La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain I: Histoire et technique [1] 9782851211354

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La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain I: Histoire et technique [1]
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Collection des Études Augustiniennes S é r ie A n tiq u ité - 1 3 7

Laurent PERNOT

LA RHÉTORIQUE DE L’ÉLOGE DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN TOME I

HISTOIRE ET TECHNIQUE

Institut d’Etudes Augustiniennes PARIS 1993 O uvrage publié avec le concours du C entre N ational du Livre

ISBN: 2-85121-135-8 ISSN: 1158-7032

à F.

AVANT-PROPOS

Le temps n ’est plus où l’on s’excusait de consacrer un livre à la rhétorique grecque de l ’époque impériale. Depuis les travaux pionniers de W. Schmid, H. von Amim, A. Boulanger5, la Seconde Sophistique, mouvement autrefois décrié, a conquis sa place dans le domaine des sciences de l’Antiquité, et des études de plus en plus nombreuses lui ont été consacrées, en particulier durant les trois ou quatre dernières décennies. Une série de monographies a décrit la physionomie littéraire des auteurs, leurs engagements politiques et intellectuels, leur environnement culturel et social : tels sont les livres de J. Bompaire sur Lucien (1958), de C. A. Behr sur Aelius Aristide (1968), de P. Desideri sur Dion de Pruse (1978), de C. P. Jones sur Dion de Pruse (1978) et sur Lucien (1986), de G. Anderson sur Philostrate (1986), de M. Patillon sur Hermogène (1988). L ’importance de la Seconde Sophistique dans l’histoire littéraire a été dégagée par B. P. Reardon dans ses Courants littéraires grecs des IIe et IIIe siècles après J.-C. (1971), par D. A. Russell dans Criticism in Antiquity (1981), Greek Declamation (1983), [éd.] Antonine Literature (1990). Les nombreux travaux de L. Robert, les ouvrages de G. W. Bowersock (Greek Sophists in the Roman Empire, 1969 ; [éd.] Approaches to the Second Sophistic, 1974), de S. Follet (Athènes au IIe et au IIIe siècle, 1976) ont mis en lumière le rôle de premier plan joué par les sophistes dans l’histoire politique et sociale de l’Empire romain. Enfin, bien que l ’évolution soit plus lente en ce domaine, des éditions et des traductions modernes commencent de voir le jour, avec le Favorinus de A. Barigazzi (1966), le Lucien de M. D. Macleod (1972-1987), l ’Aristide de C. A. Behr (1976-1980 pour l’édition Lenz-Behr, 1981-1986 pour la traduction Behr), le Ménandros de D. A. Russell et N. G. Wilson (1981)12. Il reste, hélas, des

1. Schmid, Der Atticismus in seinen Hauptvertretern (1887-1897), et Christ-Schm id, Geschichte der griechischen Literatur, IIe (1920-1924) ; Arnim, Leben und Werke desDio von Prusa (1898) ; Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie au IIe siècle de notre ère (1923). 2. La Collection des Universités de France n’a encore publié aucun écrivain de la Seconde Sophistique ni aucun des Rhetores Graeci de l’époque (mis à part le Traité du Sublime, dont la date est d ’ailleurs discutée) ; plusieurs sont cependant en préparation. Sauf Lucien, les auteurs principaux de notre corpus n ’ont jamais été traduits en français.

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tenants du dédain traditionnel3. Certains des travaux qui viennent d ’être énumérés comportent eux-mêmes des jugements sévères sur l’objet de leur étude. Toutefois, globalement, la Seconde Sophistique est, de décennie en décennie, et presque d’année en année, mieux connue et mieux reconnue. Simultanément, depuis La fin de la seconde guerre mondiale, on constate un vif regain d ’intérêt pour l ’histoire de la rhétorique, et cela en particulier dans le domaine des études classiques. Nous ne pensons plus, avec Renan, que la rhétorique ait été «la seule erreur des Grecs»4. La modernité célèbre les noces de Philologie avec Hermès, dieu de l’éloquence. Dans tous les pays, des chercheurs s’intéressent à la rhétorique pour mieux comprendre la culture et la civilisation antiques. Les textes connus sont réexaminés à la lumière de cette discipline, des textes oubliés sont exhumés, des problèmes inédits sont soulevés5. Parmi les ouvrages qui ont marqué ce nouveau regard posé sur la rhétorique antique, nous aurons à mentionner spécialement ceux de H.-I. Marrou {Histoire de T éducation dans l’Antiquité, 1948), de C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca {Rhétorique et philosophie, 1952 ; Traité de Targumentation, 1970), de A. Michel {Rhétorique et philosophie chez Cicéron, 1960 ; La parole et la beauté, 1982), et les volumes de YHistory o f Rhetoric entreprise par G. A. Kennedy depuis 1963. Le sujet du présent ouvrage se situe à l ’intersection de ces deux courants. La rhétorique de l ’éloge dans le monde gréco-romain aux IIe et IIIe siècles après J.-C. est un problème qui intéresse à la fois l ’histoire de la rhétorique et l ’activité des néo-sophistes. Les conditions paraissent donc réunies pour que ce sujet ait été dûment étudié ; on pourrait s’attendre à le voir pris sous les feux croisés de la recherche récente et éclairé dans ses moindres détails. Or la réalité est tout autre. Chacun sait que les orateurs de la Seconde Sophistique composaient des éloges de souverains, des oraisons funèbres, des hymnes, et bien d’autres discours du même genre. Mais si l ’on veut une vue d ’ensemble de ces compositions, il faut encore se reporter à la dissertation de T. C. Burgess, Epideictic Literature, parue à Chicago en 1902. Ce travail, original en son temps, a eu le mérite d ’envisager le sujet dans sa plus grande extension, depuis l ’époque classique jusqu’à la fin de ΓAntiquité, en tenant compte à la fois de la théorie et de la pratique rhétoriques. Cependant l ’ampleur de la conception d’ensemble, féconde dans son principe, s’est retournée en défaut, car Burgess a 3. La persistance de tels jugements péjoratifs sur la Seconde Sophistique est illustrée par V an G roningen, «General Literary Tendencies in the Second Century A. D.» (1965) ; Habicht, Pausanias und seine Beschreibung Griechenlands (1985), p. 127-132. 4. E. R enan, «Réponse au discours de réception de M. de Lesseps (23 avril 1885)», Discours et conférences, Paris, s. d., p. 130. 5. Pour le regain des études concernant la rhétorique en général, voir le panorama de F lorescu, La rhétorique et la néorhétorique, chap. I et X-XI, et le livre récent de Vickers, In Defence o f Rhetoric, ainsi que les activités de l’International Society for the History of Rhetoric et, en France, les travaux de M. Fum aroli (notamment L’âge de l’éloquence. Rhétorique et «res literaria» de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, 1980). Pour le domaine grec, vo’r le rapport bibliographique de W eil-Pernot, «L’éloquence et la rhétorique grecques».

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élargi excessivement la notion de «littérature épidictique» ; sa liste d’«Epideictic Writers» est peuplée d ’intrus, l’objet précis de la recherche se trouve comme dilué. Force est de reconnaître également que l ’exécution n ’a pas été à la hauteur du projet, le livre se présentant pour une large part comme une collection de références, et que les bases philologiques de cette étude presque centenaire sont à présent périmées6. On comprend pourquoi la dissertation de Burgess n ’a plus guère de lecteurs aujourd’hui. La question méritait d ’être reprise sur nouveaux frais, et pourtant elle ne l’a pas été7. Cette lacune de la recherche n ’est pas un simple oubli. Elle s ’explique par deux raisons principales, qui font de l’éloge un domaine problématique. Il y a d ’abord une difficulté de définition, qui tient à l ’emploi de l ’expression technique «genre épidictique». Que signifie, en effet, le mot «épidictique» ? Au sens strict, il recouvre la catégorie rhétorique des discours d’éloge et de blâme. Mais on l’applique aussi, dans un sens large, à tous les discours composés pour la montre (.epideixis), c’est-à-dire aux diverses formes de l’éloquence d’apparat, voire, comme le voulait Burgess, aux différents genres littéraires où le lo g o s paraît employé comme véhicule de divertissement. L ’«épidictique» est un concept à la dérive, ce qui met en cause l’identité et la destination du genre. Lorsqu’on s’intéresse à l’éloge rhétorique, l ’objet se présente au premier abord comme flou, gros d’ambiguïtés mal résolues. Puis - c’est la seconde difficulté - , l’éloge a mauvaise presse. A l’exception, peut-être, des déclamations portant sur des sujets fictifs, les discours encomiastiques passent pour être ce que les rhéteurs ont fait de plus «rhétorique», les sophistes de plus «sophistique». Par opposition aux discours de la tribune et du barreau, ils sont considérés comme inutiles, car dépourvus de finalité pratique. On les tient pour des compliments de pure forme, dont le contenu importe peu ; pour des banalités répétitives ; pire encore, pour des mensonges ou des flatteries. Il existe ainsi une sorte d ’opinion commune, faite d ’incompréhension et de dépréciation, qui a entravé la recherche sur l’éloge rhétorique. Les savants n ’étaient guère tentés d ’explorer un domaine qui soulevait de si graves objections. S ’ils s ’y engageaient, c’était avec le détachement qui convient aux gens raisonnables lorsqu’ils sont contraints de se pencher sur quelque coutume bizarre : on rencontrera dans ce livre maints exemples d’une telle attitude. De surcroît, ce détachement s ’appuyait sur l ’autorité des anciens eux-mêmes, 6. En particulier, Burgess croyait à l’authenticité de la Rhétorique du Pseudo-Denys d’Halicamasse, ce qui le conduisait à vieillir de plus de deux siècles non seulement cette œuvre, mais aussi les différents types de discours épidictiques dont elle traite, et donc à fausser complètement la perspective historique. 7. La dissertation de F raustadt, Encomiorum in litteris Graecis usque ad Romanam aetatem historia (1909), a beaucoup vieilli elle aussi ; elle ne va pas au-delà du Ier siècle après J.-C. Les autres études importantes sur le genre de l ’éloge concernent des corpus plus circonscrits (aucune n’étant centrée sur la Seconde Sophistique) : Buchheit, Untersuchungen zur Theorie des Genos Epideiktikon von Gorgias bis Aristoteles (1960) ; Classen, Die Stadt im Spiegel der Descriptiones und Laudes urbium in der antiken und mittelalterlichen Literatur (1980) ; ouvrages cités ci-dessous, η. 8 et 9.

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a v a n t -p r o p o s

puisque l’équivoque sur le mot «épidictique» remonte à Aristote, et la critique de l’éloge, à Platon. La situation n ’a commencé à évoluer que très récemment, notamment avec les études de N. Loraux sur les epitaphioi athéniens et de S. MacCormack sur les Panégyriques latins ; là, pour la première fois, il a été prouvé qu’un corpus épidictique donné pouvait être soumis avec fruit à une interprétation positive et approfondie8. Dans le cas de la Seconde Sophistique, qui fut le premier âge d’or de l’éloquence épidictique grecque, cette nouvelle approche s’impose. Car ici, plus qu’ailleurs, éclate la discordance entre la réalité des faits et l’interprétation qui en est traditionnellement donnée. Ouvrons les deux traités attribués à Ménandros le Rhéteur, qui donnent des conseils pour la composition des epideiktikoi logoi. De par leur visée pratique, ces textes sont des documents très proches de la réalité ; il s’en dégage une description de l ’éloquence épidictique telle qu’elle était vécue au quotidien dans les milieux cultivés du IIIe siècle après J.-C. Or on constate que l ’éloge rhétorique avait sa place partout. Les orateurs louaient des personnes, des villes, des dieux, et même des animaux ou des objets. Venkômion était enseigné dans les écoles, et des discours d ’éloge étaient prononcés aussi bien dans les cérémonies universitaires que dans les fêtes de famille, dans la vie politique (au niveau de la cité, de la province, de l’Empire) ou dans les cénacles littéraires. Mais, face à ces faits, une convergence de jugements, antiques et modernes, ramène l ’éloge rhétorique à une production d ’apparat, à une exhibition vaine et stéréotypée qui délaisserait tout souci de vérité et d ’utilité pour viser l’inexplicable plaisir de l’auditoire. C’est la tradition du dédain et du décri. La dimension encomiastique de la société gréco-romaine d’époque impériale a été occultée par les jugements de valeur. Comment croire que le triomphe de l’éloge à l’époque de la Seconde Sophistique résulte simplement de la routine ou d’une aberration collective ? Il n ’est pas possible non plus de se contenter des pseudo-explications d’autrefois, qui invoquaient le penchant de l’âme grecque ou du tempérament asiatique pour les formes d ’éloquence les plus pompeuses. Il faut clarifier et il faut comprendre. L ’auteur de ces lignes tient d’ailleurs à préciser qu’il n ’éprouve aucune attirance particulière pour la flagornerie, les prêches, les banalités de circonstance, les proscynèses verbales ou le culte de la personnalité, et qu’il ne se fait pas d ’illusion non plus sur le bonheur qu’aurait connu le monde à l ’époque de l ’Empire romain. L’éloge antique est fils de son temps, qui n ’est pas le nôtre, et dans lequel la plupart d’entre nous, auteur et lecteurs de ce livre, ne souhaiterions pas vivre ; il reflète et préconise un état de la société qui paraît souvent choquant au regard des normes en vigueur dans les démocraties occidentales du XXe siècle. Le devoir de l’historien est de ne pas celer cette réalité, mais aussi - et c’est l’attitude à laquelle nous nous sommes tenu - de faire abstraction de ses préférences personnelles et d’éviter les jugements anachroniques. Notre but n ’est pas de faire comparaître l’éloge, et encore moins l’Empire romain, devant on ne sait quel tribunal, mais de 8. Loraux, L ’invention d'Athènes. Histoire de l'oraison funèbre dans la cité «classique» (1981) ; MacCormack, Art and Ceremony in Late Antiquity (1981). Cependant ces ouvrages privilégient la fonction idéologique de l’éloge et ne portent guère sur la technique rhétorique.

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comprendre l ’éloge dans l ’Empire. Nous n ’avons pas cherché à savoir si étaient méritées, d ’un point de vue moderne, les louanges adressées aux monarques, aux fonctionnaires, aux notables, aux cités ou aux dieux, mais à percer la signification qu’elles revêtaient pour ceux qui les proféraient et ceux qui les écoutaient. Ajoutons cependant, car l ’objectivité n ’est pas tout, que le sujet de cette étude s’est révélé beaucoup plus plaisant qu’on ne l’imaginerait au premier abord. L ’éloge rhétorique n ’est certainement pas ce que l ’Empire romain a connu de pire. Les bassesses ou pauvretés y sont rares. Dans l’ensemble, c’est un jeu très fin qui se joue là, un jeu qui fait intervenir l ’intelligence, la culture, la beauté, la morale. Pour appréhender ce phénomène omniprésent, multiforme et mal connu, il faut, en l’état actuel de la recherche, une approche globale. Il est nécessaire d ’examiner les textes en série, de confronter la théorie et la pratique, de tenir compte des modèles et des parallèles. Aussi ce livre s’appuie-t-il sur un grand nombre de sources, qui se répartissent en plusieurs catégories. En première ligne, viennent les cinq auteurs qui ont illustré le genre de l’éloge entre la fin du Ier siècle et la fin du IIIe siècle après J.-C. : Dion de Pruse, Lucien et Aelius Aristide pour la pratique, le Pseudo-Denys d’Halicamasse et Ménandros le Rhéteur pour la théorie. Dion et Lucien sont peut-être plus connus comme philosophes ou comme écrivains que comme encomiastes, mais on constatera que nombre de leurs ouvrages leur donnent une place de plein droit, à titre de critiques et à titre de praticiens, parmi nos autorités principales. Pour compléter cette liste, nous disposons de témoignages sur les œuvres perdues, notamment dans les Vies des sophistes de Philostrate et dans les notices de la Souda. Beaucoup d’autres écrits de l’époque contiennent également des éloges ou des réflexions sur l’éloge, dans la rhétorique ou hors d’elle : qu’il s’agisse des Rhetores Graeci (en particulier des Progymnasmata), de diverses œuvres littéraires, historiques, philosophiques, des inscriptions - si précieuses - ou de quelques textes chrétiens. Mais les premiers siècles de notre ère sont l ’époque de la paideia et de la mimêsis. L ’éloge rhétorique de la Seconde Sophistique est l ’héritier conscient d’une longue tradition â'enlcômia, remontant jusqu’aux lyriques et à Gorgias, qui le fonde et qui l’éclaire. On ne comprend pas les schémas de Ménandros si l’on ne se réfère pas à la R hétorique d’Aristote ; on ne comprend pas davantage les ambitions d ’Aristide si l ’on néglige Pindare et Isocrate, ou les réticences de Lucien si l’on fait abstraction de Platon. Aussi nous tourneronsnous vers les grands anciens, dans une perspective génétique et comparatiste. En l ’absence d ’une étude de synthèse sur le genre de l ’éloge à l’époque classique et hellénistique, nous nous référerons, le plus souvent, directement aux textes. Enfin, il y a les sources latines. La doctrine de Cicéron sur l’éloge complète celle d ’Aristote et l ’œuvre de Sénèque le Rhéteur préfigure les Vies des s o p h is te s de Philostrate. A l ’époque de la Seconde Sophistique, particulièrement, les textes grecs et latins sont en consonance. On tire des aperçus essentiels - sans perdre de vue la spécificité romaine - des œuvres de Quintilien, Pline le Jeune, Fronton, Apulée.

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Centrée sur l’Orient grec des IIe et IIIe siècles après J.-C., l ’enquête s’étend donc aussi, moins systématiquement, à l ’époque classique et hellénistique et à l ’ensemble du monde romain9. Outre leur étalement dans le temps et dans l ’espace, ces sources se caractérisent par leur diversité de nature, puisqu’elles comprennent aussi bien des traités ou des textes documentaires que les discours eux-mêmes. L ’histoire de l ’éloge ne se réduit pas à l’histoire des productions oratoires. Elle comporte une élaboration réflexive et conceptuelle, qui s ’opère dans l’enseignement, dans les recherches des théoriciens, dans les discussions des philosophes ; d’autre part, elle s’enracine dans la société, dans les usages et les institutions. L ’étude de l ’éloge doit affronter cette pluralité méthodologique, afin de replacer l ’objet sur les multiples terrains qui sont les siens. Car tout discours d ’éloge est à la fois une œuvre littéraire, un problème moral et un rite social. Il s’agit d ’abord de constituer l ’éloge rhétorique en objet historique, en le définissant, en le décrivant dans son contexte et en retraçant son évolution. C ’est l ’objet de la première partie de ce livre (Historique), qui marque les étapes du développement de l’éloge, et de sa cristallisation en genre rhétorique, depuis les premières réalisations de la Grèce classique jusqu’au triomphe de l’éloquence épidictique dans le monde gréco-romain du Haut-Empire. Une deuxième partie analyse La Technique de l ’éloge, telle que les théoriciens l’édictent et que les orateurs la mettent en œuvre : les plans types et leur signification, les différentes sortes de discours, les catégories esthétiques du style, les conditions de prononciation et de publication. Il importe de fournir des renseignements aussi détaillés que possible, au plus près des sources, dans ces domaines insuffisamment explorés. La troisième partie (Les Valeurs) interroge les enjeux de la technique et les tensions dont l’éloge est porteur. On dresse le bilan des critiques adressées à l’éloge dans l ’Antiquité, notamment par les philosophes ; et l’on propose une interprétation globale de cette forme oratoire, afin d’expliquer les raisons de son succès, en examinant les missions dévolues aux orateurs épidictiques, les fonctions que remplissait leur parole et les messages dont elle était porteuse pour les Grecs de l’époque impériale.

9. Les textes postérieurs au IIIe s. ap. J.-C. font l’objet de mentions plus occasionnelles. Avec la victoire du christianisme et les mutations du Bas-Empire, les conditions changent ; si forts que soient les éléments de permanence, c’est une Troisième Sophistique qui commence, ou en tout cas une Seconde Sophistique bis. Pour cette période, nous nous sommes particulièrement référé à l’ouvrage de B. S chouler, La tradition hellénique chez Libanios (1984).

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N. B. La plupart des publications modernes utilisées dans ce livre sont énumérées, avec leurs références complètes, dans la Bibliographie ; dans les notes, elles sont désignées en abrégé par leur titre précédé du nom de l ’auteur. En revanche, les publications qui n’intéressent qu’indirectement le sujet ne sont pas reprises dans la Bibliographie, et l ’on donne leurs références complètes en note, au moment où on les cite. Les sigles des périodiques sont ceux de Y Année philologique. Pour les corpus et autres publications épigraphiques, on utilise les abréviations du Guide de Γ épigraphiste. Bibliographie choisie des épigraphies antiques et médiévales (Bibliothèque de l’Ecole normale supérieure, Guides et inventaires bibliographiques, 2), 2e éd., Paris, 1989. Noter également : C. U.F. D.-K. FGrHist LS J PIR PLRE SVF

Collection des Universités de France (Paris, éd. Les Belles Lettres) Diels-Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker Jacoby, Die Fragmente der griechischen Historiker Liddell-Scott-Jones, A Greek-English Lexicon Prosopographia imperii Romani The Prosopography o f the Later Roman Empire von Arnim, Stoicorum veterum fragmenta.

L ’édition et le mode de référence adoptés pour chaque auteur ancien sont précisés dans la Bibliographie. Les auteurs le plus souvent cités sont simplement désignés par leur nom, même s ’ils ont des homonymes : on écrit ainsi Dion pour Dion de Pruse, Pline pour Pline le Jeune, Aristide pour Aelius Aristide, Pseudo-Denys pour Pseudo-Denys d’Halicamasse, Ménandros pour Ménandros le Rhéteur. En ce qui concerne les œuvres d’authenticité douteuse, le libellé des références obéit à la manière traditionnelle de citer et ne doit pas être considéré comme une prise de position ; quand la question d’attribution avait de l ’importance pour notre sujet, nous l’avons discutée au moment voulu, et ce sont ces discussions qui constituent des prises de parti. La présentation des citations grecques répond au double souci d ’éviter de trop fréquents changements d ’alphabet et d’épargner au lecteur des efforts de conversion prolongés. D ’où un système mixte, suivant la longueur des passages cités. Sont translittérés les termes et locutions techniques, ainsi que les mots employés isolément ou dans de courtes expressions. Les caractères grecs sont conservés pour les citations de plus de trois ou quatre mots et dans quelques cas où la forme translittérée risquait d’être insuffisamment claire. *

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Ma gratitude va à tous ceux qui m ’ont apporté leur aide ou leurs conseils au cours de la préparation de ce livre, en particulier à Jacques Bompaire, qui a tant fait pour l ’étude de la rhétorique et de la littérature grecques d ’époque impériale en France, et à Jean-Claude Fredouille, Claude Imbert, Jean Laborderie, Alain Michel, Bernard Schouler, Pierre Vidal-Naquet. Je remercie également l’Association des anciens pensionnaires et amis de la Fondation Thiers, présidée par Pierre Aubenque, qui a décerné à cet ouvrage son prix 1992 ; et la société Euris, présidée par Jean-Charles Naouri, pour son mécénat.

PREMIÈRE PARTIE

HISTORIQUE

CHAPITRE PREMIER L ’ÉLO G E RH ÉTO RIQ U E, DE PÉRICLÈS À CICÉRON

I. - La pratique de l ’éloge à l ’époque classique Les présentations antiques de l ’origine de la rhétorique portent en général sur le genre judiciaire et omettent l’éloge ; seule fait exception une tradition rare, selon laquelle le genre laudatif serait le plus ancien des genres oratoires sans doute parce que l’âge d ’or n’a pu connaître que de belles actions à louer1. Si l ’on cherche un commencement plus sûr que ces origines lointaines, la naissance de l ’éloge rhétorique doit être située à Athènes, après les guerres médiques. Alors qu’il existait depuis fort longtemps des éloges poétiques, nous entendons parler pour la première fois de discours d’éloge en prose avec le genre de Y epitaphios, attesté à partir du discours de Périclès en l’honneur des morts de l ’expédition de Samos2. Du point de vue rhétorique, Vepitaphios est déjà un discours complexe, puisqu’il assortit l’éloge funèbre, élément essentiel, d’une exhortation et d’une consolation, voire d’une lamentation ; l’éloge luimême porte sur un objet également complexe, qui associe les morts dont on célèbre les funérailles, les héros tombés dans les guerres précédentes, tous les Athéniens du passé et ceux du présent. L ’orateur exécute ce programme en suivant, non sans variantes, un plan et des topoi que l’usage paraît avoir très tôt consacrés. C ’est que Y epitaphios, comme l ’a montré N. Loraux, est moins une forme littéraire qu’une institution civique, partie intégrante des Epitaphia. Son plan complexe et codifié résulte de sa fonction institutionnelle, tandis que l’incarnation de la cité dans «les Athéniens», objet collectif et étemel, traduit un idéal civique. A l’aube du genre, la rhétorique de l’éloge se caractérise par sa fonction sociale. Les sophistes introduisent une pratique de l’éloge totalement différente, sous forme de compositions littéraires destinées à être lues en dehors de tout cadre 1. P lu t., Quaest. conv. IX, 744 d-e ; cf. Tac., Dial. 12, 3, à propos de la poésie. Pour les traditions sur l’origine de la rhétorique, voir Radermacher, Artium scriptores, p. 11 sqq. 2. Sur Y epitaphios, voir L oraux, L’invention d’Athènes. L ’auteur place la naissance de cette forme de discours dans la décennie 470-460 (p. 60).

HISTORIQUE institutionnel3. Gorgias est ainsi le premier auteur d’éloges que cite Cicéron, à la suite d ’Aristote, dans sa revue des orateurs grecs4. Son Eloge d ’Hélène inaugure une série de paignia qui comprend YEloge d ’Hélène e t Busiris d ’Isocrate, YÉloge de Polyphème de Yhomêromastix Zoïle, l’éloge d’Achille évoqué par Aristote5. Ces éloges s’inscrivent dans un ensemble de discours sophistiques sur des sujets mythologiques qui comporte aussi des plaidoyers relatifs à Palamède, Ajax, Ulysse, Pâris, Busiris6. Les sujets sont souvent les mêmes, et la frontière entre les genres peut s’estomper. L’éloge descend aux animaux et aux objets. Isocrate mentionne l’éloge des bourdons et du sel, Platon de même l’éloge du sel7. Le sophiste Lycophron se voit proposer l ’éloge de la lyre, matière qu’il juge apparemment infertile et transforme en un éloge de la constellation du même nom8. Polycratès, maître du genre paradoxal, loue les marmites, les cailloux, les souris9. On cite aussi des paignia de Thrasymaque de Chalcédoine, et, d ’Alcidamas, un Eloge de la mort qui n’était peut-être rien d’autre qu’une sentence ou une collection de sentences sur les malheurs de la vie humaine10. La fin du Ve et le IVe siècle ont donc connu une pratique assidue de l ’éloge sur des sujets mythologiques ou paradoxaux. Ces œuvres n ’étaient pas seulement des exercices ou des divertissements ; elles pouvaient se charger d ’idées profondes et de significations philosophiques. Mais, «sérieux ou non», suivant l’expression d’Aristote11 - et souvent l’un et l ’autre ensemble - , de tels éloges ne mettaient pas directement en jeu l’intérêt de la cité. C’est Isocrate qui, le premier, confère une portée politique à l ’éloge d ’un objet individuel. La préface de YÉvagoras, publié vers 365 avant J.-C., proclame hautement que ce discours est le premier éloge d ’un contemporain en 3. La distinction est nettement marquée par Quint. ΠΙ, 4, 5 : et laudes ac uituperationes scribebantur, et έπιταφίου? dicere erat moris. 4. Cic., Brut. 47 = A rstt., fr. 125 Gigon : singularum rerum laudes uituperationesque. 5. Pour Isocrate, noter aussi l’éloge d’Agamemnon, Panath. 76-83. Les discours apocryphes d’Isocrate comprenaient un Éloge de Clytemnestre (Vie anonyme, dans l ’éd. C.U.F. d’Isocrate, I, p. XXXVII, 1.142) qui est probablement l ’œuvre de Polycratès (Quint. II, 17, 4). - Pour VÉloge de Polyphème de Zoile, cf. Raderm acher, Artium scriptores, p. 200, n° 5. - Pour l’éloge d’Achille, voir A r s tt., Rkét. III, 1418 a 36 (cf. II, 1396 a 25-30 ; b 10-18 ; III, 1416 b 27). II n ’est pas certain qu’Aristote ait en vue ici une œuvre de Gorgias, ni même un discours précis : cf. B u c h h eit, Untersuchungen zur Theorie des Genos Epideiktikon, p. 29-30. 6. G org/as, Défense de Palamède ; A ntîsthène, Ajax, Ulysse ; A lcidam as, Ulysse ; Apologie de Pâris anonyme, citée par Aristote (cf. Raderm acher, Artium scriptores, p. 230, n° 74) ; P oly cratès, Apologie de Busiris (citée par Isocr., Busiris, 4). 7. Isocr., Hélène, 12 ; P la t., Banquet, 177 b. 8. Radermacher, Artium scriptores, p. 189. Même mouvement pour l ’éloge du chien, qui devient éloge de la constellation homonyme (A rstt., Rhét. Π, 1401 a 15-16). 9. Radermacher, ibid., p. 130-131, n° 9-10. 10. Thrasymaque : R ad erm a ch e r, ibid., p. 70, n° 1. D. H a l., Isée, 20, 3, parle des discours «épidictiques» de cet auteur, sans précision. - Alcidamas : T 14 Avezzù. - Voir aussi les discours démontrant que la vie des mendiants et des exilés est plus enviable que celle des autres hommes : cf. Isocr., Hélène, 8 et 10 ; A rstt., Rhét. II, 1401 b 24-28. 11. A rs tt., Rhét. 1,1366 a 29.

L’ÉLOGE RHÉTORIQUE, DE PÉRICLÈS À CICÉRON

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prose12. Isocrate envisage ici l ’éloge comme composition autonome et écarte donc implicitement les passages laudatifs, insérés dars diverses catégories d’œuvres, qui ont pu préparer son innovation : portraits chez les historiens, éloge d’Alcibiade dans le plaidoyer Sur l’attelage d’Isocrate lui-même, éloge de Socrate dans le Banquet13. Cette réserve faite, la nouveauté du discours est double : il s’agit de louer un individu, par opposition au personnage collectif de Vepitaphios, et un contemporain, par opposition aux héros mythologiques des paignia. Les modèles poétiques, lyriques en particulier14, sont évidents : Isocrate en fait état lui-même. Mais s ’agit-il d ’une nouveauté en prose ? Cette revendication d’originalité a éveillé la suspicion de Wilamowitz, qui a cru découvrir un précédent dans l ’éloge d ’Hippolochos cité par Aristote15. En fait, l ’identification de cet Hippolochos, inconnu par ailleurs, avec un personnage de la fin du Ve ou du début du IVe siècle, est purement conjecturale ; et, surtout, le contexte et la tournure employée par Aristote (enkômion epoiêthê) suggèrent un éloge poétique16. Déjà au XIXe siècle, on avait voulu voir dans les logioi de Pindare des orateurs épidictiques célébrant les grands hommes, en pays dorien, peu après les guerres médiques : il s’agit plutôt d’historiens ou de chroniqueurs1718. Cependant, on peut alléguer des textes moins contestables. Athénée mentionne deux enkômia de courtisanes, l’éloge de Lagis par le rhêtôr Céphalos et l’éloge de Nais par Alcidamas ; l’activité de ce Céphalos, qui n ’est pas le père de Lysias, se situant à la fin du Ve et au début du IVe siècle, et le floruit d’Alcidamas se plaçant au début du IVe siècle, nous avons là deux éloges de contemporaines très probablement antérieurs à l’Évagoras1*. Il s’y ajoute un important témoignage de Platon dans le Lysis. Hippothalès, amoureux du 12. Isocr., Évag. 5-11. 13. Portraits : par ex. Thuc. I, 138 ; Xén., Anab. I, 9 ; II, 6. - Isocr., S. l’attelage, 25-41. - P la t., Banquet, 215 a-222 b. Cette tirade d’Alcibiade se présente expressément comme un éloge de Socrate (214 d, 215 a), bien qu’il ne s’agisse pas d’un discours rhétorique au sens ordinaire du terme. Chacun des convives s’apprête ensuite à faire l’éloge de son voisin (222 e 223 a), mais le banquet s’interrompt avant que ce projet ne soit mis à exécution. 14. Voir aussi les sept oraisons funèbres prononcées par Adraste en l’honneur des chefs morts devant Thèbes : E ur., Suppl. 857-917, avec les remarques de L o rau x , L ’invention d’Athènes, p. 48-49, 107-108, 393 n. 145. 15. A r s tt., Rhét. I, 1368 a 16-17 ; cf. W ilam ow itz, «Lesefrüchte, 57», Hermes, 35, 1900, p. 533-534 (= Kleine Schriften, IV, p. 111-112), suivi notamment par SeyffeRT, De Xenophontis Agesilao, p. 19, et par M archant, éd. Loeb de Xénophon, VII, p. XVin-XIX. 16. Un skolion selon Crusius, «Enkomion», col. 2581, 50 ; une épinicie selon H ü rth , De Gregorii Naz. orationibus funebribus, p. 10, n. 6. La nouveauté de VÉvagoras est admise également, contre Wilamowitz, par D reru p , Isocratis opera, I, p. CXLIII ; M ünscher, Xenophon in der gr.-röm. Literatur, p. 13 ; Buchheit, Untersuchungen zur Theorie des Genos Epideiktikon, p. 68-74. Pour d’autres références sur cette controverse, voir Soffel, Die Regeln Menandersfü r die Leichenrede, p. 21, η. 4. 17. Leutsch, «Pindar und die beredtsamkeit», citant Pind., Pyth. 1,94 et Ném. VI, 30 (cf. Ném. VI, 45). Pour l ’interprétation par «chroniqueurs», voir le commentaire de F a r n e ll, ad loc., et LSJ, s.v. «logios». 18. A thénée, XIII, 592 c. Cf. B la ss, Die attische Beredsamkeit2, II, p. 346 et 350 (Alcidamas) ; III, 1, p. 2 (Céphalos).

