sont des organismes, de telle sorte que le plan du tout influence les caractères mêmes des divers organismes subordonnés qui en font partie. Dans le cas d'un animal, les états mentaux entrent dans le plan de l'organisme total, et modifient donc les plans des organismes subordonnés successifs jusqu'à atteindre les plus petits organismes ultimes, tels que les électrons. Ainsi, un électron à l'intérieur d'un corps vivant est différent d'un électron à l'extérieur, en raison du plan du corps \ L'électron court aveuglément soit à l'extérieur soit à l'intérieur du corps, mais il court à l'intérieur du corps en conformité avec son caractère d'être intérieur au corps, c'est-à-dire en conformité avec le plan d'ensemble du corps, et ce plan inclut l'état mental. Or, le principe de modification est parfaitement général dans toute la nature, et ne représente aucune propriété particulière aux corps vivants. Dans les conférences suivantes nous verrons que cette doctrine implique l'abandon du matérialisme scientifique traditionnel |80|, et son remplacement par la doctrine alternative de Y organisme. Je ne discuterai pas le déterminisme de Mill, qui sort du cadre de ces conférences. La discussion précédente a été menée pour montrer que le déterminisme ou la volonté libre aura quelque pertinence s'il ne s'encombre pas des difficultés introduites par le mécanisme matérialiste ou par le compromis du vitalisme. Je voudrais appeler la doctrine exposée dans ces conférences la théorie du mécanisme organique. Dans cette théorie, les molécules peuvent courir aveuglément en accord avec les lois générales, mais elles diffèrent dans leurs caractères intrinsèques selon les plans organiques d'ensemble des situations dans lesquelles elles se trouvent. Le désaccord entre le mécanisme matérialiste de la science et les intuitions morales qui sont présupposées dans les affaires concrètes de la

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vie n'a pris sa véritable importance que progressivement, à mesure que les siècles avançaient. Les tonalités différentes des époques successives auxquelles appartiennent les poèmes déjà mentionnés se reflètent curieusement dans leurs ouvertures. Milton termine son introduction par la prière suivante : « Qu'à la hauteur de ce grand argument Je puisse affirmer l'éternelle Providence Et justifier les voies de Dieu devant les hommes. » A en juger par ce qu'écrivent sur Milton de nombreux auteurs modernes, on pourrait imaginer que le Paradis perdu et le Paradis retrouvé furent écrits comme une série d'exercices en vers blancs. Ce n'était certainement pas l'idée que se faisait Milton de son œuvre : « Justifier les voies de Dieu devant les hommes » était bien davantage son objectif principal. Il revient à la même idée dans Samson Agonistes, « Justes sont les voies de Dieu Et justifiables devant les hommes » On note le ton assuré de sa confiance, non entamée par l'avalanche scientifique imminente. La date effective de la publication du Paradis Perdu se situe juste après l'époque à laquelle il appartient : c'est le chant du cygne d'un monde de certitude tranquille en voie de disparition. Une comparaison entre Y Essai sur l'Homme de Pope et le Paradis Perdu montre le changement de ton survenu dans la pensée anglaise dans les cinquante ou soixante années qui séparent l'époque de Milton de celle de Pope. [81] Milton adresse son poème à Dieu, le poème de Pope est adressé à Lord Bolingbroke : « Réveille-toi, mon St Jean ! Laisse les choses misérables Aux basses ambitions et à l'orgueil des rois. Puisque la vie ne nous laisse qu'à peine le temps Nécessaire pour regarder autour de nous et mourir ensuite Etendons-nous librement sur cette scène de l'Homme : Un grand labyrinthe ! Mais non dépourvu de plan. » Comparez l'assurance désinvolte de Pope, « Un grand labyrinthe ! Mais non dépourvu de plan. » aux vers de Milton : « Justes sont les voies de Dieu Et justifiables devant les hommes. » Mais ce qu'il faut en réalité remarquer, c'est que Pope, pas plus que Milton, n'était troublé par la grande incertitude qui hante le monde moderne. La ligne directrice que suivait Milton était d'insister sur les voies

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de Dieu dans ses rapports avec l'homme. Deux générations plus tard, on voit Pope également confiant dans les méthodes éclairées de la science moderne, aptes à fournir un plan adéquat, une carte du « grand labyrinthe ». Excursion, de Wordsworth, est le poème anglais suivant (chronologiquement) sur le même sujet. Une préface en prose nous dit qu'il s'agit d'un fragment d'une œuvre plus vaste en projet, décrite comme « Un poème philosophique contenant des vues sur l'Homme, la Nature et la Société. » Le poème débute de manière très caractéristique par ce vers : « C'était l'été, et le soleil était monté haut. » La réaction du romantisme prenait donc son départ, non pas avec Dieu ni avec Lord Bolingbroke, mais avec la nature. Nous sommes ici témoins d'une réaction consciente contre la tonalité d'ensemble du XVIIIè siècle. Celui-ci s'était intéressé à la nature par l'analyse abstraite de la science, tandis que Wordsworth oppose aux abstractions scientifiques la plénitude de son expérience concrète. Entre Excursion de Wordsworth et ln Memoriam de Tennyson se situe une génération de réveil religieux et de progrès scientifique. Les poètes précédents avaient résolu l'incertitude en l'ignorant. Tennyson ne pouvait prendre ce parti. C'est pourquoi son poème commence ainsi [82| : « Fils Puissant de Dieu, Amour immortel, Que nous, qui n'avons pas vu Ta face, Saisissons par la foi, et la foi seule, Croyant là où nous ne pouvons prouver. » La note de perplexité se fait immédiatement entendre. Le XIXè siècle a été un siècle incertain, en un sens qui n'est vrai d'aucun de ses prédécesseurs de la période moderne. Dans les périodes précédentes, il y avait des camps opposés, qui se querellaient vivement sur des questions qu'ils jugeaient fondamentales. Mais, à l'exception de quelques marginaux, chaque camp était sincère. L'importance du poème de Tennyson tient au fait qu'il a exprimé exactement le caractère de sa période. Chaque individu était divisé contre lui-même. Dans les périodes précédentes, les penseurs profonds étaient des penseurs de la clarté : Descartes, Spinoza, Locke, Leibniz. Ils savaient exactement ce qu'ils voulaient dire, et le disaient. Au XlXè siècle, certains des plus profonds penseurs parmi les théologiens et les philosophes furent des penseurs confus. Leur assentiment était revendiqué par des doctrines incompatibles, et les efforts qu'ils firent pour les réconcilier produisit une inévitable confusion. Matthew Arnold, plus encore que Tennyson, fut le poète qui donna une expression à cette ambiance de trouble individuel si caractéristique de ce

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siècle. Les derniers vers du Dover Beach d'Arnold sont à comparer à ceux de In Memoriam : « Et nous sommes ici comme en une sombre plaine Balayée par de confuses alarmes de lutte et de fuite, Où d'ignorantes armées se heurtent dans la nuit. » Le Cardinal Newman, dans son Apologia pro Vita Sua, mentionne comme une particularité de Pusey, le grand ecclésiastique anglican, qu' « Il n'était hanté par aucun problème intellectuel ». A cet égard, Pusey rappelle Milton, Pope, Wordsworth, par contraste avec Tennyson, Clough, Matthew Arnold et Newman lui-même. En ce qui concerne la littérature anglaise, comme on pouvait le prévoir, la critique la plus intéressante de la pensée scientifique se trouve parmi les chefs de la réaction romantique qui accompagna la Révolution Française et lui succéda. Dans la littérature anglaise, les penseurs les plus profonds de cette école furent Coleridge, Wordsworth et Shelley. Keats offre un exemple de littérature non touchée par la science. On peut négliger la tentative de formulation philosophique explicite de Coleridge. [83] Elle eut certes une influence sur sa propre génération, mais dans ces conférences je ne veux mentionner que les éléments de la pensée du passé qui sont valables pour tous les temps. Même en se limitant ainsi, seule une sélection est possible. Dans cette perspective, Coleridge n'est important que par son influence sur Wordsworth : il ne reste donc que Wordsworth et Shelley. Wordsworth était passionnément absorbé par la nature. On a dit de Spinoza qu'il était ivre de Dieu. Il est également vrai que Wordsworth fut ivre de la nature. Mais c'était un homme réfléchi, cultivé, s'intéressant à la philosophie, et d'un bon sens frisant même le prosaïsme [prosiness]. En outre, c'était un génie. Sa clairvoyance était cependant affaiblie par son aversion envers la science. Tout le monde se souvient de son mépris pour le pauvre homme qu'il accuse de fureter et de botaniser sur la tombe de sa mère. On pourrait citer de lui maint passage exprimant cette répulsion. A cet égard, sa pensée caractéristique peut être résumée par une de ses phrases : « Nous tuons pour disséquer 2 ». Dans ce dernier passage, il dévoile la base intellectuelle de sa critique de la science. Il prétend que la science est absorbée dans des abstractions. Son thème constant est que les faits importants de la nature échappent à la méthode scientifique. Il est important par conséquent de demander ce que Wordsworth trouvait dans la nature qui ne pût recevoir une expression scientifique. Je pose cette question dans l'intérêt de la science elle-même ; car l'une des positions essentielles des présentes conférences est le refus de l'idée que les abstractions de la science sont irréformables et immuables. Or il est manifestement faux que Wordsworth remette la matière

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inorganique à la disposition [mercy] de la science, et qu'il se centre sur la foi en l'existence dans l'organisme vivant d'un élément que la science ne peut analyser. Certes il reconnaît, ce dont personne ne doute, qu'en un sens les réalités vivantes sont différentes des réalités inanimées. Mais là n'est pas son problème principal : c'est la présence enveloppante [brooding] des collines qui le hante. Son thème est la nature in solido, et il se fixe sur cette mystérieuse présence des choses environnantes qui s'impose à tout élément séparé que nous posons comme individuel et autonome. Il saisit toujours le tout de la nature, inclus dans la tonalité du cas particulier. C'est pourquoi il rit avec les jonquilles, et découvre dans les primevères des pensées « trop profondes pour les pleurs ». Le plus grand poème de Wordsworth est, de loin, le premier livre du Prélude. Il est pénétré de ce sens des présences obsédantes de la nature. Une suite de passages magnifiques, trop longs à citer, expriment |84) cette idée. Evidemment, Wordsworth est un poète écrivant un poème, et n'a rien d'un philosophe aux énoncés arides. Mais il serait difficilement possible d'exprimer plus clairement un sentiment de la nature en tant qu'entrelacement d'unités préhensives que baignent les présences modales 3 de préhensions différentes 4 : « O Présences de la Nature dans les cieux Et sur la terre ! Apparitions des collines ! Et vous, âmes des lieux solitaires ! Puis-je penser Que votre espoir était vulgaire, quand vous eûtes Recours à de tels soins,et, durant bien des ans, Me hantant de la sorte en mes jeux enfantins, Imprimâtes sur les cavernes et les arbres, Les bois, les monts, et sur toutes formes, les signes Ou du péril ou du désir ; mettant ainsi Sur la surface de la terre universelle, Un émoi de triomphe et de joie, espoir et crainte, Mouvant comme une mer ? 5 ». En citant ainsi Wordsworth, je veux montrer que nous oublions à quel point est contrainte et paradoxale la vision de la nature que la science moderne impose à nos pensées. Wordsworth, à l'apogée de son génie, exprime les faits concrets de notre appréhension, faits qui sont distordus par l'analyse scientifique. N'est-il pas possible que les concepts standardisés de la science ne soient valides que dans d'étroites limites, peut-être trop étroites pour la science elle-même ? L'attitude de Shelley envers la science était au pôle opposé à celui de Wordsworth. Shelley aimait la science, et ne se lassa jamais d'exprimer en poésie les pensées qu'elle suscite. Elle symbolise pour lui la joie, la paix et

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la lumière. Ce qu'étaient les collines pour la jeunesse de Wordsworth, un laboratoire de chimie l'était pour Shelley. Il est malheureux que ceux qui furent les critiques littéraires de Shelley tiennent à cet égard si peu de Shelley lui-même dans leur propre état d'esprit. Ils eurent tendance à considérer comme une singularité accidentelle de la nature de Shelley ce qui, en fait, constituait une partie de la structure essentielle de son esprit et pénétrait sa poésie de part en part. Si Shelley était né un siècle plus tard, le XXè siècle aurait vu en lui un Newton chez les chimistes. Pour estimer à sa juste valeur la vision de Shelley, il importe de bien saisir ce que signifie cette absorption de son esprit par les idées scientifiques. Elle peut être illustrée d'un poème lyrique à un autre, et je n'en choisirai qu'un seul [85] : le quatrième acte de son Prométhée délivré : la Terre et la Lune conversent entre elles dans le langage de la science exacte. Des expériences de physique commandent les images de Shelley. Par exemple, l'exclamation de la Terre : « Exultation contenir ! »

bouillonnante

[vaporous]

que

rien

ne

peut

est la transcription poétique de « la force expansive des gaz », telle qu'on la nomme dans les ouvrages scientifiques. Ou encore, prenons la strophe de la Terre : « Je tourne sous ma pyramide de nuit, Dont la pointe pénètre les cieux, et fais des rêves de bonheur, Murmurant ma joie triomphante dans mon sommeil enchanté ; Comme un jeune homme bercé dans ses rêves d'amour, soupirant doucement, Dort sous le rayonnement de sa belle, Qui entoure son repos d'une veille lumineuse et chaude 6 . » Cette strophe ne pouvait avoir été écrite que par quelqu'un ayant intérieurement devant les yeux une figure géométrique définie — figure que j'ai souvent eue à démontrer dans mes cours de mathématiques. Je n'en veux pour preuve que le dernier vers, qui donne une image poétique de la lumière qui entoure la pyramide de nuit. Cette idée ne pouvait venir à l'esprit de personne sans cette figure. Mais c'est tout le poème et bien d'autres qui sont remplis de nuances de ce genre. Or le poète, aussi sympathique que lui soit la science, aussi absorbé soit-il par ses idées, ne peut tout simplement rien faire de la doctrine des qualités secondes, pourtant si fondamentale pour les concepts scientifiques. Pour Shelley, la nature conserve sa beauté et ses couleurs. La nature de Shelley est dans son essence une nature composée d'organismes, fonctionnant avec tout le contenu de notre expérience perceptive. Nous avons tellement pris

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l'habitude d'ignorer ce qu'implique la doctrine scientifique orthodoxe qu'il est devenu difficile de rendre évidente la critique qui peut lui être adressée à ce sujet. Si quelqu'un avait pu en traiter sérieusement, Shelley l'aurait fait. En outre, Shelley ne fait qu'un avec Wordsworth quant à l'interfusion universelle de la Présence dans la nature. Voici la strophe qui ouvre son poème intitulé Mont Blanc : « L'univers des Choses, qui dure à jamais, Coule à travers l'Esprit, et roule ses ondes rapides, Tantôt obscur, tantôt étincelant, tantôt reflétant la mélancolie, Maintenant resplendissant, où jaillissant du secret La source de la pensée humaine apporte son tribut |86] D'eaux vives, avec un bruit dont la moitié seulement est sienne, Pareil à celui que prend un faible ruisseau Dans les forêts sauvages, dans la solitude des montagnes, Où les cascades rebondissent tout autour et pour toujours, Où les forêts et les vents s'affrontent, où un immense fleuve Explose et s'élance sans fin sur ses rochers. » Shelley a écrit ces vers en se référant explicitement à une certaine forme d'idéalisme, kantien, berkeleyen ou platonicien. Mais quelle qu'en soit l'interprétation, il témoigne ici énergiquement en faveur d'une unification préhensive, constitutive de l'être même de la nature. Berkeley, Wordsworth, Shelley sont représentatifs du refus intuitif de prendre au sérieux le matérialisme abstrait de la science. Il existe une différence intéressante dans la manière de traiter la nature chez Wordsworth et chez Shelley, une différence qui met au premier plan les questions exactes sur lesquelles nous nous sommes proposé de réfléchir. Shelley pense à la nature comme à quelque chose de changeant, de dissolvant, qui se transforme comme sous la baguette d'une fée. Les feuilles s'envolent devant le vent d'ouest, « Comme des fantômes fuyant un enchanteur. » Dans son poème Le Nuage, ce sont les transformations de l'eau qui excitent son imagination. Le sujet du poème est le changement sans fin, éternel et insaisissable des choses : « Je change, mais je ne peux mourir. » Il s'agit ici d'un seul aspect de la nature : son changement insaisissable. Non pas un changement qui s'exprime seulement par le mouvement, mais un changement de caractère intérieur. C'est sur celui-ci que Shelley met l'accent : le changement de ce qui ne peut mourir.

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Wordsworth était né entouré de collines, des collines pour la plupart dépourvues d'arbres, et montrant de ce fait le minimum de changement avec les saisons. Il était hanté par les permanences gigantesques de la nature. Pour lui, le changement est un incident qui perce à travers un arrière-plan de persistance, « Rompant le silence des mers, Parmi les plus lointaines Hébrides. » Tout schème d'analyse de la nature doit faire face à ces deux faits : le changement [change] et la persistance [endurance]. Un troisième fait doit être placé là, que j'appellerai Yéternalité. La montagne perdure, mais quand [87] au cours des âges elle a été usée, elle a disparu. S'il apparaît une réplique, c'est encore une nouvelle montagne. Une couleur est éternelle, elle hante le temps comme un revenant, elle vient et elle va ; mais là où elle revient, c'est la même couleur : elle ne survit ni ne vit, elle apparaît quand on en a besoin. La montagne a avec le temps et avec l'espace une relation différente de celle qu'a la couleur 1 . Dans la précédente conférence, j'avais considéré principalement la relation à l'espace-temps de choses qui, au sens que je donne à ce terme, sont éternelles. Il était nécessaire de procéder ainsi avant de pouvoir passer à la considération des choses qui durent. Il nous faut maintenant rappeler le fondement de notre méthode. J'affirme que la philosophie est la critique des abstractions. Sa fonction est double : d'une part, elle doit les harmoniser en leur assignant le statut relatif exact qu'elles doivent avoir en tant qu'abstractions ; d'autre part, elle doit les compléter en les comparant directement à des intuitions plus concrètes de l'univers, favorisant ainsi la formation de schèmes de pensée plus complets. C'est en vue de cette comparaison que le témoignage des grands poètes est d'une telle importance. Leur survivance est la preuve qu'ils expriment les intuitions profondes de l'humanité, avec la vision pénétrante de ce qui est universel dans le fait concret. La philosophie n'est donc pas une science parmi d'autres, avec son propre petit schème d'abstractions qu'elle travaillerait à perfectionner et améliorer. Elle est l'inspection attentive [survey] des sciences, avec l'objectif propre de les mettre en harmonie et de les compléter. Elle apporte à cette tâche, non seulement les évidences des sciences séparées, mais aussi son propre appel à l'expérience concrète. Elle confronte les sciences avec le fait concret. La littérature du XIXè siècle, et plus particulièrement la littérature poétique anglaise, témoigne de la discorde entre les intuitions esthétiques de l'humanité et le mécanisme de la science. Shelley nous met vivement en lumière le caractère insaisissable des objets éternels des sens, lesquels hantent le changement qui affecte les organismes sous-jacents. Wordsworth est le poète de la nature en tant que celle-ci est le champ de permanences

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persistantes portant en elles un message d'une signification extraordinaire. Les objets éternels y sont aussi, pour lui, « La lumière qui ne fut jamais, sur mer ou sur terre. » Shelley et Wordsworth portent témoignage avec beaucoup de force, de ce qu'on ne peut séparer la nature de ses valeurs esthétiques, et de ce que ces valeurs naissent de l'accumulation, de la présence [88] du tout qui couve, pour ainsi dire, ses diverses parties. Les poètes nous enrichissent ainsi d'une doctrine selon laquelle une philosophie de la nature doit s'intéresser au moins à ces cinq notions suivantes : changement, valeur, objets éternels, persistance, organisme, interfusion [universelle]8. On observe que le mouvement romantique littéraire du début du XIXè siècle, tout autant que le mouvement philosophique idéaliste de Berkeley un siècle auparavant, refusait de se laisser enfermer dans les concepts matérialistes de la théorie scientifique orthodoxe. On sait aussi que lorsque nous en viendrons dans ces conférences au XXè siècle, on rencontrera dans la science elle-même un mouvement visant à réorganiser ses concepts, et qu'elle y sera amenée par son propre développement intrinsèque. Toutefois, il nous est impossible de poursuivre tant que nous n'aurons pas établi si ce remodelage des idées doit être effectué sur une base objectiviste ou sur une base subjectiviste. Par base subjectiviste, j'entends la croyance selon laquelle la nature de notre expérience immédiate est le résultat des particularités perceptives du sujet jouissant de cette expérience. Autrement dit, pour cette théorie, ce qui est perçu n'est pas une vision partielle d'un ensemble complexe de choses généralement indépendantes de cet acte de cognition, mais seulement l'expression des particularités individuelles de l'acte cognitif. En conséquence, ce qui est commun à la multiplicité des actes cognitifs, c'est le raisonnement qui s'y rapporte. Donc, bien qu'il y ait un monde commun de pensée associé à nos perceptions sensibles, il n'y a pas de monde commun offert à la pensée. Ce à quoi nous pensons effectivement, c'est à un monde conceptuel commun s'appliquant indifféremment à nos expériences individuelles, qui nous sont strictement personnelles. Ce monde conceptuel trouvera ultimement sa complète expression dans les équations des mathématiques appliquées. Telle est la position subjectiviste extrême. Il y a, bien entendu, la position intermédiaire de ceux qui croient que notre expérience perceptuelle nous parle effectivement d'un monde objectif commun, mais que les réalités perçues sont simplement le résultat, pour nous, de ce monde, et ne sont pas en elles-mêmes des éléments du monde commun lui-même. Il y a d'autre part la position objectiviste. Selon cette croyance, les éléments de l'actualité [actual elements] perçus par nos sens sont en euxmêmes les éléments d'un monde commun, et ce monde un complexe de

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choses incluant, certes, nos actes de cognition, mais les transcendant. Selon ce point de vue, les choses que nous expérimentons doivent être distinguées de la connaissance que nous en avons. Dans la mesure où il y a dépendance [à l'égard du sujet connaissant] [89], les choses ouvrent la voie à la cognition, plutôt que l'inverse. Mais le point essentiel est que les réalités actuelles dont on fait l'expérience entrent dans un monde commun qui transcende la connaissance, bien que celle-ci y soit incluse. Pour les tenants de la position subjectiviste intermédiaire, ces réalités n'entrent qu'indirectement dans le monde commun, en raison de leur dépendance du sujet connaissant. Pour les objectivistes, ces mêmes réalités et le sujet qui les connaît entrent dans le monde commun sur un pied d'égalité. Dans ces conférences, je trace les grandes lignes de ce que je considère être les éléments essentiels d'une philosophie objectiviste adaptée aux exigences de la science et à l'expérience concrète des hommes. Indépendamment de la critique détaillée des difficultés soulevées par le subjectivisme sous toutes ses formes, ma défiance à son égard repose sur trois raisons générales. La première naît de l'interrogation directe de notre expérience perceptive. Il ressort de cette interrogation que nous sommes à l'intérieur d'un monde de couleurs, de sons et d'autres objets des sens, reliés dans l'espace et le temps à des objets persistants tels que les pierres, les arbres et les corps humains. Nous semblons être nous-mêmes des éléments de ce monde, dans le même sens que le sont les autres choses que nous percevons. Mais le subjectiviste, et même le subjectiviste modéré intermédiaire, fait dépendre ce monde, ainsi décrit, de nous-mêmes, d'une manière qui contredit directement notre expérience naïve. Je soutiens que le recours ultime doit être toujours à l'expérience naïve 9 , et c'est pourquoi j'insiste tant sur le témoignage des poètes. Le point sur lequel j'insiste est que dans notre expérience sensible, notre connaissance dépasse amplement notre propre personnalité, tandis que le subjectiviste affirme que cette expérience ne nous fait connaître que notre propre personnalité. Le subjectiviste intermédiaire lui-même situe notre personnalité entre le monde que nous connaissons et le monde commun dont il admet l'existence. Pour lui, le monde que nous connaissons est la tension interne que subit notre personnalité sous la pression (le stress) du monde commun qui se trouve derrière. La seconde raison de ma défiance envers le subjectivisme est basée sur le contenu particulier de l'expérience. Notre connaissance historique nous décrit les époques du passé, alors que, aussi loin que nous puissions voir, aucun être vivant n'existait sur terre. Elle évoque aussi des systèmes stellaires innombrables, dont l'histoire détaillée reste hors de notre portée. Considérez ne serait-ce que la Lune et la Terre : que se passe-t-il à

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l'intérieur de la Terre, et sur la face cachée de la Lune ? Nos perceptions nous conduisent à inférer qu'il se passe quelque chose dans les étoiles, qu'il se passe quelque chose à l'intérieur de la Terre [90J, et quelque chose sur la face cachée de la Lune. Elles nous disent aussi qu'il se passait quelque chose dans les temps reculés. Or, toutes ces choses qui paraissent certainement s'être produites, sont soit inconnues dans leur détail, soit reconstituées par inférence. Devant ce contenu de notre expérience personnelle, il est difficile de croire que le monde dont nous faisons l'expérience est un attribut de notre propre personnalité. Ma troisième raison est basée sur l'instinct de [for] l'action. De même que la perception sensible semble donner une connaissance de ce qui se trouve au-delà de notre individualité, de même l'action semble bien révéler un instinct d'auto-transcendance. L'activité passe au-delà du moi, dans le monde transcendant connu. C'est ici que les fins dernières ont de l'importance, car ce n'est pas une activité impulsée par derrière, qui pénétrerait dans le monde voilé du subjectiviste modéré. C'est une activité dirigée vers des fins déterminées, dans le monde connu ; et en même temps, c'est une activité qui transcende le moi, et qui s'exerce à l'intérieur du monde connu. Il en résulte donc que le monde, en tant que connu, transcende le sujet qui le connaît. La position subjectiviste a été populaire parmi ceux qui ont entrepris de donner une interprétation philosophique des récentes théories de la relativité physique. La dépendance où se trouve le monde des sens par rapport au percevant individuel semble être un moyen facile d'exprimer les significations mises en jeu. Certes, à l'exception de ceux qui se satisfont d'eux-mêmes dans l'univers qu'ils se forment, solitaires au sein du néant, chacun désire ardemment en revenir à un certain type de position objectiviste. Je ne comprends pas comment il est possible d'établir un monde commun de pensée en l'absence d'un monde commun des sens. Je ne discuterai pas ce point dans le détail, mais en l'absence d'une transcendance de la pensée, ou d'une transcendance du monde des sens, il est difficile de voir comment le subjectiviste absolu doit s'y prendre pour se départir de sa solitude, ou comment le subjectiviste modéré peut paraître obtenir quelque secours de son monde inconnu d'arrière-plan. La distinction entre réalisme et idéalisme ne coïncide pas avec la distinction entre l'objectivisme et le subjectivisme. Réalistes et idéalistes peuvent également partir d'une position objective, être d'accord sur le fait que le monde découvert par la perception sensible est un monde commun qui transcende le récepteur individuel. Mais l'idéaliste objectif, quand il en arrive à analyser ce qu'implique la réalité de ce monde, se rend compte du fait que l'activité mentale cognitive est d'une certaine manière

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inextricablement impliquée dans tous les détails — ce que nie le réaliste. Par conséquent, [91] ces deux classes d'objectivistes ne se faussent compagnie que lorsqu'ils en arrivent au problème ultime de la métaphysique. Ils ont une grande part en commun. C'est pourquoi, dans ma dernière conférence, j'avais déclaré que j'adoptais une position de réalisme provisoire. Dans le passé, la position objectiviste a été faussée par la prétendue nécessité d'accepter le matérialisme scientifique classique, avec sa théorie de la localisation simple. Ceci a conduit nécessairement à la théorie des qualités primaires et secondes. Les qualités secondes telles que les objets des sens sont donc traitées selon des principes subjectivistes. C'est une position indécise qui est une proie facile pour la critique subjectiviste. Si nous voulons inclure les qualités secondes dans le monde commun, une réorganisation tout à fait draconienne de notre conception fondamentale s'avère nécessaire. Notre appréhension du monde extérieur, c'est un fait d'expérience évident, dépend absolument du fonctionnement interne du corps humain. Par des artifices corporels appropriés, un homme peut être amené à percevoir ou ne pas percevoir presque n'importe quoi. Certaines personnes s'expriment comme si les corps, les cerveaux et les nerfs étaient les seules choses réelles dans un monde entièrement imaginaire. Autrement dit, elles traitent les corps selon des principes objectivistes, et le reste du monde selon des principes subjectivistes. Ceci n'est pas acceptable, surtout lorsque l'on se souvient que c'est la perception par le sujet de l'expérience du corps d'une autre personne qui est en question comme preuve. Nous devons donc admettre que le corps est l'organisme dont les états règlent notre connaissance du monde. L'unité du champ perceptuel doit par conséquent être une unité d'expérience corporelle. En étant conscients de l'expérience de notre corps, nous devons, par là-même, être conscients des aspects du monde spatio-temporel entier reflétés dans la vie corporelle. Telle est la solution du problème que j'ai donnée dans ma dernière conférence. Je ne veux pas me répéter à présent, sauf pour vous rappeler que ma théorie implique l'abandon total de la notion selon laquelle la localisation simple serait le moyen essentiel par lequel les choses sont impliquées dans l'espace-temps. En un certain sens, tout est partout en tous temps. Car chaque localisation implique un aspect d'elle-même en chaque autre localisation. Ainsi, chaque point de vue spatio-temporel est le miroir du monde. Si l'on essaie d'imaginer cette doctrine selon nos idées conventionnelles de l'espace et du temps qui présupposent la localisation simple, c'est un grand paradoxe. Mais si on la pense selon notre expérience naïve [92[, c'est une simple transcription de faits évidents. Vous êtes à un certain endroit, et

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vous percevez des choses ; votre perception prend place où vous êtes et dépend entièrement de la façon dont votre corps fonctionne. Mais ce fonctionnement du corps en un endroit révèle à votre connaître [cognisance] un aspect de l'environnement distant, s'estompant dans la connaissance générale qu'il y a des choses au delà. Si ce connaître véhicule [conveys] une connaissance 10 d'un monde transcendant, ce doit être parce que l'événement qui est la vie corporelle unifie en lui-même des aspects de l'univers. Il s'agit là d'une théorie qui s'accorde tout à fait à la vivante expression de l'expérience personnelle qu'on rencontre dans la poésie de la nature chez des écrivains imaginatifs tels que Wordsworth ou Shelley. Les présences immédiates enveloppantes des choses sont une obsession chez Wordsworth. La théorie, quant à elle, a pour effet que l'activité mentale cognitive cesse alors d'être le substrat nécessaire de l'unité d'expérience. Cette unité réside maintenant dans l'unité de l'événement. Elle peut être accompagnée ou non de connaissance [cognitionj. Au point où nous en sommes, nous revenons à la grande question que nous a posé l'examen des observations vécues par l'intuition poétique de Wordsworth et de Shelley. Cette question unique s'est développée en un groupe de questions : Qu'entend-on par réalités persistantes [enduring things7, en tant qu'elles se distinguent des objets éternels comme la couleur et la forme ? Comment sont-elles possibles ? Quel est leur statut et leur signification dans l'univers ? Ces questions se résument dans la suivante : Quel est le statut de la stabilité persistante de l 'ordre de la nature ? On peut lui donner la réponse sommaire qui consiste à référer la nature à quelque réalité plus grande se tenant derrière elle. Cette réalité intervient dans l'histoire de la pensée sous des noms multiples : l'Absolu, Brahma, l'Ordre du Ciel, Dieu. Il n'entre pas dans le cadre de cette conférence de décrire la vérité métaphysique dernière. Ma thèse est que toute conclusion sommaire qui saute de notre conviction qu'il existe un tel ordre dans la nature à l'hypothèse facile qu'il existe une réalité ultime à invoquer d'une façon inexpliquée pour faire disparaître le problème, constitue le grand refus de la rationalité à affirmer ses droits. Nous avons à nous demander si la nature, dans son être même, ne se montre pas comme auto-explicative. J'entends par là que le pur énoncé de ce que les choses sont peut contenir des éléments d'explication de leur pourquoi n . On peut s'attendre à ce que de tels éléments se réfèrent à des profondeurs au-delà de tout ce qu'il nous est possible de saisir avec une claire appréhension. En un sens, toute explication doit aboutir à un arbitraire ultime. Ce que j'exige, [93| c'est que l'arbitraire ultime de l'état de fait dont part notre formulation révèle les mêmes principes généraux de réalité que ceux que nous discernons

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obscurément, s'étendant au loin jusqu'en des régions situées au-delà de nos capacités explicites de discernement. La nature se manifeste comme exemplifiant une philosophie de l'évolution d'organismes soumis à des conditions déterminées. Nous avons des exemples de ces conditions dans les dimensions de l'espace, dans les lois de la nature, dans les entités persistantes déterminées telles que les atomes et les électrons, qui exemplifient ces lois. Mais la nature même de ces entités, la nature même de leur spatialité et de leur temporalité, doit montrer que l'arbitraire de ces conditions est le résultat d'une évolution plus vaste, dépassant la nature elle-même, et au sein de laquelle la nature n'est qu'un mode limité. La transition des choses, le passage de l'une à l'autre, est un fait omniprésent [all-pervasive], inhérent au caractère même de ce qui est réel. Ce passage n'est pas une procession purement linéaire d'entités discrètes. De quelque manière que nous fixions une entité déterminée, il y aura toujours une détermination plus étroite de quelque chose qui est présupposé dans notre premier choix. Il y aura également une détermination plus large dans laquelle se fond notre premier choix, par une transition qui le dépasse. L'aspect général de la nature est celui d'une expansivité évolutive. Les unités que j'appelle événements sont l'émergence de quelque chose dans l'actualité. Comment devons-nous caractériser ce quelque chose qui émerge ainsi ? Le nom d ' « événement » [event] donné à une telle unité attire l'attention sur le caractère transitoire inhérent associé à l'unité actuelle. Mais ce mot abstrait ne peut suffire pour caractériser ce que le fait de la réalité d'un événement est en lui-même. Un moment de réflexion nous montre qu'aucune idée ne peut en elle-même être suffisante, car toute idée qui trouve sa signification dans chaque événement doit représenter quelque chose qui apporte sa contribution à ce que la réalisation est en ellemême. Aucun mot ne peut donc être adéquat. Mais réciproquement, rien ne doit être laissé de côté. Nous rappelant la description poétique de notre expérience concrète, nous voyons aussitôt que l'élément de valeur, le fait d'être de prix [valuable/, d'avoir de la valeur, d'être une fin en soi, d'être quelque chose qui est pour soi-même, ne doit pas être omis lorsqu'on rend compte d'un événement comme du quelque chose actuel le plus concret. « Valeur » est le mot que j'utilise pour désigner la réalité intrinsèque d'un événement. La valeur est un élément qui imprègne de part en part la vision poétique de la nature. Notre tâche consiste seulement à transférer à la texture même de la réalisation en soi cette valeur que nous reconnaissons si facilement en termes de vie humaine. C'est là [94] le secret du culte de la nature chez Wordsworth. La réalisation est par conséquent en elle-même l'accomplissement [attainment] de la valeur. Mais il n'existe pas de valeur pure. La valeur est le résultat d'une limitation. L'entité finie déterminée est le mode choisi, qui est la mise en forme de la réalisation atteinte : aucune

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réalisation ne peut être atteinte en dehors de cette mise en forme dans l'état de fait individuel. La pure fusion de tout ce qui existe serait le non-être de l'indétermination [the nonentity of indefiniteness]. La réalité trouve son salut dans l'état de fait de ses entités obstinées, irréductibles, limitées à n'être rien d'autre qu'elles-mêmes 12. Ni la science, ni l'art, ni l'action créatrice ne peuvent s'arracher et prendre leurs distances par rapport aux faits limités, obstinés et irréductibles. La persistance des choses trouve sa signification dans la conservation pour soi [self-retention] de ce qui s'impose comme un accomplissement défini et existant pour soi. Ce qui dure est limité, obstructif, intolérant, et contagieux pour son environnement en lui imposant ses propres aspects. Mais toutefois n'est pas auto-suffisant. Les aspects de toutes les choses entrent dans sa propre nature. Ce qui dure n'est soi-même qu'en rassemblant dans sa propre limitation le tout plus vaste dans lequel il se trouve. Réciproquement, il n'est soi-même qu'en prêtant ses aspects à ce même environnement dans lequel il se trouve. Le problème de l'évolution est celui du développement d'harmonies persistantes entre des formes persistantes de valeur, qui fusionnent dans des réalisations supérieures au-delà d'elles-mêmes. L'accomplissement esthétique est tissé dans la texture même de la réalisation. La persistance d'une entité représente l'accomplissement d'une réussite esthétique limitée, bien que si l'on considère, au-delà de cette réussite, ses effets extérieurs, cela puisse représenter un échec esthétique. Même intérieurement, cela peut représenter le conflit entre une réussite inférieure et un échec supérieur. Le conflit est l'annonce de la rupture. La discussion plus poussée de la nature des objets persistants et des conditions qu'ils exigent relève de l'étude de la doctrine de l'évolution qui a dominé la seconde moitié du XIXè siècle. Le point que j'ai tenté d'éclaircir dans cette conférence est que la poésie de la nature durant la renaissance romantique a été une protestation au nom de la vision organique de la nature, et aussi une protestation contre l'exclusion de la valeur de [from] l'essence de l'état de choses. Sous cet aspect, le mouvement romantique peut être conçu comme une renaissance de la protestation lancée par Berkeley un siècle auparavant. La réaction romantique a été une protestation au nom de la valeur.

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Notes

1

D. R. Griffin (Unsnarling the World-Knot, University of California Press, 1998, note p. 191) donne le commentaire suivant : « Whitehead est tout à fait conscient du dogme selon lequel tous les électrons sont identiques. C'est ce dogme qu'il conteste, en disant qu'il est basé sur le sophisme du concret mal placé. Autrement dit, il est d'accord sur l'idée que tous les électrons, indépendamment de leur localisation, sont identiques en ce qui concerne divers aspects abstraits. Mais il refuse d'identifier ces aspects abstraits aux électrons actuels [en acte] dans leur concrétude complète. »

2

Cf. notamment PR 140 et le rapprochement avec Hume sur cette remarque.

3

rappelons que Whitehead analyse les caractères de l'espace-temps en séparatif, préhensif et modal ; les choses sont séparées dans l'espace et le temps, mais elles sont aussi préhendées ensemble, leur caractère modal signifiant que tout ce qui est dans l'espace ou dans le temps est limité de quelque manière à cette forme, ce lieu, cette période.

4

Cf. J. Wahl, VC 155.

5

Le Prélude, Livre Premier, traduction L. Cazamian, éd. bilingue Aubier, 1949, pp. 123-125 (nous avons modifié la traduction pour maintenir l'expression terre universelle (universal earth) au lieu de « Sur la surface tout entière de la terre ».

6

Shelley, Prométhée Délivré, trad. L. Cazamian, éd. bilingue Aubier-Flammarion, 1968, p. 232.

7

Cf. L. S. Ford, qui commente ainsi ce passage (EWM 27) : « Le contraste entre la persistance [endurance] et l'éternalité [eternality] est présenté dans SMW d'une manière succincte et magistrale [...]. Ces "éternels objets des sens" sont essentiellement sans relation avec le temps, ne faisant ingression dans le temps que dans la mesure où ils sont exemplifiés dans des événements existants, contrairement aux objets persistants qui subsistent par eux-mêmes dans et par les événements corporels. »

8

Dans une conférence au Centre de Synthèse, reproduite dans la Revue de Synthèse (1961, 82, 43-66), A.-L. Leroy note, p. 53 : « Le lecteur ne doit pas s'étonner qu'il y ait apparemment six notions. Quelque réflexion lui fera apparaître que l'organisme ne vit que par l'union intime, et la confusion, de ses diverses parties, comme l'indique le passage [...] ».

9

Ce passage est cité par Jean Wahl in VC, p. 133.

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10

Nous avons maintenu dans la traduction la distinction entre cognisance, cognition, et knowledge (connaissance). J. Vuillemin, qui cite ce passage dans La logique et le monde sensible, p. 94, note que « notre perception se présente donc comme une perspective sur l'univers total ».

11

Cf. J-M. Breuvart (DSMR 169-170) : « La véritable rationalité est [aux yeux de Whitehead] une "auto-explication" de la nature par elle-même [...]. Par conséquent, faire intervenir dans l'explication par la cause une réalité "autre", et distincte en tout point de son effet, c'est tomber une fois de plus dans le piège du "concret mal placé". »

I2

Cf. J. Wahl, VC199.

