La psychanalyse : enseignement ou transmission ?: Journées d¿hommage au travail d¿Elie Doumit 9782806641540, 2806641543

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?: Journées d¿hommage au travail d¿Elie Doumit
 9782806641540, 2806641543

Table of contents :
PRÉSENTATION DES JOURNÉES. Ce qu’enseigne la psychanalyse, comment l’enseigner ? / Guy Voisin
COUP DE SONNETTE / Denis Grilliat
LA QUESTION DU STYLE DANS LE TRAVAIL ET LES TEXTES D’ÉLIE DOUMIT / Jean-Marie Samocki
À PROPOS D’ESPACE ET TEMPS D’ÉLIE DOUMIT / Christian Fierens
ÉLIE DOUMIT : UNE TRANSMISSION EN MARCHE. Témoignage / Nadia Jamaï
TRADUIRE AU RISQUE DE SE TRAHIR. Hommage – témoignage à Élie Doumit / Ichrak Laoud
ALIÉNATION ET LOGIQUE. À Élie Doumit / Wilfrid Magnier
DE CE QU’IL EN EST À CE QU’IL EN NAÎT / Mélody Bonny
QU’EST-CE QU’ENSEIGNE UNE PSYCHANALYSE ? / H.
D’UN POSSIBLE NÉCESSAIRE ENSEIGNEMENT DU RÉEL EN PSYCHANALYSE ? / Marc Vincent
TENIR BON / Jean-Louis Chassaing
ELIE DOUMIT : UN PASSEUR D’EXPÉRIENCES / Jean-Pierre Meaux
LE RÉEL DE LA PASSE / Pierre Marchal
CONCLUSION / Guy Voisin

Citation preview

La collection On ne dépasse ni ne résume les grands textes. On peut tout au plus choisir de les lire et de se laisser altérer par eux. Lire c’est entrer dans la mouvance de la lettre. C’est la prendre et la faire travailler comme signifiant, c’est-à-dire lui donner une nouvelle signifiance, en prolonger le sens, et lui ouvrir la voie pour qu’elle trace son chemin vers sa destination renouvelée. Loin de chercher à fixer ou à collationner les significations de l’écrit, il s’agit au contraire de mettre en vibration les équivoques du texte pour l’amener à parler. Une telle pratique c’est déjà s’inscrire en psychanalyse. Lire en psychanalyse consiste à ouvrir l’avenir des textes fondateurs en leur donnant la puissance de signifiant, c’est-à-dire de signifier au-delà de ce qu’ils signifient grâce à l’acte de lecture.

ISBN : 978-2-8066-4154-0 © EME Éditions 10 rue du Poirier B-1348 Louvain-la-Neuve

D/2024/9202/2

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www.eme-editions.be

École Psychanalytique des Hauts-de-France membre de l’ALI

La psychanalyse : enseignement ou transmission ? Journées d’hommage au travail d’Elie Doumit samedi 21 et dimanche 22 mai 2022 à Lille

ARGUMENT

Si la psychanalyse peut être enseignée c’est au titre d’un savoir référentiel qu’elle produit : celui qu’on énonce et étudie comme sa théorie, serait-elle résolument inachevée, puisque toujours à réinventer sous peine de résistance à elle-même. Si elle peut se transmettre c’est qu’elle convoque à un autre type de savoir, qui s’apparente autant à un certain manque-à-savoir qu’à une non moins certaine et véritable adresse. On pourrait presque soutenir qu’elle ne se transmet que de surcroît, et c’est peut-être à ce titre de supplément qu’elle se trouve à enseigner qui l’a rencontrée en son passage.

Ainsi, si vouloir l’enseigner et espérer la transmettre, sont les deux faces moebiennes d’un même projet de l’analyste qui crée une école de psychanalyse : soutenir au plus près cette double position, ou cette dystopie discursive, n’ira pas pour lui sans prendre quelque risque puisqu’elle relève de l’impossible. Peut-être ceci saurait rendre compte en partie du fidèle attachement que nous a montré Elie Doumit à questionner le Réel, voire à nous mettre aussi souvent que possible à l’épreuve de ce Réel qu’on ne peut pas ne pas rencontrer dans l’analyse, sauf à la quitter pour tout autre chose, comme une simple psychologie. Mais, il se trouve justement que la psychanalyse n’est pas une simple psychologie, ni même une simple psychanalyse.

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PRÉSENTATION DES JOURNÉES Ce qu’enseigne la psychanalyse, comment l’enseigner ? 

Je vous souhaite à toutes et à tous, la bienvenue. En présentiel et en virtuel, en espérant, bien sûr, que les interventions et les débats ne le soient pas, virtuels. Je voudrais remercier, tout d’abord, tous les collègues qui nous ont rejoints, et plus précisément, les collègues qui ont œuvré à l’élaboration de ces journées, en hommage au travail d’Élie Doumit.

Également, je voudrais remercier les collègues qui ont répondu à notre invitation, de Belgique et du Maroc, de Paris et d’ailleurs, témoins également du travail d’enseignement réalisé par Élie Doumit. Ces collègues avec lesquels, je voudrais d’ailleurs le préciser, nous avons depuis de nombreuses années maintenant des liens de travail et d’amitié. Nous avons quelques ouvrages à vous présenter, sur une table attenante, et je voudrais souligner, au nom de l’École, et en mon nom, l’attention particulière de Mme Grimbert-Doumit, avec laquelle elle a assuré la préparation des ouvrages de M. Doumit. Et pour cela nous, je la remercie. Comme je remercie, Christian Fierens d’avoir pris en charge leur publication dans sa maison d’édition EME.

Un mot, peut-être, maintenant concernant l’organisation de ces journées : Ce n’est pas sans surprise que j’ai pu lire, dans la correspondance entre Sigmund Freud et Lou Andréas Salomé, des remarques de Freud, suite

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

à la demande de Lou Andréas Salomé de participer à ses réunions du mercredi, qui lui répond :

« Quand vous viendrez à Vienne, nous nous efforcerons de vous rendre accessible le peu de ce qui, dans la psychanalyse, se laisse montrer et communiquer. »

Or, à ma connaissance, ni J. Lacan ni Élie Doumit n’ont apporté de restriction à la diffusion de la psychanalyse : « Jacques Lacan s’adressait à tous » rappelle Élie Doumit dans son acte de fondation. Et, c’est également avec un certain intérêt que je croyais avoir découvert un inédit de Lacan : une conférence de 1957, « La psychanalyse, ce qu’elle nous enseigne. Et comment l’enseigner. » Parue dans les Écrits comme me l’a rappelé Christian Fierens, mais sans les discussions qui ont suivi ; discussions dont on peut noter la simplicité et la clarté. Car, quel talent dans l’exposition des thèses d’alors ; certes le temps a fait son œuvre d’entendre ce que Lacan développait, et avec des interlocuteurs de la communauté scientifique. Temps révolu, temps où la psychanalyse pouvait être attendue, et entendue, sur les maux individuels et collectifs. Temps révolu.

Et je ne parle pas de dernières conférences de Lacan  : «  Joyce le symptôme ». Expérience singulière, s’il en est, comment faire valoir, ce qui, de cette singularité, peut valoir comme universel ; nous y mettrons un bémol, certes, Lacan ayant apporté la question du «  pas tout  ». Mais, c’était l’ambition de Freud.

Car, si la psychanalyse, la cure, comprend une part d’ineffable, elle peut, elle doit, la psychanalyse, l’autre, son discours, prendre le risque de sa transmission avec un formalisme qui lui soit adapté, que Freud, comme Lacan ont inventé.

Aussi, c’est donc en hommage à Élie Doumit que nous avons proposé ces journées consacrées à l’enseignement et à la transmission de la psychanalyse. Élie Doumit qui a assuré cet enseignement pendant de nombreuses années, avec l’École qu’il a fondée sur cette base.

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Comme nous savons, par expérience, et par l’enseignement de nos maîtres, que ce n’est pas tant les réponses qui importent, qui d’être apportées, ou rapportées, déportent, mais les questions qui se posent

Présentation des journées

et à la conduite de la cure comme à l’enseignement de la psychanalyse, et qui laissent place et au sujet, et à l’Autre, à l’inconscient. Ainsi, nous avons regroupé les interventions proposées autour de ces questions abordées : Ce matin sera évoquée cette dialectique entre « témoignages et formalisations  », ou l’un ne peut valoir sans l’autre, l’ordre de la raison et l’ordre de la foi. Cette après-midi portera sur les questions de  «  traduction et/ou de traduction », ou l’on peut entendre ce qu’il en est de l’inconscient. Demain sera consacré plus particulièrement, à ces questions, le matin, de « la psychanalyse, quel enseignement ? » et l’après-midi, « sa transmission, une aporie ? ». Nous avons demandé à chaque intervenant de proposer aux discutants de chaque demi-journée de proposer un argument, ou le texte de leur intervention.

Je souhaite de bonnes journées à toutes et à tous et je laisse la parole au président de séance. Guy Voisin

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LA PSYCHANALYSE : TÉMOIGNAGES ET FORMALISATIONS

COUP DE SONNETTE Denis Grilliat

Dans le Séminaire  III sur les structures freudiennes des psychoses, Lacan propose sous forme d’aphorisme, une sorte de résumé du parcours d’une analyse : Le sujet commence par parler de lui ; il ne parle pas à vous… ensuite il parle de vous mais il ne parle pas de lui – quand il aura parlé de lui qui aura sensiblement changé dans l’intervalle, à vous, nous serons arrivés à la fin de l’analyse.1 Il s’agit donc là du parcours pour l’analysant.

En reprenant le schéma L, Lacan poursuit en avançant que, du côté de l’analyste, il s’agit pour lui de ne pas s’identifier au sujet, d’être assez mort pour ne pas être pris dans la relation imaginaire à l’intérieur de laquelle il est toujours sollicité d’intervenir. Il est donc appelé à se situer sur l’axe symbolique : A ---> S. Il s’agit donc pour l’analyste de se situer dans une position en retrait de l’axe imaginaire : a’---> a ; assez mort dit Lacan. La question qui se pose tout de même est de savoir jusqu’à quel point… Parce qu’après tout, le déroulé que je viens de rappeler, d’une analyse, ne précise en rien le ressort de la dynamique en jeu. Autrement dit : qu’est-ce qui va opérer, du côté de l’analyste, pour susciter ladite évolution ?

Bien sûr, on va invoquer le transfert. Mais est-ce bien suffisant a fortiori quand on sait combien il peut constituer une impasse comme Freud l’a mis en évidence dans la névrose de transfert. Si bien que si l’on peut aborder cette question de la dynamique de la cure sous l’angle du transfert c’est au moins en interrogeant ce qui, de la place de l’analyste, va permettre à l’analysant, dans le meilleur des cas, de sortir de cette impasse. Lacan J., Séminaire III, Les psychoses, Leçon du 14 mars 1956, Paris, Seuil, pp. 181182.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Un début de réponse consiste, évidemment, à invoquer l’interprétation  ; encore qu’à y regarder de près, il n’est pas sûr que cet acte soit forcément déterminant. On peut même avancer que l’interprétation par le sens peut, au contraire, susciter l’effet inverse que celui escompté en renforçant l’impasse transférentielle du fait qu’elle situe immanquablement l’analyste dans la position de celui qui sait, et non de sujet supposé savoir. Comme nous le savons, Lacan a insisté sur la pertinence de l’interprétation à partir du signifiant en jouant sur l’équivoque, la polysémie, la répétition  ; sur le signifiant donc plutôt que sur la signification ou le sens. Toutefois, les témoignages dont nous disposons laissent à penser que, lui-même, Lacan, en était plutôt avare.

Dans un récent Séminaire de l’ALI Charles Melman, en présence de Patrick Guyomart, évoquait une sorte de petit sondage qu’il avait effectué auprès d’anciens analysants de Lacan pour leur demander combien, dans leurs souvenirs, leur analyste avait fait d’interprétations durant leur cure : 0 ! Pas une ! Alors… Comment s’y prend-il, l’analyste (lacanien ?), pour amener l’analysant à sortir du discours construit et/ ou répétitif – ce qu’on désigne parfois d’une façon un peu péjorative comme le ronron – dans lequel il est tenté de se réfugier. Comment vat-il se manifester, autrement que dans le registre imaginaire, pour faire valoir qu’il n’est pas tout à fait mort ? Il n’y a évidemment pas de réponse toute faite à cette question pour la raison que l’acte de l’analyste ne relève ni d’un protocole, d’un ready-made ni d’une posture – qui verserait alors du côté de l’imposture – se prévalant d’un quelconque feeling, si aiguisé soit-il.

En tout cas, le moins qu’on puisse dire, c’est que les indications des uns et des autres – et des plus fameux – sur la façon, pour un analyste, d’être là, mort mais pas trop, mais dans un registre autre qu’imaginaire, sont plutôt minces : en exergue de la deuxième partie du Discours de Rome, Lacan inscrira : faites des mots croisés : (conseils à un jeune psychanalyste) ; sans contester la pertinence de l’indication, nous pouvons toutefois en souligner le caractère ramassé… Autrement dit, de quelle façon l’analyste, dans le silence qu’il oppose à l’analysant, fait-il valoir sa présence ?

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Dans les années  1970-1980, il existait une revue, un magazine, qualifiée à l’époque d’underground, et répertoriée sous le nom d’Actuel. Au printemps 1980, ce journal a sorti un numéro consacré, pour une bonne part, à Jacques Lacan ; c’était un peu plus d’une année avant sa

Coup de sonnette

mort. En couverture : un dessin à la Di Marco (mais en couleur) représentant un Lacan agité, lançant des assiettes (?!) à un public un peu surpris et, en sous-titre : Les aventures de Jacques Lacan, psychanalyste. Autant qu’il m’en souvienne, on y décrivait un personnage illuminé, présentant des comportements étranges, provocateurs sinon, apparemment incohérents, le tout sur fond de rumeurs plus ou moins fondées et colportées par des «  témoins  » à la bienveillance manifestement douteuse.

Ce qui à l’époque m’avait frappé dans cet article tenait à ceci qu’à aucun moment, le ou les auteurs ne s’interrogeaient sur ces comportements pour le moins incongrus, notamment ceux qu’on attribuait à Lacan durant les séances. Au regard de ce qui était décrit, trivialement dit, on était en droit de s’interroger : qu’est-ce qui lui prend de faire des trucs pareils ; de se comporter de la sorte ? Bien sûr, l’article laissait entendre qu’il s’agissait là de frasques imputables à un vieillard erratique. Toutefois si on relativise cette hypothèse facile et propre à discréditer le personnage, la question demeure : qu’est-ce qui lui prenait de faire ça  ? Autrement dit, devait-on concevoir les comportements décrits comme dissociés d’une pratique recevable de la psychanalyse comme le suggéraient les auteurs  ? Étant entendu que, de toute évidence, ce qui était imputé à Lacan dépassait notablement les marques convenues ou prétendues telles de l’analyste soucieux de se manifester auprès de son analysant autrement qu’en prenant la parole : le hum, hum breveté SGDG, la petite toux, les soupirs plus ou moins appuyés, etc. à quoi il convient, évidemment, d’ajouter la durée variable des séances Élie Doumit, lui, utilisait, je dirais, un « arsenal » de signaux assez courant pour se manifester  : en plus des grands classiques que je viens d’évoquer, il pouvait lire assez ostensiblement son journal ou un papier : article ou cours. Et puis il usait aussi du téléphone, à savoir que, généralement, il répondait aux appels. Je sais bien qu’au début des années  80, les répondeurs émergeaient à peine mais, quand les portables ont commencé leur invasion, ça n’a pas changé grand-chose pour lui ; sauf qu’il pouvait choisir de ne pas répondre ou au contraire de répondre, parfois longuement, souvent en arabe. Mais il usait d’une autre arme, celle-là, à mes yeux, nettement plus subtile ; c’était la sonnette et/ou, plus précisément le système d’ouverture

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

de la porte – qui datait sans doute de la construction du bâtiment – système qui l’obligeait, quand on sonnait, à se rendre dans le vestibule où était fixé le combiné destiné à déclencher l’ouverture de la porte de l’immeuble. Si bien que chaque coup de sonnette l’obligeait à sortir de son cabinet, ponctué d’un « un instant », généralement murmuré, pour ouvrir la porte du bas et revenir en séance. Aux heures d’affluence, le schéma pouvait se produire une, deux voire trois fois durant la séance.

Pour ma part, il m’a fallu une paire d’années pour en venir à m’interroger sur cette curieuse sorte de procédure, comme s’il ne pouvait pas faire comme tout le monde et se faire installer le système idoine destiné à l’ouverture de la porte mais… dans son bureau ! Et puis, j’oubliai, je refoulai… jusqu’au jour où, peut-être, je me suis autorisé à me reconnaître suffisamment agacé pour entreprendre de lui demander… je dis entreprendre parce que je ne suis pas arrivé au bout de ma question qui devait ressembler à quelque chose comme : dites, vous n’avez jamais pensé à… et là je me suis tu ! Inutile d’aller plus loin ; j’avais compris ! Quoi ? Eh bien que cette « façon de faire », parce qu’il s’agissait bien de cela, participait de son acte d’analyste ; de sa façon d’être là dans l’analyse mais une façon très originale, inattendue, notamment du fait qu’il exploitait quelque chose qui relevait, apparemment, du contingent. Quoi de plus incertain ou en tout cas immaitrisable, en effet, qu’un coup de sonnette même au cabinet d’un analyste très sollicité ? Mais si le moment du coup de sonnette est imprévisible, la façon de faire avec relève, en l’occurrence, de l’intentionnel. Mais alors, que visaitil ? Assurément à amener son analysant à prendre la mesure des effets de coupure que son acte produisait immanquablement ; des effets de coupure dans le discours de l’analysant. Autrement dit, il visait – c’est tout du moins ce que j’en ai déduit – à sortir son analysant du ronron, du récit ou de la répétition pour revenir à la règle fondamentale de la psychanalyse ; à l’association libre, c’est-à-dire donner la possibilité à l’inconscient de se faire entendre. Peut-être même – mais c’est évidemment une hypothèse – qu’il s’imposait quelque chose du même ordre à lui-même, c’est-à-dire qu’il utilisait peut-être ces suspensions dans la séance pour, justement, ne pas se laisser entraîner par le ronron ou le récit de son analysant.

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De plus, évidemment, cette « façon de faire » visait aussi à remettre sur le divan le lien transférentiel qu’elle venait interroger, voire bousculer ; mon comportement, dans son déroulement, jusque dans mon interpellation, en témoigne bien.

Coup de sonnette

J’ai plusieurs fois entendu Élie Doumit rapporter que Lacan, chez qui il était en contrôle, insistait sur le fait – que je cite en substance – tout ce qui se dit ou se passe durant une séance d’analyse doit se lire à l’aune du transfert, ce qui est aussi vrai du côté de l’analysant que de l’analyste. Et c’est assurément le maniement du transfert, sa façon de le mettre à l’épreuve qui participe de l’art de l’analyste ; le mettre à l’épreuve, c’est-à-dire notamment procéder de telle façon que l’analysant prenne en compte la présence de celui-ci, dans sa dimension réelle – non plus seulement imaginaire et symbolique – jusques et y compris dans l’exploitation de ce qui peut se présenter comme parasitaire comme le coup de sonnette. Il s’agit en somme d’opérer de façon à ce que l’analysant, progressivement, comme Lacan le suggère dans le Séminaire III, en vienne à parler de lui à la personne de l’analyste. Ce que je désignais à l’instant de « façon de faire » – terme insatisfaisant mais guère meilleur que celui de « façon de procéder » – relève en fait davantage d’un savoir-faire ou, pour reprendre une autre expression de Lacan, de savoir y faire. Cette distinction n’est pas que de détail. Elle illustre, me semble-t-il, à sa façon, la distinction inscrite dans l’intitulé de ces journées : enseigner ou transmettre ? Pour ma part, je dirais que le savoir-faire relève plus de l’enseignement, dans la mesure où il s’agirait de faire passer – de refiler aurait pu dire Marcel Czermak – un savoir établi : savoir académique possiblement réductible à un truc. Le savoir-faire relève donc davantage de la technique.

Comme le suggère Lacan, savoir y faire c’est autre chose que savoirfaire. Ça veut dire se débrouiller2 ; savoir y faire avec le réel ; savoir y faire avec le symptôme… Le savoir y faire oblige donc à y mettre du sien dans un acte qui, comme celui de l’analyste, pour ne pas être protocolisé n’en est pas moins balisé, notamment par le transfert. Peutêtre pouvons-nous l’appréhender comme la marque de l’analyste qui le rend unique dans son acte  ; un trait en somme témoignant de sa différence. Autrement dit, le savoir y faire rend compte de l’acte d’un sujet  ; d’un analyste. À ce titre, il ne peut qu’être unique c’est-à-dire impossible à transposer sinon à le caricaturer dans un faire comme.

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Lacan J., L’insu que sait de l’une-bévue s’aile amour, Leçon du 11  janvier 1977, Séminaire année 1976-1977.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Ainsi, ce n’est sans doute pas le savoir-y-faire, comme tel, qui se transmet mais ce dont il témoigne de l’assignation à laquelle est soumis l’analyste, dans son exercice, de trouver, d’inventer sa propre marque, son propre trait qui participera de la singularité d’une cure.

On prête à Lacan, comme aux grands personnages, des citations dont celles-ci qui ne me paraissent pas très éloignées de mon propos, à moins qu’il ne les illustre : le psychanalyste est un maître sans disciple et puis cette invitation : faites comme moi mais ne m’imitez pas ; autrement dit : trouvez votre style ! Voilà peut-être une indication de la pertinence à user du terme de frayage comme le fait Lacan et qu’Élie Doumit ne manquait jamais de rappeler pour le souligner. Assurément désignait-il la singularité de l’élaboration théorique de Lacan, comparable à aucune autre en ce qu’elle se défie notamment de toute linéarité dans son développement. Mais il ne me paraît pas abusif d’appliquer l’usage de ce terme à l’exercice même de la psychanalyse ; frayage comme progression longue et incertaine vers ce qu’il en serait de la vérité du sujet, c’est-à-dire de son désir. Pour ma part c’est une des choses précieuses et, en l’espèce exigeantes, qu’Élie Doumit m’a transmise.

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LA QUESTION DU STYLE DANS LE TRAVAIL ET LES TEXTES D’ÉLIE DOUMIT Jean-Marie Samocki

Poser la question du style peut être paradoxal  : cela suppose d’inscrire une individualité et un démarquage dans la façon d’imposer une énonciation alors même que ce sont le raisonnement et sa logique qui devraient convaincre. Le style comme obstacle à la scientificité du discours et non comme faculté d’enracinement de la proposition ? De fait, cette tension entre un style qui s’absente au nom de la solidité de la logique et un style qui, au contraire, s’exhibe au nom des nécessités de la persuasion correspond à une tension assez classique qui s’empare de celui qui cherche à transmettre son savoir dans le champ des sciences humaines et de la philosophie, selon qu’il se rapproche ou qu’il s’éloigne des attributs du littéraire. C’est sans doute pour cette raison que le rapport que j’ai pu avoir avec ce qu’Élie Doumit a laissé comme traces écrites a pu créer sa propre complexité. C’est que l’écriture d’Élie Doumit est particulière, assez déconcertante et finalement très reconnaissable jusque dans son retrait même de l’affirmation littéraire. Ces difficultés de lecture, inséparables de la densité du propos et de la compacité de chaque étape du raisonnement, sont liées à certains éléments de style et d’articulation, à la fois propre au texte philosophique mais aussi cherchant à former des passerelles ou, à tout le moins, à interroger des hybridations entre certaines matières ou disciplines ou champs de savoir, qui, s’ils ne sont pas étanches l’un à l’autre, font mine en tout cas de s’ignorer ou de laisser chacun dans le silence ou dans l’ombre de l’autre. Dès lors, le cheminement logique propre à Élie Doumit, plutôt que de chercher à établir une démonstration, relève des tensions – c’est ce que je chercherai aussi à faire, animé certainement par une forme de

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

fidélité envers ce que je comprends ou ce que je retiens de sa façon d’écrire.

Revenons encore à cette question du style et à la définition d’un corpus littéraire que la notion implique : parler de style est tout de même un peu difficile car même la littérature semble peu envisagée, ni comme appui ni comme horizon, contrairement à Lacan. Plutôt des bribes allusives ici et là – donc finalement intégrées à sa réflexion ou comme fondues en elle, qui permettent si ce n’est de les transformer ou en tout cas de ne jamais laisser le champ littéraire comme seul ou non relié à d’autres champs, si même il est envisagé comme un champ. Par exemple, l’un des premiers textes dans Lacan ou le pas de Freud, quand il envisage les Lettres Persanes c’est un message puis une fable. Et si l’on attend un résumé ou des personnages, le texte n’est pas tant escamoté qu’il est vu comme des formules ou des traits connus de tout le monde, mais qui permettent d’approfondir ce sens partagé ou ces connaissances partagées. Dès lors, envisager le champ littéraire seul est étrange parce qu’il paraît entièrement subsumé chez Élie Doumit à la question de la relation logique, dont la philosophie serait une forme plus qu’un territoire propre. Ce que j’appelle forme : une préoccupation intellectuelle mais aussi un soutènement du raisonnement.

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D’où la question : est-ce qu’on peut aller jusqu’à opposer l’individuation du style à une démarche universalisante de la logique au nom des faits de langage, voire la constitution d’un mode de parole réglementé et régulé par la logique ? Qu’est-ce qui peut rester du style lorsque la logique est autant mise en avant et peut-on faire de cette mise en avant de la logique précisément un trait stylistique ? Il y a, à partir de là, alors un noyau de tensions : le rapport entre la logique et l’expression personnelle se fait-il alors sur le mode de l’articulation et donc au fur et à mesure de la réflexion et de l’écriture d’une modification des rapports de force ou même des rapports de formation ou bien d’une hiérarchisation commandée par les règles logiques ? Le style ne pourrait s’exprimer que dans l’aboutissement de la logique elle-même. Deuxième enjeu : interroger les façons dont le style du conférencier ou de l’écrivain s’articule à celui du psychanalyste et à la façon dont il expose les difficultés propres à ce qu’il n’a cessé de nommer non-savoir. Peut-on imaginer un style qui s’appuierait sur certains concepts ou traits de reconnaissance pour les dépasser et inventer quelque chose. Troisième moment : aborder les caractéristiques que l’exposition de sa parole entretient avec la nécessité : peut-on aborder ce style non en fonction de

La question du style dans le travail et les textes d’Élie Doumit

la logique mais en fonction du point d’achèvement ou d’inachèvement qui constitue sa pensée, c’est-à-dire sa réflexion sur le réel ?

Dans un premier temps, la tension stylistique : trois moments : comment Élie Doumit part des oppositions : s’il part de ses expériences, c’est toujours le lieu d’une opposition. Mais s’il part d’une connaissance livresque, il en donne toujours une tension propre, mais elle ne se résout pas à l’exhibition d’un concept, mais d’un état interne au concept, ce qui fait que ce qui le distingue de la philosophie, ce n’est pas tant un travail de conceptualisation que ses conférences élaborent mais plutôt soit une façon d’associer les concepts entre eux et en l’occurrence, notamment, d’associer les concepts psychanalytiques entre eux et de voir jusqu’où cette association peut produire du sens, fonctionner et garantir les articulations entre ces éléments ; ou alors, autre possibilité, de déconceptualiser, en particulier lorsqu’il émet des réflexions sur le langage et sur la logique pour lui donner finalement une chair ou en tout cas un passage par l’expérience à partir duquel le passage à la psychanalyse ou à la réflexion psychanalytique pourra avoir lieu. La conséquence de cette opposition n’est pas une conséquence classique si l’on envisage la rhétorique philosophique. La conséquence classique aurait été de faire de la dialectique.

Or, Élie Doumit ne me semble pas être un dialecticien – et peut-être ici s’intègre le souvenir de séances où il me plaçait dans la position du dialecticien précisément pour s’en dégager, lui, et refuser de l’être, avec une part de théâtralité et de jeu. Il y a quand même l’idée constante de ne jamais chercher de troisième voie. Il n’y a pas un concept qui viendrait dépasser les autres et donner la clé des choses. Certaines expressions reviennent souvent comme : « on est au cœur de l’énigme ». Il pourrait précisément créer un effet de manche pour nous préparer à une solution, mais pas du tout. Élie Doumit va rendre l’énigme encore plus obscure précisément parce que cette idée, comme dirait le poète Philippe Jaccottet, doit « rendre à l’insaisissable sa part », non seulement ne pas élucider, mais comprendre ce qui fait qu’on peut retarder le moment de la dialectique et que la dialectique elle-même ne peut pas constituer une réponse en tant que telle – ou en tout cas une fausse réponse pour le sujet ainsi que pour la réflexion. Ainsi, dans ses accroches, il installe souvent une sorte de faux rythme. À ma première lecture, cela m’avait provoqué, et même heurté car je n’envisageais pas dire lors d’une communication «  en va-t-il de

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

même », « comment allons-nous », « bien sûr mais », « on a pu remarquer », « mais alors », bref des éléments de transition qui se donnent pour extrêmement plats, mais cette platitude est revendiquée précisément comme telle. Car, en fait, cela correspond au contraire à une forme d’épurement de la relation logique pour montrer que la véritable logique de la communication se fonde sur des béquilles qui appartiennent à tout le monde et c’est cela qui permet d’articuler des éléments plutôt simples – très souvent des oppositions ou des récusations d’oppositions – à quelque chose qui au contraire ne se laisse pas aborder comme tel et se masque par le concept.

Ce qui a conséquence, et qui est absolument relié à ce refus ou à ce jeu de la dialectique, sur les fins de conférences et de communications, ce qu’on retrouve aussi sur les fins de séminaire : cela crée une double impression – de ne jamais se terminer et de se terminer très brutalement. Quand c’est fini, c’est fini, mais cela aurait pu être fini plus tard, voire avant, et on se demande même si c’est vraiment fini – ce qui est une marque d’étrangeté et peut-être même de subversion ou de contestation de la rhétorique classique, qui, au contraire, tient à préciser les points de commencement, les moments d’arrêt, ainsi que les moments de ressaisie. Chez Élie Doumit, bien que le commencement soit assez net, il donne néanmoins l’impression de constituer un recommencement ; que l’arrêt constitue alors une lancée ; et que la saisie s’effectue continuellement dans chaque paragraphe, avec une très grande densité. Le schéma philosophique, tel qu’on me l’a appris il y a bien longtemps lorsque j’ai abordé en tant qu’étudiant la philosophie, se doit de ressembler à la lettre grecque phi φ : avancer, retourner et revenir, puis se remettre à avancer. Chez Élie Doumit, cependant, on retrouve à la fois une structure en flèche et une structure en cercle – ce qui ne serait toutefois pas tout à fait une structure ou un schème en phi. D’ailleurs, cet élément de la structure de sa propre parole est très souvent mis en abyme par le travail d’analyse qu’il fait lui-même sur ses propres concepts.

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Ainsi, dans l’un des premiers articles de Lacan ou le pas, il considère le temps par la clôture avec la mise en garde de ne pas escamoter le travail de la division : ces éléments qu’il met en avant semblent également construire le soutènement de sa propre pensée, qu’il expose ainsi. Il faut que le texte puisse tamponner ou être tamponné, et ce qui avance, ce n’est pas tant le travail du dépassement que celui de la division ellemême. C’est pour cette raison que ce qu’on pourrait nommer la plati-

La question du style dans le travail et les textes d’Élie Doumit

tude de l’accroche correspond également à une figure de style, puisque c’est précisément elle qui garantit l’effectivité du travail de la division.

Le résultat qu’on peut tirer de ceci est que, si nous suivons bien un discours en train de se faire et de consister, il ne s’agit pourtant aucunement d’une méthode. En opposant style et méthode, nous opposons quelque chose qui est récupérable à quelque chose qui ne pourra être imité. Il utilise pourtant des éléments qui se rapprochent de beaucoup de la notion de méthode  : éléments d’élucidation, de définition, de conceptualisation, ou encore d’historicisation. En dépit de ces processus didactiques qui visent à la clarté du discours, cette méthode se retourne toujours sur elle-même pour se poser la question de la validité de son articulation qu’elle a produite avec trois grands types de discours de telle sorte qu’aucun discours ne soit isolable des deux autres.

Ainsi, par exemple, la philosophie, la logique entendue comme mise en place de la mathématique et la psychanalyse seront toujours pensées en termes d’espaces : espaces du savoir et de la connaissance – mais aussi le concept en tant qu’espace. Quand Élie Doumit s’appuie sur la philosophie – finalement il ne le fait pas tant que ça, et peut-être même moins que Lacan –, ce qui l’intéresse et ce qu’il utilise de la philosophie aboutissent le plus souvent à des questions d’orientation. Comment s’orienter là-dedans  ? Une fois qu’on a distingué une impasse, comment peut-on s’orienter dans ce chemin ? C’est une véritable question car la démarche la plus évidente consiste précisément à faire demi-tour puisqu’on ne peut plus avancer. La solution d’Élie Doumit est de transformer l’impasse en espace en lui donnant une profondeur. Ainsi, l’impasse n’est pas récusée comme telle, mais devient un moment logique essentiel et considéré comme tel. Si on n’arrive pas à une impasse, finalement on ne peut pas avancer. L’expérience qu’Élie Doumit fait de la philosophie me semble être ainsi une expérience de l’espace. Sa façon d’approfondir la philosophie recoupe et rencontre alors la question de la logique. Pourquoi même distinguer philosophie et logique, puisque le champ épistémologique, qu’il aborde frontalement autour de Popper et de Carnap, vise précisément à les associer ? La réflexion qu’il mène sur la logique n’est pas tant une réflexion de philosophe qui aborde la logique que de logicien qui prend la logique directement pour son objet. Dans quelle mesure une structuration mathématique peut-elle encore être pensée comme opérante ? La question réflexion importe dès lors moins que celle du déplacement de la logique ellemême au sein d’un autre champ. En cela cette ouverture est offerte par

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

la psychanalyse. Peut-être est-ce d’ailleurs un paradoxe, ou même une forme de violence, que d’aboutir à la psychanalyse, alors qu’il aurait été logique de partir de la psychanalyse, et d’aborder ce style comme celui d’un psychanalyste et non d’un chercheur dont la démarche rencontre la psychanalyse comme un écart par rapport à la philosophie et un geste qui l’agrandit et l’englobe tout à la fois. Cependant, la philosophie et la logique ne nourrissent pas tant la psychanalyse et le concept psychanalytique se retrouvent redéfinis, renommés et rejustifiés en passant par la philosophie et la logique.

