La religion de la laïcité
 9782081422650, 2081422654

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La Religion de la laïcité

DU MÊME AUTEUR La Politique du voile, Amsterdam, 2017 De l'utilité du genre, Fayard, 2012 Théorie critique de l'histoire, Fayard, 2009 Parité, luniversel et la différence des sexes, Albin Michel, 2005 La Citoyenneté paradoxale, les féministes françaises et les droits de lhomme, Albin Michel, 1998

Joan Wallach Scott

La Religion de la laïcité Traduit de langlais (États-Unis) par Joëlle Marelli

Avec le concours du Centre national du livre

CLIMATS

Titre original : Sex and Secularism Princeton University Press, 2017 © Joan Wallach Scott © Flammarion, 2018, pour la traduction française ISBN : 978-2-0814-2265-0

Note sur la traduction

Le titre original de ce livre est Sex and Secularism. Il existe de nombreux débats sur la traduction en français du mot « secularism ». Étant calqué sur une structure linguistique latine, rien ne semblait s'opposer à une traduction uniforme par « sécularisme », fut-ce au prix d'un néologisme qu'un certain nombre d'auteur.trices. emploient déjà et qui finira bien par s'imposer. La traduction a toujours été l'un des moyens d'enrichir le vocabulaire et puisque « secularism » ne se traduit pas rigoureusement par laïcité, nous avons un temps pensé opter pour cette solution. Cependant, le livre porte moins sur un processus sociologique (impliqué par la notion de sécularisme) que sur un discours politique. Or « laïcité » est précisément le nom que se donne ce discours politique. C'est pourquoi nous avons opté, en concertation, pour une traduction souple de « secularism », la plupart du temps par « laïcité », sauf pour certaines occurrences où nous avons effectivement employé « sécularisme » (dans les cas où le contexte historique et/ou sociologique imposait clairement un démarquage de la réalité culturelle désignée en France par « laïcité »), 7

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estimant qu'il ne fallait pas faciliter, pour les lecteur.trices françaises, le réflexe qui aurait consisté à mettre à distance la dimension critique de l'ouvrage au motif d'une singularité française trop souvent et fallacieusement invoquée dans ce contexte. L'autrice et la traductrice

Introduction Le discours de la laïcité

C'est en s'inscrivant dans la rhétorique du « choc des civilisations 1 » que la laïcité a refait son entrée dans le discours contemporain. Il y a, bien sûr, une longue histoire de l'étude universitaire de la sécularisation, cet ensemble de processus par lesquels les États européens, nous explique-t-on, ont réorganisé les religions qui se trouvaient sous leur contrôle en introduisant la gestion bureaucratique et le calcul technique dans leurs opérations de gouvernement et en justifiant leur souveraineté dans les termes de la pensée républicaine ou démocratique, c'est-à-dire en s'avançant plutôt comme des porteurs du mandat de ceux qui étaient considérés comme des citoyens que comme l'incarnation de la volonté divine. Le discours de la laïcité a été compris comme un synonyme de ces processus qui sont représentés comme le triomphe des Lumières sur la religion. Cependant, les usages récents de ce discours en font, plus simplement, une alternative positive, non pas à toute religion, mais à l'islam. Dans ce discours, la laïcité est ce qui garantit la liberté et l'égalité de genre, tandis que l'islam est synonyme d'oppression. 9

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Si certaines critiques de l'islam visent explicitement l'islam politique et/ou fondamentaliste, la plupart constituent des condamnations de l'islam tout entier. L'idée d'un « choc des civilisations », formulée par le politiste Samuel Huntington en 1993, opposait ainsi le christianisme occidental à l'islam dans un conflit qui, selon lui, « durait depuis 1 300 ans 2. » Dans son article, Huntington assimilait bientôt le christianisme occidental à « l'Occident » et même si la laïcité n'était pas désignée comme telle, elle était implicite dans les contrastes posés entre liberté et oppression. À mesure que la formule « choc des civilisations » devint plus usitée, surtout après le 11 septembre 2001, laïcité et égalité de genre furent de plus en plus souvent avancées comme preuves d'une supériorité occidentale par rapport à l'islam tout entier. Ainsi, en 2003, Bernard Stasi, président de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, estimait que la France ne pouvait permettre aux musulmans de saper ses « valeurs fondatrices », au nombre desquelles figuraient la séparation des Églises et de l'État, l'égalité entre femmes et hommes et la liberté pour tous3. La même année, les politistes américains Ronald Inglehart et Pippa Norris expliquaient que « le véritable choc des civilisations » portait sur « l'égalité de genre et la libération sexuelle 4 ». D'après ces deux auteurs, les exigences religieuses de l'islam conduisaient au rejet de l'une et de l'autre. Depuis, l'effet émancipateur de la laïcité pour les femmes est considéré comme allant de soi, au point que la romancière américaine Joyce Carol Oates s'est étonnée des critiques qui lui avaient été adressées pour avoir tweeté que « la religion prédominante de 10

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l'Égypte » était responsable des violences commises contre des femmes au cours des manifestations de l'été 2013 5. Cela devait lui paraître si évident qu'elle n'avait pas pensé que ce qui était en cause pouvait être une misogynie similaire à celle qui est à la source des violences domestiques qu'elle raconte dans ses romans, ni que son commentaire pouvait être interprété comme islamophobe. Mais l'attaque la plus virulente contre l'islam au nom de la laïcité provient peut-être d'une agressive association française nommée Riposte laïque, qui réunit des groupes en provenance de tout le spectre politique, avec l'objectif déclaré de protéger une République menacée d'annihilation imminente par les hordes musulmanes. D'après Riposte laïque, « quand on est attaché à la République, à la démocratie, au droit des femmes, à la liberté, à la laïcité, on a le devoir d'être islamophobe, tout simplement parce que l'islam ne peut supporter ces valeurs émancipatrices 6 ». Ici, la laïcité est par définition associée à la raison, à la liberté et aux droits des femmes, alors que l'islam l'est à une culture de l'oppression et de la terreur. Si l'on suit cette formulation, la culture est l'autre de la raison : l'une protège la tradition immuable, tandis que l'autre garantit le progrès de l'histoire. Dans ce livre, j'examine les diverses manières dont le genre figure dans les discours de la laïcité. Je revisite un vaste corpus de textes écrits par des féministes de la deuxième vague ainsi que par des historiens de la religion, de la race et du colonialisme. Je synthétise ces travaux, à partir desquels je propose de nouvelles interprétations. Ces textes me permettent de documenter les usages des termes « laïcité », « sécularisme » et de leurs 11

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dérivés, et d'en identifier les significations et les contradictions. À partir de cette histoire, il apparaît clairement que l'égalité de genre aujourd'hui invoquée comme un principe fondamental et constant de la laïcité n'était absolument pas incluse dans les premiers emplois de ce mot. En réalité, t inégalité de genre a été fondamentale pour la formulation de la séparation de t Église et de [État qui inaugure la modernité occidentale. Je vais plus loin, en suggérant que la modernité euro-atlantique impliquait un nouvel ordre de subordination des femmes, lesquelles furent assignées à une sphère familiale féminisée, censée compléter les domaines masculins et rationnels de la politique et de l'économie. Lorsque la question de l'islam émerge à la fin du XXe siècle, conjointement avec une polémique sur le « choc des civilisations », l'égalité de genre devient une préoccupation première de la laïcité. Or, aujourd'hui encore, il est difficile de définir ce que l'on entend par égalité de genre, car le sens de cette expression repose largement sur une mise en opposition à l'islam, au détriment de celui-ci. Les arguments de ce livre peuvent être brièvement énoncés comme suit : 1. l'idée selon laquelle l'égalité entre les sexes serait inhérente à la logique de la laïcité est fausse ; 2. aujourd'hui comme naguère, cette assertion historiquement fausse est utilisée pour justifier les prétentions de supériorité raciale et religieuse des Blancs, de l'Occident et du christianisme ; 3. elle agit en sorte de détourner l'attention d'un ensemble de difficultés persistantes liées aux différences de sexe, des difficultés que partagent les nations occidentales et non occidentales, chrétiennes et non chrétiennes, quelles que soient les diverses manières dont elles tentent de les 12

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résoudre. L'inégalité de genre n'est pas seulement un sous-produit de l'émergence des nations occidentales modernes, caractérisées par la séparation entre public et privé, politique et religieux ; elle est, au contraire, en son cœur même. Et la laïcité est le discours chargé d'en répondre.

La laïcité comme discours politique Par le titre de ce chapitre, « le discours de la laïcité », je souhaite montrer que je n'aborde pas la laïcité comme une catégorie d'analyse fixe, mais comme une opération discursive de pouvoir dont les effets générateurs doivent faire l'objet d'un examen critique tenant compte des contextes historiques dans lesquels ils s'inscrivent. Autrement dit, quand je parle de laïcité, ce ne sont pas des définitions objectives que j'ai à l'esprit. À la suite de Michel Foucault, mon approche est plutôt « généalogique », c'est-à-dire qu'elle consiste à analyser les diverses manières dont ce terme a été déployé et avec quels effets. Cette approche ne nie pas la réalité des institutions et des pratiques censées incarner la laïcité ; en effet, je les examine attentivement dans les chapitres qui suivent. Mais plutôt que de considérer que nous savons par avance ce que signifie la laïcité, ou que sa définition est fixe et invariable, j'interroge le sens qui lui a été donné et qui s'est réalisé de diverses manières, dans divers contextes et à diverses époques 7. Par cette approche, mon travail se distingue d'une grande partie de l'abondante littérature qui porte sur la laïcité depuis le début de ce siècle - bien souvent en 13

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réponse directe ou indirecte à la polémique du « choc des civilisations ». Quelles soient le fait d'anthropologues, de philosophes ou d'historiens, ces études présupposent ou cherchent à assigner un sens définitif à la notion et aux processus auxquels elle renvoie. Elles façonnent une catégorie analytique distincte de l'usage historique effectif du mot lui-même. Elles posent indéniablement d'importantes questions sur l'impact de la laïcité sur la religion ou sur l'État, sur ce qui est engagé dans la constitution des sujets laïcs, sur la question de savoir si et comment la sécularité ouvre la voie à des pratiques sexuelles non normatives et sur la nature de la croyance en un « âge laïc ». Dans ce corpus savant, la laïcité se comprend tantôt comme l'évolution linéaire d'idées et d'institutions qui nous ont apporté la modernité, tantôt comme une formation conceptuelle et politique dotée de caractéristiques identifiables8. Elle est utilisée comme une catégorie analytique dont toutes les caractéristiques sont évidentes, même lorsque le mot lui-même n'est pas employé par ceux dont les vies sont étudiées9. Dans ces travaux, laïc et séculier (qui renvoient à tout ce qui n'est pas religieux), sécularisation (le processus historique par lequel une autorité religieuse transcendante est remplacée par un savoir qui ne peut trouver son origine que chez des humains raisonnables) et sécularité (un état d'être non religieux) tendent à être amalgamés sous le parapluie du sécularisme. Dans ce livre, je n'aborde pas la laïcité comme une catégorie analytique distincte du discours qui la déploie, pas plus que je n'admets l'assertion selon laquelle l'égalité de genre serait un trait essentiel (quoique tardif) de l'histoire de la laïcité. En cela, je suis en désaccord avec 14

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le récit progressif de la laïcité tel que le propose le philosophe Charles Taylor. Pour celui-ci, la mise en œuvre de la laïcité est synonyme de progrès, d'émancipation et de modernité. Discutant de « l'imaginaire égalitaire de Locke », il note que « cette idéalisation était, au départ, profondément déconnectée de la réalité des choses [...] La complémentarité hiérarchique était le principe sur lequel reposait en effet la vie des gens, que ce soit au sein du royaume [...] ou de la famille. Nous ressentons encore très vivement cette disparité dans le cas de la famille, car c'est seulement à notre époque que se sont véritablement effacées les anciennes images d'une complémentarité hiérarchique entre les hommes et les femmes. Il ne s'agit toutefois que d'une étape tardive au cours d'une "longue marche" 10 ». Je crois que ce commentaire présuppose un progrès cumulatif vers l'égalité qui n'a tout simplement pas existé. Il fonctionne à partir d'une conception idéalisée ou réifïée du sécularisme comme phénomène transcendant, alors qu'en réalité, le sécularisme est tout sauf cela. Ma démarche se rapproche davantage de la critique que fait Talal Asad (dans un ouvrage écrit avant celui de Taylor) de cette idée de la laïcité comme « mythe du libéralisme », et de son invitation à prêter attention aux constructions discursives de la laïcité, autrement dit, à sa généalogie. « Le séculier, écrit Asad, n'est ni singulier dans son origine ni stable dans son identité historique, bien qu'il opère au travers une série d'oppositions particulières », notamment l'opposition entre le politique et le religieux et entre le public et le privé n . À cette liste, j'ajouterai l'opposition entre raison et sexe, masculin et féminin, homme et femme. Ce qui m'intéresse, c'est 15

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la politique des formulations discursives de la laïcité, notamment en tant quelles sont tributaires de références au genre. De ce point de vue, mon travail a pour objet l'histoire des usages polémiques de ce terme et des conséquences de ces usages sur les institutions et les stratégies politiques, sociales et économiques. Il me faut toutefois avertir les lecteurs de ce qu'il ne s'agit pas d'une histoire intellectuelle ou sociale conventionnelle du mot laïcité ni des pratiques qui lui sont associées. Je propose plutôt une série d'arguments plus ou moins reliés par une périodisation qui renvoie à l'émergence des États-nations occidentaux modernes (à partir du XVIII e siècle). Mon travail juxtapose des exemples de lieux dotés d'histoires et de géographies diverses, non pour nier leur spécificité, mais pour insister sur ce qui est commun aux invocations que l'on y rencontre de la laïcité et de ses effets. Certains lecteurs trouveront ces juxtapositions peu vraisemblables ; d'autres souhaiteront davantage de contextualisation que ce que je propose. D'autres encore s'irriteront de ce qu'ils considéreront comme des affirmations historiques et transgéographiques hâtives sur le genre, la sexualité, la laïcité, les formations étatiques et le capitalisme. Bien qu'inévitables, de telles objections passeraient à côté de mon objectif polémique propre, qui consiste à remettre en question la légitimité dont jouit aujourd'hui la représentation de la laïcité comme garante de l'égalité entre hommes et femmes, ce que j'essaie de faire à gros traits et en proposant des exemples aussi nombreux et variés que j'ai pu en trouver. Peindre à gros traits conduit inévitablement à se voir opposer des objections, des précisions et des exemples qui n'entrent pas dans le modèle 16

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que je crois discerner. Mon but sera atteint si ce livre suscite des études plus détaillées et plus précises, car je souhaite ouvrir - et non fermer définitivement - une conversation sur la place de l'égalité de genre dans le discours de la laïcité. À mes yeux, ce livre relève de ce que Foucault appelait l'histoire du présent : une histoire qui examine de manière critique des termes qui nous semblent évidents et dont le sens nous paraît au-delà de toute interrogation, parce que nous les traitons comme des questions de bon sens. Il ne fait pas de doute que la laïcité a ce statut pour beaucoup d'entre nous. C'est, je crois, la raison pour laquelle nombre de mes collègues, entendant parler de ce livre, se sont étonnés de l'intérêt qu'il pouvait y avoir à faire porter l'examen critique sur ce terme. Remettez-vous en question, me demande-t-on, la valeur de la neutralité de l'État par rapport à la religion et le principe de non-interférence religieuse dans les délibérations politiques ? N'est-ce pas dangereux, en ces temps de renouveau évangélique et religieux dans le monde entier ? Je réponds que je souscris à ces principes et qu'en effet il peut y avoir davantage d'espaces ouverts, de possibilités de diversité et de changement dans certaines sociétés que dans d'autres, mais que je ne crois guère que ces ouvertures puissent être entièrement attribuées à la « laïcité » ou à l'opposition au religieux qui la constitue. Souscrire à cette opposition ne me permet pas de comprendre les opérations discursives de la laïcité, son histoire et ses usages politiques contemporains. Je crois qu'il importe d'explorer l'histoire de ce terme polémique afin de voir comment il délimite nos conceptions du progrès, de la modernité et du changement. 17

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C'est une forme de critique telle que la définit Saba Mahmood : « Critiquer un régime normatif particulier, ce n'est pas le rejeter ou le condamner ; c'est seulement, en analysant ses dimensions régulatoires et productives, le priver de son innocence et de sa neutralité, de manière à construire, peut-être, un avenir différent12. » D'après Kathleen Davis, la périodisation de la modernité - par contraste avec un passé féodal - a elle-même été produite par un discours séculariste. Dans la critique qu'elle en fait, Davis parle d'un « récit "triomphaliste" » qui a fini par « marquer les conditions d'émergence des qualités politiques caractérisées comme "modernes", notamment l'État-nation et son citoyen 13 ». Elle le relie également aux conquêtes coloniales : « La libération de la vie européenne politique, économique et sociale par rapport à l'autorité ecclésiastique et à la religion a été définie comme la base même de la politique, du progrès et de la conscience historique [...] Corrélativement, le passé "médiéval" et les autres culturels de l'Europe, principalement des colonisés non chrétiens, ont été définis comme religieux, statiques et anhistoriques - et par conséquent disponibles pour un développement narratif et territorial14. » Davis fait remarquer que la périodisation établie par le récit de la sécularisation offre une idée de la modernité dont la définition repose sur une opposition par rapport à un passé féodal régressif inventé. Elle propose une histoire du féodalisme dont bien des caractéristiques rationnelles et juridiques se distinguent difficilement de celles qui passent pour les attributs de la « modernité ». De ce point de vue, la catégorisation de la religion comme phénomène singulier ne précède pas 18

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la sécularisation mais en résulte ; elle sert à définir rétrospectivement ce que n est pas la modernité. C'est en ces termes que Tomoko Masuzawa comprend « l'invention des religions mondiales » au XIXe siècle et la vaste entreprise d'érudition qui a fait de la religion un nouvel objet d'étude, ce qui a permis d'allier le séculier au moderne dans l'imaginaire historique occidental15. Ces dernières années, plusieurs auteurs se sont mis à interroger le récit historique de l'inévitable triomphe du séculier. Pour Talal Asad, la fable simpliste du déclin de la religion n'est plus tenable : « Si l'on peut s'accorder sur quelque chose, c'est sur le fait que le récit linéaire d'une progression conduisant du religieux au séculier n'est plus acceptable 16. » Jordan Alexander Stein ajoute que nombre d'études révèlent la persistance et l'importance du religieux dans les pays d'Occident d'où il est censé avoir disparu. « L'histoire du sécularisme, écrit-il, est l'histoire d'une fable que nous nous sommes racontée, pas de quelque chose qui est arrivé 17. » Cette fable offrait la représentation abstraite et schématique d'une périodisation indifférente aux spécificités des différentes nations, fournissant plutôt la logique d'unification d'une série de développements économiques, sociaux et politiques aux causes et aux conséquences diverses, et qui ne résultaient pas toujours de ce qu'on peut appeler un cadre de pensée laïque. Mais même si elle ne reflète pas les réalités qu'elle prétend décrire, la fable de la.laïcité (sécularisation, sécularité) exerce bien une influence déterminante sur la perception de ces réalités. En outre, c'est une fable qui sert différentes fins, suivant les moments et les contextes historiques où elle est racontée. Au XVIIIe et au XIXe siècles, le sécularisme était 19

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considéré comme l'alternative progressiste à la religion, le signe de l'avancement de la civilisation. Dans le contexte actuel, la laïcité est figurée comme une pratique menacée par le retour de la religion, et plus particulièrement de l'islam, bien que l'islam auquel il renvoie soit tout autant une manifestation de la politique laïque que des qualités spirituelles associées au religieux. Le fait est que la laïcité est un discours politique, et non un ensemble transcendant de principes, pas plus qu'une représentation exacte de l'histoire. Comme tous les discours, cependant, elle a un objectif et des effets qui produisent une vision particulière du monde - une vision qui façonne la réalité en même temps qu'elle passe pour être cette réalité, même lorsqu'elle fausse notre représentation de l'histoire.

Généalogie de la laïcité L'histoire du mot « laïcité » est récente, puisqu'elle date du XIX e siècle. Depuis qu'il a été forgé à cette époque, c'est une arme dans l'arsenal de ce qu'Edward Said a appelé « orientalisme », à savoir une représentation caricaturale de « l'Orient » par des savants européens et « de très nombreux écrivains, parmi lesquels figurent des poètes, des romanciers, des philosophes, des théoriciens de la politique, des administrateurs d'empire, [qui] sont partis de cette distinction fondamentale [entre Orient et Occident] pour composer des théories élaborées, des épopées, des romans, des descriptions de la société et des exposés politiques traitant de l'Orient, 20

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de ses peuples et coutumes, de son "esprit", de sa destinée, etc.18 ». Aujourd'hui, la laïcité est au centre des arguments qui visent les immigrés, chez des politiciens de droite et de gauche, dans les pays d'Europe occidentale 19. Dans ces débats, elle est identifiée à des pratiques et à des croyances occidentales censées contraster de manière spectaculaire avec l'islam ; et l'égalité de genre passe pour l'une des caractéristiques qui la définissent. Le mot « laïcité » n'est pas nouveau, mais, comparé au beaucoup plus ancien laïc (daté du XVe siècle par le Robert) ou même séculier (début du XIII e siècle), il est étonnamment moderne20. Il fut initialement employé de manière polémique dans des campagnes anticléricales du XIX e siècle, en Angleterre (.secularism) et en France, où il représentait la liberté de parole et l'autonomie morale des individus contre les pressions de la religion organisée. C'est George Holyoake, fondateur de la British Central Secular Society, en 1851, qui le premier utilisa le terme secularism pour décrire un système alternatif de valeurs, indépendant à la fois de la religion et de l'athéisme, et capable d'inculquer « la loi de l'humanité, les conditions du progrès humain et la nature du devoir humain21 ». Pour les Français, qui employèrent le mot laïcité pour la première fois en 1871 (alors que la Troisième République combattait les partis monarchistes et l'Eglise), il s'agissait de proposer une « conception politique impliquant la séparation de la société civile de la société religieuse, l'État n'exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique 22 ». Le mot servait alors à contester l'autorité culturelle du christianisme organisé et sa capacité à influencer ou à concurrencer le pouvoir de l'État. 21

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C'est au XIX e siècle que laïcité prend le sens correspondant à la définition de laïc, comme ce qui est de ce monde. Pour ce qui est de « séculier », il est dérivé de « séculaire » dont le premier usage est associé à ce qui arrive à la fin d'un siècle, ce qui renvoie à des temporalités terrestres23. L\Oxford English Dictionary situe au XIII e siècle les premières références à secular; qui renvoient aux « prêtres séculiers », c'est-à-dire aux membres du clergé qui ont quitté le cloître pour vivre dans le monde. Un second usage distingue le monde et ce qui en relève de l'Église et de la religion. Le terme, apprendon, était surtout négatif et renvoyait à tout ce qui n'était ni ecclésiastique, ni religieux, ni sacré24. Les connotations négatives de séculier; dans ses usages les plus anciens, témoignent de la place que ce mot occupait dans les discours centrés autour du religieux - défini (positivement) par opposition au mondain. Selon José Casanova, sociologue de la religion, la notion de séculier trouve sa place dans le « double système dualiste de classification » du christianisme d'Europe occidentale25. Ce double dualisme renvoie d'abord à la distinction augustinienne entre la cité des hommes et celle de Dieu, entre ce monde et l'autre. Mais en outre il y avait, au sein du monde humain, une sphère séculière et une sphère religieuse. « Les deux dualismes étaient médiatisés [...] par la nature sacramentelle de l'Église [...] qui appartenait simultanément aux deux mondes 26 . » En suivant l'enquête historique de Casanova, on voit le séculier acquérir des connotations de plus en plus positives. D'abord employé par référence à la manière dont des moines autrefois cloîtrés sont devenus des 22

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prêtres vivant parmi les laïcs, il est ensuite utilisé pour évoquer l'expropriation des monastères et d'autres biens ecclésiastiques après la Réforme protestante. MEncyclopédie rattache le mot au règlement de la guerre de Trente Ans en Westphalie, moment où les princes allemands s'emparèrent « des biens des évêques, des abbés et des moines situés dans leurs états 27 ». À l'époque de la Révolution française, la notion renvoie à l'État et à ses représentants par opposition à l'Église et au clergé. Si le séculier était naguère subsumé par le discours religieux (pour former son antithèse), les choses sont désormais inversées : le religieux devient l'autre négatif du séculier. Le dualisme dont parle Casanova reste en place, mais la cité des hommes a désormais la suprématie et c'est la politique, plutôt que le sacrement, qui médiatise la différence. La religion ne disparaît pas, mais est reléguée au domaine du privé : conscience privée, pratique privée, affect privé. Dans ce discours, c'est l'absence même de la religion en leur sein qui permet aux sphères économique et politique de se définir comme séculières (ou laïques), alors même qu'il est, en réalité, plus difficile de séparer les domaines du privé et du public que ce qu'implique cette représentation. Casanova note que cette particularité de la conception chrétienne la distingue d'autres religions (notamment les religions orientales) qui ne souscrivent pas à de tels dualismes et n'ont pas d'organisation ecclésiastique. D'après lui, l'étude historique du « transfert des personnes, des choses, des significations, etc., d'usages ecclésiastiques ou religieux à des usages civiques ou laïcs » est l'étude d'un processus qui n'est pas universel, mais s'inscrit distinctement dans l'histoire des sociétés 23

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chrétiennes occidentales. Pour Asad aussi : « Cette séparation de la religion par rapport au pouvoir est une norme occidentale moderne, le produit d'une histoire post-Réforme spécifique 28. » Au XIXe siècle, l'opposition entre laïcité et religion est abordée à partir d'une autre construction binaire, celle du dualisme homme-femme, masculinité-féminité. La cité des hommes est littéralement représentée comme un domaine masculin ; au sein de ses murailles et subordonné à elle se trouve le domaine de la religiosité féminisée. La manière dont s'applique cette séparation varie selon les pays et selon les époques. Dans les pays majoritairement catholiques, comme la France, il y a des attaques directes contre le pouvoir ecclésiastique ; en Angleterre et aux États-Unis, pays protestants, la pratique religieuse elle-même est, au contraire, sécularisée ; mais, dans tous les cas, les femmes sont clairement associées à la religion. Cela ne veut pas dire que les institutions religieuses soient dans les mains des femmes. Il ne fait pas de doute que les Eglises, catholiques et protestantes, sont des organisations profondément patriarcales. Mais le langage de la différence des sexes est déployé par les campagnes sécularistes du XIXe siècle dans le but de désarmer le pouvoir des institutions religieuses, non en les abolissant, mais en les féminisant. Depuis le XIXe siècle, il y a eu des changements dans les manières de mobiliser le discours de la laïcité ; les oppositions familières se voient attribuer des sens différents. « Politique » et « religieux », au XIXe siècle, signifiaient la nation contre la religion institutionnalisée (État contre Église), mais aussi la nation chrétienne contre les tribus « non civilisées » et « primitives » 24

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d'Afrique et des terres ottomanes. « Public » et « privé » séparaient le marché de la politique, la rationalité instrumentale et l'organisation bureaucratique du foyer, de la famille, de la spiritualité, des rapports affectifs et de l'intimité sexuelle. Les hommes figuraient du côté du public, les femmes de celui du privé. Ces oppositions persistèrent jusque tard dans le XXe siècle, même si l'emploi du mot « laïcité » lui-même déclina comme moyen de désigner la modernité des nations occidentales. La laïcité redevint un mot-clé vers la fin du XXe siècle, avec le retour du religieux comme force sociale et politique mais aussi, surtout, avec la substitution de l'islam au communisme soviétique comme menace contre l'Occident à la fin de la Guerre froide. Au XXIe siècle, notre discours de la laïcité aborde les sphères du politique et du religieux différemment de nos prédécesseurs du XIXe siècle. « Politique » renvoie à la démocratie libérale ; « religieux », à l'islam. L'égalité de genre est représentée à partir d'une différence entre sociétés couvertes et sociétés découvertes, entre libération sexuelle et répression sexuelle. Dans ce système d'oppositions, la religion (autrefois affaire de conscience individuelle dans les démocraties occidentales) et le sexe (naguère associé aux aspects les plus intimes et privés de la vie) ont fait leur entrée dans le domaine public. Le christianisme est devenu synonyme de démocratie, et la complémentarité asymétrique entre femmes et hommes, qui fondait le discours de la laïcité au XIXe siècle, a été réorientée pour servir à mettre en contraste le destin des femmes en Occident et en Orient. 25

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Les significations de la laïcité se sont déplacées en suivant les mutations des objectifs politiques et sociaux de celles et ceux qui invoquent ce terme. En même temps, la fable elle-même a une immense longévité. Elle façonne notre vision de l'histoire ; les manières de la mobiliser politiquement doivent leur influence et leur capacité de persuasion au simplisme même des lignes de partage entre tradition et modernité, répression et émancipation. Dans les versions du XVIII e et du XIX e siècle de ce discours, c'est l'/>zégalité de genre qui fournit un modèle pour l'organisation des Etats-nations, l'allocation de la citoyenneté et la justification de l'impérialisme. Dans sa version actuelle, la laïcité est devenue synonyme d'une égalité de genre (mal définie) qui distingue l'Occident de l'Orient et la sécularité chrétienne de l'islamisme. L'attribution de ces durables qualités à la laïcité lui confère un aspect quelque peu religieux, aussi intégriste que l'islam auquel on l'oppose. Pourquoi la laïcité est-elle revenue dans notre vocabulaire, alors que pendant des décennies cette notion était restée absente de la rhétorique des mouvements d'émancipation - animés par un esprit souvent profondément religieux ? Comment et quand l'égalité des femmes at-elle été identifiée à la laïcité ? De quelles manières les diverses invocations de la laïcité ont-elles façonné des politiques, des lois et des institutions, mais aussi notre compréhension de l'histoire ? Telles sont quelques-unes des questions que je pose dans ce livre.

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Témoignages de l'histoire J'ai entrepris ce projet parce que je savais que les affirmations courantes sur la laïcité - l'idée selon laquelle elle est nécessairement synonyme d'émancipation des femmes - n'étaient tout simplement pas vraies. Ayant étudié l'histoire du genre et des femmes en France, j'étais stupéfaite d'entendre des politiciens prétendre que l'égalité de genre était une valeur primordiale de la démocratie au moins depuis la Révolution française de 1789. Mes travaux et ceux de nombreux chercheurs et chercheuses inspirées par le féminisme de la deuxième vague et le post-colonialisme ont montré à de nombreuses reprises comment les femmes, dans l'Occident moderne, ont été exclues de la participation politique et assignées à des rôles incontestablement subordonnés dans les familles et sur le marché du travail. En préparant ce livre, je suis revenue à ces travaux, qui montrent notamment que l'égalité de genre est absente des documents fondateurs des démocraties occidentales, même lorsque celles-ci invoquent les principes universels des Droits de l'homme. Ce n'est pas que la différence des sexes était alors ignorée, mais sa troublante présence fut résolue par l'exclusion des femmes de la sphère publique. En France jusque dans les années 1990, il y eut, principalement parmi les hommes politiques, de très nombreuses attitudes d'opposition au passage de ce qui devait devenir la loi française sur la parité — une loi destinée à garantir un accès égal des femmes aux fonctions politiques électives29. Et alors que cette loi a été adoptée en 2000, l'objectif d'égalité est loin d'être atteint ; aux élections législatives de 2012, 27

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

les femmes ont emporté quelque 25 pour cent des sièges - le double de leur représentation antérieure - , mais les hommes politiques ont continué à trouver des moyens de freiner le progrès de celles qui postulaient à des fonctions politiques. Il est toujours surprenant, pour dire le moins, d'entendre ces mêmes politiciens invoquer l'égalité des femmes comme une valeur primordiale. On ne peut qu'en déduire qu'ils instrumentalisent cette notion à des fins politiques très précises. L'égalité de genre n'est devenue une valeur centrale pour les politiciens français que depuis le début de ce siècle, et seulement pour marquer une opposition à l'islam. C'est ce qui m'est apparu clairement en faisant des recherches sur la loi de 1905 de séparation de l'Église et de l'État en France. J'étudiais les décisions de justice du Conseil d'État (la plus haute cour administrative française, chargée de veiller à la légalité des actions prises par les institutions publiques) portant sur les applications de cette loi de 1905 à 2005. De 1905 à 1987, le Conseil d'État estime que la question de la religion a peu d'impact sur la « question des femmes 30 ». Son premier avis sur la légitimité de l'interdiction du foulard islamique dans les écoles publiques en 1989 ne soulève pas la question de l'égalité de genre. Sa décision s'énonce plutôt en rapport avec les notions de risque de trouble à l'ordre public et de prosélytisme à l'école. (En 1989, ni l'un ni l'autre ne sont retenus.) En 2004, à la veille de l'interdiction du foulard, un rapport du Conseil d'État note que ses décisions antérieures ont été moins influencées qu'elles ne le sont à présent par « les questions liées à l'islam ou celles tenant 28

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à la place et au statut de la femme de religion musulmane dans la société31». Le thème de l'égalité des femmes comme aspect de la séparation de l'Église et de l'État est alors nouveau pour cette institution qui donne depuis près d'un siècle des avis déterminants sur les manières dont il convient d'interpréter la loi de 1905. Ce thème n'apparaît que dans le contexte des débats animés qui se tiennent quant à la place qu'occupent, dans la société française, les « immigrés 32 » en provenance d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique du Nord. Le cas français n'est pas le seul exemple de la manière dont la forte mise en opposition de l'Occident et de l'islam sert à dissimuler la persistance de l'inégalité, côté occidental. Ailleurs aussi, la discrimination fondée sur le sexe est évidente, à la fois historiquement et actuellement. Ayant à juger, en 2001, une enseignante qui prétendait porter le hijab en classe, un tribunal suisse explique que le foulard est « difficilement conciliable avec le principe de l'égalité de traitement. Or, il s'agit d'une valeur fondamentale de notre société, consacrée par une disposition constitutionnelle expresse33 ». En Suisse, le droit de vote des femmes n'a été acquis qu'en 1971 ; il est donc difficile de considérer l'égalité de genre comme « fondamentale », au sens d'un principe ancien. Aujourd'hui, nous ne manquons pas de documentation sur les discriminations contre les femmes dans les pays occidentaux : en moyenne, les femmes gagnent moins que les hommes et sont très loin de bénéficier d'une représentation politique égalitaire ; les femmes de la classe ouvrière et celles qui sont immigrées sont tout 29

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

en bas de l'échelle des salaires et restent souvent confinées aux métiers du « care » ; la race est un facteur important dans le traitement différentiel des femmes ; les plafonds de verre empêchent toujours les femmes de l'élite d'accéder au sommet des corporations et des administrations ; les violences conjugales contre les femmes de toutes classes se maintiennent à des taux alarmants ; les agressions misogynes semblent augmenter ; le harcèlement sexuel est un fait dont de nombreuses femmes font l'expérience au travail, à l'école et dans la rue ; l'accès des femmes à la contraception et le droit à l'avortement sont sérieusement contestés par les fondamentalistes religieux et leurs porte-parole, aux États-Unis comme ailleurs. La liste pourrait continuer indéfiniment. Cela ne veut pas dire que les femmes affrontent partout les mêmes difficultés, mais que l'idée selon laquelle l'inégalité n'existe que pour les femmes musulmanes est tout simplement fausse. Le contraste marqué entre islam et Occident fonctionne de sorte à détourner notre attention de ces difficultés, du côté occidental, tout en occultant une histoire plus ancienne de la manière dont (comme je le montrerai dans les chapitres qui suivent) les laïcistes donnent de la vie une représentation fondée sur une idéalisation de la séparation et de l'inégalité des sphères - politique/religieux, public/privé, raison/affect, homme/femme. Dans ce récit, la différence prétendument naturelle entre les sexes est le fondement social des États-nations occidentaux modernes ; la différence sexuelle garantit la supériorité raciale des nations occidentales par rapport à leurs « autres » - en Afrique, en Asie et en Amérique latine. 30

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La laïcité chrétienne, marque de supériorité raciale Au cours de mes recherches en vue de ce livre, j'ai été frappée par la manière dont - contrairement à ce que semble impliquer l'opposition religieux/laïc - le christianisme était du côté de la laïcité. J'ai déjà cité l'idée d'un « choc des civilisations », de Huntington, pour qui le christianisme occidental est confronté aux partisans de l'islam. Un trait persistant du discours de la laïcité contemporaine est le lien tracé entre christianisme et démocratie. On peut considérer que c'est un héritage de la paix de Westphalie qui, en 1648, mit fin aux guerres de religion en Europe et établit le principe de souveraineté de l'État (avec notamment le droit pour chaque souverain de déterminer la religion pratiquée sur son territoire) dans toute la chrétienté. Il en est résulté un lien inextricable entre souveraineté étatique (quelle que soit la forme de gouvernance) et pratique chrétienne. Le rapport explicite entre la laïcité et les traditions chrétiennes dont elle est issue s'est fait plus impérieux au XXI e siècle. C'est, par exemple, au nom de la laïcité (même si certains d'entre nous ont pu trouver que cela revenait à pervertir cette idée) que la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme a jugé, en 2001, que rien ne s'opposait à ce que des crucifix figurent dans les salles de classe des écoles publiques italiennes. La décision de la Cour stipulait en effet que le crucifix était un symbole culturel représentant l'identité de la « civilisation italienne » et son « système de valeurs - liberté, égalité, dignité humaine et tolérance religieuse, et donc également laïcité de l'État 34 ». En 31

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

2006, le pape Benoît XVI a identifié le christianisme à la raison (un trait caractéristique de la laïcité, naguère considéré par les anticléricaux comme antithétique au catholicisme), qu'il attribuait au développement européen et qu'il opposait (en s'appuyant sur l'avis d'un empereur byzantin du XIVe siècle) à la violence irrationnelle de l'islam 35. En commençant cette étude, le fait que l'idée de religion soit désormais exclusivement associée à l'islam me semblait devoir être attribué à la visibilité acquise par les musulmans après la Révolution iranienne de 1979, au nombre croissant de musulmans vivant dans les pays d'Europe occidentale et aux attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center à New York. Par la suite, j'ai compris que le christianisme - de manière tantôt implicite, tantôt explicite - est inhérent aux discours de la laïcité. J'ai aussi appris qu'il existe, bien antérieurement à cette histoire récente, une tradition consistant à considérer les Arabes et les musulmans comme les autres des Aryens indo-européens, une tradition liée à la formulation des identités des nations européennes et à leur expansion coloniale36. Edward Said citait souvent le philologue et philosophe Ernest Renan pour illustrer ce qu'était l'orientalisme. Voici un extrait d'une conférence de Renan au Collège de France en 1862 : L'islamisme 3 7 ne peut exister que comme religion officielle ; quand on le réduira à l'état de religion libre et individuelle, il périra. L'islamisme n'est pas seulement une religion d'État, comme l'a été le catholicisme en France, sous Louis XIV, comme il l'est encore en Espagne ; c'est la

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religion excluant l'État. [...] L'Islam est la plus complète négation de l'Europe ; l'Islam est le fanatisme, comme l'Espagne du temps de Philippe II et l'Italie du temps de Pie V 3 8 .

