La métaphysique de saint Thomas d'Aquin dans une perspective historique 2711612228, 9782711612222

Apres avoir esquisse la reconstitution du processus de perte de sa position dominante de le part de la metaphysique au s

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La métaphysique de saint Thomas d'Aquin dans une perspective historique
 2711612228, 9782711612222

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BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE SÉRIE Fondateur : Henri GoUHIER

Directeur : Jean-François CoURTINE

,

LA METAPHYSIQUE DE SAINT THOMAS D'AQUIN DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

par

Leo J. ELDERS

PARIS

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, ve

-

1994

Ouvrage traduit de l'anglais par

Constance BERNIER

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les semble bien être le fait que, à l'époque, ce titre désignait un traité particulier parmi le groupe de pragmateiai dont chacune avait son propre nom3• Quoi qu'il en soit, selon P. Moraux le mot serait beaucoup plus ancien et apparaîtrait dans les listes alexandrines des ouvrages d' Aristote4• Nous voudrions relever qu'Aristote lui-même n'utilise pas le ter111e ; il parle de > alors que Théophraste, dans l'introduction à sa métaphysique, se sert de l'expression >, dans Herméneutique et ontologie. Hommage à P. Aubenque, Paris, 1990, 121-125. 4. Les listes anciennes des ouvrages d'Aristote, Louvain, 1951, p.315. 5. >, dans Zeitschriftfür metaph. Forschung 8 (1954) 210-237. 6. Philopon, ln Categ, 5, 1-6; Simplicius, ln Physicam, 1, 17ss. 7. République 516 c. 8. Lexicon philosophicum quo tamquam clave philosophiae fores aperiuntur, Frankfurt a.M., 1612, p. 16. 9. Ontosophia, ch.l (1656).

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général de la théologie et d'en faire le fondement des nouvelles sciences positives. Suivant cette direction, Ch.Wolff élabora une ontologie destinée à être une introduction à la cosmologie, à la psychologie et à la théologie naturelle.

Brève histoire de la métaphysique Certains historiens ont vu en Anaximandre le fondateur de la métaphysique, du fait qu'il imputait l'origine de toutes les choses à une substance infmie (il n'avait donc plus recours à un élément particulier comme principe premier). Quoi qu'il en soit, la plupart des historiens considèrent Parménide comme le premier métaphysicien car, dans sa tentative de comprendre le réel, il laissa de côté le monde physique et eut une intuition de l'étant qui jouera un grand rôle dans l'histoire de la philosophie. C'est pour cette raison que, dans ses dialogues, Platon fait généralement traiter le problème de l'être par un membre de l'école éléate. Platon lui-même définissait la nature de cette science suprême avec plus de précision et affmna que le monde des idées est l'objet de cette investigation. Enfin il cherchait à élaborer une théorie des rapports entre les idées. Celles-ci tirent leur origine de deux principes primordiaux, l'Un et la Dyade Indéfinie (appelée aussi le Grand et (le) Petit ou l'infini). Aristote fut cependant le premier philosophe qui donna un nom à cette science suprême et, dans une certaine mesure, décrivit sa nature (la philosophie première). Aristote nous a laissé un ouvrage en quatorze livres qui est une série de petits traités indépendants plutôt qu'une étude cohérente et systématique de l'étant. Dans le Livre A, ch.l et 2, le Stagirite parle d'une for111e particulière de connaissance, à savoir la sagesse qui est la connaissance des causes premières. Elle n'a pas d'usage pratique mais est recherchée pour la seule valeur de la connaissance. Elle est la science la plus divine car elle est le savoir le plus digne de Dieu et la science des causes premières. Or Dieu est cause de toute chose. Cette sagesse est la moins nécessaire mais aussi la meilleure de toutes les • sciences. Le Livre B est un traité d'une grande profondeur au sujet d' un certain nombre de problèmes fondamentaux en philosophie, dont la solution pourtant est renvoyée à plus tard. Pour cette raison, certains commentateurs pensent que, selon Aristote, la métaphysique devrait être une aporétique 1• 1. Voir Pierre Aubenque, le problème de L'être chez Aristote, Paris, 1962, 250ss.

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INTRODUCl'ION

Les deux premiers chapitres du Livre G (IV) présentent la science de l'être en tant qu'être, qui diffère des autres sciences en ce que ces dernières étudient des aspects particuliers de l'étant. Aristote attire notre attention sur le fait que l'étant a plusieurs significations mais que celles-ci ont toutes un rapport à la substance. C'est pour cette raison que la philosophie première doit étudier les principes des substances. Le Livre E (VI) donne la division bien connue des sciences en sciences spéculatives, pratiques et productives, pour diviser ensuite les sciences spéculatives selon le niveau des êtres qu •elles étudient : les choses considérées par la physique existent par elles-mêmes mais ne sont pas immuables ; la mathématique étudie des objets immuables qui n'existent pas par eux-mêmes, tandis que la théologie considère des objets qui existent par eux-mêmes, sont séparés de la matière et immuables. Le texte du premier chapitre du Livre E n'est pas sans présenter de sérieuses difficultés 1• Une division du réel entre les sphères ou les niveaux de l'être semble être sous-jacente à cette tripartition des sciences. Werner Jaeger a sans doute raison quand il soupçonne une influence de théories de Platon. Il y a une certaine divergence entre ce qui est appelé ici théologie et la science de l'être en tant qu'être au Livre IV. Alors que Jaeger pensait que le Livre IV reflète la dernière position d'Aristote (assez éloignée de celle de sa . Ici Averroès se fonde sur le principe qu'aucune science ne démontre l'existence de son sujet. 5. Voir notre >, dans Scripta theologica, 12, Pamplona, 1980, 457-561. Cf. G. Wieland, Untersuchungen zum Seinsbegriff im Metaphysikkommentar Alberts des Groflen. BGPhThMA, Münster, 1972. 6. O.c., I, tract.!. ch.11 (Geyer 28, 61 ).

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INTRODUCl'IUN

sur l'être en tant que le sujet véritable de la métaphysique, alors que cette science concerne aussi toute l'échelle des étants, tant les choses matérielles que Dieu. La notion de la métaphysique de saint Thomas sera traitée cidessous. Au point où nous en sommes, il est cependant utile de mentionner qu'il a été le premier philosophe à montrer clairement comment on élabore cette discipline ; il en déte11rl.Îne la nature et en fait une doctrine de l'étant. Tout en confirmant la valeur de la métaphysique, il explique également comment Dieu appartient aux thèmes étudiés dans cette branche du savoir philosophique. Duns Scot enseigne que l' ens commune est le sujet de la métaphysique. Ceci, toutefois, signifie l'étant totalement indifférencié, commun à Dieu et aux créatures. L'acte d'être est l'un des attributs de l'étant individuel. La métaphysique, par conséquent, étudie l'essence (esse quidditativum) et non pas l'être qui se trouve en dehors de l'essence'. En déclarant que l'étant, compris de cette façon, est le sujet de la métaphysique, Scot parvient à faire de la métaphysique une science absolument nécessaire : la théologie et la philosophie de la nature sont toutes deux des déte11rli11ations supplémentaires de la connaissance primaire et fondamentale de l'étant en général. Selon Scot, le concept d'étant est présupposé par tous les autres concepts. Ainsi, cependant, Dieu est rendu dépendant de notre concept humaine de l'étant, même si Scot souligne qu'aucun concept ne contient Dieu2 • Puisque notre aperçu historique des différentes conceptions sur la métaphysique se limite aux philosophes principaux, il nous faut maintenant passer à Suarez. Ce philosophe et métaphysicien espagnol abandonna la forme littéraire d'une paraphrase ou d'un commentaire du texte d'Aristote, en usage depuis le xrrre siècle, pour composer un vaste traité qui, grâce à ses mérites (et à son utilisation dans de nombreux collèges des Jésuites) eut une influence considérable pendant

1. Quaest. in M etaph., I, 1, n.33 : « Ens inquantum ens potest habere passionem aliquam quae est extra essentiam eius inquantum est ens ; sicut esse unum vel multa, actus vel potentia est extra essentiam cuiuslibet inquantum est ens sive quid in se >>. 2. Voir J.Owens, « Up to what Pointis God lncluded in the Metaphysics of Duns Scotus ?,,, dans Mediaeval Studies, X (1948), 163-177; E.Gilson, Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, Paris, 1952, 91-94. Cf. le texte de I' Ordinatio, I, d.3, p.l, q.3 (Opera omnia (Vat.), Ill, p.68). Selon Scot la première di vision de l'étant est celle en étant infini et étant fini. Pour les discussions sur le sujet de la métaphysique dans cette période voir A.Zimmermann, Ontologie oder Metaphysik ? Die Diskussion über den Gegenstand der Metaphysik im / 3. und /4. Jahrhundert, Leiden/Kôln, 1965.

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plus de deux siècles. Suarez reproche à Scot d'avoir fait de notre façon humaine de concevoir l'étant la manière dont les choses sont réellement. Suarez lui-même établit une distinction entre le concept ne peut être autre chose que la science des limites du savoir humain. De cette manière, Kant introduit un changement évident dans la signification du mot . D'une étude de l'étant celle-ci devient la critique de la connaissance4 • La métaphysique, au sens traditionnel du mot. est impossible, mais Kant continue à utiliser le te1111e pour désigner une science générale qui inclut l'ontologie, la physiologie, la cosmologie et la théologie. L'ontologie est la science critique de nos concepts. Elle est aussi appelée philosophie transcendentale parce qu'elle consiste dans l'étude des conditions et des premiers éléments de notre connaissance a priori5• Avant Kant, Baumgarten avait souligné la nécessité d'une telle science des fondements du savoir humain6 • Ce qui est propre à la conception de Kant est la thèse selon laquelle l'objet de notre connaissance prend la

métaphysique contiennent des arguments fondés sur l'expérience et les faits. Sa réponse est négative et il conclut: >. 1. Cf. D'Alembert, >, dans Diderot et D'Alembert, Encyclopédie, l 100. Turgot et Condorcet étaient d'accord avec leur opinion. Voltaire compare les études métaphysiques à un jeu avec des ballons : si l'un de ceux-ci est touché un peu durement, il est percé; l'air s'echappe et rien ne reste. 2. Prolegomena zu einer jeden zukünftigen Metaphysik, 51. 3. Kritik der reinen Vemunft, Préface à la deuxième édition. 4. Voir T. Ando, Metaphysics. A Critical Survey of lts Meaning, The Hague, 1963, 40-70. 5. Preisschrift über die Fortschritte der Metaphysik (Akademie-Ausgabe, Bd.XX, p.260). 6. Metaphysik (1766), p. 260.

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for111e des modèles a priori de l'intellect humain 1• L'ontologie étudie ces catégories a priori. Hegel reproche à Kant d'avoir fait perdre à l'Allemagne l'intérêt pour la métaphysique 2, d'avoir même extirpé les racines de la métaphysique traditionnelle 3 • Pour sa part, Hegel a transformé la doctrine de l'étant en une sorte de logique objective: le concept a la priorité sur l'étant et la métaphysique est considérée comme la réflexion dialectique de la raison sur soi-même4 • Engels, en revanche, fait une distinction radicale entre > et . Alors que, selon lui, la métaphysique est une théorie qui considère le monde comme étant la somme d'objets indépendants. qui sont immuables (le changement n'est qu'une répétition), la dialectique est l'étude de la réalité en tant qu'un tout qui se développe selon des lois mécaniques. Dans son histoire de la philosophie, Engels est très arbitraire quant au fondement d'une division en époques et quant aux distinctions entre les différentes fo1111es de la pensée. Il attribue, par exemple, l'origine de la métaphysique (comme il la voit) aux penseurs anglais Francis Bacon et John Locke, pour lesquels les choses et les concepts sont deux réalités qui doivent être étudiées séparément l'une de l'autre5• La condamnation de la métaphysique classique par Nietzsche a un ton presque lyrique; les constructions métaphysiques, déclare-t-il, sont le résultat de l'incapacité, de l'ignorance et de l'épuisement. La métaphysique est la science des erreurs humaines. La grande erreur de la métaphysique classique fut de. donner la priorité à l'être sur le devenir6 • Bergson, par contre, montre un certain goût pour la métaphysique classique et la considère même comme une expression de la 4 • Quand on se sent concerné par ce problème, il devient possible de s'ouvrir à l'Etre. Heidegger souligne que l'Etre, vers lequel nous pouvons nous élever en métaphysique, n'est pas Dieu mais simplement > et, simultanément, ce qui est le plus proche de nous5• L'Etre est Lichtung, c'est-à-dire, une révélation de soi éclatante, mais il se dissimule aussi. Il est ordonné à l'homme mais il demeure à une certaine distance de lui. Si l'on oublie cette différence ontologique (la distinction entre l'Etre (das Sein) et l'étant 1. M. Jacob, dans Revue de métaphysique et de morale, 1889; M.L. Couturat, ibid., 1900, p. 93 (cité d'après R. Garrigou-Lagrange, Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques 2, Paris, 1922, 62). 2. Voir son Einleitung au livre Was ist Metaphysik ?2 , dans Wegmarken, Frankfurt a.M., 1967, p.198ss. A comparer G. Haeffner, Heideggers Begriff der Metaphysik, München, 1974; F. Wiplinger, Metaphysik. Grundfragen ihres Ursprunges und ihrer Vollendung, publié par les soins de Peter Kampits, Freiburg/München, 1976. 3. Voir son Platons Lehre von der Wahrheit. 4. Was ist Metaphysik ?, Frankfurt, 1960. Leibniz a soulevé la même question, mais sa réponse était bien différente : tout étant a une raison suffisante pour exister. Voir son Principes de la nature et de la grâce fondés en raison (Die philosophischen Schriften, Gerhardt VI 602). D'après saint Thomas l'étant se montre comme vrai et comme ayant une cause. Voir plus loin, ch.6. 5. Briefüberden Humanismus, dans Wegmarken, p. 162.

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(das Seiende), on se maintient au niveau de l'étant'. Heidegger a l'intention de conduire une étude métaphysique car il recherche les causes les plus profondes ou, au moins, le fondement des choses. Il s'attache cependant à une approche strictement phénoménologique. L'Etre devient des significations aux choses, saint Thomas affirn1e sans hésiter que la métaphysique est une connaissance non subjective de la réalité et qu'elle est indépendante des expériences qui appartiennent au monde subjectif de l'homme. Une telle connaissance est possible grâce à la capacité de l'intellect d'abstraire l'universel et le commun des choses concrètes et individuelles que nous percevons. L'héritage du > se fit aussi sentir dans la tendance à ne réserver le te1111e de connaissance scientifique qu'à la science empirique, comme le voulait Auguste Comte au dix-neuvième siècle5 • Moritz Schlick soutient la même théorie: il n'y a pas d'autre champ de vérité scientifique hormis celui des sciences. Les > 6 • Les questions concernant les contenus essentiels des choses ne sont qu'une association de mots dénuée de sens. Le fait que cela ne se perçoive pas facilement explique qu'une grande partie des spéculations philosophiques a suivi une fausse piste pendant plus de vingt-cinq siècles7. Selon Schlick, la raison humaine est incapable de

1. Phénoménologie, p.169ss. 2. Phénoménologie, p.344. 3. A. De Waelhens qualifie la position de Merleau-Ponty comme >. Voir son Une philosophie de l'ambiguité, Louvain/Paris, 1963. 4. Voir plus loin ch.VI sur la vérité de l'étant. 5. Sur cette vue moniste de la connaissance scientifique cfr J. Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, Paris, 1963. 6. ,, Die Wende der Philosophie», dans Erkenntnis, 1930-193 l, 7. 7. Philosophical Papers II (1925-1936), publié par H.L. Mulder et B. van de Velde, Dordrecht, 1979, 312.

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déductions valides. La seule tâche qui reste pour la philosophie est d'éclairer le sens des mots. Rudolf Carnap partage cette opinion : la philosophie prise au sens d'un système d'affirmations for111ulées indépendamment des théories scientifiques, n'existe simplement pas 1 • Selon Carnap et ses collègues néo-positivistes, la métaphysique peut exprimer certains sentiments (Lebensgefühle) mais elle est dépourvue d'une valeur authentique pour le savoir humain : on peut comparer les métaphysiciens à des gens sans talent qui font de la musique2 • A. Ayer rejette lui aussi la métaphysique en tant qu'une approche du réel3 • Selon H. Reichenbach, le fait d'avoir laissé l'âge métaphysique derrière nous représente un réel progrès. Les philosophes d'Oxford, par contre, adoptent un point de vue moins négatif. Ils estiment que, même si la métaphysique n'est pas scientifique, elle peut néanmoins avoir une certaine valeur. Ils la considèrent comme une organisation schématique possible de la pensée et comme une façon de considérer les choses, qui donne un certain sens, sans être définitivement vraie ou fausse. Ainsi la métaphysique devient un jeu avec le langage4 • Popper et Strawson sont même plus positifs. Le premier fait une distinction entre des thèses empiriques et d'autres non empiriques ; le principe empirique n'est applicable qu'aux premières et n'est en rien une preuve contre l'existence de la métaphysique. La tâche de la métaphysique reste néanmoins limitée. Dans la théorie de Popper, la métaphysique ne fournit que des modèles à la pensée. Strawson envisage la métaphysique comme une clarification descriptive des concepts fondamentaux5 • Le principe empirique de savoir qu'une affmnation n'a de sens que si elle peut être vérifiée de façon empirique, n'est pas considéré comme absolu par tous les positivistes. Arrivé à ce point, il est utile de noter que saint Thomas fait remarquer à plusieurs reprises que bien que toute notre connaissance nous parvienne à travers les sens, notre intellect voit cependant plus dans les données de l'expérience sensible

1. « Die alte und die neue Logik», dans Erkenntnis, I (1930-1931) 12-26, p.20. 2. >, dans Erkenntnis, II (1932) 238 ; 240. 3. Voir son The Foundation of Empirical Knowledge, London, 1940, 274; Language, Truth and Logic, 1. 4. Cf. F.Weismann, Linguistic Analysis and Philosophy, p.38ss. 5. Voir K. Popper, The Logic of Scientific Discovery; F. Strawson, An Essay in Descriptive Metaphysics ; D. Antiseri, Perchè la metafisica è necessaria per la scienza e dannosa perla fede, Brescia, 1980, chapitres 4 et 5.

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INTRODUCJ10N

que les sens eux-mêmes qui présentent ces données 1• L'intellect, par exemple, peut connaître les substances; il peut distinguer entre l'acte et la puissance aussi bien qu'entre le substantiel et l'accidentel; il parvient à connaître la causalité et peut même laisser de côté l'aspect matériel des choses en vue d'étudier l'étant en tant que tel et ses attributs. Une autre école de pensée, qui était fort répandue dans la première moitié du xx• siècle, s' appele le thomisme transcendantal. Celle-ci met en relief le fait que c'est l'homme qui soulève la question de l'être et du sens des choses; par conséquent, l'homme peut déterminer en partie ce sens. En effet, l'homme ne peut rien faire d'autre que partir de son propre monde quand il soulève la question de l'être des choses2• Alors que d'après la méta-physique réaliste la méthode objective relie notre savoir métaphysique à la réalité et est guidée par l'évidence objective, en recourant à la méthode transcendantale, on revient aux conditions subjectives de notre connaissance3 • Le point de départ historique de cette école, qui a exercé une influence considérable, est une thèse de Joseph Maréchal s.j. 4 Maréchal espérait parvenir aux mêmes conclusions que celles acceptées par saint Thomas, en utilisant la méthode transcendantale kantienne. E. Koreth alla plus loin que Maréchal en soutenant que la méthode transcendantale était la seule valide5 • Le thomisme, cependant, rejette catégoriquement cette méthode transcendantale: jusqu'à l'époque de Kant, ou au moins jusqu'à Descartes, elle n'était pas utilisée. On ne saurait raisonnablement prétendre que les grands métaphysiciens du passé ont suivi une méthode insuffisante ou erronée et que leurs vues manquent d'un fondement adéquat ou sont toutes fausses. De plus, il est clair que les sciences positives n'utilisent pas cette méthode transcendantale; elles arrivent néanmoins à une connaissance véridique du monde matériel. Une réflexion sur les facteurs subjectifs dans notre connaissance est possible et même nécessaire, mais cette réflexion n'est pas une condition qui 1. Voir plus loin les chapitres sur la substance et la causalité. 2. Voir E. Coreth, s.j., Metaphysik, Innsbruck, 1961, p.13; J. de Vries, s.j., « Der Zugang zur Metaphysik >>, dans Scholastik 16 ( 1961) 480-496. 3. L'expression (Kritik der reinen Vernunft, B 25). 4. Le point de départ de la métaphysique. Cet ouvrage a été publié à partir de 1923 en cinq tomes (d'abord à Bruges/Paris, plus tard à Bruxelles/Paris et, enfin, à Louvain/Paris). 5. Voir R. Henle,

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détermine intrinsèquement notre savoir : toute réflexion présuppose que ce qui est évident est vrai et, par conséquent, que tous les étants sont connaissables et qu'il y a une harmonie entre les facultés cognitives de l'homme d'une part et les étants d'autre part. Dans les pages qui suivent, le lecteur pourra se persuader qu'une approche métaphysique objective du réel est possible. Enfin, il faudrait remarquer que la métaphysique de saint Thomas n'étudie pas ce qui est> en tant qu'opposé à ce qui est subjectif1, mais qu'elle considère l'étant. dans ce contexte. De plus, que dit saint Thomas des vues apparemment contradictoires exprimées par Aristote concernant le sujet de la métaphysique? L'origine des sciences théoriques est fréquemment considérée comme étant le résultat d'une abstraction progressive: on fait abstraction de l'individualité des choses, de leurs qualités sensibles et finalement, de toute matérialité. Référence est faite à quelques textes de saint Thomas qui semblent énoncer une telle abstraction progressive en trois étapes4 • En fait, cette opinion était commune à presque tous les néo-scolastiques: J. Gredt et J. Maritain y souscrivent5 et on le trouve aussi dans les écrits de thomistes contem-

1. Voir ln Ill Metaph., leçon 4, n.384: > ; In IV Metaph., 1.1, n.533 : >; In VI Metaph., 1.1, n.1145: « ...ex quo ens est subiectum huiusmodi scientiae ». Voir aussi A. Moreno, >, dans The Thomist, 1966, 109-135. 2. Voir la note précédente. 3. In VI Metaph., leçon 1, n.l 165. 4. S. Th. I 85, 1 ad 2; ln III De anima, leçon 12, n.781ss. 5. J. Gredt, Elementa philosophiae aristotelico-thomisticae, I, n.230s.; J. Maritain, Les degrés du savoir, p. l 06ss.

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porains comme M.-V. Leroy' et C. Vansteenkiste 2 • Elle se heurte cependant à de nombreux textes dans lesquels saint Thomas affin11e que l'abstraction est double 3• Il faut aussi prendre en considération le passage bien connu de l' Expositio in Boetii de Trinitate au sujet de la separatio, opération de l'intellect au moyen de laquelle la métaphysique est constituée 4 • Il y a plusieurs années, L.B. Geiger a fait remarquer que la rédaction originale de ce texte, dont l'autographe existe encore, connaît trois versions successives. Cela signifie que saint Thomas s'est donné beaucoup de peine pour trouver la meilleure fu11nulation de ce qu'il voulait dire ; la troisième version doit être considérée comme l'expression définitive de sa pensée à ce propos 5 • Dans la première version, saint Thomas note que l'intellect doit s'assimiler au réel et que cela se produit par l'intc1111édiaire des étapes successives d' abstractio et separatio6 • A ce stade déjà, une fo1111e de separatio est mise en relation avec l'être (esse) des choses. Ce qui est caractéristique de ce texte est que l'intellect doit s'assimiler successivement aux différents degrés de l'étant: de ce fait, la hiérarchie de l'être est décisive pour la classification des sciences théoriques7• Ce texte est néanmoins corrigé par saint Thomas dans la rédaction définitive. La cause de la classification des sciences théoriques se trouve dans l'intellect lui-même. Premièrement, une abstractio totius a lieu, c'est-à-dire, l'intellect abstrait, de l'objet sensible connu de lui, le 1. >, dans Divus Thomas (Piac.), 1947, 206223. 3. S. Th. I 40, l : « ...quod duplex sit abstractio per intellectum »; Comp. theol. I, ch.62 ; Exp. in Boetii De Trinitate, q.5, a.3: « Unde cum abstractio non possit esse proprie loquendo nisi coniunctorum in esse, secundum duos modos praedictos, scilicet qua pars et totum uniuntur vel forma et materia, duplex est abstractio, una qua forma abstrahitur a materia, alia qua totum abstrahitur a partibus>>. Voir aussi ln I Metaph., leçon 158; ln Ill Meta.ph., leçon 2, n.357. 4. Question 5, art.3. 5. >. 2. Voir G. van Riet,

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tuitions semblent résulter davantage d'une concentration de la pensée et sont souvent incontrôlables. Leur vérité doit être prouvée à l'aide d'arguments. Si quelqu'un en venait à dire que, grâce à une intuition de ce genre, il peut faire abstraction de toute matérialité dans les êtres individuels, nous objecterions que nous ne savons pas s'il est possible de faire abstraction de tout ce qui est matériel. Il y a, en effet, des philosophes qui affirment que les êtres matériels sont la seule réalité. Selon leur théorie, la philosophie de la nature est la science première et la métaphysique disparaît en tant qu' étude du réel (même si elle peut encore avoir une certaine valeur logique ) 1• Ainsi apparaît la solution à notre problème. Afin de parvenir à l'étude de l'étant en tant qu'étant, il est avant tout nécessaire de prouver que des choses immatérielles existent. Ce n'est que lorsque nous savons avec certitude qu'une substance immatérielle existe (et n'est pas que le produit de l'imagination), que nous pouvons considérer la substance en tant que telle, laissant de côté sa matérialité2• Nous atteignons cette certitude en philosophie de la nature quand, sur la base d'une analyse de ce qu'est la pensée, nous concluons que l'intellect et son fondement substantiel sont immatériels. Arrivés à cette conclusion, nous nous trouvons à la frontière entre la physique et la métaphysique et sommes à même d'entrer dans cette dernière3 • Ayant démontré l'existence de l'être immatériel, nous affranchissons l'étant d'une identification avec la réalité matérielle en reconnaissant qu'il n'est pas nécessairement réduit à celle-ci4 • Cela signifie que nous acquérons une nouvelle compréhension de l'étant, plus profonde et purifiée. Dans l'être matériel qui nous est accessible, nous pouvons déso1111ais faire une distinction entre tel ou tel étant et l'étant en général. Jusqu'à présent, l'étant étudié par l'intellect était l'être matériel (la quiddité des choses matérielles). C'était d'ailleurs le sens du ternie étant. En métaphysique, en revanche, notre concept de l'étant change de signification: ici le mot veut dire ce qui est réel sans considérer si ce qui est réel est matériel ou non. Ce concept 1. Voir Aristote, Métaph. 10263 27; S.Thomas, ln VI Metaph., leçon 1, n.1170. 2. Cf, Exp. in Boetii De Trinitate, q.5, a.3 : >. 3. Cf. ln Phys., leçon 4, n.175 : Voir aussi ln I Metaph., 1. 12, n.181 : « ... quia in rebus non solum sunt corporea sed etiarn quaedam incorporea ut patet ex libro De anima ». 4. Exp. in Boetii De Trin., q.5, a.3 : « .. .intelligit unurn alii non inesse >>.

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INTRODlJCl'ION

métaphysique présuppose une connaissance détaillée de l'étant (la preuve de l'immatérialité de l'âme humaine), alors que notre premier concept de l'étant est confus et précède les autres concepts 1• Cependant, cela ne veut pas dire que la métaphysique n'étudie plus le monde matériel. Saint Thomas corrige résolument la thèse d'Aristote selon laquelle la philosophie première (théologie) n'a comme sujet que les choses immatérielles2 • Il insiste sur le fait que le sujet de la métaphysique, à savoir le réel étudié par cette science, est l'étant, incluant les choses matérielles, quoique non en tant que matérielles 3 • Ainsi il devient clair que la séparation mentionnée ci-dessus donne accès à l'étant d'une façon nouvelle et permet de le découvrir dans toute sa profondeur, sa vraie nature et ses causes ultimes. Ce qui est totalement nouveau dans la manière dont saint Thomas fonde scientifiquement la métaphysique, est que, d'un côté, il considère la connaissance de l'existence des choses immatérielles comme constituant la condition pour entrer dans la métaphysique, alors que d'un autre côté, il soutient résolument que le sujet de la métaphysique ne se limite pas à l'être immatériel mais englobe aussi les choses matérielles, c'est-à-dire qu'il est la totalité de la réalité (créée). Par conséquent, les sujets des trois branches des sciences théoriques ne sont pas constitués par les différents degrés de l'être en lesquels le réel est divisé selon les platoniciens4 • Dans ce contexte le Proème du Commentaire de la Métaphysique mérite d'être mentionné car il regroupe, dans une synthèse, les avis différents sur la science la plus élevée que l'on trouve dans le texte 1. Voir S. Th. I 85, 1 ad 2 : >. 2. ln VI Metaph., 1.1, b.1165 : >. 3. Plusieurs passages des œuvres de saint Thomas suggèrent que celui-ci préfère dire que le sujet de la métaphysique est l'étant (tout court), que l'étant en tant qu'étant. Cf. le proème du Commentaire sur la Métaphysique: >; ln IV Metaph., 1.1, n.529 : >. Que saint Thomas s'exprime ainsi est d'autant plus remarquable qu'Aristote ne le fait pas. 4. On pourrait objecter que dans quelques textes (ln XI Metaph., 1.7, n.2267 et n.2248) un ordre de sujets est mentionné, dont l'ordre des sciences est dit dépendre. La réponse est qu'ici saint Thomas parle de sciences particulières qui concernent une classe d'étants, et non de la métaphysique.

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d'Aristote. Dans ses observations préliminaires, saint Thomas présente, en effet, une synthèse des diverses vues de la philosophie première exposées dans le traité d'Aristote. En procédant ainsi, il ne parle pas d'une division du réel mais d'opérations de l'intelligence. Les sciences premières et plus nobles doivent correspondre le plus possible à l'intellect et traiter de ce qui est le plus intelligible. Ceci est: 1) ce qui procure la certitude (à savoir la connaissance des causes premières); 2) les choses les plus éloignées du sensible, c'est-à-dire, les plus universelles, tels l'étant, l'unité, etc. ; 3) ce qui est le plus éloigné de la matière, comme Dieu et les êtres spirituels. Après un examen approfondi, il apparaît néanmoins qu'une seule et même science étudie 1), 2) et 3), car les choses immatérielles sont les causes des êtres, et une seule et même science étudie les causes d'un genre aussi bien que ce genre lui-même. Mais le sujet propre de la métaphysique est l'étant (en tant que il est commun à toutes les choses, ens commune); l'achèvement de la métaphysique est la connaissance des causes de l'étant. Insistons ici sur l'importance du tenne sujet (subjectum): grâce à ce te1r11e, saint Thomas indique que la métaphysique considère le réel comme nous le trouvons et tel qu'il est en lui-même. Ainsi il écrit au début de son traité sur la division des sciences théoriques que le but de ces disciplines est la vérité, c'est-à-dire la connaissance du réel et que, pour cette raison, les choses non produites par l'homme sont les sujets qu'il considère 1• A chaque fois que l'étant est examiné sous un aspect ou mode particulier d'être, à la connaissance duquel une faculté de connaissance est ordonnée (les sens) ou sur lequel l'intellect se concentre, nous parlons de l'objet d'une faculté 2 • La façon d'appréhender la chose et l'aspect d'une chose qu'on perçoit, dépendent des facultés cognitives particulières 3 • L'usage du ternie subjectum nous apprend d'ailleurs aussi qu'en métaphysique, l'étant (créé) n'est considéré sous aucun aspect limité. Saint Thomas ne se contente pas de corriger la position d'Aristote sur la métaphysique, il est même convaincu que Platon et Aristote ne se l. E:xpositio in Boetii De Trinitate, q.5, a.!. 2. Voir Q.d. de anima, a. l 3 : « Oportet attendere distinctionem obiectorum secundum quod obiecta sunt differentiae actionum animae et non secundum aliud » ; S. Th. I, l, 7 : « Sic enim se habet subiectum ad scientiam sicut obiectum ad potentiam vel habitum ». Le mot obiectum dans son sens technique est entré en usage autour de 1240, quand >, nous n'allons pas jusqu'à penser à une réalisation particulière de l'être ou à un étant particulier, mais nous ne considérons que >, tout en sachant que nous dégageons l'étant de sa matérialité. Pour cette raison, le concept de 1. Dans S. Th. 44, 2 il écrit que Platon et Aristote ont considéré l'étant sous un aspect particulier, ou bien en tant qu'il est cet étant ou en tant qu'il est un tel étant. D'autres philosophes sont allés plus loin pour parvenir à l'étude de l'étant en tant qu'étant et à celle de la cause des choses>>. On a cru pouvoir relever une contradiction avec Q.d. de potentia, q.3, a.5, mais ce dernier texte ne dit pas plus que ceux qui ont suivi Platon et Aristote et qui se sont servis de leurs principes ont atteint la Cause de l'étant. Si dans ln Vil/ Phys., 1.2, n.975 Thomas écrit que Platon et Aristote ont découvert le >, cela ne veut pas nécessairement dire que ces deux philosophes ont mis au point la philosophie de l'être. Certes, ils ont découvert l'existence de principes immuables et nécessaires, mais ils n'ont pas bien saisi la dépendance de toutes les choses d'avec Dieu. Enfin nous voudrions faire remarquer que des propos en apparence plus positifs sur Platon et Aristote dans certains ouvrages de l' Aquinate peuvent aussi témoigner d'une tentative de s'opposer à des interprétations qui réduisaient la pensée d'Aristote à des positions païennes, inconcliables avec la foi chrétienne. Ces interprétations pouvaient provoquer une réaction d'un rejet total, comme il est arrivé en 1277. Voilà pourquoi Thomas les combat. 2. Voir notre La théologie philosophique de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1995, ch.4.

ORIGINE ET UTILISATION DU TERME dans >, en revanche, n'exclut pas que l'étant et son contenu varient selon que l'on traite de l'acte ou de la puissance, de la substance ou de l'accident; , Forschungen zur neueren Philosophie und ihrer Geschichte, tome 14, Würzburg, 1962, 32-39; J. de Vries, «Das esse commune bei Thomas von Aquin>>, dans Scholastik 39 (1964), p. 163-177. Voir Suarez, Disp.metaph., d. l, sectio I 26 : « ... ostensum est enim obiectum adaequatum huius scientiae debere comprehendere Deum >>. 4. Expos. in librum Dionysii De divinis nominibus, ch.5, leçon 2, n.660 : >; De potentia, q.7, a.2 ad 4: >. Voir aussi S. C. G. I, c.26 et la Préface du Commentaire sur la Métaphysique. Avicenne rejetait la thèse que Dieu est le sujet de la métaphysique pour la raison qu'aucune science ne démontre l'existence de son propre sujet (qui est donné), alors que l'existence de Dieu est prouvée en métaphysique. Néanmoins Avicenne semble placer Dieu sous le concept de l'étant. Voir A.Zimmermann, o.c., (n.24), p.114. 5. Saint Albert le Grand concevait l'esse créé. en tant que celui-ci émane de Dieu, comme le sujet de la première philosophie : « ...esse enim quod haec scientia

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INTRODUCTION

saint Thomas sur la separatio, qui donne accès à la métaphysique : en tant que celle-ci est un jugement, elle réfère à l'acte d'être (esse) et, par conséquent, la métaphysique devrait avoir pour but la connaissance de l'acte d'être'. De Raeymaeker fait sienne cette position en affi11nant que saint Thomas a élevé la métaphysique au-dessus de l'ordre de l'essence pour la concentrer sur l'être 2 • G.B. Phelan3 et J. Owens 4 partagent aussi l'opinion que l'acte d'être doit être le sujet propre de la métaphysique. Cette opinion les met en conflit avec une ancienne position plus essentialiste selon laquelle l'acte d'être ne peut pas être le sujet de la métaphysique, car l'acte d'être des choses est souvent une existence contingente et individuelle, alors que la science recherche l'universel et le nécessaire5• D'autres auteurs soutiennent que le sujet de la métaphysique ne se litnite pas à l'essence mais comprend aussi l'acte d'être 6• Cette discussion est, cependant, largement superflue si l'on considère que, selon saint Thomas, les choses matérielles aussi bien que les choses immatérielles constituent le sujet de la métaphysique7 • Quand il écrit que l'étant (ce qui est) est ce sujet et que l'acte d'être est l'élément le plus formel en lui8 , il veut dire que la métaphysique considère le réel considerat ... accipitur ... prout est prima effluxio Dei et primum creatum >> (ln I Metaph., tr.1, ch.2: Geyer 2, 3-4). 1. Expos. in Boetii De Trin., q.5, a.3: > 2. , in The New Scholasticism 20 (1946), p.72-81 ( « the object of metaphysics is existential essence>>). 7. Celles-ci ne sont pas le sujet au sens strict du terme, parce que leur existence n'est pas donnée, mais est à démontrer. 8. Voir le premier chapitre.

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et' l'acte d'être des choses, mais dans un sens universel et sans exclure l'essence: , dans Revue thomiste 47 (1947) 113-134. 4. Expos. in Boetii De Trinitate, q.5, a.3 : « Secunda vero operatio respicit • • 1psum esse re1 >>. 5. F.D. Wilhelmsen, >, The Thomist 41 (1977) 317-349.p.339: « ... the insight that the esse is not-being-a-subject >>.

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INTRODUCTION

du prédicat) exprimée dans toutes nos propositions devrait pour cette raison être niée de toutes les affi1111ations faites en métaphysique. Mais ces auteurs ne font pas de distinction entre nos énonciations concernant Dieu et celles relatives aux choses (créées). En ce qui concerne les premières, en effet, on ne peut pas tirer argument de la composition propre à nos énoncés (en Dieu il n'y a aucune composition) 1, mais en ce qui concerne les énoncés au sujet des êtres (créés), il en va différemment : la composition du sujet et du prédicat évoque la distinction entre l'essence et l'acte d'être. Si nous situons le passage del' Expositio in Boetii de Trinitate sur la séparation dans ce contexte, son sens devient clair : afin d'étudier l'être commun, il faut le libérer de sa matérialité. L'abstraction simple n'est pas adéquate car on ne peut abstraire des fo11nes qui, dans le réel, sont dépendantes de et restent identiques aux choses dont elles ont été abstraites 2 • D'autre part, un jugement négatif concernant le réel déclare séparées des choses qui sont effectivement séparées. Par rapport à l'élaboration de la métaphysique, la séparation ne signifie pas autre chose que la perception que toute chose n'est pas matérielle. Cette perception nous pe1111et d'élaborer un nouveau concept de l'étant. La fonction de la séparation en métaphysique n'est pas la même que celle de l'abstraction en philosophie de la nature. La séparation est une condition externe, alors que l'abstraction est intrinsèque à toute démarche scientifique qu'elle accompagne tant en philosophie de la nature qu'en métaphysique 3 • Grâce à ce qui précède, il est devenu clair que, contrairement à ce qu'une opinion assez répandue soutient, la métaphysique n'est pas un type de connaissance placé à côté du réel, ayant des abstractions pour objet. Selon cette vue erronée, elle traiterait d'une sphère de l'être cachée et écartée de la réalité empirique. S'opposant à cette opinion, saint Thomas soutient que la métaphysique est l'étude de tous les étants, c'est-à-dire, en premier lieu, de ce qui est accessible de façon immédiate : la réalité empirique. Certains ont objecté que la réalité, en métaphysique, est désincarnée à cause de la séparation et de l'abstraction, 1. Voir S.Th. I 3, 4 ad 2; 13, 12. 2. L'abstraction de l'universel (par exemple, la nature humaine) de l'étant individuel est possible parce que la nature humaine n'est pas identique à l'individu. L'abstraction des formes quantitatives d'un sujet concret est possible en tant que l'étendue n'est pas identique aux qualités sensibles ni ne dépend de celles-ci. 3. S. Th. i 85, 1 ad 2 mentionne modes d'abstraction. Cela ne contredit pas ce qui a été dit ci-dessus, mais est une expression générale qui exprime le fait que, après la séparation, on se meut sur le plan de la métaphysique où, en effet, on fait abstraction des différents genres des substances.

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qui donneraient un ensemble de concepts généraux, dans lequel le devenir et l'historicité n'ont plus de place 1• La réponse de saint Thomas à cette objection est claire : la doctrine de l'être ne peut faire autrement que considérer le réel et se confo11ner à lui. Il est vrai qu'elle exclut le devenir de ses considérations, bien qu'elle l'étudie à un degré plus profond, à savoir celui de l'être en puissance. L'étant considéré en général (et non en tant qu'être humain ou être physique) est ce qui est précisément le cœur vital et la source de la réalité concrète, comme nous le montrerons ci-dessous dans le chapitre sur l'acte d'être. La métaphysique est fondée sur la conclusion qu'il existe des êtres immatériels, et, pour cette raison, elle considère les choses matérielles non pas en tant que matérielles, mais en tant qu'êtres composés qui n'existent pas par eux-mêmes. C'est une erreur de faire de l'historicité la caractéristique essentielle de l'étant. En outre, on peut aussi remarquer, contre toute critique, qu'en soulevant le problème de l'historicité et grâce au pouvoir qu'il a de réfléchir sur celui-ci, l'homme montre que, dans l'intimité de la dimension intellectuelle de son être, il se situe lui-même au-dessus de l'historicité de son existence dans le temps2• En un sens, la métaphysique de saint Thomas constitue une rupture avec la tradition en tant qu'il lui a donné une nouvelle base et de nouveaux contenus. Il a bien utilisé les acquis d'Aristote, des commentateurs grecs, d' Avicenne et de saint Albert le Grand. Par modestie et respect pour ses illustres prédécesseurs, il exposa ce qu'il y a de nouveau dans sa doctrine d'une manière aussi peu ostentatoire que possible. Sa métaphysique vise à nous rendre le réel compréhensible dans sa nature la plus profonde et dans sa source ultime. Malheureusement, nombreux sont ceux qui préfèrent leurs propres systèmes de pensée à un haut degré de subjectivité. Mais il semble que justement, ces systèmes plutôt arbitraires, bien que souvent ingénieux, ont suscité les réactions de Feuerbach, Marx, Engels, Nietzsche et des néopositi vistes3 •

1. On lit souvent que les manuels de métaphysique« fixent et gèlent» l'être. 2. Voir notre « Les théories de l'historicité de la pensée et S.Thomas d'Aquin>>, dans San Tommaso d'Aquino, Doctor humanitatis. Atti del IX Congresso Tomistico lnternazionale, /, Città del Vaticane, 1991, 237-248. 3. Cf. E.A. Malek, >, Le Monde, 10 mai 1978.

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INTRODUCTION

La métaphysique doit-elle être précédée d'une critique de notre connaissance ?

A cause des attaques lancées par Hume et Kant contre la métaphysique classique, nous devons affronter la question de savoir s'il ne faut pas tout d'abord démontrer que notre expérience du réel est fiable et exacte avant que nous puissions effectuer des considérations métaphysiques. La réponse de saint Thomas à cette question est aussi simple que courte: 1) il faut rejeter catégoriquement tout doute fondamental quant à la capacité de l'intellect à parvenir à une connaissance vraie du monde réel, car un tel doute saperait toute recherche critique, étant donné qu'une vérification recquiert l'usage de l'intellect'; 2) l'existence des êtres est absolument certaine2 ; 3) une réflexion critique, par défrnition, concerne les résultats d'une étude de notre connaissance et la suit de près. Cette analyse de notre connaissance se fait en anthropologie philosophique qui est une section de la philosophie de la nature. - En tant que science de l'être et des principes de l'être, la métaphysique est la philosophie première ; elle ne dépend pas de la critique de notre connaissance. L'être se révèle lui-même à nous, et du fait de l'évidence qui accompagne nos analyses et nos déductions, il est possible d'atteindre la certitude. La métaphysique et la foi chrétienne

Nous avons précédemment donné une explication de la façon dont, selon Thomas d'Aquin, on entre dans la métaphysique. Pour éclaircir ce point, nous avons utilisé des analyses et des considérations fondées sur la raison naturelle. Mais en réalité, saint Thomas élabora sa métaphysique dans un climat chrétien. Pour cette raison, Gilson soutient que sa doctrine de l'être, surtout en ce qui concerne ses idées centrales telles que le concept d'être, et la distinction réelle entre l'acte d'être et l'essence, dépend de la Révélation 3 • Mais nous sommes convaincus que cette interprétation est fausse. Pour expliquer ses positions fondamentales, saint Thomas choisit toujours des arguments fondés sur la raison; ainsi l'indépendance intrinsèque de la métaphysique est assurée. Cela ne veut pas dire que la Révélation ne peut servir de phare ou d'aide à la philosophie, ou qu'il n'y a pas de relation entre 1. Cf. ln IV Metaph., leçon 6, n.607ss.; S.C.G. III, ch.107. 2. Q.d. de veritate, q.10, a.12 ad 3: > ; ibidem, ad 10 : >. 3. Voir son Elements of Christian Philosophy, Garden City N.Y., 1960 et plus loin le chapitre XII.

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les deux; on peut parler d'une métaphysique qui s'est développée dans le contexte de la doctrine de la foi chrétienne. C'est précisément cette relation qui est nettement attaquée par Heidegger : toute personne acceptant la révélation divine est incapable, écrit-il, de soutenir la question la plus profonde en philosophie, à partir du moment où cette question impliquerait qu'elle abandonne sa foi 1• Pour saint Thomas, cependant, tel n'est pas du tout le cas. Premièrement, il n'est pas possible de douter de toutes les choses: à partir du moment où quelqu'un pense quelque chose, il connaît sa propre existence 2 • Il sait qu'il y a des lois générales de l'être (les premiers principes). En outre, l'étant manifeste sa capacité à être connu et sa signification, il n'y a ainsi aucun doute fondamental au sujet du sens des choses. Nous posons aussi la question de la cause de leur existence puisque elles ne s'expliquent pas par elles-mêmes. Le métaphysicien peut montrer que les êtres sont causés par l'Etre même qui subsiste par lui-même. Par conséquent, il n'est pas bien clair ce qu'Heidegger veut dire, à moins que telle ne soit son idée: toute explication et la philosophie entière doivent se contenter d'être des questions sans réponse. S'il en est ainsi, il souscrit à un a priori contraire à la tendance fondamentale de 1' esprit humain. Du reste, ses propres questions perdent leur raison d'être si elles n'ont pas de réponse. D'ailleurs, un philosophe chrétien, en dépit de la certitude de sa foi, peut utiliser la technique du doute méthodique sur certains points (qui ne sont pas immédiatement évidents), comme saint Thomas lui-même le fait, au sujet de l'existence de Dieu et de la réalité de la , . creat1on. La place de la métaphysique au sein des disciplines philosophiques

Thomas est persuadé qu'une certaine préparation est nécessaire pour l'étude de la métaphysique. Il souligne la nécessité de l'acquisition antérieure de la logique et de la philosophie de la nature. Un haut niveau de maturité mentale est aussi requis 3• Les jeunes élèves des lycées et des premières années à l'université ne peuvent l'apprendre correctement. Un étudiant en métaphysique doit avoir une bonne connaissance de la réalité sensible ; on présuppose l'étude du mouvement en philosophie de la nature. Mais, contrairement à Platon, saint l. Einführung in die Metaphysik, Tübingen, 1958, p.5. 2. Q.d. de veritate, q.10, a.12 ad 3: . 3. In VI Ethic., leçon 7, n.1209 et ln VII Phys., leçon 6.