HISTORIQUE jeune Lysis, fatigue ses amis d’éloges de son bien-aimé, non seulement dans la conversation, mais en leur récitant des écrits de sa composition qui chantent la gloire des ancêtres du jeune homme ; or ces écrits sont en vers et en prose. Sans remonter jusqu’à la date dramatique du dialogue, on constate' donc que dès 390, date approximative de la composition, Platon envisageait la transposition en prose d ’un éloge de type pindarique19. Mais quoi de commun entre ces badinages érotiques et l’ample oraison funèbre d’un souverain ? Même si l ’éloge de contemporain en prose était en germe à Athènes au début du IVe siècle, Isocrate reste le premier, à notre connaissance, qui ait pris le risque de traiter le genre sur le mode sérieux. Cette innovation fut aussitôt adoptée. En 362, quand Gryllos, fils de Xénophon, trouva la mort dans la bataille de Mantinée, plusieurs éloges funèbres furent composés en l ’honneur du jeune homme, dont un par Isocrate lui-même20. Peu d’années plus tard, c’est YAgésilas de Xénophon. En 356, Isocrate note que nombre de gens entreprennent de louer Archidamos ainsi que son père Agésilas et toute sa famille21. En 353, la reine Artémise organise un concours d ’oraison funèbre en l ’honneur de son époux22. Théodecte le Jeune compose un éloge d ’Alexandre, roi d ’Épire23. Enfin, les souverains macédoniens reçoivent à leur tour leur tribut de louanges. Théopompe, qui déclarait fièrement que ses discours épidictiques ne comptaient pas moins de vingt mille lignes, était l’auteur, semble-t-il, d’un Éloge de Philippe, d ’un Éloge d’Alexandre et aussi d’un Blâme d’Alexandre24. Lamachos de Smyme donna lecture à Olympie d ’un Éloge d’Alexandre et de Philippe, en présence de Démosthène ; celui-ci, indigné, se leva pour dénoncer les flatteurs des Macédoniens et retourna si bien l ’assistance que le sophiste dut quitter l ’assemblée25. Anecdote symbolique, qui n’oppose pas seulement deux lignes politiques, mais aussi deux formes rhétoriques : Démosthène représente l’éloquence de la cité démocratique, tandis que Lamachos illustre un genre nouveau, la glorification des souverains qui interviennent dans les affaires grecques. Gryllos mis à part, les objets contemporains de l’éloge sont le plus souvent des rois, vivants ou morts26. L’innovation d’Isocrate annonce ainsi l’époque hellénistique. 19. P la t., Lysis, 204 c-206 b. Sur la date du Lysis, voir P. V icaire, Platon, Lâchés et Lysis (Érasme, 7), Paris, 1963, p. 3-4 et 67 ; M. L ualdi, Il problema della philia e il Liside platonico, Milan, 1974, p. 22-37. - Hippias déclare qu’il a l ’habitude de louer les Anciens plutôt que les contemporains (P lat., Hipp. maj. 282 a), mais il ne s ’agit pas nécessairement d ’éloges rhétoriques. - Voir aussi les éloges prévus à la fin du Banquet, et comparer Dém., Erôtikos. 20. Diog. L aërce, II, 55 ; cf. éd. C.U.F. d ’Isocrate, IV, p. 228. 21. Isocr., Epist. IX, 1. 22. Voir infra, p. 48. 23. F Gr Hist 113 ; ce prince est mort en 330. 24. F Gr Hist 115, F 255-258. La déclaration sur la longueur de ses discours épidictiques est transmise par Photius, Bibl. 176,120 b 40-41. 25. P lu t., Démosth. 9,1 ; F lacelière, éd. C.U.F., ad loc., date cet incident de juillet 324. Cf. F Gr Hist 116. 26. L ’importance de l ’éloge individuel se marque également dans VOraison funèbre d’Hypéride, où l’éloge de Léosthène occupe une place remarquable. On attribuait à Aristote un

23 L ’éloge des souverains est la conquête la plus significative de l ’éloge rhétorique au IVe siècle. On y ajoutera le genre spécial des Platônos enkômia, illustré par Speusippe, par Aristote et par Cléarque27. En revanche, l’hymne et l’éloge de cité, appelés à une grande fortune, demeurent embryonnaires. Le Banquet de Platon pourrait donner l’impression que l’hymne en prose était monnaie courante au début du IVe siècle, puisque le discours d’Agathon, en particulier, est déjà présenté comme un pastiche28. Mais le seul précédent que cite Platon est un éloge d ’Héraclès dû à Prodicos : il s ’agit vraisemblablement de l ’apologue transmis par Xénophon, qui n ’est pas à proprement parler un éloge29. Une recherche plus attentive fait apparaître d’autres enkômia d’Héraclès : l ’un serait dû à un sophiste anonyme, auquel Antalcidas fît une verte réponse ; les autres, qui font l’objet d’une allusion chez Isocrate, n’étaient sans doute pas des œuvres rhétoriques indépendantes ; un dernier avait pour auteur Caucalos, frère de Théopompe, et relatait notamment le concours de beuverie disputé par Héraclès et Lépréos30. A ces pauvres témoignages s ’ajoute une anecdote bien vague, rapportée par Philodème, selon laquelle «Aristote ou quelqu’un d ’autre» aurait tancé Anaximène ou un autre sophiste qui s’enorgueillissait d ’avoir écrit un enkômion d’Artémis ou d’Athéna31. Π est vrai que la Rhétorique d’Aristote compte fugitivement les dieux parmi les objets possibles de l’éloge32 ; mais la Rhétorique à Alexandre les ignore. Nous ne connaissons aucun éloge de dieu qui soit dû à un grand orateur comme Gorgias ou Isocrate. D’après notre documentation, l’hymne restait donc l’apanage des poètes33, même si d’obscurs sophistes relataient à l ’occasion les exploits d ’Héraclès dans des écrits finalement assez proches des paignia mythologiques. Dans le discours d’Agathon, le pastiche porte sur la méthode et le style de l’éloge, mais l ’idée d’appliquer ces procédés au divin appartient à Platon, qui crée le genre, très en avance sur son temps, au moment même où il en fait la parodie. L’éloge en Éloge d’Alexandre (fr. 649 Rose, non repris par Gigon). L ’Éloge de Pausanias attribué à Démosthène est généralement considéré comme une référence erronée désignant en fait VErôtikos (cf. Baiter-Sauppe, Oratores Attici, II, p. 252 ; C lavaud, Démosthène, Discours d’apparat, C.U.F., p. 85). L ’ouvrage de Callisthène surHermias pouvait être soit un éloge, soit une biographie (F Gr Hist 124, F 2 : le mot enkômion [p. 640,1. 5] est une restitution). Cic.,D e or. II, 341, signale sans plus de précision que les Grecs ont loué «Thémistocle, Aristide, Agésilas, Epaminondas, Philippe, Alexandre et d’autres». 27. Speusippe, fr. 1 Tarân ; A rstt ., fr. 708 Gigon ; Cléarque, fr. 2 a-b Wehrli. 28. P la t., Banquet, 194 e-197 e : parodie d ’éloge gorgianique (Gorgias est mentionné en 198 c). 29. P la t., ibid. 177 b ; cf. Xén., Mém. II, 1, 21-34. 30. Sophiste anonyme : cf. P lu t., Regum et imp. apophthegm. 192 c ; Apophthegm. Lacon. 217 d-e. - Allusion chez Isocrate : Philippe, 109. - Caucalos : Athénée, X, 412 b ; cf. Radermacher, Artium scriptores, p. 200, n° 6. 31. Philod., Rhét. 1,215. Selon M oraux, «Deux témoignages de Philodème sur Aristote», p. 406-409 et 411 n. 41, la source indirecte de cette anecdote serait le Gryllos d’Aristote. 32. A r s tt., Rhét. I, 1366 a 30 ; cf. III, 1418 a 37 (éloge de Zeus inséré dans l’éloge d’Achille). 33. Cf. Wünsch, «Hymnos», col. 147 sqq., pour une liste des hymnes poétiques depuis l ’époque archaïque.

HISTORIQUE prose de la nature et des bienfaits d’un dieu fut une audace de philosophe avant d’entrer dans les attributions du rhéteur. Il est d ’ailleurs notable que Platon lui-même, dans le Banquet comme dans le Phèdre34, ait pris Éros pour matière de l’hymne, c’est-à-dire un démon et une abstraction philosophique plutôt qu’un dieu de culte. De même, la rhétorique classique ne connaît guère ce qui sera plus tard l’éloge de cité. L 'epitaphios ne loue pas Athènes, à proprement parler, mais le personnage collectif des Athéniens, avec sa naissance (l’autochtonie), son éducation (le régime démocratique) et la longue suite de ses exploits35. Il faut toute l ’originalité de Périclès, ou de Thucydide, pour imaginer un développement qui décrit la cité, au présent, comme une entité morale et politique36. D ’une certaine manière, le Panégyrique d ’Isocrate fait la synthèse de ces deux tendances, en louant à la fois les Athéniens, comme chez Lysias, et Athènes, comme chez Thucydide ; sauf une mention du Pirée, la réalité géographique de la ville reste cependant absente, et il s’agit toujours de la seule Athènes37. Sur la foi d’Aristote, on attribue parfois à Gorgias un éloge d’Élis : mais V. Buchheit a montré que le mot enkômion s’applique seulement à l’exorde et que le corps du discours appartenait très probablement au genre délibératif38. Reste seulement le Tenediôn enkômion de Zoïle, dans lequel ce sophiste affirmait, selon Strabon, que l’Alphée prend sa source dans la petite île de Ténédos : Blass a soupçonné qu’il s’agissait encore d ’un paignion39. Si l’on ajoute qu’Aristote et la Rhétorique à Alexandre ignorent la polis comme objet d’éloge, il est clair que l’éloge des cités ne fait pas partie des tâches de l’encomiaste à l’époque classique. Enfin, les discours panégyriques n ’appartiennent que marginalement à l’histoire de l ’éloge classique, car leur contenu, à cette époque, paraît avoir été principalement délibératif. Le Discours olympique de Gorgias, après un exorde laudatif, contenait surtout une exhortation à la concorde40. 34. P la t., Phèdre, 265 c : le second discours de Socrate est «une sorte d ’hymne mythologique en l ’honneur d’Éros». 35. Voir surtout 1O raison funèbre de Lysias et le Ménexène de Platon. Les Athéniens d’autrefois voient leur rôle réduit dans les Oraisons funèbres de D ém osthène (§ 4-11) et d ’HYPÉRiDE (§ 4-5), qui se concentrent sur les morts actuels. Mais il s’agit toujours d ’un éloge de personnes. 36. Thuc. II, 37 sqq. ; cf. Stambaugh, «The Idea of the City», p. 309-312 ; C lassen, Die Stadt, ρ. 5-6. L ’existence matérielle de la ville reste au second plan, mis à part une allusion aux bâtiments et au Pirée en H, 38. - Les bâtiments d ’Athènes sont plus longuement évoqués dans les éloges de Démosthène, Sur l’organisation financière, 21-31, et Olynth. ΠΙ, 24-26. 37. IsocR., Panég. 21-99 ; § 39-50 pour la tendance thucydidienne ; § 42 pour la mention du Pirée. Le Panathénaïque reprend les thèmes traditionnels de l ’éloge d’Athènes, mais suivant un plan plus capricieux. 38. A r s t t . , Rhét. III, 1416 a 1-3 ; cf. B uchheit, Untersuchungen..., p. 181-182. U Éloge des Mantinéens de Diagoras de Mélos était apparemment un poème (Diagoras, T 69 Winiarczyk). 39. S tra b o n , VI, 2, 4 ; cf. B lass, Die attische Beredsamkeit2, II, p. 374 et G ä rtn e r, «Zoilos», col. 1538-3540. 40. P h ilo str., V . soph. 493 ; cf. 82 B 7-9 Diels-Kranz. On ignore quel était le contenu du Discours pythique.

25 L ’Olympique de Lysias présente un contenu similaire. Si l ’éloge occupe une place plus importante dans le Panégyrique et le Panathénaïque d’Isocrate, on peut se demander s’il ne s’agit pas là, une fois encore, d’une innovation41 ; et, quoi qu’il en soit, l’analyse et le conseil politiques restent prépondérants jusque dans ces deux œuvres. Cette limitation du champ de l’éloge ainsi que l ’importance des innovations isocratiques se reflètent exactement dans le canon des dix orateurs attiques, qui a retenu un seul encomiaste, Isocrate - mis à part les auteurs à'epitaphioi. L ’epitaphios, en effet, suffisait à satisfaire les besoins de célébration officielle en prose dans la cité classique. Les autres formes à'enkômion rhétorique restaient principalement l’affaire de sophistes ou de propagandistes qui n’engageaient qu’eux-mêmes.

Π. - LA n o t io n DE GENRE ÉPIDICTIQUE : NAISSANCE D’UNE AMBIGUÏTÉ

Aristote et la création du genre épidictique La pratique de l’éloge s'accompagnait de toute une activité d ’enseignement. Platon s’amuse des oraisons funèbres que l’on répéterait dans l’école d ’Aspasie, et il a bien montré dans le Phèdre, avec l’exemple du discours de Lysias, que les compositions sophistiques, lues devant les disciples, prenaient valeur de modèles42. Gorgias rédigeait à cette fin des éloge et des blâmes, et il y ajoutait des indications théoriques43. Les préfaces qu’Isocrate place en tête des éloges d’Hélène, de Busiris, d’Évagoras, trahissent elles aussi une visée pédagogique. Dès la première moitié du IVe siècle, Venkômion était donc sujet de réflexion et matière d ’enseignement. Même si les premiers traités de rhétorique portaient principalement sur l ’éloquence judiciaire44, Aristote ne cache pas

41. Innovation inspirée par le modèle de Yepitaphios, selon L o ra u x , L 'invention d'Athènes, p. 386, n. 50. - Théopompe était l’auteur d ’un Panathénaïque dont nous ne connaissons que le titre : F Gr Hist 115, T 48. 42. P lat., Ménex. 235 e - 236 c ; Phèdre, 227 c sqq. 43. Indications théoriques : cf. ARSTT.,Rhét. III, 1418 a 34-38. Sur l’enseignement de l’éloge à l ’époque classique, voir B uchheit, Untersuchungen zur Theorie des Genos Epideiktikon, chap. 2 ; H ellw ig, Untersuchungen zur Theorie der Rhetorik bei Platon und Aristoteles, p. 162. 44. Cf. A ristoph., Nuées, 98-99 ; IsoCR., C. soph. 19-20 ; P la t., Phèdre, 261 b, 266 d267 d ; A rs tt., Rhét. I, 1354 b 26-27, 1355 a 20. Voir KENNEDY, «The Earliest Rhetorical Handbooks». - Etant donné le contexte dans lequel Platon les mentionne, les parepainoi et parapsogoi d ’Événos de Paros (P lat., Phèdre, 267 a) étaient probablement destinés à figurer dans des plaidoyers (quelle que fût leur nature exacte : pour un relevé des différentes interprétations avancées, cf. V allozza, «Osservazioni sulle tecniche argomentative del discorso di Iode», p. 332, n. 21).

HISTORIQUE qu’on s’était occupé de l’éloge avant lui45. Mais il ne semble pas que cette activité ait déjà assigné à l ’éloge une place déterminée dans un classement systématique des formes rhétoriques. Cette place sera conquise dans la seconde moitié du siècle, avec l’apparition du genre épidictique dans la Rhétorique d ’Aristote et dans la Rhétorique à Alexandre. La notion de genre épidictique n ’est pas une nouveauté absolue, mais plutôt la synthèse de deux questions, Yepideixis et le classement des genres oratoires, dont on peut suivre l’histoire séparément jusqu’au moment de leur réunion. Epideiknusthai, c’est faire montre de son talent, dans quelque domaine que ce soit ; pour un orateur, epideixis désigne proprement une «conférence», improvisation brillante ou lecture d ’un texte soigneusement préparé46. Ainsi, au Ve siècle, les traités hippocratiques Des vents et De l'art constituent deux epideixeis médicales, en style gorgianique, qui manient l’éloge et l’apologie47. Mais l’epideixis est surtout la spécialité des sophistes, bien connue notamment par les nombreuses allusions platoniciennes48 ; Platon forge même l’expression epideiktikê (tekhnê), «nom ridicule», pour désigner l ’art mitoyen de la sophistikê49. Uepideixis est donnée à l’occasion d’une panégyrie, par exemple à Olympie - moyen commode de toucher un large public et «d’illustrer à la fois sa personne et ses écrits»50 - , ou bien elle est réservée à un auditoire plus restreint51. Dans tous les cas, c ’est une exhibition dépourvue de finalité pratique, contrairement aux discours qui mettent en jeu des intérêts réels et engagent à une action. On oppose ainsi Vepideixis et le plaidoyer véritable, la montre oratoire et la délibération politique52. Isocrate distingue régulièrement les discours composés soit en vue des agônes, soit en vue des epideixeis53, en affirmant que les seconds ne visent qu’à montrer le talent de leur auteur54 : s’ils comportent une part â'agôn, c’est seulement dans la mesure où l’orateur s’efforce de surpasser ceux qui ont traité le sujet avant lui55. C’est pourquoi l ’éloquence «politique» d’Isocrate ne veut pas être confondue avec Yepideixis, bien qu’elle n ’entre pas dans le cadre institutionnel d’un débat politique ou judiciaire. Moyen d’action et non instrument de réclame, elle veut «obtenir 45. A rs tt., Éth. Nie. 1 ,1101 b 34-35. Cf. Buchheit, Untersuchungen..., p. 117 et 146. 46. Voir Schmid, «Epideixis». 47. Cf. Jouanna, «Rhétorique et médecine dans la collection hippocratique». 48. Cf. N a v a rre , Essai sur la rhétorique grecque avant Aristote, p. 31-66 ; Burgess, EpideicticLiterature, p. 98-99 ; Hellwig, Untersuchungen..., p. 142-147 ; M. Canto, Platon, Gorgias, Paris, 1987, p. 313, n. 2. Voir aussi Alcidamas, Suries discours écrits, 31. 49. P la t., Soph. 224 b. 50. Luc., Herod. 1, qui attribue l’invention de cette forme Yepideixis à Hérodote, bientôt imité par les sophistes (§ 3). 51. Par ex. P la t., Hipp. maj. 282 c. Cf. Isocr., Échange, 147 : les sophistes font leurs epideixeis «tant dans les panégyries que dans les réunions privées». 52. E pideixis et plaidoyer : A risto p h ., Cav. 349 ; cf. Gren. 771. - E pideixis et délibération : T huc. III, 38, 4.7 ; Dém., Cour. 280 (cf. Amb. 217, Cour. 226) ; Prol. 33 (34), 2. 53. Par ex. Panég. 11 ; Échange, 1 ; Panath. 271 ; cf. C. soph. 15. Voir le relevé complet de B ra n d sta e tte r, De notionum «politikos» et «sophistês» usu, p. 137, n. 1. 54. Panég. 4 ; cf. Epist. I, 6. 55. Hélène, 9-10 ; Panég. 3-4. 8.

27 quelque résultat», même dans le Panégyrique, et ne saurait donc être réduite à une simple exhibition56. En somme, Yepideixis est une forme oratoire aussi souvent critiquée que pratiquée. Mais l ’essentiel est qu’il s ’agit d ’une forme, non d’un contenu ; le mythe de Protagoras, l’apologue de Prodicos sont des epideixeis au même titre que l ’éloge d’Hélène ou de Busiris57. L’éloge n ’est qu’un des contenus possibles de Yepideixis. Parallèlement au développement de Yepideixis, se posait la question du classement des genres rhétoriques. La distinction entre discours judiciaire et discours délibératif est très nette chez Thucydide, mais l’éloge n ’est pas pris en compte58. Diogène Laërce attribue à Platon une tripartition de l’éloquence qui préfigure exactement celles d’Aristote et de la Rhétorique à Alexandre : protropê-apotropê, katêgoria-apologia, enkômion-psogosS9 ; mais ce témoignage tardif ressemble à une projection anachronique, car rien ne lui fait écho dans les œuvres conservées. En fait, les dialogues de Platon distinguent principalement, dans l’art de la persuasion, la forme privée (ou prosomilêtikê) et la forme publique. Cette dernière se divise à son tour : elle comprend, d’un côté, les discours judiciaires ; de l’autre, les «démégories» ou plus généralement tous les discours prononcés dans des réunions de citoyens60. Soit l ’éloge doit être considéré comme omis dans ces classements, soit il se range implicitement dans la dernière subdivision (cette seconde interprétation étant la plus probable, dans la mesure où Yepitaphios, tel que le présente l’introduction du Ménexène, est bien une forme de persuasion s’exerçant dans une réunion civique). En tout cas, Platon, bien qu’il connaisse parfaitement le discours d’éloge, n’a pas jugé utile d’en faire une catégorie indépendante dans le classement théorique des formes oratoires61. Alcidamas présente une doctrine voisine, divisant les locuteurs en δημηγορουντε? καί δικαζόμενοι και τα? Ιδία? όμιλία? ποιουντε? et les opposant en bloc aux auteurs de discours écrits en vue des epideixeis62. Isocrate, en revanche, tend à faire figurer l’éloge, en tant que tel, au côté des autres formes rhétoriques. La préface de YÉloge d’Hélène distingue éloge et apologie63. La longue méditation sur les rapports de l’éloge et du conseil, amorcée dès le Panégyrique, conduit Isocrate, vers la fin de sa vie, à distinguer enkômion et sumboülê comme deux types de discours opposés64. Un remarquable passage du Sur la paix affirme même qu’une démégorie doit τά μέν άναμνήσαι, τω ν Ôè 56. Panég. 4.17 ; Epist. VI, 5 ; Panath. 271. Cf. M arrou, Histoire de l’éducation, p. 133. 57. Cf. P la t., Protag. 328 d ; PHILOSTR., V. soph. 483 ; Isocr., Hélène, 15 ; Busiris, 9. 58. Thuc. III, 44,4 ; cf. Dém., Cour. 192. Démosthène distingue ici le temps de chacun des deux genres (avenir pour la délibération, passé pour le discours judiciaire), comme Aristote dans la Rhétorique. 59. Diog. Laërce, III, 93-94. Solmsen, «The Aristotelian Tradition in Ancient Rhetoric», p. 42-43, accepte ce témoignage. - Un peu plus haut (ΙΠ, 86-87), Diogène Laërce attribuait à Platon un schéma un peu différent, divisant le logos en cinq espèces. 60. P la t., Gorg. 452 d-e ; 454 b, e ; Phèdre, 261 a ; Rép. II, 365 d ; Soph. 222 c. Cf. Quint. II, 21, 4 ; III, 4, 10. 61. Même omission chez Anaximène, selon Quint. ΙΠ, 4, 9. 62. Alcid., Sur les discours écrits, 9. 63. Hélène, 14-15. 64. Par ex. Epist. IX, 1.6 ; II, 1. Même thème chez DÉM., Prol. 32 (33), 2.

HISTORIQUE κατηγόρησα!., τά δ ’ έπαινέσαι, περί δέ των συμβουλ^υσαι : les trois derniers verbes de cette énumération annoncent la tripartition des genres rhétoriques, bien qu’il ne s’agisse encore que d’éléments constitutifs et non de types de discours autonomes65. Toutes ces tentatives pour cerner la notion à'epideixis et classer les formes oratoires ont préparé la systématisation aristotélicienne. Le jeune Aristote avait composé un dialogue sur la rhétorique, intitulé Gryllos : on suppose qu’il prenait comme point de départ les oraisons funèbres consacrées au fils de Xénophon, pour critiquer la rhétorique (peut-être spécialement l ’éloge) dans un esprit encore platonicien66. Trente ans plus tard, la Rhétorique adopte une perspective beaucoup plus originale : nous retiendrons ici le classement des trois genres de discours, qui peut être résumé sous forme de tableau67. Rôle de l’auditeur

Contenu

Genre délibératif

juge (prononce sur l’avenir)

exhortation dissuasion

avenir

utile nuisible

exemple

Genre judiciaire

juge (prononce sur le passé)

accusation défense

passé

juste injuste

enthymème

Genre épidictique

spectateur (prononcep é r i tê s

éloge blâme

principalement le présent

beau laid

amplification

Temps concerné

Fin ( te lo s)

Type d’argument le mieux aonroorié

d u n a m e ô s)

Avec ces définitions, l’éloge entre de plein droit dans le champ rhétorique. Enregistrant le développement de Yenkômion dans la pratique oratoire et dans l’enseignement, la théorie lui donne un nom, une place, un but : l’éloge et son contraire le blâme se voient attribuer le tiers de la matière oratoire. Et pourtant, à considérer de plus près le texte de la Rhétorique, le statut du genre épidictique se révèle moins clair que ne le laisse penser ce tableau. La symétrie établie entre les trois genres est plus apparente que réelle ; en réalité, les genres délibératif et judiciaire formentun groupe, auquel s’oppose 65. Sur la paix, 27. H ag e d o rn , Zur Ideenlehre des Hermogenes, p. 79-80, a voulu retrouver les trois genres aristotéliciens dans les quatre types de discours évoqués au début du Panathénaïque (§ 1-2) : mais si le typen0 3 désigne clairement le genre judiciaire, les types n° 1 et 2 («récits légendaires et historiques») nous paraissent désigner le genre historique et non l ’éloge ; quant au type n° 4, c ’est le conseil, mais conçu à la manière du Panégyrique et admettant donc parfaitement l’éloge. Cf. Quint. HI, 4,11 : «Isocrate a pensé que la louange et le blâme ont leur place dans tous les genres». K ro ll, «Rhetorik», col. 1050, note qu’Isocrate ne connaît pas encore l’éloge comme troisième genre, isolé théoriquement. 66. Voir B uchheit, Untersuchungen. .., p. 110-112, 234-235 ; Kennedy, The Art o f Persuasion in Greece, p. 83 ; Chroust, «Aristotle’s First Literary Effort : The Gryllus». 67. Cf. A rs tt., Rhét. 1, 1358 a 36 - 1359 a 5 ; 1368 a 26-33.

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le genre épidictique. Dès l ’introduction, et à nouveau au livre Π, Aristote oublie tout bonnement le genre épidictique, si bien qu’on a pu le croire absent du plan initial de la Rhétorique et ajouté seulement après coup68. Dans l’examen des prémisses propres à chaque genre, l ’éloge est expédié beaucoup plus rapidement que la harangue et le plaidoyer6*. Et cette situation de parent pauvre se reflète dans le tableau des définitions. En ce qui concerne le rôle de l’auditeur, on attendait qu’il prononçât sur le présent dans le genre épidictique comme il prononce sur l’avenir dans le délibératif et sur le passé dans le judiciaire : l’auditeur de l’éloge aurait à juger si l’objet loué possède telle vertu ou telle qualité. Mais Aristote refuse cette symétrie : l ’auditeur épidictique n’est que spectateur ou examinateur (theôros) du talent déployé par l’orateur (péri tes dunameôs)70 ; au mieux, c’est «une sorte de juge»71, mais qui n ’a qu’à juger la qualité du discours et non à trancher entre des positions antagonistes. La dissymétrie est la même en ce qui concerne les arguments, car l’amplification est toute différente de l ’exemple et de l’enthymème, et en ce qui concerne la forme, car le discours épidictique demande spécialement à être écrit (lexis graphikôtatê), tandis que les deux autres genres ont un style agonistique72. En somme, l ’encomiaste récite un texte destiné à recueillir les applaudissements, tandis que l’orateur agonistique suscite un vote par la persuasion et la réfutation. Force est de reconnaître que la tripartition de la Rhétorique est une tripartition truquée, qui met l ’éloge dans une position d’infériorité par rapport aux autres formes oratoires. Il est le dernier degré d’une hiérarchie dont le sommet revient au discours délibératif et la deuxième place au plaidoyer judiciaire73. Ce fait est d ’autant plus remarquable qu’Aristote, quant au fond, n ’éprouve aucun mépris envers le genre épidictique, auquel il assigne au contraire les plus hautes visées morales : louer la vertu et blâmer le vice. Mais la tripartition des genres ne fait qu’incomplètement droit à ces nobles visées. Elle souligne que l ’éloge n ’induit pas une action concrète et immédiate, sans lui attribuer pour autant une 68. Voir Rhét. 1 ,1-2 (par ex. 1354 b 16 sqq., 1357 a 1-7). L ’annonce du développement de II, 1 - 17 sur éthos et pathos ne considère que la délibération et le plaidoyer (Π, 1377 b 20 1378 a 5), et la récapitulation de Π, 18 manifeste un grand embarras pour tenir compte également de l ’éloge (II, 1391 b 7-27). Pour l ’hypothèse de l’insertion après coup, voir Buchheit, Untersuchungen..., p. 118-120. 69. Rhét. I, 9. 70. Rhét. I, 1358 b 2-8. Pour cette interprétation de péri tés dunameôs, voir Cope, An Introduction to A ristotle's Rhetoric, p. 169 ; H ellw ig, Untersuchungen..., p. 138-139. Grimaldi, Commentary, I, p. 80-81, tente d’atténuer la distinction entre theôros et kritês ; Oravec, «“Observation” in Aristotle’s Theory of Epideictic», s’efforce de prêter la plus grande profondeur possible au terme theôros. Mais la dissymétrie par rapport aux deux autres genres n’en subsiste pas moins. 71. Rhét. II, 1391 b 15. 72. Ajouter la répartition des temps, dans laquelle le temps du genre épidictique est défini avec moins de netteté que les deux autres, et encore le passage de III, 1414 b 21-30, sur l’exorde épidictique comme morceau de bravoure sans rapport avec le sujet. 73. Pour la prééminence du délibératif sur le judiciaire, cf. Rhét. 1 ,1354 b 23-25 ; ΙΠ, 1418 a 21-22.

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efficacité claire d’un autre ordre. Ainsi le système de la Rhétorique jette-t-il le doute sur l ’utilité de l’éloge et se prête-t-il à la définition du genre épidictique comme pur spectacle. Le choix du terme technique epideiktikos —celui-là même que Platon jugeait ridicule - appelle également un commentaire : car il présuppose l ’identification de l’éloge et de Vepideixis. On comprend bien qu’Aristote conçoit tout discours comme une prise de parole dans un cadre donné : le conseil à l’assemblée, le plaidoyer au tribunal et l’éloge dans les epideixeis. Le mot enkômion représentait déjà le glissement d ’une circonstance, le kômos, à la désignation d’un contenu ; et l ’on parlera plus tard de genre panégyrique, lorsqu’on ne concevra plus le discours panégyrique que comme un éloge. Aussi a-t-on fait valoir, pour justifier la dénomination aristotélicienne, que l ’éloge et le blâme constituaient dans la pratique les principaux sujets des epideixeis sophistiques74. Cependant Aristote révèle lui-même, par un détail de rédaction, que l’équivalence entre epideixis et éloge n ’a rien de nécessaire : la délibération consiste «toujours» à conseiller et à dissuader ; l ’action judiciaire se compose «nécessairement» d’une accusation et d ’une défense ; le genre épidictique comprend l’éloge et le blâme - sans adverbe75. Effectivement, les epideixeis des sophistes ne comprenaient pas seulement des éloges, mais des discours de toute sorte, qu’il serait difficile de classer dans le système de la Rhétorique76. Si l ’intégration de l ’éloge dans le système théorique de la rhétorique constitue un pas décisif, elle s’effectue toutefois dans des conditions inconfortables, qui susciteront nombre d’interrogations, nous le verrons, de la part des théoriciens ultérieurs. Encadré dans le genre épidictique, Yenkômion est doublement en danger : il risque d’être méprisé, car son utilité n ’apparaît pas clairement dans le système ; il risque d ’être mal compris, car il est identifié à un ensemble qui ne lui est pas coextensif, celui de Vepideixis. Ces deux risques se renforcent mutuellement ; Γenkômion a beau louer la vertu, il tend à être considéré comme une exhibition vaine. La naissance du genre épidictique est la naissance d ’une ambiguïté qui pèsera sur toute l ’histoire de l’éloge rhétorique. La notion aristotélicienne de genre épidictique se retrouve dans la Rhétorique à Alexandre, que l’on attribue souvent à Anaximène7778.L ’auteur de cet ouvrage distingue d ’emblée trois genres de discours (démégorique, épidictique, judiciaire), qu’il subdivise en sept eidê : p rotreptikon et apotreptikon, enkômiastikon et psektikon, katêgorikon et apologikon, enfin exetastikon1*. La division en eide est reprise tout au long du traité, dont elle

74. Russell-W ilson, éd. de Ménandros, p. xx. 75. Rhét. I, 1358 b 8-13. 76. K ennedy, The Art o f Persuasion in Greece, p. 87, observe qu’Aristote fait une classification théorique, et non une analyse des discours existant réellement au IVe siècle. 77. Voir Fuhrm ann, Untersuchungen zur Textgeschichte der pseudo-aristotelischen Alexander-Rhetorik, en particulier chap. 8 ; Id„ Anaximenis Ars rhetorica (éd. Teubner). 78. Rhét. Alex. 1, 1.