Chapitre VI

Le dix-neuvième siècle [95| La conférence précédente était consacrée à la comparaison de la poésie de la nature dans le mouvement romantique anglais avec la philosophie scientifique matérialiste héritée du XVIIIè siècle. Nous y avons noté le total désaccord de ces deux mouvements de pensée. Elle poursuivait aussi le projet de tracer les grandes lignes d'une philosophie objectiviste capable de jeter un pont sur le vide qui sépare la science de l'intuition fondamentale de l'humanité, laquelle trouve son expression dans la poésie et son exemplification pratique dans les présupposés de la vie quotidienne. A mesure que s'écoulait le XIXè siècle, le mouvement romantique déclinait. Il ne mourut pas, mais perdit la claire unité d'un courant de marée pour se disperser dans de nombreux estuaires en se fusionnant avec d'autres intérêts humains. La foi du siècle avait trois sources : l'une était le mouvement romantique, qui se manifestait dans le réveil religieux, dans l'art et dans les aspirations politiques ; la seconde était le progrès cumulatif de la science, qui ouvrait de nouvelles voies à la pensée ; la troisième était le progrès technologique, qui changeait complètement les conditions de la vie humaine. Chacun de ces jaillissements de foi avait son origine dans la période précédente. La Révolution Française elle-même était le premier enfant du romantisme, sous la forme qui avait marqué Rousseau. James Watt avait obtenu le brevet de sa machine à vapeur en 1769. Le progrès scientifique fut la gloire de la France et de l'influence française tout au long de ce siècle. Déjà, même au début de cette période, ces courants entraient en interaction, fusionnaient ou s'opposaient entre eux. Mais il fallut attendre le XIXè siècle [96| pour que le triple mouvement atteignît le plein développement et l'équilibre particulier qui caractérisèrent les soixante années qui suivirent la bataille de Waterloo. Ce qui est nouveau et particulier à ce siècle, ce qui le différencie de tous les siècles précédents, c'est sa technologie. Il ne s'agissait pas simplement de l'introduction de quelques grandes inventions isolées. Il est impossible

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de ne pas sentir que quelque chose de plus était en jeu. L'écriture, par exemple, a été une invention plus importante que la machine à vapeur. Mais si l'on retrace l'histoire continue de la croissance de l'écriture, on y trouve une différence immense par rapport à celle de la machine à vapeur. Il faut bien entendu mettre de côté les anticipations mineures et sporadiques de l'une et de l'autre, et limiter notre attention aux périodes de leur élaboration effective, car l'échelle de temps est absolument disproportionnée : pour la machine à vapeur, on peut compter environ un siècle, et pour l'écriture il a fallu de l'ordre d'un millénaire. De plus, lorsque l'écriture se fut finalement popularisée, le monde ne s'attendait pas alors à l'étape suivante de la technologie. Le processus du changement était lent, inconscient et imprévu. Au XIXè siècle, le processus devint rapide, conscient et attendu. La première moitié du siècle fut la période au cours de laquelle cette nouvelle attitude envers le changement entra pour la première fois dans les mœurs, et fut appréciée. Ce fut une période particulière d'espoir, au sens où, soixante ou soixante-dix ans plus tard, on peut maintenant détecter une note de désillusion, ou du moins d'inquiétude. La plus grande invention du XIXè siècle fut l'invention de la méthode d'invention. Une méthode nouvelle voyait le jour. Pour comprendre notre époque, nous pouvons négliger tous les détails du changement, tels que les chemins de fer, le télégraphe, la radio, la machine à tisser, les colorants synthétiques. Nous devons nous concentrer sur la méthode elle-même : c'est là que se trouve la réelle nouveauté qui a rompu les fondements de l'ancienne civilisation. La prophétie de Francis Bacon s'est maintenant réalisée, et l'homme qui par moments rêvait qu'il était un peu au-dessous des anges \ s'est soumis jusqu'à devenir le serviteur et le ministre de la nature. Reste encore à voir si le même acteur peut jouer les deux rôles. Tout ce changement était issu de la quantité d'informations scientifiques nouvelles. La science, conçue non pas tant dans ses principes que dans ses résultats, est tout naturellement un magasin d'idées destinées à être utilisées. Mais si nous voulons comprendre ce qui se produisit au cours de ce siècle, l'analogie de la mine est meilleure que celle du magasin. C'est aussi une grande erreur [97] de penser que l'idée scientifique pure est [en elle-même] l'invention attendue, de sorte qu'il suffirait de la prélever dans un magasin pour l'utiliser. De fait, entre cette idée et son utilisation prend place une intense période de projets faisant appel à l'imagination. L'un des éléments de la nouvelle méthode est justement la découverte de la manière de franchir le fossé qui sépare les idées scientifiques du produit final : c'est un processus d'attaque systématique des difficultés les unes après les autres.

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C'est grâce à l'énergie d'une classe moyenne prospère que se trouvèrent réalisées d'abord en Angleterre, en pratique, les possibilités de la technologie moderne. C'est donc là que prit son départ la révolution industrielle. Mais ce furent les Allemands qui mirent explicitement au point les méthodes qui permirent d'atteindre les veines les plus profondes de la mine de la science. Ils supprimèrent les méthodes aléatoires d'enseignement, et dans leurs écoles et universités technologiques les progrès n'eurent pas à attendre les génies occasionnels ou les idées occasionnellement heureuses. Leurs exploits dans le domaine du savoir au cours du XIXè siècle firent l'admiration du monde entier. Cette discipline du savoir s'applique, au delà de la technologie, à la science pure, et au delà de la science, à l'enseignement en général. Elle est représentative de la transformation des amateurs en professionnels. Il y a toujours eu des gens qui ont consacré leur vie à des domaines bien déterminés de la pensée. Les juristes et les ecclésiastiques des Eglises chrétiennes constituent en particulier des exemples frappants d'une telle spécialisation. Mais ce n'est qu'au XIXè siècle, et, entre les divers pays, principalement en Allemagne, que se trouvèrent complètement réalisées en même temps, pour la première fois et en toute conscience, la puissance du professionnalisme dans toutes les branches de la connaissance, les moyens de produire des professionnels, l'importance de la connaissance pour le progrès technique, les méthodes par lesquelles la connaissance abstraite pouvait être reliée au progrès technique, et les possibilités illimitées du progrès technique. Dans le passé, la vie de l'homme se déroulait dans un char à bœufs ; à l'avenir, elle sera vécue dans un aéroplane, et le changement de vitesse correspond à une différence de qualité. La transformation du champ du savoir ainsi effectuée n'a pas été totalement bénéfique ; elle comporte des dangers au moins implicites, bien que l'accroissement d'efficacité soit indéniable. Je réserve pour ma dernière conférence la discussion des différents effets que la nouvelle situation a pu avoir sur la vie sociale. Pour le moment, il suffit de noter [98] que cette situation nouvelle de progrès discipliné constitue le cadre dans lequel s'est développée la pensée du siècle. Dans la période considérée, quatre grandes idées nouvelles furent introduites dans les sciences théoriques. Certes, il est possible de donner de bonnes raisons d'en allonger la liste bien au-delà du nombre quatre, mais je m'en tiens aux idées qui, prises dans leur signification la plus large, sont vitales pour les tentatives modernes de reconstruction des fondements de la science physique.

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Deux de ces idées sont antithétiques, et je veux les considérer ensemble. Les détails nous importent peu ; ce qui compte, ce sont les influences ultimes sur la pensée. L'une des idées est la suivante : un champ d'activité physique pénètre l'espace entier, même là où règne un vide apparent. Cette notion était venue à l'esprit de nombreuses personnes, sous des formes diverses. Souvenons-nous de l'axiome médiéval : « la nature a horreur du vide ». De même, au XVIIè siècle, les tourbillons de Descartes parurent un moment prendre place parmi les hypothèses scientifiques. Newton croyait que la gravitation était causée par quelque chose se produisant dans un milieu [médium]. Mais, dans l'ensemble, on ne tira rien d'aucune de ces idées au XVIIIè siècle. La transmission de la lumière était expliquée, à la manière de Newton, par le vol de menus corpuscules qui, naturellement, laissaient une place pour un vide. Les physiciens mathématiciens étaient bien trop occupés à déduire les conséquences de la théorie de la gravitation pour se préoccuper beaucoup de ses causes ; et si la question les avait troublés, ils n'auraient su où les chercher. On spéculait à leur sujet, mais sans y attacher d'importance. En conséquence, lorsque s'ouvrit le XIXè siècle, la notion d'occurrences physiques pénétrant l'espace entier ne tenait aucune place effective dans les sciences. Son renouveau provint de deux sources. La théorie ondulatoire de la lumière triomphait, grâce à Thomas Young et à Fresnel, et elle exigeait qu'il y ait à travers l'espace quelque chose qui puisse onduler : on inventa donc l'éther, comme une sorte de matériau subtil pénétrant tout. De même, la théorie de Pélectromagnétisme, dans les mains de Clerk Maxwell, prit finalement une forme qui exigeait qu'il y ait des phénomènes électromagnétiques à travers l'espace entier. La théorie complète de Maxwell ne prit forme que dans les années 1870, mais elle avait été préparée par plusieurs grands hommes : Ampère, Oersted, Faraday. Selon le point de vue matérialiste courant, ces phénomènes électromagnétiques exigeaient également un matériau dans lequel ils puissent se produire. [99] Une fois encore donc, on réquisitionna l'éther. Puis, comme premiers fruits immédiats de sa théorie, Maxwell démontra que les ondes lumineuses n'étaient autres que les ondes de ses phénomènes électromagnétiques, et il en résulta que la théorie de l'électromagnétisme absorba la théorie de la lumière. Ce fut une grande simplification, personne ne doute de sa vérité, mais elle eut un effet malheureux en ce qui concerne le matérialisme. Car, alors qu'il suffisait à la lumière prise en elle-même d'une sorte d'éther élastique simple, l'éther électromagnétique doit être doté exactement des propriétés nécessaires à la production des phénomènes électromagnétiques. En fait, il devient un simple nom pour désigner le matériau qui était postulé comme sous-jacent à ces phénomènes. S'il se trouve que vous n'admettiez pas la théorie métaphysique qui vous fait

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postuler un tel éther, vous pouvez vous en passer, car elle n'a aucune existence vitale indépendante. Ainsi donc, dans les années soixante-dix du siècle dernier, certaines des sciences physiques principales furent établies sur une base qui présupposait l'idée de continuité. D'un autre côté, l'idée d'atomicité avait été introduite par John Dalton pour compléter l'œuvre de Lavoisier sur les fondements de la chimie. C'est la seconde grande idée : la matière ordinaire était conçue comme atomique, alors que les effets électromagnétiques étaient conçus comme provenant d'un champ continu. Il n'y avait là aucune contradiction. En premier lieu, ces notions sont antithétiques, mais à l'exception de certains cas spéciaux, elles ne sont pas logiquement contradictoires. En second lieu, elles étaient appliquées à des branches différentes de la science, l'une à la chimie, l'autre à l'électromagnétisme. Et jusqu'alors, il n'y avait que de faibles signes de fusion entre ces deux domaines. La notion de matière comme atomique a une longue histoire. Démocrite et Lucrèce nous viennent immédiatement à l'esprit, et en parlant de cette idée comme nouvelle, je veux seulement dire relativement nouvelle, eu égard à la situation des idées qui constituaient la base effective de la science durant tout le XVIIIè siècle. Quand on considère l'histoire de la pensée, il est nécessaire de distinguer le courant réel, qui détermine une période, des pensées non-agissantes cultivées par hasard. Au XVIIIè siècle, tout homme de bonne éducation avait lu Lucrèce et avait des idées sur les atomes, mais c'est John Dalton qui leur a donné une place effective dans le cours de la science, et dans cette fonction effective, l'atomicité était une idée nouvelle. L'influence de l'atomicité n'était pas limitée à la chimie. La cellule vivante est à la biologie ce que l'électron et le proton sont à la physique. [100] En dehors des cellules et des agrégats de cellules, il n'y a pas de phénomènes biologiques. La théorie cellulaire a été introduite en biologie à la même époque que la théorie atomique de Dalton, et indépendamment d'elle. Les deux théories sont des illustrations indépendantes de la même idée d'atomisme. La théorie de la cellule biologique s'est développée progressivement, et une simple liste des dates et des noms illustre le fait que les sciences biologiques, comme schémas de pensée effectifs, ont en gros une centaine d'années. Bichat, en 1801, élaborait une théorie des tissus ; Johannes Müller, en 1835, décrivait les « cellules » et exposait des faits concernant leur nature et leurs relations; Schleiden en 1838 et Schwann en 1839 établissaient finalement leur caractère fondamental. Vers 1840, la chimie et la biologie étaient donc toutes deux établies sur une base atomique. Le triomphe final de l'atomisme devait attendre l'arrivée des

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électrons à la fin du siècle. L'importance du fond imaginatif est illustrée par le fait qu'environ un demi-siècle après que Dalton eut réalisé son œuvre, un autre chimiste, Louis Pasteur, porta ces mêmes idées d'atomicité plus loin encore dans le domaine de la biologie. La théorie cellulaire et l'œuvre de Pasteur furent par certains aspects plus révolutionnaires que l'œuvre de Dalton, car elles introduisirent la notion d'organisme dans le monde des êtres infimes. Jusque là on avait eu tendance à traiter l'atome comme une entité ultime, susceptible seulement d'avoir des relations externes. Cette attitude de l'esprit s'effondra sous l'influence de la loi périodique de Mendeleiev. Mais ce fut Pasteur qui montra l'importance décisive de l'idée d'organisme au niveau des grandeurs infinitésimales. Les astronomes nous avaient montré l'immensité de l'univers. Les chimistes et les biologistes nous enseignent à quel point il est petit. Il existe dans la pratique scientifique moderne une célèbre unité de longueur ; elle est plutôt petite : pour l'obtenir, vous devez diviser un centimètre en cent millions de parties 2, et prendre l'une d'elles. Les organismes de Pasteur sont bien plus gros que cette longueur. Si nous les comparons aux atomes, nous savons de nos jours qu'il existe des organismes pour lesquels de telles distances sont terriblement grandes. Les deux dernières idées nouvelles que nous devons encore attribuer à cette époque sont toutes deux liées à la notion de transition ou de changement. Il s'agit de la théorie de la conservation de l'énergie et de la théorie de l'évolution. La théorie de l'énergie concerne la notion de permanence quantitative sous-jacente au changement. La théorie de l'évolution concerne [1011 l'émergence d'organismes nouveaux comme résultat du hasard. La théorie de l'énergie appartient au domaine de la physique. La théorie de l'évolution appartient principalement au domaine de la biologie, bien qu'elle ait été précédemment abordée par Kant et par Laplace à propos de la formation des soleils et des planètes. Ces quatre idées apportèrent au progrès scientifique une nouvelle puissance, dont l'effet convergent transforma la période du milieu du siècle en une débauche de succès scientifiques. Les hommes à la vision nette et tranchée, de ceux qui se trompent si clairement, proclamaient à présent que les secrets de l'univers physique étaient définitivement dévoilés. Votre capacité d'explication devenait illimitée, à la condition seulement d'ignorer tout ce qui refusait de s'y aligner. A l'opposé, les hommes à l'esprit confus s'embrouillaient dans les positions les plus indéfendables. Le dogmatisme érudit, conjointement à l'ignorance des faits cruciaux, subissait une lourde défaite face aux défenseurs des nouvelles voies scientifiques. A l'excitation créée par la révolution technologique s'ajoutait donc maintenant celle

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provenant des perspectives dévoilées par la théorie scientifique. Les bases de la vie sociale, aussi bien matérielles que spirituelles, étaient en pleine transformation. Lorsque le siècle entra dans son dernier quart, ses trois sources d'inspiration — la romantique, la technologique et la scientifique — avaient accompli leur œuvre. C'est alors que, presque soudainement, se produisit une pause, et que dans ses vingt dernières années le siècle se termina par une des périodes de la pensée les plus ennuyeuses qu'on ait connu depuis le temps de la Première Croisade. C'était un écho du XVIIIè siècle, sans Voltaire et sans la grâce insouciante des aristocrates français. Période vouée à l'efficacité, ennuyeuse et sans enthousiasme, qui célébrait le triomphe de l'homme professionnel. Mais si nous jetons un regard rétrospectif sur ce temps de pause, il nous est possible à présent de discerner des signes de changement. En premier lieu, les conditions modernes de la recherche systématique empêchèrent la stagnation absolue. Dans toutes les branches de la science, il y avait un progrès effectif, et en fait, un progrès rapide, même s'il se limitait assez strictement au cadre des idées reçues dans chaque branche. C'était une époque d'orthodoxie scientifique couronnée de succès, non perturbée par un excès de pensée dépassant les conventions. En second lieu, on peut voir à présent que l'adéquation du matérialisme scientifique, comme schéma de pensée à l'usage de la science, était en danger. La conservation de l'énergie apportait un nouveau type de permanence quantitative. Il est vrai que l'énergie pouvait être interprétée [102j comme quelque chose d'auxiliaire [subsidiary] à la matière. Mais, de toute manière, la notion de masse perdait sa prééminence unique d'être la seule quantité permanente ultime. Plus tard, les relations de la masse et de l'énergie se trouvèrent inversées, de sorte qu'à présent la masse devient le nom donné à une quantité d'énergie considérée en relation à certains de ses effets dynamiques. Cet enchaînement d'idées conduisit à la notion du caractère fondamental de l'énergie, qui détrônait ainsi la matière de cette position. Or, l'énergie n'est que le nom donné à l'aspect quantitatif d'une structure d'événements [happenings] ; en bref, elle repose sur la notion de fonctionnement d'un organisme. La question est alors la suivante : Peut-on définir un organisme sans faire retour au concept de matière en localisation simple ? Nous aurons à considérer cette question plus tard en détail. On assiste à la même relégation de la matière [matter] à l'arrière-plan en ce qui concerne les champs électromagnétiques. La théorie moderne présuppose qu'il se produit dans ce champ des événements libérés d'une dépendance immédiate de la matière. L'habitude a été prise de prévoir un éther comme substratum. Mais l'éther n'entre pas réellement dans la

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théorie. Ainsi une nouvelle fois la notion de matériau [material] perd sa position fondamentale. Par ailleurs, l'atome se transforme en un organisme ; et finalement, la théorie de l'évolution n'est rien d'autre que l'analyse des conditions de formation et de survie des différents types d'organismes. A la vérité, l'un des faits les plus significatifs de cette dernière période est l'avancée des sciences biologiques. Ces sciences sont essentiellement des sciences concernant les organismes. Pendant l'époque en question — et, à vrai dire, également au moment présent — le prestige de la forme scientifique la plus parfaite appartient aux sciences physiques. Aussi la biologie imite-t-elle les manières de la physique, et il est orthodoxe de soutenir qu'il n'y a rien en biologie qui ne soit un mécanisme physique opérant dans des circonstances plutôt complexes. Une telle position présente une difficulté : la confusion qui règne actuellement sur la question des concepts fondamentaux de la science physique. Cette même difficulté s'attache également à la doctrine opposée, le vitalisme, car dans cette théorie le fait du mécanisme est accepté — j'entends, le mécanisme basé sur le matérialisme— et un contrôle vital additionnel est introduit pour expliquer les actions des corps vivants. On ne comprendra jamais assez clairement que les diverses lois physiques qui semblent s'appliquer au comportement des atomes ne sont pas cohérentes entre elles, telles qu'elles sont actuellement formulées. Le recours au mécanisme de la part de la biologie était à l'origine un recours [103] aux concepts physiques bien établis, cohérents en eux-mêmes, comme expression du fondement de tous les phénomènes naturels. Mais de nos jours il n'y a plus aucun système de concepts de cette sorte. La science est en train de prendre un nouvel aspect, qui n'est ni purement physique, ni purement biologique. Elle est en train de devenir l'étude des organismes. La biologie est l'étude des organismes plus grands, tandis que la physique est l'étude des organismes plus petits. Il y a une autre différence entre les deux divisions de la science : les organismes de la biologie comprennent comme ingrédients les organismes plus petits de la physique, mais à présent rien ne prouve que le plus petit des organismes physiques puisse être analysé en organismes composants. Il se peut qu'il en soit ainsi. Mais quoi qu'il en soit nous sommes confrontés à la question : n'y a-t-il pas des organismes tout à fait premiers, qui ne puissent plus être analysés ? Il semble en effet improbable qu'il y ait dans la nature une régression à l'infini. En conséquence, une théorie de la science qui récuse le matérialisme doit répondre à la question concernant le caractère de ces entités premières. Il ne peut y avoir qu'une seule réponse, sur la base suivante : nous devons partir de l'événement [event] comme unité ultime d'occurrences naturelles. Un événement a affaire à tout ce qui existe, et en

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particulier à tous les autres événements. Cette interflision des événements est effectuée par les aspects de ces objets éternels, tels que les couleurs, les sons, les odeurs, les caractères géométriques, qui sont requis par la nature sans émerger d'elle. Un tel objet éternel sera un ingrédient d'un événement sous la forme [guise] ou sous l'aspect d'une qualification d'un autre événement. Il y a une réciprocité des aspects, et il y a des configurations [patterns] d'aspects. Chaque événement correspond à deux de ces configurations, à savoir la configuration des aspects des autres événements qu'il saisit dans son unité propre, et la configuration de ses aspects que d'autres événements saisissent séparément dans leurs unités respectives. En conséquence, une philosophie non matérialiste de la nature identifiera un organisme premier comme étant l'émergence d'une configuration particulière, saisie dans l'unité d'un événement réel. Cette configuration inclura également les aspects de l'événement en question saisis dans d'autres événements, ces autres événements subissant de ce fait une modification, une détermination partielle. Il y a donc une réalité intrinsèque et une réalité extrinsèque d'un événement, à savoir : l'événement dans sa propre préhension, et l'événement dans la préhension d'autres événements. Le concept d'organisme inclut par conséquent le concept d'interaction des organismes 3 . Les idées scientifiques ordinaires de transmission et de continuité sont, relativement parlant, des détails concernant [1041 les caractères empiriquement observés de ces configurations à travers l'espace et le temps. La position que nous soutenons ici est que les relations d'un événement sont internes en ce qui concerne l'événement lui-même, c'est-àdire constitutives de ce que l'événement est en lui-même. A la conférence précédente, nous en étions arrivés également à l'idée qu'un événement actuel est un accomplissement pour lui-même, une saisie de diverses entités en une valeur en raison de leur conjonction [togetherness] réelle dans cette configuration, à l'exclusion d'autres entités. Il ne s'agit pas de la simple conjonction logique de choses purement diverses, car dans ce cas, en modifiant les paroles de Bacon, « tous les objets éternels seraient semblables les uns aux autres ». Cette réalité signifie que chaque essence intrinsèque, c'est-à-dire ce que chaque objet éternel est en lui-même, se met en accord [becomes relevant] avec l'unique valeur limitée émergeant sous la forme de l'événement. Mais les valeurs diffèrent en importance. C'est pourquoi, bien que chaque événement soit nécessaire à la communauté des événements, le poids de sa contribution est déterminé par quelque chose qui lui est intrinsèque. Il nous faut examiner maintenant ce qu'est cette propriété. L'observation empirique montre que c'est la propriété que nous pouvons appeler indifféremment : conservation [rétention], persistance [endurance]

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ou réitération. Cette propriété revient à retrouver, au nom de la valeur au sein du caractère transitoire de la réalité, l'identité propre dont jouissent également les objets éternels primaires. La réitération d'une forme [shape] (ou d'une formation) particulière de valeur dans un événement se produit quand l'événement, en tant que tout, répète une certaine forme qui est également manifestée par chacune de ses parties dans leur succession. De quelque manière qu'on analyse l'événement selon le flux de ses parties au cours du temps, on a donc toujours devant soi la même chose-qui-semaintient-pour-elle-même. L'événement, dans sa propre réalité intrinsèque, reflète donc en lui-même, comme dérivés de ses propres parties, des aspects de la même valeur configurée [patterned] qu'il réalise en étant totalement soi. Il se réalise donc sous la forme d'une entité individuelle persistante contenant en elle-même sa vie historique. En outre, la réalité extrinsèque de cet événement, reflétée dans d'autres événements, prend cette même forme d'une individualité persistante ; seulement, dans ce cas, l'individualité est implantée comme une réitération d'aspects d'elle-même dans les événements étrangers qui composent l'environnement 4 . La durée temporelle totale d'un tel événement porteur d'une configuration persistante constitue son présent spécieux [specious presentj. A l'intérieur de ce présent spécieux, l'événement se réalise comme une totalité, et ce faisant, il se réalise aussi en regroupant un certain nombre d'aspects |105| de ses propres parties temporelles. Une seule et même configuration est réalisée dans l'événement total, et manifestée dans chacune de ces diverses parties par un aspect de chacune d'elles saisi dans la conjonction de l'événement total. Par ailleurs, l'histoire antérieure de la même configuration est manifestée par ses aspects dans cet événement total. Il y a donc dans cet événement une mémoire de l'histoire antérieure de sa propre configuration dominante, en tant que celle-ci a formé un élément de valeur dans son propre environnement antérieur. Cette préhension concrète, de l'intérieur, de l'histoire d'un fait persistant dans la durée peut être analysée à l'aide de deux abstractions, dont l'une est l'entité persistante qui a émergé comme un état de fait devant être pris en compte par les autres choses, et dont l'autre est l'incarnation individualisée de l'énergie sous-jacente de réalisation. La considération du flux général des événements conduit à cette analyse en une énergie éternelle sous-jacente, dans la nature de laquelle se tient un « envisagement 5 » du domaine [realm] de tous les objets éternels. Cet envisagement est la base des pensées individualisées, qui émergent comme des aspects-de-pensée saisis dans l'histoire des configurations persistantes plus subtiles et plus complexes. On doit également considérer dans la nature de l'activité éternelle un envisagement de toutes les valeurs devant

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être obtenues par une conjonction réelle des objets éternels, tels qu'il sont envisagés dans des situations idéales. Ces situations idéales, en dehors de toute réalité, sont dépourvues de valeur intrinsèque mais valorisables [valuable] en tant qu'éléments en projet. La préhension, individualisée dans les événements individuels des aspects de ces situations idéales, prend la forme de pensées individualisées, et en tant que telle a une valeur intrinsèque. La valeur apparaît donc parce qu'il y a maintenant une conjonction réelle des aspects idéaux, comme dans la pensée, et des aspects actuels, comme dans le processus de l'occurrence. En conséquence, aucune valeur ne doit être attribuée à l'activité sous-jacente séparée des événements de fait [matter-of-fact events] du monde réel. Finalement, pour résumer ce cheminement de pensée, on peut dire que l'activité sous-jacente, conçue indépendamment du fait de la réalisation, présente trois types d'envisagement. A savoir : premièrement, l'envisagement des objets éternels ; deuxièmement, l'envisagement des possibilités de valeur en ce qui concerne la synthèse des objets éternels ; et enfin, l'envisagement de l'état de fait actuel qui doit entrer dans la situation totale réalisable par l'addition du futur. Mais si elle est abstraite de l'actualité, l'activité éternelle est sans valeur. Car l'actualité est valeur. La perception individuelle provenant [106| des objets persistants [enduring objects] variera dans sa profondeur et son ampleur individuelles selon la manière dont la configuration domine sa propre route [de développement]. Elle peut représenter la plus faible ondulation différenciant l'énergie constituant le substrat général ; ou, à l'autre extrême, elle peut s'élever à la pensée consciente, laquelle comprend la pesée équilibrée, devant le jugement conscient de soi, des possibilités abstraites de valeur inhérentes aux diverses situations de conjonction idéale. Les cas intermédiaires se grouperont autour de la perception individuelle en tant que celle-ci envisage (sans conscience de soi) l'unique possibilité immédiate de réalisation accomplie [attainment] qui présente l'analogie la plus étroite avec son propre passé immédiat en ce qui regarde les aspects actuels qui se présentent à la préhension. Les lois de la physique représentent l'ajustement harmonisé du développement qui résulte de cet unique principe de détermination. La dynamique est donc dominée par un principe de moindre action, dont les caractéristiques détaillées sont connues par l'observation. Les entités atomiques matérielles que considère la science physique sont simplement ces entités individuelles persistantes, conçues en faisant abstraction de tout, excepté de ce qui concerne le jeu de leurs relations mutuelles déterminant les routes historiques respectives des unes et des autres. De telles entités sont formées partiellement par l'héritage des

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aspects de leur propre passé, mais également partiellement par les aspects des autres événements constituant leur environnement. Les lois de la physique sont les lois qui expriment comment les entités réagissent les unes sur les autres. Pour la physique, ces lois sont arbitraires, car cette science a fait abstraction de ce que ces entités sont en elles-mêmes. Nous avons vu que c'est cela, ce que les entités sont en elles-mêmes, qui est sujet à modification du fait de leur environnement. Aussi, l'hypothèse selon laquelle aucune modification de ces lois n'est à attendre de la part d'environnements présentant des différences marquantes par rapport à ceux pour lesquels on a observé que les lois étaient valables, est-elle très risquée. Les entités physiques peuvent être modifiées très profondément dans la mesure où ces lois sont concernées. Il est même possible qu'elles puissent se développer pour devenir des individualités de types plus fondamentaux donnant lieu à une expression [embodiment] plus large du type d'envisagement. Un tel envisagement pourrait aller jusqu'à réaliser l'équilibre de valeurs alternatives en exerçant un choix indépendant des lois physiques et exprimable seulement en terme de finalité 6. En dehors de ces possibilités éloignées, il reste une déduction immédiate : qu'une entité individuelle dont la propre histoire fait partie de l'histoire d'une configuration plus vaste, plus profonde et plus complète, est susceptible [107] de voir son être propre dominé par des aspects de cette configuration plus vaste, et de faire l'expérience dans son être propre, comme en reflet, des modifications survenues à cette configuration plus vaste. C'est la théorie du mécanisme organique. Selon cette théorie, l'évolution des lois de la nature est concourante à l'évolution de la configuration persistante [enduring pattern]. Car l'état général de l'univers, tel qu'il est maintenant, détermine partiellement les essences mêmes des entités dont ces lois expriment les modes de fonctionnement. Le principe général est que, dans un nouvel environnement, il y a évolution des anciennes entités vers des formes nouvelles. Cet aperçu rapide d'une théorie intrinsèquement organique de la nature nous permet de comprendre les principales exigences de la doctrine de l'évolution. L'œuvre principale poursuivie pendant la pause de cette fin du XIXè siècle a été l'assimilation de cette doctrine en tant que guide de la méthodologie de toutes les branches de la science. Avec un aveuglement qui est en quelque sorte la sanction d'une pensée hâtive et superficielle, beaucoup de penseurs religieux s'opposèrent à la nouvelle doctrine, bien qu'en vérité une philosophie intrinsèquement évolutionniste soit incompatible avec le matérialisme. L'étoffe primitive, ou le matériau, dont part une philosophie matérialiste, est incapable d'évolution. Ce matériau

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[material] est en lui-même la substance ultime. L'évolution, dans la théorie matérialiste, voit son rôle réduit à n'être qu'un terme différent pour décrire les modifications des relations extérieures entre portions de matière. Il n'y a rien qui évolue, car un ensemble de relations extérieures est aussi valable qu'un autre ensemble de relations extérieures : tout au plus peut-il y avoir changement dépourvu d'intention et de tout progrès. Mais l'élément majeur de la doctrine moderne est l'évolution des organismes complexes à partir d'états antérieurs d'organismes moins complexes. Cette doctrine réclame donc instamment une conception de l'organisme comme conception fondamentale de la nature. Elle exige également une activité sous-jacente — une activité substantielle — s'exprimant dans des incarnations individuelles, et évoluant dans les réalisations de l'organisme. L'organisme est une unité de valeur émergente, une fusion réelle des caractères des objets éternels, émergeant pour elle-même. Ainsi, en procédant à l'analyse du caractère propre de la nature, nous découvrons que l'émergence des organismes repose sur une activité sélective qui s'apparente à une fin [purpose]7. Le point important est que les organismes persistants sont maintenant le résultat de l'évolution, et qu'en dehors de ces organismes il n'y a rien d'autre qui dure 1108]. Selon la théorie matérialiste, il y a un matériau —tel que la matière ou l'électricité — qui dure. Selon la théorie organique, les seules persistances sont des structures d'activité, et ces structures sont le résultat d'une évolution 8. Les choses persistantes sont donc le résultat d'un procès temporel, tandis que les choses éternelles sont les éléments requis pour l'existence même du procès. Nous pouvons donner de la persistance la définition précise suivante : soit un événement A constitué globalement par une configuration structurale persistante [enduring structural patternj. A peut être alors complètement subdivisé en une succession temporelle d'événements. Soit B une partie quelconque de A obtenue en prélevant n'importe lequel des événements appartenant à la série ; A se trouve donc subdivisé. La configuration persistante est alors une configuration d'aspects au sein de la configuration complète préhendée dans l'unité de A, et est aussi une configuration au sein de la configuration complète préhendée dans l'unité d'une tranche temporelle quelconque de A, telle que B. Par exemple, une molécule est une configuration apparaissant dans un événement d'une minute, et dans n'importe quel événement d'une seconde de cet événement d'une minute. Il est évident qu'une telle structure persistante peut avoir plus ou moins d'importance. Elle peut exprimer quelque fait superficiel connectant les activités sous-jacentes ainsi individualisées, ou elle peut exprimer quelque connexion très étroite. Si la configuration qui dure est

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simplement dérivée des aspects directs de l'environnement externe, reflétés dans les points de vue des diverses parties, alors la persistance est un fait extrinsèque de faible importance. Mais si la configuration persistante dérive entièrement des aspects directs des diverses sections temporelles de l'événement en question, alors la persistance est un fait intrinsèque important, qui exprime une certaine unité de caractère unissant les activités individualisées sous-jacentes. Il y a alors un objet persistant ayant une certaine unité pour lui-même et pour le reste de la nature. Nous utiliserons le terme « persistance physique » [physical endurance] pour exprimer une persistance de ce type. La persistance physique est alors le processus qui consiste à hériter de manière continue une certaine identité de caractère transmise tout au long d'une route historique d'événements. Ce caractère appartient à la route entière, et à chaque événement de la route. Telle est la propriété exacte de la matière. Si elle a existé pendant dix minutes, elle a existé durant chaque minute de ces dix minutes, et durant chaque seconde de chaque minute. C'est seulement si l'on considère la matière comme fondamentale que cette propriété de persistance est un fait arbitraire, à la base de l'ordre de la nature. Par contre, si l'on considère l'organisme comme fondamental, cette propriété est le résultat d'une évolution. A première vue, tout se passe comme si un objet physique, avec son processus [109] d'héritage à partir de lui-même, était indépendant de l'environnement. Mais une telle conclusion n'est pas justifiée. En effet : soient B et C deux tranches successives de la vie d'un tel objet, telles que C succède à B. La configuration persistante de C est alors héritée de B et des autres parties antécédentes analogues de sa vie : elle est transmise à C en passant par B. Mais ce qui est transmis à C est la configuration complète des aspects dérivés à partir d'événements comme B. Ces configurations complètes comprennent l'influence de l'environnement sur B et sur les autres parties antécédentes de la vie de l'objet. Ainsi les aspects complets de la vie antécédente sont hérités comme la configuration partielle qui dure tout au long des diverses périodes de la vie. Un environnement favorable est donc essentiel à la conservation d'un objet physique. La nature, telle que nous la connaissons, contient des permanences énormes. Il y a les permanences de la matière ordinaire. Les molécules des rocs les plus anciennement connus des géologues peuvent avoir subsisté sans changement pendant plus d'un milliard d'années, sans changement non seulement en elles-mêmes, mais dans leurs dispositions relatives les unes vis à vis des autres. Dans cette longueur de temps, le nombre de pulsations d'une molécule vibrant à la fréquence de la lumière jaune du sodium serait d'environ 16,3 x 1022 = 163.000 x (106)3. Jusqu'à une période récente, un atome était considéré comme apparemment

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indestructible. A présent nous en savons davantage, mais l'atome indestructible a été remplacé par l'électron apparemment indestructible, et par l'indestructible proton. Un autre fait qui doit être expliqué est la grande similitude de ces objets pratiquement indestructibles. Tous les électrons sont très semblables entre eux. Il n'est pas besoin d'aller au-delà de nos observations et de dire qu'ils sont identiques, mais nos capacités d'observation ne peuvent détecter aucune différence entre eux. De manière analogue, tous les noyaux d'hydrogène se ressemblent. Nous notons aussi le grand nombre de ces objets analogues : il y en a des quantités. Tout se passe comme si une certaine similarité était une condition favorable à la persistance. Le sens commun suggère lui aussi cette conclusion. Si les organismes doivent survivre, ils doivent œuvrer ensemble. Il résulte de ces considérations que la clé du mécanisme de l'évolution est la nécessité de trouver un environnement favorable qui évolue conjointement avec un type spécifique d'organisme persistant doté d'une grande permanence. Tout objet physique qui par son influence détériore son environnement se suicide. L'un des moyens les plus simples de voir se développer un environnement favorable [110] en même temps que se développe l'organisme individuel est que l'influence de chaque organisme sur l'environnement soit favorable à la persistance d'autres organismes du même type. Si l'organisme en question favorise en outre le développement d'autres organismes du même type, on obtient alors un mécanisme d'évolution adapté à produire cet état, qui a été observé, de grandes multitudes d'entités analogues ayant de hautes capacités de persistance. Car l'environnement se développe automatiquement avec l'espèce, et l'espèce avec l'environnement. La première question qui se pose est de savoir s'il existe une preuve directe de l'existence d'un tel mécanisme d'évolution des organismes persistants. Lorsqu'on observe la nature, on doit se souvenir qu'on n'y trouve pas seulement des organismes de base dont les ingrédients sont seulement des aspects des objets éternels. On y trouve aussi des organismes d'organismes. Supposons pour le moment, et par souci de simplicité, qu'on admette, sans aucune preuve, que les électrons et les noyaux d'hydrogène soient de tels organismes de base 9 . Les atomes et les molécules seront alors des organismes d'un type supérieur, qui représentent également une unité organique compacte déterminée. Mais lorsqu'on en vient aux agrégats de matière plus importants, l'unité organique s'évanouit à l'arrière-plan et ne paraît être que très faible et élémentaire. Elle est présente, mais sa configuration est vague et indécise, un simple agrégat d'effets. Lorsqu'on

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en arrive aux êtres vivants, on retrouve la définitude de la configuration, et de nouveau le caractère organique devient prédominant. Les lois caractéristiques de la matière inorganique sont donc principalement des moyennes statistiques résultant d'agrégats confus. Elles sont si loin de mettre en lumière la nature ultime des choses qu'elles embrouillent et cachent les caractères individuels des organismes individuels. Si l'on veut faire la lumière sur les faits relatifs aux organismes, il faut étudier soit les molécules individuelles et les électrons, soit les êtres vivants individuels. Entre les deux, on ne trouve qu'une relative confusion. Mais l'étude de la molécule individuelle est difficile, car on connaît peu de choses sur sa vie historique, et il est impossible de maintenir sous observation continue une molécule individuelle : en général on n'a affaire qu'à de vastes agrégats de molécules. En ce qui concerne les molécules individuelles, il arrive parfois qu'avec difficulté un grand expérimentateur jette, si l'on peut dire, un trait de lumière sur l'une d'elles, et il observe alors seulement un type d'effet instantané. Par conséquent, l'histoire du fonctionnement des molécules ou des électrons individuels nous est largement inaccessible. (111] Par contre, dans le cas des êtres vivants, on peut retracer l'histoire des individus. On trouve ici exactement le mécanisme recherché. En premier lieu, il y a propagation de l'espèce à partir des membres de la même espèce. Il y a aussi l'apport précis de l'environnement favorable à la persistance de la famille, de la race ou de la semence dans le fruit. Il est évident cependant que cette explication du mécanisme évolutif est faite en des termes bien trop simples. On rencontre des espèces vivantes associées qui se procurent les unes aux autres un environnement favorable, agissant ainsi exactement comme le font mutuellement les membres de la même espèce. Ce fait rudimentaire d'association se rencontre dans l'existence de ces deux espèces que sont les électrons et les noyaux d'hydrogène : la simplicité de l'association duale et l'absence apparente de compétition de la part d'autres espèces antagonistes expliquent la persistance massive que l'on constate chez eux. Le mécanisme [machinery] mis enjeu dans le développement de la nature présente donc deux aspects. D'un côté, il y a un environnement donné, avec des organismes qui s'y adaptent. C'est cet aspect qui a été accentué par le matérialisme scientifique de l'époque dont nous parlons. De ce point de vue, il existe une quantité donnée de matière, et seulement un nombre limité d'organismes capables d'en tirer avantage. Le caractère donné de l'environnement domine toutes choses. En conséquence, le dernier mot de la science semblait être la Lutte pour l'Existence et la Sélection Naturelle. Les propres écrits de Darwin sont pour tous les temps un modèle du refus d'aller au-delà de l'évidence directe, et un modèle d'examen méticuleux de

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toute hypothèse possible. Mais ces vertus ne furent pas aussi manifestes chez ses successeurs, et encore moins chez ses partisans. L'imagination des sociologues et des publicistes européens a été entachée d'une attention exclusive à cet aspect des intérêts en conflit. L'idée dominante était que c'était faire preuve d'un réalisme propre aux esprits forts que d'écarter les considérations éthiques dans la détermination de la conduite des intérêts commerciaux et nationaux. L'autre côté de la mécanique évolutionniste, le côté négligé, est exprimé par le mot faculté créatrice (creativeness). Les organismes sont capables de créer leur propre environnement. A cet effet, l'organisme individuel est presque impuissant. Pour rassembler les forces adéquates, il faut qu'il y ait des sociétés d'organismes en coopération. Mais avec une telle coopération [112|, et proportionnellement à l'effort déployé, l'environnement présente une plasticité qui transforme tout l'aspect éthique de l'évolution. Dans le passé immédiat, et de nos jours encore, domine toujours une certaine confusion de l'esprit. La plasticité croissante de l'environnement des hommes résultant des progrès de la technologie scientifique est interprétée selon des habitudes de pensée qui trouvent leur justification dans la théorie d'un environnement stable. L'énigme de l'univers n'est pas si simple. Il y a l'aspect d'une permanence dans laquelle un type donné d'accomplissement [attainment] est répété sans fin pour lui-même ; et il y a l'aspect d'une transition vers d'autres réalités —peut-être de valeur supérieure, peut-être de valeur inférieure. Il y a aussi ses aspects de lutte et d'entr'aide fraternelle. Mais le romantisme de la dureté impitoyable n'est pas plus proche d'une politique réaliste que ne l'est le romantisme du renoncement à soi-même.