Portant le regard au-delà de la France, Tomoko Masuzawa estime que cette vision de l'histoire a été cruciale pour établir « l'identité essentielle de l'Occident » au moyen d'un contraste avec ses autres religieux39. «Au cours du XIXe siècle, l'islam [...] acquit une nouvelle étrangeté. Au lieu de se voir flétri pour l'emprise fastueusement autoritaire qu'il exerçait sur les terres infidèles, le règne de l'islam fut désormais considéré avec condescendance comme étroit, rigide et arriéré, et ses attributs essentiels furent désormais définis par référence au caractère national, racial et ethnique des Arabes, les plus belliqueux et antagoniques des Sémites40. » Gil Anidjar remarque qu'à cette époque, « la religion, c'est l'Orient, le domaine impérial qu'il faut gouverner et dominer, bombarder, réformer et civiliser41 ». De son point de vue, le discours laïciste met toujours d'emblée le christianisme de son côté, contre un autre islamique. Mais, même si cela n'a pas toujours et partout été le cas, ce qui importe ici est que le discours de la laïcité comporte un aspect antimusulman qui peut être mobilisé - comme c'est arrivé récemment - dès le moment où la notion est invoquée. Entre l'insistance du discours laïciste actuel sur l'égalité de genre et ses positions antimusulmanes, il y a un lien dont les racines remontent à l'histoire coloniale. Lors de la conquête des pays arabes par les puissances impérialistes, celles-ci pointent les mauvais traitements 33

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

« barbares » infligés aux femmes « indigènes » par leurs hommes. Par ailleurs, elles amalgament race et religion sous la figure de l'Arabe musulman. L'islam est le signe de l'infériorité arabe comme le christianisme était la marque de la supériorité blanche. Ainsi Lord Cromer, agent britannique en Égypte en 1882, à l'occupation de ce pays, écrit que « la position des femmes en Egypte s'oppose fatalement à ce que soient atteints la pensée et le caractère qui devraient accompagner l'introduction de la civilisation européenne42 ». La mission civilisatrice est justifiée comme un moyen d'élever le statut des femmes arabo-musulmanes, un statut représenté comme dégradé, à la différence de celui des femmes blanches - même quand celles-ci ne bénéficient ni de la citoyenneté ni de l'égalité de traitement devant la loi. Alors que l'islam est considéré comme réprimant brutalement les femmes, les chrétiens laïcs fondent le rapport entre femmes et hommes sur une complémentarité asymétrique. La supériorité de l'organisation occidentale de la différence des sexes est confirmée par le contraste qu'elle présente par rapport à un Orient dénigré et figuré comme une zone d'infériorité raciale (et donc sociale, politique et économique) - sinon définitive (biologique), du moins très en retard sur l'échelle de l'évolution. Les idées darwiniennes sont sollicitées pour expliquer le progrès en termes de survie du plus adapté. La peau blanche est associée au système de genre « normal », la peau sombre à l'immaturité et à la perversité. Ainsi, inégalités de genre et inégalités raciales se justifient réciproquement et sont considérées comme des faits indiscutables de l'histoire naturelle 43 . 34

INTRODUCTION

Les représentations de la différence raciale sont constamment sexualisées, mais les manières dont elles le sont varient. Voici l'explication proposée par le psychiatre antillais Frantz Fanon au « danger biologique » associé par les Blancs aux sujets coloniaux : « Pour la majorité des Blancs, le Noir représente l'instinct sexuel (non éduqué). Le nègre incarne la puissance génitale audessus des morales et des interdictions 44 . » L'homme à la peau sombre (Fanon parle aussi bien des Arabes que des Africains noirs) figure ici l'alternative désavouée à la répression libidinale exigée par la civilisation. Il est, littéralement, le côté sombre de cette répression. S'il est également terriblement attirant, c'est parce qu'il exprime le fantasme du « Blanc civilisé », sa « nostalgie irrationnelle d'époques extraordinaires de licence sexuelle, de scènes orgiaques, de viols non sanctionnés, d'incestes non réprimés [...] Projetant ses intentions chez le nègre, le Blanc se comporte "comme si" le nègre les avait réellement45 ». De la manière dont le comprend Fanon, le désir est, dans la politique psychique des Européens, le point où se croisent le genre et la race ; les distinctions de genre sont le produit des nouages complexes de la famille, de la race et de la nation. Ann Laura Stoler nous rappelle que « pour le capitalisme colonial, la race était une catégorie première et protéiforme et la gestion du foyer, cruciale 46 ». Dans ce nouage, la race n'est pas seulement sexualisée (suivant la description qu'en donne Fanon), elle acquiert aussi une connotation religieuse. Le christianisme est le signe de la supériorité blanche ; l'islam 35

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

est représenté comme l'une des « autres » religions pratiquées par les peuples de couleur, inférieurs. La conversion au christianisme est proposée comme l'un des moyens de civiliser les peuples prétendument arriérés raison pour laquelle des missionnaires sont souvent envoyés aux colonies par des dirigeants nationaux par ailleurs laïcs. Mais les religions sont également classées en fonction du traitement qu'elles réservent aux femmes : dans chacun de ces systèmes, la place des femmes devient un signe révélateur de la supériorité de l'un d'entre eux (le christianisme) et de l'infériorité de l'autre (islam, spiritisme, polythéisme).

De l utilité du genre Le genre est au cœur même du discours de la laïcité47. La représentation du rapport entre femmes et hommes offre un moyen de formuler les règles d'organisation des nouvelles nations ; à leur tour, ces règles établissent la « vérité » de la différence des sexes. Pour le dire autrement, genre et politique se sont constitués réciproquement, se conférant du sens l'un à l'autre et renforçant le sol par ailleurs fuyant et instable sur lequel chacun s'appuyait. Le genre ancrait ses attributions dans la nature, tandis que la politique naturalisait ses hiérarchies par référence au genre. Comment cela a-t-il fonctionné ? Les règles sociales qui annoncent et imposent les significations de la différence entre hommes et femmes renvoient de manière insistante à la vérité intemporelle des différences génitales anatomiques. Mais la seule vérité de ces différences 36

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est que leur sens ultime est impossible à établir. Anthropologues et historiens ont montré que les traits et les rôles attribués aux hommes et aux femmes varient selon les cultures et les époques. Les sociologues nous rappellent que ces variations ont lieu en fonction de la race et de la classe, y compris au sein d'un même espace et d'une même temporalité. Les philosophes se débattent avec les manières dont la perception informe l'expérience vécue d'un corps matériel ; et les psychanalystes nous ont appris à être sceptiques quant à la capacité de la régulation normative à contenir les opérations incontrôlées de l'inconscient. Le genre, insistent les psychanalystes, ne reflète pas les injonctions du corps. La différence des sexes est, au contraire, le lieu où se brouillent les rapports entre corps et esprit, entre nature et culture. Alenka Zupancic écrit que le genre est « la zone où ces deux domaines se recoupent ; c'est-à-dire où le biologique ou le somatique est déjà mental ou culturel et où, en même temps, la culture jaillit des impasses mêmes des fonctions somatiques qu'elle cherche à résoudre48». De ce point de vue, le genre ne fonde pas ses rôles sociaux sur les impératifs des corps physiques ; il est plutôt une tentative historiquement et culturellement variable de fournir une grille d'intelligibilité au sexe. Dans ce processus, ses règles dépassent les références corporelles, même lorsqu'elles les invoquent. Ceux qui façonnent les mythes et proposent des explications religieuses ou scientifiques des différences entre les sexes le font dans le langage de l'organisation sociale ; ce langage ne porte pas seulement sur les 37

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

hommes et les femmes, mais sur la hiérarchie, la filiation, la propriété, la communauté et - ce qui est peutêtre plus important encore - sur cette autre catégorie « naturelle » qu'est la race. Il y a de nombreux désaccords entre chercheurs, sur le fait de savoir si c'est le genre ou la race qui est la catégorie première servant à établir des hiérarchies fondées sur la différence. Sylvia Wynter, par exemple, affirme fortement que la race (« le mode ultime d'altérité ») est première dans ce qu'elle appelle le « système totémique » de la différence - sexe et classe étant des « sous-types d'altérité 49 ». Les appels à des analyses « intersectionnelles », de leur côté, insistent sur le fait qu'il faut considérer toutes les formes d'altérité, trop souvent sans se demander comment le sexe, la race ou la classe fondent des types spécifiques d'identité et en quoi consistent les intersections du point de vue de la subjectivité. Selon la lecture que je propose du discours de la laïcité, genre et race ont des fonctions différentes dans la formulation des identités nationales des États-nations d'Europe occidentale. La différence raciale agit de manière à établir le statut d'extériorité de ceux qui ne sont pas inclus dans un corps national présumé homogène. Ils ne sont pas seulement autres, ils sont extérieurs. La différence des sexes, elle, pose un autre ensemble de problèmes. C'est une différence qui ne peut être éludée, car elle est nécessaire à l'avenir même de la nation50. Si les femmes sont les autres des hommes, elles sont des autres intimes et nécessaires. Leur statut de membre (et de reproductrices) appartenant au corps national les élève au-dessus de ceux qui 38

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sont racialement extérieurs à ce corps ; leur subordination n'est pas identique à la subordination de race, ni d'ailleurs de classe. Si la laïcité est un discours qui porte sur la formulation de l'identité souveraine des Étatsnations d'Europe occidentale, au cœur de ce discours se trouve un genre racialisé. Ce n'est pas en tant qu'elle est externe au corps national que cette différence pose problème, mais en tant que sa conceptualisation affecte la manière dont sont perçus tous ceux qui sont effectivement extérieurs et qui sont situés sur l'échelle évolutionniste de la civilisation par leur traitement des différences sexuelles et de la sexualité. En se durcissant comme elles l'ont fait au cours du XVIIIe et du XIXe siècle, les lignes de distinction entre les genres ont rendu possible une nouvelle vision de la politique (que j'aborde plus en détail au chapitre 3). Avec l'avènement des révolutions démocratiques (en France et aux États-Unis) à la fin du XVIIIe siècle, le monarque absolu cesse d'incarner l'autorité politique. Il est remplacé par « le peuple » et par ses représentants dont l'autorité est, en définitive, incertaine, dans le meilleur des cas. Qui règne, et au nom de qui ? La démocratie, pour reprendre les termes du théoricien politique Claude Lefort, inaugure un régime d'indétermination et d'incertitude 51. Dans ce contexte, Foucault considérait la sexualité comme « un point de passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir 52 ». « Point de passage » est ici un terme-clé, qui peut évoquer cette nature réciproquement constitutive du genre et de la politique, dont je veux parler. Mais cette formule suggère aussi une séparation qui ne correspond pas tout à fait à la réalité. Le genre et la politique 39

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

ne sont pas des entités établies qui entreraient en contact et s'influenceraient l'une l'autre. Il faut plutôt dire que dans leur instabilité respective, le genre et la politique cherchent de la certitude l'un auprès de l'autre : les systèmes politiques invoquent une supposée immutabilité du genre pour légitimer les asymétries du pouvoir ; ces invocations politiques «fixent» alors les différences des sexes, niant ainsi l'indétermination qui trouble à la fois le sexe et la politique. Lorsqu'on s'interroge sur la manière dont les rôles masculins et féminins et les relations entre femmes et hommes sont figurés dans les représentations de la modernité, on comprend mieux la manière dont sont conçues des sociétés entières - leur politique et leur culture. Certains auteurs ont pointé de manière récurrente l'insistance croissante qui porte sur les partages liés à la différence sexuelle à partir du XVIIIe siècle et avec la montée du capitalisme et des Etats-nations. Kevin Floyd note que « la mise en place par le capital d'une forte différenciation entre public et privé [...] se fonde sur la naturalisation de la propriété privée, mais est également inséparable, en définitive, d'une différenciation ininterrompue du travail social, avec notamment une division genrée, un partage entre travail manuel et travail intellectuel et une spécialisation atomisante et disciplinaire du savoir lui-même 53 ». Nancy Armstrong a examiné des manuels de bonnes manières destinés aux femmes anglaises [conduct books] ; à la fin du XVIIIe siècle, dit-elle, ces ouvrages « avaient transformé la femme en porteuse de normes morales et en socialisatrice des hommes ». Ces manuels offraient aussi des techniques 40

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de régulation du désir « destinées on ne peut plus clairement à produire des formes genrées de comportement économique 54 ». Denise Riley parle de « la sexualisation croissante aux termes de laquelle les personnes de sexe féminin étaient considérées comme pratiquement saturées par leur sexe, qui envahissait donc leurs facultés rationnelles et spirituelles ; l'apogée de ce processus fut atteint au XVIIIe siècle en Europe55 ». G. J. BarkerBenfield note que les distinctions de genre « se durcissent » en Angleterre au cours des XVIIIe et 56 XIXe siècles . L'historienne Isabel Hull parle de l'impact de l'accent grandissant mis sur « la société civile » en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle : « Là où, autrefois, la différenciation de genre ordonnait le monde privé non étatique et produisait tout au plus des résonances symboliques dans la sphère publique, elle était désormais censée les organiser tous deux. Ainsi, à mesure que la société prenait de l'importance, il en alla de même pour la différenciation de genre 57. » Les historiens des révolutions américaine et française parviennent aux mêmes conclusions. Susan Juster résume en ces termes les résultats de leurs travaux : « Une nouvelle classe dirigeante s'insinua dans les failles du pouvoir en revendiquant des prérogatives masculines par rapport à un ancien régime efféminé. À chaque fois, les angoisses nées d'un statut périphérique - angoisses, au fond, enracinées dans une insécurité tant sexuelle que politique furent résolues par de stridentes évocations de virilité valeureuse chez ceux qui aspiraient à former l'élite 58. » Discutant de la place des autrices de fiction américaine au XIXe siècle, Elizabeth Maddock Dillon note que « le libéralisme repose sur un modèle binaire de sexe et de 41

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

genre : la doctrine libérale crée et entretient à la fois une opposition rigidifiée entre les corps et les subjectivités masculines et féminines 59 ». La logique du récit qui associe à la modernité une différenciation plus marquée entre les genres est tout aussi manifeste dans les pays non occidentaux, où elle a été tantôt imposée par les puissances coloniales, habituellement sous la forme du droit familial, tantôt importée et adaptée aux pratiques locales par ceux qui cherchaient à s'adapter aux modèles occidentaux. Écrivant au sujet de l'Iran du XIX e et du X X e siècle, Afsaneh Najmabadi note que « l'hétéronormalisation de l'éros et du sexe devinrent une condition pour "atteindre la modernité 60" ». S'il y a, à l'évidence, des variations dans les expériences traversées par les nations postcoloniales et leurs antécédents impérialistes, il y a aussi d'importantes continuités. L'une de ces continuités est la rigidification de la différenciation de genre. Aujourd'hui contestée par des individus comme par des mouvements collectifs, la distinction radicale entre les sexes perdure pourtant, quand bien même d'importants changements sont intervenus. Je ne cherche pas à nier ces changements ; ce qu'il faut interroger, à mon avis, c'est l'équation anhistorique qui est faite, dans le discours contemporain, entre une laïcité réifiée et l'égalité de genre ; c'est aussi le racisme qui s'associe à cette équation. Le tableau qui est peint aujourd'hui des maux de l'islam, par opposition aux biens sans reste apportés par une laïcité dont l'égalité de genre serait la principale caractéristique, sert à détourner notre attention du problème insoluble que pose la différence des sexes, pour 42

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les nations de l'Occident chrétien sécularisé comme pour celles d'autres parties du monde.

Plan du livre Étant donné que les références actuelles à la laïcité présupposent son organisation autour d'immuables principes d'égalité de genre, je consacre les trois premiers chapitres à contester ce présupposé. En examinant la manière dont, en Europe occidentale, en GrandeBretagne et aux États-Unis, les femmes ont été associées à la religion (chapitre 1) et à la reproduction (chapitre 2), ainsi que la manière dont les activités qui en découlaient étaient censées exclure tout engagement politique (chapitre 3), je résume une quantité immense de recherches qui ont établi ces faits depuis longtemps. Ce faisant, mon but est de nous remettre en mémoire la pertinence de ces travaux pour les débats contemporains sur la laïcité, tout en insistant sur le fait que celleci constitue un discours doté d'historicité, où abondent les tensions et les contradictions. Dans les chapitres suivants, je m'éloigne du XIX e siècle et du début du X X e pour aborder une période où les références explicites à la laïcité, en Occident et dans le contexte de la Guerre froide, se sont raréfiées et ont perdu leur pertinence politique. Au chapitre 4, j'explique qu'au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l'ancienne distinction public/privé se fond dans les domaines de la religion et du genre. Ainsi sont mises en place des notions qui préparent, en Europe occidentale et dans le monde anglo-saxon, un nouveau 43

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

discours de la laïcité, où l'islam remplacera le communisme soviétique dans sa fonction de menace à l'ordre social. Dans ce nouveau discours, laïcité et christianisme sont de plus en plus considérés comme des synonymes, et l'émancipation sexuelle des femmes devient le premier indicateur de l'égalité de genre. Au dernier chapitre (chapitre 5), j'explore les usages complexes du féminisme et des invocations d'une « démocratie sexuelle » dans le nouveau discours de la laïcité. C'est une fable rien moins qu'évidente, qui implique une insistance sur le sexe comme affaire d'intérêt public et sur la sexualité des femmes (ainsi que, par extension, sur les sexualités non normatives) identifiée au droit à l'autodétermination individuelle. Dans le cadre de ce que Wendy Brown appelle la rationalité du néolibéralisme, l'accent est mis sur l'individualisme, mais un individualisme différent de celui qui était défendu au X I X e siècle61. Parallèlement, ni la différence des sexes ni ses mobilisations hétéronormatives n'ont disparu, ce qui conduit à confondre le statut de la femme comme sujet désirant (libre de déterminer ses choix, qu'ils soient amoureux ou reproductifs) avec son statut d'objet de désir (masculin). En insistant sur l'importance des corps féminins « découverts », le discours contemporain de la laïcité fait équivaloir l'émancipation avec la visibilité publique, comme si celle-ci était la seule manière de confirmer les femmes dans leur autonomie sexuelle (et comme exerçant les mêmes droits, dans ce domaine, que les hommes). Le contraste posé par rapport aux femmes musulmanes « couvertes » n'entretient pas seulement une confusion entre le statut subjectif et le statut objectif des femmes occidentales 44

INTRODUCTION

par rapport au désir, mais détourne aussi l'attention (voire ignore tout simplement) des inégalités de genre racialisées qui persistent d'un côté comme de l'autre dans le domaine économique, en politique, sur le marché du travail et devant la loi. Mais, surtout, ce contraste suggère une homogénéité de part et d'autre de la division, comme si toutes les femmes occidentales d'un côté et toutes les femmes musulmanes de l'autre avaient la même expérience, les mêmes horizons, les mêmes vies. En abordant ces femmes en des termes fortement oppositionnels, on passe à côté des difficultés posées par la différence des sexes dans de nombreux contextes et on a tendance à mal définir ou à sousestimer les défis que présentent ces difficultés pour la réalisation du but (peut-être utopique, en définitive) que constitue l'égalité de genre.

Chapitre premier

Femmes et religion

L'établissement d'un lien entre femmes et religion a été l'une des marques distinctives du discours de la laïcité. Écrivant en 1908, la suffragette française Hubertine Auclert rejetait l'idée, régulièrement mobilisée pour dénier le droit de vote aux femmes, selon laquelle l'émancipation des femmes aurait pour effet d'accroître le nombre des votes en faveur du parti de l'Église. Cette idée selon laquelle les sentiments religieux disqualifient les femmes était, selon Auclert, « un épouvantail aussi fictif que ceux dont on se sert pour effrayer les enfants ». Pourquoi les femmes croyantes seraient-elles donc traitées avec plus de rigueur que les hommes croyants ? On ne demande pas aux hommes quelles sont leurs idées philosophiques quand on leur délivre la carte électorale : les prêtres, les pasteurs, les rabbins la reçoivent comme les libres-penseurs l .

D'après Auclert, l'attribution d'une sensibilité religieuse innée aux femmes dans leur ensemble n'était qu'un prétexte. Les hommes religieux étaient autorisés à voter parce qu'ils étaient des hommes ; ce droit était 47

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

refusé aux femmes parce quelles étaient considérées comme des êtres inférieurs. L'hypocrisie des laïcistes sur ce sujet la mettait hors d'elle : ils prolongeaient les enseignements religieux sur l'infériorité des femmes tout en leur déniant le suffrage à cause de leur prétendu attachement à la religion. Auclert soulignait le fait que l'hypocrisie allait jusqu'à faire tolérer des formes de religion plus oppressives pour les femmes que le christianisme. Dans Les Femmes arabes en Algérie, ouvrage paru en 1900, elle écrivait que la reconnaissance, par les autorités coloniales, de la loi coranique pour tout ce qui concerne la famille, le mariage et la sexualité perpétuait la dégradation des femmes indigènes en Algérie. Si les femmes françaises étaient autorisées à participer à la « mission civilisatrice » en tant que citoyennes, elles apporteraient les Lumières aux administrateurs français et, par conséquent, à l'Algérie. Mais en l'état des choses, le refus du droit de vote aux « femmes blanches cultivées », alors qu'il était accordé aux « sauvages noirs », subvertissait la mission laïque 2. « Laïciser la France, ce n'est pas seulement cesser de payer pour enseigner des dogmes religieux, c'est rejeter la loi cléricale - infériorisant la femme — qui découle de ces dogmes 3 . » Auclert touchait du doigt le problème qui m'occupe dans cet ouvrage : le fait que le discours de la laïcité, malgré ses promesses d'égalité universelle, a fait de la différence des femmes la cause de leur exclusion de la citoyenneté et, plus généralement, de la vie publique. Je suggérerai cependant que ce n'était pas, comme l'affirme Auclert, parce que les idées religieuses sur les femmes restaient inchangées. C'est plutôt que les apôtres de la 48

FEMMES ET RELIGION

laïcité, en France comme ailleurs, proposaient, de la différence des femmes par rapport aux hommes, des explications qu'ils croyaient entièrement nouvelles et qu'ils ancraient dans la nature humaine et la biologie plutôt que dans la loi divine. La différence de genre s'inscrivait dans un tableau décrivant le monde comme divisé en sphères séparées : publique et privée, masculine et féminine. Dans ce contexte, l'association des femmes à la religion était moins un reliquat de pratiques anciennes qu'une invention du discours de la laïcité même. Cette idée de sphères fortement différenciées représentait l'opposition public/privé comme ayant une dimension à la fois spatiale (le foyer et l'église d'un côté, la polis et le marché de l'autre) et psychologique (un domaine intérieur de l'affect et de la croyance religieuse, distinct du domaine extérieur de la raison et de l'action déterminée). Public et privé étaient décrits, à la manière du couple hétérosexuel, comme des opposés complémentaires. Le monde du marché et de la politique était représenté comme masculin ; celui des femmes correspondait à la sphère familiale, religieuse et affective. Les femmes étaient chargées de remplir le vide laissé par l'individualisme concurrentiel, d'offrir la substance morale qui cimente les individus ensemble dans une entreprise nationale. La sexualité figurait des deux côtés de l'équation : il incombait à la moralité des femmes de dompter l'agressivité des hommes et à la raison des hommes de contrôler les passions des femmes. Dans ce que Elizabeth Hurd définit comme un « sécularisme judéo-chrétien 4 », cela avait pour conséquence de faire 49

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parfois considérer la disposition des femmes à la religiosité sous un éclairage positif (aux États-Unis, en Angleterre). Mais, dans d'autres cas, cette tendance était interprétée par les sécularistes comme dangereuse (le cas d'école étant la France, où dominait l'idéologie laïciste). Dans un cas comme dans l'autre, la division sexuelle du travail passait pour l'aspect central du partage entre le religieux et le séculier. Face au citoyen masculin raisonnable, il y avait une femme dont la piété était à la fois un frein à sa sexualité excessive et une expression de cette sexualité. Dans cette structure, la religion était à la fois privatisée et féminisée. À l'évidence, c'était une représentation idéalisée, qui universalisait les normes et les pratiques bourgeoises. En tant que telle, elle excluait les vies et les activités de multitudes de femmes, dont beaucoup travaillaient pour gagner leur vie, ne se mariaient pas ou, si elles le faisaient, exerçaient une importante influence dans leurs familles et au dehors. Cette représentation excluait aussi les vies et les activités d'hommes qui, pour diverses raisons (race, dépendance, absence de propriété) n'étaient pas considérés comme conformes à la catégorie de l'individu rationnel et abstrait. L'histoire sociale documente abondamment l'écart entre normes idéalisées et expérience vécue. Mais ce que je cherche à montrer, c'est que les normes idéalisées ont une importance, non seulement pour ce qui est attendu des sujets individuels, mais aussi dans la mesure où elles fixent les termes des orientations juridiques, politiques et sociales. Hurd décrit deux manières de concevoir la régulation des rapports entre religion et politique. La première, qu'elle appelle laïcisme, consiste en une position forte 50

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quant à la nécessité absolue d'exclure le religieux du politique. La seconde, qu'elle désigne par l'expression sécularisme judéo-chrétien, est plus accommodante et considère les valeurs de la démocratie laïque comme fondées sur la tradition5. Les différences entre ces approches proviennent du fait que, dans les pays de l'Occident chrétien, les versions de la laïcité varient en fonction de la forme particulière prise par les religions organisées dans ses rapports avec le pouvoir d'État. Pour les nouveaux États-nations, le catholicisme constituait le plus grand défi ; il était représenté comme une force internationale subvertissant l'allégeance populaire à l'égard de la nation. L'idéologie hiérarchique, patriarcale et dogmatique du catholicisme était dénoncée par les laïcistes comme antithétique par rapport aux valeurs libérales de liberté de croyance individuelle. Dans les États à majorité catholique (la France, par exemple), la laïcité était synonyme de républicanisme et définie comme anticléricale, comme un effort de la raison masculine de protéger la crédulité féminine des artifices des prêtres jésuites. Mais même sous les régimes laïcistes les plus stricts, on acquiesçait à la religion en tant que garante de la moralité ; et les femmes, chargées d'incarner la dimension morale de l'enseignement religieux, étaient considérées comme les gardiennes de la cohésion et de la stabilité sociales. Un historien note ainsi que « la plupart des hommes qui ont tenté de séparer les Eglises de l'État voulaient rendre la société plus chrétienne tout en rendant l'État plus séculier6. » Bien domptée, la religion pourrait devenir un aspect du 51

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patrimoine national et un instrument du régime colonial. En revanche, dans les États où prédominait le protestantisme (par exemple aux États-Unis et dans certaines parties de l'Allemagne), la laïcité était présentée comme un aspect de la tradition chrétienne et définie comme l'alternative qui permettait la liberté de conscience individuelle non seulement par rapport au catholicisme, mais aussi relativement aux religions oppressives de « l'Orient ». Alors même que la « libre pensée » protestante semblait offrir des possibilités aux revendications féministes, ses partisans, pour la plupart, insistaient sur les distinctions de genre en s'appuyant sur l'idée de séparation des sphères. Les hommes étaient dans le monde, les femmes au foyer, conformément aux lois de la nature. Les Églises étaient subordonnées aux lois de l'État de différentes manières selon les pays : désétablissement aux États-Unis ; établissement d'une unique religion d'État en Angleterre ; redéfinition de ce qui passait pour la religion légitime et tolérée en France. Il y avait aussi des variantes dans les solutions apportées à des questions comme l'entretien des édifices religieux, la certification des compétences cléricales, le contrôle des programmes scolaires et la reconnaissance par l'État des jours fériés religieux. Mais, dans tous les cas, les femmes restaient associées à la religion. Et le déclin supposé de l'influence religieuse au fil du XIX e siècle et jusqu'au XXe ne modifia en rien la manière de concevoir les relations entre les femmes (émotives et tendant à la superstition) et les hommes (raisonnables et doués de sens pratique). La plupart du temps, la religion était décrite comme étant l'affaire des femmes et constituant 52

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une expérience extérieure à l'histoire ; et elle était identifiée ainsi non seulement par ceux qui n'en avaient que faire, mais aussi par ceux qui y cherchaient des consolations. L'anticléricalisme français La Révolution française a été un moment critique pour la réorganisation des relations entre l'Eglise et l'État. L'Église catholique avait joué un rôle important dans la légitimation de la monarchie, et l'opposition était donc forte entre discours et institutions religieuses, d'un côté, et révolutionnaires, de structure laïque, de l'autre. Les pratiques religieuses autorisées étaient régulées par l'État qui salariait les prêtres, lesquels prêtaient serment au nouveau régime. Si le lien entre femmes et déraison semblait évident depuis longtemps, c'est la Révolution de 1789 qui a associé femmes et religion dans le discours politique républicain. L'historien Paul Seeley écrit ainsi que « l'incarnation révolutionnaire du citoyen comme un homme porteur de droits et neutre au point de vue confessionnel s'appuyait sur une identification péjorative de la religion avec le féminin7 ». Comme le sexe féminin, la religion passait pour être la source de l'irrationnel et de la violence ; elle était aussi le domaine de la tradition et de la hiérarchie. L'historien Olwen Hufton a noté que, dans les campagnes, les actions des femmes contre-révolutionnaires, qui défendaient les prêtres réfractaires et pratiquaient clandestinement les rites baptismaux et funéraires catholiques, « fournissaient encore aux politiciens de la 53

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Troisième République [c est-à-dire près d'un siècle plus tard] les preuves qui leur permettaient de priver les femmes du droit de vote 8 . » Pendant la campagne de déchristianisation de l'an II de la Révolution, l'exemple de la résistance des villageoises fut généralisé à l'ensemble des femmes. Ainsi, alors qu'un représentant en mission dans le Gers invectivait un groupe de femmes en particulier (« Et vous, foutues garces, vous êtes toutes leurs putains [des prêtres], et principalement celles qui allez à leurs foutues messes et qui assistez à leurs momeries9 »), un commissaire civil crut pouvoir élargir cette condamnation à l'ensemble des femmes (il « a tonné contre le fanatisme, et notamment contre les femmes qui sont susceptibles d'être séduites par cette passion ; il a dit que les hommes ayant fait la Révolution, ce n'était pas à elles de la faire régresser 10 »). Vues sous cet angle, les femmes étaient soit les alliées conscientes, soit les inévitables dupes des traîtres ecclésiastiques. Quoi qu'il en fut, c'est la vulnérabilité particulière de leur sexe qui expliquait leurs actions. L'opinion d'un certain Jacques-Louis Moreau, qui écrivait en 1803, était largement partagée : « Les femmes sont plus disposées que les hommes à croire aux esprits et à avoir des apparitions ; elles se livrent d'autant plus aisément à toutes les pratiques superstitieuses que leurs préjugés sont plus nombreux n . » Tout au long du XIX e et jusqu'au X X e siècle, la lutte s'intensifia, en France, entre partisans de l'Eglise et anticléricaux, la question des femmes occupant une place prépondérante dans ce conflit. Les républicains laïques décoraient leurs mairies de bustes de Marianne 12 au 54

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moment même où les autorités ecclésiastiques ranimaient le culte de la Vierge ; des historiens du Moyen Âge produisaient ce que Zrinka Stahuljak appelle une « archéologie pornographique » - récits d'intrigues sexuelles perverses de nonnes et de prêtres censément voués au célibat - alors même que le recrutement des religieuses catholiques augmentait de manière spectaculaire 13. L'opposition entre les hommes républicains, rationnels et patriotiques, et leurs épouses, considérées comme déraisonnables et peu fiables, s'appuyait bien souvent sur des données statistiques. Et il ne fait pas de doute qu'au fil du siècle, de plus en plus de femmes furent attirées dans les congrégations religieuses, comme dans les activités caritatives laïques de l'Église catholique française. La proportion des religieux par rapport aux religieuses changea du tout au tout, passant de trois pour deux en 1803 à deux pour trois en 1878. Quant au nombre des religieuses, il décupla, passant de 13 000 en 1808 à 130 000 à la fin du siècle. Bien après le retrait des enseignants ecclésiastiques des écoles publiques, dans les années 1880, l'éducation religieuse des jeunes enfants, et en particulier des filles, resta aux mains des sœurs catholiques. Et l'Église recruta en grand nombre des bourgeoises mariées dans ses associations philanthropiques, faisant (selon l'estimation d'un historien) « de la dame de charité [...] une figure omniprésente de la ville du XIX e siècle [Paris] qui symbolisait le plus l'époque moderne 14 ». Tout en étant publiques, les activités caritatives bénévoles étaient considérées comme une extension du rôle familial et domestique des femmes. Si le recrutement dans ce cadre était sans aucun doute le résultat d'un 55