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INTRODUC110N

Thomas ne semble pas tenir la connaissance des mathématiques pour une condition indispensable à l'étude de la philosophie première 1• La division de la métaphysique et l'ordre des thèmes

La métaphysique considère à la fois les êtres (créés) et leurs causes ; elle va ainsi vers la connaissance de Dieu. Ce que nous appelons la théologie naturelle ou philosophique n'est pas une discipline philosophique séparée, mais une partie de la métaphysique qui en constitue l'apogée. Seule la dissolution de la métaphysique classique a conduit Wolff et d'autres auteurs à considérer la théologie naturelle comme une branche particulière de la philosophie2• En ce qui concerne l'ordre des thèmes qui doivent être traités, une difficulté vient de ce que saint Thomas lui-même n'a pas écrit de traité de métaphysique ; il faut extraire ses positions de ses œuvres théologiques et de ses commentaires des écrits d'Aristote. Il fait néanmoins quelques remarques sur l'agencement des livres de la Métaphysique: les trois premiers sont des études préliminaires qui ont pour sujet la philosophie en général et les théories des premiers philosophes en particulier (livre I), la relation de l'homme au vrai (livre II) et proposent un aperçu d'un certain nombre de solutions fondamentales 3 (livre III). Le livre IV déterrnine le sujet de la philosophie première, le livre V définit les ti;;rrnes les plus fréquemment utilisés et le livre VI explique dans quelle mesure la métaphysique examine l'être4• Le livre VII commence avec la recherche de l'étant et de la substance, le livre VID traite de la substance sensible, le livre IX de l'étant en tant qu'il est divisé en acte et en puissance 5 • Le livre X étudie l'unité comme propriété de l'étant, le livre XI donne un résumé de ce qui a été

1. Voir G.P. Klubertanz, >, dans Gregorianum 35 (1951) 3-17. 2. Voir J. Owens, >, dans The Modern Schoolman 28 (1951) 126-137: . 3. Cf. ln I Metaph., 1.1, n.l; 1.4, n.60; ln JI Metaph., 1.1, n.273; ln Ill Metaph., 1.1, n.338. 4. In Vil Metaph., 1.1, n.1245; In V Metaph., 1.1, n.789; ln VI Metaph., 1.1, n.1144. 5. In Vil Metaph., 1.1, n.1245; ln VIII Metaph., 1.1, n.1681; ln IX Metaph., 1.1, n. 2416.

ORIGINE ET UTILISATION DU TERME >. 3. L.c., n.287. 4. ln XI Metaph., 1.6, n. 2227 ; ln XII Metaph., 1.12, n.2650. 5. In Il De caelo, 1.1, n.281 ; voir aussi notre « Saint Thomas et la diversité des opinions philosophiques >>, dans Doctor communis, 1975, 171-189. 6. Cf. ln VII Metaph., 1.3, n.1308: « Et ideo modus logicus huic scientiae proprius est et ab eo convenienter incipit >>.

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conscience peut être utile pour expliquer l'origine des premiers concepts et principes et nous rend capables d'observer comment le concept d'acte d'être (esse) émane de celui d'étant 1• La méthode la plus utilisée en métaphysique est la résolution ou réduction, processus de la pensée qui va de l'étude des effets à la connaissance de leurs causes, et du moins universel au plus universel. Saint Thomas s'étend là-dessus dans son Expositio in Boetii de Trinitate 2 • Selon Boèce, la théologie procède intellectualiter, c'est-àdire par intuition intellectuelle et contemplation, sans avoir recours aux représentations sensibles. Interprétant cette déclaration de Boèce, saint Thomas rappelle d'abord la distinction entre les deux opérations de l'intellect d'une part l'appréhension et la compréhension (intellectus ), et d'autre part le raisonnement et la déduction. Ensuite, il distingue un double accès à la vérité: 1) le modus resolutionis, activité analytique par laquelle l'esprit va du composé au simple, du tout à ses parties, du moins universel au plus universel 3 ; 2) le modus composis tionis, procédé synthétique qui va du simple au composé, des causes à leurs effets et qui voit la mutiplicité dans ce qui est un4 • Considérons d'abord le modus resolutionis. L'appréhension de contenus intelligibles (intellectus) est le point de départ de toute activité intellectuelle, mais cette appréhension est imparfaite, car celle-ci est la connaissance de certains faits de base et principes. La compréhension la plus parfaite que nous pouvons atteindre, se trouve à la fin du modus resolutionis. Elle est double : en étudiant les causes extrinsèques, nous atteignons l'Etre Premier, Dieu; en avançant au niveau des principes intrinsèques, en direction de ce qui est plus universel, nous atteignons les concepts les plus universels que la raison distingue dans le tout concret. Si quelqu'un objectait que cette connaissance des concepts les plus universels est imparfaite (comme l'est celle de l'étant, le premier concept), plutôt que d'être l'apogée des efforts intellectuels humains, nous répondrions qu'il existe une connaissance double de l'universel: .... . . ... une prem1ere connaissance se situe au commencement et est tres imparfaite car on ne connaît que l'universel; mais la seconde manière 1. Voir plus loin les chapitres XII, XVI et XVIII (la formation des concepts d'être, de substance et de cause). 2. Question 6, article 1. 3. L'universel est plus simple que le particulier, 4. In Il Metaph., 1.1, n.278. Voir aussi L.-M. Régis, > est un principe que nous atteignons par déduction ; il s'applique aux actes que nous expérimentons aussi bien qu'à tout autre acte. Concernant le second argument, relevons que nous nous servons de déductions rigoureuses non seulement au niveau des genres et des espèces mais aussi au niveau des concepts transcendantaux analogues. Un exemple montrera que tel est bien le cas: . Ce principe est tenu pour vrai dans les différentes catégories de l'être. Si l'on objecte que cet exemple n'est pas une déduction stricte mais une interprétation éclairante, la réponse est que ce qui vient d'être dit s'applique aussi au syllogisme déductif utilisé au

1. S.Th. I 55, 3 ad 2. 2. « An Analysis of Reasoning. The Problem of Proof in Philosophy >>, dans Kaminski, Kurdzialek, Zdybicka, Saint Thomas Aquinas. 700th Anniversary of his Death. Modem Interpretations of his Philosophy, Lublin, 1980, 71-125, pp.123ff. 3. R.J .Henle, Method in Metaphysics. The Aquinas Lectures 1950, Milwaukee 1951, p.55: .

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sein d'un genre ou d'une espèce d'être 1• Quant au troisième argument, nous observons qu'il est absolument correct de soutenir que l'authentique métaphysique de l'être n'est pas un système constitué d'une série continue de déductions, à la façon dont Descartes, Spinoza et peut-être aussi Hegel ont développé leur pensée (more geometrico ). La métaphysique considère l'étant dans les fo11nes dans lesquelles il se présente: avec ses propriétés comme étant en acte et étant en puissance, substantiel et accidentel, cause et effet. L'existence de ces modes primaires de l'étant n'est pas prouvée de façon déductive, mais des déductions sont utilisées au sein des sections particulières de cette étude. Mentionnons enfin la méthode d'argumentation négative, appelée via negativa. Celle-ci procède par voie de négations et d'exclusion. Elle revêt une grande importance dans l'étude de l'Etre Premier.

Pratique et importance de la métaphysique La métaphysique est l'étude des causes ultimes du réel. Pour l'homme moderne, il n'est pas si facile de s'engager dans une discipline qui demande le plus haut degré d'expérience authentique, une grande capacité d'abstraction, d'analyse et de déduction 2, tout en étant, en même temps, dépourvue d'utilité pratique immédiate3 • La valeur suprême de la métaphysique réside justement dans le fait qu'elle nous procure l'ultime et la plus profonde vérité quant au réel. Elle nous donne la nourriture dont nous avons le plus besoin 4• Elle peut, en effet, 1. Saint Thomas lui-même affirme que ces déductions sont utilisées en métaphysique : > (Expos. in Boetii De Trinitate, q.6, a.!, ql.3 ad 1). 2. Cf. J. Maritain, Les degrés du savoir, p.6: >. A comparer G. Marcel, Les hommes contre l'humain, p.70: «L'inversion de la technique ne peut pas ne pas entraîner pour l'homme l'oblitération, l'effacement progressif de ce monde du mystère, qui est à la fois celui de la présence et de l' espérance >>. 3. Voir ln I Metaph., 1.3, n.65. Descartes, en revanche, affirme que les sciences théoriques, en raison de leur inutilité, doivent être remplacées par des disciplines qui servent à la vie pratique. 4. S. C. G. I 2: . Cf. J.Maritain, o.c., p.9: >. 6. S. C. G. I 1 : >. Cf. aussi ln Il Metaph., 1.2, n.290s. 7. M.Heidegger, Was ist Metaphysik?

CHAPITRE PREMIER ,

L'ETANT

Tout ce qui est réel, d'une pierre à une impression, d'une couleur au fait d'avoir une certaine place dans l'univers est un étant (un être). L'étant n'est pas une classe de choses mais toutes les choses sont des étants. Quelle que soit la classe à laquelle celles-ci appartiennent, ce sont des étants 1• La métaphysique a l'étant pour sujet. Dans un texte célèbre, Aristote écrit que la question de savoir ce qu'est le réel fut soulevée par le passé et est à nouveau régulièrement posée2 • Dans toutes choses, ce qui constitue leur réalité (oùcr(a) est ce qu'il y a de plus fondamental, dès lors qu'elles sont une chose ou une autre, de telle ou telle sorte, car elles existent. Pour cette raison, la métaphysique étudie les choses en tant qu'elles sont réelles et possèdent leur réalité en commun (ens commune). Donc la métaphysique n'examine pas les étants dans leur variété ou selon leurs différences génériques, spécifiques et individuelles; elle renonce aussi à l'étude de l'étant en tant que matériel, parce qu'elle cherche à connaître les valeurs les plus profondes de l'étant, communes à toutes les classes des choses. La métaphysique est un > dans la profondeur des étants qui nous entourent et de nous-mêmes.

1. Dans la métaphysique de saint Thomas il y a une nette distinction entre ens ou TO (l'étant) et esse (être). Pour éviter des équivoques nous utilisons« étant>> comme traduction d' ens, sauf dans certaines expressions comme >, « la hiérarchie de l'être>>. 2. Métaph. 1028h2. « Et en vérité, l'objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens: qu'est-ce que l'étant ? revient à demander: qu'est-ce que la substance? (oùcrla) >> (Traduction J. Tricot).

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CHAPI'IRE PREMIER

La racine du mot français> (asus en sanscrit) signifie exister. Le verbe grec désigne ainsi être réel et être présent 1• La langue grecque a un large éventail de possibilités pour utiliser le verbe être, ce qui a été, sans aucun doute, une aide pour la réflexion philosophique. Alors que les philosophes grecs, à l'origine, n'examinaient que l'étant matériel, Parménide creusa en profondeur et chercha sous les changements et la multiplicité des choses, l'étant per111anent qui est un avec lui-même et ne change pas. Cet étant est vrai et éternel, se manifeste à l'intellect tel qu'il est et ne peut être pensé autrement que comme un et immuable. Parménide est le premier penseur occidental à avoir eu une intuition métaphysique de l'étant. Héraclite d'Ephèse, en revanche, considérait le devenir comme la fo11ne primordiale de l'étant. Confronté aux opinions opposées de ces deux penseurs de première importance, Platon chercha une solution, en soutenant, d'un côté, que l'étant véritable est immuable et identique à lui-même; à l'opposé existe par contre le changement ainsi que la réalité moins authentique du monde matériel 2 • Contrairement aux Sophistes, Platon veut savoir ce qu'est le réel. Sa position philosophique implique que chacune des sciences a pour objet un secteur ou un niveau particulier du réel : le monde des Idées, les choses intern1édiaires, les corps physiques. Dans son étude de l'étant, Platon souligne davantage le contenu de l'étant (l'essence) que l'existence réelle; pour lui, l'idée de l'étant est plus importante que l'existence des choses dans le monde. Aristote combla le fossé entre le monde de l'être et celui du devenir en reconnaissant les choses matérielles comme substances, à savoir des choses qui existent par elles-mêmes et auxquelles il faut attribuer l'être véritable. Les substances sont le centre du réel et le fondement supportant les aspects accidentels des choses. Dans ses écrits, Aristote développe le fait que le mot étant est utilisé dans des sens différents. Cela veut dire que le même mot désigne des formes ou façons différentes d'être réel, des modes premiers d'être comme la substance, et des modes dérivés comme les accidents. La critique d'Heidegger selon laquelle Aristote, en centrant son étude sur les êtres individuels, en oublia l'être (esse) lui-même n'est pas correcte: Aristote donne une place centrale à l'être des substances. Mais Thomas a raison d'affumer qu'Aristote n'est pas allé jusqu'à l'étude des substances en tant que des 1. Voir J. Klowski, , qui constitue un thème important pour la recherche phénoménologique. Toutefois, ontologiquement ce terme comprend plusieurs composantes parfois indépendantes l'une de l'autre. Pour cette raison, dans ce genre d'étude la phénoménologie n'arrive pas à pénétrer dans la nature la plus profonde de l'étant. Dans son Commentaire des chapitres 2 à 4 du VIe livre de la Métaphysique, saint Thomas écrit que les sciences traitent des choses (entia secundum rem) et que les entia per accidens ne sont réels qu'en tant que des noms (c'est-à-dire quant à leur contenu, mais ce nom ne signifie pas une unité ontologique qui existe comme tel) 2 • Ils sont plutôt l'objet de la sophistique et ne constituent pas le te11ne d'un processus de causalité au sens strict. Le fait que les entia per accidens ne sont pas l'objet de la métaphysique n'implique pas, comme le soutient J. Owens, que l'être (esse) soit exclu de la métaphysique par Aristote 3 • L'être est, après tout, un attribut substantiel, ce qui veut dire qu'il appartient au cœur même des choses existantes. Cela signifie encore moins que la métaphysique n'étudie pas l'être accidentel: chaque accident possède un contenu d'être qui lui est propre (ce contenu, cela va sans dire, comprend sa 1. Summa theologiae I 44, 2. 2. In VI Metaph., leçon 2, n.1176. 3. The Doctrine of Being in the Aristotelian Metaphysics, Toronto, 1963, 309 : >.

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CHAPITRE PREMIER

relation à la substance). Ainsi ceux des accidents qui ne sont pas limités à la matière sont-ils étudiés en métaphysique. L'expression du texte entia per accidens réfère aux composés accidentels qui se présentent exceptionnellement (ut in paucioribus) et qui n'ont pas de cause en eux-mêmes. Un métaphysicien qui joue de la flûte est un ens per accidens; il n'y a pas de lien causal direct entre ses recherches métaphysiques et son art de jouer de la flûte 1 • b) L'étant perse est divisé selon des modes différents selon lesquels quelque chose peut être. On déduit ces modes d'être des manières dont quelque chose peut être dit d'autre chose 2 • Saint Thomas fournit l'explication suivante des prédicaments énumérés par Aristote3 : Un prédicat peut être dit d'un sujet de trois façons: aa) en tant qu'il est ce sujet; bb) en tant qu'il est dans le sujet, soit selon le principe matériel du sujet - nous parlons alors de quantité soit selon le principe formel de ce sujet - nous parlons alors de qualité; ou alors de telle manière que le prédicat n'est pas présent, d'une façon absolue, dans le sujet mais l'est en fonction d'une autre chose - nous parlons alors de relation; cc) en tant que le prédicat est dérivé de quelque chose qui est en dehors du sujet, comme il est le cas pour le fait d'être habillé; ou il peut être en dehors de lui comme le sont le temps, le lieu, la position ou, enfin, il peut être partiellement dans et partiellement en dehors du sujet, c'est-à-dire en faisant ou en subissant quelque chose. En dépit de plusieurs critiques dirigées à l'encontre de la théorie des catégories de l'être, la métaphysique réaliste, en particulier la philosophie de l'être de saint Thomas, considère les prédicaments comme des manières authentiques d'être réel, qui sont données d'une façon objective, indépendamment de toute considération faite par l'homme. c) Le verbe être est utilisé, en outre, comme copule. Dans cet usage, l'accent est davantage mis sur l'acte d'être que sur ce qu'est l'étant. L'étant, en fait, montre une certaine dualité parce qu'il exprime un sujet ou un certain contenu qui est réel. Utilisé dans un sens plus 1. Voir L. Dewan, « Being per se being per accidens and St.Thomas' metaphysics >>, Science et Esprit 30(1978) 169-184. 2. A comparer Métaph. V, ch.16. S. Thomas l'explique de cette façon: > (ln V Metaph., 1.9, n.889). 3. In V Metaph., leçon 9, n.891.

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large le te1me signifie même ces constructions de l'esprit que nous représentons comme des choses mais qui, en tant que telles, ne sont pas réelles (on parle d' (actualitas). Etre, écrit-il, est la réalité de tous les actes et par conséquent la perfection de toutes les perfections2 • Il exprime cela aussi de la façon suivante: > en tant que tel signifie être réel de quelque manière que ce soit. Nous pouvons par conséquent utiliser ce verbe aussi pour traduire un mode plus limité d'être réel, comme > ou bien > 3 •

1. De ente et essentia, ch.l. La division en ens in natura et ens rationis doit être réduite à cette division. 2. Q. d. de potentia, 7, a.2 ad 9: >. 3. Voir ln I Perihermeneias, 1. 5, n.73: >.

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CHAPITRE PREMIER

Quand le verbe être est le seul prédicat et est utilisé de façon absolue, il a son sens premier d' >. L'exemple donné est la proposition > 1 • Mais d'ordinaire, le verbe être unit un prédicat à un sujet : il traduit alors la réalité ou la vérité de la composition des deux ter111es. Aristote n'est pas parvenu à ces conclusions au sujet du verbe être. Même s'il écrit qu'il est impossible de connaître le ) cependant, son usage n'a aucune signification réelle 4 • Par cette assertion qu'il ne parvient pas à justifier, Carnap rejette le processus de l'analogie qui est engagé dans notre utilisation du verbe être (et non seulement dans les langues Indo-Européennes). Il refuse aussi à l'avance d'accepter un fondement plus profond pour nos énoncés sur le réel. Dans la métaphysique de saint Thomas, être réel, dans sa nature la plus profonde, devient précisément l'objet d'investi1. In II Periherm., leçon 2. 2. Anal.Post. 93°26. 3. Voir U. Degl'Innocenti, , Erkenntnis 2 (1931) 233.

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gation. Cet >, commun à toutes les choses, (même si c'est dans un sens analogue) n'est pas quelque chose en dehors des choses (sauf si l'intellect l'appréhende en un concept universel qu'il abstrait des choses), mais il est la réalité des êtres eux-mêmes 1• d) L'étant est, en outre, divisé en l'étant possible (qui n'est pas actualisé mais qui peut l'être), ens in potentia, et l'étant qui est cette possibilité portée à sa réalisation ou qui est seulement existant en acte par lui-même (ens actu). Nous parvenons à connaître cette division sur la base des changements que nous observons et parce que nous devenons conscients du fait que nous pouvons nous-mêmes faire et subir certaines choses. La philosophie de la nature des Ioniens enseignait qu'un étant pouvait être en puissance, alors que Parrnénide rejetait la puissance et le devenir. Aristote a forrnulé le premier la doctrine de la distinction entre l'étant en puissance et l'étant en acte. Psychologiquement et ontologiquement, cette division est la première division de l'être et précède même la division en substance et accidents. La relation entre une substance et ses accidents présuppose cette division entre l'étant possible et l'étant actuel: parce que la substance est détt:rrnir1ée par les accidents, elle est en puissance à ceux-ci; les accidents sont, à leur tour, actualisés et portés à l'être par la substance. Aristote et saint Thomas donnent parfois une version plus courte de cette division de l'étant, omettant le premier (a) et le dernier (d) membre. Ces textes indiquent que le mot être signifie soit les catégories de l'être, ou bien la vérité des propositions 2 • La division mentionnée ci-dessus réfère à l'étant tel que rencontré dans notre vie quotidienne, ce que l'on appelle, dans Grundprobleme der groj3en Philosophen, Gottingen, 1978, 177-220. 3. I 44, 1 ad 1 : .

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CHAPfl'RE PREMIER

L'étant est le premier concept Puisque la pensée humaine se développe graduellement et va de ce qui est plus général et est connu de façon imprécise à un savoir plus particulier, clair et distinct, le concept d'étant est le premier concept connu de nous, car il est le plus indéter11Uné et le plus général. Saint Thomas confu1ne catégoriquement que l'étant est le premier concept à entrer dans l'esprit humain. Il rappelle qu' Avicenne enseignait cette doctrine et il la trouve déjà chez Proclus 1• Il donne l'explication supplémentaire suivante: la nature est toujours ordonnée à l'unité, et c'est pourquoi toutes les choses connues doivent être contenues en une seule chose qui ne peut être que l'étant, puisqu'il est le plus général de tous. De même que la vue voit la couleur, de même l'intellect saisit-il l'étant et ce qui appartient à l'étant en tant que tel 2• Ainsi toute la vie intellectuelle de l'homme est-elle tracée: elle doit rester au contact du réel et est ordonnée au réel3 • La perfection de notre vie cognitive est la connaissance de l'Etre Absolu. La conclusion que l'étant est ce que nous concevons en premier implique aussi que nous expérimentons directement les choses et le monde ; ce fait est la base du réalisme thomiste qui exclut tout doute au sujet de ce qui est immédiatement perçu et qui soutient que la position de ce que l'on appelle le réalisme critique est intenable4 • Ainsi, le premier concept de l'étant que nous acquérons est général et encore indéte111tlné. Mais ne veut pas dire vide ou privé de sens et de réalité, comme Nietzsche le suggéra en qualifiant les concepts de l'étant et les trancendantaux comme > 5 • Bien au contraire, le contenu du mot étant signifie tout ce qui est réel et contient en lui-même la réalité de tout ce qui existe d'une manière ou d'une autre. Le concept d'étant est le premier ; cela veut dire que nous ne pouvons le clarifier ou le définir à l'aide d'autres concepts. Nous pouvons seulement relever qu'étant veut dire>. Il existe apparemment une sorte de dualité dans I. ln I Metaph., lectio 2, n.46; ln Librum de causis, prop.6, n. I 74. Cf. Avicenna, Metaphysica I 6, f.72, r.2. 2. Summa contra gentiles II, ch.68. 3. Q. d. de veritate I, 1 : > ; S. Th. I 78, 1 : « Res nata... animae coniungi et in anima esse ». 4. Le réalisme critique affirme qu'avant d'entrer en métaphysique il nous faut d'abord examiner si notre connaissance peut vraiment saisir le réel. Mais, s'il n'est pas immédiatement évident que nous saisissons le réel, comment pouvons nous devenir certains à ce propos ? Cf. E. Gilson, Réalisme thomiste et critique de la connaissance, Paris, 1939, 77. 5. Gotzen-Dii.mmerung VIII 78.

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notre concept de l'étant (une chose qui existe), que nous expliquons par cette expression. Ce qui est le plus particulier et le plus profond dans l'étant n'est pas ce qui est mais l'être réel. Thomas l'affmne à plusieurs reprises: >. 2. ln VI Metaph., 1.2, n.553: ; >. 3. ln I Sent., d.25, q. l, a.4 : >. Cela veut dire que notre premier concept (« ce qui est >>) est tiré des choses existantes et exprime le fait de leur réalité qu'elles ont en commun. Notons toutefois que notre concept du verbe « être» provient du nom étant, comme saint Thomas le dit explicitement. 4. Silvestre Ferrariensis l'appelle ens particulariter sumptum (ln I Contra Gentes, ch.25, Vill). 5. S. C. G. I 26: >, afin d'affir111er que nous connaissons l'étant dans un jugement. Ils prétendent trouver une confi11r1ation de leur position dans le texte de la Somme contre les Gentils I 55 : nous connaissons les te11nes d'un énoncé Gugement) simultanément, et non d'abord le sujet, puis le prédicat4 • Ils sont sans doute influencés par Frege et ses successeurs qui considèrent le sujet et le prédicat comme des fonctions qui dépendent de la phrase entière. Selon eux, la distinction entre le sujet et le prédicat ne vient que plus tard5 • Notons en revanche que le sujet et le prédicat pris en eux-mêmes (dans les choses qu'ils signifient) sont connus d'abord mais que, pris futtnellement, en tant que le sujet et le prédicat d'une énonciation, ils sont simultanés. De plus, saint Thomas distingue à plusieurs reprises la première et la 1. La formation d'un concept est suivi d'un jugement. Etablir les différentes catégories de l'être, pour rudimentaire que la distinction entre elles puisse être dans la pensée pré-philosophique, implique aussi la seconde opération de l'intellect. 2. Q. d. de veritate, 2, 1. 3. Ibid., 1, 1. 4. Voir S. Th. /-//, 113, 7 ad 2. 5. Cf. E. Ponferrada, , qui est totalement différent du concept de >, appartient en effet à la seconde opération de l'esprit: le concept nouvellement acquis de l'être (esse) est attribué à une chose et fusionne avec elle: nous faisons un énoncé au sujet de la réalité concrète. L'étant est un concept analogue •

La question de savoir si le tt:11ne étant est un mot univoque fut soulevée d'une façon pressante par Platon: le chaud et le froid sont des · réalités opposées, écrit-il. Comment alors l'étant peut-il être attribué à tous les deux? L'étant est-il un troisième terrne qui serait ajouté aux deux autres ? 1 Dans sa doctrine tardive, Platon réduisait la réalité entière à deux principes, l'Un et la Dyade indéfinie (appelée aussi le Grand et Petit ou l'Infini). Cette théorie semble présupposer une sorte d'univocité du concept de l'étant, comme le fait également la doctrine de la participation, telle que Platon l'a défendue. Si, au départ, Aristote a accepté la réduction platonicienne de la totalité des étants aux deux premiers principes, on ne peut exclure qu'il pensa l'étant comme un genre embrassant toutes les réalités. Cependant, de nombreux textes du Corpus Aristotelicum rejètent catégoriquement l'idée selon laquelle l'étant serait un genre: les catégories (appelées parfois les> de l'étant) ne sont pas réductibles les unes aux autres 2 • Aristote forgea même l'expression bien connue est utilisé pour désigner des mots dits de choses différentes marquées d'une proportionnalité, de même que pour signifier les terrnes qui expriment des relations variées à une première chose, comme réfère de façons différentes à la santé. Cette dernière forme d'analogie est souvent appelée analogia proportionis ou analogia attributionis". Dans son De ente et essentia saint Thomas ne qualifie pas encore d'analogie l'utilisation du mot étant dans plusieurs significations7 , mais il le fera dans ses ouvrages suivants, en particulier dans son Commentaire de la

Métaphysique 8 • La manière cependant dont l'étant est analogue demande une explication. Il faudrait d'abord noter que dans les deux modes d'analogie, il y a toujours une chose de laquelle un tel ternie est dit en premier ou dans son sens propre 9 • Ainsi la substance est le principal 1. Sur ce point voir H. Wagner, dans Kantstudien 53(1961) 75-91. 2. Cf. B. Montagnes, La doctrine de l'analogie de l'être d'après saint Thomas d'Aquin, Louvain-Paris, 1963, p.41 note. 3. Métaph. IV 2. 4. Voir Porphyre, ln Categor. 65, 18ss. 5. Cf. P. Grenet, .

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analogatum de l'étant qui lui est attribué dans son sens le plus propre. Ce n'est qu'après avoir découvert le Premier Etre, Dieu, en allant au-delà de l'étant commun 1 que Dieu devient le principal analogatum pour le nouveau concept de l'étant que nous formons alors. Selon un texte de Cajetan, le concept analogue de l'étant est dit proportionnellement de la substance et des accidents : ùne substance est à son existence ce qu'un accident est à la sienne. Pourtant leur être respectif n'est pas identique, puisqu'alors il n'y aurait plus aucune analogie mais univocité 2• Il est sans doute vrai que la substance et les différents accidents constituent des modes d'être différents. Saint Thomas lui-même parle aussi d'une proportionnalité dans l'usage du concept d'étant3• L'analogie de proportionnalité, cependant, n'exprime pas adéquatement l'analogie du concept ont une certaine relation avec la santé (à savoir comme une cause efficiente ou comme un signe extérieur). Un rapport semblable vaut pour l'étant. Cependant, saint Thomas souligne que dans les deux cas, cette relation n'est pas la même : la substance est le sujet de ses accidents, qui sont ses déterminations. 1 Il y a une relation intrinsèque entre eux et on retrouve quelque chose de l'étant dans les accidents, alors que ce n'est pas le cas dans la relation entre la nourriture saine et la santé du corps. Ce point est d'une grande importance pour déter1niner la relation des choses créées à Dieu : les créatures ont une certaine similitude avec Dieu; grà ce à celle-ci des affirmations analogues sont possibles concernant les deux2• Ce qui appartient à Dieu en tant qu'identique à son essence, les choses créées le possèdent par participation. Cette analogie entre Dieu et les choses créées, appelée transcendantale, diffère de l'analogie prédicamentale entre la substance et les accidents. Car du fait de la distance infinie entre Dieu et les créatures, il ne peut y avoir de correspondance formelle déterminée entre eux, mais uniquement une proportionnalité 3 ou, comme saint Thomas l'exprime plus tard, une relation de la cause à son effet. En tant qu'effets de l'Etre infini les choses créées ne possédent pas des perfections en commun avec celui-ci mais ont seulement une ressemblance éloignée avec leur Cause4• L'analogie de l'être peut, cependant, être déter11linée plus précisément. B. Montagnes affrr111e que, par la suite, et en particulier dans la Somme contre les Gentils I, ch.34, saint Thomas a rejeté cette analogie de proportion comme ne parvenant pas à exprimer l'analogie de l'être et que, de ce fait, la doctrine de Cajetan devient insoutenable5 • Mais cette interprétation de la pensée de saint Thomas ne semble pas correcte. Dans la Question Disputée de Potentia q.7,a.7, un traité tardif, saint Thomas divise l'analogie comme suit: a) un terme peut être dit analogiquement de deux choses en ce sens que chacune a une relation (différente) à une troisième qui les précède toutes les deux ; b) un terrne peut être dit analogiquement de deux choses selon la relation de l'une à l'autre (per respectum unius ad alterum). L'une est antérieure à l'autre 6 • Le ter1ne (en tant que dit de la nourriture et de certains signes de la santé) est donné comme exemple du premier type 1. Voir ln IV Metaph., 1.1, n.537-539. 2. ln l Sent., d.19, q.5, a.2 ad 1; Q. d. de veritate, 21, 4 ad 2. 3. Q. d. de veritate, q.3, a.1 ad 7. 4. Cf. Q. d. de potentia, q. 7, a. 7 ad 2. 5. o. c., p.73. 6. La même division se trouve en S. Th. I 13, 5.

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d'analogie: deux relations différentes à la santé sont soulignées. Saint Thomas prend , dit de quelque chose qui manifeste qu'un animal est sain, et > dit de ce qui cause cette santé (par exemple la bonne nourriture ou la bonne médecine). Un exemple du deuxième type d'analogie est le rapport entre la substance et ses accidents, en tant que les deux sont des étants, ou le rapport entre la médecine et la santé, en tant que la médecine est une cause de la santé et celle-ci son effet. Or, le te1111t: étant est dit de la substance aussi bien que des accidents, mais de telle sorte que la substance est un étant au sens propre du mot et en premier lieu, alors que les accidents sont des étants en tant qu'ils sont reliés à la substance, chaque accident l'étant d'une façon qui lui est propre. On peut appeler ce second type d'analogie, analogie de proportion, pourvu que l'on note qu'il n'y a pas de proportionnalité stricte. Ce qui est étonnant pour les exemples de ces deux textes est que > et > sont utilisés pour les deux types d'analogie. Ce qui à première vue semble une erreur ou un passage incompréhensible a en réalité une grande signification: cela indique que nous rendons nous-mêmes nos concepts analogues. Après avoir découvert les structures ontologiques sous-jacentes nous utilisons le même mot pour indiquer deux rapports différents à une même réalité. Une connaissance extrêmement précise de la différence entre les choses nous fait constater qu'une qualité ou une perfection que nous attribuons à une certaine chose appartient aussi à une autre mais d'une façon différente. Dans ces cas, il y a toujours une communauté de la res signijicata (le contenu que nous signifions par le Lt:1111t:), mais nous avons compris que ce contenu (par exemple, la sagesse en Dieu et en l'homme, l'être de Dieu et de l'homme) est réalisé d'une façon totalement différente dans les deux cas. Ainsi, nos propos > et > deviennent-ils réellement différents car la sagesse en Dieu ne peut être que totalement autre ; notre proposition > en outre ne doit pas être comprise comme exprimant une composition en Dieu. Si nous comprenons l'analogie de l'étant dans ce sens, il devient alors évident que l'assertion de Scot selon laquelle nous utilisons un concept d'étant univoque quand nous l' attribuons à Dieu et aux choses créées suppose qu'on n'a pas compris la véritable situation ontologique ou que l'on soutient que notre langage se développe à un niveau logique, isolé du réel. En d'autres te1111es, selon Scot l'ordre logique est décisif et retient sa prépondérance 1 • Pour saint Thomas, par contre, nos concepts se 1. Saint Thomas fait remarquer qu'un logicien emploie un concept univoque de la substance, alors que le métaphysicien utilise un concept analogue, qui s'adapte

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CHAPITRE PREMIER

développent avec la connaissance du monde que nous acquérons et les jugements que nous formons. La science et la sagesse ne sont pas une simple somme de connaissances additionnées les unes aux autres mais un savoir plus profond. Un jugement se termine par un concept. Si nous savons ce que nous faisons quand nous attribuons l'étant aux accidents (à la différence de l'étant qu'est la substance), le concept 2 • Selon saint Thomas, ces vues ne saississent pas la réalité la plus intime de l'étant mais sont dépendantes de représentations tirées de l'imagination. Elles n'appartiennent pas non plus à la métaphysique, qui a comme sujet l'étant en ' . . tant que commun a tout ce qui existe.

1. Einführung in die Metaphysik, Tübingue, 1953, 79. 2. Die Technik und die Kehre, 38.

CHAPITRE II ,

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LES PROPRIETES DE L'ETANT (1) APERÇU DE L'HISTOIRE DU TRAITÉ DES TERMES TRANSCENDANTAUX füSQU' À SAINT 1HOMAS D'AQUIN

Comme nous l'avons souligné dans l'introduction, saint Thomas indique que l'étude de l'étant est suivie par celle d'un certain nombre de concepts universels comme chose, unité, etc. En effet, en métaphysique aussi bien qu'en théologie, les mots unité, vérité, bonté ont été longtemps considérés comme des propriétés de l'étant et de Dieu lui-même. Leur étude scientifique commença à prendre fo1n1e durant la première partie du XIII" siècle et saint Thomas lui donna un cadre systématique définitif. Cependant, bien que jusqu'à l'époque de Kant, la plupart des philosophes aient continué à parler d'unité, de vérité et de bonté, ces te11nes ont cessé, à la fin du XVII0 siècle, de désigner des propriétés caractéristiques de tous les étants. Ils furent alors compris comme une réponse du sujet humain façonnant les faits neutres qu'il perçoit dans ses propres catégories a priori. Le terme transcendantal

Avant que nous n'entrions dans l'histoire des concepts transcendantaux, nous devons d'abord considérer le terme transcendantal lui-même 1 • Etymologiquement, le mot latin transcendere aussi bien que son original grec ùnepj3a(vetv signifie > ou bien >. Les ter111es étant, chose, un, quelque chose, vrai, etc. 1. Sur l'histoire du tenne voir H. Knittenneyer, Der Terminus Transzendental in seiner historischen Entwicklung bis zu Kant, Marburg, 1920. Cf. C. Fabro, >, in Angelicum 60 (1983) 534-558. Le terme transcendere dans son sens philosophique se trouve déjà dans la Cité de Dieu d' Augustin et Je De consolatione philosophiae, V, de Boèce.

LES PROPRIÉTÉS DE L'ÉTANT {I)

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sont caractéristiques de toutes les choses, tant des substances que des accidents. Ils ne sont pas, par conséquent, dans un genre particulier ou dans l'une ou l'autre classe de choses (par exemple, celle des plantes, des couleurs ou des grandeurs) mais ils sont au-dessus des catégories de l'étant et leurs subdivisions particulières, quoique propres à chacune d'elles. On peut utiliser ce ternie aussi dans d'autres sens, par exemple pour signifier la totale transcendance de Dieu, ou une transcendance limitée de certaines classes d'êtres. Dans cette dernière signification, > est un transcendantal comme l'est le mouvement. Jusqu'aux Temps Nouveaux le mot référait au réel. Kant lui donna un sens entièrement différent, à savoir le fait que, selon lui, l'intellect humain est au-delà des choses; l'homme donne une signification à la matière brute de la perception sensible à l'aide de certaines forrnes a priori (les fo1n1es d'espace et de temps) propres à sa sensibilité et des formes inhérentes à l'intellect (celles de substance, accident, unité, pluralité, cause, effet, contingence, nécessité, etc.). L'ouvrage principal de Kant La Critique de la raison pure a pour but d'établir cette transcendance de l'esprit humain. Le sujet humain t;1.'est pas déte111riné par l'expérience mais c'est plutôt lui qui en détermine le contenu. Ainsi on parle de philosophie transcendantale quand celle-ci attribue au sujet connaissant un rôle plus ou moins absolu par rapport aux choses 1• Cette théorie marqua un renversement total de la métaphysique classique ; son influence se répandit partout et une grande partie de la philosophie moderne n'est pas encore revenue à l'étude du sens ontologique des te1rnes transcendantaux. J. Maréchal, parmi d'autres, tenta d'introduire ce courant de pensée dans la scolastique. Selon lui, les bases de la certitude et du contenu de notre savoir ne se trouvent pas tant dans notre réception de faits évidents de la part des choses que dans la tendance naturelle de notre intellect vers la connaissance. Les philosophes réalistes rejettent ce point de vue: l'intellect est par sa nature ordonné au vrai, et cette disposition comporte une ouverture à la réception d'une connaissance certaine sans que l'intellect lui-même soir créateur de certitude. Les premiers principes ne sont pas, par conséquent, un produit du sujet 1. A l'époque de Kant l'expression philosophia transcendentalis était utilisée par Franz Albert Alpinus, Johannes Scharf et d'autres pour signifier la métaphysique. En 1756 Kant lui-même l'emploie dans ce sens et parle de>. Voir K. Biirthlein, >, dans Archiv für Geschichte der Philosophie 58(1976) 353-392. Cf. Norbert Hinske, Kants Weg zur Transzendentalphilosophie, Stuttgart, 1970, 57.

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CHAPITRE II

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connaissant mais une expression intellectuelle des structures évidentes et fondamentales de la réalité. L'origine de la théorie des propriétés de l'étant

Pour retracer l'histoire des concepts transcendantaux, nous devons remonter à Parménide. La philosophie de l'être commence avec ce grand métaphysicien (environ 530-450 av.J.-C). Son poème doctrinal est une première tentative de théorie des propriétés de l'être. Parménide affrr1ne que l'étant et la pensée sont identiques. Il semble exprimer ainsi l'intelligibilité de l'étant. Il affirme en outre que l'étant est identique à lui-même, un et immuable. Un siècle plus tard, Platon montre que l'étant a des propriétés: il l'appelle un et, dans son dialogue Le Parménide, il indique que l'unité est la propriété la plus profonde de l'étant. La raison en est sans doute qu'être un est ce qu'il y a de plus indéterminé et a donc la nature d'un principe. Dans le Banquet 221a, Platon introduit le Beau en soi comme la plus haute réalité et affi11ne ainsi implicitement que l'être est beau. Dans la République, le Bien est appelé l'étant le plus lumineux 1• Platon souligne encore autre chose : dans le Sophiste sont introduits >, à savoir des prédicats qui peuvent être dits de toute chose. A ce groupe appartiennent l'identité et la différence, le mouve. ment et le repos. Plotin dit sa surprise de constater que Platon n'a pas mentionné là l'unité 2 • La théorie de ces > marque une étape importante dans l'évolution de la doctrine des transcendantaux car elle affirme l'existence de propriétés attribuables à toute chose. Par > et >, Platon signifie sans doute le caractère déterminé et l'aptitude de l'être à être connu, ce qui, en métaphysique thomiste, est appellé la vérité de l' être 3 • Platon, cependant, n'alla pas jusqu'à dire que tous les êtres sont un et bon. Speusippe, qui lui succéda à la tête de l'Académie, excluait même le bien de certains degrés de la hiérarchie de l'être ; Platon, par contre, associe l'étant et la vérité4• Si nous nous tournons maintenant vers Aristote, nous observons tout d'abord qu'il nie fortement que l'étant et l'un soient des classes 1. 51 Sc ; 532c. 2. Ennéade VII 2, 9. 3. Voir E. De Strycker, (conditiones concomitantes) ajoutées de l'extérieur à l'étant, à la manière des forn1es des platoniciens qui s'ajoutent à une forr11e déjà présente2 • Paradoxalement, ces attributs n'appartiennent pas essentiellement à l'étant lui-même; chaque chose n'est pas une, bonne, vraie en elle-même. Avicenne a placé> (res) et> parmi les propriétés de l'étant. Averroès rejeta la théorie d' Avicenne selon laquelle les transcendantaux ajoutent quelque chose à l'étant. Fidèle à Aristote, il argumente que l'unité signifie la même chose que l'étant mais d'une manière différente. Cependant, il ne dit pas que vérité et bonté sont des propriétés transcendantales. L'un des premiers à parler des transcendantaux dans l'Occident Latin est Roland de Cremona qui dresse la liste suivante : étant, unité, quelque chose, chose3• On estime néanmoins que le premier traité systématique sur les concepts trancendantaux est la Summa de bono de Philippe le Chancelier de l'Université de Paris (environ 1230). L'auteur veut combattre le pessimisme des Albigeois et éclaircir le problème du bien. En empruntant cette expression à Avicenne, il écrit que trois sont associées à l'étant: il s'explique par une référence aux trois causes qui agissent dans une même chose, à savoir les causes efficiente, for111elle et finale. Il exclut la cause matérielle. Puisque chaque essence est caractérisée par ces trois notes qu'elle reçoit de ses causes, elle a trois conditions qui accompagnent son être, étant donné qu'elle vient du Premier Etre. Chaque étant reçoit son unité de la Cause Première, sa vérité de Dieu en tant que cause exemplaire et sa bonté de Dieu en tant que cause finale. L'étant et ses propriétés sont les notions les plus universelles. Les trois propriétés transcendantales sont identiques à l'étant, bien qu'elles en diffèrent par leur contenu conceptuel. La bonté, par exemple, ajoute à l'étant la notion qu'il n'est pas séparé de sa fin4 • La seconde question du traité porte sur la comparaison de la bonté et de la vérité. L'auteur cite le traité d'un auteur inconnu Liber de vero 1. Pour les textes voir A. Badawi, Histoire de la philosophie en Islam, Il, Paris, 1972, 634ss. 2. Metaphysica VII. 3. Paris Mazarine, Codex 195, f.7vb, cité d'après Dom H. Pouillon, >, dans Revue néoscolastique de philosophie 42(1939) 41-77. 4. Cette description négative de l'unité, la bonté et la vérité était importante pour Philippe. Il pensait pouvoir garantir ainsi leur universalité (o.c., q.3 : n'est pas un premier concept comme cela devrait être le cas quand on l'utilise pour définir les transcendantaux. Alexandre en donne une explication bien ordonnée en disant que l'étant,l'un, le vrai, le bien sont les premiers concepts à venir à l'esprit. Il n'y a pas d'autres concepts qui leur soient antérieurs et par lesquels ils pourraient s'expliquer. Tout éclaircissement doit donc être fait à l'aide de ces concepts3• Au second chapitre de cette première question, l'auteur défend la thèse selon laquelle l'unité, la vérité et la bonté déterrninent l'étant selon que l'acte d'être (esse) des choses est considéré en son genre propre ou selon qu'il est relié à la causalité de Dieu et à l'âme qui est à l'image de Dieu. Pris en lui-même, l'étant est un, car il est indivisé en lui-même et distingué des autres choses. Quand l'étant est distingué des autres choses, il est vrai, car > est ce par quoi les choses peuvent être discernées et connues. En tant que l'étant convient à l'âme, il est bon. 1. Pour plus de détails voir l'étude de Dom Pouillon. A noter qu'au MoyenAge on utilisait les termes transcendens, conceptus transcendentes, alors que Suarez et les auteurs postérieurs emploient transcendentalis. 2. Pars I, inq .1, tr. l. 3. A noter que saint Thomas ne dit pas que le vrai et le bien sont des concepts absolument premiers. •

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CHAPITRE II

Ce texte est important dans la mesure où il donne une explication raisonnée des transcendantaux. L'exposé est cependant insuffisant en ce qui concerne les relations des transcendantaux à l'intellect et à la volonté humains. Alexandre déduit plutôt ces concepts de leur relation à Dieu. En outre, on ne voit pas bien comment ils déte11ninent le concept d' étant. Dieu exerce sa causalité de trois façons, ainsi que nous l'avons vu. Par conséquent, les choses créées qui procèdent de lui reçoivent une impression triple, par laquelle elles sont adaptées à leur cause: par l'unité elles sont adaptées à Dieu comme cause efficiente, par la vérité elles sont adaptées à Dieu comme cause exemplaire et par la bonté, elles sont adaptées à Dieu comme cause finale. Le texte ajoute que l'être des choses est ordonné à l'âme de trois façons : dans la mesure où les choses sont retenues dans la mémoire, elles sont perçues par l'intellect et aimées par la volonté. Dans la dernière partie de ce chapitre 1 une difficulté est résolue. On objecte qu'en déterminant l'étant, les transcendantaux le> (coarctabit). La réponse est que ceci ne s'applique qu'à notre façon de concevoir l'étant, et non à ce que l'étant lui-même signifie. Le texte dit aussi que l'unité, la vérité et la bonté signifie qu'une chose particulière est d'une telle ou d'une telle nature, - ajoute l'indivision de l'étant et d'. De là que signifie l'étant dans lequel la puissance et l'acte ne sont pas divisés 3• 1. Summa theologica I, p. l l 5b. 2. c., 139. 3. Les éditeurs de la Summa renvoient à Philippe Grovius (qui écrivit avant 1220) comme l'auteur de cette division du bien: « Alia definitio boni extrahitur ab Aristotele et aliis philosophis : Bonum est habens indivisionem actus a potentia simpliciter vel quodam modo ».

o.

LES PROPRIÉTÉS DE L'ÉTANT (1)

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Au troisième chapitre de cette seconde question, l'auteur passe en revue plusieurs définitions de la vérité. Saint Augustin définit la vérité comme > 1• La définition > est attribuée à un > 2• Selon une nouvelle définition la vérité est l'indivisibilité de l'acte d'être et de ce qui est. Les éditeurs réfèrent à Avicenne, Metaphysica, VIII, ch. 6. Saint Augustin est dit être l'auteur des définitions suivantes: et >. Il cite enfin la définition de saint Anselme >. La dernière défmition est universelle et s'applique à la fois à Dieu et aux choses créées. Alexandre comprend la rectitude comme l'ordre par lequel les choses sont et font ce qu'elles doivent être ou faire. Mais un peu plus loin, il défmit la rectitude comme la lumière intelligible par laquelle on mesure tout ce qui est vrai. Ensuite, il se demande dans quelles choses la vérité peut être trouvée et quelles sont . , , ses propnetes. En troisième lieu Alexandre traite de la bonté de Dieu. Une première question est celle de savoir si la bonté et l'étant sont une seule et même réalité. Dans les choses réelles, > accompagne l'étant mais son contenu conceptuel est différent. Il y a deux bontés, à savoir la bonté naturelle et fondamentale d'une chose et son utilité et son ordre. > ajoute à l'étant le fait d' >. Après une référence à la beauté, l'auteur présente une explication de la bonté à l'aide de trois causes : du point de vue de la cause finale, est bon ce qui est désiré par tous ; au niveau de la cause efficiente, le bien est ce qui se communique; en ce qui concerne la cause fu11nelle, le bien est l'indivisibilité de l'acte et de la puissance. En résumant, nous pouvons noter qu'Alexandre mentionne la plupart des points que saint Thomas discutera ; il est très bien infurrné et réunit un grand nombre d'éléments. Ses explications sont cependant souvent artificielles et il ne garde pas présent à l'esprit ce que nous appellerions l'essence même de la question. Il utilise plusieurs principes pour distinguer les transcendantaux : les différents genres de causalité aussi bien que les différentes facultés de l'homme. Il ne sépare pas suffisamment l'ordre de la nature de celui de la foi surnaturelle. En dépit du fait que son traité reste bien en deçà de celui de saint Thomas, 1. Soliloquia II, ch.5, 8. 2. Saint Albert le Grand dit que cette défmition est communément utilisée. Elle a son fondement en Platon et Aristote. L'expression adeaquare rem ad intellectum se trouve dans la Destructio destructionum, disp. l, dubium 22, d' Averroès.

