La Patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien [1972 ed.]

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La Patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien [1972 ed.]

Table of contents :
Avant-Propos
1. La critique du visible
2. Les ruses de la Représentation
3. «Ce vieux mot d'athéisme...»
4. L'éclatement de la Finitude
5. La dialectique dans les limites de la simple Raison
6. La négation de la négation
7. «La plus haute dialectique»
8. Logique et Finitude
Bibliographie
Table de Matières

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GÉ RARD LEBRUN

La patience du Concept Essai sur le Discours hégélien

GALLIMARD

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pow· tous les pays, y compri,ç l'U.R.S.S. © Éditions Gallimard, 1972

Pour Joao Carlos Quartim De Moraes

(( ... Vorstellungen und Reflexionen... die uns zum V al'a us in den Weg kom­ men konnen, jedoch, wie alle andere porangehende V ol'urteile, in der Wis­ senschaft selbst ihl'e Erledigung finden müssen, und dahel' eigentlich ZUI' Geduld hierauf zu perweisen wiil'en. » W. Logilr, IV, 73.

AVANT-PROPOS

A l'origine de ce travail, il y a une question : q ue peut bien signifier le dogmatisme hégélien ? Tout philosophe, c'est connu, est dogmatique par ce qu'il doit présupposer. Mais c'est autre chose qu'on entend, lorsqu'on parle d'un auteur qui entendait abolir tout présupposé : la certitude ultra -dogmatique d'habiter la Vérité enfin accomplie, de fermer l' Histoire et de pouvoir parcourir du regard du propriétaire toutes les formes culturelles passées et pré­ sentes. Contre une telle prétention, les plus malveillants mettent d'emblée le lecteur en alerte ; les mieux intention· nés font ressortir l'irréductibilité de l'acquit hégélien qui, à leurs yeux, contrebalancerait la mégalomanie de l' entre J?rise. Mais qu'il y ait dogmatisme au sens, après tout, le plus tnvial, il s'en est trouvé peu pour en douter. Ainsi Hartmann : « Que le dynamisme de la pensée revienne à pol·ter dans la chose la clm•lé de notre regard; cette prétention, écrit ainsi N. Hartmann, est évidemment métaphysique au premier chef. Aussi ne trouvons· nous pas trace, chez Hegel, d'une démonstration de sa légitimité. Pour lui, la question était résolue d'avance, sur la base de son opti· mismc rationaliste ... Il faut de toute nécessité que, par la sponta­ néité de son déploiement ct de son dynamisme (la Haison) représente le déploiement ct le dynamisme spontanés du monde. Cette conclu­ sion est péremptoire, si l'on accorde les présupposés. Hegel leur attribuait l'évidence d'un truisme. II se plaça par là au-dessus. de toute discussion, mais se dispensa aussi, il est vrai, de toute justi­ fication. II serait ridicule d'excuser l'immense dogmatisme d'une présupposition pareille. » (RMM. no spécial Hegel, r g3 r, p. 23 1.)

Il est vrai que Hartmann se place alors, comme il le précise aussitôt du point de vue des « détracteurs de Hegel >>.

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La patience du Concept

Mais suffit-il de répliquer à ceux-ci, comme il le fait ensuite, q ue l'intuition de Hegel est récupérable « sous les décombres du système >>? Outre que cette distinction du contenu ct de la méthode n'est guère hégélienne, la question du dogmatisme reste entière : faut-il, oui ou non, pour trouver de l'intérêt à notre auteur, accepter, ne s erait-ce que par provision, quelques gigantesques présupposés sur la nature de l' « Esprit >> ou du >? Bien mieux, l'intéressante démonstration de Hartmann en cet article (la dialectique hégélienne épouserait d'autant mieux les articulations du réel qu'elle serait moins exigeante quant à la nature de la contradiction) laisse intacte l'idée du dogmatisme hégélien. On montre, en somme, que l'auteur de la Logik en a rabattu, lorsqu'il en vint à la descri p tion des choses et des rapports réels. Le bon sens de Hegel est donc sauf, mais sa prétention panlogiciste n'en p araît que plus p roche d'une marotte. Beaucoup d'analyses - si éclmrantes qu'elles soient sur des points particuliers - suggèrent ainsi qu'il y eut chez Hegel une part irréductible d'entête­ ment et parfois d'absurdité ; le trait caractériel du philo­ sophe reste une assurance si massive qu'elle pourrait bien être dérisoire et que, malgré le respect qu'on doit à ces commentateurs, on est parfois tenté de les interrompre p our s'écrier : > . Certaines images qu'on donne de Hegel sont même assez stupéfwntes . Pour nous, dût-on passer pour descendant de M. Homais, nous voyons mal le crédit qu'il faudrait accorder à qui aurait vu l'Esprit du monde inspecter Iéna à la jumelle, comme il arrivait aux bergères de rencontrer la Mère de Dieu. Reconnaissons que trop de présentations du philosophe - et des moins négligeables, répétons-le - nous mettent trop souvent en présence d'un illuminé : il suffit de quelques boutades prises à la lettre 2 , de quelques formules extraites du contexte pour composer un p ortrait qui flatte plus le prophétismc de certains qu'Il n'aurait flatté l'auteur. Voilà un premier motif de suspicion quant à la crédibilité du « dogmatisme hégélien >>. Il y a une façon de réduire Hegel à un envol d'oiseau de nuit (comme Bergson à une chevauchée· des vivants) qui n'émerveille que de très j eunes esprits sans rehausser la réputation du philosophe. Mieux vaut peut-être la brutalité envers Hegel de Russell et de quelques logiciens que des apologies imprudentes qui le desservent. Voici un second motif de suspicion. Nul auteur ne

A ra nt-propos

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méritait moins la renommée qu'on lui fit. Nul n'a raillé davantage les amateurs d'absolu à trop bon compte. Que j e sache, c'est Schelling, et non lui-même, qu'il place sur le trépied pythique ; quand il admire que Schlcgel ct quelques autres puissent exposer météoriquement leur philosophie en quelques heures, ce n'est pas pour les en louer. Philosopher s'apprend, n'en déplaise à Kant : c'est un travail qui exige de la peine ct une érudition patiem· ment acquise, -Hegel le rappelle à satiété. Penser n'est pas se prendre la tête entre les mains ni laisser fuser le Logos en images. Il vaut la peine d'y insister, car c'est à cc point que commence la légende du « dogmatisme hégélien ». Hegel aurait prononcé son verdict sur les philosophies ou les cultures au nom d'une idée abruptement arrêtée de l'essence de la philosophie ou du sens de l'his­ toire ; il n'aurait analysé les textes qu'en les confrontant à un dogme ; il ne les aurait lus que pour répartir mérites ct défaillances en fonction de cc que les auteurs devinaient ou ne devinaient pas du Système hégélien. . . On verra que Hegel, lorsqu'il évoque une telle attitude, c'est pour l'imputer à H.einhold et lui en faire grief. Plus générale­ ment, Hegel se défend sur tous les fronts de l'accusation de dogmatisme. Les dogmatiques, ce sont les autres, des Grecs à Kant, qui ne furent pas en mesure de p enser le discours qu'ils parlaient ni de dissoudre les préJugés qui en bloquaient le fonctionnement. Hegel ne se pense donc pas comme dogmatique, ct c 'est bien plus qu'une simple question d'humeur. C'est qu'il a conscience d'effectuer une révolution assez profonde du concept de philosophie pour que cette accusation devienne vide de sens. Un novateur s'impatiente vite à s'entendre demander à quel titre il parle si haut, quand il ne pourrait exhiber ses titres qu'en recourant au langage dont son œuvre entière consiste à montrer la non-pertinence. Ce qui reviendrait à rassurer ceux qui pensent touj ours à partir des préj ugés qu'il s'efforce de déraciner, -concession pédagogique ruineuse. Un novateur passe pour dogmatique parce qu'il n'aime pas dire en bref cc qu'il apporte de nouveau ni de quel droit. « Lisez-moi, répond-il aux scrupuleux, et vous verrez bien que je ne pose plus les q_uestions comme vous les posiez, que je ne formule plus rien à votre manière. >> Que l'interlocuteur ou le lecteur se refuse à l' admettre et veuille pourtant essayer de rendre compte de ce qui le décontenance, il parlera alors inévi­ tablement de « dogmatisme >>. Comment Hegel, demandera-

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La patience du Concept

t-il par exemple, justifie-t-il sa philosophie de l'immanence? Comment cette philosophie de 1 a contradiction n'est-elle pas contradictoire, sinon par décision arbitraire ? Autant de questions qui supposent qu'on a commencé par attribuer à l'auteur telle ou telle thèse qu'il serait en devoir de défendre, - qui supposent donc que nous savons cc qu'est une thèse philosophique ct sur quoi elle porte, alors que Hegel, prenant les choses de plus haut, nous invite, notam­ ment, à nous poser cette question. Bref, on demande ses preuves à un homme qui nous demande ce que c'est que prouve!'. Ce malentendu suffirait à montrer que, dans la relation de Hegel à son lecteur, il y va de ce qu'on appellera, faute de mieux, la nature du discours philosophique. Not�s voulo �s simplem.ent dire p ar là qu'il est . impos �ib� e de J ugcr d u:rie assertiOn de Hegel comme s1 elle ctmt portée dans un code qui aurait pour obj et de dévoiler ou représenter la vérité-de-la-chose, que nous sommes ici en présence d'un langage qui, de lui-même ct :par son fonctionnement, remet en question la conceptiOn traditionnelle, et diffuse de cc qu'est l' information dite philosophique. Dire qu'il y va de la nature même du dis­ cours, c'est dire avant tout que l'information qui nous est apportée maintenant ne doit plus être considérée comme descriptive d'états-de-choses ou de contenus donnés. Avec Hegel, la philosophie cesse de viser une « vérité-de-jugement », au sens où l'entend M. Guéroult : « Sans doute, de nombreuses philosophies ont-elles préeisément pour objet d'élaborer un concept de la vérité qui récuse sa définition comme adaequatio rei et intellectus . . . Mais l'objet de chacune, c'est d'établir ainsi une théorie de la vérité, c'est-à-dire une représentation de la nature en soi de la vérité. Sans doute pourra-t-on s'efforeer ultérieurement d'intégrer la vérité de lu théorie, comme conformité à lu chose, à la vraie nature de la vérité déeouvcrtc par cette théorie même ( idée adéquate, vérité transcendantale, concept rempli, etc.). Mais, pour que ectte r> ni à prendre à témoin la bona mens : c' est une belle chose que l'innocence, une faculté estimée que le gesunde Verstand, mais on sait que ni Kant en définitive ni Hegel n'en font grand cas. L'essentiel sera de dépister l'illusion originaire (dogmatisme ontologique ou « dogmatisme de la Finitude ») et de la débusquer en tous ses replis. Cette seule raison devrait nous empêcher de regarder du même œil philo­ sophie classique et philosophie post-kantienne : on ne j uge pas d'un proj et clinique comme d'un proj et descriptif ; la vérité d'un diagnostic relève d'un autre code que la « vérité-de-jugement ». Nous ne voulons surtout pas dire par là que Hegel soit inattaquable et que son œuvre fasse exception à toute règle. Il nous semble ainsi que M. Vuillemin est parfaite· ment en droit d'exposer et de criti quer les quatre principes au nom desquels Hegel relègue la logique formelle « dans les illusions du point de vue fini propre à l'entendement 4 ». Il ne manque pas d'aspects sous lesquels il est possible de confronter le hégélianisme aux philosophies et aux disciplines qu'il entendait « dépasser ». Encore faut-il savoir et même stipuler qu'on ne tient plus compte alors de la volonté de l'auteur. Encore faut-il prendre conscience qu'il n' aurait pas accepté le prineipe de cette contestation. Sous ces conditions, le j eu est parfaitement licite. Par contre il nous semble inadmissible de sous-entendre que Hegel opérait à l'intérieur du domaine discursif qui serait celui, très vaguement délimité, de la philosophia perennis­ et de le critiquer sur cette base imprécise. Inadmissible d'accorder de l'intérêt à la Phénoménologie tout en regret­ tant qu'elle s'achève sur le Savoir absolu, - de relever chez Hegel des thèses qu'on j u� e outrées ou partiales sans déterminer par rapport à qu01 il y aurait outrance ou p artialité. L'auteur a au moins le mérite de nous interdire ces appréciations floues. Par là, nous sommes ramenés à notre p roblème initial : celui qui subvertit les significations traditiOnnelles, à commencer par celle de « dogmatisme », quelle lecture mérite-t-il ? quel réglage ? quelle accommo­ dation? Comment j uger d'un discours qui dévore l'un après l'autre tous les présupposés informulés que le lecteur

APant-propos y importait ? Cette question, on peut, sans doute, l'ignorer superbement; elle peut faire hausser les épaules. Il suffit, p ar exemple, de reléguer le Système dans l' propre qu'il reste à déterminer au mieux de nos moyens d'investigation, mais sans j amais croire que l'app el à des éléments extra-textuels pourrait j eter là-dessus quelque lumière. Notre but serait atteint si l'on était convaincu de l'impossibilité de juger de la validité du hégélianisme, sinon en se plaçant, mais consciem­ ment et expressément, en dehors du système. Quant à dégager l'originalité du discours qui a nom > et quant à déterminer ses facteurs, une étude bien différente serait nécessaire. Celle-ci est purement négative. 11 n'y est question que de l'abîme qui sépare le lecteur du texte où il croyait pouvoir entrer de plain-pied ou, tout au moins, sans avoir à franchir d'obstacles autres que termino­ logiques. Si le Concept n'a pas d'Autre en dehors de lui, cette résorption de toute altérité crée un vide apparent autour de lui : c'est à cet aspect qu'on a surtout été attentif. On parcourra une planète insolite sans y reconnaître rien qui la rende comparable à la nôtre.

A rant-propos

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Cet essai d' approche - au plein sens du mot (( essai » - est inséparable de certaines licences ct omissions, dont on est conscient. 1) On n'avait pas à s'attacher à l'évolution de Hegel. Lorsqu'on s'est référé aux écrits de j eunesse, ce ne fut que pour mieux déterminer telle position définitive adoptée par l'auteur. C'est du Hegel de Berlin qu'il est seulement question ici. 2) On n'a commenté de textes de façon suivie 9:uc lors­ qu'il s'agissait d'éclairer un concept (la (( contradwtion » , par exemple) . Ailleurs, il était souvent préférable, pour repérer une articulation de discours, de la situer à diffé­ rentes hauteurs de l' œuvre de Hegel (Logik, philosophie de la H.eligion, commentaire d'un auteur dans la Geschichte der Philosophie . . . ) . Le danger de ce procédé est évident : on peut sembler composer une mosaïque ou, pire, se donner le droit de tout prouver en rassemblant des textes épars ct arbitrairement choisis. Mais cette méthode n'invaliderait à coup sûr qu'une étude sur la (( philosophie de Hegel ». Or, celle-ci n'est prise en vue, à partir du chapitre Iv, qu'à titre d'échantillon de discours. Encore une fois, il ne s'agissait pas de reconstituer les thèses de Hegel, mais de montrer au contraire l'impropriété de ce concept ct l'impos­ sibilité de principe qu'il y a à vouloir résumer le hégélia­ nisme pour lui donner une place dans la constellation des systèmes. Il peut alors être utile de laisser parler l'auteur, parfois sur des points dispersés, pour mettre mieux en évidence la spécificité de son discours. Nous voyons bien les inconvénients de cette méthode, mais comment procéder autrement si l'on entend dégager cc qu'a d'original et d'incomparable un champ de parole, et non inventorier les structures d'une philosophie ou, encore moins, retracer l'évolution d'une pensée ? Il y a là un problème de méthode qu'on a sans doute tranché plutôt que résolu. 3) Enfin, comme la possibilité même ct les conditions de légitimité d'une critique de Hegel étaient au nombre des questions directrices, on a couru un autre risque : sembler verser dans une acceptation aveugle pour éviter une critique irréfléchie. Il semblera souvent qu'on prenne un peu trop pour argent comptant certaines affirmations, qu'on plaide systématiquement non coupable et qu'on aille j us g u'à épouser certains préjugés de l'auteur. C'est que, tOUJ OUrs, nous pensions à la réaction (( d'amusement et d'indignation >> qu'aurait éprouvée Hegel à la lecture de ses critiques. Il fallait bien prendre le risque de réhabiter

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La patience du Concept

cc « dogmatisme » pour tenter de comprendre pourquoi Hegel ne l'a j amais vécu comme tel. Il ne s'agit donc même pas de « sympathiser » avec Hegel, mais d'essayer de remonter j usqu'à l'origine de la souveraineté qu'il s'octroie. Ne serait-ce que pour ces raisons, ce travail est donc bien un « essai ». Un dernier avertissement encore, plus indispensable que tous les autres : qu'on n'aille surtout pas penser que nous avons j ugé de haut ou écarté dédai­ gneusement des historiens, des traducteurs, des commen­ tateurs que hous respectons. On a souvent été obligé de contester certaines interprétations : on espère l'avoir touj ours fait avec la plus grande déférence. Il serait puéril et surtout ingrat de mener des polémiques contre des auteurs qui tous ont contribué à éclairer certains chemins du monde hégélien et de ne relever que les contrées qu'ils laissèrent dans l'ombre. Si nous insistons sur cc point, ce n'est nullement par prudence. Trop de gens, auj ourd'hui, préfèrent, dans les confrontations d'idées, le ton tranchant de Descartes au style accommodant de Leibniz. Et rien ne nous semble plus frivole que de voir certains pour­ fendre les « historiens positivistes » au nom de l'histoire de l'lhre ou l'inverse, les « métaphysiciens » au nom du savoir marxiste ou l'inverse . . . Contre l'esprit d 'intolérance, nous assumons hautement les ridicules du vieux « libé­ ralisme ll, gage de modestie, sinon de clairvoyance. A vis aux détecteurs d'idéologies : ils rencontreront d'abord ici celle de M. Bergeret. Je voudrais remercier ici M. Goldschmidt pour la bienveillance qu'il m'a touj ours montrée, en souvenir de Rennes et aussi de Sao Paulo, ainsi que M. de Gandillac qui dirigea cette thèse, depuis :r;'lus longtemps qu'il ne s'en s ouvient p eut-être, puisqu il m'en avait suggéré l'idée lors d'un diplôme en Sorbonne déj à lointain. Que tous deux sachent bien que je ne sacrifie à aucun usage en leur exprimant ma vive reconnaissance. Enfin, que les emprunts qu'on a faits à la traduction de la Phénomé­ nologie par Jean Hyppolite et aux travaux de Jean Hyppo· lite et d'Alexandre Koyré soient considérés comme un modeste, mais très respectueux hommage à leur mémoire.

A l'ant-propas

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NOT E S

1 . N . Hartmann. Hegel e t l a dialectique d u réel, i n Etudes sur Hegel. RMM. I\)3 ! . p. 23. 2. Il est par exemple utile de se reporter à la lettre à Nicthammer du r3 octobre r8o6, dans laquelle Hegel évoque sans doute « l'Empereur, cette âme du monde n, mais en souhaitant aussitôt que l'armée française quitte rapidement Iéna ct « que nous soyons délivrés de cc déluge n. 3. M. Guéroult. Descartes. Congrès Royaumont. Discussions finales

( É d. Minui1.) .

4 . M. Vuillemin. Première philosophie de Russell, p. 222-226.

5. A. Koyré. Études d'llistoil·e de la pensée philosophique, p. 1 76- 1 77

(A. Colin) .

I

La critique du visible

Souvent, dans l'intention d'accuser l'inspiration théo­ logique du Système hégélien ou les préoccupations reli­ gieuses qui y demeureraient vivantes, on . a minimisé la violence antichréticnnc des écrits de j eunesse. Alexandre Koyré le rappelle très opportunément. Chez certains lecteurs - pour ne plus parler des commentateurs -, il y eut là aussi peut-être un effet de mode, comparable à celui qui a fini par rendre NietzRchc tolérable aux intellec­ tuels d'obédience chrétienne : il est si aberrant, de nos j ours, d'être anticlérical (ou si niais d'être anticommuniste) que lorsque Nietzsche ct le j eune Hegel parlent des prêtres (ct Nietzsche des socialistes) , c'est au second ou au troi­ sième degré, bien sûr, qu'un esprit distingué doit entendre leurs cris de haine. Dénoncer pour de bon le fanatisme, c'est mauvais goût qu'on ne saurait imputer à des penseurs respectés. Quoi qu'on pense de cette édulcoration ou de cc qui contribua à la motiver et à l' accréditer, elle nous semble particulièrement fâcheuse en cc qui concerne Hegel. Car elle dissimule un fait : la modification totale d'interpré­ tation et d'appréciation du christianisme qu'on peut observer entre les écrits de Francfort ct les textes de la maturité . Une fois cet escamotage accompli, le rapport de Hegel au christianisme devient sans doute à peu près cohérent, à condition qu'on n'aille pas regarder de trop près aux détails ni même aux textes : un j eune homme tourmenté qui interrogea passionnément la vie ct le destin de Jésus, puis un professeur conformiste qui, plus sereinement (mais dogmatiquement, et on le regrette) , fit s e confondre théologie e t philosophie ; n'est-il pas évident

La patience elu Concept que cette p ensée, tout au long, ne cessa d'être hantée par le christianisme? Or, il suffit d ' être attentif à la véhémence antichréticnne du j eune Hegel pour sc poser au moins la question : est-cc bien le même christianisme (un concept de même contenu ct surtout de même fonction) que Hegel exècre à Francfor t et justifie à partir d' Iéna ? L'Esprit du christianisme annonce les interprétations de l' Évangile qui opposeront à la dureté judaïque de saint Paul la spontanéité de Jésus : le Christ disait l'unité immédiate de l'infini et du fini, mais cette bonne nouvelle fut perdue, ct l'on préféra sottement adorer l'homme plutôt que de méditer son message . . . Or, on ne trouve plus trace de cette interprétation dans les œuvres de maturité. Si Hegel continue d'y dénoncer l' attachement superstitieux à la positiYité (miracles, lettre de la Bible), il ne songe plus à faire de cette « p ositivité >> le noyau du christianisme. A partir de la Phénoménologie, le christianisme devient, au contraire, l'ultime approximation du Savoir absolu, la première figure dans laquelle la conscience parvient à supprimer

On célébrait bien le gymnaste, vainqueur des Jeux, à l'égal d'un immortel, mais c'est qu'on le dépouillait alors de sa singularité corporelle : consumé par la gloire, l'éphèbe mourait à lui-même 3• Or la Philosophie de la religion apprécie de façon très différente ce refus de compromettre l'humain ct le divin. A la formule de Schiller : « Comme les dieux étaient plus humains, les hommes étaient plus divins >>, Hegel réplique alors : « Les dieux grecs ne sont pas plus humains que le Dieu chrétien ; le Christ est beaucoup plus homme 4• )) Les Grecs n'avaient pas été assez loin dans l'anthropo­ morphisme ct, en retour, l'individualité irréductible du Christ, ne doit pas être tenue pour la marque de la naïveté des premiers chrétiens : il était essentiel au contraire, que la subjectivité dans laquelle Dieu sc manifeste fût unique, exclusive de toutes les autres 5• Les dieux païens ont donc perdu de leur prestige de j adis . Pour rendre raison de leur déclin, Hegel ne sc contente plus d'invoquer l'avilisse­ ment de l'Empire romain. Cette décadence, p as plus qu'une autre, n est imputable à des causes fortmtcs : elle témoigne de l'inévitable corruption d'un principe. L'engoue­ ment pour la Grèce a donc fait place à un regard froid. Quels sont les éléments de cette critique de maturité. On en retiendra deux : r) Au-delà du visible où les avait transférés la « Phan­ tasie )) de l'artiste, les dieux grecs gardaient leur énigme, car ils ne s'offraient que sur le mode de l'Anschauung, esthétiquement.

La patience du Concept « L'œuvre d'art est posée pour l'intuition comme n'importe quel objet extérieur qui ne s'éprouve pas et ne se sait pas lui-même. La forme, la subjectivité que l'artiste a donnée de son œuvre est purement extérieure; elle n'est pas la forme absolue du sujet qui sc sait, de la conscience de soi. Cette conscience de soi tombe dans ln conscience subjective, dans le sujet intuitionnant 6.»

Hegel pensait, à Francfort, que ce dieu-image effaçait l'abîme j udaïque entre fini et infîni : « c'est seulement une unification dans l'Amour o bjectirée par l'imagination qui peut faire l'objet d'une adoration religieuse >> (Nohl, 2 9 7). C'était partager ce qui sera dénoncé ensuite comme un des préjugés majeurs de l'hellénisme : il suffisait aux Grecs que les dieux leur soient exposés pour qu'ils eussent le sentiment d'une communauté d'essence avec eux. Or Zeus ct Apollon étaient dans les cités, mais comme des étrangers de passage : l' Infini, pour être présenté dans la proximité du visible, n'en restait p as moins lointain. Pourquoi les Grecs s'y laissèrent-ils tromper, eux qui ne furent pas, comme les j uifs, j alousement attachés aux biens charnels ? C'est qu'ils succombèrent à une autre tentation de ce que Hegel nomme la Finitude. Comme le (( mondain » demeurait leur seul horizon, ils donnèrent à leurs dieux - hommage que Platon, déj à, jugeait sacrilège - forme visible. Forme visible encore plus que forme humaine. Ancrés dans le cpo:(ve:cr6o:�, quelle gêne auraient-ils éprouvée à y exposer le sacré ? « Ils ne voyaient rien de négatif dans la naturalité comme telle. . . (pour eux) seule était aifirmativc l'existence naturelle, extérieure, mondaine 7• » Humaniser les dieux aurait été sacrilège, mais rien de plus naturel que de les contempler,- humains fictifs, sans doute, mais accueillis dans la fraternité du visible. Cc primat donné à la représentation imaginative rend compte à la fois de la perfection de l'art du ve s. ct de la limitation de la « Religion esthétique >>. Celle-ci ne « spiritualise >> la nature qu' à demi. 2) Les Grecs, en effet, ne s 'élevèrent p as jusqu'à l' « Esprit J J , Les olympiens, note Hegel, avawnt détrôné les dieux naturels archaïques, mais ils les avaient aussi remplacés : leur victoire était donc ambiguë 8• Si Hélios n'est plus la simple allégorie du Soleil ni Poséidon de la mer, ils retiennent toujours, en deçà de leurs significations éthiques, quelque chose de ces significations premières. « De même que les éléments naturels, les éléments emprun­ tés au monde animal ont subi chez les nouveaux dieux

La critique du risible une dégradation et non, toutefois, une élimination com­ plète 0• >> Si les divinités de l' âge classique ne sont plus de simples symboles des as tres et des saisons, l'exactitude des rites, l'ordonnance même du culte attestent que l'imaginaire religieux est moins libre, plus « adhérent >> qu'on ne serait porté, anachroniquement, à le croire : c'est à des matériaux « positifs >> que les dieux doivent leur visage et leur histoire - et ce noyau de positivité en eux est symp tomatique de la limitation de toute religion « esthétique >>. A mi-chemin de son origine sauvage et de sa réinterprétation culturelle, le dieu a perdu, il est vrai, son sens terrestre primitif que les sédimentations imaginaires ont rendu méconnaissable. Certes, il est diffi­ cile de retrouver le sacré des premiers temps lorsqu'il est enfoui sous tant de couches culturelles : ce que tend la jeune fille à l'hôte, ce sont moins des fruits mûris que les emblèmes d'une intention humaine 10, et, dans les danses rituelles, los danseurs ne sont plus envoûtés que par leur geste ( « on no pense pas quand on danse ll) . Pourtant ces gestes ot cos signes gardent touj ours quelque chose d'énig­ matique. Si l'imagination « poïétique >> ôto au naturel son indépendance, olle n'est cependant qu'une demi-mosuro, ­ le milieu entre l'intuition immédiate de la nature ot la pure pensée 11• L'écrit sur Le Droit naturel ( r 8o3) décrit une autre forme do ce compromis, mais Hegel, à cette date, semble encore s'on contenter. La Cité éthique de modèle grec est uni­ verselle en ce qu'olle réintègre los contenus que la Réflexion donne pour « séparés et opposés >>. Mais l'universalité éthi que rencontre, en dehors d'elle, un contenu qu'olle ne parv10nt j amais à supprimer comme tel. Co noyau do « réalité >>, c'est « le système des besoins physiques ainsi que du travail et de l'accumulation que cos besoins récla­ ment . . . le système de co qu'on appelle l'économie politi­ que 1 2 >>. Pour que la totalisation éthique s'accomplisse, il faut donc que ce « système >> non seulement soit subor­ donné à l' Universel, mais qu'il no soit plus que la partie inférieure do l'organisme éthique. « Comme cc système de la réalité est tout entier dans la négativité et duns l'infinité, il s'ensuit que, duns son rapport à la totalité posi­ tive, il doit être traité pm• elle de façon tout à fait négative et rester sous sa domination : ce qui est négatif pm• nature doit demeurer négatif et ne peut devenir quelque chose de ferme Ia. >>

La patience du Concept On peut se demander, toutefois, si cette mise en tutelle de la sphère du travail ct de la propriété n'est pas un aveu de demi-échec. L'économique, si étroitement qu'il soit subordonné au politique n'en garde pas moins son originalité, sinon son indépendance. C'est p ourquoi l' « indif­ férence » des déterminités (moment de l unification totale de la Cité) n'est qu'un des côtés de la totalité éthique. Un autre côté lui fait face : l'opposition persistante (beste­ hende) avec l'Autre qu'elle sc soumet sans le faire dispa­ raître. La Cité éthique n'est donc pas seulement un orga­ nisme fermé sur soi : son destin économique la suit, ineffa­ çable comme une ombre. - Ces pages de l'écrit de r 8o 3 rappellent certaines paroles d e Saint-Just e t la description de Hegel se heurte finalement au même obstacle que la politique j acobine. « Tant que règnent l'intérêt et l'ava­ rice », disait Saint-Just, il est impossible que les « ressorts politiques » de la société soient naturels (rap port du 8 ventôse). Mais quelle chance l'intérêt ct l'avariCe ont-ils de disparaître, tant que le citoyen reste propriétaire ? n'est-ce pas l'organisation même du « système des besoins », la vie terrestre de la Cité qui la détournent de sa vocation éthiquci1 D'où, sur ceplan encore, la nécessité d'un compro­ mis dont l' Orestie, selon Hegel, était l'allégorie. Le procès intenté à Oreste opposait Apollon « dieu de la lumière indifférente », aux Erinnyes, emblèmes des . Mais le christianisme n'en marque pas moins une étape décisive d ans l'épuration de la « Rcpré, sentation >>. Si la communauté chrétienne ne pense pas encore l'histoire qu'elle remémore, elle la vit au lieu de la contempler : c'est l'important. « Le spectacle divin demeure obj ectif au sens où, dans le chœur, le spectateur s'est lui-même obj ectivé 28• >> C'est donc un autre portrait du chrétien qu'on nous propose. Il n'apparaît plus comme écrasé par la tradition, stupidement aveuglé par la proximité de Jésus. Il était injuste de ne mettre l'accent que sur ce côté du christia­ nisme. L'essentiel est qu'à l'encontre de toute autre reli­ gion, celle-ci d énonce la vanité de toute figuration. La conscience chrétienne n'adore plus ce qui est ; elle ne vise plus le Dieu immédiatisé que sur le mode de l' aiJoir-été 29• Et le poids du passé dans le christianisme semble un peu moins abusif à Hegel, dès lors qu'il devient le symbole d'une rupture avec l'imaginaire, - l'instrument d'une < < polémique contre toute la splendeur du monde 30 >>. La notion de < positivité », à elle seule, n'est donc plus pertinente. La critique < < anti-positivc >> de la Religion demeurait, somme toute, assez proche de celle qu'avait effectuée l' A ufldarung : la H.évélation y était réduite à un effet de la mauvaise < < imagination >> au sens des Classiques - et l'on finissait par j uger du contenu spécifique du christianisme sur son seul appareil dogmatique et institu­ tionnel. Or, il faut distinguer la Religion réfJélée ( geoflen­ barte) de la Religion manifeste ( oflenbare} : il est seule­ ment secondaire à la religion chrétienne d 'être geoflenbarte, donnée à l'homme de l'extérieur. Après tout, >. Celle-ci apparaît sur le mode de la positivité, mais cette origine ne permet pas de préjuger de son caractère différentiel ni de la nature de l'Apparaître qui s'y déploie ; il ne lui est pas essentiel de rester prisonnière de entendons : contenu dont je p articipe, ct qui n' est pas devant moi comme un livre à hre. Or l' ]�glisc avant Luther, attentive à la seule inscription historique de la Religion, ne voyait en la Foi qu'une attitude de la conscience face à un contenu. Le j eune Hegel, à son tour, en critiquant la « positivité ))' admettait que la croyance au Fils de Dieu est de même style que la croyance sensible ; il ne soupçonnait pas qu' elle pourrait envelopper une autre relation de la pensée à l' « objectivité >l ct supprimer la distance qu'on a coutume d'imaginer entre elles. La critique passionnée de la « posi­ tivité >> s'exerçait donc encore sur le sol de la « Hcpréscn­ tation ))' de sorte qu'échappait la relation inédite au divin que le christianisme instaure, malgré sa positi�ité : non plus l'homme face au dieu, mais le regard humain devenu un moment nécessaire de la « présence >> divine. Une fois qu'on a pris conscience de cela, à quoi bon regretter la nostalgie obstinée de la conscience chrétienne, « le triste b esoin de quelque chose de réel, propre à la communauté chrétienne >> ( Nohl, 335) ? Le centre d'intérêt du chris­ tianisme est ailleurs : Dieu, enfin, n'est plus visible ; Il s' est moins révélé en s'incarnant qu'en se dépouillant de son corps mortel.

Erscheinen, quand il s' agit de Dieu, ne doit plus signifier : prendre un visage, consentir à montrer ce qu'on était depuis touj ours. C'est dans les religions non manifestes que l' Erscheinung se donne pour apparition : à travers le soleil ct les étoiles dans les religions naturelles - ou encore lorsque Dieu est conçu « en esprit ))' « mais pas encore comme Esprit . . . lorsqu'il n'a pas encore en soi la plénitude qui le rend Esprit >> (judaïsme, religion grecque). Mais le Dieu chrétien, en s' incarnant ou en créant le ciel et la terre n'a pas délégué quelque chose de Lui dans le Fini. S'il s'y est exprimé, c'est à la façon dont l'éclair s'exprime ct se supprime dans sa brillance, la parole dans la voix qui la profère - donc en un sens nouveau du mot expres-

La critique du fJisible

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sion. L'expression, a u sens courant, est transcription ; elle reste « quelque chose de tout à fait autre » que l' Inté­ rieur qu'elle prétend manifester, chiffre d'un contenu qui, en arrière d'elle, garde son opacité. « Ce qui doit être expression est bien expression, mais est en même temps aussi seulement comme un signe, de sorte qu'au contenu exprimé la constitution de ce au moyen de quoi il est exprimé est pleinement indifférente. L' Intôrieur est bien dans cette manifes­ tation un Invisible visible (das Innere ist in dieser Erscheinung wahl sichtbares Vnsichtbares), mais sans être pourtant lié à cette manifestation ; il peut aussi bien être dans une autre manifestation, comme réciproquement un autre Intérieur peut ê tre duns lu même manifestation 33, »

L'expression parfaite, au contraire, annule la différence entre le manifestant ct le manifesté. Et c'est ainsi qu'il faut entendre l' Incarnation, non pas comme si la personne du Christ avait été le signe visible - ct contingent - d'un Dieu resté en deçà. « Le chris tianisme dit : Dieu s'est révélé par le Christ, son Fils. La Hcprésentation comprend d'abord cette proposition comme si le Christ n'était que l'organe de cette manifestation - comme si cc qui était révélé de cette manière était un autre que cc qui rôv n'est que la

La c1•itique du �>isible réplique de l' essence compacte dont la théologie dogma­ tique professait qu'elle avait été rendue accessible par la Révélation : cc ne sont que deux variations sur le même contresens. Car, dans la Révélation chrétienne, nul ne vient à notre rencontre, rien n' advient dans cette Mani­ festation absolue, elle ne montre rien. Rien, sinon que la relation ré�>élant-rérélé, signifiant-signifié cesse maintenant d'avoir cours. Dieu ne s'y rend pas manifeste : il est de part en part für sich seiende Manifestation. Cc qui est dévoilé, si l'on veut à tout prix user de cc mot, c'est seulement la nécessité qui était en Lui d'apparaître, au sens très strict d'être-pour-un-A uti'e, l'impossibilité d'être totalement « Lui » s'il demeurait seulement « cri Lui-même », de mériter son nom si celui-ci devait rester lié à un obj et que ma repré­ sentation est en mesure de convoquer : - Nul besoin maintenant d'imposer le silence aux initiés : en quoi discrétion ou bavardage pourraient-ils concerner Dieu i> Lui-même n' a rien à nous apprendre de cc qu' Il est ou était : Il n'est pas théologien. C'est le théolo gien qui pré­ détermine l'essence divine comme si elle était une chose opaque �u'éclaircrait un peu plus chaque prédicat qu'on énonce d elle ; « Dieu » la représentation qui porte cc nom - est alors pris en charge par le langage quotidien et son ontologie spontanée, traité comme un étant parmi les autres. Par contre, si l'on cesse d'imaginer Dieu comme un contenu obj ectivable, on ne risque plus de le partager entre son essence ct son appdl'ence, son arant ct son après ; l'Oflenbarung bien comprise est j ustement le mouvement gui fait s'abolir les deux pôles illusoires entre lesquels on s imaginait que Dieu avait le choix - elle récuse la struc­ ture abstraite à l'intérieur de laquelle Dieu pouvait être dit tantôt caché, tantôt accessible. « La mort du Médiateur n'est pas seulement la mort de son aspect naturel ; ce n'est pas seulement l'enveloppe déj à morte, soustraite à l'essence, qui meurt, mais encore l'abstraction de l'essence dirine 37• » L'Oflenbal'ung, comprise en sa totalité, annonce en fin de compte (ct le fait qu'il n'y ait encore qu'annonciation est, comme on le verra, le dernier décalage qui sépare la Religion absolue de la philosophie) que Dieu n'est présent que lorsqu'il n'est plus repl'ésenté ( rorgestellt) ni comme essence ni comme homme. Elle nous contraint ainsi à reconnaître que la « Représentation » n'est pas la trame de tout Savoir, tout au plus, un moment arbitrairement détaché du mouvement de l'Oflenbarung. C'est parce qu'il n'en avait pas encore pris conscience -

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L a patience d u Concept

que le j eune Hegel mesurait le degré de perfection d'une religion à la conciliation qu'elle instaure entre subj ectivité ct obj ectivité, Fini et Infini. Certes, il méprisait ces termes « réflexifs >>, mais il ne pouvait s'en passer. Ainsi, dans sa définition de la Religion positive : « Une religion est posi­ tive, quand elle pose comme principe de la vie et des actions la représentation de quelque chose d'obj ectif qui ne peut devenir subjectif >> ( Nohl, 3 7 4). Autrement dit : c'est une erreur que de rester confronté à une obj ectivité et séparé d'elle, ct il faut mettre fin à cette situation. Mais comment y mettre fin autrement qu'en paroles, si l'on n'a pas compris que la position même d'une obj ectivité est l' effet d'une illusion d' optique? L'entêtement d ans l'obj ectivation reste alors plus tenace que le désir de le surmonter. (( Une élévation complète de la vic finie à la vie infinie devrait laisser aussi peu de place que possible au fini et au limité, c'est-à-dire au subj ectif et à l'objcetif proprement dits ... Mais le degré de l'oppo­ sition ct de la réconciliation dont une époque est capable est chose contingente ... Les peuples moins heureux ne peuvent atteindre cette plénitude, car, vivant en un état de séparation, les hommes sont obligés de porter toute leur attention sm le maintien de l'un des termes, à savoir de leur propre autonomie >> (Nohl, Systemfrag­ ment, 35o).

C'est l' aveu que l'union des opposés est à la merci des circonstances, loin de résulter de l'analyse de l'opposition même. Si violemment qu'il ait combattu, à cc moment, les oppositions rigides de la Réflexion, Hegel, en fait, assumait les présupposés de celle-ci. Il assurait sans doute que le divin n'advient que là où le sujet ct l'obj et sont devenus inséparables, mais cette réunification des deux termes consistait à (( laisser de côté ( belassen) >> leur diffé­ rence, non à la faire sc dissoudre (auflosen 38) . Qu'il y ait cu Différence, cela était laissé en arrière ct (( dépassé >> si l'on veut -, mais non pas contesté. On sc donnait l'unité, mais sans voir que la recherche même de l'unité était vainc ct attestait seulement qu'on prenait au sérieux une situation fausse, qu'on entendait gagner à un j eu dont on ne remar g uait pas que les règles étaient truquées. Bref, la réunificatiOn sans critique de la Différence donnée au départ était incapable de supprimer la figure qui était responsable de l'opposition. Celle-ci demeurait donc la forme canonique de tout savoir, de sorte que l'union à Dieu était inévitablement présentée comme un non-savoir,

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critique du �lisible

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symbolisé _p ar le silence des initiés. « Tout ce qu'on dit sur la divmité sous forme de Réflexion est absurde >> (Nohl, 3 r 8) . Mais on voit mal, à l'époque, quel discours pourrait sc substituer au discours réflexif ot en quoi le Savoir pourrait être autre chose que connaissance, c'est­ à-dire séparation. Ces textes tombent ainsi sous la critique que Hegel, en r 8 F J , adressera à Jacobi. Celui-ci eut on commun avec Kant de mettre fin, non t ant au contenu de l'ancienne Métaphysique qu'à son >. En outre, il ne so contenta pas de critiquer, comme Kant, « los formes de connaissance finie >>, mais il mit en question le « Connaître en-soi et pour-soi >>. Mais il n'alla p as plus loin ct ne pensa pas qu'il valait la peine de réviser le statut de la Raison. Il dévalorisa le « Connaître >>, mais sans se demander s'il avait été légitime de « faire de l'Enten­ dement, comme on l'avait fait j usque-là, pour ainsi dire l'âme du Connaître >>. C'est dire qu'il ne comprit pas que son entreprise débouchait sur « la nécessité de renverser complètement la perspective qu'on prenait sur le logique 39 ». La critique « anti-positivc >>, de la même façon, ne mettait j amais en question l'horizon de la « Représen­ tation >> : le j eune Hegel reprochait au christianisme de n'avoir pas accompli l'intégra Lion de la vic finie à la vie infinie, mais il entendait p ar > l'élément représen­ tatif que la conciliation maintiendrait dans sa plénitude. Il prédisait que les opposés s'uniraient dans la vraie « croyance >>, mais définissait celle-ci comme « la façon dont cc qui est réuni - la façon dont une antinomie est unie - est présent dans notre représentation » (Nohl, 383/. Le plus haut point de réconciliation, il le situait dans le bonheur esthétique de la Grèce, « milieu des extrêmes dans la beauté >> ( Nohl, 332) : c'était donner la beauté Pisible p our seul critère de la vraie religion. Toutes les oppositwns sc dissolvaient au même point lumineux, dans l'élément « esthétique >> où, p ar définition, le sacrifiCe du sensible n'est j amais achevé. Excursion interrompue de Dieu p armi nous, l' Incarnation faisait figure d'échec : elle ne pouvait symboliser une union permanente avec le divin. « Cette union, comme il s'agit là d'un indif,idu, est éternellement impossible >> (N ohl, 3tl r ) . Il suffit de passer de là à l'analyse de la conscience mal­ heureuse dans la Phénoménologie pour apercevoir quel retournement a eu lieu. On ne déplore plus alors le passage éphémère de Dien sur terre ni la disproportion entre la fragilité ct l'individu et la mission conciliatrice dont il

La patience du Concept était chargé. Le mal vient d'ailleurs : de l'illusion qui portait à croire que la réconciliation devait advenir dans le sensible ou, tout au moins, sans que le sensible fût aboli. Or, lu présence sensible, par elle-même, consacrait au contraire la séparation de l'homme et du divin. « En réalité, parce que l' Immuable a revêtu une figure sensible, le momen t do l'mi-delà non seulement est resté, mais on peut bien dire plutôt qu'il s'est raffermi i cur, si par la figure de la réalité effective singulière, l' Immuable, d'une part, paraît s'être rapproché de la conscience, d'autre part, il est désormais pour elle, en face d'elle, comme un Un sensible et opaque, avec toute la rigidité d'une chose effectivement réelle 4 ° . »

Si la Révélation contribua à « raffermir >> le sentiment de l'au-delà, c'est parce qu' elle fut vécue représentative­ ment .: ses témoins ne comprenaient pas - ct même é taient plus l oin que j amais de comprendre - que Dieu n'est rien d'autre que le mouvement dont la traduction de l'apparaître ct de l'absence n'est que la traduction sensible. Ils contemplaient comme une chose ou déchiffraient comme un texte cc qu ' ils auraient dû concevoir ; ils recher­ chaient le sens de l' événement, alors que l'événement apparticnL déj à au sens. Tel est le savoir représentatif, préjugé moins facile à extirper que celui de la « positivité >> : que Dieu soit comme un monarque absolu, il est aisé de le contester, - que, proche ou lointain, accueillant ou tyran­ nique, il ne nous soit présent que sur le mode de l' objec­ tivité, cette évidence, au contraire, on ne songe guère à la suspecter. Et c'est elle, pourtant, que le christianisme, pour la première fois, ébranlait - première religion, une fois qu'on a a l? pris à la < < concevoir », à dissiper les malentendus qui ava10nt touj ours faussé la relation au divin. Non pas une religion positive parmi d'autres, mais la proprédcutique à une ontologie nouvelle qui fera éclater les présupposés sur la base desquels on condamnait autrefois le christia­ nisme positif. L' interprétation du christianisme, à Francfort, en faisait un exemple de la réconciliation impossible ; la conceptualisation du christianisme, plus tard, met en évidence la vanité de toutes les réconciliations dont avait rêvé le j eune Hegel. To utes, Amour, Vic, Beauté, étaient aussi « représentatives >> que les religions d'esclavage aux­ � uclles il les opposait ; toutes sc proposaient de combler l abîme entre l'homme ct Dieu sans mettre en doute qu'au départ celui-là dût être donné comme un sujet, celui-ci

La c1•itique du (}isi ble

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comme un obj e t ; toutes supposaient donc un Dieu parte­ naire situé en un lointain que le « divin », s'il a un sens, devrait avoir déj à supprimé. Hegel admettait, certes, que la connaissance de Dieu n'était pas à la mesure d'une « vision » : « La montagne ct l'œil qui la voit sont obj et et suj et ; mais, entre Dieu et l'homme, entre l' Esprit et l' Esprit, il n'y a pas cette faille de l'objectivité >> (Nohl, 3 r 2) . Mais c'est seulement après l'élaboration d u concept de « Représentation » que Hegel mettra en garde explicite­ ment contre les métaphores toujours d éfectueuses de la vision : là même où on nous assure que le regard intellectuel ne fait plus qu'un avec le Vrai qui l'illumine, la faille de l'objectivité demeure béante. . . Il y a, chez Hegel, les éléments d'une critique de l' assimilation, constante chez les classiques, entre Savoir et Lumière. « La Lumière, sans être vue elle-même, rend visibles les obj ets qu'elle éclaire . . . Il en va de même de l'Esprit. >> Toutefois, « l' Esprit sc manifeste lui-même ct, malgré tout cc qu'il nous donne, il reste toujours lui-même tandis que la lumière de la nature rend perceptible, non pas elle-même, mais cc qui n'est pas elle, ce qui lui es t extérieur ; après être sortie d'elle-même, comme l' Esprit, elle ne rentre pas ensuite, comme lui, en elle-même ct n'acquiert pas ainsi cette unité qui consiste à rester cc qu'elle est tout en étant dans cc qui n'est pas elle 41• >> Dans la symbolique hégélienne des éléments, la lumière solaire signifie moins l'irruption du cp1X�V6[Levov que l'irré­ médiable éloignement de ce qui est donné à voir. Aussi les métaphores de la Lumière ne sont-elles j amais inno­ centes. Toutes enveloppent la structure « suj e t-objet » , en puissance chez les Grecs, explicitement chez les clas­ siques : ainsi, chez Malebranche, « un voile d'obscurité » est déj à tendu entre la lumière de l' Idée et moi, du fait que je l'accueille et qu'elle me modifie 42• On ne prend pas impunément la vision sensible pour référence. Ce que Hegel appelle l'Esprit ne se manifeste pas à la manière dont se manifeste le sensible. Bien plus : c'est l' Erscheinung sensible qui doit être comprise en fonction de l'Oflenbarung divine, et non l'inverse (comme il en a touj ours été) . Telle est la conviction qui renverse l'inter­ prétation du christianisme. Il n'y a pas, à l'origine, de « suj et » proche ou distant de Dieu : ce que nous appelons « suj et >> n'est que le témoin qui surgit lorsque le divin, se déployant en « être-pour-l'autre », suscite un regard auquel, ensuite, il se dérobera. Ainsi, la « représentation »,

La patience du Concept conçue comme simple épisode du divin, cesse d' être le référentiel par rapport auquel celui-ci était touj ours interprété, et le « sujet » doit reconnaître que, dans le cours de cette histoire dont il sc croyait naïvement specta­ teur, il n'est que le protagoniste nécessaire au divin quand celui-ci s'immédiatisc ct mérite d'être posé, éphémèrcment, comme obj et d'une représentation nommée « Dieu >> . C'est alors le moment du christianisme « esthétique », - du catholicisme, où Dieu ne s' annonce qu'à travers eine imposante, sinnliche Erscheinung !-'Or A ugen 43 . En somme, la théologie n'eut que le tort d'éterniser cc moment ct de figer Dieu en un être (visible ou non) . Or, je ne suis voyant, au contraire, que parce qu'il appartient à Dieu (entendu maintenant comme mouvement de la signifi­ cation localisée qu'on nommait traditionnellement ainsi) d' > - à la volonté, explicite chez Hegel, de n' avoir pas à clore la Métaphysique ni à achever son p arcours, si l'on sc refuse à admettre comme allant de soi que la même « Subj ectivité >> se déploie de la seconde Méditation à la Logique du concept, on s'aperçoit alors que l'interprétation de Heidegger n'est lumineuse qu' au prix de .

La critique du Pisible

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beaucoup d'ombre. On n e comprend plus très bien, en lisant Heidegger, pourquoi lu Phénoménologie est une Phénoménologie de l' Esprit ct non de la conscience ni pourquoi Hegel, après tout, s'acharne à détruire la notion de « Suj et », au sens que lui donnèrent les philosophies qu'il appelle « réflexives >>. Descartes, écrit Hegel, eut le mérite de « commencer par la Pensée, - il est vrai dans la forme de l' Entendement déterminé et clair 04 » : cette réserve n'est-elle que secondaire? Bref, ne s'agit-il entre Hegel et les philosophies du Sujet que d'une querelle de famille ? Heidegger nous l' assure. Et, dès lors, le j ugement que porte Hegel sur la pensée grecque est aisément déchif­ frable : les Grecs auraient été victimes de l'éloignement où ils étaient du Cogito. C'est dans la mesure où Descartes est au centre de l'explicitation hégélienne de la philosophie qu'il y a, pour Hegel, une naïveté grecque. Cette thèse est fermement énoncée dans la conférence Hegel et les Grecs. Pour la première fois, dit Heidegger, le Descartes hégélien pose le suj et et l'obj et explicitement comme tels -­ et, par rapport à cette instauration, tout le passé, pour Hegel, ne fut qu'une longue méconnaissance. « La rclatiou suje t-obj et apparaît en pleine lumière comme op­ posi lion, c om me anti-thèse. En revanche, toute philos ophie uv an t Descartes sc limite ù une pure représentation de l'objectif. Même l'âme ct l'espri t sont représen tés sur le mode de l'obj et, quoi qu'ils ne le soient pas comme tels. En conséquence, selon Hegel, même ici c'est dcjà le suj e t pensant qui est partou t ù l'œ uvre, mais il n'est pas encore compris en tant que sujet, comme cc qui fonde toute objectivité 5 5 • »

D'un côté donc, les pensée explicites de la Subj ectivité : Descartes - avec lequel « nous pouvons crier Terre ! » et Hegel. De l' autre côté, une pensée qui n'était pas en mesure de thématiser le suj et et l'objet en lant que tels. Si l'on décide de s'en tenir à cc seul partage, il semble tout à fait secondaire que Hegel ait situé Descartes, envers et contre tout, dans l' âge « de la Représentation ». Au point qu' on se demande parfois en quoi Hegel, principiel­ lement, apportait quelque chose de neuf par rapport à la découverte cartésienne, s'il n'était pas simplement le consolidateur de cette fondation. Tout serait j oué avec les Méditations : désormais, la philosophie moderne habite « au pays de la conscience de soi 50 » . Ce n'est pas le plein midi, mais voici enfin le j our - et c'est l'essentiel. Ou plutôt ce serait l' essentiel, si la « conscience de soi »

La patience du Concept ne demeurait pour Hegel une instance de la Fini tude, à déraciner. L'image de la montée du j our, si elle rend bien compte du mouvement final de l'Histoire de la philosophie do Hegel, no suffit donc pas à exprimer la complexité du rapport de Hegel à Descartes. Il faut aussi comprendre que Hegel ne donne au cartésianisme une place d'élection que parmi les autres philosophies. Il faut, plutôt, tenir compte de doux axes de lecture qui pourraient hien être - on y reviendra - les deux dimensions du texte hégélien. Doctrinalement, il est incontestable que Hegel accomplit Descartes : l'image du soleil levant, puis à son zénith, s'impose alors irrésistiblement, et l'idée de la continuité l'emporte. Mais, discursù,ement, Descartes sc trouvait aussi éloigné qu'un autre de pressentir le hégélianisme comme machine de langage. Qu'on excuse la comparaison que nous risquons ici (on n'en trouve pas, pour l'instant, de moins maladroite comme substitut des concepts qu'on voudrait essayer d'ébaucher, sinon d'élaborer, par la suite) : d'un certain côté, on pourrait décrire le passage de Flaubert au Nouveau Roman en lui donnant l' allure continue d'une genèse ; d'un autre côté, le Nouveau Homan repousse Flaubert bien loin de lui, sur le même plan que Balzac, comme un « représentatif » par rapport à lui. En philosophie comme en littérature, il est aisé de repérer des prédéces­ seurs (ct d' écrire l'histoire du roman ou de l' :Être ou de la conscience occidentale, - toutes ces Histoires-de que l'Ilistoire de la folie de Michel Foucault a ironiquement interrompues) quand on s'en tient à des lignes de force thématiques ou rhétoriques : il n'en manque j amais ct, du reste, ces concepts-là sont, déj à, peut-être inséparables d'une continuité qu'ils ont fonction de préserver. Il est bien plus malaisé de désigner des « prédécesseurs », si l'on s'en tient strictement à la conception que sc fait un auteur du mode de dire qu'il a choisi. Descartes, prédécesseur de Hegel, annonce en clair la Subjectivité : comment ne pas l'accorder à Heidegger? Mais Descartes, « représen­ tatif », ne profère � ue « rcpréscntativement » cette vérité. C'est déj à, tant qu on voudra, le soleil (thématique) de la Subjectivité ; mais c'est touj ours, aussi, la nuit ( discursive) de la « Heprésentation >> : cela, les heideggériens le passent sous silence. Qui sait ? S'ils y prêtaient attention, Hegel finirait par leur paraître moins rapidement situable, moins soudainement « dogmatique », plus déconcertant. Car il n'est plus évident, alors, que le Savoir cartésien soit, pour Hegel, le modèle de l'Apparaître-à-soi de l'Esprit,

La critique du (lisible celui-là même que les Grecs avaient ignoré ; il n'est plus évident que Hegel mesure la naïveté grecque à la seule toise du Cogito. Certes, il confronte les Grecs à cc qu'ils n'avaient pas encore pressenti et cc langage, il est vrai, nous met en défiance : il annonce trop de savoureux anachronismes (le vieux matérialisme du xvnie siècle, si excusable de n'être pas encore dialectique) . Toutefois, quelle est la portée de cc pas encore, en l'occurrcnccil Hegel écrit : « (Chez les Grees ) , l'individualité spirituelle n'est pus encore pour soi, comme subjectiVité abstraite ... >> Mais il poursuit : c c le principe du spirituel (y) obtient le premier rang ct l'être naturel ne vaut plus pour soi dans ses formations existan tes ; il n'est plus que l'expression de l' Esprit transparaissant, réduit à n'être que le moyen et le mode d'existence de l' Esprit. Mais l'Rsprit n'a pas encore soi-même comme medium pour se représenter en soi-même, ct pour fonder là-dessus son monde 57• »

La question est la suivante : cc texte nous autorise-t-il à conclure que l'effacement du support naturel suffira à rendre l'Esprit présent à soi en toute sa pureté ct à laisser se dégager la vérité de la présence ? Hegel paraît souvent suggérer cela, quand il parle de la Grèce : en insistant sur la distance qui séparait les Grecs de la subj ectivité infinie, il semble voir en colle-ci l'apogée de l'Esprit. Mais si le lecteur en reste à cette impression, il méconnaît qu' il en faudra encore beaucoup plus pour que l' Esprit accède à sa vérité. Pour s'en convaincre, mieux vaut se repor­ ter à l'un des textes qui favorisent cette interprétation hâtive. cc L'esprit grec, en tant qu'il est milieu , part de la nature et la retourne en un être-posé de soi-même à partir de soi ; la spiritualité n'est donc pas encore absolument libre ni totalement accomplie à p artir d'elle-même ; son impulsion ne lui vient pus d'elle-même ... L'activité de l'Esprit n ' a p as encore ici en soi-même l a matière et l'organe de la manifestation, mais elle a besoin de l'impulsion naturelle et de l'étoffe naturelle ; elle n'est pas une spiritualité libre qui se déterminerait olle-même, mais une naturalité élaborée en spiritualité, - l'individualité spirituelle 58• »

Hegel, en décrivant l'incomplétude de l'esprit grec, le réfère-t-il ici à l' Esprit intégralement accompli ? Le seul mot > doit en faire douter : partout où il y a néces­ sité d'un « Organ ll, d'un instrument de présentation, persiste une scission non critiquée. Ainsi, dans le texte

La patience du Concept

5o

de la Philosophie de la religion que nous citions plus haut : La Hcprésentation comprend cette proposition comme si le Christ n' était que l'organe de cette manifestation . le Fils n'est pas le simple organe de la Hévélation, mais il en est le contenu. >> La conscience de soi n'est encore qu'un mode de présentation et l'une des tâches les plus diffi­ ciles du hégélianisme est j ustement d'élaborer un concept de « présence >> qui soit libéré de toute référence à une « pré­ sentation >>. Que l'Esprit s' apparaisse sur le mode de la conscience de soi et non à travers une pierre sculptée, c' est donc sans doute le signe de sa maturation, non de sa maturité. Que la Pensée ne s oit plus enfouie dans la Substance et soit devenue à elle-même son point de départ, c'est sans doute un progrès, mais un progrès à l'intérieur de la Hcpréscntation. Il n'y a d' en-soi, désormais, que d ans la dimension du Pour-soi : la présence de l' Esprit s 'est donc purifiée, mais son mode de présence spécifique n'est p as éclairci. «

. .