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effort concerté de la part des autorités ecclésiastiques pour subvertir le laïcisme, il dut son succès au fait qu'il recourait précisément à l'image des femmes promue par les laïcistes : leur subordination à l'autorité masculine, leur rôle dans la transmission et la perpétuation de la moralité, leur sens du sacrifice, l'instinct maternel qui les rendait aptes à prendre soin d'autrui, leur spiritualité intuitive. C'est dans les mêmes termes que les hommes bourgeois catholiques du XIX e siècle décrivaient leur foi comme inspirée par les femmes qui comptaient dans leurs vies. Hommes catholiques et républicains sceptiques, écrit Seeley « affirmaient leurs identités politiques et religieuses en associant la foi et le rituel catholique à une sphère féminine privée 15 ». Dans une curieuse inversion de causalité, ce sont peut-être les stéréotypes fournis par les républicains qui ont contribué à créer l'alliance même qu'ils redoutaient le plus. En tout cas, ils n'ont pas contribué à contrarier l'attrait de l'Église pour les femmes. Mais peut-être n'était-ce pas leur objectif. Quoi qu'il en soit, le tableau que faisaient les anticléricaux des inclinations féminines conduisait à faire équivaloir masculinité et républicanisme. D'un côté, ils appelaient les maris républicains à éloigner leurs épouses de l'influence des curés ; de l'autre, la représentation des femmes comme fondamentalement superstitieuses confirmait la division naturelle du travail entre les sexes et justifiait l'inégalité qui en découlait. Nulle part cela n'est plus évident que dans les écrits de Jules Michelet, grand historien de la nation française et anticlérical convaincu. Né en 1798, au déclin de la Révolution française, il mourut en 1874, au tout début de la Troisième République. Outre ses captivants récits 56

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retraçant les vies des rois et des courtisans, des révolutionnaires et de leurs ennemis, il a écrit des traités de morale enflammés sur l'amour, les femmes et la famille, et a dénoncé les perversions et les crimes des prêtres, confesseurs, évêques et autres représentants de l'Église catholique. Avide de connaissances sur les femmes et leur corps, il suivit des conférences de gynécologie et d'embryologie au Collège de France tout en surveillant de manière obsessionnelle et avec l'attention soutenue d'un scientifique expérimental les rythmes menstruels de sa jeune seconde épouse. Ses écrits sur ce sujet furent à la fois critiqués et loués, et je ne prétends pas que toute la France partageait les opinions qui y sont exprimées 16. Ils illustrent toutefois la manière dont un grand historien pouvait associer femmes et religion dans sa campagne polémique en faveur de la laïcité. Les écrits de Michelet sur les femmes, la famille et l'Église s'adressaient aux maris. Du Prêtre, de la femme, de la famille (1845) s'ouvre sur une frappante déclaration : « On avait cru généralement que, pour le mariage, il suffisait de deux personnes. Cela est changé. Voici le nouveau système, comme eux-mêmes l'ont exposé ; trois éléments le constituent. » Ces éléments sont : « thomme, le fort, le violent ; [...] la femme, l'être faible de la nature ; [...] le prêtre, né homme et fort, mais qui veut bien se faire faible, ressembler à la femme, et qui, participant ainsi de l'un et de l'autre, peut s'interposer entre les deux17 ». Conséquence de cette invasion, « Nos femmes et nos filles sont élevées, gouvernées, par nos ennemis » (p. 14). Or ces ennemis sont à la fois politiques - ils représentent le passé et font donc obstacle au progrès - et personnels : ils sont experts dans 57

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l'art de la séduction et cocufient, de fait, les époux distraits par leur travail et qui se sont rendus étrangers à leurs femmes et à leurs enfants (p. 309). La majeure partie du livre est consacrée au récit des machinations des prêtres, à commencer par les confesseurs jésuites du XVIe siècle et les lettres « ardentes » qu'ils échangeaient avec les femmes qu'ils conseillaient. L'ouvrage se termine au XIXe siècle, au moment où les fils de paysans remplacent les hommes cultivés des ordres religieux du passé. Si, au XVIIe siècle, Fénelon, Bossuet et leurs pareils charmaient et séduisaient par leur intelligence et leur érudition, les curés du XIXe cultivent la ruse et la persévérance de la paysannerie dont ils sont issus. Dans les deux cas, les confesseurs manipulent les natures tendres et malléables des femmes, s'adressant à leur caractère passionné, à leur amour des enfants et à leur besoin d'affection. Empruntant le langage insinuant de la dévotion, ils deviennent, en fait, des amants : « Vous ne sauriez pas toujours distinguer qui parle, de l'amant ou du directeur » (p. 69). Dans la scène de séduction fantasmée par Michelet, le confesseur et la femme partagent une intimité refusée à l'époux légitime. Dans une sombre chapelle au fond d'une église, « cet homme ému, cette femme tremblante, réunis si près l'un de l'autre, vont causer tout bas de l'amour de Dieu » (p. 214). Elle est « à ses genoux », la tête penchée devant le prêtre qui écoute sa confession. Apprenant ses secrets les plus intimes, il obtient la maîtrise et ainsi « il s'est retrouvé homme, sans le vouloir ni le savoir peut-être, et il a mis sur elle, affaiblie et désarmée, la main pesante de l'homme » (p. 228). La relation s'approfondit et, inévitablement, 58

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« [p]our que l'âme soit vraiment tienne, il te manque une chose... le corps» (p. 271). Mais la «voix de la concupiscence » (p. 271) est apparemment réorientée par le prêtre vers l'amour de Dieu. « Comment lutter contre un homme qui, disposant du paradis, a encore, par-dessus, l'enfer pour se faire aimer ? » (p. 279). Comment, en d'autres termes, reprendre le pouvoir à cet homme qui fera tout ce qu'il peut pour déposséder l'époux républicain de son épouse ? Et, par extension, comment sauver l'État laïc de l'autorité de l'Église ? Selon le récit saisissant de Michelet, l'homme de Dieu s'insinue dans le domaine privé de l'époux républicain constitué par le sexe et la famille. Même si la conquête n'est que spirituelle (et cette scène évoque bien davantage), l'époux est compromis. Le prêtre a maintenant connaissance en détail de « l'intimité la plus intime » du mariage, des détails qu'il partage très certainement avec ses collègues. Quand il vous croise dans la rue, hochant humblement la tête, dit Michelet à ses lecteurs, il se détourne et rit en silence - telle est l'humiliation imaginairement infligée à l'époux trahi (p. 230). Moins qu'un homme lui-même, le prêtre réussit pourtant à émasculer le chef de famille légitime. Le prêtre qui réalise sa masculinité en compagnie des épouses d'autres hommes est une figure problématique. La vie dans le célibat est artificielle (« absurde, impossible » et contre nature, p. 27) et l'apparence de ces hommes (en jupe) est féminine. « La tactique du confesseur ne différait pas beaucoup de celle de la maîtresse » (p. 34) : l'un et l'autre pratiquent la flatterie et les artifices de l'innocence (p. 47). Comme les femmes, les jésuites aiment les enfants (p. 37). Fénelon, explique 59

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Michelet, avait « une délicatesse de femme qui n'exclut nullement la force, et, dans la subtilité même, je ne sais quoi de tendre et de pénétrant » (p. 142). Ayant étudié les femmes de près, ces hommes deviennent comme elles, traversant les frontières de genre de manière inacceptable et même dangereuse, un danger qui avait de nombreux aspects, notamment la « haine » des prêtres pour les rôles naturels des femmes en tant qu'épouses et mères. Ils ne les veulent que comme amantes, amantes de Dieu. Pour Michelet, cela implique une adhésion non à la vie (avec toutes ses possibilités reproductives) mais à la mort (p. 277, 241, 334). Si l'époux occupe de plein droit la place d'un partisan de la vie, le prêtre représente sa mortelle antithèse. Nulle part les conséquences de cette conquête des femmes pour le compte de l'Église ne sont plus évidentes que dans les couvents - homologues négatifs du foyer familial. Là, « [l]e cœur de femme, de mère, l'invincible instinct maternel, qui est le fonds de la femme, cherche à se tromper » (p. 253). La trahison ne vient pas seulement d'une vie dans le célibat, mais des violations du vœu d'abstinence. De scabreux récits de rapports sexuels entre prêtres et religieuses rapportent dans le détail des grossesses avortées, des bébés assassinés et enterrés dans des cimetières clandestins. Gouvernées par une figure de lesbienne monstrueuse - femme tyrannique, diable incarné qui croit pouvoir gouverner comme un Bonaparte (p. 260) - , les religieuses souffrent d'intenses privations. Seule l'intervention d'un confesseur masculin soulage leur souffrance, restaurant, dans le tableau qu'en peint Michelet, quelque chose comme une division positive du travail de genre. « Loin 60

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d'être opposé ici au confesseur, mes vœux sont pour lui. [...] Il est encore, dans cet enfer où la loi ne pénètre pas, la seule personne qui puisse dire un mot d'humanité » (p. 260). Ici, la fraternité des hommes, représentant la loi, triomphe du cauchemar d'une scène domestique entièrement régie par des femmes. L'analogie est évidente : seul le pouvoir de l'État peut brider les excès d'une religion sans entraves. Ce n'est pas l'abolition de la religion, mais sa régulation (sa « pénétration » par la loi de l'État) qui est nécessaire. Comment restituer les femmes à leurs époux ? Comment les hommes laïques auxquels s'adresse Michelet peuvent-ils détourner leurs épouses des séductions de l'Église ? Les raisons de leur inaction sont claires : « L'homme moderne, victime de la division du travail, condamné souvent à une spécialité étroite où il perd le sentiment de la vie générale et où il s'atrophie luimême », devient étranger à sa femme et à leurs enfants, laissant le terrain affectif aux jésuites (p. 301). Cependant, il lui faut impérativement prendre garde : « Laïques, tous tant que nous sommes, magistrats, hommes politiques, écrivains, penseurs solitaires, nous devons aujourd'hui, tout autrement que nous n'avons fait, prendre en main la cause des femmes » (p. X X I V ) . Ici, la « cause des femmes » n'est pas leur émancipation en termes politiques. Elle a plutôt à voir avec le fait d'acquérir une connaissance intime, de type scientifique. Or cette connaissance révèle que la femme est faible : « Elle est une personne malade [...], une personne blessée chaque mois, qui souffre presque constamment et de la blessure et de la cicatrisation 18. » 61

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Castrée de manière effective et répétée, elle est victime d'une biologie cyclique qui est épargnée aux hommes. Le temps des hommes, selon Michelet, est le temps linéaire de l'histoire ; celui des femmes est celui de l'éternelle répétition. « L'histoire, que nous mettons très sottement au féminin, est un rude et sauvage mâle, un voyageur hâlé, poudreux ; Nature est une femme 19. » Sauver les femmes des tentations de l'Église ne revient pas à modifier leur nature mais à faire coïncider leur différence avec les besoins de l'État républicain. Michelet en appelle aux maris pour qu'ils changent les choses en reprenant le contrôle de la sphère privée de leurs propres existences, observant les femmes pour mieux les gouverner. Ce contrôle doit être renforcé par des lois contre le clergé (lois que Michelet préconise avec constance), mais aussi par l'application de celles qui existent déjà dans le droit civil (fondé, en France comme ailleurs en Europe, sur le Code Napoléon), et qui font de la famille et de la suprématie paternelle en son sein la pierre angulaire des États-nations en voie de laïcisation. La supériorité de la réglementation étatique est ainsi établie comme naturelle, et la subordination des femmes aux hommes est naturalisée en retour. L'appel de Michelet à l'action exigeait des changements concrets tout en consolidant la représentation des tendances religieuses des femmes comme menace constante contre la République. Cette représentation resta active jusque très avant dans le XXe siècle, dans les rhétoriques socialiste et syndicaliste, mais aussi parlementaire. Les législatures républicaines rejetèrent plusieurs fois des propositions de lois en faveur du suffrage 62

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des femmes, sous prétexte qu'il accroîtrait inévitablement le pouvoir de l'Église. En 1922, le sénateur radical et anticlérical Alexandre Bérard prétendit que le fait d'accorder des droits civiques aux femmes « scellerait la fin de la République 20 ». Mais, à la même époque, les autorités en matière d'éducation débattaient des raisons qu'il y aurait de supprimer complètement la religion de l'éducation des filles. Françoise Mayeur rapporte que la loi de 1880, qui porte le nom de son promoteur, Camille Sée - et qui visait à remplacer l'éducation conventuelle par des écoles publiques - , appelait à inclure dans les nouveaux cursus le conseil d'instruire les filles de leurs devoirs envers Dieu, sans doute pour leur procurer l'instruction morale qu'elles transmettraient en tant que mères. Cette disposition resta en place jusqu'en 1923, nous dit Mayeur, et ne fut alors que brièvement abrogée21. Nous ignorons si les nouvelles générations d'enseignants républicains suivirent cette recommandation, mais elle est parlante. Aux yeux de certains législateurs et universitaires, les leçons sur Dieu semblaient donc acceptables lorsqu'elles étaient transmises par des enseignants laïcs, et inacceptables lorsqu'elles provenaient du clergé 22. De fait, la croyance en la complémentarité des sexes figurait dans les programmes, avec ou sans référence à Dieu ; il fallait préparer les femmes à dispenser des conseils moraux et spirituels, conformément à la vocation de leur sexe. Tout cela suggère que l'attribution aux femmes d'une religiosité particulière (dangereuse ou bénigne) était bien installée dans les discours de la France républicaine. Il faudrait plusieurs générations d'objections féministes comme celles d'Auclert pour déstabiliser, 63

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sinon renverser, ce qui était devenu un article de foi laïque.

Laïcité protestante aux Etats-Unis et en Allemagne Écrivant en 1888, Philip Schaff, professeur d'histoire des Églises, expliquait que la Constitution américaine était un document fondamentalement chrétien : Le Premier amendement n'aurait pu naître ni dans un pays païen, ni dans un pays mahométan, mais présuppose la civilisation et la culture chrétiennes [...]. Le christianisme seul a enseigné aux hommes à respecter le caractère sacré de la personnalité humaine telle quelle fut faite à l'image de Dieu et rachetée par le Christ, et à protéger ses droits et ses privilèges, notamment la liberté de culte, des empiétements du pouvoir temporel et de l'absolutisme de l'État23.

Cette manière de penser n'avait rien d'exceptionnel. Les travaux d'historiens comme John Lardas Modem, Susan Juster, Seth Moglen et Brian Connolly montrent à quel point la pensée protestante américaine s'est de plus en plus nourrie des discours de la laïcité à partir des années 1760. « Le Dieu de l'Amérique, écrit Modem, n'était pas seulement une production de la théologie, mais aussi un effet politique du sécularisme24. » (Ces propos font écho à l'assertion plus ancienne de Max Weber, selon laquelle la séparation entre « sphère officielle » et « sphère privée » s'effectue dans l'Église de la même façon que dans les institutions politiques ou autres 25.) Si Juster s'intéresse aux baptistes 64

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de la Nouvelle-Angleterre à l'époque de la Révolution, Connolly aux discours d'avant-guerre sur l'inceste et Modem à différents groupes (unitariens, libéraux, évangélistes) dans les années 1850, tous trois soutiennent que malgré la rhétorique de séparation et le fait juridique du désétablissement, il n'y a pas de rupture radicale entre « la religiosité du protestantisme et la sécularité de l'État-nation démocratique 26 ». En fait, le climat séculariste, avec l'attention portée à l'agentivité 1 humaine dans les domaines politiques et techniques et au pouvoir de la raison humaine consistant à révéler les « lois permanentes », a pu agir, d'après Modem, en sorte de distinguer « la vraie religion » de la fausse. Connolly note que dans l'arène du droit, les prohibitions bibliques visant l'inceste furent progressivement remplacées par des interdictions « fondées sur le droit naturel ». Bien souvent, les juges ne voyaient pas de contradiction dans le fait de remplacer la souveraineté divine par la loi naturelle discernée par la raison, tout en insistant sur les principes moraux chrétiens pour tout ce qui touchait à la conduite sexuelle et au mariage. Connolly écrit ainsi : « Le séculier remplaça moins le sacré qu'il n'émergea à ses côtés 27. » Ce qui importe ici, c'est que ces discours de sécularisation véhiculent une attention nouvelle portée à la différence de genre et, comme l'indique le commentaire 1. Le mot agency, qui signifie « capacité d'agir », fait l'objet, depuis plusieurs années, de tentatives de traduction qui ont toutes leurs vertus et leurs inconvénients. Dans le présent ouvrage nous avons opté, en concertation avec l'auteure, pour « agentivité ». (N.d.T.)

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de Philipp Schaff cité plus haut, la perception de cette différence se mêle à une vision racialisée de la religion. Dans le récit qu'en donne Juster, le premier impact de cette attention portée à la différence a été de soulever le problème de la masculinité du clergé. Dans les premières années, alors que les baptistes de NouvelleAngleterre étaient encore une secte marginale contestataire, explique-t-elle, les femmes participaient à la direction de l'Eglise et aux débats théologiques, et elles étaient généralement considérées comme les égales des hommes. Cependant, dans les crises politiques qui conduisirent à la Révolution, « la nature féminine de l'Eglise devint une cause d'inquiétude au sein du leadership évangélique [...] Une société religieuse politiquement vigoureuse et socialement respectable devait avoir une image plus masculine, et c'est ainsi que l'on voit émerger un langage et une structure patriarcale dans les églises baptistes après 1780 28 ». Cherchant à rejoindre les courants dominants de la société américaine et s'associant aux patriotes contre les Britanniques, les baptistes de Nouvelle-Angleterre adoptèrent le langage politique (de l'autonomie, de l'indépendance et de la virilité) qui deviendrait le legs de la révolution. Dans ce que Juster décrit comme « une répétition presque archétypique de l'évolution webérienne d'une société religieuse marginale aux origines charismatiques vers une institution rationaliste et bureaucratique », la gouvernance des Églises passa d'une participation collective des femmes et des hommes à des « commissions permanentes exclusivement composées d'hommes29 ». Autrefois acceptables, les interventions des femmes dans les discussions doctrinales devinrent un signe de leur 66

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« désordre », et les procès de femmes accusées en ces termes se multiplièrent au tournant du siècle. La propension au désordre prêtée aux femmes les disqualifiait pour diriger l'Église, tout en renforçant la vision de la rationalité du leadership masculin. En 1810, une éminente publication confessionnelle pouvait affirmer sans susciter la moindre controverse que les Églises baptistes « considèrent comme acquis le fait que les devoirs et les privilèges des femmes dans une église évangélique diffèrent de ceux des hommes 30 ». « La politisation de la contestation religieuse à l'époque révolutionnaire, conclut Juster, s'est réalisée au moyen d'une renégociation fondamentale des relations de genre au sein de la communauté évangélique. En d'autres termes, la capacité politique du clergé évangélique n'a pleinement émergé (cela aurait été impossible avant) que lorsque fut accomplie la déféminisation essentielle de la société et des institutions [polity] évangéliques et que celles-ci se furent donné une identité plus masculine31.» De manière significative, alors que le binarisme de genre en venait à structurer les principaux courants politiques et les Églises qui les soutiennent, les visions prophétiques de l'égalité de genre émergèrent de sectes religieuses minoritaires souvent conduites par des femmes - et ce, non seulement en Amérique, mais aussi en Europe. Des figures comme Johanna Southcott, Mother Ann Lee et Jemima Wilkenson défendaient l'égalité de genre sans tirer leurs leçons des enseignements sécularistes 32. Les travaux de Moglen sur l'église morave de Bethlehem, en Pennsylvanie, au XVIII e siècle, résonnent avec les découvertes de Juster sur les baptistes. Au début du siècle, dans ce mouvement charismatique marginal, « les 67

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femmes exerçaient un degré exceptionnel de leadership, à la fois social et spirituel33 ». En 1760, alors que la direction de l'église cherche à répondre aux critiques venues de l'extérieur de la communauté et à se rendre plus acceptable aux yeux des autorités politiques, de nouvelles pratiques furent introduites : « [L]es femmes furent réinsérées dans la structure de la famille patriarcale - et perdirent la plupart des formes de pouvoir, de leadership et d'autonomie matérielle [...] dont elles avaient bénéficié dans les deux premières décennies de l'histoire de la ville34. » En d'autres termes, pour les Moraves, le processus de laïcisation eut pour conséquence de « réduire radicalement le leadership des femmes et d'imposer de nouvelles et nettes formes d'asymétrie et d'inégalité de genre35 ». Modem étudie les années 1850, époque à laquelle le désétablissement avait affaibli les institutions cléricales, faisant de la religion « l'exercice privé de la liberté individuelle » et de la laïcité - associée aux « machines et à la circulation mécanisée » - un aspect indissociable de la croyance religieuse 36. (Il y a là, déjà, une exception par rapport au récit linéaire de la modernité qui voit la laïcité comme un substitut à la religion.) Ann Douglas note que la concurrence croissante entre Églises, les inquiétudes quant à l'impermanence cléricale dans un nouveau star system d'orientation mercantile et la montée du sentimentalisme sont des symptômes de « la féminisation de la culture américaine » au XIX e siècle. Selon Douglas, la dame [lady] et l'ecclésiastique forment une alliance contre ce que, du dehors, on peut voir comme une diminution de l'autorité publique des prêtres37. Modem s'intéresse moins aux questions de 68

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genre, mais il note l'existence d'un « trope de T'influence féminine" », aux valences diverses, toutes provenant de supposées « qualités naturelles des femmes », censées à la fois inciter les femmes à se laisser détourner par des forces malignes et les rendre disponibles aux oeuvres de l'Esprit saint. Bienfaisante ou trompeusement dangereuse, l'influence de ces qualités peut former la base tantôt de la subordination des femmes, tantôt de leurs revendications de droits 38 . Au milieu du XIX e siècle, les femmes sont associées à la religion, que ce soit de manière rhétorique ou pratique et que cette association soit perçue positivement ou négativement. Douglas en propose de nombreux exemples, comme celui de l'ecclésiastique qui écrit aux femmes : « [l]a religion vous est beaucoup plus nécessaire qu'aux hommes autosuffisants. En vous, il serait non seulement criminel, mais impolitique de la négliger 39. » Pourtant, c'est précisément parce que les hommes ne sont pas autosuffisants qu'il leur faut l'influence spirituelle des femmes. L'assertion d'une supériorité masculine (dans des textes d'hommes) permet de reconnaître le besoin de la nourriture affective procurée par les femmes, sans pour autant admettre qu'elle fait défaut aux hommes ; les femmes ont plus tendance à pointer explicitement leur rôle compensatoire. Eliza Farnham affirme ainsi qu'il leur incombe de réformer les hommes trop engagés dans leurs « position, fortune et relations » - pièges de la « vie extérieure 40 ». Et Sarah Josepha Haie évoque en 1830 le rôle spirituel de l'épouse comme un correctif aux valeurs matérialistes de son époux à la tournure d'esprit compétitive41. 69

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Douglas note qu'au cours du XIXe siècle, les femmes des classes supérieures joignirent leurs forces à celles du clergé pour affirmer leur indispensable fonction émotionnelle : à travers la prière et la littérature sentimentale, elles remplissaient une « mission rédemptrice » pour la société 42. L'assimilation des femmes à la religion était si générale, leur présence si écrasante dans les institutions religieuses, qu'à la fin du siècle on observe un mouvement visant à promouvoir un christianisme plus « musclé », chargé de ramener les hommes à la spiritualité. Ce mouvement n'eut pas grand succès, mais il a valeur de symptôme. II ne remit pas en question les stéréotypes de genre (accordant, comme il le fait, les « muscles » au masculin par opposition à la tendre sensibilité féminine), ni ne délogea les femmes de la place prépondérante qui était la leur dans les églises américaines. Si, comme le soutient Modem, l'imaginaire séculier « infléchit les manières dont tout un ensemble de subcultures protestantes se sentaient véritablement religieuses », il porte aussi une vision de la séparation des sphères - privée et publique - qui tient à des distinctions nettes entre les capacités et les sensibilités des femmes et des hommes43. C'est le cas tant pour les baptistes du XVIIIe siècle, qui revendiquent brièvement des prérogatives masculines pour leur Église et punissent les « femmes de mauvaise conduite », que pour les ecclésiastiques protestants « féminisés » du XIXe siècle, qui comptent sur l'influence des femmes pour se maintenir en place et nourrir une religiosité 70

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considérée (par le clergé comme par les hommes politiques) comme la source de la moralité collective chez les maris et les enfants. La division genrée du travail est présentée par ces ecclésiastiques comme une marque définitoire de la modernité. Mais dans les enseignements de la pensée politique libérale aussi, la préférence prétendument innée des femmes pour la sphère sentimentale doit les conduire à assumer volontairement les rôles domestiques qui leur sont conférés et c'est en cela, d'après Elizabeth Maddock Dillon, qu'elles sont symboliquement associées à la liberté de choix individuel. « Dans le libéralisme sentimental, le foyer n'est pas seulement une échappatoire par rapport aux pressions et aux exigences de la concurrence du marché ; il est, plutôt, le plus grand bien politique, pour les hommes comme pour les femmes : le foyer est le lieu où s'instancie, en dernier recours, la liberté 44 . » La liberté, ici au sens du choix et de l'accomplissement affectif, dont l'expérience a lieu en dehors des contraintes de la politique et du marché. Le christianisme est une garantie de cette liberté, comme cela apparaît clairement par contraste avec les « autres » - vagabonds, esclaves et pauvres mécréants du pays, notamment là où prédominent des religions étrangères. Connolly décrit la manière dont l'antithèse entre les lois matrimoniales américaines et les mariages dits « hindouistes » devinrent l'un des sites de consolidation d'une vision homogénéisante de l'identité nationale dans l'Amérique d'avant-guerre. Alors que le mariage américain était décrit comme consensuel et soumis à la 71

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

loi, les « hindous » étaient présentés comme désespérément piégés dans un dogmatisme religieux primitif et dans des dispositions familiales et tribales. On en voulait pour preuve l'exploitation des enfants-épouses, la pratique « barbare » de l'immolation des veuves et le meurtre des filles immariables, pour ne nommer que quelques-uns des scandales décrits par les missionnaires et autres visiteurs de ces pays exotiques. Les représentations de « l'hindou », explique Connolly, « fonctionnaient de telle sorte qu'elles inscrivaient tout le souscontinent indien dans le religieux45 ». Souvent, c'étaient les musulmans qui représentaient l'antithèse de la liberté américaine (protestante). Quand Thomas Jefferson utilisa le cas hypothétique des adeptes du Coran pour démontrer l'universalité de la tolérance des religions minoritaires suivant le Premier amendement, il fut vilipendé comme étant lui-même un adepte du Prophète et, par conséquent, indigne d'être président des États-Unis46! Un mouvement analogue, consistant à attribuer la modernité aux pratiques protestantes civilisées par contraste avec les preuves constantes de la barbarie de l'islam, a été décrit pour l'État allemand de Bade au milieu du XIX e siècle. L'historienne Dagmar Herzog cite de nombreux prêtres dissidents (des apôtres de la libre pensée) qui tenaient les mêmes positions. « Quelle belle destinée, quelle merveilleuse sphère d'activité les femmes ont aujourd'hui dans le christianisme, si on les compare à celles de l'Orient et hors de la chrétienté47 », dit l'un d'eux. Selon un autre, il faut célébrer l'homme occidental pour la manière dont il « apportait des trophées de ses victoires en hommage à la dame de son 72

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cœur, pendant que l'homme oriental maintenait femme

et fille sous le joug offensant de l'esclavage, sans leur permettre de reconnaître leur propre dignité48 ». La polygamie était une forme particulièrement odieuse d'assujettissement, pour ces pasteurs allemands comme pour le gouvernement américain, qui accorda la liberté religieuse à de nombreuses sectes protestantes mais déclara inacceptables les pratiques mormones, malgré le Premier amendement (ou, si l'on suit l'interprétation de Schafï, à cause de lui). Une autre manière de faire équivaloir protestantisme et laïcité a consisté à les opposer au catholicisme49. Dans ce cas, l'antipathie était partagée avec les anticléricaux français, quoique d'un point de vue différent. Aux États-Unis, le catholicisme était décrit comme une fausse religion (comme le mormonisme), ses prescriptions théologiques niant que les pouvoirs de la raison humaine individuelle eussent été donnés par Dieu pour appréhender la vraie religion du Christ50. Et les pasteurs dissidents de Bade lançaient des avertissements analogues à ceux de Michelet sur les dangers du confessionnal. En territoire catholique, les femmes devenaient des « prostituées pour les serviteurs de Rome », et leurs époux étaient cocufiés par les curés. Le message était clair : « Les parents qui tiennent à la pureté de leurs filles doivent leur interdire la confession51. » Le sécularisme protestant défendait la liberté individuelle tout en souscrivant à une division asymétrique du travail entre femmes et hommes. Cette apparente inégalité résultait, expliquait-on, du travail volontaire des femmes au foyer ; elles reconnaissaient que leur soumission à l'autorité d'un époux était une conséquence des 73

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lois de la nature et servait ainsi les intérêts de l'harmonie domestique et sociale. Opposant les aristocrates français aux démocrates américains, Alexis de Tocqueville observait que la démocratie en Amérique était marquée par « le volontaire abandon de leur volonté » par les femmes, qui mettaient « leur grandeur à se plier d'elles-mêmes au joug et non à s'y soustraire 52 ». À propos de la pensée des évangélistes américains du XIX e siècle, Modem écrit que « devenir véritablement religieux [...], ce n'était pas se détourner du monde, mais cultiver une attitude raisonnable dans ce monde et une disposition attentive à son égard. Devenir véritablement religieux, c'était alors coordonner ses attitudes et ses conduites à des principes essentiels au maintien de la société civile 53 ». Bien sûr, il importe de souligner que le fait pour le protestantisme de s'associer aux idéaux de liberté individuelle a ouvert la possibilité de revendications féministes correspondant à une vision plus égalitaire des relations entre femmes et hommes. Même en restant dans les limites de l'idéologie domestique sentimentale, la capacité d'amour des femmes pouvait motiver certaines formes d'agentivité publique féminine (elles pouvaient être auteures, comme le souligne Dillon, mais aussi défendre des positions anti-esclavagistes, prohibitionnistes, ou d'autres courants à motivation morale). La réalité de la distinction idéalisée entre public et privé était ainsi remise en question alors même qu'elle était invoquée pour justifier des activités politiques inhabituelles pour les femmes 54. Mais c'étaient là des efforts minoritaires sur la question des droits des femmes. La vision dominante d'une inégale complémentarité de genre a perduré, tout comme l'idée selon laquelle 74

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l'oppression religieuse avait lieu ailleurs. Aujourd'hui encore, la polémique anti-islam sous-estime les dimensions chrétiennes de la laïcité, qui fait pourtant partie intégrante de l'héritage épistémique, non seulement de l'Amérique mais, plus généralement, de « l'Occident ».

Exportations coloniales, importations postcoloniales Les historiens de l'impérialisme ont documenté les aspects de la « mission civilisatrice » qui ont consisté à imposer ces idéaux victoriens que sont la vie familiale et le foyer nucléaire, mais aussi la séparation entre le public et le privé, à des populations dont les formes d'organisation sociale étaient très différentes. Le rôle des missionnaires chrétiens, en tant qu'agents de la domination coloniale, est également bien connu. Au cours de l'expansion impérialiste, les États européens négocièrent auprès des régimes locaux la protection de leurs émissaires religieux, élaborant au passage des théories sur les droits des minorités religieuses. Saba Mahmood a pointé le développement d'un « sentiment de fraternité chrétienne » alors même que « l'Occident en était venu à se comprendre comme résolument séculier 55 ». Mais c'est dans le domaine de ce qui a pris le nom de « droit familial » que le lien entre femmes et religion s'est articulé le plus clairement dans les colonies, avec des effets postcoloniaux durables. Ce fut un processus complexe, qui précéda la chute de l'Empire ottoman. À la fin du XIX e siècle, la modernisation de l'Empire ottoman a correspondu à un effort des réformateurs 75

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

visant à introduire le développement capitaliste et l'idéologie bourgeoise, sous l'influence de leurs contacts avec les pays d'Europe occidentale et de l'étude du droit européen (notamment le Code Napoléon). L'un des aspects de cette modernisation a été la transformation de la charia - « répertoire de précédents, de cas juridiques et de principes généraux associés à un corpus de techniques herméneutiques et paralogiques bien développées » - en un code moderne et standardisé 56. On pourrait dire, comme le font Modem et Connolly à propos du protestantisme américain, que la charia a ainsi été sécularisée. Le nouveau code établissait des distinctions jusqu'alors inconnues entre droit criminel, droit commercial, droit civil et droit familial. Joseph Massad explique que les juristes égyptiens, cherchant des modèles en Occident, standardisèrent à certains égards le droit familial57. Ce faisant, note Wael Hallaq, ils éliminèrent les différentes écoles d'interprétation auxquelles les femmes pouvaient, par le passé, se référer pour obtenir réparation des torts qu'elles subissaient58. En 1893, Muhammad Qadri Pasha fut le premier à désigner le droit familial comme « droit de statut personnel ». Un autre juriste égyptien, Abd al-Razzaq Ahmad al-Sanhuri, étendit le droit de statut personnel aux non-musulmans. Ses écrits devinrent le fondement des codes civiques de plusieurs pays arabes (notamment l'Égypte, l'Irak, la Syrie et la Libye). L'objectif de Sanhuri était de conserver la charia tout en la modernisant. Cela fut notamment réalisé en introduisant une nette distinction entre les sexes, les femmes étant identifiées à la tradition et les hommes au mouvement de l'histoire. 76

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Pour Massad : « Le but de ce projet était en fait la nouvelle invention des femmes arabes (à la suite des exemples nationalistes européens) comme gardiennes de la tradition et gestionnaires de la vie morale de la nation et des générations futures 59. » Cela pouvait impliquer de leur donner une éducation moderne et de les instruire en matière d'économie domestique et d'hygiène ; mais quoi qu'il en fut, cela « renforçait l'asymétrie des devoirs et des droits » pour les femmes et les hommes 60. Les distinctions établies par ces codes furent conservées, réinventées ou empruntées par les puissances impériales, dans les pays arabes et ailleurs, après la dissolution de l'Empire ottoman. Le droit, écrit Hallaq (à propos du régime britannique en Inde), « était tout simplement plus payant, financièrement, que la puissance brute [...] Le plan [...] reposait sur le présupposé selon lequel les coutumes et les normes locales pouvaient être incorporées à une structure juridique institutionnelle britannique, régulée par des idéaux "universels" (c'est-àdire britanniques) 61 ». Puisque le droit de statut personnel semblait sans conséquence pour la conquête impériale - « l'édification d'États en tant qu'États en terre d'Islam n'était pas leur objectif » - , il fut d'abord laissé de côté dans l'œuvre de restructuration 62 . D'après Janet Halley, Kerry Rittich et d'autres auteurs, l'expansion coloniale traita les sphères de la famille et du commerce comme des domaines juridiques distincts : droit familial et droit contractuel63. C'est au XIX e siècle, « dans un contexte d'influence de la pensée juridique allemande, » que le droit familial, théorisé comme un champ autonome par le juriste Friedrich 77

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Cari von Savigny, fut « transporté dans le monde entier64 ». Tel fut l'un des aspects de la rationalisation de la pratique juridique. Le droit contractuel, relatif aux transactions commerciales, fut défini comme applicable universellement ; le droit de la famille, ou de statut personnel, dans la mesure où il traitait de la sphère privée, portait sur ce qui était censé relever de la coutume locale (les pratiques religieuses, le plus souvent) : relations sexuelles, mariage, divorce et enfants, mais pas le droit de la propriété, considéré comme relevant du droit contractuel. Les hommes étaient définis comme les seuls propriétaires légitimes, même dans les situations (comme dans l'Inde décrite par Indrani Chatterjee) où les femmes administraient traditionnellement les biens familiaux ; tout ce qui impliquait des femmes était réglé par le droit familial (habituellement compris comme soumis à la croyance et à la pratique religieuse), désormais codifié séparément et distinct de tous les autres rapports dans lesquels il avait été pris jusqu'alors65. Mahmood écrit que, dans les anciens territoires ottomans, « les puissances coloniales soumettaient les différences religieuses préexistantes à une nouvelle grille d'intelligibilité. Sous le régime colonial, l'identité minoritaire (conférée par l'État) devenait, paradoxalement, suturée à un attribut privé (la religion) à l'égard duquel l'État se prétendait neutre66 ». Ainsi le droit familial renvoyait-il à un domaine (qu'il créait en réalité) distinct des activités publiques, civiques et commerciales des hommes, « un lieu privilégié dans la régulation de la sphère privée (à laquelle [étaient] reléguées la famille, la religion et la sexualité)67 ». Conformément au discours de la laïcité, la religion, avec les femmes, devenait 78

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l'« autre » fondamental du séculier (marchés, propriété, contrats, politique, droit civil et criminel). De nombreux chercheurs et chercheuses montrent comment ce geste à l'égard de ce qui était considéré comme relevant de la tradition impliquait en réalité une réécriture de l'histoire - une nouvelle logique qui venait se superposer à des pratiques plus anciennes. La désignation du droit familial comme sphère séparée n'a pas laissé la « tradition » intacte. Elle a suscité des transformations par des processus de codification et de standardisation. Ce qui était naguère un ensemble intégré de conduites sociales (famille et propriété, par exemple, étaient indissociables), régulées en fonction d'interprétations locales dans des circonstances spécifiques, était désormais séparé et soumis à des juridictions différentes, mais formellement définies. Judith Surkis montre ainsi comment le désir de libérer des terres appartenant à des Arabes afin de permettre leur acquisition par des colons conduisit les Français, en Algérie, à circonscrire le droit musulman aux affaires familiales, dont furent désormais exclus les secteurs jusqu'alors étroitement liés de la famille, de l'héritage et de la propriété collective68. Comme le disent Halley et Rittich : « Le récit standard - d'après lequel les pouvoirs locaux sont entrés dans le rapport colonial en s'accrochant à leur droit familial ancien et généralement religieux comme à leur territoire le plus sacré - semble, de manière répétée, quelque peu faussé ; ainsi, bien souvent, la cohérence de la tradition arrive après coup 69. » S'il est vrai que le récit de la tradition s'est établi après les faits, la désignation coloniale du droit familial comme relevant des autorités religieuses locales a cependant eu d'immenses conséquences. Le 79

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

droit familial a fini par être identifié à la « tradition » (comme incarnation de l'héritage culturel authentique des colonisés) et, par suite, aux aspirations nationalistes anti-impérialistes. Celles-ci sont devenues synonymes des pratiques « coutumières » (intemporelles) de la religion, de la sexualité, de la famille et des femmes - des pratiques qui résultaient en fait, la plupart du temps, des interventions coloniales. « La "question des femmes" [...] devint la ligne de faille le long de laquelle hommes et femmes négociaient les limites ethniques, l'identité culturelle et les transformations sociales », écrit l'historienne Beth Baron à propos des débats entre soi-disant modernisateurs séculiers et traditionalistes religieux dans les mouvements nationalistes égyptiens70. Mahmood note que dans l'Égypte postcoloniale, les droits familiaux distincts, imposés par les Britanniques finirent par signifier les identités politiques et culturelles des différentes communautés religieuses, comme s'ils avaient précédé de longue date l'intervention britannique, alors qu'en fait, ils en étaient le produit. Il en résulte que le conflit interreligieux (entre la minorité chrétienne copte et la majorité musulmane) « éclate souvent sur le terrain du genre et de la sexualité71 ». C'est en ces termes que Massad décrit la relation complexe entre modernité et tradition — conçue en termes de temps et d'espace - dans l'articulation de l'identité nationale en Jordanie postcoloniale : [L]es femmes, résidant dans la sphère domestique privée, et les Bédouins, qui habitent le désert non urbain, signifient, par leurs situations spatiales, une situation temporelle, celle de la tradition ; tandis que les hommes,

80

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considérés comme séjournant dans la sphère publique et urbanisés, par leur situation spatiale, signifient la situation temporelle de la modernité 72 .