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CHAPJ'IRE II

Alexandre témoigne des discussions détaillées et pénétrantes sur cette question à l'Université de Paris au cours des années précédant l'arrivée de saint Thomas 1• Saint Albert le Grand fit avancer l'étude des transcendantaux. Une première observation concerne l'usage du terrne > dans son sens spécifique, pour signifier ces prédicats qui transcendent les genres (les prédicaments): chose, unité, quelque chose 2 • L'étant, l'unité, etc. sont aussi appelés des transcendantaux3• Son traité De bono (datant d'environ 1240) reflète sans doute certaines questions discutées à l'Université de Paris. Les analyses et les arguments de saint Albert sont plus subtils que ceux d'Alexandre. Il présente et explique trois définitions du bien: a) celle d'Aristote qui dit que le bien est ce que toute chose désire; b) Avicenne définit le bien comme l'indivisibilité de l'acte et de la puissance, c) selon Algazel le bien est l'acte dont l'appréhension est accompagnée de plaisir. La définition d'Aristote ( >) doit être comprise comme concernant un désir naturel (appetitus naturalis) des choses, qui n'est rien d'autre que l'inclination et l'aptitude de ce qui est en puissance à sa perfection. Or, on trouve un tel désir dans toutes les choses. Saint Albert remarque que le concept d'étant est celui de la chose la plus simple; rien ne lui est antérieur . . En comparant la bonté à l'étant, saint Albert propose des arguments en faveur de leur convertibilité4• L'étant est ce qui est premier en toute chose, la bonté vient en second. On peut ramener la bonté au concept de l'étant en tant que l'étant est dirigé vers une fin. Mais si l'on considère la bonté dans la Cause Première et l'étant dans les choses créées, l'étant est postérieur à la bonté. Cependant, dans les choses desquelles les deux sont dits, les te1111es sont convertibles. Il n'y a rien qui ne soit bon, ne serait-ce qu'irnparfaitement. L'article 7 examine plus en détail si ce qui existe, est bon du simple fait qu'il est. S'il en est ainsi, il y a une difficulté: les choses sont-elles bonnes par participation ou substantiellement? Si c'est par participation, elles ne sont pas bonnes en elles-mêmes. On ne peut pas non plus défendre la seconde alternative. Saint Albert n'accepte pas la solution du problème donnée par Boèce5, mais suggère que tout bien créé 1. Voir J. Fuchs, Die Proprietiiten des Seins bei Alexander von Hales, Münich, 1930. 2. Opera, I: Liber de praedicabilibus, IV, ch.3. 3. Metaph. I, tr.l, ch.2. 4. O. c., q. l, a.6. 5. Dans le De hebdomadibus de celui-ci.

LES PROPRIÉTÉS DE L'ÉTANT (1)

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procède du premier Bien, étant donné que celui-ci est la cause efficiente qui a l'intention de faire une certaine chose; cela veut dire que l'être des choses créées n'est jamais séparé de ce qui est signifie par >. Cependant, et > ne sont pas la même chose, car l'être dépend de la cause efficiente alors qu' > relève de la cause finale qui actionne la cause efficiente. La bonté n'ajoute pas une réalité positive à l'étant, mais seulement une nouvelle signification : dans le sujet dans lequel elle est, la bonté est la même chose que l'étant; elle en diffère par son contenu conceptuel. Dans son Commentaire sur le De divinis nominibus de Denys, Albert propose une doctrine identique : > et > ajoutent un certain mode à l'étant. dit une relation à l'idée (d'une chose), étant donné que c'est le principe de la connaissance, tandis que >, ajoute une relation à la fin. D'une manière surprenante, Albert écrit que de cette façon, les deux prédicats ajoutent une certaine > (à savoir· un contenu positif) à l'étant ; par conséquent, ils ne sont plus convertibles avec l'étant quant à leur contenu. D'autres prédicats sont convertibles les uns avec les autres selon le sujet (dans lequel ils sont) et selon leur nature (leur contenu positif), mais non selon leur mode. Tels sont l'étant et l'unité. L'unité ajoute un certain mode (l'indivisibilité) à l'étant•. Un peu plus loin, dans le même texte, il écrit cependant que rien ne peut être ajouté à l'étant, comme ayant un contenu différent et nouveau (quasi altera natura ab ipso); néanmoins ces prédicats peuvent avoir différentes significations, selon qu'ils déte1nli11ent l'étant dans un moindre ou plus haut degré2 • Saint Albert n'ignore pas l'innovation apportée par ce traité sur les transcendantaux car il écrit qu'Aristote ne dit pas que la vérité et la bonté sont des propriétés qui accompagnent tout étant3 •

Saint Thomas d'Aquin et les transcendantaux Thomas d'Aquin, le disciple d'Albert le Grand, dans un texte dont la clarté et la profondeur restent jusqu'ici inégalées, présente une analyse systématique des transcendantaux. Ce passage se trouve dans l'un de ses premiers écrits Les Questions Disputées sur la Vérité, q.l, a. l. L'exposé systématique veut poser les fondements, dont saint

l. Super Dionysii De divinis nominibus, q.5 (Opera omnia, 28, l) 314, 20. 2. Cf H. Kühle, ,, Die Lehre Alberts des GroBen von den Transzendentalien » dans F. -J. Von Rintelen (Hg), Ablumdlungen über die Geschichte der Philosophie, I: Die Philosophia Perennis, Regensburg, 1930, 131-147. 3. In I Sent., d.46, N. a 14 (Borgnet, t.26, 450).

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CHAPITRE II

Thomas allait avoir besoin dans son étude doctrinale de la vérité. Voici la traduction du passage qui nous concerne : . Il diffère du mot étant en ce qu'étant vient de l'acte d'être, tandis que le nom> exprime la quiddité ou l'essence de l'étant. La négation consécutive à l'étant pris en lui-même est l'indivision. Elle se traduit par le mot , car n'est rien d'autre que l'être indivisé. Si, d'un autre côté, on prend le mode de l'étant de la deuxième façon, à savoir, selon le rapport d'un étant à un autre, il y a deux cas : d'une part, selon la division d'un étant par rapport à un autre; on l'exprime par le te11ne > (aliquid). Une chose est appelée >, comme si l'on veut dire qu'elle est autre chose. Or, de la même manière que l'étant est appelé en tant qu'indivisé en soi, de même est-il appelé > en tant que séparé des autres. Cela peut arriver aussi selon l'accord d'un étant avec un autre. Or, cela n'est possible que si nous avons quelque chose qui, par sa nature,

LES PROPRIÉTÉS DE L'ÉTANT (I)

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est tel qu'il s'accorde avec tout étant. C'est l'âme qui est, en un certain sens, toute chose comme il est dit au Livre III du De anima. Or, il y a dans l'âme une faculté cognitive et une faculté appétitive. L'accord de l'étant avec la faculté appétitive s'exprime par le mot bon; l'accord de l'étant avec l'intellect s'exprime par le mot vrai>>. Ce texte important n'est pas sans difficultés. Ce qui en premier lieu frappe le lecteur est que Thomas ne déduit pas les transcendantaux en les reliant aux propriétés de Dieu pas plus qu'ils ne sont rattachés à la triple causalité de Dieu par rapport aux choses créées. Saint Thomas rejette aussi l'appropriation de l'unité, la vérité et la bonté aux trois Personnes Divines; ces transcendantaux, écrit-il, signifient la même chose sous différents aspects, alors que les Personnes divines sont réellement distinctes; d'autre part, les Personnes divines ne sont pas des réalités distinctes de l'Etre Divin ; par conséquent, les trois transcendantaux appartiennent à chacune des trois Personnes 1 • En outre saint Thomas, en s'opposant à la tentation des Platoniciens de donner aux Formes le statut de substances, fait remarquer que les trois concepts et celui d'étant sont plus unis en Dieu que dans les créatures mais que, dans les créatures, ils ne sont pas séparés quant à leur être (comme le sont> et et appartiennent à ce groupe. C'est parce que Dieu, l'être infini, n'est pas divisé en catégories, qu'il est aussi appelé transcendant 3• Comme O. Boulnois le souligne, cette extension de l'usage du ter1ne transcendant implique que, pour Scot, les transcendantaux ne sont plus des entia rationis (êtres de raison qui n'existent pas en tant que tels dans la réalité). Pour lui, ce sont des intentions 1. Il réfère l'unité, la vérité et la bonté aux Personnes divines. 2. Voir Allan B. Wolter, The Transcendentals and their Function in the Metaphysics of Duns Scotus, St.Bonaventure (N.Y.), 1946. Nous suivons l'exposé de Welter. 3. Report.!, d.8, q.5, n.13: .

LES PROPRIÉTÉS DE L'ÉTANT (II)

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premières et non pas secondes; ils expriment autant d'essences formelles 1• Dans le texte de l'Ordinatio mentionné ci-dessus, Scot ajoute qu'est transcendantal tout ce qui n'est contenu dans aucun genre (excepté le genre de l'étant).>. > 2• La plus haute classe de transcendantaux après l'unité, la vérité et la bonté est celle de l'acte et de la puissance et du nécessaire et du contingent. Comme nous l'avons signalé au premier chapitre, Scot considère l'étant et les transcendantaux comme des concepts univoques. Cela signifie que l'unité, la vérité et la bonté ont le même contenu fo1111el, quelque soit l'étant où on les trouve. Au sein d'une même chose, l'étant, l'unité et la bonté, sont formellement distincts, bien que réellement un par union. > 3• Comme Walter le souligne, Scot, en adoptant cette distinction, cherchait à parvenir à un fondement objectif pour expliquer le fait que nous ayons des concepts distincts des transcendantaux4 • Cependant, ce que fait Scot c'est projeter notre manière de penser ces concepts dans la réalité. On peut objecter aussi qu'il est difficile de voir comment, dans une chose, il y aurait des distinctions fo1111elles mais non réelles entre l'étant et ses propriétés transcendantales, comme le veut Scot. On peut sur111onter cette difficulté si l'on soutient avec Wolter que cette distinction formelle doit être conçue comme celle d'un contenu intelligible objectif qui représente une partie de la réalité physique5• Mais, dans ce cas, nous transformons la distinction fo1111elle de Scot en une distinction de raison qui a son fondement dans le contenu ontologique de l'étant, alors que ces for1nes ne sont pas réellement différentes en celui-ci. D'où il résulte, selon Scot, que l'unité, la vérité et la bonté ne sont pas fo1111ellement l'étant. Les transcendantaux sont différents de l'étant 1. Jean Duns Scot. Sur la connaissance de Dieu et l'univocité de l'étant. Introduction, traduction et commentaire, Paris, 1988, p.57, n.143. 2. Wolter, o.c., p.9. 3. Ordin. Il, d.16, q.un., d.17 (Wolter, p.101). 4. o. c., p.28.

5. o. c., 30.

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CHAPITRE III

à cause de leur contenu fo1111el réel (ratione reali) 1• Cette position conduit à une substantification des transscendantaux et finit par préparer le chemin à un mode de pensée qui prive l'étant de son unité, de sa vérité et de sa bonté. Scot ne mentionne aucune autre propriété en dehors des trois mentionnées plus haut, l'unité, la vérité et la bonté, et ne distingue pas entre >, (res) et > (aliquid). Passant maintenant à l'examen de la pensée de Scot sur les trois transcendantaux, nous notons que Scot ne semble pas admettre de distinction réelle entre l'unité numérique et l'unité transcendantale: il n'y a qu'une distinction modale entre elles 2• L'unité la plus parfaite est celle de l'individu. Tout ce qui existe est numériquement un. En Dieu, cette unité numérique est une caractéristique de sa nature divine avec laquelle elle coïncide mais dans les créatures, nous devons distinguer entre deux formes (nature en tant que commune à plusieurs individus et la haeccéité (haecceitas) de chacun. Cette haeccéité est une entité et est de ce fait ajoutée à l'étant. Scot a une vision plutôt erronée de l'unité spécifique de choses appartenant à une espèce : on lui reproche même de faire exister l'universel (les espèces) dans la réalité. Ses disciples répondent que la nature commune existante est différente en chaque être individuel3• Quant à la vérité, Scot soutient que chaque étant a une aptitude inhérente à se manifester lui-même à l'intellect. La vérité est ce qui est connu par l'intellect. Pour Scot, la vérité de l'étant n'a pas la même importance que pour Saint Thomas, car il n'utilise pas le terrne dans le sens de la confo111llté des étants au modèle divin. La raison est que cette relation des choses aux idées divines est totalement différente de celle de l'essence de Dieu à l'intellect divin. Scot ne peut donc pas considérer le ter1ne comme univoque, et ainsi, il n'en parle pas4 • La bonté est un attribut de l'étant convertible avec lui, for1nellement distinct de l'étant comme de l'unité et de la vérité. Elle leur est néanmoins identique dans les choses physiques. , consiste en ce que la chose, dont on affir1ne la bonté, est désirée. Aristote dit, en effet, que le bien est ce que toute chose désire. Une simple réflexion môntre à quel point cette définition est juste : tout appétit et tout désir recherchent ce qui est bon. On peut donc dire que le bien agit sur toutes les choses existantes comme le ferait un aimant, car toutes les choses cherchent à atteindre le bien qui est leur perfection et leur fin. Le bien est l'objet de l'amour sous toutes ses fo11nes. Alors que Platon concevait le bien comme une entité suprême et un principe unifié et univoque de tout ce qui est bon (l'Idée du Bien), Aristote souligna que le bien est multiple, car on le trouve dans les différentes catégories de l'étant. Bien que sa critique de la position platonicienne soit correcte, elle risque de détruire cette magnifique synthèse doctrinale du Bien com1ne le centre et la lumière de tous les êtres. Saint Thomas, en revanche, intégrera la sobre et solide analyse d'Aristote dans sa métaphysique entièrement nouvelle de la création et de la participation, pour reprendre et transposer les éléments de la théorie du Bien de Platon jugés véridiques5 • 1. O. c., 4, 5. 2. Liber I, tract.VI, q.26, membrum 1, a.2, part.2 ad 1.

3.I 5, 1. 4. Le texte se trouve dans De doctrina christiana, I 42 5. A propos de la transposition de la théorie platonicienne de la participation par saint Thomas voir plus loin le chapitre XV. •

140

CHAPITRE VII

Il est évident qu'un étant est désirable en tant qu'il est parfait. Or toute chose tend vers sa perfection. Un étant est parfait en tant qu'il est en acte (in quantum est actu). Une chose est donc bonne dans la mesure où elle est. L'acte d'être est la réalité de tout chose et lui donne sa détermination la plus profonde, c'est-à-dire celle d'être réelle. Il s'ensuit que, dans les choses, > et > sont identiques. Mais le bien exprime le fait d'être désirable, ce que le terme étant n'exprime pas. Saint Thomas souligne qu'une chose n'est pas appelé bonne d'exactement la même façon dont elle est appelée un étant. >>Etant>> est dit en premier lieu de la substance et seulement ensuite, dans un sens plus limité, de l'être accidentel qui est ajouté à la substance. Or, parce que la bonté de par sa nature implique la perfection, on l'attribue plutôt à ce grâce à quoi une chose atteint sa perfection. Or, une chose atteint sa perfection davantage par des déte11ninations accidentelles comme la santé, le développement des facultés mentales, la connaissance et les vertus. Etre une fin désirée par d'autres étants a également une place de choix dans ce qui est appelé>. La perfection présuppose l'unité: plus une chose est unifiée, plus elle devient parfaite. De là il devient clair que le bien n'est pas seulement la possession statique d'un contenu ontologique individuel mais que c'est aussi la fin qui reste encore à atteindre. Les créatures, et l'homme en particulier, doivent continuer à se développer et à se perfectionner. Ainsi le bien revêt-il aussi l'aspect d'une plénitude d'être à laquelle on aspire. La thèse selon laquelle chaque étant est bon projette de la lumière sur la nature particulière de la métaphysique. Dans la vie quotidi~nne, les choses sont loin d'être toutes bonnes, au sens de choses que nous désirons ou aimons. Mais le métaphysicien suit une approche différente ; il voit plus loin que la bonté immédiate pour nous à ce moment particulier et ne porte pas son attention sur une classe particulière. Il considère les êtres pour ce qu'ils sont et il est convaincu que chacun d'entre eux possède son propre contenu et sa propre perfection, qui justifient que nous les estimions et les aimions. C'est l'amour créateur de Dieu qui donne aux choses ce contenu et cette valeur. Thomas soulève ensuite la question de savoir si notre connaissance du bien précède notre connaissance de l'étant : l'étant est le premier concept que nous fur111ons. Il est l'objet propre de l'intelligence. C'est la raison pour laquelle le concept de l'étant précède celui du bien 1 • Cette réponse implique le rejet de la thèse néo-platonicienne de la priorité du bien sur l'étant. Saint Thomas admet pourtant que, dans un 1. Nous acquérons le concept > de notre expérience de choses et d'actions qui sont en accord avec nos inclinations.

LA BONTÉ DE L'ÉTANT

141

sens limité et d'un certain point de vue, à savoir sur le plan de la causalité, le bien puisse précéder l'étant 1 Le bien est aussi, dans un certain sens, désiré par ce qui est encore en puissance. On peut donc dire qu'il s'étend même jusqu'à ce qui n'a pas encore l'être. Thomas démontre de la façon suivante que tout étant en tant qu'étant, est bon: >

Le principe bonum est diffusivum sui doit être compris comme se référant à la cause finale. Il faut en outre considérer les paroles de saint Augustin4 > comme une référence à la cause finale, à savoir le bien et la gloire de Dieu qui sont l'objet de la volonté divine. Thomas n'accepte pas que l'on explique le 1. I 5, 2 : >. 2. I 5, 3. 3. I 17, 1 : > ; Q. d. de veritate, q. l, a. l : >. 4. De doctrina christiana, I 31.



142

CHAPITRE VII

principe mentionné ci-dessus comme signifiant une causalité efficiente ou, a fortiori, une causalité (émanation) naturelle. Au niveau de la cause efficiente, le bien ne rayonne pas et n'agit pas. Il est dans la nature du bien de perfectionner les autres choses comme leur fm 1• Il va sans dire que saint Thomas ne nie pas qu'une chose qui est bonne agit aussi comme une cause efficiente. Il le confir1ne d •ailleurs dans de nombreux textes 2• Mais cela n'implique pas que le bien, en tant que tel, soit une cause efficiente. Le principe platonicien du bien qui se répand conduit à réduire la causalité du bien à une activité naturelle nécessaire, de la même façon que, pour les philosophes néo-platoniciens, l'émanation des hypostases de l'Un est un processus nécessaire exemplifié par l'image du jaillissement de l'eau d'une source ou du rayonnement de la lumière 3 • Le cortège du bien

Dans l'article suivant de son traité sur le bien dans la Somme de théologie (1 5, 5) Thomas, en se fondant sur un texte d' Augustin4 , cherche à détermi11er si le bien consiste dans le mode, la for1ne et l'ordre (modo, specie, ordine). Il justifie ainsi sa réponse affir111ative: pour être bonne, une chose doit être parfaite. Elle acquiert cette perfection par sa fo11ne. Afin de déterminer une chose, une fo11ne doit être appliquée à ce qui est à déterminer. On exprime cette application d'une fo1111e par le te1111e mode. La forme elle-même est désignée par le te1111e species, car la. fo1111e constitue une chose dans son espèce. L'inclination au bien découle de la for111e; on l'exprime par le mot ordo. Dans ce texte, saint Thomas met en lumière ce que l'on peut appeler « l'entourage immédiat>> du bien: la préparation au bien, c'est-à-dire, la préparation du sujet récepteur et l'adaptation de la cause efficiente ; le contenu for1nel du bien, qui se réalise différemment dans chaque cas ; l'inclination au bien, qui jaillit une fois que la chose a été constituée. Ainsi saint Thomas écarte-t-il une vision statique du bien

l. Q. d. de veritate, q.21, a.2. 2. I 45, 5 : ; S. C. G. I, ch.37 : > 3. Voir D. Schlüter, en tant que tel désigne les contenus essentiels des choses aptes à être connues, qui sont fondamentaux dans la perfection signifiée par le mot>. Mais si nous considérons à présent les tt:11nes sous l'aspect de l'étant en recherche de sa perfection et de l'accomplissement de soi, la bonté est antérieure, car la vérité n'est perçue et acquise que par les étants qui sont dotés de connaissance intellectuelle, alors que la bonté se trouve en tout ce qui possède une certaine perfection, donc même dans les choses matérielles2 •

l. I 6, 4. Thomas renvoie aux Cinq Voies (12, 3). 2. I 6, 2 ; Q. d. de veritate, q.21, a.3.

CHAPITREVill

LE MAL

Pour une définition du mal Le mal est opposé au bien. Par conséquent, un étant privé de sa perfection sera mauvais. Saint Thomas définit le mal comme une privation de ce qu'une chose devrait avoir. Cette définition ne vient pas de la pensée grecque. Bien qu'Aristote traite des différentes forrnes de privation ( 1• Selon Aristote, une privation se situe toujours dans un sujet. Mais dans la tradition platonicienne, la privation est considérée comme subsistante et elle est identifiée à la matière. L'interprétation de la théorie du mal de Platon n'est pas dépourvue de difficultés. Au centre du problème se trouve la question de savoir si c'est la matière ou l'âme qui est la cause du mal. F. Comford, H. Chemiss et d'autres rendent l'âme responsable du désordre présent dans l'univers, alors que E. Zeller, A.-J. Festugière, G. Vlastos et S. Pétrement, pour ne mentionner qu'eux, considèrent que la matière est la cause ultime du mal,

1. Métaph. V, ch.22.

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une interprétation qui est confirmée par le témoignage d'Aristote'. Il semble en effet qu'une des idées centrales des derniers dialogues de Platon est celle de savoir s'il y a une cause fondamentale et première du mal ou du désordre. Les âmes peuvent devenir des causes secondaires de certaines fo1111es de désordre. Cette théorie quelque peu dualiste se trouve aussi chez Plotin pour qui la matière est le mal fondamental. Puisque les corps sont matériels, ils sont marqués par une forrne de mal qui leur vient de la matière. Le mal entre même dans l'âme, si cette dernière ne tend pas au bien. Il apparaît alors en elle une absence de discipline et de juste mesure. L'âme devient mauvaise quand elle se tourne vers la matière 2 • Ce qui n'a aucune relation au bien est entièrement mauvais; c'est le cas de la matière elle-même. Plotin essaya d'éviter le dualisme (inhérente à sa position sur le bien et le mal) en considérant la matière comme un non-être relatif!. Le mal n'est pas un principe au même titre que le bien: le mal existe d'une certaine manière dans la sphère du bien. Comme R. T. Wallis le souligne, Plotin conjugue deux visions contrastées de la matière. D'un côté, la matière est le mal absolu, elle n'est pourtant pas un principe qui existe par lui-même, mais elle est la limite extrême de l'émanation, au point où l'émanation elle-même se perd. La matière n'est donc pas une force positive, mais > 4 • La cause ultime du mal n'est pas l'âme, mais la matière. Il n'y a pas de pêché dans une âme libérée de son corps 5 • D'un 1. Métaph. 988•14ss. Sur le problème voir Fritz-Peter Hager, « Die Materie und das Bose im antiken Platonismus >>, dans Museum helveticum 19 (1962) 73103. L'étude de Hager· donne un excellent aperçu des publications les plus importantes sur cette question. Voir aussi A.-J. Festugière, La révélation d'Hermès trismégiste, III, Paris, 1953, XII-XIV et S. Pétrement, Le dualisme chez Platon et les manichéens, , Paris, 1947. 2. Ennéades I 8, 3 et 4.

3. I 8, 3, 2. 4. R.T. Wallis, Neoplatonism, Londres, 1972, 49-50. Voir Ennéades I 8, 3 et 4. La position de Plotin est ambiguë, comme l'était celle de Platon. C'est la raison pour laquelle certains auteurs soutiennent que selon Plotin la matière n'est pas mauvaise en elle-même et qu'une entité intrinsèquement mauvaise n'a pas de place dans la série d'émanations qui jaillissent de !'Un (D. O'Brien,>, dans Le néoplatonisme. Colloque de Royaumont, 1969, 115-146). Mais O'Brien fut contredit par H. R. Schwyzer dans Zetesis. Festschrift E. De Strycker (1973) 266-280 et par J.M. Rist, dans Plotino e il Neoplatonismo in Oriente e in Occidente, Accademia dei Lincei (1974), 495-504. 5. I 8, 4 et 5.

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autre côté, on peut dire aussi que pour Plotin la matière en tant que telle n'est pas encore le mal en acte; celui-ci n'existe que dans les âines qui lui sont unies à la matière. Proclus, par contre, affmne qu'il y a plusieurs causes du mal (tandis que les différentes classes de bien n'ont qu'une seule cause) 1• La matière en tant que telle n'est pas mauvaise. Le monde a même besoin de la matière 2, qui vient de Dieu. Le mal est une privation. Le commentateur Simplicius estime lui aussi que la matière en tant que telle n'est pas mauvaise, mais qu'elle est requise pour pennettre la bonté et la perfection du monde3 • Or, dans l'émanation de l'être, ce qui procède en dernier lieu est privé d'une partie de sa bonté. Le mal pur, dit Proclus, est le néant; il se situe en-dessous de l'étant, comme le Bien se situe au-dessus de l'étant. Le mal se trouve dans ces âines qui, dans leur descente, perdent leur clarté: elles sont remplies d'oubli et se perdent dans des choses insignifiantes. Proclus considère la matière comme un produit direct de l'émanation; en cela sa théorie est plus moniste que celle de Plotin. Sa remarquable théorie du mal comme une privation doit probablement beaucoup à l'influence des auteurs chrétiens, comme le suggère une étude attentive des textes des Pères de l'Eglise antérieurs à Proclus. Selon la foi chrétienne, Dieu a créé le monde à partir du néant. Ce qu'il a créé est bon; il n'y a aucun agent mauvais qui existe de toute éternité. En outre, pas un seul étant en tant que tel n'est le mal. Les penseurs chrétiens considèrent, par conséquent, le mal comme quelque chose de négatif. Origène écrit textuellement que le mal est opposé au bien comme le non-être l'est à l'être. Dieu est l'Etant et le Bien même; le pervers et le mal sont donc des non-êtres4 • Il est certain qu'une chose est mauvaise si elle manque de bonté5 • Comment expliquer la présence du mal, si Dieu est bon ? Dieu ne supprime pas tout le mal, car il prévoit qu'il en sortira plus tard du bien pour les autres6 • Saint Méthode se voit lui-même confronté au problème suivant: soit Dieu est le Créateur de toutes les choses et donc aussi du mal, soit il faut soutenir avec les gnostiques que le mal procède d'une matière éternelle dont Dieu n'est pas responsable. Dans le premier cas, Dieu ne serait pas bon, et dans le second cas, il ne serait pas l'être absolu. Nous 1. 2. 3. 4. 5. 6.

De malorum subsistentia 17, 47 (Boese). ln Rempublicam (Kroll), II 375, 24- 376, 6. ln Physicam 249, 26. ln Joan. evang. II 13, 96. De principiis II 9, 2, 166ss. De libero arbitrio: PG 18,256; ln epist. ad Rom. VIII 13.

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ne pouvons donc que conclure que le mal n'est pas une substance (oùcr(a). Un texte de saint Athanase présente la même solution: > 1• Dans un de ses se1111ons saint Basile fait la mise en garde suivante: « Ne supposez pas que Dieu est la cause de l'existence du mal, ou que le mal a une existence par soi. La perversité n'existe pas comme quelque chose de vivant. On ne doit jamais imaginer que son essence existe réellement. Car le mal est la privation du bien >> 2 • Saint Grégoire de Nysse confirme, à son tour, que Dieu n'est pas la cause du mal: il est l' Auteur de ce qui est, et non de ce qui n'est pas3• Apparemment ces évêques considéraient cette doctrine du mal d'une telle importance qu'ils l'ont incluse dans leur catéchèse aux fidèles 4 • Saint Ambroise écrit: , dans Satan. Etudes carmélitaines ( 1948), 40 5. De l saac et anima, ch. 7 : PL 14, 525. 6. Hexaemeron, ch.8. 7. Conf. 3, 7: . 8. De civ.Dei. 11, 22. Voir R. Jolivet, Le problème du mal d'après saint Augustin, Paris, 1954, 39.

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développa par la suite une doctrine claire et profonde du mal. Pour Denys aussi, le mal consiste en un trouble del' ordre voulu par Dieu 1• S'insérant dans la tradition, saint Thomas établit que le mal n'est pas une chose (non est aliquid) 2• Son argument s'appuie sur le fait que le mal, pris au sens strict du mot (c'est-à-dire non comme la chose qui est mauvaise), est opposé au bien en tant qu'il en est la privation. Or, tout ce qui existe, participe à la bonté divine ; donc rien de ce qui existe est mauvais. Il en découle que le mal en tant que tel ne peut pas être une chose. Le mal se trouve dans le bien comme dans son sujet. Il faut, en effet, distinguer le sujet et la perfection qu'il peut ne pas avoir (tout en conservant son être et son essence). Le sujet privé d'une perfection est le siège d'un mal. Nous concluons sur la base des témoignages des Pêres, antérieurs à Proclus 3 , que, même si la doctrine du mal comme privation fut préparée par certains textes d'Aristote et si elle peut être atteinte par la raison humaine, elle est cependant spécifiquement chrétienne. Thomas la fonnule ainsi: , on entend des activités ou des travaux qui ne sont pas exécutés comme il faut. Citons comme

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exemples une argumentation fausse, un bâtiment mal construit, un texte rempli de fautes de grammaire ou une machine qui ne fonctionne pas. Dans tous ces cas, une tâche a été mal exécutée. Ceci provient d'une insuffisance de talent, de compétence ou d'application, - ou parfois de l'utilisation d'un matériel défectueux et d'une mauvaise disposition de l'exécutant. De telles actions défectueuses sont aussi parfois un tnal moral, si l'erreur pouvait et devait être évitée. Le mal dans le travail humain consiste généralement en l'absence d'une qualité ou d'un ordre accidentel, en l'absence de beauté, et aussi d'utilité pour l'homme. c) Une action est moralement mauvaise quand l'homme, en connaissance de cause et librement, s'écarte de son devoir. Ce qu'il doit faire est contenu dans les énoncés fondamentaux de l'intellect pratique qui lui dicte de faire le bien et d'éviter de faire le mal. A partir des inclinations premières de la nature humaine, l'intellect déduit des règles de conduite et les applique à la vie quotidienne en société. Le mal moral, que nous appelons le pêché, n'est pas un trouble venant de l'extérieur, mais il est le choix et l'adoption d'actions spécifiques qui sont en conflit avec la finalité de l 'homme 1• Le pêché peut être divisé selon les différentes inclinations de l'homme; il s'oppose chaque fois aux vertus morales respectives qui couvrent l'ensemble des actions humaines. Le mal moral est la fun11e de mal la plus totale, car il prive l'homme de sa perfection en tant qu'homme; il est un choix libre et conscient du mal (sous la for111e d'un bien limité en conflit avec le devoir humain). Ainsi le pêché s'oppose-t-il à l'amour de Dieu pour l'homme et à l'ordre que Dieu a établi. Il est donc en conflit avec la bonté de Dieu elle-même. Le mal moral, que l'on étudie en éthique, est responsable d'une large part de la souffrance dans la vie humaine. Les différentes attitudes à l'égard du mal

Confronté au mal, l'homme peut adopter différentes positions métaphysiques : a) Une première attitude possible est le pessimisme. Même dans la pensée grecque, qui était généralement optimiste, on voit un certain pessimisme. Un propos d'Eudème, rapporté par Aristote, affime qu'il vaudrait mieux pour l'homme ne pas naître; une fois né, le mieux pour lui est de mourir aussi vite que possible. Dans l'Inde ancienne la pensée .

1. Voir ln VI Ethic., leçon 4, n.1170. Cf. aussi saint Basile, Hexaemeron, hom.2, 16D.

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pessimiste a exerçé une influence considérable. Sans doute sous l'effet du Védanta Bouddha enseigna les quatre vérités fondamentales sur la souffrance : la souffrance est prépondérante dans le monde; la cause de la souffrance est>, c'est-à-dire le désir; il faut mettre un te11ne à tous les désirs pour se libérer de la souffrance ; le seul moyen de parachever la disparition du désir est le renoncement, une vie vertueuse et le retour à soi. Le philosophe chrétien ne peut suivre Bouddha dans son affirmation que tout est souffrance ; il refuse absolumment d'admettre que tout désir est cause de souffrances; le désir est une condition du progrès et de la perfection 1• b) L'attitude des stoïciens face au problème de la souffrance est autre : la douleur est bien une réalité, mais elle n'est ni bonne ni mauvaise, et nous devons donc l'ignorer. Ce qui constitue l'essence de l'homme n'est pas son corps, encore moins sa famille ou ce qu'il possède. Il n'y a, par conséquent, aucune raison de souffrir à cause de la perte ces derniers. Même si nous perdons tout, notre esprit nous appartient encore. L'appréhension stoïcienne de la souffrance peut conduire à un certain héroïsme mais il faut néanmoins la rejeter. La souffrance n'est pas quelque chose d'indifférent et nous ne pouvons séparer l'âme du corps comme le font les stoïciens. Enfin, s'affliger à cause de la misère des autres et souffrir avec eux plutôt que d'être indifférent à leur état, est davantage ce qui fait la véritable grandeur de l'homme. c) Une troisième attitude possible est l'optimisme naïf. Il est vrai que la souffrance est présente dans le monde, dit l'optimiste, mais ceci n'est qu'un phénomène passager. L'homme sera capable de la proscrire par des connaissances médicales accrues, par l'assistance sociale et par une plus grande prospérité. La pauvreté et l'inégalité peuvent être surmontées, les catastrophes naturelles prévues et évitées. L'espérance de vie humaine est susceptible d'être allongée. Il s'agit ici d'un optimisme naïf. Un certain progrès est certainement possible mais il semble s'accompagner toujours de nouveaux maux. Il est impossible de supprimer toute souffrance de la vie humaine sans transformer l'homme en un robot. d) L'attitude correcte à adopter face au problème du mal est plus complexe. Elle consiste à reconnaître que le mal est très présent dans le monde, mais que, à la fin, le bien triomphera du mal, même si cela ne peut pas se produire dans l'état actuel de notre monde. Cette présom1. Cf. saint Augustin. ln epist.primam loannis, tr.4 (PL 35, 2008): .

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ption se fonde sur la métaphysique de la création : si Dieu crée par amour et permet que le mal existe, il veillera à ce que le mal soit un chemin menant au bien. Dans le cas contraire, son pouvoir serait insuffisant et il resterait en défaut de sa propre bonté'. De plus, dans une étude du mal, nous devons prendre du recul pour atteindre une vision globale plutôt que d'en considérer les manifestations individuelles. Prenons comme exemple la douleur occasionnée par la naissance d'un enfant: pour la mère, il peut sembler absurde de souffrir quand elle met au monde un être humain, mais dans le contexte de la relation mère-enfant, cette douleur a une certaine fonction. L'homme fait partie intégrante de la société et il ne souffre ni ne meurt pour lui seul. Tous les évènements, même ceux qui sont tragiques, ont une fonction dans la communauté humaine. Dostoïevski met ce point en relief dans son livre Les Frères Karamazov. La question centrale de ce roman est la justification de la souffrance d'enfants innocents. Dostoïevski ne répond pas par une analyse rationnelle mais en mettant en scène le personnage de Zozime. Celui-ci souffre à cause des autres, avec les autres et pour les autres. Dans son amour pour tous les hommes, le fait de souffrir prend pour lui un sens. A travers les âges, l'homme a préssenti la videur de ce type de souffrance : les saints et les mystiques offrent leurs sacrifices et leurs douleurs pour leurs prochains, des soldats sont morts pour leur patrie et des parents souffrent par amour pour leurs enfants. Ils sentent que cela n'est pas en vain. Tout en souffrant, ils grandissent spirituellement. La souffrance creuse une nouvelle dimension dans l'homme : elle lui donne une plus grande connaissance de soi et une expérience plus profonde de la vie. Eschyle l'exprimait ainsi: >. La souffrance détruit les fausses certitudes et l'orgueil, elle conduit à une meilleure compréhension de la vie humaine et peut mener l'homme aux plus hautes fornies de charité. La métaphysique chrétienne souligne aussi que l'amour de Dieu pour l'homme est entièrement différent du sentiment humain de compassion et du souhait, - souvent exprimé dans ces t1::11nes -, que chacun puisse passer un temps agréable et s'amuser. L'amour de Dieu englobe la totalité de la vie humaine. De même que dans une composition musicale, il serait insensé de s'attarder aux sons individuels, de même devons-nous considérer les vicissitudes de la vie humaine en conservant comme toile de fond la survie et l'existence éternellement continuée de l'âme humaine. Hélas, notre perspective n'est souvent que 1. Voir notre La théologie philosophipque de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1995.

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de quelques années. Nous jugeons fréquemment les choses et les évènements sur ce qu'ils semblent être au moment présent, et non pas d'après leur signification dans une vision qui considère la vie humaine sur terre comme une première phase préparatoire. Le fait que nous abordons les choses du point de vue de notre corps rend difficile une évaluation exacte ; notre esprit se fixe facilement sur les choses en tant qu'elles nous affectent physiquement. Mais nous devrions davantage voir le mal et la souffrance à la lumière de la perfection spirituelle qu'il nous faut atteindre. En dernière analyse, notre réalité corporelle est une expression de la composante spirituelle de notre être. Dans la théorie chrétienne du mal la souffrance est également le lieu où l'homme rencontre Dieu. Dans sa souffrance imméritée Job refuse d'écouter les explications de ses amis. Dieu lui-même intervient alors dans la discussion pour rappeler qu'il est le maître incontestable de toutes les choses. Job doit apprendre à ne pas s'offenser d'évènements qu'il ne peut comprendre; il doit adorer Dieu 1 et le rencontrer là où Dieu veut le rencontrer, c'est-à-dire dans la souffrance 2 • En fin de compte, pour un chrétien, souffrir est aussi une participation à la souffrance du Christ, mais cet aspect du problème n'est pas du domaine de la philosophie. Dans ce contexte la doctrine du pêché originel est d'une grande importance. Dans ses échanges avec ses frères humains et dans sa relation à l'univers et avec lui-même, l'homme constate parfois un déséquilibre inexplicable entre la souffrance que lui et d'autres doivent subir, et ce à quoi il pense pouvoir prétendre, étant donné sa nature humaine, ses droits et son comportement vertueux. Des milliers d'hommes sont soudain victimes de catastrophes naturelles, d'accidents sérieux, de séparations fatales ou de maladies douloureuses qu'ils ne pouvaient ni éviter ni prévoir. La nature n'est pas aussi serviable que les hommes veulent bien le croire. Dans le cas de la douleur il y a aussi assez souvent une disproportion entre son utilité et l'intensité de la souffrance. Le christianisme considère cette > absence de serviabilité comme un effet du pêché originel, c'est-à-dire comme la condition de l'aliénation de Dieu dans laquelle naissent tous les hommes, condition qui provient du refus du premier homme d'accepter une vocation surnaturelle. Ainsi s'est perdue pour lui un surcroît

1. Voir saint Jean Chrysostome, De providentia, 4, 17. 2. Job 42, 2-5.

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d'ordre qui impliquait le renforcement de la finalité des choses en les mettant entièrement à la disposition de l'homme 1•

La cause du mal Il ne nous reste plus qu'à étudier la cause du mal. Si le mal n'est pas un être positif, il n'est pas non plus le terrne immédiat de l'action d'une cause. Néanmoins le mal doit avoir une cause car rien ne devient sans cause. Or le mal ne peut pas se produire selon les principes de la nature, car ce qui est selon la nature est ordonné et est bon. D'ailleurs, aucun agent ne cherche le mal, mais un bien auquel le mal peut être lié 2 • Il s'agit donc d'expliquer pourquoi un étant est parfois privé de sa disposition naturelle ou un acte humain de sa rectitude. Comme il a été établi ci-dessus, le mal est toujours une privation dans un sujet. Il s'ensuit que le mal n'a pas de cause forrnelle car il est la privation d'une forme. Le mal doit pourtant avoir une cause efficiente3 • Il survient comme quelque chose d'accidentel au sujet (qui est causé directement) à la suite d'une déficience dans son organisation ou dans une activité. Ainsi le mal est causé per accidens4 • Cette déficience dans la cause corrompt (jusqu'à un certain point) l'effet, non en agissant, mais en déagissant5. Dans une analyse de la cause du mal, nous divisons le mal en privation d'une propriété ou d'une perfection, et en mauvaises actions. Le premier type de mal est présent dans la nature. En tant que Dieu est la cause finale et la cause efficiente première de toutes les choses, c'est-à -dire aussi des êtres dans lesquels cette privation se produit, il est per accidens, la cause du mal inhérent à ces êtres. Il n'y a pas de contradiction entre la bonté de Dieu d'un côté et la présence du mal dans la nature d'un autre côté, puisque cette forn1e de mal va de paire avec l'être créé, en particulier avec les choses matérielles. Ayant été créées du néant les choses sont marquées dans leur être profond par plusieurs limitations 6 • Les choses matérielles sont soumises au changement car elles portent en elles-mêmes cette composante que nous 1. III 15, 5 ad 2: 2. Questions disputées sur le mal, q. l, a.3.

3. I 49, 1. 4. Q.d. sur le mal, q. l, a.3 : Il y a une double manière dont le mal peut être produit : (a) par un bien en tant que celui-ci est déficient; (b) en tant que le bien agit per accidens. - Un exemple du premier mode sont les déficiences dans le matériel génétique. Le lion qui tue l'antilope est un exemple du deuxième mode. 5. >, dit Thomas, De malo, q. l, a. l ad 8. 6. Voir saint Jean Chrysostome, ln exil. epist. 2, 6-7.

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appelons la matière première. Par conséquent, le changement, la corruption et donc le mal existent au niveau substantiel aussi bien qu'au niveau accidentel de l'univers. Toutefois, les processus de changement, de génération et de corruption se déroulent dans un monde caractérisé par la finalité. Comme Aristote le dit souvent, la nature œuvre en vue d'un but et atteint ce but dans la plupart des cas. Même dans les cas où cette fin n'est pas atteinte, il y a néanmoins une certaine finalité à un niveau inférieur. Ainsi le mal dans la nature sert-il quelque but. Nous arrivons à la même conclusion à l'aide d'un argument métaphysique (qui présuppose l'existence de Dieu, à démontrer en théologie naturelle) : Dieu est tout-puissant et bon; s'il est vrai qu'il ne cause pas le mal directement, il pe1111et cependant que le mal se produise; or, s'il ne faisait pas sortir le bien du mal, il serait en contradiction avec sa propre nature. Saint Augustin a exprimé cette conclusion dans un texte célèbre : > 1 • En accord avec Augustin saint Thomas fait remarquer qu'il est propre à la bonté infinie de Dieu de pe11nettre l'existence du mal, afin d'en faire sortir le bien2• Il est vrai que la façon dont Dieu tire le bien du mal nous échappe souvent dans cette vie. C'est la raison pour laquelle on parle du mystère du mal, car celui-ci arrive fréquemment sans qu'on voie les raisons ni les buts pousuivis3 • Examinons à présent la cause des actions mauvaises. Dans le cas d'un > (sans tenir compte pour le moment de la responsabilité morale), l'échec humain provient d'un manque d'application, de compétence ou de l'utilisation de matériels défectueux, etc. Dans un monde constitué de choses limitées et périssables, il n'est pas possible d'éviter toutes les erreurs. L'action moralement mauvaise est une fo1111e encore plus profonde du mal, où l'homme veut consciemment le mal. Comme la corruption et la mort sont inscrites dans l'essence des choses matérielles, de la même manière la possibilité de s'écarter du bien existe-t-elle au profond du libre arbitre humain. Saint Augustin relie cette possibilité du mal moral au fait qu'en dessous de la volonté humaine, se trouve le néant. Le mal moral ne consiste donc pas tant à faire quelque chose qu'à dévier de la norn1e, à ne pas atteindre 1. Enchiridion, ch.11. 2. I 2, 3 ad 2. 3. Cf.G. Marcel, Du refus à l'invocation, Paris, 1940, 95ss.; R. Vemeaux, Problèmes et mystère du mal, Paris, 1983, 26ss.

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son but et à échouer. Nous· ne devrions pas chercher une cause efficiente de ce mal. Cela reviendrait à chercher une cause efficiente de l'obscurité ou du silence 1 • Le mal n'a pas de cause efficiente directe per

se. La possibilité de poser des actions moralement mauvaises est donnée avec la volonté libre. On peut l'expliquer en faisant une distinction entre l'aspect ontologique d'un acte coupable et son aspect fo1mel (la privation de son accord avec la règle de la raison). Il est vrai que Dieu est la cause du contenu de l'être dans tout acte humain, de · même que tous les êtres existent en participant à l'Etre Premier. Mais un acte humain n'est pas assimilable à l'action de Dieu et le choix humain n'est pas identique au choix de Dieu. Dieu ne donne que le contenu essentiel et l'occurrence d'une action sans être pour autant celui qui pose cette action. Dieu n'est donc, en aucun cas, même pas per accidens la cause de l'action. Ainsi il n'est d'aucune façon la cause du mal moral. Il per1net que le pêché se produise dans la mesure où il accorde son soutien à la volonté pour lui permettre de poser des actes, en dépit du fait qu'elle s'éloigne de la règle de la raison. Ne pas considérer la règle n'a pas de cause: à cela la liberté de la volonté suffit, par laquelle celle-ci peut agir ou ne pas agir. Ne pas faire attention à la règle n'est pas encore un péché, mais choisir quelque chose sans considérer la régie est une faute2 • Ce manque de confo111ùté à la règle de la droite raison, infecte le choix de l'un ou de l'autre bien. Ainsi celui qui commet une mauvaise action est per accidens la cause de la privation de subordination à la loi morale. Au moyen d'un exemple saint Thomas rend son explication plus claire : si un boiteux marche, la cause de sa démarche boiteuse n'est pas sa capacité à se déplacer, mais sa jambe qui est trop raide ou trop courte. Par conséquent, tout ce qui concerne l'essence d'une action mauvaise remonte à Dieu comme à sa Cause Première, alors que la privation qui la rend mauvaise remonte à la cause seconde déficiente qui ne se confo1111e pas à la loi morale3•

1. De civitate Dei 12, 7. -A ce propos saint Thomas développe sa doctrine de la non-considération de la règle de la raison (de ce qu'il faudrait faire), qui précède le péché. Cette non-considération est une déficience qui n'a pas de cause. 2. Voir De malo, q.1, a.3 : >. 3. I 49, 2 ad 2.

CHAPITRE IX ,

TOUT ETANT EST BEAU

Les philosophes grecs sur la beauté

Dans leur étude des propriétés de l'étant certains auteurs suivent les traces de ceux des docteurs médiévaux qui considéraient le beau comme le dernier transcendantal. La doctrine de saint Thomas, à ce sujet, présente néanmoins une certaine difficulté : il ne dit pas que la beauté est une propriété transcendantale de l'étant, bien qu'il affirn1e que tous les étants sont beaux. Alors que certains auteurs soutiennent que selon Thomas, la beauté est une propriété transcendantale de l'étant 1, d'autres le nient2• Dom H. Pouillom va même jusqu'à affurner que saint Thomas s'est à peine intéressé à la beauté3• A cause de cette controverse il nous faut étudier cette question d'un point de vue à la fois historique et systématique. Le mot grec xaÀoç (beau) signifiait à l'origine le fait d'être en bonne santé, fort, vertueux et beau en apparence. Pour les Grecs, la beauté impliquait ordre et symétrie. Très tôt, les pythagoriciens ont mis en relief l'importance de la symétrie; Démocrite note que ce qui est beau est nécessairement équilibré. D'après Platon, la Beauté est l'une des idées principales : les choses belles que nous voyons ne sont pas la beauté elle-même mais elles y participent. Partant de l'expérience que nous avons de la beauté des choses matérielles, nous devrions nous élever, par la beauté des actions morales et de la connaissance, jusqu'à la Beauté en soi. > 4 • Aristote ajoute que la capacité de faire bien quelque chose est aussi appelée dynamis. Puisque la nature ne fait rien en vain, il ne peut exister de puissance qui ne soit jamais actualisée. Puissance est un te1111t:: analogue : il désigne des fo1111es très différentes d'aptitudes et de possibilités dans l'ordre substantiel et accidentel. Nous acquérons ce concept au tout début de notre vie intellectuelle quand nous expérimentons que nous pouvons faire quelque chose et qu'existe en nous-même et dans les choses une aptitude au changement. A mesure que notre maîtrise du langage se développe, nous exprimons cette donnée au moyen de mots comme >, , , ou par le mode conditionnel des 1. Cf. Théétète 156a; Soph. 247d. 2. Rép. 477cd. Voir J. Souilhé, Etudes sur le terme ôuva.µ.Lç dans les dialogues de Platon, Paris, 1919. 3. Voir G. Verbeke, >, in Lloyd P. Gerson, Graceful Reason. Essays in Ancient and Medieval Philosophy Presented to Joseph Owens CSSR, Toronto, 1983, p.55-74. 4. Métaph. V 12, 1019"15s.

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CHAPITRE XI

verbes, etc. Aristote eut l'idée de génie d'effectuer une analyse (resolutio ad universale) des différentes formes de la puissance en les ramenant à un concept analogue. En procédant ainsi il ne s'éloignait pas de nos premières expériences de l'étant. Ainsi la > est-elle un > dans notre étude du réel.

L'acte Passant à présent à l'étude de l'acte, notons tout d'abord qu'historiquement, les ter111es ÈVTEÀÉXEta et ÈvÉpyEta furent inventés par Aristote. Certains soutiennent que lv-rEÀÉXEta est fo11né partir de trois mots lv TEÀoç ËXELV, c'est-à-dire> 1 • Selon d'autres, le mot est une forme dérivée de ÈVTEÀT)Ç (-11.G>ç) ËXELV, c'est-à-dire . ÈvÉpyEta fut formé partir du mot déjà existant ÈvEpyoç (actif) (Èv, ëpyov), et signifie activité, force, être quelque chose. A propos de ce ternie, Aristote écrit que > 2 • Aristote affmne ici que> ou> est la fu1111e d'acte la plus manifeste et un degré particulier d'être réel. Dans notre expérience, faire quelque chose ou être devenu quelque chose est toujours la réalisation d'une possibilité. Pour cette raison nous développons dans notre premier concept, à savoir celui d'étant, la distinction entre ce qui est réellement (ce qui est devenu, ce qui est achevé) et ce qui peut encore devenir ou agir. Dans le langage courant l'aptitude à faire ou à changer est exprimée grâce aux for1nes modales des verbes (ce que l'on appelle le mode potentiel) ou par un verbe auxiliaire comme> ou>. Ce n'est qu'à un stade ultérieur que nous forrnons les tenues abstraits > et >. Enfin, on peut concevoir un acte ou un achèvement qui ne soit pas le résultat d'un processus de devenir mais qui existe toujours en actualité pure. On l'appelle actus purus, c'est-à-dire la réalité absolue qui est la plénitude d'être sans aucune potentialité. Dans les pays occidentaux, à l'époque de la Renaissance, on commença à utiliser le mot> au sens qu'il a dans la Poétique d'Aristote, c'est-à-dire pour désigner la capacité de s'exprimer avec 1. K.von Fritz, Philosophie und sprachlicher Ausdruck bei Demokrit, Platon und Aristoteles2 , Darmstadt. 1963, p.66. 2. Métaph. IX 3, 1047•30.

L'ÉTANT EN ACIE - L'ÉTANT EN PUISSANCE

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vigueur. Kepler fut le premier, en 1619, à utiliser ce terrne dans son sens moderne d'énergie physique. Vers 1840 le mot > commença aussi à désigner la capacité latente d'engager une certaine force. Dans la physique moderne les mots énergie et matière ont un sens entièrement différent de celui que Aristote leur donna.

Acte et puissance Les concepts d'acte et de puissance sont corrélatifs. Il est vrai que nous concevons l'étant, notre premier concept, comme un acte, mais cela se fait avant que nous distinguions entre l'acte et la puissance. On peut définir la puissance comme la possibilité ou la capacité de devenir ou recevoir un acte (posse ad actum). La puissance a, en effet, une relation essentielle à l'acte, c'est-à-dire, à l'achèvement d'un degré particulier de l'être. Il n'y a pas qu'une seule fo1n1e de puissance; le concept de puissance est en effet analogue : on la trouve aux différents niveaux des étants. L'acte en tant que tel n'a cependant pas cette relation nécessaire et essentielle à la puissance, quoique, dans l'ordre particulier du monde matériel, l'acte est toujours ordonné à la puissance. Or, nous connaissons en premier le monde matériel. Ainsi nous concevons l'acte, dans un premier temps, comme le résultat d'un processus de devenir. En pousuivant nos recherches et la réduction aux causes ultimes nous arrivons à la conclusion qu'un acte qui ne résulte pas d'un devenir n'est pas seulement possible mais doit exister nécessairement. De ce que nous avons vu jusqu'ici, il résulte qu'il n'est pas possible de définir l'acte en tant que tel, pas plus qu'il n'était possible de définir l'étant, d'autant que l'acte n'a pas la dualité du>, caractéristique de l'étant. Pour indiquer le sens du concept d'acte il faut prendre des cas concrets : un étant réalisé ou une activité dans laquelle on s'est engagé. Aristote lui-même donne comme exemple > (à distinguer du fait d'être capable de construire) et (à distinguer du fait d'être capable de voir) 1• L'acte est donc lié de la façon la plus intime à l'étant et il réfère toujours à quelque chose qui existe. Aimé Forest a soulevé une objection : un acte limité par la puissance ne se situe pas encore, en tant que tel, au niveau de l'existence et n'est rien d'autre que quelque chose d'abstrait, un universel 2 •

1. Métaph. 1048a37s. 2. La structure métaphysique du concret2 , Paris, 1956, p.163.

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CHAPITRE XI

Cette position nous semble erronée : l'étant est aussi un concept abstrait qui renvoie néanmoins à « l'étant réel >>. Le mode uni verse} propre à notre concept .

L'ÉTANT EN ACI'E - L'ÉTANT EN PUISSANCE

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de caractéristiques contradictoires (un exemple opposé serait un cercle carré) 1• A côté de cette possibilité logique existe aussi la puissance présente dans les choses, en tant qu'élément constituant de l'étant. C'est la potentia realis. b) La puissance réelle est divisée en la puissance à faire quelque chose (potentia operativa) et la puissance passive2• Celle-ci est la puissance à recevoir et à devenir quelque chose, par exemple, la puissance à devenir une fo1111e substantielle (puissance qu'on appelle la materia prima); la puissance du suppôt à recevoir l'acte d'être, et enfm la puissance de la substance à l'égard de ses déte11ninations accidentelles. La puissance à parvenir à une fo1111e substantielle est la puissance au sens plénier du te1111e: la matière preinière elle-même n'a aucune déterinination, mais la reçoit de la fon11e substantielle3 • La puissance active de produire un effet présuppose un sujet dans lequel elle est inhérente. Ce sujet, alors, est déterininé par cette faculté et ordonné à celle-ci comme une puissance passive l'est à son acte4 • La puissance active est capable, d'une certaine façon, de se détenniner soimême, alors que la puissance passive est exclusivement détenninée de l' extérieur5 • Le concept de puissance n'a pas tout à fait disparu dans la philosophie moderne. Hegel se sert du terme de possibilité mais, dans son système, la possibilité logique absorbe la possibilité réelle. Il considère les deux comme en même temps identiques et en contradiction avec elles-mêmes, à cause de la multiplicité des autres éléments contenues en elles 6 • Il est vrai que saint Thomas utilise l'expression potentia contradictionis pour signifier qu'un être matériel qui, à un moment donné, a ce contenu particulier, peut devenir autre chose. Cependant, l'expression > ne désigne pas une puissance réelle au non-être mais a un sens logique qui est donnée par le fait que la matière est dans un état de puissance par rapport aux

1. Voir le chapitre XIV. 2. De potentia, q. l, a.1 : >. 3. ln XII Metaph., leçon 2, n.2438. 4. /ii"[V Sent., d.12, q.2, a.!, ql.3. 5. Voir H.P. Kainz, « The Thomistic Doctrine of Potency », dans Di vus Thomas 73(1970), p.308-320. 6. Wissenschaft der Logik II (Theorie Werkausg., p.209).

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CHAPITRE XI

autres formes 1 • Cette puissance ne se trouve que dans les choses matérielles. Cela explique que la potentia contradictionis de Thomas n'appartient pas à la métaphysique qui fait abstraction de l'étant matériel en tant que matériel. Du reste, cette puissance de la matière est une potentialité à une autre fo1111e et la possibilité de perdre la fu1n1e présente. Elle n'est pas une puissance au non-être en tant que tel. Le non-être n'y est pas > comme le veut Hegel.

Les principes qui expriment la relation de l'acte et de la puissance à l'étant Thomas utilise certains principes pour clarifier la nature et la fonction de l'acte et de la puissance par rapport à l'étant. a) Le premier de ces principes est que 2• Ce principe découle clairement du contenu des concepts d'acte et de puissance: ce qui est, est acte ; la puissance est, par contre, la potentialité à un acte. > 5 • Ce principe est évident quand on considère le sens des te1111es d'acte et de puissance. - > 6 • Pour produire 1. Voir son Brief über den Humanismus (1947); Sein und Zeit, p.43ss.; p.144 ; R. Kearney, « Heidegger, le possible et Dieu », in R. Keamey and St. O'Leary, Heidegger et la question de Dieu, Paris, 1980, p.125-167. 2. S. C. G. I 28. 3. ln II Sent., d.44, q. l, ad 2. 4. S.C.G. I 28. 5.I 25, 1 ad 1. 6. I 3, 1. - Hegel contredit ce principe quand il affirme que le possible peut se faire réel. Cf. son Wissenschaft der Logik, II (Theorie Werkausg., p.210) : est une abstraction, car les choses qui existent sont toujours d'une nature déter1ninée et non l'étant pris dans un sens général 1• L'intellect forme le concept abstrait d'être commun grâce à son contact avec les choses par l'int1::1n1édiaire des sens. Pour acquérir ce concept un jugement négatif doit intervenir, à savoir qu'il n'est pas nécessaire pour l'étant d'exister dans la matière. L'être commun désigne la totalité des étants créés, en tant que ceux-ci constituent le réel dont nous avons l'expérience et dont nous traitons. Dieu ne fait pas partie de l'être commun car il est celui qui est entièrement autre. Nous pouvons savoir de lui qu'il existe, mais non ce qu'il est. Il est la cause de l'être commun, c'est-à-dire la cause de l'existence de tous les êtres concrets que nous signifions au moyen du concept abstrait d'être commun2• Vers la formulation de la distinction entre l'essence et l'être

Jusqu'à présent nous avons étudié l'étant et ses attributs, les premiers principes et la division fondamentale en l'étant en acte et l'étant en puissance. Il s'impose maintenant une réflexion sur la nature la plus profonde de l'être commun. Comme nous l'avons rappelé cidessus, il y a une certaine dualité dans le concept ou>, alors que Dieu est l'être qui est également ou n'importe quelle perfection3 • Dans un autre texte, Augustin exprime encore plus nettement la distinction entre Dieu et les créatures. Dieu est simple, mais les créatures sont composées de matière et de forme4 • Même les anges ont cette >5• La théorie d'Augustin s'inspire sans doute d'un texte du Livre de la Sagesse 11,18: >. Saint Thomas fera sienne cette position : les créatures sont nécessairement composées, mais les composants qu'il distingue sont différents de ceux mentionnés par Augustin. Certains textes de Boèce ont contribué aussi au développement de la doctrine de la distinction réelle entre l'essence et l'être. Dans son De hebdomadibus, ce penseur chrétien note que l'être et > sont différents. , selon laquelle l'être correspond à la première hypostase et > à la seconde. Dans cette optique, ce qui existe vient après. Certes, en parlant de toutes les choses existantes au lieu de parler de la seconde hypostase, Boèce a modifié cette théorie et, de ce point de vue, sa théorie diffère de celle des néo-platoniciens. Sa distinction entre l'être lui-même et> a eu cependant une grande importance pour les penseurs médiévaux 1• Les philosophes arabes Al-Farabi et Avicenne ont for1nulé sans aucune ambiguïté la distinction entre l'essence et l'existence dans les choses 2 • Saint Thomas lui-même reconnaît l'influence d' Avicenne sur sa propre pensée quand il écrit: 3 • Averroès, pour sa part, rejette avec vigueur cette doctrine d' Avicenne en faisant remarquer que celui-ci fait de l'être et de l'unité (unum) des prédicats qui sont ajoutés aux étants de l'extérieur, comme s'ils étaient des accidents4 • Il est vrai qu' Avicenne s'exprime comme si l'être était ajouté à l'essence à la manière d'un accident5 , mais pour lui il ne s'agit pas d'accidents de même nature que les accidents prédicamentaux. L'existence est un don conféré par Dieu grâce auquel l'essence existe6 • Thomas d'Aquin, par contre, enseigne que l'être est un prédicat substantiel, c'est-à-dire qu'il est de l'ordre de la substance, bien qu'il aliquo potest, sed ipsum esse nullo modo participat ...ld quod est, habere aliquid praeterquam quod ipsum esse, potest ; ipsum vero esse nihil aliud praeter se habet admixturn ... ; omni composito aliud est esse, aliud ipsum est. Omne simplex esse suum et id quod est unum habet >>. l. Cf. P. Hadot, >, dans Miscellanea mediaevalia, 2: Die Metaphysik im Mittelalter. Vortrlige des 2.intern. KongreB für mittelalt. Philos., Berlin, 1963, pp.147-153. 2. Voir A.-M. Goichon, La distinction de l'essence et de l'existence d'après Ibn Sinà, Paris, 1937, 131-134. 3. ln Il Sent., d.8, q.3, a.2 4. ln IV Metaph., comm.3, f.32: >. 5. Cf. Metaph., tract. V, c.2, f.87 (Venetiae 1508): . 6. Voir E. Gilson, L'être et l'essence, p.128.

-

LA DISTINCTION RÉELI.E ENTRE L'ÊTRE ET L'ESSENCE

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n •appartienne pas à l'essence de celle-ci 1• Il y a une deuxième différence fondamentale entre le concept d'être d'Avicenne et celui de saint Thomas: dans sa tentative de saisir l'être dans sa pureté, Avicenne soutient que l'être même précède la division entre > (le monde). Cela veut dire qu'il considère l'être comme antérieur à Dieu et qu'il ne soit pas parvenu à saisir le caractère analogue de l'être. M.-D. Philippe a fait remarquer que l'être étudié par Avicenne dans la métaphysique est l'être universel et non l'être en lui-même 2 • D'après saint Thomas, par contre, dans ce qui est caractéristique de l'être, le fait d'être et d'être la réalisation d'une certaine perfection est primordial. Dieu n'est pas postérieur au concept d'être. Guillaume d'Auvergne accepte la distinction d' Avicenne entre l'être et l'essence, qu'il utilise comme un critère pour distinguer Dieu des créatures: Dieu est l'étant dans lequel l'être et l'essence sont une seule et même chose; toute chose en dehors de Dieu est, d'une manière ou d'une autre, composée3 • Les penseurs de l'école franciscaine de Paris soulignent, eux aussi, la dépendance des créatures de Dieu, mais ils ne for111ulent pas la doctrine de la distinction réelle entre l'essence et l'être 4 • Les opinions mentionnées jusqu'ici semblent aller à peine au-delà de la doctrine de la participation de toutes les choses à Dieu. Il va sans dire que tous les théologiens scolastiques acceptent que l'être n'est pas nécessairement contenu dans l'essence des créatures car, dans le cas contraire, celles-ci seraient indépendantes de Dieu. Certaines propositions du Liber de causis, qui concernent ce sujet et qui sont citées par saint Thomas, doivent être comprises dans ce sens 5• 1. Voir J. Owens, >. 5. Liber de causis, prop.9. Cf. Saint Thomas, In Libr. de causis, leçon 9 ; De ente et essentia, c.4; In Il Sent., d.3, q. l, a. l, obj.6.

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CHAPITRE XII

La doctrine de la distinction réelle de Thomas d'Aquin

Plusieurs textes des œuvres de saint Thomas mettent en évidence la distinction réelle entre l'essence et l'être (suppositum et esse) dans toutes les choses (créées). On peut distinguer trois groupes de preuves. 1) Un premier argument est fondé sur la manière selon laquelle nous concevons l'essence de quelque chose. Pour connaître une chose comme une plante ou un animal, nous devons connaître les caractéristiques de son essence. Mais nous constatons que l'existence n'est pas comprise dans celle-ci. Il s'ensuit que l'existence n'est pas dans l'essence comme l'un de ses attributs mais qu'elle est ajoutée à celle-ci. Saint Thomas lui-même élabore cette preuve de la façon suivante: . Voir aussi M.Merleau-Ponty, Sens et non-sens, p.191 : ,,La contingence de tout ce qui est, c'est la condition d'une vue métaphysique du monde>>. Cf. J. Gevaert, Contingentie en noodzakelijk bestaan volgens Thomas van Aquino. Verhandelingen van de Koninklijke Vlaamse Academie voor Wetenschappel, Letteren en Schone Kunsten van België, Kl.d.Lett., Jr.27, nr.58, Brussel, 1965.

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CHAPITRE XII

et sont immuables. En Métaphysique XII 7 Aristote distingue deux manières d'être nécessaire: alors que les corps célestes sont nécessaires de façon limitée, le Premier Moteur Immobile est absolument nécessaire. Aristote présuppose l'existence nécessaire du monde constitué par l'ensemble des étants. Avicenne, par contre, soulève la question de savoir comment l'être des choses est relié à Dieu. Il répond que Dieu seul existe par lui-même (perse necesse est) 1• Les créatures en tant qu'essences possibles, sont en quelque sorte indifférentes à l'égard de l'être. Elles sont néanmoins nécessairement produites par le Créateur2 • Alors qu 'Avicenne enseigne la distinction entre l'essence et l'existence, Averroès la rejette. Il reproche à Avicenne d'introduire en philosophie des données théologiques. Il reprend lui-même la théorie d'Aristote et fait coïncider l'être avec l'essence: tout ce qui contient de la matière première dans son essence est corruptible et contingent. En revanche, ce qui est immatériel est nécessaire. Pris dans son ensemble l'univers n'est pas contingent mais nécessaire3 • Saint Thomas appelle contingentes les causes matérielles, qui ne produisent pas leurs effets de façon nécessaire. Est contingent aussi le choix libre de la volonté. Dans le vocabulaire technique de saint Thomas le mot contingent désigne ensuite les choses corruptibles qui ont la possibilité de ne pas être4 • Enfin, il emploie aussi ce terme pour indiquer l'existence des choses créees, considérées dans leur dépendance de Dieu qui les a créées librement5• Sur l'arrière-plan de cette contingence des étants, on peut for1nuler l'argument suivant: ce qui est corruptible ou contingent ne tire pas son existence de soi-même. Si tel était le cas, il n'y aurait aucune explica- . tion au fait que les étants puissent perdre leur existence ou qu'ils n'existent pas de façon nécessaire. Si quelque chose ne tire pas son être de lui-même, cet être lui est ajouté. Cela veut dire qu'elle est constituée par deux composants, à savoir, le sujet ou l'essence individuelle qu'elle est, et l'existence. Les philosophes dont la pensée est proche de celle de Suarez rejettent cet argument pour soutenir qu'une chose qui existe de façon contingente, est contingente sans plus. Aucune composition n'est nécessaire pour expliquer cette contingence. Mais cette objection ne tient pas 1. Metaphysica, I, ch.7. 2. O. c., IV, ch.2. 3. In XII Metaph., texte 41. 4. De potentia, q.5, a.3 ( 2 • Une for111ulation plus concise revient aussi souvent: 3 • Cette forrnulation ne dépend qu'en apparence de l'introduction du concept de 1. S. Th. I 2, 3. 2. ln l Sent., d.8, q.5, a.2. 3. S.C.G. II 52.

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CHAPITRE XII

créature>>. En réalité elle se fonde sur l'évidence que les choses que nous voyons autour de nous ne possèdent pas leur être par elles-mêmes. Il va sans dire que cet argument ne nous apporte aucun éclaircissement quant à la question de savoir si, dans les choses non périssables, l'être et l'essence sont vraiment distincts l'un de l'autre. Afin de résoudre ce problème, il faut démontrer que l'étant qui tient son être de lui-même, et, de ce fait, existe nécessairement, ne peut être qu'un. On peut aussi associer la démonstration à l'argument ci-dessous. > 4 • Le fait d'être créé implique nécessairement cette composition de l'être et de l'essence qui constitue, en fait, la nature profonde des étants. La métaphysique étudie leurs causes ultimes. C'est pourquoi la conclusion que toutes les choses tiennent leur être de Dieu est bien la connaissance la plus profonde que le métaphysicien puisse atteindre concernant le monde. Comme plusieurs auteurs l'ont souligné, l'auto-révélation de Dieu comme>, expression qui, sous l'influence de la Septante, fut comprise dans un sens ontologique, a facilité la fo1111ulation de la doctrine de Dieu comme l'Etre même qui subsiste par lui-même ainsi que celle de la distinction réelle entre l'être et l'essence dans les créatures. Mais en dépit du fait que la Révélation a été un guide, la doctrine de saint Thomas sur l'étant appartient au domaine de la raison naturelle.

1. I 3, 4 : >. · 2. I 44, 1 : « Omnia alia a Deo non sunt suum esse sed participant esse». 3. De potentia, q.3, a.5 ad 1. 4. De potentia, q.3, a.4. Cf. Compendium theologiae, I, ch.68.

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CHAPITRE XII

La doctrine de la distinction réelle après Thomas

Il n'est pas sans intérêt d'évoquer brièvement le destin de la doctrine de la distinction réelle entre l'être et l'essence afin de mieux saisir la grandeur de l'œuvre accomplie par saint Thomas. Peu après la mort de celui-ci, Siger de Brabant, dans ses Quaestiones in Metaphysicam Aristotelis, classe Thomas parmi ceux qui considèrent que l'être est ajouté à l'essence. Siger lui-même soutient la position d' Averroès et tente de résoudre les problèmes que sa position pose à la foi chrétienne. Il note qu'on ne peut attribuer l'être de façon plénière et totale qu'à Dieu ; les créatures, certes, le possèdent mais d'une façon réduite ; les choses, déclare-t-il, sont par elles-mêmes dans l'ordre de la causalité forrnelle mais viennent d'un autre (Dieu) dans l'ordre de la cause efficiente. Du reste, Siger reproche à saint Thomas de dire que l'être est constitué par l'essence, alors que saint Thomas écrit en réalité que dans Acta hebd. thomisticae, Rome, 1924, 131-196 ; id., >, dans Acta Pontif. Acad. Romanae S.Thomae Aquinatis, I (1934) 6176. 3. Voir Stefan Swiezawski, >, dans S. Kaminski, Marian Kurdzialek, Z.J. Zdybicka (edit.), Theory of Being to Understand Reality, Lublin, 1980, 269-284,

LA DISTINCTION RÉELLE ENTRE L'ÊfRE ET L'ESSENCE

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Au XIVe siècle, on considérait la présentation que Gilles avait donnée de la doctrine de saint Thomas comme l'expression fidèle de la pensée de son maître. Un auteur de cette époque, dont l'identité nous est inconnue, la conteste pourtant en faisant noter que l'être et l'essence ne sont pas deux réalités 1• Vers 1326 le maître parisien Bernard Lombardi écrit: 3• Les écrits imposants de Scot n'ont pas manqué d'influencer les premiers thomistes. Ainsi, la Summa totius logicae, qui semble être l'œuvre de Jean de Naples, utilise la terminologie, à résonnance >, d'esse actualis existentiae 4 , que Cajetan adoptera plus tard. On a dit que ce dernier a exprimé certains points de la doctrine de saint Thomas d'une façon incorrecte. Nous reviendrons sur cette question au chapitre suivant. Suarez considère la distinction réelle comme une distinction entre deux choses (res; entitates) et la rejette5 • Il prend pour point de départ un concept de l'étant qui confère un minimum de contenu à ce dernier. Pour donner un exemple, selon lui l'être d'un homme et celui d'une pierre sont identiques. L'être, sans différenciation ultérieure, contient les différentes classes d'étants. Il est un genre qui comprend en lui aussi bien le fini que l'infini. L'essence actuelle (verum actuale ens) possède p.274. Cf. J.F. Wippel, The Metaphysical Thought of Godfrey of Fontaines, Washington D.C., 1981, 59-66 (Godefroid rejetait la distinction réelle telle qu'elle fut enseignée par Gilles). 1. Swiezawski, o.c., p.276. 2. Voir J. Koch, Durandus de S.Porciano. BGPMA XXVI, 1, 330. 3. Opus oxon. IV, d.13, q.l, n.38. Cf. A.J. O'Brien, > (Op.oxon. III, d.6, q.1, n.2: XIV 306). 4. Voir A. Pattin dans Tijdschrift voor Philososphie 19(1957) 492-502. 5. Disp.metaphys. XXXI 6, 1 ; 5, 3. Voir H.P. Kainz, >, The Thomist 34(1970) 289-305.

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CHAPITRE XII

déjà tous les attributs que saint Thomas attribue à l'esse; elle a pour centre la temporalité, par laquelle elle est distincte de l'essence de Dieu. Selon Suarez, l'avantage de sa théorie est qu'il ne nous reste plus maintenant qu'à attribuer la production des choses à des principes extrinsèques. Son rejet de la distinction réelle signifie que l'étant se dit à la fois de Dieu et des créatures. La métaphysique devient alors la doctrine générale de l'être (ontologie) et traite de Dieu aussi bien que des créatures. Saint Thomas soutient cependant que Dieu ne fait pas partie du sujet (subiectum) de la doctrine de l'être; ainsi il sauvegarde la transcendance de Dieu. La doctrine de Suarez implique en outre que les choses existent grâce à leur essence, c'est-à-dire qu'elles existent grâce à un principe intrinsèque qui leur est propre. Ainsi la voie est libre pour une conception selon laquelle, qui fait de l'essence une chose à laquelle l'existence est ajoutée d'en dehors. Nous pouvons dire ici avec Seifert que ces penseurs, qui comprirent l'être de façon erronée, avaient une idée incorrecte de la nature de l' essence 1• A ce propos C. Fabro parle d'un>quia conduit à une façon différente de concevoir l'être. Ce changement est perceptible dans la terrninologie utilisée : au lieu des te1111es esse - essentia, on commença à utiliser les mots esse essentiae -esse existentiae et, plus tard, le couple essentia - existentia. Fabro écarte le terr11e > parce qu'il n'exprimerait que l'acte d'être réel qui est signifié par la copule 2 • Il reproche à certains thomistes d'avoir remplacé le mot esse par 'existence'. Mais cette critique est excessive. Les ter111es importent moins que le sens que nous leur donnons. François de Vitoria n'a pas accepté la distinction réelle3 • Melchior Cano et Dominique Soto considéraient l'être comme un modus rei. 1. >, inAletheia 12 (1977) 375-459, p.390. 2. Voir son « li nuovo problema dell'essere e la fondazione della metafisica>>, in Rivista difilosofia neoscolastica 1974, 475-510, p.487; 507. 3. >. Voir Leonard Kennedy, « La doctrina de la

LA DISTINCTION RÉEi.LE ENTRE L'ÊTRE ET L'ESSENCE

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Quant à ce point, ils semblent avoir subi, sur ce point, l'influence de Scot 1• Ce n'est donc pas sans raison que Dominique Baiiez se plaint qu'à son époque de nombreux thomistes aient mal saisi la doctrine de saint Thomas 2 • Dans l'Ontologia de Wolff le point de vue essentialiste domine: >, dans Actes du IXe congrès international de philosophie, Amsterdam/Louvain, 1953, IV 5-] o. 3. O.c., paragr. 134. 4. Paragr. 135. 5. Paragr. 309.

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CHAPITRE XII

On peut la décrire comme une pure sensation de l'exister, éprouvée par une sensibilité qui, pour quelques instants, est comme coupée de son intellect. Elle constitue, pour ainsi dire, une extase vers le bas, qui laisse un existant sans intellection ni essence au contact nu d'existants sans essence ni intelligibilité >> 1• Certes, les penseurs existentialistes recherchent le contact avec ce qui a le plus de valeur dans l'univers. Mais parce qu'ils n'acceptent pas l'essence de l'homme ou des choses po,ur ce qu'elle est, ou parce qu'ils veulent la subordonner à la subjectivité de l'homme, leur expérience se transforrne en un contact vertigineux a.vec une existence, qui a perdu son sens. Si l'on refuse de comprendre l'être (limité) de l'homme et des choses comme une participation à l'être de Dieu, l'existence perd tout fondement; elle devient et elle est superflue, car elle surgit de son propre néant. On peut comprendre que Heidegger, en présence de ce type de contingence et . La thèse d'Heidegger sur l'être mérite une plus grande attention. Comme nous l'avons montré dans l'introduction, pour Heidegger la distinction entre les étants (c'est-à-dire les choses physiques qui apparaissent) et l'Etre est d'une importance fondeamentale. Il considère l'histoire de la métaphysique comme l'histoire d'une regrettable fixation sur les étants en tant qu'étants, tandis que !'Etre lui-même a été oublié. Cependant, en réalité, l'Etre est le sol et le fond sur lesquelles étants se développent. L'Etre est présence (Anwensenheit) 2 ; il se montre et évolue mais ne peut jamais être connu d'une façon thématique. Il est notre horizon, la possibilité de notre rencontre avec d'autres étants. Parce que est >, il est caractérisé par l'historicité. Cet > a un caractère pulsatif: il nous apparaît, mais se retire aussi à nouveau et reste à une certaine distance3• L'Etre se dérobe et il est (west) dans son absence, de sorte que le néant l'accompagne. L'être humain (Dasein) est le corrélatif, en opposition avec lequel et par lequel !'Etre devient connaissable. Cela montre jusqu'à quel point l'approche phénoménologique marque la pensée de Heidegger: l'Etre est

1. E. Gilson, L'être et l'essence, p.297. 2. Einleitung zu . Le sujet humain constitue l'être et sa signification. 2. Nachwort zu « Was ist Metaphysik? », 1943. 3. Nachwort zu « Was ist Metaphysik? », édition de 1949. 4. Cf. C. Fabro, >, dans Mélanges offerts à Etienne Gilson, Toronto/Paris, 1959, 227-247. - Certains étudiants de Heidegger ont identifié l' de celui-ci à Dieu, mais Heidegger lui-même a vigoureusement rejeté cette interprétation. Voir notre La théologie philosophique de saaint Thomas d'Aquin, Paris, 1995, ch.l. 5. Voir son Geist in Welt. 6. III 16, 9 ad 2 ; In V Metaph., leçon 9, n.896.

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CHAPITRE Xll

Dans sa réalité la plus profonde, l'être est d'une simplicité et d'une perfection qui renvoient au-delà de la multiplicité et de la limitation des choses à la perfection et à l'unité de Dieu 1• En lui-même l'être est au-dessus du devenir et du temps 2 ; ainsi l'être de l'homme dépasse son historicité 3 •

1. De potentia, q .1, a. l : « Esse significat aliquid completum et simplex » ; q.5, a.1 ad 2 : « Ipsum esse secundum se est in instanti >>. • 2. I 11, 1 : « Esse cuiuslibet rei consistit in indivisione >>. 3.185,4adl.

CHAPITRE XIII ~

L'ETRE

La conclusion à laquelle nous sommes parvenus dans le chapitre précédent, à savoir que les choses créées sont composées de l'acte d'être et de 1' essence comme de deux facteurs réellement distincts, appelle une étude complémentaire de ces deux composants. Au long des siècles, les thomistes ont sans aucun doute pris à cœur les affi1111ations de saint Thomas concernant le sens de l'acte d'être (actus essendi; esse). Pourtant, comme ce fut le cas dans l'interprétation de la distinction réelle, selon les auteurs différents points de doctrine sont soulignés et il y a eu des interprétations moins exactes du sens de l'être. C. Fabro parle même d'une perte de clarté du concept d'être au sein de l'Ecole thomiste 1• Selon lui on a accordé trop d'attention à l'un des sens de l'être, celui de la réalité ou de l'existence actuelle, tout en méconnaissant le sens de perfection, qui vient en premier lieu pour saint Thomas, car l'être est l'acte premier et le plus fo11111;l 2 • Cajetan se rendit coupable, dit-on, d'une telle représentation incorrecte3 • Néanmoins, à y regarder de près, cette critique ne paraît pas tout à fait justifiée4 • Cajetan a bien vu l'importance du texte-clef de la Somme de théologie où saint Thomas écrit que l'être est le plus parfait de tout

1. « L'obscurcissement de l'être dans l'école thomiste>>, dans Revue thomiste 58( 1958) 443-4 72. 2. Voir L. De Raeymaeker, Philosophie de l'être. Essai de synthèse métaphysique, Louvain 1947, p.155. 3. Baiiez l'a noté dans son commentaire sur la Summa theologiae, I (edit. L. Urbana, Madrid-Valencia 1934, I 142 ;145). Cf. E. Gilson, «Cajetan et l'humanisme théologique>>, dans AHLDMA 22(1956) 113-136. 4. Cf. John P. Reilly, , dans The New Scholasticism 41 ( 1967) 191-222.

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ce qu'il y a'. Il explique que, contrairement à ce que dit Scot, pour saint Thomas l'être n'est pas un principe potentiel déterrniné chaque fois par une essence2• Jean de Saint-Thomas, dans son commentaire de ce texte, souligne lui aussi que saint Thomas ne considère pas l'être comme opposé à l'essence, mais comme un acte final (et donc le plus parfait) dans l'ordre de la réalité3 • Il importe cependant de noter que les deux grands commentateurs utilisent parfois un vocabulaire différent de celui de saint Thomas. Plus proche de nous, Maritain écrit, dans l'un de ses premiers livres, que l' être est une perfection et que > et > vont ensemble4 • A partir des années 30, Maritain, Gilson et d'autres auteurs ont fait ressortir davantage la place centrale de l'être dans la philosophie de saint Thomas. Après la seconde guerre mondiale se développa un puissant mouvement au sein du thomisme contre le >. L'essor de l'existentialisme a sans doute contribué à ce mouvement vers un thomisme plus existentialiste. Le contact avec la pensée de Heidegger a exercé une influence considérable sur un penseur comme C. Fabro. Notons néanmoins que Maritain exclut toute influence de l'existentialisme sur sa propre pensée5• Gilson, pour sa part, déclare qu'en 1940, alors qu'il écrivait son Dieu et la philosophie, il a entrevu le sens authentique de l'être. A cette époque, il n'avait

1. I 4, 1 ad 3 : >. 2. ln Jam, 4, 1, V. 3. Cursus theotogicus (ln Jam, disp.5, a.l). Th. Tynn défend Jean de SaintThomas contre les critiques de Fabro. Voir son étude ,, L'essere ne! pensiero di Giovanni di San Tommaso>>, dans A. Lobato, Giovanni di San Tommaso, O.P.: Nel IV. Centenario della sua nascita ( 1589 ). Il suo pensiero filosofico, teologico, mistico, Rome, 1989, 21-55.- Ferrariensis, d'autre part, a une vue surprenante de l'être: il semble le situer au même niveau que les accidents au lieu de le considérer comme une prédicat substantiel. Cf. In S.C.G. I 21, V (> ). Dans le passage commenté par Ferrariensis (SCG I 21) Thomas lui-même s'exprime d'une façon plus précise: ,,Sola autem accidentia rei sunt quae in definitione non cadunt ». 4. Antimodeme, p.150s. 5. Court traité de l'existence et de l'existant, p.11: > 5 et que son concept d'être pour signifier l'être. L. De Raeymaeker, de Louvain, n'hésitait pas à faire sienne cette interprétation. Il publia une étude intéressante sur les différents emplois de l'expression > chez saint Thomas 7• Il suggère qu'il y a eu une évolution du concept d'être. Thomas aurait compris l'être d'abord comme actualité et réalité 8 ; plus tard pourtant, alors qu'il écrivait son commentaire du De hebdomadibus de Boèce, il aurait combiné cette conception aristotélicienne de l'être avec la doctrine 1. Voir B. Geiger, >, dans Aquinas 2(1959) l 94-225. 5. , dans Avicenna Commemoration Volume, Calcutta, 1954, 119-131, p.128. 2. Voir la Quaestio disp. de anima, a.6 ad 2. 3. Cf. A. Keller, Sein oder Existenz. Die Auslegung des Seins bei Thomas van Aquin in der heutigen Scholastik, München, 1968, p.195ff. ; Helen James John S.N.D., > 1• Ce concept précède l'intuition del' être. L'existence est connue dans ce concept-ci comme une chose. Il a le sens de >. Enfin, on peut aussi saisir l'être dans une intuition. Mais Maritain réserve cette intuition particulière de l'être à quelques rares métaphysiciens privilégiés. Il la décrit comme un passage soudain à un niveau supérieur, celui du troisième degré d'abstraction. Une fois que nous avons atteint cette intuition de l'être, celui-ci s'ouvre à nous et se manifeste comme étant sans limite. Nous découvrons alors à la fois l'analogie et les propriétés transcendantales de l'être 2• Maritain est d'avis qu'Aristote s'est arrêté au niveau du concept abstrait de l'être (l'être en tant qu'une chose). Selon Gilson, la doctrine chez saint Thomas de la distinction réelle entre l'être et l'essence présuppose la connaissance de Dieu comme Jpsum Esse perse subsistens (l'Etre même subsistant par lui-même), connaissance que nous donne le texte d'Exode 3, 13-143• Gilson note que le ter1ne peut signifier un état aussi bien qu'un acte. Au premier sens ce te1111e réfère à l'état d'existence actuelle dans lequel une chose est placée par une cause efficiente ou par la Cause créatrice. C'est le sens que lui donnent presque tous les théologiens à l'exception des thomistes. Thomas fut le seul à comprendre que l'être est acte, c'est-à -dire plénitude de perfection. Quant à la façon dont nous connaissons l'être, Gilson rejette la thèse de l'intuition de l'être proposée par Maritain : > 4 • Selon Gilson, ce que l'on appelle l'intuition de l'être n'est rien d'autre que >. Pour appuyer sa thèse, !. O.c., p.18s. 2. O.c., p.23s. 3. Elements of Christian Philosophy, Garden City, N.Y., 1960, p.124s. 4. E. Gilson, « Propos sur l'être et sa notion >>, in Studi tomistici.III: San Tommaso e il pensiero moderno. Saggi, Rome, 1974, 7-17, p. lOf.

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Gilson cite le texte de saint Thomas du Commentaire In librum de causis, prop.6, où celui-ci écrit que >, o.c., p.481. 3. >, dans International Philosophical Quarter/y 1966, 389-427, p.426. 4. En plus des textes mentionnés dans la note précédente, voir aussi . 3. ln I Sent., d.33, q.l, a.l ad 1 : ,,Compositio fundatur in esse rei quod est actus essentiae >>. Cf. ibid., d.19, q.5, a. l. 4. ln IV Metaph., 1.2, n.558. 5. De potentia, q.9, a.7 ad 15: «Primum quod in intellectum cadit est ens >>; De veritate, q. l, a. l : >. Cf. De ente et essentia, proème; ln X Metaph., 1.4, n.1998; ln X Metaph., 1.6, n.605: . Cf. ln I Sent., d.25, q.1, a.4: >. 7. Cf. In Boetii De hebdomadibus, 1.2.

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CHAPl'IRI:! XIII

à ce que dit Suarez, ce n'est pas l'ens ut nomen qui est le sujet de la métaphysique mais l'étant dans sa réalité. Au début de notre vie intellectuelle, nous connaissons les différents étants dans un concept abstrait et général ; le noyau et le centre de tous ces étants, c'est leur être, c'est-à -dire leur réalité et leur actualité ou leur ratio essendi. Ce concept général est accompagné de la présence d'une ou de plusieurs réalités physiques individuelles et concrètes (cette présence se réalise grâce aux espèces cognitives) 1• Les sens sont au contact de la réalité physique des choses individuelles que nous connaissons. Or, il y a un lien intime entre les facultés sensitives et l'intellect, puisqu'ils s'enracinent tous deux dans notre âme spirituelle: la personne qui appréhende par les sens est également celle qui pense2• L'intellect en tant que tel ne connaît pas, à proprement parler, l'acte d'être individuel des choses, étant donné que son concept de l'étant est abstrait et général; mais du fait de sa collaboration avec la connaissance sensible qui est comme englobée et élevée par l'intellect immatériel, celui-ci participe à l'intuition immédiate du réel par les sens. Il faut ajouter que notre connaissance de l'étant s'accompagne toujours d'une expérience de notre propre être et que, par conséquent, ce concept n'est jamais entièrement séparé de la perception de l'existence concrète3• Quand notre vie intellectuelle se développe, notre connaissance de l'étant devient une connaissance de l'étant substantiel et des accidents, ainsi que la connaissance de l'acte et de la puissance. Comment alors le concept d'être (esse) apparaît-il? D'une langue à l'autre, le verbe > ne remplit pas toujours la même fonction ; il existe aussi des propositions dans lesquelles aucun verbe ne semble être utilisé. Ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas tant les fonctions linguistiques du verbe >, que le contenu de pensée qu'il signifie. L'objet propre de l'intellect humain, qui exerce son activité dans l'état d'union au corps, est la quiddité des choses matérielles. La perfection de notre connaissance est un retour, à partir de ce concept général, à la réalité physique et individuelle de ces choses4 • Ce se déroule de '

l. I 84, 7 : « Impossibile est intellectum nostrum secundum praesentis vitae statum, quo passibili corpori coniungitur, aliquid intelligere in actu nisi convertendo se ad phantasmata >>. 2. De veritate, q.2, a.6 : >. 3. De veritate, q.10, a.8: , classé en b), présuppose le lien et le contact exprimé en a). Sans ceux-ci, une affirmation sur la réalité serait impossible1. Selon saint Thomas il n'y a pas seulement un premier concept, auquel on peut réduire tous les concepts suivants, mais il existe aussi un premier jugement, dont toutes les autres affirmations et négations sont dérivées. Comme nous l'avons montré au chapitre 10, le premier jugement est >. Thomas se sert aussi de l'expression « applicare ration es ad res >> (/n • Boetii De Trinitate, 1.2, q.l, a.2 ad 4). Cf. G.P. Klubertanz, >, dans The New Scholasticism 26 (1952) 135-166. 2. De potentia, q.9, a.7 ad 15; ln IV Metaph., leçon 6, n.605; ln X Metaph., leçon 4, n.1997 : >. . 3. ln I Peri herm., 1.5, n. 70: >. 4. SCG I, c.25 : et d'autres comme >. Cette distinction entre deux types de phrases veut-elle dire qu'un prédicat n'est pas nécessaire dans tous les cas? Quel est le sens du verbe > dans la seconde proposition? Y a-t-il une différence fondamentale entre l'être des choses d'une part et l'existence (être) exprimée dans un jugement existentiel d'autre part? La réponse à la première question est que, selon saint Thomas, le verbe (la copule) et le prédicat constituent un seul prédicat. Le jugement est constitué par deux éléments essentiels. Dans les jugements du type > le verbe seul est le prédicat2 • Quand Gilson écrit que les jugements dont le verbe reste sans prédicat (on les appelle des jugements de secundo adiacente) constituent une classe à part et qu'ils ne peuvent pas être réduits aux propositions, dans lesquelles le sujet et le prédicat sont unis par la copule (des jugements de tertio adiacente), il ne peut pas en appeler à saint Thomas ni d'ailleurs à la linguistique modeme 3 • Y a-t-il une différence entre le verbe être en tant qu'il signifie l'existence tout court et la copule? Fabro répond affir111ativement. Notre réponse est plutôt que le verbe > signifie d'abord la réalité de quelque fo11ne que ce soit et que, en deuxième lieu, il exprime la composition du sujet et du

1. ln Boetii De Trinitate, leçon 2, q. l, a.3 : > • 2. ln Il Peri herm., 1.2, n.212: >. 3. Voir E. Gilson, L'être et l'essence, Paris, 1948, p.283. Cf. les observations critiques de L.-M. Régis,. See also Quodl. IX, q.2, a.2. Pour un commentaire sur ce texte voir R. Mclnemy, >, dans The Thomist 22( 1959)315-335 et A. Zimmermann, > à la réalité concrète, il convient de souligner le rôle de l'estimative (vis aestimativa), le sens interne qui, dans l'homme, est appelé cogitative. Cette faculté sensitive, qui opère sous la direction de l'intellect, connaît le réel individuel. Quand notre intellect est confronté à une synthèse concrète (cette fleur rouge), qui lui est présentée par la cogitative, il confirtne la réalité de celle-ci. Pour le faire, il peut se servir du verbe être. Plus tard l'intellect, en se servant des connaissances qu'il a acquis antérieurement, fo11ne des jugements sur ce qui est possible, sur ce qui a été et, enfin, sur Dieu. Dans ces cas le verbe être signifie en premier lieu la vérité de la composition que l'on affirtne ou nie dans le jugement et seulement d'une façon indirecte la structure ontologique sur laquelle le jugement est fondé. Poursuivons notre analyse du sens fondamental du verbe > qui est celui de> (significat per modum actualitatis absolute), en faisant une distinction entre > au sens de > ou > et > en un sens plus métaphysique. Dans le premier cas saint Thomas parle de aliquid ponere in re2 • Le sens métaphysique est perçu plus tard et exige une approche particulière de l'intellect. Le concept d'être se fo11ne sur la base du concept d'étant. Son sens premier est celui d'être réel (actualitas), qui implique toute la richesse de ce qui est réel. Le sens de > connote une certaine limitation de ce sens fondamental. La distinction que Gilson et Fabro font entre l'état d'être d'une part et l'être comme une plénitude de perfection d'autre part3, ne peut en aucune façon signifier une séparation, car les deux sens coïncident. Néanmoins, comme nous le verrons plus tard, la distinction peut avoir un sens. Le concept d'être est une détt:tnùnation et une linùtation du concept d'étant. Il est formé à partir de la connaissance qu'on a acquise dans le premier jugement, au moyen d'un processus d'abstraction. L'intellect exprime ce qui est commun aux différentes manières d'être réel.

1. De veritate, q.12, a.3 ad 2: 1 • L'être est d'abord connu comme quelque chose d'abstrait2 • Dans ce processus d'abstraction, l'aspect le plus individuel et unique de l'être réel d'une chose reste hors de la portée de l'intellect qui forme le concept universel d'être. Cette dimension individuelle de l'être est néanmoins comme touchée dans le jugement. Dans ce sens limité la thèse de Gilson d'après laquelle un concept de l'être est impossible, est vraie. Le concept universel d'être exprime ce qui est central et essentiel dans l'être. Rappelons que, dans le processus d'abstraction, l'intellect agent est à l'œuvre3, comme il l'est aussi dans la fo11nation des jugements4 • Quand nous essayons de comprendre comment on peut atteindre une connaissance plus parfaite de l'être, nous butons à nouveau sur le problème de la genèse de la métaphysique. Pour saint Thomas il ne va pas de soi qu'il y a une métaphysique. Maritain et Gilson ont raison de souligner ce point. Il est encore plus remarquable que selon saint Thomas, Platon et Aristote n'ont pas développé la métaphysique de l' être 5 • Comme nous l'avons vu dans l' Introduction, Thomas distingue deux modes d'abstraction, à savoir l' abstractio totius et l' abstractio formalis, mais il introduit aussi la separatio qui est un jugement négatif: pas tous les étants sont matériels. Cette séparation nous pc::rrnet de former des concepts qui ont été dégagés de toute matière, même de la mate ria intelligibilis>. La cause immédiate de la division des sciences théoriques n'est pas l'adaptation de l'intellect aux différentes couches de la réalité, comme Platon le voulait, mais l'intellect lui-même qui

1.13,5. 2. Voir ln Boetii De Trinitate, q.l, a.2. Cf. I 12, 4 ad 3. 3. L'intellect agent est la lumière cognitive qui produit les espèces intelligibles à Partir des représentations des sens intérieurs pour les imprimer sur l'intellect. 4. De spirit. creaturis, a.10 ad 8; 11-11 171, 2. 5. Le texte principal est I 44, 2, mais il convient de le comparer aussi avec ln IV Metaph., leçon 1, n.529 (Aristote suppose, mais apparemment ne prouve pas q?e la métaphysique existe). En ln VI Metaph., leçon 1, saint Thomas rejette la tripartition aristotelicienne des objets des sciences théoriques. , 6. I 85, 1 ad l et ad 2. La « matière intelligible» dénote la matière en tant quelle demeure présente dans le concept universel de l'essence des choses matérielles.

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CHAPITRE XIII

peut pénétrer plus profondément dans la même réalité 1 et arriver à la conclusion que l'immatériel existe (l'esprit humain; Dieu). Nous avons affaire ici à des analyses qui se trouvent à la limite entre la philosophie de la nature et la métaphysique2 • La découverte du fait que tous les étants ne sont pas matériels, nous fournit un nouveau concept d'être. Tant que nous n'avons pas découvert l'existence d'étants immatériels, l'être est pour nous la réalité des choses physiques, qui sont l'objet propre de l'intellect lors de notre vie sur terre. Maintenant nous connaissons une dimension plus profonde de l'être, à savoir, être réel tout court. Nous comprenons que dans ces étants matériels il y a une profondeur d'être qui est plus fondamentale que le fait d'être ceci ou cela, cet homme-ci ou ce corps-là 3 • Saint Thomas fait, en effet, une distinction entre être au sens absolu (esse simpliciter), participation à l'être même et une participation à quelque chose d'autre qui fait que l'être soit tel (ad hoc quod sit aliquid). Apparemment nous devons distinguer des dans l'être. Celles-ci coïncident et forment une seule réalité, mais elles sont néanmoins une expression de la richesse intrinsèque de l'être. C'est ainsi que nous concluons que l'être est la réalité de tous les actes et donc la perfection de toutes les perfections4 • Thomas attribue une priorité à l' actualitas de l'être vis-à -vis de la perfection (en écrivant ,n.65). Il s'ensuit que, selon notre mode de penser, ce qu'on a appelé le sens intensif de l'être est apparemment donné avec le fait que l'être est la réalité de toutes les choses. > dans son sens absolu (esse simpliciter) est plus fondamental que chacune de ses fo1111es particulières, comme être un corps, un animal ou un homme5 • L'être ne peut pas être réduit à la pensée ou à > ni la métaphysique à une méta-anthropologie. 1. ln Boetii De Trinitate, q.5, a.3. Voir notre Faith and Science. An Introduction to St.Thomas' Expositio in Boethii de Trinitate, Rome, 1974, p.96s. 2. ln li Phys., 1.4, n.175. 3. Voir ln Boetii De Hebdomadibus, I, 2, n.30 : « Primo oportet ut intelligatur aliquid esse simpliciter et postea quod sit aliquid ... N am aliquid est simpliciter per hoc quod participat ipsum esse ; sed quando iam est, scilicet per participationem ipsius esse, restat ut participet quocumque alio, ad hoc scilicet quod sit aliquid >>. 4. De potentia, q. 7, a.2 ad 9 : « ... actualitas omnium actuum et propter hoc est perfectio omnium perfectionum ». La même idée est exprimée dans certains textes des débuts de la carrière de Thomas. Cf. ln l Sent., d.19, q.2, a.2 () et ln Ill Sent., d.6, q.2, a.2 ( ). 5. III 16, 9 ad 2; De veritate, q.22, a.6 ad l: « Et tamen non est verum quod intelligere sit nobilius quam esse,,. Voir B. Lakebrink, « Der thomistische Seinsbegriff und seine existentiale Umdeutung », dans Tommaso d'Aquino nel suo

L'ÊTRE

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C'est ainsi que nous comprenons que l'être ne présuppose rien, mais qu'il est présupposé par tous les autres effets de Dieu 1• Parce que notre être et celui des choses dans le monde sont contingents, limités et multiples, nous découvrons que les choses ne sont pas leur être et qu'il y a une distinction réelle entre une chose (une essence individualisée) d'une part, et son acte d'être d'autre part. En prenant cette conclusion comme point de départ nous découvrons l'Etre même qui subsiste par soi-même, Dieu. Si l'on considère cette doctrine d'un point de vue historique, il est évident que saint Thomas a développé son concept métaphysique de l'être à la lumière de la foi chrétienne en la création et, tout particulièrement, de la révélation du nom de Dieu comme >, une révélation que saint Thomas lui-même a appelée > 2 • Tout en admettant l'importance que cette révélation revêtait pour Thomas, il nous faut néanmoins reconnaître qu'un développement purement philosophique de la doctrine thomiste de l'être est possible. Gilson affirrne que les preuves de la distinction réelle entre l'être et l'essence dépendent de la connaissance préalable que Dieu existe 3 , mais sa position n'est pas juste. D'autre part, il est tout-à -fait vrai que dans la métaphysique de l'être tout se tient et que l'être limité des choses, qui est différent dans chaque étant, ne peut être conçu que comme une participation à l'Etre même qui subsiste par soimême4. Quand on approfondit sa doctrine de la distinction réelle entre l'être et l'essence, il devient clair que l'être est le principe le plus forrnel et le plus intime des choses5 • Certes, l'être est > par l'étant, mais il a néanmoins une causalité quasi-formelle et quasiefficiente à l'égard du sujet. Il est le premier effet de l'acte créateur divin6 • Car l'être est >. 2. S.C.G. I, ch.22. 3. Elements ... , p.142. 4. De potentia, q.1, a. l : >. . 5. I 8, 1 : . 6. ln Librum de causis, prop.4, leçon 4, nn.93-105.

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elles-mêmes >> 1• Il n'a pas échappé à saint Thomas qu'il introduisait une doctrine nouvelle à propos de la perfection de l'être, car il parle à la première personne pour mettre en relief son emploi du tt:1111e : > 10, Cela veut dire que la for111e est la cause de l'être dans l'ordre de la causalité formelle : la fo1111e fait que la substance est réelle, parce qu'elle-même devient réelle grâce à l'action divine 11 • Il ressort de ces textes que la composition de l'être et de l'essence n'est pas une combinaison mécanique de composants, mais comporte des processus de causalité mutuelle. L'être est le facteur le plus déte1r11inant, parce qu'il 1. I 4, 1 ad 4. 2. De potentia, q.7, a.2 ad 9: >.- Bien avant Thomas, Augustin avait relevé que le sens de l'être est son immutabilité. Cf. son Sermo VII: PL 38, 66: >. On entrevoit le platonisme d'Augustin dans cette affmnation. 4. De veritate, q.10, a.8 ad 12. 5. In I Sent., d. 19, q.5, a. l obi. l. Cf. I 54, 1 ; In III Sent., d.6, q.2, a.2. 6. I 54, 1 ; In I Sent., d.26, q. l, a.6 ad 2 : >. 7. De princ. naturae, 1, n.340 : >. 8. In I De caelo, 1.6, n.62 : et . Il n'est cependant pas une activité à pulsations, qui prendrait sans arrêt d'autres fo1111es. L'être est la concenA

A



1. I 7, 1 : > ; Q. d. de anima, a.!, ad 17. 2. III 15, 9 ad 2 ; De veritate, q.22, a.6 ad 1. 3. S.C.G. I, ch. 20. 4.Ill,1. 5. De potentia, q.5, a.l ad 2; S.C.G. I, ch. 20 (>). 6. Voir B. Lakebrink, >, pp.219s. 7. En particulier G. Phelan, >, Proceedings of the American Catholic Philosophical Association, 1946, p. 35s. L'affirmation de Kierkegaard selon laquelle l'existence est une certaine tendance, a peut-être influencé cette opinion (Voir G. Diem, S. Kierkegaard. Philosophischtheologische Schriften, Kôln/Olten, 1959, p.222 (Unwissenschaftliche Nachschrift, II, c. 2, 2). 8. Being and Sorne Philosophers, Toronto, 1949. 9. De veritate, q. 21, a. 2.

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CHAPITRE XIII

tration pem1anente de la réalité de tel ou de tel étant qui continue à exister dans son identité. Ainsi on peut dire, avec saint Thomas, que l'acte d'être assure la permanence et qu'il est un point de repos dans le devenir'. Il faut rejeter toute théorie qui cherche à attribuer à l'être une auto-transcendance car, dans chaque étant, l'être réalise precisément cette essence particulière. 11 est absolument impossible de réduire l'être des choses à un moment du mouvement de l'esprit vers l'être2• De ce que nous avons dit il suit que l'acte d'être a une plus grande valeur que l'essence dont il est la réalisation et la perfection3• Dans la furrnation du concept d'être ainsi que de celui d'être commun (esse commune), qui appartient au sujet de la métaphysique, la première et la deuxieme opération de l'intellect sont inséparables, bien qu'elles ne coïncident pas 4• Alors que le jugement concerne une chose ou un fait réel, qu'il affrrtne ou nie, la première opération de l'esprit (appelée simplex apprehensio) qui forrne les concepts, produit chaque fois un concept de ce que l'intellect connaît, et aussi de ce que l'on affrrme ou nie dans le jugement.

Conclusion Les explications données ci-dessus permettent en quelque sorte d'harmoniser les points de vue différents de Maritain, Gilson et Fabro. Si nous considérons l'intuition de l'être, mentionnée par Maritain, comme le contact avec la réalité que nous avons dans le jugement (à l'aide des facultés sensibles), il semble possible d'accepter la théorie d'une intuition de l'être. Maritain affirme aussi avec raison qu'il existe des degrés différents dans notre compréhension de l'être: le niveau où nous connaissons l' > en général; ensuite le niveau de la 1. S. C. G. I, ch.20. J. Owens, dans « Aquinas-Existential Permanence and Flux>>, Mediaeval Studies 31 (1969) 71-92, veut limiter l'esse ftxum à Dieu. Il est vrai que, pour ce qui est du sens profond du terme >, seul l'être divin ne connat"t pas« l'avoir été» et le« sera>>, mais le texte que nous venons de citer concerne les substances qui gardent le même être aussi longtemps qu'elles sont là. Malgré cette permanence, l'être créé est porté à travers les instants successifs du temps; mon existence aujourd'hui n'est plus hier. Cf. De veritate, q.21, a.4 ad 7. 2. Cf. De ente et essentia, ch.5 ; De potentia, q. 7,a.2 ad 6; I 3, 4 ad 1; / n Dionysii De div. nom., ch.5, 1.2, nn.658-660. 3. Cf. ln I Sent., d.17, q.l, a.2 ad 3 : >. 4. J. Owens, dans car ce verbe est toujours utilisé dans un sens double, en tant que copule et dans son sens métaphysique d'être tout court. Selon eux, ce dernier sens est dérivé de la copule et n'a pas de réalité comme objet. C'est pourquoi cet usage doit être rejeté 1• Les explications que nous avons données ci-dessus ont clairement montré que le tc::1111e >, pris au sens de la copule, n'exprime pas le sens fondamental de l'être. Tout d'abord nous avons une expérience de la réalité des choses individuelles. Au moyen d'une abstraction nous fo1111ons le concept d'être réel, concept qui contient une reférence à quelque chose qui est réel. C'est seulement alors que nous pouvons employer le verbe être comme copule pour exprimer une réalité, qui consiste dans une composition. Il y a donc une réalité qui correspond au verbe être, à savoir l'être réel des choses, qui pour chacune d'elles est différent. Nous l'exprimons au moyen d'un concept abstrait et universel. Grâce à une étude ultérieure il devient clair qu'il existe une fo11ne d'être qui n'est pas ordonnée à un sujet particulier qui le limite, mais qui est l'Etre même qui subsiste par soi-même. Ainsi une réalité encore plus profonde correspond à notre concept d'être qui, grâce à cette nouvelle connaissance, devient analogue d'une autre manière.

1. Cf. G. Frege, Nachgelassene Schriften (hrsg. von H. Hermes et alii), Hambourg, 1969, p.71. Frege parle d'une divinisation de la copule; B. Russell, Introduction to Mathematical Philosophy, Londres, 1953, 172 ; R. Carnap, « Ueberwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache >>, dans Erkenntnis 2 ( 1931 ), 219-241, pp.233ss.

CHAPITRE XIV

L'ESSENCE

Après avoir traité de l'acte d'être, il nous faut déso11nais étudier la nature et la place du principe de l'étant que nous appelons essence. Les opinions sur ce qu'est l'essence diffèrent considérablement. Alors que pour les uns l'essence n'est qu'un certain facteur logique ou une litnitation purement potentielle de l'étant, d'autres rendent l'essence des choses dépendante de l'homme qui, disent-ils, doit déterminer lui-même le sens et la valeur des choses. D'autres encore la considèrent comme une réalité subsistante qui coïncide avec l'étant. Il y a enfin la théorie d' Avicenne qui attribue à l'essence une sorte d'entité et celle de saint Thomas qui se situe entre une vision substantialiste de l'essence d'une part, et sa réduction à un facteur logique ou purement potentiel d'autre part. Le mot essentia, traduction latine du mot grec oùcr(a, a peut-être été forgé par Cicéron 1• Le sens original de oùcr(a est> (propriété). Ce sens se développa de deux manières : a) le te11ne en vint à signifier l'essence: c'est-à-dire l'étant; ce qui est accessible au savoir; l'aspect fur111el des choses; la quiddité; les classes d'étants (dans un univers ordonné). b) d'autre part, oùcr(a finit par désigner aussi la réalité ou la subsistance d'une chose. Chez Aristote, le mot a les deux sens, quoique le sens de > (substance) prédomine 2 • Chez Platon, par contre, le mot réfère davantage à l'essence des choses et à l'élément formel 3• l. Cf. Sénèque, Epist. ad Luc., 58. - Quintilien attribue le terme à Flavius Fabianus (Orat.Instit., II, ch.14). 2. Métaph. 1017bI0-26. Voir B. Weber, De oùcr(aç apud Aristotelem notione eiusque cognoscendi ratione, Bonn, 1887 and J.G. Deniger, 'Wahres Sein' in der Philosophie des Aristoteles, Meisenheim/Glan, 1961, 73-77. 3. Voir H.H. Berger, OUSIA in de dialogen van Plato, Leiden, 1961.

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Les différentes théories de l'essence Socrate a été le premier à soulever la question de la quiddité des choses, il en a reconnu l'importance et cherché à la définir1• Dans ses premiers dialogues, Platon met en scène un Socrate qui, en discutant avec ses interlocuteurs, cherche à répondre à la question >, au sujet des valeurs morales. En effet, Socrate a effectué une analyse de vertus telles que la justice, la piété, le courage et l'amitié. Dans ces discussions il élaborait des définitions provisoires qui furent par la suite corrigées. Pour mener à bien cette entreprise, il utilisa l'induction. Platon a poursuivi cette étude de l'essence des choses pour arriver à la conclusion que la pure quiddité des choses existe comme une forn1e dans le Monde des Idées, en dehors des choses sensibles. Il a élaboré la méthode de la dichotomie, afin de déte11rllaer ces quiddités et de les exprimer dans des définitions. A l'aide de cette méthode il visait à la fois à rendre possible une réduction de toutes les essences spécifiques à deux principes premiers, l'Un et la Dyade indéter1ninée. Aristote, pour sa part, a soulevé également la question de l'essence des choses, et a élaboré des règles pour construire des définitions qui reflètent les essences. L'essence est ce qu'une chose est en elle-même, à l'exclusion de complexes accidentels, c'est-à-dire des ensembles qui ne constituent pas un étant ayant une unité perse. Etre un musicien, par exemple, n'est pas compris dans l'essence de l'homme. La théorie platonicienne de s'explique par le fait qu'il signifie la définition, mais on utilise essence pour autant que par elle et en elle l'étant a l'être >> 4 • Comme Avicenne 5, saint Thomas enseigne que l'étant et l'essence sont ce que l'intellect connaît en premier. Cela veut dire que nous devons aller du concept >, Mediaeval Studies 19( 1957) 1-14. 2. Ce terme > est la traduction du mot arabe haqiqa, une des e;~pressions par lesquelles on signifiait l'essence (comme ce qui est connu par I intellect). Voir A.-M. Goichon, La distinction de l'essence et de l'existence d'après Ibn Sînâ, Paris, 1937, p.33. 3. Jean Scot Erigène appelle essentia l'essence en tant qu'elle existe dans la connaissance divine. Il emploie natura pour désigner l'essence des choses dans la nature (De divîsione naturae, V, ch.3). 4. De ente et essentia, ch. l. Contrairement à ce que soutenait Avicenne, Thomas note que l'essence en tant que telle« abstrahit a quolibet esse>> (o.c., ch.3). 5. Voir Avicenne, Metaphysica, tr.l, c.5 (Van Riet, p.31): ,,Ens et res talia sunt quae statim imprimuntur in anima prima impressione >>.

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l'essence suit bien l'étant, en tant que celui-ci est divisé en prédicaments. Ceci signifie à son tour que > ou peuvent désigner des contenus, non seulement substantiels mais aussi accidentels (ce que le mot grec oùcr(a ne signifie qu'exceptionnellement. Mais il est vrai que, dans son sens le plus propre, l'essence se dit de la substance. Les choses matérielles, continue saint Thomas dans le De ente et essentia, sont composées de matière et de for1ne. Celles-ci appartiennent toutes les deux à l'essence et à la définition, puisque ce n'est pas seulement la fo11ne mais aussi la matière qui constitue la nature des choses matérielles 1 • La définition d'une chose concerne l'essence générale, car elle fait abstraction de sa réalisation individuelle. C'est pourquoi dans l'étude de l'essence la matière concrète et individuelle n'est pas considérée 2• Ce qui est propre à Socrate, en tant qu'il est cet être humain-là, n'est pas compris dans l'essence, quoique dans l'étant individuel, l'essence soit toujours déte11ninée individuellement. Tant le genre que l'espèce expriment l'essence, mais ils le font d'une manière différente. Le genre signifie de façon indéter1ninée ce qui est contenu dans l'espèce, alors que l'espèce détermine le genre. Parce que le genre est déterininé ultérieurement, il a les caractéristiques de la matière (sans être lui-même matière). Mais, tandis que la matière et la fo1111e, en tant que composants physiques réellement distincts l'un de l'autre, constituent ensemble l'essence des choses matérielles, le genre et la différence spécifique (differentia specifica) ne sont pas deux composants physiquement distincts l'un de l'autre. Les essences spécifiques sont déjà contenues dans leur genre respectif, quoique de façon indéte1Ininée. Le genre et l'espèce dénotent l'essence existante, en tant qu'ils expriment tous les deux ce qui est contenu dans l'individu 3 • Bien que notre concept de l'essence soit un concept universel, son universalité n'appartient pas à la chose existant individuellement. Nous ne disons pas que Socrate est une espèce, mais qu'il est un homme. L' > que nous attribuons à Socrate est, pour cette raison, pensé par nous indépendamment de toute réalisation. Il n'est ni universel ni individuel. Il s'ensuit que, dans les choses matérielles, l'essence existe comme réalisée individuellement, même si nous la connaissons comme quelque I. In Vil Metaph., 1.9, n.1467. Cf. De ente et essentia, ch.2. 2. Nous voulons dire que la matière, en tant que responsable de l'individuation et liée aux caractéristiques individuelles, n'est pas contenue dans l'essence générale. 3. De ente et essentia, ch.3.

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chose d'universel 1. C'est pour cette raison que nous ne disons pas que l'individu est sa propre essence2• En tant que réalisation particulière de l'essence, l'individu est autre chose que l'essence (qui nous est connue par abstraction de l'individuel ou l'accidentel). Ainsi saint Thomas écrit que ce qui est propre à l'essence spécifique en tant que telle, à savoir son universalité, n'appartient au contenu de ce que les choses sont qu'au niveau de la pensée3• Dans les choses non composées il n'y a pas de matière et par conséquent pas d'individualisation. En elles l'essence coïncide avec les formes simples qu'elles sont en tant que substances. Mais même dans ces substances, l'essence n'est pas l'existence: l'être des choses finies est limité par le sujet qui le reçoit; il ne peut être ce sujet (l'essence) lui-même 4 • En Dieu seul l'essence et l'être coïncident. Pourtant, nous ne disons pas que Dieu n'a pas d'essence, mais que son essence est son être 5 • Il est remarquable que, dans l'explication de l'usage du mot essence qu'il propose dans son traité De ente et essentia, saint Thomas associe l'essence à l'être (esse) et que donc, en quelque sorte, il revienne au sens substantiel du mot oùcr(a, non sous l'aspect de la substance mais sous celui de l'être. L'essence est envisagée à partir de l'être, de la même manière que la puissance l'est à partir de l'acte. Avant sa réalisation dans un étant, l'essence n' aucune réalité qui lui soit propre. La quiddité, c'est-à-dire l'essence spécifique et générique des choses, est attribuée à la chose concrète, est en elle et est partiellement identique à elle. Résumons: l'essence générique et spécifique (la substance seconde) est présente dans la chose qui existe comme individu (c'est ce qu'Aristote appelle la substance première, qui n'est ni dite d'un sujet, ni dans un sujet)6• Les principes de l'essence

Tout au long de ce chapitre comme d'ailleurs au chapitre 12, nous désignons par essence le sujet concret et individuel, spécifiquement déter1niné, qui est réalisé par l'acte d'être. Ce qui n'existe pas encore, mais qui est par la suite réalisé, est manifestement possible. Or, la posI. Ibidem. 2. O.c., ch.4: «Non enim potest dici quod homo sit quidditas sua». 3. O.c., c.3 : « Ratio speciei accidat humanae naturae secundum illud esse quod habet in intellectu >>. 4. O.c., ch.4. 5. O.c., ch.5 : >. 6. Aristote, Catégories 2•11.

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sibilité est double, intrinsèque et extrinsèque. Prenons un exemple : une vingt-deuxième symphonie de Beethoven est (ou était) (intrinséquement) possible en elle-même, mais à présent elle ne peut être réalisée, parce que Beethoven n'est plus parmi nous. Un carré rond est, par contre, impossible en lui-même. Etre possible en soi-même signifie qu'un tout a des propriétés compatibles les unes avec les autres. Un molusque, par exemple, qui serait en même temps un reptile est impossible car leurs caractéristiques s'excluent mutuellement. Qu'est-ce qui déte1r11ine la possibilité intrinsèque? Que signifie le fait que quelque chose soit possible ? Selon Avicenne cette possibilité se trouve dans les essences elles-mêmes, essences qui existent comme des > avant leur réalisation dans le monde. D'après cette théorie les sont indépendants de Dieu. L'action de Dieu se limite à faire exister quelque chose qui était déjà possible. Les possibles en tant que tels sont antérieurs à leur réalisation ; ils existent en tant que possibles. Saint Thomas ne pouvait accepter cette limitation de la toutepuissance divine. Dieu est antérieur à l'ordre des choses créées et n'est pas subordonné à leurs contenus essentiels. Il est la cause de toutes les choses, y compris des possibles (possibilia). Il n'existe donc pas de possibles indépendamment de Dieu. Ce qui rend quelque chose possible n'est pas un ordre indépendant d'essences possibles, mais seulement l'essence divine elle-même, en tant qu'elle peut être imitée et communiquée. Les modes d'être des choses créées sont des modes selon lesquels il est possible de participer à l'essence de Dieu. Dieu connaît son essence, car il est connaissance de lui-même. Ainsi il connaît et constitue les possibilia 1• . On peut donc définir les essences des choses comme des modes finis de participer à l'essence de Dieu.> 2 • On peut exprimer ce fait aussi de la façon suivante: les choses naissent de Dieu en tant qu'il connaît et considère son essence. Les essences existent parce que Dieu les conçoit. Les essences des choses créées sont connaissables et lumineuses pour l'intellect humain, car elles viennent de Dieu. Les essences nécessaires et immuables des choses trouvent leur ultime explication 1. Voir B. Zedler, , à savoir, la totale responsabilité de l'homme d'une part, et l'expérience de l'angoisse face au non-sens des choses qui nous entourent, d'autre part2• De ce que nous avons dit, il ressort à l'évidence que l'être, tel qu'il est conçu par les existentialistes, ne peut être réduit à l'esse dans la philosophie de saint Thomas. Selon l'existentialisme, l'être, tout particulièrement l'être de l'homme, n'est que subjectivité radicale et liberté, alors que l'être des choses naturelles perd son sens et devient un défi ou une menace pour l'homme, et de toute façon se réfère à l'homme. Pour saint Thomas, l'être est réalité et perfection, car il est l'être d'une essence chargée du sens qu'il réalise. Des penseurs existentialistes comme Heidegger n'ont pas saisi ce caractère de l'être. Ils considèrent l'histoire de toute la philosophie occidentale, de Platon à Nietzsche, comme une période pendant 1. L'existentialisme est un humanisme, p.22. 2. Sartre parle des essences des autres choses seulement en tant que l'homme doit les déterminer. Avant que l'homme ne s'occupe des choses naturelles et commence à s'en servir, celles-ci appartiennent à un processus naturel aveugle et s?nt_ dépourvues de signification; leur sens dépend de ce que l'homme voit en elles a1ns1 que de l'usage qu'il en fait.

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laquelle l'être fut oublié et l'essence transfor111ée en une réalité 1• Ils ont raison en ce sens que l'approche essentialiste a largement dominé tant la philosophie en générale 2 , que la scolastique3 • Mais ce reproche ne s'applique pas à saint Thomas. D'autre part, les existentialistes vont à l'autre extrême en privant l'être contingent de son ordre à l'essence. Il devient alors un abîme terrifiant de contingence, une absurdité, ou un être qui est entièrement subordonné au service de l'homrne4 • Philippe Benoît fo11nule une critique identique à celle des existentialistes quand il voit dans la doctrine platonicienne du logos et de l'universalité des idées, le commencement d'une offensive contre la différence et l'hétérogénéité. La pensée de Platon, écrit-il, a conduit à la domination de la no11ne, de la science et de l'état. Afin de découvrir la différence, la possibilité du changement et la spontanéité, il nous faut abandonner Platon et revenir à Héraclite5• Dans ce contexte on peut rappeler aussi que Hegel a développé une ontologie dialectique dans laquelle la possibilité est la réalité qui retourne à elle-même6• Selon Hegel la possibilité comporte en elle-même une multiplicité indéttttlïinée et donc aussi une opposition dialectique ; ainsi le possible est non seulement identique à lui-même, mais est aussi en même temps son propre contraire7 • Cette théorie est fondamentalement différente de celle de saint Thomas et vide le principe de contradiction de son sens. La doctrine des possibilia de saint Thomas n'attribue pas une sorte de réalité diminuée aux essences qui n'ont pas été portées à l'existence, mais place les possibilia dans la connaissance divine. Aux x1ve et xv• siècles cependant, l'équilibre subtil de cette doctrine fut oublié. Un auteur comme Ockham considérait le pouvoir absolu de Dieu (potentia Dei absoluta) comme le fondement de ce que nous jugeons être pos1. Voir Max Müller, Existenzphilosophie im geistigen Leben der Gegenwart2 , Heidelberg, 1958, p.15. 2. Voir les chapitres XII et XIIl ci-dessus. Selon Leibniz l'essence est une possibilité réelle qui de par sa nature exige l'existence ( « ... exigere sua natura existentiarn»). Sans cette inclination de l'essence à l'existence, rien n'existerait: Die philosophischen Schriften (Gerhardt, VII, p.194). 3. A comparer, par exemple, ce texte de D.J. Mercier: >, Métaphysique générale ou ontologie7, Louvain/Paris, 1923, p.29. 4. Heidegger considère l'être comme (existentia essentialis), qui se situe à mi-chemin entre leur présence dans la pensée et leur existence dans la nature. Selon saint Thomas, les possibilia sont des modes de participation à l'essence divine par les choses créées divine, en tant que Dieu la connaît comme imitable par les créatures. Quand Dieu donne l'existence, un mode de participation se réalise. Cela veut dire que Dieu produit, avec et par l'être qu'il donne, l'essence comme le sujet qui reçoit l'être et qui en est une limitation et une déte11nination. L'essence ainsi réalisée est appelée par saint Thomas esse essentiae2 •

Opinions différentes de thomistes sur l'essence Dans les étants, l'essence est un principe limitatif, cause de leur contenu particulier, qui n'existe pas comme une réalité autonome séparée de l'être. Son contenu ne se réalise que par l'être pour devenir ainsi un composant réel d'un étant en union avec l'être qui demeure réellement distinct d'elle. Selon la doctrine thomiste l'essence est un principe réel de tous les étants. Or, une telle conception entraîne le risque que l'essence soit pensée comme une chose. Certains thomistes parlent, en effet, de la realitas essentiae. Le célèbre manuel de J. Gredt, qui suit Jean de saint Thomas, note qu'il existe entre le pur néant et l'existence une troisième chose, à savoir la réalité de l'essence. Gredt écrit que l'on peut appeler cette réalité un étant à condition que, par ce te1111e, nous ne signifions pas l'être de l'existence, mais la réalité physique de l'essence. Celle-ci est déjà un acte, sans être pour autant déjà le dernier acte (l'existence); elle est à ce dernier acte ce que la puissance est à l'acte3 • Pourtant, cette 1. Cf.P. Vignaux, Nominalisme au x1ve siècle, Paris, 1948, p.27s. 2. Voir ln l Sent., d.33, q.1, a.1 ad 1. 3. Voir son Elementa philosophiae aristotelico-thomisticae10, Il, p.111.

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façon de décrire l'essence est moins exacte: une essence ne peut exister seule; sa seule réalité provient de l'être qui la porte à l'existence, comme l'acte réalise la puissance. En considérant le fait que, pour saint Thomas, l'être est l'acte de tous les actes et la perfection de toutes les perfections, certains thomistes en sont venus à ne plus considérer l'essence comme un principe de l'étant ayant un contenu qui lui soit propre 1• Selon eux, l'essence n'est qu'un facteur limitatif, qui contracte l'être, grâce auquel l'être se donne un contenu limité. Dans cette optique on réduit l'essence à une sorte de puissance vide. W.E. Carlo affrrme que l'essence ne reçoit pas l'être mais qu'elle est sa spécification intrinsèque et sa limite 2 • Dans l'un de ses premiers ouvrages, J. de Finance considérait lui-aussi l'essence comme un pur rien3 , mais plus tard il est parvenu à une position plus positive: un acte d'être limité en lui-même ne peut ni exister, ni être conçu: c'est pour cette raison que l'essence est nécessaire; elle est, par conséquent, d'une certaine façon le principe de l'intelligibilité de l' être4 • La réduction totale de l'essence à une puissance sans contenu est intenable: s'il en était ainsi, la multiplicité et l'ordre des choses ne s'expliqueraient plus. On les ferait dépendre de l'impulsion (aveugle) de l'être vers la réalisation. L'essence cesserait d'être une participation à l'essence de Dieu ; la causalité mutuelle de l'être et de l'essence serait privée de son sens. Conclusion De ce qui précède il apparaît combien il est difficile de parler de l'essence comme d'un principe réel des étants5• L'essence n'a de réalité qu'au sein de l'étant et dépend du pouvoir de réalisation de l'être qui, quand on le considère en soi, est antérieur en tant que > 6• Cependant, étant donné que l'être et l'essence sont simultanés dans les étants concrets, l'essence exerce aussi sa propre 1. Cf. Gerald Phelan, , dans Intern. Philos. Quarter/y 2 (1962)557-590; id., The Ultimate Reducibility of Essence to Existence in Existential Metaphysics, The Hague, 1966. 3. Etre et agir, Paris, 1945, p.122. 4. O. c., 3e édition, Rome, 1966, p.XXI. 5. Cf. Aimé Forest, La structure métaphysique du concret, p.164 : du chien individuel et il for1ne un concept général qui, sous cette universalité, n'existe pas dans les choses individuelles. Parvenus à cette conclusion, nous devons affronter la question de savoir comment la fo1111e individuelle participe à la fon11e universelle, c'est-à-dire poser la question de la possibilité de la participation et de ses modes. Cette question est d'autant plus importante que nous avons vu au chapitre XII que les choses contingentes, multiples et limitées, ne sont pas leur propre être, mais qu'elles participent à l'être.

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Les choses n'existent pas dans une diversité sans ordre, mais elles sont reliées les unes aux autres de nombreuses façons. Des formes substantielles ou accidentelles ayant un même contenu existent dans des substances individuelles différentes, et tous les étants partagent les mêmes propriétés transcendantales. La métaphysique étudie les relati• ons entre les choses et, en particulier, la question de savoir comment on peut réduire les choses à une certaine unité. Cette question se ramène en partie à l'étude de la participation, c'est-à-dire le fait d'avoir part à quelque chose, de le partager d'une façon limitée. La question de la participation revêt une grande importance dans la métaphysique de saint Thomas, à telle enseigne qu'on peut dire que, d'une certaine façon, sa doctrine de la participation de l'être déte111Une le caractère même de sa philosophie. Thomas faisait sur certains de ses contemporains l'impression de rejeter la pensée de saint Augustin 1 et de remplacer le platonisme par l'aristotélisme. Nombreux sont ceux qui, par conséquent, ont considéré Thomas comme un penseur typiquement aristotélicien (qui aurait emprunté ici et là certains éléments au platonisme). Pourtant, ces dernières décennies, on a de plus en plus mis en relief la présence au sein même du thomisme d'idées foncièrement platoniciennes2• La doctrine de la participation est considérée comme l'une des doctrines platoniciennes reprises par saint Thomas et 1. Voir F. Ehrle, « John Peckam über den Kampf des Augustinismus und Aristotelismus im 13.Jahrhundert », dans Zeitschrift für kathol. Theologie 13(1889)186. . 2. Cf. l'étude importante de C. Fabro, La nozione metafisica di partecipazione seconda S.Tommaso d'Aquino 3, Torino, 1963; id., Participation et causalité selon S.Thomas d'Aquin 2 , Louvain-Paris, 1961 ; L.-B. Geiger, La participation dans la philosophie de S.Thomas d'Aquin 2 , Paris, 1953. A comparer aussi A. Hayen, La communication de l'être d'après saint Thomas d'Aquin, (Desclée de Brouwer) 1959.

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développée par lui d'une façon particulière dans sa métaphysique de l'être. Il en aurait même fait la base de sa pensée.

L'arrière-plan historique de la doctrine de la participation Malgré le fait que la participation occupe une place centrale dans la philosophie de Platon, relativement peu d'études y ont été consacrées 1• Persuadé de la mutabilité totale des êtres sublunaires, Platon pensait que le fondement de la certitude de la connaissance scientifique de l'homme devait se trouver ailleurs que dans le monde sensible. Ainsi en vint-il à étudier les différentes déterrninations formelles des choses comme une participation ou une imitation (limitée) des Fu1111t:s qui existent pat elles-mêmes dans leur pureté ; elles sont éternelles, immuables et nécessaires. Selon Platon, la définition des choses, que Socrate avait recherchée si assidument, ne pouvait être la définition de quelque chose existant dans le monde du devenir, puisque toutes les choses matérielles sont sujettes à un processus continu de changement et de flux. Ces définitions réfèrent au modèle des choses que nous apercevons. Les étants matériels, l'homme lui-même, ses pensées et les valeurs morales, existent pat une participation (µe0Éçtç, µETOX11) à ces Formes. Celles-ci constituent le sujet de la pensée scientifique. Chaque Idée est une unité qui se répartit sur un grand nombre d'étants (To Ëv Èrrl. T&iv rroÀÀ.&iv). Les Idées sont séparées du monde du devenir, tout en étant présentes en lui. L'étant concret, en effet, contient en luimême quelque chose de l' Eidos (l'Idée). Platon décrit parfois cette relation à l'Idée comme une présence de cette dernière dans les choses concrètes et il accepte ainsi une certaine immanence2 • Mais il souligne aussi fréquemment que les Idées se trouvent en dehors des choses et appartiennent à un niveau d'être qui leur est propre (le Monde des Idées). Platon a élaboré sa doctrine sous l'influence du pythagorisme qui concevait la nature des choses comme dépendante des nombres. La doctrine de Parménide, selon laquelle il n'y a qu'un Etant, qui est nécessaire, immuable et toujours identique à lui-même, contribua aussi au développement de la théorie des idées. De plus, la nécessité de trouver un fondement pt:rrnanent de la connaissance scientifique d'une part et la découverte de la cause forrnelle d'autre part (cf. le chapitre XX) ont également exercé une influence décisive. Dans ses dernières années 1. Voir W.D. Ross, Plato's Theory of Ideas2 , Oxford, 1953, p.221s.; H. Meinhardt, Teilhabe bei Platon, Freiburg/München, 1968. 2. En particulier dans les dialogues antérieurs au Phédon.

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Platon étudiait les relations mutuelles entre les Idées et cherchait à faire dériver les Idées de deux principes, l'Un et la Dyade lndéterrninée. Platon soutenait alors que les Idées n'entrent pas dans les choses concrètes 1, mais qu'elles existent par elles-mêmes, en dehors du monde matériel. Cela présuppose que les Idées n'ont qu'une causalité fo11nelle exemplaire par rapport aux choses matérielles 2 • Les commentateurs Asclépius et Syrianus se débattaient avec le problème de savoir comment expliquer la causalité des Idées. Ils excluaient une causalité forrrtelle directe, car les Idées n'entrent ni totalement ni en partie dans les choses 3 ; leur influence ne peut être qu'une causalité exemplaire: les Idées fonctionnent, ensemble avec la nature, comme des modèles afin de for1ner des choses4 • Aristote rejette la doctrine platonicienne des Idées et reproche aux platoniciens TO Àoyrxwç (TJTE:iv, c'est-à-dire une extrapolation des catégories logiques dans la réalité. En effet, ils considéraient le genre et l'espèce comme des substances. Selon Aristote le sens de la participation aux Idées est bien que les choses commencent à exister quand une fo1111,e entre dans un substrat et qu'elles périssent quand la fo11ne en part5 • Les choses sensibles deviennent ainsi identiques aux Idées, en tant qu'elles participent à la même essence6 • En outre, Aristote note qu'il faudrait aussi accepter une nouvelle Idée du binôme de l'Idée et de la forme participée (car les deux ont un contenu formel en commun), si du moins l'on admet les preuves que donne Platon de l'existence des Idées (oµotoücr0at, tirroµtµetcr0at pour décrire le rapport des choses aux Idées. 3. Asclépius, In Metaph., p.90, 7-9. 4. Ibid., 84, 21 ; 85, 27. 5. De gener. et corr. 335h9- l 6. 6. Voir L. Robin, LA théorie platonicienne des idées et des nombres, Paris, 1908, 605s. 7. Cf. Métaph., XIII et XIV. 8. Métaph. 987hl3. 9. Métaph. 991a12s. •

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Aristote, Platon n'aurait dO accepter que les Idées des substances, car les Idées sont des réalités subsistantes. En fait il parle aussi d'idées d'accidents ou d'attributs accidentels 1 • D'ailleurs la participation ne nous aide absolumment pas pour expliquer le devenir et le mouvement2. En outre, Aristote ne peut s'imaginer à quoi pourrait servir d'imiter une Idée: le médecin n'imite pas 3 • La dernière difficulté, qui est insur1nontable pour Aristote, réside dans le fait qu'une Idée comme le Bien se trouve dans les différents prédicaments et que, pour cette raison, elle a un contenu essentiellement différent dans chaque prédicament4. Certes, Aristote lui-même accepte la présence de principes fo1r11els essentiellement immuables dans les choses concrètes. Mais ces principes existent en tant que formes individuelles et ne sont jamais des universaux. Ils sont en qulque sorte divins 5• Un petit nombre de textes du Corpus Aristotelicum mentionne cependant un certain mode de participation. Ainsi lisons-nous en Métaphysique II (a) 993b3 qu'il peut y avoir un > dans les fo1r11es. L'argument vise à montrer que c'est bien ce qui est plus parfait qui cause ce qui l'est moins. Dans un fragment d'un dialogue perdu il est affu1r1é que là où il y a du mieux il faut qu'il ait aussi quelque chose qui est le meilleur6. La théorie de Platon et les critiques d'Aristote son parvenues en Occident par l'intertnédiaire des traductions latines d'Aristote et du Timée, 1nais aussi par les écrits de saint Augustin, du Pseudo-Denys, de Proclus, du Liber de causis, d' Avicebron et d' Avicenne. La métaphysique de saint Augustin porte une empreinte platonicienne : ce grand philosophe et théologien s'est penché avec attention sur la participation des étants à la perfection de Dieu. 1• Dans un autre passage, il va jusqu'à écrire que l'être de toutes les choses est la divinité qui surpasse toutes les substances. Cependant, saint Thomas met ici en garde contre une interprétation incorrecte : Dieu n'est pas formellement l'être des choses créées, il en est la cause efficiente2• Boèce, pour sa part, soutenait aussi la doctrine platonicienne de la participation, ainsi que nous l'avons vu au chapitre XII: > peut participer à quelque chose: mais l'être lui-même (en tant qu'il est une fo11ne abstraite) ne peut d'aucune manière participer à quoi que ce soit. A ce propos, Boèce écrit que > participe d'abord à l'être, puis à > (esse aliquid) 3 • Ceci signifie que Boèce considère que les fo1111es substantielles et accidentelles dans les choses sont une participation limitée aux fo1111es pures dans l'essence divine4 • Il relie d'une certaine façon la doctrine platonicienne de la participation à la doctrine aristotélicienne des prédicaments. Néanmoins, il ne considère pas les fo11nes présentes dans la matière comme entièrement réelles: 3 • Il souligne aussi que la critique aristotélicienne de la fonction des Idées comme modèles n'empêche pas que la sagesse de Dieu soit la cause exemplaire de toute chose4• Thomas rejette la théorie des idées quand il affirme que l'on ne peut dire que l'homme a de l'animal, car l'homme est essentiellement animal. Si donc un genre ou une espèce est le prédicat d'une chose, cela ne veut pas dire que celle-ci à ce genre ou à cette espèce5 • Thomas est en outre d'accord avec Aristote sur la thèse que, si le bien se dit des différents prédicarnents, sa nature (ratio boni) diffère selon chaque prédicarnent6• Il ajoute pourtant qu'il n'entre pas dans le dessein d'Aristote de rejeter la théorie de Platon , car, au douzième livre de la Métaphysique, Aristote lui-même admet l'existence d'un Etre suprême et bon, . I. ln I Metaph., 1. 10, n.154 : ,, Quod enim totaliter est aliquid, non participat illud, sed est per essentiam idem illi ; quod vero non totaliter est aliquid, habens aliquid aliud adiunctum, proprie participare dicitur ». 2. O.c., nn.153-156. Voir H.H. Berger, «DerPartizipationsgedankeim Metaphysik-kommentar des Thomas von Aquin>>, dars Vivarium I (1963) 115140. 3. ln VIII Metaph., 1.5, n.1765. 4. ln I Metaph., 1.15, n.233. 5. In VII Metaph., 1.3, n.1328: ,,Genus autem non praedicatur de speciebus per Participationem sed per essentiam. Homo enim est animal essentialiter... non s_olum aliquid animalis participans >>. Dans d'autre textes Thomas accepte cette relation de l'espèce au genre comme un cas particulier de participation. Voir plus loin. 6. ln I Ethic., leçon 6.

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CHAPITRE XV

séparé du monde, auquel l'univers entier est ordonné. Mais il critique la position de Platon en tant que celui-ci affi1111e que ce Bien séparé est une certaine Idée commune à toutes les choses bonnes 1• Ajoutons que, dans plusieurs de ses derniers ouvrages, Thomas affirme qu'il existe une harmonie fondamentale entre Platon et Aristote. Par contre, il rejette toujours la théorie selon laquelle les choses seraient constituées de différents contenus for111els réellement distincts et la participation serait le lien entre deux formes extérieures l'une à l'autre. Saint Thomas traite de ce thème dans les passages où il étudie la question de savoir si les choses sont bonnes par elles-mêmes ou si elles le sont par la bonté divine. Dans sa réponse il rappelle le principe fondamental du platonisme: (id quod est) grâce à la fo11ne qui la réalise. L'homme individuel, par exemple, est réalisé par la forrr1e . Les choses individuelles participent à une forme, mais les fo1111es elles-mêmes ne participent à rien; ce ne sont pas des étants. Or, afin de participer, quelque chose doit exister en tant que sujet3• C'est bien la théorie de Boèce, qui place diverses fo1111es dans un même sujet, des fu1rr1es qui, elles-mêmes, n'existent pas, mais dont chacune réalise dans le sujet un contenu forrnel d'une façon qui lui est propre. La substance individuelle possède une grande variété de for111es qui, elles, n'existent pas 4 • Gilbert appelle cette combinaison de formes une concretio. Selon ce point de vue, une créature n'est pas

1. Ibid. (édit. Léonine, p.222, 87ss.). 2. De veritate, q.21, a.4. 3. E. Gilson, La philosophie au moyen âge 2, p.265. 4. Voir Gilbert, Commentaire sur le De Trinitate de Boèce: PL 64, en particulier 1267AB ; 1393A.

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bonne de sa propre bonté, mais par la bonté divine, qui est antérieure à elle'. Thomas rejette cette théorie en renvoyant à Aristote : les fo11nes doivent être intrinsèques aux choses; en outre, il n'y a pas une seule bonté identique pour tous, mais la bonté se trouve dans les différents prédicaments. Thomas soutient la position selon laquelle Dieu place sa propre bonté dans les choses, et les choses sont for1nellement bonnes, d'une bonté qui leur est propre (tout en étant reçue de Dieu). Dieu est la cause exemplaire et la cause efficiente de cette bonté. Dans sa Somme de théologie, saint Thomas propose la même solution, en ajoutant qu'>, pour l'appliquer à la relation de Dieu aux créatures : (le fait qu'une essence spécifique ou générique se trouve répartie sur un grand nombre d'individus). Parmi les thomistes une certaine confusion règne quant au nom à donner à ce premier type de participation. Fabro l'appelle> (nom qu'il donne aussi au mode de participation mentionné ci-dessous sous b). La raison qu'il donne est qu'on en reste ici au niveau de l'étant créé. Mais il est préférable, comme le montre l'explication donnée ci-dessus, de garder a) et b) bien séparés, et d'appeler ce premier type de participation>. Dans son étude sur la participation, L. Geiger attire l'attention sur le fait que, pour saint Thomas, la participation ne semble pas nécessairement résulter d'une composition (dans Socrate, l'individu, l'espèce et le genre coïncident) ; elle existerait fo1111ellement dans une relation de ressemblance et de dissemblance entre les conditions dans lesquelles une seule et même fu1111e peut se réaliser1• On peut cependant faire valoir contre cette thèse que ce type de participation présuppose nécessairement la multiplicité et la limitation et que, comme nous l'avons montré au chapitre XII (dans le troisième argument en faveur de la distinction réelle), la multiplicité et la limitation signifient qu'il y a composition. Ainsi, même cette participation logique est fondée sur l'être des choses: dans les substances matérielles c'est la composition de la matière première et de la fo1111e substantielle (la matière est le principe de la multiplication des individus), et chez les êtres spirituels, la composition de l'être et de l'essence. La composition est donc à la base de la multiplicité des individus et des espèces, mais la participation logique elle-même, comme Geiger le remarque avec raison, n'est pas une composition de formes réellement distinctes, contrairement à ce que de nombreux penseurs médiévaux de tendance augustinienne>, ont soutenu 2• Il ne sera guère nécessaire de rappeler que l'on ne peut pas faire de ce premier mode de participation le mode principal en thomisme, comme Geiger le fait. Dans certains passages, saint Thomas va jusqu'à nier que le fait que l'individu partage l'espèce ou le genre puisse être

1. Voir L. Geiger, o.c. (n.2), p.52. 2. Voir L. Geiger, « Participation», dans >, Revue des sciences philos. et théol. 34(1950)349-351.

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CHAPl'I'RE XV

appelé une participation 1• Tout ce que l'on peut dire par conséquent, est que ce mode de participation n'est pas la for111e de participation la plus pure ou la plus importante pour saint Thomas. Le genre et l'espèce ne constituent en aucun cas une réalité ontologique en eux-mêmes, à laquelle l'individu ou l'espèce pourrait participer. En outre, dans l'individu, l'espèce et le genre, il y a identité de contenu essentiel. Saint Thomas concède à Platon que, pour certains aspects particuliers, un (seul) individu (ou une espèce) ne révèle pas tout ce qui est contenu dans l'espèce (ou dans le genre). b) Le deuxième mode de participation, mentionné par saint Thomas dans son Commentaire, est celui de la substance qui a des accidents et de la matière qui reçoit une farine. La matière première est d'une telle nature qu'elle peut être déterminée par diverses fo1111es. Pour sa part la substance est en puissance à une grande variété de déte11ninations accidentelles (dont quelques-unes peuvent à leur tour être intensifiés). Ce qui est propre à cette participation prédicamentale est le fait qu'une forrne y est limitée à cette matière ou à cette substance2 • Cette participation est fondée sur la relation de la puissance à l'acte. Il est frappant que saint Thomas exprime ici en terme de participation la doctrine aristotélicienne de la matière et de la forme et celle de la relation d'une substance à ses accidents. Sans doute son but était, une fois corrigée et rendue utilisable la théorie platonicienne de la participation, de montrer ensuite que l'on peut forrnuler aussi la doctrine la plus caractéristique de la philosophie aristotélicienne en termes. de participation. Ainsi saint Thomas rapproche Platon et Aristote. Il utilise leurs doctrines respectives pour préparer la façon dont il allait élaborer la théorie de la participation (cf. ci-dessou c). Selon C. Fabro le fait qu'il existe toute une échelle de fon11es d'une perfection plus ou moins grande, est à la base de ce mode de participation3. Nous reviendrons sur cette opinion au chapitre suivant. Notons cependant qu'en dernière analyse, la possibilité de cette multiplicité dépend de la matière (en ce qui concerne les choses matérielles) et de la composition de l'être et de l'essence (pour les substances spirituelles).

1. Cf. In I Metaph., 1.10, n.154: . Voir aussi ln VII Metaph., 1.3, n.1328. 2. Expos. in Boetii De Hebdomadibus, 1.2, n.24 : « ... quae de sui ratione communis est, determinatur ad hoc vel illud subiectum ». 3. La nozione metafisica di partecipazione ... , p.168.

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c) Le troisième mode de participation, que saint Thomas mentionne dans son Exposé sur le De hebdomadibus, concerne la causalité : le feu chauffe et produit un effet auquel il communique sa propre nature. Nous parlons de participation quand l'effet n'exprime que partiellement la totalité de l'être de la cause 1• Comme le note Fabro, ce mode de participation contredit l'argument de Boèce: alors que selon celui-ci la fu11ne abstraite de l'être ne participe en aucun cas à quoi que ce soit d'autre 2 , saint Thomas applique ce type de participation au rapport des créatures à l'être de Dieu. Les créatures ne participent toutefois pas à Dieu dans ce sens qu'elles possèderaient une partie de l'être divin. La transcendance divine l'exclut. Les choses participent à Dieu en tant que celui-ci se communique d'une matière différente à chacune d'elles et ajuste l'être qu'il donne à chaque sujet particulier3• Notons que le sujet créé possède l'être par une participation de mode b): la relation du sujet à son être est analogue à celle de la matière à la fo1111e. Quant à l'être créé (actus essendi), celui-ci est une participation à l'être de Dieu selon le troisième mode de participation. 1. O. c., leçon 2, n.24 : . Il ajoute qu'un étant participe à l'être selon le deuxième mode de Partic1pat1on : un sujet concret participe à une forme abstraite. Le troisième mode, que Thomas ajoute, explique comment l'être des créatures participe à l'être divin . . 3. I 75, 5 ad 1 : « ... primus actus est universale principium omnium actuum, quia est infinitum virtualiter, in se omnia praehabens, ut dicit Dionysius, loc.cit. in ~~g. (f?e div.nom., c. 5); unde participatur a rebus non sicut pars sed secundum iffusionem processionis ipsius. Potentia autem cum sit receptiva actus, oportet quod actui proportionetur. Actus vero recepti, qui procedunt a primo actu infinito, et s unt quaedam participationes eius, sunt diversi >>.

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CHAPITRE XV

Cette observation vaut aussi pour la relation d'une substance à ses accidents. Comme nous l'avons vu sous b), les substances participent aux contenus fottnels de leurs accidents. Mais, en tant que la substance est la base ontologique de ses accidents, Thomas écrit qu'en ce qui concerne leur être les accidents participent, selon une ressemblance basée sur une proportion, aux substances 1• En introduisant ce mode de participation et en l'appliquant à la relation des créatures à la Cause Efficiente divine infiniment parfaite, saint Thomas a pu exprimer la dépendance des créatures de Dieu dans la terminologie de la participation. Pour Platon, la participation se situe au niveau de la causalité fo1rm1nelle (les choses belles, par exemple, participent au Beau en soi), mais saint Thomas souligne que les créatures reçoivent leur être et leur perfection de Dieu en tant qu'il est leur cause efficiente. Il reste néanmoins vrai que ce qui nous permet de distinguer cette participation est un donné situé au niveau de la causalité formelle, c'est-à-dire le fait que l'être et les autres perfections transcendantales sont réalisés imparfaitement, étant marqués par un plus ou un moins. > 2 • Selon lui, il y a de l'ordre partout3 • Augustin souligne en outre que c'est Dieu qui a établi l'ordre dans le monde. En effet, Dieu > ; à mesure qu'une chose occupe un rang plus élevé dans l'ordre de l'être, elle ressemble plus à Dieu4 •

L'ordre dans l'univers selon Thomas d'Aquin Selon saint Thomas, le bien de l'univers est le bien qui résulte .de l'ordre des choses, de même que le bien d'une armée dépend de son organisation. L'ordre de l'univers est double: la relation des parties les unes aux autres et celle de l'univers à Dieu, qui est la fm de tout ce qu'il a créé. Cet ordre par rapport à Dieu est le. plus fondamental, tandis que celui des choses les unes aux autres découle de leur relation avec Dieu5• Dans la doctrine de Thomas, l'ordre des choses consiste fondementalement en la disposition des différentes espèces et des différents genres d' étants dans le monde. >, dans Augustinus 19(1974) 31-47. 5. ln I Sent., d.44, 2; De potentia, q.7, a.9; SCG II 24.

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CHAPITRE XVI

blanc >> 1 • Une différence formelle (differentia secundum formam) entre les espèces signifie qu'une espèce possède quelque chose qu'une autre n'a pas, ou qu'elle a atteint un degré de perfection que quelque chose d'autre ne possède que dans une moindre mesure. Il y a, par conséquent, entre elles une différence du plus et du moins, et ainsi Aristote peut-il dire que les espèces des étants sont comme des nombres qui diffèrent spécifiquement à chaque fois qu'on leur ajoute une unité2 • L'homme occupe le rang le plus élevé au sein des choses visibles, car il possède les contenus ontologiques des choses inanimées, ainsi que la perfection de la vie végétative, sensitive et intellectuelle3 • C'est pourquoi l'homme est la limite et la fin de toutes les créatures visibles. Les éléments sont les premiers matériaux de l'ordre du monde à partir desquels sont faits les corps composés (corpora mixta) qui sont, à leur tour, utiles aux êtres vivants. Les plantes existent en vue des animaux, les animaux en vue de l'homme 4• Au sein de cette classification principale on peut relever cependant un ordre plus détaillé et une perfection progressive : > 5 • Même s'il convient de fu11nuler cet exposé del' ordre des espèces et des genres d'une manière différente de celle adoptée par saint Thomas, son intuition fondamentale garde pourtant sa valeur. Dans sa doctrine, les choses ne sont pas simplement juxtaposées selon leur plus ou moins grande perfection ; il enseigne aussi que les perfections et les puissances qui existent à un niveau inférieur, sont intégrées aux êtres d'un degré supérieur de perfection. Ainsi les éléments chimiques sont plus 1. SCG II 95 ; ln Il De anima, 1.5, n.288: il n'y a pas de lacunes ni de maillons intermédiaires manquants entre les espèces. 2. ln Librum de causis, leçon 4, n.115. 3. I 91, 1 obi. 2. 4. SCG III 22. 5. Quaest. disp. de anima, a. 7.

L'ORDRE DES CHOSES

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parfaits dans des organismes où ils participent à la vie que quand ils n'existent que comme des substances anorganiques autonomes. Prenons un second exemple: certaines facultés sensitives ont un degré d'activité plus élevé en l'homme que chez les animaux 1. L'ordre en série et la perfection progressive que nous observons dans la nature ne connaissent pas de lacunes 2• Cet ordre ne peut que dépendre d'un seul principe: . 3. Quaestio disputate de anima, a. 7. 4. ln76, 4 ad 3. 5. De spirit. creat., a.3.

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CHAPITRE XVI

chez les choses d'un ordre inférieur, existe plus parfaitement dans celles d'un ordre supérieur, mais en une unité plus grande 1• L'homme se situe au point de jonction des êtres matériels et des êtres immatériels. Il y a, en effet, au dessus de l'homme, l'ordre des êtres spirituels, auxquels, en Métaphysique XII 8, Aristote attribue le rôle de mouvoir les sphères célestes concentriques. Pourtant, la raison humaine, au lieu de démontrer l'existence de ces êtres spirituels, ne peut guère faire plus que la soupçonner2 • Saint Thomas donne les arguments suivants en faveur de leur existence : a) Il n'appartient pas à un étant doué en tant que tel d'intelligence, d'exister dans un corps. Or, ce qui n'appartient pas à une classe de choses en tant que telle, ne s'y trouve pas universellement, c'est-à-dire ne se trouve pas dans toutes ses espèces. Il existe donc des êtres intellectuels qui sont de purs esprits. b) Si l'on trouve quelque chose d'imparfait dans une classe d'êtres, les fo101es parfaites de cette classe doivent exister au préalable. c) La perfection de l'univers exige qu'existe une grande variété d'êtres intellectuels3• Ces purs esprits sont eux aussi ordonnés selon leur plus ou moins grande distance par rapport à Dieu. 6 • Contenir et être contenu

Pour exprimer que les être supérieurs possèdent les perfections qu'on trouve dans les choses d'un niveau inférieur, saint Thomas utilise dans la majorité de ses ouvrages les mots continere, praehabere et inesse. Il évoque également le principe selon lequel tout est dans tout (omnia in omnibus)1 • Les exemples suivants expliquent ce qu'il entend par cette expression : le sens du toucher contient, à son niveau, ce que les autres sens possèdent chacun à leur manière8 ; le sens commun 1. SCG I 91. 2. De spirit. creat. 2. 3. De div.nom .. c.7: « (Sapientia divina) semper coniungens fines priorum

principiis secundorum >> . . 4. Liber de causis, prop.19; cfr. Aristote, De partibus animalium 681 a 10. Voir B. Montagnes« L'axiome de continuité chez saint Thomas>>, dans Revue des sciences philos. et théol. 52(1968) 201-221. 5. ln Ill Sent., pro!. Cf. I 77, 2 and G. Verbeke, >, Tijdschrift voor Filosofie, 36(1974) 195-231. 6. I 48, 2. - A. Hayen, L'intentionnel selon saint Thomas2 , Bruxelles/Paris, l 95~, affirme que Thomas veut parler d'une continuité sur le plan de la causalité efficiente et que, deuxièmement, , bien que, à cause de l'orientation empirique de son esprit, il se rapprocha d'une négation de la réalité des espèces. > 2 • Leibniz, pour sa part, souligna que la nature déteste le vide et que toutes les espèces constituent une grande chaîne d'êtres liés les uns aux autres 3• Alors que cette idée de continuité des espèces persistait, certains auteurs commencèrent à rejeter les espèces en tant que classes de vivants essentiellement différentes. Buffon alla même jusqu'à affinner que la notion d'espèce était artificielle: selon lui, les individus présentent une série continue ininterrompue. On en vint même à remplacer les séries statiques d'espèces immuables par l'idée que la vie se déploie dans un éventail de fo11nes. > 4 • Alors que Darwin supprima les espèces en tant que classes indépendantes et pe1111anentes des êtres vivants, les biologistes, à l'heure actuelle, acceptent à nouveau leur existence. Des théoréticiens contemporains comme Ernst Mayr vont même jusqu'à considérer la fu11nation des espèces comme l'introduction de la discontinuité dans la nature. George G. Simpson et d'autres utilisent ici le tt:1111e de>. 1. ln Ill Phys., leçon 5, n.322. Voir notre « Contineri as a fundamental structure of St.Thomas' ontology >>, in Aquinas 18(1974), pp.97-106. Au sujet du thème de l'ordre voir B. Coffey, > 10 • Cette division d'Aristote fait référence à son exposé des prédicaments. Thomas accepte cette doctrine et lui donne un fondement métaphysique. Pourtant, nombreux sont les philosophes modernes qui la rejettent. Selon Kant, Aristote se serait contenté de ramasser un tas 1. Epist. 113, 4 ; 87, 40; Dial. 7, 7, 4. 2. Quintilien, Inst. orat. m 6, 39-40. La substantia est mise en opposition à la qualitas. 3. Inst. orat. II 21, 3. 4. Cf. Curt Arpe, « Substantia>>, dans Philologus 94(1940) p.65s. 5. PL 64, 182. 6. Liber de duabus naturis et una persona (PL 64, 1344). 7. Tim. 35a. Voir H. Berger, OUSIA in de dialogen van Plata, Leiden, 1961. 8. Métaph. 1028b2-4. 9. /bid., 10Q3b16-19. 1O. Ibid. 1003b6s.

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CHAPITRE XVII

de prédicats différents 1 • Nous reviendrons sur cette question au chapitre suivant. Même si, du point de vue étymologique, le mot ousia a un sens plutôt abstrait, pour Aristote le terme signifie en premier lieu l'étant individuel, c'est-à-dire cette chose qui existe (parfois son principe formel) et aussi cette quiddité (TOÔE TL). Les genres et les espèces, en tant qu'ils sont des universaux, ne sont pas des ousia2 • Par 'première ousia', Aristote signifie en fait le sujet le plus fondamental, duquel les autres choses sont dites, mais qui n'est lui-même jamais dit d'autre chose. L'expression > désigne par contre l'essence que l'on dit de l'individu, par exemple dans la phrase >. Elle peut être aussi elle-même sujet d'un prédicat (par exemple, >, dans New Essays on Plata and Aristotle, Londres, 1965, p.109; E. Vollrath, . 4. Anal. Post. 73b5-1 O. 5. Catég, 38 -48 • 6. Métaph. 104Jb28.

LA SUBSTANCE. L'ÉTANT PRIMAIRE ET FONDAMENTAL

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individuel sont données avec son existence, il ne développe pas cette position. En faisant de cette chose qui existe le centre de la réalité, Aristote réagissait contre la théorie platonicienne des Idées, selon laquelle l'être tout court n'est attribué qu'aux Idées et la réalité du monde perd sa valeur et. Mais Aristote met bien en évidence le fait qu'en étudiant la substance, nous quittons le plan de ce qui est sensible pour traiter à présent d'un aspect métaphysique de la réalité 1• Malgré la valeur incontestable de la théorie aristotélicienne de la substance, celle-ci n'est pas sans certaines limites: selon le Stagirite, la connaissance scientifique de l'individu n'est pas possible; les substances existent dans le cosmos par elles-mêmes sans que leur présence ait la moindre explication métaphysique; l'expression TOÔE TL, cette chose particulière, est dite aussi de la forrne; ainsi ne savons-nous pas toujours clairement à quel sujet l'être est rattaché2• La substance dans l'histoire de la philosophie moderne

Les philosophes stoïciens ont tendance à ignorer le fait que la substance est ce qui existe en soi, pour insister sur le fait que le sujet est le support de diverses qualités. Boèce porte principalement son attention sur l'aspect logique de la substance: elle existe en soi et n'est pas dans un sujet3 , mais il souligne aussi que la substance est le support des accidents 4 • Il appelle la matière, la fo1111e et le tout constitué de celles-ci les trois substances5• Dans l'Occident latin les œuvres d' Avicenne et d' Averroès servaient d'appui à l'étude de la métaphysique d'Aristote. Signalons que le biais par lequel Avicenne étudie la substance est ontologique ; il met en relief le fait que l'étant se divise en substance et accident6. La substance existe per se et non dans une autre chose. Averroès, pour sa part, expose aussi fidèlement la doctrine aristotélicienne de la substance. Saint Thomas fait une analyse détaillée de la doctrine d'Aristote et soutient que l'étude de la substance est le thème central de la métaphysique7. Il divise la substance en subtances sensibles et substances immatérielles. A propos de la substantia sensibilis il souligne la l. Voir M.L. Gill, Aristotle on Substance, Princeton N.J., 1989. . 2. Voir R. Jolivet, La notion de substance. Essai historique et critique sur le deve/oppement des doctrines d'Aristote à nos jours, Paris, 1929, p.36. 3. In Categ. Arist. : PL 64, 182. 4. Liber de duabus naturis et una persona : PL 64, 1344. 5. ln Categ. Arist. : PL 64, 184. 6. Le livre de science I, 94 (trad. M. Achen et H. Massé), Paris, 1955. 7. ln VII Metaph., 1.2, n.1270.

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CHAPITRE XVII

différence entre la chose concrète et son essence (quod quid est): la chose concrète possède une fo1111e essentielle spécifique, mais ne lui est pas identique 1• Thomas rejette cependant la définition que donne Avicenne de la substance comme ens perse, car celui-ci suppose que l'étant soit un genre que l'on peut diviser en étant en soi et en étant en un autre. Or, l'étant n'est pas un genre et la substance est l'étant au sens propre du mot2 • De plus, si nous définissions, avec Avicenne, la substance comme l'étant par soi, Dieu aussi serait une substance. Mais > signifie une forme essentielle à laquelle on attribue le fait d'être par lui-même (esse perse); elle ne s'identifie pourtant pas à son être, alors . que Dieu est son être 3• En outre, Dieu n'est pas un sujet qui peut recevoir des déterminations ultérieures, comme c'est le cas pour la substance4 • Cependant, utilisée au sens plus large de ce qui existe par soi, > peut être dite de Dieu5 • La substance est la réalité fondamentale, c'est-à-dire le sujet qui existe, mais il y a des étants qui existent dans la substance et par elle. C'est la raison pour laquelle on ne peut connaître ces accidents que par la substance. Celle-ci est avant tout l'étant par soi. En second lieu elle est le support des accidents. Elle ne fait pas partie d'autre chose, mais elle est elle-même l'étant non divisé. L'étude de la substance appartient à la métaphysique. On peut, en effet, distinguer dans l'étant des niveaux de réalisation progressive. Si nous commençons par ce qui est le plus éloigné du tout-à-fait réel, il y a d'abord l'être de raison (ens rationis), qui n'a pas d'existence dans la réalité; vient ensuite l'étant en puissance, qui peut être porté à la réalité dans un processus de devenir ; après cela il y a l'être accidentel qui n'existe pas par lui-même, mais dans autre chose; enfin, le plus haut degré de réalité est celui de la chose qui existe par elle-même (habet esse firmum et solidum quasi per se existens) 6• La substance est première dans l'ordre de l'être 7 et elle est > 8 • La substance existe en quelque sorte par elle-même (quasi per se subsistens) et elle est distincte de tous les autres étants.

>. 3. I 3, 5 ad 1. 4. ln I Sent., d.8, q.4, a.2. 5. De potentia, q. l, a. I. 6. ln IV Metaph., 1.1, nn.540-543. 1. ln Vil Metaph., l.1, n. 1248. 8. Ibidem.

LA SUBSTANCE, L'ÉTANT PRIMAIRE ET FONDAMENTAL

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Une substance est une seule chose et est unique 1 ; elle ne peut se communiquer à d'autres2• Du point de vue ontologique la substance précède ses accidents. Elle les précède aussi dans l'ordre de la définition (puisqu'on ne peut définir les accidents sans faire référence à la substance) ; elle les précède enfin dans l'ordre de la connaissance : nous ne connaissons une chose que lorsque nous connaissons sa substance. Thomas d'Aquin résume sa doctrine de la façon suivante : > 3 • Pour saint Thomas, l'être par soi est au cœur même de la substance; c'est le secret de son incommunicabilité. Il attribue donc une plus grande valeur que ne le faisait Aristote, à la connaissance des choses individuelles : > 4 • Thomas écrit aussi que notre première connaissance qui est abstraite, doit finalement revenir aux individus qui existent dans la réalité. Plus tard, les scolastiques furent tentés d'ignorer le principe selon lequel la substance est l'étant premier. Scot la considère comme un secteur du genre plus vaste de l'étant. II sépare ainsi, d'une certaine manière, la substance de l'être 5 • Selon Scot toute for111i:; générale a une certaine entité. Puisque différentes forrnes existent au sein d'une même substance (dans l'homme, par exemple, il y a la corporéité, la vie végétative, la vie sensitive, l'humanité), la substance est davantage une collection de fortnes qu'un étant possédant une véritable unité. Scot pense aussi que nous n'avons aucun concept de la substance qui exprime son essence : notre expérience ne connaît de façon immédiate que les accidents ; sur la base de cette connaissance, nous formons le concept commun . 4. I 14, li. 5. Voir E. Gilson, Jean Duns Scot, p.203. 6. Ordinatio I, dist.3, pars 1, q.3 (Opera omnia, III, p.86 ;90).

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CHAPITRE XVII

par excellence 1• Ainsi a-t-il préparé la voie au nominalisme. En s'opposant nettement à la théorie de Scot sur la réalité des forn1es universelles au sein de la chose concrète, Ockham et d'autres nominalistes affirmèrent que nous ne connaissons que ce qui est individuel. L'étant individuel est la seule réalité. Une réflexion métaphysique devient alors superflue et impossible2• Au XNe siècle, Nicolas d' Autrecourt nia la possibilité de connaître les substances (en dehors de notre propre âme): nous ne pouvons connaître que leurs attributs 3 et n'avons aucune expérience des substances mêmes ; les arguments en faveur de leur existence ne donnent aucune certitude, car on ne peut les ramener au premier principe; Dieu peut par un miracle permettre à des accidents d'exister sans leurs substances ; enfin, nous ne sommes même pas sûrs que les substances matérielles existent (sauf peut-être notre propre corps), et encore moins que Dieu existe4 • Suarez définit la substance comme l'étant par soi, qui est ou peut être le support d'accidents 5 • Il place l'étude de la substance après la division de l'étant en étant créé et étant incréé. Néanmoins il dit aussi que les accidents sont des étants par leur propre entité et parce qu'ils possèdent un acte d'être qui leur est propre6 • Selon lui la matière a aussi sa propre entité; la matière s'attache en outre à la fonne. Dans cette optique les substances (composées) n'ont plus l'unité intrinsèque que leur attribue saint Thomas 7 • Pour Suarez, la substance n'a pas cette plénitude métaphysique d'être qu'elle a chez saint Thomas. De la scolastique de son époque Descartes hérita du concept de substance : > 8• Selon Descartes nous avons une idée claire et distincte de l'existence de ce qu'il appelle la substance. Il identifie, en effet, la substance à ses attributs. C'est ainsi que disparaît la distinction entre substance et accidents et, puisque la substance ne change pas, il 1. L'être. Recherche d'une philosophie première, I, Paris, 1972, p.293, n.304. 2. Voir sa Summa logicae, I, c.43. 3. Voir Jolivet, o.c., p.86-90. 4. Voir L.A. Kennedy, >, dans Vivarium XXI(l983) 35-58, p.39, et J. Lappe, Nicolaus von Autrecourt. BGPhMA, VI, Münster, 1908, p.12-13. 5. Disp.metaph., disp.32, sectio 4, n.16. 6. Ibid., sectio 2, n.14. 7. Ibid., disp.4, sectio 4, n. 16. 8. Les principes de la philosophie, I, n.51.

LA SUBSTANCE, L'ÉTANT PRIMAIRE ET FONDAMENTAL

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n'y a plus ni changement substantiel ni de finalité. La substance reste seule en elle-même,> 1• Descartes attribue certaines caractéristiques essentielles à la substance, caractéristiques qui déterminent son espèce selon les différents niveaux du réel que sont la pensée, l'étendue et l'infinité 2 • La substance infinie, Dieu, est autonome au sens propre du mot. Spinoza a repris certaines idées de Descartes. Il définit la substance comme ce qui existe en soi et ce qui est conçu par soi, c'est-à-dire une chose dont le concept ne nécessite pas d'être déduit du concept d'autre chose 3 • Il ajoute cette seconde partie de sa définition en vue d'introduire ce qu'il appelle les modi, un substitut des accidents. Ces modi sont, par rapport à l'unique substance, Dieu, ce que l'essence individuelle est par rapport à son genre. Ainsi la substance est un tout qui contient la multiplicité apparente de notre univers, mais qui ne dépend pas des modi qui la déterrninent afin de la rendre . La substance est une, unique et universelle; elle est cause d'elle-même. En dehors de cette substance (Dieu), il ne peut exister aucune autre substance4 • La théorie spinozienne de la substance a exercé une grande influence sur l'idéalisme allemand, car elle a contribué au changement de sens du mot substance. Celui-ci en vint à signifier l'étant en gélléral au lieu de cet étant concret. John Locke ne nie pas l'existence de la substance en tant que sujet porteur d'accidents, mais il affi11ne que nous ne pouvons la connaître. >. Parce que, comme je l'ai dit, nous ne pouvons pas nous imaginer comment ces idées simples peuvent subsister par elles-mêmes, nous nous habituons à poser l'existence d'un substratum, dans lequel elles subsistent et dont elles résultent, et que nous appelons par conséquent substance ... L'idée que nous possédons alors, à laquelle nous attribuons le nom général de substance, n'etant rien d'autre que le support inconnu mais supposé de ces qualités dont nous constatons l'existence et que nous ne nous figurons pas pouvoir subsister sine re

1. 2. 3. 4.

Cf. E. Gilson, René Descartes. Discours de la méthode, p.304. Œuvres IX (Tannery et Adam), p.175. Ethica I 3. Ibid., I 14.

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substante, sans quelque chose qui les supporte, et nous appelons ce support substance >> 1• Alors que Locke incline à admettre qu'il doit exister quelque chose comme la substance afin de tenir ensemble et de porter les différents attributs que nous percevons, David Hume rejette ce substrat pour n'accepter qu' >. L'idée de substance, de même que celle d'un 'mode', n'est rien d'autre qu'> et si nous ne croyons plus à l'être-de-derrière-!' apparition, celle-ci devient, au contraire, pleine de positivité ... Car l'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paraît >> 3 • Leibniz est l'un des rares philosophes de l'époque moderne à avoir soutenu la doctrine de la substance. Il écrit que le concept de substance n'est pas aussi obscur que certains semblent le penser'. Les monades sont les substances réelles, tandis que les corps physiques qui, dans sa théorie, constituent des ensembles de monades, sont des substances dérivées et devraient être appelées substantiata 5 • Les monades, en particulier chez les êtres organiques, sont liées ensemble par le vinculum substantiale (une force active et passive). Contrairement à ce que font d'autres existentialistes, Heidegger place l' ousia au centre de sa quête philosophique, mais en entendant par ce terme la Seiendheit6: ce n'est pas l'être lui-même mais le fait du devenir présent de l'être. L'être lui-même reste largement voilé. La physique moderne refuse le concept de substance dans la mesure où elle se limite à l'étude des phénomènes, c'est-à-dire des manifestations mesurables de la nature. Puisque la pensée scientifique poursuit une approche différente et se situe à un niveau qui n'est pas celui de la philosophie réaliste 7 , les conclusions auxquelles elle arrive n'impliquent en aucun cas que le sens commun et les métaphysiciens se trompent, quand ils admettent la réalité de la substance. 1. Tractatus 1-2. ' 2. L'Etre et le néant, p.11. 3. O.c., p.12. 4. Nouveaux Essais, Il, c.12, paragr.6. 5. Lettre à Des Bosses. Werke (Gerhardt) II, p.250. 6. Heidegger voit une dualité dans l'étant (ens ut nomen et ens ut panicipium), qu'il appelle la différence ontologique (Vom Wesen des Grundes, Frankfort a.M., 1949, p.15 et passim). Le mot Seiendheit semble désigner l'ensemble des choses, mais aussi leur ,, fond>> (qui est parfois conçu comme divin): Zur Seins/rage, Frankfurt, 1956, p.18). Mais Heidegger refuse d'identifier l'être, comme il le voit, à Dieu. 7. La science moderne étudie les aspects quantitatifs de la nature et les exprime dans des formules mathématiques. Elle cherche à comprendre la nature à l'intérieur de ce cadre. Il s'ensuit que, pour elle, une approche ontologique est dépourvue de sens ; elle se trouve en dehors du champ de ses recherches.

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CHAPITRE XVII

Il convient aussi de souligner ici qu'une partie des critiques mentionnées ci-dessus résulte d'une idée erronée de la nature de la substance. La substance n'est pas un susbtrat superflu; elle est la source d'où découlent les accidents; elle est la réalité des choses elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elle est cette chose, cet être vivant, cet être humain. La substance est le sujet qui pose toutes les actions ; elle est aussi le but de tous les processus. Les accidents expriment, dans l'espace et dans le temps, ce qui est contenu dans la substance. La réalité de la substance

Comment montrer que cette source et ce fondement de la réalité des choses individuelles n'est pas un simple postulat, mais bien leur centre le plus profond? Une première indication de la réalité de la substance est le langage quotidien. Si nous tenons pour établi que le langage est une expression de notre rencontre avec la réalité, il s'agit d'expliquer la distinction qu'on fait entre le sujet d'une phrase d'une part et le verbe, le prédicat et l'objet direct ou indirect d'autre part. Si le sujet est un nom (ou un pronon), on a affaire alors à une chose qui possède un certain nombre de propriétés et qui appartient à une classe particulière d' étants. On peut élaborer ainsi la doctrine des catégories et découvrir le concept de sujet, c'est-à-dire de substance. Sous un angle plus ontologique, l'existence de la substance peut être mise en évidence de différentes manières, à partir de de la perception et à l'aide de l'induction: par exemple, on voit venir à l'existence un nouvel être vivant qui grandit, change d'aspect, développe des activités qu'il ne possédait pas au départ, préserve sa propre existence; bref, on constate un ensemble très complexe de propriétés et d'activités, qui existent grâce à ce tout subsistant, qui découlent nettement de lui et sont animées précisément par ce sujet. Or, ce sujet, ce fondement pe11nanent est appelé substance. S'il n'y avait aucun fondement, les diverses activités ne pourraient jamais rester harmonieusement ensemble et être ordonné au tout. Nous parvenons aussi au concept de substance par notre expérience personnelle et par celle de nos semblables : nous sommes conscients qu'existent, derrière nos actes, un et derrière ceux des autres un >. Ce est au cœur et au fondement même de notre réalité et de notre unité. Par analogie avec l'expérience de nous-même et des autres, nous concluons que d'autres personnes et d'autres êtres vivants sont eux-aussi des substances. Nous pouvons même étendre cette conclusion aux êtres inanimés qui manifestent des propriétés particulières déterminées et constituent des touts séparés, une pierre ou un

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morceau de verre par exemple. Dans certaines limites, chacune de ces choses peut varier, tout en restant la même chose et en continuant d'exister 1• Notons toutefois que les substances en tant que telles ne sont pas accessibles aux sens, quoique, d'une certaine manière, nous en ayons l'expérience par l'intermédiaire de leurs accidents que nous connaissons par nos sens2 • Mais ce qui est le plus propre à la substance, à savoir le fait d' être un sujet qui existe par soi et se possède soi-même, n'est pas directement connaissable par nos sens. Les arguments précédents appartiennent à la philosophie de la nature. Une réflexion métaphysique plus appronfondie est possible qui nous force à admettre l'existence de substances: il est évident que des êtres existent dans le monde; ceux-ci subsistent ou bien par eux-mêmes ou se fondent sur et reçoivent leur être d'un autre. Dans le premier cas ce sont des substances, dans le second des accidents. Or, toutes les choses ne peuvent appartenir à la seconde catégorie. Par conséquent, la substance existe. Si l'on refuse d'accepter cette division en deux modes d'être, on est confronté à la difficulté insurmontable d'expliquer comment parfois une chose reste elle-même tandis que certains de ses attributs changent, pas plus qu'on peut expliquer pourquoi on n'obtient jamais de>.

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CHAPITRE XVII

L'être précède l'ordre de la connaissance, et les choses existent en· elles-mêmes et par elles-mêmes avant d'exister pour l'homme. Pour former le concept de substance

Il résulte de ce qui précède, que nous ne parvenons pas au concept de substance par une indépendance actuelle des autres choses naturelles, de manière que la substance > elle-même son existence, mais non l'indépendance quant à l'origine ou une exemption de toute influence au niveau accidentel. La définition de Descartes : > 4 , est insoutenable, car elle ne laisse aucune

1.117,2. 2. M étaph. 1028• 11. 3. ln VII Metaph., lectio 1, n.1247. 4. Principia philosophiae, l, n.51. Quand on considère le passage dans son entier, il s'avère que Descartes ne veut pas exclure que les substances créées dépendent de Dieu.

LA SUBSTANCE, L'ÉTANT PRIMAIRE ET FONDAMENTAL

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place à la dé~e~dance par rapport à Dieu, dépendance qui est propre à tout être part1c1pé. Nous avons démontré ci-dessus que la substance est cette essence qui existe en elle-même et est porteuse de propriétés accidentelles. L'essence (universelle), l'homme par exemple, n'existe pas dans son universalité, mais seulement dans les individus de son espèce. La for111e spécifique est chaque fois reçue par la matière première de telle sorte que celle-ci devient une fo1111e individuelle et particulière : la matière de laquelle cette fo11ne est tirée est un substrat différent de celui des autres étants, puisqu'en tant qu'elle est déterminée par la quantité et par les autres accidents de l'étant qu'elle était auparavant, elle demande de recevoir précisément cette fo11ne individuelle. Dans le monde matériel, les étants individuels appartiennent à l'une ou à l'autre espèce, alors que les substances spirituelles constituent chacune une espèce différente et sont uniques d'une façon supérieure. L'individu est, pour nous, la première réalité que nous atteignons par la connaissance sensible. Nos jugements se fondent sur la perception des individus. Néanmoins, parce que l'individu est dépendant de la matière, il ne peut pas être connu de façon adéquate par l'intellect. Une substance est un tout individuel existant par lui-même et appartenant à une espèce particulière. L'aspect le plus for111el d'une substance est le fait d'être par elle-même (esse perse). Le fait d'être par elle-même est exprimé par le ter111e de subsistance, que Boèce utilisa dans ses Praedicamenta pour traduire le mot grec oùcrtwcrtç, mais au Moyen-Age, le te1me fut la traduction courante de ùnocrTaotç 1 • L'histoire du mot hypostasis est longue et compliquée. En grec classique, le ternie signifie tout d'abord le sol sur lequel on est debout, la structure, la situation et la sédimentation (chez Aristote et dans la littérature médicale). Au début de l'ère chrétienne, le mot commençait à désigner la réalité, la réalisation et l'existence. Dans les textes stoïciens, il signifiait la réalité .des choses existantes, ho11nis les accidents et les êtres de raison2 • L' hypostasis est ce qui existe en tant que fondement de 1' étant ; elle est la base des accidents et rend possible la génération. Pour le néo-platonisme, le mot réfère à l'extériorisation de l'Un, principe de toute chose. Pris dans ce sens général, il existe de nombreuses , mais il n'y en a que trois qui soient

1. Cf. S. Th. III 2, 3 : « Subsistentia idem est quod res subsistens, quod est proprium hypostasis ». . 2. Voir H. Dorrie, « YTI0:1:TA:r:I:r:. Wort und Bedeutungsgeschichte, Sitzungsber. d. bay. Alui. d. Wissensch., phil.-hist. KI., 1955, p.58.

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CHAPITRE XVII

subsistantes et ne soient pas reçues dans la matière, à savoir voüç, q,uxfi et l'âme individuelle. Ce terme, qui finit par occuper une place très importante dans le langage philosophique, fit aussi son entrée en théologie. A l'origine, les Pères de l'Eglise en rejetèrent l'usage pour référer au Mystère des trois Personnes divines, car celles-ci ne sont pas des réalités séparées, pas plus qu'elles ne sont ontologiquement graduées, comme le sont les hypostases dans le néo-platonisme. Cependant, saint Athanase, après avoir d'abord rejeté ce terme, se mit à l'utiliser, tout en en modifiant le sens afm de le rendre plus propre à exprimer l'être des Personnes divines. Ainsi, le mot hypostasis (et son équivalent latin subsistentia) finit-il par désigner le mode d'exister de la substance, qui existe en elle-même et par elle-même et se maintient elle-même. . 2. III 19, 1 ad 4 : « ...esse pertinet ad ipsam constitutionem personae et sic quantum ad hoc se habet in ratione termini >>. 3. Voir Cajetan, De ente et essentia, q.12 (édit.Marietti, p.154); Jean de SaintThomas, Cursus theologicus, III, q.3, disput.6, a. l, n.9s.

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CHAPITRE XVII

duelle, mais il est et > par la nature (l'essence individualisée) qui est devenue son sujet'. D'autres thomistes préfèrent assimiler la subsistance à l'acte d'être et mettre en valeur le texte cité page 287, note 2. Ce qui est exact dans ce point de vue est que l'être doit être intrinsèque à la subsistance, puisque cette dernière est la possession et l'exercice de l'existence. Mais on peut avancer contre cette opinion que ce qui existe est cette nature individuelle et que, de ce point de vue, la subsistance doit englober la totalité de ce qu'est l'étant. L'identification de la subsistance et de l'être implique le rejet de la doctrine thomiste selon laquelle l'être ne peut être limité que par une puissance vraiment distincte de lui. Il faut par conséquent comprendre la définition que donne Boèce du suppositum (à savoir, naturae completae individua substantia) comme référant à la nature individuelle qui existe par elle-même et qui se possède. L'explication que nous avons donnée considère qu' > est ce qui, en tant qu'un étant doué de raison, possède et exerce l'être d'une façon totalement unique et incommunicable. Cette doctrine est plus profonde que celle de certains penseurs modernes qui placent le fait d' > dans la conscience de l'homme. En revanche, >, est avant tout la possession et l'exercice de l'existence par un homme libre et pensant. > est donc se possèder soi-même d'une façon profonde, unique et incommunicable. En outre, cela devient aussi la possession de soi consciente. La personne est le noyau ultime et plus profond de l'homme, à savoir ce par quoi il est le plus à l'image de Dieu. C'est parce qu'il possède l'être que l'homme peut aussi connaître et aimer2• En plus de ces considérations sur le sens ontologique et psychologique du concept de ; nous pouvons aussi parler de la personne comme sujet de devoirs et de droits, en tant qu'elle tend par naturevers ces valeurs, qui sont ses biens les plus importants3 •

1. Voir J. Maritain, ,, Sur la notion de subsistance>>, Revue thomiste 54(1954), p.242-250. 2. I 29, 3 : « ... persona significat id quod est perfectissimum in tota natura, scilicet subsistens in rationali natura >>.Entant qu'une personne l'homme est capax Dei (ID 4, 1 ad 2). Voir E. Mounier, Personnalisme et christianisme. Œuvres, 1, p.764. 3. Voir Y. Aoucat, dans Revue thomiste 86(1986), p.209.

CHAPITRE xvm

LES ACCIDENTS

Les étants que nous percevons sont des substances qui possèdent certaines propriétés. Quelques-unes de ces propriétés ne sont pas essentielles, car elles peuvent changer, alors que le sujet auquel elles appartiennent, demeure le même. Il s'agit alors de détt:1111inations qui ne sont pas la chose elle-même, mais qui lui sont attribuées. Cette attribution est exprimée en latin par le verbe accidere, dont le mot > est dérivé en analogie avec le te11ne grec ro cruµl3e13nxoç. Il y a, en effet, des déter111inations qui n'existent jamais par ellesmêmes, mais seulement comme attributs d'un sujet. Une grandeur est toujours la grandeur d'une certaine chose, une couleur ne peut exister que comme l'attribut d'un sujet. Les accidents, en effet, renvoient toujours à la substance à laquelle ils appartiennent. Dans leur définition la substance est mentionnée comme le sujet auquel ils sont inhérents 1• Les choses qui nous entourent, comme d'ailleurs aussi nousmêmes, existent en et par elles-mêmes. En d'autres termes, elles sont des substances. A parler strictement seules les substances existent. Les accidents sont des déte11ninations à l'intérieur de cette réalité: >. 1. Compendium theologiae, c.211, n.413. 2. De potentia, q. 7, a. l : >. 3. Cf. I 77, 6 : > et I-II 55, 4: « Virtus autem non habet materiam ex qua, sicut nec alia accidentia >>. 4. I 3, 5 : >. Cf. De ente et essentia, c.6.

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difficulté est que les accidents déte111llnent la substance dans la mesure où celle-ci est de nature à avoir des dimensions dans l'espace, à être déterininée par des qualités etc. d'une manière accidentelle. Comme nous l'avons souligné, un accident n'est pas un étant qui subsiste luimême, mais un étant dans un autre. à ce point qu' « elle se déroule à l'intérieur de l'agent >>3 • - Les opérations des facultés cognitives et appétitives sont des actions immanentes, qui sont entièrement dans le sujet ; elles sont ordonnées à sa perfection. Dans ce contexte, le problème suivant se pose : une substance peutelle être identique à ses propres actions ? Selon Averroès les substances immatérielles n'ont pas d'actions qui soient des accidents4• Plus près de nous, l'actualisme de Giovanni Gentile identifiait l'intellect à ses pensées5. La réponse que donne saint Thomas à ce problème est décisive pour fonder la présence d'accidents dans toutes les substances créées: il est impossible qu'une substance soit son action, car une substance créée, quelle qu'elle soit, n'est pas une pure actualité, mais elle a toujours quelque chose de potentiel. Si une substance était son action, elle serait pure actualité. Mais en fait, l'être et l'essence ne coïncident pas en elle; son essence, comme celle de tous les étants, n'est que d'une perfection limitée6 • De la même manière, l'être des choses créées ne peut pas non plus s'identifier à leur action. Cela saute aux yeux dans le 1. Voir De potentia, q.5, a.8: >. 2. Voir P.Henry, : (a) l' Absolu au sens le plus rigoureux du te1n1e est Dieu, qui ne dépend de rien en dehors de lui et existe par lui-même. Dieu est l' Absolu sans aucune restriction. (b) D'une façon moins totale, les substances sont absolues, parce qu'elles existent par elles-mêmes, dans un sens restreint du mot. (c) Dans un sens encore plus restrictif, des accidents comme les actions et les facultés, peuvent être appelés absolus. Certes, ils ne peuvent pas exister par eux-mêmes mais ils sont quand-même des perfections positives qui enrichissent la substance. (d) Enfin, il y une classe d'accidents qui n'ont plus rien d'absolu ni de contenu propre, mais dont l'essence entière réside dans le fait d'exprimer un rapport à quelque chose d'autre. C'est la classe des relations. Quand il s'agit de traiter des relations en métaphysique, le danger consiste à les considérer comme des étants ayant un certain contenu absolu. Parce qu'ils ne le sont pas, notre concept de relation doit être surveillé de près et son caractère particulier mis en relief. Une substance a toujours des rapports avec d'autres substances: elle leur est semblable ou en diffère ; elle peut aussi avoir avec elles une relation de cause à effet etc. Ce fait de > appartient à la catégorie des relations. Là où il existe un tel rapport, il y a une chose qui se réfère à autre chose, il y a ensuite cette autre chose à laquelle elle se réfère (appelée le te1111e de la relation) et, enfin, il y a l'aspect par rapport auquel il y a une relation (par exemple, la même grandeur ; une action causale). Ce dernier est appelé le fondement de la relation. Il convient de noter toutefois qu'au sens strict du te11ne c'est la substance qui est le fondement ontologique dernier des relations. La plupart des relations existe dans les substances en tant que celles-ci sont déterminées par des accidents comme la grandeur, la qualité ou l'action 2• Le fondement d'une relation est cette détermination d'une substance, grâce à laquelle celle-ci a un rapport avec une autre substance. Ainsi la grandeur d'une chose est la base des relations d'égalité 1. I 77, 7 ad 1 :

LES ACCIDENTS

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avec d'autres étants de la même grandeur, et des relations de différence avec ce qui n'a pas cette grandeur. Des qualités peuvent être aussi la base de relations de cette classe. En outre, en raison de l'exercice de la causalité une substance a un rapport de cause à l'égard de ce qu'elle produit, tandis que ce qui pâtit ou reçoit cette influence a une relation de dépendance à l'égard de l'agent. Dans le langage commun les relations de ce deuxième type sont exprimées au moyen de verbes comme donner, recevoir, mouvoir, influencer. Les relations exprimées par des termes comme père, ftls, maître, disciple ... appartiennent également à cette classe. Les relations sont caractérisées par la réciprocité 1 , car elles expriment des liens entre deux (ou plusieurs) choses, qui peuvent être compris seulement quand ces choses sont considérées ensemble. On ne sait pas ce qu'est un père, si on n'a pas le concept de >. Dans ce contexte il faut signaler que cette réciprocité consiste parfois en une première relation qui est réelle et une seconde qui n'est que de raison. Pour donner un exemple, notre connaissance dépend des choses que nous percevons, mais celles-ci n'ont qu'une relation de raison avec • notre connaissance. Les deux étants qui sont relatifs, se trouvent en opposition l'un par rapport à l'autre. Ce contraste est pourtant la forint: la plus faible d'opposition et s'approche d'une certaine égalité. Une brève histoire des théories au sujet des relations

Si l'on cherche à déterminer la nature et la réalité des relations, il convient de rappeler d'abord la doctrine aristotélicienne. Aristote range les relations parmi les accidents en assurant qu'elles sont les accidents les plus éloignés de la substance et qu'ils possèdent le moins de réalité. La relation est, en effet, l'étant>, qui luimême ne devient ni ne périt, mais qui se dit seulement d'une chose en tant que celle-ci se rapporte à une autre chose2 • Comme nous l'avons relevé ci-dessus, les relations dépendent de la substance, et cela le plus souvent dans la mesure où celle-ci est déterminée par ses accidents. La cause de la relation est la substance en union avec ses accidents 3 • La causalité qui est à l'origine des relations 1. Cf. Catég. 6h28 : « Tous les relatifs ont des corrélatifs>>. 2. Métaph. 1088a30-35. Cf. 1-11 110, 2 ad 3: ,,Proprie loquendo nullum acc!dens neque fit neque corrumpitur, sed dicitur fieri vel corrumpi secundum quod sub1ectum incipit vel desinit esse in actu secundum illud accidens >>. . 3. Un accident ne produit pas un autre accident, excepté en tant que cause dispositive. Voir ln Ill Sent., d.33, q.2, a.4, sol.l.

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CHAPITRE XVIII

ne peut pas être réduite à la causalité efficiente, car il n'y a pas d'effet séparé du fondement. On a plutôt affaire à une sorte de causalité formelle : quand une chose atteint une certaine grandeur, une relation d'égalité ou d'inégalité avec des choses semblables ou dissemblables jaillit automatiquement. Aristote était à ce point convaincu du fait que la relation elle-même n'est pas un étant ayant un certain contenu, mais qu'elle dénote qu'une chose est relative à une autre, qu'il en a tiré un argument contre la théorie platonicienne des Idées: d'après Platon il y a des Idées de l'égalité et de l'inégalité qui, comme toutes les Idées, sont des réalités subsistantes. Or, Aristote fait remarquer que ce qui est relatif (-rèx npoç Tl) ne peut pas subsister 1• Plotin consacre aux relations un traité assez détaillé, dans lequel il soulève la question de leur réalité (et unocr-racrLç TLç). Il répond en disant qu'un grand nombre de relations n'existe que dans notre esprit (ri napaj3oÀrJ nap' fiµwv, oûx Èv aû-rolç); il affi11r1e néanmoins que, dans certains cas, le réel lui-même est relatif, indépendamment de · savoir si nous portons notre regard sur les choses ou non. Par exemple, deux choses de la même grandeur sont égales, même quand nous ne les observons pas 2• Plotin distingue des relations d'égalité et de différence, de la cause à son effet, du sujet connaissant à l'objet connu. Augustin a introduit le concept de relation dans la théologie de la Trinité3• Il relève pourtant que le .

I ES ACCIDENTS

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dégageons du réel 1. Locke niait leur réalité comme Hume le fera plus tard. La critique de Hume au sujet des relations a amené Kant à faire des relations une catégorie subjective a priori de l'intellect humain. Le philosophe réaliste peut souscrire à la position de Hume quant au fait que, fo1111ellement, les relations ne sont pas perceptibles par les sens ; la substance en tant que substance ne l'est pas non plus, et, en outre, dans certains cas, seulement le fondement de la relation est perçu. Cela n •exclut pourtant pas du tout que les relations elles-mêmes peuvent être réelles, comme nous le verrons plus loin. William James adopte un point de vue radicalement contraire à celui des empiristes : selon lùi nous avons une expérience réelle des relations 2, mais James n'a plus le même concept de la relation. Signalons enfin que dans certains courants de la pensée moderne, la catégorie du relatif a regagné une place importante : tout ce que nous connaissons est relatif à notre situation et à nos expériences antérieures. La position des sciences naturelles au sujet des relations tend à considérer toutes les choses matérielles comme liées entre elles. La division des relations et le problème de leur réalité

Après cet aperçu historique, il nous faut aborder les questions de la division des relations, de leur réalité et de leurs rapports avec leurs fondements respectifs. Quant à leur division, une première distinction est celle des relations réelles et des relations qui n'existent que dans la pensée. En deuxième lieu, nous distinguons des relations réciproques et d'autres non-réciproques. La relation de notre connaissance à ce qu'elle connaît, n'est pas réciproque, comme ne l'est pas non plus la relation des créatures à Dieu 3 • La première division est analogue, la seconde accidentelle. Une division essentielle des relations est la suivante: (a) Relations qui sont fondées sur le fait qu'un chose reçoit son être d'une autre. C'est le cas quand il y a une influence causale efficiente, exemplaire ou finale ou dans la déter1nination des facultés cognitives par leurs objets respectifs. (b) Relations qui ne dépendent pas de la causalité. Celles-ci sont des comparaisons entre des étants fondées sur une égalité ou une différence 1. Voir son Essay Concerning Human Understanding, II, ch.25, 10: « ...Something else separate and exterior to the existence of that thing >>. 2. Princip/es of Psychology, I, ch.9, 3 : > (le temps) résulte des rapports d'un étant aux processus qui ont lieu dans l'univers. Quant à la question de la réalité des relations, signalons d'abord qu'il y a des relations qui existent seulement dans la pensée. Par ailleurs, quand on dit qu'une collection de peintures est admirée par de nombreux visiteurs, cet > n'ajoute rien à ces œuvres d'art. Pourtant les personnes qui admirent ces tableaux, ont une relation réelle avec ceux-ci: la connaissance et les affections sont effectivement déterminées par leurs objets. De la même manière, un effet est de fait le produit d'une cause, et une cause est à l'origine de ce qu'elle produit. - Enfin, les choses sont réellement égales ou différentes. Que l'homme les observe ou non, ne change rien à ces relations. Ces relations sont indépendantes de ce que nous pensons et existent en tant que telles. En supposant l'existence de Dieu, une hypothèse qui est_ démontrée en théologie naturelle, il est évident que les choses qui procèdent de l'être divin, caractérisé par une unité totale, ne sont pas dépourvues de rapports mutuels. A propos du lien existant entre une relation et son fondement, notons que les deux sont bien distincts, car le fondement a un contenu positif, qui lui est propre et qui est différent du fait d'être relatif à autre chose. De plus, dans de nombreux cas, la différence entre le fondement et la relation se voit aussi dans le fait de leur séparabilité.

1. Cf. SCG IV 14. 2. SCG II 18 : >. Cf. De potentia, q.3, a.3 ad 2. 3. In V Metaph., 1.17, n. l 005 : >.

LES ACCIDENTS

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Un père qui perd ses enfants, garde le fondement de sa relation de paternité, mais il n'a plus de relation réelle avec ses enfants. Comme il a été signalé plus haut, une relation est attribuée à une substance dans la mesure où celle-ci est déterminée par le fondement de la relation. C'est la raison pour laquelle la relation suppose des substances distinctes 1• Parce que la relation n'a pas de contenu fonnel d'elle-même, elle n'est pas l'effet d'une cause efficiente mais résulte en dépendance fo11nelle de son fondement, quand celui-ci est présent2 • Si le ter1ne d'une relation cesse d'exister, cette relation elle-même n'est plus. Cela suggère que les choses dans l'univers sont liées entre elles d'une façon beaucoup plus intime qu'une vue individualiste du réel n'est disposée à l'admettre. Pour comprendre cette connexion mystérieuse entre les choses, il convient de rappeler que l'étant lui-même n'est pas lié au lieu, mais le devient par l'effet secondaire de la quantité. Cela nous permet d'entrevoir comment les choses sont liées les unes aux autres par une aura de relations. Le fondement ontologique dans une substance cause une relation d'égalité, et une deuxième de différence, avec toutes les choses égales à ou différentes d'elle. Un père a une relation de paternité vis-à-vis de tous ses fils et non une relation à chacun d'eux. La raison en est qu'une relation est relative par elle-même en tant que rapport à un terme; une pluralité de relations résultant d'un seul fondement n'aurait pas de sens. Les relations transcendantales

La substance et les accidents sont ordonnés les uns aux autres comme le sont la matière et la furrne. Cet ordre peut être appelé une relation, mais il s'agit évidemment de quelque chose de complètement différent des relations prédicamentales dont on vient de traiter. La substance et ses accidents, la matière et la fu11ne, l'acte premier et l'acte second sont ordonnés l'un à l'autre et cet> est précisément le contenu fortttt:l de ces réalités et non une relation qui s'ajoute à elles. Alors que les relations prédicamentales sont les étants les plus > 3 , ce dont nous parlons maintenant sont des entités positives ayant un contenu qui leur est propre, mais qui a un ordre intrinsèque à 1. Voir I 40, 2 ad 4 : >. 2. Voir Jean de Saint-Thomas, Cursus philosophicus. Logica, pars II, q.17 a (Reiser, I, p.576b). 3. Saint Thomas appelle l'être des relations un > (SCG IV 14).

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CHAPITRE XVIII

quelque chose d'autre. Cet ordre à quelque chose d'autre est appelé une relation transcendantale. Malgré la critique que certains auteurs ont fait de cette expression', elle peut être utilisée, pourvu qu'on se rende compte qu'elle signifie quelque chose de bien différent des relations accidentelles : celles-ci ne sont que des étants extrêmement réduits, alors que les relations transcendantales expriment un contenu positif et se trouvent en plusieurs prédicaments. Thomas lui-même n'utilise pas l'expression (il limite l'usage du terme de relation aux relations prédicamentales et aux relations de raison), mais il est bien conscient des faits qu'on veut relever par cette expression. Ainsi écrit-il que la substance est ordonnée à ses accidents2 , les accidents à la substance3 , la matière à la foi 1111; et vice versa 4, une faculté à son acte 5, l'âme au corps6 , les créatures à Dieu 7. Jacques de Viterbe et Pierre Nigri sont les premiers à avoir utilisé l'expression de>. Jacques de Viterbe la justifiait en renvoyant à Simplicius et faisait remarquer que ce rapport des essences des choses à d'autres étants se trouve dans différents genres (par exemple dans les prédicaments de la substance et de la qualité) et de ce fait peut être appelé > 8 • L'expression > nous aide à mieux comprendre comment les composants des étants sont reliés mutuellement.

1. Cf. A. Krempel, La doctrine de la relation chez saint Thomas d'Aquin, Paris 1952; id., ,,Anerkannte Thomas transzendentale Beziehungen? >>, dans Philos.Jahrbuch 67(1959) 171-178. 2. I 3, 6 : >. 3. De potentia, q.7, a.4 ad 7 : >. 4. ln Il Phys., lectio 4, n.172-174: 5. ln Il De anima, 1.2, n.366 : >. 6. In l Sent., d.15, q.5, a.3. 7. Il s'agit ici de l'ordre à Dieu, inscrit dans l'être de toutes les créatures, et non de la relation prédicamentale qui résulte du fait qu'elles ont été créées. Cf. De potentia, q.7, a.9 ad 4: >. 8. Voir Jacques de Viterbe, Quaestiones Parisiis disputatae de praedicamentis in divinis (ms Rome, Angelica 213, f.23r), citées d'après A. Pattin, « La relation transcendantale et la synthèse métaphysique thomiste», Tommaso d'Aquino nel suo settimo cente-nario. Atti del congresso intemazionale, VI, pp.303-310, p.303.

CHAPITRE XIX

LES CAUSES DE L'ÉTANT

A plusieurs reprises dans les chapitres précédents il a été question de la causalité: l'être et l'essence exercent une influence causale l'un sur l'autre, car l'être actualise l'essence qui, à son tour, est la cause du caractère particulier qu'un acte d'être acquiert en l'actualisant. Entre une substance et ses accidents il existe aussi des rapports de causalité. En outre, l'action occupe, on l'a vu, une place de premier rang parmi les accidents. Le moment est venu d'examiner d'une façon systématique la causalité: après l'étude de l'être commun et de ses propriétés, des divisions de l'étant et de ses composants, il faut maintenant considérer les causes de l'étant. La causalité en général

La causalité est une des données élémentaires de l'expérience humaine. Des verbes comme , >, , signifient des expériences primaires de causalité. D'une certaine façon, l'être même peut être appelé une activité. Ainsi l'étude de la causalité revêt une grande importance en métaphysique : elle nous aide à mieux comprendre l'étant en le connaissant dans ses causes, à éclaircir les données de l'expérience et à découvrir la voie d'accès à la Cause Première. La théologie philosophique cherche, en effet, à montrer que, pour avoir une explication satisfaisante des processus qui ont lieu dans les différents genres de causalité, on est obligé d'accepter l'existence d'un Etant qui est acte pur, première cause efficiente, l'être même subsistant par lui-même, l'étre au plus haut degré, l'ordonnateur premier et la fin ultime de l'univers. Dans un passage bien connu Thomas d'Aquin écrit que, quand l'homme voit un effet, il désire, de par sa nature, en connaître la

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CHAPITRE XIX

cause 1 • Apparemment l'homme sait spontanément qu'il y a de la causalité, que ce qui commence à exister dépend de quelque chose d'autre et que tout ce qui est, est ou bien une cause, ou bien l'effet d'une cause. Sinon les étants ne seraient pas ordonnés les uns aux autres2• Tout étant a une certaine bonté et est, d'une manière ou d'une autre, la cause de quelque chose3 • Un étant est la réalisation d'une perfection particulière soit en recevant celle-ci, soit en s'identifiant fo1n1t:llement à elle, soit en la produisant en autre chose soit en la possédant à titre de fin. En raison du fait qu'être une cause en tant que telle ne relève pas de la matière (car la causalité se trouve aussi chez les êtres immatériels), l'étude des causes appartient à la métaphysique4 • Compte tenu de l'importance de cette question, il n'est pas surprenant que la philosophie ait commencé par la recherche des causes. Les philosophes de l'Ecole ionienne ont tenté de déterminer la cause matérielle de toutes les choses. Selon eux la génération et la corruption ne sont qu'une modification d'un même matériau qui demeure toujours présent. Il y a bien du changement, mais rien d'absolumment nouveau ne devient. Cette théorie a dominé pendant longtemps la philosophie de la nature en Grèce. Parménide, en revanche, considérait tout devenir comme impossible. Empédocle et les Atomistes réduisaient la génération et la corruption aux processus de combinaison et de séparation d'éléments ou d'atomes. Anaxagore, pour sa part, soutenait que tout est déjà présent en toute chose, quoique d'une façon latente 5 • Les Platoniciens ne reconnaissaient pas non plus une génération des choses au sens stricte du terme car, selon eux, les Fo11nes sont ajoutées à la matière d'en dehors du monde physique. Comme le fait remarquer saint 1. I 12, 1 : « Inest enim homini naturale desiderium cognoscendi causam, cum intuetur effectum et ex hoc admiratio in hominibus consurgit >>. 2. Voir SCG ID 107: «Quidquid est in rebus oportet quod vel causa vel causatum sit ; alioquin ordinem non haberet >>. 3. SCG ID, c.14: «Bonum autem omne est alicuius aliquomodo causa>>. Dans son Adv. Marcion I, 12, 1, Tertullien soutient que tout ce qui est doit être une cause. Il veut probablement dire que rien ne peut exister sans avoir une certaine activité. 4. ln Il Metaph., l.5, n.176: «Considerare de causis inquantum huiusmodi proprium est philosophi primi : nam causa in eo quod causa est, non dependet a materia secundum esse >>. 5. Voir Somme de théologie I 45, 8 : «Quidam posuerunt (formas) non incipere per actionem naturae, sed prius in materia exstitisse ponentes latitationem formarum. Et hoc accidit eis ex ignorantia materiae, quia nesciebant distinguere inter potentiam et actum. Quia enim formae praeexistunt in materia in potentia, posuerunt eas simpliciter praeexistere >>.

L.ES CAUSES DE L'ÉTANT

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Thomas, ils n'ont pas vu que les forr11es des substances matérielles n'existent pas par elles-mêmes, mais que, par elles, quelque chose est. Par conséquent ce qui est produit n'est pas la forrne substantielle, mais la substance à laquelle cette fon11e appartient. La conception d' Avicenne ne diffère guère de celle des Platoniciens. Avicenne ne réussit pas non plus à expliquer la génération 1• De nombreux philosophes postérieurs se sont débattus également avec le problème de la causalité. Rappelons que la causalité s'accorde mal avec le système de Descartes et que David Hume estime que l'expérience ne nous livre pas les concepts de cause et d'effet. Sous l'infuence de l'empirisme de Hume, Kant réduit ces concepts à des catégories subjectives a priori de l'intellect humain. Ces faits soulignent la nécessité d'un examen approfondi de la question de la causalité.

L'origine et le sens du terme «cause» Par le mot cause nous désignons un étant dont quelque chose procède de telle façon que ce qui procède dépend de lui 2 • Le mot a un sens plus large que parce qu'il signifie ce dont quelque chose procède de quelque manière que ce soit. Cela peut être dans l'ordre de la pensée (les conclusions découlent des prémisses), dans l'ordre physique, - soit d'une façon négative (la privation précède la forrne nouvelle), - soit d'une façon positive (ou bien en donnant l'être ou bien sans le donner (comme le point est le commencement d'une ligne sans être sa cause). Quand un principe donne l'être, il peut en résulter une relation de dépendance causale, ou non 3 • En grec classique le concept de cause est exprimé principalement par deux terr11es, o.ÎTLO. et àpxn. Archè se trouve déjà dans les écrits homériques au sens de commencement, point de départ, source d'où quelque chose procède ou par laquelle elle arrive. Anaximandre a été le premier philosophe à se servir du terrne pour signifier l'état originel des choses ainsi que le matériau dont le monde s'est formé 4 • Le mot ai.Tla commença à être utilisé au cinquième siècle av. J.-C. Il signifie en premier lieu la responsabilité personnelle d'une action, un blâme, 1. Voir I 65, 4. 2. Les scolastiques donnent cette définition de la cause : >. 3. Cette dernière distinction a été faite en vue du mystère de la Trinité : il y a g~~ération en Dieu, mais non causalité. Dans leurs processions, les Personnes divines ne dépendent pas causalement de leur principes. 4. Voir Simplicius, In Physica l 50, 22.

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une accusation. De ces significations, en particulier de celle de responsabilité pour une action, on a transféré le sens du ter111e à celui de cause en général. Une variante du terme est a'{Ttov, mot employé pour la première fois dans le Corpus hippocraticum'. Alexandre d' Aphrodisias note qu' archè signifie plutôt > quelque chose procède et aitia > quelque chose arrive 2 • Le plus souvent archè a un sens plus large qu' aitia 3 • Dans les œuvres d'Aristote, aitia est utilisé selon plusieurs significations. Il peut désigner tout facteur qui intervient dans le processus de production d'une chose ou qui fait qu'elle continue d'exister. En plus du terme principium, le latin utilise aussi le mot causa au sens de notre terme de cause. Causa signifiait litige, la matière d'une dispute et, de là, la cause et les circonstances d'une action. Causa est parfois dérivée de cavere (défendre), mais on a aussi placé son origine en cudo et on a lui donné le sens d'homicide. Il faut souligner que, tant en grec qu'en latin, des mots qui signifiaient une causalité humaine et la responsabilité morale d'une action ont été utilisés pour signifier la causalité en général. Ce fait indique que, for1nellement, la causalité n'est pas objet de connaissance sensitive et que nous acquérons le concept le plus facilement à partir de l'expérience de nos propres actions, dont nous savons que nous sommes nous-mêmes l'auteur. Principales étapes de la réflexion philosophique sur la causalité

Dans la pensée philosophique des Présocratiques, la cause matérielle occupait la première place. Le concept de cause efficiente fait une apparition un peu hésitante chez Empédocle: l'Amour et la Haine concilient ou séparent les quatre éléments, mais il n'est pas possible de savoir clairement, dans quelle mesure ces deux facteurs diffèrent spécifiquement des éléments eux-mêmes. Anaxagore, pour sa part, introduit un intellect qui met en mouvement le processus cosmique. Dans les dialogues de Platon l'âme et le démiurge apparaissent comme des causes efficientes. Aristote a été le premier philosophe à distinguer clairement entre quatre genres de causes et à donner une définition de la cause efficiente. Toutefois, ses réflexions sur cette cause se limitent à la cause du mouvement et n'approfondissent pas la question de la cause de l'être.

1. Voir le traité De vetere medicina. 2. ln Metaphysicam 247, 8s. 3. Simplicius, In Physicam 11, 16.

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Les Atomistes occupent une place importante dans l'histoire de l'étude de la causalité. Démocrite rejeta la version mythico-religieuse de l'origine du monde ainsi que la théorie du hasard comme cause de I'univers 1 • 11 nia également l'existence de causes finales et n'accepta que la causalité mécanique (le mouvement et les collisions des atomes). Sa théorie fut attaquée vigoureusement par Platon au dixième livre des Lois, mais elle n'a jamais cessé de réapparaître périodiquement au long de l'histoire de la philosophie. L'apport de Platon à la théorie des causes est la découverte de la cause fu1111elle. Il décrit comment, au début, Socrate croyait que les processus de causalité relevaient de la cause matérielle (l'homme croît parce qu'il mange et ajoute de la matière), mais il comprit plus tard que, de cette façon, l'homme ne devient pas une unité2• L'addition seule est insuffisante, car c'est seulement par la fo1111e essentielle que quelque chose peut devenir cette essence. Platon a développé cette découverte de la cause fu1111elle d'une façon particulière: il a souligné la dépendance verticale de principes supérieurs : les For1nes qui, dans leur pureté, existent en dehors du monde physique, produisent leur ressemblance dans les choses soumises au changement, mais n'entrent pas réellement en celles-ci. Platon a eu conscience aussi de la cause finale: l'Idée du Bien rayonne à travers le monde entier. Selon Aristote, Platon n'aurait considéré que la cause fo1111elle et la cause matérielle3 , mais cette critique doit être comprise comme se référant à l'essentiel du système platonicien, qui semble entièrement marqué par la causalité des Idées d'une part et par celle du Réceptacle (la matière ou l'espace) d'autre part. Simplicius cite Théophraste et Alexandre d' Aphrodisias pour étayer l'interprétation selon laquelle Platon connaissait les quatre genres de causes4• Quelques soient les mérites de Platon, Aristote a été le premier à distinguer explicitement quatre genres de causes et pour indiquer qu'il n'y a pas d'autres causes ho1111Ïs ces quatre5 • Il souligna que le concept de cause est analogue, car selon la causalité envisagée, il prend un sens différent tout en signifiant un aspect commun à toutes les causes, à savoir que quelque chose procède d'elles selon une réelle dépendance. Ces quatre genres de causalité seront étudiés au chapitre suivant.

1. 2. 3. 4. 5.

Diels, « Democritus ,,, A 68. Phédon 97c. Métaph. 9883 10s. ln Physica 26, 5. Métaph. I, ch.7.

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CHAPITRE XIX

Aristote est parfois accusé d'avoir recours à des notions anthropomorphes ou animistes dans sa doctrine des quatre causes, en utilisant, comme modèle des différentes causes, la façon dont l'homme fabrique quelque chose à partir de matériaux et en vue d'un but. On peut pourtant montrer que ce soi-disant modèle anthropomorphe est valable pour tous les processus de causalité, car il y a toujours une cause matérielle, un agent et une for111e; d'autre part, tout ordre exige un intellect ordonnateur. On peut pourtant soulever une autre critique à l'adresse d'Aristote: celui-ci a essayé d'expliquer ce qui arrive dans et autour de la chose concrète, mais il n'a pas abordé la question de la cause de l'être. Il se limite plutôt à ce qu'on a appelé l'explication horizontale de la génération et de la corruption. - Dans ce contexte il convient de rappeler deux conclusions importantes d'Aristote: selon le Stagirite la science est la connaissance des causes ; deuxièmement, dans une série de causes perse, dont chacune dépend de la cause précédente pour l'exercice de sa causalité, une regression à l'infini n'est pas possible 1• En poursuivant notre aperçu historique, nous voyons qu 'Epicure a repris le matérialisme de Démocrite et n'accepta que la causalité mécanique; il n'y a pas de finalité dans le monde et tout ordre téléologique doit être rejeté. Selon la Stoa, par contre, tout mouvement a une cause propre ; la chaîne des causes est éternelle et la force cosmique est à l'œuvre partout dans le monde, de sorte que rien ne lui échappe2 • Les penseurs sceptiques grecs se sont opposés à ces théories de l'épicurisme et du stoïcisme: les causes reconnues comme telles par ces deux écoles sont imperceptibles et ne peuvent donc pas être appelées réelles. Anésidème fottnula ainsi cette critique : ces explications renvoient à des facteurs qui ne peuvent pas être aperçus et qui ne sont pas étayés par les phénomènes; il y a d'ailleurs des contradictions dans les explications que les différents auteurs avancent3 • Il n'est pourtant pas prouvé qu' Anésidème rejetait toute causalité; il a peutêtre accepté des causes perceptibles 4 • Les Néo-platoniciens pour leur part enseignaient que le Premier Principe qui est éternel, n'a pas de cause, mais que toutes les choses qui deviennent ont une cause5• L'Un, qui en tant que Premier Principe n'a pas de cause, est la cause de lui1. Quant à la théorie aristotélicienne des causes voir J. Fallon, >, dans Revue philosophique de Louvain 86(1988), p.317-353. 2. M. Pohlenz, Die Stoa, I, p. l O1. 3. Voir Sextus Empiricus, Pyrrh. Hypomn., I 180-185. 4. Cf. Ch.L. Stough, Greek Scepticism, Berkeley/Los Angeles, 1969, p.100. 5. Plotin, Ennéade li 1, 1.

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rnême : sans se quitter lui-même et sans perdre quoi que ce soit, il émet l'hypostase inférieure à lui-même, d'où émanent les autres hypostases'. vans le système de Proclus la maxime 2 ; l'homme doit se soumettre au Destin. L'occasionalisme a été prépondérant dans la pensée islamique: le Coran enseigne la domination absolue de Dieu et le néant des créatures. Cette conviction religieuse a suggéré l'idée que l'univers est discontinu et que Dieu seul fait tout, que les créatures n'exercent pas d'influence les unes sur les autres. Cette métaphysique, défendue par Al-Ghazali, a conduit à une attitude fataliste. Les hommes exécutent les ordres de 1. Recherche de la Vérité, vol.2, livre 6, ch.3. 2. Sénèque, Epist. ad lucilium, 107.

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leur Seigneur, un peu comme des marionnettes. Inspiré par une expérience mystique, Al-Ghazali s'en est pris à la cosmologie aristotélicienne qui, selon lui, est en conflit avec la doctrine de la toutepuissance divine et ne laisse pas de place aux interventions miraculeuses de Dieu. A cette cosmologie il a substitué la théorie qui considère le monde comme une somme de choses discontinues. Certains penseurs islamiques essayèrent d'adoucir cette doctrine, jugée trop absolue, en suggérant que, bien que Dieu crée les actions humaines, l'homme doit se les approprier 1• Le philosophe juif Maïmonide a fait connaître cette discussion à l'Occident latin et a signalé un argument qui était souvent employé pour défendre l'exclusion de toute causalité créée: toutes les for111es naturelles que nous percevons, sont des accidents ; or les accidents ne peuvent pas être transférés d'une substance à une autre ; il ne peut donc y avoir de la causalité 2 • Cette vue semble avoir été préparée par Avicenne qui soutenait que toutes les fu1111es sont données par le Donneur des formes (Dator formarum), de manière que la causalité des êtres inférieurs ne soit plus que la production des dispositions requises dans la matière. Le grand commentateur aristotélicien Averroès a contesté les thèses d' Al-Ghazali et des Mutakallimun en faisant remarquer que, si les choses n'ont plus d'action par elles-mêmes, il n'est pas possible de les connaître et de les définir ; ainsi elles deviennent une masse indéte111linée. Rejeter la causalité implique le rejet de la connaissance du monde. - Averroès lui-même n'a pourtant pas indiqué comment l'action causale divine collabore avec celle des choses créées3• En poursuivant notre enquête nous arrivons à Spinoza qui, acceptait la présence de causalité dans le monde mais, en accord avec· son système philosophique, situait celle-ci entièrement à l'intérieur de l'unique substance divine. Dieu est la cause immanente de tout ce qui se trouve dans cette substance4 • -Quant aux monades de Leibniz, celles-ci ne peuvent pas agir les unes sur les autres, parce qu'elles n'ont pas de 1. Cf. L. Stein, « Antike und mitteralterliche Vorlliufer des Occasionalismus >>, Archiv f. Geschichte der Phil. 2( 1889), p.192-245 ; id., >, ibid. l ( 1888), p.53-61. 2. Guide des égarés, I, ch.73. 3. Cf. M. Fakhry, lslamic Occasionalism and its Critique by Averroes and Aquinas, Londres, 1958, p.16. Cf. S.Th. I 115, 1: «Fuerunt aliqui qui totaliter corporibus actiones subtraxerunt et haec est opinio Avicebron in libro Fontis vitae, ubi per rationes quae tactae sunt, probare nititur quod nullum corpus agit, sed omnes actiones quae videntur esse corporum, sunt actiones cuiusdam virtutis spiritualis >>. Voir De veritate, q.5, a.9 ad 4. 4. Ethica, prop. XVI et XVIII.

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>. Pour cette raison Leibniz développa la théorie de l'harmonie préétablie (harmonia praestabilita): grâce au plan divin qui embrasse tout, l'état d'une monade correspond à celui d'une autre à tel point qu'il semble que l'une agit sur l'autre. Quand il le peut Leibniz remplace le concept de cause par celui de la raison pour laquelle une chose est ce qu'elle est 1• David Hume occupe une place importante dans l'histoire de la réflexion philosophique sur la causalité. Il est d'avis que la perception des sens ne peut jamais constater plus que la continuité et la succession chronologique de deux événements : >.

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ci dans le genre de la cause efficiente 1• La causalité de l'être à l'égard de l'essence peut être réduite aussi au genre de la cause efficiente2 • Les quatre causes ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais elles constituent deux paires: d'un côté, la cause efficiente et la cause finale correspondent l'une à l'autre, en tant que la cause efficiente est le point de départ d'un processus de causalité, tandis que la fin est ce qui est atteint en dernier ; alors que la cause efficiente agit parce qu'elle tend vers une fin, la fin ne peut exercer son influence que moyennant la cause efficiente .. D'autre part, matière et forme exercent leur causalité l'une sur l'autre: la forme donne la déter1nination et l'être tandis que la matière reçoit la forme 3 • Il est évident que les causes agissent mutuellement les unes sur les autres (causae sunt sibi invicem causae). Il est fréquent que, lorsqu'on l'étudie sous différents angles, une entité revête diverses fo1111es de causalité. Ainsi, par exemple, la forme détermine la nature des substances, alors que la forme même dépend à son tour (du moins dans le monde matériel) des dispositions préalables du sujet matériel qui exigent cette for1ne 4• Comme il a été montré dans un chapitre précédent, la substance exerce plus d'une sorte de causalité: d'une part elle est le fondement des accidents qu'elle maintient dans l'être; d'autre part elle est une cause matérielle à l'égard des accidents, en tant qu'elle est déter1ninée par ceux-ci. Comme on l'a signalé ci-dessus, les quatre genres de causes sont classés deux par deux (la matière et la f011ne, la cause efficiente et la cause finale). On peut aussi les ranger en suivant un ordre génétique: dans et de la matière, la cause efficiente fait sortir la forme en vue d'une fin5 • On a jusqu'à présent utilisé le mot cause sans apporter des précisions ultérieures. Or, dans le sujet auquel il appartient d'être une cause, on peut distinguer ce sujet même, le fait d' > et la relation de la cause à son effet. Dans ce chapitre, nous utilisons le mot cause au 1. Voir E. Gilson, ; Philopon, In Categ. 50, 8 : Marius Victorinus, De gener. Verbi div. 1021 BC; Proclus, Elementatio, prop.7; 11; 18. Voir A.C. Lloyd, « The Principle that the Cause is Greater Than lts Effect >>, Phronesis 21(1976), p.146.

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que ce qu'elle cause, il est possible que l'homme fasse de quelque chose d'une valeur inférieure le but de ses actions. Les axiomes concernant la causalité

Dans le paragraphe précédent on a étudié le concept de causalité et nous avons montré qu'il y a de la causalité dans l'univers. Nous voici confrontés à la question de savoir jusqu'où s'étend cette causalité et selon quelles lois elle agit. Dans ce contexte, nous faisons une distinction entre la causalité verticale ou transcendentale et la causalité au niveau des êtres physiques. a) Par causalité verticale ou transcendantale nous entendons le fait de produire un effet qui participe, de manière limitée, à une perfection que la cause possède de par son essence. Cette causalité existe par excellence dans la relation de Dieu aux créatures. En effet, l'être des créatures ainsi que leurs autres perfections sont toujours limités, alors que Dieu est être par son essence ; il est la cause, dans la plénitude de son être, des participations limitées des créatures en lui. On exprime cette relation causale à l'aide des axiomes suivants: aa) Ce qui est la cause d'une perfection est cette perfection plus parfaitement que chacune des choses qui, par lui, l'acquiert. Ce prin. cipe est évident de lui-même, car la cause d'une perfection est telle par elle-même, alors que les autres choses la reçoivent sans être celle-ci ou sans la posséder par elles-mêmes 1• bb) On peut exprimer ce principe aussi de la façon suivante : Ce qu'il y a de plus grand dans un genre donné est la cause de tout ce qui existe dans ce genre2 • cc) On rencontre encore, dans les œuvres de saint Thomas, les fo1rr1ulations suivantes: Tout ce qui existe dans un genre donné procède du principe même de ce genre. Ce qui est premier dans un genre donné est la cause de tout ce qui vient ensuite. Ce qui existe par soi (perse) est la cause de ce qui existe par un autre3• 1. Aristote, Anal. Post.72•29, texte qui fut traduit au Moyen-Age: > ; ln Anal.Post., 1.6 : ;ln/ Anal. Post., 1.7, n.67: >. 1. A propos de ces principes voir J. Gredt, Elementa Philosophiae aristotelicothomisticae13, II, p.173. 2. Diels, B 17, 30s. Voir J. Klowski, >, Archiv f Gesch. d. Philos. 48 (1966), 245-266. 3. Symp. 205b ; Phil. 26e; Tim. 28a. 4. Métaph. 1049h28. 5. Phys. Vill, ch.6 passim. Cf. Plotin, Enn. m, 1, 1.

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de contradiction est évident. Descartes considérait le principe de causalité comme une évidence a priori 1• Selon John Locke, nous acquérons la connaissance du principe de causalité quand nous réfléchissons sur nos propres idées: l'idée de commencement est nécessairement reliée à celle d'action, tandis que l'idée d'action l'est à celle d'agent2 • > 3 • En revanche, David Hume rejette cette position : Si nous disons que le néant ne peut rien produire, nous présupposons déjà que quelque chose doit avoir une cause4 ; Dans le sillage de la critique de Hume, Kant transpose les concepts de cause et d'effet pour en faire des catégories subjectives a priori 'de l'intellect humain, de sorte que le principe de causalité devient une règle subjective de la vie de notre esprit5 • Heidegger, pour sa part, semble à première vue nier le principe de causalité, quand il écrit: 6 • Il faut cependant prendre en compte le fait qu'Heidegger donne une description phénoménologique d'une expérience de l'existence dans laquelle nous nous percevons comme si nous étions suspendus au-dessus du néant. Le néant révèle l'Etre comme son arrière-plan et il l'accompagne. Heidegger affirme que l'Etre nous apparaît comme venant du néant7• Il présuppose que le néant entoure l'Etre, voire qu'il le précède. Le néant est une négativité qui blesse l'Etre. Il s'agit pourtant de savoir si cette opinion d'Heidegger est bien une expérience authentique de l'être, ou si elle est plutôt une expérience défo1111ée par un parti-pris, adopté dès le départ. Certes, une expérience de quelque chose qui ne s'explique pas par lui-même est possible, mais une telle chose réfère alors à une cause. Comme nous allons le voir, tout ce qui arrive ou commence réfère à une cause qui le produit. Ignorer cette référence peut avoir de graves conséquences pour le degré d'objectivité de la philosophie de celui qui s'y prête. Si l'on se sert d'une certaine approche phénoménologique, il semble possible d'établir une cloison entre l'expérience d'un devenir (ou de l'étant contingent) d'une part et l. Méditation 3. Voir aussi Spinoza, Ethica I, prop.11 : « Cuiuscumque rei assignari debet causa seu ratio tam cur existit quam cur non existit >>. 2. An Essay Conceming Human Understanding IV, ch.2. 3. Ibid., ch.10. 4. A Treatise of Human Nature, I 3, 3. 5. Kritik der reinen Vernunft B 3 (Werke, I, p.48): «Jede Veriinderung hat ihre Ursache >> ; B 13/ A 9 (p.58) : « Alles, was geschieht, hat seine Ursache >>. 6. Was ist Metaphysik ?, p.39. 7. Sein und Zeit, p.180s.

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CHAPITRE XIX

l'évidence spontanée que ce devenir dépend d'une cause d'autre part. Mais si l'on exclut cette évidence, on n'ouvre plus l'esprit au réel et on devient victime d'un préjugé. La position d'Heidegger concernant la causalité, conduit à ce sentiment diffus d'angoisse qu'il décrit avec force détails. Parce qu'ils se voyaient confrontés à la philosophie transcendantale de Kant, les thomistes ont dû se pencher sur le problème soulevé par celle-ci au sujet du principe de causalité. Ils ont dû répondre à certaines questions fondamentales quant à la nature de ce principe et à sa fo1111ulation. Il a été montré ci-dessus que nous parvenons au principe de causalité par l'expérience. C'est avant tout vrai pour la cause efficiente, mais cela s'applique aussi aux causes matérielle, for111elle et finale. De fait, tout homme parvient à la conviction que tout ce qui vient à l'être doit avoir une cause: si une récolte est soudain très inférieure à son niveau norn1al, si, année après année, le climat cesse d'être ce qu'il était d'ordinaire, chacun cherche spontanément les causes de ce qu'il observe. Cette conviction spontanée repose sur l'expérience tant que: a) les concepts de cause, d'action et d'effet nous viennent de l'expérience; b) nous savons par l'expérience que nous devons agir pour mener quelque chose à son terme. Le principe de causalité est, cependant, une loi générale de l'étant et il concerne tout ce qui devient et existe de façon contingente. En tant que loi >, le principe dépasse notre expérience qui ne concerne que des faits individuels. Comment parvenons-nous à l'évidente vérité qui fonde ce principe? Entre le devenir (et l'existence contingente) d'une part, et la cause d'autre part, il existe un lien nécessaire : la cause > à ce qui vient à l'être non pas en ce sens que cause et effet ont la même signification, mais en tant que la > est reliée aµ devenir d'une chose ou à son existence contingente, de la même manière qu'un attribut essentiel appartient à l'essence elle-même. C'est pourquoi Thomas fait remarquer qu'un étant par participation (c'est-à-dire ce qui est limité, commence à exister ou est contingent), ne peut exister sans être causé, de même que l'homme ne peut rire s'il n'en a pas l'aptitude 1• Le principe de causalité est, en ce sens, un jugement analytique (cf. infra), bien qu'il soit évident qu'il repose sur une analyse des données de l'expérience. En ce qui concerne la forrnulation du principe, nous trouvons chez saint Thomas un grand nombre d'expressions qu'on peut ranger en deux classes, à savoir des fo1111ules qui concernent le processus du

en

1. I 44, 1 ad 1 : ,, Huiusmodi ens non potest esse quin sit causatum, sicut nec homo quin sit risibilis >>.

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devenir et d'autres qui réfèrent à la constitution de l'étant. Au premier groupe appartiennent les for111ules suivantes : tout ce qui commence a une cause ; tout ce qui devient a une cause; tout effet a une cause ; tout ce qui est mû, l'est par autre chose 1• Les propositions suivantes appartiennent au second groupe : tout ce qui est contingent a une cause; si ce qu'il y a dans une chose s'y trouve par participation, il doit être causé en elle par ce à quoi il appartient essentiellement ; tout ce qui appartient à une chose qui n'est pas de son essence, lui appartient grâce à une cause, de même que ces choses qui ne sont pas unes par elles-mêmes, si elles sont jointes, sont nécessairement unies par une cause ; il est nécessaire que toutes les choses qui sont composées et celles qui participent à quelque chose, soient réduites à ces choses qui sont telles par leur essence comme à leurs causes2• Les diverses fo1111ules que nous trouvons chez saint Thomas soulèvent la question de savoir si une fu1111ulation unique de ce principe est possible. La littérature des cinquante dernières années offre une grande diversité d'opinions à ce sujet, mais nous pensons que toutes les formules citées ci-dessus sont des expressions valides du même principe de causalité. Elles sont manifestement vraies, de sorte qu'il serait absurde de vouloir les nier. Etant donné que les processus de causalité les plus évidents sont ceux du changement, de la génération et de la corruption, il est plus facile d'exprimer le principe de causalité par une formule du premier groupe. L'expression d'un axiome ne peut évidemment pas contenir une tautologie. La phrase >, en dépit des apparences, n'est pas une tautologie, à condition que l'on entende par 'effet' ce qui devient, de manière que la causalité ne soit pas déjà comprise dans ce te1111e. Les fo1111ules du second groupe sont plus riches : la seule réponse possible à la question de savoir pourquoi ce qui est contingent (c'est-à1. I-II 75, 1 : ; I 2, 3 : « Omne quod movetur, ab alio movetur >>. 2. I 2, 3 : « Omne contingens habet causam >> ; I 44, 1 : >; SCG I 22: «Omne autem quod convenit alicui quod non est de essentia eius, convenit ei per aliquam causam. Ea enim quae per se non sunt unum, si coniunguntur oportet per aliquam causam uniri >> ; I 3, 4 : « Quidquid est in aliquo praeter essentiam eius, oportet esse causatum >> ; /n Il Metaph., 1.2, n. 296 : >.

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dire ce qui ne s'explique pas par soi-même et aurait pu ne pas être), existe, est que cela fut porté à l'existence par autre chose. Sinon, son existence n'aurait aucune explication, serait privée de sens et par conséquent impossible, à condition que l'on admette que l'étant a un sens. A la question de savoir pourquoi un étant composé existe, il faut répondre: il est causé par autre chose parce qu'il ne peut se mettre en composition lui-même. Si une chose participe à autre chose, ce à quoi elle participe rend cette participation possible. Pour récapituler les résultats de notre analyse, nous donnons la fo'"'tl'"t1ulation suivante du principe de causalité : une chose qui est ou qui devient, de telle sorte qu'elle peut aussi ne pas être, a une cause par laquelle elle existe. Nous retrouvons ainsi l'intuition fondamentale de la métaphysique de saint Thomas : ce qui ne tient pas son être de luimême; c'est-à-dire qui n'est pas son existence par sa propre essence, tient son être d'un autre'. L'analyse qu'on vient de donner, a résolu aussi la question de la certitude de ce principe : la négation du principe de causalité revient à affutnt:r que le devenir et l'existence contingente sont dénués de sens; ainsi l'étude du sens de l'étant devient-elle impossible. En réalité, la négation du principe de causalité entraîne la négation du principe de contradiction: on soutient qu'une chose existe et que son existence a un sens tout en le niant. Saint Thomas mentionne dans de nombreux textes cette réduction au principe de contradiction : > 2 • Il utilise aussi les expressions > ou > pour référer à la relation des autres principes avec le principe de contradiction3 • R. Laverdière n'est donc pas en accord avec saint Thomas quand il affi11ne l'irréductibilité du principe de causalité au principe de contradiction4 • D'autre part il est exact que l'on ne peut le déduire de ce dernier dans une démonstra• • • t1on a pnor1. 1. Voir J. Owens, >, The Modem Schoolman 32(1954-1955), p.159-171 ; 257-270; 323-339, p.339: >. 2. 11-11 1, 7 : >. 3. Cf.1-11 94, 2; 11-11 1, 7. 4. Le principe de causalité, Paris, 1969, p.242f.

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A la lumière de ce qui précède, il est évident qu'à proprement parler, rien ne peut être la cause de soi-même et que le concept de causa sui est contradictoire. Plotin utilisait cependant l'expression Éau-roû lvÉ:pyriµa pour définir l'intellect et son action; il perçut l'Un comme étant la cause de lui-même, a'{rtov Éau-roû, et il écrivit que l'Un est nap' aÙToû xa( ôt' aù-rov 1 • Quelques-uns des Pères de l'Eglise semblent avoir emprunté cette te111ti11ologie pour l'appliquer à Dieu. Jérôme écrit que Dieu est la source et la cause de lui-même, alors qu'Augustin affume que Dieu est la cause de sa sagesse. Il est pourtant clair que, formellement, rien ne peut être la cause de soi-même. Descartes a ressuscité l'expression pour désigner l'aséité divine 2 ; Spinoza, pour sa part, entend par causa sui l'étant dont l'essence implique l' existence3• Le principe de raison suffisante

On met souvent en relation le principe de raison suffisante et le principe de causalité. Leibniz, qui excluait l'action d'une monade sur une autre, et donc par là-même la causalité des créatures les unes sur les autres, chercha néanmoins la plus grande clarté possible dans son explication de l'univers. C'est pourquoi il affirmait que les étants doivent avoir une raison suffisante pour exister: rien n'est vrai, rien ne peut exister s'il n'y a pas de raison adéquate pour laquelle il en est ainsi et non autrement, même s'il est vrai que, dans de nombreux cas, ces raisons ne soient pas connues 4• Leibniz voyait le fondement de son principe dans la relation du sujet au prédicat5 • Christian Wolff appliqua ce principe à l'ordre des essences: Dieu est l'étant en qui il y a une raison suffisante pour l'existence du monde. Par l'interrnédiaire de Wolff ce principe influença les scolastiques de l'époque, qui l'adoptèrent avec enthousiasme. Mais au cours des dernières décennies, le sentiment s'est imposé que le principe de raison suffisante est une thèse très floue, dans laquelle ni le sens de>, ni celui de> n'est clair. Si l'on entend par> (ratio) une raison extrinsèque, il faut considérer le principe comme une l. Ennéade VI 8, 14, 42-43. 2. Meditatio de prima philosophia, III. 3. Ethica, prima definitio. Voir H. Schiebeck, . 3. I 66, 1 ad 3 ; ln I Phys., 1.1. 4. Cf. E. Gilson, Being and Some Philosophers, p.156. 5. ln XII Metaph., 1.4, n.2465: ,,Nam materia secundum se sumpta est principium susceptivum formae ».

6. III 32, 4. 7. Voir Cajetan, ln [am, 90, 2 IV.

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La causalité matérielle, dans sa for111e originale, n'est donc rien · d'autre que la possibilité de devenir quelque chose. Elle est la causalité la plus imparfaite et la plus marquée de potentialité 1• La matière, en tant que telle, ne peut même pas exister à elle seule mais uniquement unie à la farine et grâce à elle 2 • Chaque fois qu'une fo11ne est tirée de la matière, un tout matériel composé parvient à l' être 3• Ce qui existe, c'est le tout. En son sein, la matière et la forme:: sont des entia quo, c'est-àdire des facteurs ou des composants grâce auxquels le tout existe et est cette réalité particulière. L'étude de la cause matérielle en tant que telle n'appartient pas à la métaphysique4 • La matière est la cause d'un genre particulier d'étants, à savoir les étants soumis au mouvement. La métaphysique ne traite des choses matérielles qu'indirectement, c'est-à-dire en tant que celles-ci sont des étants. Il y a cependant des formes de causalité qui, jusqu'à un certain point sont analogues à la cause matérielle, bien qu'elles appartiennent au domaine de la métaphysique: la potentialité d'une substance par rapport à ses accidents, celle d'une faculté par rapport à ses opérations et celle de l'essence par rapport à l'être. En outre, la cause matérielle dispositive est réduite aussi à la cause matérielle. C'est la causalité des accidents qui disposent un sujet à une forrne particulière. La doctrine de la matière première, qui a été exposée ci-dessus, est difficile à saisir. La matière première elle-même, étant une aptitude à la for111e, se situe entre l'étant et le non-être, et on ne peut la penser qu'en passant par la forme. C'est pourquoi il n'est guère surprenant que, tout au long des siècles, les philosophes aient souvent cédé à la tentation de la remplacer par le concept bien plus accessible de materia secunda, c'est-à-dire quelque chose qui est déjà déte111J.iné et qui existe tout en ayant la capacité de prendre d'autres fo1111es secondaires. Avicebron, en particulier, enseigna l'universalité d'une seule et même matière 5 • Giordano Bruno lui emboîta le pas en considérant la matière comme un réceptacle universel6, alors que Descartes associait la matière à l'étendue, faisant d'elle le principe général de l'univers7 • D'après ce que nous avons dit, il est devenu clair que le concept de 1.14,1. 2. ln VIII Metaph., 1.1, n.1687. 3. ln Vil Metaph., 1.1, n.1423. 4. ln Ill Metaph., 1.4, n.384. 5. Voir F. Brunner, Platonisme et aristotélisme. La critique d'lbn Gabirol par saint Thomas d'Aquin, Louvain-Paris, 1965, p.33s.: 2• La fo11ne en tant que modèle demeure à l'extérieur de ce qui devient, mais elle influence sa nature par l'action de la cause efficiente. La cause efficiente De toutes les causes la cause efficiente nous est la plus manifeste. L'homme a conscience de ses propres actions et de l'influence causale du monde extérieur sur lui-même. Aristote définit la cause efficiente comme le principe qui, le premier, cause le mouvement et le repos3 • Il exclut de sa définition la considération de la cause finale (dont la causalité est même antérieure à celle de la cause efficiente), et se place au niveau du devenir des choses, c'est-à-dire au niveau des changements ou du repos forcé qu'une chose subit. Il laisse de côté la cause de l'être. Avicenne fut le premier à remarquer que la causa movens d'Aristote n'explique pas l'origine de l'être des étants 4 • A sa suite, les philosophes médiévaux ont souvent ajouté à la cause du mouvement un principe extrinsèque supplémentaire qui est la cause de l'être 5 • Saint Albert le Grand, par exemple, dans une annexe de son Commentaire de la Métaphysique, souligne la nécessité d'une cause de l'être qui ne soit pas une cause form~lle mais une cause ef:ficiente6• Il ajoute que certains auteurs parlent de cinq genres de causes, distinguant deux causes efficientes7. Les trente-septième et trente-huitième des thèses, condam1. Q.d. de anima, a.1 ad 17; I 7, 1. 2. De veritate, q.3, al. Voir G. Girardi, Metafisica della causa esemplare in San Tommaso d'Aquino, Turin, 1954. 3. Phys. 194h29s. 4. Metaphysica, tr. VI, ch.1. Cf. E. Gilson, >. 1. Voir R. Hissette, Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, Paris/Louvain, 1977, p.76s. 2. ln 1 Sent., d.7, q.l, a.l, ad 3; De veritate, q.2, a.3 ad 20: « ...quamvis agens naturale, ut Avicenna dicit, non sit causa nisi fiendi ; cuius signum est quod eo destructo non cessat esse rei sed solum fieri ; agens tamen divinum quod est influens esse rebus, est causa essendi, quamvis rerum constitutionem non intret ; et tamen est similitudo principiorum essentialium, quae intrant rei constitutionem et ideo non solum cognoscit fieri rei, sed esse eius et prima principia eius >>. 3. ln V Metaph., 1.2, n.765: >. 4. A plusieurs reprises Aristote mentionne une division de la cause efficiente qui remonte à Platon (Lois X, 888e-889a), par exemple, en Phys. 19ga5 ; Métaph. 1032a12s.; 1070•6-7; Eth.Nic. 11128 31-33: certaines choses arrivent par la nature, d'autres par l'art, d'autres encore par le hasard. Thomas note qu'une cause est ou bien perse ou bien per accidens. Si elle est une cause perse, elle est ou bien une cause intrinsèque à ce qu'elle produit (la nature), ou bien extrinsèque (l'art); si elle est une cause per accidens, elle est le hasard ou la bonne fortune (ln VII Metaph., 1.6, n.138ls.).

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produit pas l'essence spécifique mais l'étant individuel 1. Le concept de causa aequivoca est surtout utilisé pour désigner la causalité divine : Dieu est une cause qui surpasse de beaucoup ses effets2• b) La cause principale et la cause instrumentale. La cause principale produit l'effet par elle-même, alors que la cause instrumentale ne le fait que par le pouvoir qu'elle reçoit (comme une entité transitoire) de la cause principale. Saint Thomas divise la cause principale en cause première et cause seconde. La Cause Première (causa prima), Dieu, ne dépend de rien dans son action, alors que les causes secondes restent dépendantes de Dieu dans leur être et dans leur causalité, bien qu'elles agissent par leur propre pouvoir. c) La causa proxima et la causa remota. La première est en contact immédiat avec l'effet, alors que la dernière produit son effet par l'intc:xxnédiaire d'une ou de plusieurs autres causes. d) La cause entière et la cause partielle : la première, à elle seule, produit l'effet dans sa totalité, la seconde le produit conjointement à d'autres causes. Un exemple en est la propulsion d'un avion, dans lequel plusieurs moteurs agissent conjointement. e) La cause universelle et la cause particulière. Celle-ci produit des effets individuels dans l'univers alors que la cause universelle étend son action à tous les processus; elle est responsable de l'apparition des essences spécifiques. f) La cause physique et la cause morale. Alors que la première n'agit que dans le monde physique, la seconde est l'influence d'un être humain individuel sur un autre, pour amener celui-ci à poser l'une ou l'autre action. Donner à quelqu'un un ordre, un conseil ou un encouragement revient à exercer sur lui une influence morale. Dans le chapitre précédent, nous avons montré qu'il existe de la causalité efficente dans le monde. L'apport de saint Thomas dans la façon de traiter ce sujet est de distinguer la Cause Première et les causes secondes. La Cause Première est cause d'une façon totalement différente des causae secundae. Comme il est démontré en théologie naturelle 3, les choses créées ne tiennent pas leur être d'elles-mêmes; elles ne peuvent donc pas le transmettre comme ce qui leur appartiendrait en propre. L'être est l'effet de Dieu4 • Toute cause efficiente créée dépend en pe11nanence de Dieu quant à son existence, son propre 1. I 13, 5 ad 1. 2. Cf. I 4, 2. 3. Voir notre La théologie philosophique de saint Thomas d'Aquin, ch. X. 4. SCG III 66 : >. 3. In II Sent., d. l, q. l, a.4 : > ; In li Sent., d. l, q. l, a. l : >. 4. SCG II 21: >.

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pinceau, de sorte que ce dernier peut pendant quelques instants (transeunter), c'est-à-dire tant que le peintre l'utilise, produire un effet supérieur. D'un point de vue ontologique, le pinceau reçoit une détermination accidentelle plus parfaite que ce qu'il possède lui-même, une qualité qui est une participation à l'art et à l'intuition artistique du peintre. Comme on le voit, il n'y a pas, dans ce cas, deux actions mais une seule 1 : la cause principale agit et parachève l'effet par l'intermédiaire de l'instrument. On appelle cette influence causale, transmise à l'instrument par la cause principale, force instrumentale (vis instrumentaria), force qui est présente dans l'instrument d'une façon >. On divise les instruments en instruments mécaniques, naturels et surnaturels. Dans le premier groupe se trouvent réunis les outils, dans le second les agents chimiques et physiques qui sont, dans l'organisme, utilisés par les êtres vivants dans leurs opérations vitales; de même en est-il, sur le plan de la connaissance, des représentations des sens intérieurs qui fournissent la matière utile à la fo11nation des concepts, et de la cogitative qui pennet à l'intellect de porter des jugements sur la réalité. En théologie, les sacrements sont considérés comme étant des instruments surnaturels. Outre ces types d'instruments au sens strict du mot, nous pouvons aussi utiliser le terme dans un sens plus large, pour référer à l'homme qui exécute les ordres d'une autre personne (instrumentum morale) ou pour désigner un fait de la pensée qui nous permet de connaître quelque chose d'autre (instrumentum logicum). Dans ce contexte, il nous faut aussi parler de la cause universelle. On a accès à ce concept grâce à la considération suivante: l'univers n'est pas un ensemble de choses sans lien, mais il est un monde dans lequel les choses sont ordonnées les unes aux autres et toutes ensemble en vue de leur fin. Ce qui arrive, quelque part dans l'univers, a des répercussions sur toutes les autres choses ; tous les processus de causalité sont reliés les uns aux autres. Cela est manifeste si nous pensons à l'origine de la vie et l'existence continuée des différentes espèces d'êtres vivants. L'univers entier y contribue, puisque les conditions dans lesquelles la vie est possible dépendent, pour une large part, de nombreux processus et facteurs cosmiques. Nous parlons ici d'une causalité universelle qui crée dans le système solaire, l'atmosphère, l'eau et la terre, les conditions nécessaires à la vie de tant d'espèces de vivants. Thomas attribuait cette causalité universelle au soleil mais 1. Voir J.-H. Nicolas, >, dans Revue thomiste 62 (1962), 517-570, p.540s.

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aussi en partie aux étoiles. Il semble préférable de l'attribuer à l'univers tout entier1• Il est évident qu'un grand nombre de choses matérielles, des amas d'étoiles par exemple, ne pourraient jamais réunir les conditions extrêmement complexes nécessaires à la production de la vie, si elles n'étaient mises en mouvement et dirigées par le dessein de Dieu. La matière et l'énergie cosmique sont donc des instruments de Dieu, bien qu'elles conservent leurs actions propres. Comme nous l'avons montré, nous distinguons divers aspects dans l'effet produit par la cause efficiente: Dieu donne l'être, tandis que les causes créées produisent avant tout ce qui est particulier à cet effet, et ensuite seulement l'être, c'est-à-dire en tant qu'utilisées par Dieu comme instruments. Nous devons aussi distinguer dans l'effet ce qui est individuel et ce qui est spécifique. L'individu qui se reproduit ne peut pas produire son essence spécifique, sinon il serait cause de lui-même, en tant que possédant lui-même cette même essence spécifique. L'essence spécifique dépend par contre d'un grand nombre de facteurs dans l'univers, facteurs qui la rendent possible. Il faut donc dire que la cause efficiente individuelle permet que cet individu-là apparaisse dans cette matière, mais que, d'autre part, la causalité cosmique générale, en tant qu'elle est l'instrument de l'action de Dieu, produit l'essence spécifique. La causalité de l'individu n'est donc pas juxtaposée à cette causalité universelle, mais elle agit conjointement à celle-ci et dans son contexte, comme si elle en était une partie et une particularisation2• La cause finale

La cause efficiente produit un effet dans lequel elle exprime quelque chose d'elle-même d'une façon ou d'une autre. On peut également dire que les causes efficientes produisent quelque chose qui.leur ressemble. Cela est le plus manifeste dans la reproduction des êtres vivants 3• Dans plusieurs de ses ouvrages saint Thomas rappelle le principe général selon lequel tout agent produit quelque chose qui lui est

1. Une tentative récente de démontrer l'existence d'une causalité universelle a été faite par J.E. Loveloch, Gaia. A New Look at Life on Earth, Oxford, 1979, p.33s. 2. Sur la question de la cause universelle voir l' Expositio in libr. de div. nom., c.4, 1.21, n.550; I 45, 8.ad 3; I 79, 4; SCG m 99; IV 7. Quant à la cause de l'essence spécifique voir SCG III 65; II 21; ln I Sent., d.12, q.l, a.2, ad 2; I 13, 5 ad 1 ; 104, 1. 3. De anima 415a26s.

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CHAPITRE XX

semblable 1 • La validité de l'axiome> découle de la nature de la causalité elle-même en tant que celle-ci correspond à l'essence spécifique de l'agent, dont elle est une expression : les facultés des différents agents agissent grâce aux fo1111es substantielles de ceux-ci. La causalité efficiente de l'homme est, en effet, l'expression de ce qui est présent dans ses facultés cognitives et appétitives. Par sa connaissance et sa volonté, l'homme se donne une for1111:: qui est la base et le point de départ d'actions ultérieures. L'effet qu'il produit est soumis à la fin qu'il s'assigne. Comme le font d'autres agents, l'homme agit aussi en vue d'un but (omne agens agit propter finem). Sinon, l'agent agirait sans contenu ni déte1111ination, et ne ferait pas davantage une chose qu'une autre2 • Cela nous conduit à examiner la signification de >, > et . Dans le Phédon 90e, Socrate explique pourquoi il est encore en prison et ne veut pas profiter de la chance de s'enfuir qui se présente. Ce n'est pas parce que ses jambes ne peuvent le porter, mais parce qu'il désire faire le bien. Le bien détermine, en effet, son action. Aristote analyse d'un point de vue philosophique la > entrevue par Platon. Il définit celle-ci comme ce en vue de quoi on fait quelque chose. Aristote distingue entre la fin en vue de laquelle on agit (finis cuius gratia), et la fin qui est la personne dans l'intérêt de laquellle on agit (finis cui) 3 • Il soulignet que toute action a une fin, puisqu'elle tend vers un bien. Le bien est, en effet, ce que toute chose désire 4 • Aristote a vu qu'il y a de la finalité au plus haut degré dans la nature. Bien que, dans certains processus naturels, des échecs arrivent parfois, la Nature ne fait rien sans raison5 • En Physique I 8, Aristote développe ce point de vue et rejette la théorie d'Empédocle (et des atomistes) selon laquelle les êtres vivants sont le produit du hasard. Son argumentation est la suivante: 1) On ne peut attribuer des phénomènes constants au hasard ; 2) Le développement d'un être vivant est ordonné à une fin particulière ; ce développement est, cependant, le résultat de processus naturels qui ont leur origine dans l'essence elle-même; ainsi l'essence est-elle ordonnée à une fin; 3) L'homme imite la nature dans tout ce qu'il fait; or, l'activité humaine s'exerce toujours en vue d'une fin; la nature agit donc, elle aussi, en vue d'une fm; 4) Il est manifeste 1. Voir! 110, 2; 115, letl45,8ad2. 2. I-II 1, 2. Voir R. Alvira, La noci6n definalidad, Pampélune, 1978. 3. Métaph. 1072bJ-3; De anima 4151>2-3. 4. Métaph. 10493 3. 5. De part. anim. 645 3 23-25.

LES QUATRE GENRES DE CAUSES

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que certains animaux posent des actions qui ont un but, les abeilles et les fou11rtls en sont des exemples. Aristote est conscient de ce que les plantes et les animaux qui > Aristote désigne les actes ou activités qui sont des moyens ou des intt::11nédiaires en vue de la fin dernière. La fin dernière est la fin au sens le plus strict du te1111e. Elle s'appelle > (finis qui; finis cuius gratia). On distingue également, elle ne change pas et elle est, en ce sens, un moteur immobile3• 1. In II Phys., leçon 12, n.252. 2. SCG Ill 16: «Finis igitur uniuscuiusque rei est eius perfectio. Perfectio autem uniuscuiusque rei est bonum ipsius. Unumquodque igitur ordinatur in bonum sicut in finem >>. Cf. m 22: « Unumquodque tendens in suarn perfectionem, tendit in divinam similitudinem >>. 3. Cf. J. de Finance, est, dans tous ces cas, le point final d'une activité au service du tout. Les animaux et les plantes agissent ainsi par nature. Si nous nous demandons comment cela est possible, la réponse est qu'ils sont dirigés par un autre 1• La fmalité dans l'activité des êtres naturels montre qu'un intellect les a ordonnés à ces actions qui poursuivent un but. Cette finalité dans la nature est le point de départ de la preuve téléologique de l'existence de Dieu. D'après ce qui précède, il est évident que la poursuite de la fin par les animaux, les plantes et les êtres inorganiques diffère de celle de l'homme 2• Mais cette finalité n'est pas, pour autant, une illusion ou un anthro. pomorphisme. En ce qui concerne la cause fmale, nous savons que toute action doit avoir non seulement un caractère particulier, mais aussi un but précis. Sans un tel ordre des actions à quelque chose, à quelque but précis, les actions elles-mêmes seraient sans contenu, c'est-à-dire qu'elles ne seraient pas des actions. Ainsi peut-on affrrmer que tout agent agit en vue d'une fm 3• Cette axiome est un principe évident de soi (perse natum): il découle de façon évidente de la simple analyse des mots 4 • D'autre part, ce principe n'est pas une tautologie, comme le veulent certains auteurs 5• On ne saurait objecter que les êtres inanimés n'agissent pas en vue d'une fin: il est vrai qu'ils n'ont pas . Or, le passé est ce qui a été et il serait 1.1115,6 2. I 116, 1 ; In I Peri Hermeneias, 1.14, n.187. 3. Fragm. 88 Wehrli (= Simplicius, In Phys. 732, 23s.). 4. Respectivement dans ln Boetii De Trinitate : PL 64, 1287b; 1289a et Summa aurea I, c.11, qq.S-6. S. Cf. W. Courtenency, « John of Mirecourt and Gregory of Rimini on Whether God can Undo the Past », dans Recherches de théol. ancienne et médiévale XL (1973), p.147.

LES QUATRE GENRES DE CAUSES

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une contradiction de dire qu'il n'a pas été 1• Dieu ne peut donc faire que ce qui est passé n'ait pas été. A la question de savoir si les choses, qui ont fonnellement cessé d'exister, peuvent revenir à l'être, Thomas répond que les causes naturelles ne peuvent produire un tel effet, car elles agissent dans le temps. Or, le temps et le mouvement sont à présent différents de ce qu'ils ont été. Par conséquent, un effet ne peut pas se reproduire en étant numériquement le même. Puisque la causalité de Dieu est située au delà du temps et du mouvement et qu'elle embrasse dans le moment toujours présent de l'éternité divine ce qui se succède dans le temps, Dieu peut faire qu'une chose qui a cessé d'être revienne à l'existence2 • Cela vaut pour les substances ainsi que pour certains accidents. Cependant, ce qui implique intrinsèquement de la succession, c'est-àdire du mouvement, ne peut jamais revenir comme numériquement le même, car un mouvement numériquement un est précisément un mouvement qui n'a pas été interrompu. S'il est interrompu, sa reprise ne constituera plus le même mouvement3•

1.125,4. 2. Quodl. IV, a.5. 3. L. c.

INDEX DES NOMS PROPRES

Adkins, A.W.H. 113 Albert le Grand 13 25 3172116s 137 162 316 332 Albertson, J.S. 292 Alexandre d'Aphrodise 10 12 24 26 55 100 306s Alexandre de Hales 69 199 Algazel 72 138 309s Alpinus, A. 65 Alvira, R. 338 Ambroise, (saint) 136 148 Anaxagore 304 306 Anaximandre 11 305 Anderson, J.-F. 197 Ando, T. 16 Andronicus de Rhodes 9 Anselme, (saint) 116 Antiseri, D. 21 Antonius Andrea 81 178 Arpe, K. 273 Asclépius 12 250 Aspasius 55 Athanase, (saint) 148 286 Aubenque, P. 9 11 95 Augustin, (saint) 64 69 71s 94 104 111 115 136 139 142 148 153 157 161 197 232 251 265 273 294 298 352 Averroès 13 68 103 137 198 202 210 275 301 311 Avicebron 251 311 329 Avicenne 13 31 52 55 68 71 94 98 103 Ill 117 134 137s 198 202 238s 242 251275305 317 332 Ayer, A. 21 92 122 Bacon, Francis 17 85 339 Badawi, A. 68 Biirthlein, K, 65 67 124 Baertschi, B. 315 Bafiez, Domingo 212 217 291 Bartolomei, M.C. 175 Basile (saint) 148 152 264

Baumeister, F.C. 87 Baumgarten, A.G. 16 8771 Beierwaltes, W. 111 Benito y Duran, B. 265 Benoist, Philippe 244 Berger, H.H. 236 253 273 Bergson, H. 8 17 191 Bernard Lombardi 210 Berti, E. 169 Bochenski, I.M. 88 120 Boèce266472103 lll 135138197 219 252 254 273 275 298 Bonaventure, (saint) 135 162 Boulnois, O. 56 78 Brunner, F. 329 Bruno, Giordano 84 329 Bouddha 153 Bultmann, R. 113 Cajetan 59 108 177 191206217 287 328 Camus, A. 9 89 133 Campanella, T. 112 Cano, Melchior 212 Caputo, J.-D. 121 Carlo, W.E. 246 Carnap, R. 21 50 169 235 Caujolle Zaslawski, F. 238 Chemiss, H. 145 250s 298 Cicéron 236 318 Clarke, N. 194 Clauberg, J. 10 85 Clavel!, L. 174 Coffey, B. 271 Comte, A. 20 Copleston, F. 309 Cordemoy, Géraud de 310 Coreth, E. 22 Comford, F. 99 145 Courtenency, W. 344 Courtès, C. 175 Courtine, J.-F., 15 84 Couturat, M.-L. 18

348

INDEX DES NOMS PROPRES

Crusius, Ch.A. 87 Czapiewski, W. 13659 D'Alembert 16 Darwin, Ch. 271 De Broglie, L. 125 314 De Finance, J. 2 195 246 341 De la Forge, L. 310 De Raeymaeker, L. 32 217 De Strycker, E. 66 De Vries, J. 12, 31 De Waelhens, A. 20 91 121 133 Décarie, V. 10 12 Decker, B. 25 Degl'Innocenti, U. 50 200 291 Delhaye, Ph. 296 Démocrite 159 307 Deniger, J.O. 236 Descartes 15 26 43 84 87 118 191 212 278 284 305 309 325 329 339 Descoqs, P. 32 Dewan, L. 29 48 206 Dewey, J. 169 Denys l'Aréopagite, (Pseudo) 67 11 135 161 251 264 Diderot 16 Diem, G. 233 Dorrie, H. 285 Dostoiewski, F. 154 Ducharme, S. 97 Düring, I. 10 Duns Scot 14 56s 61 78ss 104 205 211 218 238 277

Follon, J. 308 Forest, A. 187 246 261 François Mayron 31 245 Frege, G. 54 235 Fuchs, J. 72

168 321

102

182

Ehrle, F. 248 Einstein, A. 125 314 Eiders, L. 12s 14 30 35 40 176 220 271 Empédocle 304 306 338 344 Enésidème 173 Engels, F. 17 1 l 9 Eudème 10 152 344 Eudore d'Alexandrie 100 Fabro, C. 64 212 215 217 222 226 234 248 258 Fakhry, M. 311 Feuerbach, L. 35 Ferrariensis, Silvestre 53 218 Festugière, A.-J. 145 Fichte 96 176 280 Flam, L. 19 Flavius Fablianus 236 Floucat, Y. 288

Galilée 339 Garrigou-Lagrange, R. 18 99 178 Geiger, L.-B. 25 219 248 . Gentile, G. 294 Gerson, L.P. 185 Gevaert, J. 201 Gilbert de la Perrée 254 344 Gilles de Rome 210 Gill, M.L. 275 Gilson, E. 14s 36 52 56 104 198 201 207s 221s 226 229 231 234 238 277 279 317 326 332 Girardi, G. 332 Goclenius, R. 10 82 Godefroid de Fontaines 211 Goichon, A,-M. 198 239 Gonzalez, A.L. 260 Grabmann, M. 210 Graeser, A. 274 Gredt, J. 24 32 245 320 Grégoire, F. 146 Grégoire de Nysse, (saint) 148 261 Grégoire de Rimini 344 Grenet, P. 58 Guéroult. M. 128 Guillaume d'Auvergne 162 199 295

344 Guillaume d' Auxe11e 69 106 137 Guillet, J. 180 Guitton, J. 62 Gundisalvi 103 Hadot, P. 95 198 Haeffner. G. 18 Rager, P. 1146 Hart, Ch. A. 219 Hartmann, N. 9 342 Hayen, A. 248 269 Hedwig, K. 325 Hegel 17 43 88 108 112 l 18s 176 189 192 244 280 331 Heidegger, M. 18s 37 43 46 62 91 120 133 191 196 201 206 243 281 283 321 Heilmer, A.M. 31 Heisenberg, W. 313 Heitsch, E. 113 Hempel, C. 1123 Renie, R. 22 42

INDEX DES NOMS PROPRES

Henquinet, F.-M. 162 Henri-Rousseau, J.M. 29 Henri de Gand 210 Henry, P. 294 Héraclite 46 62 173 183 244 Hervé Natalis 210 Hessen, J. 132 Heyde, J.E. 313 Hilaire, (saint) 117 Hinske, N. 65 Hirschberger, J. 132 Hissette, R. 3 83 Hobbes, Thomas 85 118 Holz, F. 88 Homère 184 Honnefelder, L. 56 Hume, David 13 36 166 280 299 305 309s 312 321 Husserl, E. 89 120 215 Isaac Israeli 117 Isocrate 184 Jacob, M. 18 Jaeger, W. 12 115 James, W. 120 299 Jacques de Viterbo 302 Jaspers, K. 91 109 Jean Chrysostome,(saint) 150 156 Jean de Saint-Thomas 83 107 218 245 287 301 Jean Scot Erigène 239 Jenisch, D. 88 Jérôme, (saint) 325 Jolivet, R. 148 275 Jordan, M.D. 76 Kainz, H.P. 189211 Kaminski, S. 42 107 210 Kant 15s 36 64 87 96 108 118 132 166 168 213 273 280 299 305 312 321 340 Kearney, R. 192 Keckermann, B. 84 Keller, A. 220 Kepler 186s Ke8ler, E. 82 Kennedy, L. 278 309 Kierkegaard 213 233 Kim, A.G. 219 Klowski, J. 46 320 Klubertanz, G.P. 38 225 343 Kluxen, W. 51 Knittermeyer, H. 64 75 85 Koch, J. 211 Kovach, F.J. 159 164 194

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Kowalczyk, S. 107 Krapiec, A. 42 Kremer, K. 13 Krempel, A. 302 Kühle, H. 73 Kurdzialek, M. 42 107 210 Lachance, L. 105s Ladrille, G. 126 Lakebrink, B. 23 174 193 230 233 244 Lappe, J. 278 309 Laverdière, R. 324 Leibniz 15 18 86 108 118 149 206 244 271 281 310s 325 Lenin, V. 88 119 Leroy, M.-V. 25 Llamzon, B.S. 291 LLoyd, A.C. 318 Lobato, A. 218 Locke, John 16 96 108 271 279 298 321 Louth, A. 81 Lovejoy, A.O. 271 Loveloch, J.E. 337 Luther, W. 113 Luyten, N.A. 330 Mach, E. 312 Mackinnon, D.M. 274 Mahoney, E.P. 271 Maier, H. 115 Maïmonide 311 Maine de Biran 315 Malebranche 310 Malek, E.A. 35 Manser, G. 183 Marcel, G. 9 43 92 157 Maréchal, J. 22 65 157 Maritain, J. 24 26 32 43 45 99 178 220s 229 234 261 388 Marius Victorinus 273 318 Marrou, H.-1. 148 Marx, K. 49 119 Maurer, A.A. 166s Mayr, E. 271 Mclnemy, R. 56 227 Meinhardt, H. 249 Mercier, D. 244s Merleau-Ponty, M. 19 90s 122 128 170201283315 Mesnard, P. 15 Méthode d'Olympe 147 Michalski, K. 267 Mill, J.Stuart 313

350

INDEX DES NOMS PROPRES

Monod, J. 125 340 Montagnes, B. 58 269 Moraux, P. 10 Moreno, A. 24 Mounier, E. 92 288 Much, O. 23 Muckle, J.T. 117 Müller, M. 244 Natorp, P. 95 Neill, W.D.H.309 Newton 312 Nicolas d' Autrecourt 278 309 310 Nicolas, J.-H. 33 336 Nicolas Bonet 245 Nietzsche 17 35 88 120 125 243 Noe!, L. 96 Nuckle, J.T. 117 O'Brien A.J. 211 O'Brien, D.J. 146 O'Neill, C. 166 Ockham 57 81244278 309 339 Oeing-Hanhoff, L. 26 41 105 O'Leary, St. 192 Origène 136 147 Owens, J. 14 25 32 38 47 199 201 234238 324 Parménide 11 46 66 100 113 168 178 183 Pattin, A. 199 211 302 Pegis, A.C. 32 Péguy, Ch. 9 Peirce, S. 125 Perry, R.B. 92 132 Pétrement, S. 145 Phelan, G.B. 32 164 178 219 233 Philippe le Chancelier 68 116 137 167 Philippe, M.-D. 15 199 282 277 Philon 1197 Philopon 10 13 318 Piaget, J. 21 Pieper,J.126219 Pierre Lombard 94 Pierre Nigri 302 Plambock, G. 184 Planck, M. 313 Plotin 67 102 134 146 148 160 261 294 298 308 320 Pohlenz, M. 308 Ponferrada, E. 175 178 Popper, K. 21s 92 Porphyre 58 111

Pouillon, Dom H. 68 137 159 Prantl, C. 75 Proclus 67 102111135 147 251 264 309 313 Protagoras 96 264 Pythagore 264 Quintilien 236 273 Rahner, K. 169 215 Ramfrez, J.M. 271 Régis, L.-M. 41 96 107 226 Reichman, J.B. 51 201 Reilly, J.P. 217 Reiner, H. 10 Rist, J.M. 111 146 Robert, J.-D. 25 Robin, L. 250 Roland de Crémone 68 Roques, R. 149 265 Ross, W.d. 249 Russell, B. 206 246 277 Santayana, G. 166 Sartre, J.-P. 19 26 62 90 122 125 133 167 169 191 201 243 Scharf, J. 65 Schelling 176 Schiebeck, H. 325 Schillebeeckx, E. 128 Schlick, M. 20 Schlüter, D. 142 Schmidt, R.W. 51 Schmitz, R.B. 126 Schneider, J. 138 Schulz, F.A. 213 Schwyzer, H.-R. 146 Seidl, H. 67 Sénèque 236 310 Sextus Empiricus 96 308 Shaughnessy, T.O. 104 Siewerth, G. 15 19 Siger de Brabant 210 332 Simplicius 10 13 26 55 101 147 302 305ss Simpson, G. 271 Smith, E. 132 Smith, V.E. 32 Soto, Domingo 212 Souilhé, J. 1185 Spencer, H. 191 Speusippe 66 I 02 Spinoza 43 85 108 118 133 168 206 279 311 321 325 339 Stough, Ch.L. 308

INDEX DES NOMS PROPRES

Stein, L.311 Strawson, F. 2 l s Stromberg, J.S. 171 Suarez 14 31 57 69 82 87 96 108 118 124 178 182 202 205 211 223 Swiezawski, S. 210 Syrianus 250 Tarski, A. 123 Teilhard de Chardin, P. 62 Tertullien 304 Théophraste 10 307 Thomas de Sutton 210 Thornasius 118 Timpler, Cl. 84 Trouillard, J. 102 Tugendhat, E. 95 123 Tynn, Th. 218 Valla, Lorenzo 82 98 Van de Wiele, J. 135 Van Groenewoud, A. 165 Van Riet, G. 26 78 Van Streenberghen, F. 210 Vansteenkiste, C. 25 174 Verbeke, G. 176 181 185 Vemeaux, R. 197

Vicente Burgoa, L. 26 342 Vignaux, P. 245 Vitoria212 Vlastos, G. 145 Vollrath, E. 274 Von Fritz, K. 1186 Wallies, R.T. 67 Watson, S.Y. 220 Weber, B. 236 Weismann, F. 21 Welte, B. 2272 Whitehead, A.N. 109 Wieland, G. 13 Wilhelmsen, F.-D. 33 Wiplinger, F. 18 Wippel, J.F. 201 Wittgenstein, L. 122 281 Wolff, Ch. 9s 38 86s 212s 325 Wolter, A.B. 56 78 Xénocrate 102 Zarnmit, P. 2268 Zdybicka, Z. 42 210 Zedler, B. 242 Zeller, E. 145 Zénon (de Cittium) 168 Zimmermann, A. 114 31 196 227

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES

Abstraction 24ss 229s Accidents 277 289 l'être des - 29lss déduction des - 48 292s définition des - 290s relation à la substance 276 Acte 182s 186ss - et puissance 187s 261 division de I' - 188 relation mutuelle de I' - et de la puissance 192 principes relatifs à l' - 190

351

acte d'être 129, 234 Action 293ss - immanente, - transitive 294 Actualitas 49 208 227 230 Actus essendi 49 208 227 230 - essentiae 207 223 - primus, - secundus 295 - purus 186 o.1-rlo. 305 aÀ110eta l l 3ss Altérité 110 Analogie 55ss

352

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES

Angoisse 18s 214 anima nata convenire cum oni ente 52 141 Atomistes 304 307 338 Axiom 172, voir "principe" Beauté 159ss Thomas et le beau 162ss - et la forme 163s tradition chrétienne et - 161 définition du - 160ss composantes du - 1160 162 164 philosophes grecs et - 159 philosophes modernes et - 166 ratio obiectiva, - subiectiva du 165 Bien, le - 133ss définition du - 133 137ss - comparé avec l'étant 138 -, concept analogue 133 139 le-, actif? 134s 139 le - comme premier principe 133 139 253 divison du - 142ss Bonté, - de l'étant 132s 140 - et essences mathématiques 141 - et perfection 140 - et vérité 130 144 Bonum delectabile, - honestum, utile 143s Bonum est diffusivum sui 135 141s Bonum est indivisio actus a potentia 137s ratio boni 139

- per accidens 333 Causalité 303ss axiomes relatifs à la - 3 l 9ss -, un sensibile per accidens 314 transsubjecti vité de la - 3 I4 Cause, concept analogue 307 317 - et effet 318s définition de - 305 quatre genres de -s 316 332 histoire de théories 306ss efficiente 306 332ss - exemplaire 302 - finale, 337ss - formelle 330ss - matérielle 327s - perse 308 333 - , - per accidens 333 343 Certitudo 239 Chance343 Chose 94 concept de - 99 Cogitativa 171 228 314 336 Cogito 84 Cognoscibilité des étants 124 Collatio 171 Commune30 Composition 190 202 206ss 257 290 Conceptualisme 96 121 128 Conscience 89s Continere 269s Contingente, existence - 19 201 s Copule 48s 220 222 Corpora mixta 266 Corpus Hippocraticum 184 306 Cyrénaïques 96

Catégories de l'étant 273 292s Causa aequivoca 333 - instrumentalis 335s - movens 306 332 -prima 334 - principalis 334 - sui 325 - universalis 336 -e sunt sibi invicem causae 290 317 Causalitas exemplaris 302

Dasein 214 De mundo (ps. Aristote) 264 Déterminisme 309 Dévaluation du réel 87 devenir 46 183 distinction de l'essence et de l'être 195ss - et la révélation du nom de Dieu 23 208s 221 histoire de la - 195ss 210 Diversité des choses 205s

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES

Division des sciences 12 229 Dieu - et le sujet de la métaphysique 30 208 révélation du nom de - 221 Douleur 150s Dualisme 146 ÔU'10µLÇ, • voir puissance Ecole analytique 235 Ecole franciscaine 199 Ecole de Mégare 185 Ecole de Milète 100 205 304 Empirisme 280 309 ÈvÉpyEta 186 330, voir acte Ens, voir "étant" - per accidens 47 - perse 47276ss - quo 206 329 - rationis 93 221 276 - primum cognitum 30 51 ÈVTEÀÉXELU 186 330 Entis entia 290 Espèce 240s 265s - cognitive 30 51 Esse, voir "être" Thomas sur l'esse 217ss - accidentale 291s lpsum esse per se subsistens 208 221 235 Essence 202ss 236s principles de I' - 241 Essentia 236 272 Essentialisme 212s Etant (ens) 23 27ss analogie de 1' - 55ss - per accidens 47s - perse 47 - en tant qu'- l lss 28 -, premier concept 30 52 concept de I' - 53 sens divers d' - 47ss • division de I'- 47 182 272 intuition de l' - 62 propriétés de l' - 64ss Etre comme perfection 217ss 230 234 - commun 30s 195 206 221

353

Dieu et- - 31 195 - et essence 206ss - et la forme 332s · comme actualitas 208 227 230 - comme copule 48 53 - présent 214 228 244 - et permanence 233s causalité de I' - 206ss 231 stratification dans l' - 229 232ss caractéristiques de I' - 231 s Existence 212s 219 Existentialisme 112 213s 243 Experimentum 172 Faculté 293ss Fait, premiers -s 170s Fin 340 Finalité 337ss Fini et infini 204s Finis cuius gratia 338 340 Foi et métaphysique 36 221 Forma dat esse 332s Formae irreceptae 330 Forme 133 237 249 277 330 332 - substantielle 330s Formositas actualitatis 163 Genre 240s 265s Habitus 180 293 Haeceitas 80 Harmonia praestabilita3 l 2 Hasard 307 338 340 Hiérarchie des espèces 265s Historicité 35 Histoire et métaphysique 40 Homme, l' - comme frontière 268 Hypostase 264 285 Idéalisme 19s 88 213 279 Idées 249, voir "forme" Immatériel, êtres -s 268 Immutabilité 232 Indéterminisme 313 Intellect, I' - agent 180 229 Intention 89 Intuition 26 62 221

354

INDEX DES PRINCIPAUX TERMES

Ioniens, les - 205 304 Jugement 220 222 225 x6oµoç 264

Liber de causis 138 199 222 251 269 Limitation 193s 257 330 Mal, le - 145ss cause du - 156ss définition du - 145 attitudes à l'égard du - 152ss - et pensée grecque 145ss espèces du - 149ss vision chrétienne du - 154s Malum artificiale 151 -morale 152 - naturale l 49ss ·Marxisme 88 Matière, première - 327ss secondaire - 329 - intelligible 229 Mégariens, les - 185 Métaphysique 9ss origine du tel lïit 9 histoire du terme 1Oss pour en entrer en - 24s objet de la- 13 24 29 212 sujet de la - 12 - et le devenir 35 - et l'épistemologie 36 - et foi chrétienne 38s division de la - 38 méthodes de la - 40 importance de la - 43 Méthode40 - historique 40 - phénoménologique 40 Modus, - compositionis 41 - individualis 237 - logicus 40 - resolutionis 41 - intrinsecus 205 - significandi 56 - substantialis 287 Multiplicité 102 190 204s 257

Natura 239 264 Néant 147 157 174 Nécessité 202 Négation 178 Néo-platonisme 67 102 108 110 139 160285 308 Néo-positivisme 91 Nihilisme 88s 125 Nominalisme 245 278 339 Non-être 174s 321 Obiectum29 Occasion alisme 310 Omne agens agit propter finem 338 - sibi simile 338 Omnia in omnibus 269 Ontologisme 310 Ontologie 10 Operatio prima 128 170s - secunda 129 170ss Optimisme 153 172 Ordre, l' - des étants 263ss Ordo263 oùcr(a 236 241 248 Parfait 134 140 Participation 136 199 209 248ss modes de - 256ss -, puissance, acte 261 transcendentale - 261 Passé, le - 344 Personne 285s Perspectivisme 91 122 Phénoménologie 89 120 214 Philosophie transcendantale 87 Plantes 266 342 Pluralité 93 l 02 106 Possibilia 241 ss Potentia. - activa 189 - ad non esse 201 - contradictionis 189s - Dei absoluta 244 - passiva 189 Praehabere 269 Potentialité 184ss division de la - 189 Prédicaments 48 240 240 273 292s

INDEX DES PRINCIPAUX 'l'ERMES

Prédicat 54 226 Principe, - et cause 305 p~emiers -s 168s - - et erreur 180 - - perse nota 180 - de causalité 320ss - de contradiction 168ss - d'identité 169179 - de raison suffisante 325 - empirique 21 Privation 145 Puissance 184 ss Pythagoriciens 100113 143 294 Quelque chose I I0 Quidditas 239

Ratio communis, - propria 55ss % Réalisme critique 52 Réduction 41 Régression à l'infmi 308 Relations 296ss division des - 299 fondement des - 296 réalité des - 299 terme des - 296 - transcendentales 301 Res, voir "chose" - significata 56 - nata anirnae coniungi 52 141 Resolutio 41 161 Sciences empiriques 20 Séparation 25 32 93110175 Sophistes, les - 46 184 Species intelligibilis 127 331 Species sensibilis 127 331 Stoa 153 264 Subiectum 29 Subsistence 286s Substance 272ss -, centre de réalité 274 définition de la - 276

355

- première 273 seconde - 273 propriétés de la - 274 modes de la - 279 objectivité du concept de - 282ss - et accidents 276 - et les sens 282s Suppositum 196 288

Théologie 28 Thomisme transcendantal 22 To T( ÈaTtv 237 TO Tt riv e:Tvat 238 T6&Tt274 Transcendantal 64 69 concepts -aux 64ss déduction des -aux 73ss Transgression, loi de ia - 261 Unité lOOss divisions de l'un 101 modesd'-101 concept d' - 105s Unum, ex uno non provenir unum 106 Univocité de l'étant? 55ss Valeur 132 Vérification 21 Veritas rerum 126 Vérité 113ss définition de la - 114 116s - logique 114 127s - ontologique 115 124ss Thomas sur la - 123ss Hegel sur la -118s Heidegger sur la- 120 - et bonté 130 la - change-t-elle ? 130 Vinculum substantiale 281

Wesensschau 237





nis1

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFAŒ ................................................................................... .

7

INTRODUCTION : Origine et utilisation du terme «métaphysique» ... .

9 Il

Brève histoire de la métaphysique ........................................... . L'idée de la métaphysique de Thomas d'Aquin .......................... . La métaphysique doit-elle être précédée d'une critique de notre . ? connwssance . .................................................................... . Métaphysique et foi chrétienne ............................................... . La place de la métaphysique au sein des disciplines .................... . La division de la métaphysique et l'ordre des thèmes .................. . La méthode ou les méthodes à suivre ....................................... . Pratique et importance de la métaphysique ............................... .

CHAPI'IRE 1. L 'éta,nt ...................................................................... . Les différents sens de l'étant ................................................... . . con cep t ................................................. . L ' e'tant est 1e prem1er L'étant est un concept analogue ............................................... . L'inruition de l'être ............................................................... .

23 36 36 37 38 40 43

45

47 52 55 62

.

CHAPITRE II. Les propriétes de l'étant, I: Aperçu de l'histoire du traité des termes transcendantaux jusqu'à Thomas d'Aquin ....... . Le terme « transcendantal >> •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• L'origine de la théorie des propriétés de l'étant ......................... . La théorie des transcendantaux au Moyen-Age .......................... . Saint Thomas d'Aquin et les transcendantaux ............................ .

64 64 66 67 73

CHAPITRE III. Les propriétés de l'étant, II: La théorie des transcendan taux de Scot à Sartre . .. ... .. .. .. ... .. .. .. .. ... .. .. .. .... .. ... .. .. .. .. .. .... . La théorie des transcendantaux de Scot . .. . .. . . . . . . . . . .. . . . . .. . . .. . . . . . . . . . . Suarez et les propriétés de l'être .............................................. La théorie de transcendantaux après Suarez . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . Kant et les transcendantaux . .. . . .. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . . .. . . . . . .. . . . . . Nietzsche et la dévaluation de la réalité . . . .. . . . . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . Les philosophes du vingtième siècle et les transcendantaux . . . . . . . . . .

78 78 82 84 87 88 89

CHAPI'IRE IV. L'étant a un contenu essentiel . . . . . . . .. . . . . .. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . Le sens du terme >. ••••••••• ••••••• •••••••••• •••••••••••••••••••• ••••• ••••••

94 94

358

TABLE DES MATIÈRES

« Chose» comme concept transcendantal ................................. .

96

La genèse du terme «chose>> ..................................................... .

98

CHAPITRE V. L'unité de l'étant. L'étant comme quelque chose .......... . L'Un chez Platon et Aristote................................................... . Théories de l'unité de l'étant au Moyen-Age ............................. . L'unité de l'étant chez saint Thomas ........................................ . . que ce qw. est un ...................................... . Del ' un n epeut venrr L'origine et la signification du concept d'unité .......................... . L'idée d'unité chez les philosophes modernes ............................ . L'étant en tant que quelque chose ............................................ .

100 100

CHAPITRE VI. La vérité de l'étant ................................................. . Aperçu historique ................................................................... . La doctrine de la vérité de saint Thomas d'Aquin ...................... . La vérité ontologique ............................................................................ . La vérité logique ................................................................... . Vérité et bonté ........................................................................................... . La mutabilité de la vérité ................................................................................ .

102 105 106 106 108 110 113

113 123 124 127 130

130

CHAPITRE VII. La bonté de l 'étant ................................................. .

132

Aperçu historique: les philosophes grecs et la bonté des choses .... . Les auteurs chrétiens et la bonté des étants ................................ . La bonté de l'étant selon saint Thomas ..................................... . L'axiome « le bien se répand>> ................................................ . Le cortège du bien ................................................................ . Une division de la bonté ......................................................... . La cause de la bonté des choses ................................................ .

133

135 139 141 142 143 143

CHAPITRE VIII. Le mal ............................................................... . Pour une définition du mal ..................................................... . La division du mal ................................................................ . Les différentes attitudes à l'égard du mal .................................. . Us causes du mal .................................................................. .

145 145 149 152 156

159 Les philosophes grecs sur la beauté .......................................... . 159

CHAPITRE IX. Tout étant est beau .................................................. .

Le sens de la beauté dans la tradition chétienne .......................... . Saint Thomas d'Aquin et la beauté de l'étant ............................. . Tout étant est neau ................................................................. . Pour connaître la 'beauté ........................................................ . La beauté de l'étant et les philosophes de l'époque moderne ........ .

161

162 164

164 166

CHAPITRE X. Le principe de contradiction: l'étant n'est pas le nonétant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168

Les premiers principes dans l'histoire de la philosophie .. . .... ... .... 168

TABLE DES MATIÈRES

359

Le principe de contradiction : Aristote et Thomas d'Aquin . ...... . . . Premiers principes et faits fondamentaux . .... .. . .... ... ... .... .. . . ... ..... Pourquoi faut-il des principes premiers ? ... .•..•........ .... ......... .. ... Pour une fu1111ulation du premier principe ........ ..................... ...

170 170 172 173

I..e concept de non-être ... ....... ... ....... ... ....... ... .......... ....... ....... .. 174

Le premier principe, matrice de toutes les affirmations et négations ........................................................................... . Le premier principe est-il un jugement universel? ..................... . Divergences d'opinion parmi les thomistes ............................... . , . . D autres pr1nc1pes ................................................................. . Peut-on se tromper à propos de ces principes ? .......................... .

176 177 178 179 180

CHAPITRE XI. L'étant en acte, l'étant en puissance ........................... . 182 La puissance ................................. -~ ...................................... . 184

Ltacte .................................................................................. . Acte et puissance ................................................................... . Les divisions de l'acte et de la puissance ................................... . Les principes qui expriment la relation de l'acte et de la puissance L'acte et la puissance dans la pensée philosophique moderne et • contemporaine ................................................................... . La relation entre la puissance et l'acte ...................................... .

186 187 188 190

191 192

CHAPITRE XII. La distinction réelle entre l'être et l'essence .............. . 195

Vers la formulation de la distinction entre l'essence et l'être ....... . La doctrine de la distinction réelle de Thomas d'Aquin .............. . L'être et l'essence en tant que composants des choses créées ........ . La distinction réelle et la révélation du nom de Dieu .................. . La doctrine de la distinction réelle après Thomas ...................... .

195 200 206

208 210

CHAPil'RB XIII. L'être ................................................................ .

217

Pour connaître l'être: les thèses de Maritain, Gilson et Fabro ..... . Les textes de saint Thomas portant sur cette question ................. . Les caractéristiques de l'être .................................................. . Conclusion ............................................................................ .

220

CHAPITRE XIV. L'essence ............................................................ .

Les différentes théories de l'essence ........................................ . La doctrine de l'essence chez saint Thomas ............................... . Les principes de l'essence ....................................................... . Les philosophes modernes et l'essence ..................................... . Opinions différentes de thomistes sur l'essence ......................... . Conclusion ........................................................................... .

223 232 234

236 237 239 241 243 245 246

CHAPITRE XV. lA participation .................................................... . 248

L'arrière-plan historique de la doctrine de la participation ......... . 249 La doctrine de la participation de Thomas d'Aquin .................... . 252

360

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE XVI. L'ordre des choses ............................................... . 263

Le problème de l'ordre dans la philosophie ancienne ................. . 264 L'ordre dans l'univers selon Thomas d'Aquin ........................... . 265 Contenir et être contenu ......................................................... . 269 CHAPITRE XVII. La substance, l'étant primaire et fondamental ......... . 272

Le sens du mot > chez Aristote ............................... . La substance dans l'histoire de la philosophie moderne ............... . La réalité de la substance ........................................................ . Pour former le concept de substance ........................................ . Substance, essence et subsistance .............................................. .

272 275 282 284 284

CHAPITRE XVIII. Les accidents .................................................... . 289 l,a. substance et ses accidents .................................................... . 290 Us différents accidents ......................................................... . 292

Actions~ facultés et habitus ....................................................... . Les relations ........................................................................ . Une brève histoire des théories au sujet des relations .................. . La division des relations et le problème de leur réalité ............... . Les relations transcendantales .........................................., ...... .

293 296

297 299 301

CHAPITRE XIX. Les causes de l'étant ............................................. . 303

La causalité en général ........................................................... . L'origine et le sens du terme