Ainsi, ce ne sont jamais des éléments qui paraissent surnuméraires. Il ne part pas d’un savoir philosophique ou d’un savoir logique mais d’un questionnement des limites entre la philosophie et la logique par rapport auxquelles la psychanalyse va pouvoir se redévelopper. La question du pas – si centrale – devient également celle de son propre langage et de son articulation. Le pas correspond à une avancée, supportée qui plus est par une équivoque entre le positif et le négatif, entre le physique et l’intellectuel, entre le corporel et l’intuitif aussi. Mais, à travers cette équivoque se retrouve cette question du style. Ce style ne s’offre pas à travers des stylèmes et des démonstrations, là où on aurait pu chercher des métaphores ou des expressions très fréquemment utilisées : Élie Doumit ne donne pas aisément ces éléments d’identification et de reconnaissance du conférencier ou de l’écrivain. Ces caractéristiques s’offrent plutôt par le négatif, car la démarche stylistique cherche précisément une forme de prosaïsme qui permet de prendre ces articulations de discours pour objet. La question du style se retrouve alors dans trois moments distincts : d’abord la recherche de l’invention, thématisée comme telle car entre symptôme et invention, telle serait alors la possibilité de ce style, qui n’est jamais décrété et ne se réduit jamais ou ne s’offre jamais en effets de parlure ou en effets de surface. Ce style n’existe qu’en tant qu’il laisse la possibilité d’une réinterprétation et d’une réarticulation, s’opposant ou se mettant de côté par rapport à toute une tradition rhétorique.

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Ensuite, est très présent ce que j’appelle le rapport entre 1 et 2. Car même si Élie Doumit insiste beaucoup sur les chevilles logiques et les connecteurs d’articulation, il cherche beaucoup à saisir un objet qui serait de l’ordre de la décantation. Alors qu’on aurait pu attendre une très grande démonstration, même si tous les éléments qui pourraient

La question du style dans le travail et les textes d’Élie Doumit

la composer sont bel et bien présents, il cherche toujours à ressaisir son propos à travers une formule ou des traits qui doivent avoir l’aspect de l’évidence et parfois même du lieu commun. Non seulement ce lieu commun se retrouve renommé et rejustifié par la démonstration, mais surtout il fait apparaître ce qui peut constituer comme commun à tout sujet. Le lieu commun ne se conçoit plus comme un degré zéro ou premier de la réflexion, mais comme l’établissement d’un lieu commun à tous. Ainsi, si quelque chose revient dans ce style, c’est sa cristallisation sur l’idée de condensation et de trait unaire. Le discours, et en l’occurrence son propre discours, ne peut pas se dégager de la question du reste. À un moment, cela ne sert à rien de tout développer car on ne peut pas maîtriser ce qui va rester. On ne peut que produire un reste et le concept fait ainsi figure de ce reste. Enfin, cette question du trait se retrouve souvent dans un jeu de substantifs. Si l’on considère par exemple le style si caractéristique d’un philosophe comme Emmanuel Levinas, on retrouve constamment des essentialisations, des jeux de sonorités presque poétiques fondés sur des assonances et des allitérations systématiques. Chez Élie Doumit, il n’y a pas cette dimension constante ; en revanche, des mots reviennent, et en particulier  : «  pas  », «  passe  », «  dépassement  » corrélé également au terme de « l’impasse ». Le « pas » s’impose alors d’autant plus comme un trait de définition et d’approche du style d’Élie Doumit. En conclusion, risquons de poser une question, fondée sur une remarque adressée par l’épouse d’Élie Doumit à la fin d’un mail. « N’oubliez pas qu’Élie Doumit est un poète ». Dans quel sens peut-on comprendre cela, tant tout son style semble provenir d’une dépoétisation acharnée ? Où seraient alors la poésie et son geste ? La poésie résiderait alors dans cette capacité de produire un ou deux mots à partir desquels on pourrait reconstruire un corps de langage.

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À PROPOS D’ESPACE ET TEMPS D’ÉLIE DOUMIT Christian Fierens

Le dernier livre d’Élie Doumit se compose de 34 petits chapitres extrêmement courts (d’une à cinq pages), extrêmement denses, efficaces et pédagogiques. Ces petits chapitres sont regroupés en cinq parties, dont la cinquième seulement, la plus grosse partie, traite spécifiquement de la psychanalyse et de la sorcière lacanienne. Les quatre premières parties exposent de façon puissante et ramassée la cosmologie et les notions d’espace et de temps depuis Pythagore jusqu’aux théories de la relativité et de la physique quantique. Quel rapport peut-il exister entre cette histoire de la physique articulée dans les quatre premières parties et la cinquième partie concernant la psychanalyse  ? La lumineuse préface de Jérôme Delangue explique comment le cheminement de la physique implique un « impossible », comme « réel » (les deux théorèmes d’incomplétude de Gödel) et permet ainsi de fonder le revirement d’une psychanalyse centrée sur l’interprétation avec le symbolique vers une psychanalyse où le « réel » a toute sa place. À l’autre bout du livre, la belle postface de Gilbert Desmoulins ouvre les perspectives du livre  : le «  chaudron de l’inconscient  » implique l’invention lacanienne de l’objet a et du nœud borroméen. J’y reviendrai. Je partirai de la troisième partie, partie centrale du livre, consacrée principalement à Leibniz et Newton : « le système du monde ».

Le fini et l’infini, le tout et le pastout

Le dernier chapitre de la deuxième partie résume les deux conceptions antinomiques du monde (la totalité du monde) et de la matière (de quoi est fait le monde) dans les siècles qui précèdent l’avènement de la science moderne avec Descartes et Galilée.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Fini ou infini, il fallait répondre à deux questions : d’une part, le monde est-il infini ou fini ? D’autre part, la matière du monde est-elle indéfiniment divisible ou sécable ou se compose-t-elle de particules insécables, d’a-tomes  ? 0priori, deux fois deux quatre, on aurait pu s’attendre à quatre conceptions du monde et de la matière. Or, il y en a essentiellement deux  : d’une part, la conception aristotélicienne qui affirme l’idée d’un monde fini et l’idée d’une divisibilité infinie de la matière  ; d’autre part, la conception atomiste qui affirme l’idée d’un monde infini et l’idée des atomes, l’idée d’une matière composée de particules insécables. Si le monde est fini, alors la matière est divisible à l’infini. Si la matière est composée d’atomes, alors le monde est infini. De toute façon, il faut garder à la fois la perspective du fini et celle de l’infini et les répartir dans le monde et la matière. De toute façon, nous devons garder à la fois la perspective du tout (fini) et du pastout (infini) : pas de tout sans pastout, pas de pastout sans tout. En introduisant maintenant la question du temps, de l’origine temporelle du monde, on constate que la conception aristotélicienne du monde fini dans l’espace va de pair avec une infinité de la durée du monde dans le temps et que l’autre conception du monde infini dans l’espace va de pair avec la création du monde à un moment donné du temps. Nous avions donc essentiellement deux conceptions du monde :

A. Monde fini, sécable à l’infini et en même temps, infini dans le temps, existant depuis toujours.

B. Monde infini, constitué d’atomes (insécables) et en même temps, fini dans le temps, créé à un moment donné.

L’infini de l’espace et du temps

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La science moderne écarte définitivement la possibilité tant d’un espace fini que d’un temps fini. « Face à cette infinitisation de l’espace et du temps, Descartes consent à une part de non-savoir ou à un réel indéfini » (p. 63), c’est la part de la vérité, réservée à Dieu, à ses vérités éternelles et à sa création continuée. Leibniz et Newton, successeurs de Descartes, « mus par le désir de totalité » (64) vont tenter d’articuler absolu (infini) et connaissance (savoir logique). Pour Newton, c’est l’infinité de l’absolu qui s’impose d’abord  ; pour Leibniz, ce sont les principes logiques commandant la connaissance qui sont premiers.

À propos d’Espace et temps d’Élie Doumit

Avec Leibniz et Newton, on voit apparaître deux autres conceptions du monde : C. Chez Leibniz, la durée infinie d’un monde infini avec une matière infiniment sécable.

D. Chez Newton, la création finie d’un monde fini, dont la matière est composée de particules insécables (88).

Chez Leibniz, le système du monde dépend de deux principes : le principe de non-contradiction et le principe de raison suffisante («  rien n’existe sans avoir présenté un motif d’être » 70). Obéissant à ces deux principes, « Dieu s’exprime à la fois dans le monde et dans nos idées, mais encore nos idées expriment à la fois Dieu et le monde » (70). Chez Newton, le système du monde dépend de l’Espace et du Temps absolus. Avec son fameux hypotheses non fingo, Newton rejetait les fausses propositions cartésiennes, notamment celle de l’identification de la matière et de l’espace. Par opposition à Descartes, l’Espace et le Temps absolus sont, selon Newton, des attributs nécessaires de l’existence de Dieu, d’abord indépendants de la matière : « l’entreprise newtonienne vise à sauver l’idée d’un Dieu horloger, omniprésent et omnipotent, dont l’action constante est requise pour conférer au monde une énergie sans cesse nouvelle et sans laquelle le monde se détériorerait jusqu’à se dilapider dans le chaos » (80).

La reprise par Kant

Ici, je sors quelque peu du texte de Doumit. La reprise par Kant concernera deux problèmes déjà mentionnés : 1. La question des antinomies dans les conceptions du monde et de la matière, 2. La question de l’espace et du temps.

1. Les quatre antinomies de la raison pure :

a. Le monde est-il fini ou infini  ? dans le temps ou dans l’espace.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

b. La matière du monde est-elle sécable indéfiniment ou estelle composée d’atomes ? c. S’ajoutent encore deux antinomies : le monde s’explique-til entièrement par une causalité déterministe ? Ou permetil aussi une autre causalité, une causalité par liberté ? d. Le monde exige-t-il qu’il y ait un Être suprême un Dieu qui soit comme la cause du monde ou inhérent au monde. Ou il n’existe aucun être absolument nécessaire ?

Ce sont ces antinomies de la raison pure, dont on pouvait démontrer rationnellement et sans aucune faute de logique toutes les positions, thèses et antithèses, chaque fois par un raisonnement par l’absurde, partant chaque fois de la contradiction de ce qu’il fallait démontrer. Ce système de contradictions constitutif des antinomies concernant le monde constituait un véritable scandale pour le métaphysicien qu’était Kant. Ce sont ces antinomies qui ont réveillé Kant de son sommeil dogmatique : Kant pensait dans son dogmatisme que nous avions affaire à des choses en soi, réalistes existant indépendamment de nous, nous n’avons affaire qu’à des phénomènes, phénoménologie, les objets sont toujours jetés devant nous, ils sont toujours nous apparaissant. Tout le reste n’est que pure illusion, tromperie, duperie. Mais alors quelle est la solution du problème posé par les antinomies ?

Pour les deux premières antinomies, celles dont traite abondamment Doumit dans les trois premières parties de son livre, toutes les positions infini/fini, sécable/insécable sont fausses parce qu’elles supposent subrepticement que le monde et sa matière sont des choses en soi. Or, le monde en soi et la matière en soi n’apparaissent jamais comme tels, ce ne sont pas des phénomènes comme tels, autrement dit, ce sont des illusions, tromperies, duperies, de pures idées. Sans couleur, vertes, ces pures idées dorment furieusement3. Quoi qu’on en dise de ce monde, de cette matière, ce sera toujours faux (ce qui est sans doute aussi une première perspective d’ouverture de la vérité). Pour les deux dernières antinomies, celle de la causalité éventuellement libre et celle d’un Être suprême nécessaire au monde, elles sont toutes les deux vraies au sens où justement elles ouvrent toutes deux, à

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Cf. La première leçon du Séminaire XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, où Lacan reprend cet exemple de Noam Chomsky, Syntactic Structures.

À propos d’Espace et temps d’Élie Doumit

leur façon, le champ de la vérité. Je reviendrai sur la question de la troisième antinomie (causalité par liberté) plus loin. Quant à la quatrième antinomie (Dieu ou pas Dieu), c’est dans le cadre d’une croyance à l’Être suprême que Leibniz et Newton ont pu inventer le calcul infinitésimal : l’hypothèse d’un Dieu est heuristique, sûrement, et pourtant, on pourra s’en passer. Chez Newton, elle va de pair avec la promotion de l’espace et du temps absolus. J’en reviens maintenant à la question de l’espace et du temps. L’espace et le temps chez Kant constituent la condition absolue pour qu’il ait phénomène.

Mais loin de se joindre tout simplement à la position de Newton, l’espace et le temps absolu, attributs essentiels et réalistes divins de tout objet dans le monde, toute l’esthétique transcendantale (de l’espace et du temps) commence par questionner notre façon de questionner ce qu’est l’espace et ce qu’est le temps. 1) Comprendrons-nous l’espace comme absolu, purement objectivement toujours là ? Et c’est la position de Newton. 2) Mais l’espace n’est pas un objet, mais ce qui conditionne tout objet. 3) Comprendrons-nous l’espace comme un système de relations dépendant de principes discursifs comme le principe de non-contradiction et le principe de raison suffisante ? Et c’est la position de Leibniz. 4) Mais l’espace n’est pas un système discursif de relation, mais ce qui conditionne tout système discursif.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

On ne peut aborder l’espace que par ce questionnement en quatre points qui correspondent précisément aux quatre points du schéma L de Lacan. L’espace objectif absolu (Newton) s’inscrit à la place de l’objet dans le schéma L ; la condition même de tout objet (y compris l’espace conçu comme un objet) s’inscrit à la place du mystérieux S. L’espace comme structure discursive (Leibniz) s’inscrit à la place du Moi dans le schéma L ; la condition même de cette discursivité du Moi (y compris l’espace conçu comme discursivité) s’inscrit à la place du mystérieux grand Autre.

Ce questionnement (exposition métaphysique de l’espace) est chez Kant la porte d’entrée de l’esthétique transcendantale. Il n’est jamais cité par Lacan, alors qu’il correspond très précisément à la topologie lacanienne et à sa question  : «  La topologie, n’est-ce pas ce n’espace où nous amène le discours mathématique et qui nécessite révision de l’esthétique de Kant ?4 » Avec le discours mathématique, revenons donc au texte précis de Doumit et à l’avènement des géométries non euclidiennes. Mais suffit-il d’objecter à l’esthétique de Kant qu’elle reste attachée au modèle euclidien (par un point de l’espace, il passe une et une seule droite parallèle à une droite donnée) ? Forcément : du temps de Kant, les géométries non euclidiennes n’étaient pas encore advenues. Or l’originalité de Riemann inventant une première géométrie non euclidienne n’est pas d’inventer un autre axiome, mais de montrer comment « l’intuition sensible perd toute prétention à être une condition intrinsèque de la possibilité d’une géométrie » (95). À partir de là, à partir du moment où on quitte la prétention de l’intuition sensible qui se contente de relier l’objet (1) à un Moi qui le reçoit (3), on retrouve le chemin du questionnement de Kant que j’ai mis en rapport avec le schéma L de Lacan. Mais ce n’est pas le chemin emprunté directement par Doumit, qui fait remarquer que pendant tout un temps, les géométries non euclidiennes n’étaient que des sortes d’objets idéaux, des bizarreries sans « aucun impact sur la réalité physique », réalité physique qui s’expliquait parfaitement, dans le cadre de la mécanique, avec les prodigieux résultats de l’attraction universelle tant dans le domaine sublunaire de la balistique par exemple que dans le domaine astrologique où l’attraction universelle permettait de prévoir les mouvements des planètes et d’expliquer mathématiquement les lois de Kepler.

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J. Lacan, « L’Étourdit » dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 472.

À propos d’Espace et temps d’Élie Doumit

La quatrième partie de l’ouvrage de Doumit traite de la « coupure épistémologique », qui vaut comme une balise pour la révision qui permet de passer à la topologie de Lacan à partir du réel et du réel impliqué dans la physique.

La coupure épistémologique

Au moment où Kant critiquait le présupposé réaliste de la chose en soi et résolvait le problème des conceptions antinomiques du monde (nous l’avons vu notamment dans les deux premières antinomies) et au moment où le même Kant critiquait aussi bien l’espace-temps newtonien vu comme apparition objective et divine que l’espace-temps leibnizien vu comme paramètres de relations dépendant fondamentalement de deux principes logiques, à ce moment-là resurgit avec force le fantôme de l’espace absolu : « c’est la nouvelle science de l’électromagnétisme, au sein de laquelle se développe la science de la lumière, qui va raviver l’hypothèse qui avait disparu avec la physique classique et qui est celle de l’existence d’un espace absolu.  » (101) L’éther est « une sorte de matérialisation de l’espace absolu newtonien ».

L’expérience de Michelson et de Morley voulait mettre en évidence la différence de vitesse de propagation de la lumière par une source lumineuse en mouvement selon que la lumière est émise dans le sens ou à contresens du mouvement de la source lumineuse (la source lumineuse est située sur la planète terre en mouvement par rapport au soleil). Si je marche à du 5 km/h dans le sens d’un train roulant à du 100 km/h, je bouge à du 105 km/h dans le paysage qui vaut comme espace absolu. Si je marche à contresens du train, je bouge à du 95 km/h. La terre se mouvant à une vitesse constante (autour du soleil) valait comme le train de l’expérience. Contre toute attente, l’expérience de Michelson Morley montrait qu’il n’y a aucune différence : dans les deux sens, je bouge à du 100 km/h. La vitesse de la lumière est constante quel que soit le mouvement de la source d’émission. Autrement dit il n’y a pas d’éther, il n’y a pas d’espace absolu. D’où la relativité d’Einstein. Nous ne pouvons plus nous fier à aucune conception fixiste ni de l’espace ni du temps. L’espace et le temps doivent être radicalement remis en question. En 1900, Lord Kelvin annonçait deux nuages noirs dans le ciel serein de la physique classique : d’une part l’expérience de Michelson-Morley,

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

d’autre part « les relations d’incertitude d’Heisenberg exprimant l’impossibilité, pour une expérience de localisation, d’aboutir à une détermination absolue » (107) ; d’où la mécanique quantique. Élie Doumit rajoute «  un troisième nuage tout aussi énigmatique que menaçant pour la pensée classique, à savoir la découverte par Freud de l’inconscient, une découverte qui traverse comme un météorite un espacetemps non moins complexe que celui qui est à l’œuvre dans la relativité et la mécanique quantique ». La cinquième partie de l’ouvrage traite de ce troisième nuage.

La pratique freudienne et sa subversion

Allant directement au cœur de la question, Doumit se centre sur la reprise lacanienne de Freud dans les derniers séminaires de Lacan, la révision des coordonnées spatio-temporelles.

Dans la reprise lacanienne de Freud, Doumit distingue très clairement deux versants de l’approche de l’inconscient, l’un est dirigé vers le passé, l’autre vers le futur. C’est le temps qui est fondateur. D’une part, « il y a le cas où l’inconscient se manifeste dans la répétition du même, où le passé est déterminant pour le Sujet » (120) ; d’autre part, « il y a le cas où il s’agit d’aborder l’inconscient sous l’angle de l’interprétation, où se met en évidence l’indétermination du Sujet, auquel l’Inconscient se manifeste comme quelque chose à venir, il n’est donc pas réel, il a un statut virtuel à réaliser dans la séance » (120). Dans ce second versant, quand Doumit dit « l’inconscient n’est pas réel », il faut entendre « n’est pas réalisé, n’est pas la réalité », mais il en est d’autant plus réel au sens lacanien du terme. Je reviens tout de suite sur l’articulation de ces deux versants.

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Cette importance du temps retentit dans ce que Doumit évoque très vite après, à savoir l’hallucination de l’homme aux loups. Je rappelle que le petit homme aux loups faisait des entailles dans l’écorce d’un noyer et qu’il hallucine soudain avec une terreur impossible à exprimer qu’il s’était sectionné le petit doigt de la main ». Commentant la scène, Lacan, cité par Doumit, dit que ce n’est pas seulement «  dans une assiette d’immobilité que l’homme aux loups s’enfonce, mais dans une sorte d’entonnoir temporel » (125). C’est cet entonnoir temporel qu’il s’agit de questionner ici. Le temps se resserre à quelque chose qui « échappe au remaniement historique et subjectif » (127). Même si

À propos d’Espace et temps d’Élie Doumit

l’hallucination est rapportée à la soi-disant structure spécifique de la psychose comme forclusion (la citation est tirée du tout premier séminaire de Lacan), elle se rapporte plus fondamentalement au processus de créer : « ce dont le Sujet ne peut parler, il le crée par tous les pores de son être » (127). L’inconscient se manifeste comme quelque chose à venir, à créer et l’entonnoir temporel se rétrécit précisément pour pouvoir s’ouvrir sur la création ou l’invention de soi.

L’invention du nœud borroméen

Le réel qu’il s’agit de faire valoir – dans le nœud borroméen – est ramassé dans l’énoncé « il n’y a pas de rapport sexuel ». Commentant le «  il n’y a pas  », Doumit écrit  : «  s’il est vrai qu’on ne se reconnaît habituellement que dans ce qu’on a, on échoue lamentablement à se reconnaître dans ce qu’on est » (135), mais « il n’y a pas » ; tout est fait pour ne pas se reconnaître et Doumit continue  : l’effet de chaîne du nœud borroméen « ne se pense pas aisément, ça ne s’imagine pas, et ne s’écrit pas facilement » (135). Nous retrouvons ici, dans la chaîne borroméenne, un écho de ce que disait Freud du travail de l’inconscient : « il ne pense pas, il ne calcule pas, il ne juge pas ». Dès lors, la « position de surplomb ne convient pas au psychanalyste » (137). Nous voilà devant des énoncés aporétiques, les moyens naturels ne suffisent plus, l’interprétation symbolique échoue. C’est à ce moment, repérable dans le concret de la cure psychanalytique, « qu’il convient de requérir tous les artifices de l’art-sorcier, pour dégager le Réel de la clinique des strictes descriptions des faits ». Autrement dit, il s’agit d’inventer, d’inventer la sorcière.

Mais qu’est-ce donc que la «  sorcière lacanienne  »  ? Une topologie certes. Mais comment comprendre cette logie du topos, cette logie de l’espace ? Doumit y ajoute aussitôt le temps : « La topologie et le temps selon Lacan ne sont pas, à l’instar de l’espace et du temps newtoniens, de simples réceptacles qui accueillent indifféremment les événements et qui existeraient, quand bien même ces événements n’existeraient pas » (145).

Doumit décrit la stupeur et la perplexité dans lesquelles les auditeurs de Lacan ont été plongés avec l’avènement du nœud borroméen (143). Mais il ne suffit pas de noter l’événement passé, acquis et opéré par

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Lacan en 1974, pour toute l’éternité. Car il s’agit justement de se débarrasser, de se dépêtrer de cette éternité de toute structure établie une fois pour toutes, fût-elle borroméenne. C’est tout le sens du sinthome : la construction du sinthome dans l’invention, où toutes les erreurs de nœud sont les bienvenues puisqu’elles sont l’occasion d’inventer un nouveau nouage inouï, stupéfiant, surprenant. Et la question de l’invention – à toujours renouveler – nous ramène à l’inconscient.

L’invention du temps à partir de l’inconscient

On a vu les deux versants de l’approche de l’inconscient, l’un est dirigé vers le passé, l’autre vers le futur : d’une part, l’inconscient se manifeste dans la répétition du même, à partir du passé ; d’autre part, l’inconscient se manifeste comme quelque chose à venir, à inventer et qui donc n’est pas encore réalisé. On pourrait distinguer ainsi deux façons de faire de la psychanalyse : la première centrée sur l’inconscient du passé et il s’agirait alors de dévoiler ce qui est déjà là dans l’inconscient (par des interprétations symboliques), la deuxième centrée sur l’inconscient du futur et il s’agit alors d’inventer de se laisser surprendre par l’invention de l’inconscient (dans le réel et l’événement de l’effet de réel). Dans la première façon, tout semble s’expliquer à partir d’un passé qui s’est formé sous le primat du principe de plaisir et de son acolyte le principe de réalité. Dans la seconde façon, tout doit s’inventer dans l’à venir sous un tout autre principe, le principe de jouissance.

Je ne peux lire le livre d’Élie Doumit que comme un chemin – toujours à inventer – vers la deuxième façon de faire de la psychanalyse, orientée vers le réel et fondamentalement en fonction de la jouissance. Comme pour tout principe qui se respecte, il s’agit de voir où commencer et il n’est pas possible de commencer à trois endroits à la fois, c’est la raison pour laquelle la psychanalyse – la vraie, celle qui tient compte de la subversion radicale, dont le livre de Doumit nous rend compte – la psychanalyse n’a qu’un principe : le principe de jouissance.

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Si l’inconscient est atemporel, c’est parce qu’avec lui se joue l’invention d’un nouveau temps, dans l’entonnoir du temps. Où faut-il situer

À propos d’Espace et temps d’Élie Doumit

le point de rétrécissement de l’entonnoir à partir duquel une nouvelle ouverture est possible, une ouverture de l’invention ?

Leibniz et Newton se fondaient sur Dieu, sur le grand Autre ; et c’était un grand Autre réduit pour l’un à l’opérativité rationnelle et logique, pour l’autre à l’espace-temps objectif absolu. Avec le processus de questionnement en quatre points de l’espace par Kant et avec le schéma L de Lacan, nous pouvons situer le point de départ à la place du grand Autre. Mais c’est un grand Autre barré. Certes, il reste l’idée de Dieu, mais il a vidé les lieux et le temps ; c’est le rétrécissement maximal de l’entonnoir du temps : S de grand A barré. Et si Dieu n’est plus là pour soutenir le début et la continuation du monde, il reste la place vide, place pour l’invention et la création inhérentes à l’inconscient. Cette place d’incertitude et d’incomplétude doit être soigneusement gardée pour laisse la place au surgissement de l’inconscient non pas dans son passé révolu, mais dans son avenir à inventer. Pour garder cette place, il faut soigneusement se garder du bouchage par le sens. Peut-être le sens et les explications symboliques peuvent-ils tout expliquer. Peut-être ! Donc pastout reste de rigueur. Car il faut préserver à l’inconscient sa liberté d’inventer. Nous avons en attendant résolu la troisième antinomie kantienne (celle de la causalité déterministe et par liberté) en acceptant les deux propositions contradictoires. Certes, il ne faut pas rejeter la tentative de tout expliquer dans l’ordre des causes déterministes. Mais en même temps, il faut préserver la place du surgissement dans le réel de l’inconscient dynamique. Ce surgissement est surgissement du temps et le temps est donc premier. On devra l’écrire au lieu de l’Autre, à condition que l’Autre se soit barré. Tout démarre donc dans le schéma L de Lacan au lieu de l’Autre comme surgissement de la trouvaille de l’inconscient puis ça se développe dans les discours du Moi : voilà le développement du temps avec l’invention. Ce n’est qu’à partir de là que prennent place les objets, puis la condition pour ces objets qui n’est autre que l’espace pour qu’ils puissent se mouvoir et s’échanger.

La topologie doit ainsi toujours être activée à partir de l’inconscient, de l’inconscient en sa liberté d’invention, qu’il faut toujours respecter. C’est le principe même de la psychanalyse, c’est le principe de jouissance.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

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TRADUCTION ET/OU TRANSCRIPTION ?

ÉLIE DOUMIT : UNE TRANSMISSION EN MARCHE Témoignage Nadia Jamaï

Ma première rencontre avec Élie Doumit s’est faite dans des circonstances particulières. Notre association de psychanalyse, la SPM, regroupait un certain nombre de cliniciens en exercice, psychiatres et psychologues pour la plupart, qui étaient désireux d’une formation psychanalytique plus poussée et qui voulaient faire de cette société un lieu de formation de psychanalystes. Étant donné le nombre réduit de psychanalystes au Maroc, étant donné aussi le cercle limité de notre association et le fait que nous nous connaissions tous et entretenions des relations professionnelles et/ ou amicales les uns avec les autres, il nous a paru nécessaire de faire appel à une personne tierce pour encadrer cette formation. C’est ainsi que, par l’entremise de feu Moustapha Safouan, nous avons été mis en contact avec Élie Doumit qui a accepté de venir nous rencontrer. Le courant est passé et un accompagnement a commencé qui allait durer un peu moins de 20 ans. Ce fut un long cheminement au cours duquel il est venu régulièrement nous dispenser son enseignement et au cours duquel un certain nombre d’entre nous ont pu faire une analyse avec lui. Je pense qu’en acceptant d’endosser la charge de cette transmission, il acceptait du même coup de s’offrir en quelque sorte en pâture à notre amour de savoir. Mais n’est-ce pas là au fond le propre de l’analyste puisque sa fonction consiste précisément à s’offrir, du moins pour un premier temps, à l’amour de transfert et à se donner comme écran de projection pour ses analysants en mettant son espace psychique à leur disposition pour y accueillir leur dire, leurs fantasmes, leur histoire et ce qu’ils en font ?

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Il y a dans l’acte analytique une double dimension à la fois passive et active et la fonction d’analyste exige de savoir passer sans cesse de l’une à l’autre. Un analyste doit en effet pouvoir se mettre tantôt dans une position passive d’effacement où il met de côté ses désirs ainsi que son propre savoir et où il fait le vide en lui pour devenir caisse de résonance, capable de vibrer à l’écoute des mots du désir de l’autre  ; et inversement il doit aussi pouvoir se mettre dans une position active et réactive, une position d’intégration et de compréhension du discours de ses analysants et savoir se saisir des trouées fugitives dans ce discours pour faire acte d’interprétation. De ces deux positions passive et active, il me semble que la première est sans doute la plus difficile à tenir en tant qu’elle fait appel à cette dimension du féminin que chacun, homme ou femme, porte en lui, dimension qui suscite refus et résistance en tous, en l’homme comme en la femme. Il s’agit d’une disposition psychique qui exige de mettre en veilleuse ses désirs de maîtrise et ses prétentions à cerner et à comprendre, de sorte à se laisser enseigner par le savoir de l’autre en devenant simple réceptacle du savoir de l’inconscient.

C’est davantage, me semble-t-il, de cette place-là qu’Élie Doumit est venu à notre rencontre la première fois. En effet avant même de se manifester au sein de sa pratique, il me semble que c’est cette dimension passive qui s’est manifestée au premier abord à travers la forme même de la démarche adoptée, celle de venir se mettre à disposition et de venir se proposer comme passeur à notre groupe désireux de formation psychanalytique : c’est cette position-là qui m’a frappée d’emblée, qui m’a posé question et qui m’a mise au travail, sans même que je puisse m’en douter, dès les premiers moments de notre rencontre.

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En effet, aux yeux de la clinicienne non analysée que j’étais alors, clinicienne certes d’orientation psychanalytique, mais clinicienne aussi pourrait-on dire « d’orientation dogmatique », il venait déranger l’ordre théorique en inversant le sens de ce qui se faisait d’ordinaire puisque c’est lui qui venait à nous et non l’inverse. Il avait fait le voyage depuis la France et était venu proposer en quelque sorte ses services à notre groupe, à notre association. Bien sûr notre demande était première et c’est à elle que sa venue répondait mais dans la conception que je me faisais de l’analyste, il avait dérogé à la règle, il contrevenait au dispositif sacro-saint tel qu’il était décrit dans les textes et par là il se présentait d’emblée à mes yeux comme déchu de la place idéale qu’il était censé occuper.

Élie Doumit : une transmission en marche

Voilà donc une analyse qui, paradoxalement, s’était présentée d’une certaine manière par la fin !

Et ce n’était là qu’un début à l’ébranlement des croyances et des certitudes sur lesquels reposait l’édifice de mon savoir théorique ainsi que celui de mes défenses narcissiques. Un tel ébranlement est certes concomitant de toute analyse mais il se trouvait dans ce cas en quelque sorte redoublé par le caractère hors norme de la pratique de ce passeur singulier aux méthodes tout aussi rigoureuses qu’atypiques, méthodes qui par leur caractère déstabilisant ont constitué pour moi, et pour d’autres aussi je crois, un levier de dé-fixation et de séparation, levier qui m’obligeait à remettre sans cesse en cause mon rapport à la doxa et au savoir, mon rapport à l’idéal et à la loi.

Il me semble que faire ce pas de venir transmettre dans ces conditions la psychanalyse au Maroc est un acte de déplacement dans tous les sens du terme, un acte de franchissement à la fois réel et symbolique des frontières, un acte donc qui force nécessairement à plus de prise de distance avec les modèles identificatoires et qui engage dans une avancée plus profonde et plus authentique vers la pointe même du désir. Je ne sais pas si c’était le cas pour Élie Doumit mais ce que je peux dire c’est qu’il y avait chez lui une authenticité, une détermination et un engagement tout à fait palpables et qu’au-delà du contenu de l’enseignement qu’il nous a délivré, il nous a avant tout donné une leçon de liberté. Cette situation pour le moins atypique de transmission était d’autant plus complexe à gérer qu’elle mettait l’analyste dans une position ouvertement désirante, position à double tranchant puisqu’en levant quelque peu le voile sur le désir de l’analyste, d’un côté elle le ramenait à sa réalité en le rendant plus transparent et plus humain mais d’un autre côté elle le rendait aussi moins propice à être cet écran neutre de projection que théoriquement il aurait dû être. Élie Doumit ne faisait pas mystère de son désir d’analyste et de son désir de transmettre, il l’assumait ouvertement. Il distillait son enseignement de manière parfois simple et limpide mais parfois de manière équivoque et toute en clair-obscur, en laissant une grande place aux questions ouvertes et en veillant à nous laisser sur notre faim, pour que, disait-il, chacun « y mette du sien » Inutile de dire qu’il en a découragé plus d’un : ceux qui cherchaient à trouver là un savoir univoque et livresque susceptible de nourrir leur

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

recherche de maîtrise sont partis. Et alors que nous nous inquiétions de voir le groupe se restreindre, lui, il n’en avait cure : peu lui importait le culte du nombre et le règne de la quantité. Que dire de son style d’enseignement sinon qu’il s’apparentait à celui d’un chimiste qui diffuse, condense, distille et sépare. Il transmettait son savoir avec tact et mesure d’une manière aérée qui laissait la place aux interrogations et au travail personnel, en usant d’une parole qui, n’étant pas de plomb, savait relancer le désir de savoir.

