La métaphysique religieuse de Simone Weil 9782343032207, 2343032203

Beaucoup de livres ont été écrits sur la vie héroïque de Simone Weil et de nombreuses études consacrées à sa pensée reli

261 108 1MB

French Pages 208 Year 2014

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

La métaphysique religieuse de Simone Weil
 9782343032207, 2343032203

Table of contents :
INTRODUCTION
I. LA NOTION DE DÉCRÉATION
II. L’ATTENTION ET LE DÉSIR
III. L’ÉNERGIE, LES MOBILES ET LE VIDE
IV. SOUFFRANCE ET MALHEUR
V. L’EXPÉRIENCE DU BEAU
VI. LE TEMPS ET LE MOI
VII. L’ACTION NON-AGISSANTE
CONCLUSION
INDEX DES NOMS
INDEX DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES

Citation preview

Miklos VETÖ

LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE SIMONE WEIL

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

La Métaphysique religieuse de Simone Weil

Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Benoît QUINQUIS, L’Antiquité chez Albert Camus, 2014. Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité, 2014. Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014. Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné, 2014. Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux mimétiques de la vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014. Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014. Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014. Pascal GAUDET, Penser la liberté et le temps avec Kant, 2014. Aklesso ADJI, Ethique, politique et philosophie, 2014. Christian MIQUEL, Apologie de l’instant et de la docte ignorance, 2014. Paul-Emmanuel STRADDA, L’Etre et l’Unité, 2 volumes, 2014. Carlo TAMAGNONE, La philosophie et la théologie philosophale, 2014. Jacques POLLAK-LEDERER, L’Ontologie écartelée de Georges Lukács, 2014. Tahir KARAKAŞ, Nietzsche et William James, Réformer la philosophie, 2013. Mounkaila Abdo Laouli SERKI, Rationalité esthétique et modernité en Afrique, 2013. Olivier DUCHARME, Michel Henry et le problème de la communauté. Pour une communauté d’habitus, 2013. Simon HAGEMANN, Penser les médias au théâtre. Des avant-gardes historiques aux scènes contemporaines, 2013. Alain SAGER, L’Homme sans dieu ? De Cicéron à Marc-Aurèle, 2013. Reza ROKOEE, Le rêve et l’éveil dans les écrits de Husserl, 2013. Jean-Marc ROUVIERE, L’homme surpris. Vers une phénoménologie de la morale, 2013. Marita TATARI, Heidegger et Rilke, Interprétation et partage de la poésie, 2013.

Miklos VETÖ de l’Académie Hongroise des Sciences

La Métaphysique religieuse de Simone Weil 3ème édition revue et corrigée

© L’HARMATTAN, 2014 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03220-7 EAN : 9782343032207

DU MÊME AUTEUR La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Paris, Vrin, 1971. La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Seconde édition, Paris, L’Harmattan, 1997. The Religious Metaphysics of Simone Weil, Translated by Joan Dargan, Albany, State University of NewYork Press, 1994. La Metafisica religiosa di Simone Weil. Tradotta da Giuseppe Giaccio. Segnavia, Arianna, Casalecchio di Reno, 2001. Simone Weil Vallásos Metafizikája, Forditotta Bende József., Budapest, L’Harmattan, 2005. Simone Weil No Tetsugaku. Sonokeijijyogakutekitekaistai, Imamura Junko yaku, Tokyo, KeioGiyukuDaigakusuppankai, 2006. F.W.J. Schelling : Stuttgarter Privatvorlesungen.Version inédite, accompagnée du texte des Œuvres, publiée, préfacée et annotée. Philosophia Varia Inedita vel Rariora, Torino, Erasmo, 1973. F.W.J. Schelling : Conférences de Stuttgart. Stuttgarter Privatvorlesungen. Version inédite, accompagnée du texte des Œuvres, publiée, préfacée et annotée par Miklos Vetö. Seconde édition corrigée et complétée, Paris, L’Harmattan 2009. Le Fondement selon Schelling, Paris, Beauchesne, 1977. Le Fondement selon Schelling, Seconde édition, Paris, L’Harmattan, 2002. Le Mal. Éléments d’une doctrine chrétienne Du Mal. St Thomas More Lectures 1979, Paris, Vrin, 1981. La Pensée de Jonathan Edwards avec une concordance des différentes éditions, Paris, Cerf, 1987. La Pensée de Jonathan Edwards avec une concordance des différentes éditions de ses Oeuvres. Nouvelle édition remaniée, Paris, L’Harmattan 2007, 556 pp. The Thought of Jonathan Edwards, translated by Philip Choinière-Shields, The Jonathan Edwards Center at Yale University, Eugene, Wipf and Stock (sous presse). Pierre De Bérulle. Opuscules de Piété 1644. Texte précédé de La Christo-logique de Bérulle par Miklos Vetö, Grenoble, Millon, 1997. Études sur l’Idéalisme Allemand, Paris, L’Harmattan, 1998. De Kant à Schelling. Les deux voies de l’idéalisme Allemand I, Grenoble, Millon, 1998. De Kant à Schelling. Les deux voies de l’idéalisme Allemand II, Grenoble, Millon, 2000. Von Kant zu Schelling. Die zwei Wege des Deutschen Idealismus übers. von Hans-Dieter Gondek, Berlin/New York, Walter de Gruyter (en préparation). Le Mal. Essais et Études., Paris, L’Harmattan, 2000. Fichte. De l’action à l’image, Paris, L’Harmattan, 2001. La Naissance de la Volonté, Paris, L’Harmattan, 2002.

O Nascimento da vontade, Traduçao de Alvaro Lorenzini, Sao Leopoldo, Unisinos, 2005. Philosophie et Religion. Essais et Etudes, Paris, L’Harmattan, 2006. Nouvelles Etudes sur l’Idéalisme Allemand, Paris, L’Harmattan, 2009. A teremtö Isten, forditotta Kiss Dávid, Szabó Zsigmond, Veresegyházi Nóra, Budapest, Kairosz, 2011. L’Élargissement de la Métaphysique, Paris, Hermann, 2012. Explorations Métaphysiques, Paris, L’Harmattan, 2012 OUVRAGES ÉDITÉS OU COÉDITÉS Laszlo Gondos-Grünhut : Die Liebe Und Das Sein. Eine Auswahl. Hrsg. von Miklos Vetö, Bonn, Bouvier, 1990. Gondos-Grünhut László : Szeretet és Lét. Válogatott gondolatok. A bevezetőt írta Vető Miklós. Budapest, Kairosz, 2013 La Vie et la Mort. Actes du XXIVème Congrès de l’A.S.P.L.F. préparés par M. Vadée avec le concours de Mme Castillo et MM. Bourdin, Vieillard-Baron et Vetö, Poitiers, Société Poitevine de Philosophie, 1996. Chemins de Descartes. Colloque de Poitiers, Coord. Philippe Soual et Miklos Vetö, Paris, L’Harmattan, 1997. Schelling et l’élan du Système de l’idéalisme transcendantal. C.R.H.I.A. coord. Alexandra Roux et Miklos Vetö, Paris, L’Harmattan, 2001. Gabriel Marcel : La Métaphysique de Royce. 2è édition, publiée, préfacée et annotée par Miklos Vetö, Paris, L’Harmattan 2005. Historia Philosophiae. Hommage à Alexis Philonenko, textes réunis par Miklos Vetö, Paris, L’Harmattan, 2007. L’idéalisme Allemand et la Religion. Colloque du CRHIA de Poitiers. Sous la direction de Philippe Soual et de Miklos Vetö, Paris, L’Harmattan, 2008. Philosophie, Théologie, Littérature. Hommage à Xavier Tilliette, SJ pour ses quatre-vingt-dix ans, textes réunis par Miklos Vetö, Louvain-Paris, Peeters, 2011. Gabriel Marcel : Une métaphysique de la communion. Textes rassemblés par Joël Bouëssée. Avec une introduction par Miklos Vetö, L’Harmattan, Paris, 2013 Tanulmányok Rémi Brague tiszteletére. Szerkesztette Vető Miklós és Bugár István, Avicenna, Piliscsaba, 2013

ABRÉVIATIONS I ; II 1, 2, 3 ; IV 1, 2 ; V 2 ;VII 1 1, 2, 3, 4

AD CO EL LR OL P PS Ms Leçons

Œuvres Complètes, Gallimard, 1988 Cahiers. Oeuvres Complètes VI 1, 2, 3, 4

Attente de Dieu, Paris, La Colombe, 1950 La Condition Ouvrière, Paris, Gallimard, 1951 Écrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, 1957 Lettre à un Religieux, Gallimard, 1951 Oppression et Liberté, Paris, Gallimard, 1955 Poèmes, suivis de Venise Sauvée, Gallimard, 1968 Pensées sans ordre concernant l’Amour de Dieu, Gallimard, 1962 Manuscrit, Fonds Simone Weil, Bibliothèque Nationale Leçons de Philosophie de Simone Weil (Roanne, 1933-1934), Paris, Plon, 1959

AVERTISSEMENT À LA TROISIÈME ÉDITION Cette troisième édition de notre ouvrage survient après la parution de ses traductions italienne, hongroise et japonaise. Cinquante ans après la rédaction de ses premières pages, nous avons décidé de le publier sans changer le texte de la première et de la seconde édition, si ce n’est pour quelques fautes et quelques notes en bas de page. Quant au système des références, il a dû être modifié. Jusqu’à présent, les trois quarts de la magnifique édition des Œuvres Complètes ont paru, nous y renvoyons chaque fois que c’est possible. PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION La première édition de ce livre a paru en 1971, soit vingt-huit ans après la mort de Simone Weil et vingt-quatre ans après la publication de La Pesanteur et la Grâce. L’essentiel de l’œuvre avait été publié à cette date et les inédits étaient devenus accessibles. On se trouvait alors à un tournant. Pendant les deux premières décennies de l’après-guerre un monde en quête de ressourcement spirituel subissait la fascination des textes fulgurants de cette femme qui présentait aussi le témoignage d’une vie exceptionnelle. Or à partir du milieu des années soixante on assiste à une certaine diminution de l’intérêt proprement spirituel et à un glissement vers des préoccupations plus explicitement politiques et sociales. Toutefois, les temps continuent à changer et le renouvellement d’intérêt en morale, en religion, en métaphysique permet de recentrer la lecture de Simone Weil. On est passionné par l’écrivain spirituel et philosophique et on est davantage capable d’intégrer sa critique sociale dans le tout de sa pensée. Ce désir de lire l’auteur de l’Attente de Dieu selon l’articulation propre de sa réflexion, la conviction de la cohérence profonde de son œuvre a inspiré ce livre rédigé à une époque culturelle très différente de la nôtre. L’ouvrage se veut une interprétation systématique de la pensée morale et religieuse de Simone Weil à partir de sa visée métaphysique de base. Il est l’étude d’un des grands philosophes du siècle. Simone Weil est désormais un classique de la philosophie, elle doit être traitée et étudiée comme telle. La réimpression empêche toute modification mais de toute façon, je n’aurais pas voulu modifier la synthèse conceptuelle que représente ce livre.

Bien sûr, il y a des choses que je dirais autrement si je les disais maintenant et si je crois toujours que les sources essentielles de S. Weil sont Platon et Kant, j’aurais insisté davantage sur la présence d’autres sources, plus spécialement sur l’influence cachée de Rousseau. D’autre part, j’ai supprimé la bibliographie rendue en grande partie caduque par les publications du dernier quart de siècle. Elle se trouve remplacée par une simple énumération des ouvrages de Simone Weil et par une liste sélective des travaux consacrés à son œuvre et à sa vie. Quant aux citations, elles renvoient, bien entendu, aux premières éditions utilisées pendant la rédaction de l’ouvrage. Cette seconde édition intervient peu de temps après la parution de la traduction américaine. Elle atteste la bonne santé des études weiliennes et surtout l’intérêt passionné que portent nos contemporains pour la pensée et la vie de Simone Weil. REMERCIEMENTS – PREMIÈRE EDITION La version initiale de ce livre prit forme sous le regard sympathique de Madame Iris Murdoch, la romancière et philosophe, qui ne cessa de nous prodiguer encouragements et critiques. Monsieur David Mc Lellan et plus tard Monsieur Gilbert Kahn et ma femme ont apporté de constantes observations critiques et des suggestions surtout pour la forme mais aussi pour le fond. Qu’ils en soient remerciés. Nous publions quelques passages inédits avec l’autorisation gracieuse de Monsieur le Professeur André Weil. Et finalement, nous voulons évoquer la mémoire de Madame Selma Weil qui suivit avec bienveillance nos travaux et nous facilita l’accès aux manuscrits. Malgré la maladie et son grand âge, elle préparait avec amour et efficacité la publication des œuvres de sa fille. Ceux qui n’ont pas connu Simone Weil de son vivant, pouvaient du moins éprouver le rayonnement de son génie auprès de sa mère.

10

INTRODUCTION Pendant le court laps de temps qui s’est écoulé depuis la publication de la Pesanteur et la Grâce (1947), les écrits de Simone Weil sont devenus des best-sellers philosophiques et religieux. On les a traduits en un grand nombre de langues européennes et asiatiques, ils ont fait et font l’objet de nombreux articles, thèses et livres. Mais ces travaux, avec quelques exceptions notables, ne font que refléter l’intérêt d’un public large mais fort mélangé, qui est fréquemment plus intéressé par des utopies sociales et par le syncrétisme religieux que par une spéculation profonde en matière de philosophie et de religion. Plusieurs de ces livres ne sont que de simples introductions sans prétention à l’œuvre de Simone Weil et expriment leurs ambitions avec modestie. D’autres donnent une vue générale assez correcte sur la personnalité et sur le monde de pensées de Simone Weil. D’autres encore établissent une certaine « atmosphère » qui dispose à une lecture sympathique ou aide à « situer » Simone Weil par rapport aux classiques de la spiritualité chrétienne et non-chrétienne. D’autres enfin discutent sa pensée sous un certain angle. Dans la plupart de ces écrits, les éléments biographiques ou plutôt hagiographiques occupent une position prépondérante et l’étrange, le tragique, le pittoresque s’y trouvent au détriment des investigations solides et méthodiques sur les idées1. Naturellement, l’importance de Simone Weil réside aussi bien dans le témoignage de sa vie que dans les fragments éblouissants de son œuvre et nous serons certainement les derniers à ne pas admirer la grandeur fascinante de cette vie : la lutte sans répit qu’elle devait mener contre les violents maux de tête, l’année héroïque en usine, les mois passés dans les champs, l’épisode de la Guerre Civile en Espagne, ses préoccupations avec les camps de réfugiés et sa mort prématurée dans ce sanatorium près de Londres. Nous sommes persuadés que quelqu’un qui ignore les circonstances de sa vie n’a aucune chance de vraiment comprendre la pensée de Simone Weil mais nous entendons présupposer cette connaissance et, n’ayant aucune ambition 1

Tout cela a été écrit en 1969. Depuis la situation s’était quelque peu « améliorée » voire la Bibliographie. Simone Weil elle-même écrivit au Père Perrin : « Si personne ne consent à faire attention aux pensées qui, je ne sais comment, se sont posées, dans un être aussi insuffisant que moi, elles seront ensevelies avec moi. Si, comme je crois, elles contiennent de la vérité, ce sera dommage... Votre charité, dont vous m’avez comblée, je voudrais qu’elle se détourne de moi et se dirige vers ce que je porte en moi, et qui vaut, j’aime à le croire, beaucoup mieux que moi » AD 68.

Vie et écrits de Simone Weil biographique1, notre seul désir est que, seules, les belles connexions de la pensée de Simone Weil luisent, s’approchant autant que possible de l’intelligibilité parfaite qu’elle avait toujours poursuivie comme idéal2. Il nous semble difficile de comprendre comment on peut analyser, voire « réfuter » un auteur dont on ne connaît que très imparfaitement l’œuvre. De longs articles, par exemple, ont été rédigés sur sa position religieuse à une époque où au moins la moitié de ses écrits étaient encore inédits. Sans doute, La Pesanteur et la Grâce contient-elle beaucoup des plus merveilleux textes des Cahiers, mais ils ne sont qu’un cinquième de ces Cahiers et nous sommes convaincus que pour comprendre la profonde logique intérieure de Simone Weil, il faut partir des Cahiers qui préfigurent par de courtes esquisses presque tout ce qui sera exposé plus tard dans la forme qui restera définitive. Mais ils hébergent un trésor encore plus riche : toute la gamme des possibilités parmi lesquelles les œuvres définitives puiseront pour n’en développer que quelquesunes3. Pourtant la simple ignorance des écrits de Simone Weil n’est pas la seule accusation ni l’accusation la plus grave qu’on puisse porter contre les critiques et commentateurs. Ce qui est bien plus grave, c’est qu’ils n’ont jamais essayé d’offrir un exposé systématique des fondements de sa pensée. Si souvent déçus, confondus et même ahuris par les paradoxes, n’ayant pas l’intention de s’engager sur une analyse serrée des bases métaphysiques et théologiques de ses idées, la plupart des commentateurs et critiques ont choisi quelques-uns de ses textes qu’ils ont trouvés particulièrement fascinants ou repoussants, et ont essayé ensuite de les traiter sortis de leur contexte, comme s’ils étaient tout Simone Weil. Bien sûr, ils peuvent invoquer comme excuse le fait que Simone Weil n’avait jamais eu l’intention de laisser une exposition de son « système »4, car elle n’avait jamais pensé en construire un. C’est pourquoi 1

La biographie classique est S. Pétrement : La vie de Simone Weil I-II, Paris, Fayard, 1973. Le plus connu parmi les livres écrits sur Simone Weil reste Perrin-Thibon : Simone Weil telle que nous l’avons connue, Paris, La Colombe, 1952. Le vrai prix de ce livre réside dans le fait d’être un compte-rendu direct des deux personnes qui avaient probablement exercé la plus grande influence sur ses idées religieuses. 2 Un tableau chronologique pour aider le lecteur à situer les écrits de Simone Weil par rapport aux événements de sa vie se trouve à la fin du présent ouvrage infra p. 185ss. 3 Par exemple : À propos de la doctrine pythagoricienne IV 2, 244-293 in 3, 400-406 ; le début des Intuitions Pré-Chrétiennes V 2, 151-161 in 3, 275 ; À propos du Pater IV 1, 337345 in 2, 431-434 ; une partie extrêmement importante de l’essai L’Amour de Dieu et le Malheur IV 1, 351-360 in 3, 115-116 ; Conditions Premières d’un Travail Non-Servile IV 1, 418-430 in 3, 314-315. 4 Le seul écrit qui puisse être considéré comme un ouvrage de philosophie systématique est les Réflexions sur les Causes de la Liberté et de l’Oppression Sociale II 2, 227-309 cf. II 2, 539-

12

Sa pensée est un tout cohérent l’on pense si souvent : ses écrits contiennent surtout des aphorismes dispersés et cela n’a pas de sens d’essayer de réconcilier ses fréquents paradoxes car ils ne sont pas faits pour être réconciliés, n’étant point l’expression d’une pensée systématique et cohérente ; ils ne sont que vaguement reliés à travers quelques idées et sentiments de base de leur auteur. Cette conception qui fait de Simone Weil un moraliste extravagant ou une « âme mystique », traduit un manque fondamental de compréhension. Évidemment, personne ne songeait à nier qu’il existe des contradictions internes irréductibles dans sa pensée, et que souvent même ses tentatives pour prouver, ou seulement illustrer ses idées, se terminent par des échecs. Le simple fait que la substance de son œuvre est constituée par des fragments et par des vues générales mais restées implicites, révèle la présence de difficultés insolubles et, pourtant, malgré le chaos apparent, la pensée de Simone Weil est un tout cohérent et notre seule prétention est de déchiffrer ses connexions organiques. Simone Weil était avant tout philosophe, mais tout en restant à l’écart des écoles contemporaines, sa pensée qui accuse une certaine hétéronomie d’idées philosophiques, religieuses, et quelquefois franchement scientifiques, ne correspond guère à la conception traditionnelle de la métaphysique. Descartes était, après Platon et Kant, le penseur qui l’a influencé le plus dans sa réflexion mais vers la fin de sa vie, elle n’hésitait pas à affirmer qu’à ses yeux, le fondateur du cartésianisme n’était pas un philosophe dans le sens authentiquement platonicien et pythagorien du terme1, et de conclure que « depuis la disparition de la Grèce il n’y a pas eu de philosophe »2. Nous allons voir que ce jugement sévère et exclusif

544. Parmi ses derniers travaux, deux sont des essais très complets, sur une assez grande échelle de problèmes philosophiques et religieux : Formes de l’Amour implicite de Dieu IV 1, 285-336 et La Personne et le Sacré EL 11-44. L’étude « À propos de la doctrine pythagoricienne » IV 2, 244-293 est l’exposé le plus important des fondements de sa métaphysique religieuse. 1 Dans un texte de Marseille, Simone Weil fait mention de Platon comme le meilleur exemple d’un « vrai philosophe ». Sont aussi pour elle de « vrais » philosophes Kant, Descartes, Lagneau, Alain et Husserl IV 1, 168 cf. M. Vetö : Simone Weil et l’histoire de la philosophie, Archives de Philosophie, 72. 2009, p. 581-606. 2 V 2 323. Et l’on peut deviner, grâce à la première note, écrite à Londres, des Cahiers, ce qu’elle entendait par une « vraie » philosophie : « La méthode propre de la philosophie consiste à concevoir clairement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler sans plus, fixement, inlassablement, pendant des années, sans aucun espoir, dans l’attente » 4, 362 cf. 4, 392. Sur la différence entre la religion et la philosophie cf. IV 2, 626.

13

Mystère et raison n’empêchera pas Simone Weil de conserver les bases kantiennes de sa spéculation mais la référence au platonisme comme critère d’une vraie philosophie attire l’attention sur la caractéristique centrale de cette pensée, l’harmonie entre la raison et le mystère qui rend si fascinants les développements des Cahiers. Raison et mystère ont tous les deux la prétention juste de retenir toute l’autorité dans leur domaine respectif et ce serait manquer à l’honnêteté ou au courage, de faire appel à l’un avant que l’autre n’ait épuisé ses ressources1. Le mystère ne doit pas être invoqué avant que toute la puissance de la raison n’ait été engagée dans la connaissance du monde, et, qu’alors une difficulté inextricable ne soit présentée à l’esprit. Même là, le recours à la foi ne pourra pas « résoudre » le problème mais simplement changer le niveau de l’investigation. On a le droit d’avoir des attitudes contradictoires à l’égard de la même chose : puisqu’ils sont des mystères, les dogmes doivent être accueillis par la foi, mais étant susceptibles d’une exposition rationnelle, le doute n’est pas étranger à leur approche2. Les facultés naturelles de l’intelligence doivent remplir leur rôle avant d’ouvrir la porte au mystère (cf. 2, 389). « La notion de mystère est légitime quand l’usage le plus logique, le plus rigoureux de l’intelligence mène à une impasse, à une contradiction qu’on ne peut éviter, en ce sens que la suppression d’un terme rend l’autre vide de sens, que poser un terme contraint à poser l’autre. Alors la notion de mystère, comme un levier, transporte la pensée de l’autre côté de la porte impossible à ouvrir, au-delà du domaine de l’intelligence, au-dessus. Mais, pour parvenir au-delà du domaine de l’intelligence, il faut l’avoir traversé jusqu’au bout, et traversé en suivant un chemin tracé avec une rigueur irréprochable. Autrement, on n’est pas au-delà mais en-deçà »3. Le domaine de la raison, ce sont les mathématiques, les sciences de la nature, la psychologie, l’histoire, etc. tandis que le domaine du mystère, c’est Dieu et sa relation à l’homme. L’intelligence discursive n’est pas à sa place dans « les choses de Dieu » (cf. 4, 175), tandis qu’il y a un usage illégitime du mystère à vouloir entraîner 1

« La raison ne doit exercer sa fonction de démonstration que pour parvenir à se heurter aux vrais mystères, aux vrais indémontrables, qui sont le réel. Le non compris cache l’incompréhensible et par ce motif doit être éliminé… » 3, 345. 2 4, 114 cf. AD 46s, AD 54s. 3 4, 173 cf. 2, 381 cf. « L’intelligence ne peut contrôler le mystère lui-même, mais elle est parfaitement en possession du pouvoir de contrôle sur les chemins qui conduisent au mystère, qui y montent, et les chemins qui en redescendent. Elle reste ainsi absolument fidèle à ellemême en reconnaissant l’existence dans l’âme d’une faculté supérieure à elle-même qui conduit la pensée au-dessus d’elle. Cette faculté est l’amour surnaturel » 4, 174 cf. LR 61s.

14

Chute et conversion Dieu dans les domaines où Il n’a rien à faire : dans les événements de l’histoire et dans les processus de la nature1. Or en réalité, Simone Weil est loin d’être fidèle à la « distinction » qu’elle établit entre ces domaines. En croyant retrouver des « projections », des dogmes chrétiens dans la structure de l’univers2, elle dit souvent qu’il ne s’agit que de symboles, mais elle finit par traiter ces symboles comme des faits3. Elle a aussi une inclination puissante à confondre les limites de la soidisant « raison naturelle », avec les vues de son intuition religieuse. Ainsi contre le théologien elle peut invoquer les droits de la raison, de l’intuition mystique et de l’histoire comparée des religions tandis qu’à l’égard du philosophe elle ferait appel au respect dû à la révélation et à l’expérience spirituelle. Et pourtant, malgré la simultanéité, voire le mélange, des éléments religieux, philosophiques, scientifiques et politiques, sa pensée est loin d’être hétérogène car tous ces éléments divers sont intégrés dans l’expérience intellectuelle de sa personnalité et se complètent dans sa spéculation hardie. Le résultat est un tout intègre, profondément cohérent, mais il n’obéit à d’autres lois qu’à celles de sa propre logique intérieure, irréductiblement déterminée par l’expérience spirituelle de son auteur, par une profonde vision d’un monde où « Le surnaturel est présent partout... sous mille formes diverses, la grâce et le péché mortel sont partout » (IV 1, 310). Les dons de Simone Weil pour observer et analyser les motifs secrets des actions humaines l’avaient rendue comparable aux plus grands moralistes de tous les temps, et pourtant, après un chef-d’œuvre de description psychologique elle avait l’habitude de conclure par des remarques purement métaphysiques ou théologiques4. Elle n’est jamais satisfaite d’une explication ou définition simplement psychologique car pour elle les actes et les désirs de l’homme sont toujours situés dans le contexte de sa relation à Dieu. Et cette relation, la seule chose qui lui importe vraiment, étant déterminée par la Chute, c’est à partir de la Chute et de ses conséquences qu’elle essaye de comprendre ce qui est et ce qui devrait être. La Chute, comme nous le verrons plus tard, n’est pas un simple événement religieux ou 1

Cf. 3, 142, voir ses invectives contre la notion courante de la Providence, par exemple LR 54. 2 Voir plus spécialement IV 2, 244 sq. 3 Un texte écrit probablement à New York traduit cette tendance de sa spéculation : « L’histoire du Christ est un symbole, une métaphore. Mais on croyait autrefois que les métaphores se produisent comme événements dans le monde. Dieu est le suprême poète ». 4, 101 cf. 4, 114, voir aussi IV 1, 265. 4 4, 192s, 4, 253-259, 4, 264-268.

15

Ouvrages de jeunesse moral : elle modifie l’homme dans son être même, voire, elle inaugure une nouvelle dimension de l’être « mondain », qui, de son côté, ne va pas sans déchirer la divinité même. Ainsi l’anthropologie, l’ontologie et la théologie se révéleront solidaires et comme déterminées par la Chute. Dans l’être se trouve désormais une région d’opacité — l’homme pèche et souffre — et la divinité est déchirée. L’homme qui fut l’instrument de cette corruption devra être le médiateur d’une guérison totale et c’est la science de cette guérison, cette « médecine » au sens de Platon, que Simone Weil cherche et dont elle analyse les conditions, les étapes et les symptômes. En exposant donc les fondements de sa pensée, nous allons nous concentrer sur l’étude conceptuelle de la conversion (au sens de Platon) et de son contexte métaphysico-théologique. Cependant, cette exposition rencontrera deux limites, dont l’une sera notre désir de nous abstenir de discuter sa pensée sociale. Une partie très considérable de l’œuvre de Simone Weil traite avant tout des problèmes sociaux et politiques, mais cette étude est consacrée à la conversion de l’individu, de son retour à Dieu. On pourrait dire que les seules voies que Simone Weil juge adéquates à l’accomplissement de cette conversion restent absolument inaccessibles à l’immense majorité de l’humanité, mais malheureusement, « La vie humaine est faite de telle manière que beaucoup de problèmes qui se posent à tous les hommes sans exception sont insolubles hors de la sainteté »1. Tout cela ne signifie point que le sujet de ses écrits les plus importants ne concerne pas « l’homme moyen », car n’importe quelle perfection, vertu ou sens de Dieu qui se trouve dans la vie d’un homme n’est qu’un fragment ou une intuition des voies de la conversion et quoiqu’une « société bien ordonnée » (V 2 365) doive grandement contribuer au développement spirituel d’un nombre toujours croissant d’individus, les conditions sociales ne sont que le contexte de ce développement, et, sans pouvoir être négligées entièrement, elles ne peuvent pas trouver une place dans cet ouvrage. La deuxième limite de notre travail est chronologique : il est consacré pour l’essentiel à la pensée de maturité de Simone Weil, car de toute façon, une division tripartite s’impose dans son œuvre écrite. La première période de cette œuvre (1925-1931) est marquée par ses années de préparation à l’École Normale au Lycée Henri IV, et par celles passées rue d’Ulm et à la Sorbonne. Pendant ce temps-là, Simone Weil avait acquis une très bonne connaissance de plusieurs grands philosophes, et 1

3, 339 cf. « Après tout, il n’y a peut-être qu’un homme sauvé dans une génération » 4, 258. Et un autre passage très caractéristique des Cahiers dit que « … la vocation propre de l’homme est de marcher sur les lacs » 2, 252.

16

Ouvrages de jeunesse avait écrit quelques beaux essais dont deux furent publiés en 19291, et finalement son mémoire de Diplôme d’Études Supérieures : Science et Perception dans Descartes (1930, I 159-221). Tous ces écrits se caractérisent par un style hautement compliqué et dense, par un raisonnement extrêmement serré et par un ton majestueux et définitif. La lecture de ces œuvres devrait être complétée par celle des notes, fragments et dissertations inédits qui sont une source très importante d’information sur la genèse de sa pensée. Parmi cette masse de travaux, souvent franchement scolaires, brille la magnifique et longue dissertation sur Le Beau et le Bien qui laisse deviner les dons extraordinaires de la jeune élève d’Alain. À part ce seul travail, tout ce qu’elle avait écrit dans cette période n’est pas vraiment important, sa valeur principale se trouvant dans la beauté du style et dans des définitions et des formules frappantes. Les œuvres écrites pendant la deuxième période qui s’étend de 1931 à 1939 accusent déjà souvent une grande maturité de pensée et d’expression. Nous pensons aux articles Réflexions sur la Guerre (1933), Ne recommençons pas la guerre de Troie (1937), Réflexions en vue d’un Bilan (1939)2, mais nous avons surtout devant les yeux la grande étude Réflexion sur les Causes de la Liberté et de l’Oppression Sociale (1934)3 qu’Alain avait considéré une œuvre de « première grandeur » qui est « Kant continué »4. Sans doute cette étude est une contribution permanente à l’analyse du travail et de l’activité humaine en général, et pourtant ses conclusions héroïques-stoïques se trouvent bien dépassées par les pages fulgurantes des Cahiers ou des Intuitions pré-chrétiennes. Dans une perspective biographique les années trente se divisent en deux parties, dont la première (1931-1935) commence avec l’activité syndicaliste du jeune professeur et culmine dans les expériences de l’année d’usine. Quant à la seconde (1935-1939), du moins en ce qui concerne le développement intérieur de l’écrivaine, elle devrait être rattachée aux dernières années de la maturité, mais les changements intérieurs engendrés par ses expériences spirituelles5 ne se trahissent point dans ses écrits, car Simone Weil ne paraissait pas vouloir les confier à ses notes personnelles, et sa

1

De la Perception ou l’Aventure de Protée I 121-139, Du Temps I 141-158. II 1, 288-299, II 3, 49-66, II 3, 99-116. 3 Voir II 2, 27-109, II 2, 539-544. 4 Lettre d’Alain à Simone Weil (1935) dans l’Introduction de OL 8. 5 Cf. AD 36ss, PS 81 voir aussi le Prologue 3 445s. 2

17

Ouvrages de maturité correspondance non plus ne montre aucun signe de préoccupation religieuse1. La troisième période, celle de sa maturité, est inaugurée par l’étude l’Iliade ou le Poème de la force (1939-1940)2 et dure jusqu’à sa mort3. Malgré tout le respect dû aux articles mentionnés plus haut et à la grande étude sur la liberté et l’oppression, aussi bien qu’aux belles lettres de La Condition Ouvrière et à celles écrites à « un étudiant » (1937)4, sans les écrits de sa maturité, on lirait avec bien moins d’attention ceux de la décade 1 Pendant les années 1925-1931 Simone Weil, parle assez fréquemment de sujets religieux dans ses dissertations et notes : par exemple, elle laisse un fragment sur Le dogme de la Présence Réelle I 92-93, elle écrit sur les martyrs chrétiens I 434, elle cite ici et là l’Évangile I 91s, I 268, etc. et écrira des phrases telles que « Nous allons toujours vers Dieu refusant et laissant derrière nous la matière pétrie par nous dans ce mouvement de refus... » I 72. Mais tout cela ne doit pas vouloir dire qu’elle était vraiment intéressée par des problèmes religieux, voir aussi AD 32, et elle parla avec mépris de « tant de superstitions insensées » que professaient les religions I 261. Cependant, il faut reconnaître que dès ces années elle possédait quelques idées sur les implications philosophiques et morales de la religion comme telle et du Christianisme en particulier, tout cela surtout sous l’influence de son maître Alain et, comme l’excellent article de S. Pètrement Sur la religion d’Alain avec quelques remarques concernant celle de Simone Weil, Revue de Métaphysique et de Morale, 1955, p. 306-330 le montre, cette influence laissait son empreinte même sur sa pensée mûre. La clef de cette conception qui ne pourra être vraiment comprise qu’à la lumière du premier chapitre de notre ouvrage, est la phrase suivante : « Le véritable Dieu n’est pas puissant comme on peut le voir dans la religion chrétienne » I 275. Quant à la période de 1935-1939, il en provient très peu de textes ayant un rapport quelconque avec des sujets religieux. L’une de ces notes déclare que le Christianisme est « une religion d’esclave ». Philosophie. Enseignement (Bourges-SaintQuentin, 1935-1938), f. 78, Ms. Cette phrase fut rédigée après son expérience dans le village de pêcheurs au Portugal dont elle écrira plus tard : « Là j’ai eu soudain la certitude que le Christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres ». AD 37. Une autre note contient une courte réflexion sur le malheur, la volonté de Dieu et la vie spirituelle : Philosophie. Enseignement. (19351938), f. 105, Ms. Il est très intéressant de lire dans une lettre à Mounier que « la morale chrétienne... est la morale tout court » (1936-1938 ?) Ms cf. aussi CO 125, AD 32. Quant à l’assistance quotidienne à la messe et au désir de se procurer un missel pendant un séjour à Rome autour de la Pentecôte de 1937, ils semblent, du moins apparemment, être motivés par son intérêt pour le chant grégorien VII 1, 213s. Cependant à cette époque encore elle compare Jésus à Épictète II 2, 330. Dans une autre lettre elle dit qu’au printemps « elle n’oublie jamais que le Christ est ressuscité » et elle se hâte d’ajouter : « (Je parle par métaphore, bien entendu) » CO 148. Enfin on connaît un passage plus ancien et assez curieux dont nous n’oserions d’ailleurs tirer aucune conclusion : « Quant au ‘besoin de ressembler à Dieu’... issu, paraît-il, d’une maladie de foie, un certain Platon, dont les ouvrages pourraient bien être, encore à présent, plus utiles à quiconque veut comprendre la nature humaine que tous les livres de psychologie, a écrit autrefois que tout ce qui a une valeur dans les actions ou les pensées des hommes consiste dans ‘une certaine imitation de Dieu’ » II 1, 354. 2 II 2, 227-253. Quelques Réflexions sur les Origines de l’Hitlerisme II 3, 168-219, peuvent être considérées comme formant la transition entre les deux périodes. 3 Il semble que les dernières pages de Cahiers ont été rédigées quelques jours avant sa mort. 4 Cinque lettere a uno studente..., Nuovi Argomenti, 20. 1953, p. 80-103.

18

Ouvrages de maturité qui la précède. Sans ces écrits, Simone Weil ne serait qu’une essayiste brillante mais mineure et une promesse de philosophe. Rien de plus. Les œuvres des dernières années de la vie de Simone Weil se concentrent essentiellement autour des sujets religieux, ce qui a conduit beaucoup de lecteurs à déclarer qu’il y avait eu une rupture entre les écrits de sa jeunesse et ceux de sa maturité. Mais cette « rupture » n’est qu’apparente. D’une part, les intérêts politiques et sociaux des années trente sont parfaitement conservés dans L’Enracinement, de même qu’ils sont présents dans d’innombrables textes des Cahiers. D’autre part, l’étude des manuscrits inédits démontre que la plupart des sujets philosophiques sur lesquels elle écrivait dans les années quarante figuraient au centre de ses préoccupations dès les années vingt : les problèmes de la nécessité, du temps, de l’attention, de la finalité sans fin étaient déjà présents dans ses premières dissertations scolaires. Ce travail, nous le répétons, ne traite que des idées de la maturité et il n’aborde pas en détail ce que les écrits de jeunesse contiennent et qui sera repris dans les œuvres tardives avec une telle profondeur et une telle beauté, mais, à travers tous nos chapitres, nous essayerons de renforcer ou d’illustrer notre exposition en nous référant à ces textes de jeunesse. La raison profonde de l’inaptitude de la plupart des critiques et des lecteurs à concevoir qu’il n’y a aucune rupture entre les premières et les dernières œuvres, c’est qu’ils ne peuvent ou qu’ils ne veulent pas accepter que ce jeune professeur anarchiste, agnostique et presque marxiste, soit la même personne qui fut « saisie par le Christ » (AD 38) et qui pense que « Dieu seul veut qu’on s’intéresse à lui, et absolument rien d’autre » (4, 168), qui affirme que « La crucifixion est l’achèvement, l’accomplissement d’une destinée humaine. » (2, 195), et qui demande « Comment un être dont l’essence est d’aimer Dieu et qui se trouve dans l’espace et le temps aurait-il une autre vocation que la Croix ? » (2, 195). Ceux qui ont bien connu Simone Weil ne peuvent pas ne pas sentir l’unité de sa réflexion et essayent de l’expliquer par la continuité de ses aspirations morales les plus profondes1 ; et en cela ils ont parfaitement

1

Par exemple Augustine Thévenon dans l’Introduction à CO 12s. Cette continuité est magnifiquement illustrée par la comparaison des deux passages suivants. L’écolière écrit dans une dissertation : «... Chaque saint a refusé tout bonheur qui le séparerait des souffrances des hommes » I 71. Seize ans après, luttant contre son désir de demander le baptême, elle écrira au Père Perrin : « ... lorsque je me représente concrètement et comme une chose qui pourrait être prochaine l’acte par lequel j’entrerais dans l’Église, aucune pensée ne me fait plus de peine que de me séparer de la masse immense et malheureuse des incroyants » AD 17.

19

Platon et Kant raison étant donné que chez elle la spéculation intellectuelle obéit toujours au fond à la passion éthique et à l’expérience spirituelle. Toutefois, cette continuité peut être démontrée de façon très satisfaisante à travers le développement d’une idée particulière dans son œuvre, comme nous le verrons dans les chapitres sur « le rôle de la beauté », sur « le Temps et le moi ». Une discussion vraiment complète de la genèse des idées de Simone Weil devrait entraîner qu’une partie substantielle de ce travail soit consacrée à ses « sources », aux systèmes philosophiques qui déterminent ses premières réflexions et dont on ne peut méconnaître le cachet même sur ses écrits de maturité ; mais, le cadre de cette étude n’admettant pas de telles investigations, nous préférons « situer » sa pensée par rapport aux deux métaphysiques dont l’influence fut décisive sur la sienne, celles de Platon et de Kant. Quant aux Évangiles, aux Épîtres de Saint Paul et aux dogmes de l’Église, s’ils donnent à Simone Weil le sujet central de ses préoccupations et les images ou les notions pour les exprimer, ils ne contribuent guère à la formation de la structure spéculative de sa pensée. De toute façon, elle traite ses sources avec une telle liberté que souvent elle ne fait que conserver un terme, tout en le vidant de son contenu originel1. Simone Weil, d’ailleurs, est très consciente de la hardiesse de ses interprétations, et elle finit par déclarer dans un commentaire sur le Banquet que « Platon ne dit jamais tout dans ses mythes. Il n’est pas arbitraire de les prolonger. Il serait bien plutôt arbitraire de ne pas les prolonger » (IV 2, 188). Grâce à une telle identification avec l’auteur, la commentatrice se croit autorisée, voire contrainte, à continuer l’exposition de ce que le texte contient à ses yeux, c’est la raison pour laquelle nous considérons ses études sur la pensée grecque comme une partie intégrale de son œuvre, et une très importante partie. L’exposé systématique qui suit porte sur la métaphysique de la conversion en tant que celle-ci s’élabore à partir des bases proprement ontologiques. Il commence par l’énonciation du concept de la décréation, qui est l’expression métaphysique de la voie mystique. Il continue par la description des différents aspects du processus mystique. Il finit par une ébauche de l’état et de l’action de ceux qui ont atteint la perfection.

1

Cf. L’idée de la finalité sans fin infra p. 118 sq.

20

I. LA NOTION DE DÉCRÉATION La vision de base de la métaphysique de Simone Weil est la condition pécheresse de l’homme. Sans doute veut-elle tout voir par rapport à Dieu mais elle n’est théologienne qu’autant qu’elle doit situer et fonder le discours sur la rédemption de l’existence de l’homme. L’idée-clef de cette métaphysique de la conversion est la décréation et le terme lui-même est significatif. Le privatif indique la passion de la réduction et de l’annihilation érigée en impératif moral, dont le contexte, proprement métaphysique, est indiquée par « création ». Le mot lui-même est un néologisme inventé par Péguy qui d’ailleurs l’utilisait en un sens diamétralement opposé1. Quant à Simone Weil, elle n’en donnait aucune définition exacte. Quoiqu’il s’agissait certainement plus que d’un simple essai terminologique elle n’était pas très décidée sur son emploi et elle hésitait même sur son orthographe. Quelquefois « décréation » est un seul mot mais on lit plus souvent « décréation » ou le verbe « dé-créer »2. Ce qui est certain c’est que c’est le seul terme qui puisse exprimer adéquatement son intuition fondamentale : celle de la vocation auto-annihilatrice des êtres humains (2, 384), une vocation qui fut énoncée dans le commandement ancien du Théétète sur l’imitation de Dieu et qui finalement — comme on le verra — se trouve fondée dans l’essence même de Dieu. Mais « comment » imiter Dieu, ou plutôt « quel » Dieu à imiter ? En guise de réponse Simone Weil ne fait qu’ébaucher les théories d’une « distinction » à l’intérieur de la divinité. Cette distinction est profondément influencée par son expérience du Christ et elle porte évidemment des marques de la doctrine chrétienne de la Trinité. Au fond, il s’agit d’une vision de la réalité ne contenant dans sa totalité que deux perfections véritables, la nécessité et l’amour, qui deviendront ainsi les deux visages de Dieu. C’est l’acte de la création lui-même qui révélera cette dualité. Créer, c’est certainement faire preuve de puissance car il s’agit d’établir de l’existence, de communiquer de l’être, et qui plus est, de fonder des lois éternelles. Mais tout cela n’est qu’une implication de la création : Dieu étant puissant par définition, peut agir comme il veut, peut créer tout ce 1

Note conjointe sur M. Descartes et la Philosophie Cartésienne in Œuvres en Prose, 1909, 1914, Paris, La Pléiade, 1961, p. 1385, 1405. 2 Décréation : 2, 384, 2, 401, 2, 421 ; 3, 255, 3, 385 ; dé-création : 2, 363, 2, 36, 2, 368, 2, 370, 2, 372, 2, 385, 2, 401, 2, 432, 2, 434, 2, 456, 2, 466, 2, 468 ; 3, 170.

La création comme abdication qu’il veut, peut appeler le non-être à l’existence. Le non-être est très maniable, il n’offre aucune résistance, même le problème au sens le plus formel d’une modification quelconque de son rapport à Dieu ne se pose pas car, comme dit Saint Thomas, « avant » la création le non-être ne fut en aucune relation avec Dieu. Le véritable problème n’est pas là : il est à chercher dans l’idée de la perfection divine, dans son être nécessairement sans faille auquel rien ne peut être ajouté ou soustrait. « Avant » la création, Dieu était « tout dans le tout », maintenant il y a quelque chose « en dehors de lui ». « Avant » la création l’Éternel se reposait dans le foyer lumineux et inaltérable de son actualité parfaite, « maintenant » il est relié par mille fils tordus à ce grouillement d’êtres qu’on appelle l’univers. Comment est-ce possible ? La réponse au « comment » implique celle donnée au « pourquoi ». Pour Dieu l’acte de la création ne fut pas une expansion de soi mais bien plus une renonciation ou une abdication1. Cet univers est un royaume abandonné2, son prix est le retrait de Dieu et sa simple existence cause de la séparation en Dieu (cf. 4, 297). La réflexion théologique oppose habituellement création et passion mais au fond elles ne font qu’une. L’Apocalypse exprime cette profonde vérité par le passage sur l’Agneau qui a été égorgé dès le commencement du monde3, auquel les Cahiers font écho par « La crucifixion de Dieu est une chose éternelle »4. Si la création est un sacrifice de la part de Dieu, elle est alors, non pas un moyen d’accroissement, mais au contraire la forme même que son amour revêt pour donner et pour se donner à ses créatures. Donc ce n’est pas la puissance de Dieu qui déborde dans la création mais son amour, et ce débordement est une véritable diminution5. 1

4, 152, 4, 176, 4, 347 ; IV 1, 290, 3, 266 ; IV 1, 291, IV 2, 277, 2, 271. 4, 152 ; 3, 279 et surtout IV 1, 273 cf. EL 48, 4, 345, 3, 86, 3, 88 ; 4, 131. 3 Apoc. XIII. 8. in IV 1, 291, 3, 279 cf. 3, 462 n 92. 4 3, 279. Une autre représentation de la séparation de Dieu d’avec Lui-même est le mythe de Prométhée IV 2, 290 sq ; IV 2, 194s ; V 2 359. 5 Nous nous permettons de remarquer l’étrange similarité de ces vues avec la notion Kabbaliste du Tzimtzum, ce retrait et auto-limitation de Dieu dans la création. D’ailleurs dans sa forme originelle chez Isaac Luria le Tzimtzum est une sorte de crise nécessaire dans la vie de Dieu (Scholem, G. : Les Grands Courants de la Mystique Juive, Paris, Payot, 1960, p. 277-281). Ce n’est qu’avec son disciple Chaim Vital interprétant cette retraite comme un acte libre d’amour de la part de Dieu que le rapprochement avec Simone Weil s’impose, Scholem, G.: Zur Kabbala und ihrer Symbolik, Zürich, 1960, p. 149. Sans vouloir multiplier les parallèles, on pourrait mentionner que de pareilles conceptions se retrouvent dans les œuvres d’un Schelling : Werke VII. Stuttgart, 1860, p. 429 ou d’un Hamann : Sämmtliche Werke II. Vienne, 1950, p. 171. 2

22

La puissance de Dieu Le sacrifice de la création, le fait que l’Agneau ait été égorgé dès le commencement du monde, apparaît comme une déchirure originelle entre les deux personnes divines1, ainsi cet « espace » que Dieu a laissé au monde ne se situe pas tellement en dehors de la divinité, mais plutôt « entre » Dieu et Dieu. Cette métaphore permettra à Simone Weil de dramatiser l’obstacle que la création représente pour l’union affectueuse entre le Père et le Fils. Reste donc à savoir si c’est l’être tout entier qui s’interpose ainsi entre Dieu et Dieu, ou bien seulement un de ses niveaux ontologiques. La solution de cette alternative ne manquera pas de révéler les lignes fondamentales de toute cette métaphysique. En tant qu’abdication, sacrifice et renonciation, Dieu n’est qu’amour. C’est Dieu le Fils qui n’a rien à voir avec force et puissance2, qui n’a aucune part dans les événements survenus dans l’Univers matériel. Sa seule présence dans le monde c’est en face d’une âme humaine, où il se tient debout comme un mendiant pour implorer qu’elle fasse le bien, qu’elle L’aime (cf. 4, 185). Cette humilité fondamentale forme un contraste radical avec l’image la plus frappante que nous puissions avoir du Père : la puissance majestueuse et terrible. Cependant la puissance a aussi un autre sens qui en est, en fait, le sens véritable, c’est qu’elle est nécessité, c’est-à-dire que le fascinans et tremendosum héberge en son sein l’intelligible. Donc la puissance qui est l’indice même d’une transcendance radicale finira par expliquer ce qui se trouve comme écrasé dans sa présence. Il semble donc évident que tout discours portant sur Dieu doit le désigner — implicitement ou explicitement — par rapport à la réalité, c’est-à-dire en tant qu’il en est la cause, ainsi les deux visages différents de Dieu seront opposés comme deux causes, comme deux causalités différentes. Platon dans le Timée (48a) parle de la cause bonne et de la cause nécessaire, tandis que Kant distinguera causalité nouménale et causalité phénoménale. Sous la plume de Simone Weil la cause nécessaire du Timée sera comme subsumée et fondue dans la causalité des phénomènes : sa violence, son opacité, sa résistance aveugle seront intégrées à la grande clarté mathématique de la structure des apparences. Par contre, quant à la cause bonne de Platon c’est elle qui accueillera et recouvrira la causalité kantienne des noumènes dont l’intelligibilité pure et parfaite sera comme transsubstantiée par l’amour s’exprimant à travers la « persuasion » dont parle Platon3. 1

IV 1, 353, 3, 398, IV 2, 291 cf. Perrin-Thibon : op. cit. p. 41. Cf. 4, 130 ; IV 2, 282. 3 V 2 350 cf. 3, 181, 3, 195, EL 77, OL 233, Philosophie. Enseignement (1935-1938), f. 271, Ms, etc. 2

23

Dieu comme nécessité Simone Weil a toujours été parfaitement convaincue que toute la réalité était complètement déterminée par la nécessité1 et c’est au fond pour disculper la divinité de toute responsabilité dans le cruel mécanisme de ce monde qu’elle se trouve amenée à poser Dieu comme Puissance séparée de l’Amour. Sur un autre plan on pourrait aussi dire qu’elle veut défendre Dieu de sa propre puissance en le peignant comme liberté, amour ou bien « au delà de l’être », peut-être au-delà même de son propre être. En même temps, elle entend garder Dieu dans la carapace parfaite de la nécessité absolue et intelligible, ou plutôt, elle veut pouvoir déifier la nécessité. Ainsi la puissante fascination intellectuelle que le déterminisme implacable du monde matériel avait toujours exercée sur elle apparaîtra renforcée par le devoir religieux de l’adoration du créateur, dont cette fascination n’était jamais au fond qu’un pressentiment. La nécessité apparaît avant tout mathématique à cette cartésienne (IV 2, 285). C’est un réseau de connexions immatérielles et sans force et cependant « plus dures qu’aucun diamant » (V 2 350). Ce sont les relations pures et abstraites qui composent l’essence même de tout ce qui est réel car il faut comprendre que « La réalité n’est que transcendante »2. Vue sous cet angle, la nécessité perd toutes ses connotations numineuses ou morales et s’offre à l’œil contemplateur ou à l’intelligence du savant comme la clarté cristalline de l’intelligible, le niveau où pureté et réalité finiront par coïncider. Hélas, ce sublime spectacle apparaît bien différent à l’homme exposé aux hasards et à la merci de l’existence contingente. Si l’acceptation de la nécessité comme destin est la vertu propre au philosophe Stoïcien, ce même destin apparaîtra au commun des mortels comme du pur arbitraire. Le sage parlera de son impartialité majestueuse mais le vulgaire ne pourra que l’accuser d’une indifférence cruelle. Toutefois peut-on porter de telles accusations contre une force impersonnelle, un simple réseau de relations ? Est-ce la faute du diamant s’il est dur ? Peut-on reprocher aux lois statistiques de ne pas faire acception de personnes ? Ces questions sont aussi vieilles que le monde : si on les pose c’est uniquement pour attirer l’attention sur une certaine ambiguïté de la pensée de Simone Weil dans la façon où elle envisage la relation entre Dieu et la nécessité. Si la nécessité est le sens fondamental que l’on peut attribuer à la puissance de Dieu, alors la transcendance même de cette dernière semble compromise. Dieu n’est plus la source de la réalité : Il est comme réduit à 1 2

Cf. 2, 495, 2, 90, etc. 2, 486, 3, 179.

24

L’autonomie de la créature n’en être que la structure intelligible. Mais Simone Weil hésite à tirer une pareille conclusion et dira plutôt que, lorsqu’en créant le monde Dieu s’en était retiré, Il délégua son pouvoir à la nécessité, qu’Il lui « confia » sa création matérielle1. La nécessité est la limite que Dieu impose au Chaos2 : elle est maîtresse de ce monde mais elle continue à porter la signature divine (4, 365), étant un principe d’Ordre. Cependant qu’elle soit médiatrice (IV 2, 279) ou un compromis (4, 351 ) entre Dieu et la matière, la nécessité comme vérité de l’être représentera toujours l’essence divine et à ce titre Simone Weil a moins de difficultés à laisser dans l’ombre sa véritable relation à Dieu. Pour elle la transcendance se manifeste par rapport à l’existence et au mal, non pas à l’essence et à l’idéalité. Dieu est source et archétype, non pas maître, de la vérité donc l’idée de sa continuité, d’ailleurs laissée imprécise, avec le réseau des essences ne présente rien d’offensif. Mais y a-t-il une continuité entre Dieu et la nécessité en tant que cette dernière est maîtresse de la vie des êtres raisonnables, c’est-à-dire des malheurs et des périls qu’un destin aveugle distribue si abondamment aux mortels ? Doit-on penser que même sous cet aspect la nécessité soit imputable à Dieu ? Simone Weil s’est toujours élevée violemment contre la notion de la Providence dans la mesure où celle-ci signifierait une intervention directe de la cause première dans le fonctionnement des causes secondes3. Cependant sa conviction inébranlable, d’une part du caractère nécessaire de tout ce qui arrive dans le monde, d’autre part du fait que cette nécessité n’est que le visage que Dieu tourne vers l’Univers, la force à admettre dans le monde « un ordre providentiel » indépendant des buts humains (IV 2, 172), et elle en vient même à dire que « La nécessité est une des dispositions éternelles de la Providence » (4, 364), que « Dieu... veut la nécessité » (2, 373), voire « Dieu se fait nécessité » (2, 75). Toutefois, qu’elle soit seulement la servante fidèle de Dieu ou son attribut fondamental, la nécessité se présente en continuité d’essence avec Dieu. Autrement dit, l’être comme tel, dont la vérité est la nécessité, ne peut pas représenter cet obstacle qui s’interpose entre Dieu et Dieu. Toute la réalité de l’être de l’Univers se concentre dans ces relations sans forces et dures comme le diamant, donc la réalité même de l’être est trop directement reliée à Dieu pour pouvoir s’opposer à Lui. L’Univers matériel, à travers sa structure intelligible, ayant été comme 1

Perrin-Thibon : op. cit. p. 41. 3, 140. C’est de la nécessité dont il s’agit dans les Psaumes. Dieu imposa une limite aux eaux : « tu mets une limite à ne pas franchir, qu’elles ne reviennent couvrir la terre » Ps. 104, 9 in V 350, 3, 72, etc. 3 IV 2, 172 cf. 2, 346, 2, 373, 4, 176, LR 54. 2

25

L’autonomie de la créature « subsumé » sous un aspect de Dieu Lui-même, ce n’est qu’à la lumière de la signification spéciale que Simone Weil attribue à la « création » qu’on comprendra comment « l’abdication constituée par l’acte créateur » pourra arracher Dieu à Dieu. Malgré une confusion et une ambiguïté qui, avouonsle, dépassent peut-être le plan purement terminologique, la logique interne de la pensée de Simone Weil semble nous suggérer que pour elle « création » n’est que la création des êtres autonomes et n’est créature qu’un être investi de libre arbitre. Une note des Cahiers identifie clairement la créature avec l’être autonome et la création avec le monde de ces êtres autonomes : « La Genèse sépare création et péché originel à cause des nécessités d’un récit fait en langage humain. Mais la créature en étant créée s’est préférée à Dieu. Autrement y aurait-il eu création ? Dieu a créé parce qu’il était bon, mais la créature s’est laissée créer parce qu’elle était mauvaise. Elle se rachète en persuadant Dieu à force de prières de la détruire » (4, 155). Ce qui est repris plus tard : « Ce don du libre arbitre n’est-il pas la création elle-même ? Ce qui est création du point de vue de Dieu est péché du point de vue de la créature »1. Question et réponse sont explicites : en créant l’homme Dieu lui a fait don du libre arbitre qui entraîne l’autonomie. Ce n’est que l’existence autonome et non pas l’être tout entier qui sépare Dieu de Dieu. L’homme et la matière sont tous les deux entre Dieu et Dieu : l’homme en tant qu’écran et la matière en tant que miroir, mais c’est l’écran seul qui fait obstacle à l’échange d’amour entre le Père et le Fils à travers ce miroir parfaitement transparent qu’est la création matérielle (4, 130). Les choses matérielles, par la présence en elles de la nécessité, sont en parfaite continuité avec Dieu. Celle-ci ne sera rompue qu’au moment où les êtres autonomes assumeront une existence indépendante donc séparée : c’est un crime que d’être autre que Dieu2, un crime que partagent tous ceux qui se serviront de leur libre arbitre, dissolvant ainsi le lien créateur-créature (3, 249). S’il en est ainsi, alors nous voyons plus clairement l’obstacle entre Dieu et Dieu : c’est le royaume de l’autonomie3. A ce moment nous avons complété une ébauche du 1

4, 244 cf. 4, 184, 2, 373, voir aussi 2, 270. 4, 299s, IV 2, 207. « En notre être Dieu est déchiré. Nous sommes la crucifixion de Dieu. Mon existence crucifie Dieu » 3, 279. 3 « Le mal est la distance entre la créature et Dieu, et s’il disparaît, la création, elle aussi, disparaîtra » 2, 466. Remarquons qu’à partir des vues kantiennes de Simone Weil sur l’espace et le temps comme simples facteurs subjectifs quoiqu’universels de notre sensibilité, on pourrait peut-être résoudre l’opposition apparemment irréductible entre les textes qui posent la création matérielle comme obstacle entre Dieu et Dieu et ceux qui n’attribuent ce rôle qu’à l’autonomie humaine. 2

26

L’être et l’existence schéma ontologique de Simone Weil. Entre les deux pinces de l’Amour et de la Puissance-Nécessité, s’affirme l’autonomie. Autrement dit : le vrai ou l’être est séparé du bien par le mal. L’idée de la décréation se présentera donc comme une exigence ontologique : le ne-devant-pas-être devrait se supprimer ou être supprimé. Dit d’une façon plus « religieuse » : « Si on pense que Dieu a créé pour être aimé ; et qu’il ne peut pas créer quelque chose qui soit Dieu ; et qu’il ne peut pas être aimé par quelque chose qui n’est pas Dieu ; il rencontre alors une contradiction... toute contradiction se résout par le devenir. Dieu crée un être fini qui dis je, qui ne peut pas aimer Dieu. Par l’effet de la grâce peu à peu le je disparaît et Dieu s’aime à travers la créature qui devient vide, qui devient rien. » (2, 456). *** Exigence ontologique et commandement religieux, la dissolution de l’existence pécheresse est l’idée par laquelle la métaphysique de l’homme se révèlera comme étant au centre même de la métaphysique tout court. Ce qui est à dissoudre, c’est ce mauvais troisième, cette excroissance maligne sur le corps du réel, cette violence injustifiable qui déchire la belle harmonie du bien et de la nécessité. L’autonomie c’est le mal et « son nom est légion ». La condition autonome elle-même s’appelle existence. C’est elle qui, par la décréation, doit être réduite à l’être. L’être est réel et parfait, tandis que l’existence n’est qu’une ombre fautive, et ce n’est qu’en chassant l’ombre que le réel acquiert sa plénitude : « Dé-création en tant qu’achèvement transcendant de la création ; anéantissement en Dieu qui donne à la créature anéantie la plénitude de l’être dont elle est privée tant qu’elle existe »1. Qu’importe ce que Simone Weil entende par le bien ou le nécessaire, ce qui 1

3, 170. La distinction est déjà connue par l’écolière : « L’esprit de l’homme n’est pas fait pour comprendre ce qui existe mais ce qui est » I 304 cf. la dissertation sur L’Existence et l’Objet (juillet 1926) I 80-88 et ses nombreuses variantes. Sans doute, même des écrits de maturité oublient ou retournent la distinction, telle une note de New York : « Dieu m’a créée comme du non-être qui a l’air d’être, afin qu’en renonçant par amour, ce que je crois mon être, je sorte du néant » 4, 124 (les italiques sont de nous). Néanmoins, un grand nombre de textes essentiels sont clairs : « l’existence » est le mode d’être de l’homme autonome ; c’est une condition qui n’est que relativement vraie, « apparente » 4, 124 ou « imaginaire » 4, 252 cf. 4, 300, IV 1, 361. Ajoutons que Simone Weil semble avoir reconnu une certaine similarité entre sa notion d’existence et l’usage que les existentialistes font du terme, mais elle reproche vigoureusement à ces derniers d’avoir valorisé un état de fait qu’elle ne cessait de dénoncer 2, 294. Sur sa critique de l’existentialisme cf. Lettre à Jean Wahl, Deucalion, 4, 1952, p. 257. Voir toutefois 2, 288.

27

Péché et perspective nous intéresse maintenant c’est la description de ce qui n’est ni l’un ni l’autre et qui justement constitue notre condition terrestre. Pour abolir cette condition — dira Simone Weil avec une grande brutalité — il faut « vivre en cessant d’exister pour qu’en un soi qui n’est plus soi Dieu et sa création se trouvent face à face » (3, 162). Le « soi » correspond à « quelqu’un ». Quand on cesse d’être centré sur soi, on renonce à être quelqu’un, on donne le consentement complet à devenir quelque chose (4, 297). Étant quelqu’un, on affirme son soi et ainsi on est écran entre Dieu et sa création. Cet écran est aboli dans la mesure même où on use son individualité1, sa personnalité, où on ne parle plus à la première personne2. Le mot « personne » a acquis dans les temps modernes une connotation respectable, mais elle est, au fond, identique avec le moi ou le je, termes suggérant directement l’égoïsme, l’égocentrisme, une certaine brutalité et rapacité3. « La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché », dira une note de Londres4, mais cette formule succincte ne fait que reprendre, en une version abrégée, la substance d’une définition précédente : « Le moi ce n’est que l’ombre projetée par le péché et l’erreur qui arrêtent la lumière de Dieu et que je prends pour un être » (3, 104). Créature et existence, jouissance de l’individualité et du libre arbitre, personne ou personnalité, je ou moi expriment une intuition fondamentale sur le statut de l’homme, mais en fait ils ne désignent qu’un de ses composants, même si les autres sont comme ensevelis sous le poids écrasant de ce dernier. Avant de voir de plus près ce qui est enseveli, il reste à considérer le mode de cet ensevelissement même. Les deux notions qui reviennent continuellement sous la plume de Simone Weil pour désigner l’existence personnelle sont le crime et l’erreur : « l’homme commence non pas par l’ignorance mais par l’erreur », écrivit la jeune étudiante au début de son diplôme (I 161). Cela veut dire que le non-savoir de l’homme n’est pas un simple manque de connaissance mais la perversion positive du connaître 1

2, 380s cf. 2, 375 et le texte de ses 17 ans : « Le bien est donc le mouvement même par lequel on s’arrache à soi en tant qu’individu » I 71. À New York elle prie ainsi : « Père… arrache de moi ce corps et cette âme pour en faire des choses à toi, et ne laisse subsister de moi, éternellement, que cet arrachement lui-même... » 4, 280. 2 IV 1, 343 cf. 4, 197, 4, 117 ; IV 2, 269 ; IV 2, 280. 3 Pour la jeune Simone Weil l’opposition moi-je exprime celle entre le moi nouménal et le moi phénoménal chez Kant. Ainsi « dans toutes les circonstances, être un homme, c’est savoir séparer le « je » et le « moi » Leçons p. 206. La distinction revient dans un passage des Cahiers 2, 483 mais en général pour les écrits de maturité « moi » 3, 104, 2, 252, 2, 383, etc. et «je » 2, 125, 2, 247, 2, 252, 2, 291 ; 2, 486, 2, 383, 3, 103, etc. sont équivalents. 4 EL 17 cf. EL 30 sq, 4, 87.