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Notes

1 2

Cf. Psaume VIII, 6. 1 Angstrôm = 10"8 cm, unité de mesure pour les longueurs d'onde, en spectroscopic.

3

Ce passage est commenté par L. S. Ford en EWM, pp. 35-36.

4

L. S. Ford considère les trois paragraphes qui suivent comme une addition ultérieure aux Lowell Lectures initiales (EWM, 16 et 246).

5

II nous faut conserver ce terme d'envisagement propre à Whitehead, pour sa spécificité. (J.-C. Dumoncel, dans Les 7 mots de Whitehead, p. 121, le traduit par considération. Cf. sa traduction de tout ce passage.) Ford consacre toute une section à l'analyse du «triple envisagement » (EWM 109-113), en notant que « sa signification est difficile à saisir » et qu'il faut rapprocher cette notion de son utilisation dans le chapitre sur Dieu (ci-après, pages [176-177]) : « Puisque envisager signifie être en présence de, faire face, ce qui est envisagé est ce que l'occasion a devant elle à synthétiser. Envisager, ce n'est pas synthétiser, amener à l'unité préhensive, mais c'est accueillir en tant qu'ingrédient dans une préhension. Ce qui est envisagé est conçu indépendamment de la réalisation, et par suite n'est pas individualisé, puisque réalisation signifie individualisation. »

6

« Such envisagement might reach to the attainment of the poising of alternative values with exercise of choice lying outside the physical laws, and expressible only in terms of purpose. » Cf. EWM 35 pour une analyse de ce passage.

7

Cf. PhW 131 : « une activité sélective téléologique. ».

8

« the structures are evolved » est traduit par A. Parmentier « les structures sont des faits évolutifs » (PhW 131), ce qui n'est pas la même chose.

9

N'oublions pas que ceci est écrit en 1925.

Chapitre VII

La relativité |113| Dans les chapitres précédents, nous avons considéré les conditions antécédentes qui ont conduit au mouvement scientifique, et nous avons retracé le progrès de la pensée du XVIIè au XIXè siècle. Au XIXè siècle, dans la mesure où on la regroupe autour de la science, cette histoire se divise en trois parties : le contact entre le mouvement romantique et la science, le développement de la technologie et de la physique dans la première partie du siècle, et enfin la théorie de l'évolution en liaison avec le progrès général des sciences biologiques. La note dominante de l'ensemble de cette période de trois siècles est que la doctrine du matérialisme a fourni une base adéquate aux conceptions scientifiques. Cette doctrine fut pratiquement incontestée. Lorsqu'on faisait appel aux ondulations, on leur octroyait un éther qui puisse exercer les fonctions d'un matériau ondulatoire. Pour montrer le caractère tout à fait hypothétique des doctrines ainsi mises en jeu, j'ai esquissé les grands traits d'une doctrine alternative : la théorie organique de la nature. Dans mon dernier chapitre, j'ai souligné le fait que les développements de la biologie, la doctrine de l'évolution, la doctrine de l'énergie et les théories moléculaires avaient rapidement commencé à saper l'adéquation du matérialisme orthodoxe. Mais jusqu'à la fin du siècle personne ne tira cette conclusion. Le matérialisme régnait en maître. La marque distinctive de l'époque présente est qu'il s'est développé tellement de complexités concernant la matière, l'espace, le temps, et l'énergie, que la simple sécurité qu'apportaient les vieilles hypothèses orthodoxes s'est évanouie. Il est évident que celles-ci ne suffisent plus telles que Newton les a laissées, ou même telles que les a laissées Clerk Maxwell. Une réorganisation s'impose. |114| La situation nouvelle de la pensée d'aujourd'hui provient du fait que la théorie scientifique est en train de dépasser le sens commun. Le savoir établi que le XVIIIè siècle reçut en héritage était un triomphe du sens commun organisé. Il s'était débarrassé des fantaisies médiévales et des tourbillons de Descartes. Le résultat fut qu'il donna libre cours à ses tendances anti-rationalistes issues de la révolte

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historique de la Réforme. Il se basait sur ce que tout homme simple pouvait voir de ses propres yeux ou avec un microscope de faible puissance. On mesurait les choses évidentes à mesurer, et on généralisait ce qui de toute évidence pouvait l'être, par exemple les notions ordinaires de poids et de masse. Le XVIIIè siècle s'ouvrit avec la confiance tranquille d'avoir enfin été débarrassé de tout non-sens. Aujourd'hui, nous sommes au pôle opposé de la pensée. Dieu sait si ce qui semble être un non-sens aujourd'hui ne deviendra pas une vérité démontrée demain. Nous avons retrouvé en partie le ton du début du XIXè siècle, seulement à un niveau d'imagination supérieur. La raison pour laquelle nous sommes à un niveau d'imagination supérieur n'est pas que nous ayons une imagination plus fine, mais que nos instruments sont meilleurs. En science, la chose la plus importante qui soit survenue pendant les quarante dernières années est le progrès réalisé dans la conception des instruments. Ce progrès est dû en partie à quelques hommes de génie tels que Michelson et les opticiens allemands. Il est dû également au progrès des procédés techniques de fabrication, particulièrement dans le domaine de la métallurgie. L'inventeur a maintenant à sa disposition une grande diversité de matériaux ayant des propriétés physiques différentes. Il peut ainsi disposer des matériaux dont il a besoin, leur donner les formes qu'il désire dans d'étroites limites de tolérance. Ces instruments ont placé la pensée sur un plan nouveau. Un nouvel instrument rend les mêmes services qu'un voyage à l'étranger : il montre les choses dans des concours de circonstances inhabituelles. On y gagne plus qu'un simple supplément de connaissances : c'est une transformation. Le progrès de l'ingéniosité expérimentale est peut-être dû également à la plus grande proportion des capacités nationales qui s'orientent de nos jours vers la recherche scientifique. Quoi qu'il en soit, et quelle qu'en soit la cause, les expériences subtiles et ingénieuses ont abondé dans la dernière génération. Le résultat est qu'une grande quantité d'informations a été accumulée dans des domaines de la nature très éloignés de l'expérience ordinaire de l'humanité. Deux expériences célèbres, l'une imaginée par Galilée au début du mouvement scientifique, et l'autre effectuée par Michelson, avec l'aide [115| de son fameux interféromètre, pour la première fois en 1881 et répétée en 1887 et en 1905, illustrent mes affirmations. Galilée laissa tomber des corps pesants du sommet de la tour penchée de Pise, et démontra que des corps de poids différents, lâchés simultanément, atteignaient le sol ensemble. Dans la mesure où n'étaient concernées que l'habileté expérimentale et la sensibilité des appareils, cette expérience aurait pu être faite n'importe quand dans les cinq millénaires précédents.

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Les idées mises en jeu concernaient simplement le poids et la vitesse de déplacement, idées familières de la vie ordinaire. Toutes ces idées avaient pu être familières au Roi Minos de Crète et à sa famille tandis qu'ils jetaient des cailloux dans la mer du haut des remparts qui dominaient la côte. Nous ne réaliserons jamais assez clairement que la science a commencé par l'organisation des expériences ordinaires. C'est ce qui fait qu'elle s'accorda si facilement avec le biais anti-rationaliste de la révolte historique. Elle ne recherchait pas les significations ultimes. Elle se bornait à chercher les rapports qui réglaient la succession des événements évidents. L'expérience de Michelson n'aurait pu être réalisée à une époque antérieure : elle exigeait le progrès général de la technologie et le génie expérimental de Michelson. Cette expérience a pour objet la détermination du mouvement de la Terre à travers l'éther, et admet que la lumière consiste en ondes vibratoires progressant à une vitesse déterminée à travers l'éther dans toutes les directions. La Terre est aussi en mouvement dans l'éther, et l'appareil de Michelson se déplace avec elle. Au centre de l'appareil un rayon de lumière est divisé de telle manière qu'un demi-rayon continue parallèlement sa route sur une distance donnée et soit réfléchi par un miroir de façon à revenir au centre. L'autre demi-rayon parcourt la même distance perpendiculairement à l'axe de l'appareil et à l'autre rayon, et est également réfléchi vers le centre. Ces rayons ainsi réunis sont ensuite projetés sur un écran dans l'appareil. En prenant les précautions suffisantes, ils produisent des franges d'interférence que l'on pourra observer, à savoir des bandes noires là où les crêtes d'ondes d'un rayon ont rempli les creux des autres rayons, en raison d'une minime différence entre les longueurs des parcours des deux demi-rayons jusqu'à certaines parties des écrans. Ces différences de longueur seront affectées par le mouvement de la Terre, car ce sont les longueurs des parcours dans l'éther qui comptent. Et puisque l'appareil se déplace avec la Terre, les parcours des deux demi-rayons seront modifiés de manière différente par ce mouvement [116]. Imaginez que vous marchiez dans un wagon de chemin de fer, d'abord dans le sens du train, puis perpendiculairement ; et marquez vos parcours sur la voie ferrée, qui dans cette analogie correspond à l'éther. Mais le mouvement de la Terre est très lent comparé à celui de la lumière, aussi dans l'analogie vous devez considérer que le train est presque immobile et que vous marchez très vite. Dans l'expérience, l'influence du mouvement de la Terre devrait affecter les positions des franges d'interférence sur l'écran. Aussi, en tournant l'appareil d'un angle droit, l'effet du mouvement de la Terre sur les deux demi-rayons sera inversé, et les positions des bandes d'interférence seront décalées. On peut calculer le petit décalage qui devrait résulter du

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mouvement de la Terre autour du Soleil, auquel on doit aussi ajouter celui dû au mouvement du Soleil à travers l'éther. La sensibilité de l'instrument peut être testée, et il peut être prouvé que ces effets de décalage sont assez importants pour être observés grâce à lui. Or, le problème est que rien ne fut observé : aucun décalage ne se produisit quand on tourna l'appareil. La conclusion est donc, soit que la Terre est toujours immobile dans l'éther, soit qu'il y a quelque chose de faux dans les principes fondamentaux sur lesquels repose l'interprétation de l'expérience \ Il est évident qu'avec cette expérience, nous sommes très loin des pensées et des jeux des enfants du Roi Minos. Les idées d'éther, d'ondes dans l'éther, d'interférence, de mouvement de la Terre dans l'éther, et celle de l'interféromètre de Michelson, sont très éloignées de l'expérience ordinaire. Mais aussi éloignées soient-elles, elles sont simples et évidentes comparées à l'explication du résultat négatif de l'expérience. La base de l'explication est que les idées d'espace et de temps utilisées en science sont trop simplistes, et doivent être modifiées. Cette conclusion est un défi direct au sens commun, car la science antérieure n'avait fait qu'apporter des raffinements aux notions ordinaires des gens ordinaires. Une réorganisation aussi radicale des idées n'aurait pas été acceptée si elle n'avait été appuyée sur de nombreuses autres observations, qu'il n'est pas nécessaire de mentionner ici. En appeler à une certaine forme de théorie de la relativité semble être le moyen le plus simple d'expliquer un grand nombre de faits qui autrement auraient exigé chacun une explication ad hoc. Cette théorie, par conséquent, ne repose pas seulement sur les expériences qui ont conduit à sa formation 2. [117] Le point central de l'explication est que tout instrument tel que l'appareil de Michelson utilisé dans cette expérience, enregistre nécessairement la vitesse de la lumière comme ayant une seule et même valeur définie par rapport à lui. Je veux dire par là qu'un interféromètre placé sur une comète et un interféromètre placé sur la Terre révéleraient nécessairement la vitesse de la lumière par rapport à eux-mêmes comme ayant la même valeur. Ceci est un paradoxe évident, puisque la lumière se propage à une vitesse définie à travers l'éther, et qu'en conséquence on pourrait s'attendre à ce que deux corps, la terre et la comète, se déplaçant à des vitesses différentes à travers l'éther, aient des vitesses différentes relativement aux rayons lumineux. Si l'on considère par exemple deux voitures sur une route, se déplaçant respectivement à 10 et à 20 km/h, et une troisième voiture qui les dépasse à 50 km/h, la voiture rapide dépassera la première à une vitesse relative de 40 km/h et la seconde à une vitesse relative de 30 km/h. Notre allégation concernant la lumière revient à dire que si nous substituons à la voiture rapide le rayon de lumière, la vitesse de

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ce rayon par rapport à la route serait exactement la même que sa vitesse relativement à l'une ou l'autre des deux voitures qu'il dépasse. La vitesse de la lumière est immensément grande, puisqu'elle est d'environ 300.000 km/seconde. Notre notion d'espace et notre notion de temps doivent être telles que justement elles tiennent compte du caractère particulier de cette vitesse de la lumière. Il en résulte que toutes nos notions sur les vitesses relatives doivent être refondues. Or, elles sont la conséquence immédiate des notions habituelles d'espace et de temps. Ainsi, nous revenons à la position qui consiste à constater que quelque chose nous a échappé dans nos explications courantes de ce que l'on entend par « espace » et de ce que l'on entend par « temps ». Or, notre postulat fondamental habituel est qu'on ne peut donner qu'une seule signification à l'espace et qu'une seule signification au temps, de sorte que quelle que soit la signification donnée aux relations spatiales par rapport à l'instrument situé sur la Terre, la même signification doit leur être donnée par rapport à l'instrument situé sur la comète, et la même signification encore pour un instrument au repos dans l'éther. Or, la théorie de la relativité rejette ce postulat. En ce qui concerne l'espace, il n'y a pas de difficulté à l'accepter si l'on considère les faits évidents du mouvement relatif, mais même ici le changement de signification doit aller plus loin que ne peut l'accorder le sens commun. La même exigence est valable pour le temps, de sorte que les datations relatives des événements, ainsi que les laps de temps entre ceux-ci, devront être reconnus comme différents pour l'instrument situé sur la terre, pour celui situé sur la comète et pour celui au [118] repos dans l'éther. Ceci heurte davantage notre croyance naïve. Il n'est pas nécessaire d'examiner cette question plus avant pour tirer la conclusion que la spatialité et la temporalité doivent avoir chacune pour la terre et pour la comète des significations différentes, dans les conditions différentes que présentent la terre et la comète. Par conséquent, la vitesse a des significations différentes pour les deux corps. L'hypothèse scientifique moderne est donc la suivante : si, étant donnée une signification quelconque de l'espace et du temps, une chose (quelconque) se déplace à la vitesse de la lumière, alors, pour une quelconque autre signification de l'espace et du temps, cette chose se déplace toujours à la même vitesse. Ceci porte un rude coup au matérialisme scientifique classique, lequel présuppose un instant présent défini auquel toute matière est simultanément réelle. Dans la théorie moderne, il n'existe pas de tel instant présent unique : on peut trouver une signification à la notion d'instant simultané dans toute la nature, mais cette signification sera différente pour des notions différentes de la temporalité.

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Il y a eu une tendance à donner une interprétation subjectiviste extrême à cette nouvelle doctrine. J'entends par là que la relativité de l'espace et du temps a été interprétée comme si elle dépendait du choix de l'observateur. Il est parfaitement légitime de faire intervenir l'observateur, si cela facilite les explications. Mais c'est du corps de l'observateur dont nous avons besoin, non de son esprit. Qui plus est, ce corps n'est utile que comme exemple d'une forme très familière d'appareil. Dans l'ensemble, il vaut mieux concentrer son attention sur Pinterféromètre de Michelson, et laisser de côté le corps de Michelson et l'esprit de Michelson. La question posée est : pourquoi Pinterféromètre a-t-il des raies noires sur son écran, et pourquoi ces raies ne se décalent-elles pas légèrement lorsqu'on fait tourner l'appareil ? La nouvelle relativité associe l'espace et le temps d'une manière intime jamais envisagée jusqu'alors, et qui présuppose que leur séparation dans un fait concret peut être réalisée par différents modes d'abstraction conduisant à des significations différentes. Or chaque mode d'abstraction dirige notre attention vers quelque chose qui existe dans la nature, et ce faisant, l'isole dans l'intention de l'examiner. Le fait qui correspond à l'expérience de Michelson est que Pinterféromètre ne convient qu'à un seul parmi les nombreux systèmes différents de relations spatio-temporelles entre entités naturelles. Ce qu'il nous faut demander maintenant à la philosophie, c'est de nous donner une interprétation du statut de l'espace et du temps dans la nature, de sorte que soit préservée la possibilité d'autres significations. Ces conférences ne permettent pas [119| d'entrer dans les détails, mais il n'est pas difficile d'indiquer où chercher l'origine de la distinction entre l'espace et le temps. Je présuppose la théorie organique de la nature dont j'ai esquissé les grandes lignes en la prenant pour base d'un objectivisme intégral. Un événement est la saisie, en une unité, d'une configuration [pattern] d'aspects. L'efficacité d'un événement par delà lui-même provient des aspects de lui-même qui contribuent à la formation des unités préhendées d'autres événements. A l'exception des aspects systématiques d'une forme géométrique, cette efficacité est insignifiante si la configuration reflétée s'attache seulement à l'événement comme à un tout. Si la configuration dure dans toutes les parties successives de l'événement et se manifeste aussi dans le tout, de sorte que l'événement soit la vie historique de la configuration, alors, en vertu de cette configuration persistante, l'événement gagne en efficacité externe. Car sa propre efficacité est renforcée par les aspects analogues de toutes ses parties successives 3. L'événement constitue une valeur configurée [patterned value] ayant une permanence inhérente à toutes ses parties propres ; et en raison de cette

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persistance inhérente dans la durée, l'événement est important pour la modification de son environnement. C'est dans cette persistance de la configuration que le temps se différencie de l'espace. La configuration existe spatialement maintenant ; et cette détermination temporelle constitue sa relation à chaque événement partiel. Car cette configuration est reproduite dans la succession temporelle de ces parties spatiales de sa propre vie. Je veux dire par là que cette règle particulière de l'ordre temporel permet à la configuration d'être reproduite dans chaque tranche temporelle de son histoire 4 . Pour ainsi dire, chaque objet persistant découvre dans la nature et requiert de la nature un principe discriminant l'espace du temps. Hormis le cas d'une configuration persistante, ce principe pourrait être là, mais il serait latent et insignifiant. Ainsi, l'importance de l'espace en tant qu'opposé au temps, et du temps opposé à l'espace, s'est développée avec le développement des organismes persistants. Les objets persistants signalent une différenciation de l'espace par rapport au temps eu égard aux configurations ingrédientes aux événements 5 ; et réciproquement, la différenciation de l'espace par rapport au temps dans les configurations ingrédientes aux événements exprime la réceptivité [patience] de la communauté des événements à l'égard des objets persistants. Il pourrait y avoir communauté sans objets, mais il ne pourrait pas y avoir d'objets persistants sans une communauté dotée d'une réceptivité particulière à leur égard. Il est tout à fait nécessaire de ne pas se méprendre sur ce point. La persistance signifie qu'une configuration qui se manifeste dans la préhension d'un événement se manifeste aussi dans la préhension de celles de ses parties [120] qui sont discriminées suivant une certaine règle 6. Il n'est pas vrai que n'importe quelle partie de l'événement total présente la même configuration que celle de cet événement total. Considérons par exemple la configuration corporelle totale manifestée dans la vie d'un corps humain pendant une minute : pendant cette même minute, l'un des pouces est une partie de l'événement entier, mais la configuration de cette partie est la configuration du pouce et non la configuration du corps entier. Ainsi, la persistance requiert une règle définie pour qu'il y ait des parties. Dans l'exemple ci-dessus, on sait immédiatement quelle est la règle : on doit prendre la vie du corps entier pendant n'importe quelle portion de cette même minute, par exemple pendant une seconde ou un dixième de seconde. Autrement dit, la signification de la persistance présuppose une signification pour le laps de temps à l'intérieur du continuum spatiotemporel. La question se pose maintenant de savoir si tous les objets persistants révèlent le même principe de différenciation entre l'espace et le temps, ou

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si, aux différentes étapes de sa propre histoire, un objet ne peut pas varier dans sa discrimination spatio-temporelle. Jusqu'à ces dernières années, tout le monde admettait sans hésitation qu'il n'y avait qu'un seul principe de ce genre à découvrir. En conséquence, dans son rapport avec un objet, le temps devait avoir exactement la même signification de persistance que dans son rapport avec la persistance d'un autre objet. Il s'ensuivait également que les relations spatiales devaient avoir une signification unique. Mais il semble à présent que l'efficacité observée des objets ne peut être expliquée qu'en admettant que les objets en état de mouvement relatif les uns par rapport aux autres utilisent, pour leur persistance, des significations de l'espace et du temps qui ne sont pas identiques d'un objet à l'autre. Tout objet persistant doit être conçu comme étant au repos dans son propre espace, et en mouvement dans tout espace défini d'une manière qui n'est pas celle inhérente à sa persistance particulière. Si deux objets sont mutuellement au repos, ils utilisent les mêmes significations de l'espace et du temps pour exprimer leur persistance ; s'ils sont en mouvement relatif, leurs espaces et leurs temps diffèrent. Il s'ensuit que si, à une étape de sa vie historique, nous pouvons concevoir un corps comme étant en mouvement relativement à lui-même à une autre étape, alors ce corps utilise à ces deux étapes des significations différentes de l'espace, et corrélativement des significations différentes du temps. Dans une philosophie organique de la nature, il n'y a rien qui permette de décider entre l'ancienne hypothèse de l'unicité de la distinction du temps [121] et la nouvelle hypothèse de sa multiplicité : c'est purement une question de preuve empirique tirée de l'observation Dans une conférence précédente, j'ai dit qu'un événement avait des contemporains. C'est une question intéressante de savoir si, d'après la nouvelle hypothèse, une telle assertion peut être faite sans la condition d'une référence à un système défini d'espace-temps. Il est possible de le dire au sens où, dans un certain système de temps, les deux événements contemporains sont simultanés. Dans d'autres systèmes de temps, les deux événements ne seront pas simultanés, bien qu'ils puissent se chevaucher. De manière analogue, un événement en précédera un autre sans condition, si cette priorité se produit dans chaque système de temps. Il est évident que si nous partons d'un événement donné A, les autres événements se divisent en général en deux ensembles, à savoir ceux qui, sans condition, sont contemporains de A, et ceux qui, soit précèdent, soit suivent A. Mais on laisse alors de côté un ensemble, à savoir les événements qui reliaient ces deux ensembles. Nous avons là un cas critique. Vous vous souvenez que 1

Cf. mes Principes de la Connaissance naturelle, Section 52:3.

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nous avons à prendre en compte une vitesse critique, à savoir la vitesse théorique de la lumière in vacuo 1 ; vous vous souvenez également que l'utilisation de différents systèmes spatio-temporels signifie le mouvement relatif des objets. C'est en faisant l'analyse de la relation critique d'un ensemble particulier d'événements à un événement donné A que nous trouvons l'explication de la vitesse critique dont nous avons besoin. Je vous fais grâce de tous les détails. Il est évident que l'exactitude d'un énoncé ne peut être obtenue qu'en faisant intervenir les points, les lignes et les instants, de même que pour étudier l'origine de la géométrie il faut discuter par exemple de la mesure des longueurs, de la rectilignité des lignes, de la planéité des plans et de la perpendicularité. J'ai tenté de mener à bien de telles recherches dans mes ouvrages précédents, dans le cadre de la théorie de l'abstraction extensive ; mais ce sujet est trop technique pour être abordé Si les relations géométriques de distance n'ont pas de signification unique définie, il est évident que la loi de la gravitation doit nécessairement être reformulée. Car la formule qui exprime cette loi est la suivante : deux particules s'attirent l'une l'autre proportionnellement au produit de leurs masses et en raison inverse du carré de leur distance. Cet énoncé admet tacitement qu'une signification définie peut être attribuée à l'instant auquel [122] on considère l'attraction, et aussi une signification définie à la distance. Or la distance est une notion purement spatiale, de sorte que selon la nouvelle théorie, il existe un nombre indéfini de significations suivant le système d'espace-temps que vous adoptez. Si les deux particules sont relativement au repos, nous pouvons nous contenter des systèmes d'espacetemps qu'elles utilisent toutes deux. Malheureusement, cette suggestion ne nous indique pas comment procéder lorsqu'elles ne sont pas mutuellement au repos. Il est donc nécessaire de reformuler la loi d'une manière qui ne présuppose aucun système d'espace-temps particulier. C'est ce qu'a fait Einstein. Naturellement, le résultat est plus compliqué. Il a introduit en physique mathématique certaines méthodes des mathématiques pures qui rendent les formules indépendantes des systèmes particuliers de mesure adoptés. La nouvelle formule introduit divers petits effets qui sont absents de la loi de Newton, mais pour les effets majeurs, la loi de Newton et la loi d'Einstein sont en accord. Ces effets supplémentaires de la loi d'Einstein servent à expliquer les irrégularités de l'orbite de la planète Mercure que la loi de Newton ne parvenait pas à expliquer, et ceci représente une forte confirmation de la nouvelle théorie. Assez curieusement, il existe plusieurs

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Qui n'est pas la vitesse de la lumière dans un champ gravitationnel ou dans un milieu de molécules et d'électrons.

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formules alternatives, se basant toutes sur la nouvelle théorie des systèmes d'espace-temps multiples, qui présentent la propriété d'incorporer la formule de Newton et en outre d'expliquer les particularités du mouvement de Mercure. La seule méthode permettant de choisir entre ces formules consiste à attendre des preuves expérimentales concernant les effets par rapport auxquels elles diffèrent. La nature est probablement tout à fait indifférente aux préférences esthétiques des mathématiciens. Il ne reste plus qu'à ajouter qu'Einstein rejetterait la théorie de la multiplicité des systèmes d'espace-temps que je viens de vous exposer. Il interpréterait sa formule en termes de torsions de l'espace-temps qui altèrent la théorie de l'invariance pour les propriétés de la mesure, et de temps propres à chaque route historique. Son mode d'énoncé est d'une plus grande simplicité mathématique, et ne tolère qu'une seule loi de gravitation, à l'exclusion de toute autre. Mais, en ce qui me concerne, je ne peux le concilier avec les données des faits de notre expérience concernant la simultanéité et l'arrangement spatial. D'autres difficultés se présentent également, d'un caractère plus abstrait 7 . La théorie de la relation entre événements à laquelle nous sommes maintenant arrivés est basée d'abord sur la conception selon laquelle la relationalité d'un événement est faite en totalité de relations internes, en ce qui concerne cet événement [123], bien que ce ne soit pas une nécessité en ce qui concerne les autres relata. Par exemple, les objets éternels qui y sont impliqués sont en relation externe avec les événements 8. Cette relationalité interne est la raison pour laquelle un événement ne peut être trouvé qu'exactement là où il est et comme il est — c'est-à-dire exactement dans un unique ensemble défini de relations. Car chaque relation entre dans l'essence de l'événement, de sorte que sans cette relation l'événement ne serait pas lui-même. C'est ce qui est signifié par la notion même de relation interne. On a pris l'habitude, en effet, universellement, de soutenir que les relations spatio-temporelles sont externes. C'est cette doctrine que nous refusons d'admettre ici. La conception de la relationalité interne implique l'analyse de l'événement en deux facteurs, l'un étant l'activité substantielle sous-jacente d'individualisation, et l'autre le complexe des aspects —c'est-à-dire l'ensemble complexe des relationalités composant l'essence de l'événement donné — qui sont unifiés par cette activité individualisée. En d'autres termes, le concept de relation interne requiert le concept de substance en tant qu'activité synthétisant les relations en son caractère émergent. L'événement est ce qu'il est, en raison de l'unification en lui d'une multiplicité de relations. Le schéma général de ces relations mutuelles est une abstraction qui présuppose que chaque événement est une

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entité indépendante, ce qu'il n'est pas, et qui demande quel reste de ces relations formatives est alors laissé de côté sous la forme de relations externes. Le schéma relationnel tel qu'il est ainsi impartialement exprimé devient le schéma d'un ensemble complexe d'événements diversement reliés comme des touts à leurs parties et comme des parties jointes au sein de quelque tout unique. Même dans ce cas, la relation interne s'impose à notre attention, car la partie est manifestement constitutive du tout. De même, un événement isolé qui a perdu son statut dans un ensemble complexe d'événements est pareillement exclu de par la nature même d'un événement. Le tout est donc manifestement constitutif de la partie. Le caractère interne de la relation se manifeste donc dans ce schéma impartial de relations externes abstraites. Mais cette manifestation de l'univers actuel comme extensif et divisible a laissé de côté la distinction entre l'espace et le temps. Elle a en fait laissé de côté le procès de réalisation, qui est l'ajustement des activités synthétiques en vertu desquelles les divers événements deviennent leur propre individualité réalisée 9. Cet ajustement est donc l'ajustement des substances actives sous-jacentes, par lequel ces substances se présentent 1124] comme les individualisations ou les modes de la substance unique de Spinoza. Cet ajustement est ce qui introduit le procès temporel. Ainsi, en un certain sens, le temps, dans son caractère d'ajustement du processus de réalisation synthétique, s'étend au-delà du continuum spatiotemporel de la nature \ Il n'est pas nécessaire que le processus temporel, en ce sens, soit constitué par une unique série de succession linéaire. En conséquence, pour satisfaire aux exigences présentes de l'hypothèse scientifique, nous introduisons l'hypothèse métaphysique selon laquelle il n'en est pas ainsi. Nous admettons cependant (en nous basant sur l'observation directe) que le procès temporel de réalisation peut être analysé en un groupe de procès sériels linéaires. Chacune de ces séries linéaires est un système d'espace-temps 10. A l'appui de cette hypothèse de procès sériels définis, nous faisons appel : (1) à la présentation immédiate par les sens d'un univers étendu [extended universe] au-delà de nousmêmes et simultané à nous-mêmes ; (2) à l'appréhension intellectuelle d'une signification de la question : Que se passe-t-il maintenant, immédiatement, dans les régions situées au delà du connaître [cognisance] de nos sens ? ; (3) à l'analyse de ce qui est impliqué par la persistance des objets émergents. Cette persistance des objets implique le déploiement [display] d'une configuration telle qu'elle est réalisée maintenant. Ce déploiement est celui d'une configuration qui est à la fois inhérente à un 1

Cf. mon Concept of Nature, Ch. III.

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événement, tout en mettant en évidence une tranche temporelle de la nature qui donne forme à des objets éternels (ou, pareillement, des objets éternels qui donnent forme à des événements). La configuration est spatialisée dans une durée globale, au bénéfice de l'événement dans l'essence duquel entre la configuration. L'événement est une partie de la durée, c'est-à-dire une partie de ce qui est manifesté par les aspects inhérents à l'événement luimême ; et réciproquement, la durée est le tout de la nature simultanée à l'événement, dans ce sens de la simultanéité. Ainsi, un événement, en se réalisant, déploie une configuration, et cette configuration requiert une durée définie, déterminée par une signification définie de la simultanéité. Chacune de ces significations de la simultanéité relie la configuration, telle qu'elle est ainsi déployée, à un unique système d'espace-temps défini. L'actualité des systèmes d'espace-temps est constituée par la réalisation de la configuration, mais est inhérente au schéma général des événements, constituant sa réceptivité vis-à-vis du procès temporel de réalisation. Notons que la configuration requiert une durée impliquant un laps de temps défini, et pas seulement un moment instantané. [125] Un tel moment instantané est plus abstrait, en ceci qu'il dénote simplement une certaine relation de contiguïté entre les événements concrets. Une durée est donc spatialisée, « spatialisé » signifiant que la durée est le champ de la configuration réalisée, qui constitue le caractère de l'événement. Une durée, en tant que champ de la configuration réalisée dans l'actualisation de l'un des événements qu'elle contient, est une époque [epoch], c'est-à-dire un(e) (mise en) arrêt [arrest] n . La persistance est donc la répétition de la configuration dans des événements successifs. La persistance requiert donc une succession de durées, chacune manifestant la configuration. Dans cette description, le « temps » a été séparé de 1' « extension », et de la « divisibilité » qui provient du caractère spatio-temporel de l'extension. Il ne faut donc pas concevoir le temps comme une autre forme de l'extensivité. Le temps est une pure succession de durées époquales. Mais, dans cette description, les entités qui se succèdent les unes aux autres sont des durées. La durée est ce qui est requis pour la réalisation d'une configuration dans l'événement donné. La divisibilité, l'extensivité, appartient donc à la durée donnée. La durée époquale n'est pas réalisée via ses parties divisibles successives, mais est donnée avec ses parties. De cette façon l'objection que Zénon aurait pu faire à Kant au sujet de la validité conjointe de deux passages de la Critique de la Raison Pure est résolue en renonçant au premier de ces passages. Il s'agit d'extraits de la section Des axiomes de l'intuition, le premier tiré de la sous-section La Quantité extensive, le second de la sous-section La Quantité intensive, où sont

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résumées les considérations sur la quantité en général, extensive et intensive. Le premier affirme 1 : « J'appelle grandeur extensive celle dans laquelle la représentation des parties rend possible la représentation du tout [et par conséquent la précède nécessairement]. Je ne puis pas me représenter une ligne, si petite soit-elle, sans la tirer par la pensée, c'est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties, à partir d'un point, et tracer d'abord cette intuition. 12 II en est ainsi pour tout temps, même le plus petit. Je pense en lui seulement la progression successive d'un moment à l'autre, processus dans lequel, au moyen de toutes les parties du temps et de leur addition, une grandeur déterminée de temps est finalement produite. » |126| Le second passage dit ceci : « La propriété des grandeurs, d'après laquelle aucune partie n'est en elle la plus petite possible (aucune partie n'est simple) s'appelle leur continuité. L'espace et le temps sont des quanta continua, parce qu'aucune partie n'en peut être donnée, sans être enfermée entre des limites (points ou instants), donc seulement de sorte que cette partie soit à son tour un espace ou un temps. L'espace ne se compose donc que d'espaces et le temps que de temps. Points et instants ne sont que des limites, c'est-à-dire de simples places, où l'espace et le temps ont leur limitation ; or, ces places présupposent toujours ces intuitions qu'elles doivent délimiter ou déterminer 13, et ni l'espace ni le temps ne peuvent être composés de simples places, comme de parties intégrantes qui pourraient être données avant même l'espace ou le temps 14. » Je suis entièrement d'accord avec le second extrait, si « le temps et l'espace» est le continuum extensif 15 ; mais il est incompatible avec le précédent. Car Zénon aurait objecté qu'il implique une régression vicieuse à l'infini. Chaque partie du temps implique une plus petite partie d'ellemême, et ainsi de suite. Cette série régresse ainsi ultimement jusqu'au néant, puisque l'instant initial est sans durée et marque seulement la relation de contiguïté avec un temps antérieur. Donc, si l'on admet les deux extraits, le temps est impossible. J'accepte quant à moi le second, et rejette le premier. La réalisation est le devenir du temps dans le champ de l'extension. L'extension est le [système] complexe des événements en tant

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Traduction anglaise de Max Millier. [NdT : la traduction française utilisée ici est celle la Pléiade 1980, T. I, pp. 903 et 909.]

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que potentialités. Dans la réalisation, la potentialité devient actualité. Mais la configuration potentielle requiert une durée, et la durée doit être manifestée comme un tout époqual, par la réalisation de la configuration. Le temps est donc la succession d'éléments en eux-mêmes divisibles et contigus. Une durée, en devenant temporelle, se soumet à une réalisation eu égard à quelque objet persistant. La temporalisation est une réalisation. La temporalisation n'est pas un autre procès continu : c'est une succession atomique. Le temps est donc atomique (c'est-à-dire époqual) bien que ce qui est temporalisé soit divisible. Cette doctrine découle de la doctrine des événements et de la nature des objets persistants. Au chapitre suivant, nous aurons à examiner sa pertinence face à la théorie quantique de la science récente. Il est à noter que cette doctrine du caractère époqual du temps est indépendante de la doctrine moderne de la relativité, et se soutiendrait également — et en vérité, plus simplement — si cette doctrine devait être abandonnée. Elle repose en fait sur l'analyse du caractère intrinsèque de l'événement, considéré comme l'entité finie la plus concrète. Considérant l'ensemble de notre raisonnement, il nous faut noter premièrement que la seconde citation [127] de Kant sur laquelle il s'appuie ne dépend pas d'une doctrine kantienne particulière : il est en accord avec Platon, contre Aristote En second lieu, notre raisonnement établit l'insuffisance de celui de Zénon. Zénon aurait dû s'en prendre à la notion courante du temps en lui-même, et non au mouvement, lequel implique des relations entre le temps et l'espace. Car ce qui devient a une durée. Mais aucune durée ne peut devenir tant qu'une durée plus petite (faisant partie de la précédente) n'est pas préalablement venue à l'être (première assertion de Kant). Le même raisonnement s'applique à cette durée plus petite, et ainsi de suite. Ainsi la régression à l'infini de ces durées converge-t-elle vers le néant — e t même du point de vue d'Aristote, il n'y a pas de premier instant. En conséquence, le temps serait une notion irrationnelle. Troisièmement, dans la théorie époquale, la difficulté de Zénon est résolue en concevant la temporalisation comme la réalisation d'un organisme complet. Cet organisme est un événement qui comprend dans son essence ses relations spatio-temporelles (à la fois en lui-même et au delà de luimême) à travers tout le continuum spatio-temporel.

Cf. Euclid in Greek, par Sir T. L. Heath, Cambridge University Press, dans une note sur les Points.

Chapitre VII : La Relativité

137

Notes

1

Dans Durée et Simultanéité (1922), Bergson écrit : « L'expérience, répétée à des époques différentes de l'année, pour des vitesses différentes de la Terre par rapport à l'éther, a toujours donné le même résultat. Les choses se passent comme si les deux doubles trajets étaient égaux, comme si la vitesse de la lumière par rapport à la Terre était constante, enfin comme si la Terre était immobile dans l'éther » (in Mélanges H. Bergson, PUF, 1972, p. 67). Et il expose ensuite les explications proposées par Lorentz et par Fitzgerald.

2

Traduction basée sur le texte de la première édition anglaise de SMW (Cambridge, 1926) : « [...] facts which otherwise would each require some ad hoc explanation. The theory, therefore, does not merely depend upon the experiments which led to its origination ». La partie mise ici en italiques a été omise dans l'édition Free Press paperback de 1967.

3

Cf. le commentaire de EWM 17.

4

L. S. Ford propose une autre traduction — plus improbable — de l'expression « each temporal slice of its history » en évoquant « l'histoire de l'événement » (EWM 15).

5

« the patterns ingredient within events »

6

Cf. L. S. Ford, EWM 17, pour qui (selon son « analyse compositionnelle ») ce passage a été écrit avant que Whitehead ait conçu l'atomicité temporelle : « La préhension n'avait pas encore acquis la connotation essentielle d'être la prise en compte d'un datum singulier, qui commence à apparaître avec la différenciation entre préhension et concrescence, la concrescence étant la croissance conjointe de multiples préhensions en une seule. Dans SMW, la préhension signifie essentiellement l'unification préhensive, la saisie mutuelle d'aspects de tous les événements pour former l'unité de l'événement présent singulier. »

7

Commence ici, selon Ford (EWM 7-8) la seconde addition aux Conférences Lowell originales : « Si nous considérons ensemble les chapitres 7 et 8, nous voyons que le premier paragraphe du chapitre 8 sur La théorie Quantique suit tout à fait naturellement [le chapitre précédent] ».

8

Selon EWM 27-28, pareille affirmation ne pouvait être faite au moment des Conférences Lowell, justifiant ainsi son analyse compositionnelle de SMW qui distingue dans le livre publié des ajouts aux conférences.

9

« the various events become their realised selves »

138

La science et le monde moderne

10

Cf. Palter, WPS, p. 39.

11

Ford cite ce passage (EWM 61) après avoir fait un rapprochement avec Bergson, lequel avait protesté contre la spatialisation intellectuelle des choses en une série d'instants. Mais une série de durées temporellement épaisses n'est pas une série d'instants.

12

La traduction anglaise utilisée par Whitehead est la suivante : « starting from a given point, and thus, first of all, drawing its intuition. »

13

L'Ed. de la Pléiade porte ici en note : « phrase équivoque ; on pourrait traduire : "qui doivent les délimiter", "les" renvoyant à "places" [ . . . ] ; mais tout le contexte indique que l'intuition est elle-même ce qui est à limiter ; voir / 'Esthétique transcendantale ; espace et temps sont des intuitions, parce que les espaces et les temps n'en sont que des limitations. » Le texte anglais lève lui aussi l'équivoque en ce sens : « [...] places presupposing always those intuitions which they are meant to limit or to determine. ».

14

Les italiques, dans ces deux passages (sauf celles de quanta continua), sont de Whitehead.