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explique l’architecture79801. Mais la division en trois genres n ’est pas oubliée pour autant : l’auteur parle des «trois eidê», désignant par là ce qui plus haut était appelé genê*0 ; il utilise plusieurs fois les termes dêm êgorikos et dikanikos81 ; enfin, s’il ne reprend nulle part le mot epideiktikos, il observe que les eidê de l’éloge et du blâme sont généralement utilisés ούκ άγώι/ο?, άλλ’ έτηδείξεω? ’ένεκα*2 : ce passage justifie qu’éloge et blâme soient réunis sous l ’appellation de «genre épidictique» et confirme la phrase initiale du traité83. Le texte transmis par les manuscrits présente donc la même doctrine que la Rhétorique d ’Aristote, avec trois genres dont chacun se subdivise en deux ; Vexetastikon eidos ne perturbe pas le schéma, car il n ’a guère d’existence autonome et se trouve le plus souvent mêlé aux autres eidê*4. Il est vrai que les éditeurs ont soupçonné notre texte d’être le produit d’une réfection destinée à aligner le traité sur la doctrine aristotélicienne. Selon Spengel, l’état originel n ’aurait connu que deux genres, le démégorique et le judiciaire ; pour Fuhrmann, il n’aurait connu que la division en eidê, avant que des interpolations successives n ’introduisent deux genres, puis le troisième85. Ce n ’est pas le lieu de discuter cette question86 : car le résultat de la discussion, capital pour l’éditeur du texte, est sans incidence sur l ’histoire de la théorie du genre épidictique. Même si l’on conteste les passages relatifs aux genres oratoires, la rhétorique reste divisée en trois couples d ’eidê, dont le couple éloge/blâme, approprié surtout à Vepideixis. D ’autre part, il est clair que l’auteur n’envisage pas des éloges et des blâmes insérés dans une harangue ou dans un plaidoyer, mais bien des discours complets et autonomes87. En tout état de cause, le genre épidictique est présent de facto dans la Rhétorique à Alexandre. Ce traité paraissant contemporain de la Rhétorique d’Aristote, on aimerait savoir si l ’un a influencé l’autre, d’autant plus que les convergences sont nombreuses sur divers points. Toutes les hypothèses ont été avancées, depuis l’influence directe jusqu’à la source commune, et il paraît difficile de trancher. Quoi qu’il en soit, c’est chez Aristote que la notion de genre épidictique est le mieux mise en lumière ; l’intérêt de la Rhétorique à Alexandre est d’attester que cette notion avait cours chez les rhéteurs dès la fin de l’époque classique.

79. Topique des différents eidê (2-5) ; éléments communs aux sept eidê (6-28) ; plan du discours dans chaque eidos (29-37). 80. Rhét. Alex. 17, 3 (codd.). Flottement terminologique analogue en 6 ,3 (merê au sens de eidê). 81. Voir l’index de l ’édition Fuhrmann, j.vv. 82. Rhét. Alex. 35, 2. 83. Curieusement, Spengel et Fuhrmann y voient au contraire la preuve que l ’auteur ignorerait le concept de genre épidictique (cf. Fuhrmann, Untersuchungen..., p. 144 et 151). 84. Rhét. Alex. 37, 1. 85. Cf. Fuhrmann, Untersuchungen..., p. 157. 86. La thèse de Spengel a été critiquée notamment par N av arre, Essai sur la rhétorique grecque avant Aristote, p. 335-337, et par G rube, Λ Greek Critic : Demetrius On Style, p. 156-159. 87. Cf. Buchheit, Untersuchungen..., p. 195.

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La notion de genre épidictique après Aristote Dès lors, c ’est une longue histoire qui commence pour cette notion complexe, parée de l ’autorité du Stagirite. La doctrine de la Rhétorique sinon toujours son texte - était largement connue des rhéteurs et elle les a profondément influencés. Aussi existe-t-il, dans la rhétorique antique, une méditation continue sur la classification des genres et particulièrement sur le genre épidictique. Nous nous abstrairons provisoirement du découpage chronologique pour suivre le fil de cette méditation, qui doit être envisagée dans son ensemble. A l’époque hellénistique, la division des trois genres rhétoriques fut reprise par les stoïciens ; Hermagoras la transposa à l ’intérieur de son système des staseis ; Philodème la cite comme étant la doctrine rhétorique courante88. Elle fait partie des «préceptes rebattus et ressassés dans l’école» que Crassus a appris dans sa jeunesse89, et les Romains l ’adoptent : les tria genera causarum sont présents dans la Rhétorique à Herennius et dans les traités de Cicéron, ce dernier précisant bien que la paternité de cette distinction revient à Aristote90. Quintilien à son tour observe que «presque tous les auteurs les plus autorisés de l’Antiquité, à la suite d ’Aristote, se sont contentés de cette division», qu’il discute longuement91. Fronton s’y réfère également92. Dans la théorie grecque de l ’époque impériale, elle figure chez certains auteurs de Progymnasmata, ce qui garantit sa diffusion scolaire93, et chez des rhéteurs importants comme Denys d ’Halicamasse, Minucianus l ’Ancien, Hermogène, Cassius Longin94. Les auteurs de traités sur le genre épidictique s’y réfèrent pour définir l’objet de leur exposé95. Aux yeux de Dion de Pruse, elle constitue le meilleur cadre pour décrire la production oratoire 88. Stoïciens : Diogène Laèrce, VÎT, 42. - H erm agoras I, fr. 13 a Matches. - Philod., Rhét. I, 212. 89. Cic., De or. 1,137, 141. 90. Rhét. Her. I, 2 ; II, I ; Cic., Inv. I, 7 ; II, 12, 156 ; De or. II, 43, 340-341 ; Part. 10, 70 ; Or. 37, 170,207 ; Top. 91. 91. Quint. El, 4,1 sqq. ; cf. II, 21, 23. 92. F ronton, 49,11-12. 93. T héon, 61, 21-23 ; N icol. 3, 16-4, 5 ; 47, 12-16 ; 49, 8-9 ; 54-57 ; 58, 11-16 ; 70, 7-8. 94. D. H a l., Lys. 16, 2 ; al. - M inucianus, VII, 63, n. 20 Walz (cf. S teg em an n , «Minukianos 1», col. 1977) ; Minucianus établissait également une division en cinq eidê problêmatôn, recoupant partiellement la précédente (Stegemann, ibid., col. 1978-1979), et les scholiastes d’Hermogène reprochent à ces divisions concurrentes d’être une source de confusion (V, 251-252 ; VII, 165 Walz). - Hermog., Stat. 34, 17-35, 2. - Longin, 206,10 ; 211, 4-9 ; 216, 3-6. - Voir encore, entre autres, Ps.-A rstd., Rhét. I, 146, 149 ; schol. Arstd. 304-305 ; Proleg. Arstd. 150, 1-5. 95. A lex. Noum. 1,7-2, 7 ; MéN. I, 331, 4-11. La tripartition est également à la base du traité de Mén. Π : cf. le titre Péri epideiktikôn et 369,2-5 ; 388,18-19. De même Tibérios, Pen logon epideiktikôn. En revanche, l’unique emploi d'epideiktikos chez le Ps.-Denys (260,16) n’a pas la même valeur technique. - Epideiktikos est employé encore, au sens aristotélicien, par D. H al., Isocr. 20, 1 ; Isée, 20, 3 ; Ps.-Longin, D u subi. 8, 3 ; 12, 5 ; 34, 3 ; Mén. I, 331, 15 ; 332, 20 ; 339,13 ; Jul., Premier éloge de Constance, 3 b.

33 contemporaine ; Maxime de Tyr la reprend également, pour définir l’activité de l’orateur-philosophe96. L 'enkômion rhétorique resta donc pensé dans le cadre de la tripartition aristotélicienne. La séparation entre l’éloge et les deux autres genres, sousjacente chez Aristote, fut même durcie au point de ramener la tripartition à une bipartition. Le genre épidictique est ainsi opposé à la partie «pratique» (praktikê, negotialis) de l ’éloquence97. D’autres auteurs, très nombreux, opposent éloge et politikos logos, en mettant sous ce dernier terme les genres délibératif et judiciaire98. Tant que cette division resté interne au champ rhétorique, c’est-à-dire tant que la rhétorique n ’est pas réduite à la partie pratique ou politique - ce qui exclurait l’éloge - , la doctrine demeure dans le droit fil de la pensée aristotélicienne. Simples prolongements, de même, que les efforts pour mettre la tripartition aristotélicienne en rapport avec d’autres classements. Chez Plutarque, un rhéteur trace un parallèle entre la division ternaire de la rhétorique et celles de la mathématique (musique, arithmétique, géométrie) et de la philosophie (logique, éthique, physique) : grâce à cette triple tripartition, les arts et les sciences utilisant le logos se montent au nombre de neuf, comme les Muses99 ! Plus tard, on verra les rhéteurs néoplatoniciens instaurer une correspondance entre les trois genres rhétoriques et les trois facultés platoniciennes de l’âme100. Cette acceptation générale de la tripartition aristotélicienne n ’excluait pas des interrogations mineures. Ainsi, on s’est demandé quel terme était le mieux approprié pour désigner les «genres» de discours. Aristote parle le plus souvent de genê, dénomination reprise par plusieurs rhéteurs grecs, et par les

96. Dion, XXIV, 3 ; ΧΧΧΙΠ, 1 ; Max. T yr, XXV, 6, d. La tripartition est sous-jacente chez A rstd., Pour les Quatre, 133 (p. 334, 1-3). 97. Par ex. par Théophraste (Quint. III, 7, I ; cf. III, 8, 62) ; cf. Cic., Part. 69 (causarum forma duplex) ; Syrianos, Π, 11. 98. Sur les multiples sens du terme politikos, voir l ’étude très soigneuse de S ra n d stae tte r, De notionum «politikos» et «sophistês» usu, p. 133-203. Également Bompaire, Lucien, p. 264, n. 2 ; K indstrand, The Stylistic Evaluation o f Aeschines in Antiquity, p. 49, η. 127 ; A ujac, éd. C.U.F. de D. Hal., Opuscules rhét., I, p. 175-176 ; S c h o u le r, La tradition hellénique chez Libanios, p. 1049, n. 68. Politikos désigne les discours agonistiques (délibératifs et/ou judiciaires), opposés au genre épidictique ou sophistique, notamment chez Aristote, Philodème, Denys d ’Haiicamasse (parfois), Théon, Ps.-Longin Du sublime, Ps.Aristide (cf. Schmid, «Die sogenannte Aristidesrhetorik», p. 246 ; contra B ra n d sta e tte r, op. cil., p. 176-181), Hermogène, Apsinès (par ex. Rhét. 250, 3-4), Mén. I, 331, 16. Mais dans d ’autres textes, au contraire, politikos inclut l’éloge (ou parfois certaines formes d’éloge, celles qui mettent le plus clairement en jeu l ’intérêt de la cité) : par ex. Isocrate ; Rhét. Alex. 1,1 ; D. H a l., Dém. 23, 10 ; A lex. Noum. 1, 10 ; A rstd ., or. XVII et XXI, tit. ; Ps.-Denys, 278,4. - La distinction entre un politikos thronos et un sophistikos thronos à Athènes à partir du IIe s. ap. J.-C., imaginée par Brandstaetter et reprise par K ro ll, «Rhetorik», col. 1131, 46 sqq., est rejetée à juste titre par A votins, «The Holders of the Chairs of Rhetoric at Athens», p. 318, η. 13. 99. P lu t., Quaest. conv. IX, 744 d. 100. Cf. Burgess, Epideictic Literature, p. 92, η. 1 ; Ziegler, «Panegyrikos», col. 569.

HISTORIQUE Romains sous la forme genera101. Mais pour peu que Ton considère la rhétorique elle-même comme un genre, il faut dire eidê et non genê : ce mot eidos, employé une fois par Aristote, devient le terme régulier à l ’époque impériale, notamment dans des expressions comme eidê ton logôn ou eidê tês rhêtorikês102103. On emploie aussi le synonyme idea102. D ’autres enfin parlaient de parties de la rhétorique {mere, partes), mais Quintilien critique cet emploi et veut qu’on réserve le terme de «parties» pour la liste des cinq divisions de l ’art {inuentio, dispositio, elocutio, memoria, actio)104. Bien que cette question de désignation ait été longtemps débattue, les flottements terminologiques restaient fréquents105. Ménandros I et Nicolaos préfèrent parler prudemment de «mere ou eidê, ou tout autre terme qu’on voudra employer»106. L’ordre dans lequel on énumère les genres est également variable, parfois chez un même auteur et dans un même passage. Dans le livre I, chapitre 3, de la Rhétorique d ’Aristote, la première place dévolue au genre délibératif et la dernière au genre épidictique ont visiblement valeur de classement. Mais il est vain de chercher systématiquement une intention dans ce domaine107 ; le genre épidictique vient en tête dans des traités centrés sur l’éloquence judiciaire aussi bien que dans des passages relatifs à l’éloge108. Plus significatifs sont les textes où l ’éloge reçoit explicitement le label de «troisième genre», notamment chez Cicéron et chez Quintilien109 : dans la ligne d ’Aristote (renforcée par la tradition romaine), cette expression, qui peut être un peu méprisante, traduit la situation périphérique de l’éloge dans le champ rhétorique. 101. Par ex. A rs tt., Rhét. I, 1358 b 7 ; II, 1391 b 22 ; Rhét. Alex. 1, 1 ; D. H al., Lys. 16, 2 ; textes cités ci-dessus, n. 89-92. 102. A r s tt., Rhét. I, 1358 a 36 ; Théon, 61, 21 ; A lex. Noum. 2, 6 ; R ufus, 2 ; Ps.A rstd ., Rhét. II, 138 ; Longin, 206, 10 ; MÉN. II, 388,18 ; schol. Arstd. 304, 32 ; 305, 3 ; Proleg. Arstd. 150, 2 ; N icol. 55, 4. 9. 15 ; 56, 2. 13. 14 ; 70, 7 ; Syrianos, Π, 11. 171. Eidos est le terme courant, en un sens non technique, pour désigner les «formes» littéraires : Luc., Hist, conscr. 14 ; A rstd ., Panath. 329 init. ; Déf. rhét. 427 ; et, à propos de l ’éloge, Aux villes, 38 init. 103. Hermog., Meth. 434, 3 ; 440, 21. Le Ps.-Denys, chap. vni-X, emploie généralement idea (par ex. 298,4 ; 324, 3 ; 369, 21), mais eidos en 305,4 et meros en 305, 8. 104. Quint. ΠΙ, 3, 14-15 (mais il emploie lui-même le mot pars, dans le sens qu’il critique, en Π, 4, 21 ; 15, 20 ; 21, 23 ; III, 4, 3 ; 8, 6 ; XII, 2, 16). Merê était le mot employé par les stoïciens selon Diog. L. VII, 42 ; cf. encore Sext. Emp., Adv. mathem. II, 89 ; MÉN. I, 332, 20. 105. Pour les débats, voir encore Hermag. Ill, fr. 4 Matthes. Pour les flottements, voir ci-dessus, n. 80, 102 (A rs tt.), 103 ; P h ilo d ., Rhét. I, 93 {meros) et II, 251 {eidos) ; Ps.-A rstd., Rhét. I, 149 {eidê, puis genê). En ce qui concerne Aristote, noter qu’on observe un chevauchement semblable entre eidos et genos dans ses traités zoologiques : cf. F. V ian dans IL, 36, 1984, p. 100. 106. Mén. I, 331, 5 ; N icol. 47,13-14. 107. Comme fait B ra n d s ta e tte r, De notionum «politikos» et «sophistês» usu, p. 191, n. 2. 108. Rhét. Her. I, 2 ; II, 1 ; D e., Inv. I, 7 ; II, 12 init. ; aussi bien que Théon, 61, 21-23 ; Alex. Noum. 1,10-11. 109. D e., De or. I, 141 ; II, 43, 341 ; Quint. II, 4, 21 ; 15, 20 ; III, 4, 3 ; ΧΠ, 2, 16. Voir aussi Mén. I, 331,7. 10.

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Cicéron soulève une difficulté plus sérieuse en corrigeant le teios assigné par Aristote au genre délibératif : refusant de cantonner ce genre dans la recherche de l ’utilité, ce qui serait immoral, il lui donne pour fins tant Yhonestum que Vutile110. De son côté, Sextus Empiricus critique radicalement toute répartition des telê. Si chaque genre a sa finalité, explique-t-il, la finalité de l’un n ’est pas la finalité de l ’autre : ce qui revient à dire, par exemple, que le juste n ’est ni utile ni beau, assertion pour le moins étrange111. La tripartition des genres suivant leur finalité était donc fortement contestée. Aussi Quintilien préfère-t-il écarter complètement la théorie des telê, «rapide et rondement menée plutôt que vraie», pour admettre que les trois finalités sont présentes ensemble dans chaque genre. Par conséquent, l’éloge vise non seulement la beauté, mais aussi la justice et l’utilité112. C’est là une conclusion qui aurait pu avoir d ’importantes incidences sur la conception du genre épidictique, de son intérêt et de sa valeur : mais les théoriciens n ’ont pas développé ce point. Leurs remarques restent purement critiques. L ’édifice aristotélicien est ébranlé, en outre, par les discussions portant sur l’exhaustivité de la tripartition. Considérant que la liste des trois genres ne rendait pas compte de toute la diversité des formes oratoires, certains rhéteurs ont voulu la compléter en ajoutant des genres supplémentaires. On trouve ainsi, parmi les candidats au titre de quatrième genre, l ’histoire113 et V antirrhêsis114. Quelques auteurs, renouant par-delà Aristote avec la prosomïlêtikê d ’Alcidamas et de Platon, ménagent une place spéciale (sinon exactement le statut de genre) aux idiôtikai homiliai, c’est-à-dire aux entretiens particuliers, par opposition aux discours publics115. De même, Démétrios de Phalère avait imaginé, à côté des genres démégorique et judiciaire, un enteuktikos logos, dont le contenu et les rapports avec le genre épidictique ne sont malheureusement pas clairs. Ce terme paraît recouvrir en particulier les discours d’ambassade. Philodème nous dit que Démétrios rangeait les enteuxeis dans la même catégorie que l’éloquence sophistique, ce qui selon lui était une erreur, mais nous n ’en savons pas plus116. Certains rhéteurs étaient allés beaucoup plus loin dans la multiplication des genres, puisqu’ils en comptaient jusqu’à trente : cette position extrême est discutée en particulier chez Cicéron et chez Quintilien. Dans le De oratore, Antoine envisage l ’ajout de l’histoire et d’une série d’autres formes qui 110. Cie., Inv. II, 12,156 ; cf. De or. II, 334 ; Quint. ΠΙ, 8,1-3. 111. Sext. Emp., Adv. mathem. II, 90-91. 112. Q uint. ΠΙ, 4, 16; 7, 28. 113. Rufus, 2 ; Syrianos, II, 11 ; N icol. 55, 10-13 (cf. la préface de F elten , p. xxxi, XXXIII). Voir déjà Cic., Or. 207. 114. Cf. Rabe, éd. d’Aphthonios, p. 57. 115. Cic., De off. I, 132 sqq. ; D. H al., Thuc. 48, 1 ; 49, 2-3 ; 50, 1 ; P lu t., Quaest. conv. IX, 14, 1. C’est à tort que G. Pavano, Dionisio d'Alicarnasso, Saggio su Tucidide, Païenne, 1958, p. 195, commentant le passage de D. Hal., identifie les homiliai au genre épidictique. Voir aussi Ps.-Denys, 336, 5, où le dialogue est présenté comme un quatrième genre. 116. Philod., Rhét. I, 222 = DéméTR. P hal., ff. 157 Wehrli. Cf. Grube, A Greek Critic : Demetrius On Style, p. 53 ; Kennedy, The Art o f Persuasion in Greece, p. 285.

HISTORIQUE requièrent un talent oratoire : déposition en justice, transmission d’un message, réprimande, exhortation, consolation, instruction, avertissement ; la liste est plus longue encore chez Quintilien117. Il ne s’ensuit pas pour autant,' aux yeux de nos auteurs, que chacune de ces formes nécessite un traitement autonome, à l ’instar des genres principaux. Pour Antoine, seuls les genres délibératif et judiciaire méritent d’être étudiés, et le reste - éloge inclus - se comprendra de lui-même ; pour Quintilien, les formes supplémentaires présentent davantage d’intérêt, mais ce ne sont néanmoins que des espèces {species) subordonnées aux trois genres principaux11819. Si elles ne remettent pas fondamentalement en cause la tripartition aristotélicienne, ces discussions sur son exhaustivité révèlent une certaine insatisfaction. Plusieurs rhéteurs ont vu que les trois genres dessinent seulement les grandes lignes du champ rhétorique. La tâche de l ’orateur ne se réduit pas à conseiller, défendre, louer (et leurs contraires) : ces termes représentent sans doute la tendance principale de la plupart des discours, mais l’éloquence remplit aussi d’autres fonctions. Ainsi constaterons-nous que les discours épidictiques comportent, associés à l’éloge, des souhaits et des prières, des consolations, des récits, des descriptions et l ’expression de multiples sentiments. L’importance prise par ces formes annexes est caractéristique de l ’époque impériale ; sans déposséder l’éloge de son rôle central dans le genre épidictique, elle enrichit la définition de celui-ci. Après ces interrogations sur l ’ensemble des genres, viennent les questions portant spécifiquement sur le genre épidictique. Et d’abord, que signifie le mot même d'epideiktikos, employé par Aristote ? L’interprétation la plus courante chez les auteurs anciens et modernes, et certainement la plus correcte, rattache cet adjectif au substantif epideixis : l’éloge est «épidictique» parce qu’il est prononcé dans une exhibition oratoire. C ’est ainsi que l ’ont entendu, notamment, Cicéron et Quintilien, en le reliant à 1'ostentatio : genus quod Graece Επιδεικτικόν nominatur, quia quasi ad inspiciendum delectationis causa comparatum estn9. Mais les scholiastes d ’Hermogène proposent une interprétation différente. Pour eux, epideiktikos vient de epideiknunai, parce que l’éloge et le blâme «montrent» le caractère, les qualités ou les défauts de l’objet loué ; ainsi Sopatros : [ό επιδεικτικό? λόγο?] ö? ουτω? ε’ί ρηται από τοΟ επιδεικνύναι και τα καλά καί. τα φαύλα έκαστου120. Il ne s’agit pas là d’une interprétation tardive ou isolée, car la traduction latine par demonstratiuus va dans le même sens, ainsi que l’attestent les explications des auteurs latins. Cicéron définit l ’expression demonstratiua causa par les mots quae pertineat ad uitae alicuius demonstrationem ; Quintilien nous assure que 117. Crc., De or. II, 43-64 ; cf. II, 341 el III, 211. - Quint. III, 4, 3. 118. Cic., L e .- Q uint. III, 4, 15 (cf. II, 21, 23) ; même raisonnement chez N icol. 55-56. Légère nuance tout de même chez Q uint. Vin, pr. 6 : «La madère de la rhétorique se répartit à peu près (fere) en trois genres». - Certaines de ces formes supplémentaires ont reçu un traitement autonome dans les Pragymnasmata. 119. Cic., Or. 37 ; cf. Part. 10 ; Q uint. Ill, 7,1. 120. Sopatros, IV, 192, 25-27 Walz ; cf. Anon ., VU, 166, n. 43 Walz. Maxime P lanude, V, 252,11-15 Walz, propose les deux interprétations, sans trancher.

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demonstratiuus rend nécessairement l ’idée de «montrer la qualité de chaque chose», et les rhéteurs latins tardifs glosent le terme de la même manière121. Cette interprétation d ’epideiktikos, au sens de «montrer la nature de l’objet», a été exhumée au début du siècle par O. Kraus et adoptée à sa suite par V. Buchheit122. Il est vrai qu’Aristote déclare que l ’éloge doit montrer (cpideiknunai) que les actions sont vertueuses123 ; mais dans la Rhétorique tout discours, à quelque genre qu’il appartienne, a pour fonction de montrer ou de démontrer124125. La démonstration n ’est pas propre au genre épidictique, et elle ne peut donc expliquer le nom qu’il porte. En réalité, epideiktikos ne se rattache pas à l’actif epideiknunai, «montrer», mais au moyen epideiknusthai, « faire montre de son talent» : pour désigner les orateurs épidictiques, Aristote emploie justement le moyen epideiknumenoT25. Chez les autres auteurs du IVe siècle, epideiktikos se rapporte à l ’exhibition oratoire, et non à l ’idée de montrer l’objet du discours : comment croire qu’Aristote ait pu, sans avertissement, donner à ce mot une valeur toute différente de celle qu’il avait chez ses contemporains ? L ’interprétation d’epideiktikos au sens de «montrer l’objet» est donc bel et bien un contresens, mais que son antiquité et son retour périodique rendent particulièrement intéressant. Elle est révélatrice de l’embarras soulevé par le coup de force aristotélicien : si l’on a voulu détacher l’épidictique de Yepideixis et le rattacher à la démonstration, c’est parce que l’identification de Yepideixis à l ’éloge a paru arbitraire, et parce que, d ’autre part, l ’on n ’a pu se résigner à admettre dans la rhétorique (surtout dans celle d’un philosophe comme Aristote) un genre oratoire qui serait pure ostentation126127. Pour remédier à cet embarras, au lieu d’interpréter le mot epideiktikos, une autre solution consistait à le remplacer. C’est pourquoi les stoïciens choisirent de désigner le troisième genre par le mot enkom iastikos122. Ce terme fut souvent repris128. Cicéron le connaît, et Quintilien forge l ’équivalent 121. Cic.,/nv. II, 13 ; Q uint. III, 4,13-14 ; Fortunatianus, Ars rhetorica, I, 1 (avec la note de C alboli M ontefusco, ad loc., p. 261-262). Demonstratiuus est donc pour Quintilien une traduction impropre d’epideiktikos, ce qui ne l’empêche pas d’utiliser ce terme consacré par l’usage : cf. éd. C.U.F., t. II, p. 153, n. 3, et t. VU, p. 286, s.v. - A cause de ces ambiguïtés, mieux vaut éviter le calque français «démonstratif», qui suggère, de manière inappropriée, une idée de «démonstration». 122. B uchheit , Untersuchungen..., p. 120-128 (avec référence aux travaux de Kraus). Hellwig, Untersuchungen... ,p. 137 n. 86 et 141 n. 99, paraît se ranger à l’avis de Buchheit. 123. A rstt., Rhét. I, 1367 b 28. 124. Cf. l’index de l ’éd. C.U.F., t. III, s.v. «apodeiknunai» et «deiknunai». 125. Rhét. Π, 1391 b 25. Cette différence de sens entre l ’actif et le moyen est régulière, malgré quelques exceptions : cf. LSJ, s.v. 126. Tels sont les deux motifs de la position adoptée par B uchheit : cf. op. cit., p. 123. 127. D iog. L aërce, VII, 42 ; cf. Striller, De Stoicorum studiis rhetoricis, p. 31. Ce mot figure déjà dans Rhét. Alex. (1, 1 ; 3, 1 ; 35, 1. 12), mais il désigne un eidos, c ’est-à-dire seulement la moitié d’un genre, étant couplé au psektikon eidos. 128. Notamment T héon, 61,22-23 :εΙδθ9 εγκωμιαστικόν, δπερ έκάλουν επιδεικτικόν ol περί τόν ’ Αριστοτέλης ; Du subi. 8, 3 ; Sextus Emp., Adv. mathem. II, 89-92, lOO ; P lut ., Quaest. conv. IX, 743 d, 744 d ; R ufus , 2 ; P s .-A rstd ., Rhét. I, 146, 149, 160 ; II, 138 ; Proleg. Arstd. 162, 6 ; ci-dessous, n. 133. Cf. A lex. N oum . 1,10. 20 ; 2, 5-6.

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laudatiuus, qu’il préfère à demonstratiuusm . Cette substitution est plus qu’une question de mots : elle vise à disjoindre les notions d ’éloge et d ’éloquence d’apparat, pour éviter l’assimilation de Yenkômion à Vepideixis. Cette solution présente cependant l’inconvénient de regrouper l ’éloge et le blâme sous un nom qui ne concerne que l’éloge. Un autre terme de remplacement est panêgurikos, dont la première attestation, pour désigner l’ensemble du genre de l ’éloge, apparaît chez P h ilo d èm e12913013. Denys d ’Halicamasse l ’emploie concurremment avec e p id e ik tik o s^ , puis on le retrouve de plus en plus fréquemment chez les auteurs d’époque impériale132. A cette époque, plusieurs rhéteurs emploient indifféremment enkômiastikos et panêgurikos133. Les rhéteurs latins ont démarqué cet emploi en utilisant le mot panegyricus134. L’utilisation de panêgurikos dans ce sens large présente la même ambiguïté que celle d ’epideiktikos, dans la mesure où sont identifiés deux termes qui ne vont pas nécessairement de pair, les panégyries et les discours d’éloge. Tous les éloges ne sont pas prononcés dans des panégyries, loin de là, et les discours prononcés dans les panégyries, du moins à l ’époque classique, n ’étaient pas nécessairement ni uniquement des éloges. Mais précisément, sous l ’Empire, le discours panégyrique est devenu un type oratoire purement laudatif. Et d’autre part le mot «panégyrie» s’applique, par extension, à toute fête, à toute réunion sans but pratique, à laquelle on assiste en spectateur. D ’où ce développement de l ’expression panêgurikon eidos, qui rajeunit la formulation aristotélicienne sans changer son sens. Il est à noter cependant que les théoriciens du genre épidictique, conscients du risque d ’ambiguïté, n ’emploient jamais panêgurikos

129. Cic., Part. 10, 70 ; Top. 91 ; De or. I, 141 ; II, 43, 341. - Q uint. III, 4, 12-14 ; cf. C ousin , éd. C.U.F., ad ΠΙ, 3, 14 (t. II, p. 262). 130. P hilod ., Rhét. I, 92-93 ; II, 251. Cf. B randstaeTTER, De notionum «politikos» et «sophistès» usu, p. 229, n. 1. Sur l ’histoire du mot, cf. Z ie g l e r , «Panegyrikos», col. 559-571. 131. D. H al., Lys. 3, 7 ; 9 ,2 ; 16, 2-3 ; Péri mimêseôs, Epitomé, 5, 2. 132. Par ex. M ax . T yr, XXV, 6, d ; M inucianus (cité ci-dessus, n. 94) ; H ermagoras III, fr. 4 Matthes ; A psinès, 257, 22 ; Extraits de Longin, 216, 5 ; N icol ., passim ; Hypothesis d ’Isocr., C. soph. ; Proleg. Arstd. 114, 17 ; schol. Arstd. 304, 30. 33 ; 305,2 ; R omanos, ΙΠ, 6 ; Syrianos, In Hermog., passim. - G rég . Thaum., Remerciement à Origène, 3, distingue discours panêgurikoi et discours agônistikoi. - P ollux regroupe tout ce qui a trait à l ’éloge rhétorique sous le mot panêgurisai {Onomasticon, IV, 33) ; voir aussi ibid. IV, 25 (panêgurikos, enkômiastikos, psektikos) et IV, 98 (epideiktikos, panêgurikos). 133. Ps.-D enys , Rhét. VIII-IX, 305. 19, 306. 14, 307. 23, 308. 12 (enkôm.) et 298. 5, 324. 2, 336. 5 (panêg.) ; H erm o g ., M eth. 434. 3 (enkôm.) et 440. 18, 441. 2 (panêg.) ; Proleg. Arstd. 142. 9, 143. 3. 9 (enkôm.) et 148. 2. 3, 149. 14, 150. 15 (panêg.). 134. Cette acclimatation du terme à Rome, dans le sens large de «discours épidictique», est représentée par les Panégyriques latins, dont toutefois les titres sont tardifs. Le Panégyrique de Trajan était originellement intitulé Gratiarum actio et ne présente la dénomination de Panegyricus qu’à partir de Sidoine Apollinaire (D urry, éd. commentée de Pline, Panêg., p. 4, n. 8) ; les autres Panégyriques latins semblent n’avoir reçu ce titre qu’au moment de la constitution du recueil (G alletœ r, éd. C.U.F. des Panég. lat., 1.1, p. VII).