Selon cette division du travail, les femmes (et les Bédouins) sont représentées comme incarnant une tradition intemporelle, tandis que les hommes représentent le mouvement progressif de l'histoire. Plus largement, Halley et Rittich pointent les manières dont le droit familial a joué un rôle [...] dans la guerre idéologique entre colonisé et colonisateur : stigmatiser la famille de l'antagoniste était une manière de consolider la légitimité nationale [...] Ainsi, les esprits juridiques occidentaux ont parfois attaché leurs ambitions universalistes à l'égalité des femmes, au mariage affectif et à la famille nucléaire, en vilipendant la subordination des femmes et les instrumentalisations de la famille patriarcale qu'ils croyaient voir dans les populations qu'ils assujettissaient [...] Les élites juridiques nationalistes, féministes et cosmopolites du monde colonisé pouvaient se trouver face à un casse-tête : elles disposaient à présent d'un droit familial qui prenait la forme d'une tradition, et de traditions qui étaient le marqueur d'une autorité juridique locale résiduelle ; formaliser juridiquement - c'est-à-dire moderniser - leur nationalisme, leur féminisme et/ou leur cosmopolitisme les exposait au reproche d'occidentalisation 73 .

La lecture de Frantz Fanon sur la question du voile éclaire utilement les difficultés consistant à articuler une position de révolution anticoloniale moderne : comment affranchir « l'Orient » sans reproduire sa signification occidentale ? Les colonisateurs français 81

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

figuraient depuis longtemps leur domination comme un dévoilement des femmes algériennes, comme une « pénétration » de la frontière marquée par le voile. Au cours de la guerre d'Algérie (1954-1962), les femmes colons françaises mirent en scène des cérémonies de dévoilement des femmes musulmanes, dont elles identifiaient la libération avec la cause française. Au même moment, la résistance algérienne utilisait le voile pour déguiser ses combattants et envoyait des femmes vêtues à l'occidentale bombarder des sites français. « Au début, le voile est mécanisme de résistance », écrit Fanon à propos du Front de libération nationale algérien, « mais sa valeur pour le groupe social demeure très forte. On se voile par tradition, par séparation rigide des sexes, mais aussi parce que l'occupant veut dévoiler !Algérie74 ». Ici, l'identité même d'une nation algérienne libérée dépend - littéralement et figurativement - du traitement de ses femmes tel qu'il est défini par des préceptes religieux qui en sont venus à servir de marque de sa particularité culturelle. Comment rester fidèle à certains aspects de l'héritage religieux local tout en créant un État-nation moderne ? Conserver le droit familial était certes une solution une manière de traiter séparément les religions majoritaires et minoritaires - , mais constituait un défi pour l'autorité souveraine de l'État nouvellement créé. Or même quand le droit religieux était adopté ou servait de référence, la « tradition » ne restait pas intacte ; elle constituait, au contraire, l'adaptation d'une sharia déjà codifiée à de nouvelles circonstances. Dans de nombreux pays, les modifications du droit familial établirent la suprématie de l'époux dans le foyer nucléaire et la 82

FEMMES ET RELIGION

mise en équation du nationalisme avec la masculinité. Massad indique que, dans le droit familial jordanien mis en œuvre après l'indépendance en 1947, révisé en 1951 puis à nouveau en 1976, « il y a un écart entre les droits et les devoirs des hommes et des femmes, non seulement à l'égard de l'État, mais aussi à l'égard l'un de l'autre en tant que sujets de l'État 75 ». Hallaq cite une étude du droit familial marocain de 1957 qui « soutient de manière convaincante que les prétendues réformes qui ont eu lieu dans ce pays ont produit, en fait, une emprise patriarcale consolidée au sein d'un champ de réinterprétation de la charia, tout en subvertissant les subtiles garanties et les filets de sécurité stratifiés qu'offrait la sharia dans la pratique avant l'irruption de la modernité et de l'État-nation 76 ». Ce sont alors les exigences liées à l'édification de l'État moderne et, avec lui, l'introduction laïciste de nouvelles classifications et de sphères séparées — et non l'emprise de l'islam traditionnel - qui expliquent les nouvelles formes de subordination des femmes, formes qui (comme nous le verrons aux chapitres 2 et 3) ne sont pas sans ressembler à celles qui s'associent à l'émergence des nations européennes. Hallaq et Massad notent l'un et l'autre que les inégalités de genres ne sont pas spécifiques aux nations postcoloniales, mais forment un trait des nations modernes, nouvelles et anciennes, occidentales et orientales 77. Cherchant à démêler le vrai du faux dans l'attribution de la subordination des femmes aux traditions de l'islam et du féminisme à l'occidentalisation, Kumari Jayawardena insiste sur le fait que c'est l'introduction du capitalisme et de certaines idéologies bourgeoises - conséquence 83

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de la domination impérialiste - et non l'opposition à l'islam (ou à d'autres religions orientales) qui a conduit à l'essor des féminismes indigènes dans le Tiers-Monde. Son étude de 1986, intitulée Feminism and Nationalism in the Third World, s'intéresse aux manières dont « la création et l'assertion d'une identité culturelle furent ellesmêmes dialectiquement liées à la montée de l'impérialisme 78 ». Étudiant de nombreux cas (Turquie, Égypte, Iran, Afghanistan, Inde, Sri Lanka, Indonésie, Philippines, Chine, Vietnam, Corée, Japon), elle relie les mouvements féministes aux luttes de libération nationale motivées par l'ânticapitalisme et l'anti-impérialisme (liés l'un à l'autre), mais également limitées (tout comme leurs équivalentes occidentales) par les conceptions libérales des droits. « Dans de nombreux pays d'Asie, les mouvements de femmes obtinrent l'égalité politique et juridique avec les hommes, mais échouèrent à infléchir la subordination des femmes au sein des structures patriarcales de la famille et de la société79. » Cette subordination peut trouver certaines justifications dans les enseignements religieux, explique-t-elle, mais elle est un effet de la modernité, pas de l'emprise de la tradition. De fait, la position des femmes dans le droit familial est elle-même le produit d'influences laïcistes. Et pourtant, malgré tant de recherches et d'études, la subordination des femmes dans les nations postcoloniales continue à être régulièrement attribuée à des pratiques religieuses « traditionnelles » et inamovibles l'islam étant, de nos jours, érigé en coupable principal. Dans ce contexte, Massad cite un rapport de 2003 sur le « développement humain arabe » issu du programme de développement des Nations Unies : « La plupart des 84

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droits arabes de statut personnel, quils concernent les musulmans ou les non-musulmans, témoignent de préjugés de genre sanctionnés légalement. Cela découle de ce que les droits de statut personnel dérivent d'abord d'interprétations et de jugements théologiques. Ceux-ci remontent à un passé lointain, à des époques où les discriminations de genre imprégnaient toute la société, et ils ont acquis une sacralité et un caractère absolu dans cette zone confuse où les principes immuables de la foi religieuse interagissent avec l'histoire sociale80. » Ou, comme le dit plus simplement Joyce Carol Oates, c'est « la religion prédominante de l'Egypte » qui est responsable des violences commises contre les femmes pendant les manifestations de l'été 2013 81. De tels refus de l'histoire ont à voir, je crois, avec la persistance du discours de la laïcité - ou, plus spécifiquement, avec sa réactivation contemporaine. Ce discours associe fortement les femmes à la religion : elles en sont les incarnations, les protagonistes et les victimes. Pour les laïcistes du XIXe siècle, c'étaient « nos » femmes qui étaient ainsi représentées ; aujourd'hui, ce sont les « autres », celles du (Moyen) Orient. Le contraste entre « nous » et « eux/ elles » témoigne du triomphe de la liberté occidentale sur l'Orient éternellement à la traîne. Mais au XXIe siècle, comme au XIXe, l'identification des femmes avec la religion et en tant que religion n'est pas le produit d'une doctrine religieuse intemporelle ; elle est, bien plutôt, un effet de la manière dont le discours de la laïcité organise notre vision du monde.

Chapitre 2

Un futurisme reproducteur

Dans le discours de la laïcité, l'existence de sphères distinctes pour les hommes et les femmes n'est plus attribuée à Dieu mais considérée comme un fait naturel. L'insistance sur un ordre naturel est un trait caractéristique de la laïcité du XIXe siècle. C'est la biologie humaine qui fonde en dernier recours la séparation et l'inégalité des rôles attribués aux femmes et aux hommes. Les corps des femmes sont ainsi désignés comme les agents de la reproduction - garantissant l'avenir de la famille et, par extension, de la race et de la nation - , tandis que les hommes incarnent la force de travail, qu'il soit manuel ou intellectuel. « Quand les hommes redoutent le travail ou la guerre juste, écrit le président américain Theodore Roosevelt, et les femmes la maternité, ils vacillent au bord du désastre ; et il convient qu'ils disparaissent de la terre, où ils s'attirent le juste mépris de tous les hommes et de toutes les femmes qui sont forts et braves » Alors même que des sphères distinctives sont assignées aux sexes, les rapports les plus intimes sont désormais sous le regard public, qui s'insinue dans le privé en fonction de ce que 86

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Foucault appelle « bio-pouvoir », soit la désignation de la vie comme un « objet politique » indispensable au développement du capitalisme comme de l'État, « au prix de l'insertion contrôlée des corps dans l'appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques 2 ». Le sexe, nous dit Foucault, est au croisement de deux axes : discipline des corps et régulation de la population. Dans le discours de la laïcité, la division sexuelle du travail est attribuée à la biologie, mais elle a aussi une dimension évolutionniste qui lie le progrès de la civilisation, et donc de la race blanche, à la spécialisation des fonctions assignées à chacun des deux sexes. Le sociologue français Émile Durkheim postulait ainsi une évolution simultanée des différenciation sociale et sexuelle. Dans un passé lointain, note-t-il, les rapports sociaux se fondaient sur la ressemblance. Les différences entre hommes et femmes étaient à peine visibles. Ils avaient la même taille et remplissaient les mêmes fonctions. Les femmes, comme les* femelles de certaines espèces animales, allaient jusqu'à tirer fierté de leur agressivité guerrière. Les relations sexuelles étaient fortuites (« mécaniques »), et la fidélité conjugale n'existait pas. Mais l'avènement de la rationalité, exprimée sous la forme de la division du travail, a changé tout cela. La différenciation est une marque de civilisation. C'est ainsi que la femme « s'est retirée de la guerre et des affaires publiques et que sa vie s'est concentrée tout entière dans l'intérieur de la famille ». Par conséquent, « les deux grandes fonctions de la vie psychique se sont 87

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comme dissociées », les femmes ont « accaparé les fonctions affectives », tandis que les hommes se spécialisaient dans « les fonctions intellectuelles 3 ». L'écrivain britannique H. G. Wells renchérit sur ces thèmes, remarquant que « dans l'ensemble, les forces de l'évolution, à travers de longs siècles de développement humain, tendent vers la différenciation. Une femme blanche adulte est infiniment plus différente d'un homme blanc que ne l'est une Négresse ou une femme pygmée de son équivalent masculin4 ». En 1908, Iwan Bloch considère comme « évident [le fait] que l'ensemble de la civilisation est le produit de la différenciation physique et mentale des sexes 5 ». L'historien Stefan Dudink note l'ambiguïté de cette vision très répandue : « On estimait que seules les sociétés avancées avaient organisé leur vie sociale, politique, morale et culturelle conformément à des conceptions véridiques de la différence sexuelle. Les sociétés qui, dans ce domaine, n'obéissaient pas aux règles de la nature étaient ou deviendraient arriérées. Ainsi, dans une certaine mesure, la masculinité et la féminité devinrent-elles effectivement des objectifs à l'horizon du développement historique. Ces idées elles-mêmes, cependant, restaient fermement protégées de toute atteinte historique 6 . » La philosophe Cornelia Klinger relève que Hegel plaçait le rôle des femmes au sein de la famille et caractérise les femmes comme une présence éternelle. Même l'expérience du temps, croyait-on, variait selon le sexe, celle des femmes correspondant au temps cyclique de la nature, tandis que celle des hommes suivait le temps linéaire de l'histoire. Georg Simmel considérait la femme comme la garante d'une 88

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intégrité par ailleurs menacée. « La femme représente cette unité, par contraste avec l'homme, absorbé par la multiplicité dispersée de la vie inestimable7. » L'idée d'une division du travail implique une complémentarité - les différents sexes remplissant des fonctions différentes mais nécessaires, dans une « harmonie d'inégalités correspondantes » fondée sur l'évolution historique des différences naturelles entre les sexes 8 . Depuis les années 1520 au moins, les médecins insistent sur ce qui distingue les corps, et par conséquent la nature, des hommes et des femmes 9. Mais, à partir du XVIIIe siècle, cet argument prend une forme nouvelle et plus appuyée : la clé de ce changement est le corps nerveux. À ses débuts, la psychologie de la sensation ne fait pas de distinction entre la femme et l'homme. Ainsi Bernard Mandeville, dans sa Fable des abeilles (1714), insiste sur le fait que les différences de genre sont le résultat de différences dans l'éducation et les coutumes : « Il n'y a pas de travail cérébral que les femmes ne soient capables d'accomplir au moins aussi bien que les hommes 10. » Mais à la fin du XVIIIe siècle, on estime généralement que les femmes ont un système nerveux plus délicat et, par conséquent, une sensibilité plus grande que les hommes. En Angleterre, écrit Barker-Benfield, cette manière de penser « devint une convention centrale de la littérature du XVIIIe siècle 11 ». Assurément, l'idée d'une structure nerveuse différente chez les femmes est critiquée (notamment par Mary Wollstonecraft), ce qui ne l'empêche pas de se populariser en Angleterre, d'après Barker-Benfield, à travers une abondante incorporation dans la littérature romanesque 89

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de l'époque 12. En France aussi a lieu un recours similaire à la physiologie nerveuse. Les commentaires passionnés de l'historien français Jules Michelet rencontrent un large consensus : « Elle ne fait rien comme nous. Elle pense, parle, agit autrement. Ses goûts diffèrent de nos goûts. Son sang n'a pas le cours du nôtre ; par moments, il se précipite, comme une averse d'orage. Elle ne respire pas comme nous [...] Elle ne mange pas comme nous [...] La femme a un langage à part 13 . » Il en résulte, selon Michelet, que les femmes sont nécessairement dépendantes des hommes et qu'il leur faut les soins et la tutelle de leurs époux. Si les femmes apportent une nourriture affective, les hommes sont chargés de fournir l'orientation et le commandement. Les conclusions de Michelet font écho à plus d'un siècle d'avis érudits sur les conséquences des différences sexuelles. Le Dr. J. J. Sachs commente de manière emblématique, en 1830 : « Les différences sexuelles ne sont pas limitées aux organes de reproduction, mais pénètrent l'organisme tout entier. La vie tout entière prend un caractère féminin ou masculin 14. » Le biologiste écossais Patrick Geddes distingue en ces termes les tempéraments masculin et féminin : l'homme exerce, selon lui, « une plus grande puissance d'effort maximal, de perspective scientifique ou d'expérience cérébrale », tandis que la femme a « plus de patience, plus d'ouverture d'esprit, une meilleure appréciation des détails subtils et par conséquent ce que nous appellerions une plus vive intuition 15 ». Pour certains scientifiques et sociologues du XIX e siècle, la différence des sexes était liée à la physique de l'énergie : on croyait que les hommes dépensaient 90

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leur énergie dans des actes mettant en œuvre leur créativité intellectuelle, tandis que les femmes la réservaient « pour répondre au coût de la reproduction [physique] 16 ». Le médecin américain Edward Clarke défendit cette idée dans un ouvrage intitulé Sex and Education (1873), où il affirmait quune activité intellectuelle soutenue réduirait l'énergie dont les femmes ont besoin pour la reproduction. Il mettait en garde contre des études trop poussées qui compromettraient les organes reproducteurs féminins, risquant non seulement leur propre santé, mais aussi l'avenir de la race. Les auteurs anglais émettaient des avis similaires : on pouvait accorder aux femmes une formation scolaire et même une capacité de décision dans les affaires domestiques, écrit G. Allen en 1889, mais « ce sur quoi nous devons absolument insister, c'est une pleine et libre reconnaissance de ce fait qu'en dépit de tout, la race et la nation doivent continuer à se reproduire 17 ». Depuis le XVIII e siècle, les interprétations anatomiques de squelettes humains soulignent (voire exagèrent) les dimensions relativement plus importantes du bassin féminin et du crâne masculin 18. La comparaison en termes de niveau est implicite : les zones inférieures des femmes correspondent exclusivement à leurs fonctions reproductrices, tandis que la noble hauteur du crâne masculin est le lieu d'un cerveau de plus grandes dimensions, source de toute rationalité et de toute créativité. Le cerveau des hommes est considéré comme le siège de leur puissance rationnelle supérieure (malgré les nombreuses questions soulevées à la fois par des scientifiques et certains phrénologues sur l'intégrité du cerveau comme organe singulier). Il est à la fois l'incarnation 91

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concrète et le site évanescent de la rationalité consciente des hommes, le site de leur maîtrise de soi. Un auteur allemand du XVIIIe siècle, Georg Sarganeck, estime anatomiquement indéniable la proximité structurelle entre les testicules et le cerveau 19. L'historienne Isabel Hull explique que, pour Sarganeck, « le sperme constituait [...] le lien métaphorique entre le cerveau et les nerfs, d'où naissait la créativité masculine, c'est-à-dire l'action intelligente et novatrice sur le monde 20 ». Le lien testicules/cerveau est certainement ancien. Mais Hull note que « ce qui importe, c'est qu'au XVIIIe siècle, alors que la créativité commençait à être interprétée comme surtout rationnelle-intellectuelle et ayant lieu dans les sciences, l'élaboration institutionnelle et les productions manufacturées, elle ne pouvait être attribuée qu'aux hommes, par le biais d'un modèle qui associait depuis longtemps puissance cérébrale, force vitale et appareil sexuel masculin21 ». Pour les commentateurs du XVIIIe et du XIXe siècle, la taille du cerveau est une importante manifestation de la supériorité masculine. Elle constitue un aspect à la fois du racisme scientifique et de la différenciation sexuelle. En tant que caractéristique raciale, elle permet de distinguer les hommes civilisés des barbares ; du point de vue du genre, l'avancement des sociétés civilisées est marqué par une disparité de la taille des cerveaux selon les sexes. Dans ces représentations, le contraste racial établit la supériorité d'une nation, tandis que le contraste de genre ratifie la différence raciale et corrobore la domination des hommes blancs. Citant Gustave Le Bon et sa « psychologie des foules », Durkheim donne une formulation de ce fantasme lorsqu'il 92

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explique qu « avec le progrès de la civilisation le cerveau des deux sexes se différencie de plus en plus. Suivant [Le Bon], cet écart progressif serait dû, à la fois, au développement considérable des crânes masculins et à un stationnement ou même une régression des crânes féminins. "Alors, dit-il, que la moyenne des crânes parisiens masculins les range parmi les plus gros crânes connus, la moyenne des crânes parisiens féminins les range parmi les plus petits crânes observés, bien audessous du crâne des Chinoises et à peine au-dessus du crâne des femmes de la Nouvelle-Calédonie 22" ». Dans ces commentaires, la question des dimensions est à la fois racialisée et genrée. La taille du cerveau fonctionne comme un substitut au phallus et à la puissance qu'il représente, à la puissance des hommes blancs européens sur les femmes blanches et sur les peuples de couleur 23 . Si l'Allemand Sarganeck fait explicitement le lien entre cerveau et phallus en associant le sperme aux fonctions supérieures remplies par l'organe cérébral, le Français Le Bon lie la supériorité des hommes blancs aux proportions de cet organe : celles-ci constituent, d'après lui, la preuve naturelle qu'ils sont destinés à régner. Quant aux femmes, leur vocation est d'enfanter. En 1765, un article de XEncyclopédie sur « le squelette » compare les différences qui marquaient tous les aspects de la structure corporelle et en conclut que le destin de la femme est d'avoir des enfants et de les nourrir 24. Plus d'un siècle plus tard, un gynécologue anglais attirera l'attention sur « le pouvoir et l'influence gigantesques des ovaires sur l'économie animale tout entière de la femme 25 ». Il est souvent fait référence à la reine Victoria en ces termes : « Elle est une reine - une vraie 93

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reine - , mais elle est aussi une vraie mère et une véritable épouse26. » De même, le médecin américain Horatio Storer insiste sur le fait que « la femme est ce quelle est en santé, en caractère et par ses charmes, à la fois dans son corps, son esprit et son âme, à cause de sa matrice uniquement27». Et en France, Michelet, devant des dessins du système reproducteur féminin, tranche : « L'homme est un cerveau, la femme une matrice28. » À elle la fonction reproductrice effective (avec sa fluidité désordonnée et imprévisible), à lui l'administration rationnelle de ce tout qui la concerne et, ainsi, de la source même de la vie. La différence des sexes est conçue en termes d'inégale complémentarité : les femmes sont les instruments au moyen desquels les hommes contrôlent l'orientation de la vie.

« Désenchantement » Pour les laïcistes, la périodisation de ce qui relève de la tradition, d'une part, et de la modernité, de l'autre, repose sur un contraste marqué entre science et religion. La biologie, surtout, est mobilisée pour apporter de la certitude là où la disparition supposée des garanties religieuses a introduit du doute. À la place (ou à côté) des doctrines ecclésiastiques, les laïcs proposent des traités, médicaux et des décisions législatives fondées sur ces doctrines. Pour remplacer le récit biblique de la Genèse, ils se tournent, au XIX e siècle, vers la gynécologie : la vie comme produit spontané et autonome du cycle reproducteur féminin. La femme comme nature, la nature comme femme - il n'y a donc pas de source 94

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extérieure à la vie. Pas plus qu'à la pensée, qui provient de la science, de la capacité humaine à abstraire et à diviser, à rationaliser la vie en identifiant les divisions du travail auxquelles elle procède. La science, après tout, subordonne la nature à la volonté humaine, aux calculs et aux techniques qui trouvent en eux-mêmes leur propre autorité. Tout en acclamant le progrès scientifique et en considérant la religion (dans le meilleur des cas) comme une affaire privée, les penseurs laïcs s'inquiètent de l'impact public que risque d'avoir la substitution de la science à la religion. Comment l'éthique, la moralité et le sens même de la vie en seront-ils affectés ? Max Weber remarque que, si la religion ne relevait que du domaine de l'irrationnel, il y aurait une véritable perte pour la sensibilité humaine - comme l'implique son usage du mot « désenchantement ». « Le destin de notre époque caractérisée par la rationalisation, par l'intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, écrit-il, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique. Elles ont trouvé refuge soit dans le royaume transcendant de la vie mystique, soit dans la fraternité des relations directes et réciproques entre individus isolés 29. » Le mot « désenchantement » lui-même suggère non seulement la perte de l'illusion partagée et des satisfactions qui l'accompagnent, mais aussi la disparition des « valeurs suprêmes les plus sublimes » - ces qualités distinctives et universelles qui nourrissaient la vie humaine. D'après Weber, le « désenchantement du monde » n'a pas détruit ces valeurs mais les a privatisées, en leur retirant la capacité à inspirer directement l'activité 95

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publique. En procurant aux humains un sentiment de maîtrise, les « moyens techniques et le calcul » qui les ont remplacées ont mis fin à la nécessité d'en appeler aux puissances mystérieuses des esprits ou des dieux. Mais, avertit Weber, « l'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient [...] nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons ». Elles ne sont qu'une autre manière de rechercher la maîtrise. En l'absence de causes éternelles, elles ne sont que des tentatives que font les humains pour devenir des agents de leurs propres vies 30. Cette agentivité, Weber ne l'attribue pas à l'humanité tout entière, mais à ce qu'il appelle « virilité » - la capacité de maîtriser les « moyens techniques et le calcul » qui permettent d'affronter le monde sans les illusions ni le réconfort qu'apporte la religion. Mais l'agentivité technique a un prix. L'insistance sur la supériorité du calcul rationnel et sur le rôle joué par la raison pour guider pratiquement les humains dans leurs vies a pour contrepartie le dénigrement et l'assignation à une autre sphère de tout ce qui passe pour déraisonnable. C'est de là que provient l'idée des sphères séparées : public et privé, raison et passion, objectivité et subjectivité. Comme beaucoup de ses contemporains, Weber estime que les sphères privées (d'après lui, il y en a plusieurs) sont des manières de compenser les effets aliénants de la rationalité bureaucratique de la vie publique ; elles sont une sorte de résidu, nécessaire mais insuffisant à l'évolution de la modernité. Weber a ainsi contribué à l'idéalisation de la distinction public/privé, alors même qu'il critiquait son impact. Sa conception du désenchantement est 96

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devenue (et est toujours) l'un des principes organisateurs du discours de la laïcité. L'idée wébérienne des sphères porte sur des états d'être, extérieur d'une part et intérieur de l'autre. Il imagine des tensions chez des individus qui, dans les domaines externes et fortement rationalisés de l'économie et de la politique, aspirent « intérieurement » à des formes moins matérielles d'accomplissement. Si la sphère publique est le domaine de la compétence technique, les sphères privées sont le lieu de l'affect, de la passion et de l'irrationnel. « Tout accroissement de rationalité dans la science empirique s'accompagne d'un déplacement de la religion qui de plus en plus passe du domaine du rationnel à celui de l'irrationnel31. » Et cela vaut non seulement pour la religion, mais aussi pour diverses formes d'activités artistiques et érotiques. L'art revêt une fonction de « libération du quotidien et aussi, avant tout, libération de la pression croissante du rationalisme théorique et pratique32 ». Quant à l'amour sexuel, « en opposition aussi radicale que possible à tout ce qui est objectif, rationnel et universel, le don de soi sans limite naît ici de la signification singulière que tel être unique, dans son irrationalité même, revêt pour tel autre être unique (et rien que pour lui). [...] L'amant se sait implanté au sein de ce qui est la vie véritable, éternellement inaccessible à toute sollicitation rationnelle 33 ». Le désenchantement implique la privatisation de la religion, de l'émotion et de la sexualité qui, d'après Weber, deviennent des dimensions de l'expérience intérieure, tout en constituant des attributs féminisés aux yeux de ses contemporains, qu'ils soient philosophes ou 97

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politiciens 34. Dans cette vision, l'idée des sphères séparées est liée à une géographie implicite : la place publique et politique est la scène de la rationalité masculine concurrentielle, tandis que le foyer domestique privé offre un refuge à l'écart de ce monde âpre, une consolation sous la forme des sensibilités affectives des femmes. L'idée de la séparation des sphères implique aussi une conception de la temporalité. Si la modernité, incarnée par les marchés et les institutions politiques, est associée à la marche progressive de l'histoire, la sphère privée contient tout ce qui est immuable ; inaltérée par le mouvement du temps, elle est dépositaire de la tradition. Klinger le formule en ces termes : « Face aux aspects obscurs du processus de rationalisation, une éclatante lumière tombe sur le domaine qu'il touche le moins : dans la sphère spéciale et plus que jamais isolée de la famille, et dans la femme qui en forme le centre, se retrouve ce qui avait été perdu par ailleurs 35 . »

Le désir d'éternité La disparition de la religion hante les théoriciens de la nouvelle science, soulevant des doutes sur la capacité du séculier à rendre compte de tous les aspects de la vie. « Le monde, d'un point de vue purement éthique, apparaissait nécessairement fragile et déprécié au regard même du postulat religieux qui accordait un sens divin à son existence 36. » La problématisation wébérienne de la modernité repose sur une vision idéalisée d'un passé enchanté et plus satisfaisant spirituellement. Elle est une manifestation du récit de soi de la laïcité sous la forme 98

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d'une rupture nette avec le passé et d'une nouvelle étape dans le déploiement du progrès historique. Or, comme le savait bien Weber, la sécularisation n'est pas un processus entièrement triomphal. Elle ne peut plus garantir ni l'immortalité ni aucun type de vie spirituelle après la mort physique, pas plus qu'elle ne permet d'imaginer la mort comme formant une continuité avec la vie ; la mort devient une interruption, une « rupture » malvenue 37. Weber note que, dans ce contexte, l'enquête rationnelle est inadéquate : « La science qui créait ce cosmos cognitif ne parut pas pouvoir fournir d'explication certaine sur ses propres présupposés ultimes. » Le manque de certitude se déplace pour donner lieu à une recherche de « perfectionnement purement mondain de soi » en termes de « culture ». Mais la poursuite indéfinie de nouvelles distractions témoigne à la fois du « non-sens manifeste de la mort » et de « l'absurdité définitive de la vie ». Toute « culture » semble alors « devenir un nonsens que chaque pas en avant » rend « plus écrasant38 ». Malgré les vifs débats qui se poursuivent depuis le XVIII e siècle sur la génération spontanée, malgré la dissection scientifique d'ovules et d'embryons, l'analyse détaillée du fonctionnement des organes reproducteurs féminins et les recherches ininterrompues qui portent sur la maladie et son étiologie, la science ne parvient pas à rendre définitivement raison de la mort 39 . Peutêtre, d'ailleurs, faut-il plutôt dire que la mort élude le contrôle calculateur de la raison. Pour Foucault, « la mort [...] est la limite [du pouvoir], le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l'existence, le plus "privé40" ». Philippe Ariès développe cet argument : « À l'époque moderne, la mort, malgré la 99

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continuité apparente des thèmes et des rites, [...] s'est furtivement éloignée du monde des choses les plus familières 41. » Une décision de justice de l'État de Washington, datant de 1910, offre un bon exemple de la pensée qui préside à la privatisation de la mort. C'est en ces termes que les juges justifièrent alors l'interdiction faite à une entreprise de pompes funèbres de s'installer dans un quartier résidentiel : On peut admettre comme une vérité de sens commun le fait que la présence immédiate de ces rappels muets de notre mortalité, le corbillard, la chapelle, l'arrivée et le départ des corps, le fait de savoir de ce que des autopsies sont conduites et que les morts sont là, à quelques pas des fenêtres de la résidence où la famille dort, mange et passe ses heures de loisir, ne peut qu'avoir un effet déprimant sur l'esprit de tout un chacun, affaiblissant [...] sa résistance physique et le rendant plus susceptible de contagion et de maladie 42 .