28

Péché et perspective même. Pour la Socratique convaincue qu’elle était, l’erreur signifiait « toujours faute au sens moral du mot »1. La plus importante de nos erreurs, notre erreur fondamentale dans le sens qu’elle fonde notre existence même, est à chercher dans la perspective. Tout être fini est soumis à la loi de la perspective qui est distorsion dans un double sens. Être soumis à la perspective ne veut pas dire simplement qu’il y a un décalage inévitable entre la façon où le monde est « en lui-même » et celui dont il se présente à nous. Avoir une perspective signifie avoir un point de vue, c’est-à-dire être au centre d’un champ de vision (cf. 3, 400). Les hommes qui vivent dans l’espace et le temps ne peuvent pas éviter de se trouver dans un pareil centre de vision : ce qui est grave c’est qu’ils finissent par se considérer comme centres au niveau métaphysique et moral aussi. Les effets de la perspective physique obéissent à des lois strictes physico-physiologiques générales et normatives, tandis que la perspective morale et métaphysique est particulière à chaque homme. La perspective physique est une manifestation innocente et superficielle du fait fondamental que chaque être humain s’assume comme un centre de référence irréductible à tout autre. Être centre de référence signifie interpréter l’univers en fonction de ses désirs, de ses croyances et de ses ambitions2. Une pareille interprétation ne peut manquer d’être terriblement déficiente car « les hommes étant des êtres finis n’appliquent la notion d’ordre légitime qu’aux environs immédiats de leur cœur » (IV 2, 211). D’autre part, la perspective brouille le sentiment même de la réalité (2, 333) en nous forçant à apprécier les autres êtres seulement en fonction de leur importance à l’égard de nous-mêmes. On est comme rivé à son point de vue, on est enchaîné par sa perspective et ainsi on est incapable de « faire le tour » de ce qu’on regarde pour se convaincre qu’il est vraiment et comment il est3. Telle est la genèse du savoir dans un être autonome dont l’intelligence imite le mauvais boucher du Phèdre, incapable de suivre les articulations du poulet qu’il découpe, c’est-à-dire des relations du réel qu’il est en train de dénouer. 1

I 281 ss. Pour une expression plus nuancée de cette vue 4, 80. « Comme Dieu, étant hors de l’univers, en est en même temps le centre, de même chaque homme a une situation imaginaire au centre du monde. L’illusion de la perspective le situe au centre de l’espace ; une illusion pareille fausse en lui le sens du temps ; et encore une autre illusion pareille dispose autour de lui toute la hiérarchie des valeurs. Cette illusion s’étend même au sentiment de l’existence, à cause de la liaison intime en nous du sentiment de la valeur et du sentiment de l’être ; l’être paraît de moins en moins dense à mesure qu’il est plus loin de nous » IV 1, 299 cf. IV 2, 268. 3 IV 2, 273, 2, 458. 2

29

L’imagination produit l’erreur Le savoir et la méthode sont universels ; y manquer est le signe de notre individualité. Quand un enfant effectue une addition et fait une erreur, celle-ci porte la marque de sa personne1. La vérité, elle, est impersonnelle : bien sûr, on fait des efforts pour découvrir les vérités, mais quand elles sont là, elles sont et le moi n’est nulle part (2, 490). Tandis que la caractéristique de la personne est de s’affirmer elle-même en existant de la façon la plus forte et la plus pleine, la nature même de l’intelligence, cette faculté qui exécute l’opération correcte, « consiste en ce qu’elle est une chose qui s’efface du fait qu’elle s’exerce »2. À vrai dire, ce n’est pas l’intelligence mais l’imagination qui agit dans le savoir hétérogène que secrète l’existence autonome. L’intelligence pure est sans centre, toute la réalité est équivalente pour elle : elle déchiffre les choses, elle ne les interprète pas. Il en va bien autrement pour l’imagination, celle-ci n’étant que l’eikasia de la Ligne (cf. 2, 443s) ou cette imagination « aux constructions mauvaises » dont parlent les Regulae. En ce domaine Simone Weil était résolument pré-kantienne : pour elle l’imagination n’est jamais créatrice, elle n’est que « fabricatrice ». Elle secrète des illusions, dont l’essentiel est le rêve de l’existence autonome ellemême. C’est par l’imagination que s’effectue le passage immédiat de l’erreur au crime3. Il s’agit bien plus que de simples constructions d’images, de rêves et d’illusions. Un texte des Cahiers est très éclairant : « Concevoir la notion et la possibilité du mal, sans l’imaginer, c’est ce que signifie Ulysse attaché et ses matelots aux oreilles pleines de cire » (2, 105). Voir et entendre les sirènes tout en étant lié, signifie les connaître rationnellement sans y mêler son propre moi, c’est-à-dire en gardant une certaine distance. L’imagination est inséparable du désir qui aurait poussé Ulysse vers les sirènes s’il n’avait pas été attaché si fermement : elle est un élément central, essentiel, de ce désir même qui me conduit à supprimer la distance entre moi-même et quelque chose ou quelqu’un d’extérieur. Ordinairement on entend par imagination la découverte ou plutôt l’invention des choses nouvelles, c’est-àdire qu’une chose imaginée a la « vocation » de devenir une chose actuelle. Pour Simone Weil l’imagination se charge d’un autre sens : elle change ses objets en des choses imaginaires, elle les prive de leur réalité autonome. Présentes dans l’imagination comme objet de mon désir ou obstacle à ma volonté, une chose ou une personne ne sont plus des êtres qui se suffisent à 1

EL 17 cf. 1, 125 ; « L’étonnement est peut-être le propre de l’existence. Les idées n’étonnent pas... mais si l’addition est fausse, le résultat étonne parce que l’existence apparaît nue » I 300. Ici « l’existence » a le même sens que « la personne » dans les Écrits de Londres. 2 2, 489 cf. Leçons p. 117. 3 Cf. IV 2, 171, voir aussi 3, 270.

30

L’imagination secrète du mal eux-mêmes. N’existant que par rapport à moi, elles sont devenues comme irréelles, elles ne servent qu’à maintenir cette harmonie précaire que nous appelons notre personnalité. Une fois cet équilibre rompu par les coups de la réalité extérieure, tout notre désir tend à le réétablir1. Souvent on n’en a pas les moyens, on n’est pas assez déterminé ou assez fort pour éliminer la présence meurtrière de l’obstacle extérieur. Alors « l’imagination combleuse » accourt pour suppléer le moi avec des mensonges, des consolations, de petites tâches à remplir (cf. 2, 287ss). En général, cela ne suffira pas pour nous occuper longtemps et il ne reste qu’à rentrer notre colère et prendre notre revanche à l’intérieur de notre imagination où elle rage sans entraves (cf. 2, 271). Mais si parfois nous avons le pouvoir de traduire notre haine et notre désir de destruction en des actions, nous n’hésiterons pas, car l’objet de notre passion n’a plus d’existence véritable à nos yeux. Au moment où nous haïssons (ou nous désirons) violemment un être, le feu qui brûle en nous l’a déjà consumé ; il est déjà cendre, même s’il garde sa forme extérieure et le moindre mouvement le fera évanouir. Le moi ne tolère pas d’obstacles sur son chemin et, grâce à l’imagination, les obstacles sont comme vidés de contenu, comme pulvérisés d’avance. Un acte imaginaire est un acte foncièrement irréel, car il ne rencontre que des ombres (cf. 2, 454s). Tuer quelqu’un par exemple est un acte dont « l’essence est imaginaire » (2, 325) car si le meurtrier savait que sa victime existe réellement, il ne pourrait pas enfoncer son couteau en lui. Ne pas voir d’obstacles est le terrible secret du carnage du guerrier vainqueur (IV 2, 236) et des méfaits du criminel (cf. 2, 105) : les victimes ne sont à leurs yeux que des ombres sans substances, des objets inertes et inanimés. Ainsi un acte imaginaire est pécheur, car en les ignorant, il viole les frontières d’un autre être. Nous sommes enfin au point où l’existence autonome et personnelle, c’est-à-dire le moi, apparaîtra dans son sens véritable qui est la négation d’autrui. L’imagination, en nous donnant un point de référence fictif, nous pare d’une « royauté imaginaire » (2, 308), nous fait nous dresser contre le seul centre véritable de la réalité. C’est l’élément proprement diabolique dans l’homme2 car elle nous pousse à usurper la place de Dieu3, et une fois assis sur son trône, on ne manquera pas d’ignorer les autres humains. En fait, c’est ici que les terribles conséquences de la perspective faussée apparaissent : 1

2, 295s cf. 2, 142 ; 2, 29. 2, 314, 2, 334. 3 Cf. 2, 337, IV 1, 299 ; 2, 325. 2

31

La reconnaissance d’autrui l’on est incapable de reconnaître que les autres ont autant de droits que nousmêmes à s’estimer des centres1. Ce monde est essentiellement la coexistence des êtres et « Tous les crimes, tous les péchés graves sont des formes particulières du refus de cette coexistence »2. La première prescription de la métaphysique de l’homme pour Simone Weil c’est de reconnaître cette coexistence, la protéger et s’il le faut, la rétablir. Quand on rencontre un être qui, par la souffrance et le malheur a été réduit à l’état d’une chose inerte et passive, il faut nous arrêter et tourner notre regard vers lui, comme faisait le Bon Samaritain de l’Évangile. Dépensant et se dépensant pour un malheureux sans s’attendre à aucune compensation, sans aucun motif personnel, on accepte d’être diminué en faveur de l’existence indépendante d’un autre être que soi-même (IV 1, 291s). On n’est plus au centre du monde, on donne désormais son consentement amoureux et actif à la coexistence d’un autre être avec nous, on « conserve » l’autre. Cette conservation est l’œuvre de la « personne impersonnelle » décréée (4, 171) : elle implique la reconnaissance des rapports dans l’univers qui sont indépendants de nous, c’est-à-dire la reconnaissance de la réalité en tant que telle. Une erreur dans la compréhension de ces rapports, comme l’addition manquée de l’enfant, porte la marque du moi, de même l’acte qui détruit un autre être. Dans les actions de l’homme décréé, déchiffrant et conservant les véritables rapports entre les êtres et les choses, il n’y a pas de trace du « je » (2, 256s) car elles sont une imitation de l’intelligence, une chose « qui s’efface du fait qu’elle s’exerce » (2, 489). Si le sens même de l’autonomie est le refus de la coexistence avec d’autres êtres, alors nous avons défini l’homme en fonction de ses relations avec son prochain3. Nous allons voir que cette caractérisation ne se limite pas au moi, c’est-à-dire au ne-devant-pas-être, mais à ces deux autres niveaux qui se révéleront respectivement comme représentants de la nécessité et du bien dans l’homme. Pour le moment qu’il suffise de remarquer qu’à travers la vue de l’existence autonome et les commandements impérieux de la dissoudre, Simone Weil expose merveilleusement l’intégration par le Christ du deuxième commandement au premier (Cf. 2, 391). Si on accepte que les 1

1, 325, 1, 338s, 2, 425, 3, 326, IV 1, 331, etc. IV 2, 282 cf. 4, 317. Tandis que « la suprême justice est l’acceptation de la coexistence avec nous de tous les êtres et de toutes les choses qui en fait existent ». IV 2, 282 cf. IV 2, 269. La précondition de la justice est donc l’abandon de la perspective 1, 290s, 4, 401; 3, 383, 2, 237. 3 Sur l’existence personnelle en tant qu’elle n’est due qu’à notre reconnaissance par les autres 1, 117, EL 35 ; PS 115, IV 1, 293 cf. IV 2, 218, EL 27, II 2, 132. Voir aussi Leçons p. 203 et IV 1, 259. 2

32

La folie de Dieu êtres aient une existence indépendante de notre imagination, alors on imite le sacrifice de Dieu dans la création : Il a renoncé à être tout et a fait place à d’autres êtres1. Agir de cette sorte signifie que « Nous participons à la création du monde en nous décréant nous-mêmes » (2, 432). Si toutefois — et c’est le caractère de l’existence pécheresse — on méprise et on ignore le prochain, c’est parce qu’on rejette Dieu en se mettant à sa place. Ou plutôt : on veut imiter « la divinité par la puissance et non par l’amour, par l’être et non par le non-être »2. Imiter Dieu par la puissance c’est la revendication de la royauté imaginaire, conjurée par la chute de l’homme ou le péché d’Adam. En abandonnant son lieu naturel à la périphérie, l’homme se met au centre, et cette révolte contre Dieu implique en même temps la volonté de dominer le prochain tandis que s’il reste à la périphérie par respect amoureux du Seigneur, l’homme gardera la juste perspective pour pouvoir respecter et aimer les autres. Ainsi l’amour du prochain est quasiment une émanation de l’amour de Dieu. Et justement notre amour de Dieu conditionne l’amour que nous portons au prochain dans la mesure où il n’est pas autre chose que son imitation en tant qu’Amour : c’est la même attitude de sacrifice et d’abnégation, qu’il s’agisse de Dieu par rapport à l’homme ou de l’homme par rapport respectivement à Dieu et au prochain. Ainsi le « programme » même de la vie humaine est donné par cette note des Cahiers : « Je suis l’abdication de Dieu... je dois reproduire en sens inverse l’abdication de Dieu, refuser l’existence qui m’a été donnée »3. Mais alors pourquoi cette existence a-t-elle été donnée ? Cette question désespérée et brutale a été mille fois posée et la réponse esquissée par Simone Weil ne doit guère comporter d’éléments vraiment nouveaux. Elle nous répète que Dieu nous a donné l’autonomie (IV 1, 313) et la faculté de penser à la première personne « pour qu’il nous soit possible d’y renoncer par l’amour »4 ; il « nous pardonne d’exister au moment où nous ne voulons plus consentir à exister que dans la mesure où 1

2, 292 cf. IV 1, 291s, 4, 347. 3, 249 cf. 2, 313 ; 2, 327s, 2, 294, 3, 249. Pour l’influence d’Alain sur cette idée de Simone Weil, S. Pétrement : Sur la religion d’Alain avec quelques remarques concernant celle de Simone Weil, Revue de Métaphysique et de Morale, 1955, p. 306-330. 3 4, 246 cf. 4, 252. 4 IV 2, 269 cf. IV 2, 184, IV 1, 350 cf. « Dieu m’a créée comme du non-être qui a l’air d’exister, afin qu’en renonçant par amour à cette existence apparente, la plénitude de l’être m’anéantisse » 4, 124 ; « Dieu m’a donné l’être pour que je le lui rende. C’est comme une de ces épreuves qui ressemblent à des pièges et qu’on voit dans les contes ou les histoires d’initiation. Si j’accepte ce don, il est fatal et mauvais. Sa vertu apparaît par le refus. Dieu me permet d’exister étant autre que lui. À moi de refuser cette autorisation » 3, 184 cf. 4 , 83. 2

33

La folie de Dieu c’est la volonté de Dieu » (4, 300). En fait Dieu mendie perpétuellement l’existence qu’il a donnée à l’homme1. Mais pourquoi la lui a-t-il donnée ? Pourquoi a-t-il provoqué par la création de l’homme cette faille béante à l’intérieur de soi-même ? Pourquoi s’est-il laissé déchirer par toute la longueur de l’espace et du temps ? Pourquoi a-t-il choisi de souffrir de l’altérité de l’homme et de sa profonde mauvaise volonté de s’y enfoncer de plus en plus ? Ces « pourquoi » doivent rester sans réponse car ils tentent fièvreusement de découvrir la « cause » de cette folie de Dieu qui est la création du monde (cf. IV 2, 276) et justement la création n’avait pas de cause. Dieu a créé parce qu’il a aimé le monde : donc ce dernier n’est que le fruit de sa générosité pure (cf. IV 2, 263). Quant à la structure du monde matériel, elle découle infailliblement de Dieu en tant que Nécessité, et Aristote a certainement eu raison : ils sont coéternels. Et en ce qui concerne la présence du bien, de l’infiniment petit, du point surnaturel de l’âme, celuici n’est dû qu’à la générosité inexplicable du Dieu Amour. Mais la question de l’autonomie reste entière : même si on n’ose plus la formuler en termes de « pourquoi », il faut nous demander du moins « d’où elle vient ? » Une chose est sûre — comme disait Platon — Dieu est hors de cause. Mais — la question rebondit — ce qui est fini ne doit-il pas venir de l’infini ? Le contingent peut-il s’appuyer et se fonder sur soi-même ? Simone Weil tâtonne et hésite. Elle se sert d’images : « Nous sommes vis-à-vis de Dieu comme un voleur à qui la bonté de celui chez qui il a pénétré a permis d’emporter de l’or... Nous avons volé un peu d’être à Dieu pour le faire nôtre. Dieu nous l’a donné. Mais nous l’avons volé »2. À travers de pareilles métaphores s’ébauche une doctrine profonde sur le mal et la finitude humaine. Nous y reviendrons. À présent contentons-nous de traiter une question moins ambitieuse. Si on n’est pas capable de donner une réponse satisfaisante au pourquoi de l’existence autonome, du moins son usage pratique - même au sens kantien du terme - peut offrir un terrain de recherche. Pour Simone Weil ce fut certainement une « faute heureuse » d’avoir assumé notre autonomie3, car elle est le moyen même de sa propre 1

3, 342 cf. 4, 184. 4, 346 cf. 4, 246. Ici nous nous permettons de citer Claudel : « La créature, Voyant l’être qui lui était remis, s’en saisit, Faisant d’elle-même sa fin, et tel fut le premier rapt et le premier inceste ». Le Repos du Septième Jour. Théâtre, Paris, La Pléiade, 1956, I. p. 824. 3 Cf. IV 2, 188, 2, 334. 2

34

La destruction du moi destruction, la dimension même de sa propre dissolution. Qui plus est, et ce n’est rien que de très traditionnel, l’autonomie est l’épreuve de l’amour que nous portons à Dieu. Sans libre arbitre — affirme la tradition — on ne pourrait pas vraiment choisir l’amour de Dieu. Ce qui n’est plus tellement traditionnel, du moins selon la lettre, c’est la conviction de Simone Weil que le seul bon emploi qu’on puisse faire de l’autonomie est de la supprimer tout entière1. Étant toujours l’expression d’un choix, du choix entre le bien et le mal, c’est « une notion de bas étage » (cf. 3, 44) car l’homme décréé doit être au-delà de la possibilité de choisir le mal. Qu’il y ait eu un fond de passion d’auto-destruction et de volonté d’expiation dans l’âme de Simone Weil est un fait à la rigueur susceptible d’éclairer la genèse empirique de ses idées sur la décréation, mais l’essentiel, du point de vue philosophique, c’est qu’elle condamne résolument la torture de soi ou le suicide, ce dernier n’étant qu’un « ersatz de la décréation »2. Ce qui importe c’est la passivité et l’obéissance dans tout ce processus : l’homme ne peut que consentir à sa destruction en faisant de sa volonté un usage avant tout négatif (3, 89). C’est son seul bon usage car « l’humanité... a été créée avec une volonté et la vocation d’y renoncer... Adam... était en état de péché du fait qu’il avait une volonté propre »3. C’est la volonté propre4 — avec le concours de l’imagination — qui dit « je » en nous et c’est précisément le « je » qui doit être détruit et il doit l’être de l’intérieur5. Sans doute la destruction extérieure du moi, le mépris du monde environnant, la souffrance, l’agonie de la mort, sont-elles toujours des moyens de décréation, à la condition que nous y consentions de quelque manière. Ce qui importe vraiment, c’est que le processus de destruction du « je » commence de l’intérieur car une destruction purement extérieure du « je » est quelque chose de « quasi infernal », n’ayant rien à voir avec la décréation, voire elle peut même en ruiner complètement les espoirs. Lorsque les coups de la destruction extérieure sont très forts et que le processus de « tuer le je » n’en est encore qu’à son début, la destruction du moi sera partiellement achevée de l’extérieur en dépit de la coopération de l’homme, et ceci entraîne une 1

« Il suffit d’être sans libre arbitre pour être égal à Dieu » 4, 270. 2, 368 cf. « La destruction est l’extrême opposé de la décréation » 2, 46. Voir aussi infra p. 103, cf. 1, 339, 1, 262, 3, 197s, 1, 316 ; IV 2, 277. 3 2, 375 cf. 4, 121s. La volonté doit s’épuiser elle-même 2, 490, 4, 229. 4 3, 315, IV 1, 274, IV 1, 365, AD 27. 5 C’est d’ailleurs le seul acte libre qui nous a été accordé 2, 461. La grâce donne son concours 2, 303, mais « Dieu… ne défait pas la création, c’est à la création à se défaire elle-même » 2, 346. 2

35

La perte de tous les droits dé-création imparfaite (2, 461-466). C’est le cas lorsque la mort arrive avant que le « je » ait eu le temps de se tuer1. Malgré la violence qui peut accompagner la mort du moi, elle n’est foncièrement rien d’autre que le dévoilement de son néant, de son non-être. Nous devons savoir que nous ne sommes pas et en même temps nous devons vouloir ne pas être, car « Notre péché consiste à vouloir être et notre châtiment est de croire être. L’expiation est vouloir ne plus être et le salut pour nous consiste à voir que nous ne sommes pas »2. Cette profonde intuition du néant de l’homme s’exprime déjà dans toute sa force dans les pages de son Journal d’Usine et cette fois-ci nous n’hésiterons pas à nous servir des descriptions qui pourraient être considérées comme des éléments de la genèse empirique d’une idée métaphysique. Les continuels maux de tête dont elle souffrait et sa faiblesse physique générale lui permirent de comprendre d’expérience la détresse et la fragilité de l’être humain, en particulier pendant l’année qu’elle consacra à un dur travail physique (cf. AD 37). La fatigue, la douleur, les soucis, les craintes diverses, l’impression de son absolue subordination et la cadence folle du travail engendraient « Le sentiment que je ne possède aucun droit, quel qu’il soit, à quoi que ce soit3... que je ne comptais pas (CO 141)… que... je comptais... zéro » (CO 136). Ce sentiment de ne compter pour rien, de n’avoir aucune importance d’aucune sorte peut pénétrer jusqu’au cœur même d’un être humain (CO 144), et Simone Weil raconte qu’un après-midi en prenant l’autobus elle avait eu soudain une « étrange réaction » et qu’elle s’était demandée « Comment moi l’esclave, je peux donc monter dans cet autobus, en user pour mes douze sous au même titre que n’importe qui ? Quelle faveur extraordinaire ! Si on m’en faisait brutalement redescendre en me disant que des modes de locomotion si commodes ne sont pas pour moi, que je n’ai qu’à aller à pied, je crois que cela me semblerait tout naturel. 1

2, 36s, 2, 372s, voir aussi IV 2, 272. Exprimé en termes de théologie chrétienne, ceci signifierait que l’homme a la vocation de mûrir ses facultés morales et spirituelles en cette vie et que, sans la Faute, l’achèvement de la perfection morale de l’homme coïnciderait avec la mort. Mais la mort arrive vers l’homme pécheur comme un voleur dans la nuit, elle se trouve être une rupture au lieu d’être une consommation, une pure maturation de l’homme de l’intérieur cf. K. Rahner : Écrits théologiques, III. Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 139s. Voir 3, 55 cité infra p. 136. 2 4, 252 cf. 4,125 cf. « Pour du verre il n’y a rien de plus que d’être absolument transparent. Il n’y a rien de plus pour un être humain que d’être néant » 4, 383s ; « L’enfer, c’est de s’apercevoir qu’on n’existe pas et de ne pas y consentir » 4, 253 cf. 4, 269. Voir aussi les commentaires sur la République 514a-516c in IV 2, 94-98. 3 II 2, 253 cf. CO 21, II 2, 234, CO 141.

36

Le néant de la créature L’esclavage m’a fait perdre tout à fait le sentiment d’avoir des droits »1. « Ne pas avoir des droits » implique qu’on ne compte pour rien : pour Simone Weil cet état n’est pas la suite d’une dégradation quelconque mais l’expression même de la vérité de notre condition2. Toute une gamme de définitions sur la négativité de l’existence humaine se situe dans le sillage de l’idée de l’autonomie et ainsi on peut avoir facilement l’impression que le néant dont il s’agit est le troisième composant de l’homme. En fait, les Cahiers disent très expressément qu’« on est néant en tant qu’être humain, et plus généralement en tant que créature »3. Le contexte de ce passage qui parle de Lucifer ôte tout doute sur le sens de « créature » : il s’agit des êtres autonomes : hommes et anges. Toutefois cette réduction de l’autonomie au néant serait un subterfuge trop facile pour s’en débarrasser et Simone Weil ne ferait alors que continuer trop fidèlement la tradition étroite et paresseuse des platoniciens médiocres. Nous pouvons faire confiance à ses textes : ils nous aideront à démontrer combien différente est la dialectique qui est à l’œuvre en eux. La décréation, qui n’est au fond que la connaissance de soi, réduit l’homme au néant, mais curieusement cette réduction implique une « intensification » de notre réalité. Si l’on considère les nombres négatifs, lorsque l’on passe de moins vingt à moins dix, il y a une diminution si l’on ne regarde que la quantité absolue, mais la succession des nombres accuse une croissance. Approcher le zéro est donc croître. Quant à nous, « Nous naissons loin au-dessous de zéro. Zéro est notre maximum » (4, 384). Nous sommes nés au-dessous de zéro à cause du péché originel et nous n’atteindrons le zéro que grâce à la décréation. Il y a donc une profonde différence entre zéro, c’est-à-dire le néant, et la négativité. Essentiellement l’on n’est rien mais en tant que pécheur, on devient « un être négatif » (2, 386). Ces deux textes ne font qu’exprimer la logique profonde de toute cette pensée : du point de vue de l’ontologie des deux attributs du réel l’autonomie n’est qu’apparente, donc irréelle4. Cependant cela ne compromet point sa 1

II 2, 234. Sept ans plus tard elle écrivait au Père Perrin sur son expérience d’usine : « Ce que j’ai subi là m’a marquée d’une manière si durable qu’aujourd’hui encore lorsqu’un être humain, quel qu’il soit, dans n’importe quelles circonstances, me parle sans brutalité, je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression qu’il doit y avoir erreur et que l’erreur va sans doute malheureusement se dissiper » AD 36. 2 4, 124 ; 4, 252 ; 4, 130 ; 4, 174. 3 2, 283 cf. 2, 367, 2, 367s. 4 Il y a une profonde distinction ontologique entre l’existence, c’est-à-dire l’autonomie et la réalité cf. 3, 95s. D'une part, l’existence est opposée au domaine de l’intelligible 3, 133, c’est-à-dire du nécessaire ou de l’être IV 2, 112s, 2, 317, d’autre part au bien 4, 346. Le salut veut dire que « Nous serons du bien pur. Nous n’existerons plus. Mais dans ce néant qui est à la limite du bien nous serons plus réels qu’à aucun moment de notre vie terrestre » 4, 214 cf. 4, 202, 4, 298, 3, 193.

37

L’homme soumis à la nécessité profonde actualité et la puissante opacité qu’elle tourne si résolument vers Dieu. Que l’homme soit zéro ou rien, cela veut dire qu’il est comme transparent par rapport à Dieu, qu’il ne lui oppose aucune résistance, voire qu’il est en continuité avec lui. Il ne faut pas perdre de vue qu’en fin de compte les étiquettes négatives que les platonisants collent si facilement sur ce monde ne sont que des métaphores en vue de désigner la direction des choses par rapport à l’absolu. Est néant — au sens strict du terme — dans un pareil langage ce qui, n’offrant aucune résistance à Dieu, est en parfaite continuité transparente avec lui. L’homme n’est donc néant qu’en tant qu’il ne s’oppose pas à Dieu mais Dieu étant Puissance et Amour il y a deux façons d’être en continuité avec lui. Ces deux modes de continuité révèleront les deux autres composants de l’homme. *** La Nécessité qui représente Dieu comme Puissance dans l’Univers est la structure, le sens et l’essence même de ce monde, dont notre corps et nos facultés mentales ne sont que des parties (V 2 350s). Le monde est parfaitement soumis à la domination de la nécessité, et avec le monde l’homme aussi en tant qu’être matériel. Le néant de l’homme se révèle avant tout à travers la docilité sans faille de son appartenance à ce réseau de relations sans force et dures comme les diamants qui l’enserre de tous côtés. Dès le commencement les sens « pratique » et « théorique » de la nécessité, maîtresse du monde, sont solidaires chez Simone Weil. D’une part, dans une telle représentation de l’univers elle retrouve l’intelligibilité et l’ordre qu’elle chérissait par-dessus tout. D’autre part, un schéma quasi-mathématique du monde1, la régularité des événements se succédant infailliblement dans l’univers, l’impossibilité où se trouve tout être matériel d’échapper à l’ordre du monde, tout ceci s’accordait fort bien avec sa vision de base du néant et de l’esclavage de l’homme, de sa faiblesse irrémédiable, et de sa sujétion absolue à la nécessité extérieure. La vision intellectuelle du déterminisme, unie à la vision morale du néant de l’homme, la conduisait à démasquer avec une vigueur infatigable les mensonges et les erreurs que les hommes entretiennent dans leurs rapports avec la nécessité. Le rêveur et le tyran croient qu’elle est leur esclave ; dans la privation, la souffrance et le malheur elle semble être un maître absolu et brutal ; enfin dans une activité méthodique il semble y avoir une sorte d’équilibre : la nécessité offre à 1

IV 2, 285 cf. IV 2, 272s.

38

L’homme soumis à la nécessité l’homme parfois des obstacles, parfois des moyens d’atteindre son but. Il paraîtrait qu’une sorte d’égalité existerait entre la volonté de l’homme et la nécessité universelle. Mais toutes ces attitudes ne sont que des illusions. L’équilibre de l’action méthodique est irréel car « Dans l’état de fatigue intense, l’homme cesse d’adhérer à sa propre action et même à son propre vouloir ; il se perçoit comme une chose qui en pousse d’autres parce qu’elle est elle-même poussée par une contrainte » (IV 2, 275). Quant à la brutalité aveugle, elle ne semble telle qu’étant vue de notre perspective erronée (IV 2, 274 sq)) et, en ce qui concerne le rêveur ou le tyran, chaque moment qui passe peut infliger le démenti le plus cruel à leurs illusions. De toute façon, l’homme est soumis à la nécessité, et Simone Weil ne cesse de répéter que nos velléités de nous en libérer sont sans espoir, car l’esclavage est inscrit dans l’essence même de notre condition. Évidemment cela ne veut pas dire que l’on est ainsi acquitté de sa responsabilité de mener une vie autonome et pécheresse, car si, en tant que l’on fait partie du monde matériel, on ne peut pas se soustraire à ses lois, en tant qu’être libre, on garde toujours le pouvoir de consentir ou de ne pas consentir au mal. La double causalité kantienne recouverte et pénétrée par le langage du Timée devrait servir à Simone Weil pour expliquer ce parallélisme, cette dualité, mais elle n’arrive pas à énoncer avec clarté le rapport entre nécessité et liberté (cf. 2, 492). Qu’il nous suffise de dire que son intuition fondamentale est que l’homme est toujours soumis à la nécessité, il lui appartient seulement de choisir l’ordre de la nécessité dont il fera partie. Ce choix devrait être conçu comme s’étendant sur notre vie tout entière : « Notre péché consiste à vouloir être... » (4, 252), c’est-à-dire qu’on choisit d’une façon permanente l’autonomie1 car l’autonomie elle-même en tant qu’elle s’exprime dans des attitudes et actes physiques, n’est qu’une forme de la nécessité, de la nécessité selon laquelle se déroule l’existence du moi en expansion. Mais quel est le rôle de la nécessité dans le schéma métaphysique de l’homme ? L’homme partage le destin de tous les êtres matériels qui ont toute leur réalité dans les lois intelligibles. Avoir un corps et avoir des fonctions mentales ne sont dûs qu’à l’interprétation de cette nécessité par la perception, car au fond on n’est que réseau, rapport, loi, relation. L’inertie, l’impuissance, la fragilité de notre chair, qui échappe continuellement aux 1

Cependant « Quand un homme se détourne de Dieu, il se livre simplement à la pesanteur. Il croit ensuite vouloir et choisir, mais il n’est qu’une chose, une pierre qui tombe » IV 1, 354 cf. infra p. 168s.

39

Intelligence et nécessité exigences et aux commandements du moi, ne sont qu’une expression frappante de cette docilité aux lois universelles, qui est l’essence même de la matière. Cependant cette essence intelligible et passive se complète et se complique par une intelligibilité active, qu’on appelle intelligence. Sans vouloir se servir des arguments traditionnels sur l’âme rationnelle conçue comme le plus haut niveau de l’intelligibilité de l’homme nous croyons pouvoir affirmer que le représentant principal de la sphère du « nécessaire » dans le tableau anthropologique de Simone Weil est l’intelligence. Dans l’intelligence, qui n’en est que la forme suprême dans ce monde, la nécessité semble se boucler sur elle-même. Elle devient comme son propre miroir où elle s’explicite elle-même dans toute sa limpidité. L’agitation bruyante se calme, la pulsation et la vibration cessent, les événements se dévêtissent de leurs attributs passionnels et le squelette relationnel du monde est mis au jour dans sa nudité mathématique. À ce moment l’intelligence ne fait que contempler paisiblement la nécessité, et elle ne lui est soumise que comme l’œil du lecteur l’est au texte imprimé qu’il est en train de déchiffrer (cf. IV 2, 275). Elle est comme le miroir dont la vertu est de n’être pour rien dans l’image qu’il reflète, de n’avoir aucune dimension à soi, de manquer de toute épaisseur propre, de n’accuser aucune opacité. Tout cela, bien sûr, ne fait que paraphraser la belle formule sur l’intelligence qui s’efface du fait même qu’elle s’exerce, ce qui nous ramène aux idées de la dissolution de la perspective et de l’auto-réduction au néant. La reconnaissance et l’acceptation du droit des autres à exister au même titre que nous-mêmes doivent être précédées par la connaissance du fait qu’ils sont et de ce qu’ils sont. La connaissance objective d’une réalité extérieure n’est possible qu’en tant que l’on fait abstraction de soi-même, c’est-à-dire en tant qu’on se réduit au néant. Cela signifie — du moins dans le cas de l’intelligence pure sans rapport avec l’amour surnaturel — l’abandon, la suspension de la perspective. Toute intellection véritable porte sur la nécessité mathématique qui constitue l’ordre même du monde, cet ordre « par lequel chaque chose, étant à sa place, permet à toutes les autres choses d’exister » (IV 2, 279). La nécessité est donc l’ouvrière et la garante de la coexistence des êtres et Simone Weil pourra dire que « L’intelligence de la nécessité est une imitation de la création » (3, 179 ), car en s’effaçant, l’intelligence laisse apparaître la pure vérité et la réalité des choses, se conformant ainsi à l’image de ce retrait de Dieu qui permet à l’univers un fonctionnement indépendant de Lui. La vérité la plus importante qu’on laisse ainsi paraître est celle de l’existence d’autrui, donc une relation d’intersubjectivité se trouve affirmée même par rapport à l’intelligence.

40

La non-perspective Cependant la reconnaissance d’autrui à ce niveau reste encore tout à fait formelle : elle n’est vraiment possible que si l’autre n’enfreint aucunement les buts et les aspirations du moi en expansion, c’est-à-dire quand il se présente comme un fait objectif et neutre et non pas comme un soi véritable. Dans une certaine mesure l’intelligence anticipe sur la vocation décréatrice de l’amour, car, en faisant attention à une version latine difficile ou à un problème mathématique compliqué, au moins provisoirement, les buts du moi sont oubliés (cf. IV 1, 255 sq). Platon a vu parfaitement juste : toute activité intellectuelle dans les limites étroites de son exercice même est pure et purificatrice, car elle implique nécessairement qu’on fasse abstraction de ses intérêts et désirs personnels, et ainsi les démons de l’autonomie se trouvent exorcisés au moins pour quelque temps. Cette même idée sera vigoureusement affirmée dans un certain nombre de textes où Simone Weil relie l’intelligence à ce qui est surnaturel en l’homme1. Mais il lui arrivera bien plus souvent d’en parler comme étant « à l’intersection des deux mondes » de la nécessité et de l’amour (IV 2, 276) ou comme d’une faculté indifférente et impersonnelle. La raison de cette hésitation est à chercher, à notre avis, dans la façon ambiguë où apparaît l’intelligence à l’œuvre. Il paraît absurde de parler d’une application « objective » de l’intelligence quand elle porte sur Dieu ou sur autrui, car les relations intersubjectives excluent l’idée même d’une neutralité quelconque, ainsi l’intelligence y apparaît soit étouffée par l’imagination soit vivifiée par l’amour. Quant à son usage dans le domaine de la nécessité, il ne peut être que neutre et désintéressé car ce dernier est le monde de l’objectivité même. Évidemment c’est cet usage qui explique son rôle essentiel car ce n’est que là qu’elle agit sans le secours ou les entraves d’une faculté extérieure. L’intelligence n’est essentiellement qu’une fonction, voire, elle est la fonction elle-même, elle n’a pas d’extension substantielle ou existentielle, donc c’est elle qui correspond le plus proprement à la définition de l’homme comme néant ou rien. L’intelligence n’ajoute rien aux êtres qu’elle contemple et elle ne les contemple pas d’un point de vue particulier car elle se caractérise par la non-perspective. C’est à partir de la non-perspective qu’on peut contempler et étudier la structure mathématique de la nécessité, mais la compréhension de sa vraie nature ne sera concevable que lorsqu’on aura adopté la perspective divine. Transportée dans la perspective de Dieu, l’âme connaît la sphère où Dieu réside en tant qu’amour, tandis que l’intelligence pure fouille le réseau des relations intelligibles où Dieu n’est 1

IV 2, 329, IV 2, 200, IV 2, 112 ; 2, 367s, IV 2, 93, etc.

41

La perspective de Dieu présent qu’indirectement, en tant que puissance. Déjà, il est vrai, la nonperspective implique une attitude décréée car elle met le moi entre parenthèses, mais l’intelligence étant fondée dans le nécessaire, c’est-à-dire dans le matériel en nous, est incapable de prolonger l’attitude du détachement quand la fatigue du corps ou l’opposition du moi deviennent trop puissantes. Ainsi à partir de la simple non-perspective on retombe inévitablement dans le point de vue personnel, tandis qu’une fois transporté dans la perspective de Dieu, il semble qu’on a définitivement franchi une certaine porte1. Si nous pouvons adopter la perspective de Dieu, c’est parce qu’il y a dans l’homme une faculté surnaturelle, quelque chose qui correspond en nous à Dieu en tant qu’Amour. Par l’intelligence, je comprends que je ne suis rien, c’est-à-dire rien de plus que les autres êtres dont chacun est un simple point sur l’immense périphérie du cercle dont le centre est Dieu. Cependant cette compréhension n’est pas encore une réalisation véritable de l’existence des autres : celle-ci va impliquer un mouvement proprement dé-créateur. Le déchiffrement intellectuel de ma place et de celle des autres dans le réseau de la nécessité reste une opération neutre et purement théorique : elle ne peut pas effectuer le passage à la reconnaissance des autres êtres comme fins en soi. Avant tout, en tant que simple intelligence, moi-même je ne suis pas une pareille fin : je n’ai qu’une structure mais je n’ai pas encore un sens et la même chose vaut pour les autres. L’intelligence ne suffit pas à la compréhension de ce qui est au delà de « la nécessité naturelle » car elle n’est qu’à « l’intersection des deux mondes ». D’autre part, vu de la nonperspective, je ne compte certainement pas plus que les autres mais du moins je compte autant. De la perspective de Dieu où je réside, être décréé, je dépasse les relations de justice et l’objectivité de la coexistence : je vis désormais dans l’abnégation, dans le sacrifice, dans le don de soi. Il ne s’agit pas d’une simple mise entre parenthèses de ma personnalité mais de la dissolution de cette existence vorace que j’appelle moi-même. L’intelligence n’en a pas le pouvoir car elle est ineffective dès que l’on passe du domaine transparent de la nécessité aux pénombres opaques de l’autonomie. Ainsi la 1 AD 40s. Dans une longue lettre à Joë Bousquet, Simone Weil se sert du symbolisme de « l’œuf » (le monde « naturel ») pour décrire le processus : « Quand la coquille est percée, quand l’être est sorti, il a encore pour objet ce même monde. Mais il n’est plus dedans... L’esprit… est transporté dans un point hors de l’espace qui n’est pas un point de vue, d’où il n’y a pas de perspective, d’où ce monde visible est vu réel sans perspective » PS 74. Toutefois, il est à remarquer que l’écrivaine des Cahiers n’est pas certaine s’il existe un état d’où l’âme ne puisse retomber dans une existence autonome cf. 4, 213.

42

Consentement et obéissance véritable reconnaissance d’autrui est le consentement à son existence et cela implique un retrait et une renonciation de soi. L’homme non-décréé n’est conscient de l’existence des autres qu’en tant qu’ils sont des données statistiques, des ombres sans substance, ou des moyens de satisfaction et d’expansion de soi, mais il ne croit pas à la réalité de leur existence de la même façon qu’il croit à la sienne propre1. Nous connaissons vraiment la réalité des autres êtres quand ce que nous aimons en eux c’est leur liberté et non pas la nourriture qu’ils sont pour nous nous2. À ce niveau suprême où la connaissance est croyance, elle ne se distingue plus de l’amour3. L’amour c’est le consentement sans réserve et sans faille à l’existence d’un autre4. Cet amour est inexplicable, il est spontanéité et générosité. Opposé au libre arbitre qui calcule en fonction des objectifs et des intérêts du moi, ce consentement amoureux est la liberté elle-même (3, 204), et c’est lui qui correspond en l’homme à la générosité sacrificielle de Dieu en tant qu’Amour. Que l’on puisse consentir sans réserve à l’existence de l’autre cela implique que, le cas échéant, nous soyons prêt à accepter en sa faveur une diminution de notre être même. La condition préalable d’une pareille acceptation est le consentement aux lois de la nécessité et à tout ce qu’elles impliquent, c’est-à-dire à notre esclavage, à notre fragilité et à notre extrême destructibilité. C’est une folie — dira Simone Weil — la « folie propre à l’homme, comme la Création, l’Incarnation, la Passion constituent ensemble la folie propre de Dieu » (IV 2, 226). La création, l’Incarnation et la Passion sont trois aspects de la décréation divine, de cette renonciation par laquelle 1

« Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les choses et les êtres existent » écrit Simone Weil à Joe Bousquet et elle lui avoue : « Depuis mon enfance je ne désire pas autre chose que d’en avoir reçu la révélation… les mauvaises actions sont celles qui voilent la réalité des choses et des êtres, ou celles qu’il serait tout à fait impossible de faire, si on savait vraiment que les choses et les êtres existent ». Correspondance entre Simone Weil et Joë Bousquet, Cahiers du Sud, n. 304, 1950, p. 422 cf. Ibid. p. 427 ; 1, 328, AD 69, EL 50. 2 4, 226, 4, 333. 3 2, 422 cf. 3, 405s ; 2, 417 ; 2, 295, 2, 396 ; Perrin-Thibon : op. cit. p. 128. « Il faut aimer ses ennemis parce qu’ils existent » 2, 374. 4 Sur l’identification de l’amour avec le consentement IV 2, 194, 3, 138, IV 2, 287, LR 26 ; «... là où il y a consentement complet, authentique et inconditionnel à la nécessité, il y a plénitude de l’amour de Dieu » IV 2, 277s. D’autres textes soulignent que la faculté surnaturelle en nous est le consentement IV 2, 276 cf. 4, 114. Finalement, on lit aussi que le consentement est toujours consentement au bien, et en tant que tel, il est le bien lui-même : 3, 229, 4, 267. D'autre part, voir 4, 82s. Sur l’assistance surnaturelle au consentement cf. IV 2, 280, IV 2, 152-155, IV 2, 161, 3, 88. L’origine de la notion « consentement » est d’ailleurs stoïcienne AD 35, influencée aussi par des éléments platoniciens 3, 239, IV 2, 194.

43

Consentement et obéissance Dieu consent à l’existence d’autres êtres que lui-même. Notre décréation est à l’imitation de la décréation divine ; son essence c’est le consentement au règne de la nécessité dans la matière et de la liberté au centre de chaque âme1. Une fois qu’il consent aux lois de la nécessité, l’homme en réalisera la véritable nature : « En tout ce qui existe, en tout ce qui se produit, il discerne le mécanisme de la nécessité et il savoure la douceur infinie de l’obéissance »2. Déchiffrer ce sens secret de la nécessité n’est possible qu’une fois qu’on est transporté dans la perspective de Dieu3 : de là elle apparaîtra comme de l’obéissance pure. La majesté sauvage et impersonnelle de la mer et de la montagne, l’infaillible perfection de la course des astres, la cruauté implacable du destin qui frappe les hommes, tout cela finira par apparaître à l’âme passée de « l’autre côté du rideau » (2, 367) comme un immense réseau d’obéissance4. Ces lois universelles de la nécessité dans leur puissance froide ne sont que la douceur même du consentement que le monde matériel offre quotidiennement en sacrifice silencieux à Dieu. À ce moment-là, on comprend que même ce qui appartient à la sphère de Dieu le Puissant est comme pénétré et illuminé par le bien car les choses matérielles consentent à tout moment à l’ordre du monde (cf. IV 2, 279s) et ainsi « renoncent à être tout ». On pourrait donc dire qu’ainsi la nécessité ellemême, en tant que nécessité, imite le bien par sa renonciation obéissante5. « L’univers tout entier n’est pas autre chose qu’une masse compacte d’obéissance. Cette masse compacte est parsemée de points lumineux. Chacun de ces points est la partie surnaturelle de l’âme d’une créature raisonnable qui aime Dieu et qui consent à obéir » (IV 2, 286). Ainsi s’offre l’ébauche d’une synthèse suprême des deux attributs du réel car on finira par comprendre que « le couple de contraires constitué par la nécessité dans la matière et la liberté en nous a son unité dans l’obéissance... » (IV 2, 280). Le seul être auquel cette synthèse est à appliquer dans son sens entier est l’homme. Lui seul dans l’univers est la composition des deux contraires, une 1

IV 1, 300 cf. EL 56-57. IV 1, 356 cf. 2, 283. 3 IV 1, 354, IV 1, 331, IV 2, 211. 4 « La face qu’elle nous présentait auparavant et qu’elle présente encore à notre être presque tout entier, à la partie naturelle de nous-mêmes, est domination brutale. La face qu’elle présente après cette opération à ce fragment de notre pensée qui est passé de l’autre côté est pure obéissance » IV 2, 280 cf. PS 111, IV 2, 281. 5 Une note de Londres va jusqu’à dire : « La puissance même de Dieu est aussi obéissance » 4, 366. Obéissance au bien ? Obéissance aux lois qu’Il a lui-même posées et par lesquelles Il consent à l’existence de tout ce qui est V 2 327, IV 2, 278 ? Nous ne croyons pas devoir ou pouvoir insister sur ces questions. 2

44

La nécessité de l’obéissance fois donc que ce dérangeant troisième qu’est le moi est effacé, la dualité harmonieuse du réel apparaîtra dans la manifestation par excellence de notre statut décréé, l’obéissance1. Être toujours obéissante et l’être dans toutes les circonstances, était la plus haute aspiration de Simone Weil. Encore jeune écolière, elle rencontre l’idée de l’amor fati dans les Méditations de Marc-Aurèle et le devoir d’acceptation à l’égard de la volonté divine, quelle qu’elle puisse être, s’impose à son esprit comme le premier et le plus nécessaire de tous les devoirs (AD 35). Cependant cette attitude stoïcienne dont elle parle dans son Journal d’Usine (II 2, 218) ne fait encore qu’exprimer la reconnaissance d’une certaine nécessité et le respect pour l’obéissance (CO 152). Ce ne fut que quelques années plus tard que le respect pour l’obéissance se change en un amour poignant qui l’amènera à écrire au Père Perrin : « S’il était concevable qu’on se damne en obéissant à Dieu et qu’on se sauve en lui désobéissant, je désirerais quand même l’obéissance »2. Mais ce désir porte sur quelque chose qui nous est déjà « accordé » car en un certain sens on ne peut jamais échapper à l’obéissance. Tout est obéissance dans ce monde dont l’homme n’est qu’un simple fragment et au fond il n’y a rien en lui qui puisse manquer d’obéir à Dieu (2, 297) : « L’homme ne peut jamais sortir de l’obéissance à Dieu. Une créature ne peut pas ne pas obéir. Le seul choix offert à l’homme comme créature intelligente et libre c’est de la désirer ou de ne pas la désirer. S’il ne la désire pas, il obéit néanmoins perpétuellement en tant que chose soumise à la nécessité mécanique »3. Il n’y a donc pas de choix4 pour l’homme ou s’il y en a un, ce n’est qu’entre les différentes chaînes de nécessité5. Le choix est de consentir ou non au fait que nous 1

IV 2, 286. En tant qu’il signifie l’acceptation de la vraie place de chacun dans le temps et dans l’espace, aussi bien que de la coexistence de tous et de toute chose, le don de la décréation a son analogie dans l’univers matériel cf. EL 160. 2 Cette obéissance n’est que l’amour de l’ordre du monde et en tant que tel, elle est une imitation de Dieu IV 1, 299 cf. EL 48, IV 1, 274. 3 AD 17 cf. AD 25, AD 43, 2, 206s cf. aussi 2, 386. Mais « L’acceptation de l’enfer par respect pour la volonté de Dieu est bonne quand l’âme se sent au bord de la damnation ; mauvaise quand elle se sent à portée du salut, car alors on accepte l’enfer pour les autres » 4, 153. 4 Sur l’absurdité de la notion du choix 3, 44, AD 33 ; 2, 129, 3, 57, 2, 226s. 5 Toutefois de « la perspective de Dieu », l’âme ne voit pas une vérité différente mais une vérité plus complexe : « Il ne faut pas chercher dans la pensée du surnaturel, ici-bas ou après la mort, un relâchement des chaînes de la nécessité. Le surnaturel est plus précis, plus rigoureux que le mécanisme grossier de la matière. Il s’ajoute à ce mécanisme et ne l’altère pas. C’est une chaîne sur une chaîne, une chaîne d’acier sur une chaîne de laiton » 4, 83 cf. 2, 388 ; IV 2, 690, voir aussi 2, 200.

45

Obéir en tant qu’esprit sommes obéissants. Après « l’homme… reste soumis à la nécessité mécanique mais une nécessité nouvelle s’y surajoute, une nécessité constituée par les lois propres aux choses surnaturelles. Certaines actions lui deviennent impossibles, d’autres s’accomplissent à travers lui, parfois presque malgré lui. ... un homme n’accomplit pas les mêmes actions selon qu’il consent ou non à l’obéissance ; de même qu’une plante, toutes choses égales d’ailleurs, ne pousse pas de la même manière selon qu’elle est dans la lumière ou dans les ténèbres. La plante n’exerce aucun contrôle, aucun choix dans l’affaire de sa propre croissance. Nous, nous sommes comme des plantes qui auraient comme unique choix de s’exposer ou non à la lumière »1. Il faut néanmoins remarquer que ce qui importe pour Simone Weil est moins le fait qu’une nouvelle nécessité apparaîtra à l’homme obéissant mais que son obéissance soit consciente et assumée2. Il faut obéir à la nécessité et non à la coercition, aux rapports des choses et non à la « pesanteur » : il faut obéir en tant qu’esprit et non en tant que matière3. L’obéissance ne doit pas suivre un effort particulier mais elle doit simplement exprimer un statut ontologique, celui de l’état décréé4. La certitude de l’intelligence est son obéissance aux rapports nécessaires (3, 395), mais elle n’est qu’une anticipation formelle de l’obéissance de l’homme décréé. Il est vrai que dès que l’on comprend les lois intelligibles qui définissent une situation, notre action devrait les suivre naturellement (2, 201), mais l’autonomie empêche une pareille coïncidence entre l’agir et le connaître. Il faut d’abord que la volonté personnelle apprenne la leçon offerte par l’intelligence tous les jours, qu’elle devienne, elle aussi, une chose qui s’efface du fait même qu’elle s’exerce... C’est seulement par cette transsubstantiation de la volonté personnelle5 que l’imitation de Dieu se 1

IV 1, 356, voir aussi 3, 396s. Simone Weil écrivait sur les jeunes ouvriers de Marseille : « La matière pèse sans cesse à l’usine sur le corps et les pensées et contraint presque irrésistiblement à descendre. Ils sont soumis à la matière plus que d’autres ; mais dès qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes, ils sentent mieux que d’autres qu’ils y sont soumis, et c’est là une immense supériorité » IV 1, 413. 3 2, 369 ou « Être consciente comme serait la matière inconsciente - si elle était consciente » 4, 118 cf. 4, 363. 4 Cf. Perrin-Thibon : op. cit. p. 41 cf. IV 2, 278, IV 2, 292. 5 « Pour parvenir à la parfaite obéissance, il faut exercer sa volonté, il faut faire effort jusqu’à ce qu’on ait épuisé en soi-même la quantité finie de l’espèce d’imperfection qui correspond à l’effort et à la volonté. Cette imperfection en quantité finie, l’effort de volonté doit l’user comme une meule use un morceau de métal. Après cela, il n’y a plus effort ni volonté. Tout ce qui tant qu’on est au niveau de la volonté apparaît comme résistance à vaincre, inertie, fatigue, désir inférieur, tout cela, quand on a passé un certain seuil, devient souffrance passivement subie ; et les mouvements ne sont pas plus des actions que l’immobilité. Quand on en est là, il y a réellement obéissance ».2, 490 cf. 4, 229s. 2

46

Le schéma anthropologique parachève car l’écran du moi étant dissout « il apparaît ce qui en l’homme est l’image même de Dieu… l’obéissance »1. Cette « partie divine de l’âme » (3, 64) a trois aspects principaux : l’amour, la liberté, le consentement, et faute de pouvoir exprimer adéquatement le statut ontologique du « point… secret de l’âme » (IV 1, 362), Simone Weil est réduite à se servir d’une poignée de métaphores2. N’essayons pas de forcer l’analyse des termes : quand elle était dans l’embarras, elle cherchait refuge avec Maître Eckhart auprès du terme « incréé » (cf. 4, 179) : la partie incréée de l’homme est semblable au Fils de Dieu ou bien elle est sa présence ici-bas3. Nous ne pouvons pas arracher aux fragments de Simone Weil la portée, le sens « exact » de la continuité entre l’incréé et Dieu. Ce qui est très clair c’est que l’incréé est l’opposé du créé, c’est-à-dire de l’autonomie et ainsi la meilleure définition qu’on puisse donner de la décréation consiste à dire qu’on se décrée « en faisant passer le créé dans l’incréé »4. Le schéma anthropologique de Simone Weil se présente donc sous la forme d’une triade. Dans un sens l’homme est un être plus complet, ou disons, plus complexe que Dieu, car tandis que Dieu n’a que deux attributs, l’homme en a trois. La nécessité de Dieu se reflète en l’homme comme matière. À première vue, son rôle dans le grand drame de la création est neutre, elle n’en est que le lieu. Toutefois sous deux aspects elle s’apparente au bien. D’une part, elle rappelle chaque jour à l’homme son appartenance au monde matériel et lui inculque ainsi le sentiment de sa sujétion. D’autre part, dans sa culmination comme intelligence, elle se dépasse et elle offre à l’homme la possibilité de la décréation en lui révélant la vérité sur son non-être. L’Amour de Dieu est représenté dans l’homme par « l’incréé » où gît la liberté s’exerçant par l’amour et le consentement. Tout effort décréateur ne 1

IV 1, 313 cf. 3, 407. Tous les biens humains ont leur analogie en Dieu, et entre eux, l’obéissance aussi : « C’est le jeu qu’il laisse en ce monde à la nécessité » 3, 35. L’obéissance n’est pas seulement l’imitation de Dieu l’Amour mais aussi de Dieu le Puissant : « L’image de la puissance indifférente de Dieu, c’est l’obéissance passive de la créature » 4, 172. 2 « La partie de l’âme qui est située de l’autre côté du rideau » 2, 367. L’orgueil signifie être fier des attributs personnels cf. 4, 331s qui sont de ce côté-ci du rideau 2, 121, et ne pas apercevoir l’étincelle divine dans l’âme ; « Être orgueilleux » donc « c’est oublier qu’on est Dieu » 2, 126 ; « la partie de notre âme qui comme Lui réside dans les cieux » 4, 153 ; « Le point surnaturel de notre âme » 3, 161 ; « la partie immortelle de l’âme » 2, 350 ; « la partie éternelle de l’âme » 4, 335 ; « la partie divine de l’âme » 3, 64, etc. 3 4, 332, 4, 131. 4 2, 276 cf. 2, 349s cf. « L’Esprit… est le moi de l’homme parfait. Il est le moi dé-créé » 2, 370.

47

Le schéma anthropologique sert qu’à enlever ce fatras d’autonomie qui le paralyse, car c’est par l’autonomie que l’homme « manque » sa vocation d’être l’image de Dieu. Par le consentement l’homme participe au bien tandis que la matière en lui n’est que neutre1. Le mal vient de la distance qui sépare l’homme de Dieu tout en le constituant comme créature, c’est-à-dire de l’autonomie : l’homme n’existe que dans l’autonomie, voire il est l’autonomie elle-même2. On comprend maintenant pourquoi Simone Weil peut parler de « l’irréalité du mal »3. Il ne s’agit pas de la solution « paresseuse » du problème du mal que tant de philosophes, tant de théologiens proposent avec complaisance. Quand elle taxe le mal d’irréalité, Simone Weil ne le conçoit pas comme une privation pure, elle lui attribue simplement un autre mode d’être qu’au bien et dont la puissance est telle qu’il parvient à arracher Dieu à lui-même, à le maintenir en un état d’attente pénible de réunification avec lui-même4. À travers ces notes éparses et hésitantes une hypothèse s’esquisse, qui voudrait satisfaire les deux critères indispensables de toute réflexion métaphysique sur le mal : sauvegarder sa positivité existentielle et le fonder sur un plan proprement ontologique. D’une part, il n’y a rien de plus positif que l’existence personnelle de chacun des humains dans son opacité et dans son expansion de soi. D’autre part, cette positivité, malgré sa contingence radicale est une puissance ontologique fondamentale et irréductible. Il est vrai que Simone Weil semble rester très platonicienne quand elle désigne la finitude de l’homme - pour elle la seule finitude véritable - comme le mal. Il apparaît donc pour un instant que ce qui est donné par une main est reprise par l’autre, car l’autonomie en tant qu’elle est le mal est le 1

IV 1, 298, voir aussi 3, 195. Cf. M. Vetö : Le mal selon Simone Weil in Le Mal. Essais et Études, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 628-633. 3 « Le mal est la distance entre la créature et Dieu. Supprimer le mal c’est dé-créer » 2, 466. Remarquons l’identification de la décréation avec la suppression du mal 2, 366, 3, 304, 4, 345 ; 4, 131, 3, 185 ; 4, 383 !!! Le mal ne vient que de l’homme 2, 256 cf. 4, 252, 4, 245. Voir encore une autre formulation très frappante du mal comme distance : «Il y a toutes les gammes de distance entre la créature et Dieu. Une distance où l’amour de Dieu est impossible. Matière, plantes, animaux. Le mal est si complet là qu’il se détruit ; il n’y a plus de mal : miroir de l’innocence divine ». Voilà « le degré où le mal devient innocence » 3, 345. 4 « Le Bien… au-dessus de l’Être » République 509b in PS 49 est l’amour de Dieu dans sa parfaite non-substantialité et humilité. Cependant la nécessité qui est l’autre visage du réel, est bonne, elle aussi, en tant que pure et docile intelligibilité cf. 4, 228s ainsi, dans un sens plus large, le réel et le bien finissent par s’identifier cf. 4, 202 cf. 2, 492, même si leur unité reste toujours un mystère OL 229 in R. Rees : Simone Weil, Carbondale, 1966, p. 95. Voir aussi supra p. 44 et n. 67. Le mal est ce qui s’oppose aux deux attributs du réel ainsi conçu. En termes d’intersubjectivité cf. 1, 234. 2

48

Le mal ne-devant-pas-être, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas de lieu véritable dans le réel. Cependant c’est justement parce que le mal est le ne-devantpas-être que son origine ne peut pas être retracée dans l’être, mais révèle une indépendance absolue. La finitude comme mal est une catégorie ontologique aussi radicale que le sont le bien et la nécessité infinis. Elle est contingente, mais elle n’est pas conditionnée et elle est aussi libre que la liberté elle-même. Ces idées représentent, sans doute, un certain approfondissement du platonisme mais elles ne pourront pas échapper à l’objection fondamentale qu’on doit adresser à l’anthropologie du Phédon. Si l’âme est le bien dans l’homme et l’attachement au corps le mal, et si on devient bon en se rangeant du côté de l’âme, mauvais en épousant la cause du corps, on ne répond toujours pas à la question fondamentale : qui est-ce qui consent au bien, qui est-ce qui choisit le mal ? Platon essaye d’éviter un dualisme trop visible et trop discontinu en représentant l’homme en luimême comme une sorte de relation maître-esclave où l’âme, le maître, est ce qui est réellement réel, et le corps, l’esclave, n’est qu’une ombre. Il reste toutefois que cet homme n’a pas de centre personnel dont la liberté serait vierge par rapport à l’âme et au corps. Pour Platon il ne peut pas être autrement, car il ne pourrait pas cautionner l’individualisation par un prix ontologique, et surtout il voudrait éviter une liberté neutre au delà du bien et du mal. C’est d’ailleurs la raison profonde des difficultés qu’éprouve toute métaphysique « pratique », du bien, de valeur à concevoir un tel sujet fini qui serait un centre transcendant l’opposition des facteurs « bon » et « mauvais » ou des parties « haute » et « basse ». Simone Weil ne fait exception à cette règle que dans une certaine mesure. Sans doute, écarte-telle résolument les ruses et les subterfuges par lesquels on a l’habitude de renvoyer la responsabilité pour le péché et l’erreur à quelque chose qui ne serait pas « l’essentiel » dans l’homme. Il reste toutefois que le moi et la personne ne constituent que le principe de l’autonomie, tandis que c’est dans le consentement et l’amour que se trouve la source de la décréation, et c’est une difficulté qui ne peut pas être résolue par la tentative d’attribuer la liberté au niveau surnaturel, en rappelant qu’on n’est libre que pour le bien1. Cela dit, on doit reconnaître que Simone Weil a réussi à donner de l’indépendance, de la réalité sui generis à la finitude, même si ce fut au prix de la désigner comme le mal. Il nous reste à voir et à expliquer qu’elle attribue une puissance autrement radicale à l’homme, celle de 1

2, 460s, 2, 247.

49

Le mal servir comme médiateur entre Dieu et Dieu. Toutefois, représenter cette médiation comme l’œuvre propre de l’homme ne va pas sans ambiguïté car la pensée de Simone Weil n’est guère claire quant à la relation ontologique entre la divinité et la partie éternelle de l’âme effectuant la médiation. En s’y référant, nous avons choisi intentionnellement le terme vague de « continuité », le même dont nous nous sommes servis pour la relation entre la nécessité dans l’univers et Dieu comme Puissance. Sans doute y a-t-il un certain nombre de textes qui refusent toute indépendance à l’âme, mais nous ne croyons pas que ce soient ceux-ci qui interprètent le plus fidèlement la logique interne de la pensée de Simone Weil. En fin de compte la décréation peut et doit être accomplie ici-bas, et l’homme — une fois son moi détruit — va continuer à « vivre en cessant d’exister »1. Comme disent des notes tardives « Ayant abandonné absolument toute espèce d’existence, j’accepte l’existence, quelle qu’elle soit, seulement par conformité avec la volonté de Dieu » (4, 390) et « pour l’amour des créatures » (4, 258). Lors de cette « nouvelle naissance » le Christ « entre » pour ainsi dire dans l’âme et s’y substitue (Ibid.). Ces métaphores poignantes ne doivent pas voiler le fait, que Simone Weil ne dit rien de foncièrement différent de l’enseignement du Nouveau Testament. Ses écrits ne sont qu’un écho tardif et lointain de l’exclamation de l’Apôtre : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vis en moi »2. 1

3, 162 cf. 4, 322. On devient ainsi intermédiaire entre Dieu et le monde matériel, donc en dernier lieu entre Dieu et Dieu 4, 174, 3, 385, 2, 490, 3, 86, 3, 109 ; 3, 182. 2 Nous nous permettons de citer plus longuement une magnifique description du processus décréateur : « Le Saint-Esprit est aussi la semence qui tombe sur toute âme. Pour le recevoir, il faut que l’âme soit devenue simplement une matrice, un réceptacle ; quelque chose de fluide, de passif ; de l’eau. Alors la semence devient embryon, puis enfant ; le Christ est engendré dans l’âme. Ce que je nommais, je, moi, est détruit, liquéfié ; à la place de cela, il y a un être nouveau, grandi à partir de la semence tombée de Dieu dans l’âme... Au terme de ce processus, « je ne vis plus, mais le Christ vit en moi ». C’est un autre être qui est engendré par Dieu, un autre « je ». ... c’est le Fils de Dieu… comme un parasite pond ses œufs dans la chair d’un animal, Dieu dépose dans notre âme un sperme qui, parvenu à maturité, sera son Fils... Notre âme doit être uniquement un lieu d’accueil et de la nourriture pour ce germe divin. Nous ne devons pas donner à manger à notre âme. Nous devons donner notre âme à manger à ce germe. Après quoi il mange lui-même, directement, tout ce qu’auparavant notre âme mangeait. Notre âme est un œuf où ce germe divin devient oiseau. L’embryon d’oiseau se nourrit de l’œuf ; devenu oiseau, il brise la coquille, sort, et picore des grains. Notre âme est séparée de toute réalité par une pellicule d’égoïsme, de subjectivité, d’illusion ; le germe du Christ déposé par Dieu dans notre âme se nourrit d’elle ; quand il est assez développé, il brise l’âme, la fait éclater, et entre en contact avec la réalité… » 4, 336s.