15

II semblerait qu'il y ait débat quant à savoir si l'espace et le temps peuvent être assimilés au continuum extensif comme le fait Whitehead. Ford note que : « D'un bout à l'autre de SMW, Whitehead parle seulement de continuum spatiotemporel. Celui-ci n'a pas encore été généralisé en un "espace" topologique à ndimensions, sous-jacent à toutes les particularisations géométriques dans diverses époques cosmiques. Pour ce dernier concept, Whitehead introduit plus tard le terme de "continuum extensif'. Ce terme est utilisé une fois dans SMW, il est vrai, mais le contexte montre clairement que c'est purement synonyme de continuum spatio-temporel. » (EWM 35)

Chapitre VIII

La théorie quantique [129] La théorie de la relativité a attiré, ajuste titre, l'attention d'un large public. Cependant, malgré toute son importance, elle n'a pas été le sujet qui a principalement capté l'intérêt récent des physiciens. Il ne fait pas de doute que c'est la théorie quantique qui détient cette position. Le point intéressant dans cette théorie est que, selon elle, certains effets qui paraissent essentiellement susceptibles d'augmentation ou de diminution progressives ne peuvent en réalité être augmentés ou diminués que suivant certains sauts déterminés. C'est comme si vous pouviez vous promener à cinq kilomètres à l'heure, ou à six kilomètres à l'heure, mais pas à cinq kilomètres et demi à l'heure. Les effets en question concernent le rayonnement lumineux d'une molécule qui a été excitée par une collision. La lumière étant constituée par des ondes vibratoires dans le champ électromagnétique, après qu'une onde complète soit passée en un point donné, tout est restauré en ce point dans son état d'origine, prêt à recevoir l'onde immédiatement suivante. Représentez-vous les vagues sur l'océan, et comptez les vagues successives, de crête en crête : le nombre de vagues qui passent en un point donné en une seconde est appelé la fréquence de ce système de vagues. Un système d'ondes lumineuses de fréquence déterminée correspond à une couleur définie du spectre. Or une molécule, lorsqu'on l'excite, vibre suivant un certain nombre de fréquences déterminées. Autrement dit, il existe un ensemble déterminé de modes de vibration de la molécule, et chacun de ces modes de vibration possède une fréquence déterminée. Chaque mode de vibration peut activer dans le champ électromagnétique des ondes ayant sa propre fréquence. Ces ondes transportent l'énergie de la vibration, de sorte que finalement (lorsque de telles ondes apparaissent) la molécule ( 130] perd son énergie d'excitation et les ondes cessent. Une molécule peut donc rayonner une lumière ayant certaines couleurs déterminées, c'est-à-dire certaines fréquences déterminées. On pourrait penser que chaque mode de vibration peut être excité à une intensité quelconque, de sorte que la quantité d'énergie transportée par la

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La science et le monde moderne

lumière à cette fréquence pourrait être quelconque. Mais ce n'est pas le cas. Il apparaît qu'il existe certaines quantités minimales d'énergie qui ne peuvent être subdivisées. Le cas est analogue à celui d'un citoyen des Etats-Unis qui, en payant ses dettes dans la monnaie de son pays, ne peut subdiviser un cent de manière à correspondre à une subdivision plus fine des marchandises achetées. Le cent correspond à la quantité minimum de l'énergie lumineuse, et les marchandises achetées à l'énergie de la source d'excitation. Cette source d'excitation, ou bien est assez puissante pour provoquer l'émission d'une énergie d'un cent, ou bien insuffisante pour provoquer quelque émission d'énergie que ce soit. Dans tous les cas, la molécule n'émettra qu'un nombre entier de cents d'énergie. Il existe une autre particularité, qu'il est possible d'illustrer en mettant cette fois en scène un Anglais. Celui-ci paie ses dettes en monnaie anglaise, dont la plus petite unité est le farthing, qui diffère en valeur du cent. Le farthing vaut en fait, très grossièrement, environ un demi cent. Dans la molécule, des modes de vibration différents ont des fréquences différentes. Comparons chaque mode à une nation : un mode correspond aux EtatsUnis, un autre à l'Angleterre. Le premier mode ne peut rayonner son énergie qu'en un nombre entier de cents, de sorte qu'un cent d'énergie est la plus petite quantité avec laquelle il peut s'acquitter ; le second mode par contre ne peut rayonner son énergie qu'en un nombre entier de farthings, de sorte que le farthing d'énergie est la plus petite quantité avec laquelle il peut s'acquitter. Il est possible de trouver une règle qui nous dise la valeur relative du cent d'énergie de l'un des modes et du farthing d'énergie de l'autre mode. Cette règle est d'une simplicité enfantine : chacune des plus petites pièces (de monnaie) d'énergie a une valeur strictement proportionnelle à la fréquence propre de ce mode. D'après cette règle, en comparant le farthing au cent, la fréquence d'un Américain serait environ deux fois celle d'un Anglais. En d'autres termes, l'Américain ferait environ deux fois plus de choses en une seconde que l'Anglais. Je dois vous laisser juges quant à savoir si ceci correspond aux caractères qui passent pour être ceux de ces deux nations. Je suggère par ailleurs que certains mérites s'attachent aux deux extrémités du spectre solaire, et que parfois la lumière rouge vous est nécessaire, parfois la violette. [131] J'espère qu'il n'y aura pas eu de bien grande difficulté à comprendre ce qu'affirme la théorie quantique au sujet des molécules. La difficulté n'apparaît que lorsqu'on s'efforce de faire correspondre cette théorie avec l'image scientifique courante de ce qui se passe dans la molécule ou l'atome. La base de la théorie matérialiste a toujours été que tout ce qui se produit dans la nature devait être expliqué en fonction de la propagation d'un

Chapitre VIII : La Théorie Quantique

141

matériau [material]. Selon ce principe, les ondes lumineuses furent expliquées en termes de propagation d'un éther matériel, et les occurrences [happenings] internes d'une molécule sont à présent expliquées en termes de propagation de parties matérielles séparées. En ce qui concerne les ondes lumineuses, l'éther matériel a dû battre en retraite sur une position indéterminée à l'arrière-plan, et on n'en parle plus que rarement. Par contre, en ce qui concerne son application à l'atome, son principe n'est pas mis en doute : par exemple, on admet qu'un atome neutre d'hydrogène est constitué d'au moins deux morceaux de matière, l'un étant le noyau, composé d'un matériau appelé électricité positive, et l'autre un électron unique, qui est une électricité négative. Le noyau manifeste des signes de complexité, et de subdivisibilité en morceaux plus petits, certains étant de l'électricité positive, et d'autres des électrons. L'hypothèse est que, quelle que soit la vibration qui a lieu dans l'atome, elle doit être attribuée au mouvement vibratoire de quelque morceau de matière, détachable du reste. Le problème que pose la théorie quantique, c'est que, d'après cette hypothèse, nous devons nous représenter l'atome comme pourvu d'un nombre limité d'orbites, seules pistes le long desquelles puisse prendre place une vibration, alors que l'image scientifique classique ne fournit aucune de ces orbites. La théorie quantique exige des véhicules à trolley roulant sur un nombre limité de routes, alors que l'image scientifique classique présente des chevaux galopant à travers la prairie. Le résultat est que la conception physique de l'atome se trouve dans une situation qui rappelle fortement celle où se trouvait l'astronomie avec ses épicycles avant Copernic. Pour la théorie organique de la nature, il existe deux sortes de vibrations qui diffèrent radicalement l'une de l'autre : d'une part la propagation vibratoire, d'autre part la déformation organique vibratoire, et les conditions de ces deux types de changement sont d'un caractère différent. Autrement dit, il existe d'une part une propagation vibratoire d'une configuration [pattern] donnée comme un tout unique, et d'autre part un changement vibratoire de la configuration. Dans la théorie organique, ce qui correspond à un morceau de matière dans la théorie matérialiste est un organisme complet. On y trouve un genre primaire, [132) comprenant un certain nombre d'espèces d'organismes, tel que chaque organisme primaire appartenant à l'espèce du genre primaire n'est pas décomposable en organismes subordonnés. J'appellerai tout organisme du genre primaire un primat. Il peut y avoir différentes espèces de primats. Il nous faut garder présent à l'esprit que nous avons affaire à des abstractions de la physique. Par conséquent, nous ne réfléchissons pas à ce

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La science et le monde moderne

qu'un primat est en soi, en tant que configuration naissant de la préhension des aspects concrets, ni à ce qu'il est pour son environnement, de par ses aspects concrets qui y sont préhendés. Nous ne pensons à ces divers aspects que dans la mesure où leurs effets sur les configurations et sur la propagation sont exprimables en termes spatio-temporels. Par conséquent, dans le langage de la physique, les aspects d'un primat sont seulement ses contributions au champ électromagnétique. Il s'agit en fait exactement de ce que nous connaissons des électrons et des protons : pour nous, un électron est simplement la configuration de ses aspects dans son environnement, pour autant que ces aspects relèvent du champ électromagnétique. Lorsque nous avons étudié la théorie de la relativité, nous avons vu que le mouvement relatif de deux primats signifie simplement que leurs configurations organiques utilisent des systèmes d'espace-temps différents : si deux primats ne se maintiennent pas soit mutuellement au repos, soit mutuellement en mouvement relatif uniforme, l'un d'eux au moins change son système d'espace-temps intrinsèque. Les lois du mouvement expriment les conditions dans lesquelles s'effectuent ces changements de systèmes d'espace-temps. Les conditions de la propagation vibratoire sont fondées sur ces lois générales du mouvement. Mais il est possible que certaines espèces de primats soient susceptibles de se désorganiser dans les conditions qui les conduisent à effectuer des changements de systèmes d'espace-temps. Ces espèces ne feraient l'expérience d'une longue persistance que si elles avaient réussi à former une association favorable entre primats d'espèces différentes, de telle sorte que dans cette association la tendance à s'effondrer soit neutralisée par l'environnement de l'association. On peut imaginer le noyau atomique comme composé d'un grand nombre de primats d'espèces différentes, et peut-être de nombreux primats de même espèce, l'association globale étant telle qu'elle favorise la stabilité. Un exemple d'une telle association est offert par l'association d'un noyau positif avec des électrons négatifs, pour constituer un atome neutre. L'atome neutre est de ce fait protégé 1133] de tout champ électrique qui sinon provoquerait des changements dans le système d'espace-temps de l'atome. Les exigences de la physique suggèrent maintenant une idée qui présente une grande consonance avec la théorie philosophique organique. Je la mets sous forme de question : notre théorie organique de la persistance [endurance] a-t-elle été contaminée par la théorie matérialiste, dans la mesure où elle admet sans question que persistance doit signifier identité indifférenciée tout au long de la vie de l'organisme concerné ? Peut-être aurez-vous remarqué que dans un chapitre précédent j'ai utilisé le mot

Chapitre VIII : La Théorie Quantique

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réitération comme synonyme de persistance. De toute évidence, ces deux termes ne sont pas tout à fait synonymes dans leur signification, et maintenant je veux préciser que le mot réitération, là où il diffère de persistance, est plus proche de ce que requiert la théorie organique. La différence est très analogue à celle qui existe entre Galiléens et Aristotéliciens : Aristote disait « repos » là où Galilée a ajouté « ou mouvement rectiligne uniforme ». Ainsi, dans la théorie organique, une configuration n'a nul besoin de durer dans une identité indifférenciée à travers le temps : la configuration peut être essentiellement constituée de contrastes esthétiques exigeant un laps de temps pour se déployer. Une mélodie est un exemple de ce type de configuration. La persistance de la configuration signifie donc à ce moment-là la réitération de sa succession de contrastes. C'est là évidemment la notion la plus générale de la persistance selon la théorie organique, et « réitération » est peut-être le mot qui l'exprime le plus directement. Mais lorsque nous traduisons cette notion dans les abstractions de la physique, elle devient aussitôt la notion technique de « vibration ». Cette vibration n'est pas la propagation vibratoire : c'est la vibration d'une déformation organique. On trouve dans la physique moderne certaines indications montrant que pour jouer le rôle des organismes corpusculaires qui sont à la base du champ physique, on avait besoin d'entités vibratoires. Ces corpuscules seraient ceux qui sont détectés comme expulsés des noyaux des atomes, et qui se dissolvent dès lors en ondes lumineuses. On peut conjecturer qu'un tel corps corpusculaire n'a aucune grande stabilité de persistance lorsqu'il est isolé, et qu'en conséquence un environnement défavorable, conduisant à de rapides changements dans son propre système d'espace-temps, c'est-à-dire un environnement qui le secoue par des accélérations violentes, provoque la désorganisation des corpuscules et leur dissolution en ondes lumineuses de même période de vibration. Un proton, et peut-être un électron, serait une association de tels primats, superposés les uns aux autres et ayant leurs fréquences et leurs dimensions spatiales arrangées de manière à favoriser la stabilité (134] de l'organisme complexe lorsqu'il est ébranlé par une accélération de la propagation. Les conditions de stabilité donneraient les associations de périodes possibles pour les protons. L'expulsion d'un primat proviendrait d'un ébranlement conduisant le proton soit à s'installer dans une autre association, soit à engendrer un nouveau primat à l'aide de l'énergie reçue. Un primat doit être associé à une fréquence déterminée de déformation organique vibratoire, de sorte que lorsqu'il se désorganise, il se dissipe en ondes lumineuses de même fréquence qui emportent toute son énergie moyenne. Il est tout à fait facile d'imaginer (à titre d'hypothèse

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La science et le monde moderne

particulière) des vibrations stationnaires du champ électromagnétique, de fréquence déterminée, dirigées radialement vers et à partir d'un centre, lequel, en accord avec les lois acceptées de Pélectromagnétisme, serait constitué par un noyau sphérique en vibration satisfaisant à un ensemble de conditions, et par un champ externe en vibration satisfaisant à un autre ensemble de conditions. C'est là un exemple de déformation organique vibratoire. De plus [dans cette hypothèse particulière], il y a deux moyens de déterminer les conditions subsidiaires de manière à satisfaire aux exigences courantes de la physique mathématique. L'un de ces moyens consiste à considérer que l'énergie totale doit satisfaire à la condition quantique, de sorte qu'elle consiste en un nombre entier d'unités — ou de cents dans notre exemple — telles que le cent d'énergie d'un primat quelconque soit proportionnel à sa fréquence. Je n'ai pas développé les conditions de stabilité ou celles d'une association stable. J'ai mentionné l'hypothèse particulière afin de montrer par un exemple que la théorie organique de la nature offre des possibilités de reconsidération des lois physiques ultimes, ce qui n'est pas accessible à la théorie opposée, la théorie matérialiste. Dans cette hypothèse particulière des primats vibratoires, les équations de Maxwell sont supposées valables dans tout espace, y compris l'intérieur d'un proton. Elles expriment les lois qui régissent la production et l'absorption vibratoires de l'énergie. Pour chaque primat, le procès total se traduit par la production d'une certaine énergie globale caractéristique du primat et proportionnelle à sa masse. En fait, l'énergie est la masse. Il y a des flux radiaux d'énergie vibratoire, à la fois à l'extérieur et à l'intérieur d'un primat. A l'intérieur du primat, il y a des distributions vibratoires de la densité électrique. Selon la théorie matérialiste, une telle densité indique la présence de matière ; selon la théorie organique de la vibration [135], elle indique la production vibratoire d'une énergie, production qui est restreinte à l'intérieur du primat. Toute science doit partir de certains postulats relatifs à l'analyse ultime des faits dont elle traite. Ces postulats se justifient en partie par leur attachement aux types d'occurrence dont nous sommes directement conscients, et en partie par leur succès à représenter les faits d'observation avec une certaine généralité exempte de suppositions ad hoc. La théorie générale de la vibration de primats que je viens d'esquisser n'est donnée que comme un exemple du genre de possibilités que la théorie organique laisse ouvertes à la science physique. Le point essentiel est qu'elle ajoute la possibilité d'une déformation organique à celle de la propagation pure. Les ondes lumineuses constituent un grand exemple de déformation organique. A toute époque les postulats d'une science cèdent du terrain, lorsqu'ils présentent des symptômes du statut épicyclique dont l'astronomie fut

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délivrée au XVIè siècle. La science physique présente de nos jours ce genre de symptômes. Si elle veut reconsidérer ses fondements, elle doit avoir recours à une vision plus concrète du caractère des réalités, et concevoir ses notions fondamentales comme des abstractions dérivées de cette intuition directe. C'est par ce moyen qu'elle aura une vue d'ensemble des possibilités générales de révision qui lui sont ouvertes. Les discontinuités introduites par la théorie quantique exigent une révision des concepts physiques qui permette d'y faire face. En particulier, on a fait ressortir qu'une théorie de l'existence discontinue était nécessaire. Ce qui est exigé d'une telle théorie, c'est qu'une orbite d'un électron puisse être considérée comme une suite de positions séparées, et non comme une ligne continue. La théorie du primat ou configuration vibratoire exposée ci-dessus, associée à la distinction entre temporalité et extensivité dont il a été question au chapitre précédent, produit exactement ce résultat. Rappelons que la continuité de l'ensemble complexe des événements provient des relations d'extensivité, tandis que la temporalité provient de la réalisation dans un événement-sujet d'une configuration qui exige pour son déploiement [display] que la totalité d'une durée soit spatialisée (c'est-àdire arrêtée), donnée par ses aspects dans l'événement. La réalisation procède donc via une succession de durées époquales 1 , et la transition continue, c'est-à-dire la déformation organique, a lieu à l'intérieur de la durée qui est déjà donnée. La déformation organique vibratoire est en fait la réitération de la |136| configuration. Une période complète définit la durée requise par la configuration complète. Le primat est donc réalisé atomiquement dans une succession de durées, chaque durée devant être mesurée d'un maximum à l'autre. En conséquence, dans la mesure où l'on doit prendre en compte le primat comme une entité globale persistante 2 , il doit être attribué à ces durées successivement. S'il est considéré comme une chose unique, son orbite doit être représentée graphiquement par une suite de points séparés. La propagation d'un primat est donc discontinue dans l'espace et dans le temps. Si nous descendons en dessous des quanta de temps, qui sont les périodes vibratoires successives du primat, nous trouvons une succession de champs électromagnétiques vibratoires, chacun stationnaire dans l'espace-temps de sa propre durée. Chacun de ces champs présente une seule période complète de la vibration électromagnétique qui constitue le primat. 11 ne faut pas voir dans cette vibration le devenir de la réalité : elle est ce qu'est le primat dans une de ses réalisations discontinues. Par ailleurs, les durées successives dans lesquelles se réalise le primat sont contiguës ; il s'ensuit que le cours de la vie d'un primat peut être représenté comme le développement continu d'occurrences dans le

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champ électromagnétique. Mais ces occurrences viennent à réalisation comme des blocs atomiques entiers occupant des périodes de temps déterminées. Il n'est pas besoin de concevoir que le temps est atomique au sens où toutes les configurations doivent être réalisées dans les mêmes durées successives. En premier lieu, même si les périodes étaient les mêmes dans le cas de deux primats, les durées de réalisation pourraient ne pas être les mêmes : autrement dit, les deux primats peuvent être déphasés. Ensuite, si les périodes sont différentes, l'atomisme d'une durée quelconque d'un primat unique est nécessairement subdivisé par les moments limites des durées de l'autre primat. Les lois de propagation des primats expriment dans quelles conditions un primat quelconque changera son système d'espace-temps. Il n'est pas nécessaire de poursuivre plus avant l'exposé de cette conception. La justification du concept d'existence vibratoire doit être purement expérimentale. Le point qu'illustre cet exemple est que la perspective cosmologique adoptée ici est parfaitement cohérente avec les exigences de discontinuité qui ont été mises en avant du côté de la physique. Par ailleurs, si ce concept de la temporalisation, considérée comme une réalisation successive de durées époquales, est adopté, les paradoxes de Zénon sont évités. La forme particulière qui a été donnée ici à ce concept [137) a été choisie purement à titre d'illustration, et doit nécessairement exiger une refonte avant de pouvoir être adaptée aux résultats de la physique expérimentale.

Chapitre VIII : La Théorie Quantique

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Notes

1

Cf. l'étude de la théorie des vibrations dans EWM (p. 19 et suivantes) et qui cite ce passage comme un ajout ultérieur.

2

« as one enduring whole entity ».

Chapitre IX

Science et philosophie [1391 Dans la présente conférence, je me propose de considérer quelques réactions de la science sur le courant de la pensée philosophique au cours des siècles modernes qui nous intéressent. Je n'essaierai pas de comprimer une histoire de la philosophie moderne dans les limites d'une seule conférence. Nous examinerons seulement quelques contacts entre la science et la philosophie, dans la mesure où ils se situent à l'intérieur du schéma de pensée que ces conférences se proposent de développer. C'est la raison pour laquelle nous passerons sous silence tout le grand mouvement idéaliste allemand, celui-ci n'ayant eu aucun contact effectif avec la science qui lui est contemporaine, contact qui aurait pu se traduire par une transformation réciproque des concepts. Kant, qui fut à l'origine de ce mouvement, était saturé de physique newtonienne et des idées des grands physiciens français — Clairaut1 par exemple — qui avaient développé les

1

Cf. la preuve curieuse des lectures scientifiques de Kant, dans la Critique de la Raison Pure, Analytique transcendantale, Seconde Analogie de l'Expérience, où il se réfère au phénomène de l'action capillaire. Il s'agit là d'une illustration inutilement complexe : un livre posé sur une table aurait aussi bien fait l'affaire. Mais ce sujet venait justement d'être adéquatement traité pour la première fois par Clairaut dans un appendice à son ouvrage Figure de la Terre. De toute évidence, Kant avait lu cet appendice et son esprit en était imprégné. [NdT : On trouvera cet exemple p. 937 de l'éd. de La Pléiade (Œuvres Philosophiques de Kant, T. I) avec la note critique suivante : « L'exemple de la capillarité est exposé dans une manipulation. Cela donne son sens au rapport antécédentconséquent ici considéré. Il ne s'oppose pas à la simultanéité, parce qu'il dit d'abord la raison du conséquent. S'il faut pourtant maintenir l'idée de suite dans le temps, c'est qu'il est ce rapport qui permet d'introduire une nouveauté, la connaissance nouvelle d'un effet, la possibilité de le produire. C'est comme facteur de progrès que la cause est toujours antérieure à l'effet, même si elle est simultanée. » Kant poursuit : « Cette causalité conduit au concept de l'action, celle-ci au concept de force, et par là au concept de substance... ».]

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idées de Newton. Mais les philosophes qui développèrent l'école de pensée kantienne ou qui la transformèrent en Hégélianisme, ou bien ne possédaient pas le fond de connaissances scientifiques de Kant, ou bien étaient dépourvus de ses capacités potentielles, qui auraient fait de lui un grand physicien si la philosophie n'avait pas absorbé toute son énergie. L'origine de la philosophie moderne est analogue à celle de la science et lui est contemporaine. La tendance générale de son développement [140] s'est décidée au XVIIè siècle, soutenue partiellement par les mêmes hommes qui établirent les principes scientifiques. Cette fixation des finalités venait à la suite d'une période de transition qui datait du XVè siècle. Il y eut en fait un mouvement général de la mentalité européenne, qui entraîna dans son sillage la religion, la science et la philosophie. On peut le caractériser brièvement en disant que c'était le retour direct aux sources originelles de l'inspiration grecque, de la part d'hommes dont la forme d'esprit dérivait de l'héritage du Moyen Âge. Il n'y eut par conséquent aucune renaissance de la mentalité grecque. Les époques ne ressuscitent pas d'entre les morts. Les principes de l'esthétique et de la raison qui avaient animé la civilisation grecque furent revêtus d'une mentalité moderne. Entre les deux s'interposaient d'autres religions, d'autres systèmes de lois, d'autres anarchies et d'autres héritages raciaux, séparant le vif du mort. La philosophie est particulièrement sensible à de telles différences. Car s'il est possible de faire une réplique d'une statue ancienne, il n'y a pas de réplique possible à un ancien état d'esprit. Aucune approximation ne peut s'en approcher plus que ne le peut une mascarade de la vie réelle. Il peut y avoir une compréhension du passé, mais il existe toujours une différence entre les réactions modernes et les réactions anciennes aux mêmes stimuli. Dans le cas particulier de la philosophie, la différence de tonalité apparaît au premier abord. La philosophie moderne est empreinte de subjectivisme, contrairement à l'attitude objective des anciens. Le même changement s'observe en religion. Dans l'Eglise chrétienne primitive, l'intérêt théologique se concentrait dans des débats sur la nature de Dieu, sur la signification de l'Incarnation, et dans des prédictions apocalyptiques sur le destin ultime du monde. Lors de la Réforme, l'Eglise fut déchirée en deux par des dissensions au sujet des expériences individuelles des croyants touchant la justification. Le sujet individuel de l'expérience avait été substitué au drame global de toute réalité. Luther avait posé la question : « Comment suis-je justifié ? », et les philosophes modernes se demandaient : « Comment ai-je la connaissance ? » L'accent est mis sur le sujet de l'expérience. Ce changement de position est l'œuvre du christianisme, dont l'aspect pastoral consiste à garder la communauté des

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croyants. Pendant des siècles et des siècles il avait insisté sur la valeur infinie de l'âme humaine individuelle. A l'égoïsme instinctif des désirs physiques, il a par conséquent surajouté un sentiment instinctif de justification d'un égoïsme d'ordre intellectuel \ Chaque être humain est le gardien naturel |141| de sa propre valeur. Il ne fait pas de doute que cette direction moderne de l'attention met l'accent sur des vérités de la plus haute valeur. Par exemple, dans le champ de la vie pratique, elle a aboli l'esclavage et imposé à l'imagination populaire les premiers droits de l'homme. Descartes, dans son Discours de la méthode et dans ses Méditations, expose avec une grande clarté les conceptions générales qui depuis lors ont influencé la philosophie moderne. Il y a un sujet qui reçoit l'expérience ; dans le Discours, ce sujet est toujours mentionné à la première personne, c'est-à-dire comme étant Descartes lui-même. Descartes part de lui-même comme étant une activité mentale, laquelle, en vertu de la conscience immanente qu'elle a de ce que lui présentent les sens et la pensée, est de ce fait consciente de sa propre existence comme entité unitaire 2. Désormais, l'histoire de la philosophie va tourner autour de la formulation cartésienne de cette donnée première. Le monde antique se basait sur le drame de l'Univers, le monde moderne se base sur le drame intérieur de l'Ame. Descartes, dans ses Méditations, fonde expressément l'existence de ce drame intérieur sur la possibilité de l'erreur : il se peut qu'il n'y ait aucune correspondance avec le fait objectif, et donc il doit exister une âme ayant des activités dont la réalité ne provient que d'elle-même. Par exemple, voici une citation tirée de la seconde Méditation « Mais l'on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu'il en soit ainsi ; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu'il me semble que je vois, que j'ouïs, et que je m'échauffe ; et c'est proprement ce qui en moi s'appelle sentir et cela, pris ainsi précisément, n'est rien autre chose que penser. D'où je commence à connaître quel je suis, avec un peu plus de lumière et de distinction que ci-devant. » De même, dans la troisième Méditation 3: « . . . Car, ainsi que j'ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j'imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser, que j'appelle sentiments et imaginations, en

1

Cité d'après la traduction anglaise de Veitch. [NdT : texte français dans Descartes, Œuvres et lettres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 279].

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tant seulement qu'elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. » L'objectivisme du monde médiéval et du monde antique s'est transmuté dans la science. La nature y était conçue comme étant pour elle-même, avec ses propres réactions mutuelles. Sous l'influence récente de la relativité, on a vu apparaître une tendance à des formulations subjectivistes. Mais, mise à part cette récente exception, la nature, dans la pensée scientifique, a vu ses lois [142| formulées sans aucune référence à une dépendance vis-à-vis d'observateurs individuels. Il y a cependant une différence entre l'attitude ancienne et l'attitude récente envers la science : l'anti-rationalisme des modernes a mis en échec toute tentative d'harmoniser les concepts ultimes de la science avec les idées tirées d'un examen plus concret de la réalité dans sa totalité. La matière, l'espace, le temps, les diverses lois concernant la transformation des configurations matérielles, sont considérés comme des faits opiniâtres ultimes, auxquels il ne faut pas toucher. L'effet de cet antagonisme sur la philosophie a été aussi malheureux pour la philosophie que pour la science. Dans cette conférence, c'est la philosophie qui nous intéresse. Les philosophes sont rationalistes. Ils cherchent à aller derrière les faits irréductibles et opiniâtres ; ils veulent expliquer à la lumière de principes universels les rapports mutuels entre les divers détails composant le flux des choses. Aussi cherchent-ils des principes qui excluent le pur arbitraire, de façon que quelle que soit la portion assumée ou donnée d'un fait, l'existence du reste des choses satisfasse quelque exigence de la rationalité. Ils réclament une signification. Dans les termes de Henry Sidgwick ': « C'est la visée première de la philosophie d'unifier complètement, d'amener à une claire cohérence, toutes les branches de la pensée rationnelle, et cette visée ne peut être réalisée par une philosophie qui laisse hors de sa vue l'ensemble important de jugements et de raisonnements qui constituent l'objet de l'éthique. » C'est ainsi que le penchant des sciences physiques et sociales pour l'histoire, allié à leur refus de rationaliser en dessous de quelque mécanisme ultime, a rejeté la philosophie hors des courants influents de la vie moderne. Elle a perdu son rôle propre de critique constante des formulations partiales. Elle s'est retirée dans la sphère subjectiviste de l'esprit, en raison de son expulsion par la science de la sphère objectiviste

1

Cf. Henry Sidgwick : A memoir, Appendix I.

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de la matière. L'évolution de la pensée au cours du XVIIè siècle a donc coopéré avec le sens accru de la personnalité individuelle issu du MoyenAge. On voit Descartes prendre appui sur la réalité ultime de son propre esprit fhis own ultimate mindj, dont sa philosophie lui donne l'assurance, et s'interroger sur les relations de cet esprit à la matière ultime — exemplifiée, dans la Méditation seconde, par le corps humain et un morceau de cire — que sa science présuppose. Il y a le bâton d'Aaron et les serpents des magiciens, et la seule question pour la philosophie [I43| est de savoir qui avale qui, ou si, comme le pensait Descartes, science et philosophie allaient vivre heureuses ensemble. Dans ce courant de pensée, se rencontrent Locke, Berkeley, Hume, Kant. Deux grands noms se situent hors de cette liste : Spinoza et Leibniz. Mais tous deux sont un peu à part en ce qui concerne leur influence philosophique dans le domaine de la science, comme s'ils s'étaient égarés à des extrêmes, hors des frontières de la philosophie sûre, Spinoza en conservant d'anciennes manières de penser, et Leibniz par la nouveauté de ses monades. L'histoire de la philosophie suit un cours curieusement parallèle à celui de la science. Dans les deux cas, le XVIIè siècle plante le décor pour les deux suivants. Mais avec le XXè siècle, un nouvel acte commence. Il est exagéré d'attribuer un changement général de climat de pensée à un seul écrit ou à un seul auteur. Sans aucun doute Descartes ne faisait-il qu'exprimer avec précision et sous une forme décisive ce qui était déjà dans l'air du temps. De manière analogue, en attribuant à William James l'instauration d'une nouvelle période de la philosophie, on négligerait d'autres influences de son temps. Mais, ceci étant admis, il reste qu'il est certainement juste de mettre en contraste son essai, La conscience existe-telle ?, publié en 1904, avec le Discours de la Méthode publié en 1637. James débarrasse la scène de tous les vieux accessoires, ou plutôt, il transforme entièrement son éclairage. Prenons par exemple ces deux phrases de son essai : « Nier carrément que la "conscience" existe semble de prime abord si absurde —car indéniablement les "pensées" existent bien — que je crains que certains lecteurs ne me suivent pas plus loin. Qu'on me permette alors d'expliquer immédiatement que j'entends nier seulement que ce mot représente une entité, pour mieux insister très fermement sur le fait qu'il représente une fonction 4. » Le matérialisme scientifique et l'Ego cartésien furent mis au défi en même temps, l'un par la science, l'autre par la philosophie représentée par William James, avec ses antécédents psychologiques ; ce double défi marque la fin d'une période qui durait depuis environ deux cent cinquante ans. Certes, les termes « matière » et « conscience » expriment tous deux

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quelque chose de si évident dans l'expérience ordinaire que toute philosophie doit élaborer quelques notions qui répondent à leurs significations respectives. Mais le point essentiel est qu'en ce qui concerne ces deux termes, la solution proposée au XVIIè siècle était viciée par un présupposé dorénavant contesté. James nie que la conscience soit une entité, mais admet qu'elle est une fonction. [144] La distinction entre une entité et une fonction est donc vitale pour la compréhension du défi que lance James aux anciens modes de pensée. Dans l'essai en question, le caractère que James attribue à la conscience fait l'objet d'un examen approfondi, mais James n'explique pas sans ambiguïté ce qu'il entend par cette notion d'entité qu'il refuse d'appliquer à la conscience. Dans la phrase qui suit immédiatement celle déjà citée, il dit : « Je veux dire qu'il n'y a pas d'étoffe [aboriginal stuff] ou de qualité d'être originelles, par opposition à celles dont sont faits les objets matériels, dont nos pensées de ces objets seraient faites ; mais il y a une fonction accomplie par les pensées dans l'expérience, accomplissement pour lequel on invoque cette qualité d'être. Cette fonction, c'est de connaître [knowing]. On suppose que la "conscience" est nécessaire afin d'expliquer le fait que les choses ne se contentent pas d'être, mais sont rapportées, sont connues5. » James nie donc que la conscience soit une « matière première » [stuff]. Le terme « entité », ou même celui de « matière première », ne dit pas pleinement ce qu'il veut dire. La notion d ' « entité » est si générale qu'elle peut être prise pour signifier tout ce qui peut être pensé. On ne peut penser un pur néant, et le quelque chose qui est un objet de pensée peut être appelé une entité. En ce sens, une fonction est une entité, mais de toute évidence ce n'est pas ce que James avait à l'esprit. En accord avec la théorie organique de la nature que j'ai tenté de mettre en avant dans ces conférences, j'interpréterai James dans ma propre optique comme niant exactement ce qu'affirme Descartes dans son Discours et dans ses Méditations. Descartes distingue deux espèces d'entités : la matière et Y âme. L'essence de la matière est l'extension spatiale ; l'essence de l'âme est sa cogitation, au sens plein que Descartes attribue au mot cogitare. Par exemple, dans la section 53 de la première partie de ses Principes de la Philosophie 6, il affirme : « Que chaque substance a un attribut principal, et que celui de l'âme est la pensée, comme l'extension est celui du corps. » Dans la section 51 précédente, il déclarait : « Lorsque nous concevons la substance,

nous

concevons

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seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. » (p. 594) En outre, un peu plus loin : « Par exemple, à cause qu'il n'y a point de substance qui ne cesse d'exister lorsqu'elle cesse de durer, la durée n'est distincte de la substance que par la pensée. » (pp. 600-601) Nous concluons donc que pour Descartes, les esprits et les corps existent de manière telle qu'ils n'ont besoin [145] de rien qui les transcende comme individus (Dieu seul excepté, en tant que fondement de toute réalité) ; que les esprits et les corps durent, parce que sans persistance ils cesseraient d'exister ; que l'extension spatiale est l'attribut essentiel des corps ; et que la cogitation est l'attribut essentiel des esprits. Il est difficile de trop faire l'éloge du génie dont fit preuve Descartes dans toutes les sections de ses Principes qui traitent de ces questions. Il est digne du siècle dans lequel il écrit, et de la clarté de l'intelligence française. Dans sa distinction entre le temps et la durée, dans sa façon de fonder le temps sur le mouvement, ainsi que dans la relation étroite qu'il établit entre la matière et l'étendue, Descartes anticipe, aussi loin qu'il était possible à son époque, les notions modernes avancées par la doctrine de la relativité ou par certains aspects de la doctrine de la génération des choses chez Bergson. Mais les principes fondamentaux sont établis de manière telle qu'ils présupposent des substances existant indépendamment et ayant une localisation simple dans la communauté des durées temporelles et, dans le cas des corps, une localisation simple dans la communauté des extensions spatiales. Ces principes conduisent tout droit à la théorie d'une nature matérialiste et mécaniste, observée par des esprits pensants. Lorsque fut achevé le XVIIè siècle, la science prit en charge la nature matérialiste, et la philosophie les esprits pensants. Quelques écoles philosophiques admirent un dualisme ultime, et les diverses écoles idéalistes proclamèrent que la nature n'était que le principal exemple des cogitations des esprits. Mais toutes ces écoles admettaient l'analyse cartésienne concernant les éléments ultimes de la nature. J'exclus Spinoza et Leibniz de ces affirmations relatives au courant principal de la philosophie moderne dérivant de Descartes, même si naturellement ces deux philosophes furent influencés par lui, et à leur tour influencèrent les autres philosophes. Mon propos, ici, est principalement de considérer les contacts effectifs entre la science et la philosophie. Cette division du territoire entre la science et la philosophie ne fut pas une affaire simple, et en fait elle illustrait la faiblesse du présupposé global arbitraire sur laquelle elle reposait. Nous sommes conscients de la nature comme d'un jeu de corps, de couleurs, de sons, d'odeurs, de goûts, de

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touchers et d'autres sentirs corporels divers, se manifestant dans l'espace selon des configurations mutuellement séparées par des volumes intercalaires et possédant une forme individuelle. En outre, le tout est un flux changeant au cours du temps. Cette totalité systématique se dévoile à nous comme un unique complexe de choses. [146] Mais le dualisme du XVIIè siècle vint le traverser et le couper en deux : d'une part le monde objectif de la science, limité à la seule matière spatiale avec sa localisation simple dans l'espace et le temps, et soumise à des règles déterminées pour son mouvement ; d'autre part le monde subjectif de la philosophie, qui annexa les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, les touchers, les sentirs corporels, comme constituant le contenu subjectif des pensées des esprits individuels. Ces deux mondes participaient au flux général, mais le temps, pour pouvoir être mesuré, fut rattaché par Descartes aux cogitations de l'esprit de l'observateur. C'est là, de toute évidence, une faiblesse fatale de ce schème. Les cogitations de l'esprit se manifestent comme une présentation d'entités (les couleurs, par exemple) devant l'esprit, comme termes d'une contemplation. Mais dans cette théorie, ces couleurs ne sont, après tout, qu'un ameublement [furniture] de l'esprit, et par conséquent celui-ci semble être limité à son propre monde de cogitations privées. La conformation sujet-objet de l'expérience réside entièrement à l'intérieur de l'esprit comme l'une de ses passions privées. Cette conclusion tirée des données cartésiennes est le point de départ à partir duquel Berkeley, Hume et Kant développèrent leurs systèmes respectifs. Et avant eux, elle fut le point sur lequel Locke se concentra comme étant la question vitale. La question : « Comment peut-on obtenir une quelconque connaissance du monde vraiment objectif de la science ? » devient donc un problème d'importance primordiale. Descartes affirme que le corps objectif est perçu par l'intellect : « Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? [Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer,] sa perception, [ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit], n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit... » (Méditation seconde 7)

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Il doit être noté que le mot latin inspectio est associé dans son utilisation classique à la notion de théorie en tant que celle-ci est opposée à la pratique. Les deux grandes préoccupations de la philosophie moderne nous apparaissent maintenant en toute clarté. L'étude de l'esprit s'articule en psychologie, ou étude des opérations mentales considérées en elles-mêmes et dans leurs relations mutuelles, et en épistémologie, ou théorie de la connaissance d'un monde objectif commun. En d'autres termes, il y a l'étude des cogitations en tant que passions de l'esprit, et leur étude en tant que |147| conduisant à une inspection (intuition) d'un monde objectif. C'est une séparation très gênante, qui a donné naissance à un grand nombre de confusions dont l'examen a occupé les siècles qui suivirent. Tant que les hommes pensèrent le monde objectif en termes de notions physiques et le monde subjectif en termes d'activité mentale, la manière cartésienne de poser le problème fut un point de départ suffisant. Mais l'équilibre fut rompu par l'essor de la physiologie. Au XVIIè siècle, les hommes étaient passés de l'étude de la physique à celle de la philosophie ; vers la fin du XIXè siècle, notamment en Allemagne, ils passèrent de l'étude de la physiologie à celle de la psychologie. Le changement de ton fut décisif. Certes, dans la première de ces périodes, l'intervention du corps humain était pleinement prise en considération, par exemple par Descartes dans la Cinquième Partie du Discours de la Méthode, mais l'instinct physiologique n'avait pas été développé. Lorsqu'il considérait le corps humain, Descartes pensait avec l'attirail d'idées du physicien, tandis que les psychologues modernes ont adopté la mentalité des médecins physiologistes. La carrière de William James est un exemple de ce changement de point de vue. Il possédait lui aussi le génie clair et incisif qui était capable d'énoncer exactement en un éclair la question en débat. La raison pour laquelle j'ai mis Descartes et James en étroite juxtaposition est à présent évidente. Aucun de ces deux philosophes n'a mis fin à une époque en apportant une solution définitive à un problème. C'est à l'opposé que réside leur grand mérite : l'un et l'autre ont ouvert une époque en formulant clairement les termes dans lesquels la pensée pouvait s'exprimer avec profit à des étapes particulières du savoir, l'un pour le XVIIè siècle, l'autre pour le XXè siècle. A cet égard, on doit les opposer tous deux à St Thomas d'Aquin, qui a été l'expression du point culminant de la scolastique aristotélicienne. A beaucoup d'égards, ni Descartes ni James ne furent les philosophes les plus caractéristiques de leurs époques respectives. Je serais enclin à attribuer ces positions respectivement à Locke et à Bergson, du moins en ce qui concerne leurs relations à la science de leur temps. Locke a développé

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les lignes de pensée qui ont maintenu la philosophie en mouvement : il a par exemple mis l'accent sur l'importance du recours à la psychologie. Il inaugurait l'ère des recherches qui font date sur des problèmes urgents de portée limitée. Sans aucun doute, ce faisant il inoculait à la philosophie quelque chose de l'anti-rationalisme de la science. Mais la base même [148] d'une méthodologie fructueuse consiste à partir de postulats clairement posés, qui doivent être tenus pour ultimes en ce qui concerne l'occasion en question. La critique de ces postulats méthodologiques est donc reportée à un autre moment opportun. Locke découvrit que la situation philosophique léguée par Descartes mettait en cause les problèmes de Pépistémologie et de la psychologie. Bergson introduisit en philosophie les conceptions organiques de la science physiologique. Il s'est écarté complètement du matérialisme statique du XVIIè siècle. Sa protestation contre la spatialisation est une protestation contre le fait de considérer la conception newtonienne de la nature comme n'étant rien d'autre qu'une haute abstraction. C'est en ce sens qu'il faut interpréter ce qu'on appelle son anti-intellectualisme. A certains égards, il revient à Descartes, mais ce retour s'accompagne d'une saisie instinctive de la biologie moderne. Il existe une autre raison d'associer Locke et Bergson. On peut trouver chez Locke le germe d'une théorie organique de la nature. Son interprète le plus récent, le Professeur Gibson montre que la façon dont Locke conçoit l'identité de la conscience de soi « comme celle d'un organisme vivant, implique un dépassement authentique de la vision mécanique de la nature et de l'esprit incarnée par la théorie associationniste. » Mais il faut noter, en premier lieu, que Locke hésite dans sa manière de prendre en compte cette position ; et, en second lieu, plus important encore, qu'il n'applique son idée qu'à la conscience de soi. L'attitude physiologique ne s'est pas encore affirmée. L'effet de la physiologie fut de ramener l'esprit dans la nature. Le neurologue retrace d'abord l'effet des stimuli le long des nerfs, puis leur intégration aux centres nerveux, et finalement la naissance d'une référence projective au-delà du corps, avec une efficacité motrice dans le renouvellement de l'excitation nerveuse. En biochimie, on détecte l'ajustement délicat de la composition chimique des parties à la préservation du tout de l'organisme. Le connaître [cognition] mental est donc vu comme l'expérience réflexive d'une totalité se rendant compte elle-même de ce qu'elle est, comme unité d'occurrence 8 . Cette unité est l'intégration de la somme de ses occurrences [happenings] partielles, mais n'est pas leur 1

Cf. son ouvrage Locke's Theory of Knowledge and Its Historical Cambridge University Press, 1917.