Ici, la simple conscience de la présence de la mort est potentiellement fatale. Le furtif bannissement de la mort, confinée à un statut secret et « privé », est le seul moyen de rester en vie 43 . Ariès note qu'un changement est intervenu à partir du XVIIe siècle dans la conceptualisation du rapport entre le sexe et la mort : « Comme l'acte sexuel, la mort est désormais de plus en plus considérée comme une transgression qui arrache l'homme à sa vie quotidienne, à sa société raisonnable, à son travail monotone, pour le soumettre à un paroxysme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel44. » Weber commente ainsi la perte d'explications religieuses à la mort : 100

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« Plus la réflexion sur le sens du monde devenait systématique, plus ce monde était rationalisé dans son organisation externe, plus l'expérience consciente de ses contenus irrationnels était sublimée45. » En l'absence de consolation, la sublimation. La sublimation au sens freudien classique : la transformation d'une inapaisable angoisse en entreprises socialement constructives. A. K. Kordela décrit la sublimation comme étant « l'administration et la gestion du rapport du sujet à la mortalité et à l'immortalité, en compensation de la perte d'éternité46 ». La garantie d'immortalité accompagne la reproduction biologique comme seul but légitime de la relation sexuelle - préservant le sens de la vie en en confiant l'accomplissement aux générations suivantes. C'est ce que Lee Edelman appelle un « futurisme reproducteur », notion qu'il caractérise ainsi : « Les enfants préservent [secure] notre existence à travers le fantasme selon lequel nous survivons en eux47. » C'est dans les mêmes termes que, dans sa minutieuse lecture du Code Napoléon (1804), AndréJean Arnaud voit les choses : «L'enfant [...] demeure pratiquement — dans la conception du Code - le bien du père jusqu'au décès de celui-ci. Dans cette réponse particulière que constitue le Code au problème de l'angoisse, il est "moyen de survie48".» Robert Nye ajoute que le Code accorde au père le même empire sur ses enfants - son capital biologique - que sur ses biens matériels. L'un et l'autre sont « des aspects du même processus d'autoperpétuation 49 ». Jacques Lacan proposait d'expliquer par l'inconscient le lien entre l'amour et la mort. Selon la relecture lacanienne, l'opposition postulée par Freud entre pulsions destructrices et pulsions d'affirmation de la vie doit être 101

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interprétée comme un paradoxe de la subjectivité moderne. D'après Lacan, la quête d'amour (qui prend la forme d'une recherche de rapport sexuel) est en définitive animée par un désir inconscient de ressaisir sa propre unité imaginaire perdue - le temps d'avant l'individuation effectuée par la castration. L'accomplissement de ce désir (impossible) de fusionner à nouveau avec la mère aurait pour conséquence la mort du sujet, son oblitération en tant qu'être indépendant. La sublimation de ce dilemme - ce que Lacan considère comme une nostalgie pour la fusion pré-œdipienne et que Kordela appelle « un désir d'éternité » - prend la forme de ce qu'Edelman appelle « futurisme reproducteur ». À l'ère du désenchantement, le sexe ne devient une alternative à la mort que lorsqu'il est doté d'un but rationnel (reproducteur). Pour le dire avec les mots de Weber, «l'amour conscient de l'homme mûr [...] affirme de nouveau mais consciemment l'ancrage naturel de la sexualité, comme force créatrice incarnée 50 ». L'imposition consciente d'un sens reproducteur à la pulsion sexuelle ne cherche pas seulement à en apprivoiser le caractère indiscipliné, mais aussi à ramener les femmes (« le sexe ») sous contrôle. Le sexe se sépare de la mort quand les hommes orientent les femmes exclusivement vers une activité porteuse de vie. Telle est la réponse laïque à l'incertitude de la vie sans Dieu. Pour l'imaginaire laïc occidental, la reproduction se comprend comme une obligation naturelle révélée par l'enquête scientifique. De ce point de vue, Kordela note, dans les représentations modernes, un contraste entre un régime aristocratique et un régime bourgeois de la reproduction. D'un point de vue moderne, les valeurs 102

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aristocratiques se situent dans la généalogie, dans le lien avec les ancêtres et l'ancienneté. Décrites comme tournées vers le passé et fondées sur la pureté de lignées séculaires, ces valeurs légitiment un statut social actuel. La reproduction est la garantie du passé par l'avenir. À l'inverse, les valeurs bourgeoises (modernistes et laïques) sont liées à la production d'une progéniture en vue de l'avenir, projetant le présent vers l'avant. Si l'hérédité importe (et la science médicale du XIXe siècle est obsédée par ce que nous pensons aujourd'hui en termes de transmission génétique), c'est dans une perspective centrée sur l'extension indéfinie de la vie, le peuplement de l'avenir comme moyen de garantir la perpétuation du présent, une manière de vaincre la mort. Dans la périodisation rétrospective de la modernité, les régimes aristocratiques sont associés à la mort, les régimes bourgeois à la vie. La continuité générationnelle moderne assure non seulement la postérité familiale, mais aussi la continuation de la vie - et la pureté raciale - de la nation. Et, de fait, la santé des nations a très tôt été considérée comme synonyme de la croissance de leurs populations et de leurs économies. Ce n'est pas un hasard si la science démographique a accompagné le renforcement des États-nations, ni si les craintes de dépopulation ont conduit à surveiller toutes sortes d'activités qui ont lieu dans la prétendue sphère privée. En même temps, Malthus et ses émules estimaient nécessaire de contrôler toute explosion illimitée de population qui risquerait de saper une saine croissance nationale. Pour éviter les effets dégradants de la pauvreté, une gestion rationnelle des forces reproductrices de la nation était nécessaire. « La vieille puissance de la mort où se symbolisait le 103

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pouvoir souverain, écrit Foucault, est maintenant recouverte soigneusement par l'administration des corps et la gestion calculatrice de la vie 51. »

Le couple conjugal La grande attention portée par la laïcité sur la reproduction s'est particulièrement centrée sur le mariage et sur la famille conjugale en tant qu'unité primordiale. Ce sont en effet ces institutions qui sont chargées d'intermédiation entre désir privé et intérêt public, tout en procurant l'immortalité autrefois promise par la religion. Le mariage a été défini non seulement comme le contexte de la reproduction (c'était déjà le cas chez les aristocrates qui poursuivaient des « liaisons dangereuses » extraconjugales), mais aussi comme le seul site adéquat de l'amour. La famille nucléaire affective était constamment sentimentalisée et imaginée comme dépositaire de gratification émotionnelle. Évoquant les ÉtatsUnis du XIXe siècle, Brian Connolly saisit finement la mission de la famille nucléaire sentimentale : Que ce soit dans le mariage ou dans les relations d'affection entre parents et enfants, la famille a ordonné la république démocratique, lui apportant les vertus nécessaires, servant métaphoriquement à pacifier les conflits violents et fonctionnant comme un terrain d'entraînement à la régulation des désirs et des passions par la raison et la bienveillance [...] Privée, vertueuse, sentimentale, affectueuse, égalitaire, la famille nucléaire a été le dernier espoir de la république démocratique libérale, un rempart empêchant de glisser trop aisément de la

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liberté à la licence et de la démocratie à l'anarchie. En outre, dans l'Amérique d'avant-guerre, elle a été l'institution disciplinaire par excellence 52 .

Dans la famille, le désir privé est discipliné et pourvu d'une fin utile et rationnelle. L'angoisse de la mort s'est déplacée vers la préoccupation scientifique portant sur les femmes en tant que vecteurs de vie et sur les hommes en tant que leurs gardiens légaux et économiques. Au chapitre 1, j'ai cherché à montrer que les discours de la laïcité identifiaient femmes et religion en les définissant tout à la fois comme une consolation et comme une menace pour les puissances rationnelles du marché et de la polis. Si leur alliance était considérée comme inévitable - du fait de la sensibilité innée des femmes et de leur plus grande proximité avec la vie et la mort - , elle était aussi troublante car, en l'absence de contrôle, elle risquait de subvenir la fin rationnelle qui organise nécessairement le pouvoir de l'Etat. Le danger représenté à la fois par les femmes et par la religion nécessitait l'intervention et la régulation afin de garantir l'avenir du nouvel État-nation. Ici se révèle clairement l'instabilité de la division entre public et privé : ces sphères ne sont pas autonomes, mais entretiennent des rapports d'interdépendance hiérarchisée. Pour ce qui est de la religion, les termes de la régulation varient selon les États. Mais pour ce qui est des femmes et de la famille, ils sont remarquablement similaires à travers les nations : centrés sur le couple conjugal et, en son sein, sur le rôle premier de la reproduction, et donc des mères. L'institution matrimoniale a été représentée comme le fruit de la civilisation et la réalisation d'un mandat 105

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naturel. Elle fut étudiée par nombre de commentateurs du XIXe siècle, et notamment par Engels, Bachofen, Darwin, Westermarck, Durkheim, John Ferguson McLennan et Lewis Henry Morgan 53. Ce dernier proposait un modèle évolutionniste universel : Telle qu'elle est aujourd'hui constituée, la famille est fondée sur le mariage entre un homme et une femme. Une parenté certaine a été substituée à une parenté douteuse ; et la famille s'est organisée et individualisée grâce aux droits et aux privilèges de la propriété [...] C'est autour de cette famille, ainsi constituée désormais, qu'est organisée la société et c'est sur elle qu'elle repose. Toute l'expérience antérieure et tout le progrès de l'humanité culminent et se cristallisent dans cette magnifique institution 54 .

Dans la même veine, le juriste américain Joseph Story estimait que « le mariage est traité par toutes les nations civilisées comme un contrat naturel et privilégié. Dans ses origines, c'est un contrat de droit naturel ». Le mariage, toujours d'après Story, est « le parent, et non l'enfant, de la société 55 ». En Allemagne, Johann Gottlieb Fichte considérait la relation conjugale comme le mode d'existence authentique des adultes des deux sexes, tel que l'exigeait la nature 56. Le philosophe allemand établissait une équation entre civilisation et âge adulte ; le processus de maturation des sociétés était aussi « naturel » que celui des individus. Jean-ÉtienneMarie Portalis, ministre des Cultes de Napoléon, pensait quant à lui que « le mariage [...] n'est ni un acte civil ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé l'attention des législateurs, et que la religion a sanctifié 57 ». Enfin, le sociologue français Frédéric Le Play 106

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affirmait que « la vie privée imprime son caractère à la vie publique ; la famille est le principe de l'État 58 ». À cet égard, l'impact des modèles occidentaux - qu'ils soient légalement imposés par les colonisateurs ou importés par les élites coloniales - est saisissant. S'il y a à l'évidence des différences culturelles et politiques entre les différentes parties du monde non occidental, l'incorporation des approches occidentales s'exprime dans l'importance prise par le mariage dans les logiques de formation des États modernes. Afsaneh Najmabadi montre qu'en Iran, au XIXe siècle, les influences occidentales ont conduit les dirigeants à stigmatiser les pratiques homo-érotiques et à insister sur le fait que l'amour et la reproduction ne pouvaient avoir lieu qu'au sein du couple hétérosexuel marié 59. Hanan Kholoussy note qu'en Égypte, « la maternité a été fondamentale pour la constitution de l'identité nationale et a impliqué la formation d'une série de pratiques discursives qui ont démarqué les femmes à la fois comme site de 1'"arriération" égyptienne et comme sphère de transformation et de modernisation60». Les recherches de Sara Pursley montrent que sous la monarchie hachémite en Irak (1921-1958), les modernisateurs étudièrent les institutions occidentales pour y chercher un moyen d'interdire la pratique chiite du mariage temporaire (conclu aux fins immédiates du plaisir sexuel), tout en insistant sur le fait que l'État ne sanctionnerait désormais d'autres formes de mariage que les unions définitives dont la finalité était la reproduction61. En 1958 et 1959, une série de lois (portant notamment sur la réforme agraire, le travail et la protection des enfants) furent adoptées, 107

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visant à stabiliser l'institution familiale - l'agent reproducteur de l'État. Les mères modernes furent représentées comme enfin libérées des « traditions désordonnées et localisées » et autorisées à se consacrer à une domesticité « hygiénique, ordonnée, rationnelle et sûre », dont le but était de garantir la perpétuation de la nation. « Enfin libérées du passé, note Pursley, les femmes de la nation allaient être désormais piégées dans son avenir 62. » Pour le dire autrement, les femmes furent les instruments permettant aux hommes de garantir leurs visions d'avenir en tant que continuation du présent. Non seulement le mariage protégeait la propriété familiale, mais il garantissait aussi l'homogénéité (raciale, ethnique) du « peuple » imaginé comme constituant la nation. Dans un contexte de sécularisation, il était également une promesse d'immortalité telle que l'offrait autrefois la religion. L'asymétrie de genre était au cœur de ces définitions du mariage. Un Allemand anonyme le formule succinctement en ces termes : « Jamais l'égalité ne doit s'étendre aux qualités des sexes. » Herder le dit plus poétiquement : « Ce sont les tons consonants qui doivent donner la mélodie de la vie et du plaisir, et non les tons à l'unisson 63. » En Bade, des théologiens libéraux renchérissaient, attribuant à la « nature » la nécessaire inégalité entre les sexes64. En 1900, aux Pays-Bas, un ministre de la Justice libéral65 estimait « le caractère du mariage [...] à [ses] yeux incompatible avec une égalité de principe entre homme et femme 66 ». Pour le Français Portalis, « la société conjugale [...] ne pourrait subsister si l'un des époux n'était subordonné à l'autre 67 ». Les lois d'attribution de la nationalité donnaient la priorité au lien de paternité. Dans les cas où la mère venait 108

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d'un autre pays, c'est la nationalité du père qui prévalait68. Si le lien entre sexe, mariage et reproduction n'a rien de nouveau, sa forme moderne et occidentale provient de la Réforme protestante qui, selon Weber et nombre d'autres, est à l'origine de l'individualisme et de la privatisation de la religion, laquelle a déclenché les processus de sécularisation. Weber spécule que la discipline du sexe par le mariage a été un aspect des premiers enseignements religieux, correspondant à une tentative des prêtres de dompter l'érotisme effréné des sectes orgiaques, et qu elle est devenue plus tard un trait du protestantisme. Durkheim, lui, pensait que le mariage oriente le désir sexuel des femmes (plus « instinctuel » que celui des hommes) vers des fins socialement souhaitables et morales 69. Janet Jakobsen associe les conceptions protestantes de la liberté à la régulation de la sexualité par le mariage. Pour Luther, dit-elle, « la liberté protestante est, contre le célibat des prêtres et des moines, une incitation à la sexualité, et plus particulièrement à une sexualité matrimoniale et reproductrice70 ». Sa démonstration plus générale, dans la suite de Weber, est que les approches laïques de la liberté individuelle (et donc de la moralité) dépendent d'une canalisation de la sexualité dans le cadre des liens matriarcaux, en vue de la production d'enfants. Et de fait, la conception même de l'enfance comme phase spécifique de la vie est un aspect de la modernité. Philippe Ariès a montré que les sciences de l'enfance (pédiatrie, pédagogie adaptée à l'âge, identification de l'adolescence comme une phase du développement, spécialisation de l'habillement), ainsi que les représentations visuelles qui 109

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montrent les enfants comme des enfants et non comme de petits adultes, datent de la fin du XVII e siècle71. D'après Jacques Donzelot, c'est à partir du XVIII e siècle que les médecins et les administrateurs commencent à produire « une abondante littérature sur le thème de la conservation des enfants ». On s'inquiète particulièrement de la forte mortalité des bébés confiés aux nourrices et des enfants des orphelinats72. La nécessité de sauver les enfants est liée à la promesse d'un avenir imaginaire, indéfiniment différé, où le sens de la vie sera révélé, d'une manière ou d'une autre73. Edelman note que cette promesse est incarnée moins par de véritables enfants que par l'Enfant iconique ; c'est « la promesse d'une transcendance naturelle des limites de la nature même 74 ». Cet Enfant iconique, qui se substitue, d'une certaine manière, au Christ rédempteur, élude la mort. Cependant, il ne promet pas la résurrection céleste, mais la « garantie que le monde social dans lequel nous avons notre place survivra quand nous n'y serons plus 75 ». Pursley développe ce point en suggérant une temporalité paradoxalement statique de la modernité. L'Étatnation et famille, dit-elle, sont les deux institutions qui produisent les formes modernes de l'intemporalité. Elle remarque que « l'horloge et le calendrier, qui mesurent le temps linéaire et homogène de la modernité, dépendent d'une durée uniforme et d'une répétition sans fin76 ». Dans une veine analogue, Anne MartinFugier observe que la famille « allie deux qualités contradictoires. Les rites familiaux, par la répétition, donnent au temps qui passe une continuité régulière. Mais ce temps régulier et cyclique, sans heurt et sans faille, qui n'écrase pas les personnes et traverse les corps 110

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qui se reproduisent, en les entraînant dans un continuum biologique, voudrait avoir valeur d'éternité 77 ». Le fait prévisible et naturel de la différence des sexes apporte à la famille comme à la nation une stabilité durable. Tout en étant hors du temps - la division sexuelle du travail et le mariage qui l'institutionnalise sont considérés comme des phénomènes « naturels » - , cette stabilité garantit, en définitive, que le présent annonce le futur, nous épargnant ainsi la mort et le besoin du réconfort de la religion face à la mortalité.

La police des familles Tandis que la différence de genre acquérait dans le discours de la laïcité un sens nouveau et fondateur de garante de la perpétuation de la nation, la famille conjugale devint de plus en plus une affaire d'intérêt public. Maris, épouses, femmes, conduite sexuelle, enfants, tous les aspects de la sphère domestique privée étaient nécessairement visés par la régulation étatique. La charge de tenue des registres des mariages, des naissances et des décès passa des institutions religieuses aux bureaucraties des États. Souvent fondées sur le Code Napoléon de 1804, les lois ayant trait au mariage proliférèrent (âge des partenaires, adoption, héritage, criminalisation de l'adultère, détermination de la légitimité des enfants, droits des enfants illégitimes, limites de la puissance parentale et justifications éventuelles du divorce) ; les sociétés philanthropiques se mirent en devoir de promouvoir le mariage auprès des indigents et des travailleurs pauvres. 111

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La « police des familles », pour reprendre l'expression par laquelle l'historien Jacques Donzelot désigne cet aspect de la France du XIX e siècle, impliquait des interventions régulières d'agents de l'Etat, ainsi que la création d'institutions consacrées au traitement de problèmes comme l'hygiène, l'éducation, le logement et les moeurs 78. Cela engageait, la plupart du temps, la surveillance de toute conduite sexuelle qui ne fut pas dirigée vers la reproduction. Les médecins du XIX e et du début du XX e siècle s'en prenaient à la contraception et à l'avortement, qu'ils accusaient (selon les termes employés par un praticien américain) de constituer « une guerre directe contre la société humaine ». S'il n'y était pas mis fin, ces pratiques conduiraient, prédisait ce praticien, « à la rapide extinction du peuple américain 79 ». Partout en Occident, les sages-femmes furent remplacées par des gynécologues hommes, considérés comme plus capables d'administrer les puissances procréatrices des femmes au nom de l'hygiène nationale. Médecins, législateurs et moralistes luttaient obsessionnellement contre la masturbation, définie comme un acte sexuel solitaire et un vain gaspillage. Ils étaient également déterminés à extirper l'infanticide, qui constituait à leurs yeux un crime non seulement contre la nature, mais aussi contre la mission populationniste de l'État. À cela s'ajoutèrent, logiquement, les campagnes contre la prostitution et les maladies vénériennes, ainsi que la caractérisation de l'homosexualité comme une perversion, mais aussi l'attention portée à la surveillance des logements ouvriers surpeuplés, considérés comme des foyers d'inceste et de contagion80. Ces politiques consolidèrent une vision classiste et racialisée de l'homogénéité nationale, alors 112

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même que l'objectif déclaré était l'intégration ou l'assimilation. La famille blanche de classe moyenne devint la référence permettant de mesurer le caractère acceptable (ou pas) des « autres » groupes à l'intégration pleine et entière dans la communauté nationale. Dans le discours de la laïcité, des critères humains remplaçaient désormais le modèle divin. Dans les colonies, nombreux étaient les législateurs, notamment, qui s'efforçaient par tous les moyens d'empêcher les mariages interraciaux. Des opinions diverses s'exprimaient sur ce thème. On mettait en garde, par exemple, contre un métissage qui risquait de diluer la force des « races supérieures ». D'autres toléraient jusqu'à un certain point les aventures amoureuses entre colons et indigènes, à condition qu'il n'en résulte ni mariage ni naissances. D'autres encore (une petite minorité) se demandaient si de telles alliances et leurs rejetons ne pourraient pas constituer un moyen de renforcer l'emprise des conquérants. On s'accordait cependant sur le fait que les pratiques sexuelles « sauvages » allaient à l'encontre des objectifs impérialistes. Tel auteur allemand, par exemple, représentait les femmes africaines comme « dépravées et en proie à un appétit sexuel incontrôlé et insatiable81 ». Quant au mariage, la France établit une distinction entre son propre Code civil et le droit de statut personnel des populations indigènes, qui accordait aux autorités religieuses locales la régulation des alliances, des pratiques sexuelles et de l'organisation familiale (autorisant par exemple la polygamie, interdite en métropole82). Ainsi un contraste marqué, autour de ce qui était reconnu comme mariage, 113

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fut-il établi entre les formes « supérieures » et « inférieures » de civilisation, les formes « inférieures » étant considérées comme infestées de croyances superstitieuses et de religiosités primitives. En Grande-Bretagne comme en France, philanthropes, féministes et législateurs organisèrent des sociétés visant à favoriser l'émigration des femmes aux colonies. Il y avait à cela plusieurs raisons : il s'agissait de trouver à employer de trop nombreuses femmes célibataires, d'envoyer des enseignantes éduquer les populations indigènes, et enfin de procurer de dignes épouses (des femmes « honnêtes » de la classe moyenne) aux hommes destinés à « peupler les colonies », garantissant ainsi une présence coloniale permanente, et à qui il fallait des partenaires blanches. Devant les doutes qui s'exprimaient quant à savoir si ces sociétés avaient d'autres objectifs que la « colonisation matrimoniale », même les partisans les plus résolus de ces visées évitaient de le dire explicitement83. En 1897, Joseph ChailleyBert, après avoir longuement énuméré toutes les autres raisons qu'il pouvait y avoir à encourager l'émigration des femmes célibataires aux colonies françaises, expliqua ainsi qu'il existait un « stock - si l'on me passe cette expression commerciale - [...] de jeunes filles sans emploi et sans avenir », qui feraient des candidates éligibles au mariage avec des colons hommes 84. Il ajoutait que les colonies étaient un lieu plus propice à l'avenir de la race française. Si la natalité diminuait en métropole sous l'effet délétère de la croissance industrielle et urbaine, aux colonies, en revanche, la « fécondité naturelle » de la « race » française pourrait se réaffirmer, 114

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grâce à de tels mariages, dans l'environnement agricole luxuriant de l'Orient 85 . Pensés sur le modèle du foyer nucléaire, ces mariages ne servaient pas seulement à normaliser les pratiques familiales, mais aussi à imposer un modèle unique de propriété privée aux mains du chef de famille. Aux États-Unis, la propriété foncière à base communautaire des Indiens autochtones d'Amérique était considérée comme irrationnelle et contraire aux exigences du droit contractuel. Une stratégie diversifiée fut développée pour y mettre bon ordre avec, par exemple, un système d'enseignement qui internait les enfants indiens afin de les sevrer de leurs liens tribaux en leur enseignant les vertus de la « vie familiale civilisée » (c'est-à-dire blanche)86. Thomas J. Morgan, commissaire aux Affaires indiennes de 1887 à 1892, parlait des enfants indiens comme étant « sans foyer » et « ignorants des arts les plus simples qui rendent le foyer possible 87 ». Il s'agissait d'inculquer des modèles familiaux qui auraient la forme d'unités domestiques individuelles, où les hommes traiteraient les femmes « avec la même galanterie et le même respect que ceux qu'ils accordent à leurs sœurs blanches les plus favorisées 88. » La politique scolaire, écrit l'historien Mark Rifkin, appliquait un programme fédéral (le « General Allotment Act » de 1887) qui privait les tribus du contrôle de leurs terres en exigeant des titres individuels de propriété. « À cette fin, l'un des principaux mécanismes fut l'effacement institutionnel des formes autochtones de parenté et des géographies collectives établies et entretenues au moyen de ces réseaux d'attachement/obligation. Non seulement les terres étaient parcellisées et distribuées aux "chefs de 115

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famille", ce qui soumettait le droit d'occupation à une vision particulière de ce qui constitue une unité familiale, mais la loi imposait l'application du "droit de descendance et de partition en vigueur dans l'Etat ou sur le Territoire où se situent ces terres", faisant ainsi obstacle aux efforts des peuples autochtones visant à réunir leurs revendications territoriales en fonction de chaînes étendues d'appartenance familiale, ou à maintenir des liens d'identification tribale au moyen de transferts de terres suivant des lignes alternatives de descendance/ affiliation 89. » En Allemagne, les gouvernements conservateurs et les experts en science sociale s'attachèrent au foyer familial nucléaire comme à une alternative à ce qu'ils considéraient comme un risque de chaos et de subversion politique de la part des classes laborieuses urbaines. D'après l'historien Andrew Zimmerman, certains sociologues (notamment Max Weber) s'intéressèrent aux dispositions de métayage qui existaient dans le sud des ÉtatsUnis après la Guerre civile, dans l'espoir qu'un soutien apporté par l'État aux fermes unifamiliales pourrait fournir un rempart contre la démocratie sociale dans l'Est prussien et plus tard dans les colonies allemandes d'Afrique. Dans leur imaginaire, les fermiers, groupés dans de petits foyers, constitueraient des « bastions de la hiérarchie paternaliste » qui garantirait « le bien-être tout entier de la nation », la « constitution politique et davantage encore90 ». Pursley décrit en des termes similaires l'échec d'un projet de développement en Irak dans les années 1940 et 1950 (le Projet de peuplement des terres de Dujaila). Il s'agissait de créer des foyers ruraux autonomes et centrés autour d'une épouse formée à 116

UN FUTURISME REPRODUCTEUR

l'économie domestique, non pour « encourager le développement capitaliste de l'agriculture, [mais plutôt] pour contenir le désordre sociopolitique suscité par le développement capitaliste déjà existant. La fonction des colonies de peuplement promues par l'État sur le modèle des petites fermes "familiales" ou "indépendantes" était d'absorber une "population relativement excédentaire" dans les campagnes, de la rendre responsable de sa propre subsistance et de la tenir éloignée des villes91 ». C'est là un exemple de politique qui ne s'adressait pas explicitement aux femmes, mais prétendait répondre à des « désordres sociopolitiques » dans le sillage du développement capitaliste. La famille devenant l'unité permettant d'imposer l'ordre, la place des femmes en son sein était expliquée à partir de la fonction domestique qui était « naturellement » la leur dans le discours de la laïcité. Dans ces familles, ajoute Pursley, l'indépendance des fermiers n'était pas seulement garantie par le titre individuel à la terre, mais aussi par le « contrôle patriarcal qui leur était conféré juridiquement sur une femme et des enfants dans une "famille" redéfinie92 ». Ce modèle de la ferme familiale nucléaire comme fondement de la santé de la nation perdura, conclut-elle, bien après l'échec du projet Dujaila. Il devint partie intégrante de la plateforme des révolutionnaires qui renversèrent la monarchie en 1958.

Économie politique L'importance de la famille nucléaire a été centrale pour le développement du capitalisme. Dans le discours 117

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de la laïcité, elle a été figurée comme l'incubatrice non seulement des nations, mais aussi de la force de travail, cette énergie productrice de valeur associée aux corps masculins. D'après les théoriciens de l'économie politique, la force physique et le savoir-faire des hommes étaient supérieurs à ceux des femmes ; celles-ci étaient par conséquent des ouvrières « imparfaites », mais aussi moins coûteuses à employer pour certaines tâches routinières et peu exigeantes en termes de compétences. Dans leurs écrits, ces théoriciens du XVIII e et du XIX e siècle considèrent la différence de genre comme un aspect structurel de l'économie capitaliste. D'après Adam Smith, les hommes doivent gagner un « salaire familial » leur permettant de nourrir femmes et enfants, sans quoi « la race de ces ouvriers ne pourrait pas durer au-delà de la première génération ». Les salaires des femmes sont définis comme un simple supplément, car « on suppose que le travail de la femme suffit à sa propre dépense, à cause des soins qu'elle est obligée de donner à ses enfants93 ». D'après l'économiste français JeanBaptiste Say, l'enfantement et le travail domestique ne produisent pas de valeur ; c'est, plutôt, la matière première sur laquelle agissent les salaires des hommes pour garantir la production d'une nouvelle génération d'ouvriers. Pour Eugène Buret, en 1840, « la femme est, industriellement parlant, un travailleur imparfait94 ». Eli Zaretsky a mis en évidence en 1976, dans son ouvrage Capitalisai, the Family, and Personal Life, le fait que ces manières de voir servaient l'économie capitaliste : « Le système du travail salarié [qui] a socialisé la production sous le capitalisme est entretenu par le travail, socialement nécessaire mais privé, des mères et des 118

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femmes au foyer [...] Dans ce sens, la famille fait partie intégrante de l'économie sous le capitalisme95. » La désignation de la sphère domestique comme sphère « privée » lui dénie cependant toute fonction économique. Ainsi, comme le suggère Elizabeth Maddock Dillon, la valeur économique du travail domestique des femmes a été occultée du fait de sa représentation sous la forme d'une activité bénévole motivée par l'amour. Cela a servi non seulement à consoler les hommes des prédations subies à l'usine et dans le commerce, mais aussi à évoquer un espace de liberté privatisée permettant au sujet libéral de se développer « grâce à l'abondance affective et au non-utilitarisme 96 ». L'« avantage idéologique » de l'espace domestique sentimentalisé est « intimement lié à la symbolique de la liberté97 », écrit-elle. En outre, la sphère privée est comprise comme un espace d'identification empathique à autrui, ce qui, d'après Adam Smith, est au fondement de tout sentiment individuel de soi et que Marx considérait comme préalable à tout échange. D'après Dillon, « on n'a de la valeur, dans ce système, que dans la mesure où l'on correspond au désir de l'autre ; le désir de l'autre constitue le soi98. » Pour elle, la division du travail en fonction des partages public/privé, foyer/marché, femme/homme ajoute la dimension politique de la liberté individuelle aux rapports capitalistes de production et aux définitions de la valeur économique. La représentation genrée du travail était courante. Les dirigeants syndicaux reprirent le discours de l'économie politique en faisant campagne pour un salaire familial destiné aux hommes. En 1877, Henry Broadhurst expliqua ainsi devant le Congrès des syndicats britanniques 119

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que les syndicalistes avaient l'obligation « en tant qu'hommes et en tant qu'époux, d'appliquer tous leurs efforts à faire advenir une condition où leurs épouses seraient dans leur sphère propre du foyer, plutôt que d'être entraînées dans la concurrence pour la survie contre les hommes grands et forts de ce monde 99 ». Naturellement, les hommes syndicalistes redoutaient aussi que l'emploi des femmes ne fît baisser leurs salaires, et ils cherchaient en outre à protéger l'identité masculine de leurs métiers. Mais ils agissaient dans le cadre d'un discours qui, beaucoup plus impérieusement que par le passé, envisageait le marché du travail dans des termes genrés, promouvant pour les femmes un idéal maternel, domestique et non salarié. Donzelot écrit que « la femme d'intérieur, la mère attentive est le salut de l'homme, l'instrument privilégié de la civilisation de la classe ouvrière 100 ». Le titre d'un ouvrage de Jules Simon en 1861, E Ouvrière, mot impie, sordide, résonna dans toutes les classes, mettant en équation le travail salarié des femmes (une réalité sociale existante et, effectivement, de plus en plus visible), non seulement avec leur propre dégradation et leur mort précoce, mais aussi avec une mortalité infantile croissante et, par conséquent, la perte à venir de la force de travail. C'est « au nom de l'intérêt supérieur et évident de la race humaine » que Simon défendit, en 1890, le congé maternité pour les femmes salariées. Cette protection était due, disait-il, « à des personnes dont la sécurité et la santé ne peuvent être dûment sauvegardées que par la tutelle de l'État 101 ». Ces idées rencontrèrent naturellement des résistances à travers tout le spectre politique. Libéraux, socialistes 120

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et féministes estimaient que la reproduction, comme la production, devait être organisée collectivement et que le fait de porter les enfants ne devait pas empêcher les femmes de bénéficier de l'égalité d'accès à l'éducation, à l'emploi et à la citoyenneté. Dans sa Défense des droits des femmes [ Vmdication ofthe Rights ofWomen, 1792], Mary Wollstonecraft s'en prend à l'injustice des lois et des pratiques qui refusent aux femmes l'éducation et les droits politiques. Au siècle suivant, John Stuart Mill, dans De tassujettissement des femmes [Subjection ofWomen, 1869], dénoncera et rejettera l'idée selon laquelle l'inégalité entre les sexes est justifiée par des différences naturelles. Au XIXe et au XX e siècle en Europe et aux États-Unis, les visions alternatives d'alliances sexuelles et de nouveaux arrangements familiaux seront centrales dans les expériences du socialisme dit utopique qui consistent, notamment, à créer des foyers communautaires et à attribuer une valeur économique au travail domestique non rémunéré des femmes. D'après Zimmerman : « Si la sexualité, la parenté et le foyer furent fondamentaux pour les politiques de domination raciale et nationale, d'opposition à la démocratie sociale et de contrôle de la liberté de travail développées par l'État prussien et le Verein fur Sozialpolitik, ils le furent tout autant pour les sociaux-démocrates qui critiquaient ces politiques102. » Ces observations mettent en évidence l'inclusion - cruciale - de la gestion et du contrôle des vies prétendument privées des populations dans les politiques des États-nations modernes ; l'accentuation de la différence de genre a fait partie intégrante de la vision dominante qui émergea alors. 121

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

La matrice de la différence sexuelle Selon la version laïciste de l'histoire, le déclin de la religion a donné lieu à l'avènement de la science. La nature a remplacé Dieu, l'immortalité a été atteinte par la reproduction humaine, et la complémentarité des sexes garantit à la fois le présent et l'avenir. L'aliénation publique des hommes est compensée par l'affection privée des femmes, et la fragmentation opérée par les activités commerciales et politiques est réparée par l'intégrité retrouvée au sein du foyer domestique ; l'unité et l'immortalité - de la race et de la nation sont désormais assurées par le foyer familial nucléaire, seul site légitime des rapports sexuels comme « puissance créatrice incarnée » et à condition que ces rapports soient restreints à leur fonction reproductrice, exercée non plus au nom de Dieu mais au nom du salut national. Avec ce « futurisme reproducteur », la quête d'unité et du sens ultime de l'existence se déplace vers la production d'enfants, ce qu'Edelman appelle « l'Enfant iconique », et dont la promesse confirme le fantasme selon lequel la vie est dotée d'un sens ultime, connaissable et réalisable. La focalisation sur la reproduction a substitué l'assurance scientifique à la consolation religieuse ; elle a reporté l'angoisse de la mort sur un programme politique consacré à la perpétuation de la vie, mais aussi de la nation. Avec ce programme, la division genrée du travail est devenue fondamentale pour (et inséparable de) la vision, issue des Lumières, d'un gouvernement représentatif ainsi que de l'unité et de la pureté raciale des nations. Cette division genrée du travail définit la 122

UN FUTURISME REPRODUCTEUR

laïcité et se déploie en son nom. Attribuées à une nature positive, les différences entre femmes et hommes deviennent, par définition, par analogie et par association métaphorique, une matrice de l'ordre social et poli1 03 tique tout entier .