50

Vivre en cessant d’exister La différence avec Dieu ne disparaîtra pas, elle ne fera que remplacer l’opposition. L’idée même du rôle que l’homme — rôle sur lequel Simone Weil insiste tellement — pourrait jouer dans le drame ontologicospirituel que vit la divinité déchirée par son abdication, serait inconcevable sans une véritable indépendance ontologique de l’incréé dans l’homme1. Ce déchirement — comme on le sait — est dû d’ailleurs à l’interposition des créatures autonomes qui à leur tour peuvent l’effacer en abdiquant leur existence (4, 167). Cette conversion n’est, dans la meilleure tradition platonicienne, qu’une « reconnaissance » de notre être véritable car l’essence de l’homme est description et prescription en même temps. La compréhension intellectuelle de ce qu’on est idéalement finira, grâce au consentement, par mûrir dans une réalisation ontologique. Comprendre que « zéro est notre maximum » et que Dieu seul est centre se complètent dans la « réalisation » de notre rien, c’est-à-dire dans la réduction au non-être2. Par conséquent, savoir que Dieu est et savoir que je ne suis pas sont une seule et même chose (cf. 4, 280), ou comme un texte de Marseille le dit très succinctement : « La connaissance de soi est amour de Dieu » (2, 392). On ne peut pas vraiment connaître soi-même, par conséquent consentir à ce qu’on est, sans l’amour de Dieu. L’amour que nous portons à Dieu est la clef du mystère de la décréation (2, 389). Comme dit Aristophane dans le Banquet, l’amour est le médecin de tous les maux car il guérit notre indigence fondamentale, cette dualité qui perce à travers notre condition (IV 2, 183s) et dont la forme suprême est l’opposition entre l’existence et le bien. Toutefois, cette dualité ne pourra être dépassée que par l’union avec Dieu et ainsi le sens vrai de l’amour c’est l’amour de Dieu. Mais si notre amour pour Dieu guérit la blessure qui Le sépare de lui-même, alors il n’est pas seulement le médecin des maux humains, il est aussi médecin pour Dieu lui-même. Analyser le sens de cette médiation guérisseuse selon une conceptualité proprement métaphysique ou théologique n’aurait pas beaucoup de sens. S’il y a quelque chose à éviter c’est de succomber à la tentation de trouver pour les Cahiers des parallèles et des interprétations hégélisants. Si Dieu a « besoin » de la médiation de l’homme, ce n’est pas parce que ce dernier 1

Il ne s’agit pas d’une dissolution de l’être humain car ce « oui » sans condition qui « transporte réellement dans les cieux, dans le sein du Père, la partie de l’âme qui la prononce » IV 2, 196 n’est pas « anéantissement, mais transport vertical dans la réalité supérieure à l’être » 3, 252. Cependant voir aussi le texte cité dans supra p. 40 n. 56. 2 Tandis que désobéir implique ne pas savoir que Dieu est réel 4, 252.

51

L’homme médiateur entre Dieu et Dieu est le moment nécessaire où l’Esprit revient à soi-même. Ce dont Dieu a « besoin » c’est de l’amour de l’homme, et il en a « besoin » car Il l’a voulu ainsi et de la façon dont l’amour véritable désire une réciprocité : dans la plénitude d’une générosité libre.

52

II. L’ATTENTION ET LE DÉSIR Nous avons dit qu’en fin de compte Simone Weil non plus n’a pas fondé sa métaphysique de l’homme sur un sujet qui transcende, tout en les unifiant, les différents composants de l’être humain. Cependant le simple fait que ce soit le même homme qui passe du statut de l’autonomie à celui de la décréation, et que ce passage soit le processus décréateur lui-même, force la philosophe à chercher des éléments anthropologiques susceptibles d’expliquer une continuité indiscutable. La condition de toute décréation est la contemplation de la réalité extérieure et la décréation elle-même a lieu quand la contemplation se fond dans le consentement. Attention1 et désir respectivement sont les facultés humaines qui véhiculent ces deux attitudes fondamentales. Déjà l’écolière était passionnée par le concept de l’attention qui lui semblait réunir des vertus intellectuelles et morales : la discipline de la connaissance « objective » du monde avec le pouvoir de la domination de soi2. Son premier écrit important, le long essai sur les causes de l’oppression sociale, est essentiellement un traité sur l’esclavage de l’homme dû au fait que l’esprit est incapable de superviser tous les niveaux de l’activité humaine : l’homme accomplit des gestes ou des suites de gestes mécaniquement, alors que son attention est « ailleurs », ou, le plus souvent ne s’exerce pas du tout3. L’attention une fois suspendue, on vit dans un sordide mélange de fonctionnements végétatifs et de rêves fragmentés ; on est coupé de la réalité extérieure et on n’a qu’à s’enfoncer en soi-même. C’est à ce moment que l’homme découvre combien superficielle et fragile est son existence personnelle. Curieuse contradiction que celle qu’on appelle 1

Quelques thèmes majeurs de ce chapitre sont exposés dans M. Vetö : L’Attention selon Simone Weil. Philosophie et Religion, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 15-21. On trouve une analyse et une description excellentes de la plupart des aspects de la notion d’attention chez Simone Weil dans la thèse inédite de Dwight Harwell : Attentive fruition. Simone Weil’s Vocation of Attention. Faculté de Théologie Protestante, Université de Strasbourg, 1959. 2 On lit dans sa première dissertation scolaire qui ait été préservée (novembre 1925) : « La seule vertu et la seule force est de se retenir d’agir ». Le Conte des Six Cygnes dans Grimm. I 59. Quelques mois plus tard, elle écrivait : « Si l’action n’était pas précédée d’attention, elle ne serait pas action » I 316. Jeune professeur, elle consacra une grande partie de ses cours aux problèmes de l’attention et une note de cette époque affirme : « Toute la force de l’esprit, c’est l’attention. Seule puissance qui soit nôtre ». Philosophie. Premières Années d’Enseignement (1931-1934), f. 260, Ms cf. Philosophie. Enseignement (1935-1938), f. 135, Ms. 3 II 2, 73 sq cf. CO 16, II 2, 354.

L’attention à vide « personnalité » : le moi n’est qu’en tant qu’il tire sa substance même de ce monde extérieur qu’il nie pourtant si passionnément. Toute la sphère du moi est maintenue par une force centripète qui aspire goulûment de la réalité et plus on s’approche du centre, plus l’aspiration devient puissante. Cependant ce centre n’est rien en lui-même : il n’est que de l’aspiration. Le moi n’est qu’une crispation féroce, paralysant et broyant les êtres et les choses qu’il rencontre. Une pareille attitude nous sert à détruire le monde, en y laissant la trace du « je » ; elle ne va jamais nous aider à le comprendre. Même au niveau le plus simple, l’attention est le contraire d’une crispation quelconque, elle ne doit pas être confondue avec un effort musculaire. Quand on dit à des élèves de faire attention, très souvent ils ne font que froncer les sourcils, retenir leur respiration, raidir leurs muscles. C’est un effort physique qui les fatigue mais ils n’ont pas fait vraiment attention, ils ont seulement contracté leurs muscles. Si l’attention est un effort, il n’est qu’un effort négatif1 dont la seule raison d’être est de nous laisser disponibles, vides et pénétrables à l’objet (IV 1, 260). Être attentif veut dire être ouvert, être souple : il ne faut « rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer » (Ibid.). C’est le paradoxe de l’attention : elle ne doit se concentrer sur rien de particulier, car la condition même de son efficacité c’est qu’elle s’exerce à vide2. En fait, l’identification de l’attention avec « l’attention à vide » n’est au fond qu’un truisme. On fait attention à quelque chose qu’on ne connaît pas ou qu’on ne connaît pas bien. On sait simplement qu’il y a « quelque chose », et l’on désire savoir « ce que » c’est et « comment » cela est. Si la connaissance était complète, on ne ferait pas attention ! C’est pourquoi l’attention qui se propose d’apprendre quelque chose est toujours une attention à vide qui attend que quelque chose apparaisse, se révèle, se manifeste3. On peut rencontrer la même situation lorsque l’on exerce son attention en contemplant une œuvre d’art ou en priant, si la prière n’est pas simplement une prière de demande. On peut avoir déjà vu le tableau plusieurs fois, on peut le connaître, et on sait aussi 1

Cf. IV 1, 256 sq cf. 2, 377 ; Philosophie. Premières Années d’Enseignement (1931-1934). f. 260 Ms. 2 Cf. 2, 457, IV 2, 112. « Mauvaise manière de chercher. Attention attachée au problème... Il ne faut pas vouloir trouver. Comme dans le cas de dévouement excessif, on devient dépendant de l’objet de l’effort. On a besoin d’une récompense extérieure, que parfois le hasard fournit, et qu’on est prêt à recevoir au prix d’une déformation de la vérité» 2, 236 3 Défini d’une façon très générale : « C’est en désirant la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention ». EL 139 cf. 2, 353.

54

Attention et amour que Dieu existe. Néanmoins, lorsque l’on contemple encore le tableau, or lorsque l’on se tourne vers Dieu par la prière, l’attention est toujours attention à vide. On peut se rappeler que le tableau était beau et on peut y jeter rapidement un coup d’oeil avant de décider d’y faire attention, mais ce n’est pas le souvenir que l’on en garde ni le rapide coup d’œil qui donnent l’impression que le tableau est beau. La « beauté » du tableau n’apparaîtra qu’après un certain temps, quand nous aurons fait attention à quelque chose d’extérieur et de réel, dont nous gardons l’image dans nos yeux, mais qui n’était pas perçu comme « beau » lorsque nous avons commencé à y faire attention. À ce moment, ce ne fut qu’un vide désireux qui s’apprêtait à accueillir le beau, de même pour toute prière qui est plus qu’une simple demande. Dans la prière, nous faisons attention. Nous savons que Dieu est, qu’Il est un, bon, tout-puissant, éternel, etc... Nous avons le souvenir que, en faisant attention à Dieu par la prière, nous avons eu une certaine expérience de Dieu, une certaine « connaissance actuelle » de Lui, mais la connaissance du concept de Dieu et le souvenir d’une connaissance actuelle passée n’entraînent pas nécessairement une connaissance actuelle présente de Dieu. Nous devons commencer à faire attention à vide et ensuite, peut-être, notre connaissance deviendra actuelle. L’essentiel de l’attention n’est pas cependant le gain qu’elle nous apporte mais le fait que c’est une opération qui nous fait nous tourner vers l’extérieur en vidant notre esprit des buts du moi1. C’est le moment où l’on doit se rendre compte combien artificielle était notre « classification » de l’intelligence comme la culmination du nécessaire et ainsi donc quelque chose de distinct de l’amour et du consentement. Il est très possible que l’opération intellectuelle elle-même ne soit que du monde du nécessaire mais l’attitude qui nous fait appliquer l’intelligence doit relever d’un autre niveau. Même si l’on ne fait attention que pour de brefs moments ou en vue de buts égoïstes et impurs, il s’y rencontre une certaine suspension du moi qu’on ne peut pas expliquer adéquatement à partir de données simplement naturelles. C’est dans ce sens qu’il faudrait, à notre avis, interpréter les quelques textes où Simone Weil insiste sur une grande proximité de l’intelligence avec l’amour et le consentement2. Là où elle expose ces deux facultés comme étant en une parenté étroite, l’élément commun qui les rapproche n’est pas l’intelligible mais le bien. L’intelligence et l’amour ne sont pas reliés parce qu’ils portent tous deux sur l’intelligible, mais parce qu’ils sont mûs — tous 1 2

IV 1, 256 cf. « L’attention doit toujours être dirigée vers l’objet... jamais vers soi » 2, 127s. IV 2, 200 cf. IV 2, 329.

55

L’attention source de tout bien deux — par le bien. Un commentaire sur le Phèdre dira que le signe de « l’origine divine de l’âme » est « l’aptitude à former des idées générales » (IV 2, 111), c’est-à-dire que grâce au surnaturel qu’il héberge en son âme, l’homme est capable de suspendre son moi, d’oublier ses désirs et ses besoins et de se tourner patiemment vers l’extérieur. Vu sous cet angle, le regard scrutateur de l’intelligence n’est qu’une des expressions de l’attention à l’œuvre dans chaque contact authentique que nous réussissons à établir avec le monde extérieur. En fin de compte, Simone Weil développe sur l’attention deux vues différentes, sinon incompatibles que nous pouvons appeler « verticale » et « horizontale ». L’essai sur la doctrine pythagoricienne distingue « l’attention intellectuelle » qui nourrit l’intelligence d’une « attention supérieure » qui est amour et consentement libre1 et qui se trouve reliée au surnaturel2. Dans cette perspective, le niveau de l’attention varie selon l’objet sur lequel elle s’applique, mais la faculté elle-même accuse une continuité. Il n’y a pas d’être humain qui soit complètement privé du pouvoir de faire attention ; de temps en temps l’attention perce à travers l’imagination qui voile aux yeux de l’homme autonome la réalité des choses et des êtres humains tandis que l’âme engagée dans le sentier abrupt de la décréation ne fait, pour ainsi dire, qu’exercer son attention. Que cette faculté soit confiée à tous les êtres humains, c’est la preuve de leur capacité et de leur vocation de rejeter l’autonomie en faveur de la liberté et de la décréation. Ainsi, comme le dit un critique, « L’attention serait l’indice humain permanent assurant la continuité ontologique entre le vieil homme et l’homme nouveau »3 Vue dans cette perspective, sa continuité a un sens horizontal : elle s’exerce comme intelligence à un niveau inférieur et comme amour à un niveau ‘supérieur’. Toutefois ce qui peut être considéré comme inférieur d’un point de vue absolu, n’en reste pas moins le plus haut degré de perfection dont l’homme puisse faire preuve dans un certain domaine de sa vie, donc « Les valeurs authentiques et pures... dans l’activité d’un être humain se produisent par un seul et même acte, une certaine application à l’objet de la plénitude de l’attention » (3, 137). Cette dernière « est… l’unique source de l’art parfaitement beau, des découvertes scientifiques vraiment lumineuses et neuves, de la philosophie qui va vraiment vers la sagesse, de l’amour du 1

IV 2, 281s cf. 3, 229. 2, 338s cf. EL 36. 3 M. Bourgeois : La spiritualité du travail selon Simone Weil. Thèse de licence de théologie, Faculté de Théologie Protestante, Paris, 1961, Ière partie, Chapitre IV. 2

56

L’attention source de tout bien prochain vraiment secourable ; et c’est elle qui tournée directement vers Dieu, constitue la vraie prière »1. Dans chacun de ces domaines, par l’attention l’âme humaine s’ouvre à l’extérieur et en saisit ce qui est vraiment réel2. Mais elle fait bien plus : elle en crée ou recrée la réalité d’une certaine façon. Sans vouloir s’arrêter à la relation évidente entre la création artistique et l’attention (cf. infra p. 124), on peut énoncer comme une loi générale que la faculté créatrice du génie dans tous les domaines de l’existence humaine est fondée sur une extrême attention (cf. 3, 128). Les hommes ne créent pas du néant mais de la matière que la réalité offre à leur activité ; ils ne font qu’actualiser la beauté, la vérité, la vie qui les entourent de tout côté comme des possibilités non-réalisées. L’attention est comme la baguette du sorcier : en s’appliquant à toutes ces potentialités figées, elle les gonfle de réalité, d’être (cf. 3, 228). Dans la sphère de la connaissance scientifique ou mathématique l’esprit affronte des rapports nécessaires ; s’il ne peut pas les modifier, il reste que ces derniers ne peuvent pas être réalisés sans son concours. Dans le domaine des nombres entiers, un et un restent l’un à côté de l’autre et ne deviendront jamais deux à moins qu’un intellect n’opère l’addition. Seule l’attention intellectuelle peut saisir les rapports et, lorsqu’elle se relâche, les rapports sont comme dissous. Ainsi « Cette vertu de l’attention intellectuelle en fait une image de la Sagesse de Dieu. Dieu crée par l’acte de penser. Nous, par l’attention intellectuelle, nous ne créons certes pas, nous ne produisons aucune chose, mais pourtant dans notre sphère nous suscitons en quelque sorte de la réalité » (IV 2, 281). Dans les relations avec autrui l’attention s’exerce toujours par l’acceptation et le consentement à l’existence des autres et ainsi elle « est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité »3. La parabole du Bon Samaritain montre comment l’attention « surnaturelle » est un processus créateur de réalité. Ceux qui passent près du corps inerte et sanglant de l’homme assailli le remarquent à peine, tandis que le Samaritain s’arrête et tourne vers lui son regard. Les actions qui s’en suivent sont les conséquences automatiques de ce moment d’attention ; celle-ci est créatrice (IV 1, 292) et 1

IV 1, 427. Le premier critère d’un bon ordre politique et social est sa capacité de préserver dans le peuple la faculté d’attention cf. EL 21 tandis que la seule tâche de l’éducation est de la développer harmonieusement 3, 315, EL 160, etc. 2 Cf. 3, 346. Dans Venise Sauvée, Simone Weil fait remarquer : « Le moment de méditation de Jaffier… est le moment où la réalité entre en lui parce qu’il fait attention » 3, 267. Repris P 47. 3 Correspondance entre Simone Weil et Joë Bousquet. Lettre de Simone Weil à Joë Bousquet (18. 4. 1942). Cahiers du Sud, n. 304. 1950. p. 422. « Nous conférons aux choses et aux êtres autour de nous, autant qu’il y a en nous, la plénitude de la réalité » IV 2, 282.

57

Attention et décréation constitue l’amour du prochain même1. Finalement quant à la vie spirituelle, on sait bien qu’elle est identique à une certaine forme d’attention : Dieu ne peut pas être tiré par les pieds sur la terre, on doit l’attendre en silence2. L’attention représente donc parfaitement le sens et la direction de la décréation. Si l’existence personnelle ne fait que vider de son contenu la réalité extérieure que rencontre le moi, dans la décréation c’est soi-même qu’on vide de sa substance (cf. IV 1, 361) en rendant par l’attention au réel ce que nous lui avons dérobé. Le moi est toujours conscient de la menace mortelle que représente l’attention pour lui et il va déployer des efforts multiples et intenses pour la contrer dans son exercice. Dans un des passages les plus profonds de toute son œuvre, Simone Weil remarque qu’« Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair, c’est pourquoi toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi »3. Donc le mal, comme le disait déjà Boehme, c’est de rentrer en soi et le bien pour nous consiste à être ravi, grâce à l’instrument incomparable qu’est l’attention, à notre existence personnelle. C’est par l’attention qu’on sort de la coquille de l’autonomie, qu’on s’arrache à la perspective personnelle, ainsi il n’est pas paradoxal de dire que « la plus haute extase est la plénitude de l’attention » (3, 156). Faire le vide en nous implique faire le plein dans le monde mais cette sortie de nous-mêmes n’est vraiment extatique que si elle est permanente, c’est-à-dire lorsque l’attention se transmue en attente. Faire attention c’est témoigner de l’humilité qui traduit l’impuissance où nous nous trouvons d’influencer ou de changer un événement ou un fait extérieur dont nous dépendons de quelque façon. De l’élève qui fixe son regard sur une feuille couverte d’équations dont le sens lui échappe jusqu’au captif de guerre agenouillé devant le glaive levé du vainqueur, il y a toute une gamme d’attentions exprimant le fait que nous 1 IV 1, 293. « L’attention créatrice consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair anonyme et inerte au bord de la route. Le Samaritain qui s’arrête et regarde, fait pourtant attention à cette humanité absente... » Ibid. « Ce regard est d’abord un regard attentif, où l’âme se vide de tout contenu propre pour pouvoir recevoir en elle-même l’être qu’elle regarde, tel qu’il est dans toute sa vérité. Seul en est capable qui est capable d’attention » IV 1, 260. 2 Cf. 3, 215 ; 3, 225 ; 4, 126, 2, 435, 3, 315. 3 IV 1, 260. Nous nous permettons de remarquer que selon Saint Thomas le péché de Lucifer était le manque d’attention. Somme Théologique. I. LXIII. I ad 4, Somme contre Gent. 3, 110. Voir aussi infra p. 91 et n. 1.

58

L’attente sommes livrés au dehors. Les tentatives pour échapper à la puissance extérieure s’étant révélées vaines, on ne peut que « rester immobile, implorer en silence »1. Dans le domaine du connaître, l’attention est la supplication de l’intelligence vidée de tous ses attachements troublants, pour que la vérité de la réalité extérieure puisse se révéler devant elle. C’est pourquoi l’attente, cette forme rendue habituelle de l’attention à vide, loin d’être un état privé de pensée, sera le spasme même de la réceptivité de l’intellect2. À l’autre bout de cette série de formes d’attention le spasme s’étend sur tout notre être physique et moral lorsque l’imminence de la mort sous l’épée du vainqueur glace le cœur et le vide de tous ses attachements (4, 126). Le seul espoir qui demeure c’est que mon regard, devenu en sa totalité supplication humble, rencontrera le sien. Là où ni l’effort ni la ruse ne peuvent rien, le regard sauve en établissant le contact avec l’extérieur qui nous aurait autrement ignorés ou écrasés. Ceci est vrai avant tout pour la vie spirituelle car ce n’est que par le regard priant de l’espoir et de la foi que l’homme peut se tourner vers Dieu3, puisqu’en dernier lieu c’est par ce regard qu’il l’imite et qu’on ne rencontre Dieu qu’en l’imitant ! « Dieu est l’attention sans distraction » (4, 185), c’est-à-dire il est l’attente et nous pouvons imiter son attente de deux façons. D’une part la plus grande perfection qui nous est proposée, c’est d’adopter la passivité docile des choses matérielles4, c’est-à-dire leur soumission obéissante à la nécessité. Leur « attente patiente » devenue la nôtre, nous nous conformons à l’image de Dieu comme nécessité. Cependant il y a encore une autre manière d’imiter la décréation de Dieu par l’attente : c’est de suivre l’exemple que donne sa présence comme Amour dans le monde. Dieu attend sa bien-aimée, l’âme humaine ; il est « debout, immobile, cloué sur place pour la perpétuité du temps... La Crucifixion du Christ est l’image de cette fixité de Dieu » (4, 185). Notre attente n’est donc que l’imitation de l’attente divine et, en fait, elle est la seule raison et la seule justification de notre existence. En imitant l’attente de Dieu, en y participant

1

4, 209 cf. « Attitude de supplication ; nécessairement je dois me tourner vers autre chose que moi-même, puisqu’il s’agit d’être délivré de moi-même » 2, 252 cf. 2, 264. 2 « L’attente est la passivité de la pensée en acte » 4, 129. 3 « Une des vérités capitales du Christianisme… est que le regard est ce qui sauve » IV 1, 322 cf. IV 1, 276s. Ce regard est la même chose que « l’œil de l’âme » dans la République, identifié ailleurs avec l’attention 3, 228. Il est l’instrument de la conversion, c’est-à-dire du salut IV 1, 322. 4 2, 84. Sur la patience et la fidélité dans l’attente cf. IV 1, 324s, IV 1, 260s, PS 76, IV 1, 278.

59

Le désir, essence de l’homme par notre humilité1, nous finirons par la combler2, car si Dieu attend mon attention c’est surtout parce que seul mon consentement peut effacer l’écran de mon autonomie qui le sépare de Lui-même3. *** Si l’attention est la faculté par laquelle nous nous tournons, humbles et obéissants vers l’écoute de la réalité extérieure, le désir semble être le véhicule propre de l’expansion de nous-mêmes. Et pourtant, dans son étude célèbre Réflexions sur le bon usage des Études Scolaires en Vue de l’Amour de Dieu Simone Weil déclare que l’attention ne peut être dirigée que par le désir (IV 1, 259). Cette définition ne sera compréhensible qu’une fois qu’on aura découvert la structure essentielle du désir. Celui-ci est peut-être la faculté la plus paradoxale qui est donnée à l’homme. Le désir est avant tout « une force incoercible qui s’élance vers l’avenir » (2, 205), il contient donc l’indomptable qui est au cœur même de l’expansion de soi. En même temps, la spontanéité élémentaire de son bondissement ne l’empêche pas d’être toujours orienté vers un but fort précis4. Comme le moi qu’il représente si fidèlement, le désir veut dévorer le monde, tout en calculant avec une immense application chacune de ses opérations agressives5. Cependant c’est le fait d’être un appétit universel ne pouvant s’appliquer qu’à un objet particulier qui fait le secret de son exercice et de son efficacité, mais cette opposition entre universel et particulier héberge encore d’autres sens et d’autres potentialités. Le désir est illimité dans son principe mais limité dans son exercice, car il n’y a rien d’infini et d’illimité dans ce monde où se trouvent nécessairement ses objets (2, 74). Cependant l’homme ne veut pas 1

4, 184, 4, 126. « Dieu attend comme un mendiant qui se tient debout, immobile, et silencieux, devant quelqu’un qui peut-être va lui donner un morceau de pain... Dieu est seulement le bien. C’est pourquoi il est là et attend en silence. Quiconque s’avance ou parle use un peu de force. Le bien qui n’est que bien ne peut qu’être là. Les mendiants qui ont de la pudeur sont Ses images » 4, 184. 3 Un texte des Cahiers identifie le Saint-Esprit avec l’attention. 3, 358. L’Esprit étant l’amour mutuel du Père et du Fils, on pourrait exprimer le lien entre les deux personnes divines en termes d’attention. 4 Cf. IV 1, 419 ; 3, 169. 5 En fait, on pourrait remarquer que rien ne tend plus précisément vers son but qu’un « désir aveugle ». C’est l’aveuglement même du désir qui montre, de façon paradoxale, que le moi a choisi un objet particulier qu’il voudrait s’approprier à tout prix. Ainsi le désir « aveugle » est le désir « orienté ». 2

60

Le désir, essence de l’homme accepter l’amère vérité de cette limitation et il voudra la dissimuler à tout prix par des actes ou par des rêves, se leurrant lui-même et les autres avec l’illusion de la toute-puissance (2, 93s). À travers chacun de ses désirs, il aspire à conquérir l’univers mais en fait, il ne fera que s’enfoncer de plus en plus dans son existence personnelle. Le rapport entre cette illimitation et chacun des désirs finis qu’elle maintient et nourrit servira à la transformation du désir tout en révélant sa relation à la décréation. Le paradoxe du désir c’est qu’il constitue le fond même de notre être1 mais chaque fois qu’il se manifeste, c’est-à-dire se tourne vers un objet, il nous fait commettre un crime ou il nous expose à une dégradation. Nous ne pouvons pas ne pas désirer car « L’homme est fait assurément de désir »2 mais quand nous désirons nous finissons fatalement par être souillés et frustrés puisque « Rien ici-bas n’est vraiment un objet pour le désir que j’ai en moi »3. Étrange contradiction qui est celle-ci, où le désir semble s’abîmer : d’une part, c’est cet élan universel qui rend si puissantes ses orientations particulières, d’autre part, la nécessité où il se trouve de s’éparpiller et de se monnayer dans le contingent et l’imparfait l’avilit inévitablement ! Mais quel est à vrai dire le sens de cet élan ou plutôt peut-on l’identifier valablement avec le désir ? Simone Weil ne le croyait certainement pas : même si la forme élémentaire et générale du désir dans l’existence autonome n’est que la violence incoercible d’une convoitise du moi, cet élan aveugle ne peut être que la perversion du désir véritable dont l’essence est un mouvement vers le bien. Ici aussi elle se réclame de Platon qui faisait dire à Diotime que « tout désir est désir du bien et du bonheur... Il n’y a pas d’autre objet d’amour pour les hommes sinon le bien... En résumé, l’amour est ce par quoi on désire posséder perpétuellement le bien »4. Que Platon semble identifier ici l’usage de la faculté du désir avec l’amour, peu importe, l’essentiel c’est que le désir soit toujours le désir du bien. Le désir en tant que désir du bien, c’est-à-dire du bien absolu, est au-delà de tous les objectifs particuliers qui ne devront être poursuivis qu’en vue du Souverain Bien. Mais en vertu du « retournement opéré dans les choses humaines par le 1

Cf. 3, 193 ; 3, 196 cf. OL 209, 4, 332 ; IV 2, 176 cf. IV 1, 277. Chandogya Upanishad III. xiv, 1. in 1, 237 cf. IV 2, 369 ; IV 1, 338. 3 3, 277 cf. EL 74. 4 Banquet 205d, 206a cité in IV 2, 208 cf. IV 2, 89. Ici la traduction de Platon par Simone Weil constitue une partie de sa propre théorie du désir. Cf. « Le bien est ce que cherche toute âme, ce pourquoi elle agit, pressentant qu’il est quelque chose de réel, mais incertaine et incapable de saisir suffisamment ce qu’il est ». République 505e in IV 2, 89 cf. IV 2, 91. Voir aussi la traduction du Chandogya Upanishad VIII. i, 5 in IV 2, 360. 2

61

Le régime déchu du désir péché originel » (IV 2, 221), le désir est tombé en deçà des biens particuliers, dans ce « mauvais infini » qu’est le moi (cf. 3, 139). Il ne s’agit donc pas simplement d’une application vicieuse du désir qui se perd périodiquement dans de néfastes occupations, mais de sa véritable transformation. L’homme dans sa finitude ne peut pas ne pas appliquer continuellement son désir à des biens particuliers, mais il se rachète s’il ne les vise qu’en vue du Bien (cf. 3, 191s). Cependant c’est précisément le contraire qui arrive dans l’existence autonome : au lieu d’être absous par leur constante réordination vers le Souverain Bien, les désirs particuliers trouveront leur justification dans le fait même d’être particuliers ; donc au lieu de s’effacer comme particulier sous le manteau de l’universel, le particulier s’universalisera en tant que particulier. C’est ainsi que le caractère orienté du désir gagne sa dimension de généralité qui veut dire l’universalisation illégitime de l’individu en tant qu’individu dans son existence autonome. À ce moment, on comprend que, si on veut rétablir le désir dans sa vérité, il ne suffira pas de l’arracher à ses mauvaises applications, mais c’est tout son régime d’universalité pervertie qui devra être refondu. Ce qu’il faut entreprendre c’est une purification du désir lui-même qui ne va pas sans un accent kantien de formalisation et qui doit se manifester en même temps par rapport et à l’objet et au sujet du désir. L’effort incessant de dépasser quelque chose de particulier comme objet du désir «généralise » continuellement ce dernier jusqu’au moment où tout ce qui est particulier étant transcendé, il ne reste que du « désir sans objet »1. Pour accéder à ce stade, il ne suffit pas d’abandonner les objectifs concrets où s’achève l’orientation du désir, mais c’est toute orientation quelconque qui est à suspendre. Autrement dit, il ne suffit pas d’arracher les choses à notre expansion de nous-mêmes ; il faut aussi arrêter cette imagination vorace qui change les objets du monde en de simples fonctions de notre personnalité (cf. 3, 267). Nourri par l’imagination, cette faculté centrale du moi, notre désir est nécessairement limité et seule la disparition du moi lui restaurera sa vocation originelle d’illimité et d’infinité. Une fois que « l’épée de l’obéissance » aura coupé notre orientation vers le monde des objets particuliers (4, 203), notre désir sera délivré de toute limitation subjective et il deviendra « désir sans souhait » (3, 268). Être devenu « sans objet » et « sans souhait » sont les aspects convergents que revêt la purification du désir, mais après une formalisation tellement radicale le terme « désir » garde-t-il encore un sens propre dans le monde de Simone Weil ? Elle 1

3, 107 cf. 2, 294s.

62

Le désir purifié répondrait elle-même qu’être sans souhait ne signifie pas l’indifférence et être sans objet n’implique pas une perte de contact avec la réalité extérieure. Bien au contraire, le même commandement qui nous ordonne de laisser notre désir « non-dirigé » prescrit de le « garder tendu » (3, 309), et on n’abandonne les objets concrets du désir qu’en vue de pouvoir mieux suivre le suprême objet qui est la volonté de Dieu. C’est en voulant la volonté de Dieu que l’homme accomplit la véritable purification de son désir, car il le replace dans son domaine propre où il pourra mordre désormais dans la réalité, ainsi le désir devient « un levier qui nous arrache de l’imaginaire dans le réel, du temps dans l’éternité, et hors de la prison du moi » (IV 1, 338). Désirer quelque chose comme voulu par Dieu signifie « Demander ce qui est, ce qui est réellement, infailliblement, éternellement, d’une manière tout à fait indépendante de notre demande » (IV 1, 338). Mais cette « demande parfaite » ne doit pas être limitée à ce qui est, elle peut être étendue à tout ce qui arrivera en conformité avec la volonté de Dieu et, puisque « l’avenir… quel qu’il doive être, une fois accompli, se sera accompli conformément à la volonté de Dieu » (IV 1, 339), l’homme doit désirer tout ce qui arrive, puisque tout arrive en conformité avec la volonté de Dieu en tant que Nécessité. Par conséquent, le « sera » est délivré de la contingence et reçoit la réalité au même titre que le « est » la possède1. Finalement, la même chose vaudra pour le passé : l’homme doit désirer tout ce qui est arrivé parce que Dieu a permis que cela arrive. À ce moment-là, sa purification étant complétée, le désir succède à la perfection. Il vient de transposer « le temps en éternité » où les trois dimensions du passé, présent et futur sont fondues dans l’unité du « est »2. Évidemment la purification du désir à travers son attachement à la volonté de Dieu n’est qu’une autre manière d’exprimer l’obéissance qui gît dans le consentement à la nécessité. Donc par le parfait désir on imite Dieu le Puissant ; ne contient-il pas cependant une autre imitation de Dieu, celle de Dieu comme Amour ?

1

« Ici l’objet de notre demande est ce qui se produit dans le temps. Mais nous demandons la conformité infaillible et éternelle de ce qui se produit dans le temps avec la volonté divine. Après avoir, par la première demande, arraché le désir au temps pour l’appliquer sur l’éternel, et l’avoir ainsi transformé, nous reprenons ce désir devenu lui-même d’une certaine manière éternel pour l’appliquer de nouveau au temps » IV 1, 339. 2 IV 1, 339. Sur le même processus de formalisation-purification appliqué à l’attention à travers la relation mathématique entre l’invariable et les variations voir 3, 346.

63

Le bien au-delà de l’être Dans les nombreux passages où Simone Weil identifie le bien comme l’objet véritable du désir, elle ne fait que répéter une maxime centrale de la philosophie classique de l’Occident et elle continuera à se réclamer de Platon quand elle aura entamé la discussion sur la faculté du désir lui-même: « Recherche du Bien dans Platon. Nous sommes constitués par un mouvement vers le bien. Mais nous avons tort de chercher le bien dans telle chose... Le bien n’est que dans notre mouvement même »1. La référence à Platon exclut même la possibilité d’attribuer un sens héroïque ou faustien à cette définition. Il ne s’agit pas de célébrer la force, l’endurance, la résistance de l’homme. On n’est pas non plus invité à admirer l’impuissance sublime de l’effort qui se brise incessamment contre les forces adverses de ce monde. Bien au contraire : le fait que le bien réside dans notre mouvement même révèle sa suprême efficacité : notre quête et notre recherche du bien atteignent le bien simplement en le désirant. Pour chaque désir particulier le prix est un objet futur, tandis que dans le désir du Souverain Bien le « sera » est revêtu de la couleur même du « est ». Tant que nous désirons un objet particulier tout en le souhaitant, nous le désirons pour nous-mêmes en vue de le posséder ; une fois l’objet généralisé et le souhait effacé, l’idée même d’une possession personnelle de ce qu’on désire est abolie. Ne reste donc du désir que l’acte même de désirer qui est comblé par son exercice même. Donc le désir du bien est déjà en lui-même le bien : « C’est pour les faux biens que désir et possession sont différents ; pour le vrai bien, il n’y a aucune différence » (4, 202). Le langage exalté de ces descriptions mystiques nous fait trop facilement ignorer la puissante présence en elles d’un important moment kantien. Déjà la « formalisation » du désir ne fait que reprendre les célèbres prescriptions des Fondements de la Métaphysique des Mœurs, et maintenant on retrouve, enveloppée dans une robe platonicienne, cette seule chose bonne qui existe, la bonne volonté de Kant. Les Cahiers le disent expressément : la seule chose vraiment absolue, éternelle, c’est « ma volonté du bien. Le bien pur et inépuisable est seulement dans cette volonté elle-même » (3, 190). Cette présence kantienne, soudainement révélée au cœur même de l’idée du bien, nous rappelle une fois de plus que toute l’ontologie de la décréation n’est dans une certaine mesure qu’une interprétation, d’ailleurs très originale, de la grande distinction entre le phénoménal et le nouménal. Simone Weil insiste sur le fait que Dieu en tant que Bien n’est pas l’être, qu’il est au-delà de l’être, elle va jusqu’à dire qu’il est « néant » (cf. 3, 190). Évidemment, il 1

3, 189 cf. 3, 89, 3, 262.

64

Le bien au-delà de l’être ne s’agit pas ici d’une atteinte voilée à la transcendance divine, mais plutôt d’une tentative très consciente de la garantir et de la sauver, en situant Dieu, du moins sous un de ses aspects, au delà de l’être, concept trop lourd et trop imprégné de tout ce que la réalité de ce monde contient d’opaque et de violent. Nulle part les formules de Simone Weil ne sont plus belles et plus frappantes que là où elle parle du détachement du désir des « faux biens » en vue de le tourner vers le « bien absolu ». Mais qu’est, à vrai dire, le « bien absolu » et semblable chose existe-t-elle ? « L’argument » prend la forme d’un monologue : « Mais, me dira-t-on, ce bien existe-t-il ? Qu’importe ? les choses d’ici-bas existent, mais elles ne sont pas le bien. Que le bien existe ou non il n’est pas d’autre bien que le bien. Et qu’est-ce que ce bien ?... Il est ce dont le nom seul, si j’y attache ma pensée, donne la certitude que les choses d’ici-bas ne sont pas des biens… N’est-il pas ridicule d’abandonner ce qui est pour ce qui peut-être n’est pas ? Nullement si ce qui est n’est pas bien et si ce qui peut-être n’est pas est le bien » (4, 219). Puis surtout, pourquoi devrait-on relier l’être au bien ? Pourquoi dire du bien que peut-être il n’est pas ? « Le bien ne possède certainement pas une réalité à laquelle l’attribut du bien serait ajouté. Il n’a pas d’autre être que d’être le bien »1. Tout cela ne fait qu’expliciter la définition que nous avons cru pouvoir attribuer à Simone Weil sur la réalité : le bien est séparé de l’être, c’est-à-dire du vrai, par le mal. Toutefois, quant au mal, les termes platoniciens de la famille du paraître n’arrivent pas à voiler le fait qu’il est essentiellement le ne-devant-pas-être, c’est-à-dire quelque chose d’intégralement relié aux concepts du devoir, de la loi morale et de l’impératif catégorique. Sans vouloir essayer de donner une traduction exacte de l’existence personnelle en des termes kantiens, il est clair qu’elle correspond à la volonté imparfaite agissant selon les mobiles impurs. Tant qu’on se sert de son autonomie (il ne faut pas être induit en erreur par l’usage non-kantien que Simone Weil fait du terme), on traduit dans l’être, c’est-àdire dans le domaine du théorique, une déviation du bien. Au moment où 1

4, 219 cf. 3, 190ss, 3, 255, voir aussi 4, 202 2, 126. Pour tout cela voir M. Vetö : Le désir du bien dans la pensée de Simone Weil. Explorations Métaphysiques, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 431-454.

65

La ruse du bien l’on agira décréé, c’est le bien qui sera incarné dans les faits, toujours selon les lois infaillibles et précises du monde des phénomènes. Entre les lois théoriques et les lois pratiques, il n’y a aucune incompatibilité ou même discontinuité originelles : qu’il y ait en fait des choses qui sont autrement qu’elles ne devraient être, les coupables en sont seulement les hommes dont la volonté imparfaite ne se conforme pas à la loi morale. Seul l’homme peut s’interposer entre le royaume des fins et le royaume de la nature, et l’impératif catégorique ne nous demande pas autre chose que de cesser avec cette intrusion1. L’analyse de l’attention et du désir nous ayant fait revenir au contexte ontologique de la décréation, c’est donc à ce niveau même qu’il nous faudrait conclure, si toutefois il pouvait y en avoir une conclusion quelconque, l’étude de ces facultés. Nous les avons définies respectivement comme faculté de la saisie de l’être et faculté de la recherche du bien mais, une fois compris, d’une part que l’attention à son niveau suprême est amour et consentement, et d’autre part, que le désir sans objet ne tend que vers ce qui « est », toute possibilité d’une distinction claire, univoque semble s’évanouir. Évidemment tant qu’on reste sur un plan descriptif, on est en mesure de différencier la passivité de l’œil de l’âme qui garde la distance dans la contemplation de cette force incoercible par laquelle le désir se jette sur sa proie. Une fois cependant que l’exigence systématique, cachée au fond de ces fragments épars qui constituent l’œuvre de Simone Weil, a fait son apparition, l’édifice des définitions évidentes et simples commence à s’écrouler. Une seule chose restera solidement établie : c’est qu’il y a une faculté extatique dans l’homme et qui se manifeste sous le double aspect de l’attention et du désir. Deux sortes d’extases sont accessibles à l’homme : celle de l’expansion et de l’appropriation et celle de la contemplation et de l’abandon de soi dans une générosité libre. Tant qu’on reste confiné au domaine de la première espèce d’extase, on est dans le monde des désirs particuliers et égoïstes. Une fois la contemplation entrée sur la scène, l’attention semble remplacer le désir. On aimerait alors pouvoir dire que la présence de l’attention se limite à l’espace qui est à « l’intersection des deux mondes » et dès le moment où l’homme se trouve dans la perspective de Dieu, c’est un désir purifié particulier qui véhicule ses contacts avec la réalité extérieure. Cela pourrait être le cas si 1 La preuve « littérale », s’il en faut de tout cela, se trouve dans les leçons que Simone Weil a professées à Roanne : « Kant : ‘Agis uniquement d’après la maxime dont tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle’. ‘Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature’ » (Autrement dit, on se place du point de vue de Dieu) ». Leçons p. 181.

66

L’autonomie sépare théorique et pratique l’attention n’était que de l’intelligence passive et inerte, mais nous avons vu qu’au lieu de s’épuiser dans les limites étroites du connaître, elle « est l’unique source de l’art parfaitement beau... de l’amour du prochain vraiment secourable ; et c’est elle qui tournée directement vers Dieu, constitue la vraie prière ». Il ne reste plus qu’à avouer que même s’il y a une profonde différence entre le désir particulier et l’attention, une fois le désir « purifié », on ne relève plus de divergence véritable entre ces deux facultés, sinon en ce qui concerne leur « objet formel »1. Ces développements nous invitent à nous retourner vers la formule qui énonce que l’attention est « l’indice humain permanent assurant la continuité ontologique entre le vieil homme et l’homme nouveau », mais pour la modifier. L’attention n’exprime qu’une présence de « l’homme nouveau » dans le « vieil homme » et non pas une permanence qui les relierait comme les stages successifs de notre évolution. La véritable continuité est représentée par le désir comme faculté extatique, car c’est lui seul qui établit une relation entre la voracité appropriatrice du moi et l’acceptation amoureuse de la Croix par l’âme dé-créée. Avons-nous donc trouvé le noyau « indifférent » qui transcende, en les reliant, le bien et le mal, l’esprit et la chair, l’homme nouveau et le vieil homme ? Peut-être, mais certainement pas sous la forme d’un sujet personnel ; au plus, peut-on identifier un élan formel tendant vers l’extérieur, qui est susceptible d’accueillir des « contenus » radicalement hétérogènes. Comment interpréter donc cette continuité élémentaire ? S’agit-il d’une indifférence de base qui fond et unifie le bien et le mal, ou plus exactement le bien, le mal et l’être ? Une pareille conception ne pourrait que répugner à Simone Weil et surtout contredire ses idées maintes fois exprimées sur l’essence et la vocation de l’homme. Non, c’est une autre interprétation, quoiqu’accusant une certaine ambiguïté, qui est à retenir. Au lieu d’une indifférence foncière de l’être de l’homme, il vaudrait mieux parler de l’omniprésence du bien en lui. C’est « la ruse du bien » qui est à l’œuvre dans tout élan aveugle, c’est le bien qui se cache dans le mal et qui le remplacera peu à peu de l’intérieur2. L’expansion, c’est-à-dire la mauvaise extase, n’estelle pas l’essence même du mal ? Pourtant c’est justement de cette extase, en la retournant complètement, que l’amour se sert pour détruire l’égoïsme (cf. 2, 91), ainsi donc dans la meilleure tradition du platonisme chrétien le bien se retrouve à la racine même du mal et s’il n’en est pas l’être, il en constitue du moins un élément formel. 1

Simone Weil elle-même d’ailleurs les identifie ou relie étroitement dans de nombreux textes IV 2, 200, 3, 229, IV 1, 257s, etc. 2 Cf. le texte cité supra p. 51 n. 88.

67

III. L’ÉNERGIE, LES MOBILES ET LE VIDE Si le lecteur des Cahiers était tenté d’adopter l’hypothèse sur la « ruse du bien », il ne devrait tout de même oublier que c’est par le non-être, et non pas par l’être qu’on « participe » au bien1. L’élan formel qui est à la base de tout désir et qui semble fonder la continuité ontologique de l’existence humaine n’est que pure possibilité du bien et même « possibilité » est ici à entendre plutôt dans le sens de « réceptivité » que dans celui de « potentialité ». L’élan ne mûrit pas de lui-même en désir du bien, au contraire, il semble plutôt accuser une tendance innée à se gonfler en convoitise. Le plus qu’on puisse en affirmer c’est qu’il est un milieu offert par la nécessité à la liberté pour que cette dernière s’assume en et par lui, si toutefois, et c’est ce qui arrive d’habitude, il n’est pas approprié par l’autonomie dont il sera le véhicule même. L’élan est neutre en lui-même, il n’est que le composant provenant de la nécessité sans lequel le bien et le mal n’auraient pas d’être. Simone Weil l’appelle le plus souvent énergie. L’énergie c’est le substrat vital de toute notre activité. Essentiellement elle est une mais elle se qualifie selon la partie de l’âme qu’elle est en train de servir. Simone Weil distinguera donc l’énergie supplémentaire (ou volontaire) et l’énergie végétative (ou vitale). L’énergie végétative ne sert qu’à l’entretien et à la conservation de la vie biologique elle-même tandis que l’énergie supplémentaire est le véhicule puissant des multiples désirs d’un individu autonome2. La relation mystérieuse et compliquée entre la nécessité et l’autonomie s’illustre parfaitement à travers les métamorphoses que subit l’énergie en fonction des changements d’interprétation donnés par l’imagination aux buts poursuivis par une activité humaine. Tant que je travaille sur une œuvre qui promet de la jouissance et de la rémunération — et tout cela en proportion de l’effort accompli — je me dépense puissamment, je recrée mes forces, je suis plein de vigueur, de jaillissement, de ressource. Cependant si je me trouve entièrement récompensé avant que le travail ne soit complété, je ne peux désormais espérer aucune satisfaction ultérieure : mon humeur va s’altérer et mon élan fléchira. Il faudra bien que je complète le travail, car autrement je devrais 1

3, 249 cf. 4, 258s. L’expression « énergie supplémentaire » apparaît pour la première fois dans une note de jeunesse sur Freud. Philosophie. Premières Années d’Enseignement (1931 - 1934), f. 36, Ms cf. 4, 336, voir aussi les termes « énergies animales » 4, 254 et « énergie errante » 4, 264. 2

Énergie végétative et énergie supplémentaire rendre l’argent qui vient de m’être payé, mais l’idée de me donner du mal simplement en vue de conserver ce que je possède dès maintenant, n’engendre pas de vrai enthousiasme. Tant que je me dépensais en vue des récompenses à venir, l’énergie supplémentaire surgissait facilement, maintenant que toutes mes préoccupations ne portent que sur la conservation, le supplémentaire se ternit doucement en végétatif. Évidemment, il ne s’agit pas d’une véritable mutation d’énergie, car la conservation vise toujours un but relevant de l’autonomie, cependant il est clair que la conservation comme telle, quelque soit son objet direct, se rapporte en dernière instance à la vie, à la vie biologique elle-même. Cet état de fait paraît très manifestement à travers un exemple de Simone Weil. On est envoyé dans un camp de concentration où l’on doit porter des pierres de A à B puis de B à A, et ceci tous les jours sans interruption : on ne poursuit donc aucun but particulier. Tout objectif d’autonomie expansive annulé, la source de l’énergie supplémentaire tarit. On porte des pierres simplement parce qu’on craint la mort, on ne déploie donc de l’énergie que pour conserver la vie (cf. 2, 248). Il y a donc du passage et de la communication entre l’énergie végétative et l’énergie supplémentaire, c’est-à-dire entre la nécessité et l’autonomie, mais quel est le rapport de ces réalités au troisième niveau de l’homme, au niveau du « consentement libre » ? En fait, c’est la question essentielle sur l’énergie, notion que Simone Weil traite simplement pour compléter l’analyse du processus de décréation. Exprimée en termes d’énergie, la décréation signifie la suppression de l’énergie supplémentaire et l’assujettissement parfait de l’énergie végétative à la liberté surnaturelle : « Il faut détruire cette partie intermédiaire, trouble de l’âme... pour laisser la partie végétative directement exposée au souffle igné qui vient d’au-dessus des cieux. Se dépouiller de tout ce qui est au-dessus de la vie végétative. Mettre la vie végétative à nu et la tourner violemment vers la lumière céleste. Détruire dans l’âme tout ce qui n’est pas collé à la lumière. Exposer nue à la lumière céleste la partie de l’âme qui est presque de la matière inerte. La perfection qui nous est proposée, c’est l’union directe de l’esprit divin avec de la matière inerte. De la matière inerte qu’on regarde comme pensante est une image parfaite de la perfection »1. Tout cela n’est qu’une simple traduction en images fulgurantes du processus décréateur. « La partie intermédiaire » de notre être est bien entendu le moi, nourri par l’énergie supplémentaire. Il cache la partie qui est presque « de la matière inerte » et n’est qu’une particule du domaine de la nécessité. Lorsque son autonomie est 1

4, 343 cf. 4, 342, voir aussi 4, 335s.

70

L’épreuve du quart d’heure décréée, l’âme devient le lieu parfait de la rencontre entre Dieu et Dieu. Mais ce qui achève cette perfection en exposant nue à la lumière céleste cette partie de notre âme qui demeure après la destruction du moi, c’est la faculté du consentement libre. Ce n’est qu’à travers ces descriptions sur l’énergie que devient clair pourquoi la décréation doit nécessairement progresser à travers les épreuves de souffrance physique, pourquoi la vie religieuse est nécessairement ascèse. Il s’agit toujours de l’instauration d’un régime d’inanition de l’énergie supplémentaire et de sa transposition en énergie végétative : la douleur, la fatigue, la faim, l’angoisse sont des situations où l’âme est, pour ainsi dire, coupée en deux parts. La partie autonome ne peut pas accepter la douleur tandis que la partie éternelle lui donne son consentement1. Leur « confrontation » a lieu dans le temps qui s’en trouve lui-même transformé. Le temps, dans sa structure propre d’orientation vers le futur, est le milieu même de l’autonomie que nourrit l’énergie supplémentaire. Si toutefois, peine et privation nous mettent dans une situation où les intérêts directs de la vie biologique eux-mêmes sont menacés, les buts de l’autonomie s’effacent. On se trouve alors arraché au futur, et collé au présent : à ce moment l’énergie supplémentaire épuisée cède sa place à l’énergie végétative. Cette dernière, gardienne de la vie biologique, ne tend que vers la suppression de la souffrance physique, mais elle se trouve prise en main par le consentement et forcée d’endurer l’épreuve, c’est-à-dire, elle est utilisée en vue d’une autre fin que la conservation de la vie. Dans de pareils moments le temps s’appesantit et se concentre et un effort d’un quart d’heure semble toute une éternité2. On se trouve au moment crucial de toute métaphysique religieuse, au moment du « passage », à l’intersection du ciel et de la terre. Et ce

1

« Toute l’âme terrestre crie : ‘j’en ai assez’ quand toutes ses ressources d’énergie supplémentaire sont épuisées, quand l’énergie végétative, qui sert à l’entretien même de la vie, est mise à nu et commence à être dépensée... La volonté qui permet de résister a alors disparu. La chair vive est entamée et dévorée... Il est impossible alors que l’âme charnelle ne crie pas tout entière : ‘Assez ‘... Alors si la partie éternelle de l’âme répond, parlant au vrai Dieu : ‘Toujours, si tu veux’, l’âme est coupée en deux. Ce qu’on sent comme étant le moi est dans la partie qui crie : ‘Assez’, et pourtant on prend le parti de l’autre interlocuteur. C’est vraiment sortir de soi » 4, 254. 2 « Un quart d’heure de cela est réellement équivalent à une durée perpétuelle d’efforts volontaires, de sorte qu’après ce quart d’heure la partie de l’âme qui a refusé de crier ‘Assez’ a traversé la longueur indéfinie du temps et a passé de l’autre côté du temps, dans l’éternité » 4, 254s. Cette épreuve, « C’est quand la sève même s’écoule et que l’homme encore vivant devient du bois mort » 4, 254.

71

L’épreuve du quart d’heure passage reste inexplicable1. Évidemment, l’épreuve comporte une préparation ayant son mécanisme propre (cf. 4, 336). Il faut dépenser son énergie supplémentaire par « l’apprentissage de la douleur »2 pour accéder au moment où, le moi aboli, c’est la chair même de l’homme qui est exposée aux exigences brûlantes de l’amour surnaturel. C’est l’instant où « L’âme se divise en une partie illimitée et une partie limitante. Le composé qui est sur le plan du fini est disparu. Dans ce microcosme, le chaos originel est reproduit, les eaux originelles où flotte l’esprit. Une partie souffre au-dessous du temps, et toute fraction du temps lui semble une perpétuité. Une partie souffre au-dessus du temps et la perpétuité lui semble chose finie » (4, 258). Malgré un manque apparent de distinction entre biologique et autonome, le sens de l’imagerie n’admet pas de doute. La souffrance, la ‘souffrance rédemptrice’ de la partie éternelle de l’âme « justifie » la « partie coupable ». Cette justification s’accomplit dans les moments de la reproduction du chaos originel où s’opère la refonte du composé humain (4, 258). L’abolition de l’énergie supplémentaire a ses répercussions sur l’énergie végétative qui sera désormais « stimulée » par « un souffle vital venu directement d’au-dessus des cieux » (4, 344). À ce moment, ce qui semblait à l’origine une description psychologico-métaphysique, finit par révéler toute sa portée théologique. Si l’abolition de l’énergie supplémentaire est bien la mort du « vieil homme », la transsubstantiation de l’énergie végétative semble se référer à un corps glorifié. En effet, dès le commencement, les longs passages des Cahiers qui traitent du rôle de l’énergie dans la décréation font allusion à des sacrements3. Ils seront repris, fort condensés dans un texte très tardif où ils serviront à expliquer l’attitude de l’âme à l’égard de la réception des sacrements (PS 140ss). En tout cela rien de surprenant : la culmination de l’épreuve du quart d’heure c’est la transsubstantiation de l’énergie végétative. Un homme nouveau est né qui n’est que matière, attachée à Dieu par son consentement libre : « Après cela il y a nouvelle création que l’âme accepte non pas pour exister, car elle aspire à ne pas exister, mais uniquement pour l’amour des créatures, comme Dieu accepte de créer » (4, 258). Une harmonie vient de s’établir dans l’homme décréé entre la faculté 1

Il s’agit d’un consentement absurde à ne pas être mais « Consentir à ne pas être, c’est consentir à la privation de tout bien, et ce consentement constitue la possession du bien total » 4, 269. C’est un choix dont on n’est même pas conscient au moment où on le fait 4, 256. 2 Cf. l’élaboration de la parabole du Fils Prodigue 4, 257. 3 4, 259, 337, 340.

72

Les mobiles surnaturelle du désir et celle biopsychologique de l’énergie. « La ruse du bien » a fini par l’emporter. *** Cet élan que Simone Weil appelle énergie est le substrat biopsychologique de notre vie et de notre activité, mais elle se qualifie en fonction des relations entre le moi et la matière en nous. Les besoins élémentaires de la vie biologique assurés, c’est l’autonomie qui nous domine. L’énergie supplémentaire est le véhicule de l’autonomie qui la fait jaillir en lui offrant des objectifs toujours renouvelés, des « mobiles ». Le terme luimême, d’origine kantienne, exprime les caractéristiques essentielles d’une représentation qui incite le moi à se détourner vers un but ou à initier un mouvement1. Tout peut être mobile pour un être humain, tout ce qui sert à l’entretien et à l’expansion de son existence personnelle2. Puisque notre énergie est sujette avant tout à l’imagination3, et seulement dans une mesure très limitée à l’intelligence pure, il ne faut pas s’étonner que ce soient les mobiles bas qui engendrent le plus d’énergie et nous font endurer les épreuves les plus dures. La raison en est que « … les mobiles bas n’exigent aucune attention, et... par suite la fatigue ne les empêche pas d’être présents à l’esprit. Au contraire la fatigue en paralysant l’attention fait disparaître les mobiles élevés »4. Le but naturel de l’énergie supplémentaire est de diminuer 1 Simone Weil se sert de temps en temps du mot « motif » comme un simple synonyme de « mobile » 4, 192s, mais parfois il y a une différence réelle entre leur contenu. Il est fort probable qu’ils proviennent des traductions de Kant, où « mobile » correspond à « Triebfeder » et « motif » à « Bewegursache ». Le mot allemand « Triebfeder » suggère quelque chose de charnel, tandis que « mobile » fait penser à une force qui veut et qui presse. « Bewegursache » est un terme plus général pour exprimer la raison, la cause d’un mouvement, d’un acte, toutefois sans rien spécifier du caractère de cette raison ou cause et il semble être plus fidèlement exprimé par « motif ». Néanmoins, il faut remarquer que Simone Weil n’avait pas toujours suivi de près la distinction kantienne et son usage de « mobile » se réfère avant tout aux buts personnels de l’expansion du moi et recouvre toutes les représentations qui peuvent provoquer le moi à agir, donc pratiquement toutes les représentations qui, naturellement, c’est-à-dire sans rapport avec la décréation, peuvent provoquer un être humain à agir. 2 Voir les longues analyses de l’énergie, des mobiles et du vide en 2, 190-195, reprises, à peine modifiées, en 4, 402-405. 3 Simone Weil va jusqu’à dire que « L’imagination c’est l’énergie supplémentaire » 2, 319. 4 2, 249. Et Simone Weil continue : « Faire tel effort pour secourir un malheureux qu’on n’a jamais vu ; à moins que la vanité de ‘faire le bien’ n’intervienne, on ne peut y être porté que par une vue de la justice et un effort d’imagination. Mais la fatigue y met bientôt fin, fausse la

73

L’aliénation du moi ou supprimer la distance et de jeter le moi sur quelque chose, tandis que le but de l’attention est de garder cette distance. En général dans un homme non-décréé il n’y a pas de source d’énergie pour d’autres buts que ceux du moi... Sans doute, chaque être humain a-t-il dans sa vie des moments, plus ou moins brefs et plus ou moins intenses, où il réalise l’existence d’un autre et essaye d’agir pour son bien. Dans de tels cas, les buts du moi peuvent être momentanément oubliés mais, au moins lorsque l’épuisement de l’énergie pour un but extra-personnel rejoint les limites de l’énergie végétative — ceci est indiqué par la fatigue et l’épuisement — les « plus hauts mobiles » s’évanouissent et « le plus froid égoïsme » apparaît (2, 394). Ceci est vrai pour l’homme moyen qui est sujet à de multiples attractions, dont l’imagination est flottante et qui, tout en œuvrant avec ardeur à son expansion, n’est obsédé par aucun objectif ou dessein « absolus ». Il en va autrement pour l’âme qui, selon les paroles de Socrate dans la République, est soumise à « une passion maîtresse ». Cette dernière peut franchir la limite de l’énergie végétative, et continuer à faire des efforts pour des buts extrapersonnels. Il ne s’agit cependant pas de la décréation mais d’une sorte d’aliénation du moi. C’est ce qui arrive dans les grandes passions de la vie humaine : loyauté aveugle envers un chef, une idéologie, une collectivité, ou encore dans la sorte d’amour que Simone Weil appelle « cannibale » : l’autre n’y est pas aimé comme un bien mais comme quelque chose de nécessaire à la propre vie de l’amant1. L’ambitieux qui lutte pour acquérir le prestige social met en veilleuse, si l’on peut dire, l’amour surnaturel en lui mais son autonomie est au moins sauvegardée, et elle renferme toujours une possibilité de décréation dans la mesure même où l’on reste libre d’y renoncer. Mais l’homme possédé par une passion maîtresse a abdiqué jusqu’à son autonomie, a aliéné de son moi en faveur de quelque chose d’extérieur et, jusqu’à la destruction du moi (et parfois même après), il est incapable de s’engager dans le processus décréateur2. La raison en est que la décréation exige un arrachement de l’énergie végétative, mais « Certains hommes peuvent loger tant d’énergie dans un objet extérieur à eux-mêmes que tant que cet objet existe, jamais, même tout près de la mort, ils n’en sont réduits à l’arrachement de l’énergie végétative » (4, 268). Un sacrifice accompli dans de telles conditions, même s’il s’agit du sacrifice de la vie elle-même, n’a pas balance et fabrique des sophismes. Ce qui est présent à l’esprit quand l’attention se relâche est bas ». Ibid. cf. EL 72, 1, 354 ; 2, 120, 2, 110, 1, 309. 1 4, 339, voir aussi IV 2, 268. 2 4, 269 cf. 3, 193. Simone Weil compare ces hommes « aux géants du folklore » qui ont caché leur cœur au fond d’un lac et, qui, après, ne peuvent plus le retrouver 4, 211.

74

L’aliénation du moi de valeur décréatrice : on n’a affaire qu’à la mort de quelque chose qui a été déjà aliéné. On sacrifie seulement son énergie supplémentaire qui entraîne l’énergie végétative1. La tragédie d’un tel homme, c’est de s’être rendu imperméable à l’appel du surnaturel, par la profondeur, l’héroïsme, la détermination mêmes de sa volonté. Il s’agit d’un manque coupable de « discernement » (cf. 2, 143) : rien au monde ne doit justifier un don total de soi, car ce monde est toujours le royaume du moi et ses plus hauts idéaux ne sont que des mobiles égoïstes, et ils les sont éminemment là où les passions se rapportent à la collectivité, c’est-à-dire au moi social. L’interprétation que Simone Weil donne à la portée de la passion aliénatrice est la preuve éloquente du sérieux avec lequel cette créature éprise de l’obéissance traite la liberté humaine. En effet, une liberté qui pourrait « expérimenter » sans le risque de se compromettre d’une façon irrémédiable, serait moins de la liberté qu’une force naturelle. Apparemment, une pareille liberté est indestructible mais en fait elle n’est vraiment libre ni par rapport au monde ni par rapport à elle-même. Sans doute, elle se retrouve intacte et inchangée après chacune de ses entreprises, donc le monde n’a aucune prise sur elle. Elle peut jouer avec tout, elle peut pénétrer en tout, se mêler à tout, impunément, sans que cela ait le moindre effet sur son exercice ou sur sa constitution. Mais dans ce cas-là, il est impensable qu’elle puisse conserver du respect ou attribuer du prix à un monde de cire, sans résistance et sans réaction. En fait, on ne saurait pas ne pas demander : peut-on avoir vraiment prise sur quelque chose de tellement malléable et transparent ? Tout lui étant possible et rien n’entraînant une conséquence quelconque, la liberté ne cessera de s’évaporer dans un monde désubstantialisé. D’autre part, cette impossibilité d’être affectée par son propre agir, cette impuissance où elle se trouve de se compromettre, enlèvent toute prise à la liberté sur elle-même : incapable de s’engager, de s’abîmer, de s’aliéner, la liberté échapperait sans cesse à elle-même. Quelle absurdité ! Quant à Simone Weil, elle comprend que sans la possibilité très réelle d’une aliénation de soi, il n’y a pas de véritable liberté dans ce monde. Et en effet, rien ne fascine la liberté autant qu’une pareille aliénation où elle est invitée à se mettre à jamais hors d’état de s’engager dans un processus de décréation. Il s’agit bien sûr d’une de ces passions maîtresses où « on arrache de soi en vue d’un résultat de l’énergie supplémentaire, et... on est dès lors accroché à ce résultat par l’énergie végétative » (2, 479). Lorsque la volonté ou les événements suppriment cet attachement venant « de l’extérieur » 1

2, 394, 2, 359.