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au sens d’epideiktikos, mais seulement au sens strict de «discours prononcé dans une panégyrie»135. Tandis que l’aménagement du concept aristotélicien portait jusqu’ici sur sa dénomination, une pression supplémentaire s’est exercée sur sa définition. Certains auteurs font observer que la notion de genre épidictique réunit des discours qui sont en réalité séparés par une importante différence : si les uns sont des productions d’apparat, les autres n ’ont rien de gratuit et visent un but pratique. Quintilien, en particulier, s’en prend nommément à Aristote pour critiquer la conception selon laquelle l’éloge n ’aurait jamais d’autre fin que l ’ostentation. A titre de contre-exemples, il cite les éloges et les blâmes insérés dans les plaidoyers, au cours des procès, et dans les harangues, au cours des délibérations du Sénat ; destinés à influencer le jury ou l ’assemblée, ces morceaux ont une finalité pratique. Il cite aussi les funebres laudationes prononcées par les magistrats en exercice : étant donné leur nature officielle, ces discours, selon lui, ne peuvent être réduits à l ’ostentation 136. Une fois de plus, Quintilien n ’a pas développé ces indications, qui auraient pu le conduire à une réflexion importante sur la fonction de l’éloge. Telles qu’il les présente, elles traduisent toutefois une gêne certaine vis-à-vis de la notion de genre épidictique. Aux yeux de Quintilien, c’est une erreur d’appliquer cette notion à tous les éloges, car il existe des discours laudatifs qui ne sont pas des discours d’apparat. Mais il existe aussi des discours d’apparat qui ne sont pas laudatifs. Si l’on veut les prendre en compte, il faut au contraire étendre le domaine du genre épidictique, de manière à y inclure tout discours dépourvu d’un but pratique, l’éloge fût-il absent de ce discours. Il s’agit toujours de faire face à la difficulté que soulève l’identification entre éloge et epideixis, mais la solution retenue est inverse de celle des stoïciens. Alors que ceux-ci changeaient le nom du genre, en le baptisant enkômiastikon, pour le faire correspondre à son contenu, la redéfinition consiste ici à étendre le contenu pour le faire correspondre à la dénomination. Ainsi s’esquissent un élargissement et une sorte de dérive de la notion de genre épidictique : nombreux en sont les exemples dans l ’Antiquité. Il faut d’abord souligner que les mots epideixis et epideiknusthai (parfois epideiknunai) ont gardé jusqu’à l’époque impériale le sens très large qui était le leur depuis l’époque classique et avant Aristote. Toute personne qui fait montre ou étalage de sa réussite, de sa valeur, de ses connaissances, accomplit une epideixisI37. Le substantif et le verbe se disent d’un athlète qui montre sa force, d’un guide qui fait une démonstration devant les touristes, d’un artiste qui expose une statue ou un tableau, d ’un musicien, poète, danseur, acteur qui donne un récital ou une représentation138. Dans le domaine littéraire, est 135. Mén. I, 365, 30 ; P s .-D enys, 255, 2 ; 287,17 ; 289, 8 (l’emploi absurde de 277, 3 est une interpolation). Voir aussi QUINT. II, 10,11 ; III, 4,14 ; et sans doute aussi ΙΠ, 8,7. 136. Q uint . III, 7, 2. Pour l’idée que l’éloge inséré dans un plaidoyer est utile et ne se réduit pas à l’ostentation, voir aussi Prol. syll. 231,1-4 Rabe ; E mporius, 570,1-7 Halm. 137. Par ex. Luc., Hippias, 2 ; Pair. enc. 8 ; Bis acc. 27 ; Somnium, 3 ; M én. H, 412, 30. 138. Athlète : Mén. II, 406, 11, 14 ; 410, 12. Guide : A rstd. XXXVI, 10. Artiste : Dion, XII, 45, 83 ; Luc., Zeux. 7 ; Pro imag. 14. Musicien etc. : Dion, I, 1 ; VIII, 9 ; XXXI, 116 ;

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epideixis tout discours qui vise le plaisir ou Γinstruction de l’auditoire sans souci d’emporter une décision. Le terme est parfois péjoratif («faire admirer son bavardage»)139, mais il s’applique, très généralement, à toutes sortes d’œuvres littéraires ou oratoires lues ou prononcées devant un public plus ou moins large : conférences de médecins, opuscules de Lucien, tirade d’Aristide Contre les profanateurs, Imagines de Philostrate, déclamations des sophistes, dialogues philosophiques, compositions récitées par les élèves devant leur professeur de rhétorique14014. On emploie dans le même sens le simple deiknunai, ou encore le terme akroasism . L ’epideixis peut enfin, et ce n’est qu’un emploi parmi d ’autres, consister dans la récitation d ’un éloge142. L ’adjectif epideiktikos et l ’adverbe epideiktikôs, qui sont des termes techniques, sont employés plus souvent au sens aristotélicien, mais le sens large n ’est nullement exclu : on le trouve par exemple chez Épictète à propos de diverses sortes de lectures et de conférences143. Ainsi l’usage courant poussaitil à élargir la notion de genre épidictique. Cet élargissement s ’observe chez les théoriciens de la rhétorique. Alors que les déclamations appartiennent en principe au genre judiciaire ou délibératif, Quintilien déclare qu’elles ont «quelque chose d’épidictique», parce qu’on s’y préoccupe de briller autant que de persuader144. Cette conception explique que Ménandros ait ressenti le besoin de tracer nettement la distinction entre les déclamations, qu’on peut qualifier d’epideixeis logôn politikôn, et les discours d ’éloge, qui constituent Γepideixis au sens strict145. Outre les déclamations, Quintilien considère comme épidictiques les discours panégyriques de l’époque XXXIII, 8 ; Luc., Sait. 63 ; Harm. 2 ; A rstd . II, 88 ; P h ilo s tr., V. Apoll. IV, 39 fin . Application à plusieurs types d’exhibition à la fois (y compris les exhibitions oratoires) : Dion, XXVII, 5-6 ; Luc., Dem. enc. 22-24 ; Harm. 3 (p. 377, 10) ; A rstd. XVII, 13. 139. Par ex. Luc., Nigr., epist. ; Cataplus, 1 ; Hist, conscr. 57, 58. 140. Médecins : D ion , XXXIII, 6. Lucien : Here. 7 ; De domo, 3, 14 ; Harm. 3 (p. 377, 23) ; Prom. es, 2, 4 (cf. B ompaire , Lucien, p. 239 et 275 n. 3). Aristide : LI, 38 (la séance comporta aussi une déclamation). Philostrate l ’Ancien : Imag. I, pr. 5. Déclamations : Luc., Pseudol. 5 ; A rstd . XLII, 14 (cf. K eil , ad loc.) ; P hilostr ., V. soph. 535, 537, 579. Dialogues philosophiques : É pict., Entr. Il, 1, 36. Compositions scolaires : P s.-D enys, 331, 16. - Autres epideixeis oratoires de contenu non précisé : Luc., Adv. ind. 20 ; Lexiph. 25 ; Saturn. 13 ; A rstd . XLVII, 19 ; L, 62, 69 ; LI, 45 ; inscription de Delphes FD, III, 4, 79 (cf. Robert, Études épigr. et philol., p. 25-26). 141. Deiknunai : Luc., De domo, 16 ; Zeux. 1, 12 ; Harm. 3 ; Scytha, 10 ; cf. deixis chez Philod., Rhét. II, 256, 26. - Akroasis : Dion, ΧΧΧΙΠ, 6 ; Luc., De domo, 18 ; Prom. es, 2 ; P h ilo s tr ., V. soph. 498 fin ., 571, 578. - Pour ces termes et d ’autres semblables chez Libanios, voir J. M artin, éd. C.U.F. de Libanios, II, p. 9, n. 2, et p. 246. 142. P lu t., De audiendo, 44 f (éloges paradoxaux) ; A rstd . XXVIII, 153 (éloge d ’une personne) ; XXXI, 1 (YOr.fun. d’Étéonée) ; XXXVIII, 3 (l'Hymne aux Asclépiades, selon le texte adopté par Keil) ; LI, 16 (le Panég. de Cyzique) ; Mén. II, 434, 5 (lalia). Cf. Dion, XXXV, 1 ( f epideixis serait un éloge de ville, sans doute). - Deiknunai dans le même sens : A rstd. XXVIII, 75 (hymne à Athéna) ; LI, 16 (le Panég. de Cyzique). - Deixis : Athénée, ΠΙ, 98 c (éloge de Rome). 143. Entr. III, 23, titre. 144. Q uint. II, 10, 12. 145. MÉN. I, 331, 16-18.

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classique, malgré leur forme admonitoire, et il note que l ’ostentation a sa place même au tribunal146. «Épidictique» devient un concept transversal, applicable au conseil et au plaidoyer comme à l ’éloge : «Il y a trois genres de causes, mais tous servent, partie au traitement des affaires, partie à l’ostentation»147. A ce compte, tout discours qui vise le plaisir de l ’auditoire, notamment par la qualité du style, peut être qualifié d’épidictique, même si ce n ’est pas ce qu’a voulu Aristote148. En tant qu’équivalent d ' epideiktikos, panêgurikos a connu une dérive semblable. Chez Plutarque, ces deux termes s’appliquent à tous les discours conçus pour la montre. Chez Hermogène, le panêgurikos logos couvre l’ensemble de la littérature - hormis les discours délibératifs et judiciaires -, sans qu’il soit plus question de panégyrie ni d’éloge149. Sur la base de tels emplois, le sens large du mot «épidictique» s’est souvent retrouvé chez les modernes, comme nous l’avons indiqué à propos de la dissertation de Burgess. Le titre même de cet ouvrage est significatif, puisqu’il s’intitule Epideictic Literature et non Epideictic Rhetoric. Loin de restreindre l’épidictique à une certaine forme de discours rhétorique, Burgess admet une définition tout hermogénienne du genre et finit par y inclure harangues militaires, ouvrages philosophiques, diatribes, protreptiques et sermons150. La postérité du système aristotélicien est donc parsemée d’indices traduisant la gêne et l’insatisfaction vis-à-vis de la notion de genre épidictique. A l’époque hellénistique, puis à l’époque impériale, on s’est interrogé sur le sens qu’il fallait lui donner, en discutant le nombre total des genres, leur contenu, et plus particulièrement la définition et l’appellation du troisième. Le texte de Quintilien, notamment, résume les principaux éléments de cette réflexion critique, suscitée par l ’ambiguïté de la notion. Mais jamais la construction aristotélicienne ne fut fondamentalement remise en cause, ni, à plus forte raison, remplacée. Et c’est pourquoi l’ambiguïté, de toute l ’Antiquité, ne fut jamais levée. Il faut assurément distinguer deux sens du terme «épidictique», un sens strict (éloge et blâme) et un sens large (discours ou production d’apparat)151. Entre ces deux extrêmes se situe un troisième sens, illustré par Ménandros II, qui inclut, outre l’éloge et le blâme purs, les discours formés de plusieurs éloges combinés et ceux qui expriment des sentiments comme la tristesse ou la 146. Q uint. III, 4, 14 ; IV, 2, 122 ; 3, 2. 147. Q uint. III, 4, 14. 148. Cf. B uchheit, Untersuchungen..., p. 174. 149. Voir infra, p. 349-352 (Hermog.) et 507 (Plut.). 150. B urgess, Epideictic Literature, p. 209 sqq. ; définition élargie p. 215 : «a style of prose in which ornateness is introduced in a conscious effort to please». Même sens large chez Chaignet, La rhétorique et son histoire, p. 301, 307-308, ou, tout récemment, chez C onsigny, «Gorgias’s Use of the Epideictic». Un autre exemple est le livre d’Amim sur Dion, dans lequel «épidictique» est employé au sens d’ÉPicr., Entr. ΠΙ, 23. 151. Comme font (en notant l ’ambiguïté du terme «épidictique») Chase, «The Classical Conception of Epideictic», p. 293 ; R ussell-W ilson, éd. de Ménandros, p. XX ; R ussell, Criticism in Antiquity, p. 27-28, 155.

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gratitude. Cette dernière acception, à laquelle nous nous rallions, est la plus pertinente pour l’époque de la Seconde Sophistique. Elle est également éloignée de la définition restrictive d’Aristote, qui ne connaissait que l’éloge pur, et des dérives qui ont fait de l ’épidictique un fourre-tout sans substance ; dans le genre épidictique selon Ménandros H, l’éloge reste toujours l’élément primordial, la forteresse intérieure. Cependant, il ne s’agit pas seulement d ’un problème de vocabulaire. Derrière l’embarras terminologique, la définition et la fonction de l’éloge sont en cause. A l’époque classique, cette question était encore marginale, compte tenu de l’importance limitée des discours d ’éloge. Mais plus tard elle revêtira une gravité qu’Aristote n ’avait pas imaginée, parce que l’éloge rhétorique connaîtra un développement qu’il ne pouvait prévoir. C’est ce développement, à l ’époque hellénistique et surtout à l’époque impériale, qu’il faut à présent retracer, en reprenant la suite de notre historique.

ΠΙ. - L e s

a p p o r t s d e l ’é p o q u e h e l l é n is t iq u e

L’époque hellénistique est une période obscure dans l’histoire de l’éloquence grecque. On admet souvent que nous n’avons conservé aucun discours de cette époque, excepté ceux qui figurent chez les historiens 152. Ce n’est pas que les orateurs aient manqué, mais leur activité, souvent marquée du sceau infamant de l ’asianisme et éclipsée, à tort ou à raison, par les productions de la période classique et de la Seconde Sophistique, a été vite oubliée : exemplaire, à cet égard, est le fameux salto mortale de Philostrate, qui dans son histoire de la sophistique passe presque sans transition d’Eschine à Nicétès, contemporain de Néron153. Les historiens modernes, quant à eux, ont longtemps cru que la cité grecque était morte à Chéronée et que, partant, l ’éloquence politique avait disparu après Alexandre154. Les fragments et témoignages dont nous disposons laissent entrevoir au contraire, en Grèce propre puis en Asie, l’existence d’hommes d ’État qui mirent leur éloquence au service de leur patrie dans le déchaînement des guerres, des rivalités princières et des conflits entre voisins. Mais de ces orateurs, des gloires locales citées par Strabon, des maîtres de Cicéron, on ne mentionne guère de discours épidictiques155.

152. W ooten, A Rhetorical and Historical Study o f Hellenistic Oratory, p. 1 ; Kennedy, The Art o f Rhetoric in the Roman World, p. 555. 153. P hilostr., V. soph. 510-511. L ’expression salto mortale est d’ARNiM, Dio, p. 128. 154. «Fable» dénoncée par Robert, Monnaies grecques, p. 25 ; «Théophane de Mytilène», p. 42 ; «Les inscriptions [de Laodicée]», p. 306-307 ; «Discours d ’ouverture [du VIIIe congrès épigraphique]», p. 41. 155. Pour un panorama de la rhétorique hellénistique, voir F. Susemihl, Geschichte der griechischen Litteratur in der Alexandrinerzeit, II, Leipzig, 1892, p. 448-516 ; plus récemment, Wooten, op. cit., qui toutefois néglige le genre épidictique ou le confond avec la déclamation.

l ’é l o g e r h é t o r i q u e , d e p é r ic l è s à c ic é r o n

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Si Ton se tourne vers la théorie rhétorique, la documentation n ’est pas beaucoup plus riche : le seul traité grec conservé - par miracle - est celui de Philodème. Nous savons que l ’époque hellénistique a connu d ’intenses discussions sur la rhétorique, au sein des écoles philosophiques comme chez les rhéteurs156. Mais l’éloge ne paraît pas faire partie des domaines de pointe, qui sont plutôt le style, l’argumentation judiciaire ou les theseis. Pour cerner la place de l’éloge dans la rhétorique hellénistique, il convient donc de prendre en compte tous les témoignages, y compris les sources papyrologiques et épigraphiques. Et à ce prix apparaît le paradoxe de la période : en l ’absence de grands auteurs et presque de tout texte, elle révèle une persistance de Yenkômion et même quelques innovations. La théorie de l’éloge reste dans la ligne aristotélicienne, nous l ’avons vu, tout en discutant parfois la notion de genre épidictique. A l ’intérieur des plaidoyers, l’éloge et le blâme voient leur utilité reconnue à titre de morceau inséré, notamment sous la forme de la digression, partie obligée, qui pouvait consister à se louer soi-même ou à blâmer l ’adversaire157. Enfin, un intérêt pour l’éloge se marque dans les traités composés au sein de plusieurs écoles philosophiques : Péri epainou de Théophraste et de Philodème, Péri ton epainoumenôn de Denys le Stoïcien158. A un niveau beaucoup plus élémentaire, l ’enseignement de l’éloge reste attesté grâce à un papyrus de la première moitié du IIIe siècle avant J.-C., dont la destination n ’a pas toujours été reconnue159. Fragment très mutilé d ’un volume de haute qualité, il contient les restes de cinq éloges, dus à un même auteur, consacrés à Minos, Rhadamanthe, Tydée et deux autres héros impossibles à identifier. Les éditeurs ont noté l’élégance du style et du rythme, la conception isocratique de la paideia ; le thème de la thalassocratie leur fait attribuer la composition des textes à l’époque de la deuxième confédération athénienne160. Mais il ne peut s’agir de discours destinés à Yepideixis comme les éloges de Gorgias et d’Isocrate. Ces textes sont en effet très brefs (quarante-cinq courtes lignes, apparemment, pour l’éloge de Minos, seul 156. Sur la théorie rhétorique hellénistique, voir Kennedy, The Art o f Persuasion in Greece, p. 272-330. 157. Cic., Inv. I, 97 = Hermag. I, fr. 22 a. Philod., Rhét. I, 213, mentionne la présence de nombreux éloges et blâmes insérés dans les discours «politiques» (de son temps, ou à l’époque classique ?). 158. Théophraste : n° 666, 12 Fortenbaugh et al. Les testimonia relatifs aux écrits rhétoriques de Théophraste montrent que son activité de théoricien s’est appliquée, entre autres, au genre épidictique, et que ses conceptions en ce domaine étaient dans le prolongement de celles d ’Aristote : voir les numéros 671, 673 A, 677, 678, 693 Fortenbaugh et al. Philodème : Rhét. I, 219, 24-25. - Denys : Diog. La Erce , VII, 167. 159. P. Mil. Vogliano, III, 123. Édition et commentaire par C azzaniga et V andoni, «Frammenti di encomia» ; repris avec peu de changements dans Papiri della Università di Milano, III, p. 21-49. Les éditeurs n’ont pas reconnu la destination pédagogique du texte, qui a été bien vue, en revanche, par Talamanca , «Su alcuni passi di Menandro», p. 508-509, en note. 160. Suivant une suggestion de G. Pugliese Carratelli : C azzaniga-Vandoni, «Frammenti di encomia», p. 173, n. 1.

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complet), avec des transitions lourdement soulignées et un emploi fort caractéristique de la conjonction hoti, par exemple au début de VÉloge de Rhadamanthe : Πρώτον \ikv οδν ö t l εύγενή?* φαίνεται γάρ έκ Δ ιος γεννηθεί?. Έ π ε ι τ ’ εν τόττψ τοιούτ^ι ον Ζευ? μ ά λισ τ’ ή γά π η σ εν κτλ.161 Il ne s’agit pas de louer ces héros, mais de dresser le catalogue des arguments permettant de les louer, et d’indiquer brièvement comment chaque argument doit être développé. En outre, l ’importance conférée à la paideia dans l’éloge de Tydée est un paradoxe qui sent l’école162. Nous sommes donc en présence d ’un manuel destiné à enseigner, sur des exemples, les règles de l’éloge. Ce volume édité avec soin était un recueil de corrigés du maître, en usage dans une école du IIIe siècle : un ancêtre des Progymnasmata. Au IIe siècle, Polybe cite l’éloge de Thersite et le blâme de Pénélope comme exemples de sujets traités par les meirakia dans les écoles : nous sommes ici dans la ligne des paignia de la sophistique163, il y a tout lieu de supposer que cette pratique scolaire de l’éloge s’est poursuivie au Iersiècle, bien que nous ne possédions pas de témoignage entre Polybe et Théon. Si l’on perd la trace de Y epitaphios collectif après Hypéride, les éloges de souverains ou de puissants personnages, dans la ligne de YÉvagoras, sont attestés du IIIe au Ier siècle. Un certain Xénocratès, parent et homonyme du scholarque de l ’Académie, avait composé un logos Arsinoêtikos, certainement élogieux, sur la défunte reine Arsinoé164. Un fragment de papyrus d ’époque ptolémaïque fait l’éloge d’un souverain alexandrin non identifiable165. Ce sont ensuite YÉloge de Philopœmen par Polybe, les éloges de Mithridate composés par deux Grecs vivant à sa cour, Métrodore de Skepsis et Aisôpos, puis un Éloge de Brutus et un Éloge de César dus au même auteur, Potamon de M y tilèn e166. A ces témoignages s’ajoute le long catalogue des traités philosophiques Péri basileias, qui étaient souvent dédiés à un monarque déterminé et pouvaient ou devaient mêler l’éloge à la parénèse, comme les Nicoclès d ’Isocrate : on en trouve dans toutes les écoles, par exemple celui de l ’Académique Xénocratès, dédié à Alexandre, celui de Théophraste à 161. a II, 31-34. De même b II, 19 (éloge de Tydée) : "Οτι θεοφιλή?' τούτου γάρ κτλ. Cazzaniga-Vandoni, ibid., p. 157 (ad b II, 4), donnent une interprétation erronée de cet emploi de hoti. 162. b II, 4-18. 163. P ol . XII, 26 b, 5. Les textes analogues mentionnés par P hilod ., Rhét. I, 216-217, sont probablement des œuvres du IVe siècle : cf. M oraux, «Deux témoignages de Philodème sur Aristote», p. 410. 164. Diog. Laërce, IV, 15. Il s’agit sans doute d’Arsinoé Π Philadelphe, morte en 270 av. J.-C. : cf. P. F ra s e r, Ptolemaic Alexandria, II, Oxford, 1972, p. 937, n. 415 ; R u ssellW ilson, éd. de Ménandros, p. XVI. 165. P. Berol. 13045, A III (éd. K u n st , Rhetorische Papyri, p. 17-18) ; cf. K örte , «Literarische Texte», 1924, p. 240. 166. Éloge de Philopœmen : Pol . X, 21, 5. - Éloges de Mithridate : F Gr Hist 184 et 187 a. Cf. B o w e r so c k , Augustus and the Greek World, p. 108, qui mentionne aussi des histoires élogieuses du règne de Mithridate. - Éloges de Brutus et de César : F Gr Hist 147, T 1.

45 Cassandre, celui d’Euphantos d ’Olynthe à Antigone Doson167. Mais ces miroirs du prince ne sont pas identiques à des enkômia. En fait, on est plutôt surpris de rencontrer si peu d ’éloges personnels à une époque où les monarques, puis les Romains, furent si puissants et adulés. On est tenté d ’incriminer la transmission des textes, et cette explication contient certainement une part de vérité. Mais rien ne permet d’aller plus loin et de supposer que tout déplacement d’un grand personnage et toute cérémonie fussent déjà ponctués, comme ils le seront sous l ’Empire, par des éloges rhétoriques168. N ’oublions pas qu’il est à cette époque bien d ’autres moyens d ’honorer les puissants, depuis la collation d’un titre honorifique jusqu’à l’institution d’un culte169, en passant par les éloges poétiques. Peu d ’années avant que Xénocratès ne loue Arsinoé en prose, c’est un poète, Théocrite, qui avait chanté la gloire de son royal époux, et ce poème - très rhétorique au demeurant - a survécu170. De même, on peut mettre en parallèle l'Éloge de Philopoemen composé en prose par Polybe et les isotheoi timai que Mégalopolis décréta à la mort de son grand homme : ces honneurs comprenaient l’érection d’un autel, l’institution d’un sacrifice annuel et celle d’un concours gymnique et hippique à l’occasion duquel les jeunes gens de la cité chanteraient des éloges à la gloire du défunt (τη? άρετή? εγκώμιά τε καί ύμνου?... άδειν)171. Pour la célébration des grands, l ’éloge rhétorique était confronté à une forte concurrence, et il était loin d’avoir toujours le dessus. La situation est analogue pour l’éloge de cité. On ne trouve, comme attestations en prose, que deux Rhodou enkômia du IIIe siècle mentionnés dans la chronique du temple de Lindos, l ’un du fameux asianiste Hégésias de Magnésie et l’autre de l ’historien Myron de Priène172. Il est permis de supposer qu’il y en eut d’autres. Il pouvait y avoir également des éléments d’éloge de cité dans les discours d ’ambassade. Néanmoins, il semble que l’intérêt pour les cités, à l’époque hellénistique, s’exprime moins volontiers dans des éloges rhétoriques que dans des poèmes et dans les recherches mythologiques, historiques et géographiques, légendes de fondation, histoires locales, périégèses, dont nous avons conservé des traces très nombreuses173. 167. Diog. Laërce, IV, 14 ; V, 47 ; II, 110. Pour d’autres Péri basileias, voir P s.-A rstt., fr. 646-647 Rose ; Diog. L aërce, V, 42, 49, 59 ; VI, 16, 18 ; VII, 36, 175, 178 ; X, 28 ; Burgess, Epideictic Literature, p. 136, n. 3. 168. Supposition avancée par Russell-Wilson, éd. de Ménandros, p. xvn et 328. 169. Cf. Bowersock, Augustus and the Greek World, p. 11-13 et 112-114. 170. T hcr. XVII : Éloge de Ptolémée. 171. Ce décret de Mégalopolis est conservé : Syll?, 624. La mention des éloges ne figure pas dans le décret, mais chez Diod. Sic. XXIX, 18. 172. F Gr Hist 142, F 1-2, et 106, F 4-5. Hégésias était aussi l’auteur d’une œuvre connue sous le titre de Philathênaioi (F Gr Hist 142, T 11 ; cf. F 21-24) que Jacoby considère, sans raison contraignante, comme un éloge d’Athènes. - L'enkômion de Cnossos ou de la Crète composé par le grammatikos Dioscoride de Tarse (fin du ne siècle av. J.-C.) était probablement un éloge en vers : I Cret, Cnossos, 12 (I, p. 66-68) ; cf. F Gr Hist 594, T 3. 173. Pour cette littérature plus ou moins érudite sur la ville, voir C hrist-S chm id, Geschichte der griech. Literatur, II6, p. 214 sqq., 240 sqq. Pour les discours d’ambassade, voir par ex. B ousquet, «La stèle des Kyténiens au Létôon de Xanthos». - R o b e rt, «Les Kordakia de Nicée», 1961, p. 152, évoque «l’énorme production de ce genre [l’éloge de ville],

HISTORIQUE L’éloge des dieux est un peu mieux attesté, encore que les sources doivent être critiquées. Il est impossible de déterminer si les Enkômia theôn de Théophraste étaient en vers ou en prose174. L ’éloge d’Athéna en prose qu’on attribue au poète et historien Hermésianax de Colophon (vets 300) est également douteux : Photius cite, d’après Agatharchide, une phrase contenant un jeu de mots à la manière asianiste, mais cette phrase pouvait figurer dans les Persifca d’Hermésianax aussi bien que dans un éloge rhétorique d’Athéna175. L ’Éloge d’Héraclès par Matris est lui aussi une hypothèse, mais beaucoup mieux assurée. Matris de Thèbes était connu dans l ’Antiquité comme humnographos, et Athénée mentionne son Éloge d’Héraclès de pair avec celui de Caucalos176. Or, à la fin du XIXe siècle, Holzer a ingénieusement retrouvé la trace de cette œuvre dans un passage du livre IV de Diodore consacré aux exploits d ’Héraclès. Après avoir écarté, au livre I, l’étymologie du nom d ’Héraclès proposée par Matris (ότι 8l "Ηραν έσχ£ κλέος·, ώς· φησιν ό Ματρις·), Diodore la reprend à son compte au livre IV177 ; Holzer en a conclu que le passage du livre IV est inspiré de l’éloge de Matris. De fait, ce passage présente un incontestable caractère rhétorique178. Matris étant cité par un adversaire de Philodème comme représentant de l ’éloquence sophistique, à côté d’Isocrate, et le traité Du sublime le rangeant parmi les Asianistes avec Hégésias, son Éloge d’Héraclès était selon toute probabilité en prose179. La date reste incertaine18018; certains ont supposé que l’œuvre aurait été récitée aux Hérakleia de Thèbes383. Pour mériter le titre d ’humnographo s, Matris avait peut-être composé plusieurs œuvres analogues. Quoi qu’il en soit, ce texte *

conservée ou perdue, de l’époque hellénistique et de l ’époque impériale», mais sans distinguer prose et poésie et sans donner d ’exemple. Aucun exemple rhétorique grec pour l ’époque hellénistique chez C lassen , Die Stadt ; R ussell -W ilson , éd. de Ménandros, p. XVI, citent seulement Hégésias. 174. N° 580, 1 Fortenbaugh et al. ; cf. R eg enbogen , «Theophrastos», col. 151.. P hilodème discutait l’utilité des hymnes dans son Péri epainou (Rhét. I, 219), mais on ne sait s ’il visait les hymnes en vers ou en prose. 175. F Gr Hist 691, F 2. 176. Athénée, X, 412 b. Cf. F Gr Hist 39 et l ’article détaillé de Hobein, «Matris». 177. D iod. Sic . I, 24, 4, et IV, 10,1. 178. La vie d ’Héraclès est relatée par D iod . IV, 8-39. Si ce récit forme un tout, de la naissance à l’apothéose, on distingue cependant deux parties : la première ( 8 - 1 8 , 3) est encomiastique, la seconde (18, 4 - 39) narrative, avec des digressions ; noter aussi la redite entre 17,4; 28, 2,et 27, 3. Seule Ja première partie serait inspirée de Matris. On remarquera en effet, dans cette première partie, le long exorde rhétorique (8), le topos des honneurs accordés par les dieux (14,3-4, traité avec beaucoup d’ingéniosité), les traits paradoxaux (9, 7 ; 10, 3) : c’est bien le style asianiste. 179. P hilod ., Rhét. II, 233-234 ; Du subi. 3, 2. En faveur de la prose, cf. notamment W ilamowitz , «Asianismus und Atticismus», p. 13, n. 4 ; C hrist-Schmid , Geschichte der griech. Literatur, II6, p. 408. Contra W ünsch, «Hymnos», col. 167 ; H obein , «Matris», col. 2297. 180. Peut-être postérieure à la première guerre punique, et en tout cas antérieure à Diodore ; cf. H obein, ibid., col. 2298. 181. C hrist -S chm id , ibid., p. 456, n. 2 ; J acoby , F Gr Hist 39, commentaire ad loc. (p. 520).

47 atteste la permanence d’un genre, avec la même limitation qu’à l’époque classique : par son sujet et par son plan, VÉloge d ’Héraclès est plus proche du récit historique ou biographique que de l’éloge de dieu. Il s’agit d ’une authentique déesse, en revanche, dans l ’arétalogie d ’Isis découverte à Maronée par Y. Grandjean182. Ce texte, qui date des environs de 100 avant J.-C., est tout à fait singulier dans la littérature des arétalogies et même dans le sous-groupe des arétalogies isiaques. Tandis que l’arétalogie au sens strict est le récit d ’une guérison miraculeuse ou de toute autre intervention divine précise, l’inscription de Maronée se contente d’une allusion à la guérison pour célébrer en général la naissance de la déesse et ses bienfaits à l ’humanité : cette généralisation est le propre des documents isiaques, que pour cette raison l’on hésite parfois à ranger dans les arétalogies. Mais en outre, et contrairement aux autres arétalogies d’Isis, le texte de Maronée suit les règles de Venkômion rhétorique dans le plan, les thèmes et le style ; Isis ne dit pas «Je suis», mais elle est désignée à la deuxième ou à la troisième personne ; enfin, le souci d ’hellénisation est manifeste tout au long du texte183. L’inscription de Maronée appartient bien à l’histoire de la rhétorique grecque : c’est un éloge de dieu en prose, le seul conservé entre Platon et Aelius Aristide. L. Robert pensait que le texte de Maronée pouvait avoir été prononcé dans un concours d ’éloge, et couronné avant d’être gravé184. Ce n ’est q u ’une hypothèse, mais qui s’accorde avec ce que nous savons de la principale innovation hellénistique en matière d’éloge rhétorique : les concours185. La poésie jouit ici encore de l’antériorité, puisque Hésiode déjà dit avoir remporté la victoire, grâce à un hymne, dans le concours funèbre en l ’honneur d’Amphidamas186. On cite également un concours d ’éloges d’Artémis pour la dédicace du temple d ’Éphèse et un concours d’éloges de Lysandre à Samos187. Athénée mentionne un concours de péans en l’honneur d’Antigone le Borgne et de Démétrios Poliorcète188. En 62, les habitants de Mytilène transformèrent leur traditionnel concours poétique en un concours d ’éloges de Pompée, qui

182. Éd. et comm. par G randjean, Une nouvelle arétalogie d'isis à Maronée. Pour la date, cf. G randjean, p. 19 et p. 54, n. 106 ; J. et L. R obert, Bull, épigr. 1977, 287. 183. Sur ce point, voir G randjean , ibid., en particulier p. 106-114 ; Robert , c.r. de Grandjean, p. 534 ; J. et L. R obert, Bull, épigr., ibid. 184. C. r. de Grandjean, p. 534 ; cf. G randjean, ibid., p. 109-110. Frei, De certaminibus thymelicis, p. 38, envisage la même hypothèse pour les éloges d’Hermésianax et de Matris cités plus haut. 185. Sur les concours d’éloge (à l’époque hellénistique et à l’époque impériale), cf. Frei, De certaminibus thymelicis ; R obert, Études épigraphiques et philologiques, p. 17-30 ; Price, «Gods and Emperors...», p. 90, n. 97 ; W ö r r le , Stadt und Fest im kaiserzeitlichen Kleinasien, p. 227-258. - A proprement parler, les épreuves d’éloge prennent place dans la partie «thymélique» des concours musicaux, par opposition à la partie «scénique». Toutefois le sens du mot «thymélique» a varié (cf. W ö rrle, op. cit., p. 227-228). 186. HÉs., Trav. 654*657. 187. M acrobe, Sat. V, 22, 4 ; P lut., Lysandre, 18, 8. 188. Athénée, XV, 697 a.