Il passait de la position de l’enseignant à celle de l’analyste avec facilité. En tant qu’analyste, il ne se retranchait pas comme certains dans une position froide, figée, silencieuse et lointaine. Loin d’être dans une tour d’ivoire, il se montrait chaleureux et bienveillant tout en sachant maintenir dans cette relative proximité la retenue, le recul et les limites adéquates. Il était exigeant, pouvait se montrer tranchant, parfois même agressif et sans compromission et s’il jouait de la forme, il ne cédait rien sur le fond.

Un autre facteur de complexification de cette situation spécifique de transmission concernait les origines libanaises d’Élie Doumit et le fait qu’il parlait arabe ce qui pouvait augmenter de notre côté la tentation de tomber dans le piège de l’entre-soi, le piège de la « co-naissance » et de nous enferrer dans cette illusion de similitude qui consiste à réduire le semblable au même. En même temps et faisant contre poids à cette illusion de similitude, bien que parlant arabe, il restait cet étranger qui venait d’un autre bord, place qui lui conférait d’emblée une tiercéité symbolique en elle-même séparatrice. Des pièges et des difficultés il y en a eu à foison. Il a fallu s’adapter au réel de cette situation inédite et accepter de renoncer à appliquer le protocole analytique standard, ce qui, après coup, me semble avoir été d’emblée une préfiguration de l’acceptation de la castration à laquelle invite toute analyse. Il a fallu inventer pour les cures de nouveaux dispositifs thérapeutiques et trouver un aménagement inédit au rythme des séances d’analyse qu’il a fallu concentrer sur 2-3 jours, une fois tous les mois, certaines n’étant séparées les unes des autres que par un court moment d’intervalle.

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Élie Doumit : une transmission en marche

Un tel dispositif, rompant ouvertement avec le modèle canonique en place, ne pouvait qu’être mal jugé par tous les amoureux du comptage qui, conditionnant la valeur d’une analyse au nombre de séances hebdomadaires effectuées, s’empressaient de conclure qu’il s’agissait là d’une formation au rabais. D’autres s’inquiétaient de ce que devenaient les analysants dans l’intervalle d’absence de l’analyste et semblaient oublier que l’inconscient reste ouvert pendant l’absence, que le travail s’y poursuit et que l’élaboration du manque est précisément ce qui fait avancer une analyse. De plus, Élie Doumit restait joignable par téléphone ou par e-mail pour ceux de ses analysants qui le souhaitaient.

Une autre difficulté tenait au fait que, l’analyste n’ayant pas sur place un cabinet et notre association n’ayant pas de siège dédié, les séances n’avaient pas de lieu fixe et avaient pour cadre des endroits différents : ce pouvait être un bureau prêté au sein des locaux d’une autre association ou encore un endroit privé au sein d’un hôtel, ce qui nous a valu bien des critiques de collègues bien-pensants qui trouvaient scandaleux de prendre de telles libertés avec la règle et même carrément licencieux de faire des séances dans un hôtel. Élie Doumit souriait face à ces critiques et, jouant sur l’équivoque, il affirmait que oui, après tout, ces lieux étaient bel et bien des hôtels de « passe ».

Cette situation hors normes où nous étions nous a forcés, aussi bien lui que nous, à prendre des risques  : le risque d’être critiqués, voire délégitimés, le risque de sortir des sentiers battus et de devoir frayer des chemins de traverse. Elle nous a forcés à plus de liberté et je dis bien forcés car malheureusement la liberté, si elle est une des choses les plus désirées au monde est aussi en réalité une des choses les plus redoutées en tant qu’elle expose à la nécessité de risquer son désir et de tracer sa route dans la nouveauté sans aucune forme de garantie : elle met de manière inéluctable et sans dérobade possible face à rien moins que face à sa propre responsabilité. Il a fallu quitter le cadre standard, le casser et inventer un cadre plus souple, plus mouvant, mais non moins contenant, non moins structurant et faire l’expérience vivante que, de n’être plus suivie à la lettre, la règle, loin de s’évanouir, s’en retrouvait d’autant mieux intégrée, d’autant plus intériorisée.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Cette restructuration d’un cadre que l’on quitte pour un autre est en soi un processus extrêmement fécond : il redonne une mobilité salutaire à des fixations aliénantes et il permet la relance d’une dynamique où peuvent se jouer des réaménagements aussi bien pulsionnels que symboliques extrêmement libérateurs  : il rend possible un certain détachement de la forme au profit du fond et il permet leur refonte en une nouvelle mouture qui peut désormais être versée au crédit d’un compte personnel dont on devient à la fois le répondant singulier et le dépositaire consentant.

Un tel changement de cadre montre qu’il existe un traitement de la loi de l’interdit de l’inceste différent de celui qui se reflète dans un dispositif psychanalytique plus rigide et plus classique soucieux de maintenir la personne de l’analyste dans une position figée et inaccessible. On découvre en effet que cet interdit reste tout aussi bien observé même quand l’analyste perd de son mystère et adopte une attitude moins distante et plus chaleureuse avec ses analysants. On prend conscience que le degré de rigidité d’un cadre est proportionnel à l’intensité des défenses qui sont déployées pour le maintenir et on fait l’expérience que lorsque cette loi est davantage introjectée et qu’on se sent dans un rapport plus pacifié avec elle, la nécessité de se barricader derrière un dispositif thérapeutique rigide pour la faire tenir se fait moins grande. D’où il ressort combien la peur de l’inceste peut être le paravent permettant au désir incestueux de continuer à prospérer et combien une observance trop stricte de la loi peut être l’alibi permettant précisément de continuer inconsciemment à la dévoyer.

Par sa pratique de la psychanalyse qui savait se montrer innovatrice et subversive dans la forme mais qui savait également rester très rigoureuse dans le fond, Élie Doumit m’aura appris à séparer l’éthique de la loi et il aura contribué à ouvrir un champ de liberté dans mon rapport au savoir, celui-ci pouvant désormais franchir les limites d’un amour du savoir, conditionné par la recherche d’une complétude illusoire à travers l’identification idéalisante à des maîtres à penser, pour s’ouvrir davantage à un désir de savoir laissant plus de place à la rencontre singulière avec cette altérité foncière qui nous constitue.

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Cependant si cette subversion des formes a été d’un apport précieux pour nous, je ne crois pas beaucoup me tromper en avançant qu’elle ne s’est pas faite sans mal pour lui.

Élie Doumit : une transmission en marche

J’insiste pour dire qu’il s’agit là de mon avis personnel, étayé sur mes propres observations, sur mon vécu subjectif et aussi, bien sûr, sur mon transfert.

En effet je pense que le travail avec nous a probablement dû beaucoup compliquer ses rapports institutionnels et associatifs en France dans la mesure où en ce qui nous concerne, Nous avons toujours tenu à ce que notre Société de psychanalyse, la SPM, conserve un statut indépendant, libre de toute affiliation à quelque association tutélaire qu’elle soit. Élie Doumit nous a soutenu dans ce désir qu’il a respecté jusqu’au bout, ce qui a probablement dû le mettre en porte à faux par rapport aux vœux d’hégémonie associative qui malheureusement ne manquent pas dans le milieu psychanalytique.

Par ailleurs, il semble que cette «  désarticulation  » du cadre nécessaire à son réaménagement a eu un coût  pour lui dans le réel  : Élie Doumit est tombé à Casablanca, sur l’esplanade de la grande mosquée Hassan II qu’il était allé visiter. Il s’est fracturé le bras et le col du fémur et il a dû interrompre un temps ses va-et-vient au Maroc afin de se soigner puis le travail a pu reprendre son cours : peut-être a-t-il payé ainsi sa dette au cadre ?

Cette chute (la deuxième à mes yeux) a été particulièrement précieuse dans mon parcours analytique car, en l’objectivant, d’une manière tragique mais non dénuée de dérision, elle a achevé de réaliser en moi cette dynamique déjà lancée qu’il est communément convenu d’appeler « la chute du sujet supposé savoir ». Cette effraction du réel, en me mettant face à la faille dans l’Autre, m’aura aidée du même coup, et non sans ironie, à mieux accepter la mienne.

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TRADUIRE AU RISQUE DE SE TRAHIR Hommage – témoignage à Élie Doumit Ichrak Laoud 

Écrire, c’est séparer les mots, refouler des dires à défaut de les sublimer et perdre de la signifiance. C’est aussi supporter une insatisfaction et une perte liée au fait de produire un énoncé forcément en écart avec une énonciation qui nous appartenait à l’instant d’avant, ce qui n’est pas une chose aisée. C’est dans ce filet qu’était pris mon acte d’écrire pour prendre la parole en face de vous ce jour, car il ne s’agissait pas d’écrire sur les élections présidentielles qui nous ont bien occupées ces deux derniers mois, mais sur la traduction en arabe du deuxième livre d’Élie Doumit Le réel en psychanalyse entre épreuve et preuve publié en 2019 aux éditions EME. J’ai commencé à travailler sur ce livre quelques mois après sa sortie, Élie Doumit a pris connaissance de mon projet de traduction en 2020, il avait relu lui-même plus que la moitié des chapitres avec la participation d’une lectrice libanaise que j’avais choisie parmi deux noms qu’il m’avait proposés. La veille de son hospitalisation, c’est à dire trois jours avant son décès, nous avons travaillé tous les deux sur la leçon 11 comme nous avons fait durant un an et nous avions convenu d’un autre rendez-vous le lendemain pour travailler la 12e leçon, il n’a pas eu le temps de la lire. Samedi matin sur son lit d’hôpital, il avait dit qu’il ne me serait d’aucune utilité mais que je pouvais continuer avec la collègue du Liban qui assurait le lien avec l’éditeur sur place. Voilà pour la petite histoire de ce livre. Il n’est pas publié, raison pour laquelle je ne compte pas en parler en termes de contenu, mais plutôt en termes d’expérience, une façon de présenter un deuxième témoignage.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Je vous la présenterai donc, cette expérience, sous l’angle de deux hypothèses : traduire c’est transmettre, traduire c’est trahir, une fenêtre sur l’impossible comme condition de transmission.

Avant ce travail, j’ignorais qu’Élie Doumit était un très bon arabophone en arabe littéraire. Être très bon en arabe littéraire implique de préciser pour une partie peut-être de votre auditoire que les pays arabes sont tous pris dans une diglossie arabe5 faite de la coexistence de deux langues arabes celle appelée vernaculaire, désignée peut être à tort comme dialecte. De ce point de vue, elle est la langue du dedans, elle est parlée non scientifisée/logicisée c’est-à-dire qu’elle n’a pas de règles grammaticales et orthographiques fixes (malgré les toutes récentes expériences qui tentent de la faire passer dans le domaine de l’écrit). C’est la langue aussi du dehors pratiquée dans la rue et par certains médias, elle porte ainsi le lien social. Le numérique lui a rendu sa dignité, puisqu’elle est très présente dans les « tchats » de tous les réseaux sociaux et sur les SMS. La magie de la mondialisation fait qu’elle est souvent écrite avec le clavier latin Azerty pour les pays francophones et le Qwerty pour les pays anglophones. Et puis il y a la langue arabe dite littéraire ou classique frappée par l’ombre du sacré puisque c’est la langue du Coran. Ce qui amènent certains esprits, notamment ceux qui ne la maîtrise pas, d’en faire la langue de la tradition et de la fermeture, contre les langues étrangères outils de la modernité et de l’ouverture. Elle est scientifisée, la même à l’oral et à l’écrit pour l’ensemble des pays arabes. Elle est apprise uniquement à l’école et dont la maîtrise de l’écrit pour la production des savoirs et de la connaissance exige une formation universitaire solide. Il va de soi qu’elle pose aussi son empreinte sur le lien social pas uniquement au niveau local et national, ce que Moustafa Safouan a déployé dans son livre Pourquoi le monde arabe n’est pas libre, mais aussi à l’échelle internationale des pays arabes. Si pour chaque pays arabe il existe une hiérarchie entre celles et ceux qui pratiquent la langue du Coran et les autres, les illettrés (je n’inclue pas dans cette dynamique l’élément ô combien important du français et de l’anglais), sur le plan international, il y a des pays arabes qui se considèrent plus arabes que d’autres et donc dépositaires de l’alpha et l’oméga de la langue arabe littéraire. On dirait que les pays arabes de la péninsule arabique et du Moyen-Orient ont quelque chose des Grecs qui se considéraient comme monolingue et excluaient de

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Qui demeure au fond une « hiéroglossie » du grec hiero, sacré et glissa langue. Rapport entre les langues notamment dans le cadre religieux.

Traduire au risque de se trahir

fait ceux qui ne parlaient pas comme eux6. Les arabes parlaient aussi le logos a fini par me dire un jour Élie Doumit (Être+langue+raison), élément de rationalité suprême (Larousse 2009), ce dont témoigne la structure langagière et linguistique du Coran et la poésie de la période dite de l’ignorance, d’avant la révélation. Ils ont inventé la science de la parole Îlm Al Kalam qui marquait l’introduction de la philosophie grecque dans le débat religieux. Ils avaient ainsi, eux aussi leurs barbares7, ceux qui ne parlaient pas comme eux, un terme qu’ils ont hérité des Grecs, attribué aux habitants de l’Afrique du Nord, et aussi les Âjam pour désigner les Perses et les Romains. Vous l’aurez compris, ici comme ailleurs la langue est, comme elle a toujours été, un enjeu de pouvoir et la transmission des savoirs dans les pays arabes, se fait obligatoirement dans cette deuxième langue arabe, comme langue cible, en plus des langues étrangères héritage de la colonisation, et ce quelle que soit la langue source. Je n’exclus pas les expériences des langues amazighes (berbères) et des dialectes de différents pays arabes mais ce n’est pas le propos. L’acte de traduire n’est pas étranger à la fondation de la psychanalyse elle-même puisque Freud a transmis dans la langue du savoir ce que chacune de ses patientes lui disait dans la langue propre à son inconscient. Nous pouvons également considérer un deuxième temps de la psychanalyse qui est l’interprétation comme étant une traduction. L’acte de traduire n’est pas, non plus étranger, à la langue arabe qui s’est attelée au moyen âge à traduire le corpus philosophique et scientifique grec et perse.

Dans l’étymologie du verbe traduire, j’ai retenu dans Larousse et Littré la deuxième acception du latin « traducere » qui signifie faire passer, transposer d’une langue à l’autre, exprimer dans des termes différents8. Il m’importe de préciser que la racine «  tra  » renvoie à «  audelà » et « ducere » veut dire « conduire ». Il y a donc l’idée d’un trans

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B. Cassin, Interview Libération, 7  octobre 2004  : https://www.liberation.fr/ livres/2004/10/07/quand-les-langues-s-emmelent_495147/. M. Laaroussi El Matoui, « Les berbères et la langue arabe », in Journal Alqods Al Arabi, 16 janvier 2016 (texte en arabe). On lui trouve une trentaine de synonymes dans le grand dictionnaire de TV5Monde : Appeler, assigner, citer, comprendre, convoquer, déchiffrer, déférer, désigner, développer, deviner, expliquer, exprimer, faire passer, figurer, gloser, interpréter, manifester, mener, mettre, montrer, peindre, porter, refléter, rendre, révéler, revêtir, signifier, trahir, traîner, transcrire, transposer.

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port et d’un passage. Faire passer quoi, une idée, une pensée, un savoir. Moyennant quoi ? ou avec quel support ? Avec une langue, en l’occurrence la langue arabe. Traduire devient faire passer et conduire audelà des barrières des langues. Quant à l’auteur et au traducteur, leurs dits et leurs énoncés deviendraient difficilement dissociables, puisque pour notre tribu comme Élie Doumit aimait désigner la communauté analytique, le lien entre les deux tombes sous le sens du transfert. Je pose donc à partir du statut de la langue arabe littéraire, son empreinte passée et présente dans la traduction, du lien de la traduction à la psychanalyse, que traduire c’est transmettre. L’agrégé de grammaire Christian Nicolas9 affirme que « … Traduire c’est toujours transmettre, indirectement, certes, mais transmettre tout de même : la traduction est un relais de culture  » (fin de citation). Le philosophe marocain Abdessalam Benabdelali dans son livre De la traduction précise aussi à sa façon, je le cite « La traduction insuffle la vie aux textes et les transmet d’une culture à l’autre »10. Élie Doumit en ayant accepté la traduction de son livre en arabe, a rajouté au panel de ses actes, celui de transmettre au lecteur arabophone son interprétation d’une des plus importantes lectures de l’inconscient, la théorie lacanienne. Certains de mes échanges avec lui autour de ce travail, m’ont renvoyé à l’adage répandu et admis : le proverbe italien Traduttore, Traditore, traducteur, traître, communément repris par « Traduire c’est trahir » pour signifier cette différence indépassable entre l’original d’un texte et sa traduction. Je me suis alors posée la question comment un auteur traducteur de sa propre pensée échapperait-il ou pas à cette trahison, ça serait une trahison de soi ? C’est comme si pour celui ou celle qui traduit, cette trahison me paraissait presque naturelle/évidente, puisque passer d’un endroit à l’autre, d’une langue à l’autre ne peut pas toujours se faire à l’identique. Il peut y avoir un fond de doute disant est-ce que c’est ce que l’auteur voulait dire, sous-entendu est-ce que le traducteur n’a pas trahi l’intention de l’auteur. Cela tient à la tourmente mécanique de tout traducteur qui se respecte qui est l’exactitude et une autre tourmente morale qui est la loyauté. Alors que pour un auteur, se trahir ne me semblait pas si évident que cela. Je n’ai pas

Nicolas Ch., « La note du traducteur antique et le niveau méta de la traduction ou quand la patte du traducteur se prend dans le fil du texte ». In Traduire, transposer, transmettre dans l’antiquité gréco-romaine, Paris, Picard, 2009, pp. 61-89. 10 Benabdelali A., De la traduction, Cabalanca, Toubkal, traduit de l’arabe par Kamal Toumi, 2006. 9

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Traduire au risque de se trahir

eu le temps d’en échanger avec Élie Doumit, je souhaite ici évoquer avec vous quelques exemples de ces moments qui ont été à l’origine de ma question. Ils portent sur des désaccords au sujet de quelques termes que j’avais proposés. Ils ne sont pas nombreux parce que j’avais très vite repéré la règle de référence, celle de faire usage des termes utilisés par les psychanalystes libanais. Mais dès qu’il s’agissait du dernier enseignement de Lacan, les références se faisaient rarissimes, jusqu’à il y a quelques mois après son décès. Je donnerai ici deux exemples, celui du Pas-tout et du Semblant.

Lacan nous introduit différemment dans la dimension de la langue en s’appuyant sur les travaux de De Saussure et de Jacobson pour nous parler de la linguisterie (séminaire  III). Un néologisme qui ouvre la voie à l’arbitraire du lien du signifiant au signifié et de l’importance de la signification qui ne peut être et Doumit le rappelle dans son livre, que phallique. Et de l’autre que le différentiel du signifiant n’est jamais arbitraire et a sa logique propre. Dans cette perspective à fondement universel relatif à la dimension de l’être parlant, être de langage, nous rencontrons le particulier qui est la langue et son univers culturel. En nous intéressant à chaque particulier, nous pouvons être interpelé par l’écart, qui sépare certaines langues quand on essaie de passer de l’une à l’autre. Ce que je trouve joliment exprimé dans les propos de Barbara Cassin quand elle dit que « dire shalom, salam ou bonjour, on n’ouvre pas le monde de la même façon »11. Passer d’une langue à l’autre pour traduire, ne relève pas de la production de l’identique, c’est un constat repéré par les traducteurs au point que Brice Mathieussent écrivain et traducteur de plus de 200 romans et essais en anglais qui a traduit dans les mêmes conditions que moi à savoir qu’il n’est pas traducteur de formation et que surtout il a été relu une fois par un des auteurs qu’il a traduit, disait « rien n’est traduisible entre les langues, mais en même temps il faut tout traduire »12.

Le « rien n’est traduisible » laisse entrevoir une dimension de mission impossible au sens de James Bond du terme, si je peux dire, c’est-à-dire un rien qui impose à poser quelque chose, à jongler avec les mots, à Cassin B., «  L’invention du barbare  », dans le cadre du cycle Quel avenir pour nos frontières, Conférence Mucem, 2016. 12 Mathieussen B., Les chemins de la philosophie, Émission France culture, 30  avril 2021. 11

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dépasser le sens commun, à mettre les moyens, je rajouterai et à accepter de trahir et dans ce cas de, se trahir. Voilà une façon de déjouer l’impossible entre les langues. L’impossible est une des catégories modales d’Aristote à la présentation desquelles Élie Doumit réserve une des plus intéressantes leçons dans son livre pour nous introduire dans une leçon suivante au tableau des formules de la sexuation présenté dans le séminaire XX de Lacan. Mais bien avant l’abord de ces deux leçons il avait déjà mentionné, la catégorie du Pas-tout X et La femme pas-toute. Les deux expressions, Pas-tout et la femme pas-toute s’apprêtent facilement à une traduction littérale en arabe qui correspond au sens de la langue source. Élie Doumit avait validé rapidement celle de la femme pas-toute dans la loi phallique malgré ma remarque sur le fait qu’une telle traduction plairait bien aux musulmans qui briguent le propos du prophète détaché de son exégèse disant que LES femmes manquent de raison et de religion. Il a répondu que « comme ça ils verront qu’ils étaient un peu freudiens ». Mais pour le « Pas-tout », sa réaction n’a pas manqué de me surprendre.

En arabe, il n’y a pas plusieurs propositions permettant d’avoir l’équivalent de « pas » au début de la phrase pour annuler l’universel, et ce malgré la multiplicité des expressions qui expriment la négation. Il n’y a qu’un mot que j’ai trouvé pertinent car c’est celui même utilisé par les logiciens arabes qui ont traduit le carré logique d’Aristote ou plutôt d’Apulée. Le « pas » de la négation placée au début de la phrase se dit Layssa, layssa lkoul, pas-tout. Et voilà que Élie Doumit s’exclame de façon inhabituelle devant la proposition, laissant échapper une tonalité de déception, sa réponse était « mais… mais, puf… ce n’est pas ça que veut dire Lacan », j’ai répondu « mais ça ne sera jamais ça, Monsieur Doumit comme nous l’avions déjà vu avec le Semblant ».

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J’ai passé en revue les expressions arabes qui expriment la négation en rappelant que celle choisie a été utilisée par deux logiciens égyptien et libanais dont j’ai pu consulter les livres. Le lecteur arabe saura sûrement repérer que Lacan disait que la femme est aussi soumise à la loi phallique comme tous les êtres parlants mais que sa trouvaille était de nous montrer qu’à côté de, et non en complément à, cette jouissance phallique, les femmes, certaines femmes, comme il le précise bien dans la leçon 6 et 7 du séminaire Encore, ont accès à une jouissance supplé-

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mentaire, à condition qu’elles arrivent à en parler. Raja Benslama dans son Livre Ordre/Désordres. Troubles dans le genre. Lectures croisées sur la violence et l’amour dans la tradition arabo-musulmane, en montrant que les femmes dans le monde arabo-musulman ont toujours été, en présence de l’ordre établi en même temps, dans le désordre et qu’elles n’attendaient pas l’ordre pour être dans le désordre. Je dirais que c’est dans leur structure ce désordre que Lacan décrit comme jouissance supplémentaire. La culture arabo-musulmane a bien repéré ce désordre, qui a fait que Rajaa Benslama s’est étonnée du fait que les théologiens n’ont laissé aucun détail de la vie des femmes sans lui réserver une règle, une loi pour le gérer, pour le limiter. Une certaine théologie musulmane ne reconnaît pas Layssa lkoul, le Pas-tout. C’était l’échange que nous avions eu à cette occasion, il avait fini par me demander le nom des auteurs logiciens.

Ce qui m’intéresse dans cet exemple est le bruit de ses onomatopées exclamatives qui ont été suivies par une autre phrase qui le montrait circonspect, à la recherche de la solution, il a dit «  c’est incroyable, comment on ne parvient pas à trouver un équivalent entre deux langues auxquelles on reconnaît le génie  ?  » Cette phrase a eu un effet sur moi mais sur le champ, j’ai pu dire : au moins nous pouvons nous référer au champ d’origine du terme, la logique. Longtemps après, je me suis demandé si la particularité de cet exemple d’échange n’était pas liée à une consécration de la rencontre de l’impossible entre deux langues.

Certes, nous avons eu ce genre de discussion au sujet d’autres termes comme le Semblant. Cette fois, n’étant pas convaincue par la traduction utilisée par les collègues du Moyen-Orient, j’avais laissé du vide à l’endroit du mot. Élie Doumit avait accepté mon argument. Ce dernier tenait au fait que le terme utilisé par les collègues est une invention, certes bienvenue comme toute invention, qui plus est tient compte du rapprochement phonétique de la langue française entre semblable et semblant, mais qui ne montrait en rien la logique lacanienne telle que j’ai pu l’entrevoir dans ma propre analyse, comme un tissage entre le symbolique et l’imaginaire et comme Élie Doumit me l’a confirmé dans ses explications en insistant sur le fait que cette association entre les deux a un effet dans le Réel. De même que la proposition d’un traducteur palestinien qui avait été tout de suite rejetée par Élie Doumit, car, le mot arabe proposé est largement utilisé comme traduction du mot « paraître ».

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Alors je disais que nous avons déjà eu ce genre de désaccord mais les remarques d’Élie Doumit n’étaient pas de la même nature que celles émises face au Pas-tout layssa alkoul. Pourquoi ai-je trouvé la réaction de l’auteur particulière à cet endroit ? N’était-ce parce qu’elle était le reflet de cette trahison de son dit qui était aussi celui de Lacan. La langue arabe ne disait pas suffisamment, pas assez, pas exactement ce qu’il voulait dire. Traduire c’est trahir, devient ici une trahison de soi, puisqu’il s’agit de traduire son propre dit. Il s’agit de prendre ce risque à la forme pronominale puisque le proverbe italien a presque une valeur axiomatique dans le milieu de la traduction. Cette auto-trahison, si le néologisme a sa place, passerait par la rencontre de l’impossible entre les langues. Le même impossible que Lacan désigne comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Oui, entre les langues, il y a quelque chose de l’ordre de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, aucun équivalent ne fait l’affaire parfois si ce n’est souvent, ainsi toute traduction reste au-dessous de ce qu’il faut atteindre. Je rajouterai que traduire est alors et malgré tout une exigence civilisationnelle et pacificatrice et que la langue n’est qu’un outil, on doit travailler l’outil surtout pour une discipline comme la psychanalyse, mais pas au point d’en faire une fin en soi. Le plus important est de transmettre la pensée de l’auteur et l’orientation du champ disciplinaire. Pour le faire, et parvenir à dépasser l’impossible à mon niveau, je me forçais, de temps à autre, à lui donner corps dans le texte arabe en multipliant tantôt les équivalents, tantôt à insérer les termes de la langue source, une façon de me rappeler de ce « il n’y a pas », il n’y a pas de rapport entre les langues.

Élie Doumit en acceptant de dépasser à sa façon cet impossible en prenant le risque de se trahir et de faire avec des mots et des signifiants qui ne portaient pas ce qu’il voulait nous transmettre, il a accepté comme le dit Kundera de « [s’ouvrir] au monde au-delà de sa langue nationale »13 rendant par-là cet impossible nécessaire.

Élie Doumit est ainsi logé dans l’ordre de ce qui ne cesse pas de s’écrire, le nécessaire. Il nous offre ainsi un automaton, support de la parole et du discours, en témoigne notre rencontre ici à Lille. Par ces deux

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Kundera M., Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 80.

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journées en son hommage, qui nous laissent découvrir les différentes facettes de son engagement analytique ici et ailleurs, Élie Doumit m’a permis de conclure que le «  se traduire  » n’exclût nullement le «  se trahir », une expérience de l’impossible comme éthique traductive et humaine.

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ALIÉNATION ET LOGIQUE à Élie Doumit Wilfrid Magnier

Préambule D’aucuns diraient que la pratique psychanalytique consiste, entre autres faits, à permettre, pour un analysant, de formuler sa question singulière, non encore advenue et en souffrance, que le symptôme laisse à entendre. Une question suppose une adresse. Et les questions singulières dont il s’agit, vibrantes et résonnantes dans les structures psychiques de tout à chacun, quand elles adviennent à se dire au lieu (topique) du symptôme, peuvent prétendre à une possible et contrariée universalité. Le cas clinique se présente alors comme exemple ou modèle : paradigme. Il servira de matériau pour une théorie générale des processus psychiques, par exemple. Avec ceci de spécifique que cet enseignement ne transmet pas seulement un modèle à suivre qui se donnerait comme définitif mais un modèle inachevé et réinterprétable. Les « cinq psychanalyses » livrées par Freud sont non seulement des cas prototypiques de décryptage des symptômes mais elles se révèlent aussi dans leurs impasses et leurs énigmes. Qui plus est, lorsque Lacan relit les cas de Freud, ce n’est pas pour finasser avec d’autres sur les raisons de l’inachèvement du cas mais pour entendre ce dire derrière le dit du cas. Lacan épinglera de la sorte la question de Dora, se laissant entendre dans le mi-dire des symptômes hystériques et dans le «  sans voix  » mêlé d’amour et d’érotisme face à Madame K : « qu’est-ce que c’est que d’être une femme ? » Il relèvera avec Freud cette phrase, sans adresse, qui ne se donne pas comme question dans la structure psychique de

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Schreber : « Ce serait une belle chose que d’être une femme subissant l’accouplement ». Phrase attirant l’attention du psychanalyste sur une question clinique à propos d’une structure dite psychotique laissant la question singulière du sujet forclose. Le troisième séminaire de Lacan consacré aux psychoses sera guidé par ces questions cliniques qui outrepassent le cas et le modèle. De telle sorte que la structure linguistique de l’allusion arrive sous la plume de Lacan afin de caractériser le faisceau et le circuit des signifiants dans la psychose. Cette inventivité de Lacan advient au cours de son enseignement ainsi nommé « working progress », adressé à des psychanalystes et autres.

Autrement dit, le symptôme et la structure psychique présentent au psychanalyste comme au clinicien, certes un ensemble d’aspects observables et objectivables, consignables dans une théorie scientifique enseignable (telle que la psychiatrie par exemple) mais, comme le rappelle Lacan dans le séminaire consacré à la lettre volée : toute observation et objectivation clinique, sans entendre la question singulière d’un sujet, insu et au travail dans le symptôme, renvoie le théoricien aux actes mêmes de la police du comte de Poe, à savoir, fouiller toute « la maison » avec la précision d’un métreur tel Joseph K., dans le Château de Kafka, sans voir la lettre dérobée, dissimulée, et à la vue de tous mais méconnaissable parce que «  féminisée  » en écriture par le ministre lui-même.

Lacan n’a eu de cesse de répéter qu’un psychanalyste doit être aguerri de lettre (poésie) et de mathématique. À croire que cette insistance ait pu faire symptôme dans les écoles se réclamant soit de la lettre soit de la topologie  ? La poésie permet à l’analyste d’entendre la dissimulation, les opérations de métaphore et de métonymie, à l’œuvre dans le travail de l’inconscient. Les mathématiques permettent de repérer les trajectoires du signifiant dans les structures. Le signifiant « Femme » par exemple suit une trajectoire propre dans la structure hystérique que Lacan propose avec le schéma L, lequel schéma montre les différents acteurs autour de Dora, le Père, Madame K et Monsieur K, pris les uns et les autres dans les deux dimensions du symbolique et de l’imaginaire (figure  1). Le même schéma L sert aussi à montrer le circuit de la lettre volée du comte de Poe. Il en va tout autrement avec ladite psychose de Schreber, laquelle suppose un autre schéma.

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Figure 1

La structure vient mi-dire, en l’occasion, la question en souffrance du sujet. Les éléments du symptôme remis en place dans le schéma L font apparaître la question inconsciente et énigmatique du sujet. Cette dernière étant entendue comme non encore parvenue aux oreilles de l’analysant – puisque Lacan indiquera que cette question «  qu’est-ce qu’être une femme ? » portée par le corps de Madame K, si elle avait pu être dite, aurait permis à Dora de faire l’assomption imaginaire (l’Autre vient faire miroir dans la bonne inclinaison) de son corps-femme. Tel serait la méthode psychanalytique et le travail de l’analyste au cours des premières années de l’enseignement de Lacan. Cette méthode estelle originale et propre à la psychanalyse ? Est-ce que cette relecture de Freud, d’entendre un dire derrière le dit du cas clinique, provient de Freud ? Le travail a été fait, par de nombreux universitaires, d’étudier les emprunts que Lacan fit à Levi Strauss à propos de la structure, à savoir la refonte qu’il opère entre Freud et Levi Strauss. L’anthropologue, en effet le premier, entend dans le mythe d’Œdipe, dans les mythèmes qu’il décrypte avec l’approche structurale et linguistique, la question que la société grecque, historiquement localisée et datée sur une période, se pose entre les lignes du mythe : « comment l’Un provient du Deux ? » (anthropologie structurale). Cette voie a bien sûr été suivie par Freud. La névrose obsessionnelle est entendue comme une religion privée. À ce titre, il serait évident que la théorie psychanalytique prenne place comme science structurale, entendant que l’apport de la linguistique et de l’anthropologie viennent clore le caractère inachevé du cas comme de la théorie de Freud. Là où Freud espérait que la théorie psychanalytique puisse un jour s’éclairer par la rigueur de la biologie, en bien, elle

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recevrait par Lacan, une place de choix parmi les sciences humaines. Elle prendrait la place d’une clinique anthropologique complémentaire au modèle Levi Straussien. Enseignement et transmission de cette pratique relèverait des modalités canoniques et universelles des structures, et, nous le verrons peu après, des formes structurales de la narration telle que la sémiotique de Greimas.

Cela dit, le travail de Lacan et les signifiants qu’il avance, comme l’objet a, rendent ce frayage moins praticable, moins évident. Faire de la psychanalyse un sous-ensemble de l’anthropologie structurale apparaît dans le dire et sous la plume de Lacan comme un impossible. En effet, dès lors que la question de l’éthique de la psychanalyse commençait à s’étoffer autour du complexe de l’Autre, et de la problématique du plaisir, le réel de la Chose, son vide central, conduisait la pratique et la théorie psychanalytique hors du champ des structures symboliques et anthropologiques. La question portée par un sujet devient un bouchetrou, une réponse (un fantasme) face à l’énigme du désir du l’Autre, mais aussi, un acte particulier de découper la structure topologique du tore. Le réel à cet égard, rend impossible de se satisfaire de l’unique approche Symbolique et Imaginaire pour entendre ce dire derrière le dit. Le modèle d’une intégration dialectique de l’imaginaire avec le miroir du symbolique n’est plus suffisant à la fois pour la pratique et la théorie analytique (figure 2). De sorte que le savoir psychanalytique prend une forme et un statut particulier parmi les autres savoirs. Si l’anthropologie structurale permettait d’espérer rassembler la clinique et le singulier dans une théorie commune et générale, le Réel vient contrevenir à cet espoir. Pourtant, la psychanalyse ne se présente pas comme « un poème » de l’ineffable, du Réel. Elle se présente toujours comme une théorie générale rationnelle engagée dans le champ des savoirs : les mathèmes. Néanmoins, ces derniers présentent un statut autre au regard d’une théorème mathématique par exemple dans la mesure où le mathème comporte quelque chose du réel.

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Figure 2

Pour résumer, la théorie psychanalytique repose sur la pratique et l’expérience. Cette dernière pose les conditions de l’expérience afin que la question insu d’un sujet en analyse puisse se formuler au lieu (topique) de l’Autre. Ainsi formulée, cette question, nous disait Freud, pouvait atteindre à un universel permettant de dégager les lois des structures névrotiques, psychotiques, perverses, et, à plus forte raison, de sortir la psychanalyse de son giron pratique pour discuter avec les autres sciences et faire valoir son point de vue sur différentes questions de société telle que le malaise dans la civilisation, la féminité, la religion, etc. Freud a ainsi entériné de nombreux dialogues avec l’anthropologie, la sociologie, la biologie, etc., et il a même situé la théorie psychanalytique comme telle dans le champ de ces disciplines. Il a même apporté un avantage de cohérence pour la sociologie dans la mesure où l’hypothèse de la horde primitive vient « nouer et rassembler » les différentes théories sociologies en contradiction les unes les autres. Ainsi entrée dans ces disciplines comme théorie scientifique et enseignable, la psychanalyse était promue à la discussion et à sa validation scientifique. Ces hypothèses pouvaient être discutées, infirmées ou partiellement validées, démontrées, justifiées, ou postulées à des fins heuristiques, etc. Freud justifiera son choix de l’hypothèse de Darwin, celle qui recevait pour le naturaliste le plus faible crédit, à savoir un chef de horde primitive, au regard de la psychopathologie des névroses. Cela dit, la prétention à l’universalité des hypothèses psychanalytiques contrariait les discutants de Freud. Ils voyaient que la théo-

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rie psychanalytique ne pouvait prétendre à cette universalité et aux exigences de la science, faisant d’elle une pratique et une théorie à la limite de la science. Sa tautologie interprétative faisait problème dans la communauté scientifique. Par exemple, lorsque Freud consigne dans la « Science des rêves » l’une des interprétations qu’il propose à une analysante, laquelle mettait en doute la thèse que le rêve réalise un vœux refoulé dans l’inconscient : votre rêve à propos du « canal » reçoit comme associations de votre part le souvenir d’une soirée au cours de laquelle il était évoqué le « pas de calais », le CANAL de la manche, avec comme boutade qu’entre le sublime et le ridicule, il n’y a qu’un pas, le pas de calais, eh bien, votre rêve réalise votre vœux que la thèse psychanalytique sur le rêve est ridicule ! CQFD ! Popper reprenant ainsi les écrits de Freud dira qu’il n’est pas possible de donner tort à Freud, car, en lui donnant tort, on lui donne raison !

Ce faisant, la théorie psychanalytique s’enseigne et se transmet depuis Freud et Lacan comme un savoir au statut étrange. Ce savoir n’est pas du même ordre que celui de la sociologie, de l’anthropologie, du naturalisme. Il ne suit pas les mêmes exigences démonstratives et explicatives. Quand bien même Freud projetait que la théorie psychanalytique puisse un jour recevoir sa pleine validité par la biologie, son statut théorique, s’approchant asymptotiquement d’une science, ne pouvait en être du fait même de son double objet  : le ça et l’inconscient. Aussi, ce savoir n’est pas davantage poétique ou religieux. Il ne se présente pas comme une métaphore de ce qui échappe aux formes symboliques rationnelles des structures. Il est produit avec le Réel et son enseignement, comme sa transmission, comporte cette étrangeté et cette logique autre à l’œuvre dans la praxis analytique. L’apport de Lacan consistait à produire positivement ce savoir psychanalytique, sortant ainsi le discours analytique de ce ballotage entre une quête de scientificité et le maintien de son objet (ça et inconscient) aux limites de l’ineffable et de la tautologie.

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Nos journées proposent non seulement de rendre hommage à Monsieur Doumit, mais, par cet hommage, de questionner notre pratique psychanalytique à partir de deux dimensions  : l’enseignement et la transmission. Ces deux dimensions ne sont pas habituellement séparées. Ce qui s’enseigne se transmet. Un enseignement est destiné à d’autres et à soi. La transmission diverge en règles et en modes selon la discipline envisagée, elle comporte un objet à transmettre, et, l’enseignement consiste à faire en sorte que celui qui reçoit l’objet

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transmis et, parfois, à transmettre, puisse pratiquer, utiliser cet objet pour l’activité dans laquelle il s’engage. Si j’enseigne à quelqu’un les mathématiques, je fais en sorte qu’il puisse faire des mathématiques selon les modes et règles de la matière enseignée. Je transmets les exigences formelles de la discipline et je fais attention à la sensibilité de l’élève afin qu’il puisse employer les mathématiques pour ses propres recherches et découvertes, en vue de les transmettre à d’autres. S’il préfère la géométrie, je peux suivre ses constructions géométriques en lui proposant de suivre les règles canoniques de la démonstration, et, je peux aussi lui montrer l’avantage de l’algèbre pour la géométrie. S’il questionne un axiome d’Euclide, je peux laisser ouvert les questions afin qu’elles puissent cheminer dans et à travers ses travaux. Je peux même attirer son attention sur quelques problèmes fondamentaux en géométrie lorsqu’il aura le niveau de comprendre les enjeux que comportent ces problèmes. En d’autres termes, pour que l’enseignement et la transmission fassent sens pour chacun, le savoir enseigné et transmis commence par le fait de donner une quête à un sujet (je sais que tu dois apprendre la géométrie), et, le sujet doit produire un objet (la compréhension d’un théorème), enfin, il se solde par une validation de l’épreuve (une note sur 20, etc.). Si le sujet accepte la quête et il veut la réaliser, il aura besoin d’aide afin de faire face à tout ce qui viendrait s’opposer à la réalisation de sa quête. Quoi qu’il en soit, l’enseignement et la transmission d’une discipline, afin qu’elle fasse sens pour le sujet, comporte une instance de validation (un Autre de l’Autre pourraiton dire). Sans cette instance, le sujet ne percevrait pas son épreuve comme réalisée. Il aurait l’impression de faire de la géométrie en roue libre ! Toujours est-il cet enseignement de la géométrie comporte des évidences universelles, ou, des universaux tant dans les règles et applications que dans les objets eux-mêmes de la géométrie (l’axiome qui définit ce que sont deux droites parallèles par exemple). En psychanalyse, ces universaux ne vont pas de soi. À cet égard, Monsieur Doumit n’a eu de cesse d’articuler transmission et enseignement dialectiquement, l’un rattrapant l’autre pour le trouer : à savoir dire ce que l’on ne sait pas ! Il rappelait qu’en psychanalyse, il s’agit de transmettre un désir… d’analyse. Dans le texte fondateur de notre école, Monsieur Doumit est clair par les termes qu’il emploie : il s’agit d’enseigner en tant qu’ignorant. Comment entendre ce paradoxe ? La docte ignorance tient position pour « l’analyste qui transmet, et elle ne peut se confondre avec la posture du professeur

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qui sait qu’il sait, ni même celle du poète tournant autour de l’ineffable, mais d’un savoir autre  », celui des mathèmes de Lacan par exemple. Transmettre comme savoir et enseigner ce que l’on ne sait pas relève donc d’un paradoxe peu conciliable avec les exigences de la démonstration scientifique. De représenter ce paradoxe à l’aide d’un ruban de Moebius, est-ce pour nous, comme l’indique l’argument de nos journées, traiter ce paradoxe de telle sorte qu’une possible réconciliation du savoir psychanalytique puisse advenir ? La question reste entière car ce dire topologique se situe aux bordures, peut-être, d’une hypostase risquée pour notre pratique, quid de ce que Lacan nous enseigne à l’égard des effets de coupure du dit ruban.

Monsieur Doumit, disais-je, n’a eu de cesse d’enseigner la psychanalyse comme théorie – laquelle se présente à certains égards cliniques avec le terreau logique d’Aristote – à savoir que la logique théorique qui s’enseigne relève du nécessaire, elle ne cesse de s’écrire. Il suffit de reprendre les arguments d’Aristote (Organon) à l’égard du nécessaire au regard du possible d’un événement futur tel que « demain, une bataille navale aura lieu » pour le voir !

Ce faisant, lorsque Monsieur Doumit décrivait un point de la théorie de Lacan, il le faisait avec ce retrait du nécessaire, pour nous demander si ce point théorique est si nécessaire à la clinique. Il pouvait nous lancer : est-ce que l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire à la psychanalyse ? L’objet petit a est-il nécessairement issu de la lecture faite par Lacan de Inhibition, Symptôme, Angoisse ? À quelle impasse clinique tel concept répond-il ? Et, s’il y répond de façon féconde, certes, est-il arrivé de manière nécessaire à Lacan ? N’y a-t-il pas d’autres frayages ? Est-ce qu’un autre concept aurait pu convenir ? Bref, Monsieur Doumit n’avait de cesse de transmettre la psychanalyse non comme théorie, laquelle relève de nécessaire, mais comme butée du réel, à savoir, pour transmettre une pratique du réel, laquelle ne cesse de ne pas de ne pas s’écrire. Ce réel dont il s’agit, quelle écriture lui trouver qui ne soit pas seulement poétique  ? Comment le dire sans pour autant suivre les voies d’une philosophie qui propose de mettre en forme le vide (Heidegger) ?

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En effet, notre pratique passe par l’enseignement et la transmission, d’abord, pour former des analystes. Ensuite pour se mettre et mettre à l’épreuve un ensemble de discours – lesquels discours ne peuvent tenir ensemble et en même temps les deux dimensions qui nous occupent.

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Cela dit, nous pouvons constater depuis Lacan que notre pratique se détermine d’un réel qu’il faille se coltiner avec l’écriture logique. À cet égard, Monsieur Doumit, a consacré son enseignement à cette reprise – la scandant de mille façons sans pour autant l’arrêter. Cette reprise a-t-elle une borne ? Ce serait oublier l’impossible de ce qui ne cesse de ne pas s’écrire. Toutefois, cette reprise n’est pas vouée à une chaîne métonymique infinie puisqu’elle se capitonne d’éléments théoriques enseignables.

Aliénation et logique : deux textes de M. Doumit

Afin d’éclairer nos propos, nous allons procéder au commentaire de deux textes. L’un illustre la dimension d’enseignement théorique, à savoir un article intitulé Aliénation, lequel se trouve fort à propos dans une Encyclopédie  l’Apport freudien  dirigée par Kaufmann. L’autre illustre le problème de la transmission de la psychanalyse. Il s’agit d’une réponse de Monsieur Doumit à l’endroit d’un exposé de logique paraconsistante fait à Madame Loparic. Cette dernière construit une théorie logique, qu’elle présente comme soutenable, des équations de la sexuation de Lacan. La réponse de Monsieur Doumit vise l’énonciation de Madame Loparic à l’œuvre dans la construction logique. En effet, pour la logicienne, les équations de la sexuation de Lacan ne sont ni transmissibles comme telles, ni enseignables. Elle propose une sémantique logique afin, d’une part, de résoudre l’écueil de la théorie lacanienne (du point de vue de Loparic) et d’autre part, de pouvoir ainsi transmettre cette écriture psychanalytique impossible et insoutenable en logique classique (calcul des prédicats). Ce faisant, et nous renvoyant les uns et les autres aux démonstrations de Madame Loparic, elle avance une théorie qui établit et fait tenir ensemble deux ordres logiques non complémentaires (le pas tout et l’exception) sous une même interprétation. À plus forte raison, le geste de Madame Loparic vient en effet nous questionner sur l’écriture du réel, telle que Lacan la propose, à transmettre. Dans l’article consacré à l’aliénation, Monsieur Doumit procède à l’examen serré de ce « concept » en psychanalyse. Il se situe encore dans l’enseignement structuraliste de Lacan, à savoir, qu’il se formalise différemment selon qu’il est pris dans le registre de l’imaginaire ou du

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symbolique. L’aliénation dans le registre de l’imaginaire reçoit la forme du « l’autre du miroir, cette image autre c’est moi ». Dans le registre symbolique, l’aliénation relève d’une structure formelle, logique  et articulée : le choix forcé ayant pour l’une des deux conséquences une existence écornée. Cet enseignement structuraliste considère les registres Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel comme des catégories «  closes  » pouvant se combiner entre elle. Dans son texte de 1953, Lacan proposera même l’algorithme combinatoire de ces registres pour décrire le cours d’une cure psychanalytique et son achèvement. Il faudra attendre les avancées sur le nœud pour que ces registres apparaissent comme ouverts, troués et liés les uns aux autres de telle sorte que leur liaison peut modifier leurs propriétés intrinsèques. Dans le registre imaginaire, la définition de l’aliénation s’éloigne de celle de la psychiatrie. Elle n’est pas une souffrance ou un trouble mental, ni une perte de contact avec le monde, ni une vision altérée du monde. Elle est une phase de la temporalité subjective, l’inscrivant dans la continuité du normal et du pathologique. Contrairement à son acception médicale, l’aliénation n’est pas un mécanisme faisant du monde quelque chose d’étranger, mais, au contraire, faisant de l’étranger du familier. Elle reçoit une définition topique (l’axe de l’imaginaire) et une fonction, celle de la méconnaissance de la dimension symbolique.

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Cela dit, Monsieur Doumit, rappelle avec Lacan que l’imaginaire comporte au départ un rapport à l’autre marqué par la logique du Vel exclusif : ou moi ou l’autre. La phase du miroir au cours de laquelle l’enfant toise son image vient exprimer ce moment du Vel exclusif. Le moment qui suit, étant celui de la reconnaissance de soi dans le miroir, vient exprimer l’aliénation, à savoir le Vel (ou) inclusif  : l’autre, c’est moi. Entre deux, il s’est produit quelque chose… qui demeure voilé par cette polarité imaginaire sous-tendue par les deux Vel (ou) exclusif et inclusif. Lacan, à la suite de Freud, rappelle Monsieur Doumit, établit que le sujet a fait un choix… forcé. Pour le dire dans les termes de la phase du miroir : ou cette image est un autre ou elle est moi. Si je choisis l’autre, je perds toute possibilité de me reconnaître et de me doter d’un moi. Mais je conserve l’avantage que le visage de ma mère soit le seul regard et miroir dont je dispose (Winnicott). Je suis l’être sans visage. Cela dit, ce choix ainsi fait aura des conséquences subjective puisque le sujet juge de l’existence de cet autre dans le miroir… jugement pouvant amener ce Horla dont parle Maupassant. Si je choisis Moi ! alors mon exis-

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tence est écornée… du regard. Jugeant de l’inexistence de cet autre du miroir, et, me l’attribuant par cette jubilation observable, le sujet perd ce regard maternel, du moins, la localisation du regard dans le visage maternel. Ce gain d’autonomie s’accompagne de cette perte, écornant ainsi le sujet du regard, objet petit a, qu’il cherchera à reprendre dans les termes du fantasme. Revenons au texte de Monsieur Doumit. L’aliénation dans le registre du symbolique relève de la logique du choix forcé. Suivant Freud sur ce point, Lacan établit une logique de l’inconscient, d’un entre-deux : le choix forcé. L’exemple de la « la bourse ou la vie » inscrit celui qui choisit dans une dimension écornée ou fatale. Autrement dit, l’aliénation définie par dimension symbolique est plus proche du juridique, à savoir faire sortir un bien ou un droit du patrimoine du propriétaire : donner, vendre, céder, etc. Elle se situe entre le choix exclusif et le choix inclusif. Quoi qu’il en soit, une perte est au cœur de cette logique, laquelle perte, en psychanalyse, ruine toute possibilité d’intégrer le particulier dans l’universel – rappelle Monsieur Doumit – ne serait-ce qu’au titre du fantasme.

Toujours est-il, Monsieur Doumit reprend les développements de Lacan à propos du cogito cartésien : le « je pense » et le « je suis » – je pense, j’existe ; je pense donc je suis. Articulé au choix forcé, le cogito cartésien présente une logique autre qui déjoue la logique classique qu’il est censé soutenir et confirmer. Le doute méthodique amène Descartes à perdre la certitude et l’évidence de la connaissance empirique, qu’elle implique les objets hors du corps, comme les objets insensés du corps, tels les rêves ; de la connaissance rationnelle des mathématiques avec le Dieu trompeur. Le dédoublement de la conscience doutant s’observant douter se donne comme une évidence au moment du doute paroxystique de la connaissance des choses empiriques et rationnelles. Se dédoublant, elle se suppose être la même, à n’en pas douter. Cette évidence que le dédoublement de la conscience est dédoublement de la même conscience fait que Descartes sur ce point passe à côté de la compréhension de ces hommes nus qui se croient couvert d’or, ou qu’ils s’imaginent transparents comme des cruches. La conscience de Descartes ne peut douter être autre et identique à soi. Elle est certaine d’être la même… Succès de la phase du miroir suffisamment bien traversé par Descartes. L’évidence que la conscience réflexive est la même, dirait Lacan, est d’ores et déjà le résultat d’une aliénation : le Vel inclusif. Étant supposée la même, la conscience dou-

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

tant se révèle comme pensée, pensée à l’origine du doute, doute certifiant la localisation du doute dans la pensée – puisque le doute imparfait ne peut venir d’un être parfait tel que Dieu. Et le Dieu trompeur s’adressant à Descartes pour le tromper, le fait même de chercher à le tromper, prouve que Descartes existe… au moins pour être trompé. Cela dit, les assertions de Descartes reposent sur le présupposé que la conscience se dédoublant, se réfléchissant, demeure la même. Par déduction, ce présupposé ne peut faire l’objet d’un doute, car, s’il devenait l’objet d’un doute il serait une pensée prise comme objet d’un doute par une pensée doutant. L’expérience de la xénopathie d’un sujet dit psychotique révèle que la conscience n’est pas toujours identique à elle-même et elle relève du Vel exclusif à l’égard d’une pensée qui prend le caractère d’étrangère à la conscience, devant ainsi autonome. Puisque ces pensées sont devenues et vécues comme étrangères par le sujet, elles doivent faire l’objet d’une exclusion – ce qui est impossible. Ceci revient à se mettre la tête dans le four… pour expulser cette pensée étrangère, et, se supprimer au passage : autant de drames humains que la psychiatrie connaît.

À partir de là, la logique du choix forcé nous permet de repérer dans le cogito cartésien que le cogito lui-même (comme conscience réflexive) est le résultat d’une aliénation du fait qu’un choix a été fait (choix du sens face au non-sens qui faisait perdre pied à Descartes). Qu’est-ce que Descartes a choisi de donner à cet Autre qui lui lance un « la bourse ou la vie ? ». De quoi le cogito est-il écorné ? Descartes l’indique : l’existence du moi qui pense est certaine tant que l’on pense. Phrase toujours vraie à se dire comme telle. Quelle serait la chose qui a été perdu et rattrapé par cette assertion : l’existence, le moi, l’acte de penser, la certitude ? Le doute méthodique est l’épreuve du choix forcé de la perte de la pensée continue dans le temps, et, le gain pour la conscience, de la certitude. Nous comprenons ainsi la recommandation de Descartes de faire de la philosophie quelques heures par an et de se concentrer sur la physique. « Je pense, j’existe » est une phrase vraie si tôt que je la prononce, et, je ne suis plus tenu de la prononcer à chaque instant. Je peux être sans cette pensée certaine même si cette pensée est en moi. Je peux ne pas y penser mais quand j’y pense, elle est vraie.

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Toujours est-il à déplier le choix forcé à partir de l’épreuve du doute et du malin génie du cogito, à savoir la perte de la continuité temporelle, nous obtenons une logique beaucoup plus complexe que celle du carré

Aliénation et logique

d’Apulée dans la mesure où elle opère d’une autre géométrie. Dans son article, Monsieur Doumit rappelle Lacan à ce propos : Le « je suis » implique un « je ne pense pas »

Le « je ne suis pas » implique « l’inconscient » Le « je pense » implique « je ne suis pas » Le « je ne pense pas » implique un « ça »

Avec ceci que le ça et l’inconscient se situe au même lieu. Autrement dit, il n’est pas possible de penser deux carrés logiques collés l’un en dessous de l’autre : « je suis » implique « je ne pense pas » qui implique « ça » ; « je pense » implique « je ne suis pas » qui implique « l’inconscient  ». L’hexagone logique (figure  3) pourrait convenir mais nous voyons tout de suite que les sens des flèches tel que Blanchet les pose ne vont pas dans le même sens que le circuit logique du choix forcé. Ce serait le « ça/ics » qui implique le « je ne pense pas » et le « je ne suis pas ». Si cet hexagone présente l’avantage de penser une logique à 3 (je pense, je suis, ça/ics), sortant du binarisme classique (je pense/je suis), la « torsion » qu’impose le circuit du choix forcé rend impossible son entrée dans l’hexagone. N’oublions pas que le langage est la condition de l’inconscient. Tenir l’hexagone logique comme tel pour décrire la logique de l’inconscient revient bien sût à poser que c’est l’inconscient qui serait la condition du langage. Polémique que nous connaissons bien ! l’hexagone n’est donc pas la forme qui convient pour cette logique du choix forcé.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Figure 3

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Nous avons aussi sous la main l’hexagone sémiotique de Greimas et de Moretti. Nous reviendrons sur les travaux de l’un et de l’autre à propos de la question de la transmission et de l’enseignement en conclusion de notre intervention. Pour introduire très vite l’hexagone sémiotique, il importe de rappeler que Greimas fonde l’école structurale de sémiotique à Paris. C’est un contemporain de Lacan et de Levi Strauss. L’étude des conditions et des processus qui mène du signe au sens (sémiotique) reçoit sa forme minimale avec le concept de carré sémiotique. Greimas proposait les termes de structures élémentaires de la signification, par analogie aux structures élémentaires de la parenté.

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Pour se faire, Greimas va réemployer le carré logique pour présenter et penser les structures élémentaires de la signification, non plus dans les termes de la vérité mais dans ceux du sens. Le geste de Greimas vient rompre à cet égard ce qu’Aristote avait posé dans l’organon, à savoir que la logique se distingue du sens dans la mesure où elle s’occupe de la vérité. Les lois de composition logique telles que contrariété, contradictoire, négation, etc. sont propres à la logique. La sémiotique est hors champ de la logique pour Aristote. Il propose, par exemple, l’énoncé : je prie Zeus ! Cet énoncé a du sens pour celui qui prie mais il n’est ni vrai ni faux. Cela dit, Greimas reprend le carré logique et change le sens des flèches pour formaliser la structure minimale du sens. L’implication devient la deixis (je montre, je désigne du doigt quelque chose ou quelqu’un) et les coins du carré sont occupés par des signifiants. Pour Greimas, le jeune enfant comprend les intentions des uns et des autres (il s’agit de sa sémiotique naturelle et indifférenciée) mais cette compréhension n’a pas encore reçu de forme pour lui : les signes du langage ne font pas encore sens pour lui. L’enfant entre dans la sémiotique (les signes font sens pour lui) lorsqu’il distinguera les couples de signifiants opposés (jour/nuit ; chaud/froid ; etc.) et ces couples d’opposés seront pris dans son geste de désignation (deixis) (figure 4). L’enfant montre du doigt des objets, et, l’Autre lui nomme ce qui est montré. Le couple d’opposé de signifiants est nommé de façon générique S1 et S2, et, inscrit dans le carré logique, il reçoit leur négation par contradiction : non S1 et non S2. Pour comprendre cette affaire rapidement, si nous avons devant un miroir l’enfant et son père : l’enfant est S1 et le père S2. L’image du père dans le miroir est non S1, ce n’est pas l’enfant. L’image de l’enfant dans le miroir c’est non S2, ce n’est pas le père. Non S2 désigne le père S2 et non S2 désigne le père S1. Non S1 (l’image du père) est le contradictoire de S1 (l’enfant), etc. À présent, nous pouvons prendre le carré sémiotique du cogito :

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Figure 4

Tout de suite, nous constatons que les flèches de deixis ne conviennent pas à la logique du choix forcé. En revanche, elle convient au cogito. Le Dieu trompeur en non S1 fait qu’il peut chercher à me tromper, me faire croire que je ne pense pas, mais sa tromperie désigne le « je suis ». À douter que je sois, ce doute désigne avec Sens que je pense.

Cela dit, le mathématicien et logicien Alessio Moretti propose un ensemble de théorème rendant isomorphe l’hexagone logique de Blanchet le «  l’hexagone sémiotique  ». Il construit un hexagone sémiotique à la suite de Greimas et il montre que logique et sémiotique tiennent ensemble sans s’exclure (contrairement à Aristote). Sa géométrie des oppositions pourrait présenter la logique du choix forcé (figure 5). Cet hexagone a le mérite de présenter un double jeu de flèches.

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Figure 5

En d’autres termes, cette géométrie des oppositions, à admettre le postulat d’un isomorphisme entre l’hexagone logique et l’hexagone sémiotique, serait pour nous, psychanalystes, un possible « rapport sexuel » ! Toujours est-il Alessio Moretti y travaille. Je vous invite à lire ses textes – il y reprend les formules de la sexuation. Est-il possible alors que cet hexagone représente à merveille l’étrange cogito du choix forcé ? Allons-nous nous arrêter sur cette figure afin de rendre compte des paradoxes de l’aliénation ? En son temps (1991), au cours d’un symposium consacré à «  Lacan avec les philosophes  », la logicienne, Madame Loparic, a construit une sémantique non classique du calcul des prédicats afin de rendre

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compte des équations de la sexuation de Lacan et de leur para-consistance logique. Voici les équations de la sexuation pour rappel :   Ɐxx

ⱻ x ¬ x

Homme

¬Ɐxx

¬ ⱻ x ¬ x

femme

Monsieur Doumit rappelle que la logique s’est libérée de la morale  : chacun peut se construire une logique mais s’il veut la discuter, il doit présenter des règles syntaxiques de la construction telle que la noncontradiction par exemple. Je ne vais pas entrer dans l’explication de la théorie de Madame Loparic, pour ce faire j’aurais besoin de deux heures de plus. Je vais simplement rappeler l’intervention de Monsieur Doumit à la suite de l’exposé de Madame Loparic. En logique para-consistante, les solutions d’une formule θ et celles de sa négation ne sont pas toujours complémentaires. Ainsi Madame Loparic construit une formule θ pour les 2 systèmes (homme/femme) non complémentaires.

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Monsieur Doumit met en garde la logicienne qui rassemble des systèmes logiques différents et non complémentaires sous une seule interprétation, dans la mesure où ce geste réintroduit un métalangage. Il n’y a pas en psychanalyse de métalangage pour la psychanalyse, puisqu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Il n’y a pas, comme chez Descartes, un Autre (le Dieu par exemple) qui vienne garantir l’Autre (les vérités mathématiques, par exemple). Cela dit, l’ensemble des sciences suppose, pour s’écrire formellement et écrire le réel (objet d’un discipline quelconque) par ce formalisme, un métalangage. La linguistique construit son formalisme, l’anthropologie structurale aussi, etc. Le problème avec cette énonciation formelle s’élançant à construire une métalangue pour dire le réel serait dommageable pour la psychanalyse, son sujet comme son objet. La première conséquence du geste de Madame Loparic est de recouvrir le non-rapport sexuel par une interprétation unique et fonctionnelle logique, déclare Monsieur Doumit. Ce serait faire fi de la diagrammatique placée en dessous des équations de la sexuation. Comme pour l’aliénation, laquelle ressort du choix forcé, les équations de la sexuation non complémentaires ressortent d’une logique dia grammatique : $  a ; LȺ ϕ ^ LȺ S(Ⱥ). La sexuation écrite ne relève pas d’un système déductif gagé par la vérité. Ces for-

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mules montrent qu’elles ne réalisent pas le logos. Elles articulent pour les êtres parlants qui habitent le langage l’impossible de la synthèse du rapport sexuel. Ces équations rappelle Monsieur Doumit sont dissymétriques : « c’est-à-dire que la psychanalyse ne vise pas à ce qu’il y ait, au terme de l’Œdipe, rapport sexuel, ce qui était le rêve de Freud ; l’objet a qui s’y trouve impliqué met fin à tout espoir d’intégration du particulier à l’universel. » À présent, quoi dire des arguments de nos journées, lesquelles proposent de placer la transmission et l’enseignement sur une même interprétation topologique : le ruban de Moebius ?

Sémiotique et enseignement de la psychanalyse

Nous proposions au début de notre intervention une petite histoire quant à l’apprentissage de la géométrie. Nous décrivions en réalité la structure sémiotique du schéma actantiel de Greimas. Cette structure est présente dans toute narration, déclare le sémioticien. Il est entendu aussi que ce schéma actantiel soit un métalangage pour rendre compte des structures de sens présentent dans la langue naturelle. Le projet de Greimas est de construire un langage artificiel afin de présenter la structure sémiotique d’une langue naturelle. Il est de fait possible de lire toute forme de narration avec ce schéma. Qu’il s’agisse d’un dessin animé comme Shrek ou du stade du miroir pour l’enfant, ce schéma est une ressource interne à la langue naturelle et elle permet de donner du sens aux expériences vécues par procuration comme un conte de fée ou à la réalité. Avec ce schéma (figure 6), par exemple, il est possible de repérer 3 dimensions : savoir, vouloir (désir) et pouvoir. La dimension du savoir commence avec le destinateur, soit celui qui donne la quête pour un sujet. Si nous prenons la phase du miroir, l’enfant reçoit l’épreuve de résoudre l’énigme de l’image dans le miroir  lorsque le parent lui envoie, lorsqu’ils sont l’un et l’autre en face d’un miroir  : «  regarde, c’est toi ! » – à ce moment du schéma, le parent désigne l’image de l’enfant comme étant l’enfant, se distinguant de l’enfant par contrariété (sémiotique) ; cette désignation fait quête comme énigme puisqu’elle ne correspond pas encore à l’expérience de l’enfant, laquelle considère cette image comme un autre enfant – et, cette résolution recevra la validation du parent  lorsque l’enfant s’autodésigne de cette image  : « c’est bien toi ! ». La quête pour l’enfant est le traitement de cette drôle d’image qui ne se comporte pas comme les autres personnes. Sur ce

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point Wallon et Winnicott évoquent la dissymétrie du visage maternel en face de l’enfant, et, le moi proprioceptif (sensation du corps) de l’enfant dans le dialogue mère-enfant, en revanche, l’image est symétrique et synchrone puisque tout ce que l’enfant fait est simplement reflété symétriquement. La dimension du désir pour le sujet est de traiter cette singularité de l’autre (l’image). La dimension du pouvoir est faite de ses expériences successives, des messages de l’Autre, de sa capacité de jugement (existence, attribution) et, de sa compréhension de la fonction du miroir (l’enfant sait que le miroir reflète son parent mais cette fonction n’est pas encore généralisée au miroir).

Toujours est-il, la sémiotique et le schéma que nous évoquons nous serviront à poser le problème de l’enseignement et de la transmission pour la psychanalyse. L’avant-propos du livre de Monsieur Doumit « le réel en psychanalyse  » est fort de cette indication. Il rappelle que la psychiatrie narrative, celle qui accorde une place à la parole, a le mérite de sortir le symptôme de la simple médicalisation ou de l’objectiver à coup de « signifiants maîtres ». Cela dit, la question se pose : en quoi la psychanalyse se distingue de la psychothérapie narrative ? En effet, la procédure psychothérapeutique relève d’un schéma actantiel. Qu’il s’agisse de l’approche cognitiviste ou d’une autre, la dimension du savoir comporte un destinateur (le symptôme, un tiers demandeur pour le sujet) et un destinataire (une instance qui valide l’épreuve thérapeutique). Or, le savoir dont il s’agit, en psychanalyse, n’est pas un « savoir comme moyen d’une médiation narrative », c’est un savoir passant par la « présence de l’analyste, dont la fonction est essentielle à l’articulation entre la fiction et le réel de la jouissance. ». Qu’est-ce à dire ?

Rappelons d’abord ce qu’est la sémiotique de Greimas. Ce sera l’occasion de proposer deux exemples afin de montrer ce comment la psychanalyse comme procès se distingue du procès narratif : la demande d’analyse et son parcours (texte «  le symbolique, l’imaginaire et le réel » de Lacan) et le temps logique dans le mesure où la certitude anticipée outrepasse la nécessité d’une instance de validation de l’épreuve logique tenues par les trois prisonniers, elle ne se soutient qu’à traverser l’angoisse et de se consigner comme témoignage devant l’Autre.

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La sémiotique générale étudie la façon dont on passe des signes au sens, la production de la signification. Dans les années  70, Greimas, inspiré entre autres par Saussure, Hjelmslev, Merleau-Ponty, Aristote (et le carré d’Apulée) et les structures élémentaires de la parenté de

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Levi Strauss, établit une méthodologie pour étudier le monde dans ses significations, à savoir les structures élémentaires de la signification (les carrés sémiotiques). Cette méthode d’étude de la production du sens pose que la signification est création et saisie des différences dans une unité minimal ou catégorie sémantique (moi/autre, chaud/froid, par exemple). Cela dit, la structure élémentaire de la signification montre aussi les relations immanentes existant entre ces différences, à partir d’une axiomatique sémiotique  : relation de contrariété (moi/autre), de contradiction (moi/non-moi : autre/non-autre), de deixis ou complémentarité (nonautre désigne le moi ; le non-moi désigne l’autre), et de subcontraire (non-autre et non-moi). Afin d’éclairer la structure élémentaire de la signification, prenons l’exemple d’un père avec son nouveau-né qui pleure (figure  1). Supposons que le bébé est dans son lit, il vient de manger et sa couche est propre. Le père peut interpréter les pleurs du bébé en s’appuyant sur la ressource d’une structure élémentaire de la signification, la catégorie sémantique  : Chaud/Froid. Les pleurs sont localisés, à ce moment-là, comme « non-froid ou non-S2 » (la contradiction de Froid ou S2). Non-Froid désigne S1 « Chaud ». Le père prend le bébé dans ses bras pour le réchauffer. Après, lorsque le bébé, dans les bras de son père, pleure, le père interprète les pleurs comme « nonchaud » ou non-S1 désignant S2 « Froid ». Il propose le lit au bébé.

Il y a deux moments de la production du sens pour Greimas. Le sens est, au préalable, entendu à la fois comme intentionnalité, et, comme matière/substance (la matière phonique et/ou voix amorphe14. Ensuite, la matière phonatoire est mise en signification (carré sémiotique). Cette dernière comporte un aspect statique (ce qui est signifié ou l’état) et un aspect dynamique (le Faire donner sens). Autrement dit, la production de signification (le signifié dans la définition du signe selon Saussure) est un acte de signification (sémiosis) qui associe le signifiant à un signifié pour constituer un signe. Le père cité dans notre exemple est dans le Faire, il transforme les pleurs du bébé en (lui) signifiant qu’il a froid. L’articulation de l’état et du faire se nomme le programme narratif et le schéma actanciel dont la quête consiste à répondre aux besoins du bébé. Cela dit, Greimas réaffirme avec Saussure que la signification relève de la différence, à savoir de la production des écarts. Il s’agit de la co-présence synchronique de deux signifiants  S1 etS2 n’ayant Laquelle n’est pas encore un objet petit a pour la mère et l’enfant.

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pas d’existence en soi, mais existant dans leur différence par rapport à l’autre. S1 existe du fait que S2 lui est opposé  : moi/autre, chaud/ froid, etc. Toutefois, la sémiotique de Greimas apporte, à l’égard des écarts entre S1 et S2 vidés de toute réalité en soi, les relations (contrariété, contradiction, deixis, subcontraire) constitutives des structures élémentaires. Greimas rappelle, dans son dictionnaire raisonné de la sémiotique du langage, qu’acte veut dire, depuis la scolastique, « ce qui fait être », le « faire-être » permettant le passage de la potentialité à l’existence. De sorte qu’un discours est un acte organisé d’actes cognitifs : associant ou séparant un objet à un sujet. Le modèle d’une sémiotique de l’action est le schéma actantiel.

Nonobstant, le sémioticien rappelle que l’univers sémantique15 (concepts) est trop vaste pour être décrit dans sa totalité. Ce faisant, l’auteur proposera le concept de micro-univers sémantique afin d’appréhender l’organisation sémantique du discours. Le micro-univers sémantique (un tout de signification auto suffisant) est un spectacle simple comportant une structure actantielle16 (figure  1) articulant une catégorie sémantique («  disques blanc/noir  », par exemple) et «  sous-articulé par d’autres catégories qui sont hyponymiquement17 ou hypotaxiquement18 subordonnées à la première ». Le micro-univers génère des discours à partir d’un faisceau de catégories communes à l’ensemble du discours : mode d’existence en commun entre actants (Père, Mère, Enfant, Pourvoyeur de soin, par exemple). Et, les fonctions sémiotiques sont les rôles joués par des mots : le sujet est « quelqu’un qui fait l’action », l’objet est « quelqu’un qui subit l’action ». Autrement Une langue est constituée d’écarts différentiels et qu’à ces écarts du signifiant* doivent correspondre des écarts du signifié* (interprétables comme des traits distinctifs* de la signification), cette nouvelle approche trouve là un moyen d’analyser les unités lexicales manifestes (morphèmes ou assimilées) en les décomposant en ces unités sous-jacentes, plus petites (dites parfois minimales), que sont les traits sémantiques ou sèmes*. 16 Le concept d’actant remplace avantageusement, surtout en sémiotique littéraire, le terme de personnage, mais aussi celui de «  dramatis persona  » (V.  Propp), car il recouvre non seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les objets ou les concepts. Par ailleurs, le terme de personnage reste ambigu du fait qu’il correspond aussi en partie au concept d’acteur (où peut se réaliser un syncrétisme d’actants) défini comme la figure et/ou le lieu vide où s’investissent et les formes syntaxiques et les formes sémantiques. 17 Sous-catégorie. La « jupe portefeuille » est l’hyponyme de « jupe ». 18 Relation hiérarchique. La jupe portefeuille est l’hypotaxis de jupe. 15

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dit, le contenu des actions change, les acteurs varient, mais « l’énoncé spectacle reste toujours le même, car sa permanence est garantie par la distribution unique des rôles ».

Cette permanence fait apparaître deux catégories actantielles sous forme d’opposition : sujet vs objet ; destinateur vs destinataire. Ce schéma actantiel du récit est complété par la présence de trois épreuves : principale, qualifiante, triomphante.

Figure 6

Catégorie actantielle destinateur versus destinataire. Greimas propose deux exemples  : 1. une banale histoire d’amour dans laquelle le sujet est le destinataire et l’objet le destinateur de l’amour  ; 2. la quête du saint graal dans laquelle il y a quatre acteurs : le sujet est le héros, l’objet le saint graal, le destinataire est Dieu et le destinateur est l’humanité. En revanche, le schéma actantiel du temps logique de Lacan s’appuie sur les paramètres d’une épreuve logique qui se passe du destinataire, ce que Lacan appelle la certitude anticipée. Le sujet doit pouvoir tenir la conclusion de la déduction de sa couleur que le Directeur de la prison, ou, l’un de ses compagnons de fortune ne valident cette épreuve. Il devra témoigner, soutenir, sa conclusion en face du Directeur, lequel sera de plus en plus équivoque (au fur et à mesure de l’enseignement de Lacan). Le destinateur est « la consigne de procès logique pour être libéré de prison », à savoir « Un directeur de prison convoque 3 prisonniers et il leur explique qu’il doit libérer l’un des trois. Ni arbitraire, ni à la discrétion du directeur, la libération sera le résultat d’une épreuve logique, si les 3 prisonniers décident de s’y soumettre. Il ex-

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plique que chacun doit porter un disque dans le dos, soit noir, soit blanc, soustrait à la vision de celui qui le porte. Sachant qu’il n’existe que trois disques de couleur blanche et deux disques de couleur noire. L’énoncé de l’épreuve logique consiste à déduire pour chacun la couleur du disque accrochée dans son dos. Le premier qui déduit la couleur du disque qu’il porte sera libéré. Ils ne peuvent ni communiquer entre eux, ni voir d’une façon quelconque le disque qu’il porte dans le dos mais doivent en passer par un raisonnement qui prend en compte la réaction de chacun. Le prisonnier A, ignorant sa couleur, voit que B et C sont blancs ». Le destinataire est paradoxal «  faire reconnaître la certitude anticipée  à l’Autre sans attendre sa validation  ». L’advenue du «  raisonnement à partie de la situation impossible “2 noirs et un blanc” ainsi que les scansions suspensives » constituent l’épreuve principale et la quête consiste à subjectiver et intersubjectiver l’épreuve logique avec un impossible (ne cesse pas de ne pas s’écrire : deux noirs et un blanc) au regard d’un contingent (ça cesse de ne pas s’écrire : A voit que B et C ont un disque blanc). L’objet est le raisonnement tenu par chacun en même temps (synchronie).

Catégorie actantielle sujet versus objet. Les personnages se définissent par des sphères d’action. L’actant est celui qui accomplit ou qui subit l’acte. Les fonctions et les actants sont représentatifs de la manifestation tout entière (programme narratif). Le désir, présent chez les actants, implique la quête. L’épreuve triomphante des trois prisonniers est la certitude anticipée assertée. L’objet, le raisonnement, est d’abord perçu avec doute (le temps pour comprendre) et il sera transformé en objet certain au moment de la hâte conclusive. Cette série de transformations de l’objet (instant de voie, le temps pour comprendre, la hâte conclusive) aboutit à la certitude anticipée.

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Catégorie actantielle opposant versus adjuvant. Les adjuvants apportent de l’aide en agissant dans le sens du désir du sujet. Les opposants créent des obstacles à la réalisation du désir. Ces deux faisceaux de fonctions (adjuvants et les opposants) constituent l’axe du pouvoir. Greimas indique que ce sont des projections de la volonté d’agir et des résistances imaginaires du sujet lui-même, jugée bénéfiques ou maléfiques par rapport à son désir. Les adjuvants et les opposants sont des participants circonstanciels concourant à la réalisation de la quête associée à l’objet, en l’occasion « les déplacements et scansions suspensives des trois prisonniers ». Dans ce cas de figure, le déplacement des trois sujets introdui-

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sant le doute comme opposant (résistance) comporte intrinsèquement l’adjuvant de surmonter le doute et d’autovalider le raisonnement ainsi tenu par chacun et la compréhension intersubjective que chacun tient le même raisonnement et le même doute à l’occasion d’un temps d’arrêt. Le second pouvoir du sujet consiste dans la certitude anticipée, laquelle traverse l’angoisse sans recours au destinataire. Avec le schéma actantiel, l’instance de validation (le destinataire) nous permet de comprendre ce comment le sujet peut se mettre à l’abri de l’angoisse. L’Autre validant l’épreuve permet au sujet de ne pas vivre ce que Sartre appelle le vertige face à la pure liberté. À propos de la phase du miroir, le destinataire (le parent) validant l’épreuve du miroir pour l’enfant, met ce dernier à l’abri de l’angoisse et du doute. Les expériences de Zazzo sur la désynchronisation et le fait que Zazzo ne rassure pas l’enfant montre qu’entre 4 ans et 6,5 ans l’enfant peut vivre des expériences psychotiques du fait qu’il perçoit son image en symétrie réelle ou avec un léger décalage temporel. Le Moi comme instance de méconnaissance s’éclaire aussi du fait qu’un destinataire, nécessaire à cet âge-là pour l’enfant, lui permet de refouler le moment du doute et de l’inquiétante étrangeté face à son image (le xénopathie de l’image) au prix de ne pouvoir se tenir par soi-même dans une certitude anticipée faisant advenir, comme le déclare Lacan, un Je authentique. La seconde raison de cette étrange narration du procès psychanalytique de la certitude anticipée vient du traitement curatif luimême. Le destinataire a une parole pour l’épreuve du sujet. Or l’épreuve du réel pour un sujet en analyse est celle de symboliser le surmoi (texte de Lacan : Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel). En effet, Lacan rappelle que le terme de la cure est cet acte de symboliser ce surmoi qui est « une parole qui ne dit rien. L’analyste n’a aucune peine à le symboliser. C’est précisément ce qu’il fait ». À ce titre, l’analyste ne peut d’aucune façon jouer le rôle de destinataire pour un analysant. Autrement dit, la hâte conclusive du procès logique passe par la présence de l’analyste, certes, mais une présence qui symbolise cette parole qui ne dit rien, le surmoi, le réel – et non comme une instance symbolique qui valide et rassure le sujet dans ces doutes. À partir de cet éclairage sémiotique du procès psychanalytique, la question se pose de savoir si tout le monde peut faire une psychanalyse, et, surtout à quel moment  ? Aussi, venir régulièrement à des rendez-vous chez un analyste, est-ce le signe pour dire qu’un analysant est en analyse ? Pour conclure, j’ai évoqué la singularité du procès subjectif en analyse, quid de l’enseignement et de la transmission de la théorie qui tient

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

lieu de former les analystes. Au mieux, avec la sémiotique, je n’ai fait qu’une rectification subjective comme le disait Lacan. Rectification certes mais ouvrant la voie à un frayage singulier pour la question de l’enseignement et de la transmission. Car, l’enseignement et la transmission relèvent-ils du même schéma narratif que celui du sujet en analyse (lequel se passe du destinataire pour se transmettre) ? Soit la fameuse fonction du -1 du cartel. La question mérite d’être posée, quid de l’enseignement de la psychanalyse à l’université. Mais cela n’est pas suffisant. À prendre au sérieux le schéma actantiel, le procès du temps logique fait que le sujet peut inventer un savoir autre et nouveau comme adjuvant pour résoudre l’épreuve logique. Pour le cogito cartésien, un savoir autre apparaît sous la plume de Lacan – que le texte de Monsieur Doumit, l’aliénation, rappelle. Si notre quête est celle d’une transmission et d’un enseignement singulier pour la psychanalyse, se passant de destinataire, afin de traverser le silence du surmoi, quel savoir autre allons-nous inventer ? Quel impossible comporte la question de nos journées à cet égard ? Impossible qui traversera l’épreuve d’un doute et de la résistance intrinsèque à la théorie psychanalytique ellemême. La question est ouverte. Merci de votre attention.

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LA PSYCHANALYSE, QUEL ENSEIGNEMENT ?

DE CE QU’IL EN EST À CE QU’IL EN NAÎT Mélody Bonny

Argument Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse, au niveau de l’individu, de la parole et de ses lois, du décollage subjectif par ce que disent les manifestations de l’inconscient pour s’orienter vers l a-liénation dans un rapport individuel-pluriel.

La réflexion avance en prenant appui sur l’expérience de la cure, en tentant de souligner le mouvement qui s’opère par le discours vers une conciliation singulière. J’interroge le travail de l’analyste et (me) questionne par extension sur la psychanalyse actuelle et de comment opérer un transfert de travail pour citer Élie Doumit. Mon propos prend appui sur un bout de phrase tiré des Ecrits de Jacques Lacan « qu’il (…) faille y mettre du sien ».

Corpus

J’ai répondu à l’appel de prendre la parole sur ces journées d’hommage, pour essayer de transmettre un bout de mon expérience auprès de cette école, pour ses enseignements, pour la richesse des échanges et aussi de l’expérience analytique. La table ronde de ce matin  : La psychanalyse, quel enseignement  ? Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse… c’est-à-dire quel enseignement en tirer pour soi et pour les autres, avec la question de la transmission, d’un comment j’en parle ?

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Avant cela, je voudrai dire un mot sur ce qui m’a fait adhérer à cette école. C’est assez simple, en 2007, Élie Doumit19 écrivait vouloir une école ouverte y plaçant une volonté d’émergence et de développement du transfert de travail par différents points, « une ouverture sur d’autres champs du savoir et sur des échanges avec des praticiens appartenant à des orientations psychanalytiques différentes ». Sa proposition pour une école s’est basée sur des séminaires théoriques et cliniques, des lectures des textes de Freud et de Lacan et par l’organisation de journées d’étude. Dans le texte fondateur de l’école il insiste à plusieurs reprises sur le fait d’une ouverture pour ne pas rester « entre-soi ». C’est ce qui m’a plu quand j’ai décidé d’adhérer à l’école.

Au début des Écrits, Jacques Lacan dit «  qu’il (…) faille y mettre du sien ». Si je veux parler d’une transmission de la psychanalyse, il me faut obligatoirement passer par moi. Il faut y mettre du sien, sur le divan pour passer par l’expérience de l’inconscient. Il faut y mettre du sien pour lire la psychanalyse. Il faut y mettre du sien pour en parler.

J’évoquerai forcément une psychanalyse en tant qu’expérience singulière où le singulier se déploie en prenant appui sur son analyste.

Je ne pourrai parler que de ce que mon analyse m’a enseigné, psychanalyse faite auprès d’un analyste qui se réfère au travail et aux enseignements de Jacques Lacan, ça a son importance ! Cela a son importance dans le maniement et l’écoute de la langue – la lalangue. Pour autant j’essaierai d’orienter mon propos pas trop loin des enseignements de Jacques Lacan, et de quelques auteurs, et pas trop près non plus pour m’efforcer de montrer et souligner la singularité de l’aventure.

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Elie Doumit, 2007, école du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme.

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De ce qu’il en est à ce qu’il en naît

Au niveau de l’individu De ce qu’il en est à ce qu’il en naît… de la parole et de ses lois

Le singulier est déployé dans la parole, de cette place que j’occupais, confrontée au vide. Je situe la place du vide dans le silence de mon analyste, permettant de propulser le discours20. C’est tout l’enjeu de la psychanalyse. La parole apparaît alors comme un point crucial de nous autres, êtres qui parlons, êtres parlants. Dès lors, comme une prise de conscience, les mots ont pris un autre poids, délestés d’un poids en laissant une place à autrui et lestés d’une singularité. Des mots naît une discursivité21, ainsi un rapport nouveau à son histoire et à autrui s’instaure. De ce qu’il en naît, apparaît une authenticité, presque en injonction. Authenticité qui borde la parole car de cette parole déployée depuis le divan, elle engage. Une authenticité nécessaire dans le rapport à autrui pour que, dans ce qui est pris en retour sur soi, soit le plus adéquate à mes attentes. De cette authenticité a découlé de ne pas s’agripper, tel un jeune enfant, au discours de l’Autre et de prendre conscience qu’il en fait partie, en partie. De ce qu’il en est à ce qu’il en naît… du décollage

À l’expérience de l’analyse, je voudrais parler de décollage. En prenant le mot décollage dans plusieurs sens.

1] dans le sens de se détacher de ce à quoi je suis (ou je me sens) collée. On y trouve le sens de démarrage, où l’analyste serait à l’allumage. [en extension ici, il s’agirait du savoir de l’analyste qu’il sait qu’il ne sait rien et en même temps qui sait le pouvoir de la parole.] 2] Dans la terminologie de l’économie nous vient le sens de décollage comme d’une « phase marquant le passage d’une économie du stade de la croissance à celui du développement ». cnrtl.fr

André, S., «  Le silence de l’analyste  : il est à cette place vide, il est ce trou que l’analysant va tenter de cerner et de meubler par son discours, en y faisant apparaître ce qui cause son désir », Le symptôme et la création, Lormont, Le bord de l’eau, 2010, p. 9. 21 terme utilisé par Charles Melman dans le sens de historisation dans Séance inaugurale du Cycle de conférences 2016/2017 Site de l’ALI 20

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Cette phrase décrit assez bien de mon point de vue ce qu’une psychanalyse enseigne à soi-même et par extension à l’entourage, en rayonnement. Un mot pour l’entourage que j’emprunte à Jacqueline Légaut quand elle évoque une personne qui a fait une analyse. Elle dit : « cela a des effets immédiats sur les proches, ne serait-ce qu’en lui permettant de ne pas lui faire porter le poids de ce qui ne va pas ».22 Il y a un mouvement de déploiement, c’est-à-dire un mouvement de croissance vers le développement. Pour l’entourage, « lorsque que quelqu’un s’essaye à cette ”autre chose23”, même si cela le conduit a des résultats forcément imparfaits (…) voire à prendre des risques, etc. cette envie qui l’anime non seulement se repère très bien, mais est essentiellement communicative et vivifiante. » (Ibid).

Chacun arrive en analyse avec les questions auxquelles il est fixé. La mise en discours de ce qui est perçu comme des attentes, voire des injonctions tacites, renverse et propose de les appréhender autrement.

Je placerai ici la technique : à entendre le sujet (l’analysant) dans son discours comme nulle part ailleurs. Dans le maniement de décollage, de désarrimage et de dénouement, cette technique est redoutable à mon sens. Redoutable dans le sens où Jacques Lacan, avec d’autres, a éclairé et enseigné nombreux praticiens et encore aujourd’hui, à travers les écoles et par ses séminaires pour ne pas se laisser prendre dans les tours du discours. Car, et c’est le travail de l’analyste, comment s’y prendil pour décoller, désarrimer, dénouer pour nouer ailleurs ? Il opère, patiemment à entendre l’inconscient. Il tend l’oreille aux signifiants, au rythme du discours, à des mots qui semblent venus de nulle part et quelquefois alambiqués mais évocateurs du sujet de l’inconscient. L’analyste ne laisse rien au détail, le souffle, le mouvement du corps, un déplacement, une remarque anodine et bien sûr les rêves, les lapsus et les jeux de mots. Il y a une sensation de passer au scanner dans un maniement autre, l’analyste s’adresse à soi mais pas vraiment. Mon analyste a dit un jour (il ne s’adressait pas à moi) « en analyse, je m’adresse à l’inconscient du patient », ah ! Je comprends mieux cette sensation.

Légaut J., La psychanalyse, l’air de rien, Toulouse, Érès, p. 34. « autre chose » : par la psychanalyse, prendre en compte le vide comme central et décider d’en faire quelque chose dans sa vie, ibid.

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De ce qu’il en est à ce qu’il en naît

Je voudrais ici m’arrêter sur la place de l’analyste et entendre les mots de Serge André :24 « le psychanalyste, en tant qu’il fait partie du processus d’une analyse, est littéralement un produit du discours de l’analysant, qui, dans le transfert, le dégrossit, le taille, le cisèle, et le réduit progressivement au rien qu’est l’objet cause de son désir. » L’analyste est alors à la place d’un signifiant pour l’analysant dans « sa faculté de se laisser utiliser et mettre à la place du produit de l’analyse ». La question qui me vient est celle de la place de l’analysant pour l’analyste, certainement ce que Lacan à questionner du désir de l’analyste. Alors de cette place de l’analyste, de son travail que fait-il ? Qu’est-ce que cela produit sur l’analysant ? Peut-être à mettre en lien quelque part avec ce qu’Élie Doumit nomme le transfert de travail ? De ce qu’il en est à ce qu’il en naît… des manifestations, de-ci de-là.

Une analyse introduite à percevoir quelque chose de notre propre désir à travers le travail de l’inconscient et de son dévoilement de-ci de-là. Les signifiants soulignés marquent les percées de l’inconscient. Ils sont soulignés par l’analyste patiemment, des manifestations de l’inconscient que l’analyste marque. Et par retournement permettent de saisir quelque chose de son propre désir et alors du désir d’autrui. Il y a là l’idée de ne plus être dupe quant à ce qui nous est propulsé par autrui et de se qui est propulsé depuis soi. En ayant pris conscience que la parole engage, les dits sont forcément attribués à celui qui les énoncent et du même coup nous voilà a-liéné, en décrochant le a, et dé-lié du discours d’autrui. En cela, lié d’une autre manière. Enfin, on essaie autant que faire se peut ! Et inversement, de ces percées propres, singulières, se dessine par la parole, le symptôme. Un symptôme qui se dévoile, ouvre une voie vers le désir dont le saisissement s’apparente à une course quelquefois effrénée, dont l’attrait est suffisamment puissant pour maintenir en mouvement. Il m’a semblé comprendre que le symptôme et le désir sont collés : en décollant l’angoisse du symptôme c’est le désir qui décolle. Me vient alors la question d’où se situe le sujet en tant que je, puisque le symptôme habille comme un nom propre. Est-il possible de se départir de son propre symptôme. Je ne le crois pas. Je cours après André S., Le symptôme et la création, Lormont, Le bord de l’eau, 2010.

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l’objet a. Quelque part, le symptôme poinçonne le langage au corps. Il devient plutôt un allié et comme un baromètre, il indique ce qui touche, c’est le cas de le dire ! La perception des choses de la vie apparaît de manière similaire et à la fois différente. Se produit une unité, comme une couture du sujet divisé, d’une division multiple, dans l’épreuve du langage, par une parole engageante et unifiante. Dès lors, entendre autrui pour lui-même devient possible, je peux choisir et m’efforcer de me placer en support, à la place du vide. L’analyse permet de s’entendre soi-même, d’un je sais. Comme le dit Gérard Pommier25, dans sujet il y a le j’ai su. Le j’ai su relève d’un savoir singulier, de sa vérité propre. J’ai su se réfère à l’in-su, le su inconscient. Se dégage un constat de l’expérience d’une analyse généralisable, puisque chaque analysant en fait l’expérience.

De ce mouvement de passivité à activité, l’analyse permet de dégager, de se dégager de certaines lies et d’en faire ailleurs. Empruntées au vocabulaire œnologique, les lies sont des impuretés situées au fond de la cuve, et lies en anglais veut dire des mensonges et lies en synonyme de liens. Cette métaphore me permet de glisser vers ce qui sous-tend ce mouvement, c’est-à-dire de venir à une question de relation d’un être humain à un autre être humain : de ce qui y est mis. De ce qu’il en est à ce qu’il en naît de l’a-liénation, en détachant le a

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En proposant ainsi aliénation, se perçoit ici d’emblée, avec l’affixe a sur le radical lien/lier issu du latin ligare, l’idée de se départir autant que faire se peut d’une aliénation dans l’Autre, d’être pris dans les rets d’un discours, en passant par le travail dans la cure. Il s’agit ici de trouver comment tirer son épingle du jeu en y mettant du je J-E et en laissant la place à autrui, celle qu’il veut prendre et que nous lui accordons. Le sujet est un signifiant pour un autre signifiant, comme l’ouvrage d’un tissage, maille après maille, qui vient définir le sujet pour lui-même et auprès des autres. Dans le quotidien, il est lié aux discours des autres et donc du grand Autre. Et il semblerait qu’à s’être décollé d’un certain nombre Pommier G., Le dénouement d’une analysen, Paris, Flammarion, 1996.

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De ce qu’il en est à ce qu’il en naît

d’adhérences des choses de sa vie, le sujet puisse choisir de se loger, alors se décroche le a de aliénation. Lié, oui, le moins aliéné possible. Que faire de ce a. Il me plaît de le rapprocher de l’objet a de Jacques Lacan.

Au niveau de la société

De ce qu’il en est à ce qu’il en naît… des liens ?

De quels liens le sujet est-il pris, accroché, suspendu, noué ? Une dimension apparaît dans la cure, celle de la place de l’individu dans la société, comme un reflet de l’Autre ? En tant que sujet, il est forcément dans les enjeux de la société dans laquelle il évolue, dans sa singularité. Cela concerne l’analysant et l’analyste, donc la psychanalyse. C’est par la discursivité que se délient les questionnements et qu’apparaît une vérité à soi en se nouant autrement. L’analyse, le travail d’analysant et le travail de l’analyste font percevoir qu’un mouvement opère, un jeu d’intérieur à l’extérieur et d’extérieur à l’intérieur, qu’il se dégage une non-fixité de ce que chacun appréhende. Une autre façon de dire les choses, dans ce qui est de la poièsis, forcément singulière, après une aliénation obligatoire pour entrer dans le monde de la parole, dans le monde de l’Autre et qu’est-ce que chacun décide d’en faire au risque de ne pas être compris, dans un mouvement de séparation. Que ce soit après une expérience d’analyse ou une autre voie. C’est un élan que l’on trouve chez les artistes.

Sa propre analyse enseigne, à partir du vide, du Désir, de son symptôme et certainement tout ensemble, que c’est ce qui nous met en mouvement, dans ce manque-à-être qui ne s’arrête pas et qui donne alors la possibilité de l’habiter. De ce qu’il en est à ce qu’il en naît du côté de l’Enseignement et de la transmission

Alors la suite logique est une fois qu’un certain savoir est acquis, même tout relatif, et d’un savoir que je ne sais rien, la question de la transmission se situe dans le qu’est-ce que j’en fais ? Comment je le transmets ? La psychanalyse, comment je la pratique ?

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Je l’entends comme suivant :

— En parlant de psychanalyse, je me mets à contre-courant dans une société qui prône la vitesse, le gain, l’aliénation, la bienveillance, la bien-pensance, parce que, pour certains, c’est pratique, on vous dit quoi faire et comment le faire. Magnifique ! Et on fait fi du sujet.

— Je prends le risque de ne pas me taire sur ce que je fais. J’en parle ! J’ai l’avantage ou le désavantage d’avoir un diplôme reconnu par l’état qui me permet d’avoir des contrats, faire des conventions et donc une certaine activité. Le discours analytique intéresse. Si je choisis d’en parler je m’efforce d’en parler dans un langage courant, je l’habille de peu de mots réservés qui le propulse vers un inaccessible quelquefois. Et j’en parle à mon insu. J’aime assez le titre du deuxième livre de Jacqueline Légaut « la psychanalyse, l’air de rien ». —  En acceptant l’expérience pour d’autres et donc en prenant une place d’analyste.

— En proposant d’en parler avec d’autres, intéressés et néophytes, en partageant la lecture d’ouvrages qui se prêtent bien à ce jeu-là.

Revient à point nommé le même bout de phrase «  qu’il (…) faille y mettre du sien ». —  Enseignement et ouverture vont ensemble dans «  ici vient quiconque ».

—  Pour quoi la psychanalyse aujourd’hui  ? De la pertinence de la psychanalyse dans notre société et à mon sens d’une nécessité de se mettre en route sur des questions actuelles. À entendre le sujet comme il est, comme il se présente, de cette place qui propulse la parole dans une société où le sujet est engoncé dans un discours doré de bienveillance. Comment étirer le travail de nos ainés pour nous rejoindre ? Que pouvons-nous bouger et qu’est-ce qui reste fixe ? Toujours avec le goût de transfert de travail, à entendre peut-être aussi de l’amour du travail. C’est quelque part comme ça que j’entends le travail d’une école. D’une psychanalyse lacanienne également qui pourrait permettre de prendre une place comme Sire rat, dans la fable de La Fontaine, pour ronger une maille et emporter l’ouvrage piégeur, pour exister dans le sien.

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De ce qu’il en est à ce qu’il en naît

Depuis des années, la psychanalyse est décriée au profit de pansements, avec le découpage du mot, avec d’une part panse pour soigner et ment pour mensonge, au profit de pansements thérapeutiques, de pensées-pansées de mensonges, qui répondent bien à cette société où le sujet humain, est remplacé par des chiffres : il n’y a plus de sujet. La psychanalyse s’occupe et entend quelque chose de cette composante humaine, de l’inconscient, du sujet qui sait qu’il ne sait pas, du vide. —  Dernier point  : actuellement, Dans les médias et dans les films il est question de psychanalyse, de plus en plus me semble-t-il. Il y a le succès rencontré par la série En thérapie. Il y a des films et téléfilms grand public, et je pense notamment au téléfilm Capitaine Marleau qui se réclame de faire le lien avec l’actualité, qui mentionne le mot psychanalyse dans sa dernière production, pour en citer qu’un. La psychanalyse est en toile de fond, (est à prendre en compte mon écoute qui change !). De ce qu’il en est de ces soubassements, il en naît quelque chose à condition de faire perdurer l’ouvrage, d’être au travail et d’y mettre du sien.

Je remercie l’école psychanalytique des Hauts de France, pour que dans ces journées d’hommage et d’étude nous ayons la possibilité de dire ce que l’on a et ce que l’on se risque à dire et que ce soit discuté avec beaucoup d’ouverture. Je remercie chacun pour son attention.

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QU’EST-CE QU’ENSEIGNE UNE PSYCHANALYSE ? H.

Question que je prends à partir de mon expérience, tout en sachant qu’un cas particulier ne se prête pas à l’universel et donc, comment à l’écoute d’une expérience éminemment singulière, chaque un entendra, ou non, quelque chose qui aura, peut-être, effet d’enseignement pour lui ?

Témoigner, c’est payer de sa personne, sans quoi le témoignage serait desséché de la part vivante sur laquelle l’analyse a opéré. Encore faut-il que l’histoire soit suffisamment étanchée de sa dimension pathétique, mais ce n’est pas sans avoir tourné tant et tant de fois autour de ce qui pour moi fit trauma, avec des mots pour essayer de dire l’indicible et, avec cette difficulté aujourd’hui de laisser entendre quelque chose du Réel dans l’écriture du cas, fût-il le mien, difficulté qui ne résiste pas à la tentation de donner du sens, rien que déjà pour le formaliser en texte.

1. Construction en psychanalyse ou Retour sur ce qui s’est écrit Un événement relativement banal, fit date.

Désemparée parce que mon mari s’était mis dans des difficultés professionnelles, j’eus recours à mes beaux-parents ; ma belle-mère me fit porter la faute avec des paroles insultantes, provoquant chez moi des affects disproportionnés. J’avais 45 ans et je m’effondrai comme écrasée par une malédiction qui me frappait à nouveau, et tout ce qui avait été contenu pendant des

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

années, resurgissait ; j’étais débordée ; l’urgence me précipita chez une psychanalyste.

Les insultes de ma belle-mère avaient siphonné des affects de colère, de tristesse, de rage, affects qui faisaient remonter, en vrac, des énoncés que j’avais entendus, mais aussi la maltraitance dont j’avais été l’objet dans mon enfance.

Les affects harponnaient des énoncés oubliés tels ces mots de ma mère « les ainés c’est raté » ; mais aussi des bouts de phrases et des souvenirs restés en souffrance.

Il fallut mettre un certain ordre pour trouver rétroactivement un sens à ce que j’avais vécu : oui, j’étais ratée, à côté de ma sœur qui était très belle, qui faisait la fierté de nos parents et en recevait de nombreuses gratifications. Accentuée par les injustices parentales, son arrivée provoqua un cataclysme au début de ma vie ; ma détresse et ma rage ne pouvaient se dire, alors je me récupérais en étant rétive et insolente, en me cabrant face à mon père qui exerçait son autorité par la force, les coups ou les menaces de privations, suscitant chez moi la peur au ventre. Je devins pour mes parents l’insupportable et même la mauvaise.

Le travail d’analyse tira ensuite un énoncé de mon père ; se référant au mythe biblique d’Esaü et Jacob, il me dit « je donne ton droit d’ainesse à ta sœur » ; je me sentis humiliée, il me destituait de la place donnée par l’ordre de naissance, et me frappait d’indignité. Révoltée d’être ainsi écrasée dans mon être, je le cherchais et en effet je le trouvais, il ne décolérait plus contre moi, il frappait la sale gosse que j’étais. Je souffrais mais j’existais, « j’étais battue par le père ». La haine masquait mon désarroi et ma tristesse…

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Au cours de l’analyse, je lus le texte de Freud « On bat un enfant », je réfutais la dimension fantasmatique des scènes humiliantes qui surgissaient de ma mémoire ; en effet, deux enfants sur les quatre de la fratrie recevaient épisodiquement les coups du père, sous le regard indifférent de notre mère ; mais à mon insu, l’inconscient se saisissait de la réalité pour la transformer en fantasme traumatique.

Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse ?

La première analyste ne parlait pas, les séances étaient très courtes. Son silence m’éprouvait ; je la percevais comme dure et savante, dure comme mes parents et son savoir la mettait pour moi en position de maître. J’attendais de mon analyse des effets thérapeutiques ; mais le récit de mon histoire réveillait ma douleur de vivre, douleur si forte que pour en supporter le poids, je me sédatais avec de l’alcool tout en m’en débattant, mais sans que ma volonté eût un effet sur la pulsion, sauf à m’écraser encore plus. J’annonçai à l’analyste que j’envisageais conclure ma cure, c’est alors qu’elle se mit en colère et me chassa avec ces mots « ce n’est pas vous qui partez, c’est moi qui ne veux plus vous voir ». Moment dans le transfert où je répétais ce que je connaissais, j’avais réussi à me faire rejeter. Une fois encore, mon recours à l’autre échouait. C’est en plein désarroi que je pris RV avec un autre psychanalyste…

Je reprenais ce que j’avais déjà dit cent fois, je ne pouvais rivaliser avec la beauté de ma sœur Charlotte, elle était la réussite de mes parents et j’étais reléguée, rabrouée etc. L’analyste coupa la séance sur [ˈʃɛrlɔt] (Chairlotte  ? Chèrelotte  ?) interprétation étrange qui me laissa sans voix, ma chair fut ébranlée par cette interprétation hors sens. Quelque chose de tellement loin avait été entendu dont mon corps semblait avoir la mémoire. C’est alors qu’après avoir toujours été sur la défensive, j’acceptai de prêter le flanc et de me laisser faire par le Discours Analytique…. de cet analyste. J’étais encore une boule de tristesse et de colère, je reprenais en analyse les signifiants qui insistaient. L’analyste m’écoutait comme une personne digne d’intérêt. Il était plein d’humour, il maniait les signifiants de telle sorte que je sortais parfois de séance en éclatant de rires… Dégageant les signifiants du sens univoque, il me surprenait en leur donnant un autre sens ; ainsi un jour, je rapportais que lors d’un voyage en train, mon voisin me demanda s’il pouvait laisser sa mallette à mes côtés pendant qu’il allait aux toilettes ; c’était au moment des attentats et je dis en séance que j’espérais qu’il y ait une bombe dans la mallette afin que le wagon saute, je mourrai sans avoir à me suicider ; l’analyste se mit devant moi, il me regarda d’un air malicieux et dit « vous vouliez vous faire sauter ? ».

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Par ses interprétations équivoques, et souvent drôles, je compris progressivement que j’étais emmurée dans des énoncés parentaux qui faisaient destin. L’analyste desserrait l’univocité du sens, il attaquait lalangue dans laquelle j’étais piégée ; il s’engageait dans la cure, il parlait, il me parlait et je prêtais le flanc mais autrement que pour recevoir des insultes ou des coups… Petit à petit je construisais mon « hystoire » tout en faisant des compromis avec la chronologie, je faisais de la formule « les ainés c’est raté » un énoncé premier, mais je me souvins l’avoir entendu de ma mère à l’âge de 8 ans ; cent fois répété en analyse, il eut dans l’après-coup le statut d’énoncé fondateur qui me percuta dans mon enfance, il s’était inscrit, mais se pyrogravait comme une phrase matrice d’une jouissance inaugurale.

Assignée à cette place de ratée et mauvaise, je me laissais maltraitée tout en m’en défendant, répondant de façon ambivalente à la formule de mon fantasme « un enfant est raté ».

Je méritais bien les insultes et les coups et même j’appelais le châtiment comme signe de reconnaissance par le père, non sans l’envisager comme un signe d’amour selon la phrase entendue de sa bouche « qui aime bien châtie bien », et tout en étant perplexe, honteuse et révoltée de ces affects paradoxaux qui me submergeaient ; ma haine n’était-elle que l’envers de l’amour que je portais à celui qui me maltraitait ?… Au fil des séances, donner du sens aux éprouvés et rattacher des énoncés aux affects avaient quelque effet de soulagement, je me sentais moins enferrée dans les énoncés identificatoires qui commençaient à perdre leur pouvoir. L’analyste m’avait d’ailleurs dit que l’on était tous, plus ou moins ratés… Je souffrais beaucoup moins. L’analyse commençait à détourner le cours du destin, mais aussi de la pulsion, elle eut très vite un effet sur le Réel ; au bout de quelques semaines je ne recourais plus à l’alcool pour m’anesthésier, et ceci sans que l’analyste ne s’attardât jamais sur ce symptôme.

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Le fantasme d’être battue par le père, prit au cours de l’analyse une autre forme ; dans le fantasme, mon père traversait le jardin me poursuivant une hache à la main, il me faisait mettre à genou et brandissait la hache au-dessus de ma tête… Mon père m’avait déjà fait mettre à

Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse ?

genou devant lui, mais jamais il n’avait brandi une hache au-dessus de moi… Et pourtant ce fantasme insistait jusqu’au moment où je pus l’articuler à mon prénom ; en effet, je devais toujours épeler mon prénom, Haude, et ajouter « ça commence par un H… » un H ou une H ? Puisque mon père n’avait jamais brandi une hache au-dessus de ma tête, n’étais-je point frappée, divisée par la lettre ?

Si battre et ratée avaient été purgés de la jouissance qui leur était attachée, d’autres signifiants se substituaient aux précédents, j’étais nulle… Par le jeu des substitutions, les signifiants qui me représentaient perdaient leur fixité ; nulle était venu en place de ratée. J’étais nulle, anagramme de «  lune  », cette marque, ce manque que j’avais entre les jambes et qui à la différence de ma sœur n’était pas compensé par la beauté.

La cure avec le deuxième analyste dura 16 ans, il m’avait harponnée, réinsufflé la vie ; le transfert avait bougé, je me posais la question de la fin de mon analyse… parce que j’aurais pu aller lui parler encore et encore, et entendre ses joyeuses interprétations encore et encore. Les interprétations allusives ou équivoques m’avaient soulagée des élucubrations morbides du sens toujours maltraitant à mon endroit, mais il était temps de me séparer de mon analyste, pour que mon analyse ne devienne pas une habitude, une jouissance du « Witz », de l’interprétation, du hors sens, mais qu’elle restât sur son tranchant. Pour m’en séparer je m’adressai à un troisième psychanalyste ; je reprenais le dernier signifiant apparu en séance, le signifiant moins, qui me figeait encore sous un signifiant qui dénigre : moins belle que ma sœur, moins savante que mes amies universitaires, moins, moins… Le troisième analyste coupa la séance sur « c’est bon signe ». — « Le signe moins, c’est bon signe »

«  Moins  » et « bon  »  comme équivalent  ; et voilà que le moins, peut être autre chose que mortifiant, lui aussi put repartir dans la chaîne signifiante.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

2. Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse ? qu’est-ce ma cure m’a enseignée ? Il y aurait beaucoup à dire, mais je m’en tiendrai à ce que j’ai saisi du Réel, thème si cher à Élie Doumit. Certains signifiants entendus lors d’éprouvés de corps firent effraction.

Ces signifiants ratée, mauvaise, indigne se chargeaient de jalouissance et me faisaient vibrer de rage. Leur inscription dans ma chair et l’excitation qui y était associée déterminèrent une part de mon Réel : je tirais satisfaction de la peur qui me faisait frissonner et de la maltraitance dont je jouissais.

Cette expérience primordiale augura mon lien à l’autre, sous un mode paranoïaque et masochiste cherchant la maltraitance comme seul signe possible de reconnaissance, et qui se rejouait dans mes relations avec mes proches.

Mon histoire s’est finalement réduite à quelques phrases  : les ainés c’est raté, je donne ton droit d’ainesse à ta sœur, et à quelques mots : mauvaise, indigne, battre, des énoncés d’une grande fixité, qui se sont isolés au cours de la cure, en tant qu’à la différence d’autres, ils étaient pourvoyeurs de jouissance, comme si celle-ci avait modifié le temps chronologique, en un temps qui se focalise sur les points de jouissance et se dilate pour envahir presque tout l’espace psychique. L’énoncé « les ainés c’est raté  » ne devint premier que dans l’aprèscoup ; il était « l’énoncé-écran » d’une jouissance qui creusait son sillon. Mais ce qui était premier n’était pas l’énoncé, mais la jouissance, qui s’y était accrochée et avait marqué le temps, par l’impact réel des mots sur le corps et le retour de la jouissance que ces mots généraient, bousculant la linéarité chronologique du temps, par des retours incessants sur l’inassimilable. Le deuxième énoncé venait du père. La peur me faisait vibrer et les mots, comme les coups ressentis, bordaient mon corps, et me donnaient par l’excitation qu’ils provoquaient, l’éprouvé d’être vivante.

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Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse ?

Dans le travail d’élaboration, le sens se présentait d’abord comme un recours, en tant qu’il contenait les affects qui m’assaillaient. Parallèlement le hors sens faisait taire le sens qui pourtant avait eu quelque effet de soulagement. Au fil de l’analyse cohabitaient la mise en sens, nécessaire pour border l’impossible à nommer, mais coupé par le hors sens des interprétations pour soulager des effets du sens toujours maltraitant envers moi…

L’impossible à dire fit appel au fantasme, à la fois pour faire écran au Réel, lui donner une forme fictive, fantasme qui prit un habillage différent au cours de la cure (de frapper jusqu’à brandir une hache) comme s’il fallait après tous ces détours – notamment passer du signifiant hache jusqu’à sa réduction à la lettre H – pour serrer au plus près l’impact de la lettre sur le corps, et commémorer par la maltraitance, cet événement de jouissance première. Alors bien sûr, la lettre H n’est pas épurée de l’imaginaire, elle est le support imaginarisé de l’innommable, mais tellement réduit que, comme étant peut-être (?) un dernier écran au Réel.

Et puisque ce sont des journées en Hommage à Élie Doumit, j’ai à cœur de dire ce qui pour moi semble avoir opéré dans la cure, grâce au transfert.

L’analyste m’écoutait avec attention  ; il travaillait avec son manque autant qu’avec son savoir, il semblait apprendre de ses patients. Alors que la Vérité venant des premiers autres m’avait pétrifiée sous certains signifiants, le manque assumé de l’analyste, en laissant place  à mon dire, avait déjà valeur d’interprétation, une interprétation sans parole : l’analyste était un Autre qui ne savait pas pour moi, ce qui désamorçait la certitude de l’Autre. Quant aux interprétations homophoniques, interprétations décalées, elles visaient une vérité pas toute, en maintenant une part d’énigme, une ouverture au-delà du dit…

J’entendais aussi dans le discours de l’analyste que les mots pouvaient se substituer les uns aux autres, ils devenaient des semblants et donc perdaient leur cruauté. C’est alors que put se mettre en route pour moi le jeu des substitutions  : aux premiers signifiants qui me représentaient (ratée, mauvaise) ont pu se substituer d’autres signifiants

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

(nulle – moins) ; la substitution eut pour effet d’alléger et d’épuiser la mortification du langage.

L’analyste ne s’attardait pas sur le déchiffrement du symptôme, mais il en atténuait les effets en décapsulant la jouissance incluse dans les signifiants qui me représentaient, en les faisant équivoquer et en favorisant le jeu des substitutions. Alors que la première analyste m’avait renvoyée au texte de Freud, le deuxième analyste prenait au sérieux la tragédie de mon enfance, tout en l’allégeant par les équivoques.

Il s’engageait dans la cure ; je me sentais digne d’intérêt, ce qui suscita chez moi un très fort amour de transfert ; il se prêtait comme Autre, mais un Autre différent, qui parlait une langue qui m’était inconnue, une langue étrangère qui secouait ma langue maternelle  ; alors que j’avais baigné dans une langue triste et désenchantée, avec lui, les mots dansaient, il les faisait valser, les signifiants éclataient de rires ; c’était vivant ; il y avait des ratés, mais ce n’était pas un drame… L’analyste luimême faisait parfois des lapsus et en riait. Avec lui, rien n’était jamais arrêté, il renvoyait que c’était comme ça mais ça pouvait avoir un autre sens, ça pouvait aussi être hors sens. Il faisait sauter les verrous, aérait la langue ; mais ce qui opérait n’était pas tant ce que disait l’analyste que son rapport au langage, il parlait une langue vivante, joyeuse, surprenante que petit à petit j’incorporais et qui eut effet de m’écarter du trauma de malanguematernelle.

Équivoques, mots d’esprit, substitutions ont eu raison de certains symptômes. Les S1 se déchargeaient, ils pouvaient se substituer, ils n’étaient plus persécuteurs. Ces signifiants, allégés du poids du Réel, purent traverser eux aussi la passoire dans laquelle ils étaient retenus, et se dissoudre dans l’eau du langage.

Je souffrais beaucoup moins, je n’avais plus à m’anesthésier, ce qui eut un effet sur la pulsion orale. Avant la Rencontre avec le deuxième analyste, mon recours à l’autre avait échoué, alors, comme vers un Pharmakon j’avais parfois recours à l’alcool qui ne dénigre pas, n’insulte pas et qui sédate la douleur de vivre.

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Alors qu’avant cette Rencontre, l’objet pulsionnel avait fonction de boucher mon manque, l’analyste réussit à me maintenir manquante,

Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse ?

mais un manque pacifié par sa présence et son discours, un manque dans lequel petit à petit s’originait un désir, un désir qui me rendait vivante.

La Rencontre avec un psychanalyste eut l’effet de désamorcer la méchanceté de l’Autre, et de me remettre en piste, vivifiée par le désir d’un Analyste qui a éveillé puis soutenu le mien et m’a permis de me réconcilier avec moi-même et avec les autres. Mais ce qui déclencha véritablement mon entrée en analyse fut l’interprétation [ˈʃɛrlɔt] sur laquelle je propose de terminer cet hommage au grand analyste qu’était Élie Doumit.

[ˈʃɛrlɔt] n’a pas de sens, mais c’est par cette interprétation que je me suis senti profondément entendue  ; interprétation étrange, résonnance de la parole sur le corps qui en frissonna, néologisme qui fait écho à l’expérience du petit Michel Leiris et le passage brutal pour lui de Reusement à Heureusement. Comme son « Reusement », [ˈʃɛrlɔt] me renvoie au plus intime du langage, néologisme  dont l’écriture me reste encore précieusement indécidable. En tordant les mots telle une création poétique, l’analyste ouvrait à l’indicible. L’acte analytique, rejoint l’origine de la langue, ce ruban sonore qu’entend l’enfant avant que la coupure et la lettre ne fixent par l’écriture littérale l’un des sens, (Chairlotte ou Chèrelotte ou Cherlotte ?). Écriture littérale, décision de l’être (lettres) qui, forçant au sens, effracte et troue l’insouciance du vivant..

Avec des néologismes, l’analyste remobilisait ce temps bienheureux où l’enfant joue et se joue de la langue, une langue antérieure, non encore frappée du poids de la castration, où tout est encore indécidé, avant que ne se fixe ce joint le plus intime où se nouent corps, sens et signifiant. Merci très cher Élie Doumit, mon analyste, qui par sa présence, son immense talent, par sa poésie, a modifié le cours inéluctable du destin dans lequel je me sentais précipitée… Merci au troisième analyste qui, en se prêtant comme lieu d’adresse, m’a permis dans l’après-coup de mettre en mots les effets de ma cure afin de tirer un bout de savoir de cette expérience étonnante.

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D’UN POSSIBLE NÉCESSAIRE ENSEIGNEMENT DU RÉEL EN PSYCHANALYSE ?26 Marc Vincent

« Le Réel c’est le possible en attendant qu’il s’écrive »27

A : Est-ce que la psychanalyse s’enseigne, est-ce qu’elle se transmet ? B : À double question, double réponse ?

A : On pourrait très vite dire ici qu’elle ne s’enseigne pas plus qu’elle ne se transmet ! Que ceci relève de l’impossible à dire et que chaque praticien ne peut que l’inventer à nouveau à son tour, pour chaque analyse. B : Est-ce bien vrai ? A : Oui et non. B : Précisez !

A : On ne peut dire qu’elle ne s’enseigne pas ni qu’elle ne se transmet pas, car sinon que faisons-nous ici dans une école psychanalytique ?

B : À nous poser ces questions qui concernent la formation des analystes ?

Ce propos doit beaucoup à un texte de Weiss D., « Ce qu’on connaît le mieux », in L’infâme (Bulletin de Association Patou – Bibliothèque Freudienne de Lille). n° 125, 2010, pp. 73-93. 27 Lacan J., «  L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre  », leçon du 15/03/1977, Éditions de l’ALI, p. 102. 26

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

A : Dans les faits, la psychanalyse s’enseigne depuis qu’elle est inventée par Freud qui en sera le premier enseignant et enseigné. Cet enseignement sera doublé puisqu’il prend deux voies distinctes, complémentaires et articulées. L’une cherche à établir la nouvelle science psychanalytique à partir de conférences, de réunions de travail et de publications débouchant sur la création de sociétés savantes. L’autre consiste à entreprendre une psychanalyse (didactique avant l’heure) avec un pair. B : Le double enseignement continue aujourd’hui d’être le modèle de formation des psychanalystes d’une part, et de la psychanalyse d’autre part, puisque l’objet lui aussi est doublé : il s’agit à la fois de former des analystes et de développer la psychanalyse qui par bonheur reste toujours à venir, ces deux objectifs n’allant pas l’un sans l’autre.

A  : A priori ce double enseignement sollicite deux types de savoir différents. B : L’un se constitue comme un savoir référentiel faisant de la psychanalyse une discipline des sciences humaines. Un savoir à dimension universitaire et professé par maîtres et exégètes divers.

A : S’y conjoint un autre type de savoir, un savoir-autre et même toutautre, si ce n’est un non-savoir ou un manque-à-savoir qui nécessite le recours à la cure analytique (didactique) et les analyses de contrôle pour le rencontrer. B : À vous suivre on imagine d’un côté le savoir référentiel qui s’enseigne publiquement et de l’autre ce savoir-autre qui se transmettrait intimement ? La dichotomie ne s’avère-t-elle pas un peu simpliste ?

A : La double question évoquée plus avant serait donc plutôt : le quoi et le comment ? Qu’est-ce qui de la psychanalyse pourrait s’enseigner ? Qu’est-ce qui de la psychanalyse pourrait se transmettre ? B : Et comment est-ce que tout ça (se) passe ?

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A : À ceci près que ces trois questions ne se distinguent pas aussi nettement l’une des autres : Dire que la psychanalyse s’enseigne, ou est enseignable et enseignée, est une chose ; dire qu’elle-même enseignerait en est une autre, et si cela n’est peut-être pas moins juste, c’est en tous cas certainement sous une tout-autre forme et formalisation.

D’un possible nécessaire enseignement du Réel en psychanalyse ?

B : Autrement dit la distinction entre enseignement et transmission devient ici tout sauf évidente ? Qui et comment enseigne qui et comment ? A : Il y a différentes manières d’enseigner et de transmettre, comme celles qui mettent par exemple le savoir à des places ou des registres distincts et qui ne sont pas sans conséquences ? B : Comme dans les différents discours ?

A : On peut prendre cette position d’enseignant, en passant par le discours du maître ou par le discours de l’universitaire, et on sait assez bien ce que ça peut produire : c’est-à-dire refoulement et division pour le mieux. B : Qu’est-ce que ça donne en empruntant le discours de l’hystérique ou le discours de l’analyste ?

A : En tenant son séminaire oralement, Lacan disait parler en analysand, c’est-à-dire en analyse au présent continu des anglais (I’m analysand), et il disait aussi s’adresser aux analystes, et particulièrement d’ailleurs à ceux qu’il formait. De quel discours s’agissait-il là ?

B : D’un qui peut susciter un savoir-autre ? Et causant ainsi l’enseignant se trouver lui-même enseigné (par, ou de, la psychanalyse) ? Ce qui suggère que l’enseignant qui interroge est lui-même affecté par l’interrogation qu’il adresse, comme en témoignait Platon avec l’ironie socratique ? A : Ceci ressemble assez à la docte ignorance 28 (de Nicolas de Cues) qui nous enseigne, entre autres, qu’il y a un savoir autre, un savoir d’avant le savoir, un savoir qui fait l’articulation cachée du savoir et du non-savoir ? Et comme Lacan le rappelait dans son propos sur « Les variantes de la cure-type » : « L’analyse ne peut trouver sa mesure que dans la voie de la docte ignorance 29». B : Posture qui pour être praticable nécessiterait de devenir commune à l’analyste et à l’analysant. Cette docte ignorance pourrait désigner l’attitude de non-savoir que doit adopter l’analyste pour être à l’écoute du dé-

« L’expression latine docta ignorantia est à entendre au sens littéral comme étant une ignorance qui est en même temps enseignée et renseignée par l’autre, dès lors que ce dernier se pose en témoin de l’Autre ou de la Vérité », Resweber J.-P., « De la docte ignorance », Cahiers du Portique, n° 15, 2018, pp. 129-164. 29 Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 362. 28

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sir inconscient du sujet. Mais, c’est aussi celle que devrait adopter le sujet pour être à l’écoute de son propre désir, dont l’analyste lui renvoie l’écho. A : Cette docte ignorance aurait pour effet de rendre nul et non avenu tout préjugé, et, à suspendre tout jugement, elle ouvrirait ainsi le champ d’une transmission, celle qui ouvre à l’analysant l’accès à son propre désir. Et Lacan en fera une réelle exigence éthique engageant la responsabilité de l’analyste : « C’est elle-même (la responsabilité) que je lui impute, d’avoir, aux seuls rebuts de la docte ignorance, transmis un désir inédit » B : L’espace de la cure peut-il donc être ou devenir celui d’un enseignement, serait-ce à coup de docte ignorance30 ?

A : Celle-ci ouvre un espace intermédiaire de savoir entre savoir et nonsavoir, entre compréhension et incompréhension, qui s’offre à l’interprétation, elle est la condition sine qua non du transfert. Cet espace ouvert est celui du semblant qui (y) autorise une parole énoncée sur le mode de cette compréhension incompréhensible ou de cette compréhensible incompréhension qui ne s’exprime qu’à demi-mots, ou qu’à mi-dire comme le répétait Lacan. B : En quoi ce non-savoir se différencie tellement d’un savoir ?

A : Ce que permet aussi la docte ignorance, sur un autre plan, c’est de déplacer l’interprétation du non-savoir du pôle de la connaissance vers celui de l’altérité, ou de faire découvrir à l’homme que la relation qu’il entretient avec autrui passe obligatoirement par l’Autre (le Grand Autre). Un autre type de questionnement peut commencer à partir de là… Qu’est-ce que l’altérité vis-à-vis de (ou dans) cet Autre-tellementAutre ? Et que devient cette question avec un grand Autre barré ? B : Finalement, pour reprendre les questions tout autrement : depuis tout ce temps du début de l’invention freudienne, cette question reste toujours la même question impossible, avec une étonnante et persévérante insistance : « Qu’est-ce que La Psychanalyse ? »

A : « Qu’est-ce qu’une psychanalyse ? » serait peut-être plus à propos, et moins indexé aux idéaux qui ne se lâche pas aussi facilement qu’on voudrait se le faire croire ?

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Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 309.

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B : C’est peut-être dire et répéter ici que « la psychanalyse n’est pas une simple psychanalyse » ? A : C’est une des manières de tenir compte du phono-logo-centrisme qui guette toujours sa suprématie. C’est un peu dire aussi d’une autre manière que «  La Psychanalyse  » pourrait peut-être devenir un nom propre (depuis le début de sa scène primitive), même si ce que je viens de dire là peut déclencher de violentes réprobations. Bien sûr qu’une psychanalyse c’est de la psychanalyse, comme – pour ne pas paraphraser – je pourrais dire qu’Ulysse c’est du Joyce ou peut-être aussi de l’eau-mer. B : Est-ce que ce délicat problème de « passage » du singulier (une analyse) au général ou à l’universel d’un concept (La psychanalyse) ne serait pas d’un même ordre que cet autre très problématique « passage » que Freud notait avec grande insistance : celui qui mènerait de l’inconscient (freudien) à la conscience ? A : Si en l’espèce la question est différente quant aux notions interrogées, il n’en reste pas moins que l’opération comporte des analogies intéressantes dans ces différents « passages » ou « hiatus ».

B : Alors reprenons la question : Comment faire avec cette « hétéronomie radicale du système inconscient par rapport au système conscient »31 ?

A : (Le système de) l’inconscient a toujours été décrit par Freud comme d’un autre ordre que le (système) conscient, « … d’un ordre différent, non pas sur le mode d’une complémentarité ou d’une dissemblance, mais différent au sens d’un clivage, d’une réelle et radicale altérité. »32 B : C’est ce qu’il va répéter avec insistance : « Le fait d’avoir entendu et le fait d’avoir vécu sont des choses tout à fait différentes quant à leur nature psychologique, même lorsque leur contenu est identique » 33

A : Autrement dit, « le refoulement, par le clivage qu’il instaure, constitue à la fois une similitude entre deux “pareils” (une même représentation) et à la fois une différence entre deux “pas pareils” (deux états distincts) »34. Leclaire, S., « Note sur l’objet a en psychanalyse » in Écrits pour la psychanalyse 1, Paris, Arcanes, 1996, p. 106. 32 Ibidem. 33 Freud S., « L’inconscient », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, p. 274. 34 Leclaire S., op. cit. 31

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

B : À partir de là, l’altérité n’est pas qu’une question d’ego, ou d’inter relation entre semblables et « trumains » ? Le surgissement traumatique de l’hétéros se pose à l’intérieur même de l’intime : Apparaît ici l’Unheimlichkeit ? A : Est-ce qu’il ne s’agit pas, là encore, du même type de difficulté que souligne Lacan quand il constate (après Freud) cette impossibilité de dissoudre complètement le symptôme dans le symbolique ? B : Serait-il possible de dissoudre le Réel dans le symbolique ? Même si c’est là quasiment le projet de la science ?

A : « Le symptôme est réel ; c’est même la seule chose vraiment réelle, c’est-à-dire qui ait un sens, qui conserve un sens dans le Réel. C’est bien pour ça que le psychanalyste peut, s’il a de la chance, intervenir symboliquement pour le dissoudre dans le Réel.  35» Le propos est différent et c’est ce que Lacan avance dans ses derniers séminaires où se pose avec grande acuité cette question du Réel en psychanalyse, de la limite que cela constitue et de comment les psychanalystes et la psychanalyse peuvent s’emparer des questions et des interrogations que cela suscite. B : On pourrait ici reprendre cette question du symptôme en tant qu’elle est traversée par la notion de limite qu’elle ne fait que convoquer répétitivement depuis le début de l’existence de la psychanalyse freudienne.

A : Si c’est le « complexe de castration », qui fit point de buttée pour Freud, c’est probablement la « dit-mansion du Réel » qui joua ce rôle pour Lacan. Et le symptôme court tout le long de ces limites et de ces hiatus qu’il caresse de temps à autre. Donc nous allons quelque peu nous arrêter sur ce symptôme et le suivre pour pouvoir aborder de manière oblique la question du Réel, et ce qui peut s’en apprendre plutôt que s’enseigner, et ce fût-là finalement l’un des derniers chemins empruntés par Lacan (mais pas du tout le seul). Ce qui un jour va «  causer  » la psychanalyse, sera ce symptôme qui ne cesse de s’écrire et qui prépare d’emblée au transfert par l’énigme qu’il constitue. Mais, assez rapidement avec les patients qu’il prend en analyse, Freud voit bien que ce symptôme épuise les sens qu’on lui Lacan J., L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, leçon du 15/03/77, Éd. de l’ALI, p. 109.

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D’un possible nécessaire enseignement du Réel en psychanalyse ?

apporte, mais il échoue à le dépasser et s’en tiendra, pour lui, au roc de la castration, non sans, quand même, interroger finement le fameux principe de plaisir. Lacan transforme l’essai en faisant du complexe de castration « le passage » obligé vers d’autres voies qu’il dessine et qui permettent d’aborder la question autrement avec notamment ici une certaine conceptualisation de la jouissance. Que cette jouissance pulsionnelle ne soit plus masquée par la référence au Phallus provoque l’angoisse : c’est elle qui est raison du symptôme et sa lecture n’en est pas moins ardue.

Chemin faisant, Lacan, qui se soucie de l’état de la psychanalyse et des psychanalystes, envisagera plusieurs types de fins d’analyse marquées successivement par l’atteinte asymptotique de plusieurs configurations limites comme l’être-pour-la-mort, l’appréhension de la castration en tant qu’opération symbolique, la destitution subjective et la traversée du fantasme qui lui est parallèle. Bien que différentes en elles-mêmes, toutes ces fins d’analyse peuvent coexister. Pour autant, celles-ci ne parviennent pas à clore la question du symptôme qui ne se dissout toujours pas. Il persiste. Ceci conduira Lacan à envisager dans ses derniers séminaires36 une autre fin d’analyse  : celle dite de «  l’identification au symptôme  ». Identification aussi étonnante que paradoxale, puisque le symptôme est bien, a priori comme en dernier ressort, ce en quoi le sujet ne souhaite pas se retrouver. De plus, pour en arriver à cette étrange identification, encore faudraitil que le symptôme puisse être envisagé comme réel partenaire du sujet (« J’ai avancé que le symptôme, ça peut être – c’est monnayable, c’est courant – ça peut être le partenaire sexuel 37»), et qu’enfin ce même sujet en vienne à l’avènement, ou à la rencontre, d’un « savoir-faire » ou d’un « savoir-y-faire » avec son symptôme (« Le symptôme, c’est ce qu’on connaît, c’est même ce qu’on connaît le mieux… Alors qu’est-ce que ça veut dire connaître ? Connaître veut dire savoir faire avec ce symptôme, savoir le débrouiller, savoir le manipuler, savoir, ça a quelque chose qui correspond à ce que l’homme fait avec son image, c’est imaginer la façon dont on se débrouille avec ce symptôme […] Savoir y faire avec son symptôme c’est là la fin de l’analyse. 38»

En 1976, 1977 et 1978. Lacan J., L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, leçon du 16/11/1976, Éd. de L’ALI, p. 11. 38 Lacan J., L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, leçon du 16/11/1976, Éd. de L’ALI, p. 12 36 37

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Par ailleurs, retenir cette identification comme fin d’analyse permet à Lacan de s’opposer à deux autres  qu’il jugeait plus qu’ineptes  : La première était l’identification à (son) l’analyste (« c’est ce que soutient Balint, et c’est très surprenant  39»), et la seconde l’identification à son inconscient (« Est-ce qu’on s’identifierai à son inconscient ? C’est ce que je ne crois pas. Je ne le crois pas, parce que l’inconscient reste […] reste l’Autre. C’est de l’Autre avec un grand A qu’il s’agit dans l’inconscient. Je ne vois pas qu’on puisse donner un sens à l’inconscient si ce n’est de le situer dans cet Autre…40 »

Jusqu’à la fin de sa vie41, Freud n’aura de cesse de répéter que le symptôme résulte d’une rupture conflictuelle entre le Moi et les exigences pulsionnelles. Et pour lui, la composante contingente du traumatisme que cause cette rupture lui semble réellement importante, elle s’inscrit durablement : la souffrance exprime ce que les identifications excluent. La pulsion (son Réel) produit une jouissance qui s’avère inassimilable, totalement étrangère et allo érotique (Cf. Le petit Hans) : Le sujet ne peut pas s’y reconnaître.

Si la cure analytique conduit à démonter les identifications comme on déboulonne des statues, à repérer les signifiants investis et les fantasmes sous-jacents à ces investissements, on imagine que prescrire une identification à quoi que ce soit s’avère être à l’opposé du trajet de la cure analytique. Réduire et déconstruire ces identifications, mène à les reconnaître, à en faire le tour, pour parvenir à en briser l’emprise. Et c’est bien cette abolition des emprises identificatoires, cette désaliénation de l’Autre, qui aura de réels effets d’allègement chez l’analysant.

Alors, si jamais en fin de cure il peut bien se produire une identification à son symptôme, ce sera à partir de ce qu’il en reste de ce sujet quand se sera vu réalisé l’impossibilité d’en donner ou d’en trouver le moindre référent qu’il soit. Cette identification au symptôme ne sera donc à considérer qu’au titre, ou que de l’ordre, d’un reste après résolution des identifications à l’Autre, comme dans l’Autre. Et cette insoupçonnée identification au symptôme (dé)signera effectivement une réelle fin d’analyse tandis que ce sujet aura aussi aperçu l’inépuisable, tout autant que l’infini, de la parole dans le transfert : sorte d’entretien infini ouvert à la répétition incessante. Ibid., p. 11. Ibid., p. 11. 41 Cf. Analyse avec fin, analyse sans fin de Sigmund Freud, Paris, PUF, 2019. 39 40

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D’un possible nécessaire enseignement du Réel en psychanalyse ?

Cette identification au symptôme (qu’on pourrait aussi écrire aujourd’hui « identification au sinthome ») comme fin de l’analyse, sera d’ailleurs – pour Lacan – la seule à distinguer, à montrer, une singularité (un style ?) qu’il n’était pas possible d’apercevoir au titre de la seule dimension Symbolique. Cette singularité, Lacan ne peut la saisir que du côté du Réel de la jouissance (dont le symptôme est porteur) ce qui est tout autre chose qu’une seule ou simple formation de l’inconscient. Ce n’est plus ici d’une question de vérité dont il s’agit, car elle ne fait qu’alimenter le symptôme. Cette singularité (qui ouvre et permet cette identification sans aliénation à son symptôme) se trouve dans la jouissance, qui fait alors du symptôme une autre chose qu’il nomme « un événement de corps ».

Ceci est congruent avec le point où en arrive Lacan  à ce moment de son parcours42 : Pour lui, il est devenu plus que certain que le symptôme est aussi nécessaire qu’irréductible, et que la psychanalyse n’est pas là pour le supprimer mais pour en modifier sa place et sa fonction. « L’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses sinthomes, puisque c’est comme ça que je l’écris, symptôme. L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on est empêtré […] à se rendre compte de pourquoi on a ces sinthomes. 43» Dès lors s’identifier avec son symptôme peut mener à un possible « savoir-faire », voire même un « savoir-y-faire » avec son symptôme : et donc, s’il est impossible de se passer de ce partenaire, il est contre toute attente possible de s’en servir. Et si ce symptôme touche, engage ou atteint le corps il n’est pas moins certain que cette touche-là échappe de fait au cadre du fantasme. Car le symptôme excède toujours le cadre fantasmatique, et cette excédance – qui ne peut résolument qu’échapper – n’est autre qu’une jouissance nécessairement aussi irréductible qu’inépuisable, celle avec qui il va justement s’agir de « savoir y faire ».

C’est bien avec le symptôme que Lacan s’approche au plus près du Réel, à cet endroit le symptôme n’est plus un « simple » retour de vérité (inconsciente) mais un mode singulier de jouissance. Aborder cette nouvelle dimension du symptôme, nécessite d’en passer par des considérations nouvelles sur le concept de jouissance et sur le corps. Nouvelles élaborations, nouvelles écritures qui ne sont plus ici de l’ordre du désir ou du fantasme mais bien plutôt de celui du parlêtre et de lalangue. 1978. Lacan J., Le moment de conclure, leçon du 10/01/1978, Éd. de l’ALI, p. 33 et suivantes.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Que le symptôme, auquel on s’identifie, ne soit pas le symptôme « effet de vérité », mais « mode de jouissance » peut s’envisager à partir de deux voies possibles que Lacan va signifier et emprunter : L’une de ces voies est d’aborder le symptôme comme un « effet du Symbolique dans le Réel », c’est à dire comme étant la conjonction de deux jouissances qui n’en sont en fait qu’une seule : la jouissance du corps et celle de lalangue. Une autre voie sera le symptôme baptisé sinthome, comme l’élément quatrième pour que consistent les trois dit-mansions : Réel, Symbolique et Imaginaire, avec ici tous les ajustements possibles que va permettre ce quatrième terme. Dans la « conférence sur le symptôme » donnée à Genève44, Lacan reprend et décrit la nécessité du symptôme comme effet d’une rencontre inévitable pour le parlêtre : « c’est bien à une étape précoce que se cristallise pour l’enfant ce qu’il faut bien appeler par son nom, à savoir les symptômes… c’est dans la rencontre de ces mots avec son corps que quelque chose se dessine. Le langage (qui n’a pas d’existence théorique) intervient sous la forme d’un mot aussi proche que possible du mot lallation – lalangue. »

Il ajoute : « les symptômes ont un sens, et un sens qui ne s’interprète correctement qu’en fonction de ses premières expériences, à savoir pour autant qu’il rencontre […] la réalité sexuelle… ». Cette « rencontre » est celle des mots dans leur motérialité45, avec une jouissance du corps perçue comme radicalement étrangère. Pointer ainsi l’altérité foncière de cette jouissance éprouvée, accentue son caractère traumatique, celui de la rencontre avec une jouissance vécue comme tout à fait étrangère et qui est donc celle de la « réalité sexuelle ».

« C’est dans la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel dans sa particularité que quelque chose ensuite ressortira en rêves, c’est […] dans ce motérialisme que réside la prise de l’inconscient… ce qui fait que chacun n’a pas trouvé d’autres façons de sustenter ce que j’ai appelé le symptôme », « Il y a en lui quelque chose, une passoire… grâce à quoi il va faire coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage. » Ainsi la raison du symptôme est ici référée à la « contingence La conférence annoncée sous le titre «  Le symptôme  » fut prononcée au Centre R. de Saussure à Genève, le 4 octobre 1975, dans le cadre d’un week-end de travail organisé par la Société suisse de psychanalyse. Elle parut dans Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, n° 5, pp. 5-23. 45 Plutôt que matérialité que Lacan déforme ou écorne pour le besoin. 44

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D’un possible nécessaire enseignement du Réel en psychanalyse ?

d’une rencontre obligée ». Cette rencontre est obligée, puisque ce qui spécifie le parlêtre est « la prise du corps dans le langage », ou, pour le dire autrement, le fait que l’organisme devienne un corps avec cette prise dans lalangue.

Que le désir de l’Autre soit et reste ici des plus déterminant pour le sujet ne fait pas de doute pour Lacan, mais il y a autre chose qui lui apparaît essentiel et qui relève de « l’imprévisible », c’est la façon singulière dont s’opère la prise du corps dans lalangue. Cette conception du symptôme comme coalescence de la réalité sexuelle 46et de lalangue, permet de saisir en quoi de ce symptôme on peut en faire un nom, comme Lacan le montre dans deux autres conférences quasi contemporaines : « Joyce le symptôme 47».

Cette nouvelle élaboration du symptôme implique qu’il n’est pas possible au parlêtre de faire sans lui, car il porte cette jouissance suppléante. Ceci revient au fait de s’apercevoir que ce qu’on fait, on ne le fait pas sans symptôme. Ainsi, le déterminisme Réel du symptôme peut être vu et entendu comme la « cristallisation de jouissance au point de jonction de lalangue et du corps ». De là découle une conception de l’interprétation envisagée non plus comme « effet de sens » mais comme visant « la motérialité » du dire, comme par exemple, on peut le faire à l’aide de l’homophonie qui va parfois trouer le sens pour toucher au Réel.

Cette identification au symptôme peut donc signifier une fin de l’analyse puisqu’on cesse ici de chercher à se retrouver dans l’Autre et qu’on prend acte que le parlêtre reste exclus de tout savoir qui le déterminerait. Cette identification propose ici une sortie d’analyse différente d’un « devenir analyste » : S’ouvre ici un autre passage. « La fin de l’analyse, on peut la définir. La fin de l’analyse, c’est quand on a deux fois tourné en rond, c’est-à-dire retrouvé ce dont on est prisonnier. Recommencer deux fois le tournage en rond, c’est pas certain que ce soit nécessaire. Il suffit qu’on voie ce dont on est captif. Et l’inconscient c’est ça, c’est la face de Réel […] c’est la face de Réel de ce dont on est empêtré. »48 C’est-à-dire la jouissance qui vient en lieu et place du rapport sexuel absent. Lacan J., Joyce le symptôme 1 et 2, Conférences prononcées les 16/06/1975 et 20/06/1975, lors du «  5e Symposium international James Joyce  » à la Sorbonne à Paris in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. 48 Lacan J., Le moment de conclure, Leçon du 10 janvier 1978, Éd. de l’ALI, p. 33. 46 47

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L’analyste – pour ce qui en est attendu – doit être en mesure de faire l’impasse sur son fantasme comme sur son symptôme. Il va devoir occuper une place dans le fantasme de l’analysant, comme, par exemple, celle de semblant de l’objet a, ou même peut-être venir prendre la place du symptôme de l’analysant.

Alors, quid de cette identification au symptôme, et de son corrélatif « savoir y faire avec le symptôme » pour cet analyste en fonction ? S’il ne peut pas se tenir là-dessus (sur cette identification) pour occuper cette impossible place d’analyste, que pourrait bien lui apporter ici un « savoir y faire avec le symptôme », sauf peut-être de pouvoir devenir parfois un savoir y faire avec le symptôme de l’analysant. Et, c’est peutêtre bien à partir de cette motérialité de lalangue de l’analysant qu’il pourra faire résonner dans ses interprétations ce dont est porteuse la jouissance de cette lalangue quand elle se produit « en-corps » (en événement de corps) ?

En guise de conclusion Comme vous le savez, on peut tout à fait devenir très savant, voire érudit, en psychanalyse, on peut même en devenir professeur à l’université, et même terminer par en devenir émérite à ce titre. Vous savez aussi que, pour autant (pour autant de savoir), que ce savant-là peut tout à fait être, par ailleurs, le plus piètre ou le plus sourd des analystes : à savoir justement qu’à la place de la docte ignorance peut se tenir gaillardement une réelle ignorance docte. Il est bien possible qu’enseigner, pour certains, puisse relever du symptôme, et nul besoin pour cela de l’avoir analysé, ni de s’y être identifié.

Nous savons aussi qu’un sujet quasi inculte en psychanalyse, mais croyant suffisamment en son symptôme pour entreprendre une analyse afin d’en être soulagé, peut tout à fait cheminer dans une cure bien menée, et se rendre compte, à s’en sortir, qu’il se trouve, à son corps défendant pourrait-on presque dire, dans cette étrange « dys-position » à prendre cette place ou cette fonction d’analyste pour un autre. Alors  ? Pensez-vous que ça puisse s’enseigner d’entendre  ? Que ça puisse s’apprendre ? « On ne peut pas apprendre ce qu’on ne sait pas »

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D’un possible nécessaire enseignement du Réel en psychanalyse ?

faisait dire Marguerite Duras à Daniel Gélin incarnant un vieil enfant – Enrico l’éternel cancre – dans son film « Les enfants »49.

Chacun qui s’essaie à faire l’analyste peut s’apercevoir avec étonnement que l’interprétation qui aura eu un réel «  effet de sens  » pour l’analysant, lui est venue à la bouche quasiment à son insu-même, et qu’elle le surprend au moins autant que l’analysant. Sans doute elle s’est trouvée adressée au sujet de l’analyse, qui ne saurait se réduire ni à l’un ni à l’autre de ces individus : c’est ici l’un-divisé qui est touché au corps. Est-ce que ce qui s’enseigne (pas comme on l’imagine), ce qui se transmet (sans qu’on puisse le dire entière ment), n’aurait pas quelques petites choses à voir avec ces rencontres précoces qui cristallisent réalité sexuelle et lalangue. Ces rencontres qui laissèrent traces et s’en sont archivées en s’effaçant… les plis se sont pris… quelque chose ici ressemblerait bien à cette «  prothèse d’origine  », celle d’avant la langue maternelle, qu’évoqua Jacques Derrida.

Je me suis gardé de dire ici quelque chose à propos de « La Passe », d’autres vont le faire. Une seule petite remarque quand même là-dessus : Sans doute renseigne-t-elle sur ce « passage » à l’analyste, même si ça n’est pas comme Lacan l’espérait. Mais vis-à-vis de cet autre passage nous revoilà, une fois de plus, face à cette difficulté que nous avons abordée ici et qui, par bonheur, résiste encore et encore. Serge Leclaire l’énonçait ainsi : « Comment rendre compte avec adéquation de ce qui n’est qu’inadéquation ?50». Alors, pour le dire autrement : Le Réel est bien ce qui ne cessera pas de ne pas s’écrire, mais n’est-ce pas aussi cela qui permet parfois d’entendre justement… comme la note  ? Et ça… j’ai effectivement appris que ça ne dépend pas de (mon) Moi : Merci monsieur Doumit.

Duras M., Les Enfants, Film réalisé par Marguerite Duras et Jean Mascolo, Les Productions Berthemont, 1985. 50 Leclaire S., op. cit. 49

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SA TRANSMISSION, UNE APORIE ?

TENIR BON Jean-Louis Chassaing

Ce titre est bien sûr en hommage direct à Élie Doumit, et je me permets également de dire que le thème choisi pour ces journées est en effet très bienvenu. Très bienvenu car d’une part le psychanalyste Élie Doumit avait l’intérêt pour l’enseignement, et pour la transmission de la psychanalyse. D’autre part c’est un thème qui m’est cher également et que nous étudions depuis longtemps, entre autres thèmes, il y a eu des Journées de l’ALI à Clermont-Ferrand en mai 2015, qui ont été publiées dans la revue « La Célibataire »51. Et nous poursuivons avec cette question dans un cartel où chacune et chacun suit son chemin et en fait part aux autres. Je dirai pourquoi cet essai et la nécessité d’un cartel. Élie a tenu bon, il a tenu parole, il a tenu un écrit et ceci dans les conditions extrêmes. Il inaugurait nos trois soirées clermontoises « Études à propos du Réel en Psychanalyse, Incidences cliniques ? »

vendredi 2 Avril 2021, suivi par Jean-Paul Hiltenbrand puis par Marc Morali (mai et juin). Hospitalisé il m’avait fait part de la gravité de sa situation, et élégamment dit qu’une autre voix que la sienne pourrait lire avantageusement son texte, celui qu’il m’enverrait. Ce fut le cas, un peu plus tardivement que la date de la soirée, et je remercie madame Odile Doumit d’avoir tenu malgré les difficultés cette fidélité à sa parole. « Qu’il était préférable qu’une autre voix que la sienne lise son texte ». La sienne me disait-il serait trop monotone, il voulait une voix plus… vivante, mot qu’il n’a pas prononcé mais qu’il a laissé… entendre !

Il s’agissait donc du Réel. Impossible à tenir par le signifiant. Je lui disais le jugement ironique si ce n’est méprisant d’un collègue : « trois soirées sur le Réel ça fait beaucoup ! ». Surpris Élie répondait qu’il s’agissait « Réflexions sur les impossibles transmissions de la psychanalyse », La Célibataire, n° 31, 2016.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

tout de même d’une catégorie qui apportait autre chose que les deux autres ; il y percevait joyeusement le travail à faire ! Et il m’avait d’ailleurs fait changer la photographie d’annonce pour que j’en dispose une autre… avec plus de lumière…

Nous nous connaissions un peu. Je l’avais invité il y a longtemps à Clermont-Ferrand. Nous avions eu auparavant, avant sa venue, une soirée, consacrée à un séminaire «  science et psychanalyse  », autre thème cher, soirée avec un philosophe connaisseur de Karl Popper, qui l’avait rencontré, et qui avait démonté la psychanalyse en argumentant savamment. Élie avait accepté de le rencontrer dans un second temps et la soirée a été « chaude » et intéressante. Alors pourquoi cette nécessité d’un cartel  ? Parallèlement à la question de la transmission de la psychanalyse il m’apparaissait une trop grande personnalisation des relations de groupe, avec des effets de narcissisme, des jugements parfois intransigeants, des effets de transfert, être ou paraître bon élève, ou bien contestataire etc.52 Et j’imaginais que le transfert – lequel ? – devait « se résoudre » dans un transfert de travail dans lequel la production de chacun en découlerait. Cette pureté imaginée dérivait aussi pour ma part de ma participation, un temps assez bref, à un des deux jurys d’agrément conjoints, à l’ALI, en tant qu’« observateur » – c’est ainsi que ma fonction avait été désignée. Expérience difficile et délicate au début, intéressante par la suite en ce fait que lors des retranscriptions si l’on peut dire par le ou les passeurs des propos premiers du candidat-passant, ce n’étaient plus et c’était tout de même les propos du passant mais, ceux-ci passés à la moulinette du ou des passeurs. Et il m’apparaissait au fur et à mesure des discussions au jury comme une « dépersonnalisation » des propos, c’est-à-dire seuls semblaient rester des signifiants, sans auteur quasiment – ou à plusieurs auteurs. Quant au transfert de travail sa «  pureté  » me semblait non tenable évidemment mais le terme – justement – reste tout de même intéressant comme asymptote. Je discutais de cela avec Charles Melman à

J’écoutais début mai l’analyse des résultats de l’élection présidentielle par Pierre Rosanvallon. Les deux points les plus forts selon lui étaient cette nouvelle tripartition mais surtout que les votes portaient plus sur les personnes candidates que sur les partis voire sur leurs idées.

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Tenir bon

Clermont, il privilégiait l’analyse du transfert pour chacune et chacun. C’est-à-dire qu’il soit le plus résolu pour chacune et chacun. J’ai cru entendre que le transfert bien sûr restait, quasi structural, mais que le chemin parcouru avait permis d’en connaître les « figures ».

Quoi qu’il en soit sur ces questions – transfert, transmission, enseignement, travail – je m’appuyais sur cette phrase de « l’Acte de Fondation » de 196453 : « L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail. » Et d’ajouter : « Les “séminaires”, y compris notre cours des Hautes Études ne fonderont rien, s’ils ne renvoient à ce transfert » ! Et encore : « Aucun appareil doctrinal, et notamment le nôtre, si propice qu’il puisse être à la direction du travail, ne peut préjuger des conclusions qui en seront le reste ». C’est je crois le seul endroit où Lacan parle du « transfert de travail », notamment en rapport avec la transmission et l’enseignement.

Lors des Journées à Clermont en mai 2015, nous nous étions appuyés entre autres sur cette conclusion du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur «  La Transmission  » en 197854. C’est un morceau bien connu, mais l’est-il en son entièreté ou essentiellement, une fois encore, par « la formule » ? « Si j’ai dit à Lille que la passe m’avait déçu […] c’est bien pour le fait qu’il faille que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer ».

Voilà, à propos de la passe dans sa Proposition de 67 il dit en 78 qu’il a « fait confiance à quelque chose qui s’appellerait transmission s’il y avait transmission de la psychanalyse ». Mais de l’échec de la passe il en arrive « à penser maintenant que la psychanalyse est intransmissible ». Toute la suite de la conclusion est intéressante. Notamment, c’est en 78, Lacan se demande comment il se fait que « par l’opération du signifiant il y a des gens qui guérissent ». Il nuance avec Freud le fait qu’il ne s’agit pas d’être possédé du désir de guérir. Mais il se demande lorsque cela arrive, de guérir ainsi, «  par l’opération du signifiant  », quel en est « le truc » ! Le transfert y est pour quelque chose. Le sujet supposé Lacan J., «  Autres Écrits  ». Acte de fondation  ; p.  236, Paris, Seuil, «  Le champ freudien », 2001. 54 Lettres de l’École, 1979, n° 25, vol. II, pp. 219-220. 53

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– c’est un redoublement dit-il, curieux… – le sujet supposé savoir. Il y en a un, sujet, qui saurait le truc. « Dans la passe, rien n’annonce ça » précise-t-il. C’était une de ses attentes. En fait, qu’on lui fasse savoir ! Je vais directement à la dernière phrase de sa conclusion. « Comment donc communiquer le virus de ce sinthome (dont il a dit juste avant que c’est la seule chose qui reste du rapport sexuel – sinthome-il et sinthome-elle) communiquer le virus de ce sinthome sous la forme du signifiant ? » (Car il précise auparavant que le signifiant est aussi du registre du sinthome et que c’est bien pour cela qu’il opère). Dernière phrase, importante : « C’est ce que je me suis essayé à expliquer tout au long de mes séminaires. Je crois que je ne peux pas aujourd’hui en dire plus ».

Voilà. Cartel, passe, séminaires, travail, sans cesse. C’est le  : «  aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la psychanalyse… » « Je fonde ». Acte. Et nous faisons aussi référence à : « Le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres. »55 Seul, les autres, l’institution… a minima.

Élie Doumit a tenu (des) séminaires. Heureusement édités grâce à la maison d’édition EME, à Christian Fierens notamment. J’ai pu écrire déjà combien selon moi il tenait ferme sur son rapport à la psychanalyse, jusqu’à ce qui pouvait apparaître comme une certaine intransigeance. Ce qui n’altérait pas une générosité dont j’ai aussi parlé et dont la fin a marqué le coup. Mais Élie Doumit ne baissait pas la tenue, notamment au quotidien, il n’y avait pas de concession fraternisante que je sache en tout cas, pas de froideur volontairement affichée non plus. Cela concerne sans doute « le désir de l’analyste ». Et j’évoquais plus haut le propos de Melman quant à l’analyse du transfert, son apogée avec Lacan serait selon Melman de ne pas « mettre en jeu un tiers dans l’Autre qui viendrait brouiller le propos…  ». De réaliser «  cette évacuation du référent dans l’Autre » donne au transfert une note pour le moins plus atténuée voire plus rigoureuse si ce n’est plus rugueuse. Dans le séminaire « les Non-dupes errent », 1974, séance du 9 avril, Lacan réfère ce s’autoriser soi-même de l’analyste… et de quelques autres au s’autoriser soimême et de quelques autres à s’inscrire comme être sexué, soit dans la fonction phallique. Soit à assumer la castration symbolique. Les quelques autres s’ils peuvent être incarnés sont alors, peut-on dire, référés au fait d’assumer la dette symbolique. Rencontre(s) avec son destin, à travers le désir de l’Autre.

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Tenir bon

Melman y reconnaissait ce qui pouvait donner à Lacan des propos que certains jugeaient dogmatiques, tranchés.

Élie Doumit a maintenu un enseignement. Comme le dit Lacan pour lui-même dans cette conclusion du 9e  Congrès de l’EFP sur la transmission. Mais, si la psychanalyse est intransmissible, alors par quoi se poursuivrait-elle, existerait-elle ? L’enseignement seul – lequel ? – n’y suffit pas. Question très bien formulée avec le thème de ces journées. La transmission se fait, ou pas. Si elle ne se transmet pas, elle s’enseigne, Freud le souhaitait à sa façon plus ou moins détaillée.56

Sans esquiver bien évidemment cette question – enseigner et transmettre – il me semble que de plus en plus vient se poser celle de l’adresse. Nous rejoignons ici le « sans concession » et le désir de transmettre, d’être « entendu ». Autre impossible, la psychanalyse comme métier impossible57 ?

«  Je suis un traumatisé du malentendu, dit Lacan en juin 1980. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre, et du coup je le nourris ».

« Le malentendu ». Un texte (le 10 juin 1980) que nous a amené dans notre cartel notre collègue de Melbourne Michael Plastow, texte contemporain de la Dissolution de l’EFP, texte énoncé avant le déplacement au séminaire de Caracas. « Ce séminaire je le tiens moins qu’il ne me tient » dit Lacan. Ce n’est pas par habitude mais par le malentendu… C’est le séminaire « perpétuel » » ! Retour ainsi à la conclusion des journées de l’EFP sur la transmission (1978) ! Je poursuis sur le texte de 1980, « Le verbe est inconscient – soit malentendu ». « Tout ne peut pas s’en révéler, une part ne s’en révèlera jamais. C’est ce dont la religion se targue… Et c’est ce qui donne son rempart à la Révélation dont elle se prévaut pour l’exploiter. Quant à la psychanalyse son exploit c’est d’exploiter le malentendu. Avec, au terme, une révélation qui est de fantasme ». Freud, S., Doit-on enseigner la psychanalyse à l’Université ? publication originale en hongrois (transcription par S.  Ferenczi ?), traduit de l’anglais par Joël Dor, 1919 ; « Résultats, idées, problèmes I 1890-1920 », Paris, PUF, 1984. 57 Il faut entendre « métier » dans son sens étymologique : vient d’une base latine min, moins, ministerium, service, ministère, serviteur, servir, fournir, administrare. Au service (des biens ?). 56

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« Qu’êtes-vous d’autre que des malentendus ? » « Le corps ne fait apparition dans le réel que comme malentendu » (« … votre corps est le fruit d’une lignée… »).

Alors si la transmission de la psychanalyse est impossible, ceci rendu compte par l’échec de la passe, impossible, à savoir qu’elle concerne le Réel comme il est dit à la fin de « la Troisième », qu’en est-il de son enseignement ? Je m’attarde sur une autre conclusion que celle des journées sur la transmission soit sur celle du 9é Congrès, de l’EFP toujours, sur l’enseignement, avril 1970. Formidable texte !

Lacan subvertit tout ! « Ce congrès m’a été un enseignement ». Ce n’est pas à prendre à la légère. Ce n’est pas seulement une formule de politesse ! Lacan remet en question la bipartition hiérarchisée univoque enseignant – enseigné. Il glisse l’analogie vers le psychanalysant/psychanalysé, brouillant les cartes mais ceci selon moi est déjà dans le dispositif de la passe. « Actif et passif, transitif et son corollaire, informatif et entropique, médecin et malade, aimant et aimé, » Lacan analyse ces relations. «  Enseignants, donc vous me fûtes  » annonce-t-il en conclusion du Congrès. Il interroge le transit plutôt que le transitif ! Il invoque l’ambivalence. Puis il s’étonne « qu’il ait paru à tout instant aller de soi que de l’enseignement, c’était la transmission d’un savoir, horizon étant pris de la balançoire à faire aller et retour de l’enseignant à l’enseigné ».

Enseignement ne veut pas dire qu’il en résulte un savoir, Lacan même les oppose et rappelle qu’il «  impose au savoir à l’homologuer à la jouissance ». Il pousse plus loin : si à peu près tout ce que le psychanalyste dit l’implique, « l’enseignement pourrait être là l’obstacle à ce qu’il sache ce qu’il dit ». Jugement peu banal, peu habituel ! Le renversement et la précision sont importants : « Je ne peux être enseigné qu’à la mesure de mon savoir, et enseignant, il y a belle lurette que chacun sait que c’est pour m’instruire ».

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Qui plus est Lacan est précis et engagé, il situe l’enseignant en $, sujet, dans les formules des tétrapodes, qu’il fait tourner et explicite ainsi.

Tenir bon

«  L’enseignant se produit au niveau du sujet  »  ; «  comme statut cela dépend d’où le discours lui fait place ».

C’est de S2, le savoir, en place de vérité, qu’il se produit des signifiants maîtres S1, et « … il est clair que l’ambivalence de l’enseignant à l’enseigné réside là où, de notre acte, nous faisons voie58 au sujet en le priant de s’associer librement (ce qui veut dire  : de les faire maîtres59) aux signifiants de sa traverse  ». Mustafa Safouan avait très bien insisté dans son livre « le transfert » sur ce fait que Freud s’est laissé supposé par Elisabeth Von M. qu’en parlant, lui se taisant, elle délivrerait son propre savoir à elle, voire sa propre vérité. Un savoir issu de la vérité à une certaine condition, celle de l’objet « a », agent, s’adressant au sujet barré. Et je reprends ici Lacan : « Cette production la plus folle pour n’être pas enseignable comme nous ne l’éprouvons que trop, ne nous libère pas pour autant de l’hypothèque du savoir ». Lacan insiste donc sur l’antagonisme entre l’enseignement et le savoir. Ce qui permet de dire que « notre discours ne tiendrait pas si le savoir exigeait le truchement de l’enseignement.  » d’où sans doute cette phrase antérieure  : « Bien sûr il est dans mes principes de n’espérer rien de ce que mon discours soit pris comme enseignement ». Mais si c’est du rapport, du questionnement, au cas par cas, du savoir à la vérité que naissent les S1 de son histoire, pour Lacan « notre discours ne peut résoudre ce rapport, cette question, que des voies de la science, c’est-à-dire du savoir du maître ». Il cite la logique formelle, « à étendre (pour nous) à la structure du langage », « on sait dit-il qu’en cela est le noyau d’où procède mon discours  ». «  Il faut savoir si ce discours tombe sous le coup de l’enseignement » ! Avec l’ambigüité, à peine, de tomber sous le coup ! Avant de terminer, et de revenir à ce merveilleux texte de Lacan, je souhaite aussi donner une précision quant à cette autre place importante qui est celle de l’adresse. Là je m’appuie sur Télévision.

J’ai lu une interview de Benoit Jacquot le réalisateur, il y eu trois heures d’enregistrement, il a fallu recommencer etc. « Nous sommes à la télévision  » lui dit l’intervieweur. Réponse de Lacan, Lacan psychanalyste : « À la télévision comme dans mes séminaires ça ne fait pas de différence… » « … c’est un regard à qui je ne m’adresse dans aucun des C’est nous qui soulignons, l’équivoque à entendre ! Idem.

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deux cas, mais au nom de quoi ce regard, au nom de quoi je parle ». Ce n’est pas le discours de l’Université, l’adresse au « a », mais le discours Psychanalytique, le « a » en place d’agent. Alors je peux revenir à la conclusion du Congrès de l’EFP de 1970 sur l’enseignement.

« Ce qu’il me faut bien accentuer, c’est qu’à s’offrir à l’enseignement, le discours psychanalytique amène le psychanalyste à la position du psychanalysant, c’est-à-dire à ne produire rien de maitrisable, malgré l’apparence, sinon au titre de symptôme. »

Il ajoute « C’est pourquoi medeor60 serait bien le terme à ce qu’il s’en autorise, si l’on n’y pouvait désigner rien comme moyen d’autre que la voix 61dont il opère… ». « La vérité peut ne pas convaincre, le savoir passe en acte. »

Élie Doumit a fait acte de son savoir, au plus près de la logique formelle qu’il connaissait.

Dans l’après coup j’entends autrement, grâce à Lacan et par votre invitation à ces journées, ce transfert de voix, à accompagner voire à devancer le transfert d’un texte improbable mais dont la lettre nous est parvenue – elle nous était destinée, à nous et à quelques autres ! Je cite une phrase de ce texte reçu à Clermont pour les « Études à propos du Réel en psychanalyse » : « Car finalement si le Réel, si le réel du symptôme comporte une jouissance opaque qui exclue le sens, comment exprimer cette exclusion si ce n’est par le travail de l’équivoque qui peut dépouiller le signifiant de son étoffe sémantique, et permettre que ce qui est de l’ordre de la jouissance puisse être bordé et resserrer. Est-ce une gageure ? »

Tenir bon, « ne pas céder… » vous connaissez la suite… Et nous savons que la psychanalyse est aussi bien menacée de son intérieur que de l’extérieur… Alors merci à Élie Doumit pour ce qu’il nous a apporté, et aux organisateurs de ces Journées qui ne pourront être que marquantes. Soigner ; remédier à, prendre soin, secourir. C’est nous qui soulignons, l’équivoque à entendre !

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ELIE DOUMIT : UN PASSEUR D’EXPÉRIENCES Jean-Pierre Meaux

Élie avait le souci de donner la parole à ceux qui venaient l’écouter  ; c’était sa façon de les interroger. Faire en sorte qu’ils s’expriment. Jusqu’à leur reprocher de façon discrète qu’ils ne le fassent pas suffisamment. C’est ainsi qu’il m’avait personnellement incité à travailler sur les neurones miroirs et la théorie de l’esprit, en relation avec un Imaginaire, et sur le traumatisme psychique, en relation avec un Réel.

Il déposait devant lui un feuillet d’écrits où il avait développé sa pensée – feuillet entièrement rempli avec beaucoup d’ajouts. Il pouvait dans ses propos aborder un tout autre sujet, par exemple concernant l’actualité. À l’instar de ce qui peut se présenter dans la séance d’une cure. Prenant en compte la dimension historique et l’ici et maintenant.

Il avait un regard critique sur bon nombre de nos maux contemporains, en particulier vis-à-vis d’effets de mode. Tançant une époque où dans le microcosme lacanien il était de bon ton de battre sa coulpe sur un mode entendu. Il refusait de se laisser aller à des modalités de dépressivité.

Ses références, il allait les chercher chez Platon, Socrate, Descartes, Kant, Bentham, Ferenczi, Hegel, Popper, Heidegger – pour ne citer que quelques-uns. Il interrogeait la science et les mystiques. Il développait son propos avec le souci d’une argumentation logique : les 4 discours, le NdP, le graphe, les schémas L et R, les formations de la sexuation… Il nous invitait à réfléchir sur le caractère qui, disait-il, ne relève pas d’un sens, mais d’une jouissance. Il évoquait Reich et Richard 3. Il nous invitait à lire ou relire Abraham, Jones et Nunberg.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Caractère enraciné pour Freud dans la pulsion et qui s’exprime à la faveur de formations réactionnelles. À partir du Père ou pire, il distinguait deux types de caractères par rapport à la jouissance. Le caractère n’est pas de l’ordre de ce qui se lit, contrairement au symptôme. En référence à Lacan, il évoquait une métonymisation, à la différence de la métaphore qui caractérise le NdP. Élie a sans cesse interrogé les rapports entre savoir et vérité. Il répétait que le psychanalyste s’autorise de lui-même et de quelques autres. Il n’y a pas de psychanalyste tout seul ; il s’identifierait à la Vérité. Le Réel de la psychanalyse concerne un sujet erratique que l’on tente d’attraper entre Vérité et Science. Le Réel de la psychanalyse est particulier ; il ne revient pas à la même place ; il ne correspond pas à un Dieu honnête. La règle fondamentale permet à l’analyste d’échapper à la suggestion. Il faut savoir distinguer savoir référentiel qui se réfère à un auteur, un maître et savoir textuel lié à l’Inconscient du sujet. Le sujet est aussi patient, puisqu’il pâtit du signifiant. Mais le sujet est souffrant en fonction de l’objet cause de son désir (cf. la réaction thérapeutique négative). En psychanalyse il est question de serrage d’un objet qui n’appartient pas à une série ; il n’y a pas de signifiant ultime qui met fin à la série.

Entre dire ce qu’on ne sait pas et ne pas savoir ce que l’on dit, disait Élie, il y a un grand écart. Il faut ne pas savoir ce que l’on dit pour dire ce qu’on ne sait pas. D’où la nécessité d’être dans la veine de l’invention (avril 2011). Sur l’identité (décembre 2013), Élie évoquait : Comment peut-on être persan ? (perçant ?) – En évoquant les Lettres Persanes de Montesquieu. Nous sommes amoureux de l’identité qui nous fait miroiter une illusion. Principe d’identité auquel s’oppose une subjectivité. Élie a toujours exprimé son intérêt pour la présentation de malade, et en particulier pour une reprise de traits saillants qui permette des développements d’études théoriques.

En poursuivant année après année son séminaire, il a montré la place essentielle qu’il accordait à un enseignement. Il lui arrivait d’évoquer les écoles de la Grèce antique. Il s’interrogeait – et nous interrogeait – sur la place du maître et celle des disciples.

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Il défendait la position que pour la formation des psychanalystes, il fallait en passer par une association. Où se trouve dans cette configu-

Elie Doumit : un passeur d’expériences

ration un Autre ? À une époque où se distend la référence à un Père et où les repérages s’effectuent de plus en plus dans une fratrie élargie. L’appel à un lien social où le NdP n’est plus en capacité, entretient-il la quête identitaire ? Jalouissance, dit Lacan, au sujet de l’enfant au sein de Saint Augustin. Mais, disait Élie, le lien social peut être une illusion. Il a engagé des analysants sur le chemin de devenir psychanalyste. Avec en sous-jacence un message implicite : méfiez-vous des arcanes du transfert. Être partagé est notre condition de pauvre névrosé. Cette position d’être divisé, il appartient au psychanalyste de l’assumer.

Les premiers psychanalystes, disait Élie, considéraient que la psychanalyse ne pouvait s’enseigner. Comme le premier Wittgenstein : ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

Considérant que l’enseignement, c’est-à-dire la transmission des connaissances, ne pouvait se faire que sur le mode du maître et de l’élève. Le psychanalyste enseigne à ses risques. Il ajoutait : le signifiant est parlé, de l’ordre de la communication ; la lettre est écrite, destinée à la transmission. Peut-on dire que la théorie est de l’ordre d’un enseignement et la clinique de l’ordre de la transmission ? La théorie de la clinique étant un enseignement.

La transmission est privilégiée par certains praticiens, par exemple Carl Rogers. Élie émettait une position critique sur le fait que la cure dans son principe reposerait essentiellement sur une expérience.

D’expérience à expérimentation, il n’y a qu’un pas. Une expérimentation s’appuie sur une théorie, s’effectue avec un protocole strict – mais on ne connaît pas le résultat à terme. Il en est de même pour un traitement que l’on applique avec une méthode et des effets attendus. Dans une expérimentation le saut dans l’inconnu est plus manifeste. C’est à la suite d’une hypothèse qu’un analyste s’interroge sur une disposition qui apparaît dans une dimension transférentielle. Le statut de l’hypothèse est en cause dans l’expérience scientifique et dans celle de la psychanalyse. Ce qui les différencie, c’est la suite qui est donnée : modification grâce à des processus mathématiques ou mathématisables – ou intervention de processus transférentiels.

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Ces interrogations n’excluaient pas chez Élie la tenue d’un charisme. Certains se souviennent probablement de la scène qu’il avait relatée face au cercueil d’un notable au Liban. Plutôt qu’un long discours, un sage s’était approché et avait simplement dit : c’était lui – faisant taire tous les commentaires – en résonance avec un idéal du moi partagé. Élie utilisait les mathèmes, mais sans outre mesure de religiosité – mathèmes, disait-il, qui permettaient à Lacan de manier l’insymbolisable.

Il n’est pas facile d’accepter que nous soit signifié de façon manifeste où implicite : ce n’est pas ça. Le sujet hystérique est, disait Élie, un électron libre. Façon de nous relancer dans l’exploration de notre Inconscient. À la manière de Lacan : Il n’y a de cause que ce qui cloche.

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Le réel de la passe

LE RÉEL DE LA PASSE Pierre Marchal

J’avais annoncé que je prendrais pré-texte de l’approche de Marc Darmon qui, dans son ouvrage Essai de topologie lacanienne, définit la passe comme une nomination réelle. Pour, dans un second temps, montrer comment une telle approche de la passe peut éclairer les questions que posent l’enseignement et la transmission de la psychanalyse. Cela reste mon objectif, la toile de fond de mon propos : que de considérer la passe comme une nomination réelle nous permet de qualifier au plus juste ce qu’il en serait de l’enseignement de la psychanalyse. Cette conviction s’appuie sur cette affirmation de Lacan dans le séminaire RSI dans la leçon du 11 février 1975 où il approche la question de l’interprétation en ce qu’elle a de spécifiquement analytique :

« L’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas Imaginaire, il n’est pas non plus Symbolique, il faut qu’il soit Réel. Ce dont je m’occupe cette année, c’est d’essayer de serrer au plus près quel peut être le Réel de l’effet de sens. » Et un peu plus loin :

« … l’effet de sens, c’est au joint du Symbolique et de l’Imaginaire que je l’ai situé. Il n’a en apparence de rapport avec ceci, à savoir le cercle consistant du Réel, il n’a qu’un rapport, en principe, d’extériorité. »

C’est bien cette « extériorité » qui est essentielle et qui pourrait s’entendre comme la dimension de l’Autre sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Ce qui fait dire à Lacan, quelques lignes plus loin, en constatant que le nœud ne fait chaîne :

« C’est en ceci que se spécifie le rapport du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. C’est en cela que la question se pose de savoir si l’effet de sens dans son Réel tient bien à l’emploi des mots, je dis

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

l’emploi au sens usuel, ou seulement à leur jaculation. (…) De cet emploi [des mots] à cette jaculation on ne faisait pas la distinction. On croyait que c’était les mots qui portent. Alors que si nous nous donnons la peine d’isoler la catégorie du signifiant, nous voyons bien que la jaculation garde un sens, un sens isolable. »

Ce que j’entends : dans la jaculation se joue autre chose que l’enchaînement des signifiants.

Sans doute que ce terme jaculation, pour beaucoup d’entre vous, évoque, et à juste titre, l’éjaculation. En effet l’étymologie nous renvoie au latin jacere avec le sens de lancer, jeter dans l’espace, dans cet « extérieur » dont nous venons de parler et que j’ai identifié à l’Autre. Mais il est un autre contexte, religieux voire mystique. Le Dictionnaire Historique de la Langue Française sous la direction d’Alain Rey, parle d’un emprunt religieux qu’il date du début du XVIIe siècle (François de Sales). Mais cela se réfère également à ce que Saint Augustin (450) appelait les jaculatoriae preces, les oraisons jaculatoires. Et il me semble que c’est dans ce sens qu’il faut l’entendre ici, dans l’utilisation qu’en fait Lacan. Je vous le cite : « À la distinction de la parole qui très souvent glisse, laisse glisser et que notre intervention, au regard de ce qu’il est demandé à l’analysant de fournir, à savoir comme on dit, tout ce qui lui passe par la tête, ce qui n’implique nullement que ce ne soit là que du bla-bla-bla, car justement derrière il y a l’inconscient. »

La jaculation comme ce qui vient manifester l’inconscient d’un sujet !

C’est en travaillant à cela qu’il m’est apparu qu’il serait sans doute plus instructif pour moi, pour nous, de prendre les choses à l’inverse : de partir de la question de l’enseignement et de la transmission de la psychanalyse. Et ce en m’appuyant sur la retranscription d’une intervention de Lacan à la Société française de Philosophie. Retranscription publiée dans le Bulletin de la société française de Philosophie sous le titre de « La psychanalyse et son enseignement ». C’était en avril-juin 1957.

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Pourquoi ce revirement  ? Parce qu’il m’a semblé que de prendre les choses de cette manière permettait, bien sûr, d’être plus directement en phase avec la problématique qui nous occupe dans ces journées à la mémoire du travail d’Élie Doumit. Vos journées ont été intitulées : La psychanalyse s’enseigne-t-elle ou se transmet-elle ? Ma conviction à ce propos est que son enseignement n’a d’intérêt qu’à permettre, qu’à

Le réel de la passe

assurer sa transmission dans l’expérience de la cure. Expérience de la cure dont l’analysant en fin de cure peut constater ses effets, sans nécessairement pouvoir en dire quelque chose. Sans doute parce que la cure relève d’une éthique et vise à modifier notre économie libidinale. Elle ne relève pas de l’ordre d’une science de l’être, d’une ontologie dont Lacan dénoncera les effets en parlant d’hontologie62. Reste la question, pas facile, de savoir que faire avec ce qu’on pourrait nommer le corpus théorique de la psychanalyse, qui me paraît à la fois indispensable mais ne peut fonctionner comme la méthode scientifique laquelle, si elle se donne des limites, n’a que faire de l’impossible. Cela m’a fait penser à un article récent de Charles Melman (2020) qui est intitulé « Conclusion » et qui conclut un ouvrage collectif Réel de la science, Réel de la psychanalyse. Il propose de ne pas confondre ces deux Réels. Il propose de penser le Réel comme une dimension spécifique à l’analyse en tant qu’il (ce Réel) renvoie précisément à la dimension de l’impossible. Réel spécifique à l’expérience analytique en tant qu’il est habité et vient trouer le Symbolique. Alors que pour la science, le Réel qu’il vaudrait sans mieux nommer « Réalité », n’est habité par rien.63

Nous pouvons nous référer ici au séminaire… Ou pire et plus particulièrement à la leçon VI du 8 mars 1972. Je vous livre ici cette petite phrase dont je ne suis pas sûr de saisir toute la portée, mais dont j’ai l’intuition qu’elle jette quelque lumière sur la problématique à laquelle nous avons à faire aujourd’hui avec le mouvement LGTBQ etc. : « Ce qu’on en écrit, de la Chose, il faut le considérer comme ce qui s’en écrit venant d’elle, non pas de qui écrit. C’est bien ce qui fait que l’ontologie, autrement dit la considération du sujet comme être, l’ontologie est une honte, si vous me le permettez. Et quelques lignes plus loin, après avoir dénoncer l’inanalysable, l’i.n.a.n., qui pourtant est très répandue, il rapporte le dire d’une femme qui lui a dit : “Rien n’est impossible à l’homme, ce qu’y peut pas faire, il le laisse.” J’entends : il le néglige, il le considère comme inexistant. Lacan embraye alors en parlant de “l’annulation de l’Autre” ». 63 Je vous cite le début de cet article où Melman dit sa difficulté à accepter que le Réel serait le même dans les deux cas, appréhendé par différentes méthodes. Et il propose  : «  … à la limite, cette nomination psychanalytique lacanienne de ce qui résiste à la formalisation pourrait à la rigueur être réservée à la psychanalyse ellemême, puisqu’après tout, pour la science il n’y a pas d’impossible, il y a des limites, et que justement elle a la faculté – et qui elle aussi risque de paraître magique parfois –, de pouvoir franchir ses limites, les dépasser, les résoudre, etc. Ce qui, à mon sens, lui permet cette liberté d’allure et d’esprit, c’est que pour elle, ce qui est au-delà de la limite est vide. Il n’y a là rien, ni personne qui attend, ni qui donne la moindre injonction. Alors que justement, ce qui caractérise la psychanalyse, c’est qu’elle sait que ce Réel est pour elle d’abord peuplé  : par ce dieu auquel elle peut croire ou ne pas croire  ; par les objets causes de son désir. D’autre part, et c’est là tout de même le paradoxe, c’est de ce Réel-là, celui de la psychanalyse, que nous recevons nos injonctions, c’est-à-dire ce qui organise notre propos dont si facilement nous 62

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

D’autre part, compte tenu de la date de cette intervention de Lacan à la Société française de Philosophie, elle permet de mettre en évidence le « pas » de Lacan par rapport à Freud, qui fera l’objet, quelques années plus tard du séminaire L’Angoisse (1962-1963). Séminaire que nous relisons actuellement à l’ALI.

Retour donc à Freud, certes, mais pour mettre en évidence ce qu’il convient d’appeler une avancée quant à cette fameuse question de la castration qui, me semble-t-il, pour Lacan, ne s’arrête pas à la butée freudienne du «  complexe de castration  », mais permet d’articuler jouissance et désir par le chemin, le biais de l’angoisse. Vous entendez bien là que nous sommes au plus près de notre clinique : pas de psychanalyse sans cette rencontre difficile avec l’angoisse. Angoisse qui vient de ce que manifeste, dans la « division signifiante, un reste qui devrait décaler le sujet de cette pensée qu’il pourrait satisfaire l’Autre. Et puisque nous en sommes à parler du séminaire l’Angoisse, je voudrais attirer votre attention sur ce point que je considère comme essentiel pour ce qui nous occupe ce soir. L’enjeu de ce séminaire, en tout cas l’un des enjeux de l’enseignement qui s’y déploie, c’est ce que Lacan nommera le tableau de la division signifiante64 articulant : Jouissance/ Angoisse/Désir. Après nous avoir déployé son enseignement pendant deux à trois leçons, il va faire scansion. Et c’est cette scansion qui m’intéresse ici : Lacan va nous proposer une série d’aphorismes qui introduit un tout autre « style »65 que celui d’un enseignement, particulièrement quand il se tient sur le mode « professoral » comme il le dit dans la leçon du 13 mars 1963.

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croyons nous approprier la maîtrise ou en être l’émetteur souverain. La psychanalyse montre que c’est de là que nous vient notre message et que nous en sommes en quelque sorte les fonctionnaires, dans la meilleure acception du terme, pour ne pas dire les jouets, de ce qui nous vient, de ce qui s’impose à nous depuis ce Réel ». 64 À propos de ce tableau, dans la leçon XIV du 13 mars 1963, Lacan fait un lapsus. Il parle de cette division qui ne tombe pas juste, qui génère un déchet, l’objet petit a, « … qui vient à se trouver constituer le fondement comme tel du sujet désirant. Non plus le sujet de la jouissance, mais le sujet en tant que sur la voie de sa recherche, en tant qu’il jouit, qui n’est pas recherche de sa jouissance, mais ce vouloir de faire entrer cette jouissance au lieu de l’Autre comme lieu du signifiant. C’est là sur cette voie que le sujet (…) s’anticipe comme signifiant… j’ai fait un lapsus, s’anticipe comme désirant ». 65 Les Écrits commencent comme ceci. Première ligne de l’introduction à La lettre volée : « Le style est l’homme même ». Et quelques lignes plus loin : « le style c’est l’homme ». En rallierons-nous la formule, à seulement la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse…

Le réel de la passe

Rappelons-nous le premier aphorisme qu’il nous propose dans lequel il introduit la question de l’amour66. On peut donc bien entendre qu’il s’agit du rapport entre les amants. On peut bien penser que le paradigme de cet amour c’est ce qui se joue entre un homme et une femme. Ou pour être plus contemporain entre les partenaires d’un couple. Et que c’est là qu’il situe l’expérience (et non plus seulement l’enseignement) de la psychanalyse. Ou pour le dire plus justement encore, il s’agit sans doute de rappeler que l’enseignement de la psychanalyse n’a d’intérêt que de permettre d’éclairer ce qui se joue dans notre expérience de parlêtre. Voici donc le premier aphorisme que nous propose Lacan, toujours dans cette même leçon du 13 mars 1963 : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir »

Et ma question n’est pas de « comprendre » le contenu de cet aphorisme mais pourquoi ce changement de « style », pourquoi un aphorisme qui vient à la suite de la reprise, du rappel, sur un mode « professoral » du tableau de la division signifiante.

Tableau qui articule sur le mode de la division le rapport de S à A et fait apparaître un reste, le fameux « objet a » dont Lacan dira plus tard qu’il s’agit là de sa seule invention. Pourquoi Lacan ponctue-t-il ainsi les choses ? Par un aphorisme qu’il définit comme ce qui, précisément, se distingue du développement doctrinal par ceci :

«  Qu’il [l’aphorisme] renonce à l’ordre préconçu  du développement doctrinal »

qu’il prend donc, l’aphorisme, une certaine distance d’avec le discours doctrinal et, par-là, de nous replonge dans le concret de notre expérience. J’insiste sur ce retour à la dimension de l’expérience. Je pense qu’elle est centrale dans la pratique de la psychanalyse, qui n’est pas un savoir doctrinal, mais bien un effort pour « dire » ce qui se trame pour nous dans l’ordre de la jouissance et du désir. Ce n’est pas pour rien que Lacan ne cesse de nous rappeler l’importance du séminaire Je note en passant que, toujours dans ce même séminaire à la leçon XV (20 mars 1963), Lacan parle de l’angoisse de la femme. L’angoisse de la femme, ça existe aussi, mais elle se positionne différemment de celle de l’homme. Pour elle, nous dit Lacan, « c’est le désir de l’autre qui l’intéresse » et « l’amour, c’est de l’idéalisation du désir ».

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

qu’il a tenu sur l’éthique de la psychanalyse où il introduit la jouissance comme l’horizon de ce qui se joue dans une cure. Je vous cite encore Lacan :

«  J’apporterai ici quelques formules, où je laisse à chacun de se retrouver par son expérience. Elles seront aphoristiques. Il est facile de comprendre pourquoi. Sur un sujet aussi délicat que celui, toujours pendant ici, des rapports de l’homme et de la femme, articuler tout ce qui peut rendre licite, justifier la permanence d’un malentendu obligé, ne peut qu’avoir l’effet tout à fait ravalant de permettre à chacun de mes auditeurs de noyer ses difficultés personnelles (…) dans l’assurance que ce malentendu est structural. »

Ce qu’évoque Lacan ici, c’est peut-être la limite de l’avancée freudienne : « le roc de la castration ». Je laisse cela à votre réflexion. On pourra en reparler. C’est aussi le point où Lacan nous propose ce qu’on pourra appeler une avancée. Je poursuis le propos de Lacan : Or comme vous le verrez si vous savez m’entendre…

M’entendre et non pas comprendre, la compréhension et l’agilité intellectuelle qu’elle déploie, sont parfois, souvent (?), la résistance à ce qu’on pourrait nommer « l’entendrement » «  … parler de malentendu ici n’équivaut nullement à parler d’échec nécessaire. On ne voit pas pourquoi, si le réel est toujours sous-entendu, la jouissance la plus efficace ne pourrait pas être atteinte par les voies même du malentendu. »

*

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Je reviens à la communication de Lacan à la Société française de psychanalyse. Je ne m’attarderai pas sur la présentation par Lacan dans sa manière de présenter la psychanalyse. Elle me paraît si allusive et en même temps si riche de références dans différents domaines de la culture que je ne me sens pas l’envergure pour en discuter. Je me cantonnerai à ce qu’il avance à la fin de son exposé quand il fait remarquer que la psychanalyse d’aujourd’hui, celle qui prétend dire ce qu’il en est de la psychanalyse, méconnait la dimension de l’altérité. Nous en avons déjà fait allusion en parlant de l’annulation de l’Autre. Or, argumente Lacan, plutôt que de se focaliser sur la relation duelle qui privilégie le

Le réel de la passe

moi et de penser la psychanalyse et son enseignement à partir de cette position narcissique, il convient de : « … chercher la solution d’un autre côté, du côté de l’Autre, distingué par un grand A, sous le nom de quoi nous désignons une place essentielle à la structure du symbolique.

Cet Autre est exigé pour situer dans le vrai la question de l’inconscient » [L’inconscient, pivot de l’invention freudienne]

« Ce n’est que de la place de l’Autre que l’analyste peut recevoir l’investiture du transfert qui l’habilite à jouer son rôle légitime dans l’inconscient du sujet et à y prendre la parole en de interventions adéquates67 (…) » « Tout autre place pour l’analyste le ramène à une relation duelle qui n’a d’autre issue que la dialectique de méconnaissance, de dénégation et d’aliénation narcissique dont Freud martèle à tous les échos de son œuvre qu’elle est le fait du moi. Or c’est dans la voie d’un renforcement du moi que la psychanalyse d’aujourd’hui [1957]68 prétend inscrire ses effets, par un contresens total sur le ressort par quoi Freud a fait rentrer l’étude du moi dans sa doctrine, à savoir à partir du narcissisme et pour y dénoncer la somme des identifications imaginaires du sujet. »

Et Lacan conclut, de ce constat d’une dérive de la psychanalyse du côté d’une rectification essentiellement imaginaire du rapport à la réalité et il conclut que :

On peut rappeler ici, à propos de ces interventions « adéquates » que, plus tard bien sûr, mais pas sans rapport, dans RSI, Lacan avancera que « l’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas Imaginaire, il n’est pas non plus Symbolique, il faut qu’il soit Réel. Et ce dont je m’occupe cette année, c’est d’essayer de serrer de près quel peut-être le Réel d’un effet de sens (…) L’effet de sens, c’est là au joint du Symbolique et de l’Imaginaire que je l’ai situé. Et donc il n’a le Réel qu’un rapport d’extériorité par rapport à l’effet de sens. » Mais justement, ne convient-il pas d’entendre là, dans cette extériorité, cette dimension Autre qu’évoque ici Lacan comme l’essentiel de la démarche analytique ? Je vous laisse cela à penser… 68 Cet « aujourd’hui » est-il encore d’actualité ? Je n’en suis pas sûr. Je vois des analystes de différentes /obédiences dialoguer entre eux sur un mode non polémique pour tenter d’entendre ce que chacun fait de l’héritage freudien. Est-ce possible d’élargir ce dialogue avec des jungiens par exemple. J’en doute mais je n’en ai pas d’expérience et ne pourrais donc pas me prononcer. 67

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

«  La vraie question n’est pas cette déviation stérilisante de la recherche… [engendrée par cette lecture de ce qu’il en est de l’analyse]

… c’est qu’elle soit dans la psychanalyse entretenue et protégée, alimentée par l’institution même qui distingue, de par l’intention expresse de Freud, la collectivité des analystes d’une société scientifique fondée sur une pratique commune  ? Nous voulons dire  : l’institution internationale elle-même que Freud a fondé pour préserver de sa découverte et de sa méthode. Aurait-il donc ici seulement manqué son but ? »

L’idée de Lacan est que l’enseignement qui se dispense à l’International de la Psychanalyse, n’est :

« … qu’un enseignement professionnel et, comme tel, ne montre pas dans ses programmes de plan ni de visée qui dépasse ceux, sans doute louables, d’une école de dentistes. »

Au fond, ce que Lacan dénonce là, c’est que l’enseignement de la psychanalyse se réduise à un enseignement technoscientifique, ce qui, je reviens avec ma ritournelle, évacue, avec la dynamique du dire, la dimension du sujet, de l’inconscient, du dire et de l’Altérité.

*

L’intervention de Lacan à la Société française de Philosophie a lieu en 1957. Cette date est importante : c’est l’année où se tient le séminaire IV La relation d’objet où Lacan travaille et déploie le tableau des trois formes du manque : — la castration symbolique, opération qui porte sur un objet imaginaire et est opérée par un agent réel. — la frustration imaginaire, opération qui porte sur un objet réel et est opérée par un agent symbolique

— la privation réelle, opération qui porte sur un objet symbolique et est opérée par un agent imaginaire

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Ce qui nous intéresse ici, c’est la castration symbolique. Ce dont Lacan parle dans la dernière leçon, la XIII. Voici comment elle débute :

Le réel de la passe

« Nous allons aujourd’hui essayer de parler de la castration »

Et dans la foulée, Lacan nous fait remarquer que chez Freud, autant le « complexe d’Œdipe » est présent dès le début de son élaboration,

« puisqu’on peut penser qu’il est parti d’un grand problème « personnel : qu’est-ce qu’un père ? » autant pour la question de la castration, rien de pareil. Lacan commente ce qu’il en est pour Freud :

 « La castration est le signe du drame de l’Œdipe comme il en est le pivot implicite ».

Je m’arrête ici parce que cette phrase me fait immédiatement penser à la manière dont Lacan définit l’angoisse. Pour lui, je ne dirai pas contrairement à Freud mais Freud est peut-être plus hésitant sur la question, pour Lacan donc l’angoisse n’est pas la peur d’un danger interne ou externe. Elle est un signal, parce qu’elle a un objet qui n’est pas autre chose que la confrontation au désir de l’Autre. C’est exactement cela dans la mesure où nous pouvons y lire le moment, dont nous avons parlé, de l’accession du sujet à sa division et à son désir dans le repérage de cet objet petit a. Mais plus particulièrement ce qui nous intéresse ici, c’est l’opérateur de la mise en place, ou plutôt de la prise en compte de ce manque symbolique. À savoir le père réel. Voici ce qu’en dit Lacan dans le séminaire  IV à la leçon du 13  mars 1957. Il parle d’abord du père symbolique : « Si le père symbolique est le signifiant qu’on ne peut jamais parler qu’en retrouvant à la fois sa nécessité et son caractère qu’il nous faut bien accepter comme une sorte de donnée irréductible du monde du signifiant »

Ce que j’entends comme une instance qui gouverne l’ensemble du traitement du manque par un sujet, sans que ce sujet ne puisse rien en dire d’autre sinon qu’il est, ce père symbolique, comme le dit Lacan plus haut dans son propos : « une nécessité de la construction symbolique »

« Si donc il en est ainsi pour le père symbolique, le père imaginaire et le père réel sont deux termes à propos desquels nous avons beaucoup moins de difficulté. »

C’est à voir !

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

Après avoir dit quelques mots du père imaginaire, père de la horde primitive qui se réserve toutes les femmes de sa horde et qui pousse ses fils au meurtre et donc à la mise en place d’un père symbolique dont nous venons de parler. «  Ce père imaginaire, c’est à la fois le père effrayant que nous connaissons au fond de tellement d’expériences névrotiques, c’est un père qui n’a aucunement, de façon obligée, de relation avec le père réel qu’a l’enfant. »

Et quelques lignes plus loin, il enchaîne :

« Le père réel c’est tout à fait autre chose, c’est quelque chose dont l’enfant n’a jamais eu qu’une appréhension en fin de compte très difficile. »

J’ironiserais quelque peu en disant que nous, et Lacan le premier, nous n’avons pas plus facile. Lacan, lorsqu’il aborde le père réel, agent de la castration (symbolique), ne fait que redire ce que son tableau des trois formes du manque met en évidence. Il semble bien que toute son attention soit focalisée sur l’opération symbolique de la castration plutôt que sur l’agent : le père réel

*

Notre collègue Louis Sciara s’est récemment (2019) penché, d’une manière tout à fait intéressante sur cette dimension du père réel pour tenter d’y voir plus clair. Il commence son texte en relevant l’importance du Réel dans le travail de Lacan. Complexité aussi liée sans doute au fait que tout ce travail d’élaboration autour du Réel relève de son symptôme. Le réel est à la fois la catégorie de l’impossible, une des consistances du nœud borroméen et la structure même du sujet divisé. Rappelez-vous comment Lacan parlait de ce nouage borroméen comme « ce qui lui allait comme une bague au doigt ». Je n’entrerai pas dans le détail de l’argumentation de Louis Sciara. Je me contenterai de dire quelques mots à propos de la conclusion de son livre Retour sur la fonction paternelle dans la clinique contemporaine69. À savoir qu’avec le père réel, nous avons affaire à une nomination qui pourrait se résumer de la manière suivante : « Le Réel du die du Père ».

144

Paru en 2016 chez Érès.

69

Le réel de la passe

Et il commente cela en rappelant la visée précise de la fonction paternelle : « celle de parvenir à se désaliéner du père durant le processus de la cure, (…) de pouvoir s’en passer à condition de s’en servir ». Pourquoi, s’interroge Louis Sciara, pourquoi caractériser ainsi le Père Réel ? Il répond en citant Lacan dans le séminaire RSI (leçon du 21 janvier 1975)

« Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit, le dit amour, le dit respect, est… vous n’allez pas en croire vos oreille… père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet (a) qui cause son désir. Mais ce que cette femme en “(a)-cueille”, si je puis m’exprimer ainsi, n’a rien à voir dans la question ! Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets (a) qui sont les enfants auprès de qui le père pourtant intervient, exceptionnellement, dans le bon cas, pour maintenir dans la répression, dans le juste mi-Dieu si vous me permettez, la version qui lui est propre de sa père-version, seule garantie de sa fonction de père, laquelle est la fonction, la fonction de symptôme telle que je l’ai écrite là, comme telle. Pour cela, il y suffit qu’il soit un modèle de la fonction. Voilà ce que doit être le père, en tant qu’il ne peut être qu’exception. Il ne peut être modèle de la fonction qu’à en réaliser le type. »

Je terminerai ce trop long exposé en tentant de dire que la passe dont je parlais en commençant telle qu’elle est exposée par Marc Darmon dans son livre sur la topologie lacanienne recoupe tout à fait ce que Sciara nous dit du père réel. Mais aussi ce que nous avons abordé plus haut en parlant de l’interprétation analytique. Celle qui se doit de se référer à l’effet du réel sur l’effet de sens. C’est de cette manière que la cure avance et peut avancer vers son terme. Terme qui ne manque pas d’être problématique comme le suggère Freud dans L’analyse finie et l’analyse infinie.

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CONCLUSION Guy Voisin

Comme il me l’a été demandé, je serais très bref pour cette conclusion.

Je remercie tous les intervenants et les participants pour ces journées qui, à mon sens, auront été très denses, très riches. Il serait donc présomptueux de ma part de vous présenter des conclusions qui viendraient clore ce travail ; travail qui, je voudrais le rappeler, a été préparé d’une manière collective. Si une suite devait être donnée à l’issue de ces journées, c’est sous la forme, nous le souhaitons, d’un recueil des interventions afin d’en proposer une édition.

Une édition qui, comme le paragraphe  62 des Feuillets d’Hypnos de René Char, pourrait témoigner, moins d’un hommage que du témoignage de la vitalité d’un enseignement de la psychanalyse, car : Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.

Merci encore pour ces journées et bon retour à toutes et à tous.

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TABLE DES MATIÈRES

Argument.........................................................................................................................5 Présentation des journées....................................................................................7

LA PSYCHANALYSE : TÉMOIGNAGES ET FORMALISATIONS..................................................... 11 Coup de sonnette..................................................................................................... 13

Denis Grilliat La question du style dans le travail et les textes d’Élie Doumit.................................................................................................................19

Jean-Marie Samocki À propos d’Espace et temps d’Élie Doumit.............................................. 27

Christian Fierens Le fini et l’infini, le tout et le pastout................................................ 27 L’infini de l’espace et du temps..........................................................28 La reprise par Kant..................................................................................29 La coupure épistémologique............................................................... 33 La pratique freudienne et sa subversion........................................34 L’invention du nœud borroméen........................................................35 L’invention du temps à partir de l’inconscient...............................36

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La psychanalyse : enseignement ou transmission ?

TRADUCTION ET/OU TRANSCRIPTION ?................ 39 Élie Doumit : une transmission en marche............................................... 41

Nadia Jamaï Traduire au risque de se trahir....................................................................... 49

Ichrak Laoud  Aliénation et logique............................................................................................. 59

Wilfrid Magnier Préambule..................................................................................................59 Aliénation et logique : deux textes de M. Doumit........................ 67

LA PSYCHANALYSE, QUEL ENSEIGNEMENT ?.... 85 De ce qu’il en est à ce qu’il en naît................................................................87

Mélody Bonny Argument.................................................................................................... 87 Corpus.......................................................................................................... 87 Au niveau de l’individu...........................................................................89 Au niveau de la société.........................................................................93

Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse ?............................................97

H. 1. Construction en psychanalyse ou Retour sur ce qui s’est écrit.................................................................. 97 2. Qu’est-ce qu’enseigne une psychanalyse ? qu’est-ce ma cure m’a enseignée ? ................................................ 102

D’un possible nécessaire enseignement du Réel en psychanalyse ?................................................................................................. 107

Marc Vincent En guise de conclusion......................................................................... 118

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Table des matières

SA TRANSMISSION, UNE APORIE ?......................... 121 Tenir bon...................................................................................................................... 123

Jean-Louis Chassaing Elie Doumit : un passeur d’expériences.....................................................131

Jean-Pierre Meaux Le réel de la passe................................................................................................ 135

Pierre Marchal Conclusion.................................................................................................................. 147

Guy Voisin

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Parus dans la collection « Lire en psychanalyse » Christian Fierens, Lecture de L’Angoisse. Le séminaire X de Lacan. ISBN : 978-28066-4157-1 • 2023 • 330 pages.

Hubert Ricard, Du symbolique au réel. Éthique et politique. ISBN : 978-2-80663654-6 • 2018 • 190 pages.

Élie Doumit, Miettes psychanalytiques ISBN : 978-2-8066-3766-6 • 2022 • 150 pages.

Hubert Ricard, De Platon à Wittgenstein. Lectures lacaniennes. ISBN : 978-2-80663596-9 • 2017 • 318 pages.

Christian Fierens, Lecture de L’identification de Lacan. De l'utopie d'identité au moteur de l'invention ISBN : 978-2-8066-3785-7 • 2023 • 236 pages. Élie Doumit, Espace et Temps en psychanalyse. La sorcière lacanienne. ISBN : 9782-8066-3764-2 • 2022 • 174 pages.

Danielle Eleb (dir.), Psychanalyse, philosophie et politique. Le sujet en questions. ISBN : 978-2-8066-3756-7 • 2021 • 120 pages. Gérard Amiel, Apprendre à désirer. ISBN : 978-2-8066-3744-4 • 2021 • 268 pages. Le questionnement psychanalytique, Conséquence cliniques du principe de jouissance. ISBN : 978-2-8066-3743-7 • 2021 • 240 pages.

Marie Jejcic, Le métier d'être homme. Samuel Beckett, l'invention de soi-même. ISBN : 978-2-8066-3736-9 • 2021 • 288 pages. Pascal Nottet, Qu’est-ce que la psychanalyse ? avec Deleuze et depuis Hume. Tome 1. ISBN : 978-2-8066-3713-0 • 2020 • 408 pages. Christian Fierens, Le principe de jouissance. Critique de la raison pratique (Kant). Kant avec Sade (Lacan). ISBN : 978-28066-3705-5 • 2020 • 288 pages.

Pierre-Christophe Cathelineau, L’économie de la jouissance. ISBN : 978-2-80663659-1 • 2019 • 228 pages.

Élie Doumit, Le Réel en psychanalyse. Entre épreuve et preuve. ISBN : 978-2-80663674-4 • 2019 • 229 pages.

Christian Fierens, Frank Pierobon, Les pièges du réalisme. Kant et Lacan. ISBN : 978-28066-3607-2 • 2017 • 322 pages.

Élie Doumit, Lacan ou le pas de Freud. ISBN : 978-2-8066-3597-6 • 2017 • 198 pages. Le questionnement psychanalytique, Trente ans de questionnements. ISBN : 978-28066-3567-9 • 2016 • 88 pages.

Hubert Ricard, De Spinoza à Lacan. Autre chose et la mystique. ISBN : 978-2-80663383-5 • 2015 • 248 pages. Fierens Christian, Lecture d’un discours qui ne serait pas du semblant, Le séminaire XVIII de Lacan. ISBN : 978-2-80661085-0 • 2013 • 227 pages.

Moroncini Bruno, Sur l’amour. Jacques Lacan et Le Banquet de Platon. ISBN : 978-28066-2860-2 • 2013 • 215 pages.

Nassif Jacques, Le livre des poupées qui parlent. ISBN : 978-2-8066-0740-9 • 2012 • 170 pages. Hunault Claudine, Des choses absolument folles. Une lecture du roman Le Très-Haut de Maurice Blanchot. ISBN : 978-2-80660715-7 • 2011 • 159 pages.

Centner Christian, Darmon Marc, Fierens Christian, Veken Cyril, La parole et la topologie. Pourquoi et comment la parole implique-t-elle la topologie ? ISBN : 9782-8066-0725-6 • 2011 • 180 pages.

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