75

Mobiles figés en idoles (Ibid.), il s’ensuit une mort partielle ou totale du moi. Au début différentes sortes de motifs coexistaient dans notre affection mais souvent l’attachement, en devenant plus fort, a fixé toute notre énergie supplémentaire sur l’objet de notre amour. Puis, l’énergie végétative entraînera l’énergie supplémentaire et, quand celle-ci est fixée sur un autre, cet être devient nécessaire à la conservation de notre bien-être biologique ou même de notre vie1. Même si ces cas extrêmes sont plutôt rares, la vie de tous les jours offre fréquemment le spectacle de personnes qui ont subi une mort partielle de leur moi à cause d’un attachement. Cela arrive, par exemple, quand l’homme doit affronter l’amère vérité qu’il a sacrifié son bonheur, tout ce qui lui est cher sans raison. Simone Weil médite sur le mari qui a prostitué sa femme à Volpone et qui apprend qu’il n’est pas son héritier. Cet homme a accompli des actions qui auraient été impossibles si ce n’était pour le bien qu’il espérait ainsi obtenir. Le mobile de son acte a disparu mais l’action impossible et cependant accomplie est encore présente. Il semble qu’il ait commis cet acte sans mobiles : « L’âme vit dans l’impossible sans pouvoir en sortir, car c’est de l’impossible accompli, de l’impossible passé... En pensée l’âme refait l’acte, avec le motif en moins. Souhaitant que sa femme soit encore intacte… sa pensée se porte au temps encore proche où elle l’était. Pour rejoindre le présent, sa pensée doit traverser cet acte. Or cet acte a perdu maintenant le mobile qui seul le rendait possible. La pensée tombe sans cesse dans le passé, et ne peut rejoindre le présent qu’en passant par de l’impossible »2. Toutefois, il n’y a pas de différence essentielle entre un mobile qui s’est avéré illusoire et un autre qui continue à nourrir notre énergie supplémentaire car, chaque mobile étant fonction de l’imagination, il est changeant et éphémère. Cependant dans la Caverne nous ne pouvons pas agir sans mobiles, même si notre activité est moralement correcte et va dans la direction de la décréation. Une action correcte doit n’être que le fruit d’un simple rapport que l’esprit établit entre la loi générale et la situation concrète (cf. 2, 201). Je devrais agir en ne pensant qu’au rapport de la loi morale avec la situation présente, mais une relation pure, un simple rapport ne relèvent que du domaine de l’intelligence et ne peuvent pas servir de mobiles pour le moi. L’intelligence pure qui saisit la relation du but particulier au bien absolu peut nous proposer le cours de l’action, mais sa puissance sur le moi est infime ; c’est seulement auprès du moi que notre énergie peut se ressourcer... 1

IV 1, 329, 2, 404. 4, 192 cf. 1, 317, 2, 138, 2, 225. L’autre exemple favori des Cahiers est Harpagon, qui, volé, a perdu son énergie accumulée 2, 248s, cf. 2, 293s.

2

76

La loi morale et le vide Au moi incombe donc la tâche de fournir à l’énergie supplémentaire des mobiles qui lui paraîtront constants et solides, autant dire que nous avons besoin « des biens relatifs pensées comme biens hors de toute relation » (2, 151). C’est l’élément « relation » (ou « rapport ») qui est insupportable pour le moi car il relève de l’intelligible pur : « Il faut donc des mobiles qui échappent... à la relation, c’est-à-dire des absolus, des idoles »1. Une fois de plus, c’est la double inspiration de Platon et de Kant qui porte ses fruits. D’abord de Platon. Deux passages assez rapprochés des Cahiers rapportent la théorie des mobiles à l’allégorie centrale de La République : « L’idolâtrie est... une nécessité vitale dans la caverne »2. « Penser les relations, c’est accepter la mort. Centre de la pensée platonicienne. [La bonté des braves gens qui sont dans la caverne est toujours limitée par l’idolâtrie… l’oubli des rapports...] »3. Les biens de ce monde n’existent et ne sont bons qu’en tant qu’ils participent aux idées, leur vérité, leur réalité même, n’est que participation. Mais le moi qui se situe au centre du monde ne peut pas ne pas se prendre pour un absolu, c’est-à-dire ne pas considérer ses biens comme absolus. Comprendre que tout ce qui est bien dans son monde ne l’est qu’en vertu d’une participation à quelque chose de transcendant, implique la plus profonde ascèse : celle de l’auto-relativisation, identique à son tour à la prise de conscience, c’est-à-dire à l’acceptation de sa propre mortalité. Simone Weil comprend fort bien qu’avant d’être une hypothèse métaphysique, la théorie platonicienne des idées représente une tentative de purification religieuse et morale (cf. 3, 189), et c’est pourquoi elle la reprend dans le contexte proprement éthique de la doctrine kantienne des mobiles. L’idolâtrie, qui est oubli des rapports, se retrouve condamnée dans les développements des Fondements de la Métaphysique des Mœurs. Ce qui est rejeté, ce n’est pas simplement le mobile particulier, singulier, éphémère, mais toute action qui suit une maxime autre que la simple conformité à la loi morale (cf. 2, 479s). Les véritables idoles sont des valeurs ou des commandements moraux qui prescrivent un mobile particulier, bien que très généralisé, comme norme absolue et inaltérable. Kant insiste fortement sur le caractère vicieux et vicié d’une maxime déterminée par sa matière seule. Seule la forme de la maxime peut être un critère de sa valeur morale, car la 1

4, 404 cf. 2, 194. 2, 194 cf. 4, 404. 3 2, 151 cf. 3, 187, 2, 473. À cause des nécessités de la vie dans la Caverne, le premier devoir c’est de « chercher les idoles les moins mauvaises » 2, 151 cf. « Les meilleures institutions sont celles qui mentent le moins » 2, 314. 2

77

La loi morale et le vide loi morale elle-même à laquelle il faut se conformer n’est que formelle. Autrement dit, la pureté formelle de la loi morale doit avoir sa contre-partie subjective dans la pureté formelle de la maxime. C’est à ce moment que les analyses de Simone Weil rejoignent celles, bien-connues, de Kant. Les mobiles, on le sait, comblent l’imagination et font rejaillir de l’énergie supplémentaire. Des idoles, ces mobiles solidifiés, donnent de la permanence et de la généralité à notre énergie, qui privée d’eux, se trouve subitement sans orientation : il nous faudra donc affronter le vide. Il y a du vide, dans le sens général du terme, lorsque l’équilibre de l’énergie est gravement atteint dans un être humain, de telle sorte qu’il doit accomplir des actes, endurer des privations, accepter la douleur, sans pouvoir s’abreuver à la source de l’énergie supplémentaire. Que ce soit le résultat d’un long processus ou d’un coup soudain, l’énergie végétative se trouve mise à nu et utilisée pour d’autres fins que la conservation de la vie. Quand les mobiles manquent, même un effort physique relativement aisé entame l’énergie végétative. Si l’activité du prisonnier du camp de concentration qui doit charrier des pierres de A à B et de B à A toute la journée, sans fin, était accomplie comme un travail en vue d’une fin, elle absorberait et recréerait l’énergie supplémentaire sans toucher à l’énergie végétative. Mais dans le cas du transport des pierres, le prisonnier n’a aucun but, sinon d’éviter d’être tué, il n’a pas d’objectifs au-delà des actes monotones qu’il doit accomplir uniquement parce qu’on les lui a ordonnés. Dans ce cas et d’une façon générale, il y a « Vide, quand rien d’extérieur ne correspond à une tension intérieure »1. L’absence de tous motifs qui se traduit dans le vide est un supplice pour le moi et correspond apparemment au quart d’heure d’éternité. Il y a trois réponses possibles au vide : a. l’on ne peut pas le supporter et on essaye de le combler par l’imagination. b. l’on n’arrive pas à remplir le vide, par conséquent, on périt : soit qu’on meure, soit qu’on tombe dans un état végétatif ; dans ces deux cas il ne s’agit pas de la décréation mais d’une destruction venant de l’extérieur qui appartient aux phénomènes du malheur (cf. infra p. 103s). c. la troisième possibilité est évidemment celle de la décréation : accepter le vide, néanmoins continuer à vivre et agir. Le vide tient donc lieu d’ordalie : il entraîne soit la dégradation soit le passage au surnaturel (cf. 2, 151).

1

2, 290 cf. « Il y a vraiment un vide, car il y a dans l’âme de l’énergie non-orientée » 2, 286 ; 2, 246.

78

Loi morale et perspective de Dieu Quand on essaye de réorienter « l’énergie libérée par la disparition d’objets qui constituaient des mobiles », d’ordinaire les mobiles qu’on retrouve sont plus bas (2, 247), grâce aux phénomènes de compensation que « l’imagination combleuse de vide » met en œuvre1. Il ne s’agit pas d’une simple loi psychologique mais d’une nécessité d’ordre métaphysique. Tous les mobiles particuliers étant des erreurs, ils se traduisent dans des actions mauvaises, donc on s’enfonce à travers eux dans le mal2. Si on ne s’arrache pas à soi-même d’une manière décréatrice, on ne peut que ‘progresser’ dans le mal. Ce dernier, étant l’autonomie elle-même, est d’une structure dynamique qui se trouve renforcée et développée par l’apparition de chaque nouveau mobile. Le monde du moi est la totalité des mobiles, et même, comme le dit très expressément une note des Cahiers, « Ce qu’on appelle je, moi, c’est seulement un mobile » (1, 154). Évidemment, le moi n’est pas un mobile comme un autre, il est l’élément formel de tous les mobiles particuliers, ce qui effectue en et à travers eux le refus de se conformer à la loi morale. Chacun des mobiles est fonction de la perspective qu’on a adoptée dans le monde, la perspective elle-même étant l’essence même du moi. Le vide, c’est-à-dire la fin du régime des mobiles, apparaît donc comme l’état d’être au-delà de la perspective. Peut-on y persister et comment ? Par ces questions on se trouvera amené aux limites mêmes de la réflexion de Simone Weil. On pourrait presque dire que tout le problème de l’évolution de sa pensée se résume en celui de la transformation de sa relation à la philosophie de Kant. Jeune professeur au lycée de Roanne, elle identifie, sans hésitation et comme quelque chose allant de soi, la loi morale et la perspective de Dieu3, comme quatre ans auparavant elle écrivait : « ... l’univers en Dieu, ou bien pour parler autrement, en soi... »4. Dans ce contexte, agir sans mobile ne signifierait que suivre la loi morale, et la question de la possibilité d’une pareille conduite se réduirait à celle de la possibilité d’un usage synthétique a 1

2, 194 cf. « l’imagination combleuse des vides » 2, 151 cf. 2, 200. « Ce qui rend l’homme capable du péché, c’est le vide ; tous les péchés sont des tentatives pour combler des vides » 4, 405 cf. 2, 193. 2 N’oublions pas que pour la jeune Simone Weil « ... erreur signifie toujours faute au sens moral du mot » I 282. Plus tard l’identité se nuancera en analogie 4, 80, mais il reste que « Les actions mauvaises sont celles dont l’énergie est constituée par une erreur. Tous les mobiles particuliers sont des erreurs. L’énergie qui n’est fournie par aucun mobile est seule bonne » 2, 337. 3 Leçons p. 181. D'autre part, « La loi morale... est mon être même » I 66, donc il ne peut pas s’agir d’un Dieu transcendant. 4 I 172. L’italique est de nous.

79

Synthétique et analytique priori de la raison pure pratique. À première vue, on est tenté de procéder à une pareille lecture kantienne, même en ce qui concerne la métaphysique de la décréation. Comme on le sait, Kant fait résoudre le grand paradoxe de la raison pratique par l’entremise de la liberté : c’est par elle que l’homme doit pouvoir adopter une maxime pour laquelle il ne ressent aucune inclination. D’autre part, le troisième composant de l’être de l’homme, l’agent propre de la décréation, est aussi appelé liberté par Simone Weil. Donc c’est par la liberté qu’il y aurait un passage à la perspective de Dieu. Encouragé par ce parallèle important, on pourrait être tenté d’étendre encore plus loin les conjectures d’analogie avec l’idéalisme critique. Les Intuitions Préchrétiennes attribuent un pouvoir créateur à l’intelligence dans le domaine des nombres entiers (IV 2, 282), et par là font écho à l’enseignement de Kant qui considère les mathématiques, elles aussi, comme le domaine de l’usage synthétique a priori de la raison théorique. Cependant tandis que Kant se contente de justifier la possibilité des jugements synthétiques a priori par les formes a priori de la sensibilité, c’est-à-dire par l’espace et le temps, Simone Weil fera appel à l’attention libre (IV 2, 281), par conséquent même une simple opération mathématique ne serait possible que grâce à la liberté. Cette « primauté pratique », tout à fait fichtéenne, est d’ailleurs le sens profond de la doctrine de l’attention. Pour Simone Weil, on le sait, la qualité du contenu que l’intelligence reçoit est fonction de la qualité de l’attention qui s’exerce, et l’idée même d’une attention à vide implique que la connaissance théorique soit précédée par un mouvement de la « faculté pratique ». Une pareille conclusion est certainement bien fondée, mais sa portée se trouve singulièrement affaiblie pour ce qui concerne la pensée mûre de Simone Weil, en raison du glissement de sens de la notion liberté. En fait, il s’agit plutôt d’une mutation intervenue dans les données de base de la métaphysique weilienne : désormais la loi morale ne se comparerait qu’à la simple non-perspective, cette dernière étant distinguée de la perspective de Dieu, qui la transcende. À ce moment il devient clair que la structure du processus décréateur ne peut plus s’intégrer dans la problématique de l’usage synthétique a priori de la raison pratique, formulée par Kant en vue d’expliquer la possibilité de la conformité toujours renouvelée à la loi morale dans l’activité d’un homme resté soumis à l’attraction des mobiles. Pour Kant, le régime de division auquel l’homme est sujet n’admet pas de guérison permanente : la lutte est toujours à recommencer, l’effort n’est jamais « naturel ». Pour la mystique que Simone Weil est devenue vers la fin de sa vie, le but c’est une mutation radicale, le passage d’un seuil (cf. 3, 98).

80

Synthétique et analytique Une fois ce dernier accompli, l’homme se trouve établi dans le bien et désormais son activité morale s’explique à partir de ce que l’on pourrait appeler des jugements analytiques. À la fin donc Platon semble l’avoir emporté sur celui qui l’avait appelé dans la Dialectique Transcendantale « le philosophe sublime » et Simone Weil osera même formuler quelques remarques sur l’activité propre de l’homme purifié, passé par la mort. Le seul moment où l’usage synthétique a priori de la raison pratique semble encore conserver son actualité dramatique est celui du passage de l’autonomie à la vie décréée. L’épreuve du quart d’heure qui semble toute une éternité, exprime éloquemment le paradoxe que représente pour l’homme soumis aux mobiles temporels l’obligation et le fait de suivre une loi morale intemporelle. Cependant même à ce moment Kant finit par être renié : si la loi morale des Fondements est quelque chose qui n’est ni dans le ciel ni sur la terre, dans l’épreuve du quart d’heure on finit par recevoir « un souffle vital venu directement d’au-dessus des cieux » (4, 334). Il s’agit de la grâce sans laquelle, pour Simone Weil, on ne passe jamais de la condition synthétique kantienne à la perfection quasi-analytique du platonisme mystique. Mais la présence de la grâce démontre que ce n’est pas seulement Kant mais Platon lui aussi qui se trouve emporté et intégré dans la doctrine chrétienne1. Toute cette nouvelle synthèse, si synthèse il y a, dépend en dernière instance de la relation entre grâce et liberté, mais c’est justement le point où, comme toute métaphysique religieuse, celle de Simone Weil aussi, touche ses limites ultimes2. La contradiction ou plutôt le paradoxe est de règle là où cette question est posée. D’une part, Simone Weil insiste sur le fait que seule la grâce peut aider à supporter le vide sans compensation trompeuse ou sans abaissement3. D’autre part, elle dira que le secours surnaturel ne vient qu’après que l’on a supporté le vide, ce qui implique qu’on le supporte par ses propres moyens naturels (2, 201). On ne peut faire effort en vue de continuer à tolérer l’épreuve que si l’on est nourri par « le pain surnaturel » (2, 151) mais recevoir ce pain dépend de notre désir4. 1

Permettons-nous de remarquer qu’au milieu d’un passage portant sur l’énergie et les mobiles, Simone Weil semble résumer son propre itinéraire de la non-perspective vers la perspective de Dieu : « (N. B. Kant mène à la grâce) » 2, 293. 2 Parmi tant d’ébauches, le traitement le plus systématique est peut-être celui qu’offre la théorie des sacrements PS 135 sq. 3 1, 233, 4, 193. 4 « Il est une énergie transcendante, dont la source est au ciel, qui coule en nous dès que nous le désirons. C’est vraiment une énergie ; elle exécute des actions par l’intermédiaire de notre âme et de notre corps » IV 1, 341.

81

Vivre sans mobiles Le paradoxe, c’est que « La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a vide pour la recevoir et c’est elle aussi qui fait ce vide » (2, 286). Pour éviter toute spéculation stérile, disons que la seule « définition » correcte sur la relation de « la nature » et de la grâce c’est qu’elles sont inséparables, et c’est tellement vrai que, si la liberté est aliénée, même la grâce ne peut pas nous secourir1. Le vide qu’on affronte chaque fois que ses mobiles disparaissent est d’une durée et d’une intensité limitées et le quart d’heure n’en est que la culmination. Il peut s’agir très souvent d’un long processus et une fois Simone Weil identifie le vide avec « La Nuit Obscure » de Saint Jean de la Croix (2, 136). Dans la Nuit Obscure des sens ou celle de l’esprit, l’âme continue à croire et à prier, tout en étant exaspérée par la sécheresse et torturée par le doute, c’est-à-dire dans un état sans mobiles. Il s’agit toujours de l’usage de nos facultés en vue des buts qui ne leur sont pas naturels, c’està-dire dans le vide. L’énergie du corps doit accepter des buts supravégétatifs, des « formes sensibles du vide » : la faim, la soif, la chasteté (2, 138), l’attention doit tendre vers le bien non représentable (2, 479), le désir s’exerce sans objet. Bref, chacune de nos facultés doit être considérée comme « ... une exigence s’exerçant dans le vide » (IV 2, 262). Mais qu’estce que le vide devient une fois l’épreuve endurée victorieusement ? Il continue à nous entourer, tout en subissant une transfiguration. Si pendant l’épreuve, ce fut son aspect de tourment psycho-physiologique qui dominait, dans l’état décréé, il exprimera la mutation ontologique intervenue dans l’homme. Désormais l’homme agit sans mobiles2, non pas parce que ces derniers sont simplement suspendus mais parce que « le mobile des mobiles », le moi lui-même est supprimé. Il ne s’agit pas toutefois d’un état neutre car — répétons-le — on n’est pas dans la non-perspective mais dans la perspective de Dieu. Ce qui se propose à nous c’est un vide plus plein « que tous les pleins »3, et c’est pour cela que Simone Weil retourne à l’emploi du terme « mobile ». Elle dira qu’il nous faut transporter les mobiles de nos actions en dehors de nous (1, 338), c’est-à-dire avoir comme 1

Le « choix du Paradis » dans l’épreuve n’est possible que pour ceux qui ont « pris racine dans l’amour » 4, 255 cf. 2, 372, d’où l’extrême importance du bon usage de l’énergie végétative avant l’épreuve cf. 2, 479. 2 1, 317, 2, 196, etc. 3 3, 190. Ce n’est que notre ‘condition invertie’ qui nous empêchait de voir que le vide était « La suprême plénitude » 2, 193, tandis que la vie du moi s’est déroulée dans une « fausse plénitude » 3, 233. Désormais l’homme décréé se trouve dans le « pays libre, respirable » PS 83.

82

Vivre sans mobiles seul « mobile » l’obéissance à Dieu qui « transporte l’action dans l’éternité »1. Dans ce contexte, la structure même du concept de mobile est retournée : au lieu d’être une aspiration vers le futur, c’est-à-dire vers un but de moi, il recèle plutôt une conformité au « passé », c’est-à-dire à la volonté de Dieu. La téléologie trompeuse de la condition humaine cède sa place à la détermination par une mécanique surnaturelle.

1

4, 193. « L’obéissance est le seul mobile pur, le seul qui n’enferme à aucun degré la récompense de l’action et laisse tout le soin de la récompense au père qui est dans le caché, qui voit dans le caché » 2, 14. Mt. 6, 18 est cité immédiatement après.

83

IV. SOUFFRANCE ET MALHEUR À la fin d’une de ses lettres au Père Perrin, Simone Weil écrit que toutes les fois qu’elle pense à la crucifixion du Christ, elle commet un péché d’envie1. En effet, à ses yeux la souffrance est l’événement privilégié de la condition humaine car elle en révèle la vérité et elle en permet la guérison2. La souffrance est liée inséparablement à la condition autonome qui se situe comme obstacle à l’intersection des deux attributs divins, le bien et la nécessité. Ce n’est qu’à travers la souffrance que l’homme pourra finir par consentir à la réunion des personnes divines, mais c’est aussi par elle qu’il risque de tomber dans cet abîme où même sa faculté de libre consentement sera perdue pour toujours. La réflexion sur la souffrance, au sens large du terme, est toujours le signe d’une métaphysique de la transcendance car elle implique une cassure, une contradiction, un ne-devant-pas-être mais elle comporte en même temps de graves menaces à l’adresse de cette transcendance même. C’est dans et par la souffrance que l’homme vit sa séparation et sa différence de l’harmonie et de la perfection surnaturelles mais paradoxalement, au moment extrême où la douleur devient tout notre univers, on cesse de penser à la transcendance car on est étroitement collé à l’agonie présente. D’autre part, la souffrance rendue permanente et transmuée en malheur, pourra finir par casser l’individu, entraînant ainsi la fin de la transcendance dont un des pôles se trouve ainsi éliminé. Évidemment, il s’agit du paradoxe central de toute doctrine ascétique qui, à 1

AD 51. Si on voulait se livrer à des réflexions psychologiques bon marché, il serait peut-être facile d’« expliquer » le rôle central de la souffrance chez Simone Weil par les « goûts masochistes » de cette femme qui se savait « un morceau mal coupé par Dieu » J. Cabaud : Simone Weil à New York et à Londres, 1942-43, Paris, Plon, 1963, p. 88. Cependant au niveau des idées, le seul qui nous intéresse, la situation est très différente. Sujette depuis des années à des maux de tête terribles, Simone Weil écrivit pourtant sans équivoque : « Je crois à la valeur de la souffrance dans la mesure où on fait tout /ce qui est honnête/ pour l’éviter » 1, 139 cf. CO 145 ; IV 2, 277. Il ne s’agit pas d’une recherche morbide des sensations subjectives ou d’un enrichissement égoïste cf. PS 121s et les analyses de M. Narcy : Simone Weil. Malheur et beauté du monde, Paris, Centurion, 1967, p. 20-29. Ce qui importe c’est « Croire que la réalité est amour, tout en la voyant exactement comme elle est. Aimer ce qui est intolérable. Embrasser du fer, coller sa chair contre la dureté et le froid du métal. Ce n’est pas une forme de masochisme. Les masochistes sont excités par le simulacre de la cruauté ; parce qu’ils ne savent pas ce que c’est que la cruauté. Mais ce qu’il s’agit d’embrasser, ce n’est pas la cruauté, c’est l’indifférence et la brutalité aveugles » 4, 297. 2 Un exposé plus court d’un certain nombre de thèmes de ce chapitre se trouve dans notre article Suffering in Simone Weil, Thought, New York, XL, 1965, p. 275-286.

Corps et chair force de vouloir « purifier » le corps, devra supprimer le créé. Si toutefois, le paradoxe est conçu vraiment en tant que paradoxe, c’est-à-dire dans le respect intégral des deux facteurs qui constituent l’irréductible contradiction (cf. 3, 63), alors, et seulement alors, la notion d’ascèse se révélera dans toute sa fécondité métaphysique. L’insistance sur la souffrance comme moyen privilégié d’approfondir la transcendance, tout en soumettant le corps à une épreuve terrible, lui confère une dignité éminente. À ce moment, on voit de nouveau combien la pensée de Simone Weil prend au sérieux le terrestre, le physique, le fini1. Le corps a une immense importance décréatrice car c’est seulement dans et par lui que le moi peut être détruit. Évidemment, le corps, c’est-à-dire la faim, la soif, et, d’une certaine façon, le désir sexuel, sont neutres ou même bons, en tant qu’ils ne dépassent pas le domaine de la vie biologique, c’est-à-dire tant qu’ils se confinent aux objectifs de l’énergie végétative. Une fois ce domaine du nécessaire dépassé, les désirs du corps, appelés désormais « charnels », feront surgir de l’énergie supplémentaire. Ce n’est qu’à travers la pression exercée sur les désirs charnels, mobiles fondamentaux de l’autonomie que le moi pourra être « déraciné » (cf. 3, 214). Maintenant on comprendra en quoi consiste la fonction décréatrice du corps par rapport au charnel2. Dans les merveilleuses descriptions sur l’épreuve du quart d’heure3, le corps est représenté comme « un levier par lequel l’âme agit sur l’âme » et par sa discipline lui fait épuiser « l’énergie errante »4. Le corps est une épée par laquelle l’âme se trouve coupée en deux (4, 254), un instrument de supplice qui tue « tout ce qui est médiocre » dans l’âme (4, 265). Il va de soi que les fameuses formules platoniques sur le corps se trouvent enrichies par 1

« Si, par une hypothèse absurde, je mourais sans jamais avoir commis de fautes graves et tombais néanmoins à ma mort au fond de l’enfer, je devrais quand même à Dieu une gratitude infinie pour son infinie miséricorde à cause de ma vie terrestre... » AD 59. 2 À part une note de jeunesse identifiant le péché originel avec le corps Philosophie. Enseignement (1935-1938), f. 136, Ms, Simone Weil distingue très clairement — sous une terminologie variable — corps et chair 3, 134, 3, 159, etc. cf. I 90. 3 Exprimée en termes d’énergie, la souffrance est un processus créateur de vide 2, 325 cf. « II n’y a ici-bas que la douleur physique et rien d’autre qui ait la propriété d’enchaîner la pensée ; à condition qu’on assimile à la douleur physique certains phénomènes difficiles à décrire, mais corporels, qui lui sont rigoureusement équivalents. L’appréhension de la douleur physique, notamment est de cette espèce » IV 1, 348 cf. Perrin-Thibon, op. cit. p. 146 ; PS 112. 4 4, 264 cf. : «Une partie de l’âme veut remplir une obligation, comme rendre un dépôt ; une autre ne veut pas. Elles luttent. Le corps est la balance... En un sens, il est juge entre l’âme et l’âme, comme la balance entre le poids et le poids » 4, 339.

86

Métaphysique du corps l’avènement de l’opposition entre le charnel et le corps : « Le corps est une prison. La partie spirituelle de l’âme doit s’en servir pour enfermer, emmurer la partie charnelle. Le corps est un tombeau. La partie spirituelle de l’âme doit s’en servir pour tuer la partie charnelle »1. À travers toutes ces images, on aperçoit clairement les lignes maîtresses de l’ontologie de Simone Weil : l’harmonie du bien et de la nécessité qui s’opposent à l’autonomie. Autrement dit, le bien c’est, en dernière instance, l’unité supérieure qui embrasse et unifie soi-même d’une part, et la nécessité en tant qu’intelligibilité, c’est-à-dire obéissance pure d’autre part. Il y a donc une alliance originelle, fondée à partir de Dieu luimême en nous entre l’amour surnaturel et « la matière physique et psychique » qui ne fait que de s’éveiller et de s’actualiser dans l’ascèse en vue de réduire le moi à partir de son ne-devant-pas-être vicieux au non-être pur. Puisque ce n’est qu’à travers un « dressage » par la douleur (2, 127) que le corps se libère des attaches du moi et devient transparent (ou comme le dit Simone Weil à la suite de Hegel, « fluide ») et obéissant, la souffrance physique fait l’objet d’une véritable déduction ontologique. Sans doute cette ontologie qui justifie l’ascèse est d’inspiration platonicienne dans un sens strictement métaphysique. La réunion de la nécessité en tant qu’intelligibilité obéissante avec le bien ne fait qu’interpréter la doctrine des idées : tout élément individuel et obscurcissant en étant exorcisés, le participant, en l’occurrence le corps, se révèle dans la pureté de sa structure idéale et finira par coïncider avec l’idée à laquelle il participe. Si toutefois cette interprétation est correcte, alors la métaphysique du corps à laquelle on a ici affaire, n’en est, en vérité, pas une car elle n’apprécie le corps qu’en tant qu’il se transcende. La nécessité physique est intégrée au sein du bien, sous condition toutefois de s’idéaliser en structure, et si le corps doit accéder à l’unité avec l’âme, il faudra qu’il devienne auparavant essence. Cependant il pourrait y avoir une autre lecture de la théorie de l’ascèse, même si elle se trouve condamnée à rester au stade du fragment ou de l’ébauche : il s’agit d’une métaphysique de l’Incarnation qui, à son tour, ne peut pas ne pas inclure une métaphysique propre du terrestre. Nous n’avons pas l’intention de traiter de la « christologie » de Simone Weil mais simplement de remarquer que cette immense insistance sur la réalité et la dignité de la souffrance révèle une compréhension du terrestre et du sens de son poids que la logique de ce platonisme admettrait difficilement sans la 1

4, 265 cf. 4, 349, 4, 353.

87

S’associer à la passion de Dieu présence en son cœur de la croyance à l’Incarnation du Verbe. On se trouve facilement accusé de dolorisme si on insiste un peu vigoureusement sur la valeur éminente de la souffrance, et pourtant l’ascète ou le croyant tout court ont toujours senti que dans la douleur physique, on a affaire à quelque chose de plus complexe et de plus profond que le simple exercice d’une méthode pédagogique. C’est le dogme chrétien du Fils de Dieu incarné auquel se trouve lié et relié chacun de nous1 qui permettra à l’intuition religieuse de structurer l’ascèse à partir d’une métaphysique de la réalité corporelle car c’est seulement dans la doctrine de l’Incarnation que se retrouve pleinement respectée l’intégrité du paradoxe de la religion : la contradiction irréductible et féconde entre le fini et l’infini. Il est vrai que Simone Weil elle-même ne semble pas avoir entièrement réussi à sauvegarder le paradoxe. Elle cède, même aux moments décisifs, à des tentations profondes, condamnatrices du fini. Elle pense que c’est dans la mort sur la Croix et non pas dans la Résurrection que culmine l’Incarnation (IV 2, 221) et elle semble récuser l’immortalité personnelle2. Toutefois dans la mesure même où la souffrance physique et psychique est au cœur de sa pensée, elle tend vers l’élaboration d’une métaphysique du paradoxe, c’est-à-dire d’une métaphysique concrète. En fin de compte, il s’agit de « sauver les phénomènes », et ce n’est pas un hasard que le seul ouvrage achevé de sa maturité soit justement, L’Enracinement. Si Simone Weil n’arrive pas à élaborer une doctrine complète et conséquente du concret et du corps à partir de l’Incarnation, il reste que pour elle c’est à travers l’Incarnation que l’être humain se trouve intégré au mouvement éternel que décrivent entre elles les personnes divines. On sait que la vision de base de toute sa philosophie repose sur un Dieu souffrant d’être séparé de Lui-même par l’obstacle qu’est l’autonomie de l’homme. La décréation, c’est la suppression de l’obstacle : l’homme s’associe à la Passion du Christ et au lieu d’être un centre de résistance sur la distance douloureuse et séparatrice, il est désormais une partie de la Croix qui réunit Dieu et Dieu3. Le premier mouvement de notre participation vient de Dieu. Il traverse l’infini de l’espace et du temps et touche notre âme. Nous avons le pouvoir de nous ouvrir ou de nous fermer devant Lui. Si l’on s’ouvre, Il 1

IV, 2, 290, 3, 406s. Cf. 3, 192, 3, 166, etc. 3 « Nous ne sommes pas autre chose qu’un endroit par où passe l’Amour divin de Dieu pour soi-même » IV 2, 290 cf. IV 1, 353, 3, 86, 3, 398, 3, 249, voir aussi IV 2, 277. 2

88

S’associer à la passion de Dieu dépose en nous une graine de grâce et à partir de ce moment, l’on n’a qu’à attendre que mûrisse — douloureusement — cette graine, c’est-à-dire que « croisse » lentement sa « force » spirituelle et morale1. Puis arrive le moment où l’âme aimera vraiment Dieu, et maintenant c’est elle qui doit franchir l’Univers pour l’atteindre : « L’Amour divin a traversé l’infinité de l’espace et du temps pour aller de Dieu à nous. Mais comment peut-il refaire le trajet en sens inverse quand il part d’une créature finie ? Quand la graine d’amour divin déposée en nous a grandi, est devenue un arbre, comment pouvons-nous, nous qui la portons, la rapporter à son origine, faire en sens inverse le voyage qu’a fait Dieu vers nous, traverser la distance infinie ? » (IV 1, 358). La réponse c’est que l’arbre qui a grandi en nous a été fait à l’image de l’arbre de la Rédemption, la Croix. Seule l’extrême souffrance nous aide à franchir la distance en sens inverse vers Dieu. Nous sommes séparés de Lui par le monde entier de la nécessité. Un trou doit être percé à travers lequel nous pourrons aller vers Dieu. Lorsque nous enfonçons un clou avec un marteau, c’est la tête du clou qui reçoit le choc, mais le choc est transmis jusqu’à sa pointe. L’extrême malheur, qui est en même temps la douleur physique, la détresse de l’âme et la dégradation sociale, est ce clou. La pointe du clou est posée sur le centre même de l’âme. La tête du clou est toute la nécessité à travers la totalité du temps et de l’espace qui perce l’âme en son centre (IV 1, 359). Si même à ce point, l’âme continue à orienter son amour vers Dieu, alors, selon une dimension mystérieuse, un trou est percé par le clou à travers la création, à travers l’écran épais qui sépare Dieu de l’âme, et l’âme peut alors atteindre Dieu2. C’est de cette façon que s’accomplissent la décréation et ses buts : lorsque l’âme a atteint Dieu, Dieu peut continuer Son voyage éternel vers Lui-même. Évidemment, la souffrance n’est pas toujours décréatrice. Bien, au contraire, elle peut être « inutile et dégradante » (2, 320), voire, infernale quand elle n’est qu’une destruction purement extérieure du je sans le consentement et la coopération de l’âme3. Quant à la souffrance décréatrice, 1

« … la croissance de la graine en nous est douloureuse. De plus, du fait même que nous acceptons cette croissance, nous ne pouvons pas nous empêcher de détruire ce qui la gênerait, d’arracher des mauvaises herbes, de couper du chiendent ; et malheureusement ce chiendent fait partie de notre chair même, de sorte que ces soins de jardinier sont une opération violente » IV 1, 358. 2 IV 1, 358. Le processus tout entier est décrit sous une forme quelque peu condensée 3, 115. 3 Par une souffrance « quasi infernale » Simone Weil entend l’annihilation du moi, toutefois « si avant de disparaître, le je a eu le temps, par la révolte, de haïr le bien... Il y a enfer » 2, 467 cf. 3, 115s.

89

La mort, unique vérité elle a deux niveaux successifs, correspondant respectivement au « voyage » de Dieu vers l’âme et à celui de l’âme vers Dieu : expiatrice et rédemptrice1. Dès la phase expiatrice, la souffrance apparaîtra comme révélatrice, au sens fort, de la vraie structure de l’être humain. Il ne s’agit pas simplement de tirer le rideau devant une réalité cachée déjà constituée et seulement voilée mais d’« une opération violente » où l’écran qui cache l’autonomie doit être arraché à notre chair (cf. IV 1, 358). La souffrance ne « découvre » la vérité ontologique de la condition humaine qu’en l’actualisant car seule la douleur physique a le pouvoir de nous faire réaliser, en la suspendant ou en l’abolissant, combien notre autonomie n’est qu’une excroissance trompeuse et que nous sommes entièrement soumis à « cette nécessité qui constitue l’ordre du monde » (IV 1, 357). Par conséquent « Chaque fois que nous subissons une douleur, nous pouvons nous dire avec vérité que c’est l’univers, l’ordre du monde... l’obéissance de la création à Dieu qui, nous entrent dans le corps »2. Dans la souffrance et la privation, l’énergie supplémentaire disparaît et l’énergie végétative est mise à nu : c’est le vide. Mais qu’est-ce qu’au fond que le vide sinon la réalisation qu’il n’y a rien de résistant, de substantiel, d’« incassable » en nous, c’est-à-dire qu’on est vulnérable, fragile, destructible ; qu’on est mortel. Dans chaque vide c’est la mort qu’on rencontre et l’acceptation du vide implique celle de la mort, c’est-à-dire d’un état sans attachements, sans désirs et sans buts. La mort, c’est la vérité en même temps théorique et pratique de notre condition : je suis déjà mort car mon moi n’est qu’irréalité mais pour pouvoir réaliser que je ne suis qu’une fiction, mon moi doit atteindre « zéro, son maximum » (4, 384). Évidemment, le moi se débat de toutes ses forces même contre une réalisation simplement théorique de sa mortalité car il sent l’angoisse devant son propre néant. La vérité et la mort étant du même côté3, « il n’y a pas d’amour de la vérité sans un consentement total, sans réserve à la mort »4. 1

Le texte central sur cette distinction se trouve en 2, 466ss cf. 3, 104, 2, 329. IV 1, 357 cf. PS 112, 2, 319s. 3 2, 207 cf. IV 2, 282s. 4 3, 131 cf. 2, 147. Le choix suprême pour toute âme se trouve entre la vérité et la vie : OL 226, IV 1, 277, 1, 330, IV 1, 334 cf. « La neige est immaculée, parfaitement pure comme la mort, froide, et stérile. Le sang est la vie même, la vie charnelle principe de toute souillure » IV 2, 454 cf. « Dans ce monde-ci la vie, l’élan vital cher à Bergson, n’est que du mensonge, et la mort seule est vraie. Car la vie contraint à croire ce qu’on a besoin de croire pour vivre... Mais les êtres qui malgré la chair et le sang ont franchi intérieurement une limite équivalente à la mort reçoivent par delà une autre vie, qui n’est pas en premier lieu de la vie, qui est en premier lieu de la vérité. De la vérité devenue vivante. Vraie comme la mort et vivante comme la vie » V 2 315 cf. « On n’entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son 2

90

Le refus de toute consolation Évidemment, « ... pour une cause mauvaise, si le stimulant est assez fort, la chair acceptera n’importe quoi, sachant qu’elle le peut sans mourir. La mort même subie pour une cause mauvaise, n’est pas vraiment la mort pour la partie charnelle de l’âme. Ce qui est mort pour la partie charnelle de l’âme, c’est de voir Dieu face à face »1. Il y a une parenté mystérieuse entre voir Dieu et ressentir une peine : dans les deux cas on ne peut pas s’empêcher de comprendre qu’on est néant. Chaque coup de la souffrance nous donne cette révélation, étant « une blessure portée par la nécessité qui fait éprouver qu’on est mortel » (1, 339). Et Simone Weil cite avec prédilection un vers d’Eschyle sur « ... la connaissance à travers la souffrance »2. Pour voir la vérité du monde, il faut être soumis à la nécessité, subir ce que l’on ne peut pas vouloir (cf. PS 119). C’est alors que la Croix du Christ est comprise comme « la seule porte de la connaissance » (3, 131). Et puisque les hommes ont été créés frères du Christ, « Ceux qui ont le privilège immense de participer par tout leur être à la Croix du Christ traversent la porte, passent du côté où se trouvent les secrets mêmes de Dieu » (IV 2, 288). Cependant rien n’est plus dur que croire à notre mortalité car cela empêche d’oublier notre misère fondamentale, le fait que nous ne sommes pas Dieu3. C’est la tristesse essentielle de notre condition, et le moi passe son existence à y trouver des consolations. Plus généralement : chaque fois qu’on rencontre une peine ou une privation quelconques le mécanisme subtil de notre autonomie se met en marche pour les estomper ou les voiler par une consolation. Même la croyance à l’immortalité de l’âme peut n’être qu’une consolation sublime4 qui donne un sens à un phénomène dont « ... l’essence propre anéantissement ; sans avoir séjourné longuement dans un état d’extrême et totale humiliation » EL 34. Trois semaines avant sa mort, dans son avant-dernière lettre, Simone Weil écrivait à ses parents : « En ce monde, seul des êtres tombés au dernier degré de l’humiliation… seuls ceux-là ont en fait la possibilité de dire la vérité » VII 1, 302 cf. 3, 61. 1 3, 351 cf. IV 1, 275, IV 2, 209. Simone Weil sait que très souvent la quête du plaisir n’est qu’un prétexte pour éviter la rencontre avec Dieu : « L’âme incapable de supporter cette présence meurtrière de Dieu, cette brûlure, se réfugie derrière la chair, prend la chair comme l’écran. En ce cas, ce n’est pas la chair qui fait oublier Dieu, c’est l’âme qui cherche l’oubli de Dieu dans la chair, qui s’y cache » IV 1, 275s cf. 3, 351s, IV 1, 259s, 3, 350, voir aussi 4, 228 ; IV 1, 278s. 2 Agamemnon 177 cité dans IV 2, 616, IV 2, 239, etc. Simone Weil remarque que le mot pathos évoque plutôt l’idée de subir que celle de la souffrance ou de la douleur IV 2, 616. 3 2, 335, 2, 313, voir aussi 3, 123s. 4 « La croyance à l’immortalité de l’âme est nuisible parce qu’il n’est pas en notre pouvoir de représenter l’âme comme vraiment incorporelle. Ainsi cette croyance est en fait croyance au prolongement de la vie et ôte l’usage de la mort » 3, 192 cf. 3, 298, II 3, 228, 3, 166, voir aussi 2, 97.

91

La contradiction même... est absence de signification »1. En faisant de la souffrance une offrande, on obtient une consolation qui dilue « sa pure amertume », et au lieu de se mettre vraiment en face du vide, en se fournissant un nouveau mobile, on favorise la réapparition de l’énergie supplémentaire2. De même que l’attention et le désir, la souffrance elle aussi, est plus fructueuse quand elle s’exerce à vide. Il ne faut pas souffrir pour une fin particulière mais en vue de rejoindre l’état sans fin, et, en souffrant sans être fixé sur une récompense ou sur un objectif ultime, on vit déjà de quelque façon dans un présent éternel. C’est ce qu’exprime Simone Weil avec simplicité en se disant « Je ne dois pas aimer ma souffrance parce qu’elle m’est utile, mais parce qu’elle est » (2, 373). Arrêtons-nous à cette courte définition. Elle ne dit pas que nous devons aimer la souffrance pour elle-même, pour sa qualité de souffrance : ce serait — rappelons-le — l’attachement à un état psychologique subjectif qui comme tel doit être rejeté (cf. PS 121-122). Non, nous devons aimer la souffrance parce qu’elle est la réalité elle-même. La souffrance qu’aucune interprétation savante, qu’aucune auto-suggestion persuasive n’arrivent à effacer est irréductible. Ce que nous devons poursuivre et aimer dans la souffrance c’est la réalité de notre être même. La réalité irréductible contre laquelle butent nos facultés naturelles sans pouvoir avancer et vers laquelle elles sont forcées de retourner sans fin (3, 182). La souffrance physique ou psychique est d’une telle irréductibilité : elle est contradiction au sens plein du terme3. Le moi veut progresser et prospérer et, étant orienté vers la vie, il doit nécessairement choisir le sentier qui le mène vers sa conversion et vers 1

3, 183. Il ne faut pas accepter la souffrance en vue d’une consolation spirituelle car « ... compter sur un avantage spirituel, c’est sous ce nom donner une pâture aux animaux qui crient ‘moi’ » 4, 461. 2 3, 183, 2, 461. Il est exact que le Christ ait offert sa vie, mais au moment précis où la mort s’approchait de lui, sa souffrance et sa mort ne lui semblèrent pas une offrande. Il en était horrifié et il les a acceptées seulement parce qu’elles étaient la volonté du Père 3, 134 cf. 3, 120, 3, 101. Donc « Pour quiconque est dans le malheur le mal peut peut-être se définir comme étant tout ce qui procure une consolation » PS 83. 3 La souffrance implique la contradiction car elle ne peut pas être évitée 2, 152 cf. 2, 198. Mais ce n’est pas seulement la souffrance que nous trouvons impossible ; tout ce qui est impossible est de la souffrance et cette impossibilité-souffrance est partout dans notre vie 3, 95 sq. La raison en est que « Chaque chose que nous voulons est contradictoire avec les conditions ou les conséquences qui y sont attachées, chaque affirmation que nous posons implique l’affirmation contraire, tous nos sentiments sont mélangés à leurs contraires. C’est que nous sommes contradiction, étant des créatures, étant Dieu et infiniment autres que Dieu » 3, 96.

92

La séparation des personnes divines son expansion1. Or, son avance est soudainement stoppée par la souffrance qui est la véritable négation de l’expansion de soi puisqu’elle engendre le vide. Ainsi notre condition est la contradiction et, par là, elle ne fait que participer à la structure de toute réalité2. C’est à cause de la contradiction qui apparaît comme la souffrance et dont l’essence est la mort que nous devons renoncer à toute prétention à une appartenance « naturelle » à Dieu. Néanmoins, ce sont elles, la souffrance et la mort, qui nous offrent le moyen de rejoindre Dieu par l’imitation de la Passion et de la Mort du Christ3. C’est par la contradiction que nous sommes séparés de Dieu et c’est par la contradiction que nous allons Lui être réunis (cf. 3, 63). Est-il surprenant donc que notre amour pour Dieu doive passer par la souffrance ?4 En fait, même l’amour de Dieu pour Lui-même passe par la souffrance car la contradiction entre le créateur et la créature recouvre une opposition encore plus profonde : celle qui sépare les personnes divines. La création fit éclater l’unité entre le Fils et le Père, c’est-à-dire entre l’amour et la puissance de Dieu et cette séparation est la « douleur divine »5 qui ne sera guérie qu’au moment où elle aura atteint son paroxysme sur la Croix6. Donc, même l’unité dans la Trinité ne doit pas rester simplement « naturelle » : elle passera par les épreuves librement assumées de la Création, de l’Incarnation et de la 1

1, 234. C’est pourquoi l’acceptation de la mort qui en exorcise la crainte est la libération d’un esclavage 4, 142. 2 3, 234, 2, 454, 3, 44 cf. supra p. 124s. 3 « Ève et Adam ont voulu chercher la divinité dans l’énergie vitale. Un arbre, un fruit. Mais elle nous est préparée sur du bois mort géométriquement équarri où pend un cadavre. Le secret de notre parenté avec Dieu doit être cherché dans notre mortalité » 2, 335, voir aussi 3, 96. 4 « Lien nécessaire du surnaturel et de la souffrance. L’homme fait de chair, comment ne souffrirait-il pas quand il s’unit à la nature divine ? Dieu souffre en lui d’être fini » 2, 325 cf. 2, 375 ; ou bien : « En notre être Dieu est déchiré. Nous sommes la crucifixion de Dieu. Mon existence crucifie Dieu. Comme nous aimons une douleur intolérable parce que Dieu nous l’envoie, c’est de cet amour, transposé de l’autre côté du ciel, que Dieu nous aime. L’amour de Dieu pour nous est passion. Comment le bien pourrait-il aimer le mal sans souffrir ? Et le mal souffre aussi en aimant le bien. L’amour mutuel de Dieu et de l’homme est souffrance » 3, 279. 5 3, 275 cf. 3, 249. 6 3, 275 cf. « Il y a éternellement et simultanément en Dieu douleur et joie parfaites et infinies… Dieu est un acte éternel qui se défait et se refait en même temps ». Ibid. « Cette opposition de la puissance et de l’amour de Dieu est souffrance suprême en Dieu. Et la réunion de cette puissance et de l’amour est joie suprême, et cette douleur et cette joie ne font qu’un » 3, 252, voir aussi Perrin-Thibon : op. cit. p. 146s.

93

Le malheur Passion. L’on pourrait presque dire que ce que Dieu s’impose à Lui-même, c’est de se dépasser en offrant par la liberté, l’harmonie qui aurait été de toute façon la sienne propre de par son essence. Même Dieu semble devoir ou plutôt vouloir procéder à une seconde naissance à laquelle la souffrance humaine participe par son imitation. Selon la définition du Philèbe reprise par Simone Weil, la douleur c’est la séparation des contraires1, c’est-à-dire l’éclatement d’un état jusqu’alors harmonieux de notre existence où la paix du corps se faisait ressentir dans l’âme. Ce qui importe désormais, c’est que malgré la disharmonie qui règne dans le corps, on puisse reconquérir, sur un plan surnaturel, l’harmonie perdue, ce qui implique que « … l’âme qui aime est alors contrainte de refaire en elle-même, l’unité des contraires, de faire, poussée par la grâce de Dieu, mais coopérant avec lui, ce que Dieu avait fait dans le corps tout à fait sans elle... il lui faut… recommencer et imiter l’œuvre de Dieu. Dieu refait en elle avec elle ce qu’il avait fait sans elle »2. L’état où l’on se trouve en participant par une souffrance rédemptrice à la Croix du Christ s’appelle malheur. La description et l’analyse de cet état est le sujet de ce qui reste peut-être le plus bel essai de Simone Weil, L’Amour de Dieu et le Malheur, et le concept se retrouve dans de nombreux textes des Cahiers, dans l’essai sur La Personne et le Sacré, dans la magnifique troisième lettre à Joë Bousquet, etc. L’expérience vécue, métaphysique et théologie se fondent dans les plus poignants, les plus dramatiques passages de son œuvre3. Commençons avec sa définition : « Le malheur est un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l’âme par l’attente ou l’appréhension immédiate de la douleur physique »4. En effet, la douleur 1

Philèbe 31 d in IV 2, 251, IV 2, 288, 3, 248. 3, 248s cf. 3, 254s. 3 Simone Weil a fait elle-même l’expérience du malheur pendant son année d’usine AD 36, PS 80s. Assez curieusement la première description de la notion du « malheur » exprimé par le mot « misery » se trouve dans un des rares textes de Simone Weil écrit en anglais « Misery is always metaphysical ; but it can be brought home to the soul through the pain and humiliation suffered by the body. That I call real misery. It was not till Christ had known the physical agony of crucifixion, the shame of blows and mockery, that he uttered his immortal cry, a question which shall remain unanswered through all time on this earth : ‘My God why hast thou forsaken me ?’ » Simone Weil, Seventy Letters, R. Rees (ed.), Londres, Oxford University Press, 1965, p. 102s. Sur la correspondance entre le malheur, la Nuit Obscure de Saint Jean de la Croix et la Caverne de la République 4, 278, IV 2, 98s ; voir aussi 2, 361. 4 IV 1, 347. Selon un article de jeunesse sur l’Électre de Sophocle (1936) : « un être malheureux » éprouve « la misère, et l’humiliation, et l’injustice, et le sentiment qu’on est tout seul, qu’on est livré au malheur, abandonné de Dieu et des hommes... » II 2, 340. 2

94

Le malheur physique est un élément irréductible du malheur sans laquelle toute souffrance n’est qu’imaginaire1. Mais elle n’est pas équivalente au malheur ; un mal de dents est une douleur violente et pourtant il ne laisse aucune marque sur l’âme (IV 1, 347). La peine physique doit être accompagnée d’une souffrance intérieure comme le remords, le sens aigu de l’inutilité, l’angoisse. Finalement, le déracinement de la vie « se complète par la déchéance sociale »2. Cette déchéance est ressentie plus particulièrement par les mendiants, les prisonniers, les prostituées, toutes sortes d’êtres humains qui sont continuellement en butte à la méfiance et au mépris de la société. Que ces gens aient vraiment commis des crimes ou non, ils ne peuvent échapper au mépris et à la haine de la société. Les hommes sont naturellement enclins à faire souffrir le malheureux par des paroles ou par des actes3 car « toute la haine que notre raison attache au crime, notre sensibilité l’attache au malheur »4. Ce qui est le plus terrible c’est que le malheureux en vient à se haïr lui-même et il sentira obscurément qu’il a été créé pour être sujet à de mauvais traitements5. Il deviendra même complice de son propre malheur. Cette complicité empêche tout effort qu’il pourrait faire pour améliorer sa situation, et quelquefois, elle supprime chez lui le désir même d’être sauvé du malheur ou bien elle le pousse, malgré lui, à fuir 1 « Le malheur est inséparable de la souffrance physique, et pourtant tout à fait distinct. Dans la souffrance, tout ce qui n’est pas lié à la douleur physique ou à quelque chose d’analogue est artificiel, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenable de la pensée. Même dans l’absence ou la mort d’un être aimé, la part irréductible du chagrin est quelque chose comme une douleur physique, une difficulté à respirer, un étau autour du cœur, ou un besoin inassouvi, une faim, ou le désordre presque biologique causé par la libération brutale d’une énergie jusque-là orientée par un attachement et qui n’est plus dirigée... L’humiliation aussi est un état violent de tout l’être corporel, qui veut bondir sous l’outrage, mais doit se retenir, contraint par l’impuissance ou la peur » IV 1, 347. 2 IV 1, 348. La raison en est que « ... tout ce qui diminue ou détruit notre prestige social, notre droit à la considération, semble altérer ou abolir notre essence même » PS 109. La définition weilienne du malheur semble être directement inspirée par les trois abandons du Christ dont parle Saint Jean de la Croix : La Montée au Carmel II, 17. 3 IV 1, 350 cf. II 2, 281. 4 IV 1, 350. « Le malheur durcit et désespère parce qu’il imprime jusqu’au fond de l’âme, comme un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le mal habite dans l’âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l’âme de l’innocent malheureux. Tout se passe comme si l’état de l’âme qui par essence convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au malheur ; et même à proportion de l’innocence des malheureux » Ibid. cf. 3, 349s ; 3, 382. 5 IV 1, 350 cf. 2, 329s ; 2, 204, 2, 142.

95

L’attachement sans objet les moyens de la délivrance1. La complicité avec son propre malheur n’exclut pas la recherche des compensations, quoique celles-ci soient forcément déterminées par l’état sans espoir du malheureux. Un prisonnier condamné à vie ou une prostituée qui se sait définitivement rejetée par la société sont coupés du passé et n’ont rien à espérer de l’avenir. Comment pourraient-ils cependant affronter lucidement la vérité que le moment de leur mort n’est séparé du présent que par une monotone succession de moments identiques d’horreur, de dégoûts, de vide et de douleur ? La pensée est rivée au présent2 et essaie de remplir le futur avec un but quelconque. Le malheureux tente d’échapper à son monde par la rêverie (2, 481s) dont la forme la plus courante est la débauche, où pour quelques brefs instants, l’homme oublie son malheur3. Rêve et débauche ne sont que des formes privilégiées que prend la recherche des attachements dans l’homme qui est privé de toute fin véritable. Se trouvant dans le vide toute chose lui est bonne pour le combler : « Dans le malheur, l’instinct vital survit aux attachements arrachés et s’accroche aveuglément à tout ce qui peut servir de support, comme une plante accroche ses vrilles... Il n’y a plus la quantité supplémentaire d’énergie qui sert de support au libre arbitre, au moyen de laquelle l’homme prend de la distance. Le malheur sous cet aspect est hideux, comme est toujours la vie à nu ; comme un moignon, comme le grouillement des insectes. La vie sans forme. Survivre est là l’unique attachement. C’est là que commence l’extrême malheur, quand tous les attachements sont remplacés par celui de survivre. L’attachement apparaît à nu. Sans objet que soi-même. Enfer »4. Paradoxalement, l’enfer ressemble au paradis car l’analogie entre le désir sans objet et l’attachement sans objet paraît profonde. Dans le malheur, on rencontre les deux possibilités ultimes de notre condition et souvent même le malheureux ne possède pas la faculté de les distinguer. La différence est pourtant immense : dans le désir sans objet nous nous réduisons à la pure réceptivité, à la pure ouverture tandis que dans l’attachement sans objet on devient cramponnement, saisie, succion violente. Quand un être humain a 1

Il peut y avoir de la haine contre le bienfaiteur qui nous fait sortir du malheur IV 1, 350 cf. 2, 144, voir aussi PS 83 ; 2, 461s. 2 Sur la relation de la souffrance avec la perception du temps infra p. 144s. 3 IV 1, 264, IV 1, 420, etc. 4 2, 321. Et Simone Weil continue : «Le malheur extrême ôte Dieu comme tous les autres objets d’attachement à la sensibilité. La vie seule reste présente à la sensibilité. Accepter alors la mort, c’est la plénitude de l’acceptation de la mort, c’est la plénitude du détachement » 2, 321 cf. V 2 365.

96

La force perdu tous ses attachements, sans pour autant avoir renoncé à la faculté d’attachement elle-même, il n’a pas dépassé sa personne d’une façon décréatrice, il n’a fait que de sombrer en deçà1. Exprimé en termes de décréation : le moi est détruit du dehors sans la coopération et le consentement de l’âme. Cette dépersonnalisation infernale est due avant tout à la force. La force est cette face de la nécessité que contemple l’homme nondécréé (cf. IV 2, 276), et dans les pages incomparables de son grand essai L’Iliade ou le Poëme de la Force2, Simone Weil l’analyse sous sa forme la plus horrible : la violence humaine. Le véritable héros de l’Iliade est la force qui fait des hommes des choses3. Lycaon agenouillé devant Achille et l’implorant de lui laisser la vie n’est plus vivant. Un instant, il croit que, peut-être, Achille l’épargnera, mais il comprend très vite qu’il n’en est pas question, alors il s’effondre et il lui « ... défaillent les genoux et le cœur »4. En réalité, Lycaon était déjà mort lorsqu’Achille le perça de son épée. Chaque fois que quelqu’un est à la merci d’un homme qui incarne la force, il n’est qu’un objet inerte devant lui. Quand Priam l’implorait pour le corps de son fils, Achille le repoussa comme une chose : le vieillard ne possédait plus cette puissance de la présence humaine qui nous commande de changer nos mouvements et nos gestes, qui nous fait nous comporter autrement que si nous étions seuls (II 3, 230). La puissance de la force est immense et elle ne s’exerce pas seulement sur celui qui la subit. Celui qui la manie est sujet à une ivresse empêchant la réflexion (cf. 1, 304s) : il « marche dans un milieu nonrésistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre l’élan et l’acte ce bref intervalle où se loge la pensée »5. Posséder la force prive donc l’homme de la distance qui est la source du connaître et si elle change le vaincu en matière inerte, elle transforme le 1

Cf. IV 1, 418s, 3, 256. Originellement l’essai devait s’intituler ‘L’Iliade ou la Philosophie de la Force’. Philosophie. Enseignement (1935-1938), f. 144, Ms. 3 La force réduit les hommes à être des choses, soit en les tuant vraiment, soit en suspendant la menace de la mort sur chaque moment de leur vie II 3, 228. « Cette chose aspire à tous moments à être un homme, une femme, et à aucun moment n’y parvient. C’est une mort qui s’étire tout au long d’une vie : une vie que la mort a glacée longtemps avant de l’avoir supprimée » II 3, 231 cf. « Quelque chose en lui qui voudrait bien exister est continuellement rejeté dans le néant, comme si l’on frappait à coups redoublés sur la tête d’un homme qui se noie » PS 118. 4 Iliade XX, 115-116, in II 3, 229. 5 II 3, 236 cf. P 93; P 74, I, 316. 2

97

La force et le mal victorieux en une force aveugle qui n’est qu’élan1. Mais l’élan n’est guère différent de la matière, et l’interrogation, pourquoi un être humain peut en considérer un autre comme de la matière, reçoit sa réponse par le fait que luimême il est devenu de la matière. Rien de plus. C’est pourquoi la puissance de la force est « un empire aussi froid, aussi dur que s’il était exercé par la matière inerte » (II 3, 233). C’est pourquoi « Le pouvoir qu’elle possède de transformer les hommes en choses est double et s’exerce de deux côtés ; elle pétrifie différemment, mais également, l’âme de ceux qui la subissent et de ceux qui la manient »2. La victime de la force, le malheureux, n’est pas plus sujet à l’épée de Damoclès de la mort que celui qui l’inflige : le guerrier. La vie du guerrier est tissée de la même irréalité que celle de l’esclave vivant à la merci du maître. Le danger lui semble quelque chose d’abstrait et les vies qu’il détruit sont comme des jouets d’enfant3. Mais un jour arrive où le voile de la réalité est déchiré. La peur, la défaite, la mort des compagnons aimés fait plier son âme sous le poids de la nécessité. Il réalisera que la guerre n’est ni jeu ni rêve mais qu’elle existe vraiment. Cependant elle est une réalité insupportable car elle renferme la mort. Tous les hommes doivent mourir, mais pour le guerrier la relation entre la mort et l’avenir est tout à fait spéciale : « Pour les autres la mort est une limite imposée d’avance à l’avenir ; pour eux elle est l’avenir même, l’avenir que leur assigne leur profession » (II 3, 242). Quand la possibilité de la mort est le compagnon perpétuel de tous les mouvements de l’âme, on vit dans une tension terrible car la pensée ne peut pas atteindre le lendemain sans passer par l’image de l’annihilation. Le poids de cette violence est trop grand pour que l’homme puisse faire un effort pour en sortir : le corps continue à répandre le mal, et l’âme reste en quelque sorte impuissante (II 3, 242), mais elle continue à languir pour sa libération. De nouveau le parallèle avec la victime de la force, le malheureux, s’impose. Le malheureux a un besoin irrésistible de répandre le mal autour de lui parce qu’il sent obscurément que c’est la seule façon de s’en débarrasser4. Le guerrier a le même besoin et c’est pourquoi il 1

II 3, 245, voir aussi II 2, 57, II 3, 240. II 3, 245 cf. IV 2, 193, voir aussi 3, 204. 3 Comme dit Renard dans Venise Sauvée : «Les hommes d’action et d’entreprise sont des rêveurs ; ils préfèrent le rêve à la réalité. Mais, par les armes, ils contraignent les autres à rêver leurs rêves. Le vainqueur vit son rêve, le vaincu vit le rêve d’autrui » P 77 cf. 1, 315. 4 « Ceux à qui on fait trop de mal, ils ne peuvent s’empêcher de devenir mauvais » Électre 307-308 in II 2, 342. «Nul ne plaignait un esclave ; il ne pouvait donc répandre autour de lui le mal qu’il souffrait que par la méchanceté, puisqu’il ne pouvait pas faire souffrir autrui de pitié » 2, 20 cf. 2, 119, 3, 349. Voir aussi 3, 353s. Faire le mal peut être envisagé aussi sous 2

98

La force et le mal cherche à détruire. Il sait que son avenir est la mort, mais tant qu’il peut assigner à la mort un « lieu » dans quelqu’un d’autre, elle ne l’atteindra pas. En même temps, et ici toute semblance de raisonnement est abandonnée, en tuant un autre on veut tirer vengeance du fait qu’on est soi-même mortel (2, 391). Lycaon implore Achille mais celui-ci est implacable : « Allons, ami, meurs aussi, toi ! Pourquoi te plains-tu tellement ? Il est mort aussi, Patrocle, et il valait bien mieux que toi. Et moi, ne vois-tu pas comme je suis beau et grand ? Je suis de noble race, une déesse est ma mère ; Mais aussi sur moi sont la mort et la dure destinée. Ce sera l’aurore, ou le soir, ou le milieu du jour, Lorsqu’à moi aussi par les armes on arrachera la vie... »1. La réflexion sur la guerre est donc d’une très grande fécondité. C’est dans la guerre où tout interdit est transgressé, toute limite dépassée, que l’homme se croit maître souverain de la destinée d’autrui et de la sienne propre. Cependant il n’en est rien car au moment suprême de son carnage, le guerrier victorieux, devenu élan aveugle, rejoint le vaincu dans sa dépersonnalisation. Dans cet état on est matière, donc entièrement soumis à la nécessité. C’est une illusion que l’exercice de la force : « Personne ne l’a ; elle est un mécanisme »2. L’identification du plus haut degré de l’expansion de soi avec un mécanisme est révélatrice du sens même de l’autonomie. Le statut ontologique du monde du moi est celui de l’irréel que manifestent d’une façon sensible les criminels. Ils ne prévoient pas les conséquences de leurs actes, ils ne réalisent pas les limites de leur existence et celles de l’existence des autres (1, 222). Dans n’importe quelle activité autonome une finalité imaginaire recouvre une causalité nécessaire à laquelle seule, elle doit le pouvoir de s’imprimer dans le réel. La structure strictement nécessaire de ces actes est voilée par l’autonomie vigoureuse qui les pousse et motive, mais dans le crime et dans la guerre où l’autonomie se parfait, une importante transformation s’opère. La simplicité des criminels (et des soldats) est de l’aspect ‘devenir plus riche’ : « … faire du mal à autrui, c’est en recevoir quelque chose... On s’est accru — On s’est étendu — On a comblé du vide en soi, en en créant chez autrui » 2, 254 cf. 2, 204. 1 Iliade XXI, 106-114 in II 3, 244. 2 3, 199 cf. II 3, 233s voir aussi II 2, 56.