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venait de donner la liberté à la ville189. Dans un registre plus léger, la reine Stratonice, qu’une maladie avait rendue chauve, «proposa aux poètes un concours dont le prix, un talent, serait accordé à celui qui ferait le plus bel éloge de sa chevelure»190. Enfin, l ’éloge épique (enkômion epikon, epôn poiêtai) figure dans les inscriptions relatives au programme des concours musicaux191. L’époque hellénistique voit donc se développer, à la suite de précédents archaïques et classiques, l’éloge poétique des dieux et des souverains dans des concours exceptionnels ou réguliers. Or l ’éloge agonistique en prose connaît un développement parallèle. Pour conférer le prestige de l ’ancienneté à la rhétorique agonistique, certains avaient voulu la faire figurer dans les jeux en l’honneur de Patrocle : il suffisait d ’altérer légèrement le texte homérique pour remplacer les lanceurs de javeline par des orateurs, καί ρήμοι^? au lieu de καί p’ ήμοι^?192. On ignore en réalité l’origine des joutes d’éloquence. Le premier concours d’éloge connu n ’est autre que le Banquet de Platon, pionnier à plus d’un titre193 ; toutefois le concours n ’est encore qu’une métaphore, car on ne désignera pas de vainqueur. Quand Mausole mourut, sa veuve Artémise organisa un concours d’oraison funèbre, richement doté, auquel participèrent de grands orateurs de l ’époque : Théopompe, qui remporta le prix, Théodecte de Phasélis, Isocrate d’Apollonie, Naucratès d’Érythrée194. Ici, le concours est véritable, mais il demeure exceptionnel ; l’innovation de l’époque hellénistique consiste dans l ’entrée de l ’éloge au programme des concours réguliers. Dès le IVe siècle, une inscription d’Oropos mentionne un sophistês dans la liste des vainqueurs des Amphiaraia (entre 366 et 338) : mais il n ’est pas sûr J 89. P lu t., Pompée, 42, 8. Cf. R obert, Études épigraphiques et philologiques, p. 22, n. 6 ; «Theophane de Mytiiène», p. 47. 190. Luc., Pro imag. 5. 191. Cf. Frei, De certaminibus thymelicis, p. 27 et 34-36 ; M. R. P a llo n e , «L’epica agonale in età ellenistica», Orpheus, n.s. 5, 1984, p. 156-166. - On a parfois supposé que les poèmes de Théocrite en l ’honneur de Hiéron et de Ptolémée avaient été récités dans de tels concours à’enkômia (cf. Frei, loc. cit. ; Hardie, Statius and the Silvae, p. 33). 192. Hom., II. XXIII, 886 : cette variante est mentionnée par P lu t., Quaest. conv. V, 675 a, et elle figure effectivement dans certains manuscrits de l ’Iliade. - On invoquait aussi II. XV, 283-284 : cf. Q uint. II, 17, 8 ; M arrou, Histoire de l’éducation, p. 511, n. 9. 193. Cf. l’emploi de agônizesthai en 194 a et la notice de Robin, éd. C.U.F., p. LXX. 194. Voir F Gr Hist 115, T 6 et F 345 ; S. H o rn b lo w e r, M ausolus, Oxford, 1982, p. 333-334. C’est certainement à ce concours que Naucratès doit d’être mentionné comme modèle pour Yepitaphios par le Ps.-Denys, 278, 6. La tradition comporte d’ailleurs des incertitudes : certaines sources ont confondu Isocrate d’Apollonie avec son célèbre homonyme (cf. éd. C.U.F. d’Isocrate, IV, p. 227) ; d’autre part, il semble que le concours oratoire ait été doublé d’un concours poétique (remporté par Théodecte avec une tragédie intitulée Mausole).-La. Souda (Θ 151) mentionne une joute d’éloquence sophistique qui aurait opposé, à Rome, Théodore de Gadara, Potamon de Mytiiène et Antipatros : cf. J. B rz o sk a , «Antipatros 28», RE, 1, 1894, col. 2516 ; Stegemann, «Potamon», col. 1025 ; Bowersock, Augustus and the Greek World, p. 11, n. 5, et p. 35, n. 5. - On ignore en quoi consistait le concours de communes scriptores institué par Ptolémée, dans le cadre de jeux en l’honneur des Muses et d ’Apollon, après la fondation de la bibliothèque d’Alexandrie (V itru v e , De architectura, VII, pr. 4).

49 ’il faille mettre un rhéteur sous ce mot, car ce témoignage est absolument isolé à cette date195. La présence d ’un enkôm iographos, dans le même concours, au IIe siècle, reste conjecturale196197. C’est seulement à partir du jer siècle avant notre ère que l’éloge en prose (enkômion logikon, enkômion katalogadên) est bien attesté dans les concours. Il figure dans le programme des Tamyneia d ’Eubée, où il s’agit de louer Apollon et où les orateurs sont appelés enkômiologoP97 ; en Béotie, aux Amphiaraia d ’Oropos198 et aux Sôtêria d’Acraiphia199 ; enfin à Larisa, dans le concours local en l’honneur des cavaliers thessaliens tombés dans la bataille des Défilés - ces combattants formant le sujet de l ’éloge200. Ces quatre attestations sont peu de chose, comparées au nombre total des concours à l ’époque hellénistique201 et au poids que prendra l’éloge dans les concours de l’époque impériale. A la fin de l’époque hellénistique, l’épreuve d’éloge, en vers ou en prose, est encore absente de la majorité des concours. L’introduction de ces nouvelles épreuves fut certainement progressive et prudente ; elle se heurtait aux critiques de ceux qui craignaient la surcharge des programmes202. Il n ’en est que plus intéressant d ’observer que le choix s’est porté sur l ’éloge, seul des trois genres rhétoriques. Ce choix est assurément conforme à la conception classique, selon laquelle Y enkômion constitue un spectacle sans conséquences pratiques. Mais d’un autre côté il est évident qu’en étant inscrit au programme régulier de fêtes si importantes dans la vie grecque, l’éloge acquiert une valeur supplémentaire, une fonction sociale, politique et religieuse que l ’époque classique n ’avait connue qu’avec Yepitaphios athénien. Ces éloges agonistiques préfigurent par deux traits encore ceux de l’époque impériale. Dans les quatre concours cités, il y a parallélisme entre rhétorique et poésie : éloge en prose et éloge en vers sont deux épreuves qui vont de pair et portent sur le même sujet203. D ’autre part, les vainqueurs de ces épreuves, cités nommément dans les inscriptions, sont pour nous de parfaits inconnus, 195. IG, VII, 414 ; cf. R obert, Études épigr. et philol, p. 21, n. 2. 196. IG, VII, 415 (date et restitution conjecturales). 197. IG, XII, 9, 93 et 94. Robert , Études épigr. et philo!., p. 24, a fait justice de la restitution barbare [λόγου? έγκωίμικού? dans IG, ΧΠ, 9,95 a. - Sur les dates précises de ces inscriptions et de celles qui suivent, cf. G o ssa g e , «The Comparative Chronology of Inscriptions Relating to Boiotian Festivals». 198. IG, VII, 416 (restitution) et 418-420. Pour le sujet de l ’éloge (soit Amphiaraos, soit les Romains), cf. H ardie, Statius and the Silvae, p. 89. - Au même concours des Amphiaraia, toujours au Ier s. av. J.-C , on rencontre une épreuve intitulée euangelia tês Rhômaiôn nikês {IG, VII, 417,1. 68). 199. IG, VII, 2727. Éloge d’Apollon ou de Zeus, selon Frei, De certamin. thymel., p. 38. 200. Syll.3, 1059, II. Cf. Bull, épigr. 1964, 227 ; B ouvier, «Poètes et prosateurs de Thessalie dans les inscriptions», p. 258-259. 201. Voir la liste de F rei, ibid., p. 16-18. 202. Cf. P lu t., Quaest. conv. V, 2. 203. Enkômiologoi - epôn poiêtai aux Tamyneia ; enkômion logikon (ou enkômion katalogadên) - enkômion epikon à Oropos et à Larisa ; enkômion logikon - epôn poiêtês&ux Acraiphia. Le concours en l ’honneur de Mausole comportait peut-être un parallélisme comparable.

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qui n ’ont laissé aucun nom dans Fhistoire littéraire204. Souvent ils sont du cru, par exemple à Oropos. Nous aurons à revenir sur cette coupure entre le domaine agonistique et le domaine littéraire. En marge des concours, les discours panégyriques paraissent représentés, en tout et pour tout, par les logoi panêgurikoi - nombreux, nous dit-on - de l ’historien et rhéteur Néanthès de Cyzique (vers 300 avant J.-C.) ; nous ignorons tout du contenu de ces discours205. D ’autre part, les inscriptions mentionnent souvent des epideixeis moins solennelles, conférences ou auditions données, ordinairement au gymnase, par des musiciens, poètes, orateurs, médecins, philosophes, historiens206 : la rhétorique n ’était pas sans y jouer un rôle. Dans la perspective de l’éloge, il faut citer les démonstrations (apodeixeis) de Thémistoclès d’Ilion, qui prononça en 196, à Xanthos, des rhêtorikoi logoi qui traitaient vraisem blablem ent des liens ethniques et culturels unissant Xanthos et Ilion et qui lui valurent 400 drachmes d ’honoraires207 ; et surtout les akroaseis d’un historien de Trézène qui lut à Delphes, au milieu du lie siècle, des éloges des Romains (ένκώμια cl? *Ρωμαίου? τού? κοινού? των ' Ελλάνων εύεργέτα?)208. Malgré les lacunes de la documentation, on discerne donc un développement de l’éloge rhétorique au cours de la période hellénistique. Les formes héritées de l’époque classique se sont maintenues, et Venkômion en prose fait son entrée dans les concours. Π semble également qu’on assiste à un déplacement d’accent, les paignia mythologiques n ’occupant plus le devant de la scène et l’éloge étant plus fréquemment lié à l’actualité politique et aux circonstances de la vie sociale.

IV . - L ’é l o g e

à

Ro m e

s o u s l a r é p u b l iq u e

Dans l’éloge romain, comme dans l’éloge grec, la rhétorique a précédé la littérature. Les premiers discours épidictiques, les seuls pendant de longs 204. Inversement, il n’y a pas de preuve que tel texte connu soit un morceau de concours, même si cette hypothèse a été formulée pour Hermésianax, pour Matris et pour l’arétalogie de Maronée. 205. F Gr Hist 84, T 1 (b) (si panêgurikos a ici son sens propre, et n’est pas un simple synonyme à'epideiktikos). - Le Panathênaïkos du péripatéticien Dicéarque n’était probablement pas un discours rhétorique, mais une étude sur les Panathénées (fr. 86 Wehrii et commentaire ad loc.). 206. Voir notamment R obert , «Arkhaiologos», p. 236, η. 1 ; Études anatoliennes, p. 79-81 ; Études épigraphiques et philologiques, p. 14 ; Hellenica, II, p. 34-36 ; Bull, épigr. 1958, 336. 207. R obert, Amyzon, p. 154-163 (n°15. B). 208. FD, III, 3,124 ; cf. R obert, Études épigr. et philol., p. 25. Ces éloges faisaient écho à un thème fréquent dans les inscriptions de l’époque : cf. Fe r r a r y , Philhellénisme et impérialisme, p. 124-132, sur les Romains «communs évergètes».

l ’é l o g e r h é t o r i q u e , d e p é r ic l è s à c ic é r o n

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siècles, furent les laudationes funebres prononcées lors des funérailles des membres des grandes familles, qui louaient le défunt et sa gens209. Cette forme oratoire est l ’homologue de Γepitaphios athénien, éloge gentilice et célébration collective se répondant comme deux formes caractéristiques de la structure politique et sociale dont chacune est issue210. Hormis la laudatio funebris, l’éloquence romaine traditionnelle ignore le discours d ’éloge : Cicéron n ’en cite pas un seul dans le Brutus211. Quand Varron consacre à Yenkômion une de ses Satires ménippées, il n ’envisage aucun discours épidictique sérieux, sauf l ’inévitable laudatio funebris, mais des badinages alexandrinisants, des ekphraseis et des fantaisies symposiaques, en prose ou en vers, à la mode grecque212. L ’éloge se cantonne donc dans un rôle d’appoint au tribunal, avec la vieille coutume de la laudatio iudicialis : après les plaidoiries, l’accusé est autorisé à produire des laudatores, distincts des témoins à décharge, qui brossent son portrait sous un jour aussi favorable que p o ssib le213. L ’avocat lui-même peut insérer dans son plaidoyer des considérations analogues, qui reviennent à louer le caractère et les antécédents de son client. Les traités romains reflètent ce rôle annexe de l ’éloge. Ainsi, la Rhétorique à Herennius fait la part belle aux causes judiciaires, «de beaucoup les plus difficiles»214 : les deux premiers livres sont consacrés à Vinuentio dans le genre judiciaire, tandis que Vinuentio dans les deux autres genres n’est abordée qu’au début du livre ΙΠ ; dans la suite du traité, qui concerne les autres parties de la rhétorique, l ’auteur garde principalement en vue les genres judiciaire et délibératif. Il déclare que l ’éloge et le blâme se rencontrent rarement dans la vie en tant que discours autonomes, et que leur utilité principale est l’emploi à titre de morceau inséré dans les discours délibératifs ou judiciaires215. Le De inuentione, quant à lui, relègue les genres délibératif et épidictique dans une sorte d’appendice216. Cicéron conservera toute sa vie quelque dédain vis-à-vis du troisième genre, mais on discerne cependant une évolution dans son œuvre. Le De oratore reste dans la ligne du De inuentione : les interlocuteurs du dialogue connaissent naturellement la tripartition aristotélicienne, mais ils ne s ’intéressent 209. Sur la laudatio funebris, voir DüRRY, «Laudatio funebris et rhétorique», étude reprise et développée dans la notice de Y Éloge funèbre d'une matrone romaine, éd. C.U.F. ; Kierdorf, Laudatio Funebris. 210. Cf. NicoLET, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, p. 460-467, 472 ; Loraux, L ’invention d’Athènes, p. 42-43. 211. La seule mention de l ’éloge romain dans le Brutus est le paragraphe sarcastique sur la laudatio funebris (§ 62). 212. Varron , Sat. mén. 370-383 Cèbe. 213. Cf. Lafaye, «Laudatio», p. 995-996. 214. Rhét. Her. II, 1. Cette conception s’oppose à celle d ’Isocrate et d ’Aristote, qui accordaient la primauté au genre délibératif ; cf. K ennedy, The Art o f Rhetoric in the Roman World, p. 115-116. 215. Rhét. Her. Ill, 15. Voir par ex. I, 8 (éloge de soi-même, des juges, etc., en exorde) ; II, 13-14 (éloge du rédacteur de la loi). 216. Cic., Inv. II, 155-178. Pour l’éloge inséré dans le discours judiciaire, voir Inv. I, 22, 82,97 ; II, 112-115,125 ; De or. II, 349; Part. 117,134.

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réellement qu’au forum et au Sénat ; Antoine doute même, on l’a vu, qu’il vaille la peine d’édicter des préceptes spéciaux pour le genre démonstratif217. La raison profonde de ce dédain, c’est que l ’éloge rhétorique n ’appartient pas à la tradition nationale : «Les éloges que nous prononçons, nous, au forum, ont la brièveté nue d’un témoignage, la même absence d ’ornements [c’est la laudatio iudicialis] ; ou bien ils sont écrits pour une cérémonie funèbre qui s ’accommode mal des grandes qualités oratoires [laudatio funebris]». Toutefois, Antoine reconnaît aussitôt que la topique de l’éloge, empruntée aux rhéteurs grecs, peut être utile si l’on doit prononcer, voire écrire une oraison funèbre, ou bien «si l ’envie nous en prend, [pour] louer à la manière des Grecs, à la seule fin de célébration, tels ou tels de nos concitoyens»218. Un peu plus tard, Cicéron, parlant en son propre nom, ouvre à l’éloge une plus vaste carrière. Les Partitiones oratoriae soulignent l’utilité morale de l’éloge et du blâme et admettent implicitement que ce genre «étendu et très varié» ne se limite pas à l’éloge de personne ; «Il n ’y a pas de discours plus fécond pour l’éloquence, plus utile pour l’État»219. U Orator, enfin, aborde la question sous l’angle du style. L’escrime épidictique, illustrée par les sophistes, par Gorgias et par Isocrate, n’a pas sa place, en principe, dans les combats du forum. Mais elle forme le style, et possède donc à ce titre une valeur propédeutique {quasi nutrix oratoris). En outre, Cicéron rappelle qu’il a recouru aux symétries gorgianiques dans certains plaidoyers ; il revendique le droit aux rythmes dans le discours judiciaire ou politique et mentionne des passages épidictiques, en style périodique, figurant dans ses propres œuvres220. La Seconde action contre Verrès contient en effet un célèbre éloge de la Sicile et une description de Syracuse221. Le discours Sur le commandement de Pompée appuie la proposition de loi de Manilius en consacrant à Pompée un enkômion en bonne et due forme222. Cicéron a pratiqué aussi le discours de remerciement, qui comprend toujours une part d ’éloge : gratiarum actio du nouveau consul, conformément à l’usage, en exorde du premier discours qu’il prononce devant l ’assemblée ; remerciements au Sénat et au peuple pour son rappel d’exil ; action de grâces louant César d ’avoir accordé son pardon au pompéien Marcellus223. Dans la dernière année de sa vie, Cicéron insérera dans un discours au Sénat une oraison funèbre des soldats de la légion de Mars 217. De or. 11,72-73, 333. 218. De or. II, 341. 219. Part. 69-70. C est également dans ce traité que Cicéron approfondit sa réflexion sur le plan de l’éloge. 220. Or. 37-42, 65, 164-167, 170 sqq., 210. 221. /n Verrem, actio secunda, II, 2-9 ; IV, 117-119 (passages mentionnés dans Or. 2luj. 222. De imp. Cn. Pompei, 27-49 (modèle d’éloge selon F ronton, 225, 3-8) ; cf. Michel, Rhétorique et philosophie chez Cicéron, p. 199 et p. 538, n. 1. - Noter aussi l’éloge de Lucullus dans Acad. II, 1-4 (portrait biographique plutôt qu’éloge oratoire) et l ’oraison funèbre de Ser. Sulpicius Rufus dans la IX e Philippique (qui est surtout une suasoria). - Sur les éléments d’éloge épars dans les discours politiques, voir A chard , Pratique rhétorique et idéologie politique dans les discours «optimates» de Cicéron, p. 357-425. 223. De lege agraria, II, 1 ; Cum senatui gratias egit et Cum populo gratias egit ; Pro Marcello.

53 qui s’inspire fortement des epitaphioi classiques, bien que le contexte soit tout différent224. Rome rejoint Athènes. L’œuvre de Cicéron représente donc l’amorce d’une acclimatation de l’éloge rhétorique à Rome, en théorie et en pratique ; il faut ici faire la part des circonstances politiques, qui attirent la louange sur Pompée et sur César comme jadis sur Philippe et sur Alexandre. La laudatio funebris, elle aussi, se pare d’ornements oratoires, par exemple dans le fragment de César en l’honneur de sa tante Julia, et le Ier siècle prend l’habitude de rédiger, après les funérailles, des laudationes littéraires, comme firent Brutus et Cicéron225. Mais on ne saurait trop marquer les limites de ces innovations : à l ’exception de la laudatio, l ’éloge est toujours inséré dans un discours délibératif ou judiciaire ou dans un remerciement ; on ne loue guère que des personnes. Du point de vue de l’éloge rhétorique, Rome à la fin de la République ressemble à l’Athènes du IVe siècle, sans les sophistes.

224. Phil. XIV, 31-35 ; cf. M ichel, ibid., p. 382-384 ; Loraux , L'invention d’Athènes, P- 42-43, 99. 225. Cf. D urry, Éloge funèbre d'une matrone romaine, p. XXIV-XXV, XXXIX-XL.

CHAPITRE II le

TR IO M PH E DE L ’ÉLO G E À L ’ÉPOQUE IM PÉR IA LE

l e milieu sophistique L’éloge rhétorique a pris son essor, à l ’époque impériale, dans le cadre du phénomène culturel et social de la Seconde Sophistique. La plupart des encomiastes connus portent dans les sources le titre de sophiste. Dion, Lucien, Aristide se rattachent à ce mouvement, chacun à sa manière, même s ’ils répugnent à le reconnaître. Ménandros souligne que la lalia, qui forme un chapitre du traité Sur les discours épidictiques, est «extrêmement utile au sophiste»1. Aussi le milieu sophistique imprime-t-il sa marque sur l ’éloge rhétorique. Enseignant, artiste, homme public, le sophiste est divers et ne se laisse pas enfermer dans une définition univoque2. Une description sommaire associe trois éléments étroitement solidaires, enseignement de la rhétorique, éloquence publique, influence politique, et leur adjoint des à-côtés comme la gloire, la richesse, les voyages, le souci de la santé. C’est le portrait du sophiste idéal, tel qu’il se dégage des Vies des sophistes de Philostrate et des textes contemporains. Dans ce portrait, la rhétorique, enseignée et pratiquée, joue un rôle essentiel. Sans elle, il n ’est point de Seconde Sophistique ; elle est l’âme du mouvement. En même temps les sophistes, ou du moins nombre d’entre eux, jouissent d ’une importance politique et sociale dans leur cité et auprès de l’aristocratie romaine, voire auprès de l ’empereur. Certes, il n’est pas nécessaire d’être sophiste pour réussir dans l’Empire romain, et inversement l’on peut penser qu’il a existé, à côté des vedettes décrites par Philostrate, toute une population de rhéteurs ou de sophistes qui exerçaient dans des villes de 1. MÉN. II, 388, 17. 2. Sur la définition de la Seconde Sophistique, voir, parmi les études récentes : B owersock, Greek Sophists in the Roman Empire ; Id . (éd.), Approaches to the Second Sophistic ; B ompaire , «La Seconde Sophistique : crise ou renaissance littéraire ?» ; B o w ie , «The Importance of Sophists» ; R eardon, «Travaux récents sur Dion de Pruse», p. 292 ; I d ., «The Second Sophistic» ; Follet, «Les sophistes conférenciers de l ’époque impériale» ; Anderson, «The pepaideumenos in Action» ; Id., «The Second Sophistic».

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moindre importance, sans parler du Graeculus esuriens de Juvénal, des mercede conducti de Lucien, qui pouvaient avoir eux aussi pour tâche d’enseigner et de prononcer des discours. Mais il reste, à l’intersection de la rhétorique et de l’aristocratie, une catégorie d ’hommes qui unissent les deux réussites : ceux-là sont spécialement en vue. L’appartenance à la sophistique n’est une condition ni nécessaire ni suffisante pour accéder au pouvoir, mais sophistique et pouvoir s’allient, sans qu’on puisse toujours démêler leurs liens. Jamais, depuis l ’époque classique, les spécialistes de la rhétorique n ’avaient joui d’un tel rayonnement. L ’étendue de ce rayonnement est à la mesure de l ’Empire romain. Partout, des écoles d ’éloquence ; partout, des sophistes, à demeure ou de passage. Or, fait remarquable, d’une extrémité à l’autre de Yoikoumenê, il s’agit toujours de la même rhétorique. Malgré son extension géographique, le milieu sophistique est culturellement isomorphe. La Seconde Sophistique bénéficie de la cohérence du monde gréco-romain de l’époque, et elle renforce en retour cette cohérence en diffusant largement sa culture et ses valeurs. Les Portraits de Lucien en offrent l’illustration frappante : le sophiste de Samosate loue à Antioche la favorite smymiote du co-empereur romain, en se référant - c’est le dénominateur commun - aux artistes et aux poètes de la Grèce archaïque et classique, et surtout aux règles de la rhétorique3. Cette cohérence est accrue par les rapports qui unissent les sophistes. Ils sont liés par la parenté, par des études partagées ou par des liens de maître à disciple. Ils se connaissent, directement ou par l’intermédiaire de relations communes. Ils s’écoutent et se lisent mutuellement, ils se querellent souvent. Le milieu sophistique forme un réseau professionnel, social et culturel, le plus large qu’ait jamais connu l’Antiquité grecque. Les propriétés de l’éloge rhétorique traduisent ce milieu dans lequel il s’est développé. La portée politique des discours épidictiques est liée à l ’importance sociale des sophistes ; l’homogénéité de Yenkômion dans toutes les provinces hellénophones et jusqu’en Occident est en accord avec la cohérence œcuménique de la sophistique. Cependant, au cours des premiers siècles de notre ère, l ’éloge fait mieux que refléter son milieu : il le conquiert, en prenant une place grandissante dans le champ rhétorique et dans l ’activité sophistique. L ’enseignement, la recherche théorique et la pratique oratoire témoignent de cette progression.

I. - L ’e n s e ig n e m e n t La première tâche du sophiste est l’enseignement de la rhétorique : le système éducatif constitue l’arrière-plan de toute la production oratoire. 3. Pour d’autres illustrations analogues, voir M illa r, «P. Herennius Dexippus», p. 12-13 (la déclamation d’Héliodore l ’Arabe chez P h ilo strate, V. soph. 626), et Bowersock, Greek Sophists, p. 8 (les V. soph, elles-mêmes).

57 Le programme de l’étudiant en rhétorique, à l’époque impériale, consiste principalement dans les progymnasmata et la déclamation, exercices largement hérités des époques précédentes. Les premiers discours fictifs sur des sujets délibératifs ou judiciaires ne datent pas de Démétrios de Phalère, comme on le répète souvent après Quintilien, mais bien des premiers sophistes, avec par exemple les tétralogies d’Antiphon et la Défense de Palamède de Gorgias4. Au témoignage de Plutarque, Démosthène pratiquait la déclamation dans son meletêtêrion souterrain, et Iphicrate faisait de même chez lui, mais devant un nombreux public5. C’est apparemment en ce sens que l’auteur de la Rhétorique à Alexandre conseille de s’exercer à ce qu’il appelle des progymnasmata6. Cette pratique de la meletê s ’est continuée à l’époque hellénistique dans le monde grec, puis à Rome, avant de triompher à l’époque impériale, comme l’attestent notamment Quintilien et Philostrate. - ’origine des progymnasmata proprement dits est moins claire7. La thesis remonte à Protagoras et a été pratiquée comme exercice dans les écoles de philosophie depuis Aristote, dans les écoles de rhétorique au moins depuis Hermagoras8. La narratio est attestée dès la Rhétorique à Herennius et le De inuentione9. Mais c’est seulement dans la seconde moitié du Ier siècle après J.-C., chez Quintilien et Théon, que nous trouvons la liste canonique qui se perpétuera dans les siècles suivants10. Théon ne cache pas qu’il a eu des devanciers, qui se sont occupés de la paraphrase, de la fable, du lieu commun et de la description ; il ne précise pas leur date11. Les exercices préparatoires 4. Démétrios de Phalère : Q uint . II, 4, 41-42. - Sur l ’histoire de ia déclamation, voir Russell, Greek Declamation, chap. 1 ; sur la déclamation romaine, voir K ennedy, The Art of Rhetoric in the Roman Wold, p. 90-96, 312 sqq. 5. P lut., Démosth. 7, 6 - 8,2 ; Praec. ger. reip. 812 f - 813 a. En revanche, le témoignage de Plutarque selon lequel Thémistocle déclamait dans sa jeunesse, serait anachronique : cf. Russell, «Arts and Sciences in Ancient Education», p. 215. 6. Rhét. Alex. 28, 4. Le mot progymnasmata est suspecté dans ce passage par les éditeurs, qui y voient un anachronisme - parce qu’ils veulent l’entendre au sens de l’époque impériale. 7. Sur l’histoire des progymnasmata, voir R eichel , Quaestiones progymnasmaticae, p. 9-20 ; C hrist -S c h m id , Gesch. der griech. Lit. II6, p. 300, 461 n. 1, 681 n. 5, 926 ; Stegemann, «Theon», col. 2048-2049 ; K roll, «Rhetorik», col. 1117-1119 ; S chouler , La tradition hellénique chez Libanios, p. 53-54 ; K ennedy , Greek Rhetoric under Christian Emperors, p. 54-56. Q uint . II, 10, 1 paraît considérer les exercices préparatoires comme antérieurs à la déclamation, du moins à Rome ; cf. Suét., De rhet. 1. 8. R eichel, Quaest. progymn., p. 97-104 ; T hrom , Die Thesis (en particulier IIIe partie) ; Kennedy, The Art o f Persuasion in Greece, p. 305. 9. Rhét. Her. I, 4 et 12-13 ; Cic., Inv. I, 27 (avec une définition de la narratio qui est mot pour mot celle du diêgêma dans les Progymnasmata : cf. T héon, 78,15-16 ; voir K. Barwick, «Die Gliederung der narratio in der rhetorischen Theorie...», Hermes, 63, 1928, p. 283). Reichel, Quaest. progymn., p. 12-20, retrouve encore la chrie dans Rhét. Her. IV, 54-58, et la paraphrase chez Cic., De or. I, 54. 10. Sur la date de Théon, voir l ’exposé raisonnable de Stegemann , «Theon», col. 20372039, qui opine en faveur de la seconde moitié du Ier s. ap. J.-C. Voir aussi la liste donnée par Suét., De rhet. 1, qui toutefois ne précise pas à quelle époque il se réfère (au début du 1« s. av. J.-C. selon l ’hypothèse de K ennedy, The Art o f Rhetoric in the Roman World, p. 91). 11. T héon, 59, 11-25 ; 62, 10-13 ; 73,9-14; 107, 15-19; 120, 2-11.

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paraissent donc être le fruit d’une pratique pédagogique qui remonte par certains traits à l ’époque classique et qui s’est développée à l’époque hellénistique. Si l’on considère l’ensemble du programme, progymnasmata et déclamation, on peut à bon droit parler de stabilité de la rhétorique scolaire, depuis l’époque classique jusqu’à l’époque impériale52. Cependant il s’est produit quelques modifications qui intéressent directement l ’éloge. La liste des progymnasmata ne fut pas fixée d’emblée ne varietur, et les maîtres ont pu lui apporter des retouches. Théon déclare ainsi que son apport original a notamment consisté à introduire de nouveaux exercices53. Or il écrit à propos de l’éloge1213415: «Je n’ignore pas, moi non plus, que l’éloge est une espèce de discours ; les espèces de discours sont en effet au nombre de trois, l’espèce laudative, qu’Aristote appelait épidictique, la judiciaire et la délibérative. Mais comme nous avons souvent l’habitude de proposer, même aux jeunes gens, des éloges comme sujets de rédaction, c’est la raison pour laquelle j ’ai rangé l ’éloge dans les exercices préparatoires, en réservant l’exposé technique détaillé pour l'endroit convenable et en me contentant pour l’heure de donner des préceptes plus simples».

Parce que l ’auteur dit avoir rangé (etaxa) l’éloge dans les progymnasmata et s’en justifie, on a pensé qu’il s’agissait d’une innovation de sa part : mais la portée réelle de ce passage est plus limitée. D’abord, il ne signifie pas, cela va de soi, que l’enseignement de l’éloge soit à cette époque une nouveauté. Loin de se dire l ’inventeur de la pratique pédagogique de l ’éloge, Théon reconnaît qu’il s’agit d’un exercice «habituel» (eiôthamen). De fait, nous avons vu que cette pratique remonte à la Première Sophistique et qu’elle reste attestée à l ’époque hellénistique, notamment dans le papyrus de Milan. A l’époque impériale, une inscription de la seconde moitié du premier siècle après J.-C. corrobore ce caractère habituel. Il s’agit d’un décret de consolation relatif à un jeune homme d’Agrippeia qui était venu faire ses études à Claudiou Polis et qui a trouvé la mort dans cette ville ; or ces études portaient sur λόγων των ndpi έπίαίνου ή καί ηθών κα[ι κλαυθίμών53. On reconnaît ici deux exercices préparatoires, l ’éloge (appelé epainos au lieu du mot usuel enkômion) et les éthopées, en particulière les éthopées pathétiques. La cruelle ironie du sort veut que le jeune homme soit devenu lui-même un sujet d’éloge funèbre au moment où il apprenait à composer de tels discours sur d’autres. L ’éloge était donc effectivement enseigné dans les classes. S’il n’est pas question d ’une nouveauté radicale, faut-il du moins créditer Théon d ’avoir assigné à l ’éloge une place fixe dans le cycle des exercices préparatoires, comme on l ’admet généralement16 ? Au vrai, sur ce point encore, il ne prétend pas être le premier. Les mots «moi non plus» (oude autos) suggèrent au contraire que cette entrée de l’éloge avait déjà suscité un 12. Comme fait R ussell, Criticism in Antiquity, p. 114. 13. T héon, 59,18-19. 14. ID. 61, 20-28. 15. IK, 31, 70 (1,1. 35-37). 16. H oppichler , De Theone Hermogene Aphthonioque progymnasmatum scriptoribus, p. 38 et 46 ; R eichel, Quaest. progymn., p. 37 ; K ennedy, Greek Rhetoric under Christian Emperors, p. 57 et 70. Stegemann, «Theon», col. 2048-2049, est plus réservé.