Chapitre 3

Emancipation politique

On dit souvent que les révolutions démocratiques du siècle ont été l'aube de la démocratie laïque ou du moins celle d'une possibilité d'égalité de genre, même si ni la Révolution américaine (1776) ni la Révolution française n'ont accordé aux femmes le droit de vote. Une fois que l'individu (dépouillé de ses marqueurs sociaux) fut devenu l'unité d'identification politique, nous est-il dit, ce n'était plus qu'une question de temps avant que la citoyenneté fût étendue au sexe féminin. En outre, poursuit-on habituellement, la promesse de l'égalité pour tous est devenue le terrain qui a permis aux femmes d'aspirer à l'inclusion, à partir de l'affirmation selon laquelle le sexe était sans pertinence pour l'exercice des droits civiques et politiques. S'il ne fait pas de doute que dans le sillage de ces révolutions, les mouvements de femmes ont été inspirés par l'idéal d'égalité, il leur a fallu plus d'un siècle de luttes pour obtenir le droit de vote. Et même lorsque ce droit fut acquis, la question persista de savoir s'il était convenable pour les femmes de se mêler de politique ; dans le cadre de l'exercice de la citoyenneté, le sexe n'a

XVIIIe

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ÉMANCIPATION POLITIQUE

jamais perdu sa pertinence. La division sexuelle du travail, qui est au cœur du discours de la laïcité, encadre les arguments du débat. Abigail Adams, déjà, avait insisté auprès de son époux, John, pour que « les dames » ne soient pas oubliées dans la Constitution américaine dont il était l'un des architectes (« remember the ladies ») ; mais ce n'est qu'en 1919 qu'un amendement constitutionnel leur accorda des droits politiques. La réponse de John Adams à son épouse résume d'ailleurs la détermination des Pères fondateurs : « Comptez-y, écrivit-il, nous ne songeons guère à abandonner nos systèmes masculins1. » En France, malgré la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », proclamée par Olympe de Gouges en 1791 au nom du « sexe supérieur en beauté, comme en courage dans les souffrances maternelles », les femmes françaises n'ont voté qu'à partir de 19452- L'historienne Eliane Viennot relève une longue histoire d'exclusion résolue : « Quel que soit le régime, quel que soit le système électoral, quelle que soit l'obédience des élus, les hommes en capacité d'agir et de se faire entendre en France entre la fin du XVIII e siècle et celle du X X e siècle ont massivement été contre l'égalité des sexes, ils ont même travaillé à ce que l'inégalité perdure 3. » L'une des conséquences de la large diffusion de l'idéologie révolutionnaire et de la pratique démocratique en Europe occidentale (particulièrement dans les pays tombés sous l'influence ou le contrôle napoléonien), est que nulle part les femmes n'ont voté à des élections nationales avant le XXe siècle 4. (La Suisse a été la dernière nation démocratique à leur accorder le droit de vote, en 1971.) 125

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

La résistance à étendre la citoyenneté aux femmes fut moins liée à la lenteur des progrès inévitables des idées démocratiques et libérales qu'à une contradiction inhérente à la pensée politique, elle-même indissociable du discours de la laïcité dans lequel les idées avaient été formulées. La pensée politique libérale postulait l'identité de tous les individus comme la clé de leur égalité formelle ; abstraction faite des circonstances particulières dans lesquelles ils vivaient, il n'y avait pas de différence perceptible entre eux et ils étaient égaux devant la loi. Il y avait cependant certaines différences dont on n'estimait pas pouvoir faire abstraction. Ainsi, les personnes en situation de dépendance (paysans sans propriété, ouvriers salariés, femmes, enfants, esclaves) ne pouvaient être considérées comme des individus autonomes ; or l'autonomie était au cœur même de la définition de l'individualité. Il y avait aussi à l'exclusion des femmes une autre raison, en rapport avec la différence prétendument naturelle de leur sexe. La mêmeté des individus était-elle un effet de l'abstraction de la loi ou une condition préalable à cette abstraction ? L'abstraction juridique pouvait-elle primer sur les diktats de la nature ? Ces questions embarrassaient les penseurs politiques tandis qu'ils élaboraient les règles d'un gouvernement laïc. Nous les retrouvons constamment qui cherchent à persuader leur public de ce que (pour reprendre les mots d'un ministre français de l'Education en 1880) « l'égalité n'est pas l'identité ». Permettre aux femmes d'accéder à l'enseignement, affirme Paul Bert, ne rendrait pas les hommes et les femmes identiques 5. Mais en matière de politique, la dissimilitude entre les 126

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femmes et les hommes excluait l'égalité d'accès aux droits civiques. Du côté de la question raciale, pour des raisons à la fois de principe et de politique, les Français affranchirent les esclaves en 1794 et leur accordèrent la citoyenneté. (Les hommes de couleur libres l'avaient obtenue dès 1792. Napoléon réinstaura l'esclavage dans les colonies en 1802, puis abolit la traite — mais pas l'esclavage - en 1815. L'esclavage finit par être aboli en 1848.) Mais pour les femmes, c'était autre chose. Si une petite minorité de représentants étaient en faveur de leur donner le droit de vote, la majorité estimait qu'elles n'étaient pas à leur place dans la sphère politique. C'est ce que les dirigeants jacobins exprimèrent fortement lorsqu'ils exclurent les femmes des clubs politiques en 1793. Invoquant la différence biologique des sexes sur laquelle reposait le discours de la laïcité, André Amar, membre du Comité de sûreté générale, expliqua ainsi pourquoi les femmes ne devaient pas être autorisées à « exercer des droits politiques, ni à s'immiscer dans les affaires du gouvernement », [...] parce quelles seraient obligées d'y sacrifier des soins plus importants auxquelles la nature les appelle. Les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes par la nature même, tiennent à l'ordre général de ce qu'il y a entre l'homme et la femme. Chaque sexe est appelé à un genre d'occupation qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle qu'il ne peut franchir ; car la nature, qui a posé les limites à l'homme, commande impérieusement, et ne reçoit aucune loi6.

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Thomas Jefferson, qui prétendait justifier l'esclavage par l'infériorité des Noirs (« en beauté et en intelligence »), jugeait les femmes blanches, quant à elles, trop sensibles pour la politique. Il louait les femmes américaines « qui ont le bon sens de valoriser le bonheur domestique plus que tout autre [...] Je crois nos bonnes dames trop sages pour rider leurs fronts en se mêlant de politique. Elles se satisfont d'apaiser et de calmer les esprits de leurs époux lorsqu'ils rentrent de débats politiques7 ». Dans la jeune République américaine, les femmes étaient définies comme des « mères républicaines » chargées de préparer leurs fils à être de futurs citoyens. S'il fallait pour cela encourager l'éducation des femmes et leur accorder certaines prérogatives en rapport avec le soin des enfants, cela n'impliquait pas de les reconnaître comme des figures publiques dotées du droit de vote 8. La disqualification des femmes par rapport à la politique est antérieure aux révolutions démocratiques. Elle faisait déjà partie intégrante de la pensée politique à l'origine de ces révolutions. Dans un ouvrage de 1988, la politiste Wendy Brown reconstitue l'histoire du lien entre masculinité et politique, de l'Antiquité grecque au XXe siècle. Dans ses différentes variantes, le thème reste constant : la capacité des hommes à raisonner et à contempler les distingue des femmes, dont les corps interfèrent avec leur accès à une pensée plus élevée9. « L'influence interne rappelle la femme à son sexe d'une manière continuelle », écrit le Dr. Jacques-Louis Moreau, un anatomiste français, faisant écho à JeanJacques Rousseau. « [...] le mâle n'est mâle qu'en certains instants, et la femelle est femelle pendant toute sa 128

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vie 10 ». En d'autres termes, la femme est synonyme de son corps, et puisque, comme l'écrit Brown, « la liberté politique [est] la liberté par rapport aux nécessités du corps, » les femmes sont, par définition, irrémédiablement non libres politiquement11. Certains historiens suggèrent que, si elle a une longue histoire, la distinction entre les sexes s'est intensifiée avec l'avènement de la modernité sécularisée. L'œuvre monumentale consacrée par Isabel Hull à l'Allemagne de la fin du XVIII e siècle documente l'insistance croissante qui porte sur cette distinction au moment où la sphère publique est redéfinie par la sécularisation : « C'est dans le contexte des codes civiques et criminels que les réformateurs de la bureaucratie centrale discutèrent la manière dont la conduite sexuelle s'inscrivait dans le nouveau monde qu'ils créaient12. » Le résultat de ces réflexions fut de reléguer le mariage et la famille - ainsi que le contrôle des hommes sur l'un et l'autre à une sphère privée où le pouvoir du père/époux s'exerçait hors de la portée de l'intervention étatique. La loi de l'État éloigna la famille du regard public, tandis que les codes civils conféraient aux hommes le droit de régner sur cette sphère. Évoquant le rapport entre époux et épouse, Hull note que « son absence de liberté à elle créait sa liberté à lui, que sa position de dominant privé qualifiait pour participer à la sphère publique élargie des égaux [...] La relation-clé pour la qualification du citoyen était donc un rapport sexuel de domination, car [...] la famille était le produit d'une relation sexuelle définie publiquement et consommée en privé. Le civique et le sexuel se constituaient réciproquement13 ». Cette constitution réciproque est devenue, conclut-elle, 129

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« archétypique ». « Jusqu'à la fin du XIX e siècle et audelà, [elle] a continué à imprégner les institutions et les idéologies officielles et officieuses (progressistes, conservatrices, voire socialistes et nationales-socialistes), ainsi que les attentes quotidiennes des gens qui habitaient le nouvel ordre 14. » Les révolutions américaine et française clarifièrent ces transformations - en Europe, souvent à travers le code napoléonien, qui resta en vigueur pendant des décennies et se diffusa largement. D'après Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, l'une des « conséquences de la Révolution » est que « la séparation entre l'espace public et l'espace privé se consolide [...] : on distingue scrupuleusement la vie privée de la vie publique, on sépare la société civile de la société politique. Par là finalement, les femmes sont mises à distance du politique, et tenues à la dépendance à l'intérieur de la société civile 15 ». Ecrivant en 1988, la politiste féministe Carole Pateman soutient que le contrat social, compris comme le sol sur lequel furent fondées les nouvelles républiques, a été en réalité un contrat sexuel : « Les individus civils forment une fraternité, car ils sont liés ensemble en tant qu hommes. Ils ont un intérêt commun à défendre le contrat originel qui légitime le droit masculin et les autorise à tirer des bénéfices matériels et psychologiques de la soumission des femmes. [...] La sphère civile acquiert sa signification universelle par opposition à la sphère privée de la sujétion naturelle et des capacités féminines. L'"individu civil" est constitué au sein de la division sexuelle de la vie sociale créée par le contrat originel16. » Pateman note le caractère exceptionnel du contrat sexuel dans l'univers des contrats ; il doit être 130

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compris non pas comme le résultat d'un accord de coopération entre des parties égales, mais comme la confirmation d'un rapport entre non-égaux. Les femmes, suivant l'ordre naturel, consentent à leur subordination. « La femme accepte d'obéir à son mari lorsqu'elle l'épouse ; comment mieux affirmer publiquement que les hommes sont des maîtres sexuels qui exercent la loi du droit sexuel masculin dans leur vie privée 17. » Dans le récit de son voyage en Amérique, Alexis de Tocqueville évoque cette subordination prétendument naturelle dans un chapitre intitulé « Comment les Américains comprennent l'égalité de l'homme et de la femme ». Il y propose un exemple de la manière dont le conflit entre la revendication d'égalité des sexes, d'un côté, et les divisions sexuelles hiérarchisées et inégalitaires du travail, de l'autre, est résolu par la notion libérale de consentement individuel. La division du travail, explique-t-il, suit « le grand principe d'économie politique qui domine de nos jours l'industrie 18 ». L'« égalité démocratique » entre hommes et femmes nécessite l'adhésion aux divisions « naturelles » du travail. D'après Tocqueville, la « supériorité » des femmes américaines est fondée sur leur subordination volontaire et sage à l'autorité d'un mari, suivant une règle de complémentarité asymétrique. « Ils ont pensé que toute association, pour être efficace, devait avoir un chef, et que le chef naturel de l'association conjugale était l'homme. Ils ne refusent donc point à celui-ci le droit de diriger sa compagne ; et ils croient que, dans la petite société du mari 131

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et de la femme, ainsi que dans la grande société politique, l'objet de la démocratie est de régler et de légitimer les pouvoirs nécessaires, et non de détruire tout pouvoir 19. » Comme chez Tocqueville, le discours et la pratique des nations laïques occidentales modernes justifient leur refus de la citoyenneté des femmes par la relation conjugale, ultime incarnation de la distinction privé/public qui, à son tour, repose sur la naturalité de la différence des sexes, qu'elle confirme. Puisque le mariage passe pour être le destin de toutes les femmes, aucune distinction n'est faite entre les femmes qui pourraient, par choix ou du fait des circonstances, rester célibataires et celles qui deviennent des épouses. L'élimination de la religion comme fondement de la politique appelle un nouvel étayage institutionnel. D'après un commentateur, « le citoyen est lié par mariage à l'Etat, de même que l'ecclésiastique l'est à l'Église par le célibat20 ». Le mariage fournit à l'État les enfants dont dépend l'avenir et confirme la masculinité requise pour l'exercice du pouvoir politique. Il incarne aussi une hiérarchie naturelle sur laquelle peuvent être fondées d'autres distinctions sociales. « L'image de la famille en vint àfigurerla hiérarchie au sein de l'unité », écrit Anne McClintock. « Puisque la subordination de la femme à l'homme et celle de l'enfant à l'adulte étaient considérées comme des faits de nature, d'autres formes de hiérarchie sociale purent être représentées en des termes familiaux, afin de garantir la différence sociale comme une catégorie naturelle21. » Ce sera souvent le cas dans les discours esclavagistes et coloniaux, « esclaves » et « indigènes » étant représentés comme des sujets infantiles qui 132

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dépendent de leurs maîtres et ont besoin de leur domination.

Fables d'origine Le rapport du mariage à l'État a joué un rôle central dans la manière dont ont été repensés les fondements du régime politique sécularisé. Pour Locke, Rousseau et d'autres, l'alternative à l'absolutisme dépend du consentement de ceux et celles qui sont soumis à la domination patriarcale : les fils par rapport aux pères, les épouses par rapport aux époux. Locke imagine qu'il est « facile et presque naturel pour les enfants, par un consentement tacite et presque inévitable, de frayer la voie à îautorité du père et à son gouvernement22 ». Pour Rousseau, la famille est le premier pas hors de l'état de nature : « Ce fut alors que s'établit la première différence dans la manière de vivre des deux sexes, qui jusqu'ici n'en avaient qu'une 23. » L'origine et la possibilité même de la politique sécularisée reposent sur la monogamie. Pour le dire avec Pateman, le contrat sexuel a rendu possible le contrat social. Dans Totem et Tabou, Freud propose une approche psychanalytique de ces fables d'origine. Selon son interprétation (que je trouve très utile pour penser ces questions de genre et de politique), le pouvoir du père primordial repose sur le monopole qu'il détient sur tous les plaisirs ; des hommes de moins de valeur finissent par le tuer (et, dans la version freudienne, par le manger), afin d'obtenir ce qui leur a été constamment refusé jusqu'alors. En dévorant la figure paternelle, les 133

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hommes deviennent rétroactivement des frères. Freud dit quainsi ils « parvenaient, dans l'acte de consommer, à l'identification avec lui, tout un chacun s'appropriant une partie de sa force 24 ». Pour accéder à l'âge adulte, il leur faut l'initiation sexuelle qui leur était interdite par le père : à chacun une femme en propre. Les frères instituent la prohibition de l'inceste pour s'assurer que cette femme ne sera ni une mère ni une sœur, un interdit qui n'existait pas pour le père. La domination des fils remplace alors l'absolutisme du père, une forme de fraternité renverse le règne du roi et c'est ainsi que naît la modernité. Selon les termes employés par Freud, un « père idéal » remplace le père primordial ; ce sont ses actions (ou celles des fils qui agissent collectivement pour réaliser cet idéal) qui doivent protéger la société d'un retour de l'excès. « Les frères, en se garantissant ainsi mutuellement la vie, énoncent que personne d'entre eux ne peut être traité par l'autre comme le père l'a été par eux tous en commun. Ils excluent une répétition du destin paternel25. » Il y a cependant encore, entre les frères, des rivalités qui sont réglées au moyen de l'attribution à chacun d'eux d'une version réduite .et domptée de ce contre quoi ils se sont révoltés : « La famille était une réinstallation de la horde originaire de jadis et restituait aussi aux pères une grande partie de leurs anciens droits. Il y avait maintenant de nouveaux pères, mais les conquêtes sociales du clan des frères n'avaient pas été abandonnées 26. » Le nouveau régime est (pour le dire avec Joan Copjec) en faveur de « l'évacuation, ou assèchement, des satisfactions excessives et ainsi de la possibilité d'une répartition équitable du 134

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plaisir27 ». Selon cette vision, les lois du mariage garantissent cette « répartition équitable du plaisir » : chaque frère a sa propre épouse et aucun frère n'en a plus d'une. Dans le domaine psychique, le partage du pouvoir politique dépend d'une discipline de la sexualité par le mariage, de la contention du désir au sein d'une unité familiale socialement utile. Dans le domaine politique, l'idée de l'individualisme abstrait repose sur une mêmeté présumée, quelles que soient les différences sociales entre les hommes (et pas tous les hommes, seulement ceux - habituellement blancs - que leur rationalité supérieure définit comme des individus autonomes). Cela peut se caractériser par une formule : un homme, une femme ; un homme, un vote. De qui la sexualité est-elle en question après le parricide ? Il y a deux possibilités, et elles sont liées. La première, suggérée par les travaux de Jacques Lacan, est que le danger d'excès réside chez les frères, en concurrence pour que l'un d'entre eux puisse exercer le pouvoir du père tué. D'après Freud, la rivalité des frères se poursuit après la mort du père : « Chacun aurait voulu, comme le père, les avoir toutes [les femmes] à soi28. » Ce fantasme, selon lequel la ressemblance de l'un des frères avec le père l'exempte de castration et lui donne ainsi accès à toutes les femmes - « l'exception phallique », comme l'appelle Lacan - , est toujours présent. La prétention apparemment individuelle à l'unicité est en réalité un fantasme masculin collectif - et c'est là, bien entendu, que réside le problème. Puisqu'il n'y a pas de corps unique qui puisse agir en tant que référent concret du pouvoir - comme le faisait le roi lorsqu'il était considéré comme l'occupant du trône divinement 135

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consacré - , la question de savoir comment discerner la possession est ouverte et inquiète29. Il me semble que l'insistance sur la raison et le cerveau masculin (certains cerveaux masculins) comme signe de ce pouvoir consiste en un déplacement de cette question et de cette inquiétude du côté des hauteurs altières de l'abstraction, une reconnaissance de ce que le pénis est un pauvre substitut à la masculinité, bien qu'il en reste le trait distinctif30. De fait, la masculinité (qui renvoie concrètement au sexe du père primordial et symboliquement au phallus qu'il détient) reste, pour les frères fondateurs, le critère qui importe. C'est à la féministe socialiste française Jeanne Deroin, empêchée du fait de son sexe de se présenter aux élections de 1848, qu'il revient d'avoir mis en évidence le dilemme auquel étaient confrontés les hommes lorsqu'ils revendiquaient leur corps tout en le déniant pour justifier l'exclusivité de leur pouvoir. Répondant à Pierre-Joseph Proudhon qui estimait que des femmes législatrices avaient autant de sens que des hommes nourrices, elle répondit : « Montrez-moi l'organe requis pour exercer les fonctions de législateur et je reconnaîtrai ma défaite. Si la nature est aussi positive à cet égard que vous paraissez le croire, j'abandonne le débat31. » Proudhon n'eut rien à répondre à cette mise en évidence du soubassement phallique de la politique. L'autre possibilité, celle dont se sont emparés très tôt les théoriciens du politique, c'est que les femmes représentent le danger d'excès dont les frères doivent désormais se prémunir. Selon ce scénario, les appétits du père primordial sont en effet attribués aux provocations des femmes. La femme est Eve la séductrice, initiatrice de 136

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la Chute. Ce sont les femmes qui menacent de subvertir la rationalité des hommes et de les détourner de leur voie. Dans tÉmile, Rousseau avertit qu'à la différence des hommes, les femmes ne peuvent contrôler leurs « désirs illimités ». Seule l'obligation de pudeur empêche « la ruine de tous deux [sexes] », sans quoi, étant donné la lascivité des femmes, « le genre humain périrait par les moyens établis pour le conserver32». Hegel, lui, estimera que les femmes sont guidées par l'intrigue et les intérêts particuliers, et par conséquent incapables de remplir la mission universelle consistant à gouverner. Il alerte : « Si les femmes sont à la tête du gouvernement, l'État est en danger33. » Pour ces auteurs, le mariage n'est pas seulement un moyen de canaliser, par la pudeur, la sexualité des femmes sous des expressions d'affection retenue, il est aussi une manière d'institutionnaliser la séparation des sphères et la contention littérale du désir désordonné des femmes dans les murs du foyer. À l'évidence, ces deux possibilités sont liées. Lacan souligne le fait que, dans le domaine de l'inconscient, le désir féminin sert à confirmer le fantasme masculin de possession du phallus, à la fois personnellement et politiquement. En son absence, il n'y a pas de preuve de sa puissance. Mais la preuve doit rester indirecte, au moins au niveau de la représentation publique, où l'exigence d'égalité des hommes repose sur l'abstraction (sur la mêmeté supposée des frères) et où toute sexualité est située concrètement dans les corps des femmes. Le désir féminin confirme la possession du phallus par les hommes ; cette relation prétendument privée de l'intimité sexuelle familiale, à son tour, établit la puissance 137

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masculine et ainsi le droit des hommes au pouvoir politique . Judith Surkis montre comment ces idées se sont réalisées en France pendant la monarchie de Juillet (18301848). À cette époque où des limites constitutionnelles sont imposées au roi, les nouveaux dirigeants sont confrontés à des questions portant sur la manière de fonder les abstractions de la loi et de la souveraineté. Pour eux, les corps réels des hommes constituent « un obstacle à leur accession à l'universalité », comme on le voit dans la caricature politique et dans la surveillance policière de la « bienséance » publique. Alors que « la régulation administrative de la prostitution féminine [est] de plus en plus raffinée et rationalisée dans les années 1830 », les conduites masculines correspondantes sont considérées comme plus « obscènes » encore. Elles violent une norme de discrétion applicable uniquement à l'exposition publique des corps masculins. « Dans un sens à la fois symbolique et pratique, les corps des hommes n'étaient pas censés être vus. Afin d'accéder aux privilèges de la citoyenneté, à la veille de la Révolution de 1848, les corps masculins devaient devenir publiquement invisibles et, en un sens, privés35. » Parallèlement, les corps des femmes sont exposés publiquement, leur sexualité explicite fournissant la preuve de leur incapacité à exercer les droits civiques et, par conséquent, de la nécessité de les maintenir au foyer. La légitimité publique de l'homme repose sur le confinement de la sexualité dans le lit conjugal, où l'attend le désir d'une femme. Ce désir, publiquement compris comme un trait définitoire de la féminité 138

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et constituant psychiquement la confirmation de la possession exclusive du phallus par les hommes, l'exclut de toute intégration au corps politique.

Indétermination Pour de nombreux philosophes et politistes, la traduction de ces processus psychiques identifiés par Freud et Lacan conduit à considérer le mariage moderne comme une relation de « responsabilité éthique » nouée non seulement entre mari et femme, mais aussi entre hommes. Le mariage signalait une relation circonscrite et légalement protégée de tout empiétement : un homme/une épouse, telle était l'inviolable règle d'or. Convoiter la femme d'autrui était un tabou. Le divorce était rarement autorisé (et lorsqu'il l'était, c'était en des termes largement favorables aux hommes) ; l'infidélité était un crime, à la fois au sens moral et au sens juridique. Il ne s'agissait pas seulement de survivances des enseignements religieux (comme l'implique une part du lexique associé à ces questions), mais de doctrines centrales pour la conceptualisation de l'État laïc moderne, et auxquelles se référaient implicitement et explicitement les discours de la laïcité. Ces doctrines cherchaient à répondre à la transformation suscitée par le « désenchantement » quant à la légitimation du pouvoir politique, qui perdait sa confirmation transcendante en même temps que l'autorité religieuse perdait sa prééminence. La possession du phallus, symbole du pouvoir du souverain, n'était plus la prérogative du représentant de Dieu sur terre. Et tandis 139

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que le règne des rois (et, occasionnellement, des reines) faisait place aux systèmes représentatifs de gouvernement (parlements, monarchies constitutionnelles, républiques, démocraties), le corps physique du souverain qui incarnait la souveraineté fut remplacé par une série d'abstractions désincarnées : Etat, nation, citoyen, représentant, individu. Selon la formulation de Claude Lefort : « Le lieu du pouvoir devient un lieu vide [...] tel qu'aucun individu ni aucun groupe ne peut lui être consubstantiel -, le lieu du pouvoir s'avère infigurable 36. » L'impossibilité de la représentation, poursuit-il, conduit à un état d'incertitude permanente : « L'essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'épreuve d'une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de tun avec lautre, sur tous les registres de la vie sociale 37. » Dépouillé de son autorisation externe, l'exercice du pouvoir devient auto-légitimateur. Pour Weber, la domination bureaucratique, sans être la seule forme d'autorité légale, est la plus pure. La compétence juridictionnelle est fixée par des normes rationnelles (décrets et règlements) qui formalisent, du point de vue de la pensée, de l'action et de l'énonciation, le passage d'une légitimité de l'autorité à une légalité de la domination 38. (Selon moi, c'est à cette force abstraite et calculatrice que pense Foucault lorsqu'il parle du pouvoir.) Il n'y a donc pas de confirmation extérieure des lois créées par les hommes. La circularité du système est évidente : « Le pouvoir moderne est immanent aux relations mêmes qui structurent l'ordre social39. » Ou 140

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encore, comme le dit Lefort, « seuls sont visibles les mécanismes de son exercice, ou bien les hommes, simples mortels, qui détiennent l'autorité politique40 ». Dans l'abstraction, l'impossibilité de la représentation du pouvoir est claire. Mais pour ceux qui mettaient en œuvre le système, la question de savoir qui était chargé d'articuler et d'appliquer les décrets demeurait. Pour eux, l'impossibilité même de la représentation appelait une solution décisive. La solution choisie - l'appel à une division sexuelle hypothétiquement naturelle du travail - renvoie à une autre incertitude, qui concerne le sens ultime de la différence des sexes. La pensée psychanalytique nous enseigne que l'énigme de l'identité de genre tourne autour de la différence des sexes. Il n'y a pas d'adéquation évidente entre les explications culturelles et les théories fantasmatiques de cette différence, même devant la régulation normative ; pas plus que de nette corrélation, au cours d'une vie, entre les perceptions individuelles et les lois sociales. Il est impossible de réduire ou d'épingler les significations que prennent nos corps et nos désirs, même soumis aux diverses formes de discipline et de régulation sociale. Le genre - l'attribution d'un sens aux corps sexués - est la mise en œuvre d'un effort disciplinaire toujours imparfait ; c'est le moyen par lequel les cultures cherchent à relier le psychique au social. Le genre consiste en des formulations historiquement spécifiques visant à définir le masculin et le féminin et à régler l'indétermination associée à la différence sexuelle en donnant au fantasme une finalité politique ou sociale41. Plus ces formulations sont 141

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remises en question, plus inflexible est l'insistance sur leur caractère immuable. Avec l'émergence des nations modernes, on insiste à nouveau sur l'invariabilité des rôles de genre et sur le contrôle de l'activité sexuelle dans le but de les maintenir en place. D'un côté, la différence naturelle des sexes est la référence qui légitime l'autorité politique des hommes ; de l'autre, l'autorité politique des hommes constitue la preuve du mandat qui leur est conféré par la nature. En d'autres termes, la différence des sexes est la clé qui permet apparemment de résoudre l'impossibilité de représentation théorisée par Lefort ; sans elle, l'illusion de la certitude ne peut être maintenue. Mais, étant donné qu'il n'y a pas de signification stable de la différence des sexes, ce n'est pas une solution définitive, d'où les manifestations répétées d'inquiétude quant à savoir si l'extension aux femmes de l'enseignement et de certains droits civiques (divorce, héritage, tutelle des enfants) risque d'oblitérer les lignes de la différence sexuelle et de rendre « identiques » les femmes et les hommes. Une telle confusion des sexes, d'après le commentaire d'un médecin, constituerait pour la nation la terrifiante menace d'une «anarchie morale42». L'historienne Mary Louise Roberts écrit que, dans le sillage de la Première Guerre mondiale, « le brouillage des frontières entre "masculin" et "féminin" - une civilisation sans sexes - renvoie avant tout à la ruine de la civilisation a 43 meme ».

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Le suffrage : pour et contre Dans les luttes pour le droit de vote, le cadre discursif de la séparation des sphères a fonctionné de manière à limiter le type d'arguments qu'il était possible de formuler. Le vote étant à la fois une reconnaissance et une confirmation de l'autorité publique masculine, les mouvements en faveur du suffrage des femmes étaient considérés comme particulièrement menaçants. On estimait qu'ils niaient la fonction d'enfantement des femmes, cette garantie de l'avenir de la famille, de la race et de la nation. Mais surtout, ces mouvements semblaient remettre en question la position dominante des hommes au sein de la famille ainsi que les qualités mêmes définissant la masculinité, notamment celles qui faisaient équivaloir accès au pouvoir politique et possession du phallus. Dès 1791, le révolutionnaire français Condorcet avait réfuté la logique en fonction de laquelle le vote était refusé aux femmes au motif de leur fonction maternelle. « Pourquoi est-ce que des êtres exposés à des grossesses, et à d'autres indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n'a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s'enrhument aisément44 ? » demandait-il. Condorcet ne voyait pas de difficulté à étendre aux femmes l'égalité formelle, dont il estimait qu'elle n'affecterait ni leur rôle physique ni leur rôle social. Il ne fut pas entendu. La force du discours séculariste prévalut ; citoyenneté et féminité furent jugées antithétiques, leur association contrevenant non seulement à la division genrée du travail, mais aussi à l'identification nécessaire de la masculinité au pouvoir. 143

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En France, ce type d'argument fut constamment réitéré à la fin du XVIII e et tout au long du XIX e siècle. Olympe de Gouge fut guillotinée en 1793 par les révolutionnaires pour avoir « oublié les vertus de son sexe ». La même année, la Société des femmes républicaines révolutionnaires fut interdite en ces termes : « Femmes impudentes, qui voulez devenir des hommes, nêtesvous pas assez bien partagées ? Que vous faut-il de plus 45 ? » « Appeler les femmes concurremment avec les hommes dans les fonctions viriles, ce serait anéantir d'une autre façon le génie féminin46 », opina en 1849 Ernest Legouvé, partisan de l'éducation des femmes, mais pas de leur émancipation politique. À la même époque, un autre commentateur mettait en garde contre l'« hermaphrodisme » qui guettait si les femmes quittaient le foyer pour le forum public. Tocqueville admettait que la démocratie signifiait l'égalité pour toutes les personnes, mais il insistait sur le fait que cela n'impliquait pas de similitude : « Il y a des gens en Europe qui, confondant les attributs divers des sexes, prétendent faire de l'homme et de la femme des êtres, non seulement égaux, mais semblables 47 . » Des dirigeants syndicaux prédirent que les femmes qui s'engageraient dans des métiers d'hommes (l'imprimerie, en l'occurrence) seraient déformées par le travail : « safigures'altère dans le même sens que ses mœurs, elle se déforme, prend le regard, la voix et l'allure grossière des hommes qu'elle fréquente dans l'atelier48». Et en 1908, confronté à deux féministes entrées dans un bureau de vote un jour d'élection dans l'intention de participer au scrutin, un fonctionnaire rapporta devant un tribunal que cette scène l'avait pétrifié aussi affreusement que s'il avait vu 144

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la Méduse - ce qu'une lecture freudienne renverrait à une angoisse de castration. Dans un tel scénario, le fait de partager le droit de vote avec les femmes est vécu comme la perte d'une caractéristique définitoire de la masculinité. Devant l'irruption de la féministe Hubertine Auclert dans un bureau de vote, un journaliste interrogea : « Est-ce notre démission d'hommes que dame Hubertine nous demande ? Qu'elle le dise franchement 49 . » En Belgique, au XIXe et au XXe siècle, les partis politiques tendent à s'accorder sur la question des femmes, tout en étant farouchement en désaccord sur l'émancipation politique des ouvriers. Éliane Gubin et ses coauteures évoquent les débats sur l'attribution du droit de vote : « La conquête du pouvoir politique symbolise, dans la mentalité ouvrière comme dans la mentalité bourgeoise, l'appropriation d'un espace viril, qui aurait certainement perdu de son prestige si la citoyenneté avait été partagée avec les femmes 50. » (En Belgique, les femmes obtiennent le droit de vote aux élections locales en 1920, mais seulement en 1948 au niveau national.) Aux États-Unis, John Adams confiait en 1776 à un correspondant qu'il estimait que les femmes n'avaient pas les capacités requises pour la politique, car, disait-il, « leur délicatesse les rend impropres à la pratique et à l'expérience des grandes affaires de la vie51 ». Devant une nouvelle campagne en faveur du suffrage des femmes au début du XXe siècle, l'ancien président Grover Cleveland déclara que le vote des femmes renverserait « un équilibre naturel si joliment ajusté aux attributs et aux limites des uns et des autres [hommes et femmes] qu'il ne peut être dérangé sans apporter la 145

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confusion et le péril social52 ». Les adversaires des suffragistes accusèrent en 1918 les féministes de défendre « la non-maternité, l'amour libre, le divorce facile, l'indépendance économique de toutes les femmes et d'autres théories démoralisantes et destructrices 53 ». En Angleterre, Tories et Libéraux réagirent d'une seule voix contre l'appel formulé en 1867 par John Stuart Mill à émanciper politiquement les femmes. La différence naturelle des sexes « rend les hommes plus capables de gouverner directement et les femmes plus adaptées à exercer une influence privée », affirma l'un d'eux 54. « La dépendance physique des femmes par rapport aux hommes, combinée avec leur différence d'organisation, est la justification d'un gouvernement par les hommes », proclama un autre 55. Permettre aux femmes de voter aurait pour effet de les faire devenir plus masculines et de brouiller ainsi les frontières naturelles entre les sexes, insistaient ces opposants au suffrage. En 1884, William Gladstone, alors Premier ministre, conjura la Chambre des communes de rejeter un projet de loi d'extension du droit de vote aux femmes, au prétexte qu'« une vaste et définitive différence de type a été imprimée sur les femmes et les hommes, respectivement, par leur Créateur à tous deux [...] Je ne suis pas sans redouter qu'à commencer par l'Etat, nous ne soyons un jour convaincus d'avoir fait intrusion dans la circonscription de la famille, plus fondamentale et plus sacrée encore, désorganisant et modifiant de façon préjudiciable les rapports de la vie domestique56 ». D'autres avertissaient que le passage d'une telle loi serait suivi d'une « guerre des sexes » qui introduirait « des traits hystériques et spasmodiques » plus caractéristiques 146

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de la politique française et américaine que du système parlementaire anglais. En 1889, le biologiste écossais Patrick Geddes résuma ces objections en pointant les différences qui existaient, selon lui, dans l'économie du métabolisme cellulaire, où « la cellule affamée et active devient spermatozoïde flagellé, tandis que la cellule quiescente et bien nourrie devient ovule 57 ». Il s'ensuivait que la place des femmes était la sphère privée/ domestique, celle des hommes le domaine public/ politique, car « ce qui s'est décidé chez les Protozoaires préhistoriques ne peut être annulé par un acte du Parlement 58 ». Les suffragistes répondirent de diverses manières à ces objections, mais (comme je l'ai montré ailleurs) il leur fut difficile de séparer l'exigence d'égalité du problème de la différence des sexes 59. L'égalité était un droit humain, expliquaient-elles parfois, et les femmes étaient aussi humaines que les hommes. Mais, si l'égalité nécessitait ou créait la mêmeté, comment les femmes pouvaient-elles se qualifier pour la citoyenneté ? Comment pouvaient-elles à la fois reconnaître la différence de leur sexe et rejeter l'idée selon laquelle cette différence avait des conséquences sur leur conduite et sur leur aptitude à s'engager en politique 60 ? Penser l'égalité et la différence impliquait de sortir du cadre des théories de l'individualisme abstrait qui faisaient de la mêmeté une condition de l'égalité. D'autres insistaient sur le fait que les exigences liées au vote et à l'engagement politique n'avaient rien à voir avec leur corps. Invoquant la distinction cartésienne entre esprit et corps, elles expliquaient qu'il n'y avait «pas de corps dans l'esprit61 ». Certaines acceptaient volontiers l'étiquette masculine, qui n'était à leurs yeux 147

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précisément qu'une étiquette et n'avait pas d'incidence sur les différences physiques entre femmes et hommes : « [S]i porter un vif intérêt aux grandes affaires d'intérêt national et public et souhaiter y contribuer par le meilleur de nos propres efforts, c'est être masculines, soyons donc masculines et fières de l'être. Aucune vertu ne devrait être monopolisée par l'un des deux sexes 62. » (Ici, « l'un des deux sexes » suggère que, sans être abolie, la différence anatomique est sans pertinence pour la participation politique.) D'autres encore invoquaient la nécessité d'obtenir une représentation au niveau national afin de pouvoir aborder les questions intéressant particulièrement les femmes (enfants, famille, santé). En Angleterre, Millicent Fawcett répliqua aux adversaires du suffrage des femmes : « Nous ne voulons pas que les femmes soient de mauvaises imitations des hommes ; nous ne nions ni ne minimisons les différences entre hommes et femmes. La prétention des femmes à être représentées repose en grande partie sur ces différences. Les femmes apportent au service de l'État quelque chose d'autre que ce qui peut être apporté par des hommes. Que ce fait soit franchement reconnu et qu'il reçoive le poids qui lui revient dans le système représentatif du pays63. » Aux États-Unis, certaines suffragistes se démarquèrent elles-mêmes des « théories perverses » des féministes (lesquelles commencèrent à s'organiser en tant que telles dès le début du XXe siècle). « Le droit de vote n'est fondé ni sur des oppositions entre les sexes, ni sur l'animosité d'un sexe à l'égard de l'autre. » À la différence des féministes, ces suffragistes ne souhaitaient pas « imposer des attributs féminins à l'homme ». Elles recherchaient plutôt « une coopération de bonne 148