99

L’impossibilité d’une compassion naturelle façon frappante semblable à la simplicité de la liberté qui permet à l’homme d’exécuter dans ses rêves les actions les plus impossibles et les plus absurdes1. Dans le rêve, les lois du temps, de l’espace et de la matière sont sous ma domination et pourtant je me sens étrangement paralysé au milieu de mes grandioses exploits. Ce mélange de licence et de contrainte se retrouve dans la guerre et dans le crime où à force de pousser l’arbitraire jusqu’au bout, on finira par toucher l’implacable nécessité elle-même. La réalité de la guerre est — dit Simone Weil — la plus précieuse réalité à connaître car elle est l’irréalité même2. La réalité de la guerre c’est celle de l’autonomie, dans le sens de sa réalisation ultime : dans l’empire de la force la nécessité perce l’illusion de la liberté. Il n’y a donc pas de perfection normative, idéale pour l’autonomie, car dans sa manifestation suprême elle va coïncider avec la nécessité. Cela ne veut pourtant pas dire que l’autonomie, c’est-à-dire le mal que Simone Weil identifie ailleurs avec la force (3, 146), finisse par se dissoudre dans la matière. Il s’agit plutôt de la réaffirmation de la thèse que le troisième composant est le ne-devant-pas-être dont l’essence n’est pas inscrite dans les deux attributs de la réalité. Un acte autonome peut toujours être analysé dans les termes de sa structure physique ou psychique et dans son état pur l’autonomie se libère même de l’apparence d’une indépendance quelconque par rapport au nécessaire. Néanmoins, le mal n’est pas « réduit » ou « résolu » : simplement une ambiguïté est levée, celle de son appartenance prétendue au monde de l’être nécessaire. C’est la pureté même du mal qui se trouve compromise chaque fois que l’on essaye de le situer dans une causalité phénoménale. Le mal possède certainement une pareille causalité, mais jamais en tant que mal. Pour sauvegarder la réalité irréductible du mal, il faut le séparer de son apparence dans la nécessité. On pourrait objecter qu’alors « rien » ne restera du mal : en effet, « rien » ne doit en rester dans le monde de la nécessité, où tout s’explique par des lois naturelles3. *** Que l’autonomie prenne fin en culminant dans la violence ou brisée par elle, le résultat est toujours dépersonnalisation, « passage dans 1

2, 105, 2, 207. PS 75 voir aussi 3, 397 cf. « … la force est au niveau de l’apparence » 2, 329 ; 3, 93, 2, 468. 3 C’est tellement vrai que celui en qui le mal s’incarne ne doit pas en être conscient PS 118, cf. IV 1, 352 ; sur l’illusion d’être dans l’enfer 2, 467s. 2

100

L’impossibilité d’une compassion naturelle l’anonymat ». Le malheur dévore la personnalité : lorsqu’on se trouve face à face avec le malheur, l’on a l’impression que ce n’est pas un être humain particulier mais le malheur lui-même qu’on confronte (2, 356). Le malheureux devient pour ainsi dire opaque, distant, incompréhensible et il ne trouve pas de mots pour exprimer ce qu’il ressent. Le malheur est muet1 et son mutisme est quasi impénétrable aux questions d’autrui car pour questionner, il faut s’arrêter et avant de s’arrêter devant le malheureux, il faut fixer son regard sur lui. Or, cela est impossible pour l’homme non-décréé : l’attention se détourne avec violence du malheur parce qu’il lui révèle son propre néant dans la fragilité et la vulnérabilité d’un autre humain. Si je voulais contempler et comprendre le malheur, il faudrait que je me dise : « Un jeu de circonstances que je ne contrôle pas peut m’enlever n’importe quoi à n’importe quel instant, y compris toutes ces choses qui sont tellement à moi que je les considère comme étant moi-même. Il n’y a rien en moi que je ne puisse perdre. Un hasard peut n’importe quand abolir ce que je suis et mettre à la place n’importe quoi de vil et de méprisable » (EL 35). Penser ceci de toute notre âme implique l’acceptation de la mort, c’est pourquoi la vue du malheur engendre dans l’âme le même recul que la proximité de la mort pour la chair2. Essayer ainsi d’échapper à la réalité de notre condition (cf. PS 124) rend nos oreilles sourdes en présence du malheureux. Le malheur est donc inconnaissable : ceux qui ne l’ont pas expérimenté ne peuvent pas tourner leur regard vers lui et ceux qui sont en son centre préfèrent fermer les yeux3. L’instinct de conservation de soi qui survit dans le malheureux le contraint à ignorer sa condition soit par l’apathie soit par le

1

4, 364, EL 14 cf. « ... l’humiliation a toujours pour effet de créer des zones interdites où la pensée ne s’aventure pas et qui sont couvertes soit de silence soit de mensonge. Quand les malheureux se plaignent, ils se plaignent presque toujours à faux, sans évoquer leur véritable malheur... Ainsi chaque condition malheureuse parmi les hommes crée une zone de silence où les êtres humains se trouvent enfermés comme dans une île » II 2, 299. 2 EL 35 cf. EL 29 ; PS 75, PS 113. « L’attention fuit le malheur comme elle fuit le vrai Dieu, par l’effet du même instinct de conservation ; l’un et l’autre objet forcent l’âme à sentir son néant et à mourir alors que le corps est encore vivant » 4, 231. « On ne peut regarder le malheur en face et de tout près avec une attention soutenue que si on accepte la mort de l’âme par amour de la vérité... Il ne s’agit pas en réalité pour l’âme de mourir, mais simplement de reconnaître la vérité qu’elle est une chose morte, une chose analogue à la matière… ce que nous croyons être notre moi est un produit aussi fugitif et aussi automatique des circonstances extérieures que la forme d’une vague de la mer » PS 114s. 3 Quand Niobé perdit ses douze enfants, elle pleura pendant neuf jours, mais le dixième « elle a songé à manger, quand elle fut fatiguée de larmes » Iliade XXIV, 614 in II 3, 233 cf. 4, 226.

101

La compassion surnaturelle mensonge1. Il n’y a donc pas de compassion naturelle2 à l’égard du malheureux car celle-ci impliquerait le reniement du moi. La véritable intersubjectivité qui se parfait dans la compassion à l’égard du malheureux est surnaturelle. Il faut être passé dans la perspective de Dieu pour pouvoir s’offrir en rachat pour un autre et c’est justement ce qu’exige la compassion. Le malheureux est privé par le sort de son humanité que le regard attentif et amoureux de l’homme compatissant lui rendra en reproduisant ainsi à son « égard la générosité originelle du créateur »3. Le prix de cette re-création est élevé. Le malheur est une réalité qui ne se dissout pas sous le regard compatissant pour en libérer l’affligé : il faut le prendre sur soi. Quel est le sens concret de ce sacrifice ? D’abord, il faut pouvoir contempler le malheur dans autrui et ce n’est possible que pour celui qui l’a contemplé en soimême, c’est-à-dire qui l’a vécu lui-même. Fixer son regard sur son affliction au lieu de l’en détourner, signifie accepter son propre néant4. Une fois de plus, on retrouve l’épreuve du quart d’heure : pendant qu’on se contraint à contempler la hideuse vérité de sa condition, l’énergie végétative commence à être entamée et finira par être arrachée au moi. Et cet arrachement est sa libération : l’étroite dépendance dans laquelle elle s’est trouvée jusqu’alors par rapport à un moi particulier étant supprimée, l’énergie végétative s’ouvre vers l’universel5. Il s’agit d’une « véritable transformation » qui « s’opère… à la racine même de la sensibilité, dans la manière immédiate de recevoir les impressions sensibles… et psychologiques » (IV 1, 300) et qui rend « l’âme

1

EL 36, 4, 231, II 2, 289. « La pitié naturelle consiste à secourir un malheureux ou afin de mieux réussir à ne plus penser à lui, ou afin de mieux jouir de la distance entre soi et lui. C’est une forme de cruauté qui n’est contraire à la cruauté proprement dite que par les effets extérieurs » 4, 230 voir aussi 4, 222 cf. IV 1, 289, EL 13-14. 3 IV 1, 296ss cf. PS 116 ; 2, 391, 4, 231, 4, 124s ; EL 36, IV 1, 294, PS 119. La véritable compassion est celle qui est ressentie par la partie « impassible » de l’âme quand elle est dans le malheur par la « partie sensible » 4, 121s. Au fond, c’est la compassion du Christ à l’égard de soi-même, au moment où il dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? C’est aussi la compassion silencieuse du Père. Par conséquent, «L’amour qui unit le Christ abandonné sur la Croix à son Père à travers une distance infinie habite dans toute âme sainte. Un point de cette distance est en permanence chez le Père... Dans cette âme, le dialogue que font le cri du Christ et le silence du Père retentit perpétuellement en un accord parfait » 4, 121. 4 2, 201 ; 2, 398, 2, 415 ; 4, 132, 4, 353 ; IV 1, 291s, PS 116. 5 2, 200 cf. « Ce je irréductible qui est le fond irréductible de ma souffrance, le rendre universel » 2, 415, voir aussi 4, 221. 2

102

L’enfer vulnérable aux blessures de toute chair » comme à la sienne propre1. Voilà donc la base physiologique nécessaire grâce à laquelle on pourra affirmer dans un sens qui n’est plus simplement symbolique que la véritable compassion implique l’acceptation et la prise sur soi de la souffrance des autres (cf. 2, 390s). Elle manifeste l’avènement du nouvel ordre ontologique où l’intermédiaire troublant de l’autonomie écarté, la nécessité se soumet docilement au bien. La compassion surnaturelle rachète le malheureux mais ne peut-il pas y avoir un moment où elle arrive « trop tard » ? Est-il possible que la dégradation aille si loin que rien ne puisse désormais sauver l’âme de la destruction ? Simone Weil n’arrive pas à répondre à ces questions sans ambiguïté. D’une part, elle répugne à admettre que le point surnaturel de l’âme puisse être sujet aux vicissitudes de la matière ou aux agissements de l’autonomie, d’autre part, elle est fermement convaincue de la puissance absolue, de la puissance destructrice du malheur (4, 183). Le malheur s’abat toujours sur un individu par les coups de la nécessité aveugle et brutale2, il est naturel donc que tout ce qui est soumis à la nécessité, toute la matière physique et psychique, soit entièrement sujet au malheur. S’il y a un point secret qui y fait exception3, il doit peut-être rester inaccessible même à la conscience qui n’est que la pointe fine de la nécessité. Mais la véritable question, c’est si le fond de notre âme est vraiment exempt de la destruction ou d’un châtiment éternel ? En dernière instance Simone Weil, qui croit à l’enfer, répondra avec un non plein d’obscurité (cf. IV 1, 343s) : « Un mécanisme aveugle qui ne tient nul compte du degré de perfection spirituelle, ballotte continuellement les hommes et en jette quelques uns au pied même de la Croix. Il dépend d’eux seulement de garder ou non les yeux tournés vers Dieu à travers les secousses » (IV 1, 352). Les deux idées centrales de ce passage classique concernent la puissance du hasard et la liberté de notre consentement. Chaque être humain a son régime propre de relation entre l’énergie végétative et l’énergie supplémentaire, c’est-à-dire une limite subjective du malheur (IV 1, 348) dont la transgression précipite le moi dans un processus de destruction (2, 463) ; cependant le hasard qui est

1

2, 390. Dans l’universalisation de la vulnérabilité il s’agit de plus qu’une simple « mise sous l’éclairage universel » de l’énergie végétative 2, 395. Le passage de la perspective universelle au point de vue de Dieu s’explique par l’étroite relation entre la compassion parfaite et la participation à la Croix du Christ 2, 391, voir aussi LR 38ss. 2 PS 110, EL 34. 3 PS 110, 4, 178, voir aussi EL 14s.

103

L’enfer au centre même du malheur ignore ces différences1. Pour les uns la limite est atteinte plus tôt, pour les autres plus tard : n’empêche que chaque homme a « dans une période de sa vie la possibilité de s’enraciner en Dieu »2, c’est-àdire d’assurer que son énergie puisse être arrachée du service de l’autonomie. Évidemment, on peut profiter de cette possibilité à des degrés différents et il arrive le plus souvent que la destruction du « je » ait commencé avant que le malheur ne fonde sur l’homme, encore loin de la perfection. Une telle âme coopère au processus mais une partie de la destruction s’accomplit de l’extérieur et ainsi l’âme perd l’énergie qui aurait dû être transformée en énergie surnaturelle et ne la regagnera jamais3. Quand la destruction du je s’opère entièrement du dehors, l’âme sera annihilée (2, 461). Si toutefois avant de disparaître le je a eu le temps, par révolte, de haïr le bien, alors il y a enfer (2, 467s). On distingue donc la destinée de ceux qui ne s’étant pas enracinés dans l’amour, c’est-à-dire n’ayant pas fait suffisamment attention à Dieu, succombent au malheur et sont anéantis, et celle des autres qui choisissent l’enfer par haine de Dieu. Mais cette distinction va contre la logique de la pensée de Simone Weil qui lui reproche elle-même de n’être ni précise ni intelligible (2, 467s). D’une part, l’anéantissement du je ne doit pas pouvoir engloutir la base surnaturelle de notre être. D’autre part, la négligence d’ « avoir pris racine dans l’amour » et l’acte positif de la rébellion contre lui, ne sont tous deux que des manifestations de la même attitude pécheresse de manque d’attention et leur différence n’est pas d’espèce mais simplement de degré. Dans les deux cas, il s’agit d’un mauvais usage de la liberté qui devrait toujours conduire en enfer et jamais au simple anéantissement. Si Simone Weil hésite à adopter cette voie, c’est dû à son inclination profonde à identifier la liberté pour le bien avec la liberté tout court, empêchant ainsi toute tentative de fonder ontologiquement le mystère de la damnation. C’est le consentement qui fait le choix décisif dans l’épreuve du malheur mais il est identifié avec le bien et on ne voit pas comment le bien pourrait refuser le consentement au paradis et choisir

1

Cf. IV 1, 352 ; 3, 101. 2, 373 cf. 4, 232. 3 2, 464 cf. 2, 477. Même ceux qui ont aimé Dieu parfaitement gardent la marque du malheur : « Il est parfois facile de délivrer un malheureux de son malheur présent, mais il est difficile de le libérer de son malheur passé. Dieu seul le peut. Encore la grâce de Dieu ellemême ne guérit pas la nature irrémédiablement blessée. Le corps glorieux du Christ portait les plaies » IV 1, 351. 2

104

Aimer le Dieu absent l’enfer1. On se retrouve donc reporté à la difficulté fondamentale de la métaphysique de l’homme. Si l’unité de la personne précède, en en faisant le choix, le bien et le mal, alors le nouménal devient neutre. Si, au contraire, il y a une dualité irréductible dans l’homme entre bon et mauvais, alors toute unité de fond est rendue impensable. En se penchant vers cette deuxième option, la philosophie de la décréation est loin d’avoir résolu l’antinomie de toute anthropologie spéculative… Le meilleur usage d’une faculté c’est quand elle s’exerce à vide, et la faculté surnaturelle ne fait pas exception à cette loi. Cependant son « objet » étant Dieu et non pas un bien terrestre, une souffrance ou une privation physiques n’entraînent pas pour lui une épreuve véritable par laquelle le malheur peut se parfaire en une souffrance rédemptrice2. La plénitude du malheur c’est de continuer à aimer Dieu quand il est absent : « Seul celui qui comme Job au fond du malheur essaye encore d’aimer Dieu sent dans sa plénitude et au centre même de l’âme toute l’amertume du malheur. S’il renonçait à aimer Dieu, il ne souffrirait pas ainsi... Dans cet état l’âme est déchirée, clouée aux deux pôles de la création, la matière inerte et Dieu. Ce déchirement est la reproduction dans une âme finie de l’acte créateur de Dieu »3. C’est le moment où la suprême finalité du malheur apparaît. La 1

En fait, Simone Weil se demande s’il y a « enfer (même après la destruction du je ?) » 2, 467. C’est-à-dire elle ne semble pas pouvoir admettre une option surnaturelle pour le mal. 2 « Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer, l’absence de Dieu devient définitive. Il faut que l’âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d’ellemême » IV 1, 349. Simone Weil ajoute : « Alors, un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle ». Ibid. Ce qui est exigé ici, c’est d’aimer à vide 3, 299, 4, 183, 4, 278 ; 4, 227s. Voir aussi Chandogya Upanishad VIII. iii. 1-2 in IV 2, 360, 4, 220, etc. 3 Il s’agit de la souffrance rédemptrice à travers le malheur : « Quand l’être humain est dans la perfection ; quand par le secours de la grâce il a complètement détruit en lui-même le je ; si alors il tombe au degré de malheur qui par nature correspondrait pour lui, au cas où le je en lui serait intact, à la destruction du je par l’extérieur, c’est là la plénitude de la Croix » 2, 466s. Autrement dit, « Quand dans l’homme la nature, étant coupée de toute impulsion charnelle, étant aveugle et privée de toute lumière surnaturelle, exécute des actions conformes à ce que la lumière surnaturelle imposerait, si elle était présente, c’est la plénitude de la pureté. C’est le point central de la Passion. Il y a rédemption, la nature a reçu sa perfection » 3, 53. En termes généraux d’énergie : « L’arrachement et l’orientation vers le haut de l’énergie végétative elle-même est souffrance rédemptrice » 2, 359 cf. 2, 479. L’essentiel c’est toujours l’absence de Dieu, 2, 466s, mais c’est une notion qui reste forcément très ambiguë et Simone Weil semble penser que Dieu reste toujours présent dans la partie incréée, « impassible » de l’âme : « C’est seulement pour les âmes où déjà Dieu est descendu et établi, qui en ont déjà éprouvé par contact la réalité, c’est à elles seulement que rien au monde ne peut enlever la présence de Dieu. Mais on peut leur enlever le sentiment de cette présence. On l’a enlevé au Christ » 3, 278s. Voir aussi IV 1, 274, 2, 374 cf. « Le contact avec Dieu nous est donné par le sens de l’absence » 2, 340, cf. 3, 110, 4, 405.

105

La souffrance rédemptrice « fonction » de l’homme, c’est de consentir à l’existence du monde et à travers le monde à celle de son créateur. Consentir à l’existence de quelque chose signifie l’aimer. Dieu attend comme un mendiant l’aumône de notre amour. Mais pourra-t-il l’obtenir ? Dans de bonnes conditions, en bonne santé et confiants, nous croyons, ou du moins nous sentons obscurément, que notre volonté est souveraine dans ce monde1, mais sous les coups du malheur cette illusion disparaît. Si cependant nous continuons à louer la création de Dieu, c’est-à-dire que nous y consentons, nous donnons alors la seule preuve irréfutable que nous aimons Dieu vraiment : « Ainsi le malheur est le signe le plus sûr que Dieu veut être aimé de nous ; c’est le témoignage le plus précieux de sa tendresse. C’est tout autre chose qu’un châtiment paternel. Il serait plus juste de le comparer aux querelles tendres par lesquelles de jeunes fiancés s’assurent de la profondeur de leur amour »2. Si on n’affrontait dans le malheur que le poids écrasant de la nécessité on pourrait dire qu’il ne s’agit que des processus intérieurs à une économie ontologique du salut. Si l’amour pour Dieu ne devait passer que par l’épreuve de la souffrance physique, on ne dépasserait pas les confins du réel dont l’un des attributs, la nécessité, se sublimerait lentement dans l’autre, le bien. Cependant par la souffrance rédemptrice une rencontre s’opère avec le mal lui-même. Puisqu’ils apparaissent le plus souvent dans un mélange indissociable, ce n’est qu’à travers la souffrance qu’on peut exercer une action sur le péché3. La possibilité d’une telle action reste toujours incompréhensible car comment expliquer la compassion à l’égard du péché ? Et pourtant, c’est justement parce qu’elle doit s’exercer sur le mal dans la souffrance rédemptrice qu’elle est surnaturelle4. Qu’il « mérite » ou 1

PS 122, voir aussi IV 2, 277 cf. « S’il n’y avait pas de malheur en ce monde nous pourrions nous croire au paradis. Horrible possibilité » 2, 417. 2 PS 123 cf. « Le mal est la forme que prend en ce monde la miséricorde de Dieu » 3, 194 ; voir aussi 3, 86ss. Ces méditations amènent Simone Weil à déclarer que « le malheur est en un sens l’essence même de la création » PS 123. 3 Nous croyons être resté fidèles à l’esprit de la métaphysique de Simone Weil en identifiant le mal avec l’autonomie. Cependant Simone Weil elle-même emploie assez souvent le terme « mal » dans un sens plus large en y englobant la souffrance causée par la nécessité IV 1, 320 cf. « Le mal n’est ni la souffrance ni le péché, c’est l’un et l’autre à la fois, quelque chose de commun à l’un et à l’autre ; car ils sont liés, le péché fait souffrir et la souffrance rend mauvais, et ce mélange indissoluble de souffrance et de péché est le mal... » IV 1, 281 cf. 1, 122, IV 1, 273. 4 Dans la compassion surnaturelle on aime à travers le mal : « ... l’usage le plus précieux du mal… est d’aimer Dieu à travers le mal comme tel... Aimer Dieu à travers le mal que l’on hait, en haïssant ce mal. Aimer Dieu comme auteur du mal qu’on est en train de haïr. Le mal est à l’amour ce qu’est le mystère à l’intelligence. Comme le mystère contraint la vertu de la

106

La souffrance rédemptrice non la compassion, le pécheur souffre du plus grand malheur du monde, du refus qu’il proféra contre Dieu. C’est comme malheur qu’un être décréé peut prendre sur lui le péché de l’autre mais comment réussit-il sa transformation en souffrance, cette mutation métaphysique1 reste un mystère qui ne peut s’éclairer vraiment que dans le contexte de la doctrine de l’Incarnation en tant que dogme de théologie positive2.

foi à être surnaturelle, de même le mal pour la vertu de charité » 2, 464s cf. IV 1, 273s ; 2, 467. 1 3, 228, 3, 353s. 2 Dans l’essai Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Simone Weil explique que le contact avec un être parfaitement pur dissocie dans l’autre le péché et la souffrance et ouvre la voie au repentir qui va transformer tout le mal en souffrance IV 1, 282. Ailleurs, elle semble concevoir l’abolition du mal comme quelque chose qui n’a lieu que dans l’Agneau de Dieu lui-même 3, 206 cf. 2, 233, PS 76 cf. la réflexion profonde sur la Rédemption qui se trouve dans les Cahiers d’Amérique 4, 197.

107

V. L’EXPÉRIENCE DU BEAU Gustave Thibon raconte qu’une fois il donna à Simone Weil un livre d’un philosophe contemporain bien connu. Elle en lut quelques pages, puis s’exclama avec dédain : « Avouez qu’il est impossible d’avoir une belle âme quand on écrit si mal »1. Après la lecture de cette phrase, on ne sera pas surpris de l’importance qu’est attribuée au beau dans le processus de décréation2. Simone Weil elle-même était douée d’une sensibilité artistique très fine et même dans les années de sa dernière période mystique, elle continuait à discerner dans le beau une sorte de fonction sacrée. En art ses préférences vont toujours vers les très grandes manifestations du génie qui peint le tragique de la vie humaine et la recherche de Dieu par l’homme sur un ton impersonnel, avec une majesté, une simplicité et une nudité absolues. L’Iliade, le Livre de Job, le Bhagavad Gita, Eschyle et Sophocle, le Cantique de Saint François, King Lear et la Phèdre de Racine reçoivent seuls de sa part une admiration sans réserve3. Les sculptures grecques archaïques et romaines, l’architecture romane, Giotto et Velasquez4 semblent avoir les mêmes vertus à ses yeux, et en musique, à côté du chant grégorien, Monteverdi, Bach et Mozart rayonnent « de pureté et de grandeur »5. Ces quelques noms permettent de donner une idée de l’étendue de l’intérêt de Simone Weil, et de ses connaissances dans le domaine artistique, et ils ne laissent aucun doute sur le fait qu’elle s’opposait résolument à toute sorte

1

Perrin-Thibon : op. cit. p. 135 cf. La Pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1947, p. V. Voir aussi sa comparaison entre Homère et Virgile : l’auteur de l’Iliade écrivait sans intention de flatter ou de calomnier mais Virgile se vendit à Auguste, et « quoiqu’il écrivit de délicieux poèmes, il ne méritait pas le nom du poète... « La poésie ne se vend pas. Dieu serait injuste si l’Énéide, ayant été composée dans ces conditions, valait l’Iliade. Mais Dieu est juste, et l’Énéide est infiniment loin de cette égalité » V 2 298. 2 La plupart des idées centrales du présent chapitre sont traitées dans M. Vetö : Le piège de Dieu. L’idée du beau dans la pensée de Simone Weil, La Table Ronde, Juin 1964, p. 71-88. 3 EL 31, V 2 300, etc... Elle mentionne aussi comme « grands » et « vrais » poètes Maurice Scève, Agrippa d’Aubigné, Théophile de Viau et Mallarmé, En 200s. Sur Théophile de Viau voir Écrits Historiques et Politiques, Paris, Gallimard, 1960, p 110-113. 4 EL 16, Perrin-Thibon : op. cit. p. 140. V 2 299s, etc... Elle découvrit Velasquez à l’exposition du Prado à Genève (1939). L’année précédente elle avait écrit à un ami italien « ... des quelques peintres qui parlent à l’âme : Vinci, Giotto, Massaccio, Giorgione, Rembrandt et Goya », Cinque lettere a uno studente e una lettera a Bernanos, Nuovi Argomenti, n. 2. 1953. p. 101. 5 V 2 300, II 2, 304, etc.

La beauté médiatrice d’esthéticisme1. En réalité, ses réflexions dépassent de beaucoup la sphère de l’art, et elle en vient à lier le beau si étroitement à l’être (et dans une mesure moins grande au bien) que le beau lui-même se présente fréquemment comme une véritable tautologie du réel, c’est-à-dire de l’intelligible. Le beau est ce que l’homme est capable de contempler, une statue ou une peinture qu’on peut regarder pendant de longs moments, donc c’est une chose à laquelle on peut faire attention (2, 65s). Mais l’attention ne peut s’exercer que sur ce qui est réel, ce qui est, il en découle donc l’identité du beau et du réel2. Évidemment, cette identité ne signifie pas que le beau soit quelque chose de l’ordre de la substance, quelque chose d’hypostasié car le réel, comme on le sait, est seulement le réseau de la nécessité qui limite et organise le monde matériel. La présence de la nécessité dans l’univers est essentiellement une harmonie que Simone Weil aimait désigner avec le terme stoïcien l’ordre du monde. La nécessité qui n’est qu’une disposition éternelle de Dieu (4, 364) montre l’obéissance du cosmos au Seigneur, une obéissance dont l’éclat est la beauté3. Tout ce qui est, est beau, puisque tout est en harmonie avec la volonté de Dieu, donc obéissant4. L’unité totale de cette obéissance est l’ordre du monde, et puisque le Logos est « l’organisateur » du monde, Simone Weil n’hésitera pas à identifier le beau avec l’Incarnation5. Cette identification n’est qu’une formulation frappante du rôle de médiation assigné au beau, mais l’interprétation qu’on en adopte peut déterminer la lecture de la métaphysique de Simone Weil. Le rôle médiateur du beau signifie que ce monde matériel n’est pas entièrement abandonné à l’indifférence de la nécessité mais qu’il rayonne d’une présence du surnaturel qui lui est propre6. Il ne s’agit pas d’une présence contingente ou transcendante, mais d’une immanence merveilleuse. Que cette immanence soit comprise dans un sens « régulatif » ou dans un sens « constitutif » est la première question qui se pose. En fait, il n’y a pas d’autre notion-clef de la 1

Elle rejetait aussi avec dédain l’idée d’un « achèvement personnel » dans l’art EL 16s ; 2, 341, 4, 119. 2 Cf. « ...le beau, c’est le réel » 3, 390 cf. « La pleine existence et la beauté se confondent » 2, 431 ; 4, 369, 3, 385, 4, 126. 3 V 2 363, cf. 3, 326. 4 IV 2, 200, IV 1, 354s. 5 3, 126s, 4, 369, IV 2, 690. 6 Cf. « ... le beau est présence réelle de Dieu dans la matière… » 3, 130 cf. IV 2, 306, 3, 143 ; 3, 201 ; 3, 390. Voire « ... le beau... est Dieu » IV 2, 224 cf. IV 1, 339, 2, 262, V 2 334, 3, 61 ; IV 2, 178, 2, 370.

110

La beauté médiatrice pensée de Simone Weil qui accuse mieux la double hérédité platonique et kantienne que celle du beau. Dès ses écrits de jeunesse, le traitement du beau est fortement pénétré par des éléments proprement éthiques, mais ce n’est que dans la période de maturité que l’influence du platonisme semble l’emporter. À ce moment la réflexion esthétique apparaîtra dans un langage proprement ontologique, cependant nous croyons qu’une interprétation « critique » reste toujours possible, et que même, elle s’impose si l’on veut sauvegarder la cohérence de la pensée de Simone Weil parlant des deux attributs fondamentaux de Dieu. Malgré les brèves formules exprimant si catégoriquement le beau en des termes ontologiques, la préoccupation centrale de Simone Weil reste d’expliquer le rôle médiateur du beau par rapport à l’âme humaine engagée dans la décréation. Ou plutôt, de décrire comment l’obéissance universelle qui apparaît comme l’ordre du monde se met en rapport avec l’être humain sous la forme du sentiment du beau. Ce qui est requis de nous, c’est un consentement amoureux à la nécessité qui est l’ordre divin du monde, mais pour les êtres matériels que nous sommes ce n’est pas possible sans la coopération de la sensibilité. Ni la conviction abstraite de l’intelligence ni l’amour hésitant à l’égard de Dieu ne suffisent à engager notre être tout entier dans le sentier difficile qui mène vers l’acceptation amoureuse du poids de la nécessité. La nécessité ne peut être aimée que parce qu’elle apparaît comme beauté à la partie sensible de notre être et en provoque la complicité1. C’est la seule voie par où la sensibilité puisse faire l’expérience de la présence réelle de l’ordre et de l’éternité dans la matière2. La contemplation du monde matériel engendre le sentiment de la beauté et ne peut pas ne pas être aimé : « Quand nous sommes seuls en pleine nature et disposés à l’attention, quelque chose nous porte à aimer ce qui nous entoure, et qui n’est fait pourtant que de matière brutale, inerte, muette et sourde. Et la beauté nous touche d’autant plus vivement que la nécessité apparaît d’une manière plus manifeste, par exemple dans les plis que la pesanteur imprime aux montagnes ou aux flots de la mer, dans le cours des astres. Dans la mathématique pure aussi, la nécessité resplendit de beauté »3. L’essence du sentiment de la beauté — Kant aurait parlé plutôt du sublime — qui s’élève 1

« Ce qui permet de contempler la nécessité et de l’aimer, c’est la beauté du monde. Sans la beauté ce ne serait pas possible. Car bien que le consentement soit la fonction propre de la partie surnaturelle de l’âme, il ne peut pas en fait s’opérer sans une certaine complicité de la partie naturelle de l’âme et même du corps » IV 2, 283 cf. 3, 405s, 3, 45, 3, 102. 2 4, 125, 4, 101. 3 IV 2, 284 cf. IV 1, 354s.

111

Le beau et le désir de la contemplation du monde est l’intuition profonde que cette nécessité dont une face est faite de brutale coercition en a une autre : celle de l’obéissance à Dieu1. Et « Par l’effet d’une miséricorde providentielle, cette vérité est rendue sensible à la partie charnelle de notre âme et même en quelque sorte à notre corps » (IV 2, 284). C’est parce qu’elle nous apparaît belle que nous pouvons sentir toute la douceur de l’obéissance à travers les maillons de fer de la nécessité. Chacun de nous est ainsi comme prédisposé, en vertu d’une complicité naturelle, à l’amour de la nécessité et c’est pourquoi, entre « les formes implicites de l’amour de Dieu », l’amour du beau est la plus facile, la plus commune et la plus naturelle. Un certain sens de beauté quoique mutilé et déformé, est enraciné comme mobile puissant dans le cœur de l’homme. Cette inclination innée à aimer la beauté est le piège dont Dieu se sert le plus fréquemment pour « vaincre » l’âme et l’ouvrir à sa grâce. L’idée d’un « piège de Dieu » a son origine dans un hymne homérique. Perséphone, fille de Déméter, jouait dans une très belle prairie. Les cieux au-dessus d’elle souriaient au parfum des narcisses, ainsi que la terre entière et l’immense océan. À peine la belle jeune fille avait-elle étendu la main pour cueillir la fleur attirante qu’elle fut prise dans la trappe d’Hadès ; elle tomba dans la main d’un dieu. Quand elle s’en échappa, elle avait mangé la graine de la grenade qui la liait pour toujours : elle devint l’épouse du dieu2. Perséphone est le symbole de l’âme qui est prise par la beauté du monde. Le sombre monde souterrain vers lequel elle a été entraînée est la « souffrance expiatrice », la « Nuit des Sens ». La graine de la grenade est la semence de la grâce placée dans l’âme3. Le propre des pièges de Dieu, c’est qu’ils sont cachés partout dans le monde : toute chose autour de nous révèle l’obéissance à la nécessité, donc pourra apparaître dans l’éclat du beau4. Évidemment, la seule beauté parfaite est celle de l’univers, et toute beauté partielle, secondaire, n’a de valeur qu’en tant qu’elle est une ouverture sur la beauté universelle qui émane de l’ordre du monde (IV 1, 303s). L’amour charnel, lui aussi, revient en dernier lieu à l’amour de l’ordre du monde. Chaque être humain ressent un amour 1

IV 2, 284 cf. « Cette soumission sans contrainte de la nécessité à la sagesse aimante, c’est la beauté » IV 2, 179. 2 Hymnes Homériques V. La traduction d’une partie de cet hymne se trouve IV 2, 150ss ; le commentaire dans IV 2, 152s, IV 1, 302s. Le terme « piège de Dieu » est dans 4, 373. 3 IV 1, 302s, IV 2, 150s, 3, 58s cf. 3, 85. Pour une autre explication de ce même mythe cf. 3, 52. 4 « La beauté du monde, c’est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière » IV 1, 303 cf. IV 2, 690, 4, 182.

112

Le beau et le désir vague à la vue du ciel et de la montagne, envers le silence de la nature et la chaleur du soleil, mais cet amour est incomplet et malheureux puisqu’il tend vers ce qui est incapable de répondre : la matière. Les hommes veulent alors tourner ce même amour vers un être qui peut répondre, dire oui, s’abandonner. C’est pourquoi lorsqu’il arrive que le sentiment de la beauté soit associé à la vue d’un être humain, l’on pense que le transfert de l’amour est rendu possible, mais en réalité le désir continue à être dirigé vers la beauté universelle comme but ultime1. La beauté d’un autre être humain devient l’équivalent, dans l’imagination, de l’ordre du monde2, et puisque l’ordre du monde est la présence de Dieu, « Le désir d’aimer dans un être humain la beauté du monde est essentiellement le désir de l’Incarnation »3. Une fois de plus, le dogme de l’Incarnation semble s’épanouir en une métaphysique du concret. On a déjà vu que la valeur éminente de la souffrance ne se comprend qu’à partir d’une réflexion où le composé humain participe véritablement à cette unité réelle du fini et de l’infini dont la suprême manifestation est le Verbe Incarné. La même relation se retrouve — et c’est elle seule qui peut le légitimer — dans chaque désir humain qui s’oriente vers un objet concret. Chaque être concret appartient au réseau de la nécessité, et c’est son appartenance même, en tant que participation à l’ordre du monde, qui est la présence du bien en lui4. Cette présence est sentie par l’âme désirante comme le beau, lui permettant de tourner indirectement le corps vers le surnaturel. Chaque désir concret se justifie donc en vertu du rayonnement qu’à travers le beau le bien exerce sur la sensibilité. Mais, et on retrouve la question originelle, quel est le statut ontologique de ce qui rayonne ainsi ? Paradoxalement, les nombreuses affirmations péremptoires sur ce que le beau « est », ne font qu’énoncer des tautologies mettant en relief le bien-fondé de notre conviction que dans la philosophie de Simone Weil, le beau ne correspond pas à un niveau ontologique propre. D’une part, un certain nombre de textes identifient carrément le beau avec Dieu ou le 1 IV 1, 306. Le même texte interprète l’amour du pouvoir, lui aussi, comme ayant l’amour de la beauté en arrière-plan. 2 IV 1, 308 cf. 3, 399. 3 IV 1, 308. Et Simone Weil continue « C’est par erreur qu’il croit être autre chose. L’Incarnation seule peut le satisfaire. Aussi est-ce bien à tort qu’on reproche parfois aux mystiques d’employer le langage amoureux. C’est eux qui en sont les légitimes propriétaires. Les autres n’ont droit qu’à l’emprunter » Ibid. 4 Cf. « La part des choses au bien... c’est la beauté » 4, 264. Un texte de jeunesse dit que c’est par leur ordre que les choses peuvent s’apparenter à l’esprit I 237, voir aussi IV 2 283 ; « La beauté est aux choses ce que la sainteté est à l’âme » 4, 182.

113

Le beau et l’intelligible bien1. D’autre part, et c’est la grande majorité des cas, le beau se retrouve défini comme un rapport ou une harmonie, c’est-à-dire comme une structure ou un réseau de relations. Si nous écartons le premier groupe de textes comme des exagérations évidentes d’une rhétorique mystique, le beau se trouvera confiné dans le monde de l’ordre. Bien sûr, il n’est pas l’ordre luimême et Simone Weil, dans le seul écrit complété où elle traite expressément du beau (IV 1, 299-314), prend soin de préciser que « La beauté du monde n’est pas un attribut de la matière en elle-même. C’est un rapport du monde à notre sensibilité... »2. Le beau est donc — comme nous l’avons dit — l’expérience sensible de l’ordre du monde. Il n’est pas une catégorie objective et ontologique mais une réaction de notre sensibilité à l’égard de l’ordre du monde. Si on peut considérer comme acquis que le beau n’a qu’un statut « régulatif » dans l’esthétique de Simone Weil, celle-ci demeure finalement non-kantienne. L’ordre qui fascine et attise comme beauté la sensibilité est l’ordre de la nécessité, un ordre intellectuel et intelligible. La beauté, au lieu d’être confinée dans le domaine des relations formelles et non-conceptuelles, est avant tout mathématique. En fin de compte, le beau coïncide avec l’intelligible dont il n’est que l’éclat. De telles conclusions ultimes témoignent, au-delà d’une esthétique « intellectualiste », d’un monisme latent qui se retrouve dans toute métaphysique, y compris peut-être même celle de Kant. La conviction que tout ce qui est formel et ordonné, même le mathématique, est beau, demande à être mise en parallèle avec la doctrine de l’attention où toute action de l’âme, même une simple opération arithmétique, n’est qu’œuvre de liberté. Il n’y a rien de contingent dans ces vastes identifications ; elles dérivent de l’ambiguïté fondamentale de l’ontologie des deux attributs du réel. Simone Weil aspire à trouver une vraie distinction entre la puissance et l’amour de Dieu mais dès que la puissance est exposée en termes de nécessité, la distinction s’estompe et s’efface. Au lieu d’un parallélisme horizontal, une continuité verticale se développe entre le bien et ce qui s’y trouve relié par son ordre, la nécessité. Cette unification du bon et de l’intelligible peut être retracée jusqu’à la relation que la République découvre entre le Bien et les idées, et que même le kantisme semble impliquer quand il subsume à la catégorie du nouménal l’en-soi des choses et l’en-soi de l’âme humaine. La question porte toujours sur la mise en rapport des deux causalités et, en tentant d’y répondre par l’entremise du 1 2

IV 2, 177s, 2, 370 cf. infra p. 111 n. 1. IV 1, 303 cf. 3, 104.

114

Regarder et manger beau conçu comme Incarnation, Simone Weil montre qu’elle n’ignore pas que le bien ne doit pouvoir être présent dans ce monde qu’en vertu de son propre vouloir amoureux et libre (cf. IV 2, 263). *** Il y a deux attitudes essentielles que l’homme peut adopter par rapport au monde qui l’entoure : s’en saisir et se l’approprier, ou bien le contempler et le respecter. Un verset célèbre des Upanishads aide Simone Weil à formuler cette vérité sous une forme poétique touchante : « Deux oiseaux, compagnons inséparablement unis, se trouvent sur le même arbre ; l’un mange le fruit de l’arbre, l’autre regarde sans manger »1. L’auteur inconnu du Mundaka Upanishad désirait symboliser par les deux oiseaux les deux parties éternellement contradictoires de l’âme humaine : « La grande douleur de l’homme qui commence dès l’enfance et se poursuit jusqu’à la mort, est que regarder et manger sont deux opérations différentes »2. Leur séparation est l’œuvre du péché originel3 et dans la condition présente de l’homme, on opte presque infailliblement pour le manger ; pourtant le salut n’est possible que pour ceux qui préfèrent le regard à l’appropriation, c’est-àdire pour ceux « en qui le sentiment du beau a mis la contemplation » (4, 335). La distance est un élément essentiel de la contemplation4, et c’est à, travers elle qu’on va comprendre le rôle propédeutique que joue la beauté dans l’ascèse vers la sainteté (IV 1, 148). Dans l’intersubjectivité viciée de l’autonomie, l’autre n’est jamais une fin, mais toujours un moyen dont on se sert sans hésitation si nos intérêts semblent l’exiger. L’autre n’est qu’un 1

Mundaka Upanishad III. i, 1 in IV 2, 365, IV 1, 304. 3, 368 cf. IV 1, 304, 3, 15, voir une note de jeunesse sur l’histoire de Narcisse « ... son supplice est de voir dans l’onde un adolescent merveilleux que jamais il ne peut toucher, il ne touche que de l’eau. Mais il en est ainsi toujours... Ce que nous voyons, nous ne le touchons jamais » Philosophie. Enseignement (1931-1934) f. 181, Ms. 3 3, 368, voir aussi 2, 420, IV 1, 304. 4 « L’éloignement, comme équivalent sensible du respect, de la reconnaissance des choses autres que nous et non moins réelles ; opposé au désir, le désir, la tendance à approprier, enveloppe en moi tout ce que je vais manger. Le sentiment de l’éloignement me vient en contemplant quelque chose que je refuse de changer même en imagination (une cathédrale, une belle statue), c’est-à-dire le beau ». Cette citation provient d’une note rédigée sous le nom d’Émile Novis dans l’article de Joë Bousquet « Conscience et Tradition d’Oc », dans « Les Cahiers du Sud », numéro spécial sur « Le Génie d’Oc et l’Homme Méditerranéen ». Marseille, n. 28, février 1943, p. 387. Joë Bousquet devait vivre jusqu’à la publication de certains écrits de Simone Weil, mais il n’a jamais indiqué la provenance exacte de cette citation. 2

115

Regarder et manger élément du monde du moi, dont il n’est séparé par aucune ligne de démarcation. À l’égard de l’objet beau qui nous plaît « sans intérêt », on garde la distance n’ayant aucune intention ou velléité de se l’approprier. Approcher, toucher, manger sont des attitudes impropres qui entraînent la « souillure » et la destruction1, tandis que le sentiment du beau implique un certain renoncement à la possession2. Ce n’est qu’établie dans le surnaturel que l’âme peut se rassasier sans l’appropriation3, mais la contemplation de la beauté réalise déjà une image d’une semblable perfection dans ce monde4 : « Le regard et l’attente, c’est l’attitude qui correspond au beau » (2, 301), au beau qui ne donne aucune prise à l’imagination par laquelle le moi voile la réalité d’une chose extérieure, essaye de la modifier, refuse de la reconnaître, et tout cela en vue de combler son propre néant5. Il y a un lien intime entre l’état de vide et celui de la contemplation du beau, avec la différence qu’à travers le beau, tout en restant immobile, notre sensibilité reçoit de la satisfaction. Que le beau puisse être l’objet d’un pur désir est le suprême mystère de ce monde : « C’est un éclat qui sollicite l’attention, mais ne lui fournit aucun mobile pour durer. La beauté promet toujours et ne donne jamais rien ; elle suscite une faim, mais il n’y a pas en elle de nourriture pour la partie de l’âme qui essaie ici-bas de se rassasier ; elle n’a de nourriture que pour la partie de l’âme qui regarde. Elle suscite le désir, et elle fait sentir clairement qu’il n’y a en elle rien à désirer, car on tient avant tout à ce que rien d’elle ne change » (EL 37). Mais lorsqu’on ne veut pas changer l’objet de son désir, on désire simplement qu’il soit (2, 459). Et tel est précisément le désir parfait : désirer ce qui est et désirer seulement que cela soit (3, 264). Bien sûr, le désir du beau ne signifie pas encore qu’on soit installé dans la perspective de Dieu, mais, dans ses descriptions pathétiques, Simone Weil est souvent oublieuse de la différence6. Le rôle de perfectionnement qu’elle attribue dans sa maturité à l’expérience du beau est puissamment anticipé dans ses écrits de jeunesse. Je vois un temple — écrit-elle dans la 1 « Les biens de ce monde sont comme des fleurs qui n’ont leur parfum et leur beauté qu’autant qu’on ne les cueille pas » 2, 365 cf. 3, 368, 3, 383, 1, 316. 2 3, 234 cf. 2, 357, 2, 420. 3 3, 159, 3, 368 cf. « La partie éternelle de l’âme se nourrit de faim » 4, 335 ; « De cet univers, par le renoncement, nourris-toi » Isa Upanishad 1 in 4, 334 cf. IV 2, 363. 4 « L’union par-dessus la distance est le ressort du beau. Rester immobile et s’unir à ce qu’on désire et dont on ne s’approche pas ». Et Simone Weil continue : « On s’unit à Dieu ainsi » 3, 343. 5 2, 290, 2, 459. Le beau supprime aussi la perspective 2, 231. 6 Sur l’évolution de ses vues PS 81 cf. Leçons p. 187ss.

116

Rien changer du beau belle dissertation sur Le Beau et le Bien — et le premier effet de ce spectacle est de m’arrêter. Le nom du dieu et de l’artiste ne m’intéressent guère : mon esprit est uniquement rempli du temple seul. Le temple que j’admire est « un ordre des pierres », un ordre qui n’est pas seulement mécanique mais qui implique aussi une finalité. Cependant cette finalité est « sans fin », l’ordre des pierres se suffit à lui-même, il n’indique point d’autres fins plus lointaines : « Il est là : c’est tout ce que je puis en dire. C’est l’objet » (I 61s). Le beau temple est l’objet et strictement parlant, « ... le beau est l’objet par excellence »1. Le beau est l’objet et tout ce qui est objectif est comme un objet, c’est-à-dire contient d’une certaine façon l’ordre et l’harmonie qui caractérisent le beau. Les gens ont l’habitude de dire que l’acte vertueux est beau : sa beauté vient du fait qu’il exprime l’application d’une loi éternelle et de ce qu’il est doué de cette austérité qui manque aux actions de celui qui suit ses intérêts et ses inclinations subjectifs2. En refusant de suivre nos inclinations, c’est-à-dire en nous arrachant à nous-mêmes, nos actions deviennent bonnes3. Une pareille dépersonnalisation universalisatrice est à la racine de la contemplation de la beauté qui est l’état de veille et de liberté par excellence : « Quand nous dormons nous sommes mêlés à la chose, et chacun de nos désirs change la chose… s’éveiller c’est justement refuser de prêter vie à la chose morte... Être esclave des choses, c’est accepter de les changer, se libérer d’elles, c’est ne vouloir changer que soi. Or nul ne veut changer le temple... Le même mouvement par lequel nous nous délivrons de l’objet nous fait reconnaître l’objet pour beau »4. Dire que je ne suis pas le temple revient à le poser hors de moi, en tant qu’objet, c’est-à-dire en tant que beau. Ce renoncement peut nous apprendre à refuser également ce que le moi fait naître et entretient en nous : nos passions et nos sentiments. Ainsi nous devenons libres. Nous préserver, séparés de l’objet, qui est l’attitude propre à la contemplation du beau, c’est l’apprentissage qui fonde notre liberté, ce bien suprême. Il en découle donc une relation étroite entre le beau et le bien » : « ... c’est par le même mouvement que nous nous détachons de la chose et que nous en faisons objet, c’est-à-dire le beau... »5. « En dehors de

1

I 65 cf. le « ... beau, c’est-à-dire… l’objet en tant qu’il est objet » I 300. I 66 cf. IV 2, 227 ; infra p. 167. 3 « Le bien… est le mouvement par lequel on s’arrache à soi en tant qu’individu » I 71. 4 I 71s cf. « Ce refus est ce qui fait de la matière l’objet » I 71. 5 I 73 cf. « ... nous ne voyons le beau comme beau que par l’action de nous détacher de lui » I 72. « La matière, qui n’était auparavant pour l’homme que sentiments et affections du corps, devient pour lui objet perçu une fois que l’art lui a appris à la voir belle » I 63. 2

117

Détachement cette action qui pose l’unité du beau et du bien en la voulant, tout est sommeil »1. Le détachement des objets de ce monde qui seul nourrit la contemplation de la beauté est le modèle de tout détachement. Lorsque nous désirons l’objet tout en étant détachés de lui, nous désirons simplement qu’il soit2. Mais comment est-il possible de désirer quelque chose qui est déjà, que l’on a déjà, puisque, en contemplant un bel objet, on est déjà dans l’état de possession qui correspond à la beauté ? Simone Weil répondra à cette question à travers une réinterprétation de la théorie kantienne de la « finalité sans fin ». Nous attribuons de la finalité — enseigne La Critique du Jugement — à un objet simplement parce que nous ne pouvons concevoir sa possibilité qu’en posant une causalité selon des fins, c’est-à-dire, une volonté qui l’aurait organisé selon une certaine règle. La finalité elle-même peut être prise pour une fin lorsque nous ne plaçons pas les causes de la forme (de l’objet) que nous concevons dans une volonté, même si en tant qu’il s’agit de sa possibilité, elle ne peut être conceptualisée autrement que si elle était déduite d’une volonté. Ainsi l’homme peut observer une finalité formelle, sans fin actuelle. Tous les buts, lorsqu’il se les représente comme causes de plaisir (Wohlgefallen), impliquent un intérêt de la part de l’homme auquel ils plaisent. Seule la simple forme de la finalité, c’est-à-dire la finalité sans fin, n’implique aucun intérêt, et elle est pour Kant la cause propre du plaisir de la beauté qui consiste, elle, en une certaine harmonie et une certaine régularité3. Sous la plume de Simone Weil, ces développements sobres et méticuleux éclatent en des formules fulgurantes où la critique du jugement esthétique devient une propédeutique de la métaphysique de l’ascèse. 1

I 73 cf. « Le péché est sommeil » I 70, c’est-à-dire subjectivité, erreur, manque de distance, refus de renonciation. 2 On pourrait remarquer que ce détachement vaut certainement pour l’expérience de la beauté dans ses manifestations visuelles mais comment peut-on nier que l’assistance à une tragédie de Shakespeare implique un jugement conceptuel ou une émotion profonde, engendrée par une expérience de participation intense ? Toutefois, on doit observer qu’il arrive un moment lorsque nous regardons King Lear où nous oublions ce jugement conceptuel et sommes comme emportés par la nécessité qui apparaît nue dans la tragique vérité de la condition humaine cf. 3, 101; 3, 349. Quant au sentiment de la participation, il n’est au fond que l’expression de la compassion universelle où l’homme, tout en ressentant la souffrance des autres, garde la distance vis-à-vis de leur moi aussi bien que du sien propre. Évidemment, il reste à décider si une compassion décréatrice peut être suscitée uniquement sur la foi d’une suspension momentanée de notre moi au théâtre… 3 Simone Weil mentionne Kant à ce sujet IV 1, 304, 3, 227.

118

Renoncer à toutes les fins L’essentielle neutralité morale du plaisir esthétique est abandonnée en faveur de la mystique du Phèdre où l’amour chaste de la beauté témoigne de la perfection spirituelle. Dans ce contexte de purification, « la faim de la finalité »1 subit une formalisation universalisatrice. Une fin est le but naturel d’un désir, et le tragique paradoxe de la condition humaine est que l’homme non-décréé ne peut pas vivre sans buts ; or il n’y a pas de véritable but dans ce monde. D’habitude on pense que les buts d’un homme sont des objectifs particuliers qui ne font qu’enrichir — et cacher — le but principal, la vie elle-même, ou plutôt sa conservation. Pour Simone Weil cette vue est absurde. L’existence n’est un but que pour l’énergie végétative, c’est une fin seulement quand l’homme se trouve en face du peloton d’exécution (3, 194s), tandis que l’énergie supplémentaire qui nourrit la vie quotidienne du moi tend vers des buts extérieurs (3, 256). L’avare est tellement obsédé par son trésor qu’à travers lui il tend vers son existence dont le trésor est devenu la condition. Il ne désire pas simplement exister, l’existence n’étant pas un bien : il veut le trésor mais celui-ci se trouve inséparable de l’existence ellemême. Ainsi la finalité rebondit sans répit entre le trésor et l’avare2. Ce cercle infernal est le propre des grandes passions humaines où une personne, une collectivité ou un objet étant choisis comme fins absolues, ils deviennent condition de mon existence ; ainsi à travers eux et au-delà, ma véritable fin est de nouveau l’existence qui ne peut pas être une fin pour un être humain. Donc ni l’objectif particulier ni l’existence elle-même ne peuvent pas être des fins. Évidemment, l’avare (ou l’opiomane ou le nationaliste fanatique) est un cas extrême, et l’homme « raisonnablement » égoïste a de multiples buts et fins qui ne sont pas des conditions de son existence. Quand il réalise que l’un de ses buts peut le mettre en danger, il va l’abandonner, même si cela demande du déchirement, du tourment. Cependant il reste que tout en les changeant, il continue à dépendre des buts en général. Ainsi la condition de l’existence de l’homme est la totalité de ses fins, donc à travers elles et au-delà d’elles, c’est l’existence qui est visée, ainsi la totalité des fins n’en est pas une puisque l’existence ne l’est pas3.

1

IV 1, 422 cf. « L’essence même de l’homme est l’effort orienté... » EL 99 ; « l’esprit… est une tension vers une valeur » IV 1, 56. Voir aussi Chandogya Upanishad III. xiv, 1 in IV 2, 369 cf. aussi notre article Uprootedness and Alienation in Simone Weil, Blackfriars, XLIII, 1962, surtout p. 392s. 2 3, 194, cf. 3, 193, V 2 280, 3, 255s. 3 Cf. IV 1, 284; IV 1, 281, IV 1, 272, etc.

119

Beauté et finalité sans fin Que ni des objectifs particuliers, ni l’existence comme telle ne puissent pas être de vraies fins s’explique par le fait que dans ce monde il n’y a qu’une fin : la volonté de Dieu dont les événements ne sont que des moyens (3, 355). Ce monde est vide de toute finalité qui impliquerait une fin particulière1. La décréation elle-même peut aussi être définie comme la disparition de l’illusion de la finalité qui cache la vérité de la nécessité : « Si nous nous prenons comme fin du monde, le monde est chaotique et sans finalité. Si nous faisons abstraction de nous, la finalité du monde est manifeste ; mais il n’y a pas de fin. Dieu est l’unique fin. Mais il n’est aucunement une fin, puisqu’il ne dépend d'aucun moyen. Tout ce qui a Dieu pour fin est finalité sans fin. Tout ce qui a une fin est privé de finalité »2. Donc tant qu’on désire quelque chose comme une fin, elle est, par ce fait même, privée de sa finalité innée : être un chaînon de la nécessité en parfaite conformité avec la volonté de Dieu : « C’est pourquoi nous devons transformer la finalité en nécessité. C’est ce à quoi l’on parvient par la notion d’obéissance. La souffrance jointe à la nécessité nous amène à la finalité sans fin » (3, 341). Concevoir la nécessité comme une finalité sans fin, signifie l’avoir comprise comme obéissance à Dieu. Au premier stade où on apprend que dans ce monde il n’y a toujours que des causes et jamais des fins (IV 1, 311), on abandonne le point de vue personnel des fins en faveur de la perspective universelle de la finalité sans fin. Au second stade, celui du consentement par amour à travers la souffrance, la finalité sans fin doit devenir une source générale de désirs sans objets. Le « mécanisme » d’un pareil état décréé où le désir s’exerce sans objectifs naturels est analogue à la jouissance esthétique que provoque le sentiment de la finalité sans fin dans la perception d’un objet. À la question : Comment désirer quelque chose que l’on a déjà ? comment désirer quelque chose sans vouloir se l’approprier ? On peut répondre avec Kant que le plaisir que l’on ressent dans la contemplation du beau « se renforce et se reproduit de lui-même ». La continuation du plaisir de la contemplation a donc sa source dans la contemplation elle-même3. Il n’y a pas de raisons « pratiques » à ce 1

IV 2, 291 ; 3, 263s, 3, 195. Voir aussi la confusion entre « le pur moyen », l’argent ou le pouvoir, et la fin absolue 3, 326. 2 3, 341 cf. « En nous pensant nous-mêmes... du point de vue du monde, nous parvenons à cette indifférence à l’égard de nous-mêmes, sans laquelle on ne peut se délivrer du désir, de l’espoir, de la crainte, du devenir, sans laquelle il n’y a ni vertu, ni sagesse, sans laquelle on vit dans le rêve » IV 1, 146. 3 Une brève description du mécanisme de cette contemplation en musique se trouve dans les Cahiers : « L’impression que fournit la musique d’une attente que la note qui vient comble et

120

Beauté et finalité sans fin plaisir : une belle chose n’implique aucun bien, excepté elle-même, telle qu’elle se présente à nous. Nous sommes attirés vers elle sans savoir quoi lui demander. Nous désirons seulement son existence, nous la possédons, et cependant nous désirons encore quelque chose (IV 1, 304). Tout n’est qu’un moyen dans cette existence, seule la beauté ne sert pas comme moyen vers autre chose. Elle est bonne en elle-même, mais sans que nous y trouvions quelque bien particulier ou quelque avantage. L’aspiration à la beauté est le but caché derrière toute poursuite terrestre : la beauté confère aux choses une touche de finalité. Autrement il ne pourrait pas y avoir de désir, c’est-à-dire d’énergie, pour les poursuivre1. Mais la beauté est aussi la finalité qui exclut les fins. Si, en lisant un poème, nous pouvons expliquer pourquoi tel ou tel mot se trouve à tel ou tel endroit, pour rendre, par exemple, une idée particulière, ou pour un effet d’allitération, etc... le poème n’est pas vraiment beau : il y a eu, dans sa composition, recherche de l’effet, il n’y a donc pas eu — pense Simone Weil — véritable inspiration2. Le désir du beau n’est tendu vers la réalisation d’aucun but particulier, il est le désir de ce qui ne change pas, de ce qui n’est pas en devenir3. Les fins de la finalité en général (non pas la finalité sans fin) se révèlent grâce à leurs manifestations : prévisions, projets, espoirs, qui sont des catégories du futur, c’est-à-dire du devenir. Mais la finalité sans fin qui est la finalité propre au beau, se présente détachée du futur et fixée sur ce qui est (3, 346). C’est pourquoi le désir du beau est le seul désir dont l’objet n’a rien à voir avec le devenir4. *** L’immense importance de l’expérience de la beauté réside en ceci : c’est à travers elle que l’homme fait l’apprentissage du détachement. Plus que tout autre chose, le beau a le pouvoir de nous faire résider pour une certaine durée dans une perspective universelle où le désir est libéré de toute satisfait entièrement, tout en étant une entière surprise, c’est simplement un reflet de la plénitude de l’attention orientée tout entière sur l’immédiat » 3, 333. 1 IV 1, 305 cf. « La valeur du beau est d’être une finalité sans fin » 3, 264 cf. 3, 265. 2 IV 1, 311 cf. IV 2, 179s ; « Le propre de l’œuvre d’art est… de réfréner chez l’homme tout désir de la changer » I 81. Sur l’inspiration, voir aussi V 2 346s. 3 3, 140 cf. Timée 28b IV 2, 179s, IV 2, 124, etc. 4 « Il y a un seul cas où la nature humaine supporte que le désir de l’âme se porte non pas vers ce qui pourrait être ou ce qui sera, mais vers ce qui existe. Ce cas, c’est la beauté. Tout ce qui est beau est objet de désir, mais on ne désire pas que cela soit autre, on ne désire rien y changer, on désire cela même qui est. On regarde avec désir le ciel étoilé d’une nuit claire, et ce qu’on désire, c’est uniquement le spectacle qu’on possède » IV 1, 422 cf. 3, 314 ; 3, 268.

121

Beauté et détachement inclination particulière. Ce n’est possible qu’à travers une transformation au cœur même de la sensibilité qui mettra l’énergie au service d’un but décréateur : « D’une manière générale, tout ce qui est désiré est source d’énergie, et l’énergie est du même niveau que le désir. La beauté comme telle est source d’une énergie qui est au niveau de la vie spirituelle, et cela du fait que la contemplation de la beauté implique le détachement. Une chose perçue comme belle est une chose à quoi on ne touche pas... Pour transmuer en énergie spirituellement utilisable l’énergie fournie par les autres objets de désir, il faut un acte de détachement, de refus... l’attrait de la beauté implique par lui-même un refus... Ainsi le beau est une machine à transformer l’énergie basse en énergie élevée » (IV 1, 115). Même si le beau n’est que « la copie du bien » (2, 370), il représente un objectif désintéressé dont la poursuite demande un arrachement. Celui-ci se répercute jusqu’à la sensibilité et entraîne des douleurs que Platon décrit dans le Phèdre à travers le dressage du cheval vicieux, la partie charnelle de l’âme1. Lorsque l’âme voit un être beau qui devient objet de son amour, la partie pécheresse l’attire violemment vers le bien-aimé. Mais une fois en sa présence, l’âme se souvient tout à coup de la beauté céleste, elle la révère dans le bien-aimé, recule, et force le cheval déchaîné à s’arrêter avec une telle violence qu’il en tombe sur le flanc : « Quand le cheval vicieux a subi ce traitement souvent, il est humilié et obéit à la volonté du cocher ; et lorsqu’il voit la chose belle, il en meurt de frayeur »2. C’est la mort du moi qui est recherché dans l’expérience du beau3 et même si des actes isolés de contemplation ne complètent pas le processus décréateur, néanmoins les rencontres répétées avec des choses belles ne manqueront pas d’user le moi. Il y a une certaine amertume inséparable du beau (2, 400) qui provient de l’oubli, de l’abandon et de la renonciation de soi accomplis dans la contemplation. À ce moment on commence à voir qu’une profonde convergence se dessine entre le sentiment du beau et celui de la souffrance. Toutefois leur parenté n’est pas à chercher dans les états psychologiques qu’ils produisent mais dans l’attitude qu’ils nous font adopter par rapport au réel. À première vue, cela semble contradictoire : dans l’expérience du beau on est détaché du réel qu’on contemple quand dans la souffrance on est collé au réel qui nous tourmente

1

Cf. le magnifique commentaire du mythe du Phèdre IV 2, 108ss comme « un essai de théorie psycho-physiologique des phénomènes qui accompagnent la grâce » IV 2, 115. 2 Phèdre 254 d-e in IV 2, 117. 3 « Il y a de la mort dans toute beauté » 3, 251 cf. 3, 264.