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TRIOMPHE DE L’ÉLOGE À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE

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débat : certains collègues excipaient de la définition aristotélicienne de l’éloge comme genre de discours pour refuser son insertion dans les progymnasmata, nuisque ceux-ci ne sont pas des discours, mais seulement des exercices préparatoires au discours. En outre, Quintilien range l ’éloge dans la série des !Progymnasmata, à la même place que Théon, sans présenter le fait comme une nouveauté : pour admettre que Théon a innové, il faut supposer que Quintilien est postérieur à Théon et influencé par lui, directement ou indirectement, ce oui n’est ni impossible ni démontré17. La prudence s’impose donc quant à une innovation de Théon, et les conclusions qu’autorise ce passage délicat se situent sur un plan plus général, qui dépasse la personne du rhéteur. Nous constatons que la pratique scolaire de l ’éloge, attestée sporadiquement à l ’époque hellénistique, est devenue «une habitude fréquente» et que, d’autre part, l’insertion officielle de Venkômion dans le cycle des exercices préparatoires apparaît comme une innovation sans doute récente et encore contestée. Ces deux faits révèlent un accroissement du rôle de l’éloge dans l’enseignement au jer siècle après J.-C. Un second signe de l’importance croissante de l’éloge est sa pénétration dans les autres progymnasmata. La chrie et la maxime commencent par un bref éloge de l’auteur des paroles ou de l’action qui forment le sujet du devoir ; la confirmation et la réfutation d ’un mythe peuvent de même débuter par un éloge ou par un blâme18. Le «lieu commun» pour un héros ou contre un criminel présente une ressemblance avec Venkômion et le psogos19. La comparaison, qui mène en parallèle deux éloges ou un éloge et un blâme, suit rigoureusement la topique encomiastique20. Certains théoriciens tardifs sont allés beaucoup plus loin en ce sens. Tandis que la position normale de l ’éloge et du blâme est à peu près au milieu de la série des progymnasmata21, Athanasios, rhéteur du IVe siècle, tenait que l’éloge serait mieux à sa place en tête de la série. A ses yeux, en effet, chrie, maxime, réfutation et lieu commun devaient être traités au moyen des lieux encomiastiques (affirmation qui dépasse de beaucoup la doctrine des Progymnasmata conservés). L ’élève aurait donc eu intérêt, selon lui, à apprendre le plus tôt possible les lieux encomiastiques, la progression habituelle se justifiant seulement par le fait que l’éloge est plus difficile que ces 17. Quint. II, 1, 8-11 ; 4,20. Théon seraitunedes sources de Quintilien selon H oppichler, DeTheone..., p. 36-39 ; Reichel, Quaest.progymn., p. 22-23 ; L ana, Quintiliano, il Sublime e Elio Teone, p. 350-151 ; Quintilien cite en effet, par deux fois, un Théon qui pourrait être l’auteur des Progymnasmata. Mais la question est discutée : cf. notamment Stegemann , «Theon», col. 2038 ; Cousin, «Quintilien 1935-1959», p. 305. - La liste de Suét., De rhet. 1, comprend l’éloge et le blâme : mais de quelle époque Suétone parle-t-il, et ne peut-il commettre un anachronisme ? Voir H oppichler, ibid., p. 128-130. 18. Chrie et maxime : H ermog ., Prog. 1 , 11-12 ; 9, 19 ; 10, 6 ; A phthon . 4, 13 ; 8, 4 ; Nicol, 23, 14-15 ; 24,4-8 ; cf. 28, 9-17. - Confirmation et réfutation : A phthon. 10,13-14 ; 13,25 ; cf. T héon, 76,11-12. Voir Schouler, La tradition hellénique chezLibanios, p. 88. 19. Sur cette ressemblance, et sur les différences, cf. T héon, 106, 22 - 107,1 ; H ermog ., Prog. 15,11-17 ; A phthon . 27, 14-16 ; N icol . 37-38 (cf. 46, 20 - 47, 3) ; Isid., Etymol. Iï, 4,7-8. - Éloge en exorde du lieu commun, selon certains : N icol. 42,15-22. 20. T héon, 112-115 ; H ermog., Prog. 18-20 ; A phthon. 31-32 ; N icol. 59-63. 21. C’est le début des sujets «plus élevés» selon Quint. Π, 4, 20.

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quatre autres exercices et qu’il convient de graduer la difficulté22. Vers la même époque, la thesis fut à son tour annexée à l’éloge. Chez Quintilien, Théon, Hermogène, Aphthonios, c’est un exercice délibératif reposant sur les telika kephalaia. Mais déjà Aphthonios, en contradiction avec- ses propres préceptes, donne un exemple de thesis Ei gamêteon traitée comme un éloge du mariage et suivant, au moins en partie, la topique encomiastique23. Sopatros rattache la thesis à l’éloge plutôt qu’à la délibération, et Nicolaos se range catégoriquement dans le camp des théoriciens qui prescrivent d’utiliser les lieux de l’éloge comme plan de la thesis24. L’époque impériale a donc vu croître, chez des maîtres influents, la place dévolue à l’éloge dans les exercices préparatoires25. Au niveau supérieur, la meletê, selon les théoriciens, est toujours judiciaire ou délibérative, jamais encomiastique26. De fait, à première vue, les centaines de sujets de déclamation connus par les rhéteurs grecs et latins ne comprennent pas un seul éloge. A l’époque impériale, cependant, l’éloge s ’est frayé un chemin jusque dans cet exercice. Certains discours épidictiques conservés ont été considérés comme des déclamations. C’est figurément, et avec un peu de polémique, que Wilamowitz qualifiait de meletê le Panathénaïque d’Aristide, qui n ’a rien d’un discours fictif27 : Aristide y parle en son propre nom, et le discours a été effectivement prononcé aux Panathénées. Le caractère passéiste du contenu (à l ’exception d ’ailleurs de certains passages) est une autre affaire. C ’est d ’autre part une facilité, pour certains savants, de qualifier de «déclamations» les éloges dont l’objet est mal identifié ou dont les circonstances ne sont pas claires. Ces pseudo-explications sont pernicieuses parce qu’irréfutables : si l ’auteur paraît vague, c’est, dit-on, qu’il traite un cas imaginaire ; donne-t-il des détails précis, ce sont des touches d’atmosphère pour faire admettre la fiction. La seule réfutation indiscutable de telles hypothèses serait un témoignage extérieur au discours, qui justement fait défaut. On a supposé ainsi que le Mélancomas de Dion serait un personnage imaginaire, incarnant l’idéal de

22. Fragment cTAthanasios dans l’édition Rabe d’Aphthonios, p. 53. 23. Voir Rabe, éd. d’Aphthonios, p. XXIX, et la variante mentionnée en apparat, ibid., p. 42, 9-10. 24. Sopa tr o s dans l ’éd. Rabe d ’Aphthonios, p. 65, et p. 69, 1. 117-124 ; N ic o l . 72, 7-73, 13. 25. L ’effort de Stegemann , «Theon», col. 2043-2045, pour classer les progymnasmata selon les trois genres oratoires et pour définir un groupe de progymnasmata spécifiquement épidictiques ne convainc pas. C’est en un sens large et fallacieux que B urgess , Epideictic Literature, p. 118, n. 4 (cf. Stegemann , ibid., col. 2045), définit tous les progymnasmata comme «épidictiques». 26. PHILOD., Rhét. I, 134, 2-5 (μιμήματα των δι.κανικών καί συμβουλευτικών καί πρεσβευτικών λόγων) ; Q uint. Π, 3, 2 ; Mén. I, 331, 16-18. L ’idée que la déclamation a quelque chose d’épidictique, au sens large du terme, ne remet pas ce principe en cause. 27. W ilamowitz, «Der Rhetor Aristeides», p. 349, et c.r. de Boulanger, Aristide, p. 128 ; cf. R eardon, Courants littéraires grecs, p. 140.

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l’athlète28. Selon d ’autres, le Discours rhodien conservé dans le corpus d’Aristide, qui déplore la destruction de Rhodes et console les habitants, serait une «Schulrede» : à la nouvelle du séisme, Aristide aurait tranquillement prononcé chez lui, devant des amis ou des étudiants, ce discours fictivement adressé aux Rhodiens29. Le discours Eis basilea, attribué au même Aristide, a été également considéré comme une meletê plus ou moins tardive qui louerait un empereur imaginaire. Si l ’on écarte ces hypothèses gratuites ou aventureuses, il ne reste que YÉloge de la patrie de Lucien, «exercice d ’école» ou «corrigé idéal» montrant comment il faut louer la patrie30. Mais il est clair que cet opuscule n ’a rien de commun avec une déclamation : détaché de toute circonstance précise, il ne comporte aucune indication, et donc aucune fiction, relative à l’auteur, au public, au lieu ou à la date de prononciation ; ce n ’est pas un discours fictif, mais un discours abstrait. S’il faut le rattacher à l’enseignement, on le rapprochera des progymnasmata : il s’agit de Fenkômion d’une entité abstraite, conformément à un type envisagé par les auteurs de Progymnasmata, ou si l’on préfère de la thesis «Qu’il faut aimer sa patrie», traitée sur le mode encomiastique. L’oraison funèbre, en revanche, offre un cas indiscutable de déclamation épidictique. D’après notre documentation, Y epitaphios athénien a disparu à l’époque hellénistique, et la fête même des Epitaphia n ’est plus attestée après l’époque d ’Auguste31. Or cette forme oratoire paraît resurgir à l’époque impériale. Le Pseudo-Denys et Ménandros II envisagent tous deux, à côté de Y epitaphios idios (sur le décès d’un individu), un epitaphios koinos consacré aux morts de la guerre, sur le modèle des oraisons funèbres athéniennes32. Le même Ménandros rapporte qu’Aristide avait composé trois epitaphioi koinoi «à la manière de ceux qu’auraient prononcés le polémarque», et nous avons conservé un Polemarkhikos d ’Himérios33. Aussi a-t-on cm autrefois que l’époque impériale avait vu renaître l ’antique institution de Y epitaphios

28. D ion , or. XXVIII-XXIX. C’est la thèse de L emarchand, Dion, p. 30-32, adoptée par Kennedy, The Art o f Rhetoric in the Roman World, p. 571. Elle tente visiblement C ohoon, éd. Loeb, II, p. 358 ; Szarmach, «Trauerdeklamationen des Dion», p. 51 ; et même Jones, Dio, p. 17. Il y a assurément des difficultés pour préciser les circonstances de la mort de Mélancomas et de la composition des deux discours, mais ce n’est pas une raison pour refuser à ceux-ci toute réalité. Ils répondent à un événement bien réel selon A rnim , Dio, p. 142-147 ; W ilamowttz apud A rnim , ibid., «Nachtrag», p. 515-516 ; S chmid , «Dion», col. 849 et 872 ; J ü t h n er , «Z u Dion Chrys. XXVIII» ; R o b e r t , H ellenica, XI-XII, p. 338-339, et «Enterrements et épitaphes», p. 409-411 ; D esideri, Dione, p. 185, n. 18. 29. P s .-Arstd ., or. XXV : hypothèse de H ug , Leben und Werke des Aristides, p. 25-27, repoussée à juste titre par B oulanger, Aristide, p. 374, n. 1 ; J ones, «The Rhodian Oration», p. 514. 30. Voir B ompaire, Lucien, p. 278-281, qui écarte tacitement l ’appellation impropre de meletê avancée par W ilhelm , «Z u Lukianos’ Pair, enc.», p. 415 (le même W ilhelm , ibid., p. 399, emploie plus justement l’expression de katholou zêtêsis). 31. M onceaux , «Epitaphia», p. 728 ; Tha lh eim , «Epitaphios», col. 219 ; L o r a u x , L’invention d’Athènes, p. 258-260 ; Follet, Athènes au IIe et au IIIe siècle, p. 318. 32. P s .-D enys, chap. VI ; MÉN. II, 418. 33. A rstd., fr. 121-124 ; Himêr., or. VI.

HISTORIQUE collectif en l ’honneur des Athéniens34. H est vrai que Ménandros s’exprime au présent : Λ έγεται μέν παρ’ ’Αθηναίοι? έτητάφιο? ό καθ’ έκαστον ενιαυτόν έττί τοΐ? πεπτωκόσιν έν τοΐ? πολέμοι? λεγόμενο? λόγο?. Mais cette tournure a une valeur lexicographique intemporelle ; ce n’est pas un renseignement d ’actualité35. Au reste, Ménandros abandonne immédiatement Y epitaphios collectif pour ne plus traiter, dans la suite du chapitre, que de Y epitaphios individuel, tandis que le Pseudo-Denys, moins avisé, poursuit vaille que vaille son parallèle en se référant continuellement aux auteurs des Ve-ive siècles avant J.-C. Le discours d’Himérios est décisif : sa place dans les manuscrits le désigne comme plasmatikos36, son contenu suit de très près celui des oraisons funèbres classiques, arrêtant au Ve siècle la revue des exploits, et la formule de conclusion qui invite l ’assistance à rendre un dernier hommage aux héros sort tout droit des modèles. Nul doute que les trois discours d’Aristide étaient eux aussi des imitations d’oraison funèbre prononcée par le polémarque, c’est-à-dire des déclamations épidictiques37. Il est significatif que les déclamateurs se soient inspirés du seul type de discours épidictique institutionnel en usage dans l’Athènes classique. La déclamation grecque imite des discours qui ont été prononcés, ou qui auraient pu l ’être, dans la démocratie athénienne de la grande époque ; aussi Y epitaphios était-il pratiquement38 l’unique sujet épidictique recevable ; et il resta fort rare. L’entrée de l’éloge dans le cursus classique de l’enseignement rhétorique fut donc progressive et limitée. L 'enkômion dut attendre l’époque impériale pour être inscrit officiellement dans les exercices préparatoires et pour s ’y répandre, et il ne pénétra jamais profondément dans la déclamation. Il en résulte que le cursus, pris dans son ensemble, manifeste une dissymétrie marquée entre les genres oratoires : l ’éloge est présent dès les exercices préparatoires, tandis que les discours judiciaires et délibératifs ne sont abordés qu’au niveau de la déclamation. Les pédagogues antiques ont remarqué l ’anomalie que constitue cette approche précoce de l ’éloge, sans d ’ailleurs 34. Schott, éd. du Ps.-Denys, p. 66, n. 9 ; Caffiaux, De l’oraison funèbre dans la Grèce païenne, p. 151 et p. 271, n. 1 ; N/tsche, Der Rhetor Ménandros, p. 20 et 23 ; Jacoby cité par LoRAUX, L ’invention d’Athènes, p. 444, n. 147 bis. 35. MÉN. ΙΓ, 418, 6-8 ; cf. S o ffe l, D ie Regeln Menanders, p. 234. L ’institution de Yepitaphios logos est mentionnée au passé chez Arstd., Panath. 368. 36. Le Polemarkhikos est le discours VI. Or les discours I-V sont des déclamations, et les manuscrits précisent, à juste titre, que les discours VII-IX sont ou plasmatikoi (d’après H. Schenkl, «Himerios 1», RE, 8, 1913, col. 1631) : c ’est donc que le discours VI est fictif, comme les cinq premiers. P hotius , Bibl. 165, 108 a 5-6, désigne ce discours comme un «éloge», sans plus de précision. 37. Ce caractère de déclamation de l ’oraison funèbre collective à l ’époque impériale a été reconnu par G. W ernsdorf, Himerii Eclogae et Declamationes, Göttingen, 1790, p. 368 ; Boulanger, Aristide, p. 317 ; Soffel, Die Regeln Menanders, p. 32-33, 37-40, 61 ; R ussellW ilson, éd. de Ménandros, p. 331. 38. Certaines éthopées s’apparentent à des discours épidictiques : ainsi celles qui prennent la forme d’un discours d ’adieu ou d’une lamentation. Dans le corpus de Libanios, la lamentation de l ’avare qui a perdu son trésor est qualifiée de meletê (L®. [?], decl. LI). Mais en principe les éthopées appartiennent aux progymnasmata, non à la meletê.

fournir d’explication satisfaisante39. C’est qu’ils posent le problème à l’envers : la question n ’est pas que l ’éloge soit abordé si tôt, mais qu’il ne soit pas enseigné plus tard. La pédagogie antique étant extrêmement progressive, apprentissage précoce veut dire apprentissage élémentaire. Et en effet l ’éloge des progymnasmata reste très en deçà d’un discours épidictique réel : bref et sans art, il dévide la liste des topoi, sans exorde ni péroraison ; ses objets sont le plus souvent des héros de la mythologie ou de l’histoire ancienne, des abstractions édifiantes, des apsukha convenus. Le système d’enseignement par progymnasmata et déclamations manifeste ainsi, à l ’égard du troisième genre, un dédain tout traditionnel, qui remonte fondamentalement à la doctrine aristotélicienne et qui reflète la place réduite de l’éloge dans l’éloquence de l ’époque classique. L ’orateur qu’il s’agit de former est censé prononcer des plaidoyers et des harangues4041. Si d’aventure il lui faut composer un éloge, la tâche sera facile, comme disait Antoine dans le De oratore, et ne requiert pas une formation plus poussée : il se reposera sur ses souvenirs scolaires d’éloges d’Achille et de blâmes de Philippe, et sur ses propres forces. Si l’enseignement ne comportait que cela, on s’expliquerait mal la communauté d ’esprit et de méthode qui unit les discours épidictiques de l’époque impériale. Mais le programme de l’étudiant en rhétorique s ’est enrichi, à cette époque, d ’un enseignement plus approfondi de l’éloquence épidictique, qui s’effectue en marge du cursus classique et qui a été offusqué par l’éclat des progymnasmata et de la déclamation. Théon, nous l ’avons vu, annonçait pour plus tard des préceptes plus détaillés sur l ’éloge. Le panégyriste Eumène fait valoir que les écoles d’Autun préparent l’élite des jeunes gens à célébrer les empereurs : quis enim melior usus est eloquentiae .?4! Question rhétorique bien propre à stimuler la bienveillance du prince pour les écoles, mais qui assigne à l’enseignement de l’éloge une place beaucoup plus importante que dans les progymnasmata. Alors que ceux-ci ne portent jamais sur des sujets contemporains, un enseignement d’un autre type va préparer les élèves à traiter des thèmes actuels et à participer à de véritables cérémonies. Cet enseignement se reflète dans les concours scolaires et dans la pratique de l ’éloge en milieu universitaire. Les adolescents et les jeunes gens prenaient part, dans le cadre de l’école, à des concours d ’éloquence : ce sont les logon hamillai qu’Aristide évoque à Pergame et que Ménandros II mentionne en se référant apparemment à Athènes42. Plus précisément, nous connaissons, par les inscriptions attiques, le programme des fêtes qui jalonnent le calendrier éphébique : or, entre le concours de hérauts et les épreuves sportives, ces fêtes comprennent, au IIe siècle de notre ère, un concours littéraire composé d ’une épreuve

39. T héon, 61, 20-28 ; Nicol . 47, 12-48, 28. 40. Selon Q uintiuen , II, 1,11, l’éloge et le blâme, dans les progymnasmata, préparent aux morceaux que l’orateur insérera dans ses discours délibératifs et judiciaires ; cf. Π, 10,1. 41. Panég. lat. V, 9 ,1 0 ; 10, 2. 42. A rstd., Apellas, 20 fin. ; Mén . Π, 398, 6-14.

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HISTORIQUE

d’enkômion et d’une épreuve de poiêma43. On trouve ainsi Venkômion dans le programme des Germanikeia44 ; - des Antinoeia de la ville et d’Éleusis et des Hadrianeia45 ; - des Philadelpheia et des Athênaia46 ; - des Thêseia et des Com m odeia47. Le sujet de ces compositions n ’est pas précisé ; mais la vraisemblance et l ’analogie avec les concours pour adultes d ’époque hellénistique et impériale permettent d’affirmer que les éphèbes louaient, en prose et en vers, la déesse (aux Athênaia), le héros (aux Thêseia), l ’empereur ou les empereurs (aux Hadrianeia, Philadelpheia, Commodeia), le prince ou familier (aux Germanikeia, Antinoeia) auxquels la fête était consacrée. On notera le cas du jeune Statios Athênogénês, qui a remporté tous les prix d 'enkômion en 191/192. Les éphèbes avaient certainement un professeur de rhétorique qui leur enseignait à composer et à prononcer des éloges, de même qu’ils reçurent après la mort d’Hadrien un maître spécialement chargé de leur enseigner à chanter des hymnes en l’honneur de cet empereur (διδάσκαλο? έφηβων των άσμάτων θεού *Αδριανοϋ)48. On leur enseignait aussi d ’autres formes oratoires, puisque nous voyons ces mêmes éphèbes prononcer des discours protreptiques49 : mais seul l’éloge faisait l’objet de concours. C’est là un signe montrant l’importance de Yenkômion dans la société de l ’époque impériale. Les concours sacrés eux-mêmes comportent des épreuves pour les encomiastes en herbe. C’est probablement un pais que ce Q. Samiarius Chilon qui l’a emporté dans l ’épreuve à'enkômion aux Pythia de Delphes et dans «d’autres concours», au Ier ou au IIe siècle après J.-C.50 Au IIIe siècle, les Megala Didymeia comprennent, dans les concours d’enfants, une épreuve d ’éloge, où a vaincu le jeune Macer51.

43. Sur les concours éphébiques, cf. G raindor , «Études sur l ’éphébie attique sous l’Empire», p. 165-220 ; F ollet, Athènes au lie et au m e siècle, p. 318-328. Ces concours se perpétueront au IIIe s., sans doute avec le même programme. 44. IG, IP, 2024,1. 134 (a. 111/112 : cf. F ollet, ibid., p. 342). 45. IG, IP, 2087 (a. 163/164). 46. IG, IP. 2115,1. 27 et 46 (a. 189/190 ? Cf. F o lle t, ibid., p. 320 et 324). 47. IG, IP, 2119 (inscription dans laquelle Γenkômion apparaît également au programme des Philadelpheia, des Antinoeia de la ville et d ’Éleusis et des Hadrianeia, déjà cités) : 1,1. 177,189 ; Π, 1. 131, 147, 201 ; III, 1. 164 (a. 191/192 : cf. Follet , ibid., p. 509). 48. IG, IP, 2086,1. 30 (a. 163/164). 49. Ces logoi protreptikoi, adressés aux concurrents sans faire eux-mêmes l ’objet d’une compétition, sont mentionnés IG, IP , 2119, II, 1. 231, 234. Nous avons conservé un spécimen gravé {IG, IP, 2291 a, prononcé aux Thêseia en 184/185 : cf. F ollet, ibid., p. 509), ainsi que des fragments appartenant peut-être à deux autres discours du même genre {IG, IP, 2291 b ; SEG, XVIII, 59). Cf. G raindor, art. cité, p. 167-168, 206-207. 50. IK, 28, 111 (lasos). Ce Samiarius est un enfant si l ’on restitue παίδία] à la 1. 9 (ce qui s’accorde bien avec la mention de la sôphrosunê, vertu prisée chez les enfants et les adolescents) ; on a proposé aussi παιδίείςιΐ. La date n’est pas fixée : peut-être début de l ’époque impériale (R obert, Études épigraphiques et philologiques, p. 28) ou IIe s. ap. J.-C. (P leket dans IK, ad loc.). 51. R ehm , Didyma, II, 182 ; cf. R obert, Hellenica, XI-XII, p. 449. Comparer le fameux monument funéraire de Q. Sulpicius Maximus, mort à onze ans, qui avait participé au concours

LE TRIOMPHE DE L’ÉLOGE À L ’ÉPOQUE IMPÉRIALE

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Aristide offre un témoignage direct sur l’enseignement approfondi de l’éloge quand il relate qu’Étéonée est mort alors qu’il préparait panêgurikon kai meletas : cet étudiant travaillait donc, sous la direction de son maître, à un discours panégyrique, distinct du simple enkômion des exercices préparatoires comme des déclamations judiciaires ou délibératives, et destiné sans doute à être prononcé dans quelque fête*52. Un hasard unique nous a conservé un texte exactement analogue sur un papyrus du IIIe siècle après J.-C.53 Intitulé Éloge de la figue (Iskhados enkômion), ce petit discours associe en une demi-page l’éloge du fruit et l’éloge d ’une panégyrie, avec un exorde, une transition rhétorique, une péroraison, et partout des homéotéleutes très voyants. Le contenu reste étique et banal, marqué par des redites, et les ingéniosités sont laborieuses (1. 7-8, 14-15), en accord avec la présentation du papyrus, dont l’écriture et l ’orthographe laissent à désirer. Visiblement, nous n ’avons pas affaire à un sophiste professionnel, mais à un élève, qui a préparé, en guise de composition, ce petit panégyrique destiné à une fête en l’honneur d’Hermès54. La vie universitaire comporte nombre d’autres cérémonies oratoires. L’école antique a toujours noué des liens affectifs entre les disciples, qui viennent souvent de villes étrangères, et leur maître : ainsi, Isocrate était fier que ses élèves le quittassent «avec des regrets et des larmes»55. A l ’époque impériale, de telles circonstances deviennent occasions de discours épidictiques. Ménandros II considère comme normal que le jeune homme qui quitte sa patrie pour compléter ses études dans une cité plus importante, adresse un discours d’adieu (suntaktikos logos) à ses concitoyens, certainement en présence des professeurs et des élèves de l ’école locale. Lorsque, sa formation achevée, il quitte cette cité, qui peut être par exemple Athènes, il ne peut se dispenser d ’un nouveau discours d ’adieu, auquel répond une propemptikê lalia prononcée par un condisciple ou par le professeur en personne. Revenu dans sa patrie, notre étudiant devra exprimer sa joie d’être de retour au moyen d’une nouvelle lalia, ce qui représente, si tout se déroule avec la pompe voulue, un total de quatre discours épidictiques pour ponctuer

capitolin en récitant une éthopée improvisée, en vers, que ses parents ont fait graver : K aibel, Epigr. gr. 618 (94 ap. J.-C.). 52. A rstd., Étéonée, 10. 53. P. Oxy. XVII, 2084 ; cf. KÖRTE, «Literarische Texte», 1932, p. 221-222. 54. Cette fête, que le texte place sous le patronage d ’Hermès, ne semble pas autrement connue. On sait que les figues étaient associées à divers dieux, notamment à Dionysos et à Hermès. L ’iskhas est une variété de figue réputée pour sa douceur. A Athènes, elle intervenait dans les Dionysies rurales et dans les Brauronies. Cf. F. O lck , «Feige», RE, 6, 1909, col. 2107-2108, 2143, 2148-2149. - A ces témoignages sur les jeunes encomiastes s ’ajoute peut-être une inscription de Hiérapolis Castabala honorant un Onésiclès qui était entre autres logon enkômiastikôn sungrapheus (éditée par E.L. Hicks, J HS, 11, 1890, p. 249, n° 23, et par L. Ja l a b e r t , Mélanges de la Fac. orientale, Univ. S. Joseph de Beyrouth, 3, 1908, p. 473-475, n° 70 ; Ier s. ap. J.-C. ou «peut-être un peu plus haut» selon Jalabert , ibid., p. 474, n. 8). R obert , Études épigr. et philol., p. 21, n. 5, qualifie cet Onésiclès de «jeune homme». 55. ISOCR., Éch. 88.

HISTORIQUE un seul déplacement universitaire56. Nous possédons dans le Remerciement à Origène de Grégoire le Thaumaturge un discours d’adieu correspondant à une circonstance de cette sorte. Dans les écoles de rhétorique, les étudiants font leurs premières armes sous l’œil critique du maître. Celui-ci se doit de donner l’exemple. Un élève d’Héracleidès faisait l’éloge de son professeur devant Hippodromos : ce dernier, affectant de ne pas se vexer, entonna à son tour l’éloge d’Héracleidès, pour donner au jeune homme une leçon d'enkômion... et de politesse57. Les éloges d’Aristide en l’honneur de ses élèves Apellas et Étéonée ont été prononcés, sinon dans l’école même, du moins en présence des condisciples58. Philostrate atteste que les sophistes prononcent de nombreux éloges devant leurs élèves : ils font l’oraison funèbre de leurs maîtres et collègues ; ils commencent leurs séances de déclamation par des prolalies souvent encomiastiques ; et quand une promotion les appelle dans une autre ville, c’est leur tour de prononcer un discours d’adieu59. Ainsi l ’enseignement de l ’éloquence épidictique s’avère-t-il plus poussé qu’on ne pouvait le croire au premier abord. L’examen des traités conduira à une constatation analogue.

56. Discours d’adieu (en quittant soit sa patrie, soit une ville quelconque) : M én . II, 430-434 ; pour le but universitaire du départ, voir 432, 5-6 ; 432, 32-433,4 ; cf. 426, 27-32. Propemptikê quand l ’étudiant regagne sa patrie : 395, 10, 16-17 ; 396-399. - Lalia au retour dans sa patrie : 391,16-17 ; 392,14-18. 57. P h ilo str., V. soph. 617. 58. La prononciation dans le cadre de l’école est une hypothèse de Boulanger, Aristide, p. 322, n. 3. Les condisciples sont en effet mentionnés (XXX, 27 ; XXXI, 11), et ils auront eu à cœur d’être présents. Mais la cité tout entière est associée à l’hommage (ibid., et XXX, 1 ; XXXI, 19), ce qui laisse supposer que les deux discours, et en particulier l ’éloge d’Apellas, ont été prononcés devant un auditoire plus large et plus solennel. L ’authenticité du discours A Apellas, rejetée par K eil (dans son édition) pour des raisons prosopographiques et linguistiques, est à présent admise. Egle, Die Echtheit der Rede Apella genethliakos, p. 16-25, a réfuté les objections linguistiques, et B oulanger, Aristide, p. 333-337, a trouvé une solution plausible au problème prosopographique. Voir encore B ehr, Aristides and the Sacred Tales, p. 57-59 ; Aristides, Complete Works, II, p. 389, n. 1 ; 390, n. 14. 59. Oraison funèbre de Secundus d’Athènes par Hérode Atticus : P hilostr ., V. soph. 544 fin. ; d’Hérode Atticus par Hadrien de Tyr : ibid. 586 fin. Prolalies : ibid. 537 (éloge d’Hérode par Polémon) et infra, n. 134 (éloges d’Athènes). Discours d’adieu : ibid. 594 (Pausanias de Césarée quittant la chaire d’Athènes pour celle de Rome). Cette pratique de l’éloge en milieu universitaire se continuera au ive siècle : voir par ex. l’éloge funèbre en vers d’un rhéteur de Beyrouth par ses élèves (H eitsch, Griech. Dichterfragmente, I, n° 30-31), et noter qu’Himérios ne craint pas de s’adresser à ses élèves dans les prolalies où il loue un proconsul (Stock, Deprolaliarum usu rhetorico, p. 96-97).