Relations,

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agrégat numérique : elle a sa propre unité en tant qu'événement [event]9. Cette unité totale, considérée comme une entité pour elle-même, est la préhension amenant à l'unité les aspects configurés de l'univers des événements. |149] Sa connaissance de soi provient de sa propre pertinence [relevance] aux choses dont elle préhende les aspects. Elle connaît le monde comme un système de rapports mutuels de pertinence, et se voit donc elle-même comme reflétée dans les autres choses. Ces autres choses comprennent plus particulièrement les diverses parties de son propre corps. Il est important de distinguer la configuration corporelle [bodily pattern/, qui persiste dans la durée, l'événement corporel [bodily event7, qui est pénétré par la configuration corporelle, et les parties de l'événement corporel. Les parties de l'événement corporel sont elles-mêmes pénétrées par leurs propres configurations persistantes qui constituent les éléments de la configuration corporelle. Les parties du corps sont réellement des portions de l'environnement de l'événement corporel total, mais reliées de telle sorte que leurs aspects mutuels, chacun intérieur à l'autre, soient particulièrement efficaces dans la modification de configuration de l'un et de l'autre. Cette modification provient du caractère interne de la relation de tout à partie. Le corps est donc une portion de l'environnement pour la partie, et la partie une portion de l'environnement pour le corps ; seulement, chacun est particulièrement sensible aux modifications de l'autre. Cette sensibilité est disposée de telle sorte que la partie s'ajuste d'elle-même pour maintenir la stabilité de la configuration du corps. C'est là un exemple particulier de la protection qu'assure à l'organisme l'environnement favorable. La relation de la partie au tout possède la réciprocité spéciale associée à la notion d'organisme, dans laquelle la partie existe pour le tout ; mais cette relation règne partout dans la nature, et ne commence pas avec le cas particulier des organismes supérieurs. Si nous poursuivons, et considérons la question du point de vue de la chimie, il n'est nul besoin d'interpréter les actions de chaque molécule d'un corps vivant par son rapport particulier et exclusif à la configuration de l'organisme vivant complet. Il est vrai que chaque molécule est affectée par l'aspect de cette configuration qui se reflète en elle, de sorte qu'elle est autre que ce qu'elle aurait été si elle avait été située ailleurs. Il en va de même d'un électron, qui dans certaines circonstances peut être une sphère, et dans d'autres un volume ovoïde. Le mode d'approche du problème, en ce qui concerne la science, consiste seulement à se demander si les molécules situées dans des corps vivants manifestent des propriétés qui ne seraient pas observées dans un environnement inorganique. De même, dans un champ magnétique, le fer doux montre des propriétés magnétiques qui sont en sommeil ailleurs. Les actions rapides d'auto-conservation des corps

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vivants, ainsi que notre expérience des actions physiques de notre corps suivant les décisions de la volonté, nous suggèrent que la modification des molécules du corps [150] est le résultat de la configuration totale. Il semble possible qu'il existe des lois physiques exprimant la modification des organismes élémentaires ultimes lorsqu'ils constituent des parties d'organismes supérieurs ayant une densité suffisante [adequate compactness] de configuration. Il serait toutefois entièrement conforme à l'action empiriquement observée de l'environnement, que les effets directs de certains aspects, par exemple entre le corps entier et ses parties, soient négligeables. On peut s'attendre à une transmission. De cette manière, la modification de la configuration totale se transmettrait par une succession de modifications d'une suite descendante de parties, de sorte que finalement la modification de la cellule change d'aspect dans la molécule, effectuant ainsi une altération correspondante dans la molécule — ou dans quelque entité plus subtile. La question, pour la physiologie, est donc celle de la physique des molécules dans des cellules de caractères différents. On peut à présent apercevoir la relation de la psychologie avec la physiologie et la physique. Le champ psychologique privé est tout simplement l'événement, considéré de son propre point de vue. L'unité de ce champ est l'unité de l'événement. Mais c'est l'événement en tant qu'entité une, et non en tant que somme de parties. Les relations des parties entre elles et avec le tout sont leurs aspects, chacun dans l'autre. Pour un observateur extérieur, un corps est l'agrégat des aspects que présente pour lui ce corps en tant que tout, et aussi en tant que somme de ses parties. Pour l'observateur extérieur, les aspects de la forme et des objets des sens dominent, du moins pour la cognition. Mais nous devons aussi admettre la possibilité de détecter en nous-mêmes des aspects directs de l'activité mentale d'organismes supérieurs. L'assertion selon laquelle la connaissance d'activités mentales étrangères doit se faire nécessairement par des inferences indirectes à partir d'aspects de forme et d'objets des sens, est totalement injustifiée par cette philosophie de l'organisme. Le principe fondamental est que tout ce qui se fond [merges into] dans l'actualité implante ses aspects dans chacun des événements individuels. En outre, même dans le cas de l'auto-cognition /self-cognition/, les aspects des parties de notre propre corps prennent partiellement la forme d'aspects de forme [shape] et d'objets des sens. Mais cette partie de l'événement corporel, à laquelle est associée l'activité mentale cognitive, est pour elle-même le champ psychologique unitaire. Ses ingrédients ne se réfèrent pas à l'événement lui-même : ce sont des aspects de ce qui se situe au-delà de cet événement. L'auto-cognition inhérente à l'événement corporel est donc la connaissance de soi-même en tant qu'unité complexe,

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dont les ingrédients impliquent toute la réalité au-delà d'elle-même, une réalité restreinte à la limitation de sa configuration d'aspects. Nous nous connaissons donc [151] comme fonction d'unification d'une pluralité de choses qui sont autres que nous-mêmes. La cognition nous révèle qu'un événement est une activité qui organise une conjonction réelle [real togetherness] de choses étrangères. Mais ce champ psychologique ne dépend pas de la connaissance qu'on en a, de sorte que c'est encore un événement unitaire quand il est abstrait de la connaissance qu'il a de soi. La conscience, par conséquent, sera la fonction de connaître [the function of knowing]. Mais ce qui est connu est déjà une préhension d'aspects d'un unique univers réel. Ces aspects sont ceux d'autres événements en tant qu'ils se modifient mutuellement les uns les autres. Dans la configuration des aspects, les événements se tiennent dans leur configuration de relationalité mutuelle. Les data primitifs en fonction desquels se tisse la configuration sont les aspects des formes, des objets des sens, et d'autres objets éternels dont l'identité propre ne dépend pas du flux des choses. Partout où ces objets ont une ingression dans le flux général, ils interprètent les événements, l'un selon l'autre. Ils sont ici dans le percevant, mais, en tant que perçus par lui, ils convoient [convey] 10 pour lui quelque chose du flux total qui est audelà de lui-même. La relation sujet-objet prend son origine dans le rôle double de ces objets éternels. Ils sont des modifications du sujet, mais seulement par leur propriété de convoyer des aspects d'autres sujets dans la solidarité de l'univers. Aucun sujet individuel ne peut donc avoir de réalité indépendante, puisqu'il est une préhension d'aspects limités de sujets autres que lui-même. L'expression technique « sujet-objet », appliquée à la situation fondamentale révélée dans l'expérience, est mauvaise. Elle est en réalité une réminiscence du « sujet-prédicat » aristotélicien. Elle présuppose déjà la doctrine métaphysique dans laquelle différents sujets sont qualifiés par leurs prédicats privés. C'est la doctrine qui fait intervenir des sujets ayant des mondes d'expérience privés. Si cette doctrine est admise, il n'y a plus aucun moyen d'échapper au solipsisme. Le point important est que l'expression « sujet-objet » renvoie à une entité fondamentale sous-jacente aux objets. Ainsi conçus, les « objets » sont donc purement et simplement les fantômes des prédicats aristotéliciens n . La situation première dévoilée dans l'expérience cognitive est 1' « ego-objet parmi les objets ». J'entends par là que le fait premier est un monde impartial, transcendant le « icimaintenant » qui caractérise l'ego-objet, et transcendant le « maintenant » qui est le monde spatial de la réalisation simultanée. C'est également un monde incluant l'actualité du passé et la potentialité limitée du futur, en

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même temps que le monde complet de la potentialité abstraite, le domaine des objets éternels, qui transcende le cours actuel [152| de réalisation, et y trouve matière à exemplification et à comparaison. L'ego-objet, comme conscience ici-maintenant, est conscient que son essence est constituée par l'expérience de sa relationalité interne au monde des réalités et au monde des idées. Mais l'ego-objet, ainsi constitué, est à l'intérieur du monde des réalités, et se manifeste comme un organisme qui exige, pour réaliser intentionnellement ce statut parmi les réalités, l'ingression des idées. Cette question de la conscience doit être mise de côté pour l'instant, et sera traitée une autre fois. Le point qui doit être établi dans le cadre du présent exposé est qu'une philosophie de la nature qui se veut organique doit partir de l'extrémité opposée à celle qu'exigerait une philosophie matérialiste. Celle-ci prend pour point de départ deux substances ayant une existence indépendante : la matière et l'esprit. La matière est affectée par les modifications des relations externes de son mouvement, et l'esprit par les modifications des objets qu'il contemple. Dans cette théorie matérialiste, on trouve deux sortes de substances indépendantes, chacune qualifiée par ses passions appropriées. Le point de départ de la théorie organique est l'analyse du procès en tant que réalisation d'événements disposés en un ensemble étroitement solidaire 12. L'événement est l'unité réelle des choses. La configuration persistante émergente [emergent enduring pattern] est la stabilisation de l'accomplissement émergent, de manière à devenir un fait qui conserve son identité pendant toute la durée du procès. On notera que la persistance n'est pas essentiellement la propriété de perdurer au-delà de soi-même, mais de durer à l'intérieur de soi-même 13. Je veux dire que la persistance est la propriété de trouver sa configuration reproduite dans les parties temporelles de l'événement total. C'est en ce sens qu'un événement total comporte une configuration persistante. Il y a une valeur intrinsèque identique pour le tout et pour la succession de ses parties. La cognition est l'émergence, dans une certaine proportion de réalité individualisée, du substratum général d'activité, lequel met en équilibre devant lui une possibilité, une actualité et une intention. Il est également [equally] possible d'accéder à cette conception organique du monde en partant des notions fondamentales de la physique moderne, au lieu de partir, comme ci-dessus, de la psychologie et de la physiologie. En fait, en raison de mes propres études en mathématiques et en physique mathématique, je suis arrivé à mes convictions par cette voie. La physique mathématique présuppose en premier lieu un champ électromagnétique d'activité emplissant l'espace et le temps. Les lois qui conditionnent ce champ ne sont autres que les conditions observées par l'activité générale du

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flux du monde telle qu'elle s'individualise |153| dans les événements. En physique, il y a abstraction. La science ignore ce que toute chose est en elle-même ; ses entités sont considérées simplement du point de vue de leur réalité extrinsèque, c'est-à-dire par leurs aspects dans d'autres choses. Mais l'abstraction va même plus loin que cela, car ce qui compte pour elle, ce ne sont que ces aspects des autres choses en tant qu'ils modifient les spécifications spatio-temporelles des histoires de vie [life historiés] de ces autres choses. La réalité intrinsèque de l'observateur intervient : je veux dire qu'on a recours à ce que l'observateur est pour lui-même. Par exemple, le fait qu'il verra du rouge ou du bleu entre dans les énoncés scientifiques. Mais à dire vrai, le rouge que voit l'observateur ne fait pas partie intégrante de la science : seule est pertinente la pure diversité des expériences du rouge que fait l'observateur en comparaison de toutes ses autres expériences. Par conséquent, les caractéristiques intrinsèques de l'observateur ne sont pertinentes qu'en vue de fixer l'identité individuelle propre des entités physiques. Ces entités ne sont considérées que comme des opérateurs [agencies] permettant de fixer les routes dans l'espace et dans le temps des histoires de vie des entités persistantes. La terminologie de la physique dérive des idées matérialistes du XVIIè siècle. Mais on découvre que, même dans son extrême abstraction, ce qu'elle présuppose en réalité c'est la théorie organique des aspects qui vient d'être exposée. En effet, considérons d'abord un événement quelconque dans un espace vide, où le mot « vide » signifie dépourvu d'électrons, de protons ou d'autres formes de charge électrique. Un tel événement joue trois rôles en physique. Il est tout d'abord le théâtre même [actual scene] d'une aventure de l'énergie : soit comme son habitat, soit comme le lieu d'un flux particulier d'énergie. Quoi qu'il en soit, dans ce premier rôle l'énergie est présente, soit comme localisée dans l'espace durant le temps considéré, soit comme s'écoulant à travers l'espace. Dans son second rôle, l'événement est un lien nécessaire dans la configuration de la transmission, grâce auquel le caractère de chacun des événements reçoit une certaine modification en provenance du caractère de chacun des autres événements. Dans son troisième rôle, l'événement est le détenteur d'une possibilité, quant à ce qui arriverait à une charge électrique, soit par une déformation, soit par un déplacement, s'il devait arriver qu'elle se trouve là. Si nous modifions notre hypothèse en considérant un événement qui inclut en lui-même une part de la vie historique d'une charge électrique, l'analyse de ses trois rôles reste valable, si ce n'est que la possibilité détenue dans le troisième rôle est à présent transformée en une actualité. Ce

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remplacement d'une possibilité par une actualité est à la base de la distinction entre événements vides et événements occupés. [154| Revenant aux événements vides, nous notons en eux le manque d'individualité du contenu intrinsèque. Si l'on considère le premier rôle d'un événement vide en tant qu'habitat d'énergie, on note qu'il n'y a aucune distinction individuelle d'un bloc individuel d'énergie, que celui-ci soit localisé statiquement, ou qu'il soit élément du flux. Il y a simplement une détermination quantitative de l'activité, sans individualisation de l'activité en elle-même. Cette absence d'individualisation est encore plus évidente dans le deuxième et dans le troisième rôle. Un événement vide est quelque chose en lui-même, mais il n'est pas capable de réaliser une individualité stable de contenu. En ce qui concerne son contenu, l'événement vide est un élément unique réalisé dans un schéma général d'activité organisée. Une réserve est à faire lorsque l'événement vide est le théâtre de la transmission d'un train déterminé de formes d'ondes périodiques. Il y a maintenant une configuration déterminée qui demeure permanente dans l'événement. On trouve ici la première faible trace d'une individualité persistante. Mais il s'agit d'une individualité qui n'est pas dotée de la moindre originalité, car elle est seulement une permanence qui n'est apparue que par l'implication de l'événement dans un schéma de configuration plus large. Si nous passons maintenant à l'examen d'un événement occupé, tel l'électron, celui-ci possède une individualité déterminée. Il peut être suivi tout au long de sa vie à travers une grande diversité d'événements. Une collection d'électrons, jointe aux charges atomiques analogues d'électricité positive, constitue un corps tel que ceux que nous percevons ordinairement. Le plus simple des corps de ce type est la molécule, et un ensemble de molécules constitue un morceau de matière ordinaire, tel qu'une chaise ou une pierre. Une charge électrique est donc l'indice d'une individualité du contenu, s'ajoutant à l'individualité d'un événement en lui-même. Cette individualité du contenu est le point fort de la doctrine matérialiste. Elle peut, cependant, être expliquée tout aussi bien par la théorie de l'organisme. Quand on examine quelle est la fonction de la charge électrique, on remarque que son rôle est d'indiquer l'apparition [origination] d'une configuration, qui est transmise à travers l'espace et le temps. Elle est la clé d'une configuration particulière. Par exemple, le champ de force, dans un événement quelconque, doit être construit en prêtant attention à ce qui advient aux électrons et aux protons, ainsi qu'aux flux et distributions de l'énergie. En outre, les ondes électriques ont pour origine les accidents vibratoires de ces charges. La configuration transmise doit donc être

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conçue comme le flux, à travers l'espace et le temps, d'aspects provenant du cours de la vie historique [155| de la charge atomique. L'individualisation de la charge apparaît par une conjonction de deux caractères : en premier lieu, l'identité continuée de son mode de fonctionnement, en tant que clé pour la détermination de la diffusion d'une configuration ; en second lieu, l'unité et la continuité du cours de sa vie historique. Nous pouvons donc conclure que la théorie organique représente directement ce qui est de fait admis par la physique en ce qui concerne ses entités ultimes. Notons également la totale futilité de ces entités, si elles sont conçues comme des individus pleinement concrets : en ce qui concerne la physique, elles sont totalement occupées à se mouvoir les unes autour des autres, et n'ont aucune réalité en dehors de cette fonction. Pour la physique en particulier, il n'existe aucune réalité intrinsèque. Il est clair que l'idée de fonder la philosophie sur la présupposition de l'organisme doit être attribuée à Leibniz Ses monades sont pour lui les entités réelles ultimes. Mais il a conservé les substances cartésiennes avec les passions qui les qualifient, et aussi en tant qu'elles expriment également pour lui la caractérisation dernière des choses réelles. Par conséquent les relations internes n'avaient pour lui aucune réalité concrète. Il avait donc à sa disposition deux points de vue distincts : le premier était que l'entité réelle dernière est une activité organisationnelle, fusionnant des ingrédients en une unité, de telle sorte que cette unité est la réalité ; l'autre que les entités réelles dernières sont des substances, supportant des qualités. Or, le premier point de vue repose sur l'acceptation de relations internes liant ensemble toute la réalité. Et le second est incompatible avec la réalité de telles relations. Pour combiner ces deux points de vue, il conçut par conséquent ses monades sans fenêtres, et leurs passions furent seulement le reflet de l'univers grâce au divin arrangement d'une harmonie préétablie. Ce système présupposait donc un agrégat d'entités indépendantes. Leibniz ne fit pas la distinction entre l'événement, comme unité d'expérience, l'organisme persistant comme sa stabilisation en importance, et l'organisme cognitif comme exprimant une individualisation plus complète. Il n'admit pas non plus les relations à termes multiples liant de diverses manières les données des sens aux divers événements. En fait, ces relations à termes multiples sont les perspectives que Leibniz admet, mais uniquement à la condition qu'elles soient purement des qualités des

1

Voir Bertrand Russell, La Philosophie de Leibniz, pour la suggestion de cette ligne de pensée. [NdT : voir également Y. Belaval, Leibniz, critique de Descartes, Gallimard, 1960, pp. 412 et suivantes.]

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monades qui s'organisent. [156] La difficulté provient en réalité de son acceptation inconditionnelle de la notion de localisation simple comme fondamentale pour l'espace et le temps, ainsi que de la notion de substance individuelle indépendante comme fondamentale pour une entité réelle. La seule voie ouverte à Leibniz était donc la même que celle prise plus tard par Berkeley [selon une interprétation qui prévaut], à savoir le recours à un deus ex machina qui fut capable de s'élever au-dessus des difficultés de la métaphysique. De même que Descartes avait inauguré la tradition de pensée qui maintint la philosophie ultérieure à un certain degré de contact avec le mouvement scientifique, Leibniz introduisit la tradition alternative selon laquelle les entités, qui sont les choses actuelles ultimes, sont en un certain sens des procédures d'organisation. Cette tradition a été à la base des grandes réalisations de la philosophie allemande. Kant a été le reflet de ces deux traditions, l'une succédant à l'autre. Kant était un scientifique, mais les écoles qui dérivent de Kant n'ont eu qu'une influence minime sur la mentalité du monde scientifique. Ce devrait être la tâche des écoles philosophiques de ce siècle, que d'amener à se réunir les deux courants, afin de donner une expression de l'image du monde dérivée de la science, et ainsi de mettre fin au divorce qui a séparé la science des affirmations de nos expériences esthétiques et éthiques.

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Notes

1

Cf. le commentaire de J.-M. Breuvart (DSMR 258) : « C'est là un aspect tout à fait étranger à la pensée grecque, et même le retour de la Renaissance à un humanisme grec n'a pu en retrouver la dimension politique. ».

2

« its own existence as a unit entity ».

3

Cf. éd. Pléiade, p. 284.

4

William James, Essais d'empirisme radical. Traduction et préface de Guillaume Garreta et Mathias Girel, Marseille, Éditions Agone, 2005, p 36.

5

Ibid. (Traduction légèrement modifiée.)

6

Cf. éd. de la Pléiade, p. 595.

7

Cf. éd. La Pléiade, pp. 280-81. (Entre crochets, la partie du passage non citée par Whitehead). La dernière phrase du texte anglais cité est la suivante : « The perception of it is neither an act of sight, of touch, nor of imagination, and never was either of these, though it might formerly seem so, but is simply an intuition [inspectio] of the mind... ». (Les italiques et le mot 'intuition' sont dans le texte original de SMW mais pas chez Descartes.)

8

Jean Wahl donne de ce passage le commentaire suivant (VC 177) : « Après avoir expliqué la connaissance par la relation avec le percevant, et par la relation avec les objets, il va falloir l'expliquer par la relation du percevant avec la totalité [...]. Le fait de connaissance est la totalité en tant qu'elle prend conscience d'elle-même. La connaissance ne se connaît soi-même sans doute qu'en tant que connaissance d'autres choses ; mais elle-même n'est pas différente des autres choses en tant qu'elles prennent conscience d'elles-mêmes. De telle sorte que la transcendance de la connaissance s'explique par son immanence dans le réel [...]. Dans l'organisme cognitif, c'est le monde entier qui s'individualise et qui arrive à ce qu'on pourrait appeler son entéléchie. »

9

Happenings et occurrences étant synonymes (cf. diet. Webster en trois vol.), nous adoptons pour ces deux termes le mot français « occurrence » pour marquer leur différence avec le terme spécifiquement whiteheadien « event » que nous traduisons par commodité « événement ».

10

Whitehead utilise to convey et conveyance, que Jean Wahl lui-même (VC191) ne s'était pas risqué à traduire (« Ici, la recognition prend un aspect particulier ; elle est "conveyance" [...] »). On pourrait traduire également par « ils transmettent ».

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La science et le monde moderne

11

J-M. Breuvart (DSMR 138) fait remarquer en citant ce passage : « Si donc le sujet est dépossédé de ses objets et considéré en lui-même comme une sorte de substance qu'on aurait dépouillée de ses divers attributs [...] la réalité unique apparaît comme étant le sujet, dans son activité indifférenciée de pensée [...]. C'est pourquoi [...] Whitehead aurait accepté la notion cartésienne de substance comme l'équivalent de son occasion actuelle si elle n'évoquait précisément la dualité substance-attributs, (cf. PR 75) »

12

« events disposed in an interlocked community. »

13

« It will be noted that endurance is not primarily the property of enduring beyond itself, but of enduring within itself. » Ford précise que dans l'expression «durer à l'intérieur de soi-même», soi-même est l'événement lui-même, caractérisé par cette propriété de persister dans la durée (EWM 5 et 34).

Chapitre X

L'abstraction [157] Dans les chapitres précédents, j'ai examiné l'influence du mouvement scientifique sur les problèmes les plus profonds qui ont occupé les penseurs des temps modernes. Aucun homme, aucune société limitée d'hommes, ni aucune époque, ne peuvent penser à tout à la fois. C'est pourquoi, en vue de tirer au clair les divers impacts de la science sur la pensée, j'ai traité ce thème historiquement. Dans cette rétrospective, j'ai gardé à l'esprit l'idée que l'aboutissement ultime de toute l'histoire est la dissolution patente du schème rassurant du matérialisme scientifique qui a dominé les trois siècles passés en revue. Aussi ai-je insisté sur les diverses écoles qui ont critiqué les opinions dominantes, et me suis-je efforcé d'esquisser une théorie cosmologique alternative qui soit suffisamment vaste pour inclure ce qui est fondamental à la fois pour la science et pour sa critique. Dans ce schème alternatif, la notion de matière \ en tant que notion fondamentale, a été remplacée par celle de synthèse organique. Mais mon approche a toujours été faite en partant de la considération de la complexité réelle de la pensée scientifique, et des difficultés particulières qu'elle soulève. Dans le présent chapitre, ainsi que dans celui qui le suit immédiatement, nous laisserons de côté les problèmes particuliers de la science moderne, et nous nous placerons au point de vue d'une considération non passionnée de la nature des choses, préalablement à toute investigation particulière de leurs détails. J'appellerai ce point de vue « métaphysique ». En conséquence, les lecteurs qui trouveraient la métaphysique, même en deux courts chapitres, fastidieuse, feront bien de passer immédiatement au chapitre Religion et Science, [158] qui renoue avec le thème de l'impact de la science sur la pensée moderne. Ces deux chapitres métaphysiques sont purement descriptifs. Leur justification doit être cherchée (i) dans notre connaissance directe des occasions actuelles qui composent notre expérience immédiate, (ii) dans leur aptitude à constituer une base d'harmonisation de notre description systématique des divers types d'expérience, (iii) dans leur aptitude à fournir

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La science et le monde moderne

les concepts à l'aide desquels on puisse élaborer une épistémologie. Par le (iii), j'entends qu'une description du caractère général de ce que nous connaissons doit nous permettre d'élaborer une description des conditions auxquelles notre connaissance est possible en tant qu'elle s'ajoute aux choses connues. En toute occasion de cognition, ce qui est connu est une occasion actuelle d'expérience, distinguée1 par référence à un domaine d'entités qui transcende cette occasion immédiate en ceci qu'elles ont des connexions, analogues ou différentes, avec d'autres occasions d'expérience. Par exemple, une nuance définie de rouge peut, dans l'occasion immédiate, être liée d'une certaine manière définie à la forme de sphéricité. Mais cette nuance de rouge et cette forme sphérique se manifestent comme transcendant cette occasion, en ceci que l'une et l'autre ont d'autres liaisons 2 avec d'autres occasions. De plus, indépendamment de l'occurrence actuelle des mêmes choses en d'autres occasions, chaque occasion actuelle est située dans un domaine d'autres entités interconnectées. Ce domaine se manifeste dans toutes les propositions fausses qui peuvent être prédiquées de manière significative de cette occasion. C'est le domaine des suggestions alternatives, dont l'ancrage dans l'actualité transcende chaque occasion actuelle. La pertinence réelle, pour chaque occasion actuelle, de propositions fausses, est révélée par l'art, par la littérature romanesque, et par la critique, en référence à des idéaux. Le fondement de la position métaphysique que je soutiens est que la compréhension de l'actualité requiert une référence à l'idéalité. Les deux domaines sont intrinsèquement inhérents à la situation métaphysique totale. La vérité qu'une proposition concernant une occasion actuelle est fausse, peut exprimer la vérité vitale de l'accomplissement esthétique : elle exprime le « grand refus » qui est sa caractéristique première. Un événement est décisif en proportion de l'importance (pour lui) de ses propositions fausses : la pertinence de leur rapport à l'événement ne peut être dissociée de ce qu'est l'événement en lui-même dans son accomplissement. [159] Ces entités transcendantes ont été appelées des « universaux », mais je préfère utiliser le terme « objets éternels » afin de m'affranchir des présuppositions qui s'attachent au terme précédent en raison de son histoire philosophique prolongée. Les objets éternels sont donc, par nature, abstraits. Par « abstrait », j'entends que ce qu'est un objet éternel en lui-même (c'est-à-dire son essence) est compréhensible sans faire référence à quelque occasion particulière d'expérience 3 . Etre abstrait, c'est transcender les occasions particulières concrètes d'une occurrence

1

Cf. mes Principes de la Connaissance Naturelle (ch.V, Sect.13)

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actuelle [actual happening]. Mais transcender une occasion actuelle ne signifie pas être sans aucun lien [disconnected] avec celle-ci. Au contraire, je tiens que chaque objet éternel a sa propre connexion avec chacune de ces occasions : c'est ce que j'appelle son mode d'ingression dans cette occasion. Un objet éternel doit donc être compris par accointance facquaintance]4 avec: (i) son individualité particulière, (u) ses relations générales avec les autres objets éternels, en tant qu'aptes à se réaliser dans des occasions actuelles, (iii) le principe général qui exprime son ingression dans des occasions actuelles particulières. Ces trois composantes sont l'expression de deux principes. Le premier principe est que chaque objet éternel est un individu qui, à sa manière particulière propre, est ce qu'il est. Cette individualité particulière est l'essence individuelle de l'objet, et ne peut être décrite autrement que comme étant elle-même. L'essence individuelle est donc simplement l'essence considérée du point de vue de son unicité. De plus, l'essence d'un objet éternel est simplement l'objet éternel considéré en tant qu'il ajoute sa contribution propre et unique à chaque occasion actuelle. Cette contribution unique est identique pour toutes les occasions, en ce sens que l'objet, dans tous ses modes d'ingression, reste exactement identique à lui-même [is just its identical self]. Mais il varie d'une occasion à l'autre eu égard aux différences de ses modes d'ingression. Le statut métaphysique d'un objet éternel est donc celui d'une possibilité par rapport à une actualité. Toute occasion actuelle est définie quant à son caractère par la façon dont ces possibilités sont actualisées pour cette occasion. L'actualisation est donc une sélection parmi des possibilités. Plus exactement, c'est une sélection qui aboutit à une gradation des possibilités en ce qui concerne leur réalisation en cette occasion. Cette conclusion nous amène au second principe métaphysique : bien qu'il soit déconnecté de ses modes d'ingression actuels dans des occasions actuelles définies, un objet éternel, considéré comme une entité abstraite, ne peut être séparé de sa référence aux autres objets éternels, ni de sa référence à l'actualité en général. Ce principe est exprimé |160| par la proposition chaque objet éternel possède une « essence relationnelle ». Cette essence relationnelle détermine comment il est possible pour l'objet d'avoir une ingression dans des occasions actuelles. Autrement dit : si A est un objet éternel, alors ce que A est en lui-même implique le statut de A dans l'univers, et A ne peut être séparé de ce statut. Dans l'essence de A se trouve une capacité de détermination [determinateness] quant aux liaisons de A aux autres objets éternels, et une capacité d'indétermination quant aux liaisons de A aux occasions actuelles. Puisque les liaisons de A aux autres objets éternels se trouvent de manière

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La science et le monde moderne

déterminée dans l'essence de A, on peut en déduire qu'il s'agit de relations internes 5. J'entends par là que ces liaisons sont constitutives de A, car une entité qui se trouve être en relations internes n'a aucun être en tant qu'entité sans ces relations. En d'autres termes : avoir une fois des relations internes, c'est les avoir toujours. Les liaisons internes de A constituent conjointement sa signification [significance]. Par ailleurs, une entité ne peut se trouver en relations externes à moins que dans son essence ne se trouve une capacité d'indétermination, qui est sa réceptivité [patience] vis-à-vis de ces relations externes. La signification du terme « possibilité » appliqué à A est simplement qu'il se trouve dans l'essence de A une réceptivité aux liaisons avec des occasions actuelles. Les liaisons de A avec une occasion actuelle montrent simplement comment les liaisons éternelles de A aux autres objets éternels sont hiérarchisées [graded] lors de leur réalisation dans cette occasion. Le principe général qui exprime l'ingression de A dans l'occasion actuelle particulière a est donc l'indétermination se trouvant dans l'essence de A quant à son ingression en a , et il est la détermination se trouvant dans l'essence de a quant à l'ingression de A dans a. La préhension synthétique qui est a est donc la résolution de l'indétermination de A dans [into] la détermination de a. Par conséquent, la liaison entre A et a est externe en ce qui concerne A, et interne en ce qui concerne a . Chaque occasion actuelle a est la résolution de toutes les modalités en des ingressions catégoriales dans l'actualité : la vérité et la fausseté prennent la place de la possibilité. L'ingression complète de A dans a est exprimée par toutes les propositions vraies concernant A et a, et concernant aussi —peut-être— d'autres choses. La relationalité déterminée de l'objet éternel A avec tout autre objet éternel réside dans la manière dont A est relié à tout autre objet éternel, systématiquement et par nécessité de sa nature. Cette relationalité 1161] représente une possibilité de réalisation. Mais une liaison est un fait qui concerne tous les relata impliqués, et ne peut être isolée comme si elle n'impliquait qu'un seul de ces relata. Il y a donc un fait général de relationalité mutuelle systématique, inhérent au caractère de la possibilité. Le domaine des objets éternels est à juste titre décrit comme un « domaine » [realm], puisque chaque objet éternel a son statut dans cet ensemble systématique général de relationalité mutuelle. En ce qui concerne l'ingression de A dans une occasion actuelle a , les liaisons mutuelles de A aux autres objets éternels ainsi hiérarchisés dans leur réalisation requièrent, pour leur expression, une référence au statut de A et à celui des autres objets éternels dans la liaison spatio-temporelle. Et

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ce statut ne peut lui-même être exprimé (dans ce but) sans une référence au statut de a et des autres occasions actuelles dans la même liaison spatiotemporelle 6. En conséquence, la liaison spatio-temporelle en fonction de laquelle le cours actuel des événements doit être exprimé n'est autre qu'une limitation sélective à l'intérieur des liaisons systématiques générales entre objets éternels. Par le terme « limitation » appliqué au continuum spatiotemporel, j'entends les déterminations de l'état de fait [matter-of-fact déterminations] — telles que les trois dimensions de l'espace et les quatre dimensions du continuum spatio-temporel — inhérentes au cours actuel des événements, mais qui se présentent comme arbitraires par rapport à une possibilité plus abstraite. La considération de ces limitations générales à la base des réalités actuelles, distinctes des limitations particulières à chaque occasion actuelle, sera reprise plus complètement dans le chapitre sur Dieu. Le statut de toute possibilité en référence à l'actualité requiert en outre une référence à ce continuum spatio-temporel. Dans toute considération particulière d'une possibilité, on peut concevoir que ce continuum soit transcendé. Mais dans la mesure où il y a une référence définie à l'actualité, il est nécessaire de définir le comment déterminé de cette transcendance du continuum spatio-temporel. Le continuum spatio-temporel est donc essentiellement un lieu de possibilité relationnelle, sélectionné à partir du domaine plus général de relation systématique. Ce lieu limité de possibilité relationnelle exprime une limitation de la possibilité inhérente au système général du procès de réalisation. Toute possibilité généralement cohérente avec ce système se situe dans le cadre de cette limitation. De plus, tout ce qui est abstractivement possible en relation avec le cours général des événements —distinct des limitations particulières |162] introduites par des occasions particulières— s'immisce dans le continuum spatiotemporel en toute autre situation spatiale et à tout les autre moment. Fondamentalement, le continuum spatio-temporel est le système général de relationalité de toutes les possibilités, pour autant que ce système est limité par sa pertinence pour le fait général de l'actualité. Aussi est-il inhérent à la nature de la possibilité d'enfermer en soi ce rapport à l'actualité 1 . Car la possibilité est ce en quoi réside la capacité d'accomplissement, abstraction faite de l'accomplissement lui-même. Nous avons déjà mis l'accent sur le fait qu'une occasion actuelle doit être conçue comme une limitation, et que ce processus de limitation peut être encore mieux caractérisé comme étant une hiérarchisation. Cette caractéristique d'une occasion actuelle (appelons-la a ) requiert une élucidation plus complète : une capacité d'indétermination se trouve dans l'essence de tout objet éternel (disons A). L'occasion actuelle a synthétise en elle-même tous les objets éternels, et de la sorte inclut la relationalité

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déterminée complète de A à tout autre objet éternel ou ensemble d'objets éternels 8. Cette synthèse est une limitation de la réalisation mais non du contenu. Chaque liaison [relationship] conserve son auto-identité inhérente. Mais les degrés d'entrée dans cette synthèse sont inhérents à chaque occasion actuelle telle que a. Ces degrés ne peuvent être exprimés qu'en terme de pertinence de valeur. Cette pertinence de valeur varie — par comparaison entre occasions différentes— en degré, depuis l'inclusion de l'essence individuelle de A comme élément de la synthèse esthétique (suivant un certain degré d'inclusion), jusqu'au degré le plus bas qui est l'exclusion de l'essence individuelle de A comme élément de la synthèse esthétique 9. Dans la mesure où elle se trouve à ce degré le plus bas, chaque liaison déterminée de A n'est ingrédiente dans l'occasion qu'en ce qui concerne la façon [how] déterminée selon laquelle cette liaison est une autre possibilité non-accomplie, n'apportant aucune valeur esthétique, si ce n'est en formant un élément du substrat systématique de contenu nonaccompli. A un degré plus élevé, elle peut demeurer inaccomplie, mais être esthétiquement pertinente. Considéré seulement du point de vue de ses liaisons avec les autres objets éternels, A est donc conçu comme : — « non-étant », où « non-étant » signifie : « abstrait du fait déterminé de son inclusion/exclusion dans des événements actuels ». — « non-étant par rapport à une occasion définie a », signifiant que A dans toutes ses relations déterminées est exclu de a . — « étant du point de vue de a » [163] signifiant que A, dans certaines de ses liaisons déterminées, est inclus dans a. Mais il se peut qu'il n'y ait aucune occasion qui inclue A dans toutes ses liaisons déterminées, car certaines de ces liaisons sont des contraires. En ce qui concerne les liaisons exclues, A sera donc non-étant en a , même si pour d'autres liaisons, il est étant en a . En ce sens, chaque occasion est une synthèse d'étant et de non-étant. De plus, bien que certains objets éternels soient synthétisés dans une occasion a seulement en tant que non-étants, chaque objet éternel qui est synthétisé en tant qu 'étant est aussi synthétisé en tant que non-étant, « étant » signifiant ici « individuellement efficace dans la synthèse esthétique ». La « synthèse esthétique » est la « synthèse de l'expérience » considérée comme auto-créatrice, dans les limites qui lui sont imposées par sa relationalité interne avec toutes les autres occasions actuelles. On en conclut donc (ce qui a déjà été établi plus haut) que le fait général de la préhension synthétique de tous les objets éternels en toute occasion revêt le double aspect de la relationalité indéterminée de chaque objet éternel aux occasions en général 10 , et de sa relationalité déterminée à

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chaque occasion particulière. Cet énoncé résume la description de la manière dont les relations externes sont possibles. Mais cette description suppose que l'on dégage le continuum spatio-temporel de sa simple implication dans les occasions actuelles — selon l'explication habituelle — et qu'on le montre comme ayant son origine dans la nature générale de la possibilité abstraite, limitée par le caractère général du cours actuel des événements. La difficulté que soulèvent les relations internes est d'expliquer comment une vérité particulière quelconque est possible. Dans la mesure où il y a des relations internes, toute chose doit dépendre de toutes les autres. Mais s'il en est ainsi, on ne peut connaître quoi que ce soit tant que l'on ne connaît pas également tout le reste. Apparemment, on se trouve dans la nécessité de dire tout à la fois. Mais cette nécessité supposée est manifestement fausse. En conséquence, il nous appartient d'expliquer comment il peut y avoir des relations internes, étant donné que l'on admet l'existence de vérités finies. Puisque les occasions actuelles sont des sélections faites dans le domaine des possibles, l'explication ultime du fait que les occasions actuelles ont le caractère général qui est effectivement le leur doit résider dans une analyse du caractère général du domaine des possibles. La vérité métaphysique première concernant le domaine des objets éternels est son caractère analytique, ce qui signifie que le statut de tout objet éternel A de ce domaine |164| est susceptible d'être analysé en un nombre indéfini de liaisons subordonnées d'étendue limitée. Par exemple, si B et C sont deux autres objets éternels, il existe alors quelque liaison parfaitement définie R(A, B, C) qui ne met en jeu que A, B, C de manière à ne requérir la mention d'aucun autre objet éternel défini à titre de relatum. Naturellement, la liaison R(A, B, C) peut faire intervenir des liaisons subordonnées qui sont elles-mêmes des objets éternels, et R(A, B, C) est elle aussi un objet éternel. Il y aura aussi d'autres liaisons qui, dans le même sens, ne mettent en jeu que A, B et C. Il nous reste maintenant à examiner comment, en ce qui concerne la relationalité interne des objets éternels, cette liaison limitée R(A, B, C) est possible. La raison de l'existence de liaisons finies dans le domaine des objets éternels est que les liaisons de ces objets entre eux sont entièrement nonsélectives, et systématiquement complètes. Nous étudions la possibilité, de sorte que toute liaison possible est par là même dans le domaine de la possibilité n . Toute liaison de chaque objet éternel est fondée sur le statut parfaitement défini de cet objet comme relatum dans le schème général des liaisons. Ce statut défini est ce que j'ai appelé Y essence relationnelle de l'objet. Cette essence relationnelle peut être déterminée par référence à cet objet seul, et ne requiert de référence à aucun autre objet en dehors de ceux

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qui sont spécifiquement impliqués dans son essence individuelle, quand cette essence est complexe (comme nous allons l'expliquer ci-après). La signification des termes tout [any] et quelque [some] provient du principe qui correspond à la signification de la « variable » en logique. Tout ce principe réside en ceci qu'une détermination particulière peut être faite du comment d'une liaison déterminée d'un objet éternel défini A à un nombre fini déterminé de n autres objets éternels, sans aucune détermination des n autres objets Xh X2>... Xm excepté en ceci que chacun d'eux a le statut requis pour jouer son rôle dans cette liaison multiple. Ce principe repose sur le fait que l'essence relationnelle d'un objet éternel n'est pas unique pour cet objet. La pure essence relationnelle de chaque objet éternel détermine le schème uniforme complet des essences relationnelles, puisque chaque objet se trouve à l'intérieur de toutes ses liaisons possibles. Le domaine du possible fournit donc un schème uniforme de liaisons au sein d'ensembles finis d'objets éternels ; et tous les objets éternels entretiennent de telles liaisons, dans la mesure où le statut de chacun d'eux le permet. [165| En conséquence, les liaisons (dans la possibilité) n'impliquent pas les essences individuelles des objets éternels ; elles impliquent tous les objets éternels comme relata, à condition que ces relata aient les essences relationnelles requises. [C'est cette condition qui, automatiquement et par la nature du cas, limite le « tous » de la phrase « tous les objets éternels »] 12. Ce principe est celui de l'Isolement des Objets Eternels dans le domaine du possible. Les objets éternels sont isolés, car leurs liaisons en tant que possibles sont exprimables sans faire référence à leurs essences individuelles respectives. En contraste avec le domaine du possible, l'inclusion des objets éternels dans une occasion actuelle signifie que, concernant certaines de leurs liaisons possibles, il y a conjonction [togetherness] de leurs essences individuelles. Cette conjonction réalisée est l'accomplissement d'une valeur émergente, définie — ou formée — par la relationalité éternelle, déterminée, par rapport à laquelle la conjonction réelle est accomplie. La relationalité éternelle est donc la forme — Veidos — ; l'occasion actuelle émergente est le superjet d'une valeur ayant reçu cette forme ; la valeur, en tant qu'abstraite de tout superjet particulier, est la matière abstraite — la hylè — qui est commune à toutes les occasions actuelles ; et l'activité de synthèse qui préhende une possibilité dépourvue de valeur pour en faire une valeur superjetée [superjicient informed value] dotée d'une forme, est l'activité substantielle. Cette activité substantielle est ce qui est omis dans toute analyse des facteurs statiques du contexte métaphysique. Les éléments analysés de ce contexte sont les attributs de l'activité substantielle.