122

Beauté et compassion et ce n’est que par la notion de la compassion que pourra se résoudre le problème de cette opposition. Simone Weil remarque dans les Cahiers qu’il y a une relation mystérieuse entre le fait de ressentir avec compassion la misère universelle de la condition humaine et celui de ressentir le beau (2, 390). Deux courtes notes peuvent aide à comprendre cette relation secrète : « Beauté. Un fruit qu’on regarde sans tendre la main. Aussi un malheur qu’on regarde sans reculer » (2, 393). « Contempler le non-contemplable (le malheur d’autrui), sans fuir, comme le désirable sans approcher, c’est le beau »1. La contemplation du malheur des autres est de la compassion surnaturelle, la contemplation du désirable est du renoncement dont le modèle est la contemplation du beau. Dans les deux cas, il s’agit de garder la distance. Ne pas fuir et ne pas s’approcher prouvent la reconnaissance et l’acceptation de la réalité. La beauté est la présence manifeste de l’ordre éternel de la réalité, tandis que le malheur est le témoignage le plus éloquent sur l’essence de notre condition. On reconnaît qu’ils sont et qu’ils doivent être acceptés parce qu’ils sont2. Que beaucoup d’œuvres d’art, œuvres de génie, puissent représenter les plus affreuses souffrances des hommes sans en effacer l’horreur et qu’ils soient cependant capables de les traduire en pure beauté, cela semble prouver que la compassion, c’est-à-dire la contemplation du malheur, est intimement liée à la beauté. Homère, l’auteur du Livre de Job, Shakespeare en écrivant King Lear3 ont fixé leur attention sur l’horreur et leurs yeux ont dévoilé la beauté cachée en elle qui n’est rien d’autre que la réalité de cette horreur exprimant la condition humaine4. Lorsque l’artiste fixe son attention sur l’horrible qu’il représente, il ne s’agit là que d’une autre forme de la même attention que le Bon Samaritain accorde au malheureux à demi-mort gisant sur le bord de la route. En général, toutes les formes de création artistique sont des actes de renoncement à soi : la personne de l’artiste s’efface complètement devant la réalité (cf. EL 16s) qu’elle fait apparaître belle. C’est par une pareille attention créatrice que le Samaritain fait exister la victime inconsciente des bandits, donc « La charité du prochain, étant constituée par l’attention créatrice, est analogue au 1

3, 385 cf. 2, 419s. 2, 399, voir aussi 3, 341. 3 2, 363, 2, 36, EL 37, voir aussi 3, 206s. 4 « Représenter ce qui est intolérable… C’est tirer l’horreur hors des ténèbres, sous la lumière de l’attention. C’est œuvre de décréation. Rien n’est plus beau, au sens le plus précis du mot » 2, 401 cf. La fresque romane de l’église Sant’Angelo à Asolo, II Ponte, anno VII, n. 6, p. 612614. 2

123

Beauté et compassion génie »1. Cette interprétation proprement éthique de la distance dans le beau fait oublier ses lointaines origines kantiennes dans le « plaisir sans intérêt ». Au lieu de garantir une neutralité complète, la distance devient le fondement même d’une participation (cf. supra p. 119 n. 2). Le poète de l’Iliade était capable de traduire la tragique vérité de la condition humaine dans les chants incomparables de son grand poème, car, en se détachant de son moi, il se plaçait dans une perspective universelle d’où il pouvait ressentir la souffrance des autres comme la sienne propre. Ce n’est qu’à travers la compréhension directe de la condition humaine révélée dans l’existence torturée de ceux dont il peignait la vie et les actes qu’Homère pouvait accéder à la perfection. Le poète ne se révolte pas contre le malheur, ne s’en détourne pas ; il contemple l’horrible, il souffre, il ressent une amertume irréductible, et il continue à aimer Dieu2. Porté à son plus haut point dans l’œuvre du génie où il se dépasse, le beau achève donc la décréation. C’est la culmination de la fonction médiatrice du beau : par la distance qu’il prend vis-à-vis de soi-même, le génie créateur devient sensible aux souffrances des autres. En les représentant dans ses œuvres, il donne consentement à une souffrance qui est désormais la sienne propre, tout en offrant à ses contemporains et à la postérité la possibilité d’une expérience décréatrice. Homère, Sophocle, Shakespeare n’offrent aucune consolation trompeuse : ils représentent l’horreur comme elle est et rendent ainsi possible au lecteur ou au spectateur l’acceptation de la nécessité universelle (cf. IV 1, 153ss). La beauté, comme le malheur, confrontera l’homme avec quelque chose d’irréductible : « Dans le beau — par exemple la mer, le ciel — il y a de l’irréductible. Comme la douleur physique. Le même irréductible. Impénétrable à l’intelligence. Existence d’autre chose que moi » (2, 432). Une fois de plus, on rencontre la notion-clef de la contradiction, qui, étant la manifestation et l’essence du réel, gît à la source du beau et à celle de la douleur. La souffrance physique arrête le fonctionnement de l’intelligence : ses facultés naturelles ne lui servant plus, l’homme s’arrête, regarde et attend (3, 101). Il se trouve face à face avec quelque chose qu’il ne peut pas changer, qui est un obstacle irréductible devant lui. Dans le domaine de la connaissance ce qu’un être rencontre comme étant un obstacle est une contradiction, et Simone Weil pense que, précisément, c’est la contradiction 1 IV 1, 293. Dès 1938 Simone Weil écrivait à un ami anglais : « … the soul of genius is caritas, in the Christian signification of the word » Simone Weil. Seventy Letters. p. 104s. 2 2, 363 ; 3, 109 cf. « L’Iliade, les tragédies d’Eschyle et celles de Sophocle portent la marque évidente que les poètes qui ont fait cela étaient dans l’état de sainteté » V 2 29s, cf. IV 2, 124, 3, 109.

124

La joie qui est belle dans la plus pure forme de connaissance, les mathématiques. Le beau est la présence manifeste, l’éclat de la réalité. On a la certitude de la réalité quand on rencontre quelque chose qu’on n’aurait pas pu fabriquer soimême, qui provient nécessairement de l’extérieur (3, 64s). Le « cercle » est certainement ma création, il n’existe que grâce à l’intelligence en acte, mais je le découvre comme étant le lieu d’un certain triangle, et qu’il le soit, n’est certainement pas ma fabrication. La jeune Simone Weil pensait, inspirée par Kant, que la beauté de la géométrie réside dans de telles correspondances imprévues1, mais plus tard elle insistera sur un autre aspect de ce même fait. Elle dira alors que la beauté en mathématique réside dans la contradiction qui est manifestée par la présence d’une loi éternelle et indépendante de tout ce que j’ai pu créer (3, 65). Quel est le sentiment qu’on éprouve en face de cette présence ? Le propre du beau c’est d’éveiller le plaisir, donc la contradiction qui, d’habitude, provoque l’amertume et la colère, semble ici susciter un état joyeux. Le paradoxe est voulu et assumé par Simone Weil, dont l’ambition est de prouver que, malgré le fait qu’ils sont des états d’âme diamétralement opposés, la joie et la souffrance ont une essence commune : celle d’être les révélatrices de la réalité. Le sentiment du beau, ce plaisir pur « sans attraits » dont parle La Critique du Jugement, est la joie, et l’on pourrait même dire qu’en général « la joie pure n’est pas autre chose que le sentiment de la beauté »2. Puisque la beauté est l’apparence manifeste, le signe frappant de la réalité, la joie ne peut être qu’un sentiment, une prise de conscience de la réalité. Le nombre de textes que Simone Weil a chargé d’exprimer l’identité de la joie avec le sentiment de la réalité est grand3, mais cette plénitude du sentiment du réel dont il s’agit4 n’a rien à voir avec une expansion de soi vitaliste ou existentialiste. L’homme peut éprouver une joie « objective » sans aucun motif particulier. Je suis joyeux parce que les objets de ma joie sont et, par leur simple fait d’être, ils accomplissent la volonté de Dieu. L’objet de ma joie est donc l’objet par excellence : ce qui est indépendant de moi et que je n’essaie pas de toucher, ni de m’approprier, ni de dévorer ; 1

Cf. un texte de jeunesse qui résume la théorie kantienne en disant que : la « beauté » est « définie par un accord miraculeux entre la nécessité et la finalité » I 94 ; « Le beau dans la nature : union de l’impression sensible et du sentiment de la nécessité. Cela doit être ainsi… et précisément cela est ainsi » 2, 244. La coïncidence de l’existence et de la nécessité est aussi une joie 2, 389. 2 IV 2, 283 cf. IV 2, 177 ; 2, 485. 3 2, 485, 3, 385 ; 2, 372, 3, 232, etc. 4 2, 256, 2, 319.

125

La tristesse « J’ai de la joie qu’il y ait du soleil, ou la lune au-dessus de la mer, ou une belle cité ou un être humain admirable » mais je ne formule aucune exigence par rapport à eux, en fait, mon moi est absent de cette joie (2, 402). Exprimé autrement : « La joie parfaite exclut le sentiment même de joie, car dans l’âme remplie par l’objet, nul coin n’est disponible pour dire ‘je’ » (2, 251). La joie de laquelle toute association avec le moi et la sensibilité est écartée, cette « joie transcendantale » (2, 402) est le sentiment du réel, essentiel au processus de la décréation. Tandis que la joie s’analyse en termes de sa parenté avec la souffrance, elle se trouve violemment opposée à la tristesse. Faisant écho à des définitions cartésiennes et spinozistes, Simone Weil dépeint la tristesse comme perte de contact avec la réalité, c’est-à-dire comme du mal1 et elle la condamne sans ambages comme « une dé-création mauvaise, au niveau de l’imagination »2. Solidaire de la tradition chrétienne mystique et ascétique, elle considère la tristesse en tant que fin en soi comme quelque chose de stérile et même d’impie. Étant perte de contact avec la réalité, la tristesse va de pair avec l’illusion. Par la tristesse l’homme ne peut pas remplir sa vocation naturelle qui est de comprendre la misère de sa condition et de se réduire à ce qu’il est réellement : à savoir rien. La tristesse n’achève pas la dé-création, ne rend pas l’homme capable d’abandonner sa perspective. Au contraire, elle est un signe d’orgueil : je suis certain de ne pas pouvoir attendre une aide quelconque extérieure à moi, je sais que je suis seul et sans espoir : l’espoir signifierait humilité et ouverture de soi vers quelque chose d’extérieur et d’inconnu dont je recevrais du secours. Lorsque dans un état de profond désespoir, l’homme contemple la mort comme la conclusion irrévocable de son existence, quelque chose qui doit être regardé comme un fait absolument unique, le sens sans signification de son existence, il ne la considère pas comme l’essence de la condition: humaine et l’image véritable de la décréation, mais il identifie la mort avec sa propre mort, et il se trompe sur son « bon usage »3. Fasciné par l’idée de sa propre mort, l’homme se place de nouveau au centre du monde et il est porté à l’idolâtrie. Mais qu’il 1

1, 301 cf. 1, 79. 2, 372 cf. « C’est un crime de rendre les hommes tristes ». Ibid. Voir aussi son jugement sévère sur l’angoisse moderne liée à la tristesse VII 1, 474s, VII 1, 482. 3 Cf. 2, 97. On ne doit même pas penser à son néant comme au sien propre. Une telle pensée peut très bien voiler quelque orgueil caché : « La mauvaise humiliation amène à croire qu’on est néant en tant que soi, en tant que tel être humain particulier. L’humilité est la connaissance qu’on est néant en tant qu’être humain, et plus généralement en tant que créature » 2, 383 cf. M. Vetö : La Connaissance et la Mort, La Table Ronde, novembre 1965, p. 24s. 2

126

Joie et souffrance chérisse sa vie ou qu’il tende, fasciné, vers sa mort, il restera une idole pour lui-même. Et l’on pourrait peut-être remarquer que chérir sa vie est encore une meilleure forme d’autonomie que d’idolâtrer sa mort, car vivre seulement avec la perspective de sa propre mort rend l’âme close et impénétrable tandis que la frénésie de buts, de désirs et de mobiles mettra l’homme du moins en contact avec les autres. En fin de compte, la tristesse est le plus grave des péchés car elle a à sa base l’incapacité totale ou le refus de comprendre l’obéissance de la création à Dieu. Dans le désespoir de la tristesse on vient à nier la puissance même de Dieu et c’est une forme d’athéisme. Dans la tristesse on ignore la toute-puissance de Dieu, qui implique son refus, et cette même dimension pratique de la faculté théorique se retrouve encore plus fortement dans son usage positif. La connaissance de Dieu signifie pour Simone Weil le consentement amoureux à son existence, et le rôle privilégié que la joie et la souffrance occupent dans la décréation provient du fait qu’elles sont les instruments les plus puissants au service de la faculté de connaître. C’est par la même faculté qu’on apprend que Dieu est et que soi-même on n’est pas, mais pour que cette connaissance acquière sa plénitude pratique, il faut un arrachement. Une connaissance purement théorique de ces vérités est possible pour l’intelligence et elle peut s’étendre pour quelque temps sur tout notre être quand nous sommes fascinés et nourris par la joie du beau. Cependant dans le sentiment du beau le moi n’est qu’oublié et suspendu, tandis que dans la souffrance, il sera rongé jusqu’à la mort1. Il semble donc que la souffrance ait une pré-éminence sur la joie (cf. 2, 319s), et ceci correspond aux profondes aspirations de l’âme de Simone Weil, mais la logique interne de la pensée la force d’admettre qu’il y a une équivalence entre joie et souffrance qui s’aident et se complètent comme voies possibles dans la recherche de Dieu2. Le souvenir de la révélation de la réalité à travers la joie évite à l’homme de plonger dans le désespoir, et la joie qu’on éprouve à la connaissance de notre néant ne peut être inscrite dans notre sensibilité que grâce à la souffrance. « La joie et la douleur sont des dons également précieux, qu’il faut savourer l’un et l’autre, intégralement, chacun dans sa pureté... ». La raison en est que « par la joie la beauté du 1

2, 403. Cependant S. Weil n’est pas tout-à-fait sûre du bien-fondé de sa distinction et ajoute immédiatement : « On use aussi le je par la joie accompagnée d’une attention intense ». Ibid. cf. « Dans la joie intense et pure, on est également vide de bien car tout le bien est dans l’objet. Il y a autant de sacrifice, de renoncement, au fond de la joie qu’au fond de la douleur » 4, 259. 2 IV 2, 291, cf. 4, 183 ; voir aussi IV 1, 430.

127

Joie et souffrance monde pénètre dans notre âme. Par la douleur elle nous entre dans le corps. Avec la joie seule, nous ne pourrions pas plus devenir amis de Dieu qu’on ne devient capitaine seulement en étudiant des manuels de navigation… Au niveau de la sensibilité physique, la douleur seule est un contact avec cette nécessité qui constitue l’ordre du monde ; car le plaisir n’enferme pas l’impression d’une nécessité. C’est une partie plus élevée de la sensibilité qui est capable de sentir la nécessité dans la joie, et cela seulement par l’intermédiaire du sentiment du beau » (IV 1, 357). La tâche centrale du processus de décréation c’est que nous arrivions à sentir et à comprendre dans toute chose l’obéissance de l’Univers à Dieu. C’est un apprentissage qui demande du temps et des efforts. Celui qui est parvenu à son terme réalise que les différences entre les événements de ce monde, qu’ils soient cause de souffrance ou non, ne sont pas plus importantes que celles reconnues par un homme qui sait lire la même phrase reproduite plusieurs fois devant lui à l’encre rouge ou bleue, et imprimée en caractères différents : « Celui qui ne sait pas lire ne voit là que des différences. Pour qui sait lire, tout cela est équivalent, puisque la phrase est la même. Pour qui a achevé l’apprentissage, les choses et les événements, partout, toujours, sont la vibration de la même parole divine infiniment douce. Cela ne veut pas dire qu’il ne souffre pas. La douleur est la coloration de certains événements. Devant une phrase écrite à l’encre rouge, celui qui sait lire et celui qui ne sait pas voient pareillement du rouge ; mais la coloration rouge n’a pas la même importance pour l’un et pour l’autre » (IV 1, 356). L’essentiel c’est que, dans la joie et dans la souffrance, nous sommes en contact avec la réalité et sentons l’univers à travers chaque sensation1. Il ne s’agit que de deux modalités différentes du contact avec Dieu, et seul le contact lui-même compte. Ce avec quoi ce contact a lieu est « quelque chose qui n’est plus le malheur, qui n’est pas la joie, qui est l’essence centrale, essentielle, pure, non sensible, commune à la joie et à la souffrance, et qui est l’amour même de Dieu »2. Que souffrance et joie aient une essence commune, tout en devant rester différentes, tant que dure le processus de la décréation, est un fait qui témoigne éloquemment de la tendance moniste fondamentale dans les structures cachées de la pensée de Simone Weil. Par la souffrance on participe au sacrifice de Dieu, c’est-à-dire on se « lie » à l’attribut divin de l’amour, tandis que par le sentiment du beau on assume l’ordre du monde, c’est-à-dire on s’unit à l’attribut « nécessité ». Une fois la décréation 1 2

AD 58 cf. 3, 382, 1, 293 cf. IV 1, 357, V 2 350s, voir aussi 2, 47. AD 58 cf. 3, 382.

128

Joie et souffrance achevée, on voit l’unité des deux attributs en Dieu et alors on ressent « l’amour de Dieu » qui est la source commune de la joie et de la souffrance. L’hésitation de Simone Weil sur la valeur respective de la souffrance et de la joie, sa préférence naturelle pour cette dernière qui est « la voie du Christ » (cf. IV 2, 292), ne font qu’exprimer la difficulté centrale de toute son ontologie. D’une part, elle sépare radicalement le Souverain Bien de l’être nécessaire, d’autre part, elle croit fermement que même ce dernier est inséparable de Dieu. Seul le Bien est bon, mais Dieu est aussi nécessité donc la nécessité, elle aussi, est bonne. Ainsi, comme on l’a déjà dit, le bien est l’unité de soi-même et de la nécessité, ce qui signifie qu’à force de vouloir sauvegarder l’omniprésence de Dieu, dans ses deux attributs radicalement différents, on finit par abolir leur distinction essentielle. Tout ce qui est nouménal étant devenu bon en vertu de son origine commune à partir de Dieu, on comprend qu’au lieu de pouvoir conserver une autonomie cohérente pour le beau, on le fonde pratiquement avec l’intelligible qui, à son tour, assume une continuité avec le bien. Le sens chrétien de Simone Weil l’empêche de tirer ces conclusions qui découlent de sa métaphysique rationaliste mais elles s’expriment, malgré tout, dans ces textes sur le beau où l’esthétique qui est « la clef des vérités surnaturelles » (3, 356) est assimilée à la mystique. Que cela soit également la tendresse du Christ qui apparaît dans le malheur et dans la beauté1 exprime correctement la dernière conséquence de sa pensée, même si Simone Weil s’efforce de présenter l’expérience du beau comme simple propédeutique de la décréation.

1

IV 1, 369s, IV 1, 303s.

129

VI. LE TEMPS ET LE MOI Longtemps avant qu’elle n’ait esquissé les fondements de son anthropologie métaphysico-religieuse, Simone Weil fut déjà comme hantée par l’idée que le temps est le composant déterminant de la condition humaine. Dans une longue dissertation de 1926 elle explique que le temps est la forme d’une existence dont la principale caractéristique est la médiateté1 et, précisément, c’est le temps qui forme la médiateté de l’existence. Rien ne nous est donné immédiatement dans cette vie. Lorsque je désire et que je veux atteindre quelque chose, je ne peux satisfaire mon désir, atteindre mon but qu’à travers la médiation du temps. Le temps sépare ce que j’ai de ce que je vais avoir, ce que je suis de ce que je vais être. Je sens que le temps pèse dans tous mes actes parce que rien n’est immédiat pour moi, rien ne peut être fait hors du temps. J’existe, c’est-à-dire j’agis, je veux, c’est-à-dire je ne me suffis pas à moi-même puisque tout ce que je fais passe par la médiation du temps. La loi de mon existence est que chacun de ces instants sont séparés et réunis grâce au temps. Je vis pour ainsi dire hors de moi dans le temps qui n’est pas moi et qui cependant est partout présent dans ma vie (I 142). Le temps exprime mon impuissance radicale à agir sans intermédiaire (I 336). Cette loi de fer de la médiateté qui s’actualise dans le rôle indispensable du temps, est l’esclavage central de la vie humaine. Elle est, en vérité, la source de toute sujétion humaine2 : « ... nous ne pouvons rien sur le présent parce qu’il existe — rapporte une élève l’enseignement de Simone Weil — nous ne pouvons rien sur le passé parce qu’il n’existe plus ; nous ne pouvons rien sur l’avenir parce qu’il n’existe pas encore »3. L’homme est déterminé à être sujet au temps. Il ne peut changer le fait que le temps « passe » mais il a un certain pouvoir sur le « comment » il passe. Ce « comment » est la caractéristique spéciale, personnelle de notre conscience du temps. L’homme « sent » le temps, il en a conscience selon la façon dont il remplit « son » temps et selon ce avec quoi il le remplit. Sans doute, il est l’esclave du temps, mais un certain pacte existe entre l’esclave et 1

I 74 sq cf. « Le temps... est l’existence même » I 299. Leçons p. 211 cf. 1, 306. Le temps forme « le tissu même de la vie humaine » : Enseignement, Philosophie (1935-1938), f. 325, Ms cf. 1, 298. « Tout ce qui trouble l’homme le trouble dans son sentiment du temps » 1, 236. Le malheureux est « déchiré dans son sentiment du temps » 2, 202. En fait, « Tous les problèmes se ramènent au temps » 2, 313, par conséquent, « La contemplation du temps est la clef de la vie humaine » 4, 88. 3 Leçons p. 212. 2

Les deux monotonies son maître. En vertu de ce pacte, dans beaucoup de moments de sa vie, l’homme a une certaine domination sur son temps (cf. V 2 364s). Toutefois, ce dernier est un partenaire difficile et l’homme doit toujours renouveler ses efforts pour en préserver le contrôle. Pendant son travail d’usine, Simone Weil a expérimenté combien le temps devient insupportable quand l’activité que l’on accomplit est privée de rationalité, c’est-à-dire d’une certaine compréhension des mouvements qui s’enchaînent et des buts immédiats aussi bien que futurs de ces mouvements (cf. infra p. 157s). Si l’homme a cette compréhension, il est alors capable de survoler mentalement une plus grande unité de temps que les brefs moments de ses gestes de travail. Mais la pensée ne mord pas dans une série de moments toujours répétés. Il lui faut quelque chose de raisonnablement varié, une certaine diversité de mouvements pour qu’elle puisse avoir une image mentale vivante de l’activité accomplie. Plus loin dans cette étude nous consacrerons une analyse plus détaillée aux problèmes spéciaux du temps pendant le travail (infra p. 156, 162 sq), mais il semble suffisant pour l’instant d’insister sur le fait que le manque d’initiative, la monotonie, engendrés principalement par le travail à la chaîne, ne sont que des manifestations frappantes de la sujétion toujours présente, quoique souvent non nécessaire, au temps. « Ce qui compte dans une vie humaine… — lisons-nous dans un fragment du Journal d’Usine — C’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun dans son corps, dans son cœur, dans son âme — et par-dessus tout dans l’exercice de sa faculté d’attention — pour effectuer minute par minute cet enchaînement » (II 2, 267). Si l’enchaînement des moments successifs est un acte libre, rationnel, c’est-à-dire qui provient d’une délibération personnelle et d’une prévision du déroulement de l’action en question, alors l’homme domine le temps dans lequel cette action sera accomplie1. Mais lorsqu’il ne prévoit que la minute suivante parce qu’elles sont toutes semblables, quand il est forcé de répéter le même mouvement dans les minutes qui suivent, il n’a plus de pouvoir sur le futur, il est réduit au présent2. Dans ce cas, l’homme, comme une chose matérielle, endure simplement le passage du temps et vit, pour ainsi dire, dans le présent nu3. Vivre dans l’instant présent et être forcé de faire les mêmes mouvements toute la journée, toute l’année, toute sa vie, 1 Sur l’activité rationnelle libre voir M. Vetö : Uprootedness and Alienation in Simone Weil, Blackfriars, 1962, p. 385s. 2 CO 182, II 2, 294s. 3 Tandis que dans l’état normal des choses « le corps vit dans l’instant présent... l’esprit domine, parcourt et oriente le temps » CO 182 cf. II 2, 293.

132

Les deux monotonies engendre la monotonie. Mais la monotonie peut apparaître sous deux formes totalement différentes : « La monotonie est ce qu’il y a au monde de plus beau ou de plus affreux. De plus beau si c’est un reflet de l’éternité. Chant grégorien. De plus affreux autrement. Le cercle est le modèle de la belle monotonie, l’oscillation pendulaire de la monotonie atroce »1. Il n’y a rien de grand dans ce monde sans une certaine monotonie et, comme le remarque Simone Weil, il y a plus de monotonie dans un concerto de Bach ou dans le chant grégorien que dans une opérette. La monotonie est simplement un signe de notre vie dans le temps : « ... nous avons été jetés hors de l’éternité ; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute » (II 2, 304). Nous devons nécessairement vivre cette monotonie mais nous pouvons lui donner un contenu différent selon la manière dont nous la réconcilions avec la vocation de l’esprit humain de dominer le temps. Le temps du paysan et le temps de l’ouvrier illustrent cette différence : « La succession absolument uniforme en même temps que variée et continuellement surprenante des jours, des mois, des saisons et des années convient exactement à notre peine et à notre grandeur... Le travail du paysan obéit par nécessité à ce rythme du monde… le soleil et les astres emplissent d’avance le temps de cadres faits d’une variété limitée et ordonnée en retours réguliers, cadres destinés à loger une variété infinie d’événements absolument imprévisibles et partiellement privés d’ordre... » (II 2, 304). C’est pourquoi le « modèle de la belle monotonie » est le caractère cyclique de la succession des événements, où l’esprit humain garde sa possibilité de survoler et de prévoir, sans cependant aucun pouvoir d’altérer ce qu’il survole et ce qu’il prévoit. Au contraire, le temps de l’ouvrier est l’illustration de « l’horrible monotonie »2 : « L’uniformité et la variété s’y mélangent aussi, mais ce mélange est l’opposé de celui que procurent le soleil et les astres… l’avenir de celui qui travaille dans une usine est vide à cause de l’impossibilité de prévoir, et plus mort que du passé, à cause de l’identité des instants qui se succèdent comme les tic-tac d’une horloge. Une uniformité qui imite les mouvements des horloges et non pas ceux des constellations, une variété qui exclut toute règle et par suite toute prévision, cela fait un temps inhabitable à l’homme, irrespirable »3. 1

3, 325s cf. 3, 196. Exprimée en termes d’énergie, l’horrible monotonie signifie : « Avoir dépensé de l’énergie pour que tout se retrouve dans l’état antérieur ; intolérable » 2, 239. 3 II 2, 304 cf. 1, 122. 2

133

Le temps et la chute L’horrible monotonie où la vie de l’homme est suspendue au présent nu, est opposée à la « belle monotonie » ou, au moins, à son approximation où l’esprit humain peut saisir ce à quoi il est sujet. Cette dernière est encore plus précieuse si on la confronte au monde toujours changeant du devenir, ou même à celui des buts raisonnables où notre faim de finalité est apaisée par la saine nourriture des buts limités, ces havres pratiques de nos désirs, de nos espoirs et de nos projets toujours insatiables. Le monde du devenir où les fins sont poursuivies est le monde du moi, tandis que la monotonie infrarationnelle est le trait dominant de la vie végétative, au-dessous du moi. Cette monotonie correspond à une énergie qui est, pour ainsi dire, au-dessous du temps, tandis que le monde des fins et des aspirations relève de l’énergie supplémentaire « au niveau du temps »1. Mais il existe une partie éternelle et cachée de l’âme à laquelle correspond une énergie « au-delà du temps ». Le but ultime de l’homme est de détruire la sphère intermédiaire du moi et de rendre l’énergie végétative sujette au surnaturel de telle sorte que, déjà dans ce monde, l’homme puisse vivre « au-dessus du temps » (4, 258). Cela signifie changer sa relation avec les événements qui ont lieu dans le temps, et le changement graduel de cette relation est identique à la progression du processus décréateur. Enfin, vivre au-delà du temps se révélera être la caractéristique du statut décréé puisque la dé-création signifie « le terme du temps »2. *** Dans une des notes des Cahiers Simone Weil déclare que le temps, c’est la Caverne3. Le temps est le milieu du moi, l’environnement dans lequel il poursuit ses buts d’expansion de soi. L’obscurité de la Caverne est un élément constitutif des illusions et de l’ignorance de l’homme, de la même façon que le temps appartient à l’étoffe dont sont tissées la vie et la conscience humaines. L’illusion que le moi domine le futur comme son fief particulier détermine tout le régime de sa finalité et lui fournit le sentiment 1

4, 254 cf. 4, 185; 4, 88. 2, 434. La relation des différents composants d’un être humain au temps pendant le processus décréateur est expliquée à travers la suprême épreuve de l’âme pendant le « quart d’heure ». « Une partie souffre au-dessous du temps, et toute fraction du temps lui semble une perpétuité. Une partie souffre au-dessus du temps, et la perpétuité lui semble chose finie. L’âme est coupée en deux et entre les deux parties se trouve la totalité du temps. Le temps est l’épée qui coupe l’âme en deux » 4, 258. 3 3, 264 cf. 1, 312. 2

134

Le temps et la chute trompeur d’une continuité actuelle et méritée. Cependant le temps n’est pas seulement l’élément essentiel de l’existence personnelle : il peut servir aussi d’instrument choisi pour la transcender. Le temps est aussi la Croix1, c’est-àdire le poids de la nécessité qui fait sentir à l’âme combien elle est vulnérable, profondément sujette à la médiation du temps. Le temps qui se révélera instrument d’expiation (cf. 2, 375s), est la conséquence du péché originel : par sa désobéissance à la volonté de Dieu, Adam s’est exclu de l’éternité et s’est enfermé dans le temps2. Le temps est donc la conséquence et la punition du péché (4, 104). Mais sa signification va bien au-delà de l’homme, quoiqu’il y reste lié. Le temps n’est pas seulement la Croix de l’homme mais aussi, et par-dessus tout, la Croix de Dieu3. Il est la marque du renoncement de Dieu dans l’acte de la Création car « Dieu lui-même ne peut faire que ce qui a été n’ait pas été » (4, 184). Le temps est l’abdication de Dieu. Ceci signifie que Son acte de création et le péché originel ne sont que des « effets » différents de Sa renonciation, dont le temps est la manifestation4. Le temps est la conséquence de la chute (cf. 3, 48s), donc le sens originellement kantien de la subjectivité du temps reçoit une nouvelle signification. Le temps est la forme des « représentations » que seul l’homme peut concevoir, mais il est précisément l’acte suprêmement personnel du péché originel qui « fait naître » le temps. Il n’y aurait pas de temps sans l’homme : le temps est la borne que Dieu S’impose à Lui-même à travers l’existence de l’homme. Il n’est pas dans le temps, mais Sa patience, qui attend que l’homme donne son consentement à Son amour, relie Dieu au temps (cf. 4, 184). Le temps est l’esclavage que Dieu S’impose à Lui-même ; il est la distance infinie entre Dieu et Dieu le long de laquelle circule l’amour divin5, et cela ne va pas sans donner une sensation d’effroi et le sentiment de l’absurde, quand on réalise que pour Simone Weil, Dieu Lui-même « doit » sa réconciliation suprême au temps, c’est-à-dire au fruit du péché. Selon la 1

PS 79, 3, 53, 2, 379. 4, 169 cf. « le temps procède du péché et ne l’a pas précédé » Ibid. Quant à Adam, « Il est évident qu’il n’y a pas eu une période de temps où il était en état d’innocence » 2, 376. 3 2, 349, 3, 57. 4 4, 185s cf. 4, 155. 5 IV 2, 289, IV 1, 353. Le temps est aussi la distance entre Dieu et l’homme 3, 85 cf. « Le Fils séparé du Père par la totalité du temps et de l’espace, du fait qu’il a été fait créature ; ce temps qui est la substance de ma vie — et de même pour chacun — ce temps qui est si lourd dans la souffrance, est un segment de cette ligne tendue par la Création, l’Incarnation et la Passion entre le Père et le Fils » 3, 398. 2

135

L’éternité et le temps dialectique de la décréation, la chute n’est pas une felix culpa simplement pour l’homme, et le mal n’est pas simplement un élément essentiel de l’économie du salut de l’homme, mais aussi de celle de Dieu. Évidemment, Dieu a choisi librement de se soumettre à un régime ontologique où le bien ne se parfait pas sans le mal et où le réel n’atteint sa pleine réalité qu’après avoir traversé l’irréel, mais ce choix a été accompli, et désormais tout est paradoxe, un paradoxe sublime. Dans notre contexte présent, cela se résume ainsi : l’éternel ne se réconcilie avec lui-même que grâce au temps qui se supprime. L’auto-suppression du temps signifie qu’il est le milieu actif du dépassement de lui-même. Dieu a créé pour être aimé, mais Il n’a pu créer quelqu’un ou quelque chose qui serait Dieu, et Il ne peut être vraiment aimé par quelqu’un autre que Dieu, il y a donc une contradiction. En d’autres termes, le contact de la créature avec Dieu et de Dieu avec un certain point de la création sont deux faits contradictoires. La contradiction doit être résolue par le « devenir », c’est-à-dire par l’apparition du temps à l’intérieur duquel se déroule le processus décréateur1. La semence d’amour qui est à l’origine du processus porte du fruit en son temps, le vide qu’elle engendre « s’accroît par le simple écoulement du temps... si la durée de la vie était indéfinie et non limitée par la mort, cette croissance... du vide où habite Dieu, se poursuivrait jusqu’à l’accomplissement ici-bas de l’état de perfection »2. La semence d’éternité porte du fruit dans le temps, selon la « progression », « l’écoulement » du temps. Le sol où cette semence est plantée est la partie incréée de l’âme, mais la pluie et la chaleur qui la font pousser, c’est le temps. Le temps est donc en quelque sorte un complice de l’éternité. « L’état de perfection » — selon quelques textes de Simone Weil — peut déjà être obtenu dans cette vie, c’est-à-dire, l’homme peut accomplir une mutation totale dans son régime de temporalité, tout en restant soumis au temps comme condition formelle et universelle de toutes ses représentations. L’homme est créé de telle sorte que sa vie ne peut rester vide de finalité, même pour un instant (3, 269). Toutes les fins étant dans le futur, la recherche de la finalité, projette le moi vers lui. Les fins sont comme des feux réconfortants dans le futur sombre que l’homme est anxieux d’atteindre, et il est aussi anxieux d’être celui qui les allume. Donc même le passé est 1 2

2, 457, 3, 54s. 3, 55 cf. 2, 445s, PS 136.

136

La chair et le temps aussi le domaine de la finalité car l’on y trouve des victoires, des succès, des plaisirs ; en un mot, des compensations pour ses travaux et ses peines (2, 347). Le futur est la véritable dimension de l’existence personnelle, dont l’essence est « l’effort orienté »1. L’homme ne peut vivre sans l’illusion de la domination sur le futur, même les besoins les plus élémentaires de son corps, comme la faim ou la soif, « crient » vers une satisfaction future. Ils se reflètent dans la « partie charnelle » de l’âme sous la forme de la prétention à gouverner le futur : « La superbe de la chair consiste à croire qu’elle a prise sur l’avenir, que la faim lui donne un droit à manger prochainement, la soif un droit à boire prochainement. La privation la détrompe et lui fait éprouver sous forme d’angoisse l’incertitude de l’avenir, l’absence de prise, l’impuissance totale de l’homme sur l’avenir même prochain » (4, 129). Toute la vie du moi est orientée vers l’avenir (4, 125) car son substrat est l’énergie supplémentaire qui ne peut être « produite » que par des mobiles dont les fins sont dans le futur (ou dans le passé) (2, 257s). L’énergie supplémentaire appartient aux désirs particuliers et le seul moyen de la détruire est de faire en sorte que ces désirs ne soient plus orientés dans le temps (2, 355). Ceci revient à briser les liens du présent avec le futur et le passé. L’homme pense que l’énergie qu’il a dépensée dans le passé constitue un investissement et il espère qu’elle va rapporter de l’intérêt. En se rappelant aussi les plaisirs et les honneurs qu’il s’est acquis, ou les bonnes actions qu’il a accomplies, il peut ressentir ou une sorte de contentement, ou une satisfaction profonde, ou de l’orgueil, et tous ces sentiments semblent en quelque sorte redonner vie à son énergie. Pour un avare, la pensée ou la vie de son trésor est source d’énergie. Son trésor est la matérialisation de tous ses travaux passés, donc de l’énergie qu’il a dépensée pendant de longues années. Quand son trésor lui est dérobé, c’est quelque chose de son « passé gelé » qui lui est arraché (2, 256). De même pour la jalousie. L’infidélité d’un être aimé nous fait perdre notre passé ; la jalousie est la conscience de la fragilité de la personne : mon passé est à la disposition de l’autre. Nous faisons l’expérience de la même perte du passé lorsque quelqu’un qui nous

1

EL 99. Il est impossible aussi de mettre le bien absolu dans le présent, par conséquent : « Le matérialisme athée est nécessairement révolutionnaire, car pour s’orienter vers un bien absolu d’ici-bas, il faut le placer dans l’avenir » 3, 277. Tandis qu’il est essentiel de « … ne pas croire que l’avenir soit le lieu du bien capable de combler » IV 1, 280.

137

L’arrachement au devenir est cher meurt1. En pleurant les autres, nous pleurons en réalité notre passé et notre futur, qui nous échappent. Briser les liens avec le passé est la seule façon d’échapper à son esclavage, cependant cela implique aussi briser les liens avec le futur. Il s’agit de renoncer à son propre passé, ce qui entraîne la renonciation aux compensations futures pour des actes, des épreuves et des souffrances passés2. Cette renonciation est l’essence véritable de toute renonciation (cf. 2, 256). Renoncer au passé et au futur signifie s’arrêter au présent, et ceci implique la connaissance et l’acceptation de notre néant : nous ne sommes qu’un point dans le temps (4, 129). Être réduit au moment présent implique aussi un état sans péché, puisque le péché est essentiellement une prétention sur la domination du futur, le refus d’un amour futur, ou d’une souffrance future ; il est aussi révolte contre une souffrance passée, ou refus de se repentir d’un acte mauvais commis dans le passé : « Si nous nous considérons à un instant déterminé — l’instant présent, coupé du passé et de l’avenir — nous sommes innocents... Isoler ainsi un instant implique le pardon. Mais cet isolement est détachement »3. C’est dans le court essai sur le Pater que Simone Weil expose le mieux les implications du renoncement au passé et au futur, c’est-à-dire l’arrachement au devenir (3, 264s). Elle fit la « découverte du Pater » pendant son séjour à la ferme de Gustave Thibon en Ardèche. La récitation quotidienne de cette prière avec une « attention absolue » fut à l’origine de ses plus hautes expériences spirituelles (AD 40s), et à la fin de son séjour chez Thibon, ou juste après son départ de la ferme, elle écrivit un commentaire en même temps spirituel et métaphysique de la Prière du Seigneur (IV 1, 337-345). Cette méditation est le seul écrit de sa maturité presque entièrement consacré aux implications morales des relations de l’homme au temps, ainsi qu’à leur influence sur la vie de prière. Cet essai, et un texte des Cahiers qui en est le plan (4, 333s), explique que l’homme est capable de concevoir la totalité du temps sous les trois aspects du passé, du futur, et du présent, et même, qu’il a besoin de le concevoir sous ces trois aspects car ils sont les formes de sa prise de conscience du temps dans le processus décréateur. Lorsque l’homme pense aux événements qui ont lieu dans la totalité du temps comme constituant la volonté de Dieu, il considère cette totalité comme un passé, comme si tout

1

2, 257 cf. 2, 315, 4, 226. IV 1, 342 cf. 2, 347. 3 2, 313 cf. 3, 116. 2

138

L’arrachement au devenir avait été déterminé une fois pour toutes1. Trouver la volonté de Dieu dans tout ce qui arrive, et désirer par conséquent que cela arrive, est la « demande parfaite » qui « nous arrache de l’imaginaire dans le réel, du temps dans l’éternité, et hors de la prison du moi » (IV 1, 338). Dans le désir éternisé, nous considérons l’univers tout entier comme quelque chose d’absolument déterminé une fois pour toutes grâce à l’acte éternel du créateur, quelque chose qui est essentiellement « dans le passé » quoiqu’il doive continuer dans le futur2. Mais la Prière du Seigneur est aussi un appel pour nous tourner vers notre propre passé. Elle nous demande de remettre à nos débiteurs « ... tout ce que nous croyons notre dû... tous les droits que nous croyons que le passé nous donne sur l’avenir »3. Ceci signifie que nous avons à « Accepter que l’avenir soit encore vierge et intact, rigoureusement lié au passé par des liens que nous ignorons, mais tout à fait libre des liens que notre imagination croit lui imposer. Accepter la possibilité qu’il arrive et en particulier qu’il nous arrive n’importe quoi, et que le jour de demain fasse de toute notre vie passée une chose stérile et vaine » (IV 1, 342). Nous devons croire que les liens entre les événements passés et futurs sont sans aucun rapport avec nos souhaits, nos désirs ou nos besoins. Ceci revient à nous rendre compte que nous n’avons absolument aucune domination sur le futur, même pas sur notre propre futur. Nous devons comprendre la fausseté de notre principale exigence sur l’univers : celle de la permanence et de la continuation de notre personnalité et cela implique la renonciation au futur4. Penser à la totalité du temps sous l’aspect du futur signifie de le considérer comme le lieu des événements qui nous remplissent d’espoir ou 1

Simone Weil relie les trois temps aux trois personnes divines et dans le plan de sa Méditation sur le Pater, elle définit ces relations. Voici ce qu’elle dit à propos du passé : « Concevant le rapport du temps indéfini au Père, dont tous les événements qui se produisent, quels qu’ils soient, constituent la volonté, on pense la totalité du temps sous l’aspect du passé » 2, 433. 2 Le passé lui-même a aussi une certaine touche d’éternité : « Le passé, quand l’imagination ne s’y complaît pas... est du temps à couleur d’éternité. Le sentiment de la réalité y est pur... » 3, 109 cf. 3, 131, IV 2, 415s. 3 IV 1, 342 cf. 2, 308. 4 « Notre personnalité dépend entièrement des circonstances extérieures, qui ont un pouvoir illimité pour l’écraser. Mais nous aimerions mieux mourir que de le reconnaître. L’équilibre du monde est pour nous un cours de circonstances tel que notre personnalité reste intacte et semble nous appartenir. Toutes les circonstances passées qui ont blessé notre personnalité nous semblent des ruptures d’équilibre qui doivent infailliblement un jour ou l’autre être compensées par des phénomènes en sens contraire. Nous vivons de l’attente de ces compensations » IV 1, 343.

139

La vie dans le présent de crainte1. De pareils sentiments ne doivent pas prendre la place de notre obligation de désirer et d’aimer tout ce qui va arriver parce que tout arrive en conformité avec la volonté de Dieu. L’immense difficulté cachée dans cette exigence, c’est qu’on ne peut pas penser au futur sans un frisson d’angoisse : moi-même qui dois aimer et désirer les événements à venir, moi-même je peux être détruit dans l’instant suivant. On ne doit même pas recourir à la consolation sublime que c’est seul mon moi, ce « produit fugitif et... automatique des circonstances extérieures » (PS 115) qui est sujet à la destruction. Il ne faut pas croire que la partie incréée de l’âme, le surnaturel en nous, n’est pas soumis « au temps et aux vicissitudes du changement » car alors on n’accepte pas vraiment son propre néant (cf. IV 1, 344). La vraie humilité, membre essentiel du cortège des vertus qui accompagnent l’âme décréée, signifie attendre et attendre avec sérénité ce que le temps nous apportera, même si le changement ou la destruction doivent affliger le cœur de notre être2. L’acceptation de l’attente qui implique une certaine immobilité est essentiellement une attitude du présent. Pour le moi, l’essence du temps est le futur, c’est-à-dire le lien entre le passé et le futur et entre le présent et le futur, et le temps ne deviendra le milieu de la décréation qu’au moment où, cessant d’être une flèche pointée vers ce qui va arriver, il sera changé en une aiguille suivant un cercle toujours le même. Arracher le futur au temps est une opération similaire à celle de vider le désir de ses objets, et la finalité de ses fins, il s’agit toujours de vider un être humain de son moi. Assez curieusement, être vidé de son moi est le seul état où nous n’avons pas besoin d’intermédiaires pour nous rejoindre. Le moi oublié ou disparu pour toujours, l’homme vit sans passé ni futur et, pour ainsi dire, dans le moment présent. Dans un tel état de détachement, le temps n’est qu’une image, une « image mouvante » de l’éternité, étant simplement le cadre dans lequel se déroulent les événements nécessaires de ce monde3. Néanmoins, il n’est pas naturel pour l’homme de se satisfaire d’un tel régime de temporalité (cf. 1, 237) : il désire la puissance infinie de l’éternité et son temps en devient un « ersatz » 1

IV 1, 344 cf. « Concevant le rapport du temps indéfini à l’Esprit, qui coupe les racines plongées dans le temps, qui descend dans les âmes pour les sauver et les transplanter, les enraciner dans l’éternité, les mettre dans la plénitude de la perfection, on pense la totalité du temps illuminé d’espérance, sous l’aspect de l’avenir » 2, 434. 2 4, 184 cf. « L’humilité est inévitable quand on sait qu’on n’est pas sûr de soi pour l’avenir » 4, 88. La vertu chrétienne de l’humilité consiste à admettre que notre caractère (= personnalité) n’est pas à l’abri du changement IV 1, 84s et 529 n. 7. 3 2, 159, 1, 15, 1, 104 ; Timée 28b supra p. 121 n. 3.

140

Le désir de l’avenir dangereux (2, 347). Rien n’est plus difficile que de renoncer à la domination du futur car nos efforts ont besoin d’être orientés (2, 309) et ils ne le sont pas lorsque l’homme vit seulement dans le présent. D’autre part, nous sommes ancrés dans le futur car il est le lieu de toute progression, et le désir du progrès est inséparablement lié à l’instinct d’expansion. La vue d’une route – écrit SimoneWeil - inspire le désir de marcher1 car la route apparaît comme l’image même du temps : elle implique la progression, c’est-à-dire le passage orienté du passé au futur2. La route sur laquelle on va marcher implique un certain sentiment de prise de possession, de domination. Mais une route en forme de cercle ne contiendrait pas la même vertu motivatrice. Marcher pour revenir au même point donne l’impression de n’avoir fait aucun progrès et n’exerce aucun appel sur l’homme. Un semblable mécanisme psychologique se rencontre dans la passion d’un avare, celle de la succession des nombres (2, 238). Ce progrès a un pouvoir extraordinaire sur l’homme : on peut le mesurer et, en même temps, il n’a pas de bornes : il va droit vers l’infini. Ceci signifie que l’homme a des points de repère précis et clairs dans sa vie : il peut mesurer ses trésors, compter les fruits de son travail et en même temps, il peut s’enivrer des perspectives infinies qui lui sont ouvertes. C’est toujours le futur qui fascine et attire et les fins particulières qu’il propose ne sont que des prétextes de sa poursuite. La condition de mon existence est la totalité de mes buts, mais l’élément essentiel de mes fins ne réside pas dans les plaisirs ou les profits particuliers et limités qu’ils apportent au moi. Plaisirs et profits influencent le moi à choisir une fin plutôt qu’une autre, mais la raison profonde de son choix est que le moi a besoin des fins en tant que telles. Les personnes et les choses motivent les actions d’un être humain, mais, qu’elles soient un mobile pour le moi, cela s’explique par le besoin d’expansion qui est son essence même (cf. IV 2, 270). Toute expansion est nécessairement future, donc on ne tend pas vers le futur parce qu’il est le « cadre » des plaisirs et des profits, mais parce qu’il est le « cadre » de l’expansion de soi3. L’homme en vient à désirer le futur sans vouloir forcément atteindre quelque but concret particulier. Il semble que les événements futurs ne soient pas désirés parce qu’ils sont les mobiles de notre moi mais, au contraire, ils sont les mobiles du moi parce qu’ils sont 1

Cf. Leçons p. 29s. 2, 67. Les nombres « remplissent » le vide et par conséquent renforcent le moi cf. 2, 292, 4, 380. 3 Rappelons-nous que l’on ne cherche pas le péché en vue du plaisir mais pour pouvoir éviter de voir Dieu supra p. 91 n. 2. 2

141

Le moi et le temps dans le futur1. Toutefois, on pourrait remarquer que si les fins particulières ne servent que comme prétextes de la recherche de futur, la quête du futur ellemême ne fait que dissimuler la fuite devant Dieu. Vivre tendu vers le futur signifie avoir confiance dans le pouvoir illusoire de maîtriser les événements à venir, dans la continuité de notre existence personnelle, bref, dans notre propre infinité. La tension vers le futur se trouve révélée donc comme le principe de l’autonomie car c’est elle qui est, en dernière instance, le principe de l’unité du moi. Encore une fois, on rencontre une théorie kantienne ayant subi une métamorphose profonde. Simone Weil insiste sur l’inexistence du temps2, qui n’est que la condition formelle a priori de nos représentations. D’autre part, la conscience du temps est un fait irréductible que suppose même la déduction transcendantale : sans la conscience du temps on ne serait que ce ramassis huméen de perceptions, une « poussière de moi ». Chez Simone Weil ce rôle garantisseur du temps devient exclusif, même si l’unité ellemême reste toujours fonctionnelle. L’unité du moi n’est pas due à un centre substantiel, car le moi n’a pas de centre, séparé de sa périphérie. Le moi n’a pas d’être, il n’a que de l’avoir3, c’est-à-dire qu’il consiste en ceci : avoir, posséder, s’approprier. Le moi n’est pas, il s’étend et s’attache, il n’est que la fonction de maintenir le réseau dynamique de ses possessions. D’ailleurs, même cette description n’est pas vraiment correcte, car elle continue à représenter le moi en termes d’espace, c’est-à-dire selon son incapacité à garder une distance par rapport à l’objet de son désir. L’espace symbolise l’extériorité et, à travers elle, le moi apparaît comme une relation entre soimême et ses buts tandis qu’en réalité il s’agit d’une relation purement intérieure, d’une relation entre deux de ses moments différents. Tout cela ne contredit aucunement les réflexions sur le fait que l’existence dans sa nudité ne peut être une fin pour le moi, et que cependant en réalité la seule fin du moi est lui-même. C’est seulement parce qu’il n’est qu’avoir que la tension à vide pour la préservation de soi nécessite à chaque instant des buts, et c’est eux qui accompliront la médiation entre le moi maintenant et le moi plus tard. Par conséquent, l’expansion de soi, à travers et au-delà des objets 1

De même, la déception que l’on ressent après un plaisir quelconque ou même pendant qu’on en jouit est due au fait que lorsqu’un plaisir est atteint, le futur que l’on désirait dans et par ce plaisir est perdu 3, 347. 2 « Le temps à proprement parler n’existe pas... et pourtant c’est à cela que nous sommes soumis. Telle est notre condition. Nous sommes soumis à ce qui n’existe pas... Mais notre soumission existe » 1, 352 cf. 1, 194. 3 2, 126 cf. 4, 332.

142

Le pain quotidien particuliers dans lesquels elle s’incarne, n’est que la tension du moi orientée dans le temps vers sa propre continuité. Le moi est donc une tension orientée dans le temps et cette définition convient parfaitement à son statut ontologique. Il s’agit d’un « événement » intérieur et subjectif, donc la séparation d’avec le monde de la nécessité objective se trouve respectée, et le moi peut prétendre occuper une sphère propre à lui. D’autre part, toute forme d’existence véritable étant refusée à cette tension, son identification avec le moi confirmera l’irréalité foncière de notre autonomie. La structure du moi est comprise désormais comme une pure tension vers le futur et cette expression quelque peu dramatique trahit la modification que la notion de la conscience du temps a subie par rapport à ses origines dans l’Esthétique Transcendantale. Il est vrai que le fait d’adopter une maxime subjective comme mobile de ses actions implique qu’on règle son activité non pas sur une loi immobile donc éternellement présente, mais en fonction d’un but de l’avenir ; toutefois quant à la genèse de la connaissance théorique, le temps ne semble jamais enfreindre ce rôle indispensable mais neutre que l’idéalisme critique lui octroie. Entre la connaissance seulement phénoménale des choses et notre sujétion aux lois du temps, les liens sont directs et irréductibles, mais il n’y a aucune raison de supposer une chute morale ou métaphysique à leur origine. Il en va autrement pour Simone Weil qui croit à la solidarité du temps et du péché originel (cf. supra 135s). Sans qu’elle ait vraiment élaboré une doctrine sur la corruption que la raison théorique aurait subie par la chute, la primauté du pratique, par l’entremise de la doctrine de la perspective, va apparaître pleinement dans ses vues sur le temps. La pure tension temporelle qui constitue le moi n’est jamais abstraite et neutre et elle révèle le fait primordial que l’unité fonctionnelle du moi est toujours pratique. Évidemment, la mauvaise unité pratique est celle de l’autonomie qui vicie même nos opérations théoriques ou plutôt qui rend impossible l’adoption d’une attitude vraiment théorique, c’est-à-dire respectueuse et non-préjudicielle à l’égard du réel. Il en découle donc paradoxalement qu’ici la primauté du pratique s’exprime par l’exigence de transformer le devoir-être en l’être et le vouloir en connaître. Cela signifie que la « perfection » — dans l’ordre pratique — c’est justement de renoncer à une position pratique. Le temps doit redevenir ce qu’il est, à savoir le simple cadre des représentations qui suivent la nécessité universelle, c’est-àdire la volonté de Dieu. On se trouve alors réduit au présent. Considérer la totalité du temps sous l’aspect du présent a deux significations. La première est de découvrir l’éternité et son éclat, la beauté,

143

L’innocence et l’instant dans tous les événements qui ont lieu dans l’univers1. La seconde signification de notre réduction au présent s’exprime dans la phrase du Pater que Simone Weil traduit ainsi : « Notre pain, celui qui est surnaturel, donnele nous aujourd’hui » (IV 1, 340). Le pain surnaturel est la grâce divine sous la forme « d’énergie transcendantale » qui accomplit des actions par le moyen de notre âme et de notre corps, sans nourrir le moi2. L’accent est mis sur l’adjectif « quotidien » car l’homme ne peut pas demander la grâce une fois pour toutes : il ne peut pas accumuler des stocks de grâce. Nous ne pouvons pas lier aujourd’hui notre volonté pour demain, nous ne pouvons pas conclure un pacte avec Dieu pour que demain sa grâce soit avec nous, même en dépit de nous-mêmes. Demander Sa présence est équivalent à notre consentement à cette présence : « Le consentement est un acte, il ne peut être qu’actuel. Il ne nous a pas été donné une volonté qui puisse s’appliquer à l’avenir. Tout ce qui n’est pas efficace dans notre volonté est imaginaire. La partie efficace de la volonté est efficace immédiatement, son efficacité n’est pas distincte d’elle-même. La partie efficace de la volonté n’est pas l’effort qui est tendu vers l’avenir. C’est le consentement, le oui du mariage » (IV 1, 340). La façon « d’apprendre » le consentement toujours renouvelé passe à travers la beauté ou la souffrance. Quant à la beauté, lorsque nous la contemplons, nous donnons à chaque instant notre consentement pour que cela continue, pour que cela ne change pas. La pensée ne s’aventure pas dans le futur, et n’évoque pas le passé : elle est en quelque sorte en dehors du temps. On est tellement rempli de joie qu’on ne se rend pas compte que le temps passe, c’est-à-dire que l’on oublie pour une certaine durée son moi. La contemplation de la beauté nous arrache pour de brefs instants à l’orientation naturelle dans le temps pour nous faire entrer dans l’éternité3. Mais, ce qui est encore plus important, la contemplation de la beauté nous enseigne une nouvelle relation envers le temps en général. Les deux chevaux du Phèdre sont comme les symboles de notre conscience du temps. Le cheval vicieux veut se ruer vers le futur, tandis que le cheval obéissant s’arrête et attend dans le présent. La contemplation de la beauté est l’une des meilleures formes possibles de « l’éducation » de notre conscience du temps. Elle nous 1

Cf. « Concevant le rapport du temps indéfini au Verbe, ordonnateur, qui répand sur toutes choses la lumière de la beauté et de l’immortalité, on pense la totalité du temps sous l’aspect du présent » 2, 434 cf. IV 1, 338. 2 IV 1, 341 cf. « Le pain transcendant est le pain d’aujourd’hui ; aussi est-ce la nourriture de l’âme humble » 4, 129. 3 IV 1, 338 cf. « La joie est notre évasion hors du temps » 4, 105.

144

Consentement et temps apprend à oublier notre moi et, en quelque sorte, contribue à sa destruction ; mais sans la souffrance, cette destruction ne s’accomplira pas. La souffrance opère la destruction du moi grâce à la destruction de sa conscience particulière du temps. La douleur physique seule peut enchaîner la pensée humaine1 car lorsqu’il souffre, l’homme ne peut penser à rien d’autre qu’à sa souffrance. La joie et la douleur peuvent toutes deux détourner son orientation du temps (2, 309s), mais de façon différente. La joie nous élève dans l’éternité, la douleur nous plonge dans le temps (4, 105). Tout en contemplant la beauté, nous ne nous rendons pas compte que le temps passe ; tout en ressentant la douleur, il nous semble insupportablement long. Pour décréer notre relation pécheresse au temps, c’est-à-dire pour le transcender, nous devons aussi bien y échapper qu’y plonger, et c’est ce qui nous arrive dans le malheur. Dans le malheur on est comme écrasé par le temps, car notre capacité naturelle à le dominer s’est affaiblie. L’homme n’a pas de pouvoir sur le futur, et n’a plus le souvenir réconfortant du passé : il vit dans le présent qui est le domaine de l’humiliation et de la douleur où même les fausses consolations deviennent impossibles. Cet état équivaut à l’approche imminente de la mort dont l’horreur est due principalement à ce qu’elle nous force à réaliser que désormais nous ne pouvons plus nous attendre à des compensations2. Ainsi ne pas demander des compensations futures pour une dépense d’énergie passée signifie accepter la mort (2, 306) : un état sans passé ni futur. Par notre consentement l’horreur d’être sans orientation dans le temps peut être transformée en pure souffrance : on admet que notre être soit réduit au présent, donc à un état instantané. Par conséquent, la mort est un état instantané, et puisque nous sommes sans péché lorsque nous vivons dans l’instant (2, 257), la mort est l’état d’innocence par excellence (cf. 4, 257). *** La décréation est le processus de transformation de notre relation à l’égard du temps mais le temps lui-même, dans sa réalité « objective » de condition nécessaire de nos représentations, joue un rôle éminemment important dans cette transformation même. La mort du moi doit avoir lieu nécessairement dans le temps, c’est-à-dire avant la mort physique. Ce qui est 1

IV 1, 347s cf. 2, 318. IV 1, 343. À la mort des autres, nous ressentons une horreur semblable de la perte des compensations.2, 136. 2

145

Consentement et temps exigé, c’est une mutation radicale de notre conscience du temps, dont la précondition, c’est qu’on demeure dans le temps. L’attitude vicieuse par rapport à la continuité orientée du temps ne s’exorcise que par le passage du temps dont le poids assumé équivaut à l’acceptation de la nécessité. Le temps n’est pas un simple cadre neutre où s’accomplit la décréation, il en est plutôt le milieu actif car ce n’est que par lui que l’homme sépare la réalité du rêve (cf. supra p. 117). Le but de l’homme est l’éternité mais il ne peut la rejoindre qu’à travers le temps, c’est-à-dire en ressentant la pression douloureuse et pesante que le passage de chaque moment exerce sur son être. « Le temps mène hors du temps » (2, 387) ; en fait, il mène vers l’éternité. Évidemment cela ne veut pas dire que l’homme puisse jamais avoir une conscience actuelle et totale de tout ce qui était, est, ou sera, celle-ci étant la caractéristique d’un sujet éternel, ce que l’homme n’est certainement pas. Mais il peut avoir une attitude d’éternité envers tout ce qu’il saisit parce qu’il vit dans le présent, cette réflexion de l’éternité dans sa conscience du temps (cf. IV 2, 174). Nous avons dit que Dieu est lié au temps en tant qu’Il est lié à l’homme, mais on peut aussi bien dire que l’homme est relié à l’éternité en tant qu’il est relié à Dieu. L’homme devient relié à Dieu et achève cette attitude d’éternité lorsqu’il « traverse » le temps tout entier, c’est-à-dire lorsqu’il détruit sa capacité d’être orienté en lui. C’est la résolution de ne pas refuser son consentement à la souffrance, qu’elle puisse durer des heures, des jours, ou la vie tout entière, qui « nous transporte au bout du temps, dans l’éternité »1. Il n’est pas difficile de comprendre qu’il s’agit de nouveau de l’épreuve du « quart d’heure » qui sera, cette fois-ci, exposée en ses propres termes : en termes de temps. Pendant le « quart d’heure » s’achève la décréation : « Que dans n’importe quel degré de douleur, quand presque toute l’âme crie intérieurement ‘Que cela finisse, je n’en peux plus’, une partie fût-elle infinitésimale de l’âme dise : ‘Je consens à ce que cela dure pendant la perpétuité des temps, s’il convient à la sagesse divine qu’il en soit ainsi’ » (4, 253). L’âme plongée dans l’abîme du temps, donne son 1

4, 105. « La douleur nous cloue au temps, mais l’acceptation de la douleur nous transporte au bout du temps, dans l’éternité. Nous épuisons la longueur indéfinie du temps, nous la franchissons » Ibid. « On échappe au temps en restant au-dessous — la chair en donne le moyen — ou en passant au-dessus, dans l’éternité. Mais pour passer au-dessus, il faut traverser le temps tout entier, dans sa longueur infinie, nous qui ne vivons qu’un moment. Dieu en donne le moyen à ceux qui l’aiment » 4, 232 cf. « L’éternité se trouve au bout d’un temps infini. La douleur, la fatigue, la faim, donnent au temps la couleur de l’infini » 4, 116 ; « le passage du temps dans l’éternel par l’intermédiaire du perpétuel » 4, 41 ; 4, 130, 2, 391.

146

Le bol de Milarepa consentement à y rester et même à y être plongée encore plus profondément ; elle est privée de sa domination sur le futur, et elle y consent. L’âme ici fait un choix entre le refus et l’acceptation, mais le choix est fait, ou au moins accompli, dans le temps. Le « quart d’heure » est la durée de ce consentement, et son caractère indispensable est une preuve éloquente du rôle constitutif du temps dans la décréation. La condition préliminaire du consentement est l’anéantissement de cette partie de l’âme qui est au niveau du temps par la destruction de l’énergie supplémentaire1. Lorsque cette dernière est détruite, l’énergie végétative est mise à nu et doit soutenir l’acceptation de la douleur. Cependant l’énergie végétative est au-dessous du temps car elle ne sert qu’à maintenir des mécanismes physiologiques qui n’ont rien à voir avec les desseins futurs du moi. Par conséquent, une forme d’énergie sans liaison avec le temps devra soutenir la douleur pendant une certaine durée, c’est-àdire qu’elle devra devenir le véhicule d’une volonté qui accepte à chaque instant de la douleur le prochain instant2. Ce quart d’heure de souffrance est l’équivalent d’une durée perpétuelle pour l’âme : elle aura « traversé la longueur indéfinie du temps » pendant l’épreuve et sera passée de l’autre côté, dans l’éternité3. Le sens de toute épreuve, c’est d’être une ordalie. L’écoulement du temps détruit les objets de tous nos attachements et il permet au moi de discriminer entre ce qui est essentiel pour lui et ce qui ne l’est pas. Milarepa, le grand yogi tibétain, avait abandonné toutes ses possessions terrestres, n’ayant gardé qu’un bol pour prendre sa nourriture. Un jour le bol se cassa, et il réalisa soudain qu’il n’avait pas compris jusqu’alors que le bol était 1

Sur l’identification de la « partie de l’âme qui est à la hauteur du temps » avec « la partie qui mesure » voir 4, 341, 2, 258, EL 164 ; I 299s. 2 « Un cierge est l’image d’un être humain qui à tout instant offre à Dieu la combustion intérieure… de tous les instants que constitue la vie végétative. Cela est offrir à Dieu le temps. C’est le salut même » 4, 379. 3 4, 255. Un autre texte des Cahiers résume le processus de la façon suivante : « Il faut avoir traversé la perpétuité des temps dans un temps fini. Pour que cela, qui est contradictoire, soit possible, il faut que la partie de l’âme qui est à la hauteur du temps, la partie discursive, la partie qui mesure, soit détruite... ... Pour la partie de l’âme située au-dessous du temps, une durée finie est infinie... Si par la destruction de la partie discursive la couche inférieure de l’âme est mise à nu, si de cette manière en un temps fini la perpétuité est traversée, si pendant cette perpétuité l’âme reste tournée vers la lumière éternelle, à la fin la lumière éternelle aura peut-être pitié et enveloppera toute l’âme dans son éternité » 4, 347.

147

La charité et le temps périssable et, comme le bol, toutes les autres choses de ce monde1. Pour Simone Weil le sens de cette anecdote c’est de témoigner du caractère périssable, inessentiel de nos attachements à travers la fragilité universelle de leurs objets. L’écoulement du temps brise les objets de nos passions, détruit tout ce qui est corruptible en eux, et par conséquent, il « arrache le paraître de l’être et l’être du paraître, par violence » (2, 329). Une analogie avec le rôle de l’espace représente un autre aspect de la discrimination entre l’illusoire et le réel exercée par le temps : « Dans la perception sensible, si on n’est pas sûr de ce qu’on voit, on se déplace en regardant... et le réel apparaît. Dans la vie intérieure, le temps tient lieu de l’espace. Avec le temps on est modifié, et si à travers les modifications on garde le regard orienté sur telle chose, en fin de compte l’illusion se dissipe, le réel apparaît. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement »2. La durée est partie constitutive de l’acte d’attention qui perçoit la réalité et cela vaut et pour le domaine esthétique et pour le domaine éthique. Quand on contemple pendant trois heures un tableau de premier ordre, au cours de ces trois heures la contemplation change de nature : d’un plaisir superficiel et passager elle mûrit en une participation joyeuse qui suspend l’expansion de soi. En ce qui concerne la contemplation de la possibilité d’un acte mauvais, à la longue la tentation devient en quelque sorte épuisée, et l’on ne pourra plus y succomber. D’autre part, si l’homme, immobile et en attente, fixe son attention sur la possibilité d’un acte bon, il l’accomplira nécessairement. Il s’agit toujours d’une transformation de l’énergie à la suite d’un changement de perspective3. L’acceptation du passage du temps rend possible le maintien de la distance à l’égard de ce que 1 Cf. 2, 332, 2, 329 cf. le poème de Milarepa in W. Evans-Wentz : Tibet’s Great Yogi, Milarepa ,Londres, Oxford University Press, 1951, p. 214. 2 2, 458. Sur le rôle du temps et de l’espace dans l’art : « Espace et solitude dans la peinture. L’espace est la solitude, l’indifférence de toutes choses. Les événements ne sont pas plus chargés de signification les uns que les autres ; même la crucifixion du Christ n’est pas plus chargée de signification qu’une aiguille de pin qui tombe ; Dieu veut également toutes choses qui sont. Le temps et l’espace rendent sensible cette égalité. Le corps du Christ n’occupait pas plus d’espace, n’occupait pas autrement l’espace que n’importe quel tronc d’arbre, et n’a pas moins disparu par l’effet du temps. Les arts ont pour matière l’espace et le temps, et pour objet de représenter cette indifférence » 3, 84 cf. 2, 454, 3, 127. Voir aussi 2, 390. 3 2, 387. Voir aussi 2, 104s. Le temps fait aussi la discrimination entre le divin et le diabolique : ceux qui n’ont pas pris « racine dans l’amour » 4, 255, succombent après des épreuves plus ou moins longues de souffrance et de vide, aux tentations du mal ; cela est symbolisé par les différentes destinées de la semence dans la parabole du Christ sur le blé et l’ivraie : 4, 370 cf. 3, 383.