67 Π. - L a

t h é o r i e r h é t o r iq u e

Comme l’enseignement, dont elle procède, la théorie rhétorique de l’époque impériale apparaît principalement consacrée aux politika zêtêmata, qui excluent l ’éloge. U Anonymus Seguerianus et les Tekhnai de Rufus, Apsinès, Cassius Longin concernent seulement les discours délibératifs et surtout judiciaires, envisagés le plus souvent sous les espèces de la déclamation. La primauté de la déclamation est également nette dans les traités plus spécialisés, qu’il s’agisse des ouvrages d ’Hermogène sur les états de cause, l’invention et même la méthode, des Épichérèmes de Minucianus le Jeune, des Problèmes figurés d’Apsinès. Dans ces textes, l ’éloge n ’intervient qu’incidemment, à propos de passages encomiastiques insérés (comme le prévoit la théorie rhétorique à toute époque) dans les harangues ou dans les plaidoyers60. Les traités relatifs au style sont parfois plus ambitieux, dans la mesure où ils étendent l’enquête, par-delà le style «politique», jusqu’à l’ensemble de la littérature. Un tel élargissement est représenté par la fin du Péri ideôn d’Hermogène, ou par les traités qui répertorient tropes et figures dans une optique grammaticale autant que rhétorique. Mais ces exposés ne comportent aucune étude du genre épidictique en tant que tel. Rares sont les Tekhnai qui ménagent une place au troisième genre, comme avaient fait Aristote et la Rhétorique à Alexandre, la Rhétorique à Herennius et Cicéron. Si l’on ne peut exclure que telle Tekhnê attestée dans la Souda ou ailleurs ait contenu un passage sur l ’éloge, les textes conservés se réduisent à l’Institution de Quintilien et à un passage de la Rhétorique faussement attribuée à Aristide61. Toutefois ces deux traités attestent déjà une vitalité de la recherche sur Yenkômion rhétorique à l’époque impériale : Quintilien est le premier de tous les théoriciens connus à édicter des préceptes pour l’éloge de dieu et l’éloge de ville, et le Pseudo-Aristide, dans un effort de synthèse auquel on ne connaît pas de parallèle, ramène l ’éloge à quatre procédures fondamentales (tropoi), au lieu de le définir, selon l ’habitude, par ses topoi. La principale innovation de la théorie épidictique à l’époque impériale n’est cependant pas là : elle consiste dans l ’apparition, pour la première fois dans l’histoire de la rhétorique, de traités consacrés uniquement à l’éloge. On a déjà cité le chapitre sur Y e n k ô mi o n qui paraît entrer dans la série des progymnasmata à l’époque de Théon, et qui nous vaut de petites études encore très simples, mais déjà autonomes, sur l’éloge et le blâme : Théon, Hermogène, puis Aphthonios, Nicolaos, les corrigés de Libanios et d’autres, sans compter les Progymnasmata perdus62. Au niveau supérieur, les ouvrages de réflexion 60. Voir par ex. A psinès, 218, 4 - 219, 20 ; 257, 20 - 258,7 ; 260,1-8. 61. Q uint. ΙΠ, 7 ; Ps .-Arstd., Rhét. I, 160-166 (inclus dans un développement sur les trois genres oratoires, 1 ,146-173). 62. Dans toutes les écoles de rhétorique, les élèves parcourent sous la direction d’un maître la série graduée des exercices de composition littéraire : nul doute que les manuels pédagogiques ont fleuri partout. Pour le lie siècle, la Souda cite les Progym nasm ata d’Harpocration, de Minucianus l’Ancien et de Paul de Tyr. Pour le me siècle, nous connaissons

HISTORIQUE sur l ’éloge se répartissent en deux groupes. Le premier, représenté par l ’extrait attribué à Alexandras fils de Nouménios (IIe siècle) et par la Diairesis ton epideiktikôn, malheureusement incomplète, de Ménandros I (IIIe siècle), repose sur une division des objets déjà présente dans les Progymnasmata : le théoricien envisage successivement l’éloge de dieu, de cité, d ’homme, d ’animal, de chose. Le second groupe, en revanche, classe la matière épidictique suivant les types de discours : il n ’est plus question d’éloge de dieu, de cité, d ’homme, mais de discours d’arrivée, discours d’adieu, épithalame, oraison funèbre, adresse au gouverneur, éloge de l’empereur, panégyrique, Sminthiakos, etc. On ne saurait trop insister sur l ’importance de ce second groupe, qui n’a pas d ’équivalent dans les traités consacrés aux deux autres genres : l’éloge n ’est plus conçu comme une forme rhétorique abstraite, mais comme une pratique sociale incarnée dans des prises de parole circonstancielles. Déjà ébauchée par Ménandros I, cette conception est représentée par deux œuvres du IIIe siècle, les sept premiers chapitres de la Rhétorique du Pseudo-Denys d ’Halicamasse et le Péri epideiktikôn de Ménandros II. Au même groupe appartenaient probablement deux traités perdus du prolifique rhéteur Tibérios (seconde moitié du IIIe ou IVe siècle), Peri logon epideiktikôn et Péri prolaliôn kai prooimiôn63. Ces traités conservés ou attestés ne représentent que la partie connue d’une production théorique plus abondante64. Dion déjà, puis Aristide, Lucien, Grégoire le Thaumaturge connaissent des formules d ’école qu’ils appliquent, adaptent et améliorent65, et il en allait certainement de même des nombreux

les noms d’Onasimos, Ulpien, Sirikios, auxquels s’ajoutent quelques papyri et le commentaire du manuel de Minucianus par Ménandros de Laodicée. Les fragments et témoignages de Progymnasmata grecs ont été réunis par Rabe à la fin de son édition d’Aphthonios, p. 52-70. Au papyrus qu’il cite p. 52 (P.S.I. I, 85, IIIe s.), s’ajoutent P. Mich. inv. 6, sur le muthos fIIIe s. ; cf. K ö rte , «Literarische Texte», 1927, p. 265-266), et P. Vindob. 29789, qui contient les fragments d’un recueil de modèles (Ilie-ive s. ; cf. K ö rte, «Literarische Texte», 1932, p. 222-223). Pour Minucianus l ’Ancien, voir Stegemann, «Minukianos I», col. 1976. Pour Onasimos, on admet en général que la Souda confond deux homonymes, le sophiste athénien, fils d’Apsinès et auteur de Progymnasmata, et un historien contemporain de Constantin (cf. S teg em an n , «Onasimos» ; mais contra P L R E ,\, s.n. «Apsines I» et «Onesimus»). C’est à tort que Stegemann, «Onomarchos 3», attribue des Progymnasmata à Onomarchos d ’Andros : le fragment cité par P hilostr., V. soph. 598-599, est évidemment tiré d’une déclamation et non d’un progymnasma. 63. Souda, T 550 ; Tibérios est postérieur à Apsinès et antérieur à Syrianos (cf. B a lla ira , éd. de Tibérios, p. XI). Le traité de Favorinus «Sur l’éloge et le blâme», imaginé par Reitzenstein, n ’a jamais existé (cf. Barigazzi, Favorino, p. 528, fr. 101). 64. Quand le Pseudo-Denys déclare qu’il s’engage «sur une route généralement non frayée», il ne veut pas dire qu’il serait le premier à édicter des préceptes pour le discours panégyrique, mais simplement que l ’art d ’orner les panégyries par la parole est réservé à une élite (Ps.-Denys, 256, 7). T hiele, c.r. de Usener, D. Hal. Rhet., p. 233, croit que cette déclaration est une revendication d ’originalité : mais le Ps.-Denys reconnaît ici même qu’il transmet des préceptes traditionnels. 65. Toutes leurs œuvres le prouvent. Voir en particulier les discours aux villes de Dion ; Luc., Dem. enc. ; A rstd ., Panég. de Cyzique, 23 ; Égée, 2 ; Grég. THaum., Remerciement à

I E TRIOMPHE DE L’ÉLOGE À L ’ÉPOQUE IMPÉRIALE

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auteurs de discours épidictiques perdus. Les traités théoriques, de leur côté, innovent parfois, sur des points précis, mais suivent plus souvent des sources. Ils s’inspirent de la pratique des poètes et de celle des orateurs, qui offre des modèles de plus en plus nombreux au fur et à mesure que se développe la Seconde Sophistique : le Pseudo-Denys et surtout Ménandros citent ainsi plusieurs neôteroi. Ils s’appuient sur des commentaires, comme ceux qui ont été faits des discours d’Aristide dès le IIIe siècle66. Enfin, les théoriciens ont des devanciers directs. Si Théon et Hermogène ne fournissent ici aucune indication, l ’extrait d ’Alexandros contient toute une doxographie, malheureusement sans noms d’auteurs, sur la différence entre epainos et enkômion67. Ménandros I fait état de discussions sur les rapports entre hymne mythologique et hymne généalogique ; il présente comme traditionnelle l’expression technique de topikê thesis, que nous ne lisons pas dans les traités conservés, et critique des prédécesseurs qui ne paraissent pas toujours être ceux que nous connaissons68. Ménandros II signale que «quelques-uns» donnent un plan différent du sien pour une partie du discours d ’invitation type de discours dont nous ne lisons plus la théorie que chez lui. Au chapitre du kateunastikos, il donne un témoignage capital en déclarant qu’à sa connaissance aucun collègue (homotekhnos) n ’a édicté de plan type pour ce discours : le plan qu’il propose est de son invention, ce qui implique qu’il suivait des devanciers dans les autres cas69. Le Pseudo-Denys a pu être un de Origène, 11. Cf. les sources théoriques, latines et peut-être grecques, des Panégyriques latins (Sabbah, «De la rhétorique à la communication politique», p. 364-370). 66. Ces commentaires, dont l’un était dû à Ménandros, survivent dans les scholies et dans les Prolegomena. - Une autre forme d’analyse des discours est la protheôria. On en connaît un exemple pour la Seconde Sophistique : celle du discours A Apellas d’Aristide. Les attestations seront plus nombreuses au ive s. et ensuite (Lœ„ or. LIX ; HtméR., or. IX-X ; C h o r i k î o s ; etc.). 67. Les sources des préceptes donnés par Théon ont été étudiées par R eichel , Quaest. progymn., p. 89-95 ; en ce qui concerne l’éloge, Théon ne renvoie nommément qu’à Aristote. Des Progymnasmata d’Hermogène, on peut seulement dire qu’ils connaissent et utilisent ceux de Théon : cf. H oppichler , De Theone, p. 27-34 ; Ra b e , c.r. de Provoî, D e Hermog., col. 99-100 ; Id., éd. d’Hermogène, p. vi. 68. Hymne : M én . I, 338, 1-22. Topikê thesis : 350, 24-25 ; cf. 353, 5. Critique des prédécesseurs : 355, 29-32, et 357, 8-11 (topos du changement de nom) ; 365, 10-13 (honneurs reçus des empereurs : cf. Ps.-Denys, 276,5-7). 69. Mén . Π, 429, 28-430, 8 (discours d’invitation) ; 409, 22-27 (kateunastikos). R ussellW ilson, éd. de Ménandros, p. 322 (ad 409, 25), mettent inutilement en doute la déclaration de Ménandros à propos du kateunastikos. En fait, cette déclaration explique bien la présentation flottante du chapitre. L ’auteur donne un premier plan qui n’est qu’une accumulation d'arguments, désordonnée et trop copieuse (405, 24-409, 13 ; dans cet ensemble, seul le passage 406,8-407,24 forme véritablement un schéma, avec un début et une fin). Peu satisfait de ce premier essai, il donne un nouveau plan qui répète l’essentiel du précédent, mais avec plus de rigueur (409,29-411,21). - D’autres chapitres de Mén. II sont un peu confus, mais ce n’est pas une raison pour conclure, comme le voudrait G ernentz (Laudes Romae, p. 74, n. 2), que l ’auteur essaie de fondre ensemble deux sources différentes. - La mention de cinq cents ans écoulés depuis l’époque classique (M én . II, 418,15) ne signifie pas que Ménandros suive une source datant de 70 ap. J.-C. (R ussell-W ilson, ibid., p. 333). Comme l’a bien vu Soffel, Die Regeln Menanders, p. 32, n. 1, l’explication du passage est tout autre : Ménandros compte

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HISTORIQUE

ces devanciers de Ménandros II, mais ce n ’est pas sûr : quoi qu’il en soit, il y en a nécessairement eu d ’autres, puisque beaucoup de discours étudiés par Ménandros II sont absents de la Rhétorique du Pseudo-Denys. En ce qui concerne les dates, rien ne permet de faire remonter ces traités perdus au-delà de l’époque impériale : les traités conservés donnent au contraire l’impression que la théorie épidictique, après le silence de la période hellénistique, a connu son renouveau et son efflorescence à l ’époque même de la Seconde Sophistique, en constant dialogue avec le regain de la pratique encomiastique. Le lien étroit de ces traités avec la pratique oratoire est en effet patent : ils envisagent des discours réels, sur des sujets contemporains, et vont jusqu’à fournir des plans types, utilisables à la première occasion. Ainsi, rien de plus concret que la manière dont le Pseudo-Denys présente son chapitre IV, sur l ’épithalame : Échécratès, élève de l’auteur, avait invité son maître à son mariage et l ’avait prié de prendre la parole au cours de la cérémonie ; empêché, le professeur envoie une série de préceptes sur lesquels Échécratès se réglera pour prononcer lui-même le discours. Fictives ou non, ces circonstances inscrivent la réflexion théorique dans l ’horizon d’une parole vivante. En cela, la théorie épidictique est radicalement distincte des traités délibératifs et judiciaires, qui ne s’intéressent qu’à la déclamation. Tandis que Cicéron, et Quintilien encore, forment l’orateur pour le forum, Hermogène et Apsinès n ’ont cure des plaidoyers que le sophiste prononcera devant l ’empereur, des harangues qu’il adressera aux bouleutes de sa patrie ; ou plutôt, ils préparent leur sophiste à ces circonstances réelles en le faisant réfléchir sur des cas d’école, passéistes et subtilement disséqués. D’un côté, la théorie de l ’éloge, simple et vivante ; de l’autre, la scolastique. Et la scolastique l ’emporta. Le canon rhétorique qui fut constitué à la fin de l ’Antiquité se limitait à Aphthonios et à Hermogène : l’éloge n’y est présent qu’à la faveur du chapitre des Progymnasmata d’Aphthonios sur Yenkômion. Les traités sur le genre épidictique n’ont donc pas été touchés par l’immense travail de copie et de commentaire des textes canoniques qu’ont produit les écoles de la fin de l ’Antiquité et du Moyen Age70. Ménandros lui-même, la meilleure autorité sur le genre épidictique à l’époque byzantine, reste rarement cité et n ’a jamais reçu de scholies. Ce n ’est pas un hasard si le témoin le plus ancien des principaux textes sur l ’éloge (Alexandros, Pseudo-Denys, Ménandros) est le célèbre Parisinus gr. 1741 : ce manuscrit, datant de la seconde moitié du Xe siècle, forme une sorte d’«anti-corpus» rhétorique et contient des œuvres dont la survie était peut-être menacée71. La relative cinq cents ans entre Aristide et l ’époque où se situaient ses trois déclamations, c’est-à-dire le milieu du ive s. av. J.-C. 70. Seul le chapitre d’Aphthonios sur l’éloge a suscité des commentaires. Certains manuscrits du corpus aphthonio-hermogénien contiennent un résumé du chapitre v de la R hétorique du Ps.-Denys, sous le titre Methodos prosphônêtikôn logôn (édité par Radermacher, «Analecta II», p. 163 ; outre les manuscrits cités par Radermacher, ce résumé se trouve dans l ’important Parisinus gr. 3032, fol. 110) : mais ce texte est là presque par hasard. 71. Sur le Parisinus gr. 1741, voir D. H arlfinger -D. R einsch , «Die Aristotelica des Parisinus Gr. 1741», Philologus, 114, 1970, p. 28-50 ; G. A u ja c , «Recherches sur la

pauvreté de la tradition, conjuguant ses effets avec les habituels aléas de la transmission d ’œuvres non littéraires, utilisées en milieu universitaire, explique Ie triste état philologique de nos sources. Sans parler des difficultés d’établissement du texte, qui sont spécialement nombreuses, ce ne sont qu’ensembles composites et d ’authenticité douteuse : extrait attribué à Alexandros, Progymnasmata d’Hermogène (?), traités du Pseudo-Denys et de Ménandros (?) I et II72. La théorie épidictique occupe donc une situation particulière dans le champ rhétorique. Elle reste en marge de la doctrine canonique, tout en connaissant, à l’époque impériale, un important développement : ce constat nuancé fait écho à celui qui se dégageait de l’étude de l’enseignement. Les secteurs traditionnels de l’enseignement et de la recherche ont eu de la peine à intégrer l’éloge, ce tard venu, qui pourtant faisait florès.

ΙΠ. - LA PRATIQUE ORATOIRE

Éloquence délibérative et judiciaire Des pages célèbres de Plutarque décrivent finement les conséquences de la domination romaine sur la vie politique des cités grecques. «Toi qui commandes, tu es un sujet», rappelle l’auteur à l’homme politique local ; «tu commandes dans une cité soumise aux proconsuls, aux procurateurs de César». Le temps n ’est plus où la cité devait prendre des décisions engageant son tradition du Péri suntheseôs onomatôn de Denys d’Halicamasse», Revue d’hist. des textes, 4, 1974, p. 15-18. D ’après les éditeurs, ce manuscrit est le modèle de tous les témoins conservés pour le Pseudo-Denys (et pour le Pseudo-Aristide) ; pour Ménandros, il est en tout cas le témoin le plus ancien et l’archétype de la première famille. 72. L ’extrait d’Alex. Noum. est un fragment, qui, à cause de quelque accident matériel, a été transmis par les manuscrits à la suite du traité de Ménandros I, sans séparation ni nom d’auteur. Walz, Rhetores Graeci, IX, p. x v i-x ix , a dégagé ce morceau du texte de Ménandros et l ’a attribué à Alexandros, fils de Nouménios (IIe s. ap. J.-C.), sur la base, notamment, des premiers mots du fragment : «Alexandros dit que...». Sans être certaine, cette attribution, unaniment acceptée, est plausible. Cf. P ernot , «Alexandros, fils de Nouménios». L’authenticité des Prog. d ’Hermogène est douteuse (rejetée par R abe , éd. d’Hermogène, ρ. IV-VI, et par P atillon, La théorie du discours chez Hermogène, p. 13, mais défendue par Schouler, La tradition hellénique chez Libanios, p. 1038, n. 8). - Sur l’inauthenticité de la Rhétorique du Ps.-Denys, cf. Christ-Schmid , Geschichte der griech. Ut. II6, p. 471-472. Les sept premiers chapitres de ce traité composite, consacrés au discours épidictique, forment un ensemble et sont dus à un même auteur ; ils datent probablement du IIIe s. (un terminus post quem est fourni, en 266,14, par la mention de Nicostratos, qui vécut dans la seconde moitié du IIe s.). - Sur la question de Ménandros, cf. P ernot, «Les topoi de l ’éloge chez Ménandros le Rhéteur», p. 34, 52-53. Il nous paraît acquis que les deux traités sont de deux auteurs différents. L ’attribution n’étant pas sûre, nous utilisons les désignations conventionnelles «Ménandros I» et «Ménandros ΙΓ». L’un et l ’autre datent de la seconde moitié du ni« s.

72 existence, guerres, alliances, changements de constitution. Mais il reste cependant, pour le politikos anêr, des occasions d’agir et de s’illustrer : en particulier les procès publics, les ambassades auprès de l ’empereur, les exhortations à la concorde et la gestion municipale73. Tout en constatant le transfert des principaux pouvoirs au profit de Γ administration romaine, Plutarque réserve donc la possibilité d’une action politique, qui passe par la parole. Pas plus qu’à l’époque hellénistique, l’éloquence politique grecque n’est morte sous l ’Empire ; arguer du régime politique pour ne jamais parler en public serait une mauvaise excuse, qui ne trompe pas les scholiastes d ’A ristide74. Seulement, sous la forme délibérative et judiciaire, cette éloquence s’est dévaluée. L ’éloquence délibérative est la première touchée ·. il est facile de voir que les questions vitales débattues devant un peuple souverain n ’existent plus que dans les déclamations sur les guerres médiques ou sur Démosthène. Mais le conseil et l’assemblée continuent de débattre de questions réelles ; la cité et l ’orateur gardent une marge de manœuvre sous le contrôle de l ’autorité romaine. Le corpus de Dion comprend une série de discours qui illustrent bien les réalités de la politique municipale. Sous Vespasien, Dion s’efforce d ’apaiser le peuple de Pruse après une révolte frumentaire : les émeutiers entendaient lapider l’orateur et brûler sa maison avec femme et enfant, et son discours vise à empêcher le retour de tels agissements75. Rentré d ’exil, il multipliera les prises de parole, notamment à propos de son cher programme de grands travaux et des relations de Pruse avec sa voisine Apamée76. Or Dion n ’est qu’un exemple : à Tarse aussi, et partout ailleurs, c ’est la coutume que les citoyens riches et en vue montent à la tribune pour donner des avis77. Les sophistes, qui appartiennent précisément à cette classe et maîtrisent en outre l ’art de la parole, sont particulièrement bien placés pour cette tâche78. Les sophistes s’adressent aussi à l’assemblée dans des villes étrangères, pour prêcher la concorde ou conseiller quelque réforme ; l ’assemblée provinciale est également un théâtre pour l’éloquence délibérative79. Les plus grands s’enhardissent jusqu’à conseiller l’empereur, comme Dion dans ses Péri basileias, ou à évoquer l ’organisation générale de l ’Empire, comme Aristide dans le discours A Rome. Mais plus l’enjeu est important, et puissant le 73. P lu t., Praec. ger. reip. 805 a-b, 813 d-814 c, 824 d-e. 74. Excuse invoquée par A rstd ., Déf. rhét. 430, à l’époque où la maladie le contraint à vivre retiré ; cf. les scholies dans l’éd. Dindorf, II, p. 146 (apparat ad 108, 2) et III, p. 430, 9-18. Noter l’absence de l ’éloquence délibérative dans la liste des usages du logos, Sarap. 4 ; elle est présente dans le Pour les Quatre, 672, mais sous la forme du protreptique, plus moral que politique. 75. Dion, XLVI ; pour la date, cf. Jones, Dio, p. 134. Dion courait un risque réel : voir les parallèles cités par Jones, ibid., p. 22. Mais Arnim, Dio, p. 209, a bien souligné que le peuple auquel l’orateur adresse ses reproches «n’est pas le peuple souverain de la démocratie, mais le peuple pauvre et sans droits de la constitution aristocratique». 76. Dion,XL-LI ; cf. XLIII, 2 ; èv τοσούτοι? λόγοι? ou? είρηκα èu ΰμΐν. 77. D ion , XXXIV, 1, 27, 31. 78. On cite ainsi les démégories de Philostrate l ’Ancien ; Philostr., V. soph. 628 fin. 79. Assemblée : D ion , XXXI-XXXVI, XXXVIU-XXXIX ; A rstd . XXIV. Assemblée provinciale : A rstd. XXIII.

destinataire, moins le discours est délibératif au sens où l’entendaient Démosthène et Aristote : les avis précis font place à un message éthique ou à des éloges. Ce n ’est pas que les Grecs de l’époque impériale affectionnent les paroles vagues ou creuses : ils explorent au contraire les espaces qui restent ouverts à l’éloquence politique. La réalité ne perd pas ses droits, mais la harangue directe n ’est pas le seul moyen, ni toujours le meilleur, de faire prévaloir un conseil. L ’éloquence judiciaire, quant à elle, restait évidemment en usage devant tous les tribunaux de l’Empire, et la question qui se pose est plutôt de savoir dans quelle estime elle était tenue. Tandis que W. Schmid, souvent suivi, soulignait le dédain du «Luxusredner» pour la profession d’avocat, D. A. Russell a fait valoir que les sophistes plaidaient régulièrement80 : on constatera que ces deux thèses ne sont pas inconciliables. Le mépris de Dion pour le barreau est patent. Il considère les métiers juridiques comme indignes d’un homme libre, et les avocats en particulier comme des charlatans, mus par l ’esprit de lucre, qui torturent les lois pour faire triompher des intérêts particuliers ; plaider, c’est «mentir avec art», par opposition à l ’éloquence symbouleutique du bon roi et à la rhétorique philosophique qui inculque préventivement la morale81. On sent une aversion analogue chez Maxime de Tyr et apparemment chez Galien, auteur d ’un livre perdu Pros tous agoraious rhêtoras82. Apollonios de Tyane allait encore plus loin, au dire de son biographe, lorsque après son séjour dans les prisons de Domitien, où il avait côtoyé prévenus et condamnés, il rendait les avocats, avec leurs alliés les délateurs, responsables de tous les maux de la tyrannie83. Tout cela n’est pas neuf : Isocrate déjà, oublieux de ses débuts, méprisait «les professeurs d ’intrigue et de cupidité», les discours sur les contrats privés et l’art des logographes et des sycophantes, qui plaident sans souci du style ni de l ’intérêt général et souvent contre la vérité et la morale84. Mais a-t-on remarqué que ces penseurs si différents se réclament tous, à un titre ou à un autre, de la philosophie ? C’est au nom d’une conception «philosophique» de la politique et du logos qu ’ils condamnent cette partie de la rhétorique où éclatent les vices d’une parole mercenaire et dévoyée : berceau de la rhétorique, 80. Schmîd, Der Atticismus, I, p. XIV et 33 ; IV, p. 540, n. 89 ; idée reprise, avec moins de nuances, dans I d ., Kulturgeschichtlicher Zusammenhang und Bedeutung der griech. Renaissance, p. 4 et p. 38, n. 12 ; C h r ist - Sc h m id , Gesch. der griech. L it. II6, p. 690, 942-943 ; cf. B oulanger, Aristide, p. 52, n. 4 ; W ilamowitz , c. r. de Boulanger, p. 128. R ussell, Greek Declamation, p. 12-13. 81. Dios, VII, 123-124 ; VIII, 9 ; XI, 25 ; XVIII, 5, 14 ; XXII, 1 ; XXXII, 19 ; XLV, 10 ; LXXVI, 4. Mépris pour les lois humaines, opposées à la loi naturelle : LXXX, 3 sqq. 82. M ax. de T yr , XXII, 3-5 ; XXV, 6, c ; G a lien , Péri ton idiôn bibliân, 12 (Scripta minora, II, p. 121,18 Mueller). Le sens de ce titre de Galien n’est pas sûr : il peut viser soit les orateurs «vulgaires», soit plutôt les orateurs «judiciaires». Pour agoraios = dikêgoros, cf. Rothe, Kommentar zu ausgewählten Sophistenviten des Philostratos, p. 60-61. 83. P h ilo s tr., V. Apoll. VIII, 22 ; cf. déjà VI, 36 (p. 248, 29-31 Kayser) et VIII, 7 (p. 305, 28-30). 84. I socr., C. soph. 19-20 ; Panég. 11, 188 ; Éch. 2-3, 33-50, 144, 228, 276 ; Panath. 1 ; cf, M athieu , éd. C.U.F., III, p. 112, n. 2, et 116, n. 1, et comparer Arstt ., Rhét. I, 1354 b 22-29.

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l’éloquence judiciaire en est aussi la sentine, et sur elle convergent des attaques qui ne font pas la différence entre bons et mauvais avocats85. Les purs sophistes de Philostrate, en revanche, ne sont nullement coupés de l’éloquence judiciaire. Déjà leurs meletai sont aussi souvent des controverses, historiques ou éthiques, que des suasoires86. Le père d ’Alexandre Péloplaton était expert en discours judiciaires et Chrestos de Byzance comptait trois avocats célèbres parmi ses élèves87. Souvent les sophistes plaident pour euxmêmes, par exemple devant le proconsul ou devant l’empereur, lorsqu’ils sont accusés d’homicide - inculpation attestée plusieurs fois - ou qu’ils doivent défendre leur immunité, leurs biens, leur influence politique88. Outre ces cas de force majeure, Philostrate nous apprend que Nicétès, Ptolémée de Naucratis, Apollonios d’Athènes, Philostrate de Lemnos étaient familiers des tribunaux89 ; Scopélien, Polémon, Damien d ’Éphèse sont expressément présentés comme avocats, touchant des honoraires mais acceptant de plaider gratuitement à l ’occasion90. Grâce à leur compétence juridique, certains sophistes obtiennent le poste d'aduocatus fisci91, et les ambassades qu’ils conduisent au nom de leur cité peuvent être d’authentiques plaidoyers devant le tribunal de l’empereur92. Les indications de Philostrate sont corroborées par d’autres témoignages. Outre les traités de rhétorique consacrés à la déclamation judiciaire, nous voyons sur une inscription d’Athènes «la foule des nobles élèves» de Lollianos, comme ils se nomment eux-mêmes, honorer leur maître en tant qu’orateur judiciaire et déclamateur à la fois93 : ce sont exactement les attributions du 85. La distinction entre le vil avocat de métier et le patronus idéal est soigneusement tracée, au contraire, par Cic., De or. I, 202. - Aristide préfère certainement, comme Isocrate, la grande éloquence politique et l’éloquence épidictique, mais il ne critique pas les avocats en tant que tels (l’éloquence judiciaire est citée sans réprobation dans Sarap. 4). On voit donc mal à quoi répondait l’œuvre de Sergios de Zeugma 'ΐπ έ ρ των δικολόγων ττρό? ’Α ρισ τίδη ν citée par la Souda, Σ 246. Christ-Schmid, Gesch. der griech. Lit. II6, p. 1494 (ad 702, 9), supposent que Sergios s’en prenait à A rstd. XXXIV, mais les avocats ne sont pas la cible de ce discours d’Aristide. 86. La déclamation judiciaire et le plaidoyer réel reposent sur la même technique rhétorique, en particulier pour ce qui est de l’argumentation. Philostrate distingue ces deux formes parce qu’elles ne font pas appel aux mêmes talents oratoires : mais c ’est pour souligner aussitôt que Nicétès et d’autres importaient dans leurs déclamations la vigueur du barreau, ou dans leurs plaidoyers l’ornement de la meletê (V. soph. 5Π , 569,588 fin., 606). 87. V. soph. 570, 591. 88. Homicides : ibid. 555-556, 588, 626 fin. Autres procès : ibid. 512, 517, 560-561, 614, 622-623. Sur les procès où fut impliqué Hérode Atticus, voir Bow ersock, Greek Sophists, p. 93-100. 89. Ibid. 511 et 516, 595, 600, 628 fin. 90. Ibid. 519, 524-525, 606. 91. Cf. B owersock, Greek Sophists, p. 57. 92. Par ex. V. soph. 539-540 (Polémon). Voir le dossier épigraphique réuni par R obert, Hellenica, V, p. 29-34, sur les hommes qui ont pu plaider pour leur province δια τήν έν λόγοι? άριττήν καί τήν περί rois· νόμου? εμπειρίαν. 93. /G, II2, 4211. Un autre avocat célèbre, au II® s., est Polyen (Christ-Schmid, Gesch. der griech. Lit. Il6, p. 754, n. 4).

Rhetorum praeceptor, et Lucien lui-même, avant sa conversion au dialogue, unissait ces deux activités94. Dion reconnaît avoir plaidé au moins une fois pour défendre l ’innocence injustement accusée - , et nous le surprenons à la fin de sa vie en pleine ferveur procédurière devant le tribunal de Pline95. Le discours XLV, intitulé A p ologism os, est une apologie très narrative, prononcée à Pruse devant l’assemblée, par laquelle Dion justifie sa conduite politique depuis son retour d ’exil en se souvenant du plaidoyer de Démosthène Sur la couronne96. Aristide, enfin, a plaidé sa propre cause, dans l ’affaire d’immunité, devant le tribunal du proconsul à Pergame et devant le peuple de Smyme97. Mais à propos du plaidoyer de Pergame, Aristide a ce mot révélateur : l’auditoire était si attentif et bienveillant «qu’on eût dit une epideixis plutôt qu’un procès»98. Le vrai visage de l’éloquence judiciaire à l’époque impériale se reflète sans doute dans cette formule d’autosatisfaction. Les sophistes plaident pour eux-mêmes, parce qu’il serait paradoxal qu’un professeur de rhétorique eût recours à une voix d ’emprunt99 ; ils jouent leur influence devant les tribunaux de la cité, qui restent des lieux de rivalités politiques100 ; ils affectionnent particulièrement les grandes causes, celles qui remontent jusqu’à l ’empereur. Mais le métier d’avocat, en tant qu’activité stipendiée, est souvent décrié, et l ’on publie ses controverses plus volontiers que ses plaidoyers. Les seuls spécimens conservés de plaidoyers grecs du Haut-Empire sont des apologies personnelles d’un type spécial : YApologismos de Dion, déjà cité, qui n ’est pas prononcé devant un tribunal et ne répond pas à une accusation précise, et le Discours corinthien de Favorinus, qui ressemble encore moins à un discours judiciaire. Il faut se tourner vers les Romains pour rencontrer VApologie d ’Apulée, d ’ailleurs parsemée d ’ornements littéraires101. Nous n ’avons aucun plaidoyer stricto sensu dans les œuvres de Dion, Aristide, Lucien. La Souda n ’en mentionne aucun pour cette période102. Les théoriciens 94. Luc., Rheî. praec. 25, 26. Pour l ’auteur lui-même, voir Bis acc. 32, Piscator, 25, et le témoignage de la Souda ; cf. B aldwin , Studies in Lucian, p. 61-62 ; Jones, Lucian, p. 12. Après la conversion, L ucien oppose ses dialogues, faits pour Vepideixis, à la réalité des plaidoyers (Prom. es, 1). 95. Dion, XLIII, 6 ; P line, Epist. X, 81. On admet que Dion, XLVI, 8, suppose une activité d’avocat avant l’exil (Arnim, D io, p. 205 ; Schmid, «Dion», col. 851, 65 ; cf. Desideri, Dione, p. 137). 96. Le klimax de XLV, 16, est évidemment une réminiscence de Dém., Cour. 179. Le discours XLVI, prononcé dans les mêmes conditions, mais avant l'exil, avait lui aussi des traits d’apologie personnelle (§ 2-8), tout en étant principalement délibératif. 97. A rstd., Disc, sacrés, IV, 91-92 et 101-102 (* fr. 1-2). 98. Remarque analogue lorsque ApoIIonios comparaît devant Domitien chez P hilostr., V. Apoll. VIII, 4 init. Considérer un procès comme une epideixis est exactement ce que reproche L ucien à un pseudo-philosophe, Eunuch. 13. 99. Cf. P hilostr ., V. soph. 622 fin. 100. Jones, Dio, p. 99. 101. Noter qu’APULÉE avait des connaissances juridiques, et qu’il a plaidé également en faveur de son épouse (Apol. 1, 5 ; cf. Vallette , éd. C.U.F. de YApoîogie, p. X, n. 3). 102. Toutefois P h ilo strate lisait encore le plaidoyer de Démostratos contre Hérode Atticus (V. soph. 563), qui devait sa célébrité à la notoriété de l ’adversaire.