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La difficulté inhérente à la conception de relations internes limitées entre objets éternels est donc évitée à l'aide de deux principes métaphysiques : (i) les liaisons d'un objet éternel A, considérées comme constitutives de A, n'impliquent d'autres objets éternels qu'en tant que purs relata, sans référence à leurs essences individuelles ; (ii) la divisibilité de la liaison générale de A en une multiplicité de liaisons finies de A fait en conséquence partie de l'essence de cet objet éternel. Le second principe repose, de manière évidente, sur le premier. Comprendre A, c'est comprendre le comment d'un schème général de liaison. Ce schème de liaison, pour être compris, n'exige pas l'unicité individuelle des autres relata. Ce schème se révèle aussi comme analysable en une multiplicité de liaisons limitées qui ont leur individualité propre, et en même temps il présuppose la liaison totale à l'intérieur du possible. [166] Par rapport à l'actualité, il y a d'abord la limitation générale des liaisons, qui réduit ce système général illimité au schème spatio-temporel quadri-dimensionnel. Ce schème spatio-temporel est, pour ainsi dire, la plus grande commune mesure des schèmes de liaisons (en tant que limités par l'actualité) inhérents 13 à tous les objets éternels. J'entends par là que la manière dont se réalisent dans une occasion actuelle quelconque les liaisons sélectionnées d'un objet éternel (A) est toujours explicable en exprimant le statut de A par rapport à ce schème spatio-temporel, et en exprimant dans ce schème la liaison de l'occasion actuelle aux autres occasions actuelles. Une liaison finie déterminée impliquant les objets éternels déterminés d'un ensemble limité de ces objets est elle-même un objet éternel, constitué par ces objets éternels en tant qu'ils sont compris dans cette liaison. J'appellerai un tel objet éternel « complexe ». Les objets éternels qui sont les relata d'un objet éternel complexe seront appelés les « composants » de cet objet éternel. Si, de plus, certains de ces relata sont eux-mêmes complexes, leurs composants seront appelés « composants dérivés » de l'objet complexe primitif. De même les composants des composants dérivés seront également appelés composants dérivés de l'objet primitif. La complexité d'un objet éternel signifie donc qu'il est analysable en une liaison d'objets éternels composants. Analyser le schème général de la relationalité des objets éternels signifie aussi montrer que ce schème est une multiplicité d'objets éternels complexes. Un objet éternel tel qu'une nuance déterminée de vert, qui ne peut être analysé en une liaison entre composants, sera appelé « simple ». Nous pouvons à présent expliquer comment le caractère analytique du domaine des objets éternels permet une analyse de ce domaine en degrés. Au degré le plus bas des objets éternels, il faut placer ceux dont les essences individuelles sont simples : c'est le degré zéro de complexité.

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Ensuite vient tout ensemble de ces objets, fini ou infini quant au nombre de ses membres. Considérons par exemple l'ensemble de trois objets éternels A, B, C, dont aucun n'est complexe. Soit R(A, B, C) l'expression d'une certaine relationalité déterminée possible de A, B, C. Pour prendre un exemple simple, A, B, C peuvent être trois couleurs déterminées ayant entre elles la relationalité spatio-temporelle des trois faces d'un tétraèdre régulier, n'importe où et à n'importe quel moment. La liaison R(A, B, C) constitue alors un autre objet éternel du plus bas degré de complexité. De manière analogue, il y a des objets éternels de degrés successivement plus élevés. [167] Par rapport à un objet éternel complexe quelconque S(D1} D2,... Dy), les objets éternels D},... Dn dont les essences individuelles sont constitutives de l'essence individuelle de S(Dly D2>... Dn), sont appelés les composants de S(Dj, D2,... DJ. Il est évident que le degré de complexité à attribuer à S(Dh D2,... DJ doit être pris comme supérieur d'un degré au degré le plus élevé de complexité entre ses composants. Il y a donc une analyse du domaine de la possibilité en objets éternels simples, et en divers degrés d'objets éternels complexes. Un objet éternel complexe est une situation abstraite. Le terme « abstraction » a un double sens en ce qui concerne l'abstraction des objets éternels déterminés, c'està-dire l'abstraction non-mathématique : il y a une abstraction à partir de l'actualité, et une abstraction à partir de la possibilité. Par exemple, A et R(A, B, C) sont tous deux des abstractions du domaine de la possibilité. Notons que A doit signifier « A dans toutes ses liaisons possibles », et parmi elles R(A, B, C). De même, R(A, B, C) signifie « R(A, B, C) dans toutes ses liaisons possibles ». Mais cette signification de R(A, B, C) exclut les autres liaisons dans lesquelles A peut entrer : donc A tel qu'il est dans R(A, B, C) est plus abstrait que A simpliciter. Lorsque nous passons du degré des objets éternels simples à des degrés de complexité de plus en plus élevés, nous nous livrons donc à partir du domaine des possibles à des abstractions de degrés de plus en plus élevés. Nous pouvons maintenant concevoir les étapes successives d'un progrès défini vers quelque mode assigné d'abstraction du domaine des possibles, impliquant un progrès (en pensée) passant par des degrés successifs de complexité croissante. J'appellerai une telle route de progrès une « hiérarchie abstractive ». Toute hiérarchie abstractive, finie ou infinie, est basée sur un certain groupe défini d'objets éternels simples. Nous appellerons ce groupe la « base » de la hiérarchie. La base d'une hiérarchie abstractive est donc un ensemble d'objets de complexité nulle. La définition formelle d'une hiérarchie abstractive est la suivante :

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Une « hiérarchie abstractive basée sur g », dans laquelle g est un groupe d'objets éternels simples, est un ensemble d'objets éternels qui satisfait aux conditions suivantes : (i) les membres de g en font partie, et sont les seuls objets éternels simples de la hiérarchie, (ii) les composants de tout objet éternel complexe de la hiérarchie sont aussi membres de la hiérarchie, (iii) tout ensemble d'objets éternels appartenant à la hiérarchie |168|, qu'ils soient tous de même degré ou de degrés différents entre eux, sont conjointement les composants, ou composants dérivés, d'au moins un objet éternel appartenant aussi à la hiérarchie. Il est à noter que les composants d'un objet éternel sont nécessairement d'un degré de complexité inférieur à ce dernier lui-même. En conséquence, tout membre d'une telle hiérarchie ayant un degré de complexité de premier niveau, ne peut avoir comme composants que des membres du groupe g ; et tout membre du second degré ne peut avoir comme composants que des membres du premier degré et des membres de g ; et ainsi de suite pour les degrés plus élevés. La troisième condition que doit satisfaire une hiérarchie abstractive sera appelée la condition de connexité. Ainsi, une hiérarchie abstractive : — s'élève à partir de sa base, — inclut tous les degrés successifs de complexité depuis sa base, soit indéfiniment, soit jusqu'à son degré maximum, — est « connectée » par la réapparition (à un degré supérieur) de tout ensemble de ses membres appartenant à des degrés inférieurs, selon la fonction d'un ensemble de composants ou de composants dérivés d'au moins un membre de la hiérarchie. Une hiérarchie abstractive est dite « finie » si elle s'arrête à un degré fini de complexité ; elle est dite « infinie » si elle inclut des membres appartenant respectivement à tous les degrés de complexité. Il est à noter que la base d'une hiérarchie abstractive peut contenir un nombre quelconque de membres, fini ou infini. En outre, l'infinité du nombre des membres de la base n'a rien à voir avec la question du caractère fini ou infini de la hiérarchie. Une hiérarchie abstractive finie possédera par définition un degré de complexité maximum. Ce degré maximum est caractérisé par le fait qu'un membre de cette hiérarchie n'est composant d'aucun autre objet éternel appartenant à un degré quelconque de la hiérarchie. Aussi est-il évident que ce degré de complexité maximum ne doit comporter qu'un seul membre,

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sinon la condition de connexité ne serait pas satisfaite. Réciproquement, tout objet éternel complexe définit une hiérarchie abstractive finie, laquelle peut être découverte par un processus d'analyse. Cet objet éternel complexe dont on part sera appelé le « sommet » [vertex] de la hiérarchie abstractive : c'est l'unique membre ayant le degré maximum de complexité. Dans la première étape de l'analyse on obtient les composants du sommet. Ces composants peuvent être de complexité variable, mais il doit y avoir parmi eux au moins un membre dont la complexité |169| est d'un degré inférieur d'une unité à celui du sommet. Un degré qui est inférieur d'une unité à celui d'un objet éternel donné sera appelé le « degré suivant » [proximate grade] pour cet objet. On considère alors les composants du sommet appartenant à ce degré suivant, et dans une seconde étape, on les analyse en leurs composants. Parmi ces composants, certains doivent appartenir au degré suivant pour les objets ainsi analysés. Ajoutons-leur les composants du sommet qui appartiennent aussi à ce degré de « seconde proximité » du sommet ; et, en une troisième étape, reprenons l'analyse. On trouve ainsi des objets appartenant au degré de troisième proximité du sommet, et on leur ajoute les composants appartenant à ce degré qui ont été laissés de côté dans les étapes précédentes de l'analyse. On procède de cette manière par étapes successives jusqu'à ce qu'on ait atteint le degré des objets simples. Ce degré constitue la base de la hiérarchie. Il est à noter qu'en traitant des hiérarchies, nous restons entièrement dans le domaine du possible. Par suite, les objets éternels sont dépourvus de réelle conjonction [real togetherness] : ils restent dans leur « isolement ». L'appareil logique dont usait Aristote pour l'analyse du fait actuel en ses éléments plus abstraits était celui d'une classification en espèces et en genres. Cet appareil trouve une application de toute première importance pour la science dans ses phases préliminaires. Mais son utilisation dans la description métaphysique fausse la vision vraie de la situation métaphysique. L'emploi du terme « universel » est intimement lié à cette analyse aristotélicienne : ce terme a reçu tardivement un sens plus large, mais il suggère encore cette analyse classificatrice. C'est la raison pour laquelle j'évite de l'utiliser. Dans toute occasion actuelle a , il y a un groupe g d'objets éternels simples qui sont des ingrédients de ce groupe sous le mode le plus concret. Cette ingrédience complète dans une occasion, de manière à produire la fusion la plus complète de l'essence individuelle avec d'autres objets éternels dans la formation de l'occasion individuelle émergente, a évidemment son caractère propre, et ne peut être définie en fonction de quoi que ce soit d'autre. Mais elle possède une caractéristique particulière

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qui s'attache nécessairement à elle : il y a une hiérarchie abstractive infinie basée sur g, et telle que tous ses membres sont pareillement impliqués dans cette inclusion complète en a . L'existence d'une telle hiérarchie abstractive infinie signifie qu'il est impossible d'obtenir la description complète |170] d'une occasion actuelle au moyen de concepts. J'appellerai cette hiérarchie abstractive infinie associée à a « la hiérarchie associée de a ». C'est aussi ce que signifie la notion de connectabilité [connectedness] d'une occasion actuelle. Cette connectabilité d'une occasion est nécessaire à son unité synthétique et à son intelligibilité. Il y a une hiérarchie connectée de concepts applicables à l'occasion, comprenant des concepts de tous degrés de complexité. Aussi dans l'occasion actuelle, les essences individuelles des objets éternels impliqués dans ces concepts complexes accomplissent une synthèse esthétique, productrice de l'occasion en tant qu'expérience autonome. Cette hiérarchie associée est la figure [shape], la configuration [pattern], ou la forme [Jorm] de l'occasion, dans la mesure où l'occasion est constituée par ce qui entre dans sa réalisation complète. Une certaine confusion de pensée a été causée par le fait que l'abstraction à partir de la possibilité et l'abstraction à partir de l'actualité se font dans des directions opposées en ce qui concerne le degré d'abstraction. Car évidemment, lorsqu'on décrit une occasion actuelle a, on est plus proche du fait concret total lorsqu'on la décrit en lui attribuant un certain membre de sa hiérarchie associée d'un degré élevé de complexité. On en a alors dit plus au sujet de a. Avec un degré élevé de complexité, on obtient donc une meilleure approche de la concrétude totale de a , et avec un degré faible on s'en éloigne. C'est pourquoi les objets éternels simples représentent le degré d'abstraction extrême en partant d'une occasion actuelle, alors qu'ils représentent le degré d'abstraction minimum en partant du domaine du possible. On trouvera je pense que lorsqu'on parle d'un degré élevé d'abstraction, on a habituellement à l'esprit l'abstraction du domaine du possible — en d'autres termes, une construction logique élaborée. Jusqu'ici, j'ai seulement considéré une occasion actuelle sous l'aspect de sa concrétude complète. C'est l'aspect de l'occasion en vertu duquel elle est un événement de la nature. Mais un événement naturel, dans ce sens du terme, n'est qu'une abstraction tirée d'une occasion actuelle complète. Une occasion complète inclut tout ce qui, dans l'expérience cognitive, prend la forme de la mémoire, de l'anticipation, de l'imagination et de la pensée. Ces éléments d'une occasion d'expérience sont aussi des modes d'inclusion d'objets éternels complexes dans la préhension synthétique, en tant qu'éléments de la valeur émergente. Ils diffèrent de la concrétude d'une inclusion complète. En un sens, cette différence est inexplicable, car

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chaque mode d'inclusion a son type propre, qui ne doit pas être expliqué en fonction de quoi que ce soit d'autre. [171] Mais il y a une différence commune qui distingue ces modes d'inclusion d'avec l'ingression concrète complète qui a été étudiée. Cet élément différent, c'est d'être abrupt14. Par « être abrupt »J'entends que ce qui est rappelé, ou anticipé, ou imaginé, ou pensé, est épuisé [exhausted] par un concept complexe fini. Dans chaque cas, il y a un objet éternel fini qui est préhendé dans l'occasion comme sommet d'une hiérarchie finie. Cette séparation d'avec une infinité [illimitability] actuelle est ce qui, dans toute occasion, fait la distinction entre ce qui est appelé mental et ce qui appartient à l'événement physique auquel le fonctionnement mental se réfère. En général, il semble qu'il y ait une certaine perte de vivacité lorsque l'on appréhende les objets éternels concernés : par exemple, Hume parle de « faibles copies ». Mais cette faiblesse semble constituer une base très peu sûre pour la différenciation. Certes, les choses réalisées dans la pensée sont souvent plus vives que les mêmes choses perçues dans une expérience physique inattentive. Mais les choses appréhendées comme mentales sont toujours sujettes à la condition que nous arrivons à un arrêt lorsque nous essayons d'explorer des degrés toujours plus élevés de complexité dans leurs liaisons effectives. Nous trouvons toujours que nous avons pensé exactement à telle chose — quelle qu'elle puisse être — et à rien de plus. Il y a là une limitation qui sépare le concept fini des degrés supérieurs de complexité infinie. Une occasion actuelle est donc la préhension d'une hiérarchie infinie (sa hiérarchie associée) en même temps que de diverses hiérarchies finies. La synthèse, au sein de l'occasion, de la hiérarchie infinie, se fait suivant son mode de réalisation spécifique, et celle des hiérarchies finies selon divers autres modes de réalisation spécifiques. Un principe métaphysique est essentiel à la cohérence rationnelle de cette description du caractère général d'une occasion d'expérience : je l'appelle « la translucidité de réalisation » [The Translucency of Realization]. J'entends par là que tout objet éternel reste exactement lui-même, quel que soit le mode de réalisation dans lequel il entre. Il ne peut y avoir de distorsion de l'essence individuelle sans qu'il en résulte la production d'un objet éternel différent. Dans l'essence de chaque objet éternel se trouve une capacité d'indétermination qui exprime sa réceptivité [patience] indifférente envers n'importe quel mode d'ingression dans n'importe quelle occasion actuelle 15. Ainsi, dans une expérience cognitive, il ne peut y avoir connaissance du même objet éternel que dans la même occasion dont l'ingression implique plus d'un degré de réalisation. La translucidité de réalisation et la multiplicité possible [172|

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des modes d'ingression dans la même occasion constituent donc conjointement le fondement de la théorie de la vérité comme correspondance. Dans cette description d'une occasion actuelle dans les termes de sa connexion avec le domaine des objets éternels, nous sommes revenus à la ligne de pensée de notre second chapitre, où nous avions étudié la nature des mathématiques. L'idée attribuée à Pythagore a été amplifiée et mise en avant comme premier chapitre de la métaphysique. Le chapitre suivant est consacré au fait troublant qu'il existe un cours réel des événements qui est en lui-même un fait limité, en ce sens que, métaphysiquement parlant, il aurait pu être autre. Mais nous avons laissé de côté d'autres recherches métaphysiques, comme par exemple l'épistémologie et la classification de certains éléments dans la richesse insondable du champ des possibles. Ce dernier thème conduit la métaphysique à voir les thèmes particuliers des diverses sciences.

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Notes

1

Whitehead écrit « material », et non « matter », ce que relevait déjà Jean Wahl en 1930 (VC137) : « Pour Whitehead, le matérialisme [...] est un mélange d'idéalisme, de mécanisme et de logique aristotélicienne [...]. C'est l'idée d'une matière (ou matériel) (mot que Whitehead emploie pour que nous puissions comprendre sous le même vocable la matière ordinaire et l'éther qui a pris ensuite sa place) dénuée de but, de valeur, de sens, suivant une routine imposée par des relations extérieures (SMW [17]) ».

2

Etant donné la fréquente utilisation des termes relation, relationship et relatedness, afin d'harmoniser les traductions, nous conviendrons de traduire relation (terme général) par relation, relationship (plus concret) par liaison, et relatedness (plus abstrait) par relationalité.

3

J-M. Breuvart note ici : « En effet, contrairement aux occasions, les objets éternels peuvent reparaître plusieurs fois dans l'expérience » (Procès et Eternité, inédit). Comparant les objets éternels de Whitehead à la conception hégélienne du temps et de l'éternité, il ajoute : « l'éternité des objets éternels ne saurait être aussi actuelle (au sens quasi aristotélicien du terme) ni aussi historique que celle de l'Esprit Absolu [hégélien], installée, en quelque sorte, dans une historicité dont elle est le dépassement et la compréhension ». Ce passage est également cité par F. Gonseth dans Les mathématiques et la Réalité, Ch. II : « Le paradoxe du langage », § 11 : Les « objets éternels » interposés. Cf. pp. 35-36.

4

Whitehead utilise ici l'expression « an eternal object is to be comprehended by acquaintance with [...] » : comprehend = com- + prehendere : « voir la nature, la signification ou le sens, saisir mentalement, tendre à la connaissance [knowledge] de [ . . . ] » (Webster Third New Dictionary) ; et acquaintance : « connaissance personnelle [personal knowledge], connaissance mutuelle : cf. Familiarité, Expérience » (ibid.). Le terme accointance a été admis pour traduire acquaintance chez Russell (cf. J. Hintikka : L'intentionnalité et les mondes possibles, Presses Universitaires de Lille, 1989, p. 209.)

5

Cité par F. Gonseth, op. cit., p. 36, qui en conclut : « Ces quelques citations suffisent déjà pour mettre en lumière l'antagonisme profond qui existe entre ce point de vue et celui qui met l'accent principal sur les concepts en "constant devenir". Au fond, les objets éternels n'interviennent que pour recueillir les attributs absolus qui sont refoulés de l'objet mental ou de l'objet physique. »

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6

7

185

A. Parmentier commente ce passage (PhW, 317) : « Expliquons : le royaume des objets éternels, considéré en lui-même, comme ensemble des possibilités qui, soit sont compatibles, soit constituent des alternatives, représente une potentialité générale, sans autres conditions ni limites que celles composées par la logique à l'ingression d'un objet dans l'actualité [...]. Mais, de facto, l'actualité implique d'autres limites que celles de la logique. La possibilité pure, pour se réaliser, s'actualiser, rencontre d'autres restrictions : celles que lui impose le monde du fait, le monde "déjà là", le monde actuel donné. Ce monde, dans la mesure même où il est constitué par une communauté d'entités qui sont actuelles, déjà devenues, conditionne et limite la potentialité générale des objets éternels : ce monde "donné", avec ses data définis que sont les objectivations de ses entités actuelles, limite, à l'égard d'une entité actuelle nouvelle surgissant de ce monde, la possibilité illimitée. » Cf. J. Wahl, VC 219.

8

Cf. DSMR 519 : « quand on dit qu'une préhension est en elle-même signification, cela doit s'entendre selon une structure qui n'est pas linéaire, mais globale, comme celle de la langue : nous savons que dans toute préhension c'est l'ensemble des objets éternels qui sont donnés et hiérarchisés [...]. Chaque objet éternel intervient à son niveau dans le système global, tel qu'il se présente à telle ou telle entité actuelle. »

9

Cf. EWM 74.

10

Cf. PhW 306, où A. Parmentier précise : « ce qui constitue, avec sa relationalité aux autres objets éternels, son essence relationnelle ».

11

Cf. EWM 75.

12

Le texte entre crochets est de Whitehead.

13

A. Parmentier (PhW 317), qui analyse ce passage, note que « A. d'Ivery et P. Hollard [les traducteurs de 1930] traduisent "inhérente". Mais il semble bien qu'il s'agisse des schémas », ce qu'il nous semble également.

14

« This differentia is abruptness. »

15

Cf. EWM 73.

Chapitre XI

Dieu |173j Aristote avait considéré qu'il était nécessaire de compléter sa métaphysique par l'introduction d'un Premier Moteur : Dieu. Il s'agit là, pour deux raisons, d'un fait important dans l'histoire de la métaphysique. En premier lieu, si l'on veut décerner à quelqu'un le titre de plus grand métaphysicien pour son génie intuitif, l'étendue générale de ses connaissances et l'importance de son héritage métaphysique, il faut choisir Aristote. En second lieu, dans sa manière d'aborder cette question métaphysique, il était entièrement sans passion, et il est le dernier métaphysicien européen de première importance dont on puisse l'affirmer. Après Aristote, des intérêts éthiques et religieux commencèrent à influencer les conclusions métaphysiques. Les Juifs se dispersèrent, d'abord volontairement puis sous la contrainte, et l'école juive d'Alexandrie apparut. Ensuite intervint le Christianisme, suivi de près par l'Islam. Les dieux grecs qui entouraient Aristote étaient des entités métaphysiques subordonnées, bien installées à l'intérieur de la nature. En conséquence, sur la question de son Premier Moteur, il n'avait d'autre motivation que celle de suivre jusqu'au bout le courant de sa pensée métaphysique, où dût-elle le conduire. Cela ne le conduisit guère à produire un Dieu à des fins religieuses. Il est douteux qu'aucune métaphysique proprement générale puisse jamais, sans introduire de façon illicite d'autres considérations, aller beaucoup plus loin qu'Aristote. Mais ses conclusions représentent un premier pas en l'absence duquel aucune donnée d'expérience plus étroite ne peut servir à former une conception. Car rien, dans un type d'expérience limité quel qu'il soit, ne peut permettre à notre intelligence d'élaborer l'idée d'une entité qui serait à la base de toutes les choses actuelles [174|, à moins que le caractère général des choses n'exige qu'il y ait une telle entité. L'expression de Premier Moteur nous avertit que la pensée d'Aristote était empêtrée dans les détails d'une physique et d'une cosmologie erronées. Dans la physique d'Aristote, il fallait des causes particulières pour soutenir les mouvements des choses matérielles. Ces causes pouvaient être facilement insérées dans son système pour soutenir les mouvements

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cosmiques généraux, car alors, en relation avec le système de fonctionnement général, on pouvait attribuer à chaque chose sa vraie finalité. D'où la nécessité d'un Premier Moteur qui soutienne le mouvement des sphères sur lequel repose l'ajustement des choses. De nos jours, on a répudié la physique et la cosmologie aristotéliciennes, de sorte que le raisonnement ci-dessus, sous sa forme exacte, ne tient manifestement plus. Mais si notre métaphysique générale est de quelque manière semblable à celle esquissée au chapitre précédent, un problème métaphysique analogue se pose, lequel ne peut être résolu que d'une manière analogue. A la place du Dieu d'Aristote comme Premier Moteur, notre métaphysique requiert Dieu comme Principe de Concrétion \ Cette position ne peut être justifiée que par l'étude des implications générales du cours des occasions actuelles — c'est-à-dire du procès de réalisation. Nous concevons l'actualité comme étant en relation essentielle avec une possibilité insondable. Les objets éternels informent les occasions actuelles suivant des configurations hiérarchisées, incluses ou exclues selon tous les cas de figures possibles. Une autre manière de voir la même vérité consiste à considérer que toute occasion actuelle est une limitation imposée à la possibilité, et qu'en vertu de cette limitation émerge la valeur particulière de cette conjonction des choses ainsi mises en forme. On exprime de cette manière comment une occasion singulière doit être considérée en termes de possibilité, et comment la possibilité doit être considérée en termes d'occasion actuelle singulière. Mais il n'y a pas d'occasions singulières, au sens d'occasions isolées. L'actualité est de part en part conjonction : conjonction des objets éternels, autrement isolés, et conjonction de toutes les occasions actuelles. Je me propose dans ce chapitre de décrire l'unité des occasions actuelles. Au chapitre précédent, notre intérêt s'était centré dans l'abstrait ; le présent chapitre traite du concret, c'est-à-dire de la croissance vers la conjonction 2. Considérons une occasion a : il nous faut montrer comment les autres occasions actuelles sont en a , en ce sens que leurs relations avec a sont constitutives de l'essence de a. En elle-même, a est une unité d'expérience réalisée 3, et par conséquent on se demande comment [175] il peut y avoir d'autres occasions dans l'expérience qu'est a . J'exclus pour le moment l'expérience cognitive. La réponse complète à cette question est que les liaisons entre occasions actuelles sont aussi insondables dans leur diversité de types que celles qu'ont entre eux les objets éternels dans le domaine de l'abstraction. Mais il existe des types fondamentaux de telles liaisons, qui permettent de décrire la diversité dans toute sa complexité. En préliminaire, pour comprendre ces types d'entrée (d'une occasion dans l'essence d'une autre), il faut noter qu'ils sont impliqués dans les modes de

Chapitre XI : Dieu

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réalisation des hiérarchies abstractives étudiés au chapitre précédent. Les liaisons spatio-temporelles impliquées dans ces hiérarchies réalisées en a se définissent toutes en fonction de a et des occasions entrant dans a . Les occasions entrantes prêtent donc leurs aspects aux hiérarchies, et convertissent par là-même les modalités spatio-temporelles en déterminations catégoriales ; et de leur côté les hiérarchies prêtent leurs formes aux occasions, les limitant par le fait même à n'entrer dans la composition de a que sous ces formes. De même, par conséquent, que chaque occasion (comme nous l'avons vu au chapitre précédent) est une synthèse de tous les objets éternels limitée par les degrés d'actualité, de même chaque occasion est donc une synthèse de toutes les occasions, limitée par les degrés de types d'entrée en cette occasion. Chaque occasion synthétise la totalité du contenu selon ses propres limitations de mode. A l'égard de ces types de liaison interne existant entre a et les autres occasions, ces autres occasions (en tant que constitutives de a ) peuvent être classées de nombreuses manières différentes, selon diverses définitions du passé, du présent, et du futur. On a pris l'habitude en philosophie de supposer que ces diverses définitions devaient être nécessairement équivalentes. L'état présent de l'opinion, dans les sciences physiques, montre de manière concluante que cette hypothèse n'a aucune justification métaphysique, bien qu'on puisse considérer qu'une telle distinction ne soit pas nécessaire dans les sciences physiques. Cette question a déjà été abordée au chapitre sur la Relativité. Mais la théorie physique de la Relativité ne fait qu'effleurer les diverses théories métaphysiquement défendables. Il est important pour mon argumentation d'insister sur la liberté sans bornes à l'intérieur de laquelle l'actuel est une détermination catégoriale unique. Toute occasion actuelle se manifeste comme un procès : elle est un devenir [becomingness]. En se révélant ainsi, elle prend place parmi une multiplicité d'autres occasions |176), sans lesquelles elle ne pourrait pas être elle-même. Elle se définit aussi comme un accomplissement individuel particulier concentrant en lui-même, à sa manière limitée, un domaine sans bornes d'objets éternels. Toute occasion a résulte d'autres occasions qui collectivement constituent son passé. Elle déploie [displays] pour elle-même d'autres occasions qui collectivement constituent son présent. C'est sous le rapport de sa hiérarchie associée, déployée ainsi dans ce présent immédiat, qu'une occasion trouve son originalité propre. Ce déploiement est sa contribution propre à la production de l'actualité. Ce déploiement peut être conditionné et même complètement déterminé par le passé d'où il provient. Mais ce déploiement dans le présent ainsi conditionné est ce qui émerge

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directement de son activité préhensive. Enfin, l'occasion a implique en elle-même une indétermination, sous la forme d'un futur qui a une détermination partielle en raison de son inclusion en a, et qui a aussi une relationalité spatio-temporelle déterminée, avec a et avec les occasions actuelles formant le passé de a et celles formant le présent de a . Ce futur est une synthèse en a d'objets éternels non-existants et requérant le passage de a à d'autres individualisations (ayant des relations spatiotemporelles déterminées avec a ) en lesquelles le non-étant devient étant. 11 y a également dans l'occasion a ce que j'ai appelé au chapitre précédent la réalisation « abrupte » d'objets éternels finis. Cette réalisation abrupte requiert soit une référence des objets de base de la hiérarchie finie à des occasions déterminées autres que a (occasions qui se situent dans son passé, son présent et son futur), soit une réalisation de ces objets éternels dans des liaisons déterminées, mais offrant la particularité de ne pas être incluses dans le schéma de la relationalité spatio-temporelle entre occasions actuelles. Cette synthèse abrupte d'objets éternels dans chaque occasion est l'inclusion dans l'actualité du caractère analytique du domaine de l'éternel [realm of eternality]4. Cette inclusion présente les degrés limités d'actualité qui catactérisent toute occasion en raison de sa limitation essentielle. C'est cette extension réalisée de la relationalité éternelle au delà de la relationalité mutuelle des occasions actuelles, qui fait entrer [prehends into] dans chaque occasion toute l'étendue de la relationalité éternelle. J'appelle cette réalisation abrupte « l'envisagement gradué » [graded envisagementj que chaque occasion préhende dans sa synthèse. Cet envisagement gradué exprime comment l'actuel inclut ce qui (en un sens) est non-étant en tant que facteur positif dans son propre accomplissement. C'est la source de l'erreur, de la vérité |177|, de l'art, de l'éthique, et de la religion. Par lui, le factuel est mis en présence d'alternatives. Ce concept général de l'événement comme procès de synthèse aboutissant à une unité d'expérience, nous conduit à analyser un événement en (i) activité substantielle, (ii) potentialités conditionnées disponibles pour la synthèse, (iii) résultat accompli de la synthèse. L'unité de toutes les occasions actuelles interdit de décomposer les activités substantielles en entités indépendantes. Chaque activité individuelle n'est rien d'autre que le mode selon lequel l'activité générale est individualisée par les conditions imposées. L'envisagement qui entre dans la synthèse est également un caractère qui conditionne l'activité synthétisante. L'activité générale n'est pas une entité au sens où les occasions ou les objets éternels sont des entités : c'est un caractère métaphysique général sous-jacent à toutes les occasions, selon un mode particulier pour chaque occasion. Il n'y a rien à

Chapitre XI : Dieu

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quoi la comparer : c'est la substance infinie unique de Spinoza. Ses attributs sont son caractère d'individualisation en une multiplicité de modes, et le domaine des objets éternels diversement synthétisés selon ces modes. La possibilité éternelle et la différenciation modale en une multiplicité individuelle sont donc les attributs de la substance unique. En fait, chaque élément général du contexte métaphysique est un attribut de l'activité substantielle. Un autre élément de ce contexte se révèle encore si l'on considère que l'attribut général de la modalité est limité. Cet élément doit être classé comme un attribut de l'activité substantielle. Chaque mode est limité dans sa nature de sorte qu'il soit autre que les autres modes. Mais outre ces limitations propres à chacun des modes particuliers, l'individualisation modale générale est limitée de deux manières. Tout d'abord, elle constitue un cours actuel d'événements, qui est ce cours-ci, alors qu'il aurait pu en être autrement en ce qui concerne la possibilité éternelle [illimitée]. Cette limitation prend trois formes : (i) celle des relations logiques spéciales auxquelles tous les événements doivent se conformer, (ii) celle de la sélection des liaisons auxquelles les événements se conforment effectivement, et (iii) celle de la particularité qui infecte le cours des événements, même à l'intérieur de ces relations générales logiques et causales. Cette première limitation est donc une limitation de sélection antécédente. En ce qui concerne la situation métaphysique générale, il aurait pu y avoir un pluralisme modal indiscriminé, sans limitation, logique ou autre. Mais alors il n'aurait pas pu y avoir ces modes, car chaque mode représente une synthèse d'actualités, limitées pour se conformer à un [178] critère. On en arrive ici à la seconde forme de limitation. La restriction est le prix de la valeur, il ne peut y avoir de valeur sans normes de valeur antécédentes permettant de distinguer entre l'acceptation et le rejet de ce qui se présente avant le mode envisageant de l'activité. Il y a donc une limitation antécédente entre les valeurs, introduisant des contraires, des degrés et des oppositions. Selon ce raisonnement, le fait qu'il y ait un procès d'occasions actuelles, et le fait que ces occasions sont l'émergence de valeurs qui requièrent ces limitations, exigent que le cours des événements se soit développé au sein d'une limitation antécédente composée de conditions, de particularisations, et de normes de valeur. Un principe de limitation est donc exigé comme élément nouveau du contexte métaphysique. Un certain comment particulier est nécessaire, ainsi qu'une certaine particularisation dans le quoi de l'état de fait. La seule alternative possible serait de nier la réalité des occasions actuelles. Il faudrait alors considérer leur limitation apparemment irrationnelle comme

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une preuve d'illusion, et chercher la réalité « derrière la scène ». Si nous rejetons cette alternative « derrière la scène », nous devons fournir un fondement à la limitation, qui se situe parmi les attributs de l'activité substantielle. Cet attribut fournit la limitation, pour laquelle on ne peut donner aucune raison, car toute raison découle d'elle. Dieu est la limitation ultime, et Son existence est l'irrationalité ultime. Car on ne peut donner aucune raison de cette limitation précise qu'il est dans Sa nature d'imposer. Dieu n'est pas concret, mais II est le fondement de l'actualité concrète. On ne peut donner aucune raison de la nature de Dieu, parce que cette nature est le fondement de la rationalité. Dans ce raisonnement, le point à noter est que ce qui est métaphysiquement indéterminé doit cependant être déterminé catégoriellement. Nous avons atteint la limite de la rationalité. Car il y a une limitation catégorielle qui ne surgit d'aucune raison métaphysique. Il y a un besoin métaphysique d'un principe de détermination, mais il ne peut pas y avoir de raison métaphysique pour ce qui est déterminé. S'il y avait une telle raison, on n'aurait plus besoin d'aucun autre principe, car la métaphysique aurait déjà fourni la détermination. Le principe général de l'empirisme repose sur la conception selon laquelle il y a un principe de concrétion qui ne peut être découvert par la raison abstraite. Ce qui peut être connu de plus au sujet de Dieu doit être cherché dans le domaine des expériences particulières, et repose par conséquent sur une base empirique. [179] Concernant l'interprétation de ces expériences, les hommes ont différé profondément. Dieu a été nommé respectivement : Jéhova, Allah, Brahma, Père des Cieux, Ordre du Ciel, Cause Première, Être Suprême, Hasard, chacun de ces noms correspondant à un système de pensée élaboré à partir des expériences de ceux qui l'ont utilisé. Parmi les philosophes médiévaux et modernes, soucieux d'établir la signification religieuse de Dieu, s'est répandue une malheureuse habitude : celle de Lui adresser des compliments métaphysiques. On l'a conçu comme le fondement de la situation métaphysique, avec son activité ultime. Si l'on adhère à cette conception, il ne peut y avoir d'autre alternative que de voir en Lui à la fois l'origine de tout bien et l'origine de tout mal. Il est alors l'auteur suprême du drame, et il faut Lui en attribuer non seulement le succès, mais aussi tous les échecs. S'il est conçu par contre comme le fondement suprême de la limitation, il est dans Sa nature même de séparer le Bien du Mal, et d'établir la Raison « dans son autorité suprême5 ».

Chapitre XI : Dieu

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Notes

1

A. Parmentier conclut par cette citation sa présentation de la philosophie de l'organisme dans SMW, en donnant le commentaire suivant : « Cette analyse [du mouvement qui conduit de l'expérience à l'existence de Dieu], cette première approche du problème de Dieu que nous donne SMW, ne sont encore qu'un premier moment de la cosmologie de Whitehead. S'il est bon de présenter d'abord [1'] aspect génétique et [F] aspect synthétique de SMW, il est par contre déconseillé d'attaquer l'analyse métaphysique par ce qui en est donné dans SMW, les analyses qui y sont données sont en effet difficiles, et ne peuvent se comprendre que par référence à Process and Reality et Religion in the Making. » (PhW 139).

2

« that which has grown together » : Whitehead vient d'insister sur la conjonction [togetherness] de l'actualité, ce qu'il renouvelle par l'expression grown together, que nous avons rendu par « croissance vers la conjonction », qui évoque également le terme de concrescence = co-croissance des entités actuelles, qu'il utilisera dans Procès et Réalité.

3

A. Parmentier note que Whitehead donne ici à « expérience » un sens ontologique, ce qui explique que plus loin il déclare qu'il exclut pour le moment F « expérience cognitive » (PhW 361).

4

Cf. en PhW 362 la note expliquant ce caractère analytique, qui est « la divisibilité de l'essence relationnelle d'un objet éternel en une multiplicité de relations finies, ayant leur individualité mais présupposant la relationalité totale de la potentialité dans son ensemble. ». Voir le chapitre précédent, « Abstraction ».