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volonté sur un terrain commun - le Bien-être public64 ». Certaines féministes conduisirent plus loin la notion de complémentarité des sexes, modelant sur le foyer domestique leur idée du gouvernement de l'État. La socialiste française Jeanne Deroin estimait que les femmes pourraient apporter de l'ordre à « ce grand ménage mal administré que l'on nomme l'État 65 ». Comme Hubertine Auclert une génération plus tard, elle mettait en équivalence le « social » (famille, enfants, aide sociale, hygiène) et les intérêts des femmes - des questions sur lesquelles les hommes passaient pour avoir peu de compétences et encore moins d'intérêt. Le problème était que, même si cela permettait d'accroître les possibilités d'action des femmes, invoquer le social avait pour effet de réaffirmer l'idée de la séparation et de l'inégalité des sphères masculine et féminine. D'après Denise Riley, l'émergence de l'idée du « social » au XIXe siècle a créé « une arène pour l'intervention domestiquée66». C'était un «domaine flou situé entre les anciennes sphères publique et privée », compris comme un « champ ouvert à l'intervention, à l'amour et à la réforme » par des personnes de tous horizons politiques, mais surtout par des femmes. Cette idée ouvrit la voie qui permit à « certaines femmes de se donner la tâche d'en relever d'autres, plus mal traitées, et de les faire accéder à une sphère de grâce reconfigurée 67 ». Ces femmes des classes moyennes et supérieures devinrent ainsi assistantes sociales, inspectrices d'usines, philanthropes et réformatrices, autant d'activités engagées dans la réhabilitation morale et physique des femmes de la classe ouvrière et de leurs familles ; dans 149

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les colonies aussi, certaines adoptèrent la cause de la réforme. Le social était une sphère féminisée et distincte du politique. Comme l'affirma un adversaire du vote des femmes, la représentation du social au Parlement compromettrait la vision « plus large » du politique dont les hommes avaient la charge. « La législation d'un Parlement choisi par des femmes se caractériserait par une importance accrue accordée à des questions de nature quasi sociale ou philanthropique (considérées par rapport aux intérêts supposés ou aux préjugés partisans de classes particulières, plutôt qu'à des considérations plus vastes ayant pour objet le bien public) plutôt qu'aux grands problèmes constitutionnels et internationaux dont il revient au corps législatif de juger68. » Les femmes réduiraient ainsi la portée universelle de la politique en introduisant des particularités disparates et clivantes qui ne représentaient pas l'intérêt général. Une telle vision du social barrait aux femmes l'accès au monde masculin de la politique et supposait, en outre, que l'attention publiquement portée aux questions sociales relevait d'une inclination ou d'une sensibilité naturelle des femmes à ces questions. La différence des sexes, toujours comprise comme un rapport asymétrique fondé sur des différences naturelles, inhérentes les hommes en haut, les femmes toujours, d'une manière ou d'une autre, en position de subordination et nécessairement organisée en sphères séparées resta, jusque bien avant dans le XXe siècle, le modèle dominant de représentation des genres dans les États-nations occidentaux modernes. 150

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Après le vote Si les suffragistes s'imaginaient que l'obtention des droits politiques liés à la citoyenneté donnerait lieu à une égalité dans tous les domaines, leurs espoirs furent déçus. Dans la plupart des pays, ce n'est pas en tant qu'individus que les femmes accédèrent à ces droits, mais en tant que catégorie sociale collective. Cette catégorie perdait sa pertinence dans le contexte électoral, tout en restant un trait de la société civile et de la vie sociale. Les femmes pouvaient désormais voter, mais elles continuaient à être perçues comme ce que Simone de Beauvoir a appelé « le deuxième sexe ». De fait, il est significatif que le livre de Beauvoir paraisse en 1949, soit cinq ans après l'obtention du droit de vote par les femmes françaises. « [L]es droits abstraits [...] n'ont jamais suffi à assurer à la femme une prise concrète sur le monde : entre les deux sexes, il n'y a pas aujourd'hui encore de véritable égalité », écrivait-elle69. D'après Beauvoir, même si les femmes obtenaient une certaine dose d'indépendance économique, tant qu'elles continueraient de servir d'« autres » aux hommes, elles n'atteindraient pas le statut d'individus pleinement autonomes. Si les hommes pouvaient se concevoir comme des individus auto-créés, les femmes étaient condamnées à une vie d'« immanence », à l'infinie répétition des fonctions féminines - la maternité, bien sûr, mais surtout la confirmation de la masculinité des hommes et, avec elle, de leur souveraineté. (Ici, nous trouvons une version philosophique des conceptions psychanalytiques de Freud et de Lacan.) 151

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Le privilège que l'homme détient [...] c'est que sa vocation d'être humain ne contrarie pas sa destinée de mâle. Par l'assimilation du phallus et de la transcendance, il se trouve que ses réussites sociales ou spirituelles le douent d'un prestige viril. Il n'est pas divisé. Tandis qu'il est demandé à la femme pour accomplir sa féminité de se faire objet et proie, c'est-à-dire de renoncer à ses revendications de sujet souverain 70 .

Alors même quelles avaient désormais le droit de vote, les femmes restaient marginalisées dans les processus politiques ; ainsi, les partis politiques nommaient rarement des femmes aux fonctions électives, sauf dans des circonscriptions où ils étaient sûrs de perdre. Aux États-Unis, en 1922, un éditorial amer paru dans Woman Citizen notait l'absence de tout changement depuis l'adoption du dix-neuvième amendement à la Constitution : « Il est clair que les obstacles qui s'opposent à l'élection de femmes à quelque fonction politique que ce soit sont presque insurmontables. Les partis politiques dominants ne nomment pas de femmes aux fonctions politiques lorsqu'il y a une quelconque chance réelle de gagner. Les fonctions politiques sont des atouts dans la machine politique. En général, ils sont trop précieux pour être donnés à des femmes71. » En France, après l'adoption de la loi de parité en 2000 (qui vise à garantir une égalité d'accès aux fonctions politiques pour les femmes et les hommes), les principaux partis continuent à recourir au même type de subterfuge, préférant payer des amendes plutôt que de proposer des femmes à des sièges électifs dans des circonscriptions que ces partis ont une chance d'emporter et refusant de mettre des femmes en tête de liste lors 152

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des scrutins basés sur une représentation proportionnelle. Les dirigeants prétendent ne pas parvenir à trouver de candidates adéquates et suggèrent que, si les femmes sont compétentes pour les affaires locales, elles ne sont pas qualifiées pour traiter des problèmes relevant plus largement de la politique nationale. Conçue pour éliminer toute pertinence du sexe en politique, la loi de parité n'a fait qu'accroître la visibilité du problème. Une candidate à un siège de l'Assemblée nationale explique ainsi qu'on lui a conseillé de faire campagne en tant que femme. Cependant, estime-t-elle, « s'il faut être femme, c'est au risque de n'être pas politique 72 ». Dans le sillage du succès des campagnes suffragistes, la question de savoir si l'invocation de la féminitude [;womanhood] ou de la féminité était un facteur handicapant en politique a hanté les féministes. Denise Riley note qu'il y a toujours des risques à attirer l'attention sur la situation des femmes car, dit-elle, « l'itération même de la catégorie affectée [par la discrimination] a pour effet pervers, non de la défaire, mais d'y souscrire 73. » Nancy Cott fournit des preuves détaillées de l'extrême difficulté - voire de l'impossibilité - qu'il y a à contourner ce risque aux États-Unis dans les années 1920 et 1930. (Ses réflexions s'appliquent plus généralement aux pays européens, bien que ce soit en fonction d'une temporalité différente et selon des formulations diverses et particulières.) Y a-t-il un vote des femmes auquel on puisse faire appel ? D'après certaines, c'est inévitable, d'autres estiment que c'est un piège. Les politiciens hommes jugent que cela constituerait le 153

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départ d'une guerre des sexes. Certaines féministes soulignent le fait que les divisions de classe et de race rendent à la fois illusoire et irréalisable toute idée d'un appel unifié « aux femmes » ; d'autres affirment qu'une expérience universelle de la féminitude (fondée sur la maternité) prime sur les autres différences et confère aux femmes un intérêt commun qui n'a pas seulement trait à la santé et aux enfants, mais aussi à tout ce qui touche à la guerre et à la paix. De manière similaire, et à la même époque, les féministes sont divisées sur la question d'une protection juridique. Certaines insistent sur la nécessité d'une protection face à des employeurs susceptibles d'abuser de leur vulnérabilité, d'autres affirment qu'une telle législation ne ferait que renforcer la ségrégation sexuelle et les inégalités inhérentes au marché du travail. Les années 1930 voient se développer, chez des sociologues et des psychologues, l'idée d'un compagnonnage conjugal [companionate marriage] : femmes et hommes sont considérés comme ayant (notamment) les mêmes droits à la satisfaction sexuelle (toujours contenue, cependant, par le mariage hétérosexuel - le lesbianisme étant considéré comme une anomalie contraire à la féminité). Toutefois, comme le montre Cott, si les féministes envisageaient la libération sexuelle comme un triomphe sur les anciennes et inégalitaires divisions du travail (au sein des familles, mais aussi, plus généralement, dans les partenariats sexuels), telle n'est pas la vision qui se manifeste dans la période post-suffragiste. Les femmes continuent de se voir assigner les tâches associées à l'éducation des enfants et aux soins du foyer, même lorsqu'elles sont également salariées au-dehors. Cette vision 154

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est ratifiée par les tribunaux : si les épouses qui travaillent sont, d'un point de vue juridique, à égalité avec les femmes célibataires, les juges continuent à accorder aux maris « le droit, prévu par la loi commune, aux services de l'épouse au foyer », jusque tard dans le XXe siècle74. Et ce n'est qu'en 1975 que la Cour suprême des États-Unis invalidera les lois d'États qui tantôt exemptaient les femmes de leur obligation de participer à un jury, tantôt exigeaient qu'elles reçoivent des formations spécifiques. De nouveaux secteurs scientifiques et pédagogiques ouvrent aux femmes des possibilités professionnelles comme l'économie domestique ou l'assistance sociale aux femmes et aux enfants - tout en reproduisant les représentations stéréotypées de la séparation des sphères masculine et féminine. Si certaines de ces possibilités relèvent désormais de la sphère publique, elles doivent néanmoins être comprises comme découlant d'une nature fondamentalement féminine. Le maternalisme permet certes de développer la sphère des femmes, mais seulement dans certaines limites, comme l'ont montré Seth Koven et Sonya Michel, qui remarquent en conclusion d'une étude portant sur les États-Unis, la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne : « Les femmes maternalistes ont marqué de manière indélébile les administrations sociales naissantes. En identifiant des problèmes liés à des besoins spécifiques au genre et en insistant sur ces problèmes, les femmes ont remis en question le monopole masculin sur le discours public et l'ont ouvert à des discussions portant sur les valeurs et le bien-être privé75. » Toutefois, ajoutent Koven et Michel, « pour les militantes comme pour les usagères, 155

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le processus politique qui a culminé avec l'adoption de lois de protection et d'aide sociale destinées aux femmes et aux enfants a fonctionné, de façon exagérée, comme une "cage de fer" wébérienne : elles se sont heurtées à une dissonance entre les moyens et les fins, entre leurs propres motivations et les résultats, en définitive, de ces politiques76. » C'est ce qui a conduit certaines féministes à condamner le maternalisme en tant que stratégie d'obtention de l'égalité. La psychiatre française Madeleine Pelletier mettait déjà en garde contre la stratégie féministe consistant à célébrer la maternité : « La maternité ne donnera jamais aux femmes un titre d'une quelconque importance sociale. Les sociétés à venir peuvent construire des temples à la maternité, mais elles ne le feront que pour y emprisonner les femmes 77. » Dans les nouvelles représentations de la division genrée du travail, les hommes furent montrés comme des producteurs, les femmes comme des consommatrices. Dans le secteur de l'emploi qualifié, les années 1920 virent un bref moment de progrès suivi d'un déclin marqué. « Dans les années 1930, note Cott, les femmes qualifiées constituaient une proportion décroissante de l'ensemble de femmes au travail, ainsi que de l'ensemble des employés qualifiés78. » Ce n'était qu'en partie la conséquence de la Grande dépression ; d'autres facteurs entraient en compte, notamment la pratique des employeurs consistant à licencier les femmes qui se mariaient ou étaient enceintes, ce qui rendait particulièrement délicate l'alternative « foyer ou travail » pour les travailleuses qualifiées et les cols-blancs. De manière générale, la conclusion de Cott est que le rêve des suffragistes et des féministes d'une forme 156

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d'égalité parfaite - au travail, à la maison, en politique est resté lettre morte tout au long des années 1920. « La publicité rabattit l'exigence d'autonomie et de liberté de choix sur le consumérisme individuel ; les professions socio-psychologiques confinèrent l'affirmation féministe de droits sexuels à la sphère conjugale. La méfiance féministe quant à la division du travail fut poussée sous le tapis. Instaurant de nouveaux formalismes, ces adaptations désarmèrent les défis lancés par les féministes, tout en prétendant y répondre 79. » Le travail de Hester Eisenstein sur les Etats-Unis ajoute une autre dimension à cette histoire. Elle suggère en effet que, dans les années i960, les femmes furent souvent engagées à certains postes (redéfinis comme féminins) dans l'effort de saper les mouvements syndicaux des hommes blancs. Elles devinrent ainsi une alternative, une ressource humaine moins onéreuse, quand les hommes réclamaient des augmentations de salaire. Dans ce cas, la motivation n'était pas un engagement laïc et progressiste en faveur des droits des femmes, mais bien une tentative visant à réduire le mouvement ouvrier et à exploiter les femmes80. Écrivant sur l'Europe dans la période de 1945 à 1975, la sociologue française Rose-Marie Lagrave renchérit sur les conclusions de Cott et d'Eisenstein. Si le nombre des salariées et d'ouvrières qualifiées augmente pendant cette période, remarque-t-elle, il en va de même pour la division sexuelle du travail sur le lieu de travail, puisque « la théorie dualiste du marché du travail qui distingue un marché primaire et un marché secondaire légitime la division sexuelle du travail en la naturalisant économiquement81». Certes, les femmes 157

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ont obtenu l'accès à l'éducation et à des emplois, et sont protégées par la loi, conclut-elle, mais « abusées par leur propre victoire, elles luttent peu contre les formes larvées d'inégalité et contre le sexisme rampant, d'autant plus légitimé à se reproduire qu'il est recouvert par la chape des discours proclamant l'égalité entre les on sexes ».

Un modèle répétitif Malgré les transformations politiques (révolutions, amendements constitutionnels, vote des femmes), la persistance de l'asymétrie de genre est un trait frappant des Etats-nations modernes - et pas seulement en Occident. Après la dissolution de l'Empire ottoman, à mesure que les nouvelles nations entraient dans la modernité, des modèles similaires à ceux que j'ai décrits apparurent dans des régions qui n'étaient pas marquées par la conception protestante de la religion comme affaire de conscience individuelle et privée. En Turquie, dans les années 1920, la révolution kémaliste insista sur la visibilité des femmes dans l'espace public. Dans les premières années de la République, on les pressa d'enlever leur voile et elles furent recrutées comme enseignantes et comme fonctionnaires. Elles obtinrent le droit de vote en 1934. S'inspirant du modèle de laïcité de la République française, la Turquie calqua son Code civil sur ceux d'Italie et de Suisse où, si certains droits étaient accordés aux femmes, notamment celui d'hériter, le traitement des femmes et des hommes restait asymétrique dans les cas de divorce et d'adultère ; le viol 158

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était considéré comme une infraction au droit de propriété d'un homme (ces lois, qui punissaient les femmes plus sévèrement que les hommes en cas d'adultère, n'ont été modifiées qu'en 2001 - en l'occurrence par des adversaires du parti laïc). À ses débuts, le régime kémaliste souscrivait à un idéal de compagnonnage conjugal [companionate marriage] qui maintenait une complémentarité des rôles de genre ; tandis que les hommes participaient au commerce et à la politique, la maternité restait la principale tâche des femmes. Niliifer Gôle écrit ainsi : « En tant que modernes mères au foyer et consommatrices de nouveaux produits d'hygiène, les femmes incarnaient la mission civilisatrice et pédagogique en matière de vie moderne 83. » De ce point de vue, l'anthropologue Jenny White remarque que « la division genrée du travail, en Turquie, a été comparable à celle qui a eu lieu en Europe84. » Et la sociologue Deniz Kandiyoti constate que « le double critère de la sexualité et d'une définition avant tout domestique du rôle féminin » a « émancipé mais non libéré » les femmes turques 85. Certes, elles avaient obtenu le droit de vote, mais cela ne se traduisait ni par une égalité sociale, ni par une égalité économique. En Irak, d'après les recherches de Sara Pursley, l'attention portée à la fonction des femmes au foyer dans le fait d'assurer l'avenir de la nation a conduit à une insistance nouvelle sur l'éducation des filles, mais une éducation qui intensifiait les différences entre les sexes. Les politiques d'enseignement étaient élaborées sous l'influence du modèle occidental. Dans les années 1930, explique Pursley, un groupe d'enseignants irakiens formés aux Etats-Unis, « influencés par l'école 159

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pragmatiste de pédagogie associée au philosophe John Dewey », détermina que « le cursus de l'école publique irakienne n'accordait pas suffisamment d'attention à la préparation des enfants à leurs futurs rôles de femmes et d'hommes. Ils recommandèrent que les élèves filles, des écoles primaires jusqu'aux niveaux secondaires et bien souvent jusqu'à l'université, fussent obligées de suivre des cours d'économie domestique86». De 1932 à 1958, l'expérience scolaire des établissements publics irakiens fut ainsi refaçonnée autour de la différence de genre. Pursley écrit : De manière apparemment paradoxale, la différenciation du cursus scolaire public en fonction du sexe s'est faite parallèlement au développement de la mixité dans les écoles primaires et post-secondaires, en Irak, à la même période. Une fille qui entrait [...] à l'école en 1926 faisait à coup sûr sa scolarité dans une école peuplée uniquement d'autres filles, mais de manière tout aussi certaine, elle étudiait les mêmes matières et suivait le même cursus scolaire qu'un garçon de la même classe d'âge. Une fille entrant dans le système en 1956 pouvait ou non se trouver dans une école [...] mixte, mais quoi qu'il en fut, pendant environ 20 % de son temps scolaire, elle suivrait un cursus obligatoire exclusivement destiné aux filles 87 .

Comme en Turquie, la coexistence des sexes dans l'espace public - la rue ou l'école - n'a pas signalé la fin de la division sexuelle et hiérarchique du travail, et l'a peut-être même renforcée. Tandis que la Turquie devenait une nation indépendante avec la dissolution de l'Empire ottoman, le Liban et la Syrie furent placés sous mandat français à la fin de 160

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la Première Guerre mondiale. Si le Congrès syrien accorda le vote aux femmes en 1920, soit trois mois avant l'arrivée des forces françaises d'occupation, ni sa Constitution ni celle du Liban (négociée sous tutelle française) ne permettaient aux femmes de voter. Les appels des féministes aux principes républicains restèrent lettre morte ; leurs arguments passionnés selon lesquels les autorités religieuses contrevenaient aux enseignements du Coran furent ignorés. Le Haut-Commissariat français préféra abandonner la question du statut des femmes aux dirigeants religieux, puisque d'après le droit de statut personnel, les questions qui touchaient à la famille, au mariage, aux femmes et aux enfants relevaient de leur autorité. L'opposition de ces figures religieuses aux droits politiques des femmes ne différait pas beaucoup de celle des politiciens laïcs de la métropole qui prédisaient que toute brèche dans la division naturelle du travail entre les sexes ouvrirait la voie au chaos. Dans ce contexte, les féministes recouraient parfois précisément à la division du travail en argumentant que la maternité devait donner droit à une représentation politique : « Dans la maternité, une femme a le pouvoir d'inspirer virilité et force à ses fils afin d'édifier une nouvelle nation, » rappelait ainsi une dirigeante syndicale féministe à un public de femmes universitaires88. L'appel à l'égalité des droits politiques s'appuyait donc non seulement sur la différence des femmes, mais aussi sur l'idée selon laquelle cette différence faisait des femmes une collectivité plutôt qu'un assemblage d'individus autonomes (masculins) qui, par définition, incarnaient la citoyenneté. Dans ce contexte, il est instructif de considérer ce qui s'est passé en Inde où, dans les années 1920 et 1930, 161

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les débats portant sur le suffrage des femmes ont constitué un point d'intersection entre le régime impérial britannique, les féministes et les politiciens locaux. Mrinalini Sinha propose une analyse très convaincante des tensions mises au jour par ces débats, soutenant quelles ne recouvraient pas exactement les mêmes lignes de partage entre égalité et différence que chez les féministes britanniques (et ailleurs en Occident). Sinha montre qu'au contraire, les femmes se voyaient assigner des intérêts communautaires - tantôt ceux des minorités religieuses (principalement musulmanes) et des classes opprimées, tantôt ceux du corps national unifié dans son ensemble. En 1932, écrit-elle, le Premier ministre britannique Ramsay MacDonald considérait « les femmes seulement comme une pluralité de collectivités nichées en toute sécurité au sein de plusieurs corps politiques distincts. Son projet était de confirmer ces unités politiques prétendument discontinues sous la forme d'électorats communautaires naturellement séparés, affirmant une fois de plus que les femmes n'appartenaient qu'à leurs communautés 89 ». Contre cette vision d'un pays divisé religieusement et économiquement, la vision nationaliste de Gandhi fut celle d'une communauté politique unifiée, emblématisée par « la transcendance artificielle des femmes par rapport aux autres relations et identités sociales 90 ». Plutôt que les représentantes des groupes hindouiste, musulman ou autre, elles étaient les femmes de la nation et cette identité les constituait en preuve de ce que l'unité était possible. « Dans les faits, cela conféra simplement la primauté aux contours collectifs d'une communauté reconstituée - une communauté nationale et unitaire - par rapport 162

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à d'autres imaginaires politiques de la communauté. La citoyenneté des femmes resta ainsi l'otage de conceptions concurrentes de la communauté91.» Dans cet exemple, « les femmes, en tant que groupe, ne perdirent pas simplement du terrain par rapport aux hommes. La différence sexuelle ne vint pas se substituer à l'égalité. C'est le contexte des patriarcats communautaires réinstaurés, plutôt que la différence sexuelle en elle-même, qui l'emporta sur la reconnaissance de l'autonomie des femmes 92 ». Mais comme le montre Sinha elle-même, au lieu de se voir reconnaître une autonomie, les femmes furent de plus en plus identifiées au « social » c'est-à-dire à une sphère d'intérêt, de préoccupation et de compétence qui passait pour leur appartenir en propre. « [E]n réduisant la portée de l'agentivité collective des femmes au domaine circonscrit du social, [le débat sur le suffrage] redéfinit aussi la collectivité constituée par les femmes comme "naturelle" ou pré-politique 93. » Avec l'ascendant pris par la vision nationaliste, cette agentivité collective des femmes fut « réorientée de manière à annoncer un imaginaire politique national et unitaire dont le citoyen abstrait était, par défaut, hindouiste, de haute caste et masculin 94 ». Sinha défend de manière convaincante la nécessité de tenir compte de la spécificité historique et de la contingence politique lorsqu'on pense les revendications des femmes pour des droits politiques. Il ne fait pas de doute que son approche apporte un nouvel et important éclairage sur le cas indien. Cependant, il me semble que le récit que j'ai proposé sur l'asymétrie de genre dans les nations modernes entre en résonance avec le sien : l'identification des femmes au social, même si elle leur 163

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a permis, en définitive, d'obtenir le droit de vote, n'a pas remis en cause l'explication naturalisée de leur différence, pas plus que les disqualifications et les discriminations qui en découlent.

Les effets politiques de la représentation de genre Il importe de noter que la mobilisation de la différence entre les femmes et les hommes pour expliquer les hiérarchies de l'organisation sociale et politique constitue une représentation idéalisée qui ne correspond pas nécessairement aux pratiques ni aux croyances effectives de toutes les femmes et de tous les hommes. En outre, cette représentation est remise en question par des légions de féministes et de leurs partisans qui en rejettent les prémisses comme étant infondées et injustes. Des dizaines de livres et d'articles ont été écrits, qui insistent sur l'agentivité de celles qui ont refusé de vivre selon les règles discriminatoires imposées par les États-nations et qui - au moins dans leurs propres vies ont incarné des conceptions alternatives des manières dont on peut rendre pertinentes ou non pertinentes les différences sexuelles dans la conduite de sa vie sociale et politique. L'existence même de mouvements féministes témoigne de l'incapacité des partisans d'une vision normative à appliquer les prémisses de cette vision et à l'imposer comme manière de vivre incontestée. Mais il importe tout autant de reconnaître que ces représentations idéalisées (ces discours) ont, de fait, fourni des modèles de comportement - les normes culturelles dominantes - aux habitants des États en voie 164

ÉMANCIPATION POLITIQUE

de laïcisation. Avec les lois qui faisaient de la religion une affaire de conscience individuelle privée, des contrats entre individus le modèle des négociations économiques et de l'abstraction le terrain théorique de l'égalité politique formelle, cette manière de comprendre la différence à partir du sexe a été fondamentale pour la conceptualisation de la modernité politique et, par conséquent, pour la formation des sujets laïcs, quelles qu'en soient les variantes locales. Il s'agissait de résoudre ce que Lefort a appelé l'indétermination de la démocratie, en réancrant ses abstractions (l'individu, les droits, la nation) dans un référent apparemment concret : les corps visibles et sexués des femmes et des hommes. Le fait que ces corps eux-mêmes portent inévitablement des significations indéterminées a posé un dilemme interprétatif et pratique récurrent aux architectes des nations. Il ne pouvait y avoir aucune incertitude sur le genre (sur les significations attribuées à ces corps) si l'on voulait que l'ordre social demeure intact, d'où la férocité avec laquelle les dirigeants nationaux ont tenu à surveiller les frontières de la différence sexuelle et ont invoqué la « nature » comme garante de leur stabilité. Parallèlement, dans une argumentation complètement tautologique, ils prétendaient que l'organisation sociale et politique constituait une démonstration de la vérité des lois naturelles. La nécessité de cette argumentation en boucle suggère l'existence d'une double indétermination (du genre et de la politique) au cœur même du discours de la laïcité. On peut considérer que l'indétermination de genre double la valeur de la vision de la démocratie que propose Lefort, car elle laisse ouverte la possibilité d'un 165

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

débat sur « le légitime et lillégitime - débat nécessairement sans garant et sans terme 95 ». Ce débat, bien sûr, n'a pas lieu dans un espace vide, mais dans le contexte des exigences pragmatiques et changeantes de l'économie, de la démographie et de la politique, intérieure et internationale. Ce qui est saisissant - et affligeant pour celles et ceux d'entre nous dont le but est de parvenir à une forme d'égalité (de genre, de race, de classe), c'est que les inégalités résistent aux changements de contexte et à des décennies de débats sans fin. Ainsi, la mise en équivalence de la citoyenneté avec la masculinité, que les adversaires du suffrage des femmes cherchaient à protéger, n'a pas été complètement invalidée par l'extension du vote aux femmes. Le vote des femmes a simplement déplacé la question du pouvoir des hommes sur un autre plan - dans la sphère politique en tant que politiciens, chefs de partis, hauts fonctionnaires et gardiens de la légalité, et ailleurs en tant que maîtres des marchés, de l'économie et des sciences. La question de savoir où le pouvoir s'exerce semble moins importante que celle de savoir qui le détient ; le phallus (fallacieusement identifié au pénis) confère ce droit aux hommes. En définitive, comme nous le rappelle Lacan, c'est la femme qui est la garante du phallus (Beauvoir la décrit comme « objet et proie ») et qui rend possible la transcendance de l'homme aux dépens de la sienne. Au terme de la longue lutte pour la citoyenneté des femmes, le dilemme saisi dans le titre de l'ouvrage révolutionnaire de Beauvoir n'a pas disparu : les femmes restent « le deuxième sexe ».

Chapitre 4

De la Guerre froide au choc des civilisations

En tant que discours politique, la laïcité fut éclipsée par la Guerre froide, mais ses traces et ses effets subsistèrent. Le rapport de l'État à la religion fut reformulé quand l'Union soviétique se mit à représenter, non pas la laïcité tel qu'elle avait été définie par les campagnes anticléricales du XIXe siècle, mais le foyer même d'un athéisme sans Dieu abondamment décriél. Les éléments de christianisme qui restaient présents dans le discours de la laïcité devinrent prédominants à mesure que se renforçait la version américaine de ce discours (la neutralité de l'État signifiant que les religions étaient préservées de toute intervention étatique). En France prévalait depuis longtemps une autre version de la laïcité, pour laquelle c'étaient les individus et l'État qu'il s'agissait de protéger des empiétements des communautés religieuses. Mais même en France, en cette période de Guerre froide, on accordait une attention renouvelée aux droits de la conscience religieuse privée, dont on disait qu'ils étaient niés par les Soviétiques. Il importe de noter que l'Union soviétique n'a jamais entièrement interdit la religion, même s'il est vrai qu'une partie du 167

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

clergé fut persécuté sous Staline ; non seulement les dirigeants soviétiques tolérèrent la direction de l'Église orthodoxe, mais ils travaillèrent de concert avec elle pour mettre en œuvre la Révolution. Il reste que, conformément au schématisme manichéen des polémiques de la Guerre froide, les Soviétiques étaient représentés comme l'antithèse de la liberté religieuse dont bénéficiait l'Occident chrétien démocratique 2. Dans les années de l'immédiat après-guerre (la fin des années 1940 et les années 1950), le leadership du monde occidental revint aux États-Unis et la réponse religieuse au communisme qui y fut formulée s'étend aux partenariats transatlantiques et à l'intégration européenne3. Le discours polémique de la Guerre froide représentait les Soviétiques comme des athées et des matérialistes dépourvus de sensibilité pour la dimension spirituelle nécessaire - voire naturelle - de l'existence humaine. Leur communisme était, disait-on, « fanatique et sans âme 4 ». La focalisation sur le religieux servit à détourner l'attention de la critique marxiste du capitalisme, pour laquelle de nombreux Européens montrent de la sympathie depuis longtemps. Selon la formulation d'un historien, dans le contexte de la Guerre froide, « la religion a été discursivement associée, dans la culture populaire occidentale, à la "liberté", à la "démocratie" et à la "civilisation occidentale" et considérée comme radicalement contraire à l'amalgame fait "d'athéisme, de barbarisme et de totalitarisme" qui constituait le communisme5 ». Les Soviétiques passaient pour avoir fait disparaître la distinction privé/ public et opté pour un schéma conceptuel d'indifférenciation (non naturelle) des genres. Cependant, il est 168

DE LA GUERRE FROIDE AU CHOC DES CIVILISATIONS

intéressant de voir que, même si certains aspects du discours occidental maintenaient un engagement déterminé en faveur de la séparation des sphères (tenant à une distinction spatiale entre les lieux réservés aux femmes d'une part et aux hommes de l'autre), la différence entre public et privé était brouillée, particulièrement dans les domaines de la religion et du sexe. Deux thèmes distinctifs émergèrent dans la période de l'immédiat après-guerre : d'un côté l'importance du christianisme comme socle commun des puissances occidentales (laïques), de l'autre le traitement différencié réservé aux femmes dans le monde soviétique et dans le monde occidental. Ces deux thèmes étaient liés ; ils s'organisaient l'un et l'autre autour de la notion de liberté de choix, qu'elle renvoie à la croyance (ou à la non-croyance) et à la pratique religieuse individuelle ou à la capacité des femmes américaines à choisir parmi un large éventail de biens de consommation tout en décidant de s'occuper de leurs maris et de leurs enfants. Plutôt que d'égalité, on parla désormais de liberté ; la notion libérale de choix - familial, économique et politique - fut offerte en réponse au rejet prétendu des droits à l'autodétermination individuelle par l'État soviétique. Du côté occidental, la démocratie libérale était représentée comme synonyme de choix individuel ; le système imposé de l'autoritarisme soviétique fournissait le contraste négatif. Les porte-parole de l'Occident considèrent comme universels la liberté de choix et les objets de ce choix - laissés à eux-mêmes, estiment-ils, tous les individus exerceraient leur liberté de la même manière. 169

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

Mais, comme le montre l'analyse foucaldienne du libéralisme, la liberté et ses objets sont produits dans des circonstances spécifiques : « C'est qu'il ne faut pas considérer que la liberté, ce soit un universel qui présenterait, à travers le temps, un accomplissement progressif ou des variations quantitatives ou des amputations plus ou moins graves, des occultations plus ou moins importantes. Ce n'est pas un universel qui se particulariserait avec le temps et avec la géographie. [...] La liberté, ce n'est jamais rien d'autre - mais c'est déjà beaucoup qu'un rapport actuel entre gouvernants et gouvernés 6. » Et il poursuit : « Le libéralisme, ce n'est pas ce qui accepte la liberté. Le libéralisme, c'est ce qui se propose de la fabriquer à chaque instant, de la susciter et de la produire avec bien entendu [tout l'ensemble] de contraintes, de problèmes de coût que pose cette fabrication 7. » Mais cela ne suppose pas nécessairement un rapport hiérarchique de ceux qui gouvernent à ceux qui sont gouvernés. Il y a plutôt des échanges au cours desquels, en invoquant des principes abstraits (égalité, liberté), certains de ceux qui sont gouvernés exigent le changement et celui-ci, lorsqu'il est accordé, s'accompagne de contraintes régulatoires. Ainsi, la liberté n'est pas inconditionnelle, elle est partielle, et son sens advient à travers des politiques et des lois qui l'accordent tout en la régulant. Les objets associés à la liberté par la rhétorique occidentale de la Guerre froide et que je souhaite étudier dans ce chapitre sont la religion et le sexe. Ce ne sont pas les seuls, bien sûr, mais ils sont centraux dans mon projet. Les formes qu'ils ont prises, l'un et l'autre, ont 170

DE LA GUERRE FROIDE AU CHOC DES CIVILISATIONS

eu de profondes conséquences sur le discours de la laïcité, au moment de sa résurgence à la fin du XXe siècle. La liberté religieuse et la liberté sexuelle des femmes furent alors présentées comme universelles, même si, dans le cas des femmes, le sens de cette liberté - les choix prêtés aux femmes - a changé entre les années 1950, époque à laquelle étaient accentuées les vertus domestiques et familiales, et les décennies qui suivirent les années 1960, avec l'appel à une autonomie corporelle et à la réalisation du désir sexuel. Célébrer la liberté religieuse devint bientôt une manière de souscrire au christianisme. Comme le dit l'industriel et diplomate Myron Taylor au président états-unien Harry Truman : « La cause du communisme contre le christianisme et la démocratie dépasse les divergences mineures entre confessions chrétiennes. C'est le grand problème de l'avenir, et donc de notre époque 8 . » Le christianisme fut plus explicitement associé à la démocratie qu'il ne l'avait été jusqu'alors, ce qui prépara le terrain non seulement pour l'émergence de l'évangélisme protestant politisé, mais aussi pour l'argument qui consiste aujourd'hui à situer les prémisses fondatrices de la démocratie séculière du côté des valeurs j udéo-chrétiennes. La question des femmes a suivi une autre trajectoire, de l'insistance des années 1950 sur l'idée selon laquelle le foyer était la ligne de front nationale contre la subversion communiste, au défi lancé par les féministes à cette idéologie domestique à partir des années 1960 et 1970. Dans ce processus, la notion de choix s'est détachée (ou peut-être s'est-elle développée à partir) de ses définitions 171

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

économiques et a été utilisée pour formuler des exigences d'émancipation juridique, économique, politique et surtout sexuelle. Parallèlement à l'idée d'un lien entre christianisme et démocratie, la liberté sexuelle fut produite comme un droit démocratique des individus des deux sexes. La notion de liberté sexuelle était nouvelle dans le domaine des droits - qui jusqu'alors étaient politiques (portant sur la citoyenneté, l'élection des représentants du peuple et l'éligibilité à ce titre) et économiques (droit de subsistance, à un emploi et à un salaire permettant de vivre, voire à l'éducation comme moyen d'accéder au travail salarié). Si neuve (et controversée) fut-elle, la liberté sexuelle - qui n'était plus une affaire privée - était de plus en plus considérée comme une prémisse fondatrice de la démocratie laïque. Dans le discours reformulé de la laïcité, l'apparente contradiction entre les préceptes chrétiens traditionnels et la libération sexuelle n'en était pas une. La libération sexuelle servait, au contraire, à confirmer la sécularité du christianisme et, dans les années 1990, les campagnes internationales contre les violences faites aux femmes rapprochèrent, dans d'improbables alliances, les idées des féministes progressistes des chrétiens militants. C'est l'opposition aux musulmans qui scella leur compatibilité. La liberté religieuse En mars 1946, le Premier ministre Winston Churchill fit un discours au Westminster College situé à Fulton, dans l'Etat du Missouri, aux États-Unis. C'est 172

DE LA GUERRE FROIDE AU CHOC DES CIVILISATIONS

là qu'il employa pour la première fois l'expression « rideau de fer » pour parler des pays sous domination russe. Dans ce discours, il appelait de ses vœux une alliance anglo-américaine vouée à prévenir l'expansion du communisme dans le reste du monde et associait explicitement le christianisme à la démocratie. « À l'exception du Commonwealth britannique et des ÉtatsUnis, où le communisme est dans l'enfance, les partis communistes ou cinquièmes colonnes constituent un défi et un péril croissants pour la civilisation chrétienne. Ce sont de sombres faits à énoncer au lendemain d'une victoire remportée grâce à une si magnifique camaraderie, dans les armes et dans la cause de la liberté et de la démocratie, mais nous serions bien malavisés de ne pas les affronter franchement tant qu'il en est encore temps 9. » Deux ans plus tard, le secrétaire britannique aux Affaires étrangères Ernest Bevin, cherchant à minorer les tendances socialistes du Parti travailliste afin d'obtenir une alliance avec les États-Unis, proposait un plan : « Nous ne pouvons espérer parvenir à repousser le communisme qu'en le discréditant sur des faits matériels [...] et à cela nous devons ajouter un appel positif aux principes démocratiques et chrétiens, nous rappelant la force du sentiment chrétien en Europe. Nous devons mettre en avant une idéologie capable de rivaliser avec le communisme 10. » La mise en équation de « la liberté et de la démocratie » avec « la civilisation chrétienne » consolida l'alliance anticommuniste. L'historien Samuel Moyn note que la liberté religieuse devint bientôt le principe organisateur de la lutte contre le communisme. Elle fut internationalisée et européanisée, écrit-il : « Bientôt, la 173

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

Guerre froide fut caractérisée par une saturation de la politique par le christianisme, tant en Europe non communiste qu'outre-Atlantique, dans un projet commun associant politiciens et Églises "occidentales n " . » Dans la construction de cette alliance, un rôle important revient au Conseil œcuménique des Églises (fondé en 1948 à Amsterdam), qui associait le Vatican à plusieurs confessions protestantes, ainsi qu'à de nombreux dirigeants politiques auxquels on doit l'importance croissante prise par les partis démocrates-chrétiens dans certains pays d'Europe non communiste (l'Italie, l'Allemagne, l'Autriche). La fusion du religieux et du politique à cette époque est parfois présentée comme un phénomène avant tout américain, et il est vrai que, dans les années 1950, certains éléments vont dans ce sens. Le président Eisenhower estimait prudent de fréquenter l'église assidûment et, d'après lui, Dieu était essentiel à « l'expression la plus élémentaire de l'américanisme. Sans Dieu, il n'y aurait aucune forme de gouvernement américain ni mode de vie américain [American way of life] 12 ». C'est en 1953 que les mots « under God» [« sous Dieu »] furent ajoutés à la déclaration d'allégeance au drapeau, et c'est à partir de 1954 que la formule « In God tue trust » [« Nous nous en remettons à Dieu »] fut imprimée sur toutes les monnaies états-uniennes, pour devenir la devise du pays en 1956. Mais, d'emblée, le mouvement fut international. Dès 1939, le Premier ministre canadien Mackenzie King, parlant à la fois du fascisme et du communisme, mettait en garde contre « les forces du mal [...] lâchées dans le monde dans une lutte entre la conception païenne d'un ordre social qui ignore 174

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l'individu et se fonde sur la doctrine de la puissance, et une civilisation fondée sur la conception chrétienne de la fraternité humaine, avec sa considération pour la sainteté des relations contractuelles [et] le caractère sacré de la personnalité humaine13 ». L'oraison de King oppose les « forces du mal » à celles de la civilisation chrétienne, et le paganisme (primitif, polythéiste) à la civilisation (monothéiste, mais chrétienne avant tout). Il convient de noter que capitalisme et individualisme sont identifiés en des termes résolument religieux : les rapports contractuels sont sanctifiés et les individus humains, sacrés. Les présupposés idéologiques du capitalisme sont ainsi redéfinis comme des notions religieuses, et la croisade contre le communisme a moins à voir avec des systèmes économiques et politiques concurrents qu'avec des principes moraux et religieux universels : le bien contre le mal, l'arriération contre le progrès. Le successeur de King, Louis Saint-Laurent, reprit ces idées, soulignant les origines hébraïques et grecques du christianisme dont « l'essence même est la liberté 14 ». L'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies (1948) porte sur « la liberté de pensée, de conscience et de religion » et sur le droit de manifester sa foi « en public ou en privé 15 ». Dans les débats qui conduisirent à son adoption, les propositions soviétiques visant à défendre les droits des « libres penseurs » (c'est-à-dire des non-croyants) furent rejetées. Mais les tendances qui poussaient à inclure la figure divine en tant que source des droits de la conscience religieuse furent également contrariées par (cela ne surprendra personne) les arguments du délégué français qui avertit que « la loi ne peut avoir d'autre source que la 175

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

volonté du peuple 16 ». Malgré tout, la liberté religieuse prévalut dans le contexte européen. Moyn assure que « dans les années de Guerre froide, les Européens occidentaux allèrent beaucoup plus loin, à certains égards, que les Américains ne le firent jamais, dans le brouillage des lignes qui séparaient le christianisme, publiquement dominant, de la vie politique 17 ». Pour preuve convaincante de cette affirmation, il évoque la Convention européenne des droits de l'homme, promulguée en 1950 18. Dans les délibérations qui précédèrent son adoption, les démocrates-chrétiens jouèrent un rôle central. Moyn souligne que de nombreux discours établissaient une équivalence entre civilisation occidentale et christianisme. Le délégué irlandais, par exemple, insista en ces termes : « Nous devons dire clairement que nos conceptions de la dignité humaine et des droits humains sont quelque chose de différent de ce que nous voyons en Europe de l'Est. [...] Un effort est fait là-bas pour éteindre les lumières de l'Eglise - pas seulement d'une église, mais de presque toutes les églises. [...] Ici, au Conseil de l'Europe, nous pouvons être une base de ralliement et un fanal pour les hommes et les femmes qui luttent contre ce type de persécution19. » Pour combattre le socialisme intérieur, suggère Moyn, le texte de la Convention abandonnait de nombreuses références aux droits sociaux et économiques qui figuraient dans la déclaration des Nations Unies, mais conserva la déclaration sur la liberté religieuse, accordant toutefois aux pouvoirs étatiques la possibilité d'apporter à cette liberté les restrictions « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la 176

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protection des droits et libertés d'autrui20 ». C'est cette disposition, souligne Moyn, qui permet aujourd'hui de limiter les droits des musulmans dans les pays chrétiens séculiers d'Europe occidentale. Moyn soutient que la Convention européenne des droits de l'homme est un document qui vise à marginaliser de manière générale le sécularisme des Européens, ce « rejet de Dieu et de l'Evangile dans la sphère de la vie sociale et politique » qui, estimait le philosophe catholique Jacques Maritain en 1951, avait conduit à « l'athéisme théorique de l'Union soviétique21 ». Il me semble que Moyn admet trop facilement l'idée selon laquelle le sécularisme est en quelque sorte antithétique à la religion, alors qu'en fait, il entrait depuis longtemps une composante chrétienne dans cette notion, comme d'ailleurs dans celle de laïcité. Au moins certains de ceux qui s'en prenaient à l'athéisme soviétique estimaient que ce qui existait en Russie était autre chose que le sécularisme (ou laïcité) occidental, l'athéisme soviétique étant dépourvu de composante religieuse. La distinction entre athéisme et sécularisme (ou laïcité) a donc une importance que Moyn ne reconnaît pas. Il tend en effet à considérer l'athéisme comme un synonyme du sécularisme, alors que tel n'était pas le cas dans le discours politique de ces années-là. Et il emploie souvent secularism en rapport avec un texte où ce mot ne figure pas 22. En réalité, la manière dont Dianne Kirby décrit l'instrumentalisation états-unienne de la religion pendant la Guerre froide me paraît être une meilleure interprétation et pouvoir, en outre, s'étendre à des exemples tels que la Convention européenne des droits de l'homme : « Les perceptions populaires cultivées sur le leadership 177

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

moral des États-Unis et leur usage circonspect du pouvoir ont eu pour conséquences des représentations de plus en plus fréquentes des valeurs religieuses sous des formes séculières. Cela reflète un processus d'assimilation et de traduction d'un système de valeurs religieux sous la forme d'une éthique séculière23. » Kirby discerne « un processus similaire en Europe, avec le succès électoral de la démocratie chrétienne, un phénomène d'après-guerre qui est resté une force significative dans la politique européenne jusqu'à la fin du siècle24». Cette éthique laïque est en rapport avec les notions politiques de liberté et de démocratie et les pratiques qui leur sont associées (droit de vote, séparation des pouvoirs, tolérance de visions politiques diverses, liberté de la presse), désormais considérées comme l'incontournable héritage du christianisme, mais pas comme l'application directe de cette religion - ce qui aurait constitué une théocratie, et non une démocratie, aux yeux de ces politiciens. Dans la rhétorique de la Guerre froide, le christianisme est devenu synonyme de démocratie laïque par opposition à l'athéisme soviétique déprécié. C'est ce qui a préparé le terrain pour un rejet de l'islam au début du XXI e siècle, cette religion étant jugée inacceptable parce que théocratique et non démocratique. Mais l'islam, en tant que force religieuse, avait d'abord été mobilisé contre le bloc soviétique.

L'islam dans la Guerre froide Dans les campagnes anticommunistes, les Russes furent souvent décrits comme faisant partie de « hordes 178

DE LA GUERRE FROIDE AU CHOC DES CIVILISATIONS

asiatiques ». Le secrétaire américain de la Marine James Forrestal estimait que les Soviétiques étaient « essentiellement orientaux dans leur manière de penser ». Le secrétaire d'Etat Dean Acheson comparait « la menace qu'ils posent à l'Europe » à « celle que posait l'islam il y a des siècles 25 ». Les images orientalistes abondent dans ces évocations à peine voilées de croisades opposant les chrétiens aux musulmans. Une affiche du groupe anticommuniste français Paix et Liberté montre un homme de type ottoman, à la peau foncée et au long nez, coiffé d'un fez, tenant dans ses mains et entre les dents des sabres dégoulinant de sang, dansant au son de balalaïkas dont jouent ses complices, des hommes d'État européens26. De manière similaire, une affiche allemande antibolchévique représente un homme de « type asiatique » et une affiche de film de la Paramount met en garde contre une victoire des Russes dans la prochaine guerre, qui conduirait à la stérilisation de nombreux hommes américains et au viol des femmes américaines 27. Sur l'image, une toute petite femme se recroqueville sous une énorme botte, avec cette légende : « En cas de conquête par les communistes, nos femmes seraient impuissantes sous la botte des Russes asiatiques. » Certains auteurs ont vu un lien potentiel entre le régime soviétique et l'islam. Bernard Lewis, par exemple, s'inquiétait en 1954 de ce que l'attrait de l'autoritarisme « pourrait préparer les groupes intellectuellement et politiquement actifs [dans le monde musulman] à adopter les principes et les méthodes de gouvernement communistes ». On peut certainement déceler une certaine continuité de la Guerre froide au choc des civilisations dans ces 179

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

thèmes orientalistes qui rapprochent le communisme russe de l'islam militant comme deux formes de « despotisme oriental ». Mais le chemin n'a pas été linéaire ; la polémique est une chose, les calculs stratégiques en sont une autre. Sous la conduite des États-Unis, les puissances occidentales espéraient faire des musulmans une force subversive au sein du bloc soviétique ; la critique de l'athéisme d'État semblait un point de ralliement possible pour tout groupe religieux. Ces puissances cherchaient aussi à contrarier les mouvements nationalistes panarabes et anticolonialistes du Moyen-Orient (souvent inspirés par une forme ou une autre de socialisme), et, dans ce but, elles invitèrent des musulmans conservateurs à rejoindre la croisade chrétienne anticommuniste sur le terrain éminemment moral de la liberté religieuse. Les États-Unis sollicitèrent l'Arabie Saoudite, foyer du wahhabisme ultraconservateur, dans l'espoir d'obtenir une alliance contre le projet du dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser consistant à rassembler un mouvement panarabe capable de s'opposer aux interventions occidentales dans les pays émergents du monde arabe. L'anti-gauchisme conduisit l'Occident à soutenir des formes autoritaires d'islam politique contre des versions plus réformistes (et sécularisées). Au passage, des alternatives progressistes furent réprimées pour leur dangereuse proximité avec le projet soviétique. D'après Kirby, « le soutien de l'Amérique et de ses alliés dans la région, et plus particulièrement de l'Arabie Saoudite, a contribué à créer une situation où des versions de l'islam par ailleurs peu populaires et non représentatives ont fini par acquérir un pouvoir et une 180

DE LA GUERRE FROIDE AU CHOC DES CIVILISATIONS

influence qu'ils n'auraient vraisemblablement pas obtenus autrement29 ». La participation de l'URSS à la guerre civile afghane (1979-1989) porta les tensions à leur comble. En Afghanistan même, l'opposition aux Soviétiques vint des moudjahidin, ces combattants musulmans radicaux qui, au XIXe siècle déjà, luttaient contre la domination des « infidèles » colonisateurs britanniques sur leurs terres. La logique de la Guerre froide conduisit les EtatsUnis et l'Arabie Saoudite à soutenir l'appel international de ces combattants de la liberté (et notamment d'Oussama ben Laden), en leur envoyant une aide militaire et des armes depuis le Pakistan voisin. Ce n'est pas ici le lieu de reprendre toute l'histoire des conflits contemporains au Moyen Orient. Mais il importe de relever le rapport complexe que l'Occident entretient avec l'islam, et notamment le rôle joué par les initiatives politiques et stratégiques à motivations religieuses dans la Guerre froide. Kirby formule les choses succinctement : « Le tableau de la guerre d'Afghanistan comme d'un djihad international rassemblant des volontaires musulmans en provenance du monde entier entretient des résonances avec la conception qu'avait Truman d'un front religieux anticommuniste international. L'héritage de la Guerre froide religieuse persiste autour de la "Guerre mondiale contre le terrorisme". Cet héritage se présente comme un défi religieux extrémiste lancé à la légitimité du système international moderne, un système conçu comme séparé de la religion, et qui pourtant la défend 30. » Pour le dire autrement, dans le discours de la laïcité tel qu'il a réémergé après la chute du communisme en 1989 et plus fortement encore après les attentats contre 181

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

le World Trade Center à New York en 2001, l'islam est devenu un « défi religieux extrémiste » lancé à un « système moderne international » désormais compris comme étant démocratique et chrétien. C'est dans ce contexte que le politologue Samuel Huntington, qui a popularisé l'idée d'un « choc des civilisations 31 », insistait en 1993 sur l'idée selon laquelle « historiquement, il y a une forte corrélation entre le christianisme occidental et la démocratie 32 ». Et que le président George W. Bush a pu justifier l'invasion de l'Irak comme une croisade en accomplissement de la volonté de Dieu. « Cette croisade, cette guerre contre le terrorisme, prendra un certain temps », dit-il en septembre 200 1 33. En 2004, il définit l'objectif de la croisade : « La liberté est le don du Tout-Puissant à chaque homme et à chaque femme en ce monde. Et en tant que plus grande puissance sur la face terrestre, nous avons l'obligation de contribuer à répandre la liberté34. » Dans une veine moins scripturaire, le président français Nicolas Sarkozy appelle en 2007 à une nouvelle laïcité positive : « La laïcité n'a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes », dit-il, car cela reviendrait à « affaiblir le ciment de l'identité nationale35». Quelques années plus tard, il définit ainsi l'héritage français : « la Chrétienté et les Lumières comme deux versants d'une même civilisation 36 ». Angela Merkel, chancelière allemande, enjoint à ses compatriotes de poursuivre les discussions sur « la vision chrétienne de l'humanité ». Les Allemands doivent veiller, dit-elle, sur « les valeurs qui nous guident, notre tradition judéo-chrétienne ». Ces valeurs sont un moyen de retrouver « la cohésion dans notre société 37 ». 182

DE LA GUERRE FROIDE AU CHOC DES CIVILISATIONS

L'importance de l'éthique chrétienne pour les démocraties contemporaines est manifeste dans le débat qui a eu lieu en 2004 entre le philosophe allemand Jlirgen Habermas et le pape Benoît XVI et qui a été publié sous le titre Raison et religion. La dialectique de la sécularisationf38. Face à la guerre contre le terrorisme et au développement des conflits dans le monde, Habermas admet l'importance des traditions religieuses comme source de la moralité et de l'éthique ; ces sources ont préservé « quelque chose d'intact, qui ne se retrouve nulle part ailleurs 39 ». Comme il l'écrit dans Une époque de transitions, « [lj'universalisme fondé sur l'égalité dont sont issues les idées de liberté et de solidarité dans la vie en commun [...] de morale individuelle fondée sur la conscience morale, de droits de l'homme et de démocratie - est, en effet, un héritage de l'éthique juive de la justice et de l'éthique chrétienne de l'amour. Inchangé dans sa substance, cet héritage a sans cesse été l'objet d'appropriations critiques et d'interprétations nouvelles. Jusqu'à aujourd'hui, aucune autre voie ne s'est offerte [...] Tout le reste n'est que bavardage postmoderne40 ». Dans son dialogue avec Habermas, Benoît souligne le rôle de « la lumière divine de la raison41 » dans le contrôle des « pathologies de la religion », attribuant la raison au christianisme et les pathologies à l'islam 42 . L'incorporation de ce qui relève du christianisme non seulement comme un aspect de la sécularité démocratique, mais comme sa source même, a été un résultat durable de la Guerre froide. Dans le discours du choc des civilisations, l'islam est désormais figuré comme une 183

LA RELIGION DE LA LAÏCITÉ

forme excessive de spiritualité (un « défi religieux extrémiste ») éclipsant la rationalité inhérente aux individus - une rationalité vue comme le principe de la conscience intérieure chrétienne et de la liberté quelle exprime - au nom d'une identité collective imposée. De ce point de vue, l'islam devient une forme de politique totalitaire où la charia remplace la dialectique marxiste 43.

La liberté sexuelle et le statut des femmes C'est en 1959 qu'a lieu la confrontation la plus caractéristique de la Guerre froide sur la question des femmes, lors d'un dialogue qui sera connu par la suite sous le nom de « discussion de cuisine », entre le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev et le vice-président Richard Nixon. Ce débat se produit à l'occasion d'une exposition présentée à Moscou par les Américains dans le cadre d'un échange entre les États-Unis et l'URSS. Dans la cuisine modèle où est présenté le dernier cri de la technologie conçue pour épargner du travail aux femmes, Khrouchtchev raille la nouveauté constituée par le lave-vaisselle : « Nous avons ce genre de choses », affirme-t-il. Nixon ignore le commentaire : « C'est notre modèle le plus récent. Il est construit par milliers pour être installé directement dans les maisons. En Amérique, nous aimons faciliter la vie aux femmes. » Khrouchtchev réplique : « Votre attitude capitaliste à l'égard des femmes n'a pas cours sous le communisme », faisant peut-être référence à la part plus importante que prennent les femmes soviétiques au monde du travail. 184

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Peut-être aussi, comme spécule Harrison Salisbury, le correspondant du New York Times> Khrouchtchev veut-il dire que « la discrimination et l'exploitation des femmes n ont pas cours sous le communisme ». Nixon contre-attaque : «Je crois que cette attitude à l'égard des femmes est universelle. Ce que nous voulons, c'est rendre la vie plus facile à nos épouses au foyer44. » Le débat s'achève sur une note plus concordante, Khrouchtchev et Nixon trinquant à leur admiration partagée pour l'autre sexe. Ce dialogue entre les deux dirigeants est l'apogée de nombreuses années de divergences sur la question des femmes. Dans Homeward Bound, Elaine Tyler May évoque longuement la situation états-unienne dans l'immédiat après-guerre. Elle écrit ainsi que « la famille semblait offrir une forteresse psychologique. [...] Soutenue par la virilité hétérosexuelle, l'expérience scientifique et une saine abondance, elle était peut-être en mesure de repousser les dangers de l'époque45 ». Comme par le passé, le centre du foyer domestique est figuré sous les traits d'une femme. C'est ce que tient à rappeler le ministre du Travail James Mitchell, tout en concédant que les femmes ont peut-être besoin de travailler (et elles sont en effet de plus en plus nombreuses à le faire dans ces années) : « Aucune nation ne doit jamais oublier que la base première et fondamentale d'une société libre est la structure familiale - le foyer et que là est l'emploi le plus important46. » Au nom de la liberté de choix, Mitchell invite les femmes à se consacrer à leur rôle domestique et maternel. Dans ses réponses à Khrouchtchev, Nixon souligne l'importance du choix et met l'accent sur la multiplicité 185

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des biens de consommation accessibles aux femmes américaines. Puis, liant le marché à la démocratie, il suggère que « les gens choisissent le type de maison, le type de soupe, le type d'idées qu'ils veulent ». La liberté de choix contraste avec l'état des choses en Russie. Nixon insiste : « Chez nous, il n'y a pas une décision unique prise au sommet par un unique fonctionnaire du gouvernement. Là est la différence. » Cette référence à une attitude « universelle » implique que, laissées libres de leur choix, les femmes choisissent le foyer. C'est en effet par le choix que le Bureau des femmes, aux États-Unis, explique l'absence des femmes en politique. « L'égalité des droits pour les femmes dans la vie publique reste une question pour l'avenir, » observe un parlementaire en 1948, et il poursuit en expliquant que « c'est le résultat du libre choix de la plupart des femmes, qui de toute évidence préfèrent le confort et l'intimité de leur propre foyer aux éprouvantes expériences des campagnes politiques et aux responsabilités des plus hautes fonctions publiques 47 ». La liberté de choix est désormais considérée comme la première caractéristique de la démocratie et, si paradoxal que cela paraisse, cela confirme inévitablement la vérité « universelle » qui veut que la place des femmes soit au foyer. À l'ONU, qui à cette époque martèle sa position sur les droits humains, le caractère contradictoire des affirmations comparant le statut des femmes en régime capitaliste et en régime communiste est manifeste. D'après une historienne, « le statut des femmes a constitué l'un des champs de bataille de la Guerre froide 48 ». Les délégués américains mettent en avant l'intimité du foyer et la liberté de choix en matière de consommation 186

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- les rôles privés des femmes - , tandis que les Russes vantent l'égalité des femmes et des hommes dans la sphère publique, une égalité qui s'exprime dans les taux d'activité des femmes, les subventions d'aide à la garde des enfants et l'égalité salariale. (Les historiens ont montré que la réalité n'était pas toujours à la hauteur de ces prétentions ; il y avait bien des asymétries de genre en Union soviétique. Mais ces contrastes rhétoriques avaient une réalité spécifique dans l'arène internationale où se jouait la Guerre froide49.) En 1953, l'un des représentants russes aux Nations Unies note le refus du Congrès états-unien d'adopter un amendement sur l'égalité des droits (proposé pour la première fois en 1923) et l'absence des femmes aux positions politiques et judiciaires 50. Dans un discours prononcé devant la commission des Nations Unies sur le statut des femmes, la déléguée soviétique Nina Popova estime que, si « la position des femmes était véritablement une mesure de la démocratie dans n'importe quel pays », alors « l'URSS [est] un exemple qui devrait inspirer tous les pays démocratiques51 ». Les Américains rétorquent que la famille est un bastion indispensable à la sécurité et que les femmes sont plus heureuses aux États-Unis qu'en URSS - plus heureuses, mais aussi plus belles que leurs homologues russes. L'hebdomadaire US News and World Report décrit Moscou comme « une ville de femmes des femmes qui travaillent dur et ne présentent que peu des charmes physiques des femmes occidentales. À Moscou, la plupart des femmes ne semblent pas très soucieuses de leur apparence 52 ». Il va sans dire que ces commentaires ne reflètent pas les réalités complexes et les expériences vécues sur le terrain ; ils servent plutôt à 187

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peindre à traits grossiers un tableau des différences entre les deux systèmes. Le directeur du FBI J. Edgar Hoover invite les « femmes et les mères au foyer » à lutter contre « les jumeaux ennemis de la liberté - le crime et le communisme ». Ce sont elles les véritables « femmes de carrière », affirme-t-il. « Je dis des femmes de "carrière" parce que j'ai le sentiment qu'aucune carrière n'est aussi importante que celle de mère et de femme au foyer 53. » Hoover se méfie de tous les groupes qui remettent cet avis en question et son antipathie s'étend de la Fédération démocratique internationale des femmes (fondée à Paris en 1945), d'inspiration communiste et qu'avec d'autres il accuse de se servir des droits des femmes comme d'un « écran de fumée » pour faire avancer les objectifs soviétiques, à tout ce qui évoque de près ou de loin le féminisme 54. « Les agents politiques du Kremlin à l'étranger continuent à battre le tambour féministe en pleine connaissance de son influence perturbatrice parmi les ennemis potentiels de l'Union soviétique », écrit l'auteur d'un livre sur « la femme moderne 55 ». La surveillance anticommuniste s'étend à tout individu ou organisation qui met en question les normes du mariage hétérosexuel. D'après May, « toutes les formes de conduite sexuelle non conjugale (prostitution, sexe hors mariage, homosexualité) devinrent une obsession nationale après la guerre 56 ». Du Sénat au FBI, des anticommunistes de Hollywood à Mickey Spillane, la faiblesse morale était associée à la dégénérescence sexuelle qui conduisait prétendument au communisme. Pour éviter de désastreuses conséquences,

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les hommes comme les femmes devaient contenir leur sexualité dans le cadre conjugal où, aux côtés des femmes au foyer compétentes et sexuellement soumises, les hommes virils seraient sous contrôle. Une famille forte nécessitait deux ingrédients essentiels : sobriété sexuelle hors mariage et rôles traditionnels de genre dans le mariage 57 .

L'historienne Emily Rosenberg explique que les liens discursifs entre hommes forts et nations fortes se sont renforcés réciproquement, le patriotisme étant mis en équivalence avec une idéologie domestique de la subordination féminine 58. En outre, « le présupposé social de la domination masculine a trouvé une application discursive dans la politique étrangère de la Guerre froide », justifiant ainsi l'intervention des puissances anticommunistes (viriles) dans des nations estimées trop faibles (trop féminisées) pour résister à l'invasion communiste 5S>. L'idée selon laquelle le premier devoir des femmes serait à l'égard de la famille n'était pas défendue par l'enseignement religieux, mais par l'idéologie patriotique ; à n'en pas douter, c'était une argumentation laïque qui, toutefois, s'exprimait dans un autre langage que celui de la laïcité. May remarque qu'à la différence des représentations plus anciennes du foyer, où la maternité était figurée comme la source de toute réalisation sexuelle des femmes, un nouvel accent fut mis sur la satisfaction des femmes dans le cadre conjugal60. Dans une étude très complète intitulée Sexuality in Europe, l'historienne Dagmar Herzog attire l'attention sur un « modèle érotisé de domesticité conjugale» dans les années 1950. 189

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« La restauration de la vie familiale s'est accompagnée d'une augmentation des attentes et des critères associés au plaisir», écrit-elle61. Dans ce climat, les arguments en faveur de la contraception bénéficiaient d'une écoute plus positive lorsqu'ils étaient formulés en accord avec la rhétorique de la Guerre froide. Margaret Sanger, dont l'oeuvre a donné naissance au Planning familial en 1943, appelait à la « sécurité nationale par le contrôle des naissances62». Ses émules aux États-Unis et en Europe obtinrent gain de cause en affirmant que la « procréation planifiée », en éliminant les grossesses non désirées, renforcerait la satisfaction sexuelle des femmes et garantirait ainsi la stabilité du mariage. Leurs préoccupations coïncidèrent aussi avec les inquiétudes portant sur le contrôle de la population dans le monde en développement, comme une manière de résoudre les problèmes de pauvreté et d'exploitation économique pour contrer les arguments communistes qui rendaient le capitalisme responsable des épreuves traversées par les pauvres 63. À part l'Église catholique, la plupart des groupes religieux admettaient la nécessité de la contraception ; ils raisonnaient en termes scientifiques, sanitaires et de planification rationnelle en vue d'améliorer la place traditionnelle des femmes au foyer. D'après Herzog, dans toute l'Europe occidentale, les Églises chrétiennes insistèrent sur l'importance d'une « sexualité conjugale satisfaisante pour les deux membres du couple - non plus seulement légitimée par la reproduction, mais aussi pour sa valeur favorisant le lien conjugal64 ». S'il est vrai que, dans l'immédiat après-guerre, certaines organisations féministes internationales recoururent à la 190

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science pour ébranler l'idéologie familiale, ce n'est que dans les années 1960 et 1970 que les questions de contrôle des naissances et de satisfaction sexuelle furent associées aux exigences de plus en plus répandues de libération des femmes en Occident65. « Choix » devint alors le mot d'ordre des associations pour le droit à l'avortement ; le droit des femmes à être libérées de grossesses non voulues devint un argument admissible, même par certains législateurs récalcitrants.

Les droits des femmes À partir du milieu des années 1960, les représentations des femmes se transforment de manière marquée, conséquence notamment de l'émergence de mouvements liés au féminisme de la deuxième vague aux États-Unis et en Europe occidentale, ces mouvements étant eux-mêmes à la fois la cause et l'effet de changements juridiques, sociaux et démographiques associés au développement de la culture de consommation, de l'accessibilité des moyens de contraception, des politiques d'État-providence, de la nécessité du travail des femmes et de l'idée des droits humains telle qu'elle est articulée dans la Déclaration de 1948 à l'ONU. L'insistance sur les droits est au centre à la fois des revendications féministes et des réponses législatives qui leur seront données. Cela aura pour effet de mettre au premier plan les questions portant sur ce qui peut être admis comme une reconnaissance des droits et de savoir si l'égalité avec les hommes est bien un droit pour les femmes. 191

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Dans toutes les sphères politiques et internationales, les débats sont intenses. Les droits renvoient-ils à des sujets individuels souverains ou à des collectivités fondées sur des différences de classe, de race et de genre ? Quest-ce qui constitue l'égalité de genre par rapport à l'exercice des droits ? Y a-t-il des différences naturelles qui contredisent tout traitement égalitaire, même si les hommes et les femmes sont définis comme des individus dotés de libre arbitre ? L'homosexualité est-elle une déviation ou une pratique acceptable ? Les droits sexuels dépendent-ils de l'expansion du capitalisme ou d'une libération par rapport à lui 66 ? Dans le chaos de réponses discordantes, le sexe est produit comme un nouveau genre de liberté, et la liberté sexuelle devient une notion parallèle à celle de liberté religieuse, prête à être incorporée au discours transformé de la laïcité tel qu'il réapparaîtra à la fin du XXe siècle. Comme l'a noté Foucault, cette liberté s'accompagne de nouveaux effets régulateurs ; si (comme je l'ai montré au chapitre 2) le sexe est depuis longtemps un objet de préoccupation gouvernementale, les mouvements pour des droits féministes et homosexuels le font désormais sortir de la sphère privée pour l'installer carrément dans la sphère publique. Avant même la fin de la guerre, les politiques d'Étatsprovidence avaient reconnu le droit des mères - (reproductrices de l'avenir de la nation - à voir leurs efforts soutenus par l'État. En 1953 déjà, la féministe Vera Brittain remarquait que « l'État-providence a été à la fois la cause et la conséquence du second grand changement traversé par les femmes [...] de la rivalité avec les hommes à une nouvelle reconnaissance de leur valeur 192

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unique en tant que femmes 67 ». Cette valeur unique, c'était la maternité qui, d'après Brittain, nécessitait un traitement différent de celui que reçoivent les hommes. Les Constitutions d'après-guerre en France (1946), en Italie (1947) et en Allemagne de l'Ouest (1949) comportent des énoncés sur l'égalité des hommes et des femmes ; la Déclaration des droits de l'homme de l'ONU (1948) fait de l'égalité entre époux dans le mariage l'un de ses grands principes. Mais il est difficile de dire ce que signifie l'égalité par-delà la reconnaissance du droit de vote, désormais acquis pour tous les adultes. Comme on pouvait sans doute s'y attendre, les réformes du droit civil (divorce, garde des enfants, remise en question de l'autorité paternelle, des discriminations au travail, accès à l'éducation, discrimination positive) ne suivent pas immédiatement ; elles s'accompliront lentement, de manière inégale et au prix de profondes contradictions dont certaines ne sont toujours pas résolues de nos jours. Mais les transformations des pratiques sociales s'expriment plus clairement dans les statistiques démographiques : de 1960 à 1980, il y aura, de manière générale, des déclins spectaculaires de la fécondité, une chute des taux de mariage, davantage d'enfants nés hors mariage et une augmentation du nombre de divorces. Le rétrécissement de la famille aura pour conséquence de réduire le temps consacré par les femmes aux tâches reproductrices, ce qui s'accompagne d'un accroissement de leur participation à la population active et d'une définition étendue de la féminité même. Les droits économiques des femmes et leur liberté en matière de reproduction deviennent des thèmes de débat public. Il y aura des campagnes au succès variable, 193

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destinées à mettre fin aux stéréotypes de genre au travail, à garantir l'égalité salariale pour les mêmes tâches et à assigner une valeur économique au travail domestique des femmes. Côté reproduction, les appels à la légalisation de la contraception et de l'avortement soulignent la liberté de choix des femmes et la nécessité pour l'État de protéger ce droit - exemple de la manière dont une nouvelle liberté nécessite de nouvelles règles permettant de la définir et de l'obtenir. Dans les années 1970 et 1980, de nombreux États européens reconnaîtront le droit à l'avortement, avec des modalités et des restrictions diverses 68. Des conférences internationales lient les projets de développement dans ce que l'on appelle alors le TiersMonde à l'obtention par les femmes du contrôle de leur activité reproductrice. Une étape importante sera franchie lors de la Conférence internationale sur la population et le développement qui se tient au Caire en 1994 et où les arguments féministes l'emportent sur les stratégies antérieures, qui consistaient à faire dépendre du contrôle de la fécondité toute amélioration du statut des femmes. Au Caire, la causalité est inversée, et l'autonomie [