76 du dikanikos logos, Hermogène ou Apsinès, prennent pour modèles des plaidoyers attiques ou parfois des déclamations contemporaines, mais jamais un plaidoyer contemporain. La pratique du barreau est lucrative, utile ou nécessaire ; nul n ’y échappe et certains y excellent ; mais ce n ’est pas le sommet de l ’art oratoire103. L ’éloquence épidictique Face à ces genres en demi-teinte, l’éloquence épidictique, au sens technique de «discours d’éloge», connaît un développement sans précédent. Les sources sont beaucoup plus riches qu’à l’époque hellénistique et même classique. Aux œuvres de Dion, Aristide, Lucien, s’ajoutent les apocryphes transmis dans le corpus de ces auteurs, ainsi que des textes plus dispersés. Les inscriptions nous font connaître les concours, Philostrate et la Souda fournissent des testimonia sur les œuvres perdues de sophistes qui souvent furent fameux en leur temps. Les traités théoriques nous renseignent sur la pratique courante. A partir de cette abondante documentation, on distinguera les formes épidictiques déjà attestées, qui se développent à l’époque impériale, et les innovations. Le développement des formes traditionnelles Dès le IVe siècle, l’éloge de personne s’était divisé en deux classes, quand Isocrate introduisit l’éloge des contemporains à côté des éloges de personnages mythologiques tant prisés des sophistes. L ’époque impériale conserve cette division, mais en menant à son terme le déplacement d ’accent amorcé par Isocrate. Les personnages mythologiques, auxquels la paideia adjoint désormais les héros de la littérature et de l’histoire ancienne, sont réservés aux exercices scolaires : Achille, Hélène, Socrate, Démosthène, Alexandre sont des sujets d’école qui permettent aux étudiants d’assimiler les règles de Yenkômion tout en utilisant leurs connaissances livresques104. A cet égard, Y Éloge de Démosthène, œuvre littéraire et non devoir d’étudiant, est un cas unique : Lucien, ou le Pseudo-Lucien, choisit un sujet rebattu dans les écoles, pour le traiter avec un art consommé105. Une fois formés, les sophistes se consacrent à l’éloge de personnages contemporains, les héros du passé n ’apparaissant plus dans leurs discours qu’à titre d’exemples ou de modèles. C ’est en somme la victoire de YÊvagoras sur l'Éloge d ’Hélène, mais avec une multiplication d ’objets qu’Isocrate n ’eût pas imaginée. On loue les empereurs, les gouverneurs de province, les magistrats et les notables des cités, sous des formes anciennes et nouvelles. On loue aussi des femmes : non plus des

103. Cette dévaluation de l ’éloquence judiciaire se perpétuera à l ’époque tardive : cf. K ennedy, Greek Rhetoric under Christian Emperors, p. 6-19. 104. Voir les sujets cités dans les Progymnasmata, chez le Ps.-Arstd., Rhét. 1 ,160-166, et dans la liste (scolaire) de Luc., Pro imag. 20. 105. Démosthène comme sujet d ’éloge scolaire : cf. T héon , 111, 6 : A phthon . 21, 14 ; Lœ., Prog., t. VIII, p. 251-257 Foerster.

héroïnes de la mythologie ou des hétaïres, mais l’impératrice, la favorite ou une épouse défunte106. L'éloge de souverain, en tant que discours autonome, reçoit à l ’époque impériale le nom de basilikos logos107. Ménandros Π le place en tête de son traité, et les exemples sont nombreux aux IIMIP siècles : éloges d’Hadrien par Aspasios de Byblos et Orion d ’Alexandrie, éloge de Marc Aurèle par Nicostratos, Pseudo-Aristide Eis basilea, sans doute adressé à Philippe l’Arabe ; le «grand basilikos» de Callinicos louait peut-être Aurélien, et YOdainathos de Cassius Longin était une biographie élogieuse ou un éloge, rédigé probablement à la demande de Zénobie après la mort de son royal époux Odénath, en 267108. H s’est même glissé dans le Corpus Hermeticum un discours épidictique qui a pour objet principal des empereurs non nommés, vraisemblablement Dioclétien et ses collègues109. Dressant la liste des termes qu’on peut appliquer à un roi, Pollux se place dans la perspective de l ’éloge (et du blâme), et il ajoute : «II y a beaucoup de choses qu’on exprimerait par un discours et non par un seul mot»110. Comme par le passé, ces éloges purs voisinent avec des Péri basileias plus philosophiques ou parénétiques, représentés par les discours de Dion en l’honneur de Trajan et par l’œuvre du rhéteur Marcellus de Pergame intitulée Hadrien ou Sur la royauté. Philostrate confirme qu’à son époque fréquents étaient les ouvrages destinés à fixer une ligne de conduite aux princes, à grand renfort de citations poétiques111. Le cas du basilikos est exemplaire dans l’histoire du genre épidictique. Si l ’on se fonde sur les textes conservés, la meilleure illustration des préceptes de Ménandros, hormis Y Eis basilea du Pseudo-Aristide, paraît appartenir au IVe siècle, avec les discours de Libanios, Julien, Thémistios112. Mais si l’on tient compte des attestations de discours perdus, on voit que Ménandros, qui cite 106. Impératrice : éloge inséré dans le basilikos ; Julien, Éloge d’Eusébie (noter le chap. 2 du discours, démontrant qu’il est légitime de louer une femme). Voir déjà l’éloge d’Arsinoé cité supra. - Favorite : Luc., Imag. et Pro imag. - Lamentations sur une épouse défunte : P h ilostr., V. soph. 579 ; Mén. Il, 436, 24-26. - Rome a connu une évolution parallèle, avec l ’apparition, au dernier siècle de la République, de laudationes consacrées à des femmes ; César loua même sa jeune épouse (cf. D urry, Éloge funèbre d’une matrone romaine, p. XX-XXI). 107. Proleg. Arstd. 162, 5 (peut-être citation de Théon) ; Mén. Π, 368, 1 ; 369, 3 ; 370, 14. 108. Aspasios : Souda, A 4203. Orion : Souda, Ω 189 (cet Orion se distingue mal d’Orion

d’Alexandrie, grammairien du Ve s. ; il paraît toutefois vraisemblable qu’il a existé au I I e s. un Orion auteur de l’éloge d’Hadrien et peut-être d’œuvres grammaticales : cf. R. A. R a s te r , Guardians o f Language. The Grammarian and Society in Late Antiquity [The Transf. of the Class. Heritage, 11}, Berkeley, 1988, p. 324-325). Nicostratos : Souda, N 404. Ps.-Arstd. ; or. XXXV. Callinicos : MÉN. II, 370, 14. Longin : L ib., Epist. 1078 (cf. A u litz k y , «Longinos», col. 1402 ; sur Odénath, cf. PIRE, I, p. 638-639). - Noter déjà, au Ie r s., l’éloge d’Auguste chez Philon , Leg. ad Gaium, 143-147. 109. Corpus Hermet. XVIII (cf. § 8 : basilikoi epainot). 110. P ollux, Onomasticon, 1,40-42. 111. Dion : or. I-IV, LVI, LX1I ; Marcellus : Souda, M 204 ; Philostrate : V. soph. 489fin. 112. Cf. Burgess, Epideictic Literature, p. 127-138 ; Russell-W ilson, éd. de Ménandros, p. 272. Voir aussi le papyrus récemment édité par G uida, Un anonimo panegirico per l ’imperatore Giuliano. Pour la tradition chrétienne, cf. J.-M. M ath ieu , «L’héritage du Basilikos Logos».

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lui-même Callinicos, est un point d’aboutissement autant qu’un point de départ. Outre ses modèles classiques, il s’appuie sur une riche production oratoire issue de la Seconde Sophistique, depuis Dion jusqu’au IIIe siècle. Ce n ’est pas un hasard si Aristide, qui a d’ailleurs inséré des éloges de l’empereur dans nombre de ses discours, rêve un jour qu’il prononce une prolalie en l’honneur de Marc Aurèle et de Vologèse113 : le basilikos est monnaie courante au IIe siècle. En ce qui concerne l ’oraison funèbre, si la forme collective n'est plus qu’une matière de déclamation, les hommages individuels se multiplient et s’appliquent non seulement à des souverains, mais à des personnes privées. Les théoriciens du IIIe siècle édicteront les règles du genre114. Dans la pratique, l’oraison funèbre prononcée par un ami ou par un parent du défunt est une coutume (ethos), nous dit Dion, dès la fin du Ier siècle. Quand Apollonios de Tyane arrête un convoi funèbre, l ’assistance s’attend tout naturellement à entendre une lamentation rhétorique. Au ni® siècle, le Pseudo-Denys affirme qu’il connaît maints exemples à’epitaphios idios en prose, anciens et récente. Le phénix qui chez Achille Tatius prononce l’oraison funèbre de son père et se voit qualifier d'epitaphios sophistês, est bien une figure d’époque115. Ainsi, Dion célèbre le boxeur Mélancomas, probablement favori de Titus, de même qu’Hadrien de Tyr loue le pantomime Paris, apprécié de L. Verus116. Aristide compose les oraisons funèbres d’Étéonée et d’Alexandros, son élève et son maître117. Hérode Atticus et le même Hadrien, on l’a vu, font l ’éloge funèbre de leurs maîtres en sophistique. Enfin l’on trouve chez les auteurs grecs des réécritures de laudationes funebres romaines : un contemporain de Lucien avait inséré dans son histoire des guerres parthiques - à l ’imitation de Thucydide, croyait-il - l’oraison funèbre du général Severianus par un obscur centurion qui n ’avait malheureusement pas l’éloquence de Périclès118 ; Appien et Dion Cassius recomposent l’éloge de César par Antoine, et Dion Cassius, l ’éloge d’Auguste par Tibère119. 113. Disc, sacrés, I, 38. 114. Ps.-Denys, chap, vi ; Mén. Il, 418-422. L 'epitaphios est cité comme type de discours, sans précision, dans les Proleg. Arstd. 162,5 (cf. Théon, 109,23-24) et chez Nicol. 47, 8. 115. Dion, XXIX, 1 ; P h ilo str., V. Apoll. IV, 45 ; Ps.-Denys, 278, 10-12 ; Ach. Tatius, III, 25, 7. La coutume de l’oraison funèbre individuelle est mentionnée sans indication de temps ni de lieu par LUC., De luctu, 23. 116. Dion, XXVIII-XXIX (sur Mélancomas favori de Titus, d ’après un passage de Thémistios, cf. Arnim, Dio, p. 143, 145 ; Schmid, «Dion», col. 849-850 ; M oles, «The Career and Conversion of Dio», p. 84 ; Jones, Dio, p. 15 ; Desideri, Dione, p. 139 ; cependant Lemarchand, Dion, p. 29, fait observer que le contenu des deux discours ne confirme pas ce renseignement). - H adrien de T yr, O r.fun. de Pâris : Libanios, or. LXIV, 41 (cf. Bayet, «Les vertus du pantomime Vincendus», p. 120-121 ; Jones, «Two Enemies of Lucian», p. 485 ; Id ., Lucian, p. 115, η. 66). 117. Or. XXXI et XXXII. 118. Luc., Hist, conscr. 26. 119. Appien, Bell. civ. II, 144-147 ; D ionCass. XLIV, 36-49 ;LV I, 35-41. Il est certain que Dion Cassius, en particulier, ne reproduit pas les discours authentiques, mais les recompose à sa manière : voir notamment K ie rd o rf, Laudatio Funebris, p. 150-158 ; E. H uzar, «The Literary Efforts of Mark Antony», ANRW, II, 30, 1982, p. 650-652.

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On a souvent estimé que le développement de l’oraison funèbre individuelle chez les Grecs de l ’époque impériale était dû à l ’influence de la laudatio romaine120 : mais cette hypothèse doit être écartée. Les Grecs ne manquaient pas de modèles nationaux : le thrène poétique, Vepitaphios collectif - dont le plan est directement repris dans l’oraison funèbre individuelle - et les éloges funèbres d ’Évagoras, Gryllos, Agésilas, Arsinoé et d ’autres que nous avons rencontrés plus haut. Il est vrai que Polybe et Denys d’Halicamasse considèrent l’usage romain comme une curiosité, et que Denys ne le compare qu’à Vepitaphios athénien de l’époque classique121. Ces textes prouvent que dans les deux derniers siècles avant notre ère, la laudatio romaine n ’avait pas d’équivalent dans le monde grec ; l’oraison funèbre individuelle se limitait alors à des œuvres littéraires, apparemment peu nombreuses, et il faut attendre l’époque impériale - et la Seconde Sophistique - pour voir l ’éloge rhétorique devenir l’ornement officiel et régulier des funérailles grecques. Mais ils ne prouvent nullement que ce développement soit dû à l’influence de Ia laudatio. Rien ne trahit un rapport de filiation entre cette nouvelle pratique sociale et l’usage qui existait depuis des siècles à Rome. Quand Aristide loue Étéonée, il pense à Simonide et à Pindare, non au consul Valerius ou à Tacite ; le PseudoDenys et Ménandros ignorent la laudatio romaine122. Il est plus vraisemblable que cette évolution rhétorique reflète un changement social dont nous verrons plus loin d ’autres conséquences analogues : la structure désormais aristocratique de la cité grecque appelle la célébration des notables et confère de l’importance à l’oraison funèbre individuelle, comme à Rome, les mêmes causes produisant les mêmes effets. C’est principalement dans le cadre de l ’école que les animaux, plantes, objets et abstractions sont l ’objet d 'e n k ô m ia autonomes et sérieux. Les Progymnasmata font grand cas de ces sujets, dont l ’usage est comparable à celui des personnages historiques et mythologiques : comme ces derniers, ils n ’apparaissent guère dans les éloges réels que sous la forme de morceaux insérés, par exemple un chapitre sur l ’olivier de la couronne olympique dans le discours panégyrique. Quand les sophistes traitent ces sujets pour euxmêmes, c’est plutôt sous la forme de l’éloge paradoxal, avec les louanges de Thersite, du perroquet, du parasitisme. Nous reviendrons sur la signification de ces compositions littéraires, illustrées notamment par Favorinus, Dion et Lucien : il suffit de noter ici que la vogue de l’éloge paradoxal est aussi grande sous la Seconde Sophistique que sous la Première. L’éloge de cité, qui était embryonnaire dans la rhétorique classique et très rarement attesté à l’époque hellénistique, fait son entrée dans la théorie

120. L afaye, «Laudatio», p. 998 ; D urry, Éloge funèbre d’une matrone romaine, p. xxxi ; S offel, Die Regeln Menanders, p. 20-21. 121. Pol. VI, 53-54 ; D. H al., Antiq. rom. V, 17. Cf. D urry , ibid., p. XIV-XVI. 122. A rstd ., Étéonée, 2. Pour Ps.-Denys et Mén. II, cf. K ierd o rf, Laudatio Funebris, p. 54-56.

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rhétorique avec Quintilien, suivi par Hermogène et par Ménandros I et IP23. Dans la pratique, il est illustré par les discours d’Aristide en l ’honneur d’Athènes (Panathénaïque) et de Rome (A Rome). Les fragments conservés du discours A Rome de Callinicos sont à la louange de la Ville, et l’on cite également des éloges de Rome dus à Pollux de Naucratis et à un certain Pompeianus de Philadelphia123124. Malgré leur intérêt, ces discours, conservés ou perdus, restent peu nombreux, et Rome paraît surreprésentée aux dépens des villes grecques. Il serait difficile de produire une liste de discours intitulés Éloge de Smyrne ou Éloge d ’Alexandrie. Mais l ’impression de paucité se dissipe à la lumière de deux considérations. En premier lieu, nous disposons de témoignages formels sur la fréquence de l’éloge de cité aux ler-lle siècles. Lorsque Dion prend la parole devant les habitants d’Alexandrie, sous le règne de Vespasien ou de Trajan, il fait allusion non seulement aux poètes, mais aussi aux orateurs ou sophistes qui ont coutume de chanter les louanges de la ville dans des discours épidictiques ; de même, les gens de Tarse ont l ’habitude d’entendre célébrer leur ville en vers et en prose125. En écho au texte de Quintilien, ces passages de Dion attestent pour le genre, dès le début de la Seconde Sophistique, une faveur qui est nouvelle dans notre documentation. Aristide confirme que cette faveur ne s ’est pas démentie au cours du IIe siècle, en faisant référence aux orateurs qui louent leur patrie, Smyrne ou Rome126. D’autre part - seconde considération - , l ’éloge de cité se cache dans des discours délibératifs ou épidictiques dont il n ’est pas le but avoué, mais un ingrédient obligé et souvent essentiel. Ainsi trouvons-nous des éléments d ’éloge de cité dans les discours d’ambassade, comme à l’époque hellénistique, mais désormais avec davantage d ’ampleur127128. Les parénèses que Dion adresse à Rhodes, Alexandrie, Tarse, Célènes, Nicomédie, Nicée, reposent en partie sur les topoi de l’éloge de cité12g. Au même genre appartenaient sans doute les éloges, conseils et remontrances adressés aux villes de Grèce par Apollonios de Tyane, à qui son

123. Q uint. III, 7, 26 ; H ermog., Prog. 18, 8-14 : M én . I, 332, 8-11 ; 344-365 ; II, 385, 1-8 ; 387, 5-388, 15. 124. Pollux : Souda, Π 1951 (Rhômaïkos logos, probablement semblable au discours A Rome d’Aristide : noter que MÉN. I, 360, 5, intitule Rhômaïkos le discours d’Aristide). Pompeianus : Athénée, ΙΠ, 98 c. 125. D ion , ΧΧΧΠ, 2, 10, 37, 39 ; XXXIII, 2, 13, 15. 126. ARSTD. XVII, 1 ; XX, 15 ; XXVI, 4. 127. Cf. infra, p. 712-713. 128. Voir en particulier D ion , XXXI, 146 ; XXXII, 35-39 ; XXXIII, 1-30 ; XXXV, 13-25 ; XXXVIII, 30-35 ; XXXIX, 1-2. Cf. Philostr ., V. soph. 487, sur ces discours de Dion comme blâmes adoucis ou comme éloges mêlés d ’admonestation. Dion avait également loué la cité des Esséniens (SYNÉs., Dion, 240, 10-13) : plutôt que d’une œuvre autonome, il s’agissait d ’un passage de discours ou d ’ouvrage historique (cf. Treu , Synesios, Kommentar zu seinem Dion, p. 42-43 ; Ster n , Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, I, p. 538-540 ; B rancacci, Rhetorike philosophousa, p. 190-191), et Ton peut se demander si les Esséniens n ’y faisaient pas figure de communauté non urbaine, comme chez P hilon (Quod omnis probus, 76) et dans la ligne de l’Euboïkos.

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biographe prête aussi un enkômion d ’Éphèse in nuce129. Le plaidoyer de Favorinus à Corinthe est tissé d’éléments encomiastiques, et Aristide insère des éloges de Pergame, Smyme, Éphèse et de Rhodes dans ses exhortations à la concorde130. Dans les discours proprement épidictiques, la cité est omniprésente. La polis est un élément du genos, premier «lieu» de l ’éloge d ’homme ; dans l ’hymne, on loue les cités où le dieu est adoré131. Les lamentations sur les cités doivent leur caractère pathétique à l ’éloge des beautés disparues132, et le discours panégyrique contient obligatoirement un enkômion de la cité où se déroule la fête. Dans le stephanôtikos logos, l’orateur n ’omet pas de vanter la cité au nom de laquelle il offre une couronne à l ’empereur ; quand on invite le gouverneur, quand on l ’accueille, l’éloge de la cité est encore de règle, et il peut occuper la totalité du discours, comme chez Aristide133. Enfin, les déplacements du sophiste lui-même appellent l ’enkômion poleôs. Il faut une arrogance ou une parrhêsia peu communes pour se dispenser de louer Athènes quand on s ’y produit pour la première fois : en général, les sophistes se conforment à l’usage. Lucien, en tournée en Macédoine, n ’omet pas, dans sa prolalie, la cité qui l ’accueille134. C’est ainsi que, chez Ménandros II, le discours que l’on prononce en rentrant dans sa patrie se ramène pratiquement à un éloge de celle-ci ; les discours de départ associent diplomatiquement les éloges de la cité que l’on quitte et de celle où l’on se rend135. La Seconde Sophistique a donc abondamment pratiqué l’éloge de cité. Aristide exagère à peine quand il déclare aux Smymiotes qu’il n ’a jamais manqué aucune panégyrie ni aucune autre occasion d’honorer publiquement leur cité13*. L ’époque classique offrant peu de modèles, les deux Ménandros citent les maîtres récents de la spécialité : Aristide d’abord, puis Dion, Callinicos, Polémon et Hadrien de Tyr137. Si nous pouvons juger les deux premiers sur pièces et entrevoir l’activité du troisième, nous ne savons à quelles œuvres de Polémon et d’Hadrien se réfère l’allusion. En revanche, nous voyons l’éloge de cité se frayer un chemin dans l’histoire et le roman138. 129. P h ilo str., V. Apoll. V, 20 init. ; VIII, 7 (p. 313, 9-17). 130. F avor., Corinth. ; A rstd. XXIII, 8-26 ; XXIV, 45-57. 131. Éloge de personne : par ex. A rstd., Apellas, 2-5 ; MÉN. Il, 434, 26-30. - Hymne : ALEX. Noum. 5, 30-31 ; MÉN. I, 334, 30 ; 336, 12-15 ; cf. F avo r., Fort. 12-17 ; A rs td ., Sarapis, 33. 132. A rstd., Monodie, 2-6 ; Eleusinios, 2-10 ; Ps-Arstd., Rhodiakos, 2-8. 133. Stephanôtikos : Mén. II, 422,10-11. - Invitation : MÉN. II, 424, 15-17 ; 426, 7-15 ; 426, 20-427, 3 ; 428, 8-13 ; 428, 30-429, 7 ; 429, 13-430, 7. - Accueil : A rstd . XVII et XXI ; Ps.-Denys, 275, 19-276, 9 ; Mén. II, 417, 18-23. 134. P h ilo str., V. soph. 535 et 586-587 (sophistes qui se dispensent de louer Athènes), par opposition à 572 init. et 579 ; Luc., Scytha, 9. 135. Retour : M én . II, 382, 10-387, 2 ; 392, 14-18 ; 394, 13-30. - Départ : 393, 31394,12 ; 396, 23-31 ; 398, 23-26 ; 398, 30 (var.) ; 430-434. 136. A ceux qui lui reprochaient, 22. 137. Aristide : Mén. I, 345, 19, 21 ; 346, 15 ; 349, 11, 24 ; 350,10 ; 355, 19 ; 360, 5, 9 ; II, 372, 10 ; 384,16 ; 386, 31. - Dion : 1, 361, 9. - Callinicos, Polémon, Hadrien : II, 386, 30-31. 138. Luc., Hist, conscr. 31 ; Xén. Éph. ΠΙ, 2,1 ; Héliod. II, 26-27.

HISTORIQUE Aux éloges de cités se rattachent les éloges de quartiers, de constructions ou de monuments. Souvent, ces deux formes d’éloge sont associées dans un même discours : la description des monuments est une partie de Yenkômion poleôs, et le discours panégyrique loue successivement la ville et le temple. Mais si les circonstances l ’exigent, on fera du bâtiment l ’objet principal ou unique du discours. Quintilien et Ménandros I envisagent l’éloge d ’un quartier ou d’une construction comme discours autonome139. Lucien loue une salle de conférence, et Aristide, sur l ’injonction d ’un rêve, célèbre le puits de l’Asclépieion de Pergame140. L ’occasion la plus fréquente, d’après Ménandros, est l’inauguration d ’un édifice récemment achevé, et c’est exactement ce que nous trouvons dans plusieurs discours de l’époque. Le Panégyrique de l’eau de Pergame d ’Aristide fut écrit, comme l’a démontré C. P. Jones, pour célébrer la mise en service d ’un aqueduc141. L'Hippias de Lucien, quant à lui, est consacré à un établissement de bains : l’orateur félicite l’architecte Hippias, qui est présent (§ 3 : toutoui), et fait l’éloge de l’édifice, qu’il a visité récemment (§ 4, 8), mais qui n ’est peut-être pas encore en service (§ 8 fin.). Dans des circonstances incomparablement plus solennelles, Polémon fit certainement un éloge du monument lorsqu’il prononça le discours de dédicace de l ’Olympieion, en 131/132, à la demande de l’empereur142. Le rapprochement de YHippias et du discours de Polémon illustre admirablement la fonction de l’éloquence épidictique à l ’époque impériale : parure de toutes les festivités, elle accompagne aussi bien une inauguration d’intérêt local que la cérémonie grandiose pour laquelle Polémon se rendit de Smyme à Athènes, afin de célébrer l ’édifice commencé à l’époque classique et achevé par Hadrien, en un jour qui fut comme un symbole de la nouvelle vie de la vieille Grèce et, selon le mot de Rohde, «die glänzendste Sonnenhöhe der neuen Sophistik»143. L’éloge des dieux est le secteur où la concurrence avec la poésie reste la plus vive, comme en fait foi notamment la préface de l ’hymne A Sarapis d ’Aristide. Ce texte pourrait même laisser supposer qu’Aristide fut le seul ou le premier sophiste à louer les dieux en prose : en réalité, l’époque impériale voit se multiplier les témoignages sur un genre qu’Aristide a illustré, mais non créé144. En toile de fond figurent les éloges plus ou moins frustes des prêtres et des dévots. Le ministère des cultes comporte peut-être la récitation d’hymnes rhétoriques : à Delphes et dans les sanctuaires d ’Asie et de Bithynie 139. Q uint. III, 7, 27 ; Mén. I, 365,18-24. 140. Luc., De domo ; A rstd. XXXIX (cf. Disc, sacrés, 1,42). 141. A rstd. LIII ; cf. Jones, «Aelius Aristides, “On the Water in Pergamon”». 142. P hilostr ., V. soph. 533 ; pour la date, cf. Stegemann , «Polemon», col. 1335. - Le Panégyrique de Cyzique d’Aristide a été prononcé soit pour la dédicace du temple récemment reconstruit (B ehr , Aristides and the Sacred Tales, p. 101 ; Aristides, Complete Works, Π, p. 379, n. 1), soit pour l’anniversaire de la dédicace (F.W. Hasluck , Cyzicus, Cambridge, 1910, p. 187 ; B oulanger, Aristide, p. 342-343 ; Schulz-W inter, «Historisch-archäologische Untersuchungen zum Hadrianstempel von Kyzikos», p. 55) ; M agie , Roman Rule in Asia Minor, p. 1473, ne tranche pas entre ces deux possibilités ; voir aussi B owersock . «Greek Intellectuals and the Imperial Cult», p. 196. 143. Rohde. Griech. Roman3, p. 330-331. 144. Cf. B oulanger, Aristide, p. 309-311.

83 officient des theologoi qu’on suppose chargés de célébrer le dieu en prose, de même que les humnôdoi le célèbrent en vers et que le sebastologos, à Milet, prononce des éloges de l’empereur ; nous ignorons malheureusement tout de la forme prise par les compositions du theologos'-45. Un papyrus nous a conservé un éloge d’Isis qui ne prétend à aucune valeur littéraire et tient surtout de la litanie sacerdotale145146. Comme à l’époque hellénistique, les fidèles composent des arétalogies, en vers ou en prose147. Aristide fait plusieurs allusions à cette pratique fréquente et il y sacrifie lui-même, sous une forme plus élaborée, dans les Discours sacrés et dans la lalia A Asclépios148. Cette lalia appartient déjà à la rhétorique au sens strict. Les auteurs de Progymnasmata mentionnent l’hymne comme une des formes de Yenkômion, mais ils font rarement composer les étudiants sur de tels sujets, sans doute trop difficiles149. Les règles de l’éloge des dieux sont édictées dans les traités plus approfondis, comme ceux de Quintilien, d’Alexandros fils de Nouménios et de Ménandros I 150. Dans la pratique, Apollonios de Tyane, au Ier siècle (si l’anecdote est authentique), tance un jeune homme qui a rédigé un éloge de Zeus et s’apprête à le réciter à Olympie151. De même, Dion, au début du Discours olympique, fait croire à l’assistance qu’il va prononcer un éloge de Zeus, sujet tout indiqué et visiblement normal à l’époque, avant de s’orienter vers des développements plus abscons152. Dion était encore l’auteur d’un Éloge

145. VoirL. Z iehen, «Theologos», RE, 2e s. 5,1934, col. 2031-2033 ; Robert, «Voyages épigraphiques en Asie Mineure», p. 184-186 ; Hellenica, VII, p. 210 ; A travers l’Asie Mineure, p. 419 ; Bull, épigr. 1981, 481 ; FOLLET, Bull, épigr. 1988, 555. Il n ’y a pas de preuve formelle que les compositions des theologoi fussent en prose, et moins encore que ce fussent des enkômia : l’hypothèse repose sur le parallélisme avec les humnôdoi. Dans un passage de Plutarque, les theologoi paraissent chargés de contrôler les éloges écrits par d’autres (F lacelière, éd. C.U.F. des Moralia, VI, ad D ef or. 417 f). 146. P. Oxy. XI, 1380 (H« s. ap. J.-C.) ; cf. L afaye, «Litanie grecque d’Isis» ; C o lla r t, «L’invocation d’Isis». 147. Voir notamment les listes de G randjean, Une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée, p. 8-11, et de Berger, «Hellenistische Gattungen im Neuen Testament», p. 1219-1220. 148. Allusions : A rstd., Asclépios, 6, 7, 9,10 ; Sarapis, 30 ; Disc, sacrés, V, 36. Pour les Discours sacrés comme «arétalogie démesurée», voir B oulanger , Aristide, p. 170-172 ; C hrist-Schmid , Gesch. der griech. Lit. Π6, p. 707 ; F estugière, Personal Religion, p. 168, n. 5. 149. Théon, 109, 24-26 ; H ermog ., Prog. 17, 20-22 ; A phthon. 21, 8-9 ; N icol . 47, 8 ; 49,15 ; cf. P s.-Arstd., Rhét. 1 ,160. Seul Hermogène envisage de traiter effectivement l’éloge de dieu comme progymnasma, sans d’ailleurs donner un plan. Nicolaos veut faire de l’hymne un type de discours doté d’une division spéciale et réservé aux étudiants plus avancés, au même titre que l’épithalame ou leprosphônêtikos. 150. Q uint. III, 7, 7-9 ; A lex. N oum. 4, 14-6, 9 ; Mén. I, 331, 20-332, 7 ; 333-344 ; 346, 12. Chez le Ps.-Denys et Mén. II, l’éloge de dieu est traité comme morceau inséré dans le panégyrique et dans l ’épithalame. 151. P hilostr., V. Apoll. IV, 30. L ’humnos metarsios d’Ofellius Laetus, sous Domitien, était en vers selon B ow ersock , «Plutarch and the Sublime Hymn of Ofellius Laetus», p. 27-279. 152. D ion, XII, 21-22.

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HISTORIQUE

d’Héraclès, peut-être dirigé contre Platon153. Au IIe siècle, Aristide constatera que «nombreux sont ceux qui chantent en prose les exploits d ’Héraclès», ce qui est d ’ailleurs vrai depuis l ’époque classique154. Aristide lui-même offre, en une riche collection, les premiers hymnes rhétoriques conservés de l ’époque impériale, auxquels s’ajoutait un nombre au moins égal d’hymnes aujourd’hui perdus155. Son contemporain Pausanias de Césarée avait peut-être composé des peplasmenoi humnoi, consacrés à des allégories, et Ménandros I avait loué Apollon et le Logos156. L’acclimatation de l ’hymne dans la prose se reflète dans les romans, avec l ’éloge d ’Éros dans Daphnis et Chioé et l ’hymne d ’Anthia aux yeux d ’Habrocomès. Dans le domaine de la théologie pure, Hermès Trismégiste initie Tat aux secrets de la régénération en chantant un hymne en prose au Seigneur de la Création157. L ’hymne en prose figurait également dans les concours d ’éloge, qui constituent notre dernière catégorie de discours épidictiques déjà attestés avant l ’époque impériale. Signalons d ’emblée, pour n ’y point revenir, le cas du «dialogue de Platées», à la lisière de deux époques et de deux genres. Tous les quatre ans, les Grecs célébraient les Eleutheria à Platées en commémoration de la victoire de 479. D ’après une récente mise au point de N. Robertson158, il apparaît qu’avant la fête le conseil de la ligue se réunissait pour décider qui d’Athènes ou de Sparte conduirait la procession. A cette occasion, chacune des deux cités déléguait un orateur pour faire valoir ses titres à la propompeia. Cet usage est attesté depuis le IIe siècle avant jusqu’au IIe siècle après J.-C. ; nous savons que sous l ’Empire les éphèbes athéniens assistaient à la cérémonie. Quant aux discours prononcés en la circonstance, les texte parlent d’agcm, et Robertson de «discours épidictiques»159 : mais ce serait une erreur de

153. Le titre transmis par la Souda, Enkômion Hêrakleous kai Platônos, pose problème (cf. A rn im , Dio, p. 155). La meilleure solution paraît être la correction de kai en kata, proposée par G allav o m , «Sopra un opuscolo perduto di Dione Crisostomo», et adoptée par BRAncaccj, Rheiorike philosophousa, p. 256-259 (R ussell , c.r. de Brancacci, p. 238, reste réservé). - Traits d’hymne dans les éloges de la fortune (DION [?], LXIII ; Fa VOR., Fort.) et de la loi (D ion , LXXV). A la même époque appartient peut-être la litanie philosophique du P seudo-Aristote, Péri kosmou, 7. 154. A rstd., Héraclès, 1. 155. A rstd . XXXVII-XLV (hymnes proprement dits et discours de forme ou de sujet voisin) ; fr. 8-9, 11-12, 66,68, 70,126-127. Dans les Disc, sacrés, I, 35, ARISTIDE rêve qu’un ami prononce devant lui un éloge des Nymphes. 156. Pausanias : Mén. I, 342, 9. - Ménandros : M én. I, 335,24-25 ; 341, 15-17.29. 157. L ongus , II, 7 (R.L. H unter , A Study o f Dapknis and Chloe, Cambridge, 1983, p. 35, rapproche ce texte des hymnes d ’Aristide) ; XêN. ÉpH. 1,9,7-8 ; Corpus Hermet. XIII, 17-20. 158. «A Point of Precedence at Plataia. The Dispute between Athens and Sparta over Leading the Procession». Voir aussi C haniotis, Histone und Historiker in den griechischen Inschriften, p. 42-48. 159. A gôn : D io n , XXXVIII, 38 ; Ps.-Luc., Am ores, 18. Discours épidictiques : R obertson, ibid., p. 96. On pensait autrefois que le dialogue de Platées était formé de discours «démonstratifs» ou «panégyriques», dans le genre de Y epitaphios athénien, qu’on croyait

85 considérer le dialogue de Platées comme un concours d’éloge. Meme si le sujet impliquait nécessairement le rappel des exploits accomplis par chacune des deux cités, les discours avaient pour but d’emporter la décision du conseil et à ce titre ils appartenaient au genre délibératif, non au genre épidictique. D’autre part, il ne s’agit pas d’un concours, puisque les orateurs ne s’affrontent pas sur un même sujet, mais soutiennent deux thèses opposées. Agôn signifie ici «débat» : débat passéiste et ritualisé, assurément, mais fondamentalement distinct des concours d ’éloge. Bien qu’ils fussent consacrés à un grand moment de l’histoire ancienne, ces discours n ’étaient pas non plus des déclamations, mais des discours réels, l’orateur s’exprimant en son nom et en son temps, sans fiction d’aucune sorte160. Une fois écarté ce cas spécial, nous pouvons revenir à Yenkômion logikon, que nous avions vu inscrire au programme de certains concours du Ier siècle avant J.-C. et des concours éphébiques de l ’époque impériale. On sait que les IP et IIIe siècles de notre ère furent une période d’intense activité pour les concours grecs. Les concours de premier rang, panhelléniques et sacrés, dont le nombre s’était déjà accru à l ’époque hellénistique, se multiplient sous l’impulsion des empereurs, en particulier d ’Hadrien ; les concours locaux prospèrent, et l'Italie entre dans le «circuit» des concours grecs161. L ’agôn sous sa forme la plus achevée est à la fois gymnique et «musical»162 : or les inscriptions révèlent la présence régulière, et non plus sporadique, de l ’éloge en prose dans les concours musicaux. Une première catégorie de documents est constituée par les inscriptions dressant la liste des épreuves pour un concours donné, conformément à un type déjà rencontré plus haut. Les Mouseia de Thespies célébraient le culte des Muses héliconiennes. Ce concours très ancien fut réorganisé au IIIe siècle avant J.-C. A l ’époque impériale, on le retrouve florissant, et consacré désormais aux empereurs autant qu’aux Muses. Or, tandis qu’à l’époque hellénistique il ne comportait, en fait d’éloge, qu’une épreuve de poésie, Yenkômion rhétorique y fait son apparition - innovation caractéristique - dans les documents de l’Empire. A une date située entre 14 et 29 après J.-C. figuraient au programme une épreuve de poésie épique (epôri poiêtês) et plusieurs épreuves d ’éloge rhétorique (