5

Whitehead écrit « within her dominions supreme », une expression qui semble être tirée de Y Act of Supremacy par lequel Henri VIII se substitua au pape.

Chapitre XII

Religion et science |181| La difficulté qui se présente lorsqu'on aborde la question des relations entre la religion et la science, est que son élucidation exige que l'on ait à l'esprit une idée claire de ce que l'on entend par l'un et l'autre de ces termes, « religion » et « science ». Aussi mon intention est-elle de parler le plus généralement possible, et de maintenir à l'arrière-plan toute comparaison entre les croyances particulières, scientifiques ou religieuses. Nous cherchons à comprendre le type de connexion qui existe entre ces deux univers, pour en tirer quelques conclusions précises relatives à la situation existante à laquelle se trouve confronté aujourd'hui le monde. Lorsque nous réfléchissons à ce sujet, ce qui nous vient naturellement à l'esprit, c'est le conflit qui existe entre la religion et la science. Tout se passe comme si, durant le dernier demi-siècle, les résultats de la science et les croyances de la religion en étaient venus à une position de franc désaccord, sans échappatoire possible, si ce n'est en abandonnant soit le clair enseignement de la science, soit le clair enseignement de la religion. Cette conclusion a été alléguée par des polémistes des deux camps, pas par tous naturellement, mais par ces intellects tranchants que toute controverse fait apparaître à découvert. La détresse des esprits sensibles, le zèle dans la quête de la vérité, ainsi que le sens de l'importance des enjeux, doivent attirer notre sympathie la plus sincère. Lorsqu'on considère ce que représente la religion pour l'humanité, et ce qu'est la science, il n'est pas exagéré de dire que le cours futur de l'histoire repose sur la décision que prendra cette génération au sujet de leurs relations. Nous avons là les deux forces les plus générales et les plus vigoureuses (indépendamment de la pure impulsion des différents sens) qui influencent les hommes 1182] et elles semblent être tournées l'une contre l'autre : la force de nos intuitions religieuses et la force de notre penchant spontané pour l'observation exacte et la déduction logique. Un grand homme d'Etat anglais conseillait un jour à ses compatriotes d'utiliser des cartes à grande échelle pour se prémunir contre les inquiétudes, les paniques et l'incompréhension générale des relations de

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vérité entre les nations. Lorsqu'on a affaire au conflit entre les éléments permanents de la nature humaine, il peut être bon de faire de même la carte à grande échelle de notre histoire, et de nous libérer d'une absorption immédiate dans les conflits présents. Lorsque nous le faisons, nous découvrons immédiatement deux grands faits. En premier lieu, qu'il y a toujours eu conflit entre la religion et la science ; et en second lieu, que la science et la religion ont toujours été l'une et l'autre en état de développement continuel. Dans les premiers temps du christianisme une croyance générale était répandue parmi les chrétiens : que la fin du monde se produirait de leur vivant. Nous ne pouvons que déduire indirectement à quel point cette croyance était proclamée par voie d'autorité, mais il est certain qu'elle était largement répandue et qu'elle constituait une part impressionnante de la doctrine religieuse populaire. Cette croyance s'est révélée fausse, et la doctrine chrétienne s'est adaptée au changement. Par ailleurs, dans l'Eglise primitive, des théologiens individuels déduisaient de la Bible, en toute confiance, des opinions concernant la nature de l'univers physique. En l'an 535 après J-C, un moine nommé Cosmas 1 écrivit un livre qu'il intitula La topographie chrétienne. C'était un voyageur, qui avait visité les Indes et l'Ethiopie, et qui se retira finalement dans un monastère à Alexandrie, alors grand centre de culture. Dans cet ouvrage, se basant sur la signification directe des textes bibliques tels qu'il les interprétait littéralement, il niait l'existence des antipodes, et affirmait que le monde est un parallélogramme plat dont la longueur est double de la largeur. Au XVIIè siècle la doctrine du mouvement de la Terre fut condamnée par un tribunal Catholique. Il y a cent ans, l'extension du temps exigée par la science géologique avait consterné les croyants, protestants et catholiques. Et de nos jours, la doctrine de l'évolution constitue une égale pierre d'achoppement. Ce ne sont là que quelques exemples illustrant un fait général. Mais ce serait donner à toutes nos idées une fausse perspective que de penser |183| que cette confusion périodique se limitait à des contradictions entre la religion et la science, et que dans ces controverses la religion avait toujours tort et la science toujours raison. En vérité les faits sont bien plus complexes et se refusent à être résumés en termes aussi simples. La théologie elle-même présente exactement le même caractère de développement progressif, naissant d'une sorte de conflit entre ses propres idées. Ce fait est un lieu commun pour les théologiens, mais il est souvent masqué dans la tension de la controverse. Ne voulant pas surcharger mon

1

Cf. The Rise and Influence of Rationalism in Europe, de Lecky, Ch. III.

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propos, je me bornerai aux écrivains Catholiques Romains. Au XVIIè siècle, un Jésuite érudit, le Père Petavius, montra que les théologiens des trois premiers siècles de la chrétienté utilisaient des expressions et des énoncés qui, s'ils avaient été utilisés ensuite au Vè siècle, auraient été condamnés comme hérétiques. De même, le Cardinal Newman a consacré un traité à la discussion du développement de la doctrine. Il l'avait écrit avant de devenir un grand ecclésiastique Catholique Romain, mais durant toute sa vie, le livre ne ftit jamais désavoué et continuellement réédité. La science est encore plus sujette au changement que la théologie. Aucun homme de science ne pourrait souscrire sans réserves aux croyances de Galilée ou à celles de Newton, ni même à toutes les convictions scientifiques qu'il avait lui-même dix ans auparavant. Dans ces deux régions de la pensée, des additions, des distinctions et des modifications ont été introduites, de sorte qu'une même assertion, proférée aujourd'hui telle qu'elle était il y a mille ou mille cinq cents ans, est sujette à des limitations ou des extensions de sens qui n'étaient pas envisagées à l'époque. Les logiciens nous disent qu'une proposition doit être soit vraie, soit fausse, et qu'il n'y a pas de moyen terme ; mais en pratique, on peut fort bien savoir qu'une proposition exprime une vérité importante, mais qu'elle est soumise à des limitations et des réserves qui restent encore à découvrir. C'est un trait général de notre connaissance que nous tenons à être conscients de vérités importantes, et que cependant les seules formulations que nous puissions faire de ces vérités présupposent un ensemble de conceptions qui peuvent avoir à être modifiées. J'en donnerai deux illustrations, venant toutes deux de la science : Galilée disait que la Terre est en mouvement et que le Soleil est fixe ; l'Inquisition disait que la Terre est fixe et que le Soleil est en mouvement ; et les astronomes newtoniens, adoptant une théorie absolue de l'espace, disaient que le soleil et la terre sont tous deux en mouvement : or nous disons à présent que chacun de ces trois énoncés est également vrai |184J, pourvu qu'on ait fixé le sens des termes « repos » et « mouvement » de la manière exigée par l'énoncé adopté. A l'époque de la controverse entre Galilée et l'Inquisition, il n'était pas douteux que la manière de procéder de Galilée pour établir les faits était celle qui devait assurer le succès de la recherche scientifique. Mais en elle-même elle n'était pas plus vraie que la formulation de l'Inquisition. A cette époque, les concepts modernes du mouvement relatif n'étaient présents à l'esprit de personne, de sorte que les formulations étaient faites dans l'ignorance des réserves requises pour que leur vérité fût plus parfaite. A dire vrai, cette question des mouvements de la terre et du soleil exprime un fait réel de l'univers, et chacun des protagonistes en avait saisi une

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vérité importante. Mais dans l'état des connaissances de l'époque, ces vérités apparaissaient comme incompatibles. Je vous donnerai encore un autre exemple, tiré de l'état de la science physique moderne. Depuis l'époque de Newton et de Huyghens au XVIIè siècle, il existe deux théories relatives à la nature physique de la lumière. Selon la théorie de Newton, un rayon de lumière consiste en un faisceau de particules très petites, ou corpuscules, et la sensation de lumière nous vient lorsque ces corpuscules frappent la rétine de notre œil. Selon la théorie de Huyghens, la lumière consiste en ondes vibratoires très petites dans un éther répandu partout, et ces ondes se déplacent le long d'un rayon lumineux. Ces deux théories sont contradictoires. Au XVIIIè siècle, on adopta la théorie de Newton, et au XIXè siècle celle de Huyghens. De nos jours, un vaste ensemble de phénomènes ne peut être expliqué que par la théorie ondulatoire, et un autre que par la théorie corpusculaire. Les scientifiques doivent en rester là, et attendre l'avenir, dans l'espoir d'arriver à une vision plus vaste qui réconcilie les deux théories. Nous devrions appliquer les mêmes principes aux questions où il y a désaccord entre science et religion. Dans l'une et l'autre de ces sphères de pensée, nous ne devrions rien croire qui ne nous apparaisse certifié par de solides raisons basées sur une recherche critique venant de nous-mêmes ou d'autorités compétentes. Mais pourvu que cette précaution ait été prise de bonne foi, un conflit entre les deux, sur des points de détail où les sphères se chevauchent, ne devrait pas nous conduire à abandonner à la hâte des doctrines en faveur desquelles nous avons des preuves solides. Il se peut que l'on soit plus intéressé par un ensemble de doctrines que par un autre [185], mais si l'on a un certain sens de la perspective et de l'histoire de la pensée, on doit attendre et s'abstenir de se jeter mutuellement des anathèmes. Il nous faut attendre, ce qui ne veut pas dire attendre passivement ou en désespérant. Le conflit est un signe qu'il existe des vérités plus vastes et des perspectives plus élevées dans lesquelles s'opérera une réconciliation entre une religion plus profonde et une science plus nuancée. En un sens, par conséquent, le conflit entre science et religion est un sujet de peu d'importance qui a été indûment grossi. Une simple contradiction logique ne peut en elle-même indiquer plus que la nécessité de certains réajustements, peut-être de caractère très minime des deux côtés. Il suffit de rappeler que la science et la religion ont affaire respectivement à des aspects très différents des événements. La science s'intéresse aux conditions générales dont l'observation montre qu'elles règlent les phénomènes physiques, tandis que la religion est entièrement absorbée par la contemplation des valeurs morales et esthétiques. D'un côté il y a la loi

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de la gravitation, et de l'autre la contemplation de la beauté de la sainteté. Ce qui est considéré par un côté échappe à l'autre, et vice versa. Considérons par exemple les vies de John Wesley et de saint François d'Assise. Pour les sciences physiques, ces vies ne sont que des exemples ordinaires de l'opération des principes de la chimie physiologique et de la dynamique des réactions nerveuses ; pour la religion, ce sont des vies qui ont une signification des plus profondes dans l'histoire du monde. Peut-on être surpris qu'en l'absence d'expression parfaite et complète des principes de la science et des principes de la religion s'appliquant à ces cas spécifiques, les descriptions de ces deux vies, faites de points de vue aussi divergents, présentent des discordances ? Ce serait un miracle qu'il n'en fût pas ainsi. Ce serait cependant passer à côté du problème que de penser qu'il n'est pas nécessaire de se soucier du conflit entre la science et la religion. A une époque intellectuelle, il ne peut y avoir d'intérêt actif à abandonner l'espoir de contempler l'harmonie de la vérité. Accepter la discorde, c'est détruire l'ouverture d'esprit et la netteté morale. Il appartient au respect envers ellemême de l'intelligence de pourchasser toutes les confusions de la pensée jusqu'à leur éclaircissement final. Si vous contrez cette impulsion, vous n'obtiendrez ni science ni religion à partir d'une méditation consciente. La question importante est la suivante : « Dans quel esprit allons-nous affronter le problème ? » Nous en arrivons ici à quelque chose d'absolument vital. |186| Un conflit de doctrines n'est pas un désastre : c'est une opportunité. Je vais expliquer ce que j'entends par là à l'aide de quelques exemples empruntés à la science. Le poids d'un atome d'azote était bien connu. Aussi était-ce une doctrine scientifique bien établie que le poids atomique moyen de ces atomes, dans toute masse importante, devait toujours être le même. Deux expérimentateurs, lord Rayleigh et Sir William Ramsey, découvrirent que lorsqu'ils préparaient de l'azote par deux méthodes différentes, chacune étant également efficace à cette fin, ils observaient toujours une légère différence persistante entre les poids atomiques moyens obtenus dans chacun des cas. Or, je vous le demande, aurait-il été rationnel que ces deux savants fussent au désespoir parce qu'il y avait conflit entre une théorie chimique et une observation scientifique ? Supposons que, pour une raison quelconque, la doctrine chimique ait été hautement estimée dans toute une région comme étant à la base de son ordre social : aurait-il été sage, aurait-il été sincère, aurait-il été moral, d'interdire de dévoiler le fait que les expériences produisaient des résultats discordants ? Ou, d'un autre côté, Sir William Ramsey et Lord Rayleigh auraient-ils dû proclamer que cette théorie chimique était désormais une illusion reconnue ? On voit

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immédiatement qu'adopter l'une ou l'autre de ces façons de faire, c'était faire face à ces résultats dans un esprit entièrement erroné. Voici ce que firent Raylegh et Ramsey : ils comprirent immédiatement qu'ils avaient découvert une ligne d'investigation susceptible de dévoiler quelque subtilité de la théorie chimique qui avait jusque là échappé à l'observation. La discordance n'était pas un désastre : c'était l'occasion d'accroître l'ampleur des connaissances en chimie. Vous connaissez tous la fin de l'histoire : on finit par découvrir l'argon, nouvel élément chimique qui était resté jusque là dissimulé et non détecté dans son mélange avec l'azote. Mais cette histoire a une suite, qui constitue mon second exemple. Cette découverte attira l'attention sur l'importance de l'observation exacte des différences minimes pouvant exister dans les substances chimiques obtenues par des méthodes différentes. Des recherches plus poussées, d'une exactitude des plus minutieuses, furent entreprises. Finalement, un autre physicien, F. W. Aston, qui travaillait au Laboratoire Cavendish, à Cambridge (Angleterre), découvrit que le même élément pouvait prendre deux formes distinctes ou plus, appelées isotopes, et que la loi de conservation du poids atomique moyen était valable pour chacune de ces formes, alors qu'elle différait légèrement entre les différents isotopes. La recherche a ainsi fait un grand pas en avant en ce qui concerne la théorie chimique, dépassant de loin en importance la découverte de l'argon qui était à son origine [187]. La morale de ces histoires est patente, et je vous laisse le soin de l'appliquer au cas de la religion et de la science. En logique formelle, une contradiction est le signe d'une défaite ; mais dans l'évolution d'une connaissance réelle, elle marque la première étape d'un progrès vers une victoire. C'est là une raison importante pour que nous ayons la plus extrême tolérance envers la diversité des opinions. Ce devoir de tolérance a été résumé une fois pour toutes dans ces paroles : « Laissez-les croître tous deux ensemble jusqu'à la moisson1. ». L'échec des chrétiens à faire passer dans les actes ce précepte venant de l'autorité la plus haute est une des curiosités de l'histoire religieuse. Mais nous n'avons pas encore épuisé l'examen de la force morale que requiert la recherche de la vérité. Certains raccourcis ne conduisent qu'à un succès illusoire. Il est assez facile de trouver une théorie qui soit logiquement harmonieuse et qui ait des applications importantes dans le domaine des faits : il suffit de négliger la moitié des données disponibles. Toutes les époques produisent des êtres aux intellects logiques et clairs, qui saisissent de la manière la plus louable l'importance d'une certaine sphère de l'expérience humaine, et qui ont élaboré ou hérité d'un schéma de pensée qui correspond exactement aux expériences qui retiennent leur intérêt. De tels êtres sont capables d'ignorer résolument ou d'expliquer définitivement toute donnée venant troubler leur schéma par des cas qui lui sont contradictoires : ce qu'ils ne

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peuvent y faire entrer est pour eux un non-sens. La seule méthode de protection contre les fluctuations extrêmes d'une opinion soumise à la mode consiste en une détermination inflexible à prendre en compte la totalité des faits [the whole evidencej. Ce conseil, qui paraît tellement facile, est en fait très difficile à suivre. Une raison de cette difficulté est qu'il n'est pas possible de penser d'abord, et d'agir ensuite. Dès l'instant de notre naissance nous sommes immergés dans l'action, sauf s'il nous est utile de guider celle-ci en prenant le temps de la réflexion. Il nous faut donc adopter, dans les diverses sphères de l'expérience, les idées qui semblent fonctionner à l'intérieur de ces sphères. Il est absolument nécessaire de se fier à des idées qui se sont révélées généralement pertinentes, même si nous savons que certaines subtilités et distinctions dépassent notre compétence. En dehors des nécessités de l'action, il est même impossible d'avoir la totalité des données présentes à l'esprit autrement que sous la forme de doctrines incomplètement harmonisées. Nous ne pouvons penser telles quelles une multiplicité indéfinie de détails : les données ne peuvent acquérir leur propre importance que si elles se présentent à nous rassemblées et ordonnées par des idées générales. Ces idées, nous en héritons : elles constituent la tradition de notre civilisation. De telles idées traditionnelles ne sont jamais statiques. Ou bien elles s'atténuent dans des formules vides de sens [188], ou bien elles acquièrent de la force grâce aux lumières nouvelles apportées par une appréhension plus fine : elles sont transformées par l'impulsion de la raison critique, par la vive évidence de l'expérience émotionnelle, et par les froides certitudes de la perception scientifique. Un fait est certain : on ne peut les maintenir tranquilles. Aucune génération ne peut purement et simplement reproduire les précédentes. On peut préserver la vie dans le flux d'une forme, ou préserver la forme dans le reflux d'une vie, mais on ne peut définitivement enfermer la même vie dans le même moule. L'état présent de la religion dans les races européennes illustre les assertions que je viens de formuler. Les phénomènes sont mélangés. Il y a eu des réactions et des renaissances. Mais dans l'ensemble, pendant de nombreuses générations, il s'est produit un déclin progressif de l'influence religieuse dans la civilisation européenne. Chaque renaissance atteint un sommet moins élevé que le précédent, et chaque période de stagnation un niveau plus bas : la courbe moyenne indique une chute continue de la vigueur religieuse. Dans certains pays, l'intérêt porté à la religion est plus grand que dans d'autres, mais même dans ces pays où cet intérêt est relativement élevé, il continue de chuter avec les générations qui passent. La religion tend à dégénérer en une recette de bon ton pour embellir une

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existence confortable. Un grand mouvement historique, à une telle échelle, est le résultat de la convergence de nombreuses causes. J'en proposerai deux, dont la considération se situe dans le cadre de ce chapitre. En premier lieu, depuis plus de deux siècles, la religion s'est tenue sur la défensive, et une faible défensive. Cette période a été marquée par un progrès intellectuel sans précédent. C'est ainsi que se sont produites pour la pensée toute une série de situations nouvelles. Chacune de ces occasions a pris les penseurs religieux au dépourvu. Telle chose qui avait été proclamée vitale s'est trouvée finalement, après toutes sortes de luttes, de misères et d'anathèmes, modifiée et interprétée autrement. La génération suivante d'apologistes religieux félicite alors le monde religieux d'avoir acquis des vues plus profondes. Le résultat de cette continuelle répétition, pendant des générations, de retraites sans dignité, a finalement presque entièrement détruit l'autorité intellectuelle des penseurs religieux. Observez ce contraste : quand Darwin ou Einstein proclament des théories qui modifient nos idées, c'est un triomphe pour la science. Nous n'allons pas alors raconter partout qu'il s'agit encore d'une nouvelle défaite de la science parce que ses vieilles idées ont été abandonnées. Nous savons qu'une nouvelle étape de la pénétration scientifique a été ainsi franchie. [189] La religion ne regagnera pas son ancien pouvoir tant qu'elle ne saura pas affronter le changement dans le même esprit que la science. Ses principes sont peut-être éternels, mais l'expression de ces principes requiert un développement continuel. Cette évolution de la religion consiste principalement à dégager ses propres idées fondamentales des notions accessoires qui s'y étaient introduites en raison de l'expression de ces idées dans le cadre du tableau imaginaire du monde aux époques antérieures. Une telle libération de la religion des liens d'une science imparfaite se fait entièrement pour son bien ; elle met en valeur son propre et authentique message. Le point essentiel à garder présent à l'esprit est que normalement un progrès en science montrera que les formulations des diverses croyances religieuses doivent être modifiées dans un certain sens. Il se peut qu'elles doivent être développées ou expliquées, ou effectivement entièrement reformulées. Si la religion est une expression saine de la vérité, cette modification ne fera que manifester plus adéquatement le point exact qui a de l'importance. Ce processus est bénéfique. Pour autant par conséquent qu'une religion quelle qu'elle soit ait un contact quelconque avec les faits physiques, il faut s'attendre à ce que son point de vue concernant ces faits doive être continuellement modifié à mesure que la connaissance scientifique progresse. C'est de cette manière que la pertinence exacte de ces faits pour la pensée religieuse deviendra de plus en plus claire. Le

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progrès des sciences doit aboutir à la codification incessante de la pensée religieuse, pour le plus grand avantage de la religion. Les controverses religieuses des XVIè et XVIIè siècles placèrent les théologiens dans un état d'esprit très regrettable. Ils étaient toujours en train d'attaquer et de défendre. Ils se voyaient en soldats d'un fort entouré de forces hostiles. Ce genre d'images exprime toujours des demi-vérités. C'est pourquoi elles sont si populaires. Mais elles sont dangereuses. Cette image particulière nourrit un esprit partisan combatif qui exprime à vrai dire un ultime manque de foi. Ils n'osaient pas la modifier, parce qu'ils reculaient devant la tâche de désengager leur message spirituel des associations d'une imagerie particulière. Permettez-moi de m'expliquer par un exemple. Dans les premiers temps médiévaux, le Paradis était au ciel, et l'Enfer sous la terre ; les volcans étaient les bouches de l'Enfer. Je n'affirme pas que ces croyances entraient dans les formulations officielles, mais elles entraient effectivement dans la compréhension populaire des doctrines générales du Ciel et de l'Enfer. Ces notions représentaient ce que tout un chacun pensait être impliqué par la doctrine de notre condition à venir. Elles entraient dans les explications des présentateurs influents de la croyance chrétienne. Par exemple, elles apparaissent dans les Dialogues |190| du Pape Grégoire le Grand qui fut un homme dont la position officielle élevée n'est surpassée que par la grandeur des services qu'il a rendus à l'humanité. Je ne parle pas de ce que nous devrions croire au sujet de notre condition à venir. Mais quelle que soit la vraie doctrine, dans ce cas le conflit entre religion et science — laquelle a relégué la Terre à la position d'une planète de seconde classe liée à un Soleil de seconde classe également— a eu lieu au plus grand profit de la spiritualité de la religion, en chassant ces fantaisies médiévales. Une autre manière d'envisager cette question de l'évolution de la pensée religieuse consiste à noter que toute forme linguistique d'assertion qui a été répandue dans le monde pendant un certain temps, révèle des ambiguïtés, et que souvent ces ambiguïtés touchent au cœur même de la signification. Le sens effectif qui a été donné à une doctrine dans le passé ne peut être déterminé par la simple analyse logique des énoncés linguistiques effectuée dans l'ignorance du piège logique. On doit prendre en compte la réaction globale de la nature humaine à ce schéma de pensée. Cette réaction a un caractère mélangé, qui comprend des éléments émotionnels provenant de notre nature inférieure. C'est ici que la critique impersonnelle de la science

1

Cf. Gregorovius, Histoire de Rome au Moyen Âge, au Livre III, Ch. III du Vol. II de la traduction anglaise.

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et de la philosophie vient en aide à l'évolution religieuse. Des exemples multiples peuvent être donnés de cette force motrice du développement. Par exemple, les difficultés logiques inhérentes à la doctrine de la purification morale de la nature humaine par la puissance de la religion ont déchiré le christianisme au temps de Pélage et d'Augustin, c'est-à-dire au début du Vè siècle. Des échos de cette controverse subsistent encore en théologie. Jusqu'ici, j'ai insisté sur les points suivants : que la religion est l'expression d'un type unique d'expérience fondamentale de l'humanité ; que la pensée religieuse se développe avec une exactitude croissante dans son expression, se dégageant d'une imagerie accessoire ; que l'interaction entre la religion et la science est un facteur de promotion important de ce développement. J'en viens à présent à la seconde raison que je vois de la diminution contemporaine de l'intérêt pour la religion. Cette raison fait intervenir la question ultime que je posais tout au début. Il faut savoir ce qu'on entend par religion. Les Eglises, dans la présentation de leurs réponses à cette question, ont mis en avant des aspects de la religion exprimés en des termes [1911 soit adaptés aux réactions émotives du passé, soit calculés pour exciter des intérêts émotifs modernes de caractère non religieux. Dans le premier cas, je veux dire que le recours à la religion est partiellement dirigé en vue d'exciter la peur instinctive du courroux d'un tyran, peur qui était naturelle dans les malheureuses populations des empires arbitraires du monde antique, et il s'agissait en particulier d'exciter la peur d'un tyran arbitraire tout-puissant, caché derrière les forces inconnues de la nature. Ce recours à l'instinct toujours présent de la peur animale a perdu de sa force : c'est une réponse ambiguë, car la science moderne et les conditions de la vie moderne nous ont appris à aborder les occasions d'appréhension par une analyse critique de leurs causes et de leurs conditions. La religion est la réaction de la nature humaine à sa recherche de Dieu. La présentation de Dieu sous l'aspect de la puissance réveille tout instinct moderne de réaction critique, ce qui est fatal, car la religion s'effondre si ses positions essentielles ne forcent pas l'assentiment immédiat. A cet égard, l'ancienne terminologie est en désaccord avec la psychologie des civilisations modernes. Ce changement de psychologie est dû largement à la science, et constitue l'un des principaux moyens par lesquels le progrès de la science a affaibli la fermeté des anciennes formes religieuses d'expression. La motivation non-religieuse qui s'est introduite dans la pensée religieuse moderne est le désir d'une organisation confortable de la société moderne. La religion a été présentée comme ayant une valeur pour la mise en ordre de la vie. On a fait reposer ses prétentions sur sa fonction de sanction de la bonne conduite. Or, l'intention de bonne conduite dégénère rapidement en

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constitution de relations sociales agréables. Nous avons là une dégradation subtile des idées religieuses, consécutive à leur purification progressive sous l'influence d'intuitions éthiques plus vives. La conduite est un sousproduit de la religion, un sous-produit inévitable mais qui n'est pas son objet principal. Tous les grands maîtres religieux se sont révoltés contre la présentation de la religion comme pure sanction de règles de conduite. Saint Paul dénonça la Loi, et les théologiens puritains parlèrent des guenilles immondes de la vertu. L'insistance sur les règles de conduite marque le déclin de la ferveur religieuse. Par-dessus tout et au-delà de tout, la vie religieuse n'est pas la recherche du confort. Je dois présenter maintenant, avec toute la prudence qui s'impose, ce que je pense être le caractère essentiel de l'esprit religieux. La religion est la vision de quelque chose qui se tient au-delà, en arrière, et au-dedans du flux passager des choses immédiates ; quelque chose qui est réel, et qui pourtant attend d'être réalisé ; quelque chose qui est une lointaine |192| possibilité, et pourtant le plus grand des faits présents; quelque chose qui donne une signification à tout ce qui passe, et pourtant échappe à l'appréhension ; quelque chose dont la possession est le bien final, et qui pourtant est au-delà de toute atteinte ; quelque chose qui est l'idéal ultime, et la quête désespérée 2 . La réaction immédiate de la nature humaine à la vision religieuse est l'adoration 3. La religion est apparue dans l'expérience humaine, mélangée aux plus grossières fantaisies de l'imagination barbare. Progressivement, lentement, constamment, cette vision reparaît dans l'histoire sous une forme plus noble et avec une expression plus claire. Elle est le seul élément de l'expérience humaine qui manifeste de manière persistante une tendance à l'élévation. Elle s'estompe puis revient. Mais lorsqu'elle renouvelle ses forces, elle revient avec une richesse et une pureté de contenu accrues 4. Le fait de la vision religieuse, ainsi que l'histoire de son expansion persistante, est l'unique fondement de notre optimisme. Sans elle, la vie humaine est un éclair d'enjoiements [enjoyment] occasionnels, éclairant une masse de souffrance et de misère, une bagatelle d'expérience transitoire. La vision ne réclame rien d'autre que l'adoration ; et l'adoration, c'est un abandon à l'exigence d'assimilation, mu par la force de l'amour mutuel. Cette vision ne domine jamais de l'extérieur. Elle est toujours là, et elle a la puissance de l'amour, présentant l'unique fin dont l'accomplissement est harmonie éternelle. Cet ordre que nous trouvons dans la nature n'est jamais une force : il se présente comme l'ajustement harmonieux unique d'une complexité de détail. Le Mal est la force motrice brute d'une fin fragmentaire, détournée de la vision éternelle. Le Mal est dominateur, il freine, il blesse. La puissance de Dieu est l'adoration qu'il inspire. Est forte

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la religion qui, dans son rituel et ses modes de pensée, suscite une appréhension de la vision directrice qui l'inspire. Le culte rendu à Dieu n'est pas une règle de sécurité — c'est une aventure de l'esprit, un envol vers l'inaccessible. La mort de la religion survient avec la répression du grand espoir de l'aventure.

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Notes

1

La citation est de Matthieu 13, 30.

2

Ce passage célèbre a été souvent cité : par L. S. Ford dans The Lure of God, par Arthur Koestler dans Les somnambules (trad. Calmann-Levy, 1960, p. 512), par M. Nédoncelle dans La philosophie religieuse en Angleterre (p. 115)...

3

« is worship ». La notion de worship est particulièrement difficile à rendre en français. Ainsi que l'explique J.-P. Landais, traducteur de la Philosophie de la Religion de Leslek Kolakowski (Fayard, 10/18, 1997), « Ses deux équivalents les plus courants, culte et adoration, [ne sont] pas très satisfaisants (ayant en français un sens souvent étroit, restreint pour le premier à la liturgie et ou à la sociologie religieuse et, pour le second, à la spiritualité). Or worship désigne ici dans toute son ampleur la relation spécifique que l'homme ou la société entretiennent avec la divinité... relation susceptible de s'inscrire dans toutes les formes possibles d'expression religieuse (rites, croyances, dogmes, prière, etc.) » Outre culte, adoration, ou vénération, on peut donc traduire worship par comportement religieux ou pratique religieuse.

4

En cela, cette vision religieuse suit le mouvement exactement inverse de celui de la théologie des siècles passés (cf. ci-dessus, p. [188] : « Chacune de ces occasions a pris les penseurs religieux au dépourvu »).

Chapitre XIII

Les conditions du progrès social |193| Le but de ces conférences a été d'analyser l'influence de la science dans la constitution de cet arrière-plan d'idées instinctives qui commandent l'activité des générations successives. Un tel arrière-plan prend la forme d'une certaine philosophie vague ayant le dernier mot sur toutes choses, quand tout est dit. Les trois siècles qui forment l'époque de la science moderne ont tourné autour des idées de Dieu, d'esprit, de matière, ainsi que d'espace et de temps dans leur caractère d'être l'expression de la localisation simple de la matière. La philosophie, dans l'ensemble, a mis l'accent sur Yesprit, perdant ainsi tout contact avec la science pendant les deux derniers siècles. Mais elle reprend tout doucement son ancienne importance, avec l'essor de la psychologie et son alliance avec la physiologie. Cette réhabilitation de la philosophie a aussi été facilitée par l'écroulement récent des principes de la science physique établis au XVIIe siècle. Jusqu'à cet effondrement, la science était assise en toute sécurité sur les concepts de matière, d'espace, de temps, et plus tardivement, d'énergie. Des lois arbitraires de la nature déterminaient le mouvement. Ces lois provenaient de l'observation empirique, mais pour d'obscures raisons on les tenait pour universelles. Quiconque les négligeait, en pratique ou en théorie, était dénoncé avec une vigueur sans ménagements. Cette position, de la part des scientifiques, était un pur bluff, à supposer qu'on les crédite d'une croyance à leurs propres assertions. Car leur philosophie courante était tout à fait incapable de justifier le présupposé selon lequel la connaissance immédiate inhérente à toute occasion présente jette une quelconque lumière soit sur son passé, soit sur son avenir. J'ai aussi esquissé une philosophie alternative de la science |194|, dans laquelle l'organisme prend la place de la matière. A cette fin, l'esprit [mind], qu'implique la théorie matérialiste, se dissout en une fonction de l'organisme. Ensuite, le champ psychologique manifeste ce qu'un événement est en lui-même. Notre événement corporel est un type d'organisme exceptionnellement complexe, et en raison de cette complexité, inclut la cognition. En outre, l'espace et le temps, dans leur signification la plus concrète, deviennent le lieu des événements. Un

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organisme est la réalisation d'une forme définie de valeur. L'émergence d'une certaine valeur de l'actualité 1 repose sur une limitation qui exclut les éclairages contradictoires neutralisants. Un événement est donc un état de fait qui, en raison de sa limitation, est une valeur en lui-même ; mais qui, en raison de sa nature même, requiert aussi l'univers entier pour être luimême. L'importance 2 repose sur la persistance. La persistance est la conservation dans le temps d'un accomplissement de valeur. Ce qui dure, c'est l'identité de la configuration, héritée d'elle-même. La persistance exige un environnement favorable. Toute la science tourne autour de cette question des organismes persistants. L'influence générale de la science au moment présent peut être analysée sous les titres suivants : Conceptions Générales Concernant l'Univers, Applications Technologiques, Professionalisme dans la Connaissance, Influence des Doctrines Biologiques sur les Motivations du Comportement 3 . Dans les précédentes conférences, j'ai tenté de donner un aperçu de ces questions. Il appartient à cette dernière conférence de prendre en considération les répercussions de la science sur certains des problèmes auxquels se trouvent confrontées les sociétés civilisées. Les conceptions générales introduites par la science dans la pensée moderne ne peuvent être séparées de la situation philosophique exprimée par Descartes : je veux parler du postulat selon lequel les corps et les esprits sont des substances individuelles indépendantes, existant chacune de plein droit, indépendamment de toute référence nécessaire de l'une à l'autre. Une telle conception s'harmonisait très bien avec l'individualisme issu de la discipline morale du Moyen Âge. Mais bien que ceci explique la facilité avec laquelle fut accueillie cette idée, son origine repose en ellemême sur une confusion, très naturelle sans doute mais néanmoins malheureuse. La discipline morale avait mis l'accent sur la valeur intrinsèque de l'entité individuelle, plaçant ainsi les notions d'individu et d'expérience individuelle au premier plan de la pensée. C'est ici que la confiision commence : la valeur individuelle émergente de chaque entité [195] est transformée en l'existence substantielle indépendante de chaque entité, ce qui est une notion très différente. Je ne veux pas dire que Descartes fit cette transition logique, ou plutôt illogique, sous la forme d'un raisonnement explicite. Loin de là. Ce qu'il fit, ce fut d'abord de se concentrer sur ses propres expériences conscientes, comme étant des faits se situant à l'intérieur du monde indépendant de sa propre activité mentale. Il fut conduit à spéculer de cette façon par l'accent mis couramment sur la valeur individuelle de son moi [self] total. Il transforma implicitement cette valeur individuelle émergente, inhérente au

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fait même de sa propre réalité, en un monde privé constitué par les passions, ou les modes, d'une substance indépendante. Par ailleurs, l'indépendance attribuée aux substances corporelles les éloigna totalement du domaine des valeurs. Elles dégénérèrent au rang d'un mécanisme totalement dépourvu de valeur, si ce n'est comme manifestation d'une ingéniosité extérieure. Les cieux avaient perdu la gloire de Dieu. Cet état d'esprit est illustré par la répugnance du protestantisme envers les effets esthétiques s'appuyant sur un agent matériel : on considérait que ces effets conduisaient à attribuer de la valeur à ce qui en soi n'en a pas. Cette répugnance avait déjà acquis toute sa force bien avant Descartes. La conception scientifique cartésienne des morceaux de matière dépourvus de valeur intrinsèque n'était donc que la formulation explicite d'une conception déjà courante avant son introduction dans la pensée scientifique ou la philosophie cartésienne. Cette conception était probablement latente dans la philosophie scolastique, mais elle ne produisit ses conséquences que lorsqu'elle rencontra l'esprit de l'Europe du Nord au XVIè siècle. La science, ainsi armée par Descartes, conféra une stabilité et un statut intellectuel à un point de vue qui a eu des effets très mélangés sur les présupposés moraux des sociétés modernes. Ses bons effets provenaient de son efficacité en tant que méthode dans le cadre des recherches scientifiques entreprises dans les régions limitées qui convenaient alors le mieux à l'observation. Le résultat fut de débarrasser complètement l'esprit européen des souillures que lui avaient laissées l'hystérie des temps barbares reculés. Ce fut tout à fait positif, et c'est au XVIIIè siècle qu'on en eut l'exemplification la plus complète. Par contre, au XIXè siècle, alors que la société était en train de se transformer en système industriel, les mauvais effets de cette conception lui ont été tout à fait funestes. La doctrine selon laquelle les esprits sont des substances indépendantes conduit directement à des mondes privés |196|, non seulement en ce qui concerne l'expérience, mais aussi en ce qui concerne la morale. On peut alors soutenir que les intuitions morales ne s'appliquent qu'au monde strictement privé de l'expérience psychologique. C'est en ce sens que le respect de soi-même, et le fait de tirer le parti maximum de ses propres opportunités individuelles, ont constitué conjointement la morale efficace des dirigeants du monde industriel de cette période. Le monde occidental souffre de nos jours de l'horizon moral limité de ces trois générations précédentes. Le postulat de l'absence totale de valeur de la pure matière a entraîné également un manque de considération dans la manière de traiter la beauté, naturelle ou artistique. Au moment même où l'urbanisation du monde occidental entrait dans sa phase de développement rapide, et où justement il

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fallait considérer avec le plus grand soin et la plus grande délicatesse les qualités esthétiques du nouvel environnement matériel, la doctrine de la futilité de telles considérations était au plus haut. Dans les pays industriels les plus avancés, l'art était traité comme une frivolité. Un exemple frappant de cet état d'esprit du milieu du XIXè siècle est visible à Londres, où la merveilleuse beauté de l'estuaire de la Tamise, dont les courbes traversent la cité, est volontairement défigurée par le pont de chemin de fer de Charing Cross, construit sans aucune référence aux valeurs esthétiques. Les deux maux [evils] sont : l'un, l'ignorance de la véritable relation de chaque organisme à son environnement; l'autre, l'habitude d'ignorer la valeur intrinsèque de cet environnement, valeur à laquelle il faut donner tout son poids dans toute considération des fins dernières. Un autre grand fait auquel se trouve confronté le monde moderne est la découverte de la méthode de formation des professionnels, lesquels, en se spécialisant dans des domaines particuliers de la pensée, accroissent progressivement la somme des connaissances dans les limites respectives de leur objet. En conséquence du succès de cette professionnalisation de la connaissance, deux points sont à garder présents à l'esprit, qui différencient notre époque présente du passé. En premier lieu, la rapidité du progrès est telle qu'un être humain individuel, d'une durée de vie moyenne, sera appelé à affronter des situations nouvelles qui n'ont aucun équivalent dans le passé. La personne stable, destinée à des fonctions stables, qui était dans les sociétés anciennes une bénédiction, sera à l'avenir un danger public. En second lieu, le professionnalisme moderne de la connaissance agit à contrecourant en ce qui concerne la sphère intellectuelle. Le chimiste moderne est vraisemblablement faible en zoologie, encore plus faible dans sa connaissance du théâtre élisabéthain, et complètement ignorant [197] des principes de rythme dans la versification anglaise ; et probablement vaut-il mieux passer sous silence sa connaissance de l'histoire ancienne. Je ne parle naturellement que de tendances générales, car les chimistes ne sont pas pires que les ingénieurs, les mathématiciens ou les érudits en lettres classiques. Le savoir efficace est le savoir professionnalisé, soutenu par une familiarité restreinte [restricted acquaintance] avec les sujets utiles qui sont sous sa coupe. Cette situation a ses dangers. Elle produit des esprits routiniers. Chaque profession fait des progrès, mais dans sa propre routine fgroovej. Or, être mentalement routinier, c'est vivre dans la contemplation d'un ensemble donné d'abstractions. La routine empêche d'errer à travers le pays, et l'abstraction abstrait à partir de quelque chose à quoi on ne prête plus aucune attention par la suite. Mais il n'existe aucune routine abstractive qui corresponde à la compréhension de la vie humaine. Ainsi, dans le monde