-

« La manifcstabilit!\ que cette substance a dans cette conscience est en fait occultation, parce que la Substance est encore l'être privé du Soi et que c'est seulement la certitude de soi-même qui est manifeste à soi (und o/Jenbar ist sich nur die Gewissheit seiner selbst) >> « L'esprit cH tant que Moi est Essence, mais, cornnw la réalité dans la sphère de l'Essence est pos é e à la fois comme étant immédiate ct comme idéelle, l'Esprit, en tant qu'il est la Conscience, n'es t que le phénomène de l'Esprit (nur das Erscheinen des Geis­ tes) 5 0 • » -

Cet Erscheinen (Apparaître de l'Esprit sur le mode de la conscience de s oi) est moins trompeur que le Durchscheinen (Apparaître sur le mode de la contemplation esthétique) , mais c' est une figure touj ours insatisfaisante : nur Erscheinen. Nous demandions tout à l'heure quelle était la portée exacte du pas encore hégélien appliqué à la Grèce. Reconnaissons que ce pas encore est un même pas encore : l' Esprit n'est même pas encore parvenu à l'âge phénomé­ nologique, lequel, pourtant, mérite autant que l'âge esthétique de figurer dans cette genèse pathologique du Savoir qu' est la Phénoménologie. On distinguera donc deux échelles d'appréciation : du point de vue du dévelop­ pement de l'Esprit, du point de vue de l'avènement du Savoir. De cc dernier point de vue, Descartes fut un précur· seur aussi < < naïf >> que les Grecs, même s 'il le fut autrement. Car la suprématie du suj et cartésien, c'est aussi celle de la Hcpréscntation, la réduction pour ainsi dire officielle de

La critique du risible

5r

l'Apparaître (Oflenbarung) au phénomène (Erscheinen) et, partant, la méconnaissance du fait que celui-ci n'est que la mutilation de celui-là. C'est à ce moment que la criti q ue de la Grèce prend son véritable sens : cette confusiOn entre Of/en baren et Erscheinen, les Grecs l'araient déjà commise. Bien qu'en Grèce, la notion de Suj et n'ait pas été ébauchée ou à peine, le fait que la visibilité soit le modèle de tout Apparaître préfigure ce qui, plus t ard, fera du Suj et une fois élaboré une notion représentative. C'est pourquoi le jugement de Hegel sur les Grecs, même s'il est formulé dans le langage du Suj et ct de l' Obj et, n'est pas seulement ni surtout anachronique. Il y aurait seulement anachro­ nisme si Hegel avait regretté ou, plus simplement, constaté - puisque nul ne peut sauter hors de son temps - que les Grecs, décidément, n'avaient pas mis le pied sur « la terre natale de la philosophie ». Or, il remarque seulement que, d ans cette pensée « pré-subj ective », l'Apparaître était déj à conçu à la ressemblance de la présence telle qu'elle est donnée d ans la vision. Avant même qu'ait été effectué le partage de la Pensée ct de l' 1l:tre, la souve­ raineté du Gegenwart et du Gegenstand était à l'avance reconnue. Même si les Grecs sont ainsi mesurés à la pensée moderne centrée sur le Suj ct, ils ne sont pas décrits comme des pré-cartésiens balbutiants, - et l'absence (ou la quasi-absence) de la conscience de soi est loin de suffire à caractériser la Grèce hégélienne. Il faut plutôt y voir le moment où la structure de la Hcpréscntation est déj à en place, préalable au découpage Sujet-Obj et, première assise du socle « phénoménologique » sur lequel reposait toute la philosophie j us qu'à la Logil1'. Bref, l'âge pré­ subjectif de la pensée finie. De ce point de vue, le partage que Heidegger prête à Hegel ( avant Descartes - après Descartes) fait place à un autre, plus conforme, sans doute, à la façon dont Hegel sc comprenait : âge de la Finitude âge de la Logi/1'. Mais qu'est-ce enfin que la Finitude, si Hegel enveloppe s ous ce mot tout le passé pré-hégélien? Nous aurons encore à reposer cette question. Hépondons pour l'instant qu'il y a Finitude là où le cpocw611-evov donne la mesure de ce qu'est l'Apparaître ; là où le sensible - même s'il n'est pas encore constitué en « objet >> (les Grecs), même s'il est déj à tenu pour mensonger (la Métaphysique) - exerce une autorité dont il importe peu qu'elle soit ou non clandes­ tine. Que la « pensée >> soit convoquée d'office devant une Gegenstlindlichlceit, c'est la forme qu'a prise la Finitude

L«-

patience du CQnaept

pour les Modernes, la façon q�i fut la leur de comprcpdre le Savoir c()rp.me spectacle. Or, les pensées d'auj ovrd.'hui - que Hegel, à n'en pas douter, aurait appelées « fini(w » � croient qu'il suffit, pour contourner la pens�e classiqu.e (nommée « obj cctivante » ou « repr6s�mtative ») de retourner en deçà des concepts de Sujet et d'Obj et. Sans doute , on ne revient pas à l'archaïque pour l' archaïque, à l'immédiat pour l'immédiat - Mcrleau-Ponty insistait là-dessus dans ses dernières notes 60 ..,.,._ m ais on est p�r13uadé que cette remontée est nécessaire pour neutraliser la « pensée. repré· sentative » dans toute son envergure et lui arracher enfin tous ses masques. Hegel soutient au contraire - et cette seule thèse suffirait à rendre sa pensée inactuelle -,- qu'il n'est pas de pire illusion : c'est sur place qu'il faut recher­ cher les instances de démystification, et j amais là-bas. Là-bas, au plus profond. de�;? forêts comme au plus lointain du Logos grec, on ne rencontrera j amais que les germes du mal dont on souffre. Sur cc p oint, une comparaison de ce;rtains textes de Hegel et de Heidegger ne conduit pas forcément à voir en Hegel l'héritier de la Métaphysique : elle pourrait montrer qu'il nous met en présence d'une autre critique de la Métaphy­ sique. On voudrait essayer d'en donner un exemple. « Nous les Modernes, écrit Heidegger, quand nous parlons de présent ( gegenwiirtige ) , nous voulons désigner par là soit ce qui est maintenant (das Jetzige) . . . ou bien nous mettons le présent en rapport aveo l'obstance des objets (das Gegenstiindige 61 ) . >> Or le « présent », au sens où l'entendaient les Grecs de l'âge homérique . . .,_ ct qu'on traduira de préférence par das .A nwesende ,..-.,-, nous délivre, ajoute-t-il de cette prédétermination. Séjour assez vaste pour accueillir passé et futur, il signifie « tout ce qui est présence (a,lles A nwesende ) , la présentement présent et cc qui est d'une manière non présente (das gegenwiirtig und das ungegenwiirtig Wesende) >>. Le « présent », en cc sens, cesse d' être pré-assigné, contenant disponible pour l'instant que je vis ou l'obj et qui mc fait face ; il « ne se trouve pas, comme simple tronçon entre les deux faces de l'absent ». Et si l'on contiiJ,ue à traduire cc « présent >> par gegenwiirtig, on devra dépouiller ce mot de ses adhérences obj eetivantes . > n'a-t-elle pas gardé, on dépit de toutes les précautions, quelque chose de commun avec notre Gegenwiirtiglreit moderne ? Comprenons bien le sens de cette question. Et remarquons d'abord que Hegel critique, lui aussi, le « présent >> de la pensée repré­ sentative, planté comme un Jetzt existant dans le cours du temps. « Le présent fini es t le Maintenant fixé comme étan t ; on le dis­ tingue comme l'unité concrète, donc, comme l'aHirmatif, du négatif, des moments abstraits du passé ct du futur ; seulement cet être n'est lui-même que l'être abstrait, disparaissant dans le Néant 62• »

Pour s'évader de la pensée obj ectivantc du temps, on écartera donc l'image d'une ligne triplement scindée. Mais renonce-t-on du même coup à la « pensée finie », dont l'obj ectivation n'est qu'une des figures ? En rej oignant un sens plus originaire du « présent » , en élidant l' « obstancc >> incluse dans le Gegenwart, on ne fait peut­ être que s'y enfoncer davantage et reculer j usqu'à la raci:p.c de l'erreur au lieu de la déraciner. En l'occurrence, la « présence >> (A nwesenheit) dilue notre présent ( Gegenwart) objectivé : elle ne le fait pas s'abolir comme illusion et le reconduit à un sens moins élaboré au lieu de l'inscrire dans un sens plus vaste. Ici comme ailleurs, le retour à - ou le détour par - l'originaire, quel que soit son effet de dépaysement, ne permet pas de comprendre l' articu­ lation de l' originé. Car l'originaire - et c'est pourquoi Hegel s'en défie - recèle toujours le préjugé qu'on se propose d'extirper, sous une forme seulement plus indé­ cise et moins repérable. Au reste, l'entreprise est vainc : remonter à l'originaire, déterrer l'immédiat, c'est sc pro­ poser de dénouer la médiation, alors qu'il s'agit de la >> au sens « re-comprendre >>. - Remonter à la « présence ' du grec, comme le tente Heidegger, c est revenir à un « séj our >> qui n'est plus l' « ob-stance », mais q ui indique néanmoins une autre mise en situation, à un V01r qui reste un Voir, même s'il « ne se détermine pas à partir de l'œil, mais à partir de l'éclaircie de l'être 6 3 >>. Les images peuvent bien nous dépayser : elles ne nous désorientent pas. Or,

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La patience du Concept

on ne délaisse à coup sûr cc que Hegel appelle la Finitude en général (pensée obj cctivantc aussi bien que pensée archaïque) qu'en renonçant à de telles images et en dépouil­ lant les mots, surtout s'ils restent les mêmes, de toutes les allusions à l'immédiat dont ils étaient chargés. La Présence ( Gegenwiirtiglreit), au sens pur où l'entend Hegel, n'est pas plus vieille que notre présence représentative, elle n'est pas accueillante d'une autre façon : elle est seulement homonyme à elle. « Le présent fini sc distingue du présent éternel, cm' il est sur le mode du Maintenant ct ses moments abstraits, comme passé et comme futur, se distinguent donc de lui comme de l'unité concrète ; mais l'éternité, comme elle est le Concept, contient ses moments en elle-même ct son unité concrète n'est donc pas celle du Main­ tenant, puisqu'elle est la tranquille identité, l'être concret comme universel ct non ce qui disparaît dans le Néant comme devenir 64• » « Présence >> littéralement inimaginable, puisqu'elle abolit tous les rapports de localisation (proximité, voisi­ nage, distance) à travers lesquels on prétend la re-présenter, déformant ainsi son « S'apparaître-à-soi >> ( Sich Erscheinen) en un Apparaître (Erscheinen) comme être-pour-l'Autre. Or, non seulement l'Esprit ou le Concept une fois présents ne sont présentables par aucune forme, mais il est impos· sible de les ajuster au langage de la visibilité. Leurs figures n'évoquent pas l'irruption hors d'une latence, leur déploie­ ment n'est ,r as une « marche linéaire 65 » . Accéder à leur présence, c est renoncer à sc rendre leur signification spectaculaire ; comprendre cc qu'ils veulent pleinement dire, c'est du même coup refuser de laisser se tendre entre ces contenus d 'un nouveau genre et nous qui les disons une distance pour les viser. Dieu, par exemple, n'est présent d ans la Communauté que lorsque le regard ne le cherche plus, au propre comme au figuré : son invisibilité assure que le sens de l' Incarnation a été entendu : « l'Esprit est le retour infini en soi, la Subjectivité infinie, non comme représentée (nicht als rorgestellte) , mais comme la divinité effective, présente (gegenwiirtige) ; non pas l'En-soi substantiel du Père, non pas le Vrai dans cette forme obj ective du Fils, mais le subjectivement présent ct effectif... C'est l'Esprit effectif, Dieu habitant dans sa communauté. Jésus disait : Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, là je suis au milieu de vous 66• >>

A u milieu de rous ct plus derant rous, comme un objet contemplé ou même comme la luminosité qu'il -

La critique du visi ble

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irradiait. Pour comprendre j usqu'où v a la critique de la Représentation, il faut prêter attention à l'opposition hégélienne de l'Esp rit et de la Lumière : là, l'invisible de droit - ici, l'invisible ambigu, « matière immatérielle » , milieu invisible qui, en tant que milieu, rend visible l'étant dont, par là même, il occulte le sens. « En dehors de la différence des sphères duns lesquelles ces deux manifestations (la Lumière et l' Esprit) se montrent actives, il y a cette différence : l' Esprit sc manifeste lui-même ct, duns cc qu'il nous donne et dans ce qui est fait pour lui, reste chez soi ; la lumière de la nature ne sc rend pas elle-même perceptible, mais au contraire rend perceptible cc qui lui est étranger et extérieu r ; duns ce rapport, elle sort d'elle-même, sans doute, mais n'y fait pas retour, comme l'Esprit ; aussi n'obtient-elle pas lu plus haute unité qui consiste :\ être chez soi dans l'Au trc 67• >>

La question suivante pourrait assez bien orienter vers l'analytique hégélienne de la Finitude : pourquoi, depuis les Grecs, la Lumière a-t-elle été la condition méta­ phorique du Savoir ? pourquoi le Savoir a-t-il été trahi en < < connaissance >> ?

IV

Que signifie, avions-nous demandé, la réhabilitation du christianisme ct le fait qu'il soit devenu la clé de l'inter­ prétation de la Grèce? Ce retournement est rendu néces­ saire par la prise de conscience de l' « immédiateté >> de l'esprit grec. Et celle-ci nous a semblé inséparable de la critique des ontologies qui, d'une façon ou de l'autre - théories représentatives de la connaissance ou recul vers l'immédiat sous toutes ses formes - prii'ent le visible pour référence ; par là, elle nous conduit à envisager un discours-de-la-présence, si nouveau par rapport à tous les discours passés que ceux-ci apparaîtront comme enracinés dans l'imaginaire, entachés de « Finitude >>. On comprend alors pourquoi les œuvres de Hegel qui décrivent une Bildung 68 suivent toutes un même tracé : celui du déclin de l'imaginaire et des formes de la Repré­ sentation. Toutes disent, sous l'angle choisi, le passage de l'imagination du sens à sa Présence. Et cela seul suflirait à mettre en défiance le pseudo- > hégélien. Il s'agit, en ces courbes de décantation, d'arracher le sens

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La patience du Concept

à toutes ses figurations, et non de récupérer un bien dont on aurait été dépossédé. On peut bien donner à la Phéno­ ménologie l'allm•e d'une é p opée de la conscience, mais op ne comprendra pas pourquoi toutes les figures de la conscwnce doivent finalement s'engloutir ni pourquoi le monde éthique disparu vaut mieux que la Cité à son zénith ni l'apaisement sans mélancolie qui monte des œuvres devenues vestiges. Or, ce goût de mort, cette souveraineté de la mémoration - leitmotive que Mallarmé a peut-être hérités de Hegel 69 - ne sont pas des partis pris moroses, mais les conséquences de la réévaluation du sens. Le sens n'est plus logé entre une présence représentée (l'étant), un foyer représentant (le sujet) et une instance présentante. Rien de ce qu'on voyait, ni la prise en vue ni l'horizon de la vision, ne laissait pressentir ce que serait le sens une fois advenu, car son avènement n'est pas à la mesure d'un nouveau réglage ou d'une nouvelle « attitude », mais d'un nouveau discours. On peut exprimer cette conviction d'autre façon. Sc représenter quelque chose, c'est renoncer à sa présence, doubler imprudemment ce que je prétends connaître d'une épaisseur qui, j ustement, le dérobe au Savoir. C'est par exemple la situation de l'Esprit conscient de soi dans la Religion. Conscient de soi, c'est-à-dire à distance de soi, et reniant, par cette dernière volte-face, le Savoir qu'il venait de laisser transparaître (pour nous). cc E n tant que l' Esprit dans l a Religion s c représente à soi-même, il est bien conscience ct l'cfl'cctivité incluse dans la religion est la figure et le vêtement (das I : elle redoublerait le contenu, mais ne lui ressemblerait pas - ct le cc chez soi >> ( bei-sich) hégélien ne doit alors même plus être compris comme >. Il y a des figures plus approximatives, comme il y a des ressemblances plus vives : comment pourrait-il y avoir, à la lettre, des figures plus rraies que d'autres ? Lorsque Hegel emploie, quelques pages plus loin, l'expression figure rraie, il se reprend

La critique du �Jisible aussitôt : qu'il y ait « vérité » entraîne que l'appareil même de la figuration ou de la représentation soit sur­ monté. « Si l'esprit parvient bien (dans la religion) à sa figure vraie, la figure même (eben die Gestalt selbst) et la représentation consti­ tuent encore le côté non surmonté, à partir duquel l'esprit doit passer dans le eoncept, pour résoudre eu lui tout à fait la forme de l' objeetivité, en lui qui renferme en soi-même aussi hien cc contraire de soi 71• »

En devenant sa propre figure, le sens annule la structure même de la figuration. Il n'y a donc p as de compromis entre le sens et le visible : la montée de celui-là est l'cHa­ cement de celui-ci, et le langage du plein j our, dont use la métaphysique de la connaissance, est de part en part, contresens. Oui, de part en part : il insinue inlassablement que le Vrai est à atteindre et qu'il est à la portée d'une meilleure représentation. On trouve même très explicite­ ment chez Descartes la théorie de cette illusion. Descartes pense qu'il a une meilleure représentation de Dieu que ceux qui « tâchent de l'embrasser tout entier. . . et le regardent comme de loin » (Premières Réponses) . Qu'on le regarde de plus près, et la clarté de l'intellection compensera l'échec - inévitable, en cc cas - de la compréhension. La métaphysique de la connaissance n'en demande pas davantage : « Pour moi, toutes les fois que j'ai dit que Dieu p ouvait être connu clairement et distinctement, je n'ai j amais entendu parler que de cette connaissance finie ct accommodée à la petite capacité de nos esprits » (ibid. ) . Connaître, c'est donc rétrécir la distance. Savoir, ce sera refuser de s' accommoder d'elle ct subvertir les figures (ici l'idée de Dieu) qui s'en accommodaient, ne plus se résigner à cc que le sens soit simplement présentable. Une signification présente ne sera plus une signification enfin offerte ; elle dira au contraire la vanité de toute approche ct de toute présentation. Une analyse du déclin de l'imaginaire dans l'Esthétique permet de mieux le comprendre. L'Art, selon Hegel, commente ou s'efforce de commenter la définition de l' Erscheinung : « réalité existante qui n'a pas immédiatement son être en elle-même, mais qui, dans son être-là est en même temps posée négativement 7 2 >>. L'Apparence produite par l'art reconduit donc le sensible

La patience du Concept strictement « dans les limites à l'intériem des q uelles l'extérieur J? eut être la manifestation de la libre spiritua­ lité » - ct r10n de plus, autant que possible ; elle ne doit pas simplement frayer un passage au sens, mais le rendre visible « en tous les points de sa surface 73 ». Cette exigence donne sa spécificité à l'art. Elle lui interdit, p ar exemple, d'être j amais pure et simple reproduction ; elle lui enjoint de « laisser de côté ce qui resterait simplement extérieur et indifférent pour l'expression du contenu 74 ». Cette mise à l'écart de tout ce qui n'explicite pas le contenu caractérise l' art classique, mais Homère, déjà, s'il parle du front haut et des j ambes robustes d'Achille, sc garde de décrire >. C ' est dans la poésie seulement que l'extériorisation sensible est « réduite au minimum, sinon à zéro >> et que les signes perdent enfin leur matérialité. Mais, dès lors, n'est-on pas déj à sorti du domaine esthétique ? « La spiritualité est j ustement responsable de ce qui manque à la poésie >> et celle-ci « commence à ne plus correspondre au concept originel de l' art 81 >>. Quand l'Ap :p arencc esthétique garde pour tout support un « simple s1gnc » alors que l'art « ne peut se servir seulement de simples signes 8 2 >> -, elle est si bien rendue à sa vérité que l'art est devenu aussi impossible qu'inutile. Impossible : il n'a plus à sa disposition de matière pour montrer la nullité de l'immé­ diat. Inutile : à quoi bon s'attarder à montrer ou à suggérer la nullité de l'immédiat, lorsque l'immédiat se supprime effectivement ? Tel est, pourtant, selon Hegel, le combat d' arrière­ garde que mène la poésie. Elle prépare et retarde à la fois l'avènement de l'Esprit. Entreprise ingrate qui ne demeure « esthétique >> qu'en s'aveuglant à ce · qu'elle annonce obj e ctivement : la mort de l'élément sensible et la supré­ matie du « simple signe >>. Aussi le poète et l'esthète insis­ teront-ils sur le caractère intraduisible du texte. Reste qu'on peut le traduire tant bien que mal 88• La parole poétique, dira-t-on encore, n'est pas dépourvue de tout élément esthétique, puisqu'elle est confiée à la sonorité -

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de la voix : le poème doit être récité. Reste qu'il peut aussi bien ôtrc lu en silence et ne plus garder alors d'obj ectivité esthétique que celle des signes écrits on en conviendra, dérisoire 84• Il suffit que nous lisions un poème sans le mul'murcr pour que < < l ' Art appartienne au passé >>. La répartition, alors, est nette : là, des signes imprimés, « de la visibilité pour l' œil ll' ici, l'intelligibilité. L' aïsthcsis est passée au rang de simple occasion : le mirage esthé­ tique s 'est dissipé, son Apparence est dénoncée comme une forme représentative dont l' Esprit doit finir par se délivrer. Nous avons vu pourtant que, dans cette Apparence, lo signifié parvenait à s'investir intégralement dans le signe. Pourquoi donc l'Apparence, en définitive, constituait-elle un blocage ? Et à quoi faisait-elle obstruction? L'Apparence était l'existence portant en elle sa négation, s'exposant comme existence niée. Mais la contemplation esthétique atteste que cc sacrifice est équivoque : il est heureux (spéculativcmcnt parlant) qu'il n'y ait plus d'immédiat - ct c'est en quoi esthétique ct spéculatif convergent ; mais plus heureux encore ( esthétiquement parlant) que l'immédiat, dans les œuvres, ne cesse pas de sc supprimer - et c'est en quoi esthétique et spéculatif divergent. Poul' mesurer cette divergence et déceler en quoi, au j uste, l'Apparence esthétique est un obstacle, il suffit de comparer signal esthétique ct signe linguistique. Cc n'est pas exacte· ment de la môme façon que l'immédiateté s'y supprime. En celui-là, l'étant immédiat sc nic : il est là pour ôtrc supprimé (idéalisé) . En celui-ci, l'étant immédiat se nic également : il est purement ct simplement supprimé 85, L' Ap � arcnce est sans doute l'existence annulée, mais non j usqu au point où cette annulation deviendrait parole. Et cette infériorité commence à devenir sensible lorsque l'Apparence s 'amenuise en sonorité, puis en parole-poétique. On ne peut éviter, alors, de j uger l'art comme un para· langage, et, du même coup, il apparaît comme un infra· langage. Ainsi la musique, annulatrice de la spatialité ct de tout support représenté, nous oblige à apprécier l'art comme moyen de communication. Or, du fait qu'elle traite le son comme un élément matériel, cHe n'est encore qu'un brouillage de la communication : « Les sons présentent bien une certaine correspondance avec les mouvements de notre âme, mais tout se borne à une certaine sympathie . . . >> A partir du moment où ce décalage entre l'apparaître et le dire est devenu évident, l'art n'est de plus en plus �

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qu'une tentative désespérée d e maintenir l a matérialité du figuratif, ou encore de sauvegarder la nécessité de signes qui soient seulement les index de l'idéalisation, et non, comme là parole, l'idéalisation même. Chaque période, chaque forme de l' art peut donc être décrite comme uh écart spécifique entre l'apparaître ct le dire, - chaque forme de la poésie par ce qu'elle dérobe encore à la prose de l' Entendement. Ici, le sens, irréductiblement, est montré comme présent : il n'est donc pas présent. C'est pourquoi la prose de l'Ehtclidemcnt assume, dans l'Esthé­ tique, la mêinc fonction libératrice que, j adis, dans la Grèce d'Anaxagore, quand elle fit sc dissoudre, dit Hegel, les représentations poético-religieuses « dont la perte n'est pas à regretter sa ». Ce qui fascine n'est j amais à regretter : c'est touj ours la marque d'un retard sur cc qui pourrait être dit, ct vite dit, toujours un signe d'immaturité. Nous voilà si loin de l' < < hellénisme » de Francfort que nous sommes bien près de la phrase où Marx lie « indissoluble­ ment » le charme de l' art grec à l'insuffisante maturité de la Grèce. L' art était un langage bafouillé. Il faut s'y résigner ct ne pas croire que notre prose elliptique laisse échapper quelque chose de « profond » que l'art savait seul exprimc1'. Gœthe formule avec beaucoup de précision cette illusion que l'Esthétique entend dissiper : > traduit assez bien ce blocage de la circulation du sens que Hegel nomme

La critique du > (Ph. Religion, XVI, 1 1 8- 1 1 g ) . 1 2 . Naturrecht, I , 4 8 7 . ! 3 . 1 bid., I , 4 88 . I fJ . Ibid. , I , 50 1 . ! 5 . Ibid., I , 5o5. r G. La vérité de l ' État, c ' est la mort du citoyen, et la société civile

a pour mission de garantir quo le citoyen pourra, sans que la communauté ne disparaisse, j o uer Je rôle que la Ph. Religion assignera au Christ : faire éc.later sa divinité par sa mort humaino, Aussi faut-il faire la pm·t de l'économique et admettre l' oxistonce fixe et indéracinable d'un pôle négatif (au sens péjoratif). Une fois cette concession faite à la Terre, la to talité éthique apparaît en sa pureté. L' histoire est donc dédoublée et deux compréhensions en sont possibles, selon qu 'on se placo dans la perspective de l 'apparence extérieure (vie quo tidienne) ou de la vérité substantielle ( É tat) . D'un côté, les peuples seront représentés dans leur calme coexistence (Nebeneinanderstellen) , la vie de la Cité paraîtra reposer sur le fonctionnement de la « société civile >>, les guerres seront dos séismes épisodiques, les temps de salut public des excep tions ; l ' Esprit est alors décrit du côt6 do sa réalité inorganique, à la charnière do la Sittlichlceit et do la nature. De J' autre côté, c'est l ' afrrontoment dos peuples qui est J ' essentiel : il les protégera de la paresse où les plongerait une paix éternelle ; l ' acquiert dérisoirement la supré­ matie. Il semble donc que l 'avènement ùe la dialectique n ' ait pas modi fié la pensée politique de Hegel, comme elle a modi fié sa pensée religieuse ct son interprétation du christianisme : à J (Chemins, p. 1 3 o) . 56. Chemins, p. no. 57. Gesch. Philo, XVII, 1 9 1 . 58. Ph. Geschichte, Xl, 3 1 t) ; trad. p . 1 8 1 - 1 8? . 5\). Phéno, trad. , II, 3o4 ; II, S. 6 1 2 ; System, § t) 1 t) , X, 2.58. 6o. > ( Visible et invisible, p. 2.36). 6 1 . Chemins, p . �82.. 62., System, § 2.Sg, IX, 83. 63. Chemins, p . 2.8(j. 6;.. Enzylrl, § 2.02., VI, 1 56. L'histoire sera comprise dans cette Présence dépouillée de toute référence à une scansion temporelle, - dimension tolle quo le passé n'y est plus qu'accessoirement du passé, mais quo chaque épisode est retenu comme moment constitutif de l ' Idée : , insuppor­ table alternance entre la certitude que Jésus n'est plus ct l'impossible résignation à son absence. Le divin, désormais, est libre de toute incarnation, mais il avait jadis un visage, ct cc s ouvenir demeure lancinant chez les premiers chré­ tiens. Il en va touj ours ainsi dans le christianisme : la représentation est touj ours j ugée indigne du représenté. Du pain et du vin, il ne reste qu'une saveur dans la bouche et le sentiment du sacré sc double, là encore, d'un regret. Nul culte n'est moins propre à Personne non plus ne s'est moins vanté de rendre concevable l'inconcevable que les autres échouaient à représenter. Solger présente-t-il comme > lu conciliation de la philosophie ct de l'expérience de la Révélation? Hegel sc gurdc bien de lui répondre qu'il a réussi à forcer cette inconcevabilité : c'est l'idée même d' > contre la Vernunft überhaupt? Il sc trouve (c'est tout cc qu'on leur concède) qu'ils protestent légitimement contre les « séparations » de l' Aufklarung ou du kantisme. Mais bien des textes montrent qu'à ces alliés obj ectifs encom­ brants, Hegel préfère l'A ufkliirung, - qu'il faut avoir au moins intégrée avant de la critiquer 9• Au principe de tous ces irrationalismes, on trouve la même naïveté, qui donne peut-être son unité de sens au mot « irrationalisme > > : tous prennent pour argent comptant les descriptions seulement représentatires de la Raison ; tous opposent des réactions imaginatives à une maladie du discours, la Représentation, qu'ils diagnostiquent obscurément, sans doute, mais dont ils ne croient guérir qu'en renonçant au discours même. L'ésotérisme bavard est donc le complice du « sain Entendement >> : (( Si, maintenant, ceux qui tiennent le mystique pour le vrai sc contentent pareillement d'y voir ce qui est mystérieux, ils avouent seulement p ar là que, de leur côté également, la pensée n'a pour tou tc signification que celle de la p osition abstraite de l'identique ; dès lors, on doit mépriser la pensée pour atteindre la vérité ou, comme on a coutume aussi de le dire, tenir la Raison prisonnière 10 • >>

La patience du Concept Qu' est-cc donc que la Représentation ? Pourquoi fut-elle confondue si longtemps avec la Raison qu'on ne pense pouvoir échapper à elle que par la folie religieuse ou l' enthousiasme ? Tant qu'on l'ignorera, on n'aura j amais tout à fait >

Curieuse page où la condamnation habituelle laisse place à une simple réticence. Mais la Préface de la Phéno­ ménologie et la Logique vont plus loin. Dans la Préface, Hegel, après avoir exalté dans l'avènement du > le surgissement de la > Considérer isolément et pour elles-mêmes les déterminations qui ne se rencontrent qu' avec une autre ou dans une autre, telle est l'opération de l' Entendement, à la fois néfaste, puis­ qu'elle créera des difficultés arbitraires, et bénéfique, puisqu'elle révèle la force de la connaissance. L'Entende­ ment, en effet, est ici une instance de décision méthodolo­ gi que, dont l'œuvre consiste à articuler les contenus umqucment en tant que contenus de connaissance, sans égard à leurs relations dans l'existence. Or, si l'on songe que Hegel, un peu plus loin, donne cette méthode pour caractéristique de la mathématique, il n'est p as arbitraire de voir en cette phrase une allusion à la théorie cartésienne des natures simples : « Chaque chose doit être considérée différemment quand nous en parlons par rapport à notre connaissance ct quand nous en parlons par rapport ù leur existence réelle ... ces parties (corporéité, étendue, figure) n'ont jamais existé distinctes les unes des autres ; mais, pur rapport ù notre entendement, nous disons que (le corps) est un composé ùc ces trois natures, parce que nous nous les sommes représentées chacune séparément avant d'avoir pu juger qu'elles sc trouvent toutes les trois réunies en un seul ct même sujet » (Règle XII) .

Ces pensées primitives, on sait selon quel critère Descartes les reconnaît : elles sont telles que « l'esprit ne les puisse diviser en un plus grand nombre dont la connaissance soit plus distincte » . Autant dire qu'elles sont avant tout des évidences indécomposables dans le présent de mon champ de conscience, que leur « fermeté » est garantie par la « fixité » de la conscience de soi. Par là, nous touchons à ce qu'il y a d'irrévocablement représentatif dans le décou­ page qu'effectue l'Entendement. C'est dans l'instant qu'il idéalise le contenu qu'il isole, uno minima momento tem­ poris. Il est frappant que la référence au temps conditionne aussi bien le privilège accordé au Cogito que la théorie des natures simples. A tel point que cette présence du temps est comme une menace qu'il faut écarter : il faut effacer la trace du temps où se déploient les « longues chaînes de raisons » ; il faut que Dieu garantisse que les évidences d'antan peuvent passer à bon droit pour évi­ dences présentes. Cependant, la pensée d'Entendement

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réussit-elle j amais à neutraliser l a temporalité? Sans doute, la « durée >> cartésienne n'est qu'un « mode » ou une « façon » dans l'esprit, mais « une façon dont nous considérons la chose en tant qu'elle continue d'être » (Principes, 1, 5 5 ) , ct cette « continuation » suggère que la durée comme mode de pensée est la reconnaissance d'une durée inscrite « en la chose qui existe ». Au reste, Descartes donne la durée comme une marque irrécusable et bien réelle de ma fini­ tude : « N'est-ce pas un argument infaillible et très certain d'imperfection en ma connaissance, de ce qu'elle s'accroît p eu à peu et qu'elle s'augmente par degrés ? » (Méd . , I I I8) . La durée, ici, est bien reconnue comme puissance. Il y a donc un lien entre l'analyse intellectualiste centrée sur la conscience de soi et la reconnaissance de la secrète souve­ raineté du temps : l'acceptation du temps comme d'une donnée est l'un des indices de la limitation du savoir d'Entendement, la preuve qu'il a dépassé le sensible sans avoir pris la peine de critiquer tous les concepts qui en naissent 17• De la sorte, l' Entendement est die als Verstand têitige Vernunft 18, Raison retenue p ar les suggestions intuitives et qui, pour cette raison, ne donne pas la pleine mesure de sa force. Plutôt que d'erreurs de fait, il est responsable d'une idéologie. En isolant les « pensées » et en les enchaînant comme de simples obj ets de connaissance, il accrédite l'idée que le Savoir est une stratégie « subj ec­ tive ». Il va de soi, alors, que la « p ensée » est en droit abstraite, que les « connaissances » sont en droit partielles, que le domaine du « connaître » est disj oint de la pratique. L' Entendement accepte que quelque chose soit vrai « dans ma tête 19 » ct que le « savoir » sc réduise à une distribution des contenus dans un ordre que je peux aisément parcourir. Savoir limitant, il sc résigne à n'être qu'un savoir de surface (mais à la surface de quelle « profondeur »?) . Bref, il ne s'offusque p as de laisser autre chose en dehors de lui 20• Savoir falsifiant, donc, et non faux. Que les contenus de pensée soient posés comme fixes et invariables, cc n'est pas tout à fait une erreur. Ce n'est pas la forme même de l'invariabilité qui est à récuser ni le p assage au concept qui est abstrait : en l'affirmant, sans préciser davantage, on aurait vite fait d'opposer la pauvreté du concept à la richesse de l'intuition. L' Entendement n'est coupable de rien. > plaqués artificiellement sur le sensible. Le drame de la pensée d'Entendement est de sc détacher du sensible tout en continuant d'opérer avec la même naïveté ct sans remettre en question les représen­ tations qui proviennent de la fréquentation du sensible (le « temps >>, par exemple) . Aussi n'est-cc pas par > qu'elle pèche, mais, au contraire parce qu'elle reste enfoncée dans l'immédiat. Hegel aurait pu souscrire à la parole de Mcrlcau-Ponty : loin que la perception soit une science commençante, >. Mais la conclusion qu'en tire aussitôt Merleau-Ponty lui aurait paru irrecevable : > qu'on applique à la légère aux « formes du conditionné, de la dépendance 24 >>, alors que ces déterminations sont les produits d'une pensée qui fit son apprentissage dans le sensible. Le Lebenswelt, loin d'être enfoui trop profond, ne garde que trop long­ temps sa prégnance, ct les critiques de l' « intellectualisme >> témoignent seulement de leur incapacité à reconnaître la présence latente du « concret >> dans les formes qui semblent s'en détacher. S'il y a défiance envers les s ciences positives chez Hegel, elle est donc diamétralement opposée au « désaveu de la science » que la phénoménologie rendit familier : les constructa forgés par la s cience, c'est en tant que rej etons du vécu qu'ils méritent d'être critiqués. Les sciences positives n'ont p as « oublié >> le sol originaire dont elles sont issues : elles sont sim p lement grevées de préj ugés métaphysiques que dissipe le Savoir, à l'intérieur duquel elles o ccupent, dès lors, une place indispensable : « Une philosophie développée scientifiquement accorde déjà en elle-même à la pensée déterminée ct aux connaissances appro­ fondies lu place à laquelle elles ont droit ; et son contenu - ce qu'il y a de général dans les rapports spirituels ct na turels - conduit immédiatement par lui-même aux sciences positires qui le font apparaître sous une forme concrète, dans son développement et son application, à tel point qu'inversement leur étude s'avère nécessaire à la connaissance approfondie de la philosophie 25• »

Les sciences on elles-mêmes ne seront donc pas pour le Savoir un obstacle à tourner. Autre exemple de cela : l'attitude envers la mathématique, qui n'est nullemont l'indice d'un parti pris anti-« scientifique >>. La critique de la mathématique n'est pas motivée par l'éloignement où est celle-ci du « monde vécu », mais, au contraire, par son enracinement dans le sensible. Hegel ne j uge pas la mathématique au nom d'un idéal intuitionniste, mais sur le fond d'une interprétation intuitionniste - celle du para­ graphe 5 de la Dissertation de 1 770 20 à laquelle il adhère. Il accepte en gros l'analyse intuitionniste de -

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Kant tout en rej etant l' appréciation que portait celui-ei sur une mathématique ainsi définie. « L'obj et abstrait (de la géométrie) est encore l'espace, un sensible non sensible ; l'intuition y est élevée dans son abstraction - il est une forme de l'intuition, mais il cs t encore intuition ; c' cs t un sensible, l'être-juxtaposé de la sensibilité même, sa pure absence de Concept. On a assez entendu parler ces temps-ci de l' cxccllcncc de la géométrie sous cc rappor t ; on a vu sa supériorité dans le fait qu'elle sc fonde sur l'intuition s en sible ; on a pensé que son cara ctère scientifique vient de là et que ses démonstrations reposent sur l'intuition. A cette platitude, on obj ectera platement qu'aucune science ne vient de l'intuition, mais ne peut être produite que par la pensée. L'intui­ tivité, que la géométrie doit à sa matière encore sensible, lui donne seulement cette forme d'évidence que le sensible en général possède pour l'esprit dépomvu de pensée. C'est donc de façon très malheu­ reuse qu'on a tenu pour un privilège son caractère sensible, alors qu'il carac térise le peu d'élévation de son point de vue. C'est seule­ men t à l'abstraction de son objet sensible qu'elle doit de pouvoir accéder à une plus haute scientificité et d'être supérieure à ces amas de connaissances qu'on aime pourtant appeler sciences . . 27• » .

Ce texte pose une question : Hegel aurait-il j amais consenti à voir dans lu mathématique une science délivrée de toute référence au sensible ? En cc cas, serait-elle rentrée en grâce auprès de lui ? Non, sans doute, puisqu'elle serait alors devenue exemplaire d'un savoir symbolique, d'une pme manipulation des signes . . . Oui, mais le sym· bolismc, qu'est-cc d' autre, pour Hegel, que l'élision des significations au profit de signes tracés et, par là, l'ultime victoire du sensible sur une procédure qui prétend s'en dispenser. « Revenir du langage au symbole, écrit Hyppo­ lite, c'est manip uler le sensible comme tel en croyant manipuler des significations, ct il se produit ici une sorte de renversement dialectique. L'entendement, pour créer un langage plus pur, pour nier davantage le sensible, finit par ne considérer que lui ct le manipuler comme tel 28• >> Mais, ici encore, l' attendu semble mériter plus d'intérêt que le verdict : cc sont les déguisements de l'intuition que Hegel entend percer à j our. Qu'on ait recours au sensible pour représenter, pour fonder ou, mieux, qu'on prétende q ue le signe une fois codé se suffit à lui-même, on cède tOUJ OUrs, selon Hegel, au préjugé qui asservit la présence à un instrument de représentation ; on préjuge donc du sens ct on :p rédétermine l'emplacement où il se donne. Il faut dissocwr cette idée des exemples très contestables dont l'assortit Hegel. Il eut tort, bien

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sûr, de restreindre la mathématique de son temps à l'image étriquée qu'en avait laissée Kant ou de porter sur le calcul symbolique un jugement aussi extérieur ; il eut tort de croire que la poésw était astreinte à exprimer « des contenus accessibles à l'imagination >>. Les prédictions malheureuses de Hegel (vacuité incurable de la mathé­ matique, mort de l'Art) sont dues à des analyses d'essence prématurées qu'algébristes, logiciens et poètes allaient se charger de démentir (et, parfois, ironie du sort, en s ' auto­ risant de Hegel même : témoin Mallarmé) . Mais, en deçà de ces j ugements partiaux et datés, reste l'idée qui les ordonna : il n'y a de contenus « abstraits >> que ceux qui n'ont pas entièrement rompu avec leur origine sensible, « aucune science ne vient de l'intuition >>. Le Savoir hégélien n'est donc pas un retour au sens tel qu'on le vit, purifié de sédimentations, rendu à l'éclat de l'origine : c'est l'élaboration d'un concept nouveau du sens légitimé p ar un concept nouveau de la présence. Aussi pourrmt-il être plus proche qu'il ne semble, du moins quant à son inten­ tion, des actuelles tentatives post-phénoménologiques qui entendent resituer le concept de « sens >> plutôt que de faire enfin surgir le sens. Cette ambition en définitive platonicienne, Hegel la laisse j ustement aux figures de la Représentation : à tous les degrés de celle-ci, on présuppose que l'intelligibilité est indissociable d'un mode de présen­ tation, de sorte qu'il ne s'agirait que de trouver le bon. Le privilège qu'on accorde au �ensible « ces temps-ci >>, pense Hegel, n'est qu'une des formes de cette obstination. - Or, pourquoi ne comprendrait-on que cc qui nous est présenté ? III « La Hcpréscntation, pour son apparaître, n'a plus besoin que du mot, de cette manifestation simple qui demeure en soi-même 211• >> Mais l'avènement du langage marque un progrès, non une rupture : en définitive, l'intuition, l'imagination et le signe relèvent de la même abstraction. Si la pensée représentative, du fait qu'elle dit le sensible, supprime l' autorité pure et simple que celui-ci exerçait sur la conscience perccvante, son langage, pourtant, ne déconcerte pas cette conscience. Si radicale­ ment qu'elle semble s'opposer au sensible, la pensée représentative n'en continue pas moins de sc référer à lui

La patience du Concept comme au concret. La base immédiate qu'elle critique, elle la laisse simplement de côté ct la conserve, en dernière instance, comme support de ses concepts. D 'où le droit que prend Hegel de regrouper, sous le nom de Représen­ tation, des instances à première vue disparates : il n'y a pas, en cHet, de différence de nature entre la manifestation du contenu à la surface du sensible (l' œuvre d'art) ct le dire du contenu, entre l'unification imaginative et la sépa­ ration signifiant-signifié telle que la comprend le locuteur ordinaire. Certes, il ne manque pas de textes où Hegel distingue expressément ces deux figures : >

De même, lorsque Hegel écrit : « C'est dans les noms que nous pensons )) ' il veut dire : c'est avec les noms que nous cessons (ou devrions cesser) d'imaginer : « A vcc le nom lion, nous n' avons plus besoin ni de l'intuition de cet animal ni même de l'image, mais le nom, quand nous le comprenons, est la simple représentation dépourvue d'image (bildlose Vorstellung 31) . )) Toutefois, si net que soit le partage entre langage et intuition, cc sont les affinités qui l' emportent, car la conscience parlante méconnaît l'originalité du dire ; elle comprend spontané­ ment le mot comme une image amincie, une variante de la présence adultérée dont, en fait, il nous délivre. L'image avait trop d'épaisseur pour j amais se supprimer dans son sens : il lui manquait « l' être-supprimé pour exprimer un universel déterminé 32 >>. Or, tout sc passe comme si nous prêtions assez de consistance au mot pour continuer à le vivre comme un quasi-reflet de la chose, Grâce à lui, nous nous figurons faire l'économie d'une indication, alors que le mot, en réalité, récuse la nécessité de l'acte d' indi­ cation : la parole n'est p as une monstration plus courte, elle sanctionne l'inutilité de la monstration. Lorsque B ergson critiquera le langage parce qu'il convertit en choses les contenus désignés 33, il sera d' accord avec Hegel, sous réserve que cette illusion, pour Hegel, n' est pas due à la nature du langage, mais au contresens représentatif qui est commis sur lui et fait du mot un instrument de

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présentation du concept, comme la statue l'était du sacré. Aussi se gardera-t-on de prendre pour une critique du langage les textes qui décrivent l'idéologie instrumenta­ liste qui s'est greffée sur lui. « Qu'est-cc que c'est? Quelle sorte de plante csl-cc là? De l'être sur lequel porte la question, on n'a compris très souvent que le simple nom ct, une fois qu'on l'a appris, on est satisfait cl on sait cc qu'est la chose 34, »

Si nous pouvons être satisfaits de recevoir en réponse le simple nom de la chose, c'est que nous sommes assurés que le langage a pour fonction normale de signaliser un contenu déj à donné. Et c'est pour la même raison que le mot pourra ensuite nous apparaître comme un son vide. On éprouvera alors le besoin de le > en dehors du texte. C'est dans la texture même de la lettre, dans le réseau des analogies et des similitudes qui s'y dessine, que le contenu s'offre à découvert (Déméter cherchant sa fille enlevée, Isis cherchant son mari tué 30 ) . L' attention portée à la seule « figure >> (à condition de ne plus l'imaginer comme le support d'un contenu ésotérique) permet d'y retrouver une nécessité intrinsèque. La méthode suppose donc qu'entre la lettre et l'esprit, l'indifférence est toujours de droit. Aussi serait-il illégitime de valoriser les moments où la distance, entre eux, sc raccourcit (l'art grec, selon Hegel) ou s'abolit (le christianisme bien compris, selon Hegel) : cette distance même est une vue de l'esprit. Hegel, lui, ne rej ette pas aussi abruptement que Schelling le principe d'une interprétation allégorique. Il serait dan­ gereux, reconnaît-il, d'appliquer cette méthode à toutes les mythologies ct à toutes les formes d'art ; c'est là l'œuvre de l'Entendement qui, aveuglément, « sépare image et signification 37 >>. Les exégètes ont s ouvent tort de traiter la signification comme extérieure au texte, et la Phéno­ ménologie critique la mysticité qui prétend attribuer « aux représentations mythiques des religions antérieures un autre s ens que celui qu'ils offrent immédiatement à la conscience dans leur manifestation, un autre sens que celui que la conscience de soi, dont elles étaient les reli­ gions, savait en elles 38 >>. - Cependant, d'autres textes viennent contrebalancer ceux-là. A la méthode « historique >> qui aborde les mythes grecs comme de simples produits de la fantaisie, Hegel oppose élogieusement la méthode

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symbolique d e Creuzcr qui sait déga ger d'eux « une signi­ fication plus :erofonde 39 ». Les historiCistcs peuvent rcpro· cher tant qu'Ils voudront à Crcuzcr de découvrir dans les mythes des philosophèmcs que les Anciens n'curent j amais à l'esprit : pourquoi ne pas admettre que cc contenu demeurait implicite 40 ? Creuzcr, en considérant les mythes comme des symboles en soi, eut le mérite d'abandonner la surface « extérieure ct prosaïque », de « soulever le voile » qui nous dérobait ] a vérité interne. Il est donc impossible de condamner l'allégorisme dans l'absolu. Le tout est de savoir à quel moment il cesse d'être une méthode pertinente. Cc moment, l'Esthétique le détermine avec J?récision. Le symbo1iquc cesse - et, avec lui, la légitimité d'une herméneutique « là où la libre subj ectivité forme le contenu de la représentation. Car le Sujet est cc qui se signifie pour soi-même, ce qui s'explique soi-même 41 ». Lorsque c'est la subjectivité qui s'annonce, « signification ct présentation sensible, chose et image ne sont plus différentes l'une de l'autre ». A l'interprétation, jusque-là indispensable, fait place la simple compréhension : le sens est présent à même l'œuvre. On sc demandera, bien sûr, si la décision qui octroie cc privilège à la « subj ectivité » n'est pas purement arbitraire. Pourquoi cc contenu, ct lui seul, rendrait-il soudain transparent le langage qui l'énonce ? De quel droit même poser qu'il y a un sens par excellence, tel qu'il nous soit donné sans équivoque possi­ ble ? La Philosophie de la Religion ne dissipe pas ce senti­ ment d'arbitraire. Il est vrai, sans doute, que la Révéla­ tion n'y est pas réduite à son sens didactique : le Christ n'est pas venu annoncer la vérité à la façon dont Cérès a apporté l'agriculture ; il n'eut rien d'un pédagogue, ct il s erait erroné de distinguer le contenu doctrinal de l'anecdote contingente 42• Mais il reste que Hegel ne craint pas de corriger les naïvetés de l' É criture ct de relever les décalages du texte par rapport au sens spéculatif. Ainsi, le rapport du Père au Fils, si l'on s'en tient strictement à l'image biologique, n'exprime que très imparfaitement l'essence de Dieu : « cette relation naturelle est seulement figurative (bildlich) ct ne correspond donc j amais tout à fait à ce qui doit être exprimé 43 ». Nous voilà donc, semble-t-il, en plein dogmatisme : le philosophe spéculatif, en prenant cette liberté avec la lettre, avoue qu'il est plus attentif au sens du discours tel qu'il en a décidé qu'au texte même. Cette méthode tombe sous le coup des obj ections qu'adresse -

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Schelling à la symbolique ; elle relève de la démarche symbolique >> que Freud écartera dès le début de la Traumdeutung 44• Bref, il semble que Hegel, en prenant pour point de repère de la normalité d'une religion, la coïncidence entre signification et présentation, admette - au moins pour certaines époques - la légitimité d'une dissociation que Schelling, lui, récuse totalement. Mais cette dissociation, ne l'oublions pas, Hegel la considère avant tout comme l'efict d'un préjugé que l'apparition de la « libre subj ectivité >> (la statue grecque) commence à atténuer. Il importe de ne pas accorder ici une importance excessive à l'opposition entre barbarie et classicisme, - langage des emblèmes, d'un côté, clarté ct distinction de l' autre ; de ne p as oublier que, si la repré­ sentation de la subjectivité substitue la simple lecture à l'exigence d'un déchifirement, elle reste représentation. Mais, dès lors, au moins, la monstration met fin à l'expres­ sion, la figure cesse d'être un entrecroisement d'indications indécises et la compréhension n'est plus du ressort de l'investigation. En même tem:r;> s que la nécessité du décryp­ t age, cesse l'illusion d'un lomtain en droit inaccessible, d'une profondeur qu'on ne serait j amais assuré de restituer. Et Hegel insiste alors sur l'inanité des prétendus contenus latents. «.

D ans l'élément du sensible, >.

Aussi l'ambiguïté de la formulation n'est-elle j amais indice de richesse du signifié : . On comprend mieux alors pourquoi Hegel ne j uge pas nécessaire, comme Schelling, de s'astreindre à ne rechercher l'esprit qu'au seul niveau de la lettre, et j amais en dehors d'elle. Que le sens soit seulement dans le texte ou en dehors de lui, là n'est pas le vrai problème. Et, en s'obligeant à choisir entre les deux termes de cette alternative, on montre surtout qu'on n'a pas critiqué celle-ci, - qu'on a donc laissé hors de contestation l'idée traditionnelle qu'on se fait d'une « signification >>. « L'Esprit ne consiste pas à être signification, à être l'Intérieur, mais à être l'effectif. >>

Il n'est j amais cc qu'on devrait deviner ou découvrir (par-delà le texte aussi bien que dans ses replis) ; il est ce qui abolit l'expression qui, en le posant comme « Inté­ rieur>>, imposait d'avoir à le deviner ou à le découvrir 60• Aussi est-il encore illusoire de prétendre trouver le vrai sens inscrit dans la syntaxe ou dans l' agencement des

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éléments d'un récit : encore une fois, cc n'est pas la place de la signification qu'il faut changer, c'est la notion qu'on s'en forge qu'il faut réviser. Le signifié ne hante pas plus le signifiant qu'il ne lui est associé du dehors : il est l'éclate­ ment du signifiant en tant qu'on donnait à celui-ci la dignité d'une instance autonome, j usticiable d'un examen séparé. « Laisser sc dire >> implique qu'on ait renoncé au proj et d'arrêter, à quelque niveau que cc soit, cc que le texte « veut dire » ou « voulait dire ». Dès lors, le trait spécifique de la Représentation doit être déplacé. A trop mettre l' accent sur le style anti-csthétique de la philosophie spéculative, comme nous l' avons fait au début, on pourrait laisser croire que Hegel, post-platonicien, lorsqu'il critique la Représentation, j cttc avant tout l'anathème sur la figuration sensible en tant que telle, alors qu'il s'en prend, plus généralement, à la nécessité d'une expression ou d'une figuration. C'est la persistance d'une distinction entre le figurant ct le figuré (ct peu importe qu'on les imagine enchevêtrés ou scindés) qui caractérise le mode de penser représentatif. Si religions et philosophies étaient toutes inconscientes de la vérité qui sc disait en elles, c'est que toutes se figuraient exprimer un contenu. Que l'expression soit esthétique ou non, c'est secondaire : la confiance qu'on accorde à l'exprimer comme tel mesure l'écart qui sépare le discours représentatif du Savoir qui le traverse ; elle explique surtout que, si proche que soit tel de ces discours (le christianisme) de l'avènement du Savoir, la différence de style qui les sépare n'en reste pas moins un abîme et qu'il n'y a pas de commune mesure entre compréhension représentative et compréhension spé­ culative. Celle-ci n'est pas la bonne interprétation qui succéderait aux interprétations partiales et maladroites, m ais le dénouement de la méprise interprétative. Il ne s'agit plus alors d'ôter aux signes leur ambiguïté ni d'être en mesure de viser les contenus dans leur plénitude, bref d'atteindre le réglage optimal qui laisserait paraître les « choses mêmes ». Il s'agit de montrer que les signes ne sont pas des instruments, - que du « signifié » véritable (si l'on tient à conserver ce mot, au risque d'en rester à l'image d'un « Intérieur », qui attend d'être mis en lumière) , ils n'étaient pas les approches, mais déj à des plis dans son déploiement, déj à des « moments » du contenu présent depuis toujours. Ou encore : tandis que la Représentation croit parler-sur, cette parole est touj ours situablc dans le développement de cc dont elle parle.

go

La patience du Concept

Faute de tenir compte de cette dénonciation continuelle du langage comme opération de signalisation, on ne retien" dra du hégélianisme que cette affirmation péremptoire : une lecture univoque du sens est touj ours possible. Et l'on entend par là ce même sens que la conscience naïve croyait être en mesure d'exp rimer, de sorte que cette conscience naïve se rapporterait au Savoir comme à une conscience savante. Assurance qu'il est aisé, dès lors, de mettre au compte du plus franc dogmatisme 51• Toutefois, pour cré­ diter Hegel de ce dogmatisme, il faut lui faire assumer la théorie « représentative » du langage, - avoir déj à écarté la possibilité d'un sens qui soit à lui-même son élément ct sc passe de tout médiateur étranger. Il faut donc avoir déj à relégué la spéculation p armi les traductions-de ou les lectures-de, comme si elle s'accommodait à son tour de la distance entre l'exprimant ct cc qui est exprimé. Mais comment comprendre alors l'expression « laisser se dire la chose »? S'il n'y a pas de différence de nature entre la façon dont le sens se dit définitivement, à l'étage du Savoir - et celle dont la conscience représentative le disait, comment pourrait-on, sinon par artifice, décrire les figures représentatives comme ses anticipations ? Aussi admirera-t-on que le philosophe s p éculatif ait p ris le droit de transposer tous les autres langages dans le sien. M. Cha­ telet, dans son Hegel, expose cette thèse avec force ct clarté. D' emblée, pour Hegel, écrit-il, -

.

Observons que les mots « reflet », et « spéculatif " • on la néglige forcément) , le Savoir devient, sans doute, le meilleur exemple d'un Logos tentaculaire que le philoso­ phe sc chargerait de retrouver dans les ratés et les lacunes des discours bafouillants qui l'ânonnaient. Alors, mais alors seulement, Hegel répondrait assez bien au signalement du logocentriste sûr de lui, que donne M . Foucault : « De toute façon, il s'agit de reconstituer un autre discours, de retrouver la parole muette, murmurante, intarissable qui anime de l'intérieur la voix qu'on entend, de rétablir le texte menu et invisible qui parcourt l'in terstice des lignes écrites et parfois les bouscule. L'analyse de la pensée est toujours allégorique par rapport au discours qu'elle utilise. Sa question est infailliblement : qu'est-ce qui se disait donc dans ce qui était dit 63 ».

Qu'est-ce qui sc disait donc en �érité? Où localiser cette voix - il doit y en avoir une - dont il faudra garder l'écoute ? Nous ne pensons pas que le Savoir hégélien puisse être imaginé comme cette voix infaillible ou encore comparé au SUJ et transcendantal néo-kantien, au savoir de sur�ol que l'œuvre de Merlcau-Ponty n'en finit pas d'exorciser. Si Logos il y a, celui-là ne prétend pas être une parole dernière j s'il est « proféré ll sans répit, c'est silen­ cieusement, à notre insu, par le fait que nous parlons (en chrétiens, en cartésiens, en poètes ... ) ct y prenions ainsi notre place, mais j amais de manière à rivaliser avec ce que

La patience du Concept nous disons - représentativement- ct à l'énoncer mieux que nous. « Qu'est-cc qui se disait donc dans cc qui était dit ? » . La question du Savoir hégélien, on la formulerait plutôt de la sorte : en quoi ce qui était dit était-il fatale· ment mal dit, du fait qu'il était exprimé ? Piètre nuance, répliquera-t-on : n'est-ce pas touj ours, ct même plus effrontément, rapporter le dire à une norme du bien -dire ? Concédons-le. Il est permis d' apprécier ainsi cette question, et il ne manque pas de textes de Hegel en faveur de cette interprétation : on peut lire la Philosophie de la reli­ gion comme un allégorisme perpétuel, admettre que, sous le regard de Hegel, le dogme chrétien devient ce que le verbe, à en croire Nietzsche, était pour Jésus, « ce sym­ boliste-type 64 » . Mais on aura du mal, alors, à comprendre le dédain de Hegel envers l' exégèse et les exégètes ; on méconnaîtra la différence qu'il y a entre prétendre percer à j o ur les symboles et briser la structure « symbole », entre l'ambition de dire enfin lumineusement la vérité qui s'offrait j usque-là allusivcment et l'ambition de dénon­ cer le princip e de tout langage allusif. Hegel pratique, à l'occasion, l allégorisme ; mais si sa philosophie n' avait été qu'un allégorisme ou qu'un exercice de traduction, il n' aurait pas manqué de découvrir, à son tour, des trésors de sagesse dans les contes et les mythes. On sait bien qu'il n'en va pas ainsi, au point que son manque de curiosité semble même scandaleux : les É gyptiens n'avaient que des idées vagues, les premiers chrétiens ne pressentaient pas le sens de la Révélation. . . L'enquête herméneutique est vite close : en ces temps-là, le sens qui, auj ourd'hui, se déploie, n'était pas même à l'état de latence ou si peu. 11 n'est donc pas question de traduire en notre discours des discours inchoatifs ou malicieusement ésotériques. Voilà pourquoi la spéculation n'est pas une doctrine nouvelle, supérieure aux doctrines archaïques et les supplantant, mais un langage nouveau. Les discours émis dans l' ancien langage sont situables et reconnaissables en celui-ci, à la façon dont une tache noire sur une carte d'état-maj or me fait reconnaître une ville où j ' ai longtemps vécu. Situablcs, mais non traductiblcs, rép étons-le : il n'y a pas substitution de ce qu'on aurait dû d1re à cc qui fut dit effectivement, mais substitution d'une grammaire à une autre, d'un j eu de langage à un autre. On ne traduit pas le « représentatif >> en > comme de l' allemand en français, mais comme une carte de géographie « traduit >> un pays, ct l'on voit bien qu'ici le verbe est incorrect. De là vient,

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d'ailleurs, la parfaite innocence des philosophies passées. Platon mériterait d' être criti�ué pour n' avoir pas dit cc qu'était l' Universel concret, s il avait obscurément voulu le dire. Mais on admirera plutôt qu'il l'ait dit, par éclairs, dans son langage. Pour le reste, il était retenu par les règles de celui-ci : on ne saute pas plus par-dessus sa syntaxe que par-dessus son temps, et reprocher à Platon d'avoir parlé « représentatif >> serait aussi cocasse que de lui reprocher d'avoir parlé grec. Ainsi, le premier langage est localisable dans le second, mais sans commune mesure avec lui : c' est que, de l'un à l' autre, l'analyse du signifier est différente. On en revient touj ours là. Et c'est à ce point que l'on peut refuser à Hegel crédit et même attention. D'autant plus aisément que tout le mouvement de la pensée contemporaine nous incline à tenir pour fantastique son analyse du sens et pour dénuée d'intérêt la critique du concept d'expression qu'il effectue en conséquence. Si l'on commence, en effet, par poser que l'activité de symbolisation est première et irréductible 66, ct que le sens est seulement ce qui résulte du jeu des signes ou cc qui se faufile à travers eux, il va de soi qu'on renonce à j amais sortir de l'appareil symbolique. La seule tâche, alors, est de ramener un sens, touj ours trop hâtivement présumé par les métaphysiciens, aux configurations signi­ fiantes qui l'ont engendré. Que peut bien alors désigner la notion même de Savoir absolu, sinon la plus prétentieuse des entreprises qui aient fait confiance à l'idée de signi­ fication, héritée du platonisme ? Hemarquons seulement que Hegel aurait sûrement rangé cette critique parmi les méprises de la Représentation : il est même plus sympto­ matique de celle-ci de faire du symbolisme le sol dernier de notre expérience que de se laisser fasciner par les images. On tentera d'en comprendre la raison en partant d'un exemple : la confrontation, dans la Philosophie de la religion, du j udaïsme, religion symbolique, et de la religion esthé­ tique de la Grèce. IV

Dans la Philosophie de l'histoire, le j udaïsme apparaît, au déclin du monde romain, comme propédeutique au chris­ tianisme. La Philosophie de la religion, dans le même esprit, oppose le principe j udaïque à la pauvreté du Geist de l'époque impériale. Certes, la religion romaine est loin de

La patience du Concept j ouer un rôle entièrement négatif. Son Panthéon éclectique est même le creuset où se rassemblent les deux principes précédents, j udaïque ct grec, même s'ils s'y corrompent : d'une part, la religion grecque a perdu le contenu éthique de ses dieux que la superstition romaine ravale au rang de moyens ; d' autre part, le Dieu unique des j uifs est perdu de vue. Mais, du fait de cette double corruption, le divin est pensé pour la première fois comme unification. Unifica­ tion toute superficielle, fatum engloutissant que symbolise le pouvoir du despote impérial - mais enfin, esquisse d'une H.eligion universelle. Il reste, pourtant, que cette unifica­ tion est surtout caricaturale : < < elle ne peut pas être l'unité véritablement spirituelle, comme dans la religion du subli­ me 56 • » Cette référence à un stade dépassé est frappante : en quoi le judaïsme garde-t-il une valeur exemplaire, lui qui fut présenté comme la plus abstraite des religions du Fini? La réponse semble être celle-ci : tandis qu' à Rome advient une osmose entre le divin ct la Finitude, le j udaïsme inversement, éprouve l'impossibilité qu'il y a à les concilier. D'où le mérite relatif qu'on lui reconnaît. Comment un peuple qui « possédait l'intuition tout à fait abstraite de l' Unique pour soi ct qui avait écarté complètement de soi la Finitude » aurait-il proj eté de faire converger au même point le divin et le Fini ? Le j udaïsme, en désespérant de l'unification, laissait au moins en blanc la :place de la véritable « unité spirituelle ». Alors que la Religwn romaine préfigure la H.cligion de l'Esprit en tant que religion uni­ verselle, le j udaïsme indique quelle forme celle-ci ne devra pas revêtir. De ce point de vue, on lui accordera donc une supériorité sur les autres religions « déterminées » (grecque et romaine) . Mais seulement de ce point de vue. Car, pour le reste, elle est la moins élaborée. Pourquoi Hegel la place-t-il au plus bas degré des religions finiesP Qu'est-cc qu' une religion finie P Il faut entendre le terme p ar r apport à « religion naturelle >>. Les religions naturelles posent l' Infini comme la « base >> à laquelle ne fait que s' adj oindre (nur hinzulwmmt) le Fini. Lorsque la distinction des significations > ct > sc fait j o ur en elles, c'est s ous la forme d'une opposition entre deux étants ou par le sacrifice de l'un des côtés à l'autre 57• C'était aussi le procédé de l'éléatismc : seul l'Un est, affirmait-il, < < mais cet Un est l' Infini non réfléchi en s oi » ; il n e représente qu' un côté > des vérités théoriques comme « l'omnitcmpol'U!ité qui est pourtant un mode du temps >> (Er(ahrung und Urtail, § 6 4 ) , il ne fait que rendre expli­ cite cette tendance de tout > 7. 1 . Logilr., V, 5o. 7.7 . Ibid., V, �·9· 23. Merlcau-Ponty, Phéno. Pe1•ception, p. 6g. 2�. Cf. System, § 62, VIII, 6� ct § 1 62, VIII, 356-357. 7.5. Lettre à von Raumcr du 7. août 1 8 1 6, Corr. , Il, p. g� . .

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26. Toxto où l'on trouve une élaboration do ce quo Hogol appellera >. Quoi que soit !our niveau do conceptuali­ sation los connaissances « provenues des sens (sensuales) » etiamsi (forma) absque omni sensatione, repraesentationes !locantur scnsitivac. « Conceptus itaque empirici per reductionem ad majorem unil'ersitatem non fiunt intellec­ tuales in sensu l'eali, et non excedunt speciem cognitionis sensiti�Jae, sed, quousque abstrahendo adscendant, sensitivimanen t in indcfinitum {Ak­ Aus, I I , 3g3-3glj. ) . 2 7 . Logik, V, 3 ! 3-3 ! 4 . « La mathématique a afl'airo aux abstractions du nombre ct de l' cspaco ; or celles-ci sont encore du sonsiblo, bien que cc sensible soit abstrait et dépourvu d'existence. La pensée, olle, donne congé même à cette dernière forme du sensible ... >> (System, § 1 9 ; Zus., 3 , VIII, 7 1 ) . 28. Cf. Hyppolito, l.ogique et Existence, p . ôo à 63. 29. Ph. Religion, XV, 1 64 . 3o. Ibid., XV, I 5 5 et I 5 I . 3 L System, § !t 62, X , 353. 32. System, § ft.58. 33. > (Essai, 1 29 ) . > (Ellol. Cr., 6 3 ! ) - , apparente figure stable, qui devient mainte­ nant le symptôme de l'abstraction du contenu et du fait que le Savoir est encore à naître. En nous posant d'emblée comme « suj et fini >>, nous parlons comme si le contenu était dans l'ombre, attendant d'être dévoilé, tel « l'ensemble de toutes les choses à connaître >> auquel la Méthode devra mc conduire. Mais si, tout simplement, la Science n'était pas néeJl Si l'apparente occultation du Savoir était tout simplement Non-savoir ? S'il fallait imputer à la lenteur ou au retard de l'explicitation des significations ce qu'on attribue à l'étourderie ou à une fixation à l'enfancû Si la doxa est possible, c'est peut-être seulement la preuve que l'épistémè n'est encore nulle part réalisée. Et c'est à ce stade que la nécessité pour l' Idée, enfouie j usqu'ici dans son en-soi, de s'opposer à elle-même (de se manifester) est comprise comme la nécessité que l' Idée se rende accessible à une conscience - qui n'est, en réalité, qu'un des pôles de cette opposition. Comme le suj et représen­ tatif n'a pas pris conscience (et comment le pourrait-il ?) que l' Idée, dans le parcours de son cycle, en est à l'étape de sa finitisation, il s'imagine qu'elle a des comptes à lui rendre, à lui, sujet fini, qui n'en est qu'un moment. Dès lors, on entrevoit comment l'attitude religieuse est mitoyenne du Savoir classique, dans le réseau des illusions représentatives. P assons au récit véritable, épuré de l'ambiguïté repré­ sentative. > .

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Or, il semble que cette finitisation risque d' être assez profonde pour briser le cours du mouvement dont elle n'est qu'une phase ct obscurcir longtemps la nature du processus. Parler d'un « risque >> est d'ailleurs inexact : il semblerait que l'avatar religieux fût un accident évitable dans le parcours de l' Esprit. Il n'en va pas ainsi. cc En tant que la Heligion est la première manifestation de Dieu, non méùiôc (il ne faut pas seulement dire) que la forme de la Hepré­ scntation et de la pensée finie réfléchissante peut être ceBe que Dieu emprunte pour se donner l' existence dans la conscience ; mais cette forme doit aussi être ceBe sous laqueilc II apparaît, car elie seule est compréhensible pour lu conscience religieuse 10 • »

L'équivoque religieuse est donc légitimée à l'intérieur du procès de l'Esprit. D'un côté, la Heligion dit l'histoire de l'Esprit qui devient effectivement pour soi le « Pour-soi » par lequel il ne se définissait j usqu'ici qu'abstraitement et en paroles ; elle est le récit du « s'apparaître-à-soi-même » ( Sich-erscheinen) qu'est l'Esprit. D'un autre côté, le récitant continue de se croire hors du j eu, commentateur d'un spectacle dont il ne sait pas que le commentaire fait partie. Ce Sich-Erscheinen advient donc sous la forme d'un Erscheinen, et la Manifestation, au lieu de faire éclater la partialité du point de vue phénoménologique, demeure une des figures de la phénoménologie 1 1• Amsi la Religion oscille sans fin entre l'Oflenbarung et l' Brschei­ nung, entre la conscience que l'Esprit prend de soi et l'enrayement de cette prise de conscience qui est alors vécue comme un spectacle de plus offert à la conscience finie. La méprise appartient donc au développement

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même, la mystification au procès de démystification� C'est immanquablement que la Manifestation effective, en mettant fin à l' abstraction initiale de l' Esprit, s'infléchit en une représentation de ce qui est alors censé se donner au regard. Tout sc passe comme si l'épisode de la Division d'avec soi produisait un tel traumatisme que le cycle tout entier, bien qu'on soit sur le point de le reconnaître intégralement comme tel, n'avait désormais de sens que par rapport au suj et fini que la Division a provisoirement fait surgir. Dans ces conditions, le christianisme dit bien la vérité, puisque le contenu du divin, pour la première fois, s'identifie à son développement (du moins « pour nous ») . Mais cette vérité, les chrétiens la profèrent menson­ gèrement : ce qui est éclaircissement de la signification « Dieu », ils le comprennent comme l'adj onction d'une forme accidentellement suraj outée à son (ancien) contenu ; cc q ui est dissipation de l'abstraction théologique, ils le ·nvent comme une faveur pédagogique que Dieu le Père leur aurait faite en leur déléguant son Fils. Dernière victoire de la Représentation, la plus subtile : représenter cela même qui la dénonce comme falsifiantc, nous faire vivre spectaculairement cc dont le sens est de dire la vanité de tout spectacle. Tel le révolutionnaire en chambre qui sc contente de dire la nécessité et l'imminence de la révolution tout en s' accommodant quotidiennement du vieux monde, l'homme religieux dit ce qu'est le Savoir dans le langage dont le Savoir n'est que la récusation. Cc paradoxe laisse insensibles les pensées représenta­ tives : qu'on doive faire sa place à un « sujet fini », ce p oint de départ semble aussi incontestable à la piété naïve qu'à l'Auflrlarung ; là-dessus, toutes deux font « cause commune 12 ». Et si la Religion suspecte ou accuse d' athéisme le philosophe spéculatif, c'est j ustement parce qu'elle est égarée par ce préjugé. Incapable d'en prendre conscience, incap able de s'en évader, elle va tout naturelle­ ment taxer d athéisme ce qu'elle est impuissante à comprendre (au reste, l' « athéisme » a-t-il j amais eu de sens que pour ces interprétations mutilatrices du mot 6e:6ç; qu'on appelle religions ?). « La piété singulière de notre temps » a si bien associé à la représentation « Dieu » la fiction d'une essence extra-mondaine qu'elle « remet en circulation cc vieux mot d'athéisme, déj à presque oublié 13 ». Le nom même de « Dieu » est devenu l'indice d'une tolle extériorité du divin à nous que l'identification du Savoir que Dieu prend de Lui à travers l'homme ct du savoir

«

Ce ywux mot d'athéisme . . .

>>

que l'homme a de Dieu p asse pour une déification scanda­ leuse de l'homme ; le philosophe est donc tenu pour blasphé­ mateur par celui qui ne saurait penser l'Absolu autrement que sous la forme d'un objet-représenté. Ces âmes pieuses inaugurent la légende de l' « humanisme >> hégélien. Hegel j uge l'accusation dérisoire, mais il remercie Goschcl d' avoir contribué à en montrer l'inanité. Des commenta­ teurs de Hegel se demanderont, il est vrai, si, dans cette recension des Aphorismes de Güschel, Hegel n'amorce pas un virage conformiste du côté de la transcendance chré­ tienne, - comme si Hegel s'était j amais soucié de prendre parti en des querelles dont il montre la vanité. Mais il est si difficile de renoncer au langage de la Représentation qu'on est tenté de le prêter à celui-là même qui, inlassable· ment, le met en accusation ... Qu'on en j uge par le contre­ sens qu'avaient commis les théologiens que Gôschcl avait cru bon de reprendre. Ils s'indignent de cc que la spéculation ose unifier le Savoir de Dieu ( Cottes W issen) et l'être de Dieu ( Cottes Sein), - et la spéculation, il est vrai, ne dit rien d'autre 14• Mais eux traduisent : le savoir que nous prenons de Dieu ( Gatt wissen) équivaut à l'être de Dieu ( Cottes Sein) . D'où l'on n'a pas de mal à conclure que connaître Dieu ( Gatt wissen), c'est être Dieu ( Gatt sein). Contresens inouï, mais révélateur. On se scandalise que le Moi connais­ sant soit subrepticement identifié à Dieu. Mais cc Moi connaissant, quel est-il? Quelle est cette instance qu'on admet comme allant de soi ? Une égoïté immuable. Qui le p ose? L' Entendement. Or l'expression Gattes W issen le Savoir que Dieu, en sa créature ct par sa création, prend de Lui - indique j ustement que l'indépendance de cette instance finie est désormais abolie. Ceux qui prétendent que Hegel divinise l'homme, c'est qu'ils ont donc maintenu inconsciemment le privilège du Moi fini et gardé à l'homme une place fixe ct positive ; leur grief est la preuve qu'ils n'ont pas réfléchi sur ce que pourait être le rapport au divin ou encore qu'ils n'ont pas conscience que la façon qu'ils ont d'imaginer ce rapport n'est pas la seule façon de le dire. Dans leur langage, c'est nécessairement une relation entre deux termes pour toujours étrangers. Mais, comme ils ne savent pas qu'il s'agit là d'une convention propre à leur discours, comme ils ne savent même pas qu'ils ont opté en secret pour un certain champ discursif, l' annulation de la distance entre les deux signifwations prend forcément pour eux le sens d'un coup d'audace,

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d 'une identification des deux termes : M oi fini (subsistant en tant que fini) = Dieu (subsistant en tant que séparé) . Voici donc la pensée spéculative devenue fanfaronnade impie. Remarquons en passant qu'on la tiendra pour « mystification idéaliste » ou pour « panthéisme )) au prix de la même méconnaissance de sa dimension : de tous côtés, on attend d'elle qu'elle nous renseigne sur Dieu ou sur le monde ; de tous côtés, les croit tirer avantage de ce qui, en réalité, le déboute de ses droits ; une fois de plus, il ne comprendrait pas ce qu'il vit. Qu'on n'imagine pas ici quel q ue fusion mystique ou un Dieu dévorateur ; cc serait persister dans l'attitude religieuse - au pire sens du mot -, imaginer ce qu'il faut penser. C'est pourquoi Hegel répète que seul notre attachement au Fini nous porte à accuser, le plus souvent faussement, une philosophie de panthéisme, quand il n'est pas le seul responsable du panthéisme. « Jacobi était très éloigné du panthéisme, mais il y a du panthéisme dans cette expression : " Dieu est l' È trc en toute exis tence. " Or, dans la Science, seul importe cc qui est exprimé, et non cc qu'on pense dans sa tête. Parménide dit : " L' Btl'e est tout. " A première vue, c'est la même chose et c'est aussi du panthéisme ; pourtant, cette pensée es L plus pure que celle de Jacobi et n'est pas panthéisme. Car il dit expressément que seul l' Ê tre est ct que toute limite, toute réalité, tout mode d'existence ( Existenz) tombe dans le Non-être ; car rien de cela n'est, mais il y a seulement l' Être. Ainsi, chez Parménide, cc qui signifie Dasein n'est plus présent. Au contraire, pour Jacobi, le Dasein vaut comme aiiirmatif, bien qu'il soit fini ; de la sorte, il est l'ailirmation dans l'existence finie. Spinoza dit : ce qui est, est la Substance absolue ; l'Autre, ce sont seulement les modes, ct il ne leur assigne aucune affirmation, aucune réalité. Même de la Substance spinoziste, on ne peu t donc dire qu'elle soit aussi panthéisLique que cette expression (de Jacobi), car, pour Spinoza, les choses singulières demeurent quelque chose d'aussi peu affirmatif que le Dasein chez Parménide . . . 16 • >>

De panthéisme, de surestimation du Fini comme tel, comment pourrait-il être question ici ? V eut-on le marquer avec plus de force, ct faire revenir la conscience repré­ sentative de son égarement ? En recourant à une expression elle-même représentative 16, on dira que . Prise à la lettre, cette formule est encore inexacte : elle semble préserver le statut d'indépendance de l' >. Mais elle prévient au moins le grief aberrant de panthéisme. Que les théologiens se rassurent donc : > ou d'un « Hegel huma­ niste >> ; il est toujours possible de décomposer en ambi­ guïtés ou en équivoques le mouvement des significations libérées (la finitisation est-elle illusoire? la finitisation est-elle un moment nécessaire ct « vrai »?) ct, pour finir, de faire trancher l' auteur en accordant la préférence à un groupe de textes. C'est qu'on suppose que Hegel a j oué le j eu et qu'il a donné à son tour une description qu'il croyait exacte d'entités avec lesquelles son lecteur ct lui auraient déjà « fait connaissance >> (Bekanntschaft). Or l' Erkentnis hégélienne est la destruction de cette Beltan­ ntschaft. De la sorte, l'appréciation des textes étant ancrée sur des contenus ou des points de vue que ces textes ont pour objet de déraciner, le contresens est immanquable à courte échéance : on ne dégage le « sens » de l'entreprise qu'en prenant expressément le contre-pied de l'auteur. - Ainsi, Hegel écrit dans les Preu�Jes : « Le plus explicite

« Ce �Jwux mot d'athéisme .

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»

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dans cette révélation est que c e n'est pas l a soi-disant raison humaine et sa limite qui connaît Dieu, mais l'Esprit de Dieu d ans l'homme 18 • » On conviendra qu'il est gênant de résumer comme suit le sens de l'ouvrage : « Dès lors, la vérité de notre rapport avec l'Absolu consiste dans la reconstruction que nous en opérons. L'affirmation de l'Absolu sc résout dans l' affirmation d'une certaine forme d'unification de l'univers opérée par la raison humaine >> (c'est nous qui soulignons) . On entrevoyait tout à l'heure le blocage qui, selon Hegel, advient, avec le christianisme, de l'Oflenbarung en Représentation. On mesure, à lire certains commentaires, la puissance de ce blocage. Toutes les fois qu'on entrc :r;> rcnd de localiser Hegel parmi les théologies ou les philosophies théologiques, on manque nécessairement, du fait même de cette tentative, sa conceptualisation du christianisme. Panthéisme, athéisme, sentiment de la transcendance, tous ces diagnostics ont en commun ccci, qu'ils partent du Dieu familier à la conscience religieuse ct sous-entendent qu'un philosophe qui ne fait pas profession d' athéisme ne saurait parler du divin qu'en ajustant tant bien que mal à ses concepts la vieille connivence que les religions ont instituée avec « Dieu >> sans que, pour l'essentiel, rien ne bouge dans ce L Le représentation. On présuppose donc que toute philosophie de la Religion sc règle nécessairement sur la représentation religieuse de Dieu. Et il est fâcheux qu'on le présupp ose 10, car c'est refuser a priori que la représentation que l'homme religieux se fait de Dieu puisse elle-même être incluse dans le Savoir-de-soi de Dieu. Or, à quoi bon lire un philosophe, si l'on refuse a priori d'entrer dans son j cu ? Il faut donc cesser de vouloir situer Hegel entre panthéisme ct chris­ tianisme ou de proclamer que cc « théologien >> était un humaniste sans le savoir. Mieux vaut se demander d'où vient la force de l'idéologie « trop humaine ))' sécrétée notamment par le christianisme d' É glise, pour qu'on évite si diilicilcmcnt de mesurer le Savoir de la Religion aux représentations religieuses ou théologiques tradi­ tionnelles. D'où vient que le « destin >> de l' Eglise soit de méconnaître le contenu du christianisme ? II

Le chrétien situe la vie du Christ dans la seule dimension de l'histoire contingente ; il enracine la religion qu'il

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pratique dans l'enseignement de Jésus. Indices, pour Hegel, que le « côté humain » du christianisme l'emporte sur son contenu 20 • Si la conscience chrétienne accorde d'office cette autonomie à l' « histoire extérieure » et à l'enseignement des É vangiles, c'est qu'elle a déj à sponta­ nément, mais arbitrairement, scindé deux côtés : Dieu, obj et du dogme - et son histoire, « le s ol de la pensée universelle - et la particularisation, le développement ». L'A ufldarung et les philosophies dites « rationalistes » de la Religion accentuèrent cette séparation : Kant et Fichte assimilent d'emblée l'historicité de la Religion à l'histoire du fils du charpentier ; eux aussi ne voient dans l'élément historique que l'histoire d'un individu (die Geschichte eines Einzelnen}. Et le j eune Hegel lui-même ne décidait-il pas du « destin » du christianisme seulement à p artir de la vie ct de la doctrine de Jésus ? A -t-on le droit, demande maintenant Hegel, de j uger de la Religion et surtout de l'historicité chrétienne par la seule « histoire extérieure »? Autant juger du tableau par le cadre. « La Vérité absolue elle-même, en apparaissant, entra dans une figuration temporelle avec les conditions, les liaisons et les circons­ tances extérieures de celle-ci. Dès lOl's, cliP H e trouve dôj à cntourôe d'elle-même de multiples conditions locales, historiques et de toute une matière positive. Puisqu'elle est la Vérité, elle doi L apparaître et avoir apparu ; cette manifestation appartient à sa nature éternelle elle-même ; elle est si inséparable d'elle qu'en l'en séparant, on la nierait, on rabaisserait son contenu à une abstraction vide. Mais il faut bien dis Linguer de l'Apparition éternelle, qui est inhérente à l'essence de la Vérité, le côtô du séjour momentané, local, cxtôricur a fin de ne pas confondre le Fini avec l'Infini, l'indifférent avec le substantiel. De ce côté, un nouvel espace est offert ù l'Entendement, où il va déployer ses cfiOl'ts ct augmenter l'étoffe finie ; en s'atta­ chant à ce séjour, il trouve l'occasion immédiate d'élever les singu­ larités de celui-ci à la dignité du divin véritable, le cadre à la dignité de l'œuvre d'art qu'il enserre, a fin de pouvoir exiger pour l'histoire finie, les évôncmcnts, les circonstances, les représentations, les commandements, etc. le même respect ct la même foi que pour ce qui est être absolu, histoire /�tcrnelle 21 • »

Des écrits de j eunesse à la Philosophie de la religion, la doctrine des Évangiles, si elle est j ugée plus sereinement, est surtout remise à sa j uste place : ensemble d'indications parfois équivoques qui ne sauraient faire préjuger de la signification du christianisme. Un exemple suffit à montrer l' ampleur de cc retournement : le commentaire, aux deux époques, du précepte évangélique « Aime ton prochain

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comme toi-même ». A Francfort ct à Berlin, c'est en appa­ rence la même leçon. Jésus n'a pas voulu dire : « Aime aussi ton prochain », mais : abandonne pour lui les rapports d'existence (LebensPerhaltnisse), tourne le dos aux fins particulières, que l'Amour devienne ton unique fin. Mais, bien que l'interprétation reste semblable, le précepte prend une portée toute différente. L'Esprit du christia­ nisme oppose le commandement d'Amour à l' « abstrac­ tion » : l'Amour supprime la séparation entre l' Universel abstrait (le devoir-être) et la particularité, « il n'est pas unité du Concept, mais unité-spirituelle 22 ». Dans la Philosophie de la religion, l'Amour n'est plus, au contraire, qu'une figuration abstraitement approximative du Règne de Dieu. On retrouve bien la même défiance envers l' Idéal et le « devoir-être » utopique, mais l'abstraction est définie autrement ct inclut maintenant le « concept » de j adis . « Aime ton prochain comme toi-même », « On vous a dit . . . et moi, je vous dis . . », brisez les liens terrestres pour accéder au royaume des cieux : on aurait bien tort de voir en ces beaux élans l'essentiel du message chrétien. Il s'agissait seulement d'instructions polémiques, d' élé­ ments de la pédagogie représentative. Par ces inj onctions, Jésus entendait seulement ébranler le pharisaïsme j udaïque. Et c'est pour leur avoir donné trop d'importance que le j cune Hegel, constatant l'échec de cette ( apparente) révolte, en concluait que le christianisme était incapable de s' accommoder des relations d'existence effectives. Ce n'est pas la question. Et il n'y a plus rien là de scan­ daleux, si l'on accorde que l' Évangile n'était qu'une propé­ deutique naïve : le christianisme ne semble avoir échoué q ue si l'on prend à la lettre la « langue de l'exaltation ( Sprache der Begeisterung) >> qui promettait « une trans­ plantation immédiate dans la vérité 23 » . C'était faire trop de crédit à l'idéologie du christianisme naissant que de dénoncer le christianisme comme une religion qui manque la réconciliation. C'était aussi sc faire une idée non conceptuelle de cette réconciliation. Bref, la distance manquait alors à Hegel pour voir en l'histoire chrétienne tout autre chose qu'une suite d'événements centrés sur la rie d'un homme, les paroles qu'il avait proférées, l'espoir qu'il avait soulevé, puis déçu. Peu importe cela : ce n'est que l'anecdote greffée sur la Révélation, « l'histoire extérieure du Christ telle que la connaît aussi la non­ foi (der Unglaube ), à la manière dont nous connaissons l'histoire de Socrate 24 » . Cette histoire s'achève sur la .

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mort du Christ. Or, c'est là que, spéculativement, tout commence. « Avec la mort du Christ commence le renversement de la cons­ cience ( Umlœhrung des Bewusstsseins) : celle-ci pivote autour de cc poin t central. La façon qu'on a de comprendre (cette mort) atteste la différence entre la compréhension extérieure ct la Foi, c'est-à-dire la contemplation au moyen de l'Esprit ... car la Foi es t essentiellement la conscience de la vérité absolue, de ce que Dieu es t en-soi c t pour-soi. Or, cc que Dieu es t en-soi ct pour-soi, on l'a vu, c'es t la Trinité, ce parcours de vic (Lebensperlauf) où l'Universel s'oppose à lui-même ct demeure identique à soi 25• »

Pourquoi la mort de Jésus est-elle devenue « la pierre de touche où s' éprouve la Foi »? On le comprend mieux, si l'on distingue de la compréhension spéculative les deux sortes de compréhensions non spéculatives possibles qui la j ouxtent. Première interprétation : l'interprétation catholique. « Il peut y avoir aussi un point de vue où l'on s'en tient au Fils ct à son apparition 26• » Christ a été ravi au monde en t ant que cet homme-ci : d'où le regret de sa présence sensible ct la vénération de l'hostie. Culte des reliques, pèlerinages, tout est bon pour retrouver quelque chose de l'ancienne présence. C'est cc mirage qui conduisit les Croisés j usqu'au Saint-Sépulcre, cette superstition qui porte certains missionnaires à prendre au sérieux les vertus que prêtent aux ossements les sauvages qu'ils évangélisent 27• L'Esprit du christianisme voyait dans cc recours obstiné au « positif » la contrepartie nécessaire de l'abstraction de la vic chrétienne : il fallait bien qu'un lien quelconque réunît une communauté que rien ne cimentait. Hegel prend soin maintenant de distinguer de la « communauté spirituelle » cette communauté avide de présence immédiate. Seconde interprétation possible : nous l' appellerons « abstraite >>. En mourant au sensible, Dieu aurait épuré l'idée que nous devons nous faire de sa présence. Et cette leçon semble même se dégager de certains passages du « Règne du Fils », dans la Philosophie de la religion. A v cc la disparition de la singularité immédiate, sc dissipe la seconde abstraction de Dieu, « l'abstraction de l'humanité >> : « Maintenant, cette humanité - qui est un moment même de la vic divine - est déterminée comme quelque chose qui n'appartient pas à Dieu 28• >> Mais cette renonciation à l' abstraction est encore abstraite et, quelques pages plus

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bas, Hegel revient sur cette première approximation : Dieu, en s'unissant au monde, a montré que « l'humain j ustement n'est pas pour lui quelque chose d'étranger, mais que cet être-autre, cette différenciation, la Finitude est un moment en Lui-même - un moment, il est vrai, disparaissant 29 ». Dieu n'avait pas pour dessein de nous rendre conscients de la distance où nous sommes de Lui ; le divin ne s'est pas plus retiré du monde par dédain qu'il n'y avait fait une apparition par caprice. Au reste, cc dédain ferait trop d'honneur au Fini, au « mondain », en le posant au moins comme étranger à Dieu. Or, dire que Dieu « se révèle », c'est dire que l' être-autre, le Fini n'est pas en dehors de Dieu. Non qu'il s'engloutisse en Lui, mais > à partir mondaines des q uelles et à travers lesquelles nous avons a J? pris à le viser. Dieu dit la dérision d'un « monde-créé-subsistant » par rapport auquel Il resterait confiné dans le rôle anthro­ pomorphique de Créateur. Les concepts hégéliens en général ne disent rien d' autre que la précarité des .contenus que l'on croyait positifs. Philosophie de la Religion, philosophie de la Nature, philo­ sophie de l'Esprit, ces titres ne désignent rien d'autre q ue la récusation de ces génitifs confortables, mais abusifs, dont les savoirs positifs sc font un programme : science de Dieu, du monde, de l'homme, de l' âme s i . A ces objets qui s'offraient à nous avec l'autorité du déj à là, le discours spéculatif ne substitue pas d' autres obj ets. La physiogno­ monie, par exemple, concentrait dans le visage la « réalité­ effective » de l'homme ; en lui obj ectant que « l'être-vrai de l'homme est bien plutôt son opération », Hegel n'a pas conscience de déterrer l'essence enfouie au plus profond de l'homme. L' « opération » est simplement le nom qu'il donne à la remise en question du fait qu'on puisse loger « l' être vrai de l'homme » dans une donnée positive, quelle qu'elle soit. De même, l'Esprit n' est pas une nature hors nature, la différence caractéristique de l' animal raisonnable p erché au sommet de la série des êtres, mais l'éclatement des significations qui faisaient de la « Nature » une repré­ sentation bien connue. La vérité qu' apporte le Concept n'est j amais le dernier mot, mais l'inanité enfin reconnue hautement de tous les « derniers mots » (liberté, praxis, matière . . . ) qu'on pourra prononcer. Le sens exact du « divin » hégélien est donc à la mesure d'une annulation ontologique de la signification « monde », et non d'une simple dévalorisation de cet étant « bien connu >> dont parlent théologiens et savants. La mort du Christ signifie que le « monde créé », pris en soi, n'est rien, et non pas qu'il est assez peu de chose (cc serait encore beaucoup trop) pour que Dieu se compromette longtemps avec lui. On mesure à cc seul trait la distance qui sépare la philo­ sophie spéculative de la philosophie classique ct du parti qu'elle tirait du Nouveau Testament. Les querelles théolo­ giques du xvn6 siècle sur le rôle de l' Incarnation deviennent des querelles mythologiques. Qu'on se reporte, par exemple, à la polémique d'Arnauld et de Malebranche. A M alebranche qui avait soutenu que c'est de l' Incarnation seule que -

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l'ouvrage créé tire une valeur, Arnauld comme Fénelon objectaient que le monde était bon en tant que créé, ct que l' Incarnation aurait donc été superflue si Dieu n'avait cu que le dessein de rendre l'ouvrage digne de Lui 32• Dans sa réponse, Malebranche concédait que le monde créé possède en lui-même une valeur ct même un maximum de perfection, faute de quoi, il n'y aurait pas entre Dieu et lui la commensurabilité minimum qui rend possible l' Incarnation ; mais il continuait à soutenir que le dessein de l' Incarnation avait seul pu rendre possible la Création. Cependant, la concession de Malebranche, pour Hegel, était de trop, car le grief contre lequel il devait se défendre n'en est plus un, désormais. Non seulement, le monde fini en tant que tel n'a pas cette consistance que l'ortho­ doxie reprochait à Malebranche d'avoir négligée, mais il faut dire que la Religion a pour tâche de supprimer cette consistance apparente. Est-cc à dire �ue Hegel irait plus loin que Malebranche dans la ligne de l ascétisme chrétien ? Nullement. Ascétisme, c'est renonciation aux prestiges de ce monde, donc attitude « mondaine >>. Or, il ne s'agit plus de savoir si Dieu a envoyé son Fils pour assurer le salut des créatures ou pour glorifier son ouvrage créé, pour rehausser la valeur du monde créé ou pour lui en donner une. Dès lors que la mort du Christ signifie que la « mondanité >> (ou, si l'on veut, l' « étape mondaine ))) est essentiellement éphémère, il ne s'agit plus d'apprécier l'utilité de l' Incarna­ tion ou d'en désigner le bénéficiaire. Ce serait touj o urs ordonner l' Incarnation au « mondain ))' la mesurer au « créé >> comme à une unité fixe et s'interdire, par là, de reconnaître dans le Différent la simple marque d'une Différenciation. On déterminerait donc mal le « Règne du Fils >> en s e contentant de dire que le divin defJient s o n Autre ou passe en lui. Ces mots ont l'inconvénient de mettre l'accent sur l'indépendance donnée au Différent qui « apparaît comme un effectif extérieur, sans Dieu 33 >>. Le Fils symbolise alors la création du Fini et l'être-autre est pensé irrévoca­ blement comme Fini subsistant, « monde créé >> : toutes les dépréciations de ce monde qui sc greffent là-dessus (Male­ branche) n'y changent rien. Or la responsabilité de cette traduction incombe à l'esprit fini, « pour autant que lui­ même est, dans son existence, cette modalité d'indépen­ dance >>. « En Dieu même ))' il en va autrement : cc qui semblait être un étant indépendant n'est plus qu'un tournant du sens. Un moment. A condition, précise Hegel,

La patience du Concept que ce mot n'induise pas la représentation d'un passage instantané (augenblicldich) et ne nous fasse replacer ainsi l'évanescence de l'étant dans la dimension de l'allant et de l'après. De même, on ne pourra recourir aux mots « étap e », « épisode » qu'en précisant qu'ils sont seulement des Images. Sinon, on continuerait d'imaginer temporelle­ ment la suppression de l'être-autre. > est j ustement l'abolition d'un tel langage. « La Foi n'est pas le rapport à quelque chose d'A utre, mais elle est le rapport à Dieu même 3 6 • >> Le rôle dévolu à la N ature créée est un autre aspect de ce contresens fondamental. C'est sur le fond de cette présupposition de Dieu comme Autre que l'idée de Nature gagna sa fausse indépendance, favorisée par la mésinter­ prétation du dogme de la Création. C'est à elle qu'est dû le long oubli du « vrai concept de la N ature », la paren­ thèse qui s'ouvre après la Physique d'Aristote et que ferme seulement la Critique du jugement 36• Physique théo­ logique aussi bien que physique mécaniste s'accordèrent à transformer la Phusis en un être compact qu'elles asser­ vissaient soit à des fins soit à des causes extérieures ; cha­ cune, à sa façon, perdit de vue la Phusis aristotélicienne comme processus, accomplissement de soi. Ainsi le moment conceptuel de la Difiérencc devenait plus opaque : tout en se réclamant du christianisme ou, du moins, en s'accommo­ dant de lui, la philosophie obscurcissait ce que le dogme =

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de la Trinité lui aurait permis d'éclairer. Cette Nature pétrifiée devenait la seule image du Fils, de l'Autre de Dieu. Or, « la Nature est sans doute le Fils de Dieu, mais non comme le Fils : comme la persistance de l'être-autre ; elle est bien l' Idée divine, mais retenue pour un instant en dehors de l'Amour 37 ». La critique kantienne elle-même ne dissipa pas cette illusion naturaliste, puisqu'elle liait la dissolution de la cosma théologie au refus de toute théologie : signe que le rôle disproportionné d'intercesseur entre Dieu et la créature qu'on avait attribué à la nature demeurait non critiqué. On méconnut donc que la H.eligion chrétienne accom:12lit - mais en secret, il est vrai - la conciliation du divm et du créé ct qu' avec elle disparaît, pour qui sait entendre, la massivité du « monde naturel » . -

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Le christianisme contient la premiere critique de cette figuration non vraie, mais les philosophes ne surent pas l'en dégager. Une fois de plus, la vérité spéculative qui se dessinait dans la H.eligion chrétienne fut étouffée pur l'ambiguïté représentative de celle-ci. Dieu a pris la forme d'un esprit fini, Il est venu séjourner dans la Nature : les chrétiens en restent à cette représentation; philosophes et théologiens la justifient : c'est au cc monde naturel >> qu'appartiennent le règne des corps et le règne des esprit 39 ; c'est à la Création qu'est subordonnée l' Incarnation. Nous notions plus haut que Hegel s'oppose à l'idée que l' Incar­ nation ait été un moyen de la rédemption ou un moyen de la glorification du monde, bref, qu'elle ait été accomplie en vue du cc monde naturel >> ou d'une de ses parties. Mais d'où vient que l' Incarnation ait été interprétée comme un supplément de la Création, non comme l'éclaircissement de son sens, mais comme la valorisation du cré é ? Pourquoi la Nature est-elle ainsi tenue pour l'élément de référence ? Au début de la Philosophie de la Nature, Hegel répond à cette question. « Le Différent peut être saisi sous trois formes : l' Universel, le Particulier et le Singulier. ( Duns l'Universel), le Différent est retenu duns l'éternelle unité de l' Idée, c'est le Logos, le Fils éternel de Dieu, comme le comprenait Philon. A l'extrême opposé, il est la. Singularité, lu forme de l'esprit fini. En tant que retour en soi-

La patience du Concept même, la Singularité est bien Esprit, mais, en tant qu'être-autre, elle l'est à l'exclusion de tous les autres, elle est esprit fini ou humain (car d'autres esprits finis que les hommes ne nous concernent en rien). Lorsque l'homme singulier est en même temps compris dans son unité avec l'essence divine, il est l'objet de la ncligion chrétienne, et c'est cc qu'on peut exiger de plus prodigieux de celle-ci. La troisième forme qui nous occupe ici, l' Idée dans la Partieularité, c'est la Nature, qui sc situe entre les deux extrêmes. Cette forme est celle que l'Entendement tolère le mieux : tandis que l'Esprit est posé eommc la contradiction existant pour soi, puisque l' Idée infiniment libre est en contradietion objective avec l' Idée sous la forme de la singularité - dans la Nature, au contraire, la contradiction est seulement en soi ou pour nous, car l'être-autre apparaît dans l'Idée en tan t que forme paisible 40 • »

L'Absolu s'explicite donc : 1) en Esprit fini ; .2) en Nature. C'est la première explicitation que décrit le christianisme, mais on ne l'a jamais compris que confusément. Car, dès que l'on essayait de penser l' Incarnation dans sa spécificité, on se heurtait à l'énigme du rapport du Fini ct de l' Infini (nous reviendrons sur ce point) ; de leur commensurabilité, de leur compatibilité. Comme on pensait ces deux essences comme séparées, leur interpénétration paraissait forcé­ ment contradictoire, et les théologiens devaient se contenter d'escamoter cette contradiction. Nulle difiiculté, par contre, quand il s' agit de la Création : ici, la coupure est nette entre le producteur et le produit ; si le Créateur veille sur la nature, il ne vient pas l'habiter ; sa relation avec elle est réglée une fois pour toutes. La Nature camoufle cc que décrit le Nouveau Testament sous forme de fait divers : le Dieu imri:mable qui la gouverne, qu'a-t-il de commun avec un vagabond mis en croix !1 Il était donc plus rassurant de penser le christianisme dans les limites de la Nature, de reporter la Différence équivoque à la Différence figée, le Règne du Fils à sa caricature. C'est cc que résume Hegel, en marquant, à l'intérieur de la Finitude, la différence, au moins didactique, entre le « monde naturel J> ct le > : formules, à cc niveau, aussi peu énigmatique l'une que l'autre. Ce fut pourtant le mérite de la Foi chrétienne de ne pas tout à fait consentir à cette naturalisation de son contenu ct de pressentir, quitte à scandaliser l'Entendement, que ces deux formules ne sont nullement équivalentes. > ..

Il devient « tout autre », car Jésus n'est plus compris comme un être naturel, porteur, en sus, d'une signification qui lui demeurerait étrangère. La conscience ne sc le représente plus comme symbole-de, mais comme développe­ ment de la Subjectivité divine, car Subjectivité, ici, s'opp ose à symbole 42• A la situation « Nature-Créateur >> qm ne permettait que le rapport de symbolisation, succède la relation du Père au Fils, pensée comme division de « Dieu >> d'avec Lui-même. Non plus une nouvelle figure (même si la conscience encore représentative l'entend de la sorte) , mais la suppression de toute figuration possible, - non plus un nouvel angle de prise de vue, mais le début d'une mutation dans le sens du mot « Dieu >>. « Dieu » n' est plus partagé entre « l'en-soi substantiel du Père >> et l'obj ectivité seulement historique du Fils 43 : Il devient pour la cons­ cience qui, pour la première fois, sc pressent comme Esprit, la nécessité de ce partage. L'histoire du Christ cesse alors d'être le récit d'un événement merveilleux ou un conte pédagogique pour ne plus dire que sa propre nécessité. Ici, ct ici seulement, commence l'explication à ciel ouvert avec le divin et décline la référence à la Nature. Elle ne fait que décliner, il est vrai, car lu conscience religieuse comme telle (et c'est pourquoi elle reste religieuse) ne

La patience du Concept parviendra j amais à abandonner le modèle de la Création du monde. L'Autre-de-Dieu, elle le conçoit bien comme son Fils, ct non plus comme le monde-étant. Et cependant, elle en revient touj ours au partage originel de l'en deçà ct de l'au-delà. Elle recule encore devant l' identification de Dieu ct de l'homme 44• Elle craint de dire clairement le contenu qu'elle a compris. C'est donc qu'elle ne possède pas encore l'ontologie de son âge. III

On se permettra, à cc point, deux remarques. 1) Il vaut la peine de centrer le hégélianisme sur la vraie Théologie qu'il prétend instaurer, ne serait-cc que pour mettre fin à la légende de l' « humanisme hégélien ». La vérité est que Hegel, nous venons de le voir, accorde un privilège à l'Esprit fini sur la Nature. Mais cc privilège revient à l'Esprit en tant qu'Esprit, non en tant que fini , comme le croient l e s interprètes « humanistes » . La supré­ matie que l'homme acquiert progressivement sur la Nature, Hegel la célèbre en des pages fameuses. Mais il importe de lui rendre son exacte portée. « Le monde fini est le côté de lu Différence pur rapport au côté qui resle dans son unité ; il se divise ainsi en monde na turel cl en monde de l'Esprit fini. Lu Nature entre seulement en rapport uvee l'homme, elle n'entre pas pour soi en rapport avec Dieu, car lu Nature n'est pas Savoir ; Dieu est l'Esprit, lu Nature ne sait rien de Dieu. Elle est créée pur Dieu, mais elle n'entre pus d'elle-même en rapport avec Lui, en ce sens qu'elle n'est pas connaissunte. Elle n'a de rapport qu'à l'homme, e l ce qu'on nomme le côté de sa dépendance consiste dans ce rapport à l'homme 45, »

La Nature fut longtemps le seul lieu de la révélation du divin. Révélation fragile, quand l'homme des religions primitives aperçoit le divin dans le soleil ou dans la foudre, quand les théologiens, païcnncment, tirent argument des merveilles de l'univers pour s'élever à Dieu. Désormais, ct cette bonne nouvelle parcourt l'œuvre de Hegel, Dieu ne s 'annonce plus dans le ciel étoilé ; à Heine qui s 'extasie sur la beauté de la nuit, Hegel murmure : « Les étoiles ne sont rien ; ce que l'homme y met de lui, voilà cc qui est 46, » Le créé ne cesse de faire simplement écran par rapport au divin que lorsque le mot « Nature » en vient

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à signifier l'immédiateté de l' Espri t, son enracinement pathologique >>,

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« La plus haute considération de lu Nature, le rapport le plus profond dans lequel on peut lu placer pur rapport à Dieu consiste plutôt à la comprendre comme spirituelle, c'es t-à-dire comme nature de l'homme 47• >>

A cc stade, la Nature prend un sens explicite ct j oue un rôle dans la révélation de l'Esprit à soi : elle désigne la dépendance que l'Esprit fini (humain) doit briser pour laisser sc dire le divin en lui. D 'écran représentatif, elle devient au moins obstacle au développement de l'Esprit. Pour que le problème de l'accès au divin soit replacé sur son vrai terrain, il faut donc renoncer à l'idée d'une Nature conçue comme l'ensemble des « coutumes de Dieu >> (méta­ physique classique) aussi bien qu'à la « bonne Nature » du xvi n ° siècle, patrie utopique d'avant l'histoire. C'est le p éché originel qui donne son sens au mot (( Nature », à condition, il est vrai, qu'on ne l'entende pas comme une déchéance qui aurait affecté une nature j adis intégralement bonne, mais comme l'image de l' Esprit au plus bas de sa finitude. Les deux versions sont bien différentes. La pre· mi ère est celle de l'orthodoxie : le Mal a assombri le Dien, la nature, en l'homme, est devenue anormalement synonyme de corruption . . . Ces thèmes impatientent Hegel : en quoi, demande-t-il, la connaissance du Dien ct du Mal aurait­ elle été marque de corruption ? en quoi était-cc un châti­ ment pour Adam que de sortir de l'hébétement du Paradis terrestre ? La seconde version mettra en valeur, au contraire, que l'homme (( déchu >> ou naturel appartient du moins au règne de l' Esprit. Mieux vaut donc parler d'immé­ diateté humaine plutôt que de déchéance ; cette immédia­ teté n'implique aucune régression ct n'appelle aucune nostalgie : elle est simplement le point Zéro dont l'Esprit part pour sc con qyérir. Cette nature humaine est mauvaise par définition, pmsquc non développée, mais elle contient, à la différence des (( bonnes natures >> idylliques, la promesse d'un développement, et mieux encore vaut d'être (pour pren­ dre des cas limite hégéliens) fou ou nègre que de s'ébattre au Paradis. Telle est la clarification qui s'ébauche lorsque la Nature, devenue nature humaine, soutient son premier (( rapport à l'homme >>. Cette première relation significative de l'homme à la nature indique en quel sens il faudra prendre les autres, ct, en particulier, la relation technique.

La patience du Concept Sans doute la nature ne rencontre de vérité que dans la pensée humaine qui l'interprète ou dans le travail humain qui l'élabore, mais seulement au s ens où l'opération humaine révèle combien sa consistance et son épaisseur étaient mensongères. Un pas de plus est alors fait chaque fois vers la venue au j our de l'Esprit (Begeistung) . L'im­ p ortant n'est pas l' aménagement de la Nature par une des espèces qui l'habitent, mais la dénaturalisation qui s 'effectue de la sorte. Rendue méconnaissable p ar des vivants qui ne la consomment qu'en la dévastant, la Nature apparaît de moins en moins comme le négatif importun dont la présence tenace faussait la compréhension du mot « Dieu » ; chacune des transformations qu'elle subit est une invitation de plus à ne pas sc rapporter à elle comme à un horizon indépas­ sable. Là encore, si on compare l'anthropologie du xvu0 siècle au hégélianisme, on constate qu'on passe d'un jugement de valeur p orté sur la N ature à une révision de son statut ontologique. L'éloge de l'ingénieur au xvn° siècle, l'idéal cartésien du « maître et possesseur de la Nature >> , on a assez dit qu'ils s'aj ustent parfaitement à l' assise théolo­ gique de la pensée classique. C'est collaborer avec Dieu que de tirer parti des mécanismes qu'il a mis en place et ce n'est, en tout cas, nullement lui faire concurrenf�e : Male­ branche, là-dessus, dans un texte étonnant, ôte aux méca­ niciens leurs derniers scrupules. (( Si Dieu remuait les corps par des volontés particulières ... , ce serait insulter à la sagesse de Dieu que de corriger le cours des rivières, et de les conduire dans des lieux qui manquen t d'cau : il faudrait suivre la nature ct demeurer en repos. Mais Dieu agissant en conséquence des lois générales qu'il a é tablies, on corrige son ouvrage sans blesser sa sagesse 4B, >>

En faisant usage de la nature ou des animaux, l'homme est donc le fondé de p ouvoir de Dieu : le prométhéismc du Disco urs de la méthode résulte d'un pacte tacite entre le Dieu des philosophes ct l'homme natmcl. Or rien n'est plus éloigné, on le voit, de la pensée hégélienne. On aurait tort de se laisser abuser ici par le mot (( praxis >>, car il ' n y a pas grand-chose de commun, conccptucllcmcnt, entre une praxis qui asservit le monde avec la bénédiction de Dieu et une praxis qui, en dévo ilant la nullité du monde, contribue à lever l'obstacle majeur au vrai Savoir de Dieu. Aussi l'importance que donne Hegel à l'humanisation de la N ature ne débouche-t-elle surtout pas sur un éloge de Prométhée :

« Ce rwux mot d'athéisme . . . » « Ce n'est pas l'éthique ni le j uridique que Prométhée a donné aux hommes, mais il leur a seulement enseigné la ruse qui leur permet tra de dompter les choses na turelles et d'en faire des moyens de satisfaction humains. Le feu et les arts qui sc servent du feu n'ont rien de moral en soi, aussi peu que l'art du tissage ; ils entrent seule­ ment d'abord au service de l'égoïsme ct de l'utilité privée, sans se rapporter à l'existence humaine communautaire et à la vie publique 40• >> Cette restriction du sens « spirituel » de la technique dit assez où s' arrête le rôle positif de l' « Esprit fini ou humain ». Le privilège de l'homme, - qu'on le pense comme suj et actif (tiitig) ou comme conscience-de-soi - n'est j amais que relatif. On ne trouvera pas, dans les écrits de maturité, d'éloge de l'homme qui ne soit assorti de réserves . Hegel, commentant le chœur d'Antigone, reprend-il l'éloge de la ruse humaine qui sait opposer les forces naturelles à la Nature même, il ajoute aussitôt : « Mais (l'homme) ne peut s'emparer de la sorte de la Nature même, de l'universalité de celle-ci, ni l' ajuster à ses fins 50. >> Si la technique indique que la N ature est à dépasser ontologiquement, elle la dépasse, en définitive, aussi peu que la satisfaction du désir. Certes, le travail du serviteur vaut mieux que l'assouvisse­ ment du Maître ; mais n'oublions pas que « la chose est en même temps indépendante (pour le serviteur) ; il ne peut donc, par son acte de nier, venir à bout de la chose et l'anéantir ; le serviteur la transforme donc seulement par son travail (oder er bearbeitet es nur) 51 >>. Si Hegel écrit : « Seul l'homme est Esprit, c'est-à-dire pour soi-même . . >>, c' est qu'il oppose alors l'homme à l' animal qui , lui, « ne fait qu'un avec Dieu, mais seulement en soi >>. Et la phrase suivante nous interdit de prendre cc moment anthropo­ logique d e l ' Esprit pour son foyer immuable : « M ais cet être-pour-soi, cette conscience est en même temps la séparation avec l'Esprit divin universel 52• >> En somme, le divin doit passer par les figures complémentaires du Cogito ct du « maître et possesseur de la nature >> a fin de se comprendre en toute son· envergure. Mais, si décisif que soit ce tournant, il est erroné de vouloir j uger sur lui du circuit tout entier. Le Cogito comme l'ingénieur conqué� rant du Discours sont seulement des paradigmes unilatéraux qui ne préjugent encore nullement de la nature de la « compréhension-de-soi de l' Esprit >> vers laquelle ils nous acheminent. Il suffit d'entendre toujours par le mot Geist le désenreloppement du sens pour que la compréhension de Hegel comme pur post-cartésien ( Heidegger) ou la récupé.

La patience du Concept ration de Hegel que tentent à intervalles des interprètes marxisants ou marxistes (de Koj ève à M. Garaudy) appa­ raissent comme deux manières différentes d'arrêter au même po int le parcours du Geist hégélien et, par là, encore une fois , d'inscrire trop vite Hegel dans la tradition, sans tenir compte ou suffisamment compte du recul qu'il a pris par rapport à elle. Observation qui dépasse le simple souci d'obj ectivité historique. Il est remarquable, par exemple, que, faute d'attention aux textes, on risque de simplifter ct de falsifier le sens de la critique que firent de Hegel ses successeurs immédiats . Ou bien on relève que Marx tire parti des éléments concrets qu'il découvre çà et là dans Hegel ou bien on montre que le rappel à l'ordre « humaniste » fait s'effondrer le château de cartes de la spéculation. Il suffit de revenir aux textes pour mesurer combien les choses sont loin d'être aussi simples. En voici un seul exemple. La critique de la notion de négativité dans les Manus­ crits de 1844 est liée à celle de l'antihumanismc spéculatif. La négativité est inséparable de la dévalorisation de la nature. L' avant-dernière citation qu'on trouve de Hegel est celle du § 2;.5 du System : la nature, écrit Hegel, ne renferme pas la Fin suprême ct la théologie finie est juste bonne à laisser pressentir sa nullité intrinsèque. Face à cc parti pris idéaliste, on s'attachera à réhabiliter ct la nature ct la Finitude : « Un être qui n'a pas sa nature hors de lui n'est pas un être naturel ; il ne fait pas partie de l'essence de la nature. » Cette réévaluation de l'être naturel ftni conditionne la thèse proprement humaniste des Manus­ crits : en tant qu'être naturel, l'homme, par opposition à l' animal, est le seul être-générique ( Gattungswesen) , ct, du fait de cc privilège, la différence entre vie individuelle ct vic générique s 'efface, au moins en droit, dans sa ilie actiile. « La vic individuelle ct la vie générique de l'homme ne sont pas différentes. >> C 'est dire que le genre n'a pas de sens seulement biologique pour l'individu humain, qu'il ne sc présente pas seulement à lui sous l'as p ect du partenaire sexuel - lequel, pensait Hegel, renvOie l'individu à son incomplétude - ; le genre a une présence positive pour l'individu, p our autant que son appartenance au social hante chacune de ses activités. Même quand je n'agis p as en communauté directe avec d' autres, « ma propre exis­ tence est activité sociale 53• >> L'homme, même en tant que vivant, est ainsi un ilifJant d'exception, et son être· conscient n'est que l'expression de cette prérogative vitale.

« Ce rwux mot d'athéisme . . >> .

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En soi, « ma conscience universelle n'est que la forme théo­ rique de cc dont la communauté réelle, l'organisation sociale est la forme rit,Jante >>. A ce point, on voit clairement quel est l'effet - ct l'on devine quelle pourrait être la motiva­ tion - de la révolte contre le spéculatif : arracher l'espèce humaine, dans sa vic pratique même, au commun destin biologique, - rendre à l'homme porteur d'outils le rôle irremplaçable qui s'effaçait assez vite dans le cycle de l' Idée. Jusque-là, tout est simple : humanisme contre spécula­ tion ; le schéma est familier. Mais il y a un autre versant des Manuscrits, sur lequel on risque de retrouver, trans­ posé, le non-humanisme hégélien. Revenons du droit au fait : cet être-générique, il se trouve qu'il est aliéné, qu'on lui a arraché sa vie générique, avantage qu'il détient sur l'animal, en la ravalant au rang de moyen de conservation de l'existence indit,Jiduelle 54• Et, pour décrire cette situation de fait, il faut sc donner le moyen de marquer la distance qu'il y a entre le travail aliéné ct cc que serait l'objectiva­ tion générique, entre le travail tel qu'il est vécu par l'indi­ vidu séparé de son essence ct cc que serait la production conforme à l'essence humaine. A ce point, la doctrine de r 844 ne peut plus être un hymne entonné en l'honneur de la Tatiglreit humaine, un simple retour à la téléologie finie. Cc qu'est l'activité désaliénée, il est difficile de le faire deviner à travers cc qui en est la caricature. Comment la décrire au plus j uste ? C'est alors que le j eune Marx revient d'une certaine façon à la distinction hégélienne entre le trarail technique violent (côté de la finalité externe, de la téléologie finie) et l'élaboration biologique (côté de la fina­ lité interne) . Lorsqu'il définit la nature comme « le corps non organique de l'homme 55 >>, il transpose en rapport de droit de l'homme à la nature le rapport du vivant hégélien à son corps ; lorsqu'il oppose à l'animal, qui ne fait que « sc produire lui-même >>, l'homme qui, en tant que pro­ ducteur, ne peut être que reproducteur, il transpose encore le schéma biologique hégélien 56• Ce modèle est indispen­ sable : il permet de donner un contenu à la mystérieuse « production générique >> ct d'indiquer avec précision en quoi elle diffère ou différera du « travail >> que nous avons sous les yeux. Grâce à lui, nous comprenons qu'elle n'est pas, comme celui-ci, un simple « échange-de-matières >> ( Stofl­ wechsel) entre deux êtres naturels de même niveau, mais l'accomplissement des « forces-essentielles >> (Wesenslrriifte) de l'homme. Bref, on peut déterminer avec moins d'impré· cision l' « activité >> d'en deçà de l'aliénation. C'est dans

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l'activité-ritale, promue à la dignité d'essence humaine, que cet « humanisme », dès lors plus ambigu qu'il ne sem­ blait, va chercher, en fin de compte, une garantie. D'où l'on voit : a) combien il serait utile aux apologistes du j eune M arx d'analyser davantage le mot « humanisme >> ; si le j eune Marx entendait glorifier le libre projet de l'homme, on con­ viendra que sa tentative est déj à compromise par l' appel à la norme biologique. C'est peut-être qu'il est impossible, depuis la Critique de la faculté de juger, de remettre pure­ ment ct simplement en honneur la finalité externe : le « ma­ térialisme >> du j eune Marx en serait une preuve de plus. b) combien il serait léger de ne voir dans les Manuscrits que la révolte de Prométhée contre le Système abstrait. N'est-ce pas la revanche ironique du spéculatif que de reparaître sous sn forme biologique, lorsqu'on éprouve le besoin de constituer le concep t d'une « activité humaine >> qui soit autre chose que la m1se en relation de deux termes extérieurs l'un à l' autre ? Il n'est décidément pas sans importance que Hegel ait concédé à l'homme le statut d'Esprit fini ct n'ait accordé à Prométhée qu'un rôle subalterne. 2) Dévaloriser les significations cosmologiques, il nous a semblé tout à l'heure que le mot serait impropre p our carac­ tériser le proj et de Hegel. C'est de critiquer la consistance qu'on leur accorde qu'il s' agit, ct c'est tout autre chose. De la même façon, le concept de Nature est moins rabaissé axio­ logiquement q ue pensé dans sa stricte négatirité. Cette diffé­ rence pourrmt sembler obscure ou verbale. Précisons-la. Il est notable que, dès les premières pages de la Philoso­ phie de la nature, Hegel ait le souci de ne pas être confondu avec Schelling. Les extravagances de la Naturphilosophic romantique, remarque-t-il, rendent compréhensible que la discipline même soit tombée en discrédit 57 et que, par un contrecoup inévitable, l' « empirisme grossier >> ait été renforcé. L' Entendement, en effet, a beau j eu de placer en regard de cette fausse science une science à l'en croire digne de cc nom, c'est-à-dire strictement limitée à l'obser­ vation ct à l'expérience. On réserve ainsi l' empirie à la physique, tandis qu'on laisse à la philosophie les rêveries cosmologiques. Et ce partage, déj à, est contestable. Il est même aussi préj udiciable aux deux disciplines que le serait leur confusion. Hegel entend y substituer un rapport de subordination. ·

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Ce rwux mot d'athéisme . . .

»

> un principe ou des principes posés dogmatiquement. Mais la spéculation n'a nullement pour tâche de ressusciter une physique des principes : ce code d'intelligibilité, elle en récuse aussi la validité absolue. « C'est dans la Nature phénoménale qu'intervient cette différence entre le prin­ cipe et ses conséquences, les phénomènes ; dans le spéculatif proprement dit, elle est supprimée 63• >> On pourrait simplement conclure de cela que le parti pris antinaturalistc de Hegel a fini par lui rendre service (ou, du moins, a amorti les effets d'un proj et aberrant) en le persuadant que la Nature ne mérite pas qu'on cherche rien sous sa surface et qu'il serait au-dessous de la dignité du philosophe de faire concurrence au Naturforscher. Cette conviction, liée à la polémique contre Schelling, anime, il est vrai, la Philosophie de la nature. Passé fabuleux de la Nature, « œil spirituel >> qui l'éclairerait, on laissera ces « excentricités >> à Schelling ct à son école : ils régressent, de la sorte, en deçà des Physiologucs d' Ionie dont le mérite avait été de désenchanter la cpucr�.:; et de lui donner son sens « prosaïque 64• >> L'important, toutefois, est que cette opposition à Schelling exprime surtout un désaccord relatif au concept même du Savoir. Si la philosophie de la Nature est une « physique rationnelle >>, elle n'est pas, comme le prétend Schelling, une « physique supérieure >> (eine hOhere Physik) ct ne vise pas à donner une seconde vue de la Nature. Son propos est de clarifier ce qu'est la Na ture ; ses analyses ne relaient pas des sciences posi­ tives j ugées insuffisantes ; elles dénoncent l'obj et hâtive­ ment constitué sur lequel travaillent ces sciences. Mais cette dénonciation ne débouche pas sur la restitution à une vérité sans ombres de la Nature telle que la Yisent les sciences positiyes (et, dès lors, telle qu'elles la viseraient impar­ faitement) . Hegel n'est pas si optimiste. « L' Esprit de

« Ce

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mot d'athéisme . . . »

la Nature est un Esprit caché . . . Le Concept sc cache dans la nature inorganique . . . '' : ces formules n'invitent pas à traverser l'écorce de la Nature pour rejoindre son contenu vrai. Elles s'opposent, au contraire, à la parole de Schelling : « La Nature est l' Esprit visible (sichtbare Geist) ,, ct sous­ entendent qu'ici l'intelligibilité sera touj ours insatisfai­ sante, la pénombre de droit. Cc n'est pas en cette place-là qu'on aura chance d'entendre cc que veut dire « Esprit '' : en cette place-là, l' « Esprit '' ne fut j amais à découvert ; il n'y sera j amais. Il serait donc vain de songer à l'en faire surgir magiquement. Ainsi, la philosophie nous fait comprendre avant tout pourquoi le travail des savants est ingrat ; si elle critique les préjugés dans lesquels ceux-ci s 'obstinent, elle ne leur propose pas un programme positif de rechange ni de méthodes infaillibles . A une genèse triomphale de la Nature, elle substitue une déconstruction de l'objet « Nature '' dont il s'agit de nous « libérer ''· La Philosophie de la Nature est donc en maj eure partie diagnostic d'inadéquation au Concept, et non relevé de ses premiers tressaillements : les significations spéculatives ne s'y dessinent que brumcusemcnt. cc D'une certaine manière, la tâche de la philosophie est seulement de prêter attention à la façon dont la Nature même supprime son extériorité, à la façon dont l'extérieur-à-soi fait retour au centre de l' Idée, ou encore à la façon dont elle laisse surgir ce centre au dehors, libère le Concept caché en elle du voile de l'extériorité ct, par là, l'emporte sur la nécessité extérieure 65• ''

Notre propos n' est pas de j ustifier le contenu scientifique de la Philosophie de la Nature (de donner raison à Hegel contre Newton) , mais seulement de comprendre ce qu'il faut entendre ici par scientifique ct d'éviter de confronter Hegel à une conception du savoir à laquelle il sc dérobait (tout en en reconnaissant la valeur, dans ses limites ) . Dès lors, on remarquera que la Philosophie de la Nature, si l'on est attentif à son projet, échappe à deux critiques qui lui furent communément adressées : a ) elle ne serait qu'un échantillon de ses supersavoirs insanes dont les philosophes ont l'audace de coiffer la science de leur temps. Or, le texte ne prend cet aspect que si on l'entend comme l'interprétation fantastique de l'objet que se donnent les physiciens. Mais c'est j ustement l'objecti!Jité de cet objet qui est en jeu. Non que la matière ne soit qu'un rêve ct que le physicien mesure des ombres : simple-

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ment la Nature n'a pas le p oids onti que qu'on lui avait accordé ct, devenue moment du discours, elle doit confesser sa néantité. Hegel parle de la pesanteur comme de « l ' aveu que fait la matière de la nullité de son être-en-dehors· de-soi (das Bekenntnis der N ichtigkeit 66) )) , Roman sur la physique, peut-être, mais non « roman de physique )) : prétendre éclairer le sens d'un :p seudo-obj et n'est pas prétendre redoubler le savoir positif de cet obj et. b) le dédain envers la Nature, dit-on encore, serait le signe d'un brutal parti pris < < idéaliste ll, C'est cc que soutient, p ar exemple, le j eune Marx : « Pour le penseur abstrait, la Nature, en tant qu'elle se distingue de la pen­ sée, de l'abstraction, est une essence déficiente en soi­ même ; elle a quelque chose hors de s oi , qui lui manque . . . )) Cette critique présuppose comme allant de soi l' autonomie du secteur « N ature )) : l' annulation de la signification « Nature )) en tant qu'elle désignerait un étant est comprise comme la dévalorisation arbitraire d'une Nature qui garde­ rait, néanmoins, la place (incontestée ) d 'o bjet. Or la Nature, s elon Hegel, n'est pas une moindre chose, un fantasme que le philosophe aurait à replacer dans l'Esprit. En imaginant ainsi la critique de la signification « Nature ll, on laisse intacte « la Nature en tant qu'elle se distingue de la pensée ll , c'est-à-dire la division Esprit-Nature, que la dialectique a j ustement pour obj et de faire éclater. Cette interprétation revient encore à prendre pour une théorie de la connais· sance, assez proche de Berkeley ou de l 'image qu'on s'en forge, un questionnement sur l a validité d' une ontologie. Certes, les textes incitent parfois à commettre ce contre­ sens, mais il est rare qu'alors l' auteur ne le prévienne pas. Ainsi, dans cette page des Preupes : 11 Ln Nu lur!\ est d e l'apparence d e

contenue dans l'Esprit, créée par lui et, en d ép it s o n êlre immédiat, d e s a réalité indépendante, elle n'es t en soi que posée, créée, idéelle dans l' Esprit . . . >>

tt La Nature dans l' Esprit? l\ La cause est j ugée : Hegel est > , M ais la phrase suivante rétablit aussitôt le véritable enjeu : > ; mais le chrétien ne soupçonne p as la nécessité de cette réticence. Pour lui, la mort naturelle du Golgotha eut pour seul effet de dérober la présence sensible de Jésus. Hegel admet bien que, dans le culte phénicien, la mort naturelle d'Adonis marquait un progrès dans la désubstantialisation du divin. Mais cc qui est anticipation dans un culte barbare pourrait bien être retard dans le moment de l' Esprit qui, même à mots cou­ verts, dit le mouvement de l'Esprit tout entier. Certes, la Représentation chrétienne dénonce la limitation du contenu par l'image ; elle redresse l'illusion grecque qui consistait à rapprocher au maximum forme sensible et signification, et supprime « l'unité de l'intuition, :écarte l'unicité de l'image ct de sa signification, dégage celle-ci pour elle-même >>. Mais elle ne renonce pas à l'image. Le christianisme tout entier souffre donc de l' ambiguïté que l'Esthétique relève dans l'art chrétien. « La corporéité peut seulement exprimer l'intériorité de l' Esprit pour autant qu ' elle lu laisse apparaître, mais l'âme n'a pas son effectivité congruente duns cotte) existence réelle, mais on elle­ même 7°. » Puisqu'il faut que le corporel soit présent, l'artiste le nic en même temps qu'il le montre, il le met en scène comme chose crucifiée, torturée, souffrante (les martyrs) . Plus généralement, l'art chrétien n' est en mesure que de repré­ senter l' aspect « polémique », néantisant, du christianisme - et la page que l'Esthétique consacre aux martyrs recoupe le jugement que portait l'Esprit du christianisme sur le fanatisme du renoncement chrétien. Hegel méprise le dolorisme chrétien et son obsession de la mort, p arce qu'il y décèle la dernière fascination qu'exerce une nature sensible contre laquelle on n'en finit pas de lutter, parce que la souffrance et la mort sont « retenues dans la Repré­ sentation >> qui dérobe leur « signification concrète >>. Mais comment, il est vrai, cette signification pourrait-elle trou­ ver une présentation adéquate? Apparaître, sans être adultérée ? La Heprésentation ne p eut, au mieux, que la faire osciller entre deux faux sens. Ou bien, en idéalisant les visages, elle futilise le contenu du christianisme (Madones de Raphaël : moment du jeu de l'Amour avec soi-même) ou bien elle montre le déchirement avec une complaisante

> et du « seulement conceptuel >> que les Modernes ont le mérite de reconnaître explicitement ct le tort de ne pas savoir dissoudre. Le malentendu futur était donc amorcé. Au reste, la théologie fut toujours un savoir irréfléchi, prison-

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nier de représentations, dépourvu de W issenschaftlich­ keit 76• Elle ne laissa j amais s'expliciter ce qu'elle entendait par >. Cette signification, elle la retenait simplement >. L'Absolu était seulement pour elle Or, les théologiens, pas plus que les philosophes, ne sc soucièrent de cet épanouissement du sens sans lequel le mot « Dieu >> demeure une représentation creuse, et c'est pourquoi, en fin de compte, on en �Jint à douter de la possibilité de connaître Dieu. Il suffisait que la science des choses finies s' annexât lentement l'univers de la connaissance, j usqu' à monopoliser le mot Erkentnis j la Religion, devenue erkentnislos, s 'abaissait jusqu'au sentiment, à la fade édification, les théologiens se réfu­ giaient de plus en plus dans l'histoire des dogmes, tant il est plus commode à qui est conscient de n'être plus en mesure de dire la �Jérité (quand celle-ci a changé de code) de gloser sur les textes de ceux qui, j adis, osaient naïve­ ment la proférer. La position de Dieu comme essence repliée sur son en-soi, puis le partage de la Foi ct du Savoir (la « révérence >> polie de Descartes envers la théologie) , enfin, la relégation de la Religion dans le Non-savoir : tels furent, pour le christianisme d' É glise, les degrés du déclin. Telle fut aussi la courbe ascendante des Lumières . Qu'est­ cc que la « conscience éclairée >>, en effet, sinon la forme que prend la conscience religieuse insatisfaite, lorsqu'elle en vient à sc demander si sa déception n'est pas duc à une vaine espérance. On se lasse de vouloir en vain se recon­ naître dans un Ihre obstinément lointain et l'on préfère mettre en accusation « le soi-disant Positif », sous prétexte que « la conscience de soi ne se trouve pas en Lui 79 >>. La conscience de soi prend alors son parti de l'absence de Dieu. Désormais, elle confondra dans le même refus le rapport au divin et la « servitude >> qui lui était devenue intolé­ rable. Cette conscience « éclairée >> ne songe donc pas à mettre en question le privilège de la « Conscience >> ; elle ne soupçonne pas que le maintien de la structure « Cons­ cience >> a p our effet de laisser intacte l'origine de la > et qu'elle n'a rej eté de celle-ci que la forme la plus .

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oppressante, mais aussi la plus superficielle. Les A ufkléirer, bruyamment, prétendent briser nos chaînes, mais cette révolté est une autre manière de s' accommoder de la cassure qui traversa tout le christianisme. Entre la ser­ vitude à laquelle consentait le chrétien et la >. Cette tourmente avait clarifié le ciel, et il devenait p ossible de comprendre quel mal avait emporté la pensée théologique après l'avoir minée dep uis touj ours : ce tte pensée >. D ' où la victoire de l' Entende­ ment fini, (in Eins zusammenfallen) de la philosophie et de la religion. Sous l'éclairage spéculatif, il s' avère que théologie et foi désignaient ensemble, complé­ mentaircment, la philosophie. Il suffit pour en prendre conscience, de ne plus entendre le mot 0e:6ç dans la langue de la Finitude : la réconciliation de la doctrine théologique ct de la Révélation nous paraîtra alors sc confondre avec le développement de la philosophie tout entière. Hegel l'indique déj à, lapidaircmcnt, au début de la Logilr, en donnant celle-ci pour « la présentation de Dieu arant la création du monde ct de tout esprit fini >>. Cette comparaison entre la Logique et le Règne du Père marque surtout une réticence ou, tout au moins, un souci de situer avec exac­ titude la Logi q ue dans l'économie du Système ; elle sous­ entend que la Logique prise en elle-même n'est encore que l'en-soi du discours philosophique, la répétition générale ( au sens théâtral) de cc que sera son plein déploiement. Reportons-nous à l' l!.'nzylrlopadie de Heidelberg, qui explicite à l' avance cette métaphore. « Comme lu Logique est la philosophie purement spéculative, l' Idée y est d'abord enveloppée dans la Pensée, l'Absolu encore enveloppé dans son éternité ; elle est ainsi la science subjective ct, pur là, la première science ; il lui manque encore 1� côté de l' objec· tivité complète de l' Idée... Duns la première universalité de ses concepts, elle apparaît pour soi ct comme l'œuvre subjective, particulière, en dehors de laquelle toute lu richesse du monde sensible comme du monde intellectuel, plus concret, meut son essence. 02• >> ..

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Ce neux mot d'athéisme

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Telle est l a Logique, e n tant qu'elle ressemble à Dieu avant la création du monde ct de tout esprit fini >>. A lire ces lignes, on croit déj à presque entendre les épigones dénoncer l'abstraction ct moquer la pauvreté de cc palais d'idées. M ais la suite du texte nous indique que c'est seulement en première lecture qu'il est permis, selon Hegel, de parler de l'abstraction de la Logique : «

« Mais puisque cette richesse est aussi connue dans la philosophie de la partie réelle ct qu'elle a montré qu'en retournant à l' Idée pure, elle gagne son premier fondement et sa vérité, l' universalité logique ne se présente plus, dès lors, comme une particularité j uxta­ posée à cette richesse réelle, mais hien plutôt comme contenant celle-ci, comme universalité vraie : elle acquiert alors la signification de Théologie spéculative. >>

Pourquoi la philosophie spéculative mérite-t-elle alors, ct seulement alors, le titre de Théologie spéculative ? Serait-ce qu'on lui décerne, pour finir, le titre le plus honorifique ? N ous croyons plutôt qu'elle mérite ce nom dans la mesure où elle a enfin compris le mouvement qui la constitue, - dans la mesure où le lecteur de Hegel cesse, lorsqu'il a lu le Système en entier et qu'il revient à la Logique, de déplorer l'abstraction de celle-ci, - impression de première lecture. « Abstraite », certes, la Logique le demeurera touj ours - à la façon dont rien n'est plus « abstrait >> que ce que les théologiens nomment « Dieu >>. Mais la spéculation, nous le savons, a pour effet d'emporter ces cloisonnements, de nous faire revenir sur ces réparti­ tions. Le lecteur enfin éclairé doit savoir que la Logique est au Système cc que la pure théologie était à la Révélation : le programme par rapport à l'exécution. Cc lecteur doit comprendre que par « Dieu », il faut entendre maintenant la nécessité d'un processus de ce tte sorte : abstraction qui est faite p our se dissiper d'elle-même, commencement aride qu'il faut vivre comme tel avant de découvrir la plénitude qu'il devait dérober d'abord (dans le mouvement de notre lecture ou dans le procès historique) pour la laisser appa­ raître ensuite comme ayant déjà été là. Lorsque la philoso­ phie atteint cette compréhension du mouvement g; ui la parcourt, elle devient Théologie spéculative ; elle imrtc ce qu'est « Dieu » ; elle est ce cercle enfin ininterrompu dont les discours théologiques abstraits ct les oraisons - trop concrètes - des âmes pieuses n'avaient j amais réussi à souder les deux moitiés. Théologie spéculative, parce qu'il est devenu évident que le développement effectue ce que

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le commencement ne faisait que dire, et que cette explici­ tation met fin à l' abstraction initiale. C ar la réouverture de l'écart entre le dire et l'effectuer est aussi nécessaire que son incessante suppression, le sentiment d'incomplétude initial aussi nécessaire que la reconnaissance finale de cette abstraction comme illusion de première lecture. Dieu n'est rien d'autre. Parlez gravement des attributs et des propres de Dieu ou bien priez humblement le Bon Dieu : vous ne ferez que prendre place sur cette circonfé­ rence. C ar Dieu n'est rien d' autre. Si nous suivons sa courbe de sens au lieu de le saisir clairement et distinctement ou de le rencontrer à un détour de la vie sentimentale, > rien, il n'est rien ; aussi nul que Dieu le Père coupé de sa Manifestation, aussi inintelligible que la Logique, lorsqu'on n'a pas la patience de passer au Système. Paroles insensées ? Tant mieux, si, en cela même, elles montrent qu'on essaie de donner l'idée d'un discours qui ne procède plus par enchaînement ou entassement de raisons, mais par remaniements, - non plus par sommation d'éléments à partir d'une base fixe, mais par différenciation en moments. Non plus un voyage aux étapes datées, mais une étoffe qui se plie et se déplie. Ici, l'abstrait n'a plus d'indépendance. Il n'y a d 'abstrait non manifesté et consistant que l' abstrait tem� abstraite­ ment pour pré-manifeste, c'est-à-dire pensé et décrit

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comme s'il était assez indépendant pour avoir été un j our extérieur ct préalable à la Manifestation. Or, tel est le. sens de la fusion du théologique et du religieux : il n'y a pas d'abstrait immuable qu'une partie concrète compléterait dans un second temps, - pas d'af.'ant auquel succéderait un après. Le progrès ne s'effectue pas comme « par excès 93 ». Le point de départ n'est p as la fondation sur laquelle o n bâtira, mais l'abstraction assez intenable pour que nous en soyons aussitôt délogés, non pas l'aliquid certum qui inaugure la voie royale des vérités, mais l'ens abstractum voué à la perdition. C'est là la scansion de l' Offcnbarung chrétienne : la Révélation ne complétait p as la théologie doctrinale, elle la mettait en œuvre ct, du même coup, la réfutait comme commencement dogmatique. Cela, seule la philosophie le sait, après s' être tracée comme cercle, sans début ni fin, incessamment parcourable et parcouru. M ais dire qu'elle le sait, c'est dire que (( Dieu >> (l' ancienne représentation désignée par cc nom) était cc discours circu­ laire et qu'elle-même est le divin rendu à sa pureté. C'est ce qu' entérine l'expression Théologie spéculatif.'e : la philosophie mérite ce titre, en tant qu'elle pense l'homo­ logie de son mouvement à celui du divin. Dieu (sans guillemets : Dieu, non la représentation « Dieu » ) ct la spéculation ont en commun de n'être que la non-vérité de leur Autre apparent : qu'on le reconnaisse, et ils cessent d'être les abstracta qu'on croyait. (( On pourrait poser la question : pourquoi faut-il commencer par le non-vrai ct non pas aussitôt avec le vrai ? A quoi l'on répond quo la vérité, justement en tant que telle, doit faire ses preuves ct que cette confirmation, ici, à l'intérieur du logique, prend la forme suivante : le Concept sc montre comme cc qui est médié par soi­ même ct avec soi-même ct, par là, en même temps comme le véri­ table immédiat. Sous une forme plus concrète et plus réelle, le rapport mentionné ici des trois degrés de l' Idée logique se montre dans la manière dont Dieu, qui est la vérité, n'est connu par nous dans cette vérité qui est sienne, c'est-à-dire comme Esprit absolu, que lorsque nous reconnaissons en même temps que le monde qu' Il a créé (Nature et Esprit fini) es t non vrai dans sa différence par rapport à Dieu 94• »

v Qu'en est-il donc de Hegel et de la Religion? Faut-il voir en lui le récupérateur de la théologie ? C'était l' opi-

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La patience d u Concept

nion de M arx : à l'en croire, le Système ne prétendrait comprendre intégralement le monde que p our être a nimé par l'impérialisme d o la théologie dont il a pris la relève. M ais en quoi s'agit-il d ' une relève ct non d'un p aisible héritage ? « L'histoire, cette N émésis, écrit M arx, d éter­ mine aujo urd'hui la théologie qui fut toujours le lieu de p utréfaction de l a philosophie à présenter en s oi la disso­ lution négative d e l a philosophie. >> Or, s 'agit-il « touj ours ))' après comme avant Hegel, de la même théologie? Rion n' a-t-il b ougé d ans les significations qu'on puisse l'accuser d 'avoir voulu seulement sauvegarder l a theologia perennis P Certes , c'est touj ours d u divin g u'il ost question ct Hegel n'e st pas un athée déguisé ; mms ce Dieu a quand même changé d'état civil, et H cgcl n'est p as non plus le s auveteur pur ct simple de la théologie. Verra-t- on alors en lui un théologien hérétique ? Ou même, en fm de compte, un laïque qui consentit à tailler à la Religion une belle p art, mais s eulement une p art ? On s'aperçoit vite que ce j uge­ ment serait encore précipité , car la philosophie est la Religion au s ens totalisant que Hegel donne maintenant au mot (théologie + RévélatiOn) . Il ost vrai que la « Reli­ gion > > au sens traditionnel, telle qu'elle fut et d emeure vécue et pratiquée dans les cités, était la philosophie, comme, pendant t out un récit de Gaston Leroux, le p olicier ètait 1' assassin. Et cet imparfait indique qu'elle garde la forme représentative pour trait différentiel et ne p arvient j amais à se substituer à la philos ophie. M ais n'en concluons pas que la philos ophie, décidément, l'emporte, comme si les termes du d éb at traditionnel n'avaient :r as été b ouleversés 95• Il n'y a plus concurrence, m ais exphci­ tation, ct c'est bien la Religion qui s'explicite en philoso­ phie, m ême si cette explicitation la rend méconnaissable et déeo ncerte l'homme d e la R eprésentation comme pour­ rait le faire le portrait non figuratif d 'un être , Le mot < < Holigion >>, sans doute, continue à dési­ gner une forme représentative ct H egel ne lui impose pas, comme au mot « concept 06 >l une si &nification tout à fait nouvelle par rap p ort à sa significatiOn reçue. M ais cette convention ne d01t pas faire o ublier qu'à travers la < < R eli­ gio n >> des cultes et des rites, le contenu teligieux p arvient à sa :r ius extrême transparence. Le tort est de se régler d'instmct s ur cette forme représentative pour j uger de la nature de cc contenu, de s orte que Hegel passe pour théiste ou pour a thée selon qu'on retrouve o u non en cc qu'il appelle Dieu les traits d ' un Dieu religieux. A utrement

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dit, on traduit en concepts « bien-connus ll une langue qui est la pulvérisation de ceux-ci. « Théisme ll, (System, § 74 ; Zus. , VIII, 1 80-1 8 1 ) . 6 . « O n voit alors cette forme abstraito dans s a figuration l a plus concrète, dans sa plus haute effectivité : comme Manifestation do Dieu, - e t non plus au sons abstrait et superficiel, à savoir quo Dieu se manifeste dans la nature, dans l'histoire, dans le destin des individus, etc. . . , mais au sons absolu (qui est le suivant) : l'homme est parvenu à la conscience de l'unité des natures divine et humaine qui se trouve dans le Christ , unité, donc, qui est originaire e t divine. Par l à môme, il a pris conscience do co quo sont et la nature de Dieu ct la nature humaine dans leur vérité, outre los conséquences qui on découlent . . . On voit quo cette doctrine du ch!'Îs tianismc a trouvé son refuge dans la philosophie spéculative, après qu'clio ait é té mise de côté pal' la théologie presque exclusivement régnante dans l' Église pro testante, du fait de l'exégèse et du raisonnement, que la venue du Ch1•ist ait été rabaissée à un simple objet do remémoration ct à des mo tifs moraux, - ct que Dieu ait été relégué dans un au-delà vide et on soi indéterminé, comme inconnaissable, donc comme � tre non révélé >> (Solgers Schriften, XX, 1 65- 1 66) . 7· Ph. Religion, XV, 4 3 . « En considérant l' Idée de Dieu dans la philo­ sophie de la Religion, nous avons aussi en même temps devant nous lo mode de sa représentation ... Nous avons ainsi l 'Absolu pour objet, non pas simplement dans la forme de la pensée, mais aussi dans la forme do sa manifestation. Il faudra donc saisir l ' Idée universelle aussi bien dans le sons puremen t concret do l'esscntialité en général qu'au sens de son activité qui consiste à so poser au-dehors, à apparaître, à se manifester. '' C'est seulement sous cette condition que l' Essence parvient au « sérieux de l'être-autre >> et que sa différenciation ne reste programmatique, « jeu de l'Amour avec soi-même >> (Ph. Religion, XVI, 248). (< Il faut saisir cssentiollcmcnt l'éternel comme se manifestant, comme activité ; s'il ost représenté sans que la connaissance puisse l'atteindre, c'est-à-dire sans manifestation ct sans activité, il no resto plus rien do conci•e t pour la connaissance, seulement la détermination d'un absti•ait. >> Pour la même raison, on proscrira les expressions comme l'existence de D ieu en nous : « Dans cos liaisons immédiates avec le Fini, Diou n'ost pas entendu en sa plénitude, mais dans un sens plus abs trait. Cc qui sc voit encore lorsqu' on emploie à tort, au lieu do Dieu, les expressions : l' Éternel, le Vrai, l'Essence, l' Unité-essentielle. Nous entendons encore, par Dieu, quelque chose do plus quo l' Éternel, etc. >> (Solgers Schriften, XX, 1 8 1 - 1 82 ) . 8. Ph. Religion, XVI, ::� 1J 8 . g. I bid., XV, 2 1 6. Sur l'inconscience inhérente à l a conscience en tant qu'elle est 10. Gesch. Philo., XVII, 1 02.

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1 1 . Cette intrication de la finitisation ot du point do vue fini est, par exemple, sensible dans cotte phrase : . Si cela était, il faudrait avouer que les cours sm• la cc Philosophie de la Religion n ont di\ valoir à leur auteur quelques heures d'hilarité. Pour notre part, nous hésiterions à J'admettre. 1 9 . Schelling, lui, pose explicitement le problème lorsqu'il conteste la validité do la distinction hégélienne entre Pensée et Représentation : cc De la sorte, le concept do Dicm même appartient à la seule Représen­ tation ; car, dans la pensée pure, Dieu n'est que terme, résultat ; or Dieu, co qu'on nomme réellement Dieu (et je crois que même le langage du philosophe doit so laisser guider par l' usage commun) est seulement co qui est auteur, ce qui peut commencer quelque chose, cc qui existe avant toutes choses et qui n'est pas une simple Idée de la Raison. Un Dieu non existant ne pourrait plus être nommé Dieu. Mais comme l'existence ne peut ê tre conçue par lu simple pensée, Dieu, Lui qui est réel, relève aussi, d'après Hegel, de la simple représentation. Cependant Hegel même, dans sa philosophie, ne pouvait rester fidèle à cette limitation à la pure pensée, à cette exclusion de lout cc qui relève de la représentation. Il n'est dans la pensée pure qu'aussi longtemps qu'il demeure dans la Logique dont les contenus sont de simples abstractions, rien de réel. Quand au

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contraire il passe à la réalité, à la nature réelle (el la philosophie do la nature a pour lui aussi la valeur d'une partie do la philosophie, el même essentielle) , il faut bien qu'il ait recours à des explications qui, d'après sa propre conceplion, relèvent do la Représentation, de sorte qu'on ne comprend vraiment plus pourquoi il définit la Religion en particulier comme la forme qui ne contient la vérité que sur le mode de la Repré­ sentation >> (Schelling. Ph. der Offenbarung, I, 1 72- 1 73 ) . 7.0. « C ' e s t à co côté humain qu'appartient la doctrine d u Christ . . . Ce subs tantiel, cc ciel divin universel de l' Intérieur conduit, dans une réflexion plus déterminée, à des commandements moraux qui sont l'application do cet Universel à des situations el à des rapports particuliers. Mais ces commandements no contiennent que des sphères limitées et ne sont rien d'extraordinaire par rapport à ce degré où il y va de la vérité absolue : ils sont déjà contenus dans d'autres religions e L dans la Religion juive >> (Ph. Religion, XVI, 287, ?.g 1 -?.92 ) . 2 1 . Préface à l a Ph. Religion d e llinrich, X X , 6-7. 2?.. Esprit Christ, trad., p. 6g. 23. Ph. Religion, XVI, 29 1 . 2 (j . Ibid., XVI, 295. ?.5. Ibid., id. 26. Ibid., XVI, 3 1 1 ; cf. Ph. Geschichte, XI, 479 ; trad. , p. ?.\)7. . 27. I bid. , xv, 3 1 \) . 28. Ibid., XVI, 3m . 29. Ibid., XVI, 3o7. 3o. Ibid. , XVI, 3o6-3o7. 3 1 . Cf. l'analyse des savoirs « positifs >> in System, § 1 6, VIII, 6 1-63 : savoirs qui tiennent leurs dé terminations pour absolument valables et ne reconnaissent pas leur finitude. Par cette critique des savoirs qui no remontent pus en deçà de leurs « upothéseis ll, la dialectique de Hegel esl à rapprocher de celle de Platon ; elle s'oppose à la doctrine aristoté­ licienne de la science, pour laquelle les principes propres de chaque domaine sont indémontrables dans l 'absolu (ef. 2cs A nalytiques, I, g, 76 a i 6 ) . Mais celte comparaison ne doit pas faire oublier qu'il n'y a plus chez Hegel, comme chez Pluton, d' « anupothélon >> : l ' Inconditionné, ee sera le déploie­ ment même du Système. Ce serait l'objet d'une au tre étude quo de se demander ce qui reste de lu notion classique de principe ehez Hegel, en quoi elle est détruite, en quoi olle est réadaptée. 32. Cf. Guéroult, Malebranche, III, p. 1 1 0 à 1 3 1 , Gouhicr, Ph. religieuse de Malebranche, p. 15 à 28. 33. Ph. Religion, XVI, 2 5 1 -?.5?.. 34. Ibid., XVI, 253. On trouve une d6 finition précis0 du moment duns 0c texte sur Empédocle : > (System, § 36o, IX, 633-634 ) . Ci. Gesch. Philo . , X V I I I , 34 1 . S u r le fait q u e Hegel renvoie d o s à dos " causc-finalicrs >> c l mécani s tes, cf. la critique qu'il adresse à la critique d'Anaxagore par le Socrate du Phédon : 11 Cc qu'il y a de positif duns le jugement de Socrate nous semble ê tre, d'un autre côté, insufnsant, puisqu'il passe à l'au tre extrême ct exige pour la nature des causes qui ne paraissent pas être on elle, mais qui tombent on dehors d'elle, dans la conscience. Car ce qui est beau ct bon est une pensée de la conscience comme tello ; l a fin, l' action finalisée est d'abord une action de l a conscience, n o n de l a na ture. Ou encore : p o m· autant q u e d e s fins s o n t placées d a n s la na ture, la fin en tant que fin tombe en dehors d 'elle ; la fin comme telle n'est pas duns la nature même, mais seulement dans no tre jugement » ( Gesch. Philo., XVII, !,27). 37. System, § 247, IX, 4g-5o.

38. Ph. Religion, XVI, 255.

3g. « CeLte Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle est un monde moral dans le monde naturel. . . comme nous avons établi ci­ dossus une harmonie parfaite entre deux règnes naturelB, l'un des causes efficientes, l ' a u tre des finales . .. » (Leibniz, Monadologie, § 86-87). En assignant les espri ts à l'univers de la Nature (par opposition à celui de la Grâce), Leibniz reprend la répartition théologique traditionnelle. Cf. Gruu, Jurisprudence universelle, p. 3 85-386.

4o. System, § 247,

IX , 4g-5o.

4- L Ph. Religion, XVI, 323.

q 2 . (( De telles histoires, intuitions, présentations, phénomènes, l ' Esprit peut aussi les élever à l ' Universel, ot l'histoire do la graine, du soleil peu ven L devenir les symboles do l' Idée, mais seulement les symboles. Ces formations, d'après leur contenu propre, leur qualité spécifique, ne son t pas appropriées à l ' Idée ; le connu tombe en eux en dehors d'eux, la signification n'existe pas on eux comme signification. L'objet qui, on lui-même, existe comme le Concept, est la subjec tivité spirituelle, l'homme, - il est en lui-même la signification, elle ne tombe pas on dehors de lui ; il es t celui qui pense ct sait toul. Il n ' ost plus symbole, mais sa subjectivitt'l, s a forme in teJ'no, son Soi sont essen tiellement cette histoire même, et l ' histoire du spirituel ne sc tr•o uvc plus dans une existenco inad6quatc à l' Idée, mais dans son propre élément >> (Ph. Religion, XVI, 3 2 1 -3 2 2 ) .

43. !;q .

Ibid. , X V I , 3 ! 5.

En quoi olle n'a pas absolument tort, puisqu'elle no conçoit encore que l'identification d' En tendement : « C'est aoulement la H.eprésentation qui écarte l'un de l ' a u tre (ces deux stades d e l' Idéo re ligieuse) c t en fait deux terrains et deux actes tout à fait différen ts. E t, en fai t, Îl fau t aussi les distinguer eL les écarter l'un de l ' au tre. Si l'on a di t qu'ils sont en soi la même chose, encore faut-il déterminer avec précision comment cette iden tité ost à entendre, sous peine de donner lieu au faux sens et à l 'inter­ prétation incorrecte qui forait du Fils éternel du Pero, de la divinité étant obj ective pour elle-même, l u même chose que le monde et qui enten­ drait l'un pour l ' autre JI (XV I , 2 5 1 -?.5 2 ) .

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4 5 . Ibid., XVI, ?.54 . 46. Cité in Glockner, Hegel, XXI, 374· « Ni l'œil ni l'imagination no trouvent en ces masses informes un point où so I'cposer avec plaisir, un endroit où ils pourraient trouver à s'occuper ou à j o uer. Seul Jo minéra­ logiste y trouve matière à risquer des conjectures insuffisantes sur los révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes ou dans l'espèce de sublime qu'on leur assigne, la Haison no trouve rien qui lui en impose, qui arracherait d'elle étonnement el admiration. L'aspect de ces masses étcrnellemonl mortes ne me donna quo la représentation uniforme ct ennuyeuse à la longue : c'est ainsi (es ist so) » (i bid., 3 7 1 ) . 4 7 · Ph. Religion, XVI, 2.66-2.57 ; cf. i bid. , XV, 2.53-254. 48. Malebranche, Traité de Morale, I, chap. 1 , § 2 1 . Cité in Gusdorf, Révolution galiléenne, I, p . 2.63 , 4g. Esthétique, XIII, 4 8 ; trad., I I , r B r . 5o. System, § 245 ; Zus. , IX, 36. 5 ! , Phéno. , trad. , I, 162 ; I I , S. r 5Lj . 52. Ph. Geschichte, XI, 4 r 3. 53. Marx, Manuscrits, p. Bg ; trad. , Bottigclli. 54. Ibid., p. 62 et 6Lj. 55. Ibid., p. 62. 56. Sur la Tiitiglceit du vivant, cf. Logilc, L'Idée de la Vie. 57. System, Ph. Natur., Einloitung, S. 2g-3o. 58. Ibid., § 246 ; Zus., IX, IJ 4 . 5 g . « O n pourrait bien concevoir l'idée d'une mathématique philoso­ phique qui connaîtrait à partir de concepts cc que la science mathématique ordinaire déduit, selon la méthode de l'Entendement, de déterminations présupposées. Seulement, puisque la mathématique so trouve être la science des déterminations finies de grandeurs, fixées dans leur finitude el valant comme telles, sans devoir la dépasser, elle est essentiellemen t une science de l'Entendement. Et, comme elle a la capacité de l'être de manière parfaite, mieux vau t lui conserver le privilège qu'elle détient par rapport aux au tres sciences de cette espèce et ne pas l'altérer par l'immixtion du Concept, qui lui est hétérogène, ou de fins empiriquos >> (Ibid., § 25g, IX, 84). Go. Gesch. Philo. , XVIII, 34o. 6 1 . > ( Gesch. Philo. , XVII, fto5) . « Les excentricités de la Philosophie de la Nature viennent en partie de cette représentation : même si les individus d'aujourd'hui ne se trouvent plus en cet état para­ disiaque, il y aurait pourtant des âmes bénies auxquelles Dieu commu­ niquerait, pendant leur sommeil, la vraie connaissance et la science. Ou encore l'homme, même sans être béni de Dieu, pourrait se replacer, grâce à la Foi, en ces moments où l ' Intérieur de la Nature est de lui-même immé­ diatement manifeste, s'il se confie seulement à son inspiration, c'est-à-dire à sa fantaisie, pour exprimer prophétiquement le Vrai. On tient cet état de plénitude, dont on ne peut donner aucune autre source, pour l 'accomplissement de la capacité scientifique. E t l'on ajoute que cet état de science parfaite a précédé l'histoire actuelle du monde, ct que, depuis la Chute hors de cette unité, des vestiges subsistent de cet état spirituel lumineux, ct de lointaines brumes dans les mythes, dans la tradition, sur d'autres pistes encore. La culture du genre humain s'y rattache dans la H.eligion, ct c'est de là que toute connaissance scientifique doit prendre le départ. S'il ne coûtait à la conscience, pour connaître la vérité, que de s'asseoir sur le trépied et de proférer des oracles, le travail de la pensée nous serait assurément épargné >> (System, § 2.,'f6 ; Zus., IX, ft o41). 65. System, § 38 1 ; Zus. , X , 28-2g. A chaque étape, le bénéfice consiste donc dans le déclin ( Untergang) ct l'avou de néantité de l'étape précédente (cf. J o passage du processus chimique au monde OI'ganique in § 338, IX, ft ft 8 ) . Certes, on peut dire que l' Esprit trouve en la Nature son reflet ( § 7.4 6 ; Zus. , IX, 48), mais dans l'étude de la Nature, la tâche du Concept est de « se libérer en elle >> (ibid.). La Nature n'est pas un calme miroir : elle. n'annonce véritablement l 'Esprit qu'en sc niant, ct non en l 'anticipant ici ou là. 66. System, § 262, IX, g5. 67. Ph. Religion, XVI, 4 1 2. ; trad., Preuves, p . g3 . 68. System, § 3 8 ! ; Zus . , X, 25. 6g. Ph. Religion, XV, 3o2.

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70. Aesthetilc, XIII, 1 38 ; trad., II, p. 258-25g. 7 1 . Ph. Religion, XVI, 31o o t 3 1 4 . 7 2 . Phéno. , trad., I I , p. 290 ; II, S. 60 1 . 73. Quo la Holigion soit uno figure d e l a conscience est d'ailleurs une survivance de sa forme naturelle : > (Ilinrichs Religionsph, XX, r 3 - r i\ ) . 8 2 . Ueber Jacobis Werke, V I , 31\o. 83. (Enzylrl., VI, § r 8 , S. 38). 88. Logik, IV, G5. 8g. Nous nous inspirons ici de l'article do M. Victor Goldschmidt d ans la Re�>ue des Études grecques, LXIII, r g5o, p. 20 sq. , - qu'on trouvera dans V. Goldschmidt. Questions platoniciennes (Vrin) , p. r i\ 4 sq. - Inspirer, d'ailleurs, ost pou dire : cc texte nous fut essentiel. go. cc De même, en o!Yct, que le divin surpasse (€1;hp'tJ't'OCL) la nature entière, ainsi, je pense, convient-il que le discours théologique, lui aussi, reste entièrement pur de toute considération relative à la nature » (Proclus, Théologie platonicienne, I , !( , p . r r ) . La classe des dieux n'est saisissable ni par la sensation ni par l 'opinion ni par l 'activité de l'intelligence accom­ pagnée do la raison (olhe vo�creL [J.e't'à Myou) , car co genre do connais­ sance est relatif aux êtres réellement êtres, tandis quo la pure existence Jes dieux surmonte le domaine des étants (btozd't'OCL 't'ote; oi'icrL) c t sc définit par l'unité même ùo toutes choses » ( ibid. , 1, 3, p. G) (Budé, trad. , Saffroy ct Wostorink) . g r , Ph. Religion, XVI, ?.23.

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92. Enzykl., § 1 7, VI, 37-38. 93. « On peut bien dire qu'on doit touj ours commencer par l'Absolu, de même que toute progression n'est que la présentation de celui-ci, dans la mesure où l'étant-on-soi est le Concept. Mais, parce qu'il n'ost qu'en-soi, o n peut aussi bien dire quo ce n'ost pas l'Absolu, ni le Concept posé, ni môme l' Idée, car celle-ci, j ustement, consiste en ce que l'êt1•e-cn-soi n'y est qu'un moment abstrait, unilatéral. Le progrès n'est donc pas une sorte d'excès ; cela serait, si le commençant était, en vériLé, déjà l'Absolu. La progression consiste plutôt en cc que l' Universel se détermine lui­ môme, en ce qu'il est Universel pour-soi, c 'est-à-dire aussi bien Singulier ct Suj e t » (Logil�., V, 334). 94· System, § 83 ; Zus. , VIII, 199-2.00. g5. On s'en aperçoit par exemple à la critique que fait Hegel de l'idée de séparation du laïque et du religieux : « On peut donc bien dire que la constitution de l ' É tat resle d'un côté et la religion de l'autre, mais o n s ' expose alors au danger q u e c e s principes ne soient entachés d'unilatéralité. Nous voyons ainsi présentement le monde rempli du principe de liberté, particulièrement en ce qui concerne la constitution de l'État. Principes corrects, mais qui sont des préjugés, s'ils sont affectés de formalisme, tant que la connaissance n'est pas allée j usqu'au dernier fondement ; c'est là seulement qu'il y a réconciliation avec le substantiel pur et simple >> (Ph. Religion, XV, 2Gtj ) . 96. (( O n pourrait encore demander pourquoi, s i l e Concept a , dans la Logique spéculative une signification si diiTérente de celle qu'on lie d'habitude à cette expression, on continue de nommer Concept quelque chose d'aussi différent, donnant ainsi prise au malentendu et à la confusion. A quoi l'on répondra que, si grande que soit la distance entre le concept do la logique formelle ot celui de la logique spéculative, il s'avère, en y regardant mieux, que la signification plus profonde de (( Concept » n'est pas aussi étrangère qu'il pourrait d'abord sembler à l'usage général de la langue courante » ( System, § 1 60 ; Zus., VIII, 354 ; ef. § 9 ; VIII, 53). 97· Enzyld., § 22, VI, 39-40. L'illusion que Hegel dénonce de préférence est celle qui provient du respect de la lettre. On en vient à regarder celui-ci comme gage suffisant d'objectivité, sans soupçonner que du sens se glisse toujours, malgré nous, dans l' examen littéral. D'où les sarcasmes envers les philologues ct le peu de cas que fait Hegel de l 'exégèse scrupuleuse. Cf. Ph. Religion, XV, 46 et 23o-23 I ; XVI, 2o4-2o7. 98. Ph. Religion, XV, 72 ; cf. XVI, 466-467. 99· Ibid., id. 1 00. Ueber Jaco bis Werlœ, VI, 3tjo.

IV

L'éclatement de la Finitude

Ce qu'est en philosophie l'horizon de la Finitude, on l'entrevoit à travers la figure de la « fausse humilité >> chrétienne et du sortilège dont la conscience est alors victime. Qu'elle s'humilie tant qu'elle voudra : elle est impuissante à se dépouiller d'elle-même et resurgit tou­ j ours du néant où elle prétend s'engouffrer. cc Telle est l'extrême pointe de la subj ectivité. Elle donne l' appa­ rence de renoncer au Fini, mais elle est le lieu où la Finitude comme telle s' affirme encore ... Il faut donc montrer qu'il y a un point de vue où le Moi, dans sa singulari té, renonce en fait ct effectivement à soi. Je dois être la subjectivité particulière supprimée en fait 1 • »

Or, il est difficile d'opérer cette �éritable renonciation à l'intérieur du christianisme. Parmi les philosophes clas­ siques, c'est Malebranche, sans doute, qui nous fait le mieux prendre conscience de cette difficulté. < < Dans toutes les autres religions, écrit-il, on suppose qu'une pure créature peut, de son chef, avoir accès auprès de Dieu >> et que « la créature, comparée à Dieu, se compte p our quelque chose 2 >> Seul, le chrétien parvient à accomphr son anéantissement autrement qu'en paroles. Il est seul à prononcer sur lui >, à l'enseigne de laquelle logeaient côte à côte le Fini et l' Infini, comme, dans le Sophiste, le Mouvement ct le Repos. Ces deux postulations - Différence minimale ct Communauté minimale -, le métaphysicien devait seulement veiller à ne pas les faire se contredire ou à ne pas mettre l'accent sur l'une aux dépens de l' autre. Tâche souvent malaisée, car, si les mo ls « réalité » , >, etc. conviennent aussi bien à Dieu qu'aux créatures, la postulation de la différence risque de s'annuler. C'est pourquoi Arnauld, dans les 488 Objections, est si attentif à critiquer la thèse > : > Malebranche écrit : . ...

Et Descartes, encore, à Morus :

L'éclatement de la Finitude

I 85

« Je n'ai pas coutume de disputer sur les mots ; c'est pourquoi si l'on veut que Dieu soit en un sens étendu parce qu'il est partout, je le veux bien ; mais je uie qu'en Dieu, dans les anges, dans notre i\.mc, enfin en toute autre substance qui n'est pas corps, il y ait une vraie étendue ct telle que tout le monde la conçoit 7 • >>

Il suffit donc d'attirer l'attention sur l'usage analogique ou même franchement homonymique qu'on fait des mots p our rétablir, avec la distinction sémantique, celle des régions ontologiques. Ou encore, pour accuser le clivage, on appliquera à l'infini la prose du fini de façon à faire surgir les paradoxes : >. C'est vers cette critique des « pures esscntialités >> que s'orientait Platon : « Chacun est Un, mais il est aussi Multiple ; il a beaucoup de membres, d' organes, de propriétés . . . il est Un et aussi Multiple. Ainsi, on dit à la fois de Socrate qu'il est Un, égal à soi-même-ct aussi l'Au tre, inégal à soi. C'est là une vue, une expression qu'on trouve dans la conscience commune. Il est Un, admet-on, mais, sous un autre rapport, c'est aussi un Multiple, ct on laisse ainsi les deux pensées tomber l'une en dehors de l'autre. Or la pensée spéculative consis tc à rassembler (zusammenbringen) les pensées ; les rassembler, c'est cela qui importe. Ce rassemblement des difTé­ rents (Être ct Non-être, Un ct Multiple) (effectué) de telle sorte qu'il n'y ait pas simplement passage de l'un à l'autre, voilà cc qu'il y a de plus profond ct de véritablement grand dans la philosophie platonicienne 13• »

On cessera donc de faire miroiter tour à tour deux postulations exclusives p our les laisser mitoyennes. Impos­ sible d'accepter q ue Fini et Infini diffèrent ct sc super­ posent à la fois. La dialectique ne permettra pas de dire les opposés à la fois (pourquoi, sinon, Hegel dirait-il que le zugleich est le défaut qui affecte la Logique de l' Essence, de même que le « passage >> affecte celle de l' :E:tre ?) ; la dialectique critiquera les présupposés de ce zugleich.

L'éclatement de la Finitude

II

Mais la vraie « synthèse » qui accomplira cette tâche, quel visage aura-t-elle? Ne risque-t-on pas de j ouer une fois de plus sur les mots en octroyant au Fini et à l ' Infini une communauté une fois de plus artificielle ? Et ne vaut-il pas mieux suivre le conseil de Kant, préférer à toute conciliation entre conce J? tS par trop hétérogènes la certi­ tude définitive de la « différence réelle » ? « On doit déplorer que l a pénétration d e ces hommes ... ait été malheureusement employée à rechercher de l'identité entre des concepts extrêmement difTérents ... Mais il était conforme à l'esprit dialectique de leur temps, ct cela séduit encore maintenant des esprits subtils, de supprimer dans les principes des différences essentielles ct j amais unifiables, en cherchant à les changer en querelles de mots 14• >>

Figés dans leur « être » et leur identité à soi, Fini ct Infini ne seront alors j amais qu'en rapport de voisinage, et l' .f:tre infini - touj ours selon Kant - sera pensé comme « un individu p armi toutes les choses possibles », une chose « parmi toutes les choses 15 ». Ce qui est fort peu sc compro­ mettre. Car cc commun dénominateur : Ding, que vaut-il? En fait, il faut renoncer, sous peine d'incohérence, à se frayer un chemin de l'être du fini à l' être-de-l'infini : ces deux génitifs rendent homonymes leurs suj ets. « L'être du fmi est uniquement son propre être 16• >> Impossible désormais d'imaginer l' « ousia >> comme l'étoffe où toute présence doit se découper : en dehors de la rro Analogie, le mot « substance >> n'est plus que de convenance. Et Kant le notifie, en une ligne, à la fin d'une note de la 3° Critique : nulle propriété des êtres mondains « ne saurait être transférée à un être qui n'a de commun avec eux aucun concept générique, sinon celui de Chose en général 17 >>. Au reste, la métaphysique de l'Infini fut souvent bien près de reconnaître cette dure vérité. Témoin Des­ cartes : -

-

« A proprement parler, le nom de substance ne convient qu'à Dieu seul. C'est pourquoi l'on a raison dans l' École de dire que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et des créatures, c'est-à-dire qu' il n' y a aucune signification de ce mot que

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nous concevions distinctement, laquelle convienne en même sens à lui et à elles 18 , , »

Av cu d'importance, mais aussitôt corrigé : > Au prix d'une liberté prise avec les mots, le droit est donc rendu de penser une commune mesure entre les opposés . Étrange décision, qui ne vise qu'à faire resurgir ce minimum de similitude sans lequel le principe de causalité ne pourrait j ouer du Fini à l' Infini. Leibniz, lui, p our mieux asseoir l'analogie, en vient à présenter la disproportion ontologique comme différence de gran­ deur : > Mais il suffit , qui rend cette conciliation injustifiable. Comment découvrir un autre sens qui soit compatible avec le projet théolo­ gique ? C'est, en tout cas, à la lecture de ces mots > qu'est suspendue maintenant la validité du proj et de la théologie rationnelle. Non son destin, certes : il est déj à tranché. En quoi consiste exactement l'obstacle? Pour mieux le localiser, il faut revenir aux notions imprécises (res, substantia, ens . . . ) dont jouait la pensée classique pour préserver une commune mesure (selon Kant, purement verbale) entre les deux domaines. Acceptons que l' « B:tre » «

L'éclatement de la Finitude soit une catégorie commune au Fini et à l' Infini. On ren­ contrera aussitôt, remarque Hegel, une contradiction, et la thèse en laquelle on peut résumer l'argument cosmolo­ gique fera figure d' absurdité. « L'expression plus précise de la prop osition Si le Fini est, l' Infini est aussi est tout d'abord celle-ci : l'être du Fini n'est pas seulement son être, mais aussi l'être de l' Infini ... L'être con tingent est en même temps l' être d'un autre qui est l'être absolument nécessaire. Cet en même temps apparaît comme contradictoire. ll «

Or la contradiction provient de ce sous-entendu l'être du Fini est uniquement son propre être >>.

« Si le Fini était cet affirmatif, lu maj eure se transformerait en la proposition : l'être fini est, en tant que fini, in fini, car cc serait sa finitude subsistante qui enfermerait en soi l' Infini 22• >l

En somme, si j e m'obstine à s outenir la validité de la preuve tout en admettant que l' être du Fini est unique­ ment son propre être, je mérite autant d' être pris au sérieux que Dionysodore annonçant à Socrate que son propre père était aussi père de tous les vivants, puisqu'on ne peut être à la fois père et non-père. En réalité, il faut choisir entre l'une ou l' autre de ces deux propositions : r) L' E tre est commun au Fini et à l' Infini ; 2) Le Fini possède un être propre. On ne pourra j amais assumer l'une do ces thèses après avoir soutenu l'autre. C'est pour tant ce qu'effectuait subrepticement la Métaphysique. Après avoir admis la � 0 thèse (être en propre du Fini) , c'est-à-dire l'indépen­ dance du Fini et de l' Infini, elle posait la question de leur unification. Elle demandait - sous une forme déguisée, il est vrai : comment l'être fini en tant que fini, est-il infini? Ou bien : comment l' E tre infini, en tant qu' infini, devient-il fini ? Or Hegel ne dit surtout p as que la dialec­ _ à ces questions ; tique est seule en mesure de répondre enfin au contraire, il les formule de façon à montrer enfin combien elles étaient aberrantes. La dialectique n'accomplit pas de tours de force ; elle met à j our les sophismes latents. Et il vaut la peine de relire un des textes où Hegel, contre sa légende, prend le parti du bon sens ct de l'intelligibilité commune. « La réponse à lu question : Comment l'Infini derient-il FiniP est donc celle-ci : il n'y a pas un Infini qui est d'abord Infini ct,

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ensuite, serait contraint de devenir Fini, de sortir de soi pour aller à la Finitude, mais il est déj à pour soi-même aussi bien fini qu'infini. Puisque la question admet que l' Infini est pour s oi d'un côté et que le Fini, qui s'est détaché de lui en s'en séparant (ou quelle que soit sa provenance), scindé de lui, est vraiment réel, mieux vaudrait dire que cette séparation est inconcevable (unbegrei(lich). Ni un tel Infini ni un tel Fini n'a de vérité ; or le non-vrai est inconcevable ... E n admettant l'indépendance de cet Infini c t du Fini, cette question met en place un contenu non-vrai ct inclut déj à une relation non· vraie de celui-ci. Aussi n'a-t-on pas à y répondre, mais plutôt à nier les fausses présuppositions qu'elle contient, c'est-à-dire à nier la question même 23 • »

Pourquoi l' « ancienne Métaphysique » n' a-t-elle j amais été acculée à choisir entre les deux thèses : être-en-propre du Fini ou communauté de l' J hrc ? C'est d'abord qu'elle sc gardait de donner intégralement au « fini » son sens populaire de « périssable n , d' « évanescent >>. Elle ne visait j amais l'être-fini comme tel, mais l'être-du-fini. Entendons : l'être qui sc trouve - en outre - appartenir à une réalité limitée, mais, avant tout, à une réalité, de si bas degré qu'elle soit. Si le mot « Fini » a un sens, il désigne quelque chose d'affirmatif. Aussi l'absurdité que relève Hegel dans la formulation de la preuve cosmologique n'affleurait· elle pas chez les classiques : ils n'avaient p as conscience, en posant l'identité dans l' « être » de deux termes absolu· ment différents, de vouloir tracer le cercle carré, car ils ne considéraient pas l' Infini-étant et le Fini-étant comme des exclusifs. Aux théologiens des 288 Objections qui le prient de réfuter l'argument des athées selon lequel > par la frange de néant j uste nécessaire à le distinguer de son Créateur n'empêche pas qu'il ne s 'offre avant tout comme un ens à part entière, id quod habens esse. Il n'y a là nulle diffi­ culté. C'est ici que Hegel attaque : vous dites que le Fini s'écoule ct passe, mais vous le dites seulement ct vous faites de cc non-être un attribut « impérissable (un!ler­ ganglich) ct absolu » ; votre langage et votre mélancolie ne sont donc pas en accord avec votre ontologie. « Que le Fini soit absolu, aucune philosophie, aucune conception ni l' Entendement ne voudront qu'on leur attribue cc point de vue ; c'est plutôt le contraire qui est expressément présent dans l'affir­ mation du Fini ; le Fini, c'est le limité, cc qui passe ; le Fini n'est que le Fini et non l'impérissable ; c'est cc qu' on trouve immédia­ tement dans sa détermination ct dans son expression. Mais il importe de savoir si, dans la conception qu'on s'en fait, on persiste dans l'être de la Finitude, si le caractère transitoire demeure subsistant ou si cc caractère transitoire, cette évanescence ne s'écoule pas (das Vergehen �Jergeht) ? Or, que cela n'advienne pas, voilà le fait dans cette concep tion du Fini, qui fait de l'évanescence le dernier mot du Fini. C'est l'affirmation expresse que le Fini est incompatible avec l' Infini ct qu'il n'es t pas unifiable à lui, que le Fini est purement et simplement opposé à l' Infini 25• >> On n'ose donc pas rendre au « Fini » sa signification pourtant reconnue jusqu'au point où sa qualité d' « étant >> serait mise en question. Et voilà pourquoi, dans la preuve cosmologique, « le Fini, en tant qu'il reste Fini, est Infini ». Lorsque Hegel dénonce cette absurdité, on voit donc bien qu'il n'entend pas défendre l'identité-à-soi du Fini. Il pourrait sembler, pourtant, qu'il fasse écho à Leibniz, quand celui-ci dénonçait comme absurde que « Dieu pût donner à une pierre, tant qu'elle reste pierre, la vic et la raison, c'est-à-dire ce qui ferait d'elle autre chose qu'une pierre ». Ici et là, n'est-cc pas la même protestation contre une métamorphose jugée fantaisiste, le même refus d'élever

La patience du Concept au positif le négatif en tant que tel ? Les p oints de vue, pourtant, sont symétriquement opposés. I_J_ue veut dire Leibniz ? Qu'à la passivité nue (materia prima) nul no saurait octroyer l'activité, au négatif comme tel les p ouvoirs du positif. Et c'est j ustement cette dissociation radicale entre négatif ct positif qui coupe court à tout embarras : puisque le négatif est de fond en comble tenu pour nul. il est impossible de penser autrement que sous le signe du positif quelque être que ce soit, y compris les êtres qui se trouvent entachés de limitation. Tant que la matière est seulement considérée comme matière inerte, poursuit Leibniz, elle demeure passive ; en tant que la pierre reste pierre, il est impossible de lui adj oindre une forme. Mais un tel « en tant que » est, bien sûr, une façon de parler abstraite : étant donné que la distension de l' :f: tre ct du Néant est absolue ct que « le Néant n'est pas », l'être-nié ne se donne que sur le sol de l' E:tre. Qu'on l'imagine du Néant aussi près qu'on voudra, on le situera touj ours en deçà de cette limite ; il sera touj ours substance p armi les substances, doué d'un minimum de perfection, « la perfec­ tion n'étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses qui en o n L 26 ». La philosophie dogmatique, dit Hegel, s'est « détournée » du négatif, elle n'a pas su l'étantité, ç'aurait été reconnaître une présence à un non-étant ct, par là, effacer le partage de l' :E:tre ct du Néarit. « La représentation es t plus vraie, plus concrète que l'Entendement abstrayant qui, s'il entend parler d'un négatif, en fait trop facile­ ment le Néant, le simple Néant, le Néant comme tel ct renonce à

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cette liaison dans laquelle (le Néant) est posé avec l'existence, lorsque celle-ci est déterminée comme contingente, phénoménale, etc. (Or) pour saisir le contingent, la pensée ne doit pas laisser ces deux moments tomber l'un en dehors de l'autre, dans un :f> à rendre compte du Fini comme tel, JUsqu'à faire vaciller la signification « Fini », c'est donc par fidélité à l'adage : « L' Ïhre est, le Néant n'est pas. » Comment l'énoncé de la preuve cosmologique peut-il être rendu absurde ? nous étions-nous demandé. On :p eut répondre maintenant : parce qu'on donne au mot « Fmi » son sens correct tout en conservant une ontologie défec­ tueuse. Le langage n'a j amais tort, et Hegel choisit de rester fidèle à la signification la plus naïve du mot « Fini », quitte à enfreindre l'interdit de Parménide : « Tu ne feras j amais être les non-étants. » Et, dès lors, la séparation de l' :E:trc et du Néant, si on s'obstine à la maintenir, va créer une difficulté. Aux classiques, elle permettait - on vient de le voir - d'acclimater le créé dans l' :E: tre : si peu que presque rien, la créature la plus humble est encore répandue sur cette surface. Or, cette séparation interdit, maintenant, la réunification du Fini ct de l' Infini. Si j e m c propose d e rendre a u Fini son exacte vérité d e lumière ct ténèbres mêlées, tout en continuant à loger cet étant ambigu d ans la région de l' « .f: tre » et à lui concéder obstinément un , que mieux valait faire silence sur le limité pour ne pas risquer de donner à la limitation ne serait-cc qu'un semblant de consistance. « Les Éléates se distinguèren t de notre pensée réfléchissante habituelle en ee qu'ils proeédèrcnt spéeula tivemcnt. Le spéculatif, en l'occurrence, consista à p10ntrcr que le changement n'est p as et que, dès qu'on présuppose l'Etre, le changement est en soi contradiction, quelque chose d'inconcevable. Car la _détermination de la pluralité, du néga tif est éloignée de celle de l'Etre, de l'Un. Alors que nous accueillons dans notre représentation la réalité du monde fini, les Éléates furent plus conséquents puisqu'ils allèrent jusqu'à soutenir que seul l'Un est, ct que le négatif n'est pas 20 . » ..

Il suffit donc de partir de la thèse de l' f: trc ct de rester « conséquent » pour que le changement, la Ver giinglichlreit devienne impensable. En revanche, il suffit de poser le Fini dans sa précarité pour que l' l'ttrc immuable devienne à son tour inconcevable. La métaphysique de l' f:tre ct la métaphysique de la Finitude (ct l'on comprend ici pourquoi Kant, aux yeux de Hegel, reste un « métaphysicien » ct un « dogmatique ») payent ainsi, chacune de son côté, le prix de leur rigueur. De l'exigence ontologique rigoureu­ sement respectée ou de l'exigence sémantique rigoureuse­ ment respectée, laquelle choisir ? Si l'on refuse de commettre le sophisme inclus dans la preuve cosmologique, faut-il revenir à Parménide ou faut-il sc replier SUl' le Fini ? Mais un choix ainsi formulé est naïf. On ne réunifie pas des opposés, sinon en apparence et sophistiqucmcnt, en les conservant dans leur différence : c'est de là qu'on était p arti. Est-cc à dire qu'on doive s'en tenir à cette différence ct désespérer de toute réuni­ fication? C'est là ce que nous sommes en train d'admettre implicitement. Et c'est pourquoi nous posons la question : des deux opposés, lequel choisir ? Lequel abolir ou neutra­ liser ? Plus que j amais, donc, nous affirmons la persistance des opposés - celle que prend pour point de départ toute métaphysique de l' Entendement. S ans doute, l'éléatismc - tel que l'interprète le sens commun, ct non Hegel - nic le Multiple. M ais, dans la mesure où touj ours au scandale du sens commun - il lui dénie j usqu'à une présence, il avoue qu'il identifie étant ct présent : le Multiple n'est pas étant, donc c'est une illusion. C 'est sous le même horizon que les métaphysiques de la Finitude,

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inversement, n'accorderont d' étance qu'au présent sensible. Comme tous les choix doctrinaux, le choix solennel qu'on se préparait à faire nous aurait donc simplement dispensés d'examiner notre ontologie de référence : on croit engager sa vic p arce qu'on répugne à abattre ses cartes. Disons-le en :p assant : il serait absurde, pour cette seule raison, de se choLsir hégélien, c'est-à-dire de prendre parti pour le discours où se dénonce j ustement la futilité de toutes les prises de parti. Libre aux sectaires de prêcher le choix « maté­ rialiste » ou l'option « chrétienne » ou la révélation de l' « lhrc » : ces insouciants ignorent qu'ils ne font que masquer ainsi le champ ontologique à l'intérieur duquel ils bavardent ; pré-hégéliens par excellence, ils n'ont pas même pris conscience de n'avoir à parler, en philosophie, que des règles du langage qui leur permet de parler. Revenons au choix brutal qu'on allait proposer entre Infinité ct Finitude. Son peu de sérieux venait de ce qu'on partait de deux termes >, quitte, ensuite, à en biffer un - de ce qu'on présupposait deux étants d'emblée séparés. Or, si la dialectique no sc propose nullement, comme on l'a vu, de réaliser l'amalgame de deux étants différents (l' Infini comme tel ct le Fini comme tel), c'est parce qu'elle critique ct la notion de diflérence-d' emblée et, par là, celle d' étantité. Prétendre sans plus concilier des opposés est touj ours équivoque, non parce qu'ils sont opposés, mais � arec que la tentative même de conciliation sous-entend qu on a pris (et peut-être hâtivement) cette opposition pour argent comptant. Le j eune Hegel, dans L'Esprit du christianisme, en est un bon exemple. Il reproche aux chrétiens de refuser toute présence au divin, ou presque toute, par crainte de l'idolâtrie, ct de désespérer de concilier Fini ct Infini : Ces textes semblent en préfigurer d'autres, des Preuves de l'existence de Dieu, et l'interpré­ tation de Dilthey contribue même à suggérer que le

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christianisme aurait, en somme, échoué au seuil de la synthèse dialectique, comme si le chrétien timoré (des textes de Francfort) n'avait pas osé accomplir l'exploit que le dialecticien (de la maturité) réussira d'un coup d'aile. Il nous semble qu'il n'en est rien. Cc que le jeune Hegel reproche au christianisme, c'est de n'avoir pas concilié les différents, de les avoir pensés j usqu'au bout comme irréductibles ct de n'avoir pas entrevu que, dans l' « Amour » ou la « Vie », brasiers mystiques, Limitation ct Illimitation sc consument. Il refuse donc (dogmatique­ ment) la pérennité de la différence, mais il ne met j amais en question - et c'est cc qui nous intéresse ici - la différence - donnée d'emblée. C'est l' affirmation doctrinale de la s éparation, c' est- à- dire de la différence o bstinée que rejette Hegel, à cette époque, mais nullement l'évidence d'une différence présupposée. Et cette négligence, pour p arler anachroniqucmcnt, est compréhensible. On peut bien, au nom d'une idéologie « totalisatrice >> s'indigner du masochisme chrétien ct s'irriter contre la différence professée. Pour s'interroger sur la validité de la différence présupposée, un pas de plus est nécessaire : qu'on cesse de tenir pour évident que les deux opposés sont deux étants ct p artagent au moins cette obédience. Or, le j eune Hegel n'en est p as là. Ce sont deux étants qu'il prétend faire sc j oindre au point d' « indifférence » dont il rêve (ct c'est pourquoi les « conciliations » esquissées alors annoncent moins le travail du négatif que la nostalgie de l'innocence) . La fascination qu'exerce l'être du Fini sur la conscience chrétienne lui semble sans doute insup­ portable ; mais l'important est qu'il ne récuse pas le poids que, d' entrée de j eu, le chrétien lui accorde. Il s' agit seulement de détruire ou de sublimer cc Fini, qu'on a présupposé étant. - Or, il s' agit maintenant de tout autre chose : d'élaborer une signification du verbe « être » telle que l'expression « le Fini est » cesse de faire écran entre Dieu ct nous. Et, à cette fin, il faut révoquer l'autorité de l'ontologie parménidiennc. III

C'est la volonté de ne pas oblitérer le sens precis du mot « Fini » ( « instabilité », « précarité ») qui a créé l a difficulté. En d isant que « le Fini est », j ' éprouve dès lors le sentiment d'aj uster deux incompatibles, le Fini et

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l'étant : le mouvant, il m' est impossible de le cornprendre comme de l'immuable, le non-identique en soi comme de l'identique-à-soi. La pensée dogmatique, en escamotant « la prééminence du côté négatif >> dans le « Fini », parve­ nait à masquer cette difficulté et à ne pas s'étonner que le Fini eût si naturellement sa place dans la sphère de l' lhre. On oubliait cc qu'il signifiait au j uste, on acceptait l'écart entre le sens du mot ct le statut ontologique du contenu. Les métaphysiciens reconnaissent, bien sùr, que le Fini n'est pas l' Infini ; ils opposent l'être du contingent à l'être du nécessaire. Mais, pour peu que l'on revienne de leur conviction déclarée au langage dans lequel ils la notifient, on s' aperçoit que le poids du Fini-étant l'emporte touj ours sur sa moindre valeur. « Le Fini est », nous dit-on, ct l'usage de ce verbe ne crée nul embarras. Il est, reposant sur soi, identique à soi du fait qu'il est. Le préjugé de la Finitude est ainsi en p lace, bien avant l'essor des philosophies de la Finitude (Aufkliirung, kan­ tisme) . Il suffira à celles-ci de rendre problématique l'être­ de-l' Infini pour que l'être-du-Fini, j amais révoqué, demeure seul incontesté : la Métaph�sique avait donc préparé le terrain. Hegel en voit un signe dans l'interprétation du spinozisme comme panthéisme. Ceux qui s'indignent que Spinoza ait osé identifier Dieu aux choses finies ct l'accu­ sent d'avoir « divinisé le Fini duns son être immédiat », avouent, à leur insu, que lu solidité des < < choses finies » est pour eux article de foi. Crierait-on si fort à l'impiété, si l'on osait concevoir, uvee Spinoza, le caractère imaginaire du Fini ? Mais lu > le Fini s'achève en cette « hybris >>. Mais c'est dans l' adage éléatique qu'il prit naissance. Dès lors que l' fltre est, ct lui seul, on doit envelopper en lui tous les contenus de pensée possibles. Cette certitude, il est vrai, est source d'embarras, pourvu qu'on rencontre, parmi ces contenus, des opposés absolus : Fini et Infini, Mouvement et Repos. Et la question se pose : comment l' I!:tre pourrait-il s'identifier avec des contraires ? « Repos ct Mouvement ne s ont-ils pus, selon toi, absolument contraires l'un à l' autre ? ... Et pourtant, tu les aflîrmes être, l'un ct l'autre de façon semblable, ct tout aussi bien l'un que l' autre 34 • »

Ainsi s 'engage le débat du Sophiste. Mais la solution que propose alors l' É tranger à Théétète ne s'impose néces­ sairement que sur la base de certains présupposés. Et Théétètc, pour n'y avoir pas pris garde, fut peut-être convaincu trop vite. Voilà, sans doute, un des aspects de l'origine de la Finitude. Quelle était la solution de Platon ? D'une part, il y a Mouvement, il y a Repos : ces contenus se donnent comme ousiaï. Mais, d' autre part, il est certain qu'en tant que significations déterminées (la Mouvance, l' Immobilité) , ils sont distincts d e la signification « l!:tre >>. Aussi ne peut-on dire du Mouvement qu'il est ou du Repos qu' il est sans sous-entendre par là même que l' .Ë trc ne coïncide pas avec ces contenus : il n'est pas ce que chacun est. Et le double usage du verbe « être >> auquel on est ainsi contraint impose déjà la distinction entre : a) l'être en tant que copule, signe de la prédication ; b) l' :f: tre comme genre unique, contenu original dont les genres doivent participer p our être dits étants. Or, il suffit d'accepter cette distinction de l'être-prédication ct de l'être-genre pour que toute ambiguïté soit dissipée au cœur du discours. On dira que l' .Ë tre (en tant que genre) n'est pas (sens de la prédi-

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cation) ce que sont les Autres (en tant que genres) : « Autant de fois sont les autres, autant de fois l' lhre n'est pas, car, n'étant pas ceux-ci, il est un, lui-même 3 5 • » Plus générale­ ment, on pourra affirmer que tout contenu est du ressort de l' l!':tre sans, pour autant, le faire s'engloutir dans ce qu'est l' I!':tre. De sorte que : A I . - Tout contenu en tant que tel (y compris l' « Autre ))' le « Devenir )) ' etc.) sera posé comme étant, possesseur d'une phusis stable : l' .Etre est un horizon unirersel. « Le Non-être est, à titre ferme, possesseur (�xov) de sa propre nature, de même que le grand était grand ct que le beau était beau, le non-grand ct le non-beau non-beau, ct que, de même, le Non-être était ct est Non-être, espèce une au nombre des é tants multiples ao. >>

A 2. - L' I!': trc, au-dedans de lui-même, garde toutefois sa signification propre qui ne sc confond pas avec celle des contenus dont, par ailleurs, il est l'indice. Nommés onta pour autant qu'ils participent à l' l hrc, ces contenus ne s'en donnent pas moins pour ce qu' ils sont : l' .Etre est une signification originale, distincte et distante de toutes les autres. On ne s'est permis de rappeler ce texte fameux que pour montrer combien il semble rendre superflu ct même anachronique la difficulté soulevée par Hegel. Il suffit de passer de A 1 à A2 pour comprendre : A L - . . . que le Fini peut être dit étant au même titre que l' Infini ou que tout autre genre ( 1 er avantage) ; A2. - . . . que le Fini, cependant, ne sc confond pas avec l' I!': tre ct qu'a fortiori il ne sc laissera pas absorber par l' Infini, bien que celui-ci p articipe également à l' "Ëtrc ( 2 o avantage) . Ainsi, l' « 6v » peut être mis en relation avec les op R osés sans devenir, dans cc mouvement, ce qu'est chacun d eux. Les contenus, du fait qu'ils communiquent entre eux, peuvent être dits à bon droit autre chose que cc qu'ils sont tout en gardant ct leur indépendance ct leur commune qualité d'étants : il serait dérisoire de ne pas oser dire que « l'homme est bon », mais seulement que « le bon est bon » ct que « l'homme est homme ». C'est dans cette alternance d'identité et de différence que le discours, pour des siècles, trouve son site ct le j ugement prédicatif la raison de son privilège. Hegel y verra, lui, le signe du caractère intenable du Jugement.

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Il semble que Hegel ait été plus sensible ici à ce qu'annon­ çait le langage même de Platon qu'à l'objectif du dia­ logue 39• Car, loin de prolonger cc que Platon aurait ébauché, il nous rend plutôt conscients de ee dont Platon sc contentait à la légère. La difiiculté que formule Hegel, ' dans les termes où on l a analysée jusqu'ici, revient très exactement à nous faire régresser à l'étonnement anté­ prédicatif de Théétètc, lorsque celui-ci doit admettre, sans trop y croire encore, que Mouvement ct Repos (Fini et Infini) sont au même titre étants ( 2 5 o c) . Du coup, on mesure mieux quel était, dans le dia 1 oguc, l'obj ectif véritable de l' É tranger. Il eut moins le mérite d'introniser le Non-être en philosophie g ue la responsabilité d'articuler le discours qu'il faudra critiquer pour déraciner le préjugé de la Finitude. Il se pourrait bien que l' É tranger ne fût pas p our rien venu d' Elée et que le parricide de Parménide n'eût été qu'une mort de théâtre.· Le dessein de l' É tranger ne consiste pas seulement à rendre légitime le discours et concevable l'erreur, mais aussi - ccci étant le moyen de cela - à conserver à tout contenu pensable sa permanence ct son

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identité à soi, - à garantir à chaque signifi cation l'inté­ riorité au niveau de la C{ucllc, comme l'énoncera laconique­ ment Aristote, sc réciproquent l' ittre et l' Un. Certes, Platon ménage une place au Mouvement ct au Devenir dans le règne de l' « ousia >>, mais le sol de l' « ousia >> n'est j amais mis en question. Aussi distingue-t-on soigneusement du Non-être radical le Non-être apprivoisé qui reçoit droit de cité sous la forme de l'A utre. Ce genre nouveau est « Non-être » ; mais, surtout, il est. L'identité à soi qu'il refuse en son cœur, il la garde du dehors, pour ainsi dire, comme étant parmi les autres. Secteur de l' I!:tre, il n'en est pas tout à fait le contraire, et l'adage de Parménide, en définitive, n'a pas été enfreint. « Quand nous disons Non-être, cc n'est pas là, semble-t-il, énoncer quelque contraire de l' :Ëtrc, mais seulement un Autre ... Pour nous, à je ne sais quel contraire de l' :Ëtrc, il y a beau temps que nous avons dit adieu 40• >> L'èviY..v-r(ov -rou 6v-roc; n'est donc pas le [J.� 6v. Celui-ci demeure j usqu'à la fin « l'ineffable, l'impensable, l'impro­ nonçable >> ( 2 3 8 c) . Et Aristote est en droit de remarquer : en baptisant Non-être le Relatif, « c'est comme s'il avait dit que c' était la Qualité . . . ce n'est pas la négation de l' Un ou de l' :Ë tre, c'est en réalité une des catégories de l' :Ë tre 41 >>, La prédication, semble-t-il, n'est rien que le moyen d'énoncer P de S sans les unifier. Mais cette diffé­ rence ayec l 'identité (et non p as dans l'identité) ne prend tout son sens que si on la replace dans l'ontologie qui en faisait la seule solution possible du problème suivant : faire bénéficier de l' « ousia >> les opposés A et non-A sans pour autant que l' c c ousia >> devienne ce qu' ils sont. Or la formulation même de ce problème trahit son origine éléatique : quel besoin y aurait-il de tant insister sur la différence entre les contenus, si on ne les logeait pas dans une sphère qui menace de se refermer sur eux ct d'absorber leur diversité ? C'est parce qu'on a trop accordé à l'homo­ généité de l' cc 6v >> abstrait qu'on sc soucie de montrer que les contenus qu'il enveloppe - « en tant qu'on les nomme étant >> ( 2 5 6 c) - ne sont pas, de cc fait, confondus. Reste à savoir si cette menace d'identification est bien sérieuse. Si l'identité de l' cc 6v >> n'était qu'une abstraction, quelle ur gence y aurait-il à maintenir contre elle la diffé­ rence et la diversité ? Quelle menace réelle y aurait-il à conjurer? C'est parce qu'il est hanté par un péril imaginaire

?.0?.

La patience du Concept

que l'Entendement tient si ferme aux qu'il instaure.

«

oppositions

(( On entend très couramment affirmer que la Pensée

est

>>

opposée

à l' Être. Deva n t une telle aflirmation, il faudrait eommencer par

demander ce qu'on entend par ji:tre. Si nous prenons l' Être au sens où le détermine la Béflexion, nous ne pouvons énoneer de lui que ceci, qu'il est le purement Identique et l'Affirmatif. Puis, si nous considérons la Pensée, il ne peu t nous échapper qu'elle est au moins pareillement ce qui est purement identique avec soi . . . >>

Telle est l'identité que prétend éviter l' Entendement, pour sauvegarder le sens des mots. (( . . . Or, cette identité de l' Ê tre c t de la Pensée n'est pas à prendre concrètement, cl il ne fau t donc pas dire : la pierre est, comme étant (als seiender) la même chose que ce qu'est l'homme pensant. Un concret est quelque chose de bien différent de la détermination abstraite comme telle, Mais, avec l' Ê tre, il n'est ques tion d'aucun concret : l' Être est ce qu'il y a de tou t à fait abstrait 42• >>

La différence entre l' Infini-étant et le Fini-étant consolide donc l' abstraction initiale de l' « 15v ll , puis qu'elle la pré· suppose. Elle garantit que les deux termes, bien qu'étant, ne sont pas la même chose et gardent leur spéci ficité : c'est donc qu'ils étaient en danger de la perdre, - et de la perdre au profit de la catégorie de l' « :Ë trc >> la plus abstraite qui soit, synonyme d'indétermination totale. Il suffit, pour en convenir, d'exp liciter le contenu de cette catégorie. C'est pour ne p as l'avon fait qu'on ne s'est j amais demandé si la signification (( étant > > était compatible avec la signi­ fication (( Fini >> et qu'on a persisté à affecter le Fini d'un indice d' (( étance >> minimum. On préférait ainsi exempter l'étant d'une investigation sémantique plutôt que de renoncer à la fixité minimale des contenus de pensée. S'il est vrai que le Sophiste de Platon assouplit l'éléatisme au lieu de le détruire, il devient donc impossible .d'objecter à Hegel que la difficulté qu'il soulève (comment affirmer l' être de l' Infini en laissant cours à l'être du Fini ? ) est factice. Elle fut résolue depuis longtemps, certes, mais de manière abstraite : la différence qu'on établissait entre les contenus était aussi abstraite qu'était abstrait l' :Ë tre qu'on leur donnait en commun. Comprenons bien ce q ue Hegel entend par (( abstraction >> : une procédure à la fois superflue et sommaire. L' (( :Ë tre l> est vide, et la différence qui j uxtapose les contenus dans l' (( :Ë tre >> est donc super·

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flue : c'est là un fait pour qui consent à examiner le sens des mots. Mais l'Entendement, j ustement, n'y consent pas ou n'y consent que j usqu'à un certain point, et, pour cette raison, sa démarche est sommaire. L' Entendement a coutume d'arrêter l'examen des significations avant d'être forcé d'effectuer des identifications qui, d'un point de vue représentatif, seraient démentes. En effet, l'unité qu'on asserterait alors « exprime le fait d'être-la-même-chose (die Dieselbiglceit) dans toute son abstraction et résonne d'autant plus durement, crée d' autant plus de surprise que les obj ets dont on l'énonce se donnent comme purement différents 43 ». Il faut donc avant tout éviter de décréter que ceci et cela, ostensiblement différents, sont > n'ait pas au moins la dignité d'un « étant >>, voilà qui ne lui vient p as à l'esprit ; que la « contradiction >>, puisqu'elle sc supprime, « n'existe pas >>, voilà qui va de soi. De même, « pour Kant, j amais, semble-t-il, ne s'est levé le moindre doute sur le fait que l'Entendement soit l' absolu de l'esprit humain, il est au contraire la fmitude fixée absolument ct insurmontable de la raison humaine 47 >>. Nul soupçon que les incompatibilités ou les liaisons « évidentes >> puissent tenir à la nature du discours en usage, nul pressentiment qu'un autre discours pourrait recueillir cc qu on scinde ici, dissocier cc qu'on unit 48• Dira-t-on, alors, qu'il y a substi­ tution d'une logique nouvelle à une autre, sinon d'une p hilosophie nouvelle à d'autres ? Non plus : cc serait tou­ J OUrs méconnaître l'ampleur de la mutation hégélienne. Substituer, c'est prendre la place. Or, le Savoir ne commet pas d'usurpation : logique formelle, sciences ct pensées finies seront laissées en leur place ct dans le jeu de leurs catégories 49• Mais cette place sera désormais circonscrite, cc jeu explicitement ramené à ses règles. Ainsi est élaboré un type inédit de « mise en question ». « Mettre en question » ne consiste plus : 1) ni à contester ·

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l'évidence d'un principe ou la rigueur des enchaînements, à la manière cartésienne (« ils ont tous sup posé pour principe quelque chose qu'ils n'ont p oint parfaitement connue ») ; 2) ni à déterminer le champ de validité au-delà duquel l'usage des principes devient nécessairement abusif ( Kant) , mais à assigner le point à partir duquel le développement des significations employées fut arbitrairement bloqué ou encore à traiter les régions d' « évidence >> comme des lacunes d ans une analyse sémantique qui restait possible en droit. Il ne s 'agit p lus de montrer la fausseté (Descartes) ou de dessiner l'horizon d'illusion ( Kant) d'une assertion, d'une doctrine ou d'une discipline, mais d'en repérer la finitude. Ce qui ne revient nullement à mesurer de combien de degrés ces assertions se trouvaient éloignées du Vrai (c'est cette erreur qui accrédita la légende d'un « dogma­ tisme >> hégélien) , mais à mettre à j our le système de liai­ sons ct d'exclusions que les philosophes acceptèrent du fait même qu'ils s'exprimaient, le surplus de syntaxe qui obstruait le sens. De là vient que l' attitude de Hegel envers les philosophes est à la fois d'infini dogmatisme ct d'infinie tolérance, Aucun n'a entrepris de faire passer son langage aux aveux, mais aucun non plus n'a tenu de discours > ou « illusoire >> : puisque les critères de « fausseté >> ou d' « illusion >> ont été forgés par ct pour ces langages prématurément fixés, on ne leur fera même pas l'honneur de les leur appliquer. Cet auteur, en ce texte, a-t-il dit vrai ? Dégageons d'abord le préjugé qu'enveloppe notre question. ou d'abstraction. C'était sc préoccu­ per de cc dont l'auteur p arle, sans s' être demandé quelles contraintes étaient inscrites en son langage. De quel droit, demandera-t-on alors, découper tous les discours en un discours unique enfin libre de toute convention? Cette question est légitime, mais à condition qu'elle ne sous• entende pas que le hégélianisme est un > au

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sens traditionnel. Il n'y a pas de « dogmatisme ll, mais un positivisme hégélien, c'est-à-dire un p ari de neutralité, la conviction qu'un langage peut être décapé de toute ontologie ct que les règles logico-ontologiques (ces décisions qu'on a hypostasiées en lois de l'être ou de la pensée ou en décrets divins) peuvent être traitées à leur tour comme des significations à expliciter. Discours libéré de toute t.m66e:cnç et de tout principe, qu'on n'a donc pas le droit de caractériser par les principes qu' il refuserait. Seul un dogmatique pourrait refuser le principe de contradiction. Autre chose est d'observer que l'interdit de la non-contra­ diction est associé à l' « hypothèse » de l'invariabilité des étants ct ne passe pour exigence préalable et incondition­ nelle qu'une fois qu'on a assumé le langage de l'étant. Le texte d'Aristote (Métaphysique r) fait foi de cette assomption : « Principe qu'il est nécessaire de posséder pour comprendre n'importe lequel des étants ('t'ov lmouv 't'W'I iîv,wv,) ce n'est donc pas une hypothèse ; ce qu'il est nécessaire de connaître pour connaître n'importe quoi, il est nécessaire aussi qu'on le possède avant . . 61• ll .

C'est donc par rapport à la connaissance des étants et au découp age préalable qu'elle suppose que la non-contra­ diction est donnée pour l'&.px� « la plus ferme ll i son On vient de voir que cette difficulté, loin d'être résorbée par la doctrine de la communication des genres et de la prédication, p ourrait bien révéler la fragilité de l'ontologie ct de la log1que qui en empêchaient la formulation. Les métaphysiqy cs s' arrangeaient pour n'avoir p as à l a prendre en considération ; en échange de

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q uoi, la sécurité de leur discours semblait préservée. Or Hegel pense que cette sécurité était précaire. Elle ne pouvait satisfaire qu'une pensée qui se contentait de mettre hâtivement en place les bases de son discours avant de parler sur les choses. Mais qu'on en vienne à thématiser le discours prédicatif, ct ce qui semblait pro­ tocole des conditions du sens fera figure d'une hypothèque levée sur lui. Qu'on le réduise à n'être plus qu'un des modèles possibles de l'organisation du discours, et des questions insolites viendront à se poser . Par exemple : pourquoi les significations seraient-elles comme des contenus déterminés qu'auraient à épingler les mots ? Cette question mérite attention. On peut encore contester sa p ertinence ; on peut encore l'écarter. Nous serions tentés de dire : il est encore temps de refuser les règles du j eu qu'on nous propose. Ensuite, il sera trop tard. On pourra bien admirer que Hegel ait été assez ignare pour confondre les différentes fonctions du mot « est >>. Hegel aura b arre sur ces critiques : que n'avaient-ils compris, dès le départ, qu'on leur proposait un autre jeu? Concédons à Hegel que la prédication est indissociable d'une ontologie déterminée ; reconnaissons qu'elle suggère inévitablement l'isolement et l'invariabilité des signifi­ cations. Dans cette ligne, il semble donc qu'on puisse sc dispenser d'aller plus avant dans l'investigation des contenus, une fois que ceux-ci ont été insérés dans une forme syntaxique, assignés à un lieu déterminé de la proposition. Il semble qu'on en ait fini avec l'examen d'une signification, après qu'on l'ait située, par exemple, à l'emplacement « suj et >> : « le Moi-qui-sait trouve encore dans le Prédicat le premier Suj et, arec lequel il reut en avoir déjà fini (mit dem es schon fertig sein . . . will 6 2 ) >>. La prédication renforce donc la certitude où est l'Entende­ ment de n'avoir j amais affaire qu'à des représentations simples ct bien délimitées ; elle nous permet de sous­ entendre que le concept-sujet est déj à totalement ce qu'il est, indépendamment du prédicat qui l'affectera. Le nom, simple instrument de repérage, � asse alors pour une approximation du contenu, alors qu il n'est rien de plus qu'un nom, la marque d'une place présumée immuable. Ce qu'on pourrait appeler l' « idéologie prédicative >> nous incline à croire que le sens est à chercher là seulement où il est bloqué, que la connaissance ne pourra advenir que là seulement où nous sommes en présence d'un contenu

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invariable. C'es t que l'enregis trement des représentations apparaît désormais comme l'unique fonction du langage, alors q u'elle n'en est qu'une des fonctions, indispensable sans doute dans le parler quotidien, mais abusive dès qu'on en fait la condition sine qua non de toute pratique p ossible du langage, de toute discursivité. « Il convient donc ct il est nécessaire de posséder ces noms : Sujet ct Prédicat p our les déterminations du jugement ; en tant que noms, ils sont quelque chose d'indéterminé, qui doit encore acquérir sa détermination, ct ils ne sont donc pas plus que des noms. Cette raison empêcherait déj à d'u tiliser les déterminations conceptuelles pour les deux côtés du jugement. Mais il y a encore une 1•aison de plus : il s'avère que lu nature de la détermination conceptuelle ne consiste pas à être de l'abstrait ct du fixe, mais à contenir dans soi et à poser en soi son opposée, Comme les côtés du j ugement eux-mêmes sont des concepts et qu'ils sont donc la totalité de leurs déterminations, ils doivent donc parcourir celles-ci dans leur entier ct les montrer en soi, que cc s oit sous une forme abstraite ou concrète. Toutefois, les noms qui (dans cc changement) restent égaux à eux-mêmes, sont très u tiles p our maintenir de manière universelle les côtés du jugement, malgré cette altération de leurs déterminations. :VIais le nom reste opposé à la chose ou au concept 53.. . »

L'ordre de la propositiOn, nécessaire à la distinction des contenus, n'en impose donc pas moins à ceux-ci une déformation telle qu'ils sont visés spontanément comme séparés de droit les uns des autres. Nous sommes sans doute astreints à cette découpe - ct le philosophe spéculatif autant qu'un autre. Mais elle engendre une « théorie >> du langage qui en trahit s ournoisement la pratique. La confrontation de deux textes de la Phénoménologie mon­ trera en quoi consiste cc déboîtement. D' une part, la p arole est la vérité de l'intuition sensible : « C'est aussi comme un universel que nous prononçons (sprechen) le sensible. Cc que nous disons, c'est ceci, c'est-à-dire le ceci unirersel ou encore : il est, c'est-à-dire l'être en général. Nous ne nous représentons pus assurément le ccci universel ou l'être en général, mais nous prononçons l'universel. En d'autres termes, nous ne parlons absolument pas de la même façon que nous visons (meinen) dans cette certitude sensible. :VIais, comme nous le voyons, c'est le langage qui est le plus vrai 5�. . ll --

.

Mais, d'autre part, la conscience parlante est incapable d'analyser de cette façon l'opération qu'elle effectue : le

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langage, pour elle, loin de romp re avec la représentation, la redouble ; le mot, au lieu d abolir le ccci sensible, lui semble présenter un universel, qui a le statut d'un nouvel immédiat. Parler, dès lors, c'est décalquer la représentation au lieu de l'effacer. - Or, la réflexion sur le mouvement du sens ébranle cette certitude représentative. Pour peu que je cesse d'imaginer que mes paroles vont rejoindre dans l'instant les « idées » qu'elles annonceraient, je fais aussitôt l'é p reuve de l'inadéquation du syntaxique au « conceptuel » . Dès que le langage retrouve sa fonction vivante de négation de l' immédiat, les contenus stables qu'il était censé répertorier se dissolvent, les rubriques syntaxiques confessent leur artifice ct la pensée naïve découvre enfin cette vérité : qu'on ne parle pas comme on i'oit. Découverte à la lettre vertigineuse que Hegel décrit ironiquement dans la Préface : > (inconsciente) du langage­ tableau, dont la syntaxe se trouve être le garant. Nous voilà donc revenus, :p ar un détour « philosophique >>, au noyau de la pensée fimc : au langage conçu comme instrument de désignation ct de répartition des choses, à l'assimilation subreptice du signe ct de l'image. Tournons­ nous en rond ? Avons-nous dévié du problème que posait le rapport du Fini à l' Infini ? La vérité est que cette diffi­ culté était une difficulté d'expression ct que son examen débouche inévitablement sur le réexamen du langage

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tel que le comprenaient les philosophes qui l' ont escamotée. L'égarement des philosophes, nous le savons, n'est pas plus imp utable à un manque de discernement qu'à une propensiOn au verbalisme, simplement dû à l'attitude sémantique qu'ils assumèrent. L'affirmation entêtée de l' « être-du-Fini >> n' est pas plus le symptôme d'une maladie de l'es p rit que d'une illusion linguistig uc : elle est rendue inévitable, dès g u' est tenue p our évidente la distension entre si gne et signification. C'est pourquoi les « erreurs philosophiques », en dernière instance, ne sont j usticiables ni d'une critique technique qui s' exercerait sur le même terrain (les « critiques >> de Hegel ne sont qu'une mise au clair de cc que le philosophe « critique » s'est dispensé d'expliciter, à partir d'un certain point) ni d'une critique des abus du langage qui accepterait encore la même idéo­ logie du langage, mais seulement d 'une critique des contresens représentatifs sur la nature du langage. É vitables en droit, ces contresens, cependant, pouvaient-ils ne pas être commis ? A lire les textes concernant le langage, il semble bien quo non. L'adoption du signe linguistique, on l'a vu, montre qu'il y a cu renonciation à l'exigence d' une ressemblance signifiant-signifié, telle que la sauve­ gardait le symbole. Image aveugle, le signe est posé comme essentiellement dissemblable 66• Mais cette dissem­ blance sc détache sur la ressemblance autant qu'elle la transgresse : la conscience imagine que le rapport j usqu'ici propre à la similitude sensible est conservé, en l'absence de celle-ci ; elle infléchit donc la dissemblance en un cas limite de la ressemblance. Et c'est p ourquoi l'essence du signe lui semble tenir en une différence telle qu'y subsiste pourtant le rapport représentatif. La tâche du dire est de parcourir cette différence, c'est-à-dire de lier synthétique­ ment le nom à sa signification. « Pour autant que l'enchaînement des noms réside dans la signi­ fication, la liaison de celle-ci avec l'ê tre comme nom est encore une synthèse, ct l'intelligence, dans cet te extériorité qui es t sienne, n'est pas simplement retournée en soi. Mais l'intelligence est l' Uni­ versel, la vérité simple de ses aliénations particulières c t son appro­ priation accomplie (durchgeführtes Aneignen} est la suppression de cette différence de la signification et du nom 57. »

Or, il est remarquable que, dans les analyses - fussent­ elles d'accent apologétique - du langage, cette suppres­ sion (œuvre de l'intelligence) ne soit pas expressément

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montrée comme accomplie ; le langage, semble-t-il, fonc­ tionne sans qu'apparaisse encore le sens de son opération. Aussi a-t-on soutenu parfois qu'en définitive c'est la pensée qui, chez Hegel, l'emporte sur le langage : formule inexacte, si on sous-entend que ma pensée subjectifJe a charge de rectifier ct de critiquer cc que suggère l'usage des mots 68 , car la « pensée subj ective » est elle-même un produit de cet usage irréfléchi ; elle a son site dans la configuration déj à dessinée par le langage naïf. Preuve que celui-ci n'exprime p as encore fidèlement la vérité qu'il contient. Extériorité enfin transparente de la cons· cicnce ou (c'est la même chose) idéalisation de l'immédiat, c'est bien ainsi que s'annonce le mot. Reste qu'il n'effectue pas une « appropriation accomplie >> ou encore que la nomination est à peine « la première puissance créatrice qu'exerce l'esprit . . , la première prise de possession de la nature entière par l'esprit 60 >>. Pourquoi cette réserve ? Ou, si l'on préfère : pourquoi le mot ne supprime-t-il l'étant immédiat que p our nous mettre en présence d'un Universel immédiat? Hyppolite résume très bien en quoi consiste cet échange : « (L'intelligence) trouve le sens, l'intériorité, le contraire de l'être comme un étant, et elle trouve l'étant, le contraire du sens, comme une signifi· cation 60• >> Mais pourquoi cette nouvelle stratégie de la Finitude ? pourquoi le rassemblement de l'étant-supprimé ct du son de ma voix s'achève-t-il par la reconnaissance d'une différence entre nom et signification? On avait signalé plus haut cette p ersistance de la Représentation au cœur du langage, mais sans en démonter le mécanisme. Revenons-y, car cc moment est essentiel. Si le discours philosophique traditionnel pose les contenus qu'il vise à tout le moins comme étant, si l' « étant >> est tenu quitte d'exhiber ses titres, c'est parce que les contenus idéalisés sc donnent à travers le langage comme des obj cctités représentées. Et la philosophie de la Finitude, p ourvu que l'on consente à y voir plus qu'une « doctrine », n'a pu se propager qu'à partir de cc geste inaugural. Reportons-nous au texte de la Realphilosophie qu'on vient de mentionner. Tout en célébrant l'avènement de l'idéalisation linguistique, il avoue la fragilité de celle-ci. Matin glorieux que celui où Adam donna leur nom aux choses, mais brumeux encore et annonciateur des malon­ tend us à venir : une fois de plus l'innocence de l'origine n'est pas synonyme de pureté. -

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« A la question : qu'est-ce que ceci? nous répondons : c'est un lion, c'est un âne, etc. Ceci est, c'est-à-dire ce n'est pas du tout un jaune possédant des pieds - ct ainsi de suite -, un indépendant propre, mais un nom, un son de ma voix ; quelque chose de tout à fait différent de ce qu'il est dans l'intuition et ceci, c'est son être véri­ table .. n .

Voilà pour la suppression de l'immédiateté. Et voici maintenant comment celle-ci est comprise immédiatement : « Plus tard, nous pensons : ccci n'est que son nom, la chose elle­ même est quelque chose de bien différent, c'est-à-dire que nous retombons alors dans lu représentation sensible -- ou bien (nous pensons : ce n'est) qu'un nom dans un sens plus haut, car le nom est l'être spirituel, mais très superficiel seulement 61• n

Le signe, maintenant, n'est plus autre chose qu'un signe. Le nom n'est plus une chose qui, en outre, indiquerait ; il est de fond en comble index. Il n'est donc plus une chose : voilà le bénéfice. Mais la conscience représentative n'en­ tend p as la situation tout à fait ainsi. Puisque le mot n'est p as une chose, pense-t-elle, c'est donc qu'il n'a de rapport qu'extérieur avec son contenu, qu'il le su pplée sans j am ais le re-présenter ; il est impossible que la chose passe toute en cette sonorité, qu'une modulation vocale ait suffi à transposer sa présence. D'où la déception qui s uit l'enthousiasme : cc n'est qu'un nom, et cette non­ chose ne donnera j amais la chose marquée en sa plénitude. Elle ne peut faire concurrence soit à la signification soit à la chose sensible. Il n'y a p as loin de la déception d'Adam à la misologie agressive de Feuerbach : > 63• Mais suffit-il de mépriser les mots et de les laisser en arrière pour que la façon qu'on avait de vivre, de comprendre et de gauchir leur usage n'exerce plus d'emprise ? Si dédaignés qu'on voudra, ces signes, par le fait même qu'on les a pensés comme simples signes, ont déj à fait leur œuvre ; si impropres qu'ils soient à rien dévoiler du contenu qu'ils marquent, ils ont déj à imposé une certaine façon d e l e localiser, rendu à j amais « évidente » une certaine attitude du locuteur philosophe. « Ce ne sont que des mots », bien sûr. Mais certains au moins sont les chiffres d'une présence ; ceux-là donnent déj à l'assurance qu'il ne sera pas vain de sc confier à l'intuition pour laisser paraître en leur plénitude des contenus déterminés en leur place déterminée. Convention si triviale qu'on ne prend même pas la peine de la stipuler et que, sur ce point, bien des adversaires pactisent taci­ tement, dans les débats métaphysiques ou gnoséologiqucs. Exemple instructif entre mille autres : le compromis que passent Hylas et Philonoüs, à la fin du dialogue de Ber­ keley. Hylas consent à ne plus associer au mot matière « une sorte d'indépendance, une existence distincte de la percep tion pm' une intelligence >>. En échange, Philonoüs ne lm interdira pas de continuer à employer le mot ainsi désamorcé : « si, par matière, on entend une chose sensible dont l'existence consiste à être perçue, alors il y a une matière >>. La concession semble dérisoire, ct Philonoüs la fait de bon cœur : n'indique-t-elle pas, pourtant, qu'il y a eu seulement déplacement d'un sens qui, d'un commun accord, et pour la commodité de cette conversation sur des objets idéaux, doit rester fixe ct immodifiablc, qu'il n'y a donc pas cu critique de la donation de sens comme -

La patience du Concept telle? Quelque soin qu'on prenne à fixer le sens des mots, on ne s'étonne pas que celui-ci s oit à la mesure d'une « fixation ». « Was bedeutet Bedeuten? » la question ne sera donc pas posée. C'est en quoi l'usage commun du langage résiste à tout exercice de défiance « philosophique >> : si radicalement que le philosophe se soit proposé de neutra­ liser le langage, il n'a j amms pu faire encore que les mots n'aient déj à tracé le contour des « choses >> que la connais­ sance aura ensuite pour tâche de dévoiler. Celle-ci peut donc bien s'accomplir dans le silence ; elle reste tributaire d'une théorie informulée de la p arole, libérée peut-être des associations arbitraires que véhiculait l'usage, mais non de l'attitude irréfléchie du suj et représentatif parlant. « Cc ne sont que des mots » : il est vrai que cette consta­ tation désenchantée, on la retrouve parfois chez Hegel. Pour indiquer Dieu, « le pur suj et », il ne reste que « le nom comme nom » ; Dieu, pris pour soi, « n'est rien qu'un nom 62 >>. Mais il ne s 'agit plus alors de nous inviter à renoncer aux simples mots pour nous tourner vers une opération plus rentable ; il s'agit au contraire de ne plus trouver normal que le langage ait sa vérité en dehors d\3 lui. Si les mots sont vides, c'est que nous ne savons pas encore p enser en eux. « Si je dis : tous les ani maux , ces mots ne sauraient passer p our l'équivalent d'une zoologie ; avec autant d'évidence, il appert que les mots de dirin, d'absolu, d'éternel ; etc. n'expriment en fait que l'intuition entendue comme l'immédiat 65, »

J'ai donc raison de ne pas me satisfaire de l'universel abstrait : « tous les animaux » ; mais j ' aurais tort de croire qu'à force de regarder ou d'énumérer ou de voyager ou de consulter des dictionnaires, je comblerais la place que cet universel laisse vide. La pauvreté des mots ne doit surtout pas m'inviter à les transgresser et à rêver d'une connaissance accomplie parce que muette en droit. Voici le moment de le rappeler : aussi loin qu'on aille et d ans quelque direction, c'est toujours « dans les mots que nous pensons », et les propositions que je forme, les textes que j'écris ne sont les commentaires d'aucun silence. Ce bruit ne masque aucun Logos d'en deçà la voix. Non pas que Hegel fasse au langage une confi ance aveugle : on verra que, plus qu'un autre, il condamne la prétendue connaissance par signes. Mais il n'admet pas qu'on gagne rien à se détourner du langage, à prétendre connaître

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immédiatement les contenus que brouillaient les signes, mais que nous continuons à viser - plus que j amais dupes du langage de l'Entendement à la manière dont ces signes les indiquaient. « Ce ne sont que des mots » ; mais, symétriquement à eux - qu'on ne l'oublie pas - ce ne sont aussi que des significations mortes, touj ours préma­ turément circonscrites, que ne réanimeront nulle remémo­ ration, nulle intuition, nulle expérience immédiate, bref nul acte p ar lequel on prétendrait contourner le langage et améliorer ses performances. Actualiser la signification, la rendre évidente, laisser surgir « la chose même »? Au lieu d'y prétendre, mieux vaudrait être assuré de ne pas forger déjà, et du fait même qu'on se propose cette tâche, une image fantastique de cc qu'est une signification ; mieux vaudrait songer, avant de désespérer si vite des ressources du discours, qu'un autre discours pourrait ôter aux significations leur inertie de choses données. Si ce discours était impossible, le nominalisme serait de plein droit, car nulle conception attentive de l'esprit ne serait j amais en mesure de rendre une plénitude aux mots Dieu, infini, absolu... Il faut peut-être, pour comprendre ici l'intention de Hegel, avoir pris au sérieux la critique nominaliste de la philosophie classique ct accorder, par exemple, que Gassendi a raison contre Descartes, sur le plan du discours qui leur est commun. -

« Celui qui dit une chose infinie attribue à une chose qu'il ne comprend point un nom qu'il n'entend pas non plus ... Ni celui qui dit éternel n'embrasse par sa pensée l'étendue de cette durée qui n'a jamais cu de commencement et qui n'aura j amais de fin, ni celui qui dit tout-puissant ne comprend pas toute la multitude des effets possibles ; et ainsi des autres attributs 66, » « Si j e dis tous les animaux . . . » Or la métaphysique, j ustement, prononce les mots infini, éternel à la façon dont je dis « tous les animaux >>. Descartes répond à Gassendi que l'exigence posée est trop forte et qu'on peut dire qu'on « connaît » une chose sans en avoir pour autant « une connaissance entière et parfaite ». Mais cette réserve ne change rien à cc qui est en question : comment peut-il être certain qu'il ne se paie pas de mots ct ne prend pas « infini », « éternel » pour l'équivalent d'une théologie ? Le nominalisme avait beau j eu, en prenant à la lettre le discours classique, de suspecter la vanité des « choses » métaphysiques qu'il posait. Hegel, lui, ne se contente pas . . .

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d ' affirmer que tel mot ouvre sur une « connmssanee >> . Comme s'il avait pris au sérieux l'exigence de Gassendi ct s'était soucié de relever son défi au lieu de l'écarter, il élabore un discours dans lequel chaque concept doit « parcourir ct montrer la totalité de ses déterminations >>. Sans cc développement qui lui donne toute sa signification ou, plus simplement, sa signification, la conception ne mérite même pas d'être appelée partielle ou imparfaite : elle est nulle. > libre de tout parti pris, tel que rien ne nous y astreint plus à disperser cela même qu'on sait être réuni, à limiter cela même qu'on dit être omni­ présent. La culture d'une langue, pensait Hegel, sc mesure à son degré de libération par rapport à la grammaire 72• Or l'ontologie n'a j amais p ossédé de « langue cultivée ))' - et la logique, comme éblouie par le prestige de la gram­ maire, a vidé les signes de leur signification p our les rendre aussi fixes que les marques syntaxiques. Il faut qu' éclate maintenant l'artifice de cette « pensée )) coulée dans un ordre linéaire et qu'on prenne conscience que les philoso­ phes n'ont j amais parlé librement. Face à ces variations rhétoriques que furent les doctrines passées, le mot d'ordre du discours hégélien aurait bien pu être : paix à la rhéto­ rique et guerre à la syntaxe. On posait des principes, énon­ çait, démontrait, - mais cc j eu sur des significations qu'on ne sc lassait pas de redéfinir ou de rcconccvoir était réglé par des conventions tacites. Il allait de soi, par exemple, qu'un principe fût posé : l' Un, l'E au, le vouç, l' oucrta, l' Idée ct, l'intérêt sc portait exclusivement sur le choix de ce principe 73• Mais nul ne s'inquiétait de savoir ce que c'est que de commencer (das A nfangen als solches) ; on ne s' apercevait pas que le principe, quel que soit son nom, ne pouvait être qu'une représentation indéterminée, donc vide - et que cela seul tranche toutes les disputes. On avait conscience de la nécessité d'une fondation, mais,

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comme il allait d e soi que celle-ci devait être une représen­ tation qui serait laissée de côté après avoir j oué son rôle, on ne percevait pas qu'elle était inévitablement vide. Il suffit donc de prêter attention à la façon dont s'articule la discursivité pour que s 'effondre le contenu des affirma­ tions traditionnelles qui y étaient portées : >. Si, par contre, on est frappé par l' attention que p orte Hegel au mode discursif dans lequel il travaille, on entrevoit qu'il a prétendu ouvrir un chemin transversal à toutes les philosophies passées. Pensée totalisatrice ? Oui, mais p arce qu'elle parle délibérément en un discours dont elle a remamé les lois. Le bénéfice de cette enquête semblera mince. Elle nous a simplement appris que la « solution >> d'une difficulté technique n' a guère de sens tant qu'on n'a pas transformé, avec l'auteur, en contenus « concrets >> les notions figées que cette difficulté met en jeu. Et cette transformation ne s'opère qu'au prix de la destruction de ces concepts entendus ou pré-entendus comme représentations préalable­ ment données, - j am ais de l' analyse qu'en ferait un philoso­ phe qui prétendrait les tenir sous son regard. « C' est de ces représentations qu'est encore remplie ct chargée la cons­ cience qui sc propose directement ct sur-le-champ d'exa­ miner la vérité ; mais, par là même, elle est en fait incapable de faire cc qu'elle veut entreprendre 77 • » Il nous semble que cet avertissement vaut, en premier lieu, p our tout examen de la dialectique hégélienne. Entreprendre de la décrire ou de la comprendre comme un ajustement de concepts donnés, c'est inévitablement la ramener à cette dialectique encore ordonnée à des représentations que Platon, de l' avis de Hegel, a rarement dépassée 78• S'il ne s'agissait que d'une analyse plus fine ou d'une manipula­ tion plus adroite des représentations, la dialectique, à coup sûr, prolongerait la Métaphysique classique, - ct il irait de soi que son projet est de restaurer le Dieu classique en soh pouvoir et en sa dignité, après l'éclipse de la Critique. On en sera quitte, alors, pour trouver paradoxal que le nouveau théologien n' ait pu rendre son crédit au discours sur le divin qu'en recourant à l'ironie des dialecticiens grecs, lorsqu'ils faisaient vaciller le discours nais.sant sur l' Être. Mais cette interprétation si naturelle suppose, remarquons-le, que la « Finitude » ait simplement été pour Hegel le nom d'une doctrine ou d'un ensemble de doctrines que le philosophe aurait rejetés 79• Or, elle désigne hien autre chose pour lui : non pas un raccourci p our

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stigmatiser, sous un nom générique, les penseurs qu'il ne pouvait souffrir, mais la grammaire de ce qui fut jusque-là la pensée occidentale. Aussi ne s' agit-il plus de renoncer à des opinions ou à des « pensées » concernant le Moi, le Monde ct Dieu, - encore moins de faire le tour de ces opinions ct « pensées '' surannées. Il s' agit mainte­ nant de passer d'un clavier d'expression à un autre. D'où la nécessité pour le lecteur de garder en vue au moins deux exigences : 1) il n'y a pas de philosophie hégélienne : la mutation qu'on propose est trop profonde pour que cette appellation ne la trahisse p as . (System, § r 5 r ; Zus . , VIII, 33g) . Cela accordé, il est intolérable d'entendre dire que le Diou spinor.iste n'es t pas le vrai,

L'éclatement de la Finitude que Spinoza était un athée déguisé. Lo Diou do l' « É thique », seul dé ten­ teur do l'étantit6, os t-il a moins vrai >> quo le Diou des chrétiens (à distinguer du Dieu chrétien) qui partage l'étantité avec le monde? Question frivole, Comme toutes los querelles dans le champ de la Finitude, colle-là est vide do sens. Co qui y ost en j ou, c'est la représentation qu'on doit so faire do Diou. Mais Diou n'ost pas obj et do représentation : c'ost une signification concrète. Notre texte poursuit : cc Si, do là, nous j e tons un coup d'œil sur le reproche d'athéisme adressé à Spinoza, on montrera clairement combien celui-ci est peu fondé : non seulement cette philosophie ne nio pas Dieu, mais olle le reconnaît au contraire comme le seul véritable étant. Il est également impossible d'ainrmer que Spinoza parle bien de Diou comme du seul Vrai, mais que ce Dieu spinoziste n'est pas le vrai et que, dès lors, il n'est pas Dieu. On devrait alors inculper d'athéisme avec autant de droit toutes les autres philosophies qui, avec leur modo de philosopher, en restèrent à un degré subordonné de l' Idée, non seulement les Indiens et les Mahomé tans parce que Dieu, pour eux, n'est simplement que le Seignem•, mais aussi bien des chrétiens qui considèrent Dieu comme l' Essence de l'au-delà, suprême et non-connaissable. Qu'on y regarde mieux : le reproche d'athéisme fait au spinozisme se réduit au fait qu'il ne rend pas justice au principe de la Di!Yérence et de la Finitude ; aussi, comme il n'y a pas, dans ce sys tème, de monde, à proprement parler, au sens d'un étant positif, mériterait-il plus d' être appelé acosmisme qu'athéisme. Par là, il est également clair qu'il faut se garder du reproche de pan­ théisme. >> En résumé, personne ne fu t athée, au pays de la Finitude ; chacun essaya de dire le divin à sa manière, non conceptuelle. En outre, si l'ou sc place sm• ce terrain, le cc panthéisme >> de Spinoza est une erreur de fait. 33. Ph. Religion, XV, r gg-200. 3 4 . Platon, Sophiste, 2.50 a. 35. Ibid., 2.57 a. 36. Ibid. , 2.58 b-e. 37. Logik., V, 6g et 7ft · 38. Gesch. Philo. , XVIII, 2.36. 3g. Deux mo tifs s' entrecroisent dans le j ugement que Hegel porte sur Platon. 1) C'est u n des au teurs les plus mal compris, et Hegel dénonce les interprétations courantes du platonisme comme autant de contre­ sens. Ainsi, en ce qui concerne les Idées : a) celles-ci ne sont pas des sortes de choses, des modèles logés dans un entendement extra-mondain ; b) il est faux que les Idées sc dévoileraient à l'intuition intellectuelle d'un enthou­ siaste ou d'un heureux génie. cc Cela n'est pas le sens de Platon ni de la vérité. Les Idées ne sont pas immédiatement dans la conscience, mais dans la connaissance. Elles ne sont des intuitions et elles ne sont imm6diates que pour autant qu'elles sont la connaissance rassemblée dans sa simplicité >> (XVIII, 2.0 1 ) - 2) s'il refuse ainsi toutes les transpositions du platonisme en théories de la connaissance, Hegel n'en insiste pas moins sur l'abstraction de l' Idée platonicienne. Platon n'a pas exprim6 cc de manière déterminée >> la nature du Concept, à la fois Être et Réflexion (ibid. , 2.ft 5). L' Idée platonicienne est cc seulement l' Idée abstraite >>, inca­ pable de réaliser ses moments : la Subjectivité lui fait défaut (2.\)3 ) . Il semble donc que Hegel ou bien, lorsqu'il dénonce les contresens sur le platonisme, aille jusqu'à faire la part trop belle à celui-ci, c'est-à-dire à le tirer à lui (parfois, au mépris de certains textes) ou bien confronte ana­ chroniquement l' Idée platonicienne (produit du mondo grec pré-subjectif) à l ' Idée hégélienne. Dans l'un et l'autre cas, il y aurai t jugement partial. -

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- Mais il serait pout-1\tro plus légitime do distinguer doux plans, sur losquols Hogol sc place alternativement : r) critique dos interprétations quo la pensée finie donna do Platon (comparable à la critique du spino­ zisme comme panthéisme) : cos interprétations, grevées do préjugés réflexifs, méconnaissent quo Jo platonisme fut la première thématisation do l ' Uni­ verso!. 2) Mise on place du platonisme comme philosophie do la Finitude (plus abstraite, par exemple, quo celle d'Aristote, un peu do la façon dont le Diou do Spinoza > à l'oxigenco do leur assigner ensuite le site exact qui Jour revient (j o. Platon, Sophiste, 2.58 e. tl ! . Aristote, Métaphysique, N 2. . 1 089 b 2.0. (j2. System, § 88 ; Zus., VI II, 2. 1 q . (j3. Logilr, IV, 1 00. 4 4 . D'où los protestations contre ceux qui combattent la philosophie spécula tive eu la confondant avec le systeme de l'Identité abstraite : > ( System, § 1 1 8 ; Zus . , VIII, 2.75 ; cf. § I03 ; Zus. , VIII, 2.q 5 ) . " L'au tour (Goschel) garde très bion on vuo co non-être de la pseudo-égalité à soi-même, do l'idenLité abstraite, dans laquollo persévèrent coux qui, on combattant la philosophie spéculative, n'ont pas le front de la nommer systeme de l' Identité. Il établit fermement quo le principe de Jacobi n'est rion que cotte Identité qui est d'abord le nihilisme de l'Être seulement infini, - puis, sous sa forme affirmative, le panthéisme, que Jacobi a très précisément exprimé ailleurs en disant que "Diou es t l' Ê tre en toute existence", c' est-à-dire qu'il ost cotte abs­ traction immanente ct, on môme temps, tout à fait indéterminée >> ( Giischels Aphorismen, XX, 2.85) . iJ 5 . Logilc, IV, 2.o3-2.o4. ftG. " Jacobi s ' attache surtout à cc rapport sous sa forme seulement aflhmativo, conçu comme rapport entre deux étants, lorsqu'il combat la prouve (de l'existence de Dieu) do l' Entendement ; il lui fait le jus te I'opro­ chc do chercher des conditions (le monde) pour l'inconditionné ct, de la sorte, do représenter l'Infini (Dieu) comme fondé ct dépendant. Mais cotte élévation, telle qu' olle est dans l' Esprit, corrige elle-même cotte apparence ; tout son contenu, plutôt, est la correction de cotte apparence. Mais Jacobi n'a pas reconnu cotte nature véritable do la pensée cssontiolle qui consiste à supprimer dans la médiation la médiation même et c'est pourquoi il a faussement pris le reproche mérité qu'il adresse à l'Entendement seulement réfléchissant pour un reproche qui atteindrai t la pensée on général ct par suite aussi la pensée rationnelle >> ( System, § 5o, VIII, 1 q 7). 47· Glauben und Wissen, I , 3o6 ; trad. p . 2. 1 3 . 48. Exemple d e c e dépistage des fausses évidences : " Si des contradic­ tions adviennent, à quel emplacement elles adviennent, tout cela dépend des présuppositions qui ont é tô faites. Or l'autour n'y regarde pas d'assez près : il a trop beau j eu de reconnnf\ndcr au lecteur do ne pas donner

L'éclatement de la Finitude crédit aux assomptions qui doivent produire des contradictions. Déj à au début ( § 1 7 ) , où on doit montrer que ni la Nature pour soi ni l' Esprit ne sont la source des con tradictions, l'auteur sc permet, sans plus do forme, une do ces assomptions non évidentes. Elle a trai t ù la nature de la contra­ diction cllo-mêmc, ct il aurait bion dû, ù ce propos, observer avant toutes choses cc qu'il recommande au § 5, ù savoir d'oublier ou de laisser provi­ soirement de côté tout cc qui a été jusqu'ici objet do croyance ou d'opinion. « Dans la nature, dit-il, il ne peut y avoir de contradictions, car cc qui sc contredit sc supprime et no peut exister >> ; or la nature doit exister. De môme >

Que, sur le cercle, > ont j ustement pour fonction de faire apparaître comme illusoire cette présence au même point des contraires et de touj ours dénouer l'embarras qu'elle suscite. « L'homme meurt. >> C 'est là, pour Aristote, une abré­ viation pour : « Le vivant disparaît ct le cadavre apparaît >>. « L'homme naît. >> Entendons : « la semence se corrompt ct le vivant surgit >>. Il est touj ours possible de rép artir ainsi la présence et l'absence entre deux suj ets. Le prmcipc de contradiction, alors, est sauf : c'est le premier résultat. La certitude est en même temps obtenue qu'on ne quittera j amais le domaine des « onta >> : en toute propositiOn qui semble énoncer un devenir absolu, l'analyse peut touj ours distinguer la dis.P arition d'un étant de la génération d'un autre. Le principe « du Néant rien ne naît >> est donc respecté : c'est le second résultat 88• Pourquoi alors le langage � asse-t-il outre ct semble-t-il démentir l' ontologie ? C'est qu il est seulement attentif à la vcction globale du changement. Nous sommes fondés à dire que « l'homme meurt », car, s'il y a bien, en ce cas, naissance de quelque chose, c'est la corruption de quelque chose qui l'emporte. De même, nous disons qu'il y a génération du feu en passant sous silence qu'il y a corruption de la terre. Le langage répartit touj ours les deux termes comme s'il s'agissait de l' f:trc ct du Non-être : le terme qui signifie davantage un « ceci >> est versé au compte de l'oùcr(cx celui qui signifie davantage la privation au compte du IL� �v. « Quels que soient les éléments par les quels on délimite la génération et la des truction, que ce smt le feu, la terre ou tout autre élément, l'un de ces éléments sera l'être, l'autre le non-être 89• >> Selon que prédomine le positif ou le négatif, on parlera de génération ou de corruption. Ainsi la répartition de tous les contraires entre les deux rubriques rend licite l'énonciation qui, autrement, serait

La patience du Concept inepte, d'un devenir absolu : c'est le troisième résultat. L'articulation du langage aussi bien que des > selon l' .Ë tre ct le Non-être vise donc, ici ct là, le même obj ectif : là, les contraires sont maintenus à distance ct c'est par une licence rhétorique que le discours paraît les rassembler, - ici, le devenir assure la transition qui sauvegarde leur éloignement. « Ces expressions ont un substrat sur lequel advient le passage ; être et néant sont tenus l'un en dehors de l'autre dans le temps, représentés comme se succédant en lui ; mais ils ne sont pas pensés dans leur abstraction ; de là vient qu'ils ne sont pas en ct pour soi la même chose 90 • >> Passons au cas limite. Que, dans ce contexte, les opposés viennent à sc rej oindre : leur suj et commun s 'évanouit. C'est le moment de la « contradiction objective )) aussitôt ' disparue qu'entrevue, ct du scepticisme. La dialectique n'a j amais été plus loin. Elle n'a donc j amais fait que donner raison à Aristote contre Héraclite et assumer la critique de celui-ci par celui-là : si l'on aflirme que les contraires ne font qu' un, « le discours ne portera pas sur le fait que les étants sont un (m:pt 't"ou �v etv> faut-il donc mettre à j our ici pour que la contradiction cesse d'être automatiquement égalée à Zéro ?

Lorsqu'on déclare que les opposés sont incompatibles, on sc donne d'entrée de j eu un suj et singulier p ar rapport à l'ensemble des prédicats possibles. Et l'on prétend que ce suj et A doit posséder nécessairement un des prédicats contradictoires (détermination complète) et ne saurait posséder à la fois deux prédicats contraires. « Le vide de l'opposition des concepts prétendument contradic­ toires est parfaitement présenté dans la formulation pour ainsi dire grandiose d'une loi universelle qui voudrait qu'à chaque chose re• vienne l'un et non l'autre de tous les prédicats ainsi opposés, de sorte que l'esprit est blanc ou non blanc, j aune ou non j aune, ct ainsi à l'infini. - Comme on oublie qu' Identité et Opposition sont elles-mêmes opposées, la proposition de l'opposition est prise aussi pour celle de l'identité sous la forme du principe de contradiction et on tient pour logiquement faux un concept auquel ne convient aucun des deux caractères qui se contredisent ou un concep t auquel tous deux conviennent (un cercle carré) 0• »

On envisage donc la coordination des prédicats ct les règles d'incompatibilité qui la gouvernent de telle manière que la détermination (d'un sujet singulier et limité) ne peut consister qu'à poser un prédicat en excluant son contradictoire ou son contrair13. Determinatio negatio est alors touj ours traduit :p ar determinatio exclusio. On remar­ quera ainsi qu' Hamelm, pour réfuter Hegel, insiste sur

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La patience du Concept

ce sens de l'adage spinoziste, - pour lui, le seul concevable. « La notion d'un être fini, pris au hasard dans le monde, écrit-il, exclut certainement d'autres notions : mais cela veut dire que cet être fini est incomplet, ou plus précisé­ ment que son essence sc pose par l'exclusion d'un contraire. Cela ne veut pas dire qu'il enveloppe une contradiction 7• » De cela, Hegel conviendrait parfaitement. Mais l'exemple pris par Hamelin pour clarifier la situation et se concilier le bon sens (un être incomplet ct exclusif) lui semblerait, croyons-nous, symptomatique de cela même que le philo­ sophe de l' Entendement n'entend j ustement et surtout pas mettre en cause : que la détermination complète soit le seul horizon sous lequel on peut décrire légitimement l'exclusion et l'union des prédicats. Il va de soi qu'à un être fini une seulement des qualités opposées peut conve­ nir 8 ; mais de quel droit sc règle-t-on sur le Fini? La déter­ mination complète des choses finies (« prises au hasard dans le monde ))) nous conduit à une certaine idée, peut-être partiale, de l'exclusion et de l'incompatibilité des prédicats, qu'on ne saurait donner d'office pour inconditionnellement valable. Sur quoi débouche, en effet, cette extrapolation ? Dans le sujet singulier limité, dont l a pensée représen­ tative est incapable de sc déprendre, les propriétés sont juxtaposées plus qu'unies : différentes certes, mais sur le fond d'une indifférence qui les fait se tolérer l'une l'autre. Il est inoffensif, alors, de reconnaître que A est b (« l'arbre est haut ») et que A est non- b (« l'arbre est non haut », puisqu'il est aussi épais, vert, etc.) . L'ensemble formé par les propriétés empiriques ne montre j amais l'opposition ( Gegensatz), mais seulement la diversité ( Verschiedenheit), entendue comme exclusion réciproque de contenus positifs coexistants. Ainsi la détermination complète ·entraîne d'ores ct déj à avec elle une image bien déterminée de la communauté-prédicative et même de la communauté en général. Communauté qui résulte de l'addition des déter­ minations, mais sans j amais constituer une totalité. De sorte qu'un énoncé négatif ne peut être qu'un énoncé indéterminé qui « laisse de côté tout contenu 9 >> : le « non­ chaud >> est l'Autre indéterminé du « chaud » et non posi­ tivement le « froid >> ; « cet arbre n'est pas haut >> ne signifie pas nécessairement que cet arbre est petit, mais peut vouloir dire qu'il a une grandeur normale. Bref, dans la pseudo-totalité ainsi formée n'est j amais stipulée la différence qui sépare chaque détermination de toutes les autres ; si les contenus sont posés comme distincts, ce

La négation de la négation n'est pas en raison de leur dissemblance. Tel est le propre de la sphère de la Diversité : comme dans l'espace kantien, on peut touj ours y discerner les indiscernables (ou les indifférents) . Loin que la raison externe de discerner soit fondée dans l'interne - comme le voulait Leibniz 10 -, c'est elle seule qui rend compte de la différenciation. Et la diversité, dès lors, n'est plus interne que de nom, comme le montre bien cette phrase de Kant : « Il y u ici une différence interne ( innere Verschiedenheit) des deux triangles qu'aucun entendement ne peut donner pour intérieure (innerlich) ct qui ne sc manifeste que pur le rapport extérieur 11 . » Dans cette communauté seulement articulée par un lien extérieur, « Identité » et « Différence >> sont neutralisôes d'office en « égalité » et « inégalité », deux catégories telles qu'elles maintiennent avant tout dans leur indifférence les termes qu'elles mettent en rapport 12 ; deux catégories qui se donnent elles-mêmes pour indifférentes l'une à l'autre, alors que chacune n'a de sens, en réalité, que dans et par la négation de l'autre 13• Mais ce véritable rapport, la Diversité a j ustement pour objectif de le camoufler : il faut, désormais, que les divers ne s'excluent que dans l'élément de la j uxtaposition, et non à l'intérieur d'une unité totalisante. V eut-on un exemple de cette ontologie spontanée de la j uxtaposition ? On se reportera à la caté­ gorie kantienne de communauté. '' Comme une partie ne peut ôtrc pensée comme renfermée duns l'autre, les parties sont conçues comme coordonnées entre elles. . . de sorte qu'elles s c déterminent entre elles réciproquement comme en un agrégat (c'est-à -dil'e que poser un membre de la division, c'est exclure tous les autres ct réciproquement) 14• »

Ensemble de parties exclusives et pourtant unies. Kant aj oute : '' Les membres de la division s'excluent l'un l'outre ct poul'tunt (und doch) sont liés en une sphère ... (l'entendement) sc représente les purties comme uyant chacune, en tunt que substance, une existence indépenduntc de celle des autres, et cependant comme étunt unies en un tout 15• »

Les contenus sont à la fois unifiés ct distincts, à la fois dépendants et indépendants. A la fois, mais surtout pas « dans le même moment » ou « sous le même point de vue », comme l'indiquent les mots « ct pourtant », « ct cependant ».

La patience dn Concept Il y a donc union et différence, mais non union dans la différence. En langage hégélien, les moments de la simi­ litude et de la dissemblance tombent l'un en dehors de l' autre. D ' nne part, les contenus ont assez de similitude pour être comparables, d'antre part, assez de dissem­ blance pour être distingués . L'ontologie de la juxtaposition est chargée de sauvegarder cette dualité de plans, et, par là, de maintenir la différence à l'écart du Même, de faire en sorte que la différence ne concerne j amais l'être. Cette étrange obstination dans le « D'une part . . . d' autre part l>, il est vrai, prend d'autres formes. Elle transparaît même chez Leibniz bien qu'il soit celui des classiques qui, sur ce point, en vertu du principe d'identité des indiscer­ nables, semble le plus annoncer Hegel. Certes, la différence, chez Leibniz, n'est pas synonyme de discontinuité. Mais il reste qu'elle n'es t surtout pas inscrite dans l'être. Si chaque Unité ou M onade est difTérenciante, c'est dans la mesure où elle représente toutes les autres à sa manière unique ; la différence ne naît donc que par l'écart de l'indice de représentation propre à chaque Unité et n'est j amuis que variation dans la représentation du Même 16• Continuité dans l' être, divergence seulement dans les expressions : tel est le partage. C'est pourquoi la loi de continuité, en définitive, demeure la dominante du système de Leibniz (comme l'a bien vu Michel Serres) et se concilie aisément, en dépit des apparences, avec la vm'iété maximale et la dispersion des discernables. Passer de Leibniz à Hegel, c'est au contraire cesser de j ouer de ce double registre et refuser de poser la différence comme hétérogène à l' lhre, q uitte à donner à celui-ci une signification inédite. Par là, on pressent mieux peut-être quel est l'objectif que vise Hegel en analysant et critiquant la notion de communauté-de-j uxtaposition, telle qu'on vient de l'évo­ quer ct, plus largement, la notion d'altérité qui la sous­ tend. En quoi consiste le modèle de l' altérité auquel sc réfère spontanément la pensée classique ? Essayons de le retrouver à l'œuvre dans le spinozisme, où son fonctionne­ ment apparaît dans le maximum de clarté. -

Le concept d'altérité, pour Spinoza, est lié à celui de modalisation. En effet, les modes, hien qu'ils soient des essences positives 17, possèdent une « existence déterminée l>, enveloppant une négation. D'où la question : comment une chose positive peut-elle, en quelque manière, envelopper

La

négation de la négation

une né g ation? Héponse de Spinoza : une chose qui possède une existence déterminée résulte d'un attribut de Dieu on tant qu'il est affecté d'une autre détermination finie ( Éthique, I, 28) . P ar là, les modes finis sont en Dieu, mais sans émaner directement de lui ; ils sont en Dieu, mais pour autant seulement que Dieu est monnayé par l'infinité des causes secondes. Il est donc impossible de comprendre leur pluralité sans recourir au vocabulaire du Tout ct des Parties, même si cc vocabulaire est anthropomorphique ct irrecevable dans l'absolu 18 • Dire qu'un mode a une existence déterminée, c'est dire que ses effets ne dépendent pas de sa seule essence ( I I, 3o) et ne sont intelligibles que si l'on prend en considération les autres choses extérieures ( I II, 3 ) : la determinatio n'aurait pas de sens, si elle n'était commentée par l'altérité ct l'extériorité . Mais cela ne signifie pas que le mode existant, pour être compris, doive être seulement reconduit à la totalité qui l'enveloppe. D'une part, certes, son existence est indéterminable, si on ne l'inscrit pas dans le Tout dont il est partie : « Lorsque nous eonsidérons lu seule csscnec des modes, mais non l'ordre cffcetif de toute lu nature, nous ne pouvons pus conclure, du fait qu'actuellement ils existent, qu'ils devront exister ou ne pus rxis ter, ou qu'ils ont dû exister ou ne pas exister 10• »

Mais, d'autre part, nous pouvons séparer par la pensée le mode de cette totalité : il est donc existence-dépendante aussi bien qu'indépendante, partie intégrante aussi hien que partie totale, comme l'indique Spinoza à Oldenburg : >. D e tels « néants >>, bien sûr, sont fictifs : leur seule fonction est de mettre en relief le contenu que nous décidons d'isoler par la pensée. Autre de tous les autres, celui-ci n'est donc j amais l' autre d'un Autre déterminé : cette figure-là de l'altérité, la métaphysique « positive >> ne peut lui donner droit de cité, puisqu'elle doit tenir la négation pour l'ouverture d 'un champ indéterminé, la scission entre un contenu et tous les autres pris en bloc. Comme si, en disant que cette rose n'est pas rouge, j e la situais simple­ ment parmi les choses qui sont autres que « rouges >>, en

La négation de la négation dehors du Rouge. Que le négatif doive être « pris pour la simp le extension indéterminée de l'Autre du concept p ositif ll , cela va de soi pour la logique. Ma.is tous les JUgements négatifs sont-ils de simples mises à l'écart d'un Autre indéterminé? < < Le jugement négatif n'est pus la négation totale ; la sphère uni­ verselle qui contient le prédicat reste encore en place ; le rapport du sujet au prédicat est donc encore essentiellement positif ; cc qui reste encore de la détermination du prédicat est aussi bien relation. Si l'on dit, par exemple, que la rose n'est pas rouge, on ne fuit que nier lu détcrminité du prédicat ct la séparer de l'universalité qui, néan­ moins, lui convien t ; lu sphère universelle, la couleur, est maintenue ; si la rose n'est pas rouge, on admet p ur là qu'elle a une couleur et une autre couleur ; selon cette sphère universelle, le jugement est encore positif 32• ll

En ce cas déj à la négation institue donc un rapport entre un contenu et cela même qui lui convient (une cou­ leur et non autre chose), entre une détermination et son contraire ou un membre de la série des intermédiaires. Il n'est pas vrai que, par rapport à A, tous les autres soient seulement des non-A anonymes et équivalents ; il [n'est pas vrai que le « suj et >> diffère de l' « objet » comme il diffère d'une « feuille de papier », que l' « identité » soit séparée de la « différence » au même titre que de n'importe quel autre concept. Il y a des exclusifs déterminés par leur seule exclusion, et c'est la tâche de la philosophie que de penser l'exclusion comme relation déterminante, principe d'un « être-en-commun » inédit, dont il restera à arrêter le statut 33• Or la doctrine classique de la néga­ tion interdisait j ustement de distinguer l'altérité indéfinie ct l'altérité déterminante. La raison de cet escamotage n'a rien de mystérieux : faire de l'altérité une relation originale qui spécifierait les termes en présence, ce serait concéder que des exclusifs peuvent être déterminés seulement dans la mesure où ils . E< t c ' est ce qu ''l s ' appellent l' un l' autre necessmrement. I faut éviter à tout prix. L'acharnement unanime contre Héraclite n'a P. as d'autre origine. On prétend �u'il trans­ gressait grossièrement le principe de contradiction. En réalité, il suggérait que l'altérité ne désigne pas seulement la délimitation d'une chose par rapport à tout le reste, mais surtout la relation d'une signification donnée à l'Autre dont elle est l'A utre. Il avait donc atteint le point de non-retour, à partir duquel il n'est plus possible d e '

La patience du Concept pensee dans l'abstrait le principe de contradiction. Cc qm s c contredit n'est rien, sans doute (ct l'on a vu qu'il y a « quelque chose de j uste ll dans cette assertion : « on ne p eut s'en tenir à la contradiction ct celle-ci sc supprime elle-même ll) . Mais, comme pour mieux garantir cette assurance - ct pour sauvegarder plus sûrement l'indes­ tructibilité intrinsèque du positif -, on fit de l'opposition une non-relation, ct l'on traduisit : Rien ne se contredit. Puisqu'il é tait en tendu que « l' B: tre est ll ct qu'il est de soi indestructible, on rej eta au néant pur ct simple la relation dont l'existence remettait en question cette inaltérabilité. Sur cette solution de facilité, Héraclite avait d'avance j eté la suspicion. En insistant sur la relation originale qui unit l' Autre et son A utre, il semble nous indiquer que le Hien qui résulte de leur antagonisme n'est sûrement pas le Néant vide, mais à son tour une détermination et qu' ainsi, outre la caté g orie abstraite du Non-être, il doit y avoir un négatif qm ne soit pas indifiércnt à ce qu'il nic, mais le mentionne nécessairement. C'est cette mention que la pensée d' Entendement évite systématiquement, lorsqu'elle rend la contradiction synonyme de disparition corps et biens du contenu ; elle ne songe pas que l'exclusion d'un Autre déterminé pourrait être l'explicitation de la chose. Mais comment pourrait-elle y songer? Puisqu'elle pense les opposés comme des pions qu'il s'agit uniquement de ne pas loger dans la même case, cc serait encore trop que de donner un statut à leur co-présence. Puisque les opposés sont conçus comme des choses, ils doivent avant tout sc conformer aux règles d'une topologie, satisfaire au code hors duquel il est entendu qu'il n'est p as de discours p ossible. Prise au j eu de cette répartitiOn ontologique, la pensée d ' Entendement reste sourde à ce qui se dit encore et qu'il faudrait avoir la patience d'écouter. « Cc qui sc contredit n'est rien. Si exacte que soit cette formule, elle est en même temps inexacte. Car néant ct contradiction sont pour le moins différents l'un de l'autre ; la contradiction est concrète, elle a encore un contenu, elle contient encore ces déterminations qui sc contredisent ; elle les dit encore, elle exprime ce dont elle est la contra­ diction; le néant, au contraire, ne dit plus rien, il est dépourvu de contenu, complètement vide 34, ll

Erreur symptomatique d'une ontologie qui croit décrire des o bjets. On décrète hâtivement qu ' il n'y a rien, alors que quelque chose encore se dit. Or, le hégélianisme consiste avant tout à prévenir tout arrêt prématuré du sens, loin

La négation de la négation de prétendre imposer à toute force, comme on l'a soutenu, un sens arbitraire ct s tandardisé. Qu'on ne prête pas attention à cc constant souci de libérer le sens des conve­ nances traditionnelles qui le limitent, c'est alors seulement qu'on verra dans le Système un exercice de prcsditigi­ tation dogmatique. Hegel ne p asse pour un prestidigitateur que si l'on ne trouve rien à redire à ces brefs appels au bon sens qui p arcourent les textes classiques ct marquent, chez Descartes ou S pinoza, qu'à partir d'ici la poursuite de la polémique deviendrait décidément superflue : « cela ne sc laisse pas penser ))' > dont il veut bien concéder la présence n'est j amais que la résultante de deux réalités positives : si le vaisseau, en butte aux vents contraires, n'a pas fait, ce j our-là, un mille de plus vers le Brésil, ce cc négatif >> est intégralement reconstituablc en termes positifs. C'est pourquoi Kant souligne le caractère de pure convention qu'on doit accorder à la grandeur dite négati!Je et insiste sur le fait qu'elle ne représente évidemment pas l'avènement d'une négation en soi. c c A proprement parler, on ne peut donc appeler aucune grandeur purement et simplement négative, mais on doit dire que + a c t - a d'une chose es t la grandeur néga tive de l'autre ; mais, comme ceci peut touj ours être ajouté mentalement, les mathématiciens ont, un beau j our, adopté l'usage d'appeler négatives les grandeurs précédées du signe -; à propos de quoi, néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que ce tte dénomination n'indique pas une espèce par ticulière d'objets quant à leur nature intrinsèque ... Il serait absurde de penser à une espèce particulière d' obj ets et de les appeler choses négatives, car même l'expression mathématique de grandeurs négatives n'es t pas assez précise. En effet, des choses négatives signifieraient cu général des négations (negationes), ec qui n'es t pas du tout le concept que nous voulons établir ... Cependant, pour faire reconnaître en même temps dans les expressions que l'un des opposés n'est pus le contradictoire de l'autre et que, si eelui-ei est quelque chose de positif, celui-là n'en est pas une simple négation, mais (comme nous le verrons plus bas) lui est opp osé comme quelque chose d'affirmatif, nous dirons, suivant la méthode des mnthématicicus, que lu mort est une naissance néga tive 43• >>

Aussi peu qu'auparavant, il n'est donc question de mettre en présence des contraires logiques dans le même suj ct. Le seul grief qu'adresse Kant aux classiques est d' avoir méconnu que l'opposition est une des formes possibles de la compositio et de l'avoir exclue indûment des relations entre réalités positives 44• Par là, l'opposition réelle kantienne est encore loin de satisfaire aux requisits du concept d'altérité que Hegel cherche à élaborer. Entre les deux concepts, on relèvera au moins une tri:p le différence. 1) Kant, en soulignant que les deux réahtés opposées ont pour résultante quelque chose (le repos, par exemple), montre que leur rapport ne tombe pas sous le coup du principe « cc qui sc contredit n'est rien >>. Cc principe, en lui-même, demeure intangible : seul est restreint son domaine d' application. Or nous savons que c'est cc prin­ cipe même que Hegel entend critiquer.

La négation de la négation �) L'opposition réelle de + a ct de - a est conditionnée par un substrat A, commun aux deux déterminations opposées. Deux réali tés ne peuvent neutraliser leurs effets que si elles possèdent quelque chose en commun, - au moins leur limite, dira Fichte 45• Que les contraires s'équi­ librent ou que l'un excède l'autre, il faut supposer, dans l'un et l' autre cas, que « + a est en partie identique à - a et inversement 46 >> . Sans la référence à cette communauté minimale, la coprésencc des opposés serait impensable. On ne pourrait concevoir que leur exclusion réciproque ct l'opposition à laquelle on veut donner droit de cité redeviendrait alors, comme chez les classiques (autant que chez Spinoza) une relation détruite avant que de naître. Bref, on retomberait dans la différence absolue que l'on continue de supposer incompatible avec la possibilité de l'opposition comme rapport. C'est pourquoi, assure Fichte dans un texte que cite Hegel, les opposés pris comme tels, en dehors de toute synthèse, ne seraient rien l'un par rapport à l' autre. « L'un csl ce que l'autre n'es t pus, ct l'autre ec que l'un n'est pas . Dès que l'un fait son apparition, l'autre est anéanti ; mais eomme le premier ne peut faire s on apparition que sous le prédicat de l'opposi­ tion de l'autre, Ùone puisque le concept de l'autre fait son apparition avec son coneep l ct l'anéantit, il ne peut pas même faire son apparition, Doue il n'y a rieu de présent et rien ne peut être présent 47 n, . .

L'opposition ne sera donc pensable que si elle est précédée pal' une communauté partielle des opposés, - que si le + et le - se partagent une même réalité. - Hegel, dans la Diflerenz, reconnaît sans doute, lui aussi, qu'il est impossible de parler de liaison des opposés, tant qu'il s'agit de « purs opposés qui n'ont pas d'autre caractère, sinon pour l'un de n'être pas dans la mesure où l'autre est 48 >> . Mais faut-il pour autant que chaque opposé ne puisse rencontrer son autre que sur une base commune qui les rende homogènes ? Ce besoin d'une identité sous­ j acente à l'opposition n'est-il pas une condition superflue ? Alors qu'il devrait s'agir de rendre compte de la relation qui constitue les opposés comme tels, dans leur pureté, on commence par décrire ceux-ci comme deux contenus qui, avant tout, appartiennent nécessairement à la même posi­ tivité. C'est en raison de cette commune positivité ontolo­ gique que les termes « positif >> ct « négatif >> dans l' opposi­ tion réelle kantienne ne sont que des stipulations convcn-

La patience du Concept tionnellcs. Hegel insiste sur ce point, tout autant que Kant, mais, bien sûr, dans une intention opposée : · « + a et a sont d'abord des grandeurs opposées en général ; A est l'unité étant en soi qui est au fondement des deux, indifférente par rapport à l'opposition même et qui sert ici sans plus de base morte. II est vrai qu'on désigne -- a comme le négatif, + a comme le positif, mais l'un es t un opposé au même titre que l'autre. . . Deux a divers sont donnés et il est indifférent qu'on prenne l'un ou l'autre pour positif ou négatif : chacun a sa consistance particulière el chacun est positif 49 • '' -

Sous cette clause, l'opposition est alors forcément pensée eomme une relation quantitati11e entre deux réalités homo­ gènes ct indifférentes l'une à l'autre ; la différence est ramenée à l'excédent dans un terme d'une détermination présente dans les deux : > ( Grundlage, I, 1 06) . Mais, poursuit Fichte, il ne se supprime que dans la mesure où " le posé est supprimé par l'opposé », donc dans la mesure où il a gardé sa validité : > (gewohn­ liche) . Un peu de même que, pour Bergson, la vraie s p écu­ lation commence lorsqu'on a enfin mis en perspective l'Intel­ ligence sur la vic dont elle est le produit ct qu'elle préten­ dait dérisoirement surplomber ct connaître. Ici ct là, d' ailleurs, co retournement pose la même difficulté do principe : « il faut bion adopter lo langage do l'entendement, puisque l'entendement seul a un langage 1 >>. Mais comment éviter que co langage impropre ne nous induise en erreur ? Au vu des contradictions que Zénon relevait dans le mouvement, lo métaphysicien, dit Bergson, a touj ours cru qu'il devait s' évader du temps ot du mouvement, alors quo ces contradictions venaient j ustement de ce qu'il en était déj à sorti ot n'avait j amais visé la mobilité on sa pureté. C'est de la même façon hâtive quo l' Entendement, solon Hegel, proclame « inconcevable >> le mystère de la Trinité, alors que lui-même introduit l' « inconccvabilité » par l'usage qu'il fait des concepts inadéquats de la Finitude. < < Voici une autre forme de la pensée d'Entendement. Si nous disons que Dieu , en son éternelle universalité, n'est rien d'autre que le mouvement de sc différencier, de se déterminer, de poser un Autre par rapport à soi et de supprimer aussi hien cette différence tout en res tant chez soi, et que l' Esprit n'advient que par cet être­ produit, l'Entendement, alors, entre en scène et apporte ses caté­ gories de la Finitude. Il compte : 1 , 2 , 3 . . . , introduisant la forme malheureuse du nombre, alors qu'il n'est pas ici question du nombre. Le nombrer est ce qu'il y a de plus dépourvu de pensée ; en introdui­ s ant cette forme, on introduit l'inconcevabilité. On peut bien appli­ quer à la Hais ou tous les rapports J'Entendement ; mais la Hais on

La patience du Concept les récus e ; c'est le cas ici. Mais cela cs t dur pour l' Entendement, car, par le fait d' avoir usé de ces rapports, il pense avoir acquis un droit. Or, c'est faire un mauvais usage de ces relations que de dire, comme ici : " 3 est r . Il est alors facile de montrer en ces Idées des contradictions, des différences qui vont jusqu'à l'opposé 2• » "

En s' attribuant cette j uridiction illégitime, l' Enten­ dement refuse du même coup de s'interroger sur l' origine ct sur la valeur des déterminations qu'il emploie. Il nous apprend au contraire à tenir celles-ci pour des contenus donnés ct immédiatement présents dans l' .Ë tre (« qualité », « limite », « quantité » . . . ) ou p our des catégories données (« unité », « identité », « opposition », « diflércnce )) . . . ). Dès lors, le proj et d'une investigation de la logicité est devenu impensable. M ais, s'il en est ainsi, par quelle effraction sortir du règne de l'Entendement ? Et comment exorciser la Finitude, si elle hante si profondément notre langage ?

Nous le savons déj à : il n'y aura pas à proprement parler d'accession au Savoir, mais seulement la confession que fera le Savoir fini de sa fragilité. Mais nous ignorons encore comment cette autocritique tiendra lieu du Savoir même, comment l'explicitation des significations défectueuses tiendra lieu d'une conversion. Comment cette dissolution patiente pourra-t-elle nous dispenser de toute évasion spectaculaire hors de la Caverne ? Question naïvement posée, il est vrai, puis �u'on la pose encore du point de vue de la conscience ct qu on attend une réponse qui rendra compte d'une transformation de la conscience : nous nous contentons donc encore d'une interprétation phénoméno­ logique ct partielle de la Finitude et restreignons celle-ci à une figure de « l'Esprit conscient )), Sans doute Hegel désigne les concepts qui relèvent de l' .Ë trc ct de l' Essence comme « concepts seulement déterminés, concepts en soi ou - cc qui est la même chose - pour nous 3 )) , Mais qu'on sc garde de prendre le symptôme pour le mal : le « pour nous », qui marque la prédisposition de ces contenus à une donation représentative, ne suffit pas à déterminer cc qu'ils ont de spécifi que. Il n'est pas le dernier mot. C'est une nécessité sémantique ou logique qui, en dernier ressort, devra rendre compte du fait que les catégories aient pu être d' abord pensées comme originellement données à une

« La plus haute dialectique »

conscwnce. Aussi s' agit-il de déterminer, au cœur de ces catégories, le mouvement « logique '' dont l' « être-cons­ cient " de ces catégories n'est j amais que la transposition phénoménologique. Quelle est, en premier lieu, la spécificité logique des déterminations de l' .Ë tre (Qualité, Quantité . . . ) ? « Les catégories de l' Ê tre étaient essentiellement, en tant que concepts, ces identités des déterminations avec elles-mêmes dans leur limite ou dans leur être-autre ; mais cette identité n'était le Concept qu'en soi ; elle n'était pas encore manifestée. Aussi la déter­ mination qualitative comme telle s'abîmait-elle dans son Autre ct avait pour vérité une détermination différente d'elle 4 " Les catégories passent donc bien l'une dans l'autre, mais cc passage même ( Uebergang) atteste qu'on en reste à un mode de progression défectueux, - celui qui caractérise justement la sphère de l' .Ë trc : « d'une détermination à une autre détermination 6 " Dans cette progression par rup­ tures, les déterminations finies dénoncent sans doute leur instabilité, mais seulement sous la forme de la substitution d'un contenu p ar un contenu difTérent. La nécessité est camouflée. Et c'est pourquoi il est trompeur de prendre les premières dialectiques de la Logique de l' :f1: Lre pour exem­ ples de la dialectique, sans stipuler de laquelle. Ainsi, la catégorie du Devenir est insérée dans un mouvement caté­ gorial encore inchoatif. Elle est engendrée par la conver­ gence des significations « .Ë tre " ct « Néant " ' une fois qu'on a reconnu que toutes deux sont, au même titre, « cc qui est dépourvu de détermination " ct que « la différence qui les sépare n'est qu'une différence pensée 6 " Mais cette con­ fluence de deux concepts vides n' autorise nullement à parler du Devenir comme « unité de l' .Ë trc ct du Néant " : le « Devenir " exprime simplement leur non-différenciation, ce qui est tout autre chose. ·

·

« Le Devenir contient en soi l' Ê tre e t le Néant de façon que ces deux (catégories) se renversent purement cl simplement l'une dans l'autre et se supprimen t l'une l'autre 7 ... "

Comme il n'est que l'emblème de la disparition de deux concepts, « il est donc lui-même un disparaissant (ein Verschwindendes) " Pourtant, comme son résultat n'est pas rien ct que le mouvement ne peut simplement s'annuler, il faut que le > ou de « disposition >> ; c'est dire que la raison ne peut lui ê tre présente que sous forme de l'autorité des parents. Et n'allons pas entendre que ccci est le complément ou la rançon de cela, - cc serait encore parler en termes d' « ou bien . . . ou bien >>. Non, ceci est cela : il n'y a pas deux états complémentaires qui s' appelleraient l'un l' autre, il y a deux faces de la même abstraction. Mais on ne dissipe pas à si peu de frais les prestiges de la Finitude. On peut bien renvoyer l' Entendement d'un contenu à l' autre ct lui montrer que A ct 13 disent la même chose : la pensée d' Enten­ dement traduira encore en un passage cette alternance de deux points de vue. En bloquant chaque côté dans sa différence, elle refusera de voir que chacun ne fait que représenter, à sa manière, la totalité des deux. « Chacune de ces deux d étermina tions non seulement présuppose l'autre ct passe en elle comme en sa vérité, mais, pour autant qu'ciie est cette vérité de l'autre, eiic demeure posée comme déterminité et renvoie à la totalité des deux 13• >> Désormais, les deux termes, en se médiant l'un l' autre (Beziehung beider auf einander) , récusent l'extériorité sur le fond de laquelle on pouvait encore comprendre leur réci­ procité - comme dans l'exemple de l' éducation de l'en­ fant. Jusque-là, on avait décrit le mouvement de l' Essence comme une situation de bilatéralité, quitte à préciser le sens non substantiel qu'il fallait donner à l'un ct à l'autre ; maintenant, on se délivre de cette abstraction. Certes , dans l' Essence, l' être était supprimé comme différent d'arec l'autre ; il n'était plus que différence avec soi, puisque

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La patience du Concept

intégralement constitué p ar le rapport à l'Autre. Mais une distance demeurait tracée entre la sortie-de-soi ct le retour­ à-soi, entre la différence avec soi ct le Soi qui n' a pour tout contenu que cette différence. C' est cette distance, mainte­ nant, qui s' annule. Et cependant (übergreifen) le subj ectif et l'obj ectif, « elle cesse d' être conscience de soi au sens propre ou étroit du mot, puisque à la conscience de soi comme telle ap p artient justement la fixation dans la particularité du Sm 17 >>. Pensée vouée au contresens, aliénante parce qu'altérante, elle ne peut comprendre, en effet, la déhis­ cence d'une totalité que sur le mode d'une explication ou d'un affrontement entre les moments disjoints de cette totalité. Les fixations et séparations arbitraires qu'elle effectue ainsi reproduisent sa.ns doute le mouvement du Concept : (( Cc n'est pas là, en fait, une sagesse propre à l' Entendement : l' Idée est elle-même la dialectique, qui, éternellement, disj oint ct dissocie lS >>. Mais cette reproduc­ tion est surtout déformation. Alors que le Concept ne laisse surgir les termes différenciés que (( pour rccomprcndrc (wieder �Jerstiindigt) la fausse apparence d'indépendance de ses productions 19 », la conscience de soi, par principe , est incapable de cette (( re-compréhension >> qui l'obligerait à s c poser elle-même comme détermination finie ct dispa­ raissantc, - à renoncer, dès lors, à l'entreprise de totali­ sation qu' elle mène pour son compte pour s'interpréter comme simple moment de la totalité. Autant dire renoncer à l'intention qui la fait être cc qu'elle est. Car il s'agit pour elle, non de (( rccomprcndrc ll, mais de conquérir ct s'approprier son A utre. Puisqu'elle fait face à son Autre sans j amais chercher à en réinterpréter l' altérité - telle la Religion positive qui (( part de quelque chose d'opposé, de quelque chose que nous ne sommes p as et que nous devons être 20 >> - elle ne cesse de sc situer par rapport à un en dehors ct son comportement ne peut être que de vio ­ lence c t de domination (Ilerrschaft). Pour elle, comment supprimerait-on une limite autrement qu'en la trans­ gressant ? Comment transformerait-on sa signification en (( demeurant chez soi >> (bei sich bleiben) ct sans accroître sa propriété? La conscience aussi bien que la philosophie de la conscience ne reconsidèrent j amais le langage de l'altérité : c'est à travers lui qu'elles s'orientent, ct leurs stratégies n'ont de sens que par rapport à lui. Aussi les questions qu' elles sc posent les engagent-elles touj ours en des entreprises violentes : j us qu'où pouvons-nous gagner sur l'Autre ? jusqu'où pouvons-nous connaître ? A cette

La patience du Concept violence qu'engendre la fascination exercée par l'Autre, Hegel oppose la paisible souveraineté d'un discours qui a « rccompris '' toute finité comme un moment posé en lui ct, par là, non déconcertant. « L'Universel est lui-même et s' étend sur son Autre ; mais non pas comme s'il exerçait sa puissance (aber nicht als ein Gewaltsames) , bien plutôt en demeurant en lui paisible et chez soi (ruhig und bei sich sclbst) 21 • »

Sc sentir « chez soi ))' en terre natale, - exister sur le mode de l'IIeimatlichkeit, c'est le principe de l'excellence de la civilisation grecque ( )?ré-subj ective) , - et c'est l'antici­ pation d'une intclligibihté qui exclurait j usqu'à la possi­ bilité d'un dépaysement. Au long de la Phénoménologie, cc bei sich n'a pas encore de sens. Dans les deux premiers règnes de la Logique, son statut est en instance : on n'assiste j amais qu'à l'éclatement, éminemment déconcertant, de déterminations dont on ne pressent pas cc qui va les 1·assembler, puisqu'on n' entrevoit pas ou qu'on entrevoit à peine ce qui commande la fragilité des figures d'altérité dans lesquelles elles entrent. Nulle « archè '' ne nous assure encore qu'il ne s' agit pas d'une dispersion sans terme ct sans mesure, la dialectique demeure une mécanique mysté­ rieuse. C'est cette phase que le § 82 de l'Encyclopédie désigne comme das dialektische M ornent proprement dit, à savoir « l'autosupprcssion de telles déterminations finies ct leur passage dans leurs opposées 2 2 ''· Le mot « dialec­ tique ))' Hegel le réserve alors à la pure ct simple dénoncia­ tion des déterminations finies. Mais il semble qu'il revienne sur cette décision dans la Philosophie du droit : « la dialec­ tique ))' cette fois, englobe le moment que l'Encyclopédie nommait « spéculatif ou rationnel-positif ''· « Le prineipe moteur du Conecpt, en tant qu'il ne dissout pas seulement les partieularisation de l' Universel, mais aussi en tant qu'il produit eclles-ci, jo l'appelle la dialeetique 23• ''

Cette formulation nouvelle réinscrit donc explicitement le jeu des déterminations qui s'éliminaient l'une l'autre ou sc complétaient l'une en l' autre dans le mouvement dont elles étaient, à leur insu, les épisodes - ou encore dans le mouvement qui les produisait, entendons : qui les gardait secrètement d'être une simple dissémination. Par-delà les figures s eulement polémiques du Passage ( :Ë trc) et du Paraître ( Essence) , le Développement (Entwicklung) du

«

La plus haute dialectique

»

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« Concept >> annonce enfin en clair la vérité de la dialectique. - Mais, dans un discours qui a critiqué j usqu' aux notions de « commencement >> et de > et les a rangées parmi les dangereuses évidences que s' accorde l'Enten­ dement, cet ultime « dépassement >>, cc surgissement d'une « vérité >> de dernière instance p osent, il est vrai, un pro­ blème. Si la polémique du Fim ouvre, en fin de compte, sur un au-delà rassurant qui en recueille le résultat, sur un principe qui en avait réglé les figures, n'y a-t-il pas retour au scénario platonicien? Le passage à travers les contradictions semble ne plus être, à nouveau, qu'un mau­ vais moment à passer, et la dialectique redevenir un voyage pédagogique un peu tumultueux.

II

Qu'est-cc donc que le « Concept >>, cette vérité qui nous s emble redevenue transcendante aux péripéties qui nous guidaient vers elle ? Le mot « Concept >>, en lui-même, nous oriente, à première vue, vers la pensée subjective ct consciente, donc finie, - ct il s'agit d'abord de comprendre qucllo mutation de sens permettra de désigner au contraire p ar cc mot la résorption des oppositions q ui demeuraient mcffaçablcs au niveau de la Finitude. La fonction du Concept au nouveau sens ne s'ordonnera certainement pas à l'opération conccptualisantc de l'Entendement. Premier contresens à éviter, donc : ne pas entendre par « Concept >> un contenu plus vaste ou plus riche, mais de même fonc­ tionnement que les déterminations subj cctivcs appelées « concepts » . Quand j e parle d'un « concept >> en cc sens, j ' avoue, en fait, gue JC renonce à comprendre cc que veut dire le mot. Ainsi on a préféré tenir des contenus comme « unité >>, « réalité >>, etc. pour des indéfinissables ct l'on s 'est contenté d'en avoir « un simple concept clair, c'est-à­ dire aucun concept 24 >>. De même, les « concepts >> de « Dieu » , de « monde >> sont « quelque chose de simple », des abréviations allusives. Mais on ne saurait on rester là : « les ob j ets de la eonseienee ne doivent pas demeurer ees détermi­ nations simples ou ees déterminations de pensée abstraites ; ils doivent être eonçus, e'est-à-dire que leur simplieité doit être déter­ minée avee leur différenee interne (ihre Einfachheit soll « mit >> ihrem « innern >> Unterschied bestimmt sein) ».

334

La patience du Concept

Le mot « avec » pourrait suggérer une j uxtaposition ou une adj onction, comme si un concept défini selon le genre et l'espèce était composé de deux parties. Il n'en est rien, justement. L'Universel, tout en sc déterminant, « ne perd pas son caractère d'Universel ; il sc maintient dans sa détcrminité, non seulement de façon à demeurer lié à celle-ci en lui étant indifférent - il ne serait, alors, que composé (zusammen­ gesetzt) avec elle -, mais de sorte qu'il est cela même qu on vient de nommer le Paraître vers l' Intérieur. En tant que concep t déterminé, la détcrminité est recourbée vers soi à partir de l'extériorité ; elle est le caractère propre, immanent, qui est un essentiel du fait que, recueilli dans l'universalité ct pénétré par elle, de même extension qu'elle, identique à elle, il la pénètre en retour ; c'est le caractère qui appartient au genre, en tant que déterminité non séparée de l'Uni­ versel 25• »

Une détermination est « conceptuelle » quand, au lieu d'être produite par une adjonction contingente (Verbin­ dung) ou une composition (Zusammensetzung}, elle trans­ forme la différence 9: u'clle signifie en différenciation. Ainsi est développée l'indiCation donnée par Aristote en Mêta­ physique Z I ?. : la différence contient dé� à le genre ct « il est clair que la dernière différence sera 1 ousia de la chose et sa définition » (Z I ?. , I 0 3 8 a 1 9 ) . Le malheur est que, dans l' aristotélisme, cette indication reste program­ matique, car l'Universel y demeure, dans tous les cas, séparé. Dans tous les cas : aussi bien lorsque l'Universel signifie un abstrait contenu dans un suj et q ue lorsqu'il signifie un prédicat réel assigné à un suj et. Smt, en premier lieu, le cas de l' abstrait qui n'est pas genre : « il est bien moment ou p rédicat dans un sujet, mais il n'est pas dans soi-même l'unité de l' Universel et du Particulier 26 >>. C'est cet Universel qui donne lieu au rapport prédicatif esse in subjecto ex p rimé dans la proposition accidentelle ( « Socrate est blanc ») : d'une part, le prédicat, ici, n'est pas réel ct n'a d'indépendance que p ar abstraction ; d 'autre part, c'est l'individu qui est premier p ar rapport à lui. L'erreur de Platon consistait à avoir pris pour des genres ces prédicats accidentels abstraits. - Mais qu'en est-il, en second lieu, du rapport exprimé dans la proposition essentielle « Socrate est homme »? Ici, d'une part, le prédicat est réel, même si « homme >> n'est pas indépendant de « Socrate >> ; d'autre part, l' Universel est premier s elon l'être, l'individuel pre­ mier seulement « pour nous >>. Est-ce à dire, toutefois, que

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l'Universel cesse d'être une « simple chose pensée »? Nulle­ ment, et Hegel y insiste. « Le genre est dit (legetaï) d'un homme, mais il n'est pas en lui, ou encore il n'est pas comme singulier. L'homme courageux est quelque chose de réel, universellement exprimé. Mais, dans la logique ct dans les concepts, il y a touj ours opposition par rapport à une chose réelle ; le réel logique est en soi une chose-pensée (ein Geclachtes) ... Le concept est un réel logique, en soi une chose simple­ ment pensée, un possible 27• » On comprend mieux cc que vise ici Hegel, lorsqu'on suit, dans Logique et théologie de M. Vuillemin - sur lequel nous nous réglons -, la très minutieuse analyse de la p rédication essentielle. En premier lieu, il est impossible de faire coïncider le prédicat qui énonce le genre avec la substance­ sujet : l'individualité de Socrate, qui le distingue de Callias, « ne peut être complètement absorbée p ar la détermination de sa forme ». En second lieu, comme l'individuel demeure premier au moins « pour nous », il en résulte que le concep t du genre est acquis de la même façon que celui de l'abstrait, quelle que soit leur différence de statut logique . En ces deux clauses, il est aisé de reconnaître deux des exigences impres�riptihles de �e que Hegel appelle « la pensée finie » : irréductibilité de l'Universel à la forme du sujet prédonné ct, complémcntaircment, caractère irréductiblement abs­ tractif de cet Universel. D'où le maintien du clivage entre la forme ct ce qu'elle informe : même si les abstraits ne sont plus, comme chez Platon, versés au compte des formes, l'illusion dite platonicienne subsiste, et la science de l'indi­ vidu est reconnue impossible. - Cette résignation est symptomatique de cc qu'a dû présupposer, pour s 'édifier, ce qu'on a touj ours entendu p ar Or, cc second modèle, même s'il consacre la défiance envers le sensible, n'est-il pas aussi trompeur que le premier ? Peu importe la nature des signes : la question est de savoir si la connaissance est à la mesure d'une codification et s'il suffit d'un choix j udicieux de signes pour faire avouer à la c-hose cc qu'elle est. C ' est préj uger du contenu que l'on entend exprimer que de décider qu'il peut être rendu présent, tout en restant étranger, dans une figure qui lui reste extérieure. Une signification présente par délégation, c'est déj à une signi­ fication mutilée, un Intérieur dont on renonce à supprimer l'intériorité ct dont on ne laissera pas sc développer tous les moments. On signalise touj ours trop tôt et mieux vaudrait parler de l'impatience de la signalisation plutôt que de la patience du Concept. « (La seule figure extérieure) ... sc comporterait alors comme une chose subsistante qui, dans son être-là passif, recevrait sans l'altérer

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l'intérieur comme quelque chose d'étranger, en devenant ainsi le signe de cet intérieur, - le signe, c'est-à-dire une expression exté­ rieure, contingente, dont le côté effectivement réel, pris pour soi, serait privé de signification, - un langage enfin, dont les sons ct les groupement de sons, loin d'être la chose même, sont conj oints à la chose par un libre arbitre, en restant contingents pour cette chose même 32• »

Comment des emblèmes discontinus (mots, lettres ou figures) pourraient-ils retracer le mouvement continu d'une différenciation? En sc résignant à une connaissance par signalisation, on renonce d'ores ct déj à à comprendre la propriété dans le principe, la différence dans le genre, bref, on opte inconsciemment p our un savoir lacunaire, donc non conceptuel. De là naissent les méthodes falsi­ fiantcs. Ainsi, dans la Règle XIV de Descartes, la transpo­ sition universelle de tous les contenus en grandeurs pré­ suppose la possibilité de réduire toutes les différences à des différences de proportions. N'est-cc pas assigner trop vite la différence en général à une distance entre termes exté­ rieurs, c'est-à-dire à une lacune ? « Sans dou te les déterminations conceptuelles, Universalité, Sin gu l arité , sont différentes, commB les lignP-s on IP-s lettres de l'algèbre ; elles sont, en outre, aussi opposées, c t, dans cette mesure, admettent aussi les signes + et -. Mais elles-mêmes ct finalement leurs rapports, même si l'on en reste à la subsomption ct à l'inhérence, sont d'une nature essentiellement autre que les lettres, les lignes ct leurs rapports, l'égalité ou la différence des grandeurs, le plus ct le moins ou qu'une superposition des lignes, les angles qu'elles forment en s'unissant ct les positions des espaces qu'elles enferment. Le propre de tels objets, contrairement à elles, es t d'être extérieurs les uns aux autres et d'avoir une détermination fixe. Si l'on prend les concepts de manière qu'ils correspondent à de tels signes, ils cessent alors d'être concepts 33, » Par ticulari té,

Que « l'analogie avec l'étendue d'un corps figuré » ait pu passer pour une stratégie universelle du « savoir » en dit long sur l'éloignement où l'on sc trouvait du Savoir conceptuel. Très naturellement, le savoir était pensé comme un regroupement de formes différentes, séparées p ar un écart, - comme une recension dont la pertinence méthodo­ logique était laissée au gré du classificateur. Ainsi, l'histoire ou la science des religions considère celles-ci comme autant d'exemplaires qui se trouvent déterminer le genre « Reli­ gion ». Or, à ce stade, cc concept topique, n'a de réalité « que dans notre pensée » : la Religion « n'est pas encore

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Religion, car elle n'a alors essentiellement de présence que dans la conscience ». « On peut dire de toutes les religions qu'elles sont rP-ligions ct correspondent au concept de H.eligion, mais, en même temps, comme elles sont encore limitées ( beschriinlct) , elles ne correspondent pas au Concept. Or, elles doivent le contenir : sinon, elles ne seraient pas religions. Mais le Concept est présent en elles de différentes manières : elles ne le contiennent d'abord qu'en soi 3�. » Le savant ne détient pas alors la quiddité de cc qu'il étudie : il ignore que l'échantillon culturel auquel il s'inté­ resse mérite eflecti�ement le nom de Religion. Il le « connaît » sans doute, mais au sens où connaissance veut dire docu­ mentation et science nomenclature, au sens où le « savoir », comportement « seulement subj ectif », nous dispense de mettre à j our la nécessité qui articule ses contenus. C'est la démarche que décrit Descartes dans la règle XIV : on se contente d'affirmer la présence d'une « nature commune » en des « suj ets différents », puis on établit entre ceux-ci les « comparaisons '' dès lors rendues légi­ times. Mais pourquoi pouvons-nous ou pourquoi la nature commune « Religion >> y est encore présente à bon droit. Qu'il sc demande cc que doivent être, en toute leur envergure, le « Religion >> et l' « État ll, s'il est vrai que tel contenu relève effectivement de ces concepts. Par là même, ces « concepts >> auront déj à cessé d'être les éléments d'un lexique ou des tableaux en notre esprit, et les espèces et échantillons qu'ils semblaient regrouper fortuitement commenceront à paraître inséparables ct complémentaires . Loin d'avoir purifié le « concept subjectif >> ou de l'avoir porté à sa clarté maximale, on aura alors transformé cc qui n'était qu'un signe arbitraire en un principe effectif de toutes ses différences. Loin d'avoir rompu avec une vision « naïve >> pour soumettre la chose à un autre éclai­ rage, on aura circonscrit une structure telle que n'importe quelle « intuition >> de l'objet peut y prendre place comme épisode nécessaire. Au lieu d'abandonner les contenus au hasard d'une recension empirique ou même de les parcourir selon l'ordre - « subj ectif >> - des raisons, on aura reconstitué l'enveloppement dont leur apparte­ nance à un même genre n'était que le pressentiment. Dès lors, on entrevoit peut-être ce qui assurera l'originalité du Concept par rapport aux savoirs et aux méthodes que critique Hegel : au départ, la ferme résolution de ne j amais soumettre le langage à la juridiction d'une instance qui lui soit extérieure ct de ne j amais retrouver dans les « choses dites >> d' autre nécessité que la nécessité qu'elles incluent en tant qu'elles sont « dites >>, En dehors de cette reconstitution du discours, il n'y a que connaissance par signes, - repérage et non savoir. C'est pourquoi le Concept n'est pas plus le substitut du Dieu classique que le concurrent des savoirs fondateurs (transcendantal ou eidétique) : il n'apporte pas plus la garantie qui ferait défaut à l' athée géomètre qu'il ne

La patience du Concept dévoile l' origine qu'aurait oubliée la mathcsis en sc construi­ sant. C'est pourquoi aussi il n'y a pas de saltus entre les savoirs finis ct le Concept : celui-ci est trop différent de ceux-là pour constituer un autre savoir qui s'y substi­ tuerait. En un sens, ceux-là ont tout dit la « chose >>, mais rhapsodiquemcnt, par intermittences, sans que la « chose même >> s'y dise en personne. C' est pourquoi enfin le Concept, réintégration en un ensemble d'éléments disj oints ou successifs, n'apporte rien de nouveau 35 : il restitue seulement à leur continuité latente les discours dispersés qu'on avait tenus sur la chose ou les divers aspects qu'on avait dégagés d'elle. Il ne saurait y avoir de passage au Concept : ce discours, plus vieux que tous les savoirs, les avait tous parcourus en secret. Comment, dès lors, rendre compte du décalage entre le Concept ct les modes de pensée qui annonçaient son avènement ? Quelle frontière tracer entre les dialectiques de la Finitude et la dialectique récapitulatricc ? III

Dans les dialectiques finies, l a d étermination diffé­ rentielle était inscrite dans le contenu ou donnée dans le rapport à un Autre, la Différence était touj ours commentée par les images de la limite ou du reflet. Sans doute, avec l'Essence, « l'unité du Concept commence à être posée, mais elle n'est tout d'abord que le Paraître en un Autre 36 >>. Dien que les catégories y soient présentées par couples (Tout-parties, cause-effet, substance-accident), leur unité est encore celle d'une connexion, ct la différence donnée ou trouvée n'est j amais posée comme l'envers d'une différenciation qui en j ustifierait la présence. Certes, on reconnaît l'impossibilité de maintenir les moments dans leur isolement : ainsi, ni l' indépendance de la chose ni sa fondation-par- un-A utre, si on les prend séparément, ne sont capables de reconstituer le concept de « Nécessité >> dont elles sont pourtant les composantes, - ct leur dialectique fera l'épreuve du caractère intenable de cette unilatéralité. Mais ce n'est encore qu'une épreuve. Autre chose est de constater que deux catégories sont complé­ mentaires à l'intérieur d'une instance « supérieure >>, autre chose de montrer qu'elles sont engendrées par une instance préalable. Lorsque Hegel analyse l'idée de Nécessité dans l'exposé « populaire >> des Preuves de

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l'Existence de Dieu, c'est du premier point de vue qu'il se place : « . . . Nous nous en tenons à cc qui sc trouve dans notre représen­ tation, à savoir que ni l'une ni l'autre des déterminations ne suffit l' indé­ à la Nécessité et que toutes deux sont exigées pour cela, pendance, de sorte que le Nécessaire ne soit pas médié par un autre, et également la médiation (du Nécessaire) dans sa liaison avec l'Autre. Ainsi, elles sc contredisent. Mais, puisqu'elles appartiennent toutes deux à la Nécessité comme une, elles ne doivent pas sc contredire dans l'unité qui les unit en elle ; et notre intellection a pour tâche de rassembler aussi en nous les pensées qui sont uni fiées en elle 37, >> -

A ce stade, c'est donc la seule exigence de compatibilité des significations qui guide l'analyse ct il est seulement question de reconstruire l'idée de Nécessité par le j eu des éléments qui doivent en être les composants . Mais pourquoi ces éléments ont-ils été choisis, ct non d'autres ? L' analyse permet sans doute de mieux décrire la repré­ sentation « Nécessité ))' mais on est encore loin de penser la « Nécessité >> comme unité conceptuelle. Celle-ci est bien présente, mais en soi, ct la suite du texte laisse entendre qu'il faudra une réflexion supplémentaire pour nous convaincre que la « Nécessité >> ainsi constituée n'est plus une > : « L'unité ainsi déterminée est l'unité véritable ct, en tant que suc, elle es t l'unité spéculative. La Nécessité déterminée de sorte qu'elle unifie en soi ces déterminations opposées ne sc montre pas simple• ment comme une simple détermination ct une simple détcrminité ; en outre, la suppression des déterminations opposées n'est p as simplement notre chose ct notre acte comme si nous étions seul à l'accomplir ; elle relève de la nature et de l'acte de ces détermina­ tions en elles-mêmes, étant donné qu'elles sont unifiées dans une détermination unique 38, ))

Tant que l'activité des déterminations n'est pas exp res­ sément le moteur de la dialectique, on risque donc touJ ours de penser celle-ci comme un spectacle qui s'offrirait à une conscience ; tant que leur mouvement n'est pas assimilé à une maturation biologique ou à un travail que la signi­ fication effectue sur elle-même, les . Le leitmotiv biologique qui parcourt la Logique du Concept est j ustement destiné à > + « Esprit » 40) ; d'autre part, les verser au compte de la subj ectivité consciente. Avant tout emblème de la séparation, la conscience conçoit naturellement ses obj ets de connaissance comme des sommes de significations disj ointes et additionnées. Et il ne suffit pas d'instituer entre ces éléments des relations d'appartenance nécessaire pour qu'ils cessent de constituer le contenu à notre gré ct devant notre regard. En d' autres termes : que la conscience sc fasse dialecticienne, elle p arviendra tout au plus, tant qu'elle ne renonce pas à sa prérogative, à laisser se dissoudre les significations « non vraies », mais non à comprendre que cette dissolution est l'effet de surface de la spécification de la catégorie sur laquelle on débouche. Et cela seul suffirait à interdire de parler d'un passage au Concept ou d'une progression qui nous conduirait du « dialectique » au spéculatif : ce serait inévitablement s 'exposer à p enser comme accroissement d'une « connaissance » cc qu1 n'est qu'un renversement de perspective par lequel la notion même de « processus-de-connaissance » sc trouve précisé­ ment disqualifiée. « Passer » au Concept - si l'on tient à user de cc verbe -, c' est avant tout cesser de penser en termes de constitution progressive et d'imaginer la ratio­ nalité sous la forme d'une trajectoire, comme aux stades antérieurs . En effet, passer d'un contenu à un autre ou laisser paraître un contenu en un autre, c'était touj ours effectuer un traj et sur lequel on rencontrait des différences sans les comprendre comme altérations, puisqu'en les échelonnant dans un ordre sériai, on s 'interdisait de les reporter à la forme dont elles pourraient être autant de transformations. Les significations, sans doute, circulaient l'une en l'autre, mais sans qu'il y eût de différence de nature, après tout, entre cette osmose et la façon dont les pièces d'un puzzle s' ajustent l'une à l'autre, puisque l'unité constituée était une unité composée et qu'on ne songeait pas que cette résultante ait pu s' anticiper dans notre démarche. - Bien mieux : la pensée finie s'insurge à cette idée et préfère interpréter comme fatalisme et raison paresseuse la pensée conceptuelle. Qu' annonce, en effet, celle-ci au lecteur de la Philosophie de l'esprit ou de la Philosophie de l'histoire ? Que le monde n'a pas attendu =

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notre entrée en scène ct que de la réalité toujours déjà effectuée nos buts, nos souhaits ct même nos actes n'ont j amais été la mesure. « Dans le Fini, nous ne pouvons ni expérimenter ni voir que la fin est vraiment a tteinte. L'accomplissement de la fin infinie ne consiste ainsi qu'à supprimer l'illusion qui nous porte ù croire qu'elle n'est pas encore accomplie. Le Bien absolu s'accomplit éternelle­ ment dans le monde ct le résultat est qu'il est déjà accompli en soi ct pour soi et n'a nul besoin d'attendre après nous 41 • »

Cela ne signifie pas, toutefois, qu'il faille s'accommoder a priori de l'événement, - résignation encore orgueilleuse, puisqu'elle nous laisserait le bénéfice de la conduite rationnelle -, mais simplement que nous valorisons indûment nos idéaux et nos comportements « subjectifs >> . N'en déplaise à la pensée finie, le choix n'est donc pas entre la poursuite têtue des idéaux ct la soumission théâ­ trale au Fatum : entre les deux, il y a la compréhension du Fatum auquel l'individu se soumet comme Concept dans lequel son opération s'intègre. Par là, l'action reçoit un nouveau statut : elle ne consiste plus à imposer un idéal par la force, mais à collaborer à une explicitation qui ne relèFe pas de notre décision. D' aventure subj cctivc, le mouvement, alors, est devenu actiFité (Tiitiglœit) et celle-ci est d'un autre ordre que la connaissance ou que l'action finie. Acte (Tun), sans doute, mais qui n'est plus astreint à un accomplissement linéaire. Ainsi on commence à entrevoir cc qu'est le travail du Concept, - mais à l'entrevoir seulement. Car enfin, qu'est-ce que cette Tiitigkeit, ct en quoi diffère-t-elle, p récisément, d'une opération « subj ective »? Le mieux, ICi, est de donner la parole à Hegel commentateur d' Aris­ tote et de lire le mot Tiitiglreit en marge du mot évepydOG qu'il traduit. -

« Seule l'tvépye:�o:, la Forme est l' activité, l'agent s'effectuant, la négation se rapportant à elle-même. Au contraire, si nous parlons de l' Essence, celle-ci n'cs t pas encore posée comme activité ; elle est seulement en soi, seulement une possibilité privée de forme infinie. >> - « De même qu'Aristote maintient ferme l' Universel contre le principe du simple changement, de même il fait valoir l'acti�>ité contre les Pythagoriciens ct contre Pluton, contre le Nombre. L'activité est elle aussi changement, mais un changement qui demeure identique à lui-même, - un changement, mais posé à l'intérieur de l'Universel comme changement égal à soi-même. C'est un acte de détermination qui est acte d'auto-détermination.

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Le simple changement, au contraire, n'inclut pas en lui le maintien de soi dans le changement. L' Universel, lui, est actif, il sc détermin e ; c t l u fin est l'auto-détermination qui s e réalise. Telle est l a détermi­ nation la plus haute à laquelle parvient Aristote 42• >>

Ces lignes n'éclaircissent encore que très peu la signi­ fication de Tatiglreit. Au lieu de nous interroger directe­ ment sur l' « activité » du Concept, demandons-nous donc plutôt en quel cas un concept ·ne s aurait être dit « actif >>. D ans le même chapitre sur Aristote, le commentaire que donne Hegel du De Anima II, 4 1 2 est sur cc point précieux. Voici la « traduction >> - très libre - de la page d'Aristote : « L' âme est la substance, mais lu substance seulement selon le Concept (xo:TcX Tov :Myov ) . Ou encore la forme, le Concept est ici l'être même, cette subs tance même. Si, pur exemple, un instrument comme lu huche était un corps physique et avait pour subs tance cette forme d'être-hache, ce tte forme serait alors son âme. Et, si elle cessait d'être, il n'y aurait plus de hache, mais il n'en resterait alors que le nom. Mais cc n'est pas d'un corps comme la hache que l' âme esL la forme et le Concept (To Tl nv dvo:� xo:t 6 Myoç) ; l'âme " est la forme d'un corps qui a en lui le principe du mouvement e t du repos ". L a hache n ' a pus e n elle-même l e principe de su forme, elle ne se fuit pus elle-même. Ou encore : sa forme, son Concept n'est pas su subs tance même, - elle n'est pas actù'e par elle-même 43• ''

C'est seulement dans les êtres naturels que la « chose » sc confond avec sa fonction ( « si l'œil était un animal, la vision serait son âme >> ) ct que le Myoc, est coextensif à l'oùcrto(. Hien de cc qu'effectue celle-ci ne déborde alors sa définition. La « chose >>, alors, ne peut plus être comprise comme un contenu que la connaiss ance éclairerait progres­ sivement ou comme le point de ralliement de détermina­ tions cloisonnées : elle est telle qu' aucune de ses différences ne s ' aj oute à elle de l'extérieur. Chaque terme différent n'a de sens que dans la mesure où il expose la persistance et la continuation intégrales des autres à travers lui, chaque moment a pour fonction de confirmer qu'il est moment de cette totalité. C'est cette modification dans la pensée de la Différence qui transforme le j eu dialectique en une configuration conceptuelle. Ainsi, observe Hegel, on use toujours dans la sphère du Concept des détermina­ tions réflexives ( Identité, Différence, Fondement) propres à la sphère de l' Essence. On en use toujours, mais leur « signification >> est bouleversée : au lieu de sc refléter en leur opposé, elles « contiennent >> et expriment désormais la totalité des autres moments. De parties du discours

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linéaire, elles sont devenues « parties totales qui les informe .

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du Myoc.,

« Les déterminations réflexives doivent être comprises comme séparées, chacune pour soi, de la détermination opposée ; mais, comme, dans le Concept, leur iden tité est posée, chacun de leurs moments ne peul être saisi qu'à parlir des autres ct avec eux. Universalité, Particularité (les moments conceptuels), si on les comprend abstraitement, sont la même chose qu' Identité, Diffé­ rence cl Fondement, Mais, si l'Universel est l'identique arec soi, c'est expressément en ce sens qu'en lui le Particulier el le Singulier sonl con tenus à la fois. Le Particulier est bien le différent ou la déterminité, mais en ce sens qu'il est universel en soi et singulier. Enfin, le Singulier a pour sens d'être sujet, base, qui contienl en soi le genre cl l'espèce cl qui est lui-même substantiel... Telle est la clarlé du Concepl : chaque différence ne forme aucune interruption, aucune perlurhation : elle csl transparente 44, »

A vous-nous maintenant répondu à la question : quelle rectification faut-il imposer à la dialectique finie pour qu'en surgisse la spéculation ? Pas certainement. Et la réponse que nous laisse entrevoir ce texte pourrait bien n' être que verbale. N'était-ce que cela, et ce coup de force n'P.tait-il que ce coup de pouce ? Il suffirait en somme de comprendre que l'extériorité et l'opposition sont des figures inadéquates de l' altérité ct g u'une difiérence ou déterminité n'est pas tant une délimitation qu' elle ne marque une modalisation de l'essence ; il s'agirait de substituer au langage fixateur qu' a fait se disloquer la dialectique la théorie de l'expression ( ou l'ontologie de l'immanence) dont ce langage nous mterùisait l'accès et que la dialectique négative dissimulait encore. C'est bien cc que suggère le mot « contenir >> (enthalten) , en tant qu'il indique quelle est la spécificité de la « partie totale >> une fois insérée expressément dans l' « activité >> du Tout 45, Mais on est en droit de se demander si cette cocxtcnsion expressive de la partie au tout n'est pas une solution magique donnée au problème : comment rendre compte de l'a e partcnance nécessaire des éléments à une totalité? N'est-Il pas trop commode de métamorphoser ces éléments, j usqu'alors indépendants ou simplement enchaînés, en des « moments >> qui, par définition, refléteraient l'ensemble ? Ne voilà-t-il pas l'endroit précis où la dialectique devient truquage ct médication miraculeuse des blessures de l' Esprit ? Admettre, en effet, qu'il n'est pas d'élément en une totalité qui ne soit la proj ection du principe de celle-ci,

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c'est se donner la permission d'avoir désormais réponse à tout : on f ourra touj ours choisir un J.,6yor, tel que chaque aspect de 1 oùcrloc le contienne intégralement et soit , dès lors, proclamé intégralement intelli gible ; on pourra tou­ j ours aussi dénoncer l'explication qm ne nous satisfait pas comme partielle ct non représentative du Tout. L'intelli­ gibilité serait à peu de frais, s'il ne s' agissait que d'assigner le principe totalisant qui doit imprégner chaque figure ou chaque élément. Or, c'est à cette solution de facilité que semble bien conduire la dialectique comme réintégra­ tion féerique des totalités dont on avait critiqué l' émiette­ ment. Et c'est parce qu'il aborde de front ce thème que M . Althusser nous semble avoir rénové - même si c'est pour aggraver le verdict - la critique traditionnelle de l'optimisme ct du théologismc hégélien. Le spéculatif s'ordonne au modèle de « la causalité expressive globale d'une essence intérieure à ses phéno­ mènes ». Le Tout est réductible « .. ù un principe d'intériorité unique, c'est à-dire à une essence intérieure, dont les éléments du Tout ne sont alors que des formes d'expression phénoménales, le principe interne de l'essence étant présent en chaque point du tout 40• >> .

A l'intérieur de la totalité, les différentes sphères (société civile, institutions, etc.) ne sont donc que des moments, aussitôt niés qu'affirmés, et leur métamorphose incessante rend inconcevable leur autonomie 4 7• Puisque la complexité est ainsi évanescente, touj ours en passe d'être résorbée dans l'unité qui la téléguide, il ne saurait y avoir, chez Hegel, d'unité dans et par la complexité même. L'Un ct le Multiple, note M. Althusser, y restent touj ours extérieurs : la pluralité des sphères semble faire éclater l'unité pri­ mitive ct celle-ci ne se conserve que dans la mesure où elle finit par anéantir cette pluralité. Inversement, le Tout structuré - tel que l'entend M. Althusser - impli­ quera de plein droit la complexité : il n'a de sens que par les déséquilibrations ct rééquilibrations qui lui donnent son visage en tel instant. C'est dire que ses variations, loin d' cx:p rimcr en surface l'identité d'un principe qui resterait Immuable en profondeur, sont à tout moment responsables de la figure que prend le système. On n'a plus affaire qu'à un champ dans lequel les variations de rapports sont touj ours compréhensibles en fonction de la nature de l'instance qui se trouve être dominante ct de

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la place que (provisoirement) elle occupe. Telle est la différence entre le système ct le « Concept >> : on renonce maintenant à l'image d'un Logos qui animerait un contenu et engendrerait ses différences ; la présence métaphysique de l'cidos a fait place à une structure qui n'est pas plus de l'ordre du visible que du supra-visible . « Que la plus-value ne soit pas une réalité mesurable tient à ce qu'elle n'est pus une chose, mais le concep t d'un rapport, le concept d'une structure sociale de production, existant d'une existence visible ct mesurable seulement duns ses effets . . . (Cela) ne signifie pus qu'elle puisse être tout entière saisie dans tel ou tel de ses effets déterminés : il faudrait pour cela qu'elle y fût tout entière présente, alors qu'elle n'y est présente, comme structure, que dans son absence même 48• >>

La critique du mysticisme spéculatif est donc radicale. Mais, pour qu'elle soit décisive, ;il faudrait que Hegel eût effectivement conservé le « couple classique >> essence /phé­ nomène, intérieur /extérieur, - comme les auteurs de Lire le Capital croient pouvoir l'affirmer. « On avait bien là un modèle permettant de penser l'efficace du tout sur chacun de ses éléments, mais cette catégorie essence intérieure /phénomène extérieur, pour être en tou� lieux ct à tout instant applicable à chacun des phénomènes relevant de la totalité en question, supposait une certaine nature du tout, précisément cette nature d'un tout " spirituel " où chaque élément est expressif de la totalité entière, comme pars totalis 4D >>

Or, il est difficile de concéder cc point, car le rapport de « contenance >> ( du Tout conceptuel dans la partie) n'est j amais présenté dans la Logique du Concept comme un rapport d'expression. Essence /phénomène, intérieur / extérieur sont des catégories de l'Essence ct non du Concept, ct rien ne permet de parler du Concept hégélien comme d'une « réalité à double niveau >>. Pour Hegel, cette « représentation >> provient de la difficulté qu'éprouve la pensée fmic à acclimater l'unité conceptuelle. Comme il s'agit d'une totalité où les déterminités n'ont plus de sens comme « singularités indépendantes >>, elle est tentée de l'imaginer comme un élément ponctuel, tel que le Moi, point de conver gence simple de la multiplicité des représentations 60 , Ma 1s, en comprenant ainsi le Concept « dans sa subj ectivité ct dans sa différence par rapport au réel et à l'obj ectif >>, la H.cpréscntation rej ette la « diffé­ renciation réelle >> en dehors de cette unité idéale. L e

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Concept est alors posé comme une unité qui ne peut coexister avec ses éléments multiples, - tout j uste capable de résorber ceux-ci en elle, mais non de les produire. Ses différences, en tant que telles, lui demeurent extérieures. Nous retrouvons bien alors la « réalité à double niveau », ­ mais comme la falsification représentative du Concept, ct non comme sa vérité. On croit alors comprendre ce qu'est le Concept comme « instance première » (das Ers te}, mais c'est pour l'opposer à la diversité étrangère qu'il doit (arbitrairement) réunifier. Bref, tout sc passe comme si l'on accusait Hegel d' avoir repris à son compte un clivage qu'il entend justement révoquer. On vmt bien pourtant l'avantage de cette interprétation : elle permet de retrouver aisément dans le hégélianisme le schéma classique des « théories de la connaissance ». Hegel n' aurait fait que reprendre la vieille idéologie optimiste qui parcourt celles-ci : puisque l'essence irradie à travers le phénomène, le processus de connaissance a chance de prendre posses­ sion d'elle ct de rej oindre, en fin de compte, l'o bjet réel. Comme si la connaissance, réplique M . Althusser, portait j amais sur autre chose que « l' obj et-de-connaissance », comme si le couple « essence /phénomène » n'était pas simplement la transposition idéologique de « la différence épistémologique entre la connaissance d'une réalité et cette réalité elle-même 5 1 ». D'où la critique qu'il adresse à ceux qui ont cru reconnaître chez Marx le schéma « hégélien » d'un passage de l'intériorité abstraite au concret extérieur ct visible. « Du Jer Livre au J I Io Livre (du Capital), nous ne sortons jamais de l'abstraction, c'est-à-dire de la connaissance, des " produits du penser ct du concevoir " : nous ne sortons jamais du concept .. nous n'enjambons jamais, à aucun instant, la frontière absolument infranchissable qui sépare le " développement " ou spécification du concept, du développement ct de la particularité des choses, - ct pour une bonne raison : cette frontière est en droit infranchissable parce qu'elle n'est la frontière de rien, parce qu'elle ne peut être une frontière, parce qu'il n'est pas d'espace homogène commun (esprit ou réel) entre l'abstrait du concept d'une chose ct le concret empiri­ que de cette chose qui puisse autoriser l'usage du concept de fron­ tière 52• n Hegel aurait donc, à son tour, cherché à rendre fran­ chissable un espace infranchissable en droit, mieux : un non-espace . . . Il nous semble plutôt qu'il refuse l'existence de tout « espace >> (franchissable ou non, homogène ou

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non) . Pour que M . Althusser ait raison, il faudrait que Hegel eût maintenu, entre le « Concept >> ct le « réel », une distance qui rendrait nécessaire le rapport de l'Un­ exprimé au Multiple-exprimant. Il faudrait que le Concept eût pour fonction de résoudre - ct de résoudre, à coup sûr, magiquement - un faux problème véhiculé par la connaissance finie, dont l'avènement du Concept est l'extinction. Bref, il faudrait que Hegel eût tenté d'implan­ ter à toute force la Haison dans les choses et de montrer que « l' ordre réel, qui n'est . . . que l'existence réelle de l'ordre logique, doit suifJre l'ordre logique 53 >>. Or cette coïncidence n'est pas conceptuelle au sens hégélien, puisqu'elle est une « coïncidence >>. En parlant de « coïnci­ dence >> entre le « logique » ct le « réel », on use d'un langage dépassé, - et cela, quel que soit le sens qu'on donne au mot « réel >>. Ou bien on entend par Wirklichkeit l'cffcctua­ tion du Concept, ct le mot « coïncidence >> est franchement impropre, car les formes à travers lesquelles il s'effectue ne sont pas séparées de lui de sorte qu'il ait à les rej oindre. O u bien on entend par Wirldichlœit (ct Hegel, on va le voir, use des deux sens dans le même texte, parfois dans la même phrase) l'ordre des contenus empiriques ct leur échelonnement temporel, mais on n'a pas à se soucier de forger entre cet ordre et l' ordre conceptuel une corres­ pondance qui s erait, sauf exceptions, illusoire. Hien de moins hégélien que l'image d'une histoire dont l'enchaîne­ ment refléterait point p ar point le déploiement du Concept. « L'ordre du temps dans le phénomène réel est en partie autre que l'ordre du Concept. On ne peut pas dire, par exemple, que la pro­ priété ait précédé la famille et pourtant il faut en traiter avant celle-ci. On pomrait donc ici soulever la question de savoir pour­ quoi nous ne commençons pas par le plus élevé, c'est-à-dire par le Vrai concret. A quoi l'on répondra que, j ustement, nous voulons voir le Vrai sous la forme d'un résultat et que, dès lors, il est essen­ tiel de concevoir en premier lieu le Concept abstrait. Ce qui est effectif (wirlrlich), la forme du Concept, n'est donc pour nous que ce qui vient à la suite et après, même si cela vient en premier dans la réalité même (Wirlclichlceit) . Notre démarche est telle que les formes abstraites n'ont pas de consistance pour soi, mais s'y mon­ trent comme non vraies M, »

L'exposé conceptuel ne prétend donc pas reconstituer une super-histoire ou même une contre-histoire ; pas plus qu'il ne fait concurrence à l' ordre temporel, il ne décrit une genèse qui donnerait un sens aux déterminations

La patience du Concept au rebours de leur ordre d'apparition. Et cette indifférence du conceptuel à l'historique signifie que le mouvement du Concept n'est en aucune façon l' analogue d'un processus de connaissance. M ême si Hegel prend pour point de repère l'activité de la forme aristotélicienne, il ne nous autorise pas par là à imaginer le Concept comme un cidos assez ingénieux pour imprégner de part en part le multi :plc ct garantir ainsi à la connaissance finie qu'elle s'accomplira intégralement. Alors que l' Idée platonicienne ou la forme aristotélicienne étaient encore destinées à assurer le succès de la connaissance - ou, du moins, peuvent être interprétées de la sorte -, le Concept n'est plus taillé à la mesure de notre savoir. C'est pourquoi il nous paraît artificiel de replacer coûte que coûte Hegel dans la tradition idéaliste ou « optimiste )) de la connaissance. Il a réalisé, nous dit-on, le proj et qui animait cette tradition. Mais est-ce hien réaliser un proj et que de le présenter comme un problème mal posé? Est-ce répondre à une attente que de montrer qu'il n'y avait personne à attendre en ce lieu? Héritier de la tradition, tant qu'on voudra, mais à condi­ tion d'aj outer que le legs était de peu de valeur aux yeux de cet héritier. Faute de quoi, on présente le destructeur du mythe de « la connaissance )) comme son apologiste, le critique de la « Hcpréscntation )) comme celui qui aurait déployé dans toute son ampleur la « représentation )) au sens classique 55• Bref, on méconnaît l'étrangeté de ce qu'il faut entendre par Concept, au mépris de l'avertisse­ ment de l'auteur : dans le Concept, le Vrai ne sc présente pas dans la forme où l'attendait le savoir phénoménal. Sans doute celui-ci recherche le Vrai comme identité du Concep t et de la réalité, « mais il le cherche seulement, car il est ICi, comme au début, un suhj cctif )) ; « c'est le Concept qui exerce son activité dans l'objet, s'y rapporte à soi ct, en se donnant sa réalité à même l'obj et, trouve la vérité 56 )), Qu'on n'aille donc surtout pas imaginer que le suj et fini a laissé p lace à un suj et omniscient, mais de même nature, ­ ou qu un Cogito plus savant ait relayé le Cogito fini dans l'exécution de la même entreprise : il n'y a rien de commun entre la réconciliation telle que l'imaginait le savoir phénoménal ct la maturation qui transforme en diffé­ renciations les différences que celui-ci espérait surmonter. Si le Savoir absolu achève le savoir fini, c'est au sens d'une mise à mort. Aussi, comment voir en celle-ci une apothéos e ? Comment voir l'épanouissement de « la connais­ sance )) dans ce qui est avant tout la récusation de ses

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procédés traditionnels ? - L'exp ression? L e Concept, on l'a vu, ne s'exprime ni ne s'indique à travers ses déter­ minations : il s'y démontre en les dissolvant et en niant leur indépendance apparente. - La production? « Le Concept produit bien la Vérité -- c'est la liberté subjective -, mais il rceonnaît ec contenu eommc étant en même temps quelque ehose de non produit, eomme le Vrai en-soi et p our-soi 57. »

Il n' est pas d'opération du savoir que le Concept ne subvertisse. Totalité sans doute, mais sans totalisation. Unification, mais telle qu'elle détruit la co-présence des parties. Si l'on prend nu sérieux la critique de la Finitude, il n'y a pas de totalité conceptuelle à proprement parler. Tout au plus, se permettra-t-on, dans une intention pédagogique, de présenter le développement du Concept comme un tableau accessible à ln Hcprésentation, mais en insistant sur l'impropriété de cette image. >. Aussi cette discontinuité inesscnticllc s 'efface-t-elle dans la grandeur intensive pour y devenir un rapport simple à soi-même. . .

c c De même que 20, en tant que grandeur extensive, contient les vingt unités comme discrètes, de même le degré déterminé les contient en tant que continuité, qui est simplement cette pluralité déterminée ; c'est le vingtième degré 06• • • >>

Le continu n'est alors, de r art en part, que la pluralité ii:J.difiércnte. Non seulement Il rend possible une fragmen­ tation quelconque, mais il serait vide de sens sans cette discontinuité en filigrane ; non seulement il est le principe d'une infinité de partitions, mais cette propriété appartient à son essence ct on ne peut le penser sans imaginer de

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partition en lui. Imputer ce mode d'être au Conce p t, ce serait donc confondre la différenciation et la divisibilité indifférente, l'articulation qualitative ct le réarrangement d'un tout réel par une nouvelle composition réelle des p arties. On retomberait dans le schéma que l'Entwicklung a pour fonction d'écarter. On y retomberait encore plus expressément, si - en second lieu -, on assimilait l'Entwiclrlung à un progressus. A la différenciation recherchée fait alors place une cumu­ lation par adj onction (Zusatz) de parties, de sorte que les instances successives apparaissent comme indépendantes en droit l'une de l'autre. L'épigénèsc semble être un des exemples de ce déroulement morcelé. « Si l'on veut comparer les degrés de la nature entre eux, il est légitime de remarquer que cet animal a un ventricule, cet autre deux ; mais on ne doit pas parler de pièces ajoutées, comme si celu était e!Icctivcment arrivé 07, »

A quoi bon encore forger l'image d'une lente production des espèces les unes à partir des autres ? Tout système qui rabat la différenciation sur le cours du temps la réduit à n' être qu'une suite d'altérations contingentes : (( Il est tout à fait vain de sc représenter les genres comme évoluant peu à peu dans le temps ; la différence temporelle n'a absolument aucun intérêt pour la pensée 68 • >> Toute transposition quantitative du concept d' Entwic!t­ lung en trahit donc la fonction. De l' (( évolution >> entendue comme déploiement effectif, au sens courant, donc (( fini >>, du mot, un seul aspect trouve grâce aux yeux de Hegel, le seul trait de ressemblance qu'il concède entre elle ct l' Entwiclrlung : ici et là ne surgit aucun contenu nouveau à proprement parler : es lwmmt !rein ne uer I nhalt heraus. Mais l' Entendement, opérant encore une fois de façon unilatérale, comprend ce mouvement sans novation comme un mouvement sans différences ; l'élaboration de la form e. il l'imagine alors comme l'éduction d'un contenu initial déjà existant, à l'exemple de la doctrine de l'emboîtement des germes, par exemple. Or celle-ci fournit bien un modèle du (( demeurer auprès de soi >> (Bleiben bei sich selbst) , puisque le procès qu'elle décrit (( ne pose rien de nouveau, mais n'apporte rien qu'un changement de forme 69 >>. Toutefois, on y pose au départ comme déj à donné (( ce

« La plus haute dialectique >> qui est présent seulement sur le mode de l'idéalité ll, comme si l'abstrait initial devait contenir un modèle réduit du résultat et l'acte n'être que le déplicment de la puissance. Une fois de plus, le « réalisme >> du modèle trahit donc l'originalité du processus conceptuel. On le comprend mieux si l'on sc reporte au commentaire que fait la Geschichte der Philosophie ( XV I I I , 376-7) de la distinction aristotélicienne entre les deux sens principaux du mot « puissance )), L'expression oovoq.t�c;, en effet, n'est pas simple. Dans un cas, elle désigne un état inchoatif par le développement duquel - ct sous l'effet d'une alté­ ration (l'enseignement) - on pourra plus tard exercer un pouvoir : c'est en ce sens que le petit enfant est en puissance savant ou en puissance stratège 70 • Dans l'autre cas, la > désigne la détention d'un pouvoir qu'on n'exerce pas dans l'instant, mais qu'on est capable, sauf obstacles, d' exercer à tout moment : c' est en ce sens que l'homme qui sait est savant en puissance, sans que le passage à l' acte implique, cette fois, une altération au sens propre. Pas plus que lorsque le sujet pensant sc met à penser ou l' architecte à construire. Si, dans cc dernier cas, on continue pourtant à parler le langage trompeur de la potentialité nue et de la passivité, c'est que les mots nous manquent (la diirércncc est &.v>. Mais, d'autre part, cette présence continuelle de soi à soi tout au long de la transformation apparente n'est p as l'équivalent d'une déploiement pur et simple du Même : si le voue; est « Tout en soi >>, il n'est pas « en soi-même cette totalité ll, à la manière dont l'œuf, d ans le préformationnisme, contenait la totalité des germes. Le voue; s'explicite, il est vrai, sans devenir autre, mais cette explicitation n'est pas l'expansion d'un potentiel

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donné au dép art. Ce sont ces deux aspects qui convergent dans l' Entwwklung ct assurent l'originalité de la notion : en devenant le \IOl)'t"6v, le vouç ne fait qu'accomplir son être, mais cet accomplissement n'est absolument pas descriptible comme un mouvement répétitif. Il suffit donc de prêter attention à la méditation d' Aris­ tote par Hegel pour apercevoir la précarité de toutes les interprétations génétiques du processus conceptuel. Toutes, en s omme, commencent par traduire l'activité du Concept (Tatiglreit) par Wirlrsamkeit, efficience progressive. Or, la Wirklichlreit n'est pas la Wirlrsamkeit : tout accom­ plissement ne signifie pas parcours graduel d'un chemin. Reportons-nous, encore une fois, à un concept aristotéli­ cien, familier à Hegel, l'èvépye:t!X aristotélicienne. On com­ mettrait la même erreur en assimilant l'ève:pye:t!X à l'èvépye:t!Xé XIX't"& xL\Iî')OW. Sans doute, Aristote reconnaît que le concept provient « surtout des mouvements >> ct n'est utilisé que par extension « pour les autres choses 73 >>. Mais, du fait de cette extension, il n'est plus entendu exclusivement par rapport à une MVIX[LtÇ physique, - ct Aristote, en 0 8, entend j ustement arracher l'èvépye:t!X à la MviX[LtÇ par rapport à laquelle on a coutume de la penser d'entrée de jeu. On n'a plus le droit dès lors, d'imaginer l' opération comme le passage d'un terme à s on contraire. L'èvépye:t!X qui s'effectue « selon le mouvement » devient alors, par rapport à cette èvépye:t!X au sens large, une rubrique qui risque d'en masquer l'envergure. « Le mouvement était l'acte de l'inachevé ; bien différen t est l'acte au sens absolu, l'acte de ce qui est achevé 74• >> Cette différence, Aristote la met en lumière lorsqu'il décrit les opérations où le présent n'efface pas l'avoir-été (la vision) , à tel point qu'il est impossible de distinguer l'un ct l'autre, comme on peut le faire dans un parcours. Là-dessus, on ne peut que sc reporter au commentaire que donne M. Brockcr de cette page de 0 6 : >

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Ces lignes sont on même temps une mise en garde contre une mésinterprétation du mot Wirklichkeit. Tant qu'on s'obstine à penser la Wirklich!teit sm' le mode d'un chemi­ nement, d'une progression, la différenciation du Même prend immanquablement l'allure d'une préformation, car il est impossible, alors, d'entrevoir une distinction entre un mouvement qui n'apporte rien de nouveau ct le déplie­ ment d'un donné originel déj à présent tout entier. Ou encore : si la différenciation du Concept ne consiste pas en un progrès, on ne peut la penser, semble-t-il, qu'à la façon d'un passage sans imprévus du latent au plein j our. Aven­ turc d'un progrès ou monotonie d'une préformation. Or le Concept est à égale distance de ces deux images : si sa différenciation ne s'opère surtout p as, il est vrai, par adj onctions contingentes, elle n'étmt pas non plus déj à accomplie dès l'origine ct dans l'origine. Aussi l' « évolu­ tionnisme » ct le cc nécessitarismc » que des auteurs ont cru déceler chez Hegel nous semblent-ils deux contresens d'égale gravité. Lorsque M. Marcuse voit dans le hégélianisme un cc schéma de progrès » ou cc un élément de pratique histori­ que » qui resterait longtemps vivace, mais que paralyserait peu à peu la montée dos cc conceptions ontologiques de l 'idéalisme ahsoln 76 », nous croyons pour le moins qu'il reconstruit Hegel à l'aide des deux déterminations entre lesquelles le Concept hégélien doit sc frayer un chemin. D' une part, l'idée de progrès indéfini est incompatible avec l'exigence obsessionnelle du Bei-sich-selbst- bleiben ou avec l'image d'un cc recueillement-unificateur » du com­ mencement ct de la fin ; ct cela. au point que Hegel va j usqu'à abandonner, de cc point de vue, sa comparaison familière entre le Concept et la Vie. En cc point, celle-ci ne vaut plus rien : en effet, même si la graine ct le fruit, le géniteur et l'engendré sont de même nature, ils n'en sont pas moins extérieurement autres et laissent donc persister l'illusion d'un devenir-autre. Le résultat ne fait pas expres­ sément retour au commencement. cc Le fruit, la graine ne sont pas pour le premier germe ; ils sont seulement pour nous. Mais, dans l'Esprit, l'un et l'autre n'ont pas seulement en soi la même nature : ils sont être-l'un-pour-l'autre et, par là, j ustement, être-pour-soi 77, »

Mais, d'autre part, l'image cc préformationnisto » est aussi peu pertinente pour illustrer le travail du Degreifen. Le Concept intègre ce qui, incessamment, semble être son

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Autre. Dès lors, quoi de commun entre ce processus et une préformation, c'est-à-dire le développement déj à assuré d'une identité-à-soi déjà définie ? Retour continuel en soi ct dissipation de l' apparence de l' Autre, sortie continuelle de soi et conj uration de l'Autre : le Concept, différenciation sans novation, mais différen­ ciation totalisante, n'est - pour nous, dans la brume de la Finitude - que l'oscillation entre ces deux pôles . Aussi est-il diflicilc de décrire son fonctionnement autrement qu' à travers l'alternance de deux modèles complémentaires. Veut-on mettre l'accent sm' le second aspect : ce sont la spiritualité ( Geistigkeit) et le devenir de la conscience qui fourniront encore le meilleur éclairage, mouvements exem­ plaires d'un arrachement à l'assoupissement dans l'immé­ diat. Alors que la calme production organique s ' accom­ plissait « sans oppositions, sans empêchement », l' Esprit n'est au contraire que combat contre sa naturalité et vic­ toire sur elle 78• En ce sens, le devenir de la conscience ou des formes spirituelles est un meilleur paradigme du Concept que « le devenir vital immédiat », puisque le retour-à-soi, la j onction de s oi à s oi y prennent très expres­ sément le sons d'une reconnaissance enrichissante, ct non d'une rechute dans un élément primitif. Mais, pour la même raison, le moment de l'identité-à-soi du Concept passe forcément au second plan dans cette dramatisation du processus conceptuel. On ne poussera donc pas la coml! araison plus avant, et l'on aura garde de distinguer l'activité propre à l' Esprit de l' activité du Concept propre­ ment dito. Lorsque Hegel évoque celle-là pour l'opposer à la vic naturelle immédiate, c'est inévitablement la constitution de la subj ectivité phénoménologique qu'il décrit. Or, est-cc un si bon paradigme du Concept? « L'activité de l'Esprit consiste j us tement à rompre avec l'impli­ ea tion ùans la simple vie naturelle, à s'élever au-dessus d'elle, à se saisir dans son indépendance, à soumettre le monde à sa pensée ct à le eréer à partir du Coneept 79• ''

Subj ectivité conquérante et Grandes Découvertes, cc sont des images émouvantes, mais qui, on l'occurrence, risquent vite de fausser cc qu'il faut entendre par concep­ tualisation. > ou du « réel >> au Concept, avec quelle facilité il reconnaît la limitation du Concept comme principe d'intel­ ligibilité. « Cette impuissance de la nature pose des limites ù la philosophie ct il ·ne convient pas du tout d'exiger du Concept qu'il doive conce­ voir de telles contingences et - comme il a été dit - les déduire,

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les construire, - la tâche semblant même d'autant lus facile qu'il s'agit d'une forme plus insignifiante et plus isolée E5• »

He gel raille ici la suffisance de la Natur-philosophie ; mais 1l semble bien reconnaître, du même coup, « l'impuis­ sance du Concept » . Et l'expression « impuissance de la Nature '' devient alors provocatrice : la Nature est-elle coupable de se dérober au Concept ? Autant parler de la mauvaise volonté du patient pour excuser l'ignorance du praticien. Soyons attentif, toutefois, à ce que suppose cette critique de bon sens trop aisée : Hegel aurait voulu dire que la non-réalisation du Concept dans la Nature .est un échec de fait, mais, après tout, de médiocre importance ; si le Concept se J?. erd dans la Nature, c'est qu'elle n'ost pas digne do l'accumllir. Co faisant, on tient le Concept pour un principe réel qui pourrait (en droit) informer une Nature non moins réelle ; entre Concept ct Nature, on présuppose donc une différence indifférente, un rapport d'extériorité. Or la Nature n'est pas quelque chose do différent, olle est un des noms que prend le Concept dans le moment do sa différenciation et avant quo cette différenciation n'ait été reconnue comme le partage qui donne au Concept toute sa consistance. La liberté anarchique dos formes qui semble mettre en évidence la précf).rité du Concept, c'est donc lui qui l'a permise, - et ce moment de retrait n'ost qu'un épisode de sa reconnaissance. « La Nature, puisqu'elle est l'être-en-dehors-de-soi du Concept, a toute liberté pour se répandre en cette diversité, de même que l' Esprit, bien qu'il possède le Concept sous la forme du Concept, se laisse aller, lui aussi, dans la Représentation et vagabonde dans l'in finie multiplicité de celle-ci. On ne doit pas donner plus de prix aux genres et espèces innombrables de la Nature qu'aux caprices de l'Esprit dans ses représentations. (Nature et Esprit) montrent bien de toutes parts des traces et des pressentiments du Concept, mais ils n'en donnent pas un reflet fidèle, car ils sont le côté de son libre être-en-dehors-de-soi. Il est la puissance absolue, justement parce qu'il peut laisser sa différence libre de prendre la forme de la diversité indépendante, de la nécessité extérieure, de la contingence, de l'arbitraire, de l'opinion, - tout cela d'ailleurs ne devant être tenu pour rien de plus que pour le côté abstrait de la néantité 86• ''

Il suffit do voir dans co texte une simple variation sur l'adage « l'exception confirme la règle '' pour en conclure à une manifestation assez bouffonne de l' « hybris '' hégé­ lienne : l'absence du Concept dans la Nature témoignerait en faveur de la toute-puissance de celui-là ; ct ce serait

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l'effet de son bon plaisir qu'il y ait plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toute la philosophie . . . Mais le Concept n'est rien que la différenciation qui rend possible la représentation de la différence à travers laquelle nous pensons - d'emblée et naïvement - la relation Conccpt­ N ature. Imaginer le Concept comme une règle de construc­ tion ou prendre à la lettre la comparaison avec un monarque absolu ct débonnaire, c'est réifier le Concept, c'est-à-dire le penser comme un des produits de son opération. Ce qui est la différence s'accomplissant, on le comp1'cnd comme un terme de la différence ; cc qui est l'écart même, comme un des pôles de cet écart. Admirer que le Concept hégélien ne réussisse par à informer intégralement un élément diffé­ rent, c'est donc méconnaître que le Concept n'est j uste­ ment, à ce moment, que l' élaboration du sens de la diffé­ rence, - que son processus ne consiste pas à annexer des « choses >> ( c'est en ce cas, mais en ce cas seulement, qu'on serait en droit de v. arler de son « impuissance >>) , mais à produire les sigmfications au travers desquelles nous nous représenterons ensuite toutes choses - y compris, malencontreusement, l'obj et > et les obj ets « Nature )) ' « Esprit >>, qui lui sont alors juxtaposés . Qu'on évite, par contre, cette retombée dans la Heprésen­ tation, et l'on cessera d'exiger du Concept qu'il accomplisse des prouesses. Il n'y a d' « impuissance )) du Concept que pour la pensée mondaine. C'est elle qui attend, avec une incrédulité ingénue, qu'il se déploie miraculeusement à la mesure de sa représentation, - 9:u'il lui explique exhaus­ tivement l'extériorité, ct non qu'Il lui enseigne le sens de cc mot bien connu. C'est elle encore qui assigne à l'exposi­ tion conceptuelle la tâche de décrire ou d'analyser à nou­ veau le même donné qu'elle percevait tout à l'heure. Et, selon que l' « explication >> sera tenue pour satisfaisante ou non, vraisemblable ou non, elle décidera alors de la valeur du Système ct s 'estimera en mesure de répondre à la qucstwn : « :!!t es-vous hégélien ? >> Entendons : êtes-vous hégélien, d'après les connaissances que vous possédez en physi q:_uc ou en biologie , d'après l'expérience que vous avez de l'histoire ou de l'État ? Question dès lors dérisoire . Lorsque Hegel, en effet, entend ressaisir en une figure concrète, familière à la Représentation (l'histoire, la vie, l'Esprit, l'électricité . . . ) cc qu'il appelle « le développement du Concept ))' il ne prétend pas donner la description plus approfondie d'un contenu déj à localisé, le relevé plus minutieux d'une région encore mal explorée. L'exposition

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conceptuelle n'est J? aS exposition de la même chose (que la chose représentée) , pour la simple raison que « la même chose >> était une catégorie de la Finitude. « Lu philosophie a bien le droit de choisir dans lu langue de ln vie courante, faite pour le monde des représentations, des expressions qui semblent s'approcher des déterminations du Concept. Mais il ne peut être question de montrer qu' à un mot tiré de la langue de ln vie courante est lié, dans la vic courante, le même concept pour la désignation duquel il est employé en philosophie, car la vie courante n'a pas de concepts, mais des représentations, et c'est à la philosophie même de connaître le concept de ce qui est ailleurs simple représentation 87• >>

Erreur donc de vouloir tailler tant bien que mal le Concept à la mesure de la « réalité >> qu'il critique (et ne fait que critiquer) ou de lui imposer de force les contours d'une représentation. Dans la dénonciation de cette erreur, Hegel va très loin. Jusqu'à faire passer pour futile le sérieux des hommes mûrs. L'adulte est pris par les tâches de la vic quotidienne, intéressé par les représentations plus que par les catégories ; à ce sérieux, on préférera donc, pour une fois, la disponibilité qui permet, à vingt ans, de s'interroger sur les significations en elles-mêmes 88• Le j eune homme n'est pas encore tenté d'asservir les catégories à leur application ; il aura donc plus de chances d'éviter les contresens imaginatifs. C'est l'homme responsable, au contraire, qui, peu soucieux de distinguer « Sein >> et « D ascin », répliquera au dialecticien que, si « être >> et « néant >> sont la même chose, peu importe donc que son traitement soit ou non amputé de r oo thalers. C'est lui encore qui, en lisant qu'il « n'y a pas d'Autre du Concept », ne pourra comprendre cette phrase qu'en imaginant un pays sans frontières ; comment pourrait-il se figurer que, « dans le Concept », nous devons cesser de penser « Autre >> comme synonyme d' « extériorité »? comment s' aviserait-il que, désormms, c'est notre compréhension spontanément représentative des significations qu'on nous enj oint de réviser? S'il n'y a pas d'Autre de l'Esprit, ce n'est pas que l'Esprit soit un englobant massif; un principe calqué sur ceux des Physiologucs d' Ionie : cela veut dire qu'il faut entendre désormais par cc mot l'unification de la représentation « Esprit >> (traditionnellement opposé à « N ature » ) et de la non-opposition de ces deux éléments. Jeux de langage sur des objets philosophiques? Mais il n' y a pas d'o bjets philosophiques, - rien que des préjugés

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sécrétés par la façon de parler des ph�losophcs. La « p lus haute dialectique » sc j oue donc parmi des significatiOns trans figurées : elle a laissé « les choses >> loin derrière elle. Et le danger des images qui s'imposent à l' esprit du lecteur est qu'elles le reconduisent presque immanquablement à ces « choses >> plus familières et plus reposantes. On n' illustre pas, sans lé rendre du même coup fantastique, un texte dont toute la fonction est de saper notre pré-compréhen­ sion imaginative. « Concrétiser », ici, c'est déj à croire que « les choses >> sont ailleurs et qu'on peut donc aller, p ar intermittences, les retrouver, autant pour sc délasser d un texte ingrat que pour lui donner son plein sens. Zèle pédagogique désastreux, car la langue qu'on nous parle est justement destinée à dissoudre ce « concret >> que, pour mieux la comprendre, nous invoquons dérisoirement. « Concrétiser », ici, suffit à attester que le projet du discours est méconnu. Et cependant, comment l'auteur lui-même pourrait-il sc dé fier en permanence de cette tentation? Ainsi, lorsque Hegel compare le Concept à un mou1-1ement incessant, c 'est pour détourner le lecteur d'en faire une « chose » représentée perdue parmi les autres 89• Mais la comparaison est périlleuse : qu'on la prenne trop à la lettre, et l'on tombera dans le piège du « mobilisme hégé­ lien >> pour s' étonner ensuite � ue le Système exclue le progrès à l'infini que ce « mobihsme », j ustement, devrait impliquer 00 • Ainsi, à force de traduire en représentations les moments conceptuels, on met le Système en perspective sur « les choses ». On le charge de rendre compte de ces mêmes positivités qu'il s' attache à dissoudre. On attend de lui qu'il s'aj uste à nos « régions de la réalité », une par une, alors qu'il fait apparaître leur permanence comme un mirage. Mais à cela on n'a j amais songé, et on sc lasse donc vite d 'être dialecticien (non matérialiste) : cet enrou­ lement du discours qui nous apprend si p eu du « réel », qu'est-il d 'autre qu'un divertissement ? Et 1 on a raison, sans doute, si l'on attend de la dialectique qu'elle nous instruise comme nous instruit une science humaine, - si, platonicien invétéré ou marxiste ingénu, on persiste à en faire le plus haut des savoirs positifs. Il est vrai que le Concept échoue à décrire ou à expli 9:uer intégralement le monde, encore plus à l' absorber : « l'Impuissance de la Nature » , la condi­ tion irréductiblement finie de la conscience en sont des marques irrécusables. Mais il s' agit de savoir si la fonction du Concept est de domination du monde ou de transforma­ tion du sens, - ct quelle est la question qu'il autorise : la

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question hâti'.le ( claires ct distinctes élaborées par los savants contemporains. - Mais, avant do prolonger la critique cartésienne d'Aristote ot de dénoncer le Concept comme uno instance simplement mystificatrice, il vaudrait la peine do le rendre à sa j uste dimension discursive et, dès lors, de critiquer le discours hégélien comme un certain modèle d' organisation du sens, mais non en même temps commo une idéologie malhonnête et bavarde. Il est peu rigoureux de j ouer sur les doux tableaux, - même si, sur le second, on pout conclure une alliance aisée avec les savoirs positifs. On n'a pas le droit do confondre ou do laisser confondre la critique du hégélianisme en tant que discours ct la critique (traditionnelle) du hégélianisme en tant que nichée d'explications moliéresques. Cette assimilation aurait sans doute paru à Hegel aussi abusive que doit somblor pou pertinente à M. Althusser la demande malveillante : « Cal­ culoz donc la plus-value t >> On ne j uge p as de la validité d'un discours sur lo nombre dos quostwns « positives >> auxquelles il permet ou non de répondre. C'est pourquoi, si l'on s' abstient de situer le Concept hégélien au niveau dos questions positives et « finies >> qu'il aurait, paraît-il, mission de résoudre ct do le noter par rapport aux réponses qu'il devrait êtro en mesure d'y apporter, on commencera à se demander si le hégélianisme ost à prendre comme un conte do fées ou comme une syntaxe inédite.

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NOTES r . Bergson, Ev. Cr. , p . 707. 2. Ph. Religion, XVI, ?.37. 3 . System, § 1 62, VIII, 357. q . Logik, V, 38, « Dans la sphère do l' Être, dès lors que le Quelque choso devient autre, il disparaît. Il n'on va pas ainsi dans l' Essence : ici, nous n'avons pas de véritable Autre, mais seulement la diversité, lo rapport do l'un à son Auti·o. Le Passage de l'Essence est donc aussi bien un non­ Passage. Si nous disons, par exemple, Ê tre ct Néan t, l ' Î�trc est pour-soi et le Néant également pour-soi. Le Positif ct le Néga tif sc comportent tout autrement. Ils ont bien la signification do l ' Ê tre ct du Néant. Mais le Posi tif, pour soi, n'a aucun sens : il n'est que simplement rapp!>rté au Négatif. Il en va do môme avec lo Négatif. Dans la sphère de l' Etre, la relativité est seulement en soi ; dans l' Essence, ,elle est posée. Telle ost en général la différence entre les formes do l' Etro ct de l' Essence. Dans l ' Ê tre, tout est immédiat, dans l' Essence, tout est relatif » ( System, § 1 1 1 ; Zus., VIII, 260). Cf. Preuves. ge leçon, XVI, 4 22. 5 . System, § 8o ; Zus., VIII, 1 86. 6. Ibid., § 87 ; Zus., VIII, 208. 7· Ibid., § 8g ; Zus. , VIII, 2 1 7. 8 . Ibid., VIII, 260. g. Ibid. , § 1 1 9, VIII, 276. ro. Logilr, IV, ?.57. 1 I. Ibid. , IV, 656. 1 2. Ibid. , IV, 657. 1 3. Ibid. , IV, 657-658. 1 4 . Ibid., V, 3g. 1 5. Ibid. , IV, 6 5 8 . 1 6 . Ibid. , V, 38-3g. 1 7. System, § 4 3 7 ; Zus . , X, 292. 1 8. Ibid., § 2 1 4 , VI II, 4 27. 19. Ibid., id. 20. Nohl., 385. 2 1 . La Phénoménologie parle de l' « apparente inactivité (sche_inbare Untlitiglwit) » du Concept. On pense à l'èvèpyw:G cXXLV't)cr(ocç de L'Ethique à Nicomaque (VII, 1 5 ) , et l'association n'est pas arbitraire. Hegel nous y invite : « La Substance absolue, le Vrai, l'étant en-soi ct pour-soi, At·istotc la dé termine avec plus de précision comme le non-mû, l' immobile, l'éternel, mais qui ost on même temps moteur, pure activité, actus purus. Tel est Jo moment universel. S'il a paru nouveau ces derniers temps de définir l'Essence absolue comme activité pure, cela est dû à l'ignorance du concept aristotélicien » ( Gesch. Philo, XVIII, 326 ) . 22. System, § 8 1 , VIII, 1 8g. 23. Ph. Rechts, § 3 1 , VII, S r . 24. Logik, V , 5 4 . 2 5 . Ibid. , V, 4 r . 26. Gesch. Philo . , XVIII, 4o5.

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7,7, Ibid. , 4o4 . Cf. Vuillomin, Logique el Théologie, p. I 12 .�q. 28. Logilr, V, 28g. 29. Phtino., trad. IIyppolito, I , 245 ; II, 229. 3o. Logilr, V, ?.g3-2g4. 3 1 . Descartes, Monde, Œuvres (Alquié) 1 , 3 1 6. 32.. Phtino, ti•ad., Hyppolite, 1 , 2.60 ; II, 2q3. 33. Logik, V, 57. 34. Ph. Religion, XV, 271-7.72. 35. " Los déterminations précédentes qui étaient seulement en soi parviennent alors à !our libre indépendance, mais do sorte que le Concept· resto l'âme qui main tient le Tout rassemblé et qui n 'arrive que par un mouvement immanent à sa propre différenciation. On ne peut donc pas dire quo quelque chose de nouveau advienne au Concept : la dernière détermination va retrouver la première dans l'unité. Môme si le Concept, dans son être-là, semble avoir cheminé partes extra partes (in seinem Dasein auseinander gegangen scheint) , co n'est seulement qu'une appa­ rence de la progression comme telle, puisque toutes les singularités, finalomont, retournent au concept de l' Universel » (Ph. Rechts, VII, 83). Texte intéressant en co qui concerne le sens de l' > hégélien : Hegel n'est pas môme « évolutionniste >> au sens classique (emboîtement des germes) , puisque le développement des formes, en tant que progression partes extra partes, n'ost encore qu'une appa­ rence. 36. Logik, V, 4 4 . 3 7 . Preuves, n e Conf. , trad., p. I ?.g- I3o ; XVI, tl 6g. 38. Ibid. , 470. 3g. System, § 1 66., Zus., VIII, 366. tl o. « Si la représentation bleu, en tant que couleur, a pour concept l ' unité - ot l'unité spécifique - du clair et do l' obscur, si la représenta­ tion homme inclut los opposés sensibilité-raison, corps-esprit, l'homme n' est pas seulement composé de ces côtés comme éléments indiiTérents, mais il les contient, d'après lo Concept, dans uno unité médiée concrète. Mais lo Concept est pour sos déterminités une unité si absolue quo celles-ci n'y sont plus rien pour elles-mêmes et ne peuvent se réaliser en des singu­ liers indépendants, co qui les ferait sortir de l'unité. Le Concept contient donc toutes ses déterminités dans la forme de cette unité idéale et de cette universalité qui forment sa subjectivité, à la différence du réel ot de l'objectif >> (!Esth., XII, r56, trad. 1, r �j r ) . Ainsi, l'unité-conceptuelle pure, quand on l'oppose à l'unité imparfaite du Concept incarné, est rangée du côté do la Subjectivité. Cf. la noto de Merleau-Ponty : devenue système, la dialectique « fait pencher la balance du côté du suj e t ; donne donc une priorité ontologique à l'intérieur, et, en particulier, dépossède la Nature do sa propre Idéo, et fait de l' extériorité uno " faiblesse do la Nature " >> (Résumés de Cours, p. 82.-83) . On reviendra plus loin sur l' « impuissance do la Nature >>. Remarquons seulement qu'il est pout-être dangereux do comprendre Jo Concept comme n'étant quo l'essence cachée de la Nature, c'est-à-dire au stade do sa « subj ectivité >>. Certes, tant qu'on le considère ainsi, il paie sa perfection de sa non-réalisation intégrale - ct on serait alors tenté, on lo verra, do parler d' « impuissance du Concept >>, Mais on tient alors le Concept pour un principe réellement opposé à la Nature, donc fini. Un texte comme celui-ci nous y invite. Mais il ne doit pas dissirtmler que Jo Concept ost aussi ce qui donne sens à la différonce dont il est ici - puisqu'il est pris comme principe - un des côtés, - qu'il ost « cc qui

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rassemble-en-différenciant >> überhaupt. C'est seulement lorsqu'on oppose la perfection de cette opération à son imperfection dans le Fini (comme o'est le cas ici) qu'on est conduit à décrire le Concept comme un principe localisé et fini. Bref, la- figuration du Concept comme « intérieur », cc subjec­ tivité » affrontée à l'objectivité, Absolu ontologique au sens traditionnel est encore une figuration finie du Concept comme mouvement qui engendre le sens de la cc Différence en général », y compris de celle à laquelle on s'arrête ici. Il n'y a pas de détermination ontologique, inclusivement de détermination ontologique du Concept même, qui ne soit le blocage du Concept comme mouvement, - et, en ce cas, son application défectueuse à lui-même. La Logique n'est pas une ontologie de plus, mais la subversion de toute ontologie : toute ontologie est un langage brouillé. 4 1 . System, § 2. ! 7., Zus., VIII, � 7.2., 42. Gesch. Philo., XVIII, 3 2. 1 . � 3 . Ibid. , XVIII, 377·-373. �4. System, § r64, VIII, 36 1 . 4 5 . > (Logik. V, 4.8 ) . 4 6 . Althusser, Lire Capital, I I , 1 67. 4 7 · Cf. Althusser Pour Marx, 2.0\)-2. !0, 48. Lire Cap . , II, r 58. ftg. Ibid. , Il, r68. cc Ces deux modèles, toutefois, (galiléen et leibnizien) pouvaient assez facilement, en j ouant sur l'équivoque des deux concepts, se découvrir u n fond commun dans l'opposition classique du couple essence­ phénomène >> (ibid. , p. I 7 3 ) . Dans les Manuscrits de 4 4 , cc le Begreifen établit une simple différence de niveau entre une essence et des phénomènes qui, eux, sont tous an même niveau expressions au même titre de l'essence >> (J. Hancière. I, r 67.) . Bien que le nom de Hegel ne soit pas prononcé ici, il semble bien que la critique du jeune Marx porte sur son cc hégélia­ nisme >>. 5o. Aesth., XII, r 56. 5 I . Lire Cap., II, 1 74 ; cf. I, 52.-53. 52. Ibid., Il, 1 73. 5 3 . Ibid., I, 58. 5 4 . Ph. Rechts, VII, 83. 55. Ainsi M . Deleuze situe Hegel à la même étape du cc déploiement do la représentation >> que Leibniz : « De même pour Hegel, on a récemment montré (M. Althusser) à quel point les cercles de la dialectique tournaient autour d'un seul centre, reposaient sm· un seul centre. Monocentrage des cercles ou convergence des séries, la philosophie ne quitte pas l'élément de la représentation quand elle part à la conquête de l'infini >> (Logique du Sens, p. 3oo). On nous répliquera que nous assimilons abusivement la Représentation telle que la critique Hegel et le règne de la « représen­ tation » dans lequel les autours actuels enveloppent la philosophie dont ils annoncent la clôture. Mais nous leur demandons simplement : dans vo tre schéma, que faites-vous de la critique par Hegel de la subjectivité consciente? pourquoi ne soupçonnerait-on pas, à vous lire, que Hegel,

La patience du Concept lui aussi, a élaboré un concept critique do la « représentation l>? Il no suffit pas ù'afllrmer que Jo hégélianisme appartient au même règne de la « présence l>, qu'il partage la même obsession ùe l' cc Identité l> quo los classiques. Car Hegel, dans la Logilr, a entendu critiquer radicalement les catégories de la pensée classique. Cela devrait mettre en alerte. C'est sur les textes de la Logilr qu'il faut montrer pourquoi cette critique n'a été qu'une variante et en quoi Hegel reste prisonnier ùu pathos de la « repré­ sentation l>, Nous no voulons rien dire do plus. 56. Logilr, V, ?.73. 57. Ph. Religion, XVI, 3 5 r . 58. Logilr, V , 3 5 r . 5 g . System, § 467, X, 362-363. 6o. I bid., § 249 ; Zus . , IX, 6 r . 6 r . Ibid., id. , 62. 62. I bid., § 1 6(j , VIII, 36 r . 63. Logilr, IV, 222. 6(j . Bergson, Ev. Cr., p . 626. 65. Logilr, IV, ?.63. 66. Ibid., IV, 266. 67. System, § ?.(j.g ; Zus . , IX, 6o. 68. Ibid., IX, 5g. Puisque la di!Térenciation y est I'emplacée par l'adjonc­ tion des successifs, le schéma évolu tif est l'inverse de la compréhension conce ptuelle : il est impossible d'y comprendre comment « le Vrai est cc qui vwnt en dernier l>, Si Hegel admet la légitimité d'un tableau des genres et des espèces qui commence pur le degré le plus abstrait (les animaux où. les systèmes de la reproduction, de la sensibilité et de l'irrita­ bilité sont encore indistincts) , c'est seulement dans la mesure où l'on garde en vue l' organisme le plus développé comme « la mesure ou l'animal­ originaire par rapport aux moins développés >> (IX, 68 1 ) . En outre, le schéma évolutionniste laisse apparaître les instances successives comme indépendantes en droit les unes des autres : « La nature inorganique paraît achevée en elle-même ; les plantes, les animaux, les hommes ne font que s'y ajou ter do l'extérieur ; la torre pourrait subsister sans végétation, le règne des plantes sans les animaux, Jo règne animal sans les hommes ; ces côtés paraissent ainsi indépendants pour soi . . . On a donc la représentation que la nature est en soi une force productrice qui crée aveuglément ct d'où sort la végétation ; de celle-ci, sort ensuite l'animal ct enfin l'homme 'avec sa conscience pensante >> (Preuves, trad., p. ?.3?.-?.33) XVI, 5?.8-5?.g) . Libre d'imaginer, dès lors, quo los espèces viables résulten t d'essais ct d'erreurs, - que l'accord de l'organique et de l'inorganique est contien­ gont : cc Pas besoin de demander une unité ; qu'il y ait finalité, cola même ost tenu pour contingent l>. Textes à verser au dossier du trop fameux « évolutionnisme hégélien l>. 6g. System, § 1 6 1 ; Zus., VIII, 355-356. 70. Aristote, De Anima, 1, 4 1 7 b 3 r . 7 r . Ibid., 1t 1 7 b 8. 72. Ibid., 4 1 7 b 3. 73. Aristote, Métaphysique, 6 1047 a 3o. 74. De Anima, 4 3 1 a 6-7. 75 , W. Brücker, Aristote/es, S. 84-85. 76. Cf. Marcuse, Raison et Révolution, p . 206.

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77· Gesch. Philo . , XVII, 5 ! . 78. Ph. Geschichte, XI, go ; trarl . , 5 ! . 79· System, § 3g?., X, 64. Bo. Ibid. , § (j2, VIII, I ?.g- I 3o. 8 1 . Logilr, IV, I 8 . 8 ?. . Ibid. , v , ?.5g. 83. System, § 365 ; Zus . , I. IX, 66 1 . B (j . cc Pour autant que le sujet, déterminé dans son besoin, se rapporte à l'extérieur et est, de ce fait, lui-même extérieur ou outil, il exerce une violence sur l'objet. Son caractère particulier, sa finitude en général tombe dans le phénomène plus déterminé de ce rapport >> (Logilc, V, ?.58) . 85. System, § ?.5o, IX, 63. 86. Logilc, V, 45-46. 87. Ibid., V, I 77· 88. cc Aussi a-t-on coutume de laisser cette Logique à l ' étude de la j eunesse pareo quo colle-ci n'est pas encore aux prises avec les intérj)ts de la vie concrète et qu'elle vit dans le loisir à l'égard de celle-ci : elle ne s'occupe, dans une fm subj ective, quo d'acquérir los moyens et la possibilité d'agir sur les objets de cos intérêts. La science logique compte au nombre de ees moyens ; contrairement à l'opinion d'Aristote, o n s'y adonne comme à un travail préalable dont le lieu est l'école, à laquelle font suite le sérieux do la vie et l 'activité qui porte sur les véritables fms. Dans la vie, on fait bien usage des catégories, mais o n ne leur fait plus l'honnem• de les considérer pour soi. Elles ne sont employées, dans l'acti­ vité-routinière du contenu spirituel vivant qu'à faire naître et circuler les représentations qui s 'y rapportent >> (Logi/c, IV, ?.(j-25 ) . Bg. Cf. la lettre à Duboe du 3 o j uillet I 822 (Corr., I I , ?. 8 3 sq.) . S i jo dé finis l' Idée comme un devenir, dit Hegel, c'est pour indiquer qu' cc elle est libre Concept (qui) no trouve plus d'oppositions non résolues à son obJ ectivation >>. c c ·car le Vrai n'est pas une chose seulement au repos, existante, mais une chose vivante, qui se meut par elle-même ... >> go. Cf. lettre de Weisse à Hegel du I I j uillet I 829 (Coi'I'., III, ?.2q225) : c c . .. cette vérité philosophique de la nécessité d'un progrès dialec­ tique illimité, de l'accroissement et do l'approfondissement de tout co qui exis te, so manifeste à une conscience saine, qui prend immédiatement connaissance réelle. Chez vous, celle-ci se trouve en contradiction frap­ pante avec vos enseignements systématiques, lesquels non seulement n 'encouragent pas un tel progrès de l'esprit humain, mais même l'excluent formellement >>. - Il n'y a malheureusement pas do réponse de Hegel à cotte cc conscience saine >>.

VIII

Logique et Finitude

Dissolution systématique des contradictions auxquelles sc heurte l'entendement philosophant : tel est le Concept 1• Mais cette définition ne suffirait pas à faire comprendre pourquoi cette polémique est en même temps le système de la vérité. L'énigme demeurerait intacte si l'on n'entre­ voyait pas que le hégélianisme est bien plus qu'une critique dogmatique des dogmes : une reprise du langage tradition­ nel de la philosophie. Opération qui n'a plus rien à voir avec une polémique, c'est-à-dire avec une critique « qui se contente de faire valoir un point de vue unilatéral contre d' autres points de vue également unilatéraux 2 >>. Aussi, lorsque Hegel ose envelopper la tradition tout entière sous la rubrique de la « pensée finie >>, cc n'est pas à s'opposer à elle qu'il prétend, mais à lui poser la question de son langage. Autre chose est critiquer, autre chose faire ce pas en arrière.

C'est pourquoi on s'est gardé de présenter la critique de la Finitude comme celle d'une thèse. Repérer la Finitude, cc n'est pas opposer un ensemble d'assertions à un autre (ct retomber, de la sorte, dans un des travers de la « pensée finie >>) ; c'est mettre à j our, en dessous des énoncés, les habitudes de langage qui rendaient ces énoncés nécessaire­ ment unilatéraux. La Finitude n'est pas une somme de propositions erronées, mais la cascade des blocages succes­ sifs que la dialectique a pour tâche de lever : immobilisation des catégories dans l'entendement fixateur, extériorité de

Logique et Finitude la conscience à l'obj et, du signifié au signifiant . . . Nous avons vu surgir et resurgir ces figures tenaces qui, même et surtout lorsque l'auteur ne les dénonce plus, s'inter­ posent entre son texte et nous. Si on a mis l' accent sur la fausse distance signifiant-signifié, c'est que celle-ci nous a paru le plus ouvertement recouper le thème de la Finitude en toute son envergure . C'est elle qui faussa le langage de la philosophie, bien avant l'apparition des philosophies du Suj et ct la réduction de la philosophie à la « phénomé­ nologie 3 >>. Cette expulsion du signifié hors de la figure fut sans doute indispensable. C'est à elle qu'est dû, par exemple, le passage de la substantialité orientale à l'esprit grec. C'est elle qui rendit possible l'œuvre d' art classique, dans la mesure où celle-ci consacrait la séparation - à laquelle les Orientaux ne parvinrent pas - du corps et de l' âme, de l' apparaître et du contenu 4• Dissociation inévi­ tablement trompeuse, cependant, puisqu'elle normalisait une certaine façon de vivre et de comprendre la signification, - puisqu'elle en décrivait le mode de présence comme la re-présentation emblématique d'un contenu dès lors expulsé de cc qui l'annonce, quelle que soit la proximité que semble lui conférer cette annonciation. Il suffit de s 'accommoder de cet écart entre figure ct signification pour laisser s'oblitérer j usqu'au concept de la présence. Car il semble alors aller de soi qu'il n'y ait de présence qu'au terme d'une préscntification, d'une approximation, - qu'on l' appelle « méthode >> ou « connaissance >>. Jus qu'où faire remonter cette évidence insidieuse ? Mieux vaut donner ici un exemple que d e s c risquer dans une généalogie fantaisiste. Prenons celui de Socrate, dans le Cratyle, lorsqu'il entend démontrer à Cratyle qu' autre est la recherche du sens , autre celle du nom 5• - Cratyle soutenait que le nom est un rérélateur de la chose (8�À> Le mot est vague et Socrate s'offre à en préciser le sens . « Connais-tu un meilleur moyen de faire des noms des 31JÀv) , dont l'essence est j ustement d'imiter approximatirement la chose? Cratyle finit par consentir à cette traduction du mot (( a�À - Dès lors que Cratyle a concédé la pertinence du paradigme de l'dxù.lv, quelle autre réponse attendre de lui? Et Socrate n'en demande pas plus : son interlocuteur vient de faire allégeance au dans le fourmille­ ment des mots. La philosophie, c'est chose convenue, commence au-delà, avec la fixation univoque des signi­ fications, - une fois qu'ont été déj oués les pièges du langage. Là-dessus, Leibniz, par exemple, est aussi affir­ matif que Platon : . Pour revenir à vos quatre défauts de la nomination, je vous dirai, monsieur, qu'on peut remédier à tous, surtout depuis que l'écriture est inventée et qu'ils ne subsistent que par notre négligence. pour qu'on octroie d' office l'autonomie au « phaïnoménon >>. La « tendresse pour le sensible >> s'accommode donc fort bien du sens de la trans­ cendance. Et cette complicité n'a rien d' étonnant, si l'on songe que la séparation du sensible ct de l' Idée, de la figure et de la signification importe infiniment plus que les options « métaphysiques >> divergentes qui se greffent ensuite sur elle. Il importe assez peu qu'on décide d'ouvrir ou de fermer à la connaissance l'accès du monde intelli­ gible, du mumcJlt quo la connaissance est pensée comme un acte de référence ct que la préscntification dont elle s'acquitte est décrite comme l'atteinte d'une Idée déjà en place ou d'un sensible déjà donné. C'est dans la certitude de cette prédonation d'une « réalité toute prête ct trouvée en opposition au concept 13 >> que communiquent toutes les figures de la pensée finie. La « connaissance >> s'est touj ours déployée dans l' axe d'une distance à parcourir, d'un point originel à rej oindre. Et le kantisme est même l'accomplissement le plus éclatant de co thème « méta­ physique >> . Hegel en voit notamment la preuve dans l' argumentation qu'emploie la Critique pour écarter la notion d'un critère universel qui permettrait de reconnaître la vérité d'un contenu indéterminé = X. Il est absurde, assure Kant, de rechercher cc critère, puisqu'on vient de faire abstrac­ tion - par hypothèse - de tout contenu déterminé ct que la « vérité >> n'a de sens que par rapport à un tel contenu . . . C e raisonnement semble convaincant. Que vaut-il? « Comme dans tous les raisonnements formels de ce genre, on oublie dans le discours lu chose qu'on a prise pour hase et dont on parle 14• >>

Logique et Finitude Kant, en effet, vient d 'admettre que ce n'ost pas lo contenu qui constitue à lui seul « la vérité », mais l' adé­ quation du contenu au concept. Ensuite, il poursuit : dès lors qu'on suppose un contenu indéterminé, c'est-à-dire dépourvu do concept, la question de l' adaequatio est automatiquement rendue vainc. Dans cc raisonnement, une chose, cependant, est demeurée hors de doute : la nécessité de supposer un contenu ( anonyme ou déterminé) à distance préalable, l' assurance inébranlable que dire le vrai consiste à rej oindre un pré-donné en son lieu. Kant a raison, sans doute, de remarquer que l'idée d'un critère de la vérité en général est un leurre, mais son argument est sophistique : si l'hypothèse qu'il forme est à rejeter, ce n'est nullement parce que le contenu, dans cc cas, serait hors de prise, mais, plus simplement et pour com­ mencer, parce qu'on n'a même pas le droit de forger cette hypothèse. Qu'est-cc qu'un contenu complètement a-déter­ miné, sinon une fiction fantastique, dépourvue de toute vérité 15? Le r aisonnement ne vaut rien, si le dire n'est que le verso de la chose-dite, si la présence authentique n'est que l'annulation de toute préscntification. Qu'en reste-t-il, alors , que le préjugé qui nous porte à croire invinciblement que le contenu est nécessairement ailleurs, d ans un autre site ? II

La définition représentative de la vérité comme Richtig­ keit, adéquation de la présentation à un objet connu par ailleurs, fut sans doute d'une très haute valeur 16• Mais le présupposé qu'elle exprime limita le concept de « vérité » au point que le sens commun philosophique ne saurait imaginer qu'on s'interrogeât sur la vérité dans un autre décor. Et pourtant, cc n'est qu'un décor, comme l'indique ce texte fondamental de l'Encyclopédie. Fonda­ mental, car il nous semble que Hegel n'a j amais été plus loin dans l'analyse de la méconnaissance inévitable du hégélianisme, qu'il n'a j amais usé de plus de persuasion pour laisser entrevoir à son lecteur la subversion qu'il exige de lui. « Nous appelons correcte (riohtig) une définition, si elle est adé­ quate à ce qui se trouve de son objet dans notre conscience ordinaire. Cependant un concept n'est pas, de la sorte, déterminé en-soi ct

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pour-soi (il est déterminé) selon une présupposition qui est alors le critère, la mesure de la reeliturle. Or nous n'avons pas à user de ee erilère, mais à laisser les déterminations vivantes en elles­ mêmes répondre pour elles-mêmes. La conseienee ordinaire doit trouver étrange la question sur la vérité des déterminations-de­ pensée : eelles-ci, en effet, ne lui paraissent suscep tibles de vérité que lorsqu'elles sonl appliquées à des obj ets donnés, el il lui semble donc qu'il n'y aurait aucun sens à s'interroger sur la vérité en dehors de eelle application. Mais c'es t justement de ectte question qu'il s'agil. Aussi doit-on savoir assurément ee qu'il faut entendre par vérité 17 .. , » « Quelle est la vérité de la Quantité, de la Substance ? >> Cette question, remarque Hegel , n' a pas de sens pour la conscience commune. Or, donner raison à cette conscience commune, cc serait renoncer à lire ou à écrire la Logique. Il faut donc lui faire toucher du doigt l'étroitesse de sa représentation de la « vérité >> . Le texte poursuit : « ... Habituellement, on nomme vérité l'adéquation d'un obj et à notre représentation. Dès lors, on présuppose un objet auquel doit être conforme la représcnlalion que nous avons de lui. - Au sens philosophique, au contraire, on appelle vérité, en s'exprimant abstraitement, l'adéquation d'un contenu à lui-même. Ce qui esl une tout uu lr'e �igni fication de la vérité que précédemment. Au reste, on trouve déjà en partie dans l'usage commun du langage la signifieation plus profonde (philosophique) de la vérité. On parle par exemple d'un ami Prai, en entendant par là un ami dont le eomportement est eonforme au eoneept de l'amitié ; on parle encore d'une praie œupre d'art. Le non-vrai est alors équivalent de mauvais, de non-approprié en soi-même. En ee sens, un État mauvais est un É tat non-vrai ct le mauvais et le non-vrai en général consistent dans la eontradietion qu'il y a entre la détermination ou le eoneept et l'existence d'un obj et. D'un tel objet mauvais, nous pouvons bien nous faire une représentation correcte, mais le eontenu de eettc représentation esl non-vrai en soi. >>

Il y a donc des contenus qui ne sont pas dits vrais en fonctwn du critère de la rectitude représentative. Cependant, il ne semble pas certain que Hegel, dans ce texte, propose une véritable rupture avec la tradition : « un ami véritable », « un État véritable », ces exemples d'apparence platonicienne semblent indiquer qu'il ne renonce pas au modèle de l' adaequatio et sc contente d'en déplacer le point d'application. Prenons une référence : la critique de Hegel nous paraît superficielle, comparée à celle que Heidegger fait de l' adaequatio dans Sein und Zeit. Mais il serait peut-être injuste de disqualifier d'emblée

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Hegel. Mieux vaut remarquer d 'abord quo ces critiques sont d'esprit symétriquement op :p osé - ct l'on se gardera de reprocher à Hegel de n'avoir exécuté qu'à demi et sans radicalité . . . une entreprise qui n'était pas la sienne. Certes, Hegel refuse, autant que Heidegger, de loger la vérité dans l'adéquation du jugement à l'obj et ; mais il refuserait p areillement de la faire consister en un déroile­ ment. On en comprend mieux la raison, si on sc reporte à l'exemple que donne Heidegger. Lorsqu'en me retournant vers le mur, je vois que le tableau est effectivement de travers, comme je riens de le dire, mon énoncé est rendu manifeste : « l'étant visé se montre être identiquement tel que l' énoncé le montre étant » . Le rôle de la perception est ici d 'illustrer que « l'énonciation décourre l'étant auquel elle se rapporte >> - que, loin d'être le lieu originel de la vérité, l'énoncé « sc fonde dans le découvrement (Ent­ schliessung) de l'être là 18 >> . Or, pour Hegel, cette analyse reposerait encore sur le présupposé représentatif : l'énoncé demeure interprété comme discours sur la chose ct l' acte véri-fiant comme une confirmation p ar la présence d'un sens simplement visé. Le problème de la vérité est donc touj ours posé dans la distance qui sépare le discours de son contenu . Et, tant que celle-ci n'est pas critiquée, l' adaequatio ne saurait être radicalement contestée, puisque la positio quaestionis qui en rendait le concept nécessaire reste en place : adé g uation ou dévoilement, il s'agit touj ours d'une oppositiOn surmontée, mais non critiquée. Il est vrai que cette opposition est si difficile à éluder que nous sommes portés - suprême contresens - à ne voir qu' une version nouvelle de l'adéquation en cc que Hegel nomme > du contenu à lui-même ou > la supposition kantienne d'un contenu privé de concept, songe moins à imposer de haut sa défi­ nition de la vérité qu'à nous délivrer de la problématique classique de la vérité. La « conscience commune >> est si bien hantée par cette problématique qu'elle ne sc fait encore aucune idée d'un tel concept. C'est pourquoi le « langage commun >> la déconcerte, si elle tente d'analyser le sens de l'expression courante « un ami i'éritable » : à la limite, elle verra là un abus de langage, - tel Spinoza, qui, sur ce point précis, offre l'exemple inverse d'une critique du « langage commun >> par la « conscience com­ mune >> philosophante. Spinoza refuse, certes, de définir le vrai par la relation de l'idée à l'obj et ; il affirme que la vérité d 'une idée n'est pas concernée par l'objet extérieur auquel elle se rapporte 19• Mais la conclusion qu'il en tire est exactement inverse .de celle de Hegel : il n'y a pas de sens a' parlcr d' « or i'l'at >> ou d' « or taux >>, > . En employant de telles expressions, on abuse de la façon de parler du vulgaire, qui commença par appeler > - Mais cette remarque n'est convaincante que pour qui admet la vieille dissociation de droit entre l'idée ct la chose. On n'ose pas dire > parce qu'on imagine l'être-dit comme extérieur au dire ct que l'expression signifierait, dès lors, que la chose décide de sa concordance avec le concept. On ne s'aperçoit pas que cette aberration vaut cc que vaut la séparation, qu'on a laissée incontestée, de Begriff et Gegenstand. C'est à cc point qu'il faut choisir, dans la compréhension de Hegel, entre le conte de fées ct la nouvelle syntaxe : ou bien Hegel loge follement le Logos dans les choses muettes ou bien il refuse la conception du Logos qui pose d'emblée des choses à rej oindre ct à comprendre. Or, Spinoza en reste à cette conception, même s'il refuse le critère de l'adéquation comme mesure de la conformité de l'idée à la chose . Il demeure donc dans l'obédience de la Représentation. Même si, dans le Dieu .

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spinoziste, l'ordo idearum ne fait qu'un avec l'ordo rerum, il reste que Pinstance de la Pensée possède la cohérence autonome d'un discours sur l' :8trc ct qu'il est possible de la décrire comme si elle 11'était pas le discours de l' :8trc. :8tre et Pensée, en soi, sont la même chose, mais, pour nous, forment deux totalités radicalement hétérogènes, « incom­ municables » . Bien qu'ils soient identiques en soi, l' être en soi ct la conception par soi (l'idée que sc fait l'entende­ ment) doivent être distingués au niveau des attributs. L'idée demeure, par nature, modus cogitandi, observe Hegel 21• Il importe assez peu, alors, q u'on critique l' adé­ quation ou qu'on l'accepte : cette critique ne saurait être pertinente. En réalité, si l'adéquation est irrecevable, cc n'est pas qu'elle soit une solution défectueuse : c'est pour être la solution d'un faux problème ; cc n'est pas qu'elle prétende franchir indûment une distance : c'est qu'elle en suppose une. Tant qu'on admet cette fissure représentative, le rapport entre la pensée, le langage ct la chose apparaîtra immanquablement comme un rapport de complétude, comme si l'on pouvait isoler la pensée avant qu'elle ait été énoncée de sorte qu'il lui manque quelque chose, isoler l'énonciation avant que ne l'ait « remplie » l'intuition de la chose. Les faux J? roblèmcs naissent de ces carences artificielles. La possibilité que la représentation se conforme à l'obj et auquel elle se rapporte n'apparaît comme une énigme que parce qu'on a laissé éclater l'unité effective dans laquelle convergent l'expres­ sion (devenue détermination subj ective) , le sens (devenu universel séparé) ct la chose (devenue contenu prédonné) , -

cc La philosophie critique entend le rapport de ces trois termes de façon que nous posons les pensées entre nous ct les choses comme milieu qui nous exclut de celles-ci au lieu de nous rassembler avec elles 22• »

La philosophie critique ne fait en cela que reprendre à son compte la compréhension spontanée du Bedeuten ; plus que j amais, elle pense le désajustement et l'exclusion comme étant de droit, elle imagine l'acte de donner sens comme une laborieuse recollection de termes (mot, concept, chose) normalement indifférents les uns aux autres. Aussi sc propose-t-elle à son tour cette tâche impossible : recons­ tituer l' unité par addition, la retrouver à partir d'une opposition si bien creusée que moi, qui suis en quête de l'unité, appartiens à j amais à l'un de ses côtés . -

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Commentaire de Hegel : « Voilà l'idée capitale. La pensée sc produit ; cc qui est produit est une pensée ; la pensée est donc identique à son être, car elle n'est rien en dehors de l'être, de cette grande affirma tion. »

Or les Modernes ne savent pas comprendre cos paroles en leur concision. Ils les transposent en thèses et les rendent du même coup dogmatiques. Transposer le Tà œùT6 des É léates dans notre catégorie d'identité, c'est laisser entendre que ma pensée (subj ective) est un acte privilégié au point de constituer l' étoffe de l' étant. De même, si j 'af!irmc que les « obj ets », au lieu d'appartenir à une région ontologique différente, sont en réalité des « pensées » ( Gedanlœn) , ceux qui réduisent la philosop hie à un ca téchisme gnoséologiquc parleront d'idéalisme délirant. - . Origi­ nairement, « transcendantal >> désignait une propriété constitutive de la forme de l'ens qua ens ct contrastait avec la détermination dite « catégorialc >>. On trouve encore cette distinction dans la Métaphysique de Baum­ garten ( § 7 /r) ct parfois même chez Kant 4 1 ; mais on sait que la philosophie critique préfère la remplacer par une autre. « Transcendantal )) ' en tant que synonyme de « non matériel >>, est avant tout opposé à « métaphysique >> (Tix 4 o ?.6, /r o ?-7) : alors que la détermination métaphysique renseigne sur le contenu de la chose, le prédicat transcen­ dantal dessine négativement la forme sous laquelle la chose devra être au minimum pensée ( Tix 48o6) . L'Un métaphysique, par exemple, indique qu'une mu ltipli cité est ordonnée en un tout unique ; l' unité transcendantale, elle, indique plus succinctement que « chaque chose n'est pas plusieurs >> ( Tix 3 7 6 5 ) . Aussi est-cc « très inconsidé­ rément > > (unbehutsamer Weise) qu'on a transformé ces « exigences logiques >> en « propriétés des choses en elles­ mêmes > > ( B- 9 7 ) . Désormais, on appellera, au contraire, transcendantale l'entreprise qui nous interdit expressé­ ment de préj uger de la nature de l'étant : la considération du « sens transcendantal >> des catégories, la certitude où nous sommes qu'elles sont vides de toute obj ectivité et (( ne peuvent par elles seules penser ni déterminer quelque obj et >> (B-?.o8) nous garderont d'en faire un usage trans­ cendantal, au sens traditionnel du mot. Paradoxalement le transcendantal est donc réduit à n 'être que la garantie d'une visée ontique à vide ; il désigne le recul à prendre par rapport aux déterminations de l'ens pour que puissent être relevées, en toute sécurité, les conditions de l' obj cc­ tivité. Dans l'expression (( Logique transcendantale )) ' Hegel accorde ainsi plus d'importance au substantif qu'à l'épi­ thète. La Logique transcendantale représente, dans l'histoire des rapports de la logique ct de l'ontologie,

La patience du Concept le point de non-retour dans le repli de celle-ci sur celle-là. Cc qui la caractérise , cc n'est pas la prise en considération du contenu, bien que Kant ait insisté sur cet aspect, mais le renforcement ct la consécration du clivage forme-contenu. Certes, elle . On n' avait j amais été plus conséquent avec les exigences de la logique formelle : on répé tait, en somme, la démarche de l' apophantiquc qui, en laissant indéter­ minées les parties de la proposition désignan t des contenus matériels, liait la mise à découvert des formes de la pensée à l'expulsion du contenu. Que cette opération, chez Kant, prenne une forme psychologistc n'est qu'une variante de cc préjugé sur lequel s'est construite la « logique >>. Celle-ci, en effet, a touj ours été animée par la certitude que la pensée est « une activité formelle qui sc déroule correctement, mais dont le contenu est un donné (deren Inhalt für sie ein gegebener ist 43 >>. Cette certitude s'imposa même à tel point qu'on fit grief à la logique de n' avoir pas fait suffisamment abstraction du contenu, - j uste l'inverse du reproche qu'elle méritait. Ainsi Kant : la tradition, observe-t-il, a utilisé indûment des principes purement logiques (le principe de raison) comme s'ils s'appliquaient aux >. D r. même que la pensée finie isole les Idées pour ne pas les confondre avec les obj ets dont elles gardent le statut, de même la logique formelle ne tient tant à sc couper du « réel >> que parce qu'elle a assimilé celui-ci au « sensible >> ct au « mon­ dain >> : qui subsistait chez Aris tote peut-elle être inter­ prétée comme l'indice d'un préj ugé plus profond encore. Si l'on tient à poser que les formes logiques doivent ê trc dépouillées de tout rapport à l'objectivité, c'est parce qu'en fait on a res treint celle-ci à l' obj ectivité représentée. Or, pour p enser le logique dans la > qu'on exige de lui, c'est ce concep t même d'objectivité qu'il faudrait conjurer. On peut bien être intransigeant quant à la > de la logique ; que vaut une pensée > qui se s'inquiète pas de l'opposition de la conscience ct de l'obj e t ct la laisse subsister ? Que vaut un savoir suprême qui ne conteste pas l'idéologie de la connaissance ? Lorsque

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Kant, au début de sa Logique, distingue la logique transcen­ dantale de la logique générale, il écrit : « Duns la logique transcendantale, l'obj et même est représenté comme un obj et de simple entendemen t ; au contraire, la logique générale concerne tous les objets en général (auf alle Gegenstiinde überhaupt geht) 47. >> C'es t cette universalité que garanti t l'ouverture d'un champ d'indétermination ontologique maximum : c'est pour être le canon de toute objectivité possible que la logique formelle « fait abs traction de tous les obj ets )) , Elle indique à l'entendement comment il doit penser un obj et = X avant que cet obj e t ne soit assigné à la région qui lui convient. Mais l'espace de j eu ainsi ouvert entre objet-en-général ct obj et-connu ne nous délivre pas de la hantise de l'o bjec­ tivité. IV

Idéologie de la Finitude, la logique, d'emblée, nous interdit de thématiser la « pensée >> en dehors des préjugés de « la conscience commune )). - Et pourtant, c'est élogieuse­ ment que Hegel écrit : « La philosophie critique avait déj à transformé la Métaphysique en Logique 48 >>. Si Kant a été abusé par l' orientation philosophique de la logique formelle, cela ne signifie pas qu'il soit vain de prétendre réhabiliter la l, mais plutôt qu'il est nécessaire de repenser de fond en comble son concept ; c'est l' adhésion non critique de Kant à la logique formelle qui doit être mise. en cause, c t non le rôle dévolu à la logique dans le système. Car le formalisme ne sc confond pas avec la logique : il n'est que la déviation qui lui fut imprimée à l'origine. Hegel, sur ce point, s'écarte de l'opinion de ses contemporains qui, à l'exception de Maïmon, tiennent la logique en un égal mépris. « Science non philosophique )) ' assure Fichte (Réponse à Reinhold, 1 8o i ) ; « science tout à fait empirique ))' « entièrement opposée à la philosophie >> selon Schelling (Methode alrademischen Studiums) . Fichte remarque encore que Maïmon, si scrupuleux quand il s 'agit de s'interroger sur la catégorie de réalité, admet tranquillement, par contre, la validité de la logique géné­ rale 49• A première vue, l'anti-formalisme de Hegel pourrait passer pour une expression du même dédain. Pourtant, • • •

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s a ;e osition est bien d ifférente : c 'est à Fichte ct à Schelling q u il s onge lorsq u e , à l a fin d e l ' Intr o d u ction à la Logik, il condamne « le brutal mépris qui n ' e s t d ' ailleurs pas r esté impuni >> d e s post-kantiens pour (( le logique )), Pour Fichte et Schelling, la l o giq u e , toute logiqu e , n ' est for c ément· q u ' ({ une histoire naturelle d e l 'esprit fini )). Son origine ne fait nulle difficult é : les c atégories l o giques furent constituées par abstra c ti o n empiriqu e . est ct restera p o u r lui synonyme d ' abstrait. Or il s e rait inj uste d e vouer à cette a bstraction la discipline appelée Logique : ce s e r ait la reléguer irrémédiablement a u r ang d ' un s avoir fini ct, par ce biais, compromettre la Wissenschaft tout entière . Par « L ogiqu e l>, il faut donc entendre autre chose que cc q u 'on a t o uj o urs entendu . C ' est cc dont les contemporains et même les amis de H e gel ne sont pas c onscients : amsi Nicthummcr lorsqu'il d emande à Hegel de r é diger un manuel de l o gique à l ' u s a g e d e s gymnases d e B avière. Héponse : > et, pour cela, préférer à la syntaxe proposée par Hegel l'image du plus vertigineux des dogmatismes ou bien mettre en suspens cette « évidence » et se demander si ce que Hegel appelait « la pensée finie » est bien la seule héritière possible de la Métaphysique disparue. Il est vrai que cette disparition a coïncidé avec le surgissement au grand j our, dans la Critique de la raison p ure, de la théma· tique de la Finitude. Mais cela ne veut pas dire que la pensée finie dont la Critique était l'interprète ait réussi à comprendre ce qu'elle avait raison o bjectifJement de détruire ; de la même façon, le rôle indispensable de l'A uf­ klarung n'est nullement incompatible avec la vanité de sa critique de la religion. Loin de rompre avec la Métaphysique, Kant, on l'a vu, exprimait plutôt sa vérité inavouée. Si l'on nous permet cette comparaison à titre d'image, Hegel lui assigne un rôle assez semblable à celui que Heidegger fera j ouer à Nietzsche. La Finitude, depuis touj ours, était silencieusement présente au cœur de la pensée classique et Kant relevait de celle-ci bien plus qu'il ne le croyait. De cette connivence, une commune insouciance, au moins , est l'indice : l'absence de toute interrogation quant à la Paleur de la logique formelle. Celle-ci reste chez Kant cc qu'elle avait toujours été : dédaignée ou respectée, un savoir dont l' arbitrage n'étonnait personne. Kant, par exemple, ne se donna pas la peine -

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« de soumettre à la critique les formes du Concept qui sont le contenu de la logique habituelle ; (il) a plutôt accueilli une partie de celle-ci, les fonctions du j ugement, en vue de la détermination des ca tégories ct en les donnant pour des présuppositions valables 64• »

Pourquoi l'apophantiquc est-elle par excellence le code de la vérité? Pas plus qu'un autre, Kant n'a formulé cette question qui l' aurait conduit à frapper de suspicion non plus le contenu, mais le claPier d'expression de la philosophie qu'il appelait dogmati que. Il n'a jamais suspecté la syntaxe de la langue philosophique, ne s'est j amais demandé si les formes de celle-ci ne recélaient pas déjà une métaphysique latente. Or, tant qu'on néglige de critiquer ces formes en tant que telles, comment soupçonnerait-on qu'elles sont autant de pièges? Descartes méprisait la logique de l'lt cole. Tou­ tefois, il était plus important qu'il ne le pensait que l' argu-

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ment ontolo gique pût être présenté sous forme syllogistique . Cela rovenmt à attribuer . explicitement à un Dieu sujet l'existence comme propriété par la médiation d'un concept. C'était donc prêter le flanc à la critique kantienne : l' exis­ tence n'est pas une propriété et ne se laisse pas déduire du concept. - Autre exemple : en faisant de la figure du juge­ ment le mode canonique de la détermination, on privi­ légiait en secret le mode de détermination du sensible et on sc contentait ensuite de le transposer aux « objets >> méta­ physiques, - assignant à Dieu l' « existence >>, au monde la « finité >> ou l' « infinité >>, à l'âme la « simplicité >> ou la . cc substantialité >>. Mais -

« on ne rceherehait pas si de tels prédicats étaient quelque chose de vrai en eux-mêmes ct pour eux-mêmes ni si la forme du jugement pouvait être la forme de la vérité 65• >>

C'est même ce primat aveuglément octroyé à la forme prédicative qui rendit inévitable la constitution des obj ets de la Métaphysique spéciale. Sujets de propositions, cc Dieu >>, le > étaient visés d'office comme objets de discours, supports pour des prédicats possibles, à l'égal des substrats perçus. « La Métaphysique de l'Esprit ou, comme on a plu tôt dit, de l'âme, tourne autour des déterminations de subs tance, simplicité, immatérialité, - déterminations qui reposent sur la représentation de l'esprit tirée de la eonseience empirique eommc sujet ; on sc d emande alors quelle sorte de prédicats s'accordent avec les pcreep­ tions 66 . >> . .

La Métaphysique, ainsi fascinée p ar la p résence d' > : « Là-dessus, on ne peut sc fier ù une description très courante de la Haison, car celle-ci se garde bien d'indiquer cc qu'il faut entendre par Raison ; cette eonnaissancc qui devrait être ra tionnellc est surtout occupée de ses objets, au point qu'elle oublie de connaître la Raison même ct la distingue ct la désigne seulement par les objets qu'elle possède 67, >>

La philosophie investie en Métaphysique n� cessait de tenir un discours fantastique, puisqu'il était entendu qu'elle devait dévoiler des o bjets. Au mieux, elle sc donnait on spectacle ou en > la vérité qu'elle ne

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songeait pas à rechercher à proximité : dans son langage. Elle donnait pour « évidences >> offertes en droit à tout regard les fragments du discours qui la traversaient à son insu. Bref, le crédit qu'on faisait aux formes de la logique traditionnelle imposait l' adoption d'une langue défor­ mante, puisqu'elle laissait dans l' ombre les catégories dont elle usait. Celles-ci étaient présupposées sans j ustification ct rencontrées au hasard. Elles constituaient bien l'arma­ turc du discours philosophique, mais inconsciemment, sur le mode de l'« instinct » ; si les systèmes, au gré de leurs exigences, en mettaient quelques-unes en lumière, ces concepts isolés ne menaient alors qu'une existence (( dis­ persée et incertaine 68 ». A la Métaphysique tout entière, on pourrait donc retourner le j ugement que portait Leibniz sur les preuves cartésiennes de l'existence de Dieu : (( Il faut avouer que ces raisonnements sont un peu suspects parce qu'ils vont trop vite 09• » Au reste, c'est Leibniz au xvne siècle, qui, sur ce point, annonce le mieux Hegel : même si il lui arrive d'identifier métaphysique ct théologie, il se refuse le plus souvent à résorber la science de l' (( ens commune » dans celle de l' étant le plus parfait, qui n'est qu'une espèce de celle-là ; il se s oucie de réexaminer les concepts-clé de la Métaphysique 7 0 ; il affirme déj à : (( La Métaphysique n'est guère différente de la vraie Logique 71• » Mais, puisqu'il acceptait de confiance l'héritage des A na­ lytiques, Leibniz, lui aussi, allait (( trop vite ». C'est à cette situation que met fin la critique radicale du rôle j oué par la logique formelle dans l'histoire de la philosophie. Non que la (( vraie logique » hégélienne s 'acquitte de la tâche que la logique formelle n' a p as su remplir. La différence qui rend les deux mots homonymes est bien plus radicale. Alors que la logique désignait j usqu'ici l'instance qui avait gauchi le déploiement du Logos en un discours prédicatif portant sur des étants, la Logique nouvelle ne préjuge plus des étants dans lesquels s 'investiront les catégories ((( Dieu » p our la Substance). Elle cesse de rapporter celles-ci à des obJ ets et de former la trame d'une connaissance-de­ choses. Elle devient Savoir, c'est-à-dire prise de cons­ cience par la philosophie qu'elle est de part en part langage. Ne disons pas : (( qu'elle n'est que langage » ou (( qu'elle est le langage de 1' 1J:tre ». Cettre restriction comme cette hyperbole nous reconduiraient à l'idéologie du langage (dissociation du signe et du sens, du sens et de l' être) dont la Logik a réussi à s' affranchir. Il ne s'agit pas plus de se replier sur le déchiffrement des signes que d'exprimer

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cc que la langue courante n' aurait pas su dire. Car, en cette langue où tout est dit s'en es t -on assez étonné -, il n'y a littéralement rien à dire ct cc second aspect de la spéculation est davantage oublié ou déformé. Le mouve­ ment de la Chose (Sache) anime déj à le discours : il n'y a pas de pensée en dehors de la Chose, répond Hegel à un correspondant qui avouait sa perplexité devant la connais­ sance spéculative 72• C'est le côté qu'on a mis en lumière de préférence : o ptimisme et dogmatisme hégéliens, superbe assurance d'habiter le pays du Vrai. Mais Hegel aj oute : il n'y a pas non plus de choses (Dinge) en dehors de la pensée ; « la chose ne peut pas être en nous autre que le concept que nous en avons 73 ». Or, on n'en est pas quitte avec cc second adage lorsqu'on a invoqué l' « idéalisme hégélien », puisqu'on transpose alors le Savoir en termes de « théorie de la connaissance » dont, précisément, il nous délivre. Comment procéder autrement, il est vrai ? Commenter ou lire Hegel, n'est-cc pas s'exposer à paraphraser ou à trahir ? Au cours de ces pages , j ' ai trop souvent employé les expressions : « laisser sc dire les catégories », les « laisser sc déployer » ou « s'expliciter », - ct la variété des expres­ sions ct des images n'y faisait rien : j ' avais le sentiment de céder ainsi à la première tentation. Une fois qu'on s'est accordé cette facilité, retranché derrière un discours insolite, il est aisé, bien sûr, de narguer ceux qui ont voulu, pour finir, j uger ct apprécier cc discours sans trop de souci de respecter sa loi. Cette obj ection, je me la suis faite ; j ' ai été souvent aux prises avec elle. A quoi bon cette chasse aux contresens, lorsque les règles du sens auxquelles on mesure ceux-ci demeurent aussi incertaines ? Et pourtant, il vaut la peine - si peu « hégélien » qu'on soit ct si peu do sens, même, qu'on donne à ce mot et à ce choix - d'essuyer de restituer le projet de Hegel contre ceux qui sc hâtent de critiquer le système ou - pire d'en récupérer charitablement q_uclques thèmes. Il vaut lu peine de garder en vue la critique continuelle que fait l'auteur de l'ontologie représentative. On admire alors qu'on ne sc soit p as soucié davantage d'éviter de condamner le Système en un langage CJ,ue celui-ci ne cessait de super. - Admirable scrupule : c est là j ustement nous inviter à devenir hégéliens. Hcspcctcr ainsi la lettre, c'est déj à entrer en religion. - Il s'agit bien de religion. Ce mot est déj à révélateur d 'une certaine image du hégélianisme, massif dogmatique -

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qu'on salue de loin et qu'on laisse au large. En un sens, nulle pensée n'est moins religieuse et moins dogmatique, si ces termes s' appliquent à un discours qui nous informe de la vérité parce que lui seul, à l'en croire, de la place où il est, à l'heure où il est proféré, est en mesure de la dire. Cette certitude d'avoir atteint le lieu privilégié est l'apanage de la « pensée finie » . Sans doute, nous vivons dans le Vrai, mais Hegel ne veut pas dire par là que toutes nos paroles, désormais, soient autant de vérités enchaînées. A utre chose est d'être dans la Vérité au s ens où il l'entend, autre chose d'assurer que, de l'observatoire qui est le mien, j e dirai à coup sûr la vérité « représentative >>. C'est pourtant cette arrogance qu'on prête à un auteur qui en dit inlassa­ blement la vanité. Tel est l'effet de la reprise du Savoir dans les mailles de l'ontologie représentative : on le situe, lui qui disqualifie tous les sites. Il nous détourne des pay­ sages « bien connus » : on l'y réintègre. Il prétend relati­ viser notre grammaire spontanée : on s'indigne des solé­ cismes qu'il commet. Et sans se demander un instant : en quelle langue, après tout ? A us si la philosophie de Hegel nous a-t-elle moins intéressé que la difficulté spécifique qu'on éprouve à être de plain-pied avec ce discours, dès ·qu'on sc propose de le comprendre comme on comprend ou croit comprendre un autre discours philosophique . Comprendre ou croire comprendre, en cc cas, c'est touj ours référer les significations dites « abstraites » aux contenus représentés auxquels - délibérément ou non - fait allusion l'auteur. Or, Hegel juge cc j eu malhonnête et inefficace. La conscience commune croira, par exemple, comprendre ce qu'est le « Moi pur >> dont lui parle le philosophe, mais celui-ci n' aura rien gagné à s' être rendu si vite intelligible. « Cc qui arrive plutôt, c'est l'inconvénient d'une illusion : on devait parler de quelque chose de connu, du :Nloi de la conscience de soi empirique, alors qu'en fait on parle de quelque chose d'éloigné de cette conscience. La détermination du Savoir pur comme Moi nous porte toujours à nous souvenir du Moi subjectif en arrière de nous, alors que ses limites doivent être oubliées ; elle en conserve la représentation présente, comme si les propositions ct les rapports qui découlent du développement ultérieur du Moi pouvaient encore advenir dans ce Moi et y être trouvés. Cette méprise, loin d'apporter la clarté immédiate, ne produit qu'une confusion d'autant plus vive ct une désorientation totale 74• >> On croit avoir compris parce qu'on s'est mépris sur la langue en laquelle, maintenant, on nous parlait, - parce

Logique et Finitude que les significations devenues homonymes demeurent pourtant rangées aux places hors desquelles, semble-t-il, elles s'anéantiraient. Contrairement à ces auteurs, Hegel avertit que son langage est destiné à biffer ces points de repère. « Matière, Moi, p our autant qu'ils doivent com­ prendre la totalité, ne sont plus ni Moi ni Matière 71> >> ; l' « Essence >> n'est plus un étant de l'au-delà ni la « Subs­ tance >> un englobant massif ct sans fissures. A propos de chaque signification reçue, c'est la même ascèse qui est proposée : quand vous la prononcez, n'imaginez plus cet emplacement ni cet autre . . . D'autres philosophes deshabi­ tuent de penser par images : l'imagination est trop étris quée. Hegel va plus loin : pour lui, dire est en droit incom­ p atible avec imaginer comme avec tout système de signali­ sation, d'ailleurs. On ne repère pas les contenus : on le­ laisse effacer doucement leurs limites. Les significations qu'on laisse se dire ne sont pas déplacées ailleurs ; le dis­ cours abolit maintenant j usqu'à l'idée qu'il y ait une terre d'élection où l'on pourrait les rej oindre, un tableau où leurs cases seraient préparées. « Laisser sc déployer >> ou « s'expliciter >> les contenus, ce n'est pas autre chose : non pas les dévoiler une fois pour toutes, mais les expulser de telle façon qu'on ne sera j amais plus tenté de les découvrir quelque part ou de les insérer dans un réseau de différences et d'écarts qui les immobiliserait. - Résumons-nous : c'est nous donner la permission de dire cc qui nous passe par la tête. - Restons hégéliens par provision. Dites donc plutôt que c'est révoquer cette autre permission que le philosophe sc donne en secret de parler sur des choses, c'est-à-dire de voyager lentement autour d'elles, le temps de déployer les stratagèmes qui finiront par l'en rendre possesseur. Les méthodes de connaissance étaient ces rites de séduction soigneusement réglés. La méthode du SaiJoir, elle, est un recueillement du langage sur lui-même. Comment les comparer ? Les unes nous promettaient victoires, conquêtes ct annexions ; l'autre sc dispense de ces métaphores to,r o­ graphiqucs. Si le Savoir, en effet, nous dépayse, cc n est pas en nous transférant ailleurs, mais en nous faisant perdre le goût de tout paysage. « Où suis-j e ? >> cette ques­ tion qui ravive, disait Mcrleau-Ponty, « le profond mouve­ ment par lequel nous sommes installés dans le monde 76 » , le Savoir la rend vainc. Car, pour celui qui s'y confie, il prend avant tout la forme que Wittgenstein donnera pour spécifique d'un « problème philosophique » : « Tout pro-

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blème philosophique a la forme : j e ne sais plus où j 'en suis 77• l> A condition de prendre la formule à la lettre ct d'oser l a prolonger : o n ne s aura j amais où on en est, puisque le mouvement des significations ne cesse de rendre périmés les systèmes de coordonnées auxquels on les rapportait spontanément, - qu'il s'agisse des normes logiques, de la temporalité, de ma mort ou de ma présence au monde. Aussi est-ce la même illusion, au regard du Savoir, de demander si Hegel respecte ou non le principe de contradiction ou de s'inquiéter qu'il ait fait bon marché de telle expérience existentielle. Vous trouviez ce discours fantasque ; vous le jugez fou maintenant ; mais prenez garde, en diagnostiquant de si haut, à ne pas privilégier, au moins inconsciemment, un des innombrables référentiels q u'il écarte ct auxquels vous n' avez plus le droit de référer ce texte, tant que vous le lisez. En usant d'une grille, comment ne pas faire violence au texte qui a pour obj et de les briser toutes ct ne pas imiter los philologues qui transfèrent, s ans s 'en douter, les préjugés de la Finitude d ans les livres s aints ? Comment parler s ur le discours qui laisse-se-dire s ans le loger dans le « domaine l> où il perd tout sens ? ct que, dans -

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l'espoir de décrire autrement ou mieux les « choses représen­ tables » - y compris l' « étant » -, on .abandonne touj ours trop tôt la mise à la question des contenus. Certes, répliquera-t-on, mais c'est là seulement décrire la démence hégélienne sous un autre angle. Pourquoi en effet, sortir j amais de l'investigation du Myoc,, puis­ qu'il a été décidé qu'elle coïncidait avec le Savoir ? Nous revenons toujours au pari « logocentriste » . . . Reste à examiner s i le « Savoir » a u sens de Hegel est chargé de la même tâche que nos ontologies ou que nos sciences, s'il se propose, à leur exemple, de « dire l'être >> ( ?) , de nous informer sur lui ou sur telle de ses régions, - bref, si le hégélianisme - sous la clause dogmatique du voeï.v dvat, qu'on a seulement retenue de lui - n'a pas été la première « philosophie >> à se contenter d'explorer le fonc­ tionnement de son langage et à ne j amais utiliser ce langage. Sous cc j our, cette :philosophie ne déploierait pas tant un Logos cosmo·théologtque qu'elle ne bouleverserait l'acception du mot Àéyetv, quand il s 'agit du dire « philo­ sophique >>. Si cela était, on devrait accorder que, de Hegel moins que de tout autre, on aurait dû exiger une ontologie et une Weltanschauung ou le j uger sur celles qu'on lui prêtait, - qu'il fut plus méconnu qu'un penseur maudit. Et, dès lors, l' anti-hégélianismc devrait être apprécié sous un autre angle. Peut-être ne met-on autant d'ardeur à méconnaître l'originalité de la neutralisation de la Méta­ physique - que Hegel, en la métamorphosant en Logique, avait conscience d'effectuer - que parce qu'il est insuppor· table de laisser le Concept, cc pur travail du langage sur lui-même, ensevelir toutes les significations qu'on tient encore pour sacrées ou primordiales. Car il y a touj ours quelques mots (« Cogito », « Dieu », « :Ê tre », « origine » . . . ) auxquels on tient à garder un sens reconnaissable, avec lesquels on entend vivre comme s'ils étaient bien plus que des débris de discours ct comme s'il ne suffisait p as d'une autre grammaire pour défigurer leur sens « bien connu ». L'anti-hégélianisme de principe n'est plus alors seulement cc qu'on prétend : le refus d'un Absolu dévorant. Il traduit l'inquiétude de ne pouvoir situer l'Absolu autrement qu'en recommençant le discours, le souci de sauvegarder au moins un commencement ferme. On dénie tout s érieux à la pensée que « tout sc laisserait dire », mais ce qu'on refuse alors, est-ce bien l'omni· « présence >> (d'ailleurs à redéfinir) d'un Dieu après tout si « abstrait » ? Ne craignons-nous pas de voir les obj ets de la Représentation (au sens de Hegel, =

Logique et Finitude cette fois) se transformer en des mots ? Ce n'est pas en tant que dogmatisme que le hé �élianisme est insupportable, mais comme instance réductriCe touj ours possible. Ce qu'on ne pardonne pas au Dieu de Hegel, ce n'est pas d'être un autocrate, mais un Malin Génie ; non pas de savoir lire dans la nature mieux que nous et dans l'histoire avant nous, mais de touj ours laisser soupçonner que nos convic­ tions, nos attitudes pourraient bien n'être que des arrange­ ments discursifs éphémères. Oui, cette simple éventualité est plus insupportable que tous les procès en idéologisme : qui êtes-vous ? d'où parlez-vous ? Hegel posait une question moins indiscrète, mais plus redoutable : en quel langage parlez-vous en ce moment ? Ceux qui n'ont de cesse « d'in­ tervenir au plus tôt dans les discours », on comprend donc qu'ils aient tout à craindre du « labeur du développement accompli ». Jusqu'à voir en péril leur droit de p arler. D errière bien des réquisitoires prononcés contre Hegel, il y a aussi l'angoisse devant ce nihilisme auquel il nous contraindrait vite - nous, les « représentatifs » - s'il ne demeurait ce dogmatique. Cela dit pour qu'un livre de plus sur Hegel ait au moins une excuse. Son auteur n' avait aucun compte à régler avec quelque Logos qu e ce soit ; il ne partait en chasse d'aucun impensé. A ce point de disp onibilité, pourquoi ne pas prendre au mot ce « dogmatique » qui refusait de l'être ? Pourquoi ne pas se laisser porter par la lettre de Hegel ct suivre les conseils de patience que l'auteur donne au lec­ teur, jusqu'à voir où conduit cet exercice ? On regarde le nouveau discours effacer l'une après l'autre les diffi cultés. On est bien tenté, ici ou là, de refuser les licences qu'il accorde. Mais cette résistance était duc à un entêtement syntaxique : cela, on le concède encore une fois à l'auteur. Et, de concession en concession, les formes de toutes les métaphysiques connues sc dissolvent. Il n'est pas de concept dont le lecteur ne sc demande, au moins : « Suppo­ sons qu'il;ait désormais ce sens, le j eu pourra-t-il continuer? » Ainsi, la tradition est étalée devant nous, ses concepts manipulablcs et déformables au gré de l'opérateur. Elle n'a donc plus rien à nous dire. A !quoi bon se mettre à son écoute ? Elle n' avait fait que bafouiller. Liberté nous est rendue de travailler sur les textes et de j ouer avec leurs contenus sans avoir à tendre l'oreille. Un philosophe, pour une fois, ne propose ni rupture ni évasion ni conversion , rien qui ressemble aux grandes décisions sur lesquelles on j oue son bonheur. Il n'y a plus rien qu'un flot montant qui

La patience du Concept recouvre les significations « bien connues », rien qu'un discours sans hâte qui ne constitue que lui-même.

Cannes, I968- Tunis, I970.

NOTES 1 . Sur l o Concept comme résorption dos contradictions que rencontre l ' Entendement (das Auflosen des Widerspruchs ist der Begriff) , cf. Ph. Religion, XVI, 236) . 2. Wesen der ph. Kritilr, 1, 1 88. 3. « On caractérisera de la façon la plus précise la philosophie kantienne en disant qu'clio n'a saisi l'Esprit que comme conscience ol qu'clio ne contient quo des déterminations do la phénoménologie, non de la Philo­ sophie do l' Esprit » ( System, § 4 r 5 , X, 25g). 4. > ( Gesch. Philo., XVIII, 1 99) . Cf. la note manuscrite de Hegel citée par M . d'Hondt in Histoire virante, p. 1 r6 : la philosophie n'ost ni empirique ni métaphysique. 1 3 . Logilr, V, 25. r 4. Ibid., V, 28. r5. Ibid., idem.

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r 6. Ibid. , V, 27. r 7· System, § 24, Zus. 2 , VIII, 8g-go. r 8 . Heidegger, Sein und Zeit, S. 226 ; lrad. , 1, 27 I . 1 9 . Spinoza. Ré{01•me Entend. , § 7 r . 20. Spinoza, Pensées métaph., Pl. p. 3 r 7. 2 r . Gesch. Philo. , XIX, 3gg-4oo. 22. Logilc, IV, 27. 23. Ire Ph. de l'Esprit, lrad. , p . 86. 24 . System, § 4"62 ; Zus., X, 355. 25. Husserl, Log. Unters, III, 4 r 2 ; III, 3g ( lrad.). 26. Ibid. , II (2) , 2 1 4 ; cf. Ideen I, § 1 24 ; trad. , p. 422, 27. Ibid. , II, 57 ; cf. FTL, 29 (tr•ad.). 28. Gesch. Philo. , XVIII, r 33. 2g. Ibid. , XVI I , 3 1 2. 3o. Ibid. , XVIII, 332. 3 r . System., § 3 r ; Zus. , VIII, ro5. 32. Ibid. , § 28, Zus. , r o r- ro2. 33. Ibid. , VIII, r o r . 34. « L'ancienne Mélaphysiquo étail animée par l'intérêt de connaître si des prédicals de telle espèce convonaienl à ses objets. Mais ces prédicals sonl des déterminations limilées de l'Entondemenl qui n'expriment qu'une limite, et non le Vrai. En outre, on remarquera particulièrement ici Jo procédé qui consiste à atlribucr des prédicats à l'obj e l à connaître (Dieu, par exemple) . C'est là une réflexion extérieure sur l'objet, car les déterminations (les prédicats) sonl prêtes dans ma représentalion et ne sont attribuées qu'oxlériourement à l'objet. La connaissance vraie d'un objet doit au contraire être de telle sorte quo celui-ci se détermine de soi­ môme et ne reçoive pas de l'extérieur sos prédicats. Si l'on procède sur Jo mode de lu prédication, l 'esprit a le sentiment quo de tels prédicats sont inépuisables ll (System, i bid., S. r o r-ro3).