148

L’acceptation du temps nous sommes en train de regarder, et l’on arrive à une lecture plus fidèle des relations du monde extérieur car, soi-même, on a consenti à supporter le poids du réel. Ce n’est que grâce à la durée que la faculté abstraite de l’intelligence pure peut se réaliser comme attention pratique qui va consentir au bien extérieur même si cela entraîne pour le moi un déchirement et une renonciation. Ce n’est donc pas seulement dans le détachement de l’ascèse que l’irréductible réalité du temps joue un rôle important, mais on la trouve aussi indispensable pour la charité active envers le prochain. En fait, la réalité du temps est le fondement de cette obligation qui consiste à empêcher de toutes nos forces qu’un être humain soit happé par la souffrance ou par la mort, quoique la souffrance et la mort appartiennent à l’ordre divin du monde voulu par Dieu. On ne peut pas nier qu’il y ait une « contradiction entre accepter d’avance toutes choses possibles, sans exception, pour le cas où elles se produiraient, et à un moment déterminé, dans une situation déterminée, aller presque au-delà de la limite de ce qu’on peut pour empêcher telle chose de se produire... ». S’il y a une solution pour cette contradiction, elle est à chercher dans le devenir, c’est-à-dire dans le temps, car « La durée qui sépare du présent un événement à venir est réelle. On se prépare à accepter un jour tel malheur possible à venir quand il sera passé, mais on ne le confond pas avec le passé » (1, 325). Je dois être prêt à accepter la mort d’un être cher quand sa mort a déjà eu lieu, c’est-à-dire quand elle est devenue une partie de l’ordre du monde, mais s’il y a un moment où il est en danger mortel et où j’ai le pouvoir de le sauver en étendant la main, je dois le faire. Ce faisant, je ne me révolte pas contre l’ordre du monde. Au moment du danger lui-même, sa vie est un fait et non sa mort, sa vie est une partie de l’ordre du monde et non pas sa mort. De même le pouvoir de le sauver, qui m’appartient, est une partie de la réalité, de la nécessité physique puisqu’il provient de la position spatiale de mon corps et de « l’énergie mécanique » qu’il renferme (1, 325). Je ne suis pas en révolte contre l’ordre du monde lorsque je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver un être humain, à condition que je sois prêt à accepter sa mort quand elle viendra. Ces deux attitudes : un effort suprême pour sauver quelqu’un et une parfaite acceptation de sa mort, sont tous deux requises par le consentement que je dois à l’ordre du monde. Je fais des efforts pour le sauver parce que sa vie est un fait présent, et j’accepte sa mort prochaine parce que, dans l’instant où elle se produira, ce sera un fait présent. Mais, tant que ce n’est pas un fait présent, tant que j’en suis séparé par la durée, j’ai le droit (et le devoir) de lutter contre elle. C’est grâce à la réalité de la durée que les deux attitudes

149

L’acceptation du temps diffèrent radicalement l’une de l’autre et en même temps sont entièrement justifiées. C’est toujours l’acceptation de la réalité du temps qui fonde la correcte attitude et la juste action car le temps étant la structure propre de la subjectivité humaine, ce n’est qu’à travers lui que nous comprenons — et nous assumons — la réalité de notre condition. C’est le temps qui porte l’être humain vers la mort, c’est-à-dire vers « ce qu’il ne peut supporter et qui viendra pourtant. ‘Que ce calice soit écarté de moi’ »1. En fait, la seule violence que nous subissons est celle qu’entraîne le passage du temps2, mais nous ne devons pas lui demander de s’arrêter : ce serait être en révolte contre l’ordre du monde dont « mon » temps est partie intégrale. Vouloir « échapper au temps » (1, 301) est un péché, et au fond, « Tous les péchés sont des essais pour fuir le temps » (4, 130). Il faut accepter le temps, c’est-à-dire le fait qu’il me conduit vers la souffrance et la mort, et ce qui en est inséparable, la cessation de toute domination sur le temps. Le plongeon dans son abîme, qui est la sujétion totale au temps, est identique au renoncement en tant que tel (cf. 2, 312) et il contraint Dieu à nous envoyer l’éternité (4, 141). Ainsi, « La vertu est de subir le temps, de presser le temps sur son cœur jusqu’à broyer le cœur. Alors on est dans l’éternel » (4, 130). Lorsque l’homme accepte tout ce qui peut venir comme le déroulement dans le temps des décisions éternelles de la Sagesse Divine (4, 391), il est amené dans la perspective de Dieu Lui-même, c’est-à-dire dans l’éternité (4, 185s). L’éternité est la conscience du temps du statut décréé : l’homme continue à vivre dans le temps mais celui-ci lui devient en quelque sorte neutre, indifférent, et il imite désormais « l’abandon au temps des choses inertes »3. Cela ne signifie ni l’immobilité ni l’inaction, mais l’accomplissement dans un éternel présent des actions prescrites par la volonté de Dieu.

1

1, 298. L’horreur du temps est mitigée dans cette vie par des éclairs d’éternité, mais dans l’enfer il n’y a que le temps : l’homme est sans cesse entraîné vers quelque chose qu’il ne peut pas supporter : « Nous vivons ici-bas dans un mélange de temps et d’éternité. L’enfer serait du temps pur » 4, 104. Ici Simone Weil, très probablement sans le savoir, exprime une position thomiste : « In inferno non est vera aeternitas, sed magis tempus » Somme Théologique I a Q. 10, a. 3, Resp. 2. 2 « Qu’on me condamne à mort, on ne m’exécutera pourtant pas si, dans l’intervalle, le temps s’arrête » I, 301. 3 1, 301 cf. 3, 341.

150

VII. L’ACTION NON-AGISSANTE Jusqu’alors nous avons traité de ce qui pourrait être désigné comme la réponse « passive » de l’homme à l’appel de Dieu. Les notions d’obéissance, d’attention, de vide, de souffrance, de contemplation du beau, de renoncement à la domination du temps, parlent par-dessus tout des choses avec lesquelles l’homme est confronté, qu’il doit supporter, accepter ou abandonner, mais rien ne semble avoir été dit des activités qui doivent accompagner « le mûrissement de la graine ». D’autre part, l’achèvement de la décréation ne signifie pas la fin de la vie puisque l’on « accepte » de Dieu « une nouvelle création »1 où une énergie « regradée »2 « nourrira » le désir sans objet, et l’homme qui ensuite demeure dans « l’éternité » (cf. 4, 255), accomplira des actions qui ne seront que les signes d’une obéissance parfaite. Évidemment, l’état décréé ne doit pas être considéré comme quelque chose de complètement statique ; une perfection, qui, une fois atteinte, ne pourrait plus être altérée, même dans le sens d’une union plus profonde avec Dieu. Cependant, il semble rester acquis que, après l’ordalie du « quart l’heure » où l’âme est unie à Dieu, il devrait arriver un moment où l’homme serait comme établi dans l’état décréé : il aurait reçu des mains de Dieu une existence nouvelle et il continuerait seulement à agir pour « l’amour des créatures »3. Il n’y a pas de distinction absolue entre activités décréatrices et activités décréées. Même si l’activité décréatrice précède dans le temps l’activité décréée, elle n’est compréhensible que grâce à cette dernière4. La plupart des êtres humains sont capables pour quelques moments dans leur vie de suspendre leurs activités autonomes, qu’ils soient absorbés dans des travaux purement intellectuels ou conduits par des mobiles hautement altruistes, ils anticipent en quelque sorte l’état décréé. L’immense majorité des gens n’a pas la vocation de transformer ces lueurs passagères en une lumière qui brille sans interruption, il reste toutefois qu’ils doivent exercer un effort patient et incessant pour que leur activité quotidienne se conforme de plus en plus à l’agir propre de la nouvelle création. Le propre de l’état décréé est une « activité passive » (IV 1, 323) que Simone Weil appelle « l’action non-agissante ». L’origine de cette notion est 1

Cf. 4, 258, 4, 301s, etc. Cf. 2, 355, 2, 387, 2, 445. 3 Cf. 4, 258, voir aussi 4, 322. Pourtant il y a une possibilité que l’énergie supplémentaire reparaisse dans un homme décréé 4, 257. 4 L’imparfait provient du parfait, et non pas le contraire 3, 250 cf. 3, 94, II 2, 72. 2

Le mouvement circulaire à rechercher dans le Bhagavad Gita1 et on trouve dans la marge de son exemplaire du grand poème la transcription de quelques lignes d’une importance capitale pour sa théorie de l’action non-agissante : « Celui qui peut voir l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction… celui-là est sage parmi les hommes, il est équilibré alors qu’il agit l’action ». « Si affairé qu’il puisse être, en réalité il n’agit pas, n’accomplissant les actes qu’avec le corps, il ne contracte aucune souillure », « ... ne se passionnant que pour le bien de tous les êtres »2. L’action non-agissante est un concept frère du désir sans objet et de l’attention à vide. Il implique une certaine « formalisation » de la notion de ‘l’action’ vidée de ses éléments ‘personnels’, et dénote seulement une certaine succession de mouvements physiques qui doivent être accomplis par obéissance à quelque sorte de nécessité. Au fond, il s’agit d’un compromis entre l’immobilité morale et métaphysique, qui convient à l’état décréé et le mouvement, nécessaire à toute action physique. Ce qui peut être à déplorer dans une action, ce n’est pas le fait qu’elle implique du mouvement mais que ce mouvement tende vers une fin particulière. L’idéal, c’est atteindre un stade où « les mouvements ne sont pas plus des actions que l’immobilité »3. Dans une action physique qui traduit et incarne une juste intention, le conflit entre la nécessité et le bien cède la place à leur réconciliation. Celle-ci est avant tout l’œuvre du consentement, c’est-à-dire du bien, qui supprime l’autonomie mais elle doit se manifester aussi au niveau de la nécessité. Cela veut dire que si le mouvement physique n’est pas, en soi, vicié, il y a des mouvements qui expriment et favorisent mieux que d’autres, la soumission de la nécessité au bien. Parmi toutes sortes de mouvements, le circulaire est le plus parfait car il est l’image spatiale de l’état sans mobiles. De nouveau, c’est Platon dont l’influence directe s’avère forte : l’enseignement du Timée (repris par les Lois)4 affirme que le mouvement circulaire est semblable à l’intelligence divine dont les mouvements et les « révolutions » ont toujours lieu à la même place. Quant aux mouvements de notre intellect, ils sont naturellement, quoique de façon imparfaite, circulaires mais l’étude des 1

Cependant S. Weil attribue souvent l’action non-agissante à la spiritualité chinoise IV 2, 416, voir aussi IV 2, 171. Parmi ses écrits de Marseille, se trouve un texte de 7 pages dactylographiées contenant des citations des sages taoïstes, dont un grand nombre sur l’action non-agissante IV 2, 434-442. 2 Bhagavad Gita IV, 18, 20s, V, 25 in IV 2, 556s, 560. 3 2, 400, PS 143 cf. 3, 408. 4 Lois X, 897-898a. Le voyage céleste de l’âme lorsqu’« elle contemple et mange la vérité » est aussi un mouvement circulaire : Phèdre 247, d-e in IV 2, 228, 109s.

152

Le mouvement circulaire moments de l’intellect divin, c’est-à-dire des « révolutions » des sphères et des étoiles, corrigera cette imperfection et nous rendra capable d’imiter le mouvement circulaire divin1. Celui-ci est « divin » en lui-même2, étant la corruption la moins mauvaise de l’immobilité, la manifestation la moins pervertie du devenir. S’il doit déjà y avoir du mouvement dans le monde, il faudra, du moins, exiger qu’il soit le plus près possible du repos3. C’est le cas du mouvement circulaire, au terme duquel on se retrouve exactement au point de départ : il n’a aucun but, à la différence du mouvement rectiligne qui n’existe quasiment qu’en vue de son but. Le mouvement droit est une image et une expression de l’expansion du moi, tandis qu’une action qui se referme sur elle-même, représente la contemplation qui ne touche pas son objet (3, 109). Néanmoins, il n’est pas seulement le symbole spatial de l’acte humain sans mobiles : étant un mouvement qui ne change rien et qui se boucle sur soi-même, il est aussi l’« image parfaite de l’acte éternel et bienheureux qui est la vie de la Trinité »4. C’est pourquoi les mouvements circulaires de l’homme sont en quelque façon une imitation de Dieu qui est l’essence même de la dé-création5. Sans être un mouvement circulaire au sens spatial du terme, la danse en contient les vertus propres. Elle ne va nulle part : elle n’a pas de but et est sujette à des règles strictes qui représentent la nécessité (cf. 3, 93). Il n’y a pas de perfection dans la danse si elle n’est pas purifiée de tous mobiles « extérieurs ». Une excitation sensuelle, par exemple, brisera très certainement son rythme et son équilibre. La danse est une imitation de la marche des hommes avant la Chute, qui, comme on le dit dans le Banquet, se déplaçaient par un mouvement rotatoire6, tandis que le mouvement droit propre à l’humanité souffrant des conséquences de la chute est le principe du

1

Timée 47b in IV 2, 170 cf. aussi Timée 90 c-d in IV 2, 541ss. IV 2, 297s. Simone Weil s’aventure jusqu’à relier le mouvement circulaire à la Croix 3, 218. 3 « Le mouvement lui-même… doit être regardé comme une rupture d’équilibre. La notion médiatrice entre repos et mouvement ne peut être que le mouvement uniforme circulaire. Car ce mouvement ne change rien. Si on conçoit un cercle pur, homogène de toutes parts, s’il tourne, rien ne change » 3, 91. 4 IV 2, 168 cf. « La Trinité étant acte qui a soi-même pour sujet et objet est parfaitement représentée par le mouvement circulaire... » 3, 88 cf. 3, 347s, IV 1, 425, IV 2, 284s, V 2 353. 5 La seconde « naissance » de l’âme est une autre expression pour la décréation, et elle est un « processus circulaire » : « Nouvelle naissance. Au lieu que la semence serve à engendrer un autre être, elle sert à engendrer une seconde fois le même être. Retour sur soi, circuit bouclé, cercle » 4, 105. 6 3, 158 cf. Banquet 189 d-190b in IV 2, 183s, voir aussi 2, 276. 2

153

Le mouvement rythmique péché et de l’erreur : orienté vers un but, il est au service de l’expansion de soi1. Vu sous un autre aspect, il est le signe de la conscience du temps, tandis que les activités analogues au mouvement circulaire impliquent la juste conscience du temps ; la non-domination du temps, la non-orientation dans le temps, la réduction au présent. Ce sont les corps célestes au mouvement circulaire qui ‘mesurent’ le temps, qui en définissent « les nombres »2, et cela symbolise que ni le temps ni ce qui a lieu en lui ne doivent avoir de but ou de fin. L’homme peut comprendre qu’il n’y a pas de finalité dans ce monde, par conséquent dans la vie humaine, à travers la contemplation du « mouvement circulaire du ciel autour de nous » qui est « le déroulement même du temps de notre vie » (3, 88). Une telle contemplation nous place en un éternel présent : « Ce désir insatiable en nous qui est toujours tourné vers le dehors et qui a pour domaine un avenir imaginaire, nous devrons le forcer à se boucler sur soi-même et à porter sa pointe sur le présent. Les mouvements des corps célestes qui partagent notre vie en jours, en mois et en années, sont notre modèle à cet égard, parce que les retours y sont tellement réguliers que pour les astres l’avenir ne diffère en rien du passé. Si nous contemplons en eux cette équivalence de l’avenir et du passé, nous perçons à travers le temps jusque dans l’éternité, et, étant délivrés du désir tourné vers l’avenir, nous le sommes aussi de l’imagination qui l’accompagne et qui est l’unique source de l’erreur et du mensonge »3. À côté du mouvement circulaire, il existe un autre cas d’un mouvement, image de l’immobilité, celui du mouvement rythmique. Il est une image d’immobilité parce qu’il contient des arrêts qui ont lieu selon un certain ordre ; le rythme est défini par ces arrêts, et non par la simple régularité, car, quoique régulier, le tic-tac d’une pendule n’a en lui-même aucun rythme (2, 102). Donc, l’élément « mouvement » est déterminé en relation avec les arrêts, c’est-à-dire en relation avec l’immobilité (cf. 2, 88s). Il s’agit d’un cas particulier de la finalité sans fin et c’est le secret de la beauté universellement reconnue aux mouvements rythmiques : ils partent d’un arrêt et ils s’éteignent sur un arrêt. Ils retrouvent la même position qu’ils avaient avant le départ, par conséquent, ils peuvent être, sous un certain aspect, considérés comme sans but, c’est-à-dire sans fin. D’autre part, la beauté du mouvement circulaire est due au fait qu’il n’est orienté vers rien (3, 91). Ces deux types de beauté sont présents lorsqu’un bon coureur 1

3, 141, 3, 168s cf. 2, 349. Timée 38 b-c in IV 2, 491. 3 IV 2, 171 cf. IV 1, 312. 2

154

Le travail accomplit une belle course. Sa tête et son corps sont immobiles tandis que ses bras exécutent un mouvement cyclique, et, entre les deux cycles, il y a toujours un arrêt1. Cependant les arrêts rythmiques ne rendent pas le mouvement du coureur seulement plus beau mais aussi plus efficace2, parce qu’ils sont analogues aux activités intellectuelles où les moments de vide comblés par l’attention font que les pensées qui suivent seront plus pertinentes et plus nobles3. L’excellence inhérente des mouvements rythmiques est ainsi définie dans l’un des articles sur la condition ouvrière : « Toutes les suites de mouvements qui participent au beau et s’accomplissent sans dégrader enferment des instants d’arrêts, brefs comme l’éclair, qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur à travers même l’extrême rapidité, l’impression de la lenteur » (II 2, 296). Et Simone Weil ajoute : « Il est naturel à l’homme et il lui convient de s’arrêter quand il fait quelque chose, fût-ce l’espace d’un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse »4. *** Les mouvements circulaires et les mouvements rythmiques expriment l’obéissance à un centre ou à des arrêts, c’est-à-dire à quelque chose d’immobile qui représente la structure nécessaire de la réalité physique mais on ne dépasse une simple image de l’action non-agissante et on n’en atteint une approximation que dans le travail. Le travail comme action rationnelle traduit la position de non-perspective dans laquelle l’homme nondécréé peut se mettre grâce à l’usage de ses facultés intellectuelles ; comme vide assumé, il sera un apprentissage et même une présence fragmentaire de l’action non-agissante dans l’autonomie. Le travail est certainement la notion qui domine la réflexion de la jeunesse de Simone Weil, et elle conservera une 1

2, 102 cf. II 2, 296, voir aussi 2, 416. Dans la description par Simone Weil de l’activité du coureur, on peut trouver une image intéressante de la décréation : « chez les coureurs de fond, après un essoufflement croissant jusqu’à devenir presque intolérable s’établit un régime nouveau de la respiration qui permet de finir la course sans souffrance. Loi générale de toute transformation » 2, 233. La seconde forme de respiration est une image de l’activité de l’état décréé atteint après de longues souffrances. L’homme a enduré l’épreuve du « quart d’heure » et son corps est désormais parfaitement obéissant. 3 2, 102, voir aussi 2, 201. 4 II 2, 296 cf. « Moment d’arrêt. Contemplation. Moment proprement humain » Philosophie. Enseignement (1931-1934), f. 187, Ms ; 2, 87. 2

155

Le travail immense importance même dans les écrits de sa maturité1. Des études concernant ses idées sur la spiritualité du travail ne manquant guère, nous ne le considérons ici que dans sa relation à la décréation. Son expérience personnelle de la vie des usines et des champs contribuera grandement à mûrir sa pensée, mais bien avant ces longs mois pénibles, elle fut comme hantée par les problèmes du travail. Comme tout son milieu à l’École Normale, Simone Weil, elle aussi, était fascinée par les vues des socialistes utopiques du XIXe siècle sur le travail et le travailleur, et elle en acquit la ferme conviction de la nécessité du travail manuel pour l’intellectuel, dépassé en importance peut-être seulement par le besoin du travailleur manuel de partager les plus hauts accomplissements de la pensée humaine2. C’est sur un ton de rhétorique passionnée que son premier écrit publié fait la louange de ce moyen privilégié pour l’homme de rencontrer et assumer la nécessité qu’est le travail. Dans le travail on devient comme détaché de ses souhaits, émotion et buts, on agit suivant des lois objectives. « Le travail, par opposition... à la persuasion, à la magie... est une suite d’actions qui n’ont aucun rapport direct, ni avec l’émotion ni avec le but poursuivi ». Quel que soit mon souhait, je rencontre le monde extérieur par et dans mon travail, et j’obéis à ses lois : « les changements produits par moi sont sans affinités avec mes désirs et mes projets, ne portent point le sceau de ma volonté, et se font comme ils se feraient s’ils étaient produits par une autre cause » (I 126). Le travail a lieu dans l’espace, ainsi il me fait réaliser la sujétion de mon corps à la nécessité, mais par le fait d’être relié au temps, il me prouve aussi que je suis sujet à la nécessité dans ce qui est de plus profond en moi : le sens de ma continuité. Contrairement à l’agir animal, capricieux ou passionné, dans le travail humain il n’y a pas de place pour l’immédiat : il s’agit d’un objet à atteindre et cela implique une succession d’actes à accomplir qui devra avoir 1

Simone Weil elle-même considérait comme ses œuvres majeures les Réflexions sur les Causes de la Liberté et de l’Oppression Sociale et l’Enracinement EL 237, deux grandes études, consacrées avant tout aux problèmes du travail, et les neuf années qui séparèrent leur rédaction n’ont pas altéré son jugement sur le rôle central du travail dans la condition de l’homme cf. II 2, 90 ; V 2 365. Évidemment, les méditations sur la perspective de Dieu relativisent la prétention du travail à être le plus bel exemple des vertus essentielles de l’homme cf. II 2, 92, CO 142, I 274, mais en même temps celui-ci se trouve enrichi par la possibilité de la participation à l’obéissance, à l’expérience du vide et à la souffrance rédemptrice. 2 Dans ce temps là, par exemple, elle a donné quelques cours à une sorte d’Université populaire pour employés de chemin-de-fer Cabaud : L’Expérience Vécue de Simone Weil, p. 36. Plus tard, elle a écrit deux essais sur « Antigone » II 2, 333-338 et sur « Électre » (II 2, 339-348, pour une petite publication d’usine.

156

Le travail lieu dans la durée. Toute activité proprement dite implique une pareille succession de moments, ramassés dans un projet par une ferme intention ; une activité est toujours travail. D’autre part, cette unité active est la forme même de ma continuité : je ne suis qu’en tant que travaillant, car autrement il ne se trouve aucun lien entre les moments successifs de mon moi. C’est parce que « les voyages immédiats » dans le temps et l’espace me sont interdits, que je suis condamné au travail impliquant la médiateté et la reconnaissance de la distance, mais cette reconnaissance change une chose en un objet de ma perception, c’est-à-dire en quelque chose de réel qui se suffit1. On le voit donc que déjà ces écrits de jeunesse exposent le travail comme organiquement lié à deux éléments essentiels de la décréation : la distance objectivante, cette pré-condition de la non-perspective, et l’abnégation de soi. Cependant la jeune femme qui dissertait sur la rationalité, la noblesse et la dignité du travail devait le rencontrer où il est le pire, ou si l’on veut, dans sa vérité. Elle avait cru que l’usine était un lieu où « … on se heurte durement, douloureusement mais quand même joyeusement à la vraie vie » (CO 19), et au lieu de cela elle trouvait un « ... endroit morne où on ne fait qu’obéir, briser sous la contrainte tout ce qu’on a d’humain, se courber, se laisser abaisser au-dessous de la machine »2. La situation pitoyable, asservie, confondue de l’ouvrier d’usine contribuait grandement au développement de son concept du malheur3, mais, au fond ses dénonciations visent moins les relations humaines lamentables que secrète la vie d’usine que les conditions et l’organisation du travail industriel. La critique du travail qui est l’activité humaine par excellence, prend l’ampleur d’une critique de l’existence quotidienne, privée de sa vraie dignité morale à cause du manque de rationalité dans l’agir humain. Simone Weil semble conserver une dette envers Marx pour la description de l’aliénation du travail, mais il est aussi certain qu’elle l’a poussée plus loin que l’auteur du Capital. Nous allons voir que les fondements hégéliens de la théorie de l’aliénation4 seront éclipsés par une lecture cartésienne des critères métaphysiques et moraux de l’activité humaine bonne et correcte. L’accusation première et la plus pesante de Simone Weil contre le travail moderne est qu’il réduit l’ouvrier à jouer le 1

« Le travail renferme toute la grandeur humaine… sans aucun retour sur soi. On ne pense que l’objet, sous la forme d’une nécessité » Philosophie. Enseignement (1935-1938), f. 221, Ms. 2 CO 19. Ou bien, comme elle l’écrira à Londres des usines modernes : « Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé » EL 22. 3 CO 18, CO 21, etc. 4 Cf. II 2, 276 ; IV 1, 419, 2, 357.

157

Travail méthodique rôle d’un outil. Un artisan médiéval ou un ouvrier spécialisé de notre temps sont maîtres de leur travail : leur esprit domine leurs gestes puisqu’ils doivent prévoir toute l’activité qui sera accomplie. Ils doivent découvrir continuellement des applications concrètes des méthodes générales et pendant qu’ils travaillent, ils doivent se concentrer sur leurs gestes et en même temps penser aux gestes futurs. La nature compliquée de leur travail ne les laisse pas sombrer dans une attitude automatique, par contre, l’homme qui travaille dans une usine taylorisée ou à la chaîne, n’a rien à inventer. Son rôle est très simple : répéter le même geste ou la même séquence de gestes. La conscience du geste présent n’est pas accompagnée par la représentation des gestes passés, de toute la série des gestes passés comme conditions du geste présent (II 2, 298). Cependant, tout cela s’applique, bien que dans une moindre mesure, à toute activité qui n’est pas tout à fait primitive. L’homme doit presque toujours comprendre et apprendre son action avant de la réaliser par ses mains, mais quand il la réalise, sa réalisation n’est plus que le résultat plus ou moins extériorisé, objectivé de l’activité de penser, et n’est pas accompagnée par le processus même de penser (cf. II 2, 78s). Dans le travail moderne même, cette réalisation n’est pas le fruit de la pensée du travailleur lui-même : il doit la comprendre seulement en tant que cela est requis pour l’exécution habile et rapide de ses actes. Tout travail manque de rationalité car il y a une rupture entre pensée et action : l’exécution d’un projet n’est pas surveillée effectivement par l’esprit, ainsi le caractère méthodique du travail est définitivement compromis. Un travail n’est méthodique pour Simone Weil que lorsque « la pensée est en action » ce qui n’est évidemment pas le cas quand il y a une rupture entre pensée et action. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de méthode dans le travail : ce que Simone Weil essaye de montrer, c’est qu’il y a une distinction réelle entre « méthodique » et « ce qui est conforme à la méthode ». Il est certain que les gestes de l’ouvrier à la chaîne sont en conformité avec une méthode, mais il n’y a pas de méthode dans l’esprit de l’ouvrier, car ses mains exécutent des gestes automatiques : « ... il y a de la méthode dans les mouvements du travail, mais non pas dans la pensée du travailleur. On dirait que la méthode a transféré son siège de l’esprit dans la matière... on se trouve ainsi devant le spectacle étrange de machines où la méthode s’est si parfaitement cristallisée en métal qu’il semble que ce soit elles qui pensent, et les hommes attachés à leur service qui soient réduits à l’état d’automates »1. L’insistance sur la méthode ne laisse pas oublier les origines cartésiennes de la réflexion de 1

II 2, 79 cf. II 2, 303.

158

Travail méthodique Simone Weil, et elle sera même amenée à identifier l’action méthodique avec la liberté (II 2, 81) qui est essentiellement une supervision mentale continue de toutes nos activités1. Cette continuité est rompue quand l’ouvrier, au lieu de contempler les relations intelligibles qui prescrivent telle ou telle action ne fait que suivre une routine. Cet homme n’exerce pas pleinement sa faculté d’attention, il ne regarde que des fragments substantifiés dans lesquels se trouve morcelée la totalité de la relation. Une pareille fragmentation, qui réduit en une poussière d’atomes figés la structure intelligible du réel est le procédé favori de l’intellect humain quand il a à affronter la dure exigence de faire attention à un réseau compliqué de rapports invisibles. Personne n’était plus affligé que Descartes par cette pesanteur originelle dans les opérations de l’esprit, et la doctrine des Regulae sur une mathématique universelle a comme but de libérer l’entendement de l’esclavage des figures et des qualités différentes, en réduisant la multiplicité des formes en de pures relations d’ordre mathématique. L’ambition de Descartes n’est pas de « quantifier » le monde mais de décrire le réel en des termes les plus généralement intelligibles qui sont, à ses yeux, de caractère mathématique2. Nous ne sommes libres que si notre agir exerce une parfaite domination sur sa matière et cela ne s’achève que dans la mesure où elle s’y trouve assimilée. Tant que « l’essence du cercle est circulaire » (cf. I 170), c’est-à-dire figurative, elle continue à accuser une hétéronomie par rapport à l’entendement qui la conçoit. La raison ne réalise son essence propre, qui est pure relation que là où elle coïncide avec son opération, mais ce n’est pas possible quand cette dernière, au lieu de concevoir un rapport, se satisfait à relever une figure. On comprend pourquoi Simone Weil rapproche Descartes de Marx (IV 1, 434) : ce que le penseur communiste déplore dans la coupure entre travail intellectuel et travail manuel et dans toute sorte de « spécialisation », c’est qu’elles contraignent l’homme, au lieu d’aspirer à une maîtrise totale du mécanisme de son action, à se contenter d’un mélange où les recettes prévalent sur les réflexions. La routine du travail aliéné est incompatible avec

1

Bien sûr Simone Weil est consciente de l’impossibilité de cette surveillance qui n’est qu’un idéal à jamais inatteignable II 2, 82. D’autre part, l’on pourrait remarquer que toute cette théorie de l’identification de la liberté et de la rationalité avec cette version humaine de la création continue implique dans une certaine mesure la condamnation du fait d’apprendre, de l’expérience et de son accumulation, et pourrait aussi logiquement impliquer la condamnation de la continuité même d’un être humain. Quelle étrange manifestation de cette guerre autodestructrice que le rationnel mène contre l’empirique ! 2 Cf. I 174 sq. Pour un rapprochement avec la doctrine platonicienne de l’Épinomis Ibid.

159

L’action non-agissante l’attention aux rapports, et elle prive l’homme de l’attitude correcte, théorique, à l’égard de la nécessité. Le travail est l’anticipation de l’action non-agissante, car il est rationnel : ce ne sont ni le caprice ni la passion qui orientent notre agir, c’est la lecture d’une nécessité objective. Le travail est toujours la solution correcte d’un certain problème qui est posé à l’homme et en tant que tel, il exige la non-perspective dans l’usage de nos facultés intellectuelles. Il ne doit pas seulement être une solution correcte mais la meilleure solution et il ne peut y avoir qu’une meilleure solution pour un problème donné. Par là le travail se trouve analogue à l’action juste en général, et il y a passage de la réalisation théorique des lois objectives à une conformité totale à la nécessité. On n’a pas le choix pour une action non-agissante car elle doit découler d’une situation donnée (cf. 1, 335s) et exprimer une nécessité reconnue. Elle est l’action qui sort d’une certaine situation, établissant et exprimant l’équilibre unique qui lui correspond1. Étant une expression de la nécessité, cette action est belle, et comme dans une addition correcte, la personne ne doit y avoir aucune part. Le rôle de l’homme est plutôt passif : il n’a qu’à laisser agir en lui la nécessité2. Son seul « devoir » c’est de fixer son attention sur les possibilités qui lui sont offertes, de les fixer avec une pureté et une intégrité telles que celles qui lui apparaissent soit à cause d’une imagination trompeuse, soit à cause de son instinct d’expansion de soi, doivent disparaître les unes après les autres3, et il agira dans un certain sens parce qu’il ne pourra pas faire autrement4. Le modèle d’une telle activité est celui de l’esclave obéissant (cf. 2, 123) et il n’est que trop évident que l’obéissance et l’action non-agissante ne sont pas des concepts différents (2, 258). L’attitude essentielle de l’obéissance est l’attente, et lorsque quelqu’un en attente reçoit un ordre, il l’accomplit sans qu’il s’agisse d’un but pour sa personne : il n’a à faire aucun effort pour agir car les actes prescrits découlent quasi automatiquement de son âme en état d’attente5. L’acte n’est pas effectué parce qu’il est le fruit d’une émotion subjective ou d’un débat intérieur mais parce qu’il est conforme aux lois de la nécessité que 1

1, 302, voir aussi 1, 303. 2, 363 cf. 1, 331. 3 Cf. 3, 204, 2, 400, 2, 479. 4 2, 123 cf. 1, 336, 2, 87. 5 « L’accomplissement pur et simple des actes prescrits… c’est-à-dire l’obéissance, est à l’âme ce que l’immobilité est au corps » 4, 363 cf. 2, 390 ; « les actes prescrits découlent automatiquement d’une âme en état d’attente immobile » PS 143. En d’autres termes : « ... ce qu’on fait traduit exactement ce qu’on est » 1, 323 cf. 3, 122s, voir aussi 3, 135. 2

160

Simple instrument de Dieu l’obéissance laisse imprimer dans notre âme. La véritable obéissance n’est possible que lorsque son moi étant décréé, on est devenu « transparent » (2, 457), et au lieu d’être un obstacle devant la volonté de Dieu, on est désormais un milieu pénétrable qui la communique. On doit être un instrument de contact entre Dieu et son prochain (2, 485). On doit « Être poussé par Dieu vers le prochain comme le crayon est appuyé par moi sur le papier »1. En fait, cette passivité fondamentale est la seule forme correcte de la charité du prochain. On répète souvent que l’on doit secourir son prochain « pour Dieu » et que l’on doit toujours voir Dieu présent dans autrui que l’on va aider, mais tout ceci, dans une certaine mesure, est faux puisque : « Le vrai but n’est pas de voir Dieu en toutes choses, mais que Dieu à travers nous voie les choses que nous voyons. Dieu doit être du côté du sujet et non de l’objet dans tous les intervalles de temps où quittant la contemplation de la lumière nous imitons le mouvement descendant de Dieu pour nous tourner vers le monde »2. L’homme décréé n’agit donc qu’en esclave. À chaque fois qu’il accomplit un acte, il le fait pour aider son prochain, et il est envoyé par son maître. L’aide qu’il offre au prochain vient du maître ; lui-même n’y a aucune part3. Ce que Simone Weil voulait dire par « agir comme un esclave », elle l’a décrit d’une manière merveilleuse dans sa méditation sur la parabole du Fils Prodigue. Le Fils Prodigue s’est réconcilié définitivement avec son père après avoir dilapidé tout son héritage, ce qui veut dire après avoir épuisé son énergie supplémentaire. Après la réconciliation, le père enverra souvent son fils à la ville où il connaît les lieux de débauche et les tavernes, mais il ne s’y arrêtera pas, il ira tout droit jusqu’aux boutiques où il achètera ce dont son père, et non pas lui-même, a besoin : « Après la réconciliation du fils prodigue, s’il s’en va à la ville avec de l’argent, ce n’est pas comme un fils qui emporte sa part d’héritage, c’est comme un esclave qui est chargé par son maître de faire des achats dont rien ne lui reviendra et dont nul ne le remerciera. Marcher jusqu’à la ville, courir de boutique en boutique, faire les achats commandés jusqu’à l’épuisement de l’argent qu’on 1

3, 385 ou « Comme la flèche vers le but par l’archer » 2, 485. Cette métaphore provient du Bhagavad Gita. XI, 33 in IV 2, 580. 2 2, 483. «Il ne faut pas secourir le prochain pour le Christ, mais par le Christ. Que le moi disparaisse de telle sorte que le Christ, au moyen de l’intermédiaire que constituent notre âme et notre corps secoure le prochain » Ibid. cf. 4, 196, 4, 188. 3 2, 418. On peut ne rien voir d’autre dans l’homme qui aide un malheureux que la véritable incarnation de la volonté de Dieu : « Un acte bon, c’est ce qui dans une situation donnée serait fait par un Dieu incarné » 3, 209.

161

Le sacrifice dans le travail lui a confié, revenir en portant des fardeaux, ou bien aller sans argent dans les champs et passer la journée à labourer, c’est équivalent pour un esclave. Si l’esclave a fidèlement dépensé l’argent pour les achats prescrits, il n’est ni remercié ni récompensé. On lui reproche peut-être de n’avoir pas su chercher les magasins bon marché. S’il a détourné un sou pour le mettre de côté ou le dépenser pour lui, il est battu »1. L’esclave est pure passivité, mais il travaille tout le jour, il travaille pour le compte de son maître, mais il n’aura point de part à la récolte. De même, l’homme décréé ne doit pas renoncer à l’action en elle-même ; seulement, il doit être détaché de ses fruits2. Et, en une splendide image, Simone Weil relie l’action qui n’attend pas de fruits au sacrifice du Christ, et celle qui attend du fruit au péché d’Adam : « L’arbre du péché fut un vrai arbre, l’arbre de la vie fut une poutre. Quelque chose qui ne donne pas de fruits, mais seulement le mouvement vertical » (3, 218s). Ce mouvement vertical désigne le cheminement vers Dieu dont la forme la plus universelle est le travail. Si le manque de prévision et l’incapacité de superviser continuellement des activités brisent l’homme dans ce qui est le plus précieux de son moi, dans sa continuité active3, acceptée et assumée, la nondomination du temps dans le travail sera de valeur décréatrice. Travailler — si l’on est épuisé — c’est devenir soumis au temps de la même façon que l’est la matière (2, 62). On ne domine plus les moments à venir, on traverse le temps d’un instant à l’autre, passivement comme un outil : « Travailler, c’est mettre son propre être, âme et chair, dans le circuit de la matière inerte, en faire un intermédiaire entre un état et un autre état d’un fragment de la matière, en faire un instrument. Le travailleur fait de son corps et de son âme un appendice de l’outil qu’il manie. Les mouvements du corps et l’attention de l’esprit sont fonctions des exigences de l’outil, qui lui-même est adapté à la matière du travail »4. Cette continuité assimilatrice qui s’accomplit dans le travail entre l’homme et la matière de son agir l’amènera à se conformer aux relations véritables des choses (2, 236s). Un effort violent et constant d’apprentissage est nécessaire pour que le corps devienne « fluide » et 1 4, 257. Dans un autre passage des Cahiers, la parabole symbolise toute la configuration de la création et de la décréation : le Père = Dieu, le fils prodigue = l’homme, sa part d’héritage = l’autonomie, le fils obéissant = la matière 4, 383 cf. 4, 244. 2 2, 416, 4, 113. Exprimé en termes de vide : « Renoncer aux fruits, c’est avoir une vie entièrement composée d’efforts à vide » 2, 325. 3 Cf. II 2, 292s, IV 1, 419s. 4 V 2 364 cf. 3, 315.

162

Travail décréateur apprenne les mouvements requis, autrement on demeure dans l’imaginaire sans pouvoir se placer dans une attitude d’obéissance à des règles extérieures qui découlent de la nécessité1. Cette confrontation héroïque mais docile avec la réalité n’est rendue permanente que par l’acquisition d’une « habitude » du travail2 qui, en tant que subordination à la nécessité comprise, fera gagner à l’homme la « possession du monde »3 : « Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue. Les jours, les mois, les saisons, la voûte céleste qui tourne sans cesse autour de nous appartiennent à ceux qui doivent franchir l’espace du temps qui sépare chaque jour le lever et le coucher du soleil en allant péniblement de fatigue en fatigue. Ceux-là accompagnent le firmament dans sa rotation, ils vivent chaque journée, ils ne rêvent pas »4. Évidemment, cette possession dont il s’agit ici n’a rien à voir avec l’expansion de soi : si le moi est présent dans le travail, il ne l’est que par la souffrance et comme quelque chose qui est à sacrifier tous les jours (cf. 2, 237). À ce moment la dimension décréatrice du travail apparaît dans toute sa clarté. Par la reconnaissance rationnelle des relations nécessaires auxquelles notre corps doit obéir, le travail implique la suspension de la perspective personnelle. Paradoxalement, lorsque cette soumission aux rapports rationnels devient permanente, cela entraîne, dans l’usure de la fatigue, la perte de leur contemplation. L’analyse du travail semble appuyer la vue selon laquelle la non-perspective est le « point de vue » de l’intelligence qui, par sa nature, ne peut pas être rendu permanent. Une perspective universelle par rapport au réel peut être adoptée grâce à l’intelligence mais celle-ci ne saura nous aider à nous y maintenir. S’établir dans une perspective universelle n’est possible que grâce au consentement, donc la non-perspective rendue permanente n’est pas vraiment différente de 1

2, 236. Ceci signifie faire l’expérience de notre sujétion au temps et à l’espace 2, 237. Le travail fait comprendre à l’homme la réalité et l’irréductibilité du monde extérieur : « Une pierre n’est dure que pour qui veut la faire céder » I 366. 2 « Habitude, seconde nature ; meilleure que la première » 2, 237. L’habitude acquise grâce au travail est en quelque sorte une image ou une approximation de l’existence nouvelle que l’homme reçoit lorsqu’il a achevé sa décréation. Elle est à comprendre comme la domination parfaite de la pensée sur le corps : « Il s’agit de rendre le corps pénétrable à la pensée de la même manière qu’il est à la nature » Philosophie. Enseignement (1935-38), f. 23, Ms cf. aussi I 276. 3 2, 44 cf. II 2, 90, II 2, 90, 92s, IV 1, 307. 4 Lettre à Xavier Vallat, Commissaire aux Affaires Juives à Vichy, citée par J. Cabaud : L’Expérience Vécue de Simone Weil, p. 236.

163

Travail décréateur ce que Simone Weil appelle la perspective de Dieu1. Il faut être mort pour parvenir à la perspective de Dieu et on ne tardera pas à retrouver la mort au cœur du travail. Selon la Genèse mort et travail sont le salaire du péché : mais ils sont aussi les moyens de notre réintégration dans l’obéissance à Dieu2. Qu’est-ce que la mort, sinon la transformation d’un être fait de chair frémissante et de pensée en un petit tas de matière inerte (V 2 364), et le travail implique une transformation semblable ; par lui on décompose « sa propre substance vivante en matière non organique »3. Il s’agit d’une mort partielle qui peut être rapportée à la Passion du Christ, cet archétype de toute activité décréatrice4. Celui qui travaille se sacrifie quotidiennement pour les autres. Donc par le travail l’homme arrive à participer d’une certaine façon à la Rédemption (2, 62). L’essence de la souffrance rédemptrice du Christ n’était pas simplement le consentement par obéissance à la souffrance mais aussi à la mort, ainsi l’acte suprême d’obéissance pour un homme est de consentir à sa propre mort : « Le consentement à la mort, quand la mort est présente et vue dans sa nudité, est un arrachement suprême, instantané, à ce que chacun appelle moi. Le consentement au travail est moins violent. Mais là où il est complet, il se renouvelle chaque matin tout au long d’une existence humaine... Immédiatement après le consentement à la mort, le consentement à la loi qui rend le travail indispensable à la conservation de la vie est l’acte le plus parfait d’obéissance qu’il soit donné à l’homme d’accomplir » (V 2 365). Évidemment si le travail nous soumet à l’obéissance, à la souffrance et à une « mort partielle » (2, 226), il s’en faut encore beaucoup pour que ce qui est ainsi imposé de dehors soit accepté et assumé par la liberté du consentement. Le fait d’être privé de la disposition de notre temps a un pouvoir paralysant sur nous, et on peut se demander si on ne risque pas de confondre l’obéissance d’un homme hautement avancé dans la décréation 1

Dans la non-perspective je ne compte certainement pas plus que les autres, mais, du moins, je compte autant, tandis que dans la perspective de Dieu je vis dans le sacrifice et dans l’abnégation supra p. 43. En fait, nous voyons que l’état de la non-perspective n’est qu’une abstraction et même l’acceptation de l’égalité des autres implique le surnaturel. 2 V 2 363 cf. donc, l’une des conséquences principales du péché originel est le refus de l’homme de consentir à l’ordre du monde, mais « Le travail est le consentement à l’ordre de l’univers » 4, 388. 3 2, 226 cf. « Le travail physique est une mort quotidienne » En 255 cf. 2, 90s. 4 « Le travail, lui, n’est pas une imitation de la création, mais de la passion » 3, 48. Il est une imitation de la création seulement en tant qu’il implique la décréation : l’imitation de Dieu se vidant de Lui-même sous la forme de l’Incarnation 2, 376.

164

L’action sans mobiles avec la torpeur d’un individu sombré dans une condition végétative1. Simone Weil est bien consciente du fait que presque toujours les possibilités décréatrices que contient le travail sont laissées stériles, et la soumission à l’extérieur, au lieu de purifier l’homme, le dégrade. L’immense masse des êtres non-décréés n’est pas capable de l’action non-agissante car ils ne peuvent pas agir sans mobiles et toute réflexion sur la « spiritualité du travail » ne vise que la question de savoir comment remplir le vide engendré par l’absence de mobiles sans être forcé d’introduire des mobiles bas et tout à fait égoïstes2. C’est par la lecture d’un symbolisme surnaturel dans les gestes et dans la matière du travail que Simone Weil croit pouvoir trouver les moyens de spiritualiser le travail, mais ce qui nous intéresse ici c’est le problème général de l’absence des motifs qui est le secret même de l’action non-agissante. L’action non-agissante qui est le renoncement aux fruits de ses actions équivaut à l’absence des mobiles. Mais comment peut-on agir sans mobiles ? « On dit : si je n’ai plus de mobiles, comment agirai-je ? Pourquoi agirai-je ? Mais c’est là le miracle du surnaturel. Faire taire en toi tous les motifs, tous les mobiles, et néanmoins tu agiras, mû par une source d’énergie qui est autre que les motifs et les mobiles » (2, 380). En d’autres termes : « Quand on a fait taire tous motifs et mobiles, l’énergie reste, pendue à Dieu. Et elle agit, puisqu’elle est action. Elle agit dans le particulier, puisqu’elle est énergie physique (on peut dire aussi physiologique) » (2, 416). Dans la condition non-décréée seule la contemplation du beau qui exprime la finalité sans fin, permet à l’homme de comprendre le mystère de l’action nonagissante. Le mystère, c’est que l’homme exécute des actions pour le bien des autres êtres humains, fabrique des choses « utiles », fait des efforts pour obtenir ces choses terrestres sans y être attaché. Puisque l’action nonagissante est sans mobiles et n’attend pas de fruits, elle provient du détachement3. Tant que nous sommes attachés aux choses, ce que nous voyons n’est pas leur réalité propre, mais la « réalité » du moi transporté en elles4. Seule la mort du moi redonnera leur réalité aux choses avec lesquelles nous sommes en contact puisque nous cesserons de les considérer comme de 1

Cf. « Celui qui travaille inconscient n’imite pas la crucifixion » 3, 309. Le but c’est « Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison » 3, 314. 3 3, 267. Le détachement signifie l’orientation de toute notre énergie vers Dieu, après l’épreuve du quart d’heure : « Tout attachement à un objet est émission d’énergie... Le détachement, c’est l’émission de la totalité de l’énergie vers Dieu » 3, 171 cf. 4, 335. 4 2, 443 cf. 2, 437s. 2

165

Détachement, vérité, relation simples projections de notre moi. Ainsi « le détachement parfait permet seul de voir les choses nues »1. Tous les développements précédents convergent pour présenter l’essence du détachement comme l’état instantané de la mort où seul on voit la vérité, on est la vérité. La vérité est rapport dans tous les domaines de la réalité et la misère de l’homme c’est qu’il est incapable de la contempler ainsi. Il faudrait agir par une simple vue de la nécessité, par la simple application automatique de la loi morale à des situations particulières. Il faudrait penser en gardant devant ses yeux et la règle générale sous-jacente à une opération concrète et sa relation aux données du problème. C’est toujours le même besoin incessant de substantification qui afflige et abaisse notre activité : dans la Caverne de l’existence personnelle on ne peut pas agir sans mobiles, c’est-à-dire sans des relations figées, converties en des absolus, des idoles (supra p. 77). De même, notre activité théorique a besoin des signes, des symboles, des images érigées en règle ou en essences inaltérables2. « Idolâtrie » dans le pratique (2, 194), « superstition » dans le théorique (I 170), sont des formes que revêt l’imagination fabricatrice dans sa lutte tenace contre l’amour et la raison. Idoles morales et religieuses et superstitions intellectuelles sous forme d’images et de symboles font écran devant les purs rapports qui constituent la structure intelligible de l’universelle nécessité dont une lecture totale, impliquant le consentement, fonde notre véritable liberté. Tous ces fragments figés dans lesquels l’imagination morcelle la réalité devront être fondus par l’action nonagissante qui est à tous les niveaux soumission permanente, c’est-à-dire essentielle, nécessaire et non pas seulement contingente et arbitraire, à la relation. Pour la jeune Simone Weil la suprême manifestation de cette soumission était la pensée méthodique, plus tard elle a cru la retrouver dans la charité surnaturelle du saint. Combien organique, malgré toute apparence, était l’évolution de ses idées, c’est ce que montre la formulation de ses vues sur l’influence que la perfection intérieure peut exercer sur les mouvements physiques. La notion hégélienne de la « fluidité » que le travail engendre dans tout l’être de l’esclave, rapportée à l’habitude développée dans le corps par l’apprentissage du travail est une compagne constante de la méditation de 1

3, 267 cf. 4, 323. Sur l’ersatz du détachement dû à des raisons biologiques Perrin-Thibon : op. cit. p. 152s. 2 Le « déchaînement » des signes est probablement la notion centrale de la pensée sociale de S. Weil, voir surtout Réflexions sur les Causes de l’Oppression et de la Liberté Sociale.

166

L’homme vertueux Simone Weil. Néanmoins, le travail n’est qu’une manière particulière d’« apprendre » au corps la soumission à la nécessité, et le principe général de faire exprimer un niveau intérieur à un niveau physiologique semble subir une altération pendant les dernières années de sa réflexion. Jeune écolière, elle parlait de « la sévérité et de la rigueur » qui caractérisent les mouvements de l’homme vertueux (I 66) et 15 ans plus tard, dans un passage étonnant des Cahiers, elle allait jusqu’à déclarer qu’« un saint n’a pas les mêmes mouvements qu’un escroc quand tous deux marchent dans la rue »1. Pour l’élève d’Alain l’idéal suprême à atteindre dans la vie humaine était de se dominer et de dominer le monde par la pensée méthodique, et la sévérité des gestes de l’homme de bien s’explique par le fait que même « Le corps se plie à une pensée méthodique »2. Quand dans la pensée de sa maturité, la perfection rationnelle de la soumission lucide à la nécessité se trouvera intégrée et même subordonnée à l’amour de Dieu, Simone Weil commentera sur le mythe du Phèdre comme « un essai de théorie psycho-physiologique des phénomènes qui accompagnent la grâce » (IV 2, 115), et elle se trouvera alors quasi nécessairement amenée à l’idée que des états mystiques peuvent avoir leurs contre-parties physiques, c’est-à-dire que la grâce pénètre jusqu’à la vie et à la sensibilité3. De la pensée méthodique à la grâce, le passage n’exprime que le cheminement des idées de la non-perspective jusqu’à la perspective de Dieu. Il s’agit toujours d’être guidé par la relation qu’on retrouve au centre des trois dimensions de l’action non-agissante : dans la vue des rapports moraux, dans la pensée méthodique et dans la fluidité d’un corps aux mouvements rigoureux. Cette continuité des différentes sphères de l’agir humain (cf. VII 1, 470) répond à l’exigence d’une métaphysique dont le rêve secret est de « sauver » tous les niveaux du réel jusqu’à ce qu’ils se rejoignent dans une unité immaculée et parfaite. *** L’action non-agissante par laquelle l’homme décréé se met en rapport avec le prochain ne va pas toujours sans causer de la souffrance, et être détaché des fruits de ses actes ne signifie pas seulement renoncer à des gains personnels mais aussi, en quelque sorte, se détacher de la souffrance 1

2, 449 cf. 2, 436, IV 2, 175. Philosophie. Enseignement (1935-1938), f. 292, Ms. 3 «... si l’extase mystique est quelque chose de réel dans l’âme, il doit y correspondre dans le corps des phénomènes qui n’apparaissent pas quand l’âme est dans un autre état » V 2 332. 2

167

Le dilemme d’Arjuna que l’on cause soi-même. Il y a des cas où on peut, voire, on doit, imposer de la souffrance ou même la mort, et Simone Weil s’efforce d’esquisser une théorie du châtiment et de la guerre1 dans un contexte décréateur. Son thème de méditation favori est le dilemme d’Arjuna dans le Bhagavad Gita. Le vertueux roi Arjuna doit se confronter avec ses parents sur le champ de bataille, avec « les oncles et les grands-pères, les précepteurs... les fils, les petits-fils et aussi les camarades » (Bhagavad Gita I, 26). La vue de tous ces êtres chers qui sont maintenant des proies pour son épée le rend triste, et la pitié l’envahit (Ibid. I, 28 sq.). Sa cause est juste, cependant il aimerait mieux se retirer et ne pas mettre en danger la vie de ses parents. Mais Krishna, le dieu incarné, l’exhorte à engager la bataille, puisqu’elle doit avoir lieu, et qu’il doit vaincre. Arjuna ne peut reculer puisque la loi du « dharma », que Simone Weil identifie avec la nécessité2, le destine à combattre. Cependant Arjuna, qui ne se battra pas pour des buts personnels, ne sera que l’instrument, « un moyen » du Seigneur3 qui lui dit : « C’est l’action qui te concerne, jamais ses fruits ; que le fruit de l’action ne soit jamais ton motif » (Bhagavad Gita, II, 47). Ce qu’il aura obtenu, il devra s’en détacher (Ibid. II, 48), et n’en éprouver ni joie ni peine : il doit agir seulement pour le service du monde. Si toutes ces conditions sont remplies, son action aura plus de valeur que la méditation (Ibid. II, 37), et elle sera un des chemins pour atteindre le Brahman. Arjuna est un « ksatriya », c’est-àdire quelqu’un que sa « nature » et sa vocation obligent à combattre, et s’il remplit cette obligation, cela le conduira vers la perfection. Au moment où Arjuna était hésitant et plein de pitié, il faillit ne pas reconnaître la nécessité et ne pas agir en accord avec elle. Il était bien normal qu’il ressente de la pitié ; mais il n’aurait pas dû même être tenté de laisser la pitié le dominer : « La faute d’Arjuna est d’avoir dit qu’il ne combattrait pas, au lieu d’implorer Krishna — non à cet instant, mais longtemps avant — de lui prescrire ce qu’il fallait faire »4. Arjuna n’avait pas le choix au moment de son tourment intérieur, puisqu’en réalité ce choix avait eu lieu bien longtemps avant le moment de la délibération. Selon le sens originel de la loi de Karma, les actes qu’on doit exécuter dans l’existence présente sont déterminés par le bien et le mal accomplis pendant des existences 1

Elle désire « une guerre qui serait une image de la paix » 1, 345 cf. I, 304s. 2, 87. Le sens littéral de « dharma » est équilibre. Ensuite viennent 1) l’ordre du monde ; 2) la justice (le droit, le devoir) ; 3) l’obligation propre à chaque être humain (la vocation) IV 2, 606. 3 Cf. Bhagavad Gita XI, 33 in IV 2, 580. 4 4, 363 cf. 2, 449. 2

168

Nécessité de la violence précédentes, tandis que pour Simone Weil cette loi signifie que les actions présentes d’un homme découlent nécessairement de ses décisions morales passées. On est libre de choisir mais non pas à un moment donné, car un choix moral ne peut pas accuser un écart significatif par rapport au degré de perfection éthique de l’homme tout entier. Même le bien ne se passe pas du concours de la durée, ce n’est que lentement, patiemment que nous modifions, mûrissons nos habitudes morales. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas responsables de notre action au moment où nous n’avons plus le choix : auparavant nous l’avons eu et nous avons pris les engagements qui ont abouti à notre statut actuel sur la voie de la décréation, traduite dans une forme concrète par nos actes seuls1. À cause de son propre Karma, et à cause de celui de ses opposants, Arjuna s’est trouvé dans une situation telle que, n’ayant plus vraiment le choix entre la lutte et le retrait, il n’avait qu’à engager la bataille. Il lui restait une seule chose à faire : « en demeurant à travers son action en état de contemplation, en doutant d’elle, en restant hors d’elle, en tendant au mieux non-représenté, se préparer à devenir plus tard capable de faire mieux »2. Arjuna n’avait plus le choix entre la lutte et le retrait, mais beaucoup de gens pensent qu’ils sont forcés de choisir entre la violence et la passivité. Cependant sait-on que l’on doit combattre, que l’on doit infliger la souffrance ou la mort dans une situation donnée ; comment peut-on savoir que l’on est obligé d’utiliser la force ? La question est cruciale, car l’action non-agissante peut bien être celle de l’homme qui est revenu dans la Caverne, cependant l’homme non-décréé doit essayer, lui aussi, de l’accomplir3. C’est de l’hypocrisie de dire que « la force ne fait aucun mal »4, et tout ce qu’on peut essayer de faire est d’avoir l’intention d’en causer le moins possible. Quand on sait qu’on ne peut pas éviter le mal de l’action violente, « sinon en en accomplissant un autre plus grand, alors, ce n’est pas moi qui l’accomplis, c’est la nécessité elle-même »5. Bien que l’on sache ceci, on n’en ressent pas moins toute l’horreur du malheur qui arrive : « Quand on comprend ce qu’est le malheur… on comprend que c’est à Dieu 1

1, 335 cf. 1, 333, voir aussi 2, 270s. 2, 417 cf. 1, 331, 1, 333 ; 2, 115. Cependant voir aussi 4, 244s. 3 Pourtant, « il faut être très pur pour faire le mal » 2, 74. 4 « Si juste soit la cause du vainqueur, si juste soit la cause du vaincu, le mal que fait soit la victoire, soit la défaite, n’en est pas moins inévitable. Espérer y échapper est défendu » 1, 297. 5 1, 334 cf. « On n’est pas souillé par les actions dont on est ainsi absent... bien qu’elles soient mélangées de mal » 1, 336. 2

169

La violence rédemptrice à l’infliger par ses instruments propres. À savoir la matière, l’eau dans l’inondation, le feu dans l’incendie, et les hommes dont l’âme n’est pas ouverte à la lumière, la bête sociale. On n’a pas le choix d’infliger ou non le malheur... Quand on sait ce qu’est le malheur, il est plus facile de mourir que de l’infliger... Mais comme il y a des circonstances où il faut mourir, quoique l’âme se révolte, comme fit le Christ, il y a des circonstances où il faut infliger le malheur. Ce sont celles où on est lié à la bête sociale par une stricte obligation »1. Ce texte magnifique d’une profondeur extraordinaire se réfère au roi hindou Rama, qui, après avoir libéré sa femme Sita de Ravan son ravisseur, rejette la reine devant toute son armée en disant qu’elle a été souillée. Cependant, lorsque le dieu Agni sauve Sita des flammes du bûcher funéraire qu’elle s’était choisi et témoigne à Rama que la reine est demeurée pure, le roi déclare qu’il n’a jamais douté de son innocence, mais qu’il avait considéré cette épreuve nécessaire pour démontrer sa pureté devant l’assemblée du peuple2. Rama devait répudier Sita puisque la femme du roi doit être au-delà de tout reproche et de tout soupçon. Autrement, l’équilibre et l’ordre moral de la société dont il est le centre et le pilier auraient été compromis. Néanmoins, y-a-t-il une manière infaillible de discerner si cet ordre auquel on vient se conformer est l’ordre divin du monde ou un régime totalitaire que secrète la bête sociale ?3 Sans doute, si l’idée de l’action non-agissante traduite en acte de violence a ses faiblesses et ses dangers inhérents, elle peut néanmoins aboutir aux plus profondes spéculations métaphysiques et religieuses. Elle peut impliquer la souffrance rédemptrice dont l’essence est de continuer à aimer Dieu absent lorsque l’on est en proie au malheur. Quand l’homme décréé ou sur le point d’achever sa décréation, inflige à d’autres la souffrance, en vertu de « l’universelle compassion », il souffre lui-même de la peine qu’il suscite. Ceci est le cas, lorsque le roi Rama répudie sa femme, puisque son acte lui 1

2, 435s cf. II 3, 245. Cependant la punition « juste » a un rôle purificateur et curateur : IV 1, 297, 295, EL 41, etc. 2 Ramayana Livre VI, Chants CXVII-CXX cf. 1, 326s. 3 S. Weil cherche désespérément les critères d’une situation où on soit obligé de commettre l’injustice contre un individu pour le bien de l’ordre social. Elle pense les trouver dans un état où on est prêt à agir de la même façon envers ceux que l’on aime le plus cf. « Au cas où la vie d’un tel serait liée à la sienne propre au point que les deux morts doivent être simultanées, voudrait-on pourtant qu’il meure ? Si le corps et l’âme tout entière aspirent à la vie, et si pourtant, sans mentir, on peut répondre oui, alors on a le droit de tuer celui-là » 1, 306. Évidemment même ici la norme reste subjective. Pour l’évolution de ses vues sur le pacifisme II 2, 386s, II 2, 81-86, etc... ; 4, 374 ; 4, 368.

170

La violence rédemptrice est imposé par les lois chargées de maintenir l’équilibre de la société, qui étant à l’imitation de l’ordre du monde, exprime la volonté de Dieu. Le roi lui-même est un homme décréé, et il est le premier à souffrir du mal qu’il inflige, mais sa douleur est l’absence de Dieu. Tout en pensant que le moi de l’homme n’est pas là lorsqu’il inflige une souffrance (plus exactement, qu’il n’a plus de moi), Simone Weil croit que Dieu est absent de lui au moment de son acte violent : « Le contact avec la force, de quelque côté qu’on prenne contact (poignée ou pointe de l’épée) prive un moment de Dieu »1. Ces moments sont en quelque sorte équivalents à l’épreuve du « quart d’heure ». L’homme est appelé à souffrir de l’absence de Dieu, et de la souffrance qu’il est en train d’infliger ; en même temps il doit accomplir l’action qui continue à le priver de Dieu et le fait souffrir. La définition de la souffrance rédemptrice sous la forme de l’action nonagissante violente est celle-ci : « L’être parfaitement pur, s’il est contraint par l’obligation d’état de faire le mal, subit passivement cette contrainte; il n’est que le lieu par où passe du mal venu du dehors ; et là, encore, passant par lui, le mal se transforme en douleur pure » (3, 208). Le caractère rédempteur de l’acte est achevé quand Dieu est rendu présent dans le mal, sa présence n’étant qu’une absence ressentie. Pendant qu’il accomplit une action violente, l’homme est privé de Dieu et submergé par le mal qu’il suscite, mais le fait de ressentir l’absence de Dieu dans le mal rend Dieu présent dans ce mal qui sera changé en pure souffrance2. Quand la pitié naturelle nous fait répugner à la violence rédemptrice, on procède à une fausse imitation de la décréation (2, 402), car au lieu d’obéir à Dieu, on suit une inclination subjective. Tuer quelqu’un est, en général, une expansion de soi mais pour Arjuna, en s’agissant de ses proches, ce serait un suprême acte de renonciation. Sa pitié a des mobiles personnels et pourtant l’action non-agissante doit toujours être une imitation de la création qui est, à cause du retrait de Dieu de ce monde, la forme suprême de la décréation. Il n’y a pas de mobiles dans l’acte éternel que Dieu accomplit pour une « fin »infinie : l’achèvement de son union avec lui-même. L’action non-agissante n’est qu’une participation à la décréation suprême de Dieu pour une fin infinie, pour Dieu Lui-même (cf. 2, 363). Tout en étant fondée 1

1, 297 cf. IV 2, 420, 3, 266 ; « Impossible de manier ce morceau de fer sans réduire brusquement l’infini qui est dans l’homme à un point à la pointe, un point à la poignée, au prix d’une douleur déchirante… L’être tout entier est atteint au moment ; il n’y reste aucune place pour Dieu… L’être tout entier devient privation de Dieu » 1, 297s cf. 3, 196. 2 Cf. « Dieu rendant pur le mal, c’est l’idée de la Gîta » 3, 201. Ailleurs Simone Weil compare le Christ à Krisna et à Arjuna 2, 397, 2, 87.