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moderne, le célibat de la classe érudite médiévale a été remplacé par un célibat de l'intellect, séparé de la contemplation concrète des faits complets. Certes, personne n'est purement et simplement mathématicien ou juriste. Chacun a une vie hors de sa profession ou de ses affaires. Mais ce qui est en question, c'est la limitation de la pensée sérieuse à l'intérieur d'une routine, le reste de la vie étant traité superficiellement, avec des catégories de pensée imparfaites dérivées d'une seule profession. Les dangers provenant de cet aspect du professionnalisme sont grands, particulièrement dans nos sociétés démocratiques. La force directrice de la raison s'en trouve affaiblie. Les intellects des dirigeants manquent d'équilibre. Ils voient tel ensemble de circonstances, ou tel autre, mais pas les deux ensemble. La tâche de coordination est abandonnée à ceux qui manquent de force ou de caractère pour réussir dans une carrière définie. Bref, les fonctions spécialisées de la société sont mieux exercées et selon une meilleure progression, mais l'orientation générale manque de perspective [vision]. La progression dans le détail ne fait qu'ajouter au danger que crée la faiblesse de la coordination. Cette critique de la vie moderne s'applique à tous les domaines, en quelque sens que vous interprétiez la signification d'une société. Elle est valable si vous l'appliquez à une nation, à une ville, à un district, à une institution, à une famille, ou même à un individu. Il y a un développement des abstractions particulières, et une réduction de l'appréciation concrète. Le tout se perd dans un de ses aspects. Il n'est pas nécessaire pour mon propos de soutenir que la sagesse directrice des hommes — aussi bien celle des individus que celle des sociétés — est moindre de nos jours que par le passé. Peut-être s'est-elle même légèrement améliorée. Mais la nouvelle |1981 allure du progrès exige une plus grande force d'orientation si l'on veut éviter des désastres. Ce qu'il faut constater, c'est que les découvertes du XIXè siècle se sont faites dans la direction du professionnalisme, de sorte que nous nous trouvons devant une absence de développement de la sagesse, alors que nous en avons plus besoin que jamais. La sagesse est le fruit d'un développement équilibré. C'est cette croissance équilibrée de l'individualité qui devrait être la visée de l'éducation. Les découvertes les plus utiles pour l'avenir immédiat sont celles qui pourraient contribuer à avancer dans cette direction, sans que ce soit au détriment du nécessaire professionnalisme intellectuel. Ma propre critique de nos méthodes d'éducation traditionnelles est qu'elles s'occupent trop d'analyse intellectuelle et d'acquisition d'information au moyen de formules. 4 Je veux dire par là que nous négligeons de renforcer l'habitude d'apprécier concrètement les faits individuels dans leur interaction complète de valeurs émergentes, et que nous ne mettons

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l'accent que sur des formulations abstraites qui ignorent cet aspect de l'interaction de diverses valeurs. Dans tous les pays, le problème de l'équilibre entre l'éducation générale et l'éducation spécialisée est examiné. Je ne peux parler, pour le connaître de première main, que de mon propre pays. Je sais qu'il y règne, parmi les éducateurs praticiens, un très grand mécontentement devant la pratique existante. En outre, l'adaptation de l'ensemble du système éducatif aux besoins d'une société démocratique est très loin d'être résolue. Je ne pense pas que le secret de la solution se pose en termes d'antithèse entre la perfection d'un savoir particulier et le caractère plus négligeable du savoir général. Le contrepoids susceptible de faire équilibre à la perfection de la formation intellectuelle du spécialiste doit être d'une nature radicalement différente de celle d'un savoir analytique purement intellectuel. De nos jours, l'éducation associe une étude complète d'un petit nombre d'abstractions à une étude plus superficielle d'un plus grand nombre d'abstractions. Notre routine scolaire est trop exclusivement livresque. La formation générale devrait viser à éclairer nos appréhensions concrètes et à satisfaire l'envie de la jeunesse de faire quelque chose. Même ici devrait s'exercer une certaine analyse, mais juste ce qu'il faut pour illustrer les façons de penser dans les diverses sphères. Dans le jardin de l'Eden, Adam vit les animaux avant de les nommer ; dans le système traditionnel, les enfants nommaient les animaux avant de les avoir vus. Il n'y a pas de solution unique et facile aux difficultés pratiques |199| de l'éducation. Nous pouvons cependant nous laisser guider par une certaine simplicité de la théorie générale. L'étudiant doit se concentrer à l'intérieur d'un champ limité. Cette concentration doit inclure tous les acquis pratiques et intellectuels qui lui sont nécessaires. Telle est la procédure ordinaire, et en ce qui la concerne je serais même enclin à accroître les aménagements qui favorisent la concentration plutôt qu'à les réduire. A la concentration se trouvent associées certaines études subsidiaires telles que celles des langues pour la science. Un tel schéma de formation professionnelle doit être dirigé vers un but clair qui convienne à l'étudiant. Il n'est pas nécessaire d'élaborer les conditions requises par ces propositions : une telle formation doit naturellement avoir l'ampleur exigée par son objectif. Mais son projet ne doit pas être compliqué par la considérations d'autres fins. Cette formation professionnelle ne peut toucher qu'un seul côté de l'éducation. Son centre de gravité réside dans l'intellect, et son outil principal est le livre imprimé. Le centre de gravité de l'autre côté de la formation doit résider dans l'intuition, sans qu'elle soit analytiquement séparée du milieu général. Son objet est l'appréhension immédiate, avec le minimum d'analyse éviscérante. Le type de généralité

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qui est par dessus tout recherché est l'appréciation d'une diversité des valeurs. J'entends par là une croissance esthétique. Il y a quelque chose entre les grossières [gross] valeurs spécialisées de l'homme purement pratique et les fines [thin] valeurs spécialisées du pur érudit, quelque chose qui manque à ces deux types d'homme ; et si l'on additionne les deux ensembles de valeurs, on n'obtient pas les éléments manquants. Ce qui est recherché, c'est la possibilité d'apprécier la diversité infinie des valeurs vives [vivid] réalisées par un organisme dans son propre milieu. Quand on comprend tout ce qui concerne le soleil, tout ce qui concerne l'atmosphère, et tout ce qui concerne la rotation de la terre, on peut encore manquer la splendeur du coucher de soleil. Il n'existe aucun substitut à la perception directe de l'accomplissement concret d'une chose dans son actualité. Ce qui est recherché, c'est le fait concret, avec une grande lumière projetée sur ce qui a trait à son caractère précieux 5. Ce que j'entends ainsi signifier, c'est l'art et l'éducation esthétique. Il s'agit toutefois de l'art en un sens tellement général du terme que j'éprouve quelque difficulté à l'appeler par ce nom. L'art est un exemple spécial. Ce que nous cherchons, c'est à développer des habitudes d'appréhension esthétique. Selon la doctrine métaphysique que j'ai développée, agir en ce sens c'est accroître la profondeur de l'individualité. L'analyse de la réalité indique les deux facteurs, une activité faisant émerger une valeur esthétique individualisée. La valeur émergente est donc la mesure de l'individualisation de l'activité. [200| Nous devons développer l'initiative créatrice dans le sens d'un maintien des valeurs objectives. On n'obtiendra pas leur appréhension indépendamment de l'initiative, ni l'initiative indépendamment de leur appréhension. Dès que l'on se tourne vers le concret, on ne peut exclure l'action. Sensibilité sans énergie spontanée signifie décadence, et énergie spontanée sans sensibilité signifie brutalité. J'utilise le mot « sensibilité » [sensitiveness] dans sa signification la plus générale, de manière à y inclure l'appréhension de ce qui est situé au-delà de soi, c'est-à-dire la sensibilité à tous les faits en cause. L' « Art », au sens général que je requiers, est donc une sélection grâce à laquelle les faits concrets sont arrangés de telle sorte que l'attention se porte sur des valeurs particulières réalisables par eux. Par exemple, le simple fait de disposer le corps humain et le regard de manière à bien voir un coucher de soleil est une forme simple de sélection artistique. La disposition artistique est la disposition à jouir des valeurs vives. Mais, en ce sens, l'art s'attache à bien plus de choses qu'aux couchers de soleil. Une usine, avec ses machines, sa communauté d'ouvriers, son rôle social auprès de la population, sa dépendance à l'égard du génie d'organisation et de création, ses potentialités comme source de richesse

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pour les propriétaires de son stock, est un organisme qui montre une grande diversité de valeurs vives. Ce que nous cherchons à enseigner, c'est la disposition permanente, l'habitude d'appréhender un tel organisme dans sa complétude. On peut très bien opposer à cela que la science de l'économie politique, telle qu'on l'étudiait dans la première période qui a suivi la mort d'Adam Smith (1790), fit plus de mal que de bien. Elle détruisit beaucoup d'illusions économiques, et enseigna comment penser la révolution économique qui était alors en progrès. Mais elle imposait aux hommes tout un ensemble d'abstractions figées qui furent désastreuses par leur influence sur la mentalité moderne. Elle déshumanisait l'industrie. Il ne s'agit là que d'un exemple d'un danger général qui est inhérent à la science moderne. La procédure méthodologique de la science est exclusive et intolérante, et ceci à juste titre. Elle fixe l'attention sur un groupe déterminé d'abstractions, néglige tout le reste, et met en lumière chaque parcelle d'information et de théorie appropriée à ce qu'elle a retenu. Cette méthode triomphe, pourvu que ses abstractions soient judicieuses. Mais, bien que triomphante, le triomphe a des limites, et la négligence de ces limites conduit à des inadvertances désastreuses. L'anti-rationalisme de la science se justifie partiellement, en tant que protection de son utile méthodologie, mais il est en partie un pur préjugé irrationnel. Le professionnalisme moderne est l'entraînement des esprits à se conformer à la méthodologie. La révolte historique du XVIIè siècle [2011, et la réaction vers le naturalisme qui l'avait précédée, furent des exemples de dépassement des abstractions qui avaient fasciné la société instruite du Moyen Âge. Ces premiers âges avaient un idéal de rationalisme, mais ils ne réussirent pas à le poursuivre, car ils négligèrent de remarquer que la méthodologie du raisonnement exige les limitations qui sont celles de l'abstraction. C'est pourquoi le vrai rationalisme doit toujours se transcender lui-même en revenant au concret, en quête d'inspiration. Un rationalisme satisfait de lui-même est en fait une forme d'anti-rationalisme. Il signifie un arrêt arbitraire à un ensemble particulier d'abstractions. Tel fut le cas de la science 6 . Deux principes sont inhérents à la nature même des choses ; on les retrouve incarnés dans des exemples particuliers, quel que soit le champ exploré : ce sont l'esprit de changement, et l'esprit de conservation. Rien ne peut être réel sans les deux. Le changement pur, sans conservation, est un passage de rien à rien. Son intégration finale ne produit qu'une pure non-entité passagère. La conservation pure, sans changement, ne peut rien conserver. Car, après tout, il existe un flux événementiel, et la fraîcheur de l'être [freshness of beingj s'évanouit dans la pure répétition. La réalité existante présente la caractéristique d'être composée d'organismes qui durent à travers le flux des réalités. Les organismes de type inférieur ont réalisé une identité propre qui domine toute leur vie physique. Les

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électrons, les molécules, les cristaux, appartiennent à ce type : ils présentent une uniformité massive et complète. Dans les types supérieurs, où apparaît la vie, la complexité est plus grande : bien qu'il y ait une configuration complexe et persistante, elle s'est retirée dans les recoins plus profonds du fait total. En un sens, l'identité propre [self-identity] d'un être humain est plus abstraite que celle d'un cristal : elle est la vie de l'esprit [spiritj, et se relie plutôt à l'individualisation de l'activité créatrice, de sorte que les circonstances changeantes reçues de l'environnement sont différenciées de la personnalité vivante, et sont pensées comme constituant son champ de perception. En vérité, le champ de perception et l'esprit percevant sont des abstractions qui, dans le concret, se combinent pour donner les événements corporels successifs. Le champ psychologique, ainsi restreint aux objets des sens et aux émotions passagères, est la permanence mineure, tout juste sauvée du non-être du pur changement ; et l'esprit est la permanence majeure, qui pénètre ce champ complet, et dont la persistance dans la durée est l'âme vivante. Mais l'âme [soul] dépérirait en l'absence d'une fertilisation provenant de ses expériences transitoires. Le secret des organismes supérieurs réside dans leurs deux niveaux de permanence. C'est par ce moyen que la fraîcheur de l'environnement est absorbée |202| dans la permanence de l'âme. L'environnement changeant, en raison de sa diversité, n'est plus un ennemi de la persistance de l'organisme. La configuration de l'organisme supérieur s'est retranchée dans les recoins de l'activité individualisée. Elle est devenue un moyen uniforme d'affronter les circonstances, et ce moyen est seulement renforcé en ayant à traiter la diversité propre aux circonstances. Cette fertilisation de l'âme est la raison de la nécessité de l'art. Une valeur statique, aussi sérieuse et importante soit-elle, devient insupportable par la terrible monotonie de sa persistance. L'âme réclame bien haut sa délivrance par le changement. Elle souffre des angoisses de la claustrophobie. Les transitions de l'humour, du mot d'esprit, de l'irrévérence, du jeu, du sommeil, et, par dessus tout, de l'art, lui sont nécessaires. Le grand art est l'organisation de l'environnement, procurant à l'âme des valeurs vives, mais transitoires. Les êtres humains exigent quelque chose qui les absorbe pour un temps, quelque chose qui soit hors de la routine et sur quoi ils puissent fixer leur regard. Mais la vie ne peut être subdivisée, sauf par une analyse abstraite de la pensée. Le grand art est donc plus qu'un renouvellement transitoire : c'est quelque chose qui ajoute à la richesse permanente de l'accomplissement de l'âme par elle-même /self-attainment]. 11 se justifie à la fois par l'enjoiement immédiat qu'il procure et par la discipline qu'il exige au plus profond de l'être. Cette discipline n'est pas distincte de l'enjoiement, mais fonction de celui-ci. Elle transforme l'âme en l'engageant dans la réalisation permanente de valeurs

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dépassant son moi antérieur. Cet élément de transition dans l'art se manifeste par la turbulence de son histoire. Une époque devient saturée par les chefs-d'œuvre d'un certain style. Quelque chose de neuf doit être découvert. L'être humain vagabonde. Cependant il y a un équilibre dans les choses. Le changement pur, survenant avant que soit atteint un niveau suffisant de réalisation [adequacy of achievement], que ce soit en qualité ou en nombre d'œuvres, détruit la grandeur. Mais l'importance d'un art vivant, toujours en mouvement et cependant laissant sa marque permanente, ne peut être surestimée. Vis-à-vis des besoins esthétiques de la société civilisée, les répercussions de la science ont été jusqu'à présent malheureuses. Sa base matérialiste a dirigé l'attention sur les choses en tant qu'opposées aux valeurs. L'antithèse est fausse, si elle est prise en un sens concret, mais elle est valide au niveau abstrait de la pensée ordinaire. Cette accentuation mal placée s'est conjuguée avec les abstractions de l'économie politique, qui sont en fait les abstractions en fonction desquelles sont menées les affaires commerciales. C'est ainsi que toute pensée concernant l'organisation sociale fut exprimée en termes [203] de choses matérielles et de capital. Les valeurs ultimes furent exclues. On les saluait poliment, et on les passait au clergé qui devait les garder pour le dimanche. On développa un credo de moralité des affaires et de la concurrence, qui à certains égards était curieusement élevé, mais entièrement dépourvu de considération pour la valeur de la vie humaine. Les travailleurs étaient conçus uniquement comme des mains prélevées dans un réservoir de main-d'œuvre. A la question de Dieu, les hommes donnaient la réponse de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? », et ils encoururent la culpabilité de Caïn. Telle fut l'atmosphère dans laquelle la révolution industrielle fut accomplie en Angleterre, et dans une large mesure ailleurs. L'histoire interne de l'Angleterre durant le dernier demi-siècle a été une tentative lente et pénible de réparer les maux engendrés durant la première phase de la nouvelle époque. Il se peut que la civilisation ne se relève jamais du mauvais climat qui a entouré l'introduction du machinisme. Ce climat envahit tout le système commercial des peuples avancés [progressive] du Nord de l'Europe. 11 était en partie le résultat des erreurs esthétiques du protestantisme, en partie celui du matérialisme scientifique, en partie celui de la cupidité naturelle des hommes, et en partie celui des abstractions de l'économie politique. Une illustration de ma thèse peut être trouvée dans Y Essai de Macaulay critiquant les Colloquies on Society de Southey. Il fut écrit en 1830. Or Macaulay était un exemple très positif des hommes de cette époque, ou de toutes les époques : il avait du génie, il était généreux, honorable et réformiste. Voici l'extrait en question : « On nous dit que notre époque a inventé des atrocités dépassant

Chapitre XIII : Les conditions du progrès social

219

l'imagination de nos pères, que la société a été amenée à un état en comparaison duquel l'extermination serait une bénédiction, et tout cela parce que les habitations des ouvriers des filatures sont nues et rectangulaires. M. Southey a trouvé un moyen, nous ditil, de comparer les effets des manufactures et de l'agriculture. Et quel est ce moyen ? Monter sur une colline, observer un cottage et une usine, et considérer lequel des deux a le plus bel aspect. » Southey semble avoir dit beaucoup de sottises dans son livre, mais en ce qui concerne cet extrait, il pourrait en tirer un bon argument en sa faveur s'il revenait sur la Terre après un intervalle de près d'un siècle. Les maux des débuts du système industriel sont à présent reconnus de tous. Le point sur lequel j'insiste, c'est l'état d'aveuglement complet dans lequel se trouvaient même les hommes les meilleurs de cette époque au sujet de l'importance de l'esthétique dans la vie d'une nation. Je ne pense pas que nous soyons encore [204] près de l'évaluer à sa juste mesure. L'une des causes qui a contribué avec une efficacité substantielle à produire une erreur aussi désastreuse, a été la croyance de la science selon laquelle l'unique réalité concrète de la nature était la matière en mouvement, de telle sorte que les valeurs esthétiques ne constitueraient qu'un ajout accessoire sans réelle importance. Ce tableau des possibilités de décadence présente un autre aspect. Un débat fait rage en ce moment sur l'avenir de la civilisation dans les circonstances nouvelles d'un progrès scientifique et technologique rapide. Les maux du futur ont été diagnostiqués de diverses manières : perte de la foi religieuse, utilisation perverse de la puissance matérielle, dégradation consécutive à un taux différentiel des naissances qui favorise les types inférieurs d'humanité, suppression de la créativité esthétique. Sans aucun doute, ce sont bien là des maux dangereux et menaçants. Mais ils ne sont pas nouveaux. Depuis l'aube de l'histoire, l'humanité a toujours vu diminuer sa foi religieuse, a toujours souffert d'un usage pervers du pouvoir matériel, de l'infécondité de ses meilleurs « intellectuels » [best intellectual types], et a toujours été témoin de la décadence périodique de l'art. Déjà sous le règne du roi d'Egypte Toutankamon, une bataille religieuse désespérée faisait rage entre Modernistes et Fondamentalistes ; les peintures rupestres sont l'expression d'une phase d'accomplissement esthétique très sensible, à laquelle a succédé une période de relative vulgarité ; les chefs religieux, les grands penseurs, les grands poètes et écrivains, toute la caste cléricale du Moyen Âge, ont été notablement inféconds ; et finalement, si nous prêtons attention à ce qui s'est produit réellement dans le passé, en ne tenant pas compte des visions romantiques des démocraties, des aristocraties, des rois, des généraux, des armées et des

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La science et le monde moderne

marchands, le pouvoir matériel a généralement été exercé avec aveuglement, obstination et intérêt égoïste, et souvent avec une méchanceté brutale. Et malgré tout, l'humanité a progressé. Même si vous prenez une minuscule oasis de perfection particulière, le type d'homme moderne qui aurait le plus de chance de bonheur dans l'ancienne Grèce à sa meilleure période est probablement (comme maintenant) le boxeur professionnel poids-lourd ordinaire, et non l'étudiant moyen en lettres classiques issu d'Oxford ou des Universités allemandes. En fait, l'utilisation principale de l'étudiant d'Oxford aurait été sa capacité d'écrire une ode à la gloire du boxeur. Rien ne fait plus de mal et n'éloigne plus les hommes de leurs devoirs présents que l'attention consacrée aux points d'excellence du passé, comparés à la moyenne des échecs du temps présent. Mais, après tout, il y a eu de réelles périodes de décadence [205|, et de nos jours, comme à d'autres époques, la société est en déclin et a grand besoin d'une action de sauvegarde. Les professionnels ne sont pas une nouveauté dans le monde. Mais dans le passé, ils constituaient des castes sans progrès. Ce qui est nouveau, c'est que le professionnalisme est à présent accouplé au progrès : le monde se trouve de nos jours conronté à un système auto-évolutif qu'il ne peut arrêter. Une telle situation présente des dangers et des avantages. Il est évident que l'augmentation du pouvoir matériel donne la possibilité d'une amélioration sociale : si l'humanité peut s'élever à la hauteur de l'occasion, elle a devant elle un âge d'or de créativité bénéfique. Mais le pouvoir matériel est en soi éthiquement neutre, et peut aussi bien agir dans la mauvaise direction. Le problème n'est pas de savoir comment produire de grands hommes, mais comment produire de grandes sociétés : la grande société élèvera les hommes à la hauteur des occasions. La philosophie matérialiste mit l'accent sur la quantité donnée de matière, et à partir de là, de manière dérivée, sur la nature donnée de l'environnement. Ce faisant, elle agit de la manière la plus malheureuse sur la conscience sociale des hommes, car elle dirigea l'attention d'une manière quasi exclusive sur l'aspect de la lutte pour l'existence dans un environnement fixe : l'environnement étant en grande partie fixe, dans cette mesure il y a lutte pour l'existence, et c'est une folie de regarder l'univers à travers des lunettes roses. On doit admettre la lutte. La question est alors : qui doit être éliminé ? Pour autant que nous sommes des éducateurs, nous devons avoir des idées claires sur ce point, car il définit le type d'homme à produire et l'éthique pratique à lui inculquer. Or, pendant les trois dernières générations, l'orientation exclusive de l'attention sur cet aspect des choses a été un désastre de première grandeur. Les mots d'ordre du XIXè siècle ont été : lutte pour l'existence, compétition, lutte de classes, antagonisme commercial entre nations,

Chapitre XIII : Les conditions du progrès social

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guerres militaires. La lutte pour l'existence a été interprétée comme un évangile de haine. Heureusement, la conclusion dernière à tirer d'une philosophie de l'évolution présente un caractère plus équilibré. Les organismes qui réussissent modifient leur environnement : ils réussissent dans la mesure où ils modifient leurs environnements respectifs de manière à se porter mutuellement assistance. Cette loi est illustrée sur une vaste échelle dans la nature. Par exemple, les Indiens d'Amérique du Nord acceptaient leur environnement tel quel, avec pour résultat qu'une population clairsemée arrivait tout juste à se maintenir sur le continent entier. Lorsqu'elles arrivèrent sur le même continent, les races européennes poursuivirent une politique opposée : elles coopérèrent aussitôt pour modifier [206| cet environnement, et ceci eut pour résultat qu'une population vingt fois plus nombreuse que celle des Indiens occupe à présent le même territoire, et le continent n'est pas encore saturé. De plus, on trouve des associations d'espèces différentes qui coopèrent mutuellement. Cette différenciation des espèces apparaît dans les entités physiques les plus simples telles que l'association entre électrons et noyaux positifs, ainsi que dans le domaine entier de la nature animée. Dans la forêt brésilienne, la vie des arbres repose sur l'association de diverses espèces d'organismes, chacune d'elles dépendant mutuellement des autres. Un arbre isolé, laissé à lui-même, est à la merci de tous les aléas hostiles des circonstances changeantes : le vent arrête sa croissance, les variations de température arrêtent sa feuillaison, la pluie dénude son sol, ses feuilles sont emportées par le vent et sont perdues pour l'enrichissement du sol. Vous ne pouvez obtenir des specimen individuels de beaux arbres que dans des circonstances exceptionnelles, ou lorsque la culture de l'homme est intervenue. Dans la nature, la manière normale pour un arbre d'être florissant est d'être associé à d'autres arbres dans une forêt : chacun d'eux peut perdre quelque chose de sa perfection individuelle de croissance, mais ils se portent mutuellement assistance en préservant les conditions de leur survie. Le sol est préservé et ombragé, et les microbes nécessaires à sa fertilité ne sont jamais ni brûlés, ni gelés, ni emportés par les eaux. La forêt est le triomphe de l'organisation d'espèces mutuellement dépendantes. Qui plus est, une espèce microbienne qui tue la forêt s'extermine elle-même. De même, les deux sexes présentent le même avantage d'une différenciation. Dans l'histoire du monde, les prix n'ont pas été décernés aux espèces qui s'étaient spécialisées dans des méthodes violentes ou même dans des armures défensives. En fait, la nature a commencé par produire des animaux logés dans des coquilles dures, afin de les protéger contre les adversités de la vie ; elle a également expérimenté les grandes tailles. Mais ce sont des animaux plus petits, dépourvus d'armure extérieure, mais dotés d'un sang chaud, de sensibilité et de vivacité, qui ont éliminé ces monstres

222

La science et le monde moderne

de la surface de la Terre. De même, les lions et les tigres ne sont pas des espèces qui ont réussi : il y a quelque chose dans l'usage facile de la force qui détruit [defeats] ce à quoi il s'applique 7 : son principal défaut est qu'elle empêche toute coopération. Tout organisme exige un environnement d'amis, en partie pour le protéger des changements violents, et en partie pour satisfaire ses besoins. L'Evangile de la Force est incompatible avec une vie sociale. Par force, j'entends antagonisme en son sens le plus général. Presque aussi dangereux est l'Evangile de l'Uniformité. Les différences entre les nations et les races de l'humanité [207] sont nécessaires pour préserver les conditions dans lesquelles sera possible un développement supérieur. L'un des facteurs principaux de la tendance ascendante de la vie animale a été la capacité de vagabonder fpower of wandering]. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les monstres à carapace ont si mal fini : ils ne pouvaient vagabonder. Les animaux vagabondent pour trouver de nouvelles conditions de vie : ils doivent s'adapter ou mourir. Les hommes ont vagabondé des arbres aux plaines, des plaines aux bords de mer, d'un climat à un autre, d'un continent à un autre, et d'un genre de vie à un autre genre de vie. Lorsque l'homme cessera de vagabonder, il cessera son ascension dans l'être. Mais aussi importante que soit le vagabondage physique, plus grande encore est la capacité de l'homme à s'engager dans des aventures spirituelles — aventures de pensée, aventures du sentiment passionné, aventures de l'expérience esthétique 8 . Une diversification des communautés humaines est essentielle pour fournir le stimulant et la matière de l'Odyssée de l'esprit humain. D'autres nations, ayant des genres de vie différents, ne sont pas des nations ennemies : ce sont des bienfaits du ciel. Les hommes exigent de leurs voisins quelque chose de suffisamment ressemblant pour être compris, de suffisamment différent pour provoquer l'attention, et de suffisamment grand pour susciter l'admiration. Il ne faut pas s'attendre toutefois à rencontrer toutes les vertus, et nous devrions même être satisfaits de trouver quelque chose de suffisamment original pour être intéressant. La science moderne a imposé à l'humanité la nécessité d'être en errance [wandering]. Les progrès de sa pensée et de sa technologie ont fait de la transition dans le temps, de génération en génération, une véritable migration dans les océans inexplorés de l'aventure. Le bénéfice même de l'errance est qu'elle est dangereuse, et exige beaucoup d'habileté pour prévenir les périls. Nous devons par conséquent nous attendre à ce que l'avenir nous révèle des dangers : il est dans ses attributs d'être dangereux, et c'est un des mérites de la science de lui permettre de tenir ses responsabilités. Les classes moyennes prospères qui ont gouverné le XIXè

Chapitre XIII : Les conditions du progrès social

223

siècle ont attribué une valeur excessive à la tranquillité de l'existence. Elles refusèrent de réaliser les réformes sociales rendues nécessaires par le nouveau système industriel, et à présent refusent encore d'affronter les nécessités de réforme intellectuelle imposées par les connaissances nouvelles. Leur pessimisme quant à l'avenir du monde vient de la confusion qu'elles entretiennent entre la civilisation et la sécurité. Dans l'avenir immédiat, il y aura moins de sécurité, moins de stabilité que dans le passé immédiat. Il faut admettre qu'un certain degré d'instabilité est incompatible avec la civilisation, mais dans l'ensemble, les grandes époques ont été des époques instables. |208| Dans ces conférences, j'ai tenté de dresser un tableau d'une grande aventure dans le domaine de la pensée. Cette aventure a été partagée par tous les peuples de l'Europe occidentale. Elle s'est développée avec la lenteur d'un mouvement de masse. Son unité de temps est le demi-siècle. Ce récit est l'épopée d'un épisode dans la manifestation de la raison. Il nous dit comment émerge dans une civilisation une orientation particulière de la raison à la suite de la longue préparation des époques antérieures, comment après sa naissance se manifeste progressivement son contenu, comment elle atteint son triomphe, comment son influence modèle les ressorts mêmes de l'action des hommes, et finalement comment, au moment de son succès suprême, ses limitations se révèlent et réclament un exercice renouvelé de l'imagination créatrice. La morale de ce récit est le pouvoir de la raison, son influence décisive sur la vie de l'humanité. Les grands conquérants, d'Alexandre à César et de César à Napoléon, ont influencé profondément la vie des générations qui les ont suivis. Mais l'effet total de cette influence tombe dans l'insignifiance lorsqu'on le compare à la transformation complète des habitudes et de la mentalité des hommes produite par la longue lignée des penseurs qui se sont succédés depuis Thalès jusqu'à nos jours, hommes individuellement sans pouvoir, mais finalement les maîtres du monde.

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La science et le monde moderne

Notes

1

« actual value » : il n'est pas toujours possible d'éviter la traduction & actual, au sens aristotélicien de en acte, par actuel (de même, actuality par actualité) Mais ici, il faut rompre la trop forte connotation économique et même journalistique de l'expression « valeur actuelle ».

2

Dans la série de neuf conférences publiées en 1938 sous le titre Modes of Thought, Whitehead consacrera la première à définir la notion d'importance, qu'il considère aussi centrale que celle d'état de fait [matter-of-fact] : « Deux idées opposées semblent inévitablement sous-tendre toute l'ampleur de l'expérience : l'une est la notion d'importance, le sens de l'importance, la présupposition de l'importance. L'autre est celle d'état de fait. On ne peut échapper au pur état de fait : il est à la base de l'importance, et l'importance est importante en raison du caractère inévitable de l'état de fait. » (MT 5)

3

Nous avons maintenu ici exceptionnellement toutes les majuscules du texte américain, que Whitehead a voulu faire figurer comme des rubriques ou des titres [headings] dans le texte.

4

Thème de l'ouvrage The Aims of Education (Macmillan, 1929), reprenant la plupart des textes de The Organisation of Thought, Educational and Scientific (London/Philadelphia, Williams and Norgate/J. B. Lippincott, 1917).

5

Cf. J-M. Breuvart (DSMR 612-613) : « l'art est vision instantanée d'une valeur particulière, à partir de notre présence générale au monde environnant [...] l'œuvre d'art, ayant conduit de l'un au multiple, peut, par et dans ce multiple, nous ramener à l'un. Mais, en tout cas, la médiation du multiple lui est essentielle, ce qui fait sa mobilité et sa diversité : [citation du texte ci-dessus de SMW]. On peut dès lors se demander si le système philosophique, dans sa quête de l'unité, ne manque pas un aspect très important auquel reste accessible l'œuvre d'art : la nouveauté perpétuelle de l'expérience concrète, vécue toujours différemment, et traduite pour toujours dans des œuvres dont le but est précisément d'indiquer cette perpétuelle mobilité du monde [cf. AI 348]. »

6

Ce passage est à rapprocher de ce que dira plus tard Whitehead dans Aventures d'Idées : la philosophie est « en quête de ces généralités qui qualifient la réalité effective complète, et hors desquelles chaque fait ne peut que tomber dans l'abstraction. Or, la science crée l'abstraction, et se contente de saisir le fait complet en fonction de certains de ses aspects essentiels seulement.... Un

Chapitre XIII : Les conditions du progrès social

225

système philosophique devrait offrir une élucidation du fait concret à partir duquel la science opère son abstraction. » (AI 187 ; trad. citée). 7

Evoquant ce passage dans son Introduction générale à la traduction d'Adventure of Ideas, J.-M. Breuvart le rapproche de ce qu'écrira Whitehead dans Procès et Réalité (PR 15) : que le principal défaut de l'individu non-relié est qu'il est auto-destructeur [self-defeating] : « En fait, la force barbare dans une civilisation est toujours, chez Whitehead, celle d'une particularité non-reliée par une réelle philosophie jouant son plein rôle dans une société évoluée. »

8

Rappelons que quelques années plus tard, et deux ans après avoir écrit Process and Reality (1929), Whitehead écrira Aventures d'Idées (1933).

Abréviations et Références Œuvres de Whitehead AE

The Aims of Education. New York, Macmillan, 1929.

AI Adventures of Ideas. l ere éd. : New York, Macmillan, 1933. Les citations sont faites d'après l'édition de 1947 de Cambridge Univ. Press. Traduction française de J.-M. Breuvart et A. Parmentier : Aventures d'idées, éd. du Cerf, 1993. CN Concept of Nature. lere éd. Cambridge : Cambridge University Press, 1920. Traduction française de Jean Douchement : Le concept de nature, éd. Vrin, 1998. ESP Essays in Science and Philosophy. New York, The Philosophical Library, 1947. FR The Function of Reason. Louis Clark Vanuxem Foundation Lectures, Delivered at Princeton University, March 1929, Princeton University Press, 1929. MT Modes of Thought, New York, Macmillan, 1938. Traduction française de H. Vaillant, Modes de Pensée, éd. Vrin, 2004. PR Process and Reality. New York, Macmillan, 1929. Nous citons PR suivant l'édition corrigée publiée par D. R. Griffin et D. W. Sherburne (New York, The Free Press, 1978). Traduction française Procès et Réalité, sous la direction de D. Janicaud, Paris, Gallimard, 1995. RM S 1927.

Religion in the Making. New York, Macmillan, 1926. Symbolism, Its Meaning and Effect. New York, Macmillan,

SMW Science and The Modern World. Y éd. Londres, Cambridge University Press, 1926 ; l è éd. New York, Macmillan, 1925. Pagination de référence SMW [page] dans le texte de la présente traduction française, d'après l'édition Macmillan/The Free Press (New York, 1967).

228

La science et le monde moderne

Ouvrages de référence utilisés par le traducteur DSMR J.-M. Breuvart, Les Directives de la Symbolisation et les Modèles de Référence dans la philosophie d'A. N. Whitehead, Thèse de Doctorat d'Etat, Université de Lille III, 1976. Librairie Champion, Paris. EWM Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead's Metaphysics 1925-1929, State University of New York Press, Albany, Suny Series in Philosophy, 1984. Traduction française (inédite) par H. Vaillant. IS A. H. Johnson, A. N. Whitehead, The Interpretation of Science, Selected Essays, The Bobbs-Merril CO, 1961. Traduction française (inédite) par H. Vaillant. MOTS Jean-Claude Dumoncel, Les 7 mots de Whitehead ou l'Aventure de l'être (Créativité, Processus, Evénement, Objet, Organisme, Enjoyment, Aventure), Paris Cahiers de l'Unebévue, 1998. PE J.-M. Breuvart, Procès et éternité dans la philosophie de Whitehead,, Thèse de IIIè Cycle, 1970, inédite. PhW A. Parmentier, La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu, Ed. Beauchesne, Paris, 1968. [Thèse de Doctorat d'Etat] VC

Jean Wahl, Vers le concret, Vrin 1932, réédition 2004.

WPS Robert M. Palter, Whitehead's Philosophy of Science, Iniversity of Chicago Press, 1960. Traduction française (inédite) par H. Vaillant.

Index Les nombres se réfèrent aux pages de l'édition américaine Free Press 1967, données entre crochets [pp] dans le texte de la traduction ; « e.s. » correspond à « et seq. » et indique que la référence se rapporte aux pages suivantes du chapitre en question.

Index des noms propres Adam Smith, 200

Brown University, Préface

Albe (Duc d'), 2

Bruno, Giordano, 1

Alexander, S., Préface

Carlyle, 61

Ampère, 98

Cervantes, 40

Anselme, St., 57

Chaucer, 15

Aristote, 5, es ; 28, 29, 45, es ; 127, 133, 169 9 es

Clairaut, 61, 139 Clough, A. H., 82

Arnold Matthew, 82

Coleridge, 82

Aston, F. W., 186

Colomb, 16, 34

Augustin, St., 190

Copernic, 1, 16,40

Bacon Francis, 8, 40, es, 66, 96 ; Bacon Roger, 5 Belisaire, 14 Benoît, St., 15 Bergson, 50 Berkeley, George, 66, es ; 75, 86, 94, 143 Bichât, 100 Bonaventure, St., 9 Boyle, Robert, 40

Cosmas (moine), 182 Cromwell, Olivier, 16 D'Alembert, 57, 61 Da Vinci, Leonardo, 42, 43 Dalton, John, 99, 100 Darwin, 188 Démocrite, 99 Desargues, 55 Descartes, 17, 29, e.s. ; 30, 40, 73, 82, 141, e.s. ; 195.

230

La science et le monde moderne

Einstein, 10, 28, 61, 63, 122, e.s. ; 188

Joseph de Habsbourg, Empereur, 63 Justinien, 13, 14

Eschyle, 10

Kant, 32, 66, e.s. ; 86, 101, 125, 139, e.s.

Euripide, 10

Képler, 7, 31, 40, 47

Faraday, 98

Lagrange, 60, e.s.

Fermât, 55

Laplace, 61, 101

Fourier, 61

Lavoisier, 60, 99

François d'Assise, 185

Lecky, 11, 182

Frédéric le Grand, 63

Leibniz, 29, 30, 33, 40, 65, 82, 143, e.s.

Fresnel, 98

Lloyd, Morgan, Préface

Frost, Robert, 15

Locke, John, 29, 32,40, e.s. ; 63, 67, 82, 143

Galilée, 2, e.s. ; 29, 30, 31, 40, e.s.; 63, 114, 133, 183, e.s. Galvani, 63 Gauss, 61, 63 George II, 66 Gibson, 148 Giotto, 15 Grégoire Le Grand, 15, 190 Harvey, 48

Lucrèce, 99 Macaulay, 203 Mass, 45, e.s. ; 102 Maupertuis, 61 Max Müller, 125 Maxwell, Clerk, 60, e.s.; 98, e.s. ; 113 Mersenne, 31 Michelson, 114, e.s. Mill, John Stuart, 78 Milton, 77, e.s.

Heath, Sir T. L., 127

Müller, Johannes, 100

Hegel, 27

N arses, 14

Hertz, 61,63

Newman, John Henry, 82, 183

Hooker, Richard, 9

Newton, 6,7, 10, 29, e.s. ; 41, e.s.; 60, e.s. ;

Hume, 4, 32, 43, 51, 57, e.s. ; 76, 143 Huyghens, 31, 40, e.s. ; 184 James, Henry, 3 James, William, 2, 143, e.s.

113, 183, e.s. Oersted, 98 Padoue, Université de, 41 Paley, 76 Pascal, 40, 55 Pasteur, Louis, 100, e.s. Pélage, 190

Index Petavius, 183

Sophocle, 10

Piaton, 7, 28, e.s.; 127

Southey, 203

Pope, Alexander, 77, e.s.

Spinoza, 29,40, 70, 82, 83, 124, 143, 177

Pusey, 82

Tennyson, 77, e.s.

Pythagore, 27, e.s.; 172

Thomas d'Aquin, 9-, 147

Ramsay, Sir William, 186

Trente, Concile de, 8

Rawley, Dr., 41

Vasco de G am a, 16

Rayleigh, Lord, 186

Vésale, 1

Riemann, 61, 63

Volta, 63

Rousseau, 34, 66, 95

Voltaire, 40, 101

Russell, Bertrand, 155

Walpole, 63

Sarpi, Paul, 8, 18

Washington, George, 63

Schleiden, 100

Watt, James, 95

Schwann, 100

Wesley, John, 66

Seneque, 11

Whitman, Walt, 15

Shakespeare, 40

Wordsworth, 15, 77, e.s.

Shelley, 82, e.s.

Young, Thomas, 98

Sidgwick, Henry, 142

Zenon, 125, 126, 136

Index des thèmes et notions Activité substantielle, 107, 123, 165 Abrupt (dans regression), 171 Absolu (L'), 92 Abstraction mathématiques), 19,

Actualisation, 159 Algèbre, 29, 30 Allemagne, 40

(en

Abstraction, 167, es Abstractive (Hiérarchie), 167, es. Base de la hiérarchie abstractive, 168

Archimède, 5, 6, 7 Arguments (des fonctions), 30 Arithmétique (notation arabe), 29 Art médiéval, 13, es Art, 199, 200

Abstrait, 159

Aspects (configuration d'), 103, es

Accélération, 47

Atome, 99, 102

232

La science et le monde moderne

Aventure, 207

Divinité, scolastique, 12

B

Divisibilité, 125

Biologie, 41, 63,103

Persistance (endurance), 86, 104, e.s. ; 119, e.s. ;

Byzantin (Empire), 13

132, es; 152

C

Durée, vibratoire, 35

Calcul différentiel, 55

Durées époquales, 127

Calcul intégral, 29 Caractère préhensif l'espace, 64, e.s.

de

Caractère séparatif l'espace, 64, e.s.

de

Egyptiens, 14, 29

Champ physique, 98 Changement, 86, 201 Chine, 6, 76 Classification, 28, es Cognition, 69

Electron, 35, e.s. ; 79, e.s. ; 132, e.s. Elément primordial, 35, e.s. Energie physique, 35, e.s. Environnement, 109, e.s. Envisagement, 105, e.s. Epoques, 125 Espace, caractère modal de 1', 64, e.s.

Composants, 166

Espace, physique, 21

Connectabilité, 170 Connexité hiérarchie), 168

Education, 198, e.s.

(d'une

Conscience (