171

La charité décréatrice dans une théologie spéculative, l’idée de l’action non-agissante a une « vérification » très naturelle. Une passion, c’est un état où on souffre des limites que nous impose un agir autre que le nôtre tandis que dans une action on pâtit de la contraction que notre être subit à cause de l’effort accompli pour achever quelque chose dans ce monde. Créer une œuvre d’art ou donner naissance à un homme sont les plus hautes formes d’action, et en même temps c’est en elles que la tension, la peine, l’agonie sont la plus parfaitement présentes. La forme suprême de l’abnégation est la création, car on fait exister quelque chose d’où on est absolument absent, et qu’on inflige le mal ou offre le secours, l’action non-agissante ne doit pouvoir être que créatrice. On pourrait même dire que la vraie action est toujours création et qu’il n’y a d’action que non-agissante, car là où il reste dans l’œuvre un résidu du moi, on n’a pas réussi à faire passer intégralement ses intentions dans la réalité. Le parfait agir non-agissant ne fait qu’exprimer une lecture correcte de la nécessité d’où le moi est absent et nous avons vu que dans certains cas celle-ci nous oblige à faire le mal, mais il reste à analyser pourquoi nous devons secourir les autres, ce secours étant la raison pour laquelle l’on accepte d’être « recréé » après l’épreuve du quart d’heure (cf. 4, 258). Si Simone Weil pensait seulement à l’assistance spirituelle donnée aux autres afin qu’ils puissent parfaire leur décréation, cela semblerait mieux s’accorder avec sa doctrine que rien n’a d’importance, excepté les relations de l’homme avec Dieu, mais elle insiste sur le fait qu’il faut assister l’homme non-décréé même dans ses besoins matériels (cf. 4, 246). Grâce à la réalité du temps qui sépare deux moments de l’ordre du monde, je peux accepter toute souffrance qui peut arriver aux autres, tout en faisant de mon mieux pour la leur faire éviter (supra p. 149). Cependant, il reste à prouver pourquoi je dois faire tout ceci si seules les valeurs spirituelles importent ? Évidemment, le simple fait de souffrir, sans aucune relation avec le surnaturel, est si horrible qu’il doit être soulagé (2, 399), pourtant le fond du problème n’est pas là. Il faut secourir les autres dans leurs besoins matériels car s’ils ne sont pas protégés devant la souffrance venant de l’extérieur, c’est-à-dire non-acceptée, ils pourraient sombrer dans un état où il leur serait désormais impossible de s’engager dans le processus décréateur (cf. 2, 367). C’est dans un de ses écrits de Londres que nous trouvons la position la plus explicite de Simone Weil sur ce sujet. Elle y déclare qu’il y a « ... une liaison établie dans la nature humaine entre l’exigence de bien qui est l’essence même de l’homme et la sensibilité... Par elle, lorsque, du fait des actes ou des omissions des autres hommes, la vie d’un homme est détruite ou mutilée par une blessure

172

Générosité surnaturelle ou une privation de l’âme ou du corps, ce n’est pas en lui la sensibilité seule qui subit le coup, mais aussi l’aspiration au bien. Il y a alors eu sacrilège envers ce que l’homme enferme de sacré »1. Cependant si notre seule raison de secourir l’autre n’est qu’une simple inclination naturelle, il ne faut la suivre que si, après un examen attentif de la situation, on n’y voit aucune objection possible2. Notre moi doit être, autant que possible, absent de l’acte charitable mais cela ne veut pas dire que l’homme auquel cet acte s’adresse en soit un simple objet. Même si les lois de la décréation exigent l’abolition de la personne, ce processus ne peut passer que par un consentement qui s’opère à travers la personne. Je peux n’être qu’un simple instrument de Dieu mais, celui que je secours, je dois l’aimer comme une personne : « Dieu n’est pas présent, même s’il est invoqué, là où les malheureux sont simplement une occasion de faire le bien, même s’ils sont aimés à ce titre. Car alors ils sont dans leur rôle naturel, dans leur rôle de matière, de chose. Ils sont aimés impersonnellement. Et il faut leur porter, dans leur état inerte, anonyme, un amour personnel »3. Il y a une inclination naturelle dans l’homme à donner à manger à celui qui souffre de la faim dont l’acte de donner à manger luimême n’est qu’un simple signe extérieur témoignant d’une reconnaissance véritable de la personne de l’autre (2, 417s). Cependant la façon de donner l’aumône n’est pas indifférente : elle peut être jetée au malheureux avec indifférence ou dédain mais elle peut aussi lui être donnée avec respect et amour. Deux hommes sont face à face, un fort et un faible, et le fort a la tentation presque irrésistible de traiter le faible, à cause de sa faiblesse, comme une chose, un objet. S’il résiste à cette tentation et le traite comme un égal, il peut le sauver du malheur ; il montre ainsi de la générosité et de la compassion surnaturelles. Si le faible connaît sa propre faiblesse et reconnaît que l’autre avait le pouvoir de le traiter comme une chose, alors la gratitude 1

EL 77 cf. V 2 114s, IV 1, 248. 2, 483 cf. AD 13s, 2, 364. Sur la passivité dans l’aide des autres 2, 400, IV 1, 274. « Pour les choses… en notre pouvoir... Lire l’obligation comme une nécessité » 1, 316s. Toutefois elle confesse dans une lettre au Père Perrin que, quant à elle, elle trouve toujours une raison pour aider quelqu’un : « Pour n’importe quel être humain pris en particulier, je trouve toujours des raisons de conclure que le malheur ne lui convient pas, soit qu’il me paraisse trop médiocre pour une chose si grande, ou au contraire trop précieux pour être détruit. On ne peut manquer plus gravement au second des deux commandements essentiels » AD 50s. Et dans cette même lettre : « Je vous souhaite tous les biens possibles sauf la Croix car je n’aime pas mon prochain comme moi-même... » AD 50. Voir aussi une conversation rapportée par G. Thibon in Perrin-Thibon : op. cit. p. 130, et une lettre de Simone Weil à G. Thibon : La Pesanteur et la Grâce, p. VII. 3 IV 1, 294 cf. PS 117, 2, 104. 2

173

L’amitié surnaturelle répond à la générosité surnaturelle (IV 1, 289 sq). Dans de tels cas, le malheureux est sauvé de son malheur et est « recréé » de la même façon que celui qui a subi victorieusement l’épreuve du « quart d’heure » : « Celui qui, étant réduit par le malheur à l’état de chose inerte et passive revient, au moins pour un temps, à l’état humain par la générosité d’autrui, celui-là, s’il sait accueillir et sentir l’essence véritable de cette générosité, reçoit à cet instant même une âme issue exclusivement de la charité. Il est engendré d’en haut à partir de l’eau et de l’esprit... Traiter le prochain malheureux avec amour, c’est quelque chose comme le baptiser »1. D’une façon générale, un acte charitable n’a pas seulement le rôle négatif de préserver en l’homme ses aspirations vers le bien. Il peut avoir aussi un usage positif pour sa décréation puisque : « Ceux qui n’ont pas le regard intérieur orienté vers la source de la grâce de manière à recevoir la lumière peuvent néanmoins avoir un contact réel avec Dieu si par une rencontre merveilleuse ils sont l’objet d’une action de la part d’une créature devenue par la parfaite obéissance un simple intermédiaire » (2, 490). Quand la gratitude surnaturelle répond à la générosité surnaturelle, une sorte d’égalité s’établit entre non-égaux mais il existe aussi une relation de décréation entre égaux, et c’est l’amitié. Dans toute affection « naturelle », à une plus ou moins grande échelle, l’homme poursuit l’autre de son affection parce qu’il a besoin de lui, ou parce qu’il pense trouver du « bien » en lui. Mais l’affection n’est pure que lorsque nous ne cherchons pas simplement un bien dans un être mais quand nous lui souhaitons du bien (IV 1, 327). Puisqu’il implique la faculté de renoncement au moi, le plus grand bien est de disposer librement de soi2, ainsi la pure affection, qui est amitié, consiste à respecter et à désirer la préservation de la faculté de libre consentement dans les autres aussi bien qu’en soi-même : « Dans une amitié parfaite... Les deux amis acceptent complètement d’être deux et non pas un, ils respectent la distance que met entre eux le fait d’être deux créatures distinctes. C’est avec Dieu seul que l’homme a le droit de désirer être

1

IV 1, 191 cf. AD 61, 2, 418, 2, 492s, 4, 297s, 2, 197 ; 4, 246s. Dieu aussi a besoin de ma coopération pour qu’il puisse aimer une créature 2, 45 ; « Ce malheureux gît sur la route, à moitié mort de faim. Dieu en a miséricorde, mais ne peut pas lui envoyer du pain. Mais moi qui suis là, heureusement je ne suis pas Dieu ; je peux lui donner un morceau de pain. C’est mon unique supériorité sur Dieu » 4, 215. Après ceci, on n’est guère étonné de lire : « Celui qui souffre injustement doit avoir pitié d’abord de Dieu contraint de permettre l’injustice. De même pour les souffrances d’autrui » EL 165. 2 IV 1, 328 cf. EL 155.

174

L’amitié directement uni »1. Quoique l’amitié soit un lien entre deux personnes, étant une anticipation de l’intersubjectivité décréée, elle doit nécessairement renfermer quelque chose d’impersonnel2. Elle n’est que la manifestation d’un sentiment universel centré sur un être humain particulier seulement à cause de nos limites innées. L’idéal de l’amitié est une affection envers un être humain qui peut s’exprimer non pas en dépit du caractère universel qu’elle montre dans sa forme la plus pure, mais précisément à cause de ce caractère universel : « L’amitié a quelque chose d’universel. Elle consiste à aimer un être humain comme on voudrait pouvoir aimer en particulier chacun de ceux qui composent l’espèce humaine. Comme un géomètre regarde une figure particulière pour déduire les propriétés universelles du triangle, de même celui qui sait aimer dirige sur un être humain particulier un amour universel. Le consentement à la conservation de l’autonomie en soi-même et chez autrui est par essence quelque chose d’universel. Dès qu’on désire cette conservation chez plus d’un seul être on la désire chez tous les êtres ; car on cesse de disposer l’ordre du monde en cercle autour d’un centre qui serait icibas. On transporte le centre au-dessus des cieux »3. Dans chaque lien entre hommes la nécessité est présente, toutefois dans l’amitié son poids n’est pas senti. Entre toutes les compensations, c’est celle de l’attachement et de l’affection qu’un autre lui porte qui est la compensation la plus désirée dans cette existence, mais l’ami y renonce par amour, librement. La nécessité sous-jacente à toute situation terrestre se soumet ainsi à la liberté et c’est le sens de la formule pythagoricienne que « L’amitié est une égalité faite d’harmonie ». Il y a de l’harmonie car il y a amitié et réconciliation surnaturelles des deux contraires, la nécessité et la liberté (IV 1, 330) et cela ne se conçoit qu’en tant qu’imitation de la vie de Dieu. S’il y a de l’amitié parfaite, surnaturelle, elle ne peut être que le partage de deux êtres décréés. Dans ce monde la pureté de l’amitié se mesure à la transformation du lien qui relie les amis en un rapport, et, dans la Caverne de l’existence personnelle, on ne peut jamais atteindre à une totale transformation. Il n’y aura d’intersubjectivité pure que là où les attachements du moi n’érigeront pas en idoles les rapports entre hommes : en fait, on ne pourra parler de véritables rapports que dans le détachement. Une fois 1

IV 1, 330 cf. II 1, 354. Ce caractère impersonnel de l’amitié se retrouve même dans l’amour conjugal : « Quant à l’amour conjugal, si les deux époux sont des saints, c’est l’amitié entre saints — si un seul l’est seulement, l’amour anonyme du prochain, appliqué par lui à l’autre, est le seul facteur stable de leurs relation » 4, 171. 3 IV 1, 331 cf. AD 66. 2

175

Amitié et Trinité délivrée de la superstition des figures dans la connaissance et de l’idolâtrie des biens relatifs érigés en absolus dans l’amour, notre pensée et notre agir seront purifiés en relation, tandis que dans l’amitié c’est notre être même qui s’établira dans la relation. Si dans l’autonomie toute notre vie dépend de la reconnaissance que nous octroie l’imagination des autres, dans le détachement aussi notre existence sera fonction de celle des autres. Il y a toujours de l’intersubjectivité, mais son contenu se trouve radicalement altéré : au lieu d’être un parmi les millions de centres isolés qui essayent de s’entre-dévorer, on occupe sa place dans un réseau transcendant dont aucun rayon ne cache un noyau opaque et renfermé. Être vraiment en relation signifie n’être que relation, c’est-à-dire n’être jamais soi-même et ce n’est qu’ainsi qu’on imite la relation parfaite qui est l’essence même de la divinité : « L’amitié pure est une image de l’amitié originelle et parfaite qui est celle de la Trinité et qui est l’essence même de Dieu. Il est impossible que deux êtres humains soient un, et cependant respectent scrupuleusement la distance qui les sépare, si Dieu n’est présent en chacun d’eux. Le point de rencontre des parallèles est à l’infini »1. On pourrait être tenté de remarquer que l’amitié doit être la forme la plus rare et la plus difficile de l’imitation de Dieu car à travers l’obéissance et la souffrance dans le processus décréateur, nous n’imitons que le pèlerinage de Dieu vers lui-même, tandis que dans l’intersubjectivité parfaite on participe à la réunion même des personnes divines. Cependant une pareille réflexion n’est qu’une conséquence de l’optique limitée qu’impose à notre réflexion la loi de la succession temporelle. En Dieu le pèlerinage et la rencontre, la séparation et la réunion sont simultanés et c’est peut-être en fonction de cette simultanéité divine que doit être réconciliée l’alternative finale de la métaphysique de la décréation, celle qui se trouve entre un processus décréateur sans terme et un état décréé où l’on est établi pour toujours.

1

IV 1, 332 cf. IV 2, 262ss. Dieu est aussi « l’ami par excellence. Pour qu’il y ait entre lui et nous, à travers la distance infinie, quelque chose comme une égalité, il a voulu mettre dans ses créatures un absolu, la liberté absolue de consentir ou non à l’orientation qu’il nous imprime vers lui » IV 1, 336.

176

CONCLUSION Simone Weil occupe certainement une place à part dans l’histoire de la pensée française où la réflexion religieuse a toujours gardé une grande modestie en matière de spéculation. Les mystiques, protégés par les murs solides de la théologie et de la philosophie scolastiques, consacrèrent leurs écrits aux problèmes « pratiques » de la prière, de la contemplation et de la conduite morale tandis que les philosophes s’occupant des questions religieuses, le firent munis des instruments conceptuels de la métaphysique et de l’épistémologie ou bien se contentèrent des méditations sur Dieu et sur l’homme sans prétendre construire un système quelconque. Cette façon de penser de Simone Weil où métaphysique et mystique se fondent et se confondent, ce regard pénétrant devant lequel actions morales et actes religieux se transposent dans des perspectives ontologiques n’est pas familier à la tradition française. Et pourtant malgré une affinité de base, on sent avec certitude l’abîme qui les sépare de la spéculation des gnostiques ou de l’idéalisme allemand. Sans doute, la Grèce et l’Allemagne ont-elles exercé une influence puissante sur la formation de sa pensée mais au lieu de Plotin, Hegel ou Schelling, nous trouvons Platon et Kant à la source de son inspiration. Elle avait en commun avec ces deux grands philosophes une certaine prudence qui consistait à ne pas suivre jusqu’au bout la perspective spéculative qu’offre une belle idée et à se contenter humblement de l’inachevé et de l’incomplet. Ne pas épuiser, en optant pour l’une d’elles, la gamme entière de ses possibilités est peut-être le secret de la force et de la fécondité de toute pensée, et Simone Weil partage avec Kant et Platon l’humilité sobre qui commande une pareille modestie. Cette réticence à tirer les dernières conclusions qu’offre la structure rationnelle de l’idée qu’on conçoit s’explique par la fidélité que Simone Weil veut conserver à sa propre expérience religieuse et à ce que la Révélation et les écrits des « authentiques amis de Dieu » (cf. AD 47) enseignent. Chez elle le verbe ne se détache pas de la réalité dont il ne devrait être que l’expression humble et tâtonnante, il ne s’aliène pas dans des dialectiques compliquées et orgueilleuses, il entend rester fidèle au Verbe. C’est cette même fidélité passionnée à l’expérience spirituelle qui pousse Simone Weil vers une réinterprétation radicale des idées de ses maîtres de pensée. Les vicissitudes de la notion du beau et de celle qu’elle implique, la finalité sans fin, exemplifient la passion tautologique de la mystique aux prises avec les différents aspects de l’expérience humaine qu’elle veut remodeler en vue de l’unique fin, l’amour

Condamnation de l’existence de Dieu. Simone Weil a un penchant pour les termes comme « finalité sans fin », « désir sans objet », « attention à vide », mais ces expressions se rapprochant d’une « formalisation » kantienne témoignent avant tout de l’agonie d’une âme éprise de Dieu et du prochain en face de l’impossibilité de l’existence terrestre. Si toutefois on essaye de retrouver la motivation intégrale qui lui fait fuir et rejeter la condition humaine en faveur d’une réduction purificatrice, on devra faire face à ce que d’aucuns considèrent comme un véritable ‘ressentiment contre l’être’. Comme nous l’avons déjà dit, n’ayant aucune prétention de psychologue, nous voulons éviter de disserter sur une passion masochiste quelconque qui aurait poussé Simone Weil vers le désir de l’auto-destruction et qui l’aurait fait convoiter en même temps la disparition de ce monde. Nous entendons nous aussi rester fidèle au verbe, au verbe de Simone Weil et c’est en partant de ce verbe que nous espérons comprendre les différents niveaux où prend forme sa négation de l’être. L’on pourrait dire que deux idées maîtresses s’expriment à travers son œuvre : l’une, qu’elle essaye de contrôler et de qualifier dès qu’elle germe : l’être même est mauvais ; et l’autre, qu’elle développe en une ébauche d’anthropologie: ce n’est qu’un certain niveau de notre être, un certain mode de notre existence qui sont mauvais. Sous la plume d’un Heidegger la question : Pourquoi y-a-t-il quelque chose ? Pourquoi n’y a-t-il rien ? recèle de l’étonnement. Chez Simone Weil, sans être énoncée, cette question résonne avec amertume à travers toute l’œuvre. Nous l’avons vu qu’elle « abandonne » facilement l’être de Dieu, car l’être n’est pas identique avec le bien et c’est le bien qui compte. L’être n’est pas seulement quelque chose de trop opaque, de trop défini et de trop fini, mais on a l’impression irrésistible qu’il est superflu, que l’on peut s’en passer, voire, qu’il faut s’en passer car il y a quelque chose de vicieux en lui ; il implique toujours une action et une tension, et tout cela souille la pureté du bien. L’être ne va pas sans force et le Bien est la faiblesse pure : tout ce qui est force peut subir l’influence destructrice de la force, mais la faiblesse qui est le non-être pur ne peut pas être détruite : elle seule est incorruptible (IV 2, 196). C’est par le non-être qu’on « participe » au bien, non pas par l’être (3, 249) qui porte atteinte au bien et semble devoir être supprimé de quelque façon : ainsi la loi de cet univers c’est qu’il faut que « tout tombe indistinctement » (2, 367). Cependant des remarques aussi négatives qui impliquent l’identité de l’être avec le mal sont plutôt rares ; une des préoccupations maîtresses de Simone Weil est de qualifier son rejet de l’existence en limitant la condamnation à un de ses niveaux particuliers, le moi. Si elle ne parvient pas à donner une

178

Anthropologie de la décréation définition claire et cohérente du mal, néanmoins elle finira par esquisser les fondations d’une anthropologie ouvrant des perspectives nouvelles devant une explication moins « accidentelle » de l’homme comme « royaume divisé ». Nous avons vu que la dichotomie traditionnelle de l’esprit et de la matière, de l’âme et du corps a cédé la place à une division tripartite, et le péché a été détaché de la matière et du corps pour être entièrement intégré dans l’expansion de soi de l’individu, identifiée au péché originel1. La matière est neutre et n’a rien à voir avec le moral ; notre corps n’est pas un principe de péché, il ne sert que comme un prétexte à l’âme pour « ne pas regarder Dieu », il est un voile, et un bouclier derrière lequel l’âme se cache terrifiée. Voir Dieu implique qu’on se soit détourné du moi et qu’on fasse attention à une réalité extérieure, c’est exactement ce que le moi veut nous empêcher de faire, car, rappelons-le, « Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair » (IV 1, 259s). Évidemment, cet ennemi de l’attention est notre instinct d’expansion de soi, et c’est cet instinct que nous détruisons en faisant attention à la réalité. Mais dans ce cas, le mal et le péché sont logés au centre même de l’être individuel de chaque homme, pas seulement dans la simple partie matérielle du composé humain, et une telle « situation » du mal ne montre pas le vicieux des actes humains comme contingent à l’homme : elle peint l’homme comme entièrement responsable. Une telle vue du péché pose la question morale comme liée de façon inhérente à la question sur l’être de l’homme, donnant ainsi des bases profondes et souvent neuves à l’éthique. Cependant ces bases gardent en elles-mêmes une menace mortelle au sens même de la lutte dans l’homme qui semblera être obscurcie par l’exigence absolue de Simone Weil de supprimer le moi, et en fin de compte, tout centre individuel d’existence. L’accomplissement de la décréation implique la suppression du moi, mais que reste-t-il, pourrait-on demander, après cette suppression ? Simone Weil parle de « la matière comme si elle était consciente » ou « d’une âme remplacée par le Fils de Dieu » et quelques-uns de ses textes vont presque jusqu’à dire que cette suppression du moi ne fait que dévoiler « un fragment de Dieu », l’étincelle divine qui est la base de notre être2. Pourtant toutes ces formules métaphoriques n’arrivent pas à effacer la simple vérité que si le 1 2

N’oublions que « Le péché a rapport à l’individu» 2, 374. IV 2, 208 voir supra p. 47s cf. 4, 345 ; IV 1, 344.

179

Rédemption de l’homme « contenu » de l’individu peut être changé, une continuité de base doit demeurer entre l’homme décréé et sa propre personnalité précédente nondécréée, car il ne doit sa seconde naissance qu’aux efforts exercés pendant sa vie non-décréée et au consentement dont la faculté était toujours en lui. Ainsi l’on pourrait dire, quand Simone Weil parle de la mort comme de la vérité de la condition humaine (cf. 4, 334), que, peut-être, elle ne pense pas seulement à la mort du moi autonome mais à la mort de l’homme entier. Sans doute, la façon dont Simone Weil centre la vie autour de la mort est bien plus pure que le libre projet et la libre assumption heideggeriens de sa propre mort. Dans Être et Temps, l’accent est mis sur ma mort : je ne deviens pas détaché de moi-même, seulement mon attachement se déplace vers ma mort comme vers ce qui seul peut donner son sens à mon existence. Chez Heidegger, « assumer sa mort » consacre l’authenticité de la personne, chez Simone Weil, l’acceptation d’une mort commune à tout homme me libère du rêve d’être une personne, et, d’une certaine façon, elle signifie la réduction à l’espèce, donc à l’essence. Ainsi le salut se trouve dans la libération de l’accident de l’existence car, pour Simone Weil, contrairement à Sartre, l’existence est la maladie de l’essence et non pas celle de l’être. La mort est donc vraiment une « essentification », mais celle-ci peut avoir deux dimensions différentes. D’une part, l’on peut dire que l’essence commune à tout homme est constituée par ce qui reste après la décréation du moi : le consentement libre et la matière, d’autre part, l’essence pure, véritable, incorruptible de l’homme, son « idéal », peut apparaître comme le néant produit par la mort. Sans doute ses efforts tendaient-ils vers l’établissement d’une théorie de la mort selon la première dimension, pour que tout dans l’homme ne puisse pas être identifié avec le mal, avec le ne-devant-pas-être, et ainsi elle propose la distinction du « créé » et de « l’incréé ». Mais de temps en temps son puissant ressentiment contre l’être fait éclater cette classification et, à travers la faille, les vents froids de la mort et du néant nous font frissonner. Et Simone Weil finira par condamner l’existence humaine comme telle : « Adam avant le péché n’est pas concevable ; on ne peut concevoir qu’une antériorité causale, non temporelle, entre sa création, son péché et son châtiment. L’humanité tout entière a péché intemporellement en ayant sa volonté propre » (2, 375). Ce texte implique clairement qu’il appartient à l’essence de l’homme d’avoir commis le péché originel et l’homme n’avait vraiment pas eu le choix : il fut contraint de « choisir » le péché. S’il en est ainsi, alors Simone Weil semble être tout à fait logique en disant que le crime de Dieu était de nous avoir créés des êtres finis et que nous devons Lui pardonner de nous

180

Le Bien et l’Incarnation avoir fait exister1. Mais ce n’est pas seulement l’existence humaine (cf. 3, 279), c’est même l’être comme tel qui lui paraît contenir quelque chose de cruel et de tragique, et c’est le désir d’expliquer le fait qu’il y a de l’être qui l’amène à établir une division à l’intérieur de la divinité entre Dieu Puissant et Impersonnel et Dieu Impuissant qui est l’Amour2. Pour Simone Weil cette division apparaît comme un déchirement en Dieu et elle essaye d’en décrire la guérison. Cette guérison, on le sait, elle la conçoit selon une des théories sotériologiques les plus audacieuses de l’histoire. La souffrance rédemptrice implique la rédemption de l’homme, la rédemption du mal et la rédemption de Dieu : sentir l’absence de Dieu tout en étant envahi par le mal rendra Dieu présent dans le mal. Le mal sera transsubstantié en « souffrance pure » et ainsi le dernier obstacle devant la rencontre de Dieu avec Lui-même disparaîtra. Voilà Simone Weil, cette critique implacable de la bassesse et du néant humain qui représente l’homme muni du pouvoir le plus précieux : celui d’être le collaborateur indispensable de la restauration de l’harmonie dans Dieu ! Étrange route que cette pensée parcourt : la vue de l’existence humaine déchue lui fait sentir la corruption au cœur de l’être même, et, pour disculper Dieu de toute complicité dans l’être, elle Le divise en deux ; enfin, pour guérir la division, elle fait appel à l’homme. L’idée que l’homme est indispensable au bonheur même de Dieu est une vieille intuition religieuse d’un Eckhart ou d’un Angelus Silesius, et contemplée à l’intérieur du monde de la mystique, cette pensée, qui choque au premier abord, devient lentement la source d’une inspiration et d’une dilection spirituelles profondes. Mais quand elle est au point de servir de base à une théorie anthropologique, elle appelle l’absurde, voire le sacrilège, car elle semble impliquer que le monde de l’homme est nécessaire de quelque façon à la perfection de Dieu. Évidemment, Simone Weil se garde de décrire l’histoire comme le retour de l’Esprit à Lui-même, comme une maturation, un devenir-conscient de Dieu. Pour elle, chaque fois qu’un homme se décrée, et cela sans le moindre rapport à l’histoire, Dieu est guéri, donc le Seigneur n’est pas à la merci d’une collectivité mais d’un homme faible, et peut-être est-ce bien plus beau… Il reste toutefois que tant qu’un homme existe dans ce monde, la liberté même de Dieu est menacée. La réconciliation de la liberté divine avec le fait de l’Incarnation et de la mort sur la Croix est un des buts principaux de la christologie des Pères et de l’École, mais il ne semble pas qu’elle soit au 1

4, 121, 4, 345. Cf. « Dieu doit être impersonnel pour être innocent du mal, personnel pour être responsable du bien » 4, 142. 2

181

Le Bien et l’Incarnation centre des préoccupations de Simone Weil. La tentative de toute christologie spéculative, c’est de se laisser enliser dans une continuité panthéiste pour pouvoir procéder à la synthèse désirée entre le Christ cosmique et le Christ historique. Mais l’attitude fondamentale de sa pensée qui, en rejetant l’existence terrestre, n’aspire qu’au surnaturel semble devoir préserver Simone Weil de l’erreur panthéiste qu’elle dénonce d’ailleurs résolument1. Mais justement l’exclusivité par laquelle elle opte pour le transcendant l’expose à un piège peut-être aussi grave que celui du panthéisme. Pour garder la pureté absolue du bien, le fini subit une réinterprétation qui, au prix du rachat divinisant de sa structure intelligible, le réduira au néant. C’est par ce monisme de l’essence que la métaphysique classique reste irréductiblement opposée à la liberté du Dieu biblique dans la création, et quant à Simone Weil, si elle comprend que le monde doit procéder de Dieu par l’amour et non pas par la nécessité (cf. IV 2, 263), les bases philosophiques de sa pensée la condamnent à rester avec les Grecs2. C’est cette tournure hellénique de son esprit qui l’empêche de saisir le caractère historique de l’Incarnation : pour elle, on le sait, « La crucifixion du Christ est une chose éternelle » (3, 279). La fermeture à l’égard de l’historicité de l’Incarnation ne fait qu’illustrer son manque total de sens pour l’historique en général. En effet, rien ne la repousse plus que l’idée du progrès, du perfectionnement de l’humanité à travers l’histoire, d’un peuple historique privilégié par la Révélation. À la base de son rejet violent de l’idée de l’élection d’Israël, on peut découvrir la colère de l’intellect scandalisé devant la « confusion » du contingent avec l’Absolu. Simone Weil était trop platonicienne pour pouvoir attribuer de la vraie intelligibilité à autre chose qu’à l’essence, et quand le contingent se manifeste à travers la vie d’une. collectivité humaine basée sur les liens du sang, alors elle n’oublie pas que « Le sang est... la vie charnelle, principe de toute souillure » (IV 1, 454). Cependant la méconnaissance de l’historique et la condamnation du contingent coexistent avec des tentatives en vue d’ébaucher une métaphysique concrète à partir de l’Incarnation dont témoignent surtout ses vues sur la souffrance. Mais, dans ce dernier domaine, elle est inspirée moins par les principes métaphysiques qui gouvernent sa christologie que par une expérience et une interprétation proprement religieuses de la vie et des 1

Cf. 2, 454s cf. 3, 63, voir aussi 4, 141. Remarquons que la plus importante et la plus systématique formulation de ses vues sur la structure et le sens philosophique et théologique des dogmes centraux du christianisme se trouve dans la grande étude À Propos de la Doctrine Pythagoricienne IV 2, 244-293.

2

182

Un platonisme chrétien souffrances de Jésus-Christ. En fin de compte, on se voit acculé à la question tellement débattue : dans quelle mesure Simone Weil était-elle chrétienne et catholique? Sans doute, comme elle le dit expressément, sur de nombreux terrains, ses conceptions ne coïncident pas avec celles de la théologie catholique. Faire l’inventaire de ses « déviations » ou bien essayer d’interpréter ses formules les plus hardies avec une magnanimité œcuménique n’entrent pas dans nos prétentions. Mais si on parle du « projet » qui est à l’origine de son monde de pensée, qui le nourrit et qui le maintient, nous déclarons sans l’ombre d’un doute qu’il est chrétien. Cependant, le Christianisme vint assez tardivement épanouir et mûrir sa conception du monde, et la théologie chrétienne qu’elle n’avait connue que très superficiellement, l’avait bien moins influencée que ses propres expériences du Christ, ses lectures de l’Évangile et de quelques mystiques. Les dogmes centraux de l’Église deviennent les notions clefs de sa pensée, mais la formulation spéculative qu’elle leur donne ne peut pas être retracée génétiquement dans des systèmes philosophiques et théologiques chrétiens. En effet, elle ne connaissait pas grand-chose de la philosophie chrétienne du Moyen-Âge1, et si nombre de ses formules nous rappellent les Pères ou même Saint Thomas, cette similarité est surtout due aux sources communes. Peut-être aucun autre penseur du XXème siècle ne fut plus influencé par Platon que Simone Weil et presque toutes les questions fondamentales du platonisme chrétien sont débattues dans son œuvre qui apparaît comme l’unique exemple signifiant de la spéculation mystique platonique et chrétienne de notre siècle. Que cette œuvre soit inachevée et problématique, que des paradoxes, des lacunes et des contradictions y pullulent, est un fait indiscutable. L’on aime à répéter que, si elle avait vécu plus longtemps, elle aurait certainement systématisé et organisé sa pensée. Il est plus que probable qu’elle aurait écrit beaucoup d’autres études et essais merveilleux comme L’amour de Dieu et le malheur, La personne et le sacré, L’Iliade ou le poème de la force, mais nous sommes convaincus que la pensée de Simone Weil est constitutionnellement, pas seulement accidentellement, inachevée et paradoxale2. Et peut-être est-ce une des raisons qui la rendent si fascinante. On sent que ses idées sont mises sur le papier au moment même de leur 1

Elle semble avoir lu des passages de la Somme Théologique de Saint Thomas. Vraisemblablement, elle connaissait Abélard et quelques-uns des Pères, elle avait lu Maître Eckhart. Mais elle n’a que dédain pour le thomisme contemporain V 2 309, V2 341 et son jugement sur Saint Thomas lui-même est très sévère EL 142s. 2 Les Cahiers ne sont pas des fragments épars, mais paraissent comme un genre littéraire sui generis : pour certains, subsistent des cahiers préparatoires…

183

Un platonisme chrétien naissance, mais aussi qu’elles paraissent, comme Pallas Athéné, en pleine armure. Ses paradoxes provoquent des réactions violentes et ses lacunes peuvent exaspérer, mais ce que Péguy avait dit de Descartes vaut aussi pour Simone Weil : « Une grande philosophie n’est pas celle contre laquelle il n’y a rien à dire. C’est celle qui a dit quelque chose. Ce n’est pas celle qui n’a pas de vides. C’est celle qui a des pleins »1. Toujours est-il que ces « pleins » ne seront jamais les bases d’une école de pensée : le « phénomène » Simone Weil est unique et inimitable. À l’époque de l’existentialisme, de la théologie dialectique et du renouveau biblique, sa mystique spéculative témoigne solitairement de la grandeur et des carences du platonisme chrétien.

1

Péguy : Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne in Œuvres en Prose (19091914), Paris, La Pléiade, 1961, p. 1331.

184

CHRONOLOGIE Nous ne présentons ici que les événements et les écrits les plus importants de la vie de Simone Weil. On trouve une excellente chronologie détaillée in 1, 525-540. 1909: 3 février, naissance de Simone Weil à Paris. 1925-1928 : Préparation de l’École Normale Supérieure. Elle est élève d’Alain. Le Beau et le Bien (février 1926). 1928-1931 : École Normale Supérieure et Sorbonne. Simone Weil continue à suivre les cours d’Alain. Première publication : De la Perception ou l’Aventure de Protée. (20. V. 1929). 1931 : Juillet, Simone Weil est reçue à l’agrégation. 1931-1932: Professeur au lycée du Puy. Premiers contacts avec le syndicalisme. 1932: Eté, voyage en Allemagne. 1932-1933 : Professeur au lycée d’Auxerre. Activité syndicale. 1933 : Juillet, Congrès du C.G.T.U. Elle critique violemment le Parti Communiste Allemand et l’Union Soviétique. Perspectives : allons-nous vers la révolution prolétarienne ? (Eté 1933). 1933-1934: Professeur au lycée de Roanne. Activités syndicales à SaintEtienne. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934). 1934 : 4 décembre-22 août 1935: Elle travaille dans plusieurs usines. Journal d’Usine. 1935 : Septembre, vacances dans un petit village de pêcheurs portugais. Expérience du ‘Christianisme comme la religion des esclaves’. 1935-1936 : Professeur au lycée de Bourges. Lettres à un ingénieur directeur d’usine (janvier-juin 1936). 1936 : Août-septembre : Elle est à Barcelone et plus tard sur le front d’Aragon avec les Anarchistes de Durruti. 1936-1937 : Elle a une année de congé pour raisons de santé. Elle commence à participer aux réunions du cercle des Nouveaux Cahiers (jusqu’à 1940). Ne recommençons pas la guerre de Troie (Printemps de 1937). 1937 : Printemps, voyage en Italie. Expérience religieuse à Assise dans Santa Maria degli Angeli. Cinque lettere a uno studente = ‘Lettres à Jean Posternak’ (1937-1938). 1937 : Octobre-janvier 1938, professeur au lycée de Saint-Quentin.

Chronologie 1938 : À partir de janvier : en congé pour raisons de santé. 1938 : Du Dimanche des Rameaux au mardi de Pâques, Solesmes. 1938 : Juin-juillet, séjour à Venise et à Asolo. 1938 : Automne, sa première expérience du Christ. 1939 : Printemps, amélioration de ses maux de tête. Réflexions en vue d’un bilan (février 1939). Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme (1939-1940). L’Iliade ou le poème de la force (1940). 1940 : Juin, elle quitte Paris. 1940 : Juillet ou août-octobre, Vichy. Premières versions de Venise Sauvée. Cahiers (été 1940- mai 1942)1. 1940 : Octobre-mai 1942, Simone Weil est à Marseille. Dieu dans Platon (octobre 1940-novembre 1942). 1940: Automne-Hiver, contacts avec le groupe des Cahiers du Sud. 1941 : 30 mars, elle assiste à une réunion de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne. Conditions Premières d’un Travail non-servile (avril 1942). 1941 : Juin, elle rencontre le Père J.-M. Perrin. 1941 : 7 août-octobre, elle travaille à la ferme de Gustave Thibon, et plus tard elle fait les vendanges dans une autre ferme. À Propos du Pater (Automne 1941). 1941-1942 : Hiver, réunions avec le Père Perrin et son cercle. Lettres au Père Perrin et à Gustave Thibon. Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu (Printemps 1942). L’Amour de Dieu et le malheur (Printemps 1942). Formes implicites de l’amour de Dieu (Printemps 1942). Réflexions sans ordre sur l’amour de Dieu (Printemps 1942). Descente de Dieu (novembre 1941-26 mai 1942), 1942 : Pâques, Rencontre avec Joë Bousquet à Carcassonne. Lettres à Joë Bousquet. 1942 : 14 mai, elle part pour l’Afrique du Nord. 17 jours à Casablanca. Lettres au Père Perrin et à Gustave Thibon. Cahiers d’Amérique (mainovembre 1942)2. 1942 : Fin juin-10 novembre, New York. Lettre à un Religieux. 1942 : Novembre-avril 1943, elle travaille à Londres pour La France Libre. Le 15 avril elle entre au Middlesex Hospital de Londres. Le 17 août elle est transportée à Grosvenor Sanatorium, Ashford, Kent. L’Enracinement. Notes 1

À l’exception des Cahiers qui datent de 1933-1935 et 1938 (?) 1, 67-146. Le titre Cahiers d’Amérique peut en quelque sorte induire en erreur, puisqu’une partie de ces textes ont été écrits à Casablanca et probablement pendant la longue traversée de l’Atlantique, peut-être même déjà sur la Méditerranée. 2

186

Chronologie écrites à Londres in Cahiers VI 4. Théorie des Sacrements. Écrits de Londres et dernières lettres 1. 1943 : 24 août, mort de Simone Weil.

1

Après des analyses graphologiques, il ne semble plus possible d’affirmer du soi-disant Dernier Texte PS 149-153 « que Simone Weil l’ait écrit dans les tout derniers temps de sa vie ». Note de l’éditeur, PS 9. « En effet, les seuls écrits que l’on puisse dater avec certitude du séjour à l’hôpital sont la correspondance de Simone Weil du 17 avril jusqu’au 16 août, et la partie terminale du « Carnet de Londres » J. Cabaud : Simone Weil à New York et à Londres, p. 139.

187

BIBLIOGRAPHIE Œuvres de Simone Weil Œuvres Complètes, Paris, Gallimard I Premiers écrits philosophiques, 1988 II Écrits historiques et politiques 1 L’engagement syndical (1927 – juillet 1934), 1991 2 L’expérience ouvrière et l’adieu à la révolution (juillet 1934-juin 1937), 1991 3 Vers la guerre (1937-1940), 1989 IV Écrits de Marseille 1 (1940-1942) Philosophie, science, religion. Questions politiques et sociales, 2008 2 (1941-1942) Grèce-Inde-Occitanie, 2009 V Écrits de New York et de Londres 2 L’Enracinement (1942-1943), 2013 VI Cahiers 1 (1933-septembre 1941), 1994 2 (septembre 1941-février 1942), 1997 3 (février 1942-juin 1942), 2002 4 (juillet 1942-juillet 1943), 2006 VII

Correspondance 1 Correspondance familiale, 2012 Ouvrages jusqu’alors non-réimprimés dans les Œuvres Complètes

Lettre à un religieux, Gallimard, 1951 Poèmes, suivis de Venise Sauvée, Gallimard, 1968

Écrits de Simone Weil Ouvrages partiellement réimprimés dans les Œuvres Complètes Attente de Dieu, Paris, La Colombe, 1950, 2. éd. Paris, Fayard, 1966 La Condition ouvrière, Gallimard, 1951, 2. éd. Gallimard, 1972 Oppression et Liberté, Gallimard, 1955 Écrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, 1957 Écrits historiques et politiques, Paris, Gallimard, 1960 Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Gallimard, 1962 Sur la Science, Gallimard, Paris, 1966 Œuvres, Paris, Gallimard, Quarto, 1999 Notes de cours Leçons de philosophie de Simone Weil (Roanne 1933-1934), Paris, Plon, 1959 Simone Weil. Sa vie – Son enseignement. (Un cours de philosophie au pays d’Alain-Fournier, oct. 1935-juin 1936), Sury-en-Vaux, A à Z Patrimoine, 2004 Répertoire bibliographique J.P. Little, Simone Weil, a bibliography, Londres, Grant & Cutler, 1973, auquel il faut ajouter le Supplément n° I, Londres, Grant & Cutler, 1979, et les Compléments bibliographiques parus dans Cahiers Simone Weil VI-2, juin 1983, p. 178-811. Écrits sur Simone Weil Delsol, Ch. (dir.), Simone Weil, Paris, Cerf, 2009 Allen, D., Springsted O. (ed.), Spirit, Nature and Community, Issues in the Thought of Simone Weil, State University of New York Press, Albany, 1994

1

Pour la littérature secondaire voir plus récemment R. Chenavier, Simone Weil. Une philosophie du travail, Paris, Cerf, 2001, p. 659-696 et E. Gabellieri, Être et don Simone Weil et la philosophie, Louvain-Paris, Peeters, 2003, p. 548-560.

190

Écrits sur Simone Weil Ballanfat, M. Simone Weil ou le combat de l’Ange contre la Force, Paris, L’Harmattan, 2011 Bell R.H. (ed.), Simone Weil’s Philosophy of Culture, Londres, Cambridge University Press, 1993 Bingemer, M.C. Simone Weil : a força e a fraqueza do amor, Rio de Janeiro, Rocco, 2007 Cabaud, J. L’expérience vécue de Simone Weil, Paris, Plon, 1954 Cabaud, J. Simone Weil à New York et à Londres, 1942-43, Paris, Plon, 1967 Canciani, D. Simone Weil. Le courage de penser, Paris, Beauchese, 2011 Chenavier, R. Simone Weil. Une philosophie du travail, Paris, Cerf, 2001. Chenavier, R. SimoneWeil. L’attention au réel, Paris, Michalon, 2009 Danese A. & di Nicola, P. Simone Weil, Abitare la contraddizione, Rome, Dehoniane, 1991 Davy, M.-M. Simone Weil, sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Paris, P.U.F., 1966 Devaux A. et Schlette H.R. (ed.), Simone Weil. Philosophie, Religion, Politik, Frankfurt/M, Knecht, 1985 Doering, J. Simone Weil and the Specter of Self-Perpetuating Force, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2010 Epting, K. Der geistliche Weg der Simone Weil, Stuttgart, Friedrich Vorwerk, 1954 Fiori, G. S. Weil, une femme absolue, Paris, Félin, 1987 Gabellieri, E. Être et don. Simone Weil et la philosophie, Louvain-Paris, Peeters, 2003 Greco, T. La Bilancia e la Croce. Diritto e iusticia in Simone Weil, Turin, Giappichelli, 2006 Gutbrod, G., Janiaud, J., Sepsi, E. (dir.), Simone Weil. Philosophie, mystique, esthétique, Paris, Karéline, 2012 Heidsieck F. Simone Weil, 3. éd. Paris, L’Harmattan, 1991 Janeira A. Conhecer Simone Weil, Braga, Cruz, 1973 Janiaud, J. Singularité et responsabilité. Kierkegaard, SimoneWeil, Lévinas, Paris, Champion, 2006 Janiaud, J. Simone Weil. L’attention et l’action, Paris, PUF, 2002 Kahn G. (ed.), Simone Weil. Philosophe, historienne et mystique, Paris, Aubier, 1978 Kühn R. Deuten als Entwerden - Eine Synthese des Werkes Simone Weils in hermeneutisch-religionsphilosophischer Sicht, Frb/Br, Herder, 1989 Little J.P. et Ughetto A. (ed.), Simone Weil - La soif de l’absolu,

191

Écrits sur Simone Weil Marseille, Actes Sud, 1990 Mc Lellan, D. Simone Weil. Utopian Pessimist, Londres, Macmillan, 1989 Marchetti, A. Simone Weil. La critica disvelante, 2e éd. Bologne, CLUEB, 1989 Marianelli, M. La metafora ritrovata-miti e simboli nelle filosofia di Simone Weil, Roma, Citta Nuova, 2004 Morgan, V. Weawing the World. Simone Weil on Science, Mathematics and Love, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2005 Moulakis, A. Simone Weil - Die Politik der Askese, Florence, Institut Universitaire Européen, 1981 Muller J.M. S. Weil, l’exigence de non-violence, 2e édition, Paris, DDB, 1993 Narcy M. Simone Weil, Malheur et beauté du monde, Paris, Centurion, 1967 Obinu S. I dilemmi del corpo - Materia e corporeita negli scritti di S. Weil, Poggibonsi, 1989 Perrin J.-M. (Père) Simone Weil telle que nous l’avons connue (en collab. avec G. Thibon), 2e édition, Paris, Fayard, 1967 Perrin J. M., Daniélou J., et alii, Réponses aux questions de Simone Weil, Paris, Aubier, 1964 Perrin, J. M. Mon dialogue avec S. Weil, Paris, Nouvelle Cité, 1984 Pétrement S. La Vie de Simone Weil (2 vols), Paris, Fayard, 1973 Revilla, C. Simone Weil : nombrar la experiencia, Madrid, Trotta, 2003 Saint-Sernin B. L’Action politique selon Simone Weil, Paris, Cerf, 1988 Schlette H.R. et Devaux A. (ed.), Simone Weil. Philosophie, Religion, Politik, Frankfurt/Main, Knecht, 1985 Springsted E.O. Christus Mediator : Platonic Mediation in the Thought of Simone Weil, Chico/California, Scholars Press, 1983 Springsted, E. O. Simone Weil & the suffering of Love, Cambridge, MA, 1986 Stenquist C. Om livets tragik - och dess skönhet, Stockholm, Proprius, 1984 Winch P. Simone Weil : ‘The just balance’, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 Cahiers Simone Weil, L’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil, 1978- 2 2

Parmi le très grand nombre d’articles consacrés à Simone Weil, nous nous permettons de

192

Écrits sur Simone Weil Éditions et traductions de La Métaphysique religieuse de Simone Weil La Métaphysique Religieuse de Simone Weil. Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie. Vrin, Paris, 1971 La Métaphysique Religieuse de Simone Weil. 2ème édition, Paris, L’Harmattan, 1997. The Religious Metaphysics of Simone Weil. Translated by Joan Dargan. Albany, State University of New York Press,1994.. La Metafisica Religiosa di Simone Weil. Tradotta da Giuseppe Giaccio, Casalecchio, Arianna, 2001. Simone Weil Vallásos Metafizikája. Forditotta Bende József, Budapest, L’Harmattan, 2005. SimoneWeil No Tetsukagu Sonokeijijyogakutekitenkai Imamura junko jaku, Tokyo, Keio Gijyuku Daigakusyuppankai, 2006.

rappeler les deux magnifiques études de D. Dreyfus : Connaissance surnaturelle et obéissance chez Simone Weil et La transcendance contre l’histoire chez Simone Weil in Écrits, Paris, Hermann, 2013, p. 85-118 et 119-139.

193

INDEX DES NOMS Cet index ne s’étend pas sur la chronologie et la bibliographie A Abélard, 183 Alain, 13, 33, 167, 175 Apocalypse, 22 Aristote, 34 Aubigné, Agrippa d' 109 Auguste 109 B Bach, 109, 133 Bergson, 90 Bhagavad Gita, 87, 122, 129, 134s Bourgeois 56 C Cabaud 85, 156, 163 Claudel, 35 D Descartes, cartésien, 13, 17, 44, 126, 157ss, 184 Regulae 30, 159

Prométhée Enchaîné 22 Évangile 20, 32 St Mathieu 82 Evans-Wentz, 147 F Fichte, voir fichtéen fichtéen 80 François, St. Le Cantique, 109 Freud, 69 G Genèse, Livre de la 26, 155 Adam 35, 93, 135, 162, 180 Ève 93 Giorgione, 109 Giotto, 109 Goethe faustien 64 Goya, 109 Grimm, 74 H

E Eckhart, Maître, 47, 181, 183 Épictète, 18 Eschyle, 91, 109, 124

Hamann, 22 Harwell 53 Hegel, hégélien, 52, 87, 157, 166, 177 Heidegger, 178, 180

Index des noms Harpagon 76 Mounier, 18 Mozart, 109

Homère, 123 Iliade 97ss, 101, 109, 124 Odyssée 30 Hymnes Homériques 112 Husserl, 13

P Paul, St, 20, 51 Perrin 11s, 19, 23, 25, 37, 43, 45s, 86, 93, 109, 16, 173 Pétrement 12, 33 Péguy, 21, 184 Platon, platonicien, platonisme, 13s, 16, 18, 23s=24, 34, 41, 43, 49, 61, 63ss, 67, 77, 80s, 86s, 110s, 122, 152, 177, 182s Banquet 52, 56 153 Épinomis 159 Lois 152 Phédon 49 Phèdre 30, 50, 109, 118, 122, 144, 152, 167 Philèbe 94 République 36, 49, 59, 61, 74, 77, 114 Théétète 21 Timée 23, 39, 121, 140, 152s Plotin, 177 Psaumes 24 Pythagoriciens 13, 175

J Jean, St. de la Croix, 82, 95 La Montée au Carmel 95 Job, Livre de Job, 105, 109, 123 Jonson, Ben Volpone 76 K Kant, kantien, 17, 20, 23, 27s, 30, 35, 39, 62, 64s, 73, 77 sq, 111, 114, 118, 120, 123, 125, 135, 142, 177s La Critique du Jugement 118, 125 L Lagneau, 13 Luria, 23 M Mallarmé, 109 Marc-Aurèle, Méditations 45 Marx, 157, 159 Le Capital 157 Massaccio, 109 Milarépa 147 Molière

R Racine, Phèdre 109 Rahner, K. 36 Ramayana 170s Rees, R. 49

196

Index des noms Rembrandt, 109 V S

Velasquez, 109 Vetö 13, 48, 53, 65, 109, 126, 132 Viaux, Théphile de 109 Vinci, Leonardo da 109 Vital, 22 Virgile, 109 Énéide 109

Sartre, 180 Scève, 109 Schelling, 22, 177, 180 Scholem, 22 Shakespeare, 124 King Lear 109, 118, 123 Silesius, Angelus, 181 Socrate, voir socratique socratique 29 Sophocle, Électre 98 Spinoza, voir spinoziste spinoziste 126 Stoïcien 24, 43, 110 T Taoïsme 152 Thévenon, Augustine 19 Thibon 12, 23, 25, 38, 43, 46, 86, 93, 109, 166, 173 Thomas d'Aquin, St 22, 183 La Somme Théologique 58, 150, 183 La Somme contre les Gentils 58 U Upanishads Chandogya 51 Isa 116 Mundaka 115

197

INDEX DES MATIÈRES A Amour 10, 21 sq, 26s, 33ss, 40 sq, 47s, 50, 52, 55s, 59, 61, 66s, 74, 76, 82, 85, 90, 101, 106, 111ss, 118, 120, 127s, 138, 148, 166s, 173ss, 177, 181s Dieu comme Amour 34, 47, 49, 60, 63, 88s, 93, 114, 135s, 138, 181s, Amour de Dieu 14, 22, 33, 48, 52, 66, 74, 87, 89, 93, 102, 104s, 112, 128, 167, 176s Amour des créatures, amour du prochain 33, 35, 50 sq, 58, 66, 72, 106, 113, 151 Attachement 49, 59, 63, 76, 90, 92, 95ss, 147s, 165, 175, 180 Attente 14, 49, 59, 94, 120, 139s, 160 Attention 11, 19, 53-67,73s, 80, 82, 92, 101, 104, 110s, 114, 116, 120, 123, 127, 132, 138, 148, 151, 155, 159s, 162, 178s Autonomie 26s, 32 sq, 37ss, 41, 43, 47 sq, 53, 56, 58, 60, 65, 69ss, 73s, 79, 81, 86ss, 90s, 99s, 103, 106, 115, 126, 129, 142s, 152, 155, 162, 164s, 170, 172, 174ss Autrui, les autres 31, 41, 43, 57, 98s, 103 sq, 123, 127, 137, 161 B Beau, beauté 20, 59ss, 66, 99, 109-129, 133, 143ss, 151, 154s,

165, 177, 181 Bien 23, 27s, 33ss, 38, 43ss, 48ss, 52ss, 58 sq, 69, 72s, 76s, 80, 82, 85, 87, 89, 93, 103s, 106, 110, 113s, 116s, 122, 127, 129, 136s, 152, 165, 168ss, 172ss, 178, 181s C Chair 40, 51, 58, 67, 71, 85s, 89s, 93, 101, 137, 146, 162, 164, 179 Chute 15s, 33, 135, 143, 153 Compassion 101ss, 106, 118, 122s, 136, 170, 173 Compensation 32, 79, 81, 96, 139, 145, 175 Consentement 28, 32, 43, 50s, 53, 55s, 66, 90, 97, 103s, 111, 120, 124, 127, 135, 144 sq, 149, 152, 163s, 16, 173s, 180 Consolation 31, 91s, 124, 140, 145 Contradiction 13s, 27, 53, 61, 81, 85s, 88, 92s, 124s, 136, 149, 183 Corps 28, 33, 40, 42, 46, 49, 57, 72, 81s, 84s, 90, 94, 97s, 111ss, 117, 127, 132, 137, 144, 148s, 152, 154ss, 160 sq, 166s, 170, 172, 179 Création, créature 21 sq, 33s, 41, 44s,48, 50s, 72, 89s, 93, 102, 105s, 127, 135s, 139, 151, 171s, 174, 180, 182 Croix, crucifixion, Passion 19, 22, 59, 67, 82, 85, 88s, 91, 93s, 102s, 105, 126, 135, 153, 164, 173, 181s

Index des matières D

I

Décréation, décréer 20, 21-52, 53, 56, 58s, 61, 64ss, 70 sq, 78 sq, 86, 88s, 97, 101, 104, 106, 111, 118ss, 122ss, 126 sq, 134ss, 138, 140, 145s, 150 sq, 155ss, 161 sq, 167 sq, 179ss Désir 12, 15, 29s, 41, 45, 53-67, 69, 73, 81s, 86, 90, 92, 95s, 113, 116 sq, 127, 131, 134, 137 ss, 151s, 154, 156, 174 sq, Détachement 42, 65, 96, 117s, 121s, 138, 140, 148, 165 sq, 175ss

Imagination 25, 29ss, 33, 35, 41, 56, 62, 69, 73s, 76, 78s, 113, 115s, 126, 139, 154, 160, 166, 176 Incarnation, Le Christ, Le Fils 18s, 33, 43, 46, 50s, 87s, 92s, 102, 105, 107, 110, 135, 161, 164, 171, 181s Intelligence, intellect 14, 24, 30, 32, 39, 45, 47s, 55ss, 59, 66, 73, 76, 80, 106, 111, 114, 124s, 127, 148, 152s, 155, 159s, 163, 182

E

L

Énergie 69-83, 86, 90, 92s, 95s, 102 sq, 119, 121s, 133s, 137, 144s, 147ss, 151, 161, 165 Éternité, éternel 21ss, 25, 34, 42, 50, 55, 58, 63s, 71s, 78, 81ss, 89, 92s, 103, 110s, 116s, 123, 125, 133 sq, 139s, 143 sq, 150s, 153s, 165, 171, 182

Liberté 18, 20, 24, 39, 43ss, 47 sq, 56, 69s, 75, 80ss, 94, 99s, 103s, 114, 117, 159, 164, 16, 175s, 181s Libre arbitre 26, 28, 35, 43, 96 M Mal, maux, mauvais 11, 26s, 30, 34, 36, 43, 46, 48ss, 52, 58, 61s, 67, 69, 77, 79, 85, 89, 92s, 95, 98, 100, 106s, 109, 126, 136, 168s, 171s, 178s, 181s Malheur 18, 20, 32, 39, 73, 78, 85-107, 113, 123s, 128s, 131, 145, 149, 157, 161, 169s, 173s Mobile 69-83, 112, 116, 141, 143 Moi, expansion de soi 11, 18, 20, 22, 28, 30s, 34, 36, 40 sq, 45, 47, 49ss, 54s, 58, 60 sq, 67, 71 sq, 82, 86s, 90 sq, , 97, 99, 101ss, 118s, 122, 124s, 131-150, 153s, 156,

F Finalité sans fin 19s, 118, 120s, 154, 165, 177s H Humilité, humble 23, 49, 58s, 126, 140, 144, 177

200

Index des matières 104, 110, 119s, 123, 131s, 135, 137ss, 141, 152, 156, 160, 163, 165ss, 171, 173 sq, 180s, 183 Perspective 29, 32, 39 sq, 56, 58, 79, 82, 102, 116, 120s, 124, 126, 141, 143, 148, 155, 157, 160, 163, 172 non-perspective 42s, 80ss, 155, 157, 160, 163s, 167 perspective de Dieu 42ss, 46, 66, 79 sq, 102, 116, 150, 156, 164, 167 Puissance, puissance de Dieu 21 sq, 27, 33, 38, 40, 42, 44, 47 sq, 53, 59, 61, 76, 93, 97s, 103, 114, 127, 140

160s, 163, 165, 169, 171ss, 175, 179s Mort 18, 35s, 46, 59, 70, 72, 74 sq, 81, 86, 88, 90 sq, 95 sq, 101, 105, 115, 122s, 126s, 133, 136, 145, 149s, 164s, 169s, 174, 180s N Néant, non-être 22, 27, 33s, 36 sq, 42, 48, 51, 57, 64, 69, 87, 90s, 95, 97, 101s, 104, 116, 126s, 136, 138, 140, 147, 178, 180ss Nécessité, nécessaire 19, 21 sq,33s, 38 sq, 49 sq, 55, 57, 59, 61, 63, 69s, 74, 76s, 79, 85ss, 89 sq, 97 sq, 102s, 106, 110 sq, 120, 124s, 128s, 132s, 135, 140, 142s, 145, 148s, 152s, 155 sq, 160s, 163, 16 sq, 172s, 175, 181s

R Réel, réalité 14, 19, 21 sq, 37 sq, 40 sq, 45, 49, 51, 53 sq, 70s, 73, 75, 77, 85, 87s, 90, 92s, 102, 105s, 110s,113 sq, 122 sq, 133, 136, 138s, 143, 145, 148s, 152, 155, 157sss, 163, 165sq, 172, 174, 177, 179 Relation, rapport 14s, 18, 22, 24ss, 30, 32, 39 sq, 46s, 49s, 57, 61, 63, 67, 69s, 73, 76s, 79, 81, 96, 98, 102s, 111, 113s, 117, 122s, 134, 138s, 142 sq, 148, 154, 156s, 159, 162s, 166s, 172, 174ss

O Obéissance 35, 44 sq, 62, 75, 82, 87, 90, 110ss, 120, 127s, 135, 151s, 155, 160s, 163s, 174, 176 Ordre du monde, 45, 90, 111ss, 128, 149s, 168, 175 P Péché, péché originel 15, 26, 28, 32s, 35ss, 39, 50, 56, 61, 65, 79, 86, 106s, 115, 117, 127, 135, 138, 141, 143, 145, 150, 154, 162, 164, 179s Personnalité, personne 23s, 28 sq, 41ss, 47, 49s, 53s, 58, 60ss, 64s, 67, 73s, 76, 85, 88, 93s, 97, 99s,

S Souffrance 19, 32, 35, 39, 47, 71s, 85-107, 112s, 118, 120, 122 sq, 135, 138, 144 sq¸148 sq, 155s, 163s, 167, 169s, 171s, 174, 176,

201

Index des matières 181ss Souffrance rédemptrice 72, 94, 105s, 156, 164, 170s, 181 T Temps 19, 27, 29, 34, 36, 63, 71s, 76, 88s, 96, 128, 131-150, 151, 154, 161 sq, 172, 178 avenir, futur 60, 63, 71, 83, 96, 98s, 121, 131-150; 154 passé 63, 83, 96, 131-150, présent 15, 42, 63, 71s, 74, 76, 92, 94, 96, 105, 115, 131-150, 154, 158, 161, 163, 171, 176, 181 Travail 17, 36, 56, 69, 78, 132s, 141, 155 sq, 162 sq V Vérité 11, 25, 30, 37, 41, 46, 48, 54, 57ss, 60, 62, 76s, 85, 90s, 96, 101s, 111, 115, 118, 120, 124, 127, 129, 131, 152, 157, 166, 180 Vide 54s, 58s, 73, 78 sq, 86, 90, 96, 99, 105, 116, 119, 127, 133, 136, 141s, 155s, 162, 165, 178 Vie 16, 25, 33, 36, 38s, 57s, 69ss, 73 sq, 77, 81s, 86, 90ss, 95 sq, 103, 109, 119, 124, 126, 131 sq, 135ss, 139, 141, 146s, 149ss, 154, 157, 162, 164, 167s, 170, 172, 177, 180, 182 Volonté, 31, 33ss, 39s, 47, 54, 64ss, 71, 75, 98, 106, 115, 117 sq, 122, 138, 143s, 147, 150, 156, 180 Volonté de Dieu 18, 34, 46, 50, 63, 83, 110, 119s, 125, 135, 138s, 143, 150, 161, 170

202

TABLE DES MATIÈRES Abréviations

7

Avertissement à la troisième édition

9

Préface à la seconde édition

9

Remerciements-première édition

10

Introduction

11

I. La notion de décréation

21

II. L’attention et le désir

53

III. L’énergie, les mobiles et le vide

69

IV. Souffrance et malheur

85

V. L’expérience du beau

109

VI. Le temps et le moi

131

VII. L’action non-agissante

151

Conclusion

177

Chronologie

185

Bibliographie

189

Index des noms

195

Index des matières

199

Table des matières

203

L'HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L'HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L'HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 20 85 08 [email protected] L’HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 Face à la SNI, immeuble Don Bosco Yaoundé (00237) 99 76 61 66 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre francophone N° 472 avenue du Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980 L’HARMATTAN SÉNÉGAL « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar FANN (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] L’HARMATTAN TOGO 1771, Bd du 13 janvier BP 414 Lomé Tél : 00 228 2201792 [email protected]

Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 107815 - Dépôt légal : avril 2014 - Imprimé en France

LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE SIMONE WEIL 3ème édition Simone Weil, un des grands philosophes classiques de notre époque, en est aussi l’un des penseurs les plus lus. Des études de philosophie, un temps de travail en usine et une activité syndicaliste précédèrent une conversion religieuse fulgurante qui ouvrit la voie à une réflexion unique où l’expérience spirituelle, la vision métaphysique et l’analyse politique et sociale sont réunies et intégrées dans un tout systématique. Beaucoup de livres ont été écrits sur la vie héroïque de Simone Weil et de nombreuses études consacrées à sa pensée religieuse et sociale. Plus récemment, sont apparus d’excellents travaux qui relisent ses écrits à la lumière d’un thème philosophique particulier. Cet ouvrage, traduit en américain, en italien, en hongrois et en japonais, dont nous donnons ici la troisième édition reste à ce jour le seul qui reconstitue les grands moments de l’œuvre weilienne tout entière à partir d’un point de vue proprement philosophique.

Miklos Vetö, membre extérieur de l’Académie Hongroise des Sciences, Honorary Professor à l’Université Catholique Australienne, a été successivement professeur aux Universités Yale, d’Abidjan, de Rennes et de Poitiers. Dernières publications  : La Naissance de la Volonté ; Philosophie et Religion ; L’Elargissement de la Métaphysique ; Explorations Métaphysiques.

ISBN : 978-2-343-03220-7

21 €

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE