La marginalité en République du Congo: contextes et significations

S'il existe un phénomène corrélatif à la pauvreté, c'est sans nul doute la marginalité qui touche de nombreux

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French Pages 209 [222] Year 2006

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La marginalité en République du Congo: contextes et significations

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La marginalité en République du Congo

Etudes Africaines Collection dirigée par Denis Pryen Déjà parus Gilchrist Anicet NZENGUET IGUEMBA, Le Gabon : approche pluridisciplinaire, 2006. Innocent BIRUKA, La protection de la femme et de l'enfant dans les conflits armés en Afrique, 2006. Alain BINDJOULI BINDJOULI, L'Afrique noire face aux pièges de la mondialisation, 2006. Benedicta Tariere PERETU, Les Africaines dans le développement, le rôle des femmes au Nigeria, 2006. Armand GOULOU, Infrastructures de transport et de communication au Congo-Brazaville, 2006. Abraham Constant NDLNGA MBO, Savorgnan de Brazza, les frères Tréchot et les Ngala du Congo-Brazzaville (1878- 1960), 2006. Alfred Yambangba SAWADOGO, La polygamie en question, 2006. Mounir M. TOURÉ, Introduction à la méthodologie de la recherche, 2006. Charles GUEBOGUO, La question homosexuelle en Afrique, 2006. Pierre ALI NAPO, Le chemin de fer pour le Nord-Togo, 2006. Université Catholique de l'Afrique Centrale, Faculté de théologie, Le travail scientifique, 2006. Augustin RAMAZANI BISHWENDE, Église-Famille de Dieu dans la mondialisation, 2006. Eugénie MOUAYINI OPOU, La reine Ngalifourou, souveraine des Téké, 2006. Georges NGAL, Reconstruire la R.D.-Congo, 2006. André SAURA, Philibert Tsiranana (1910-1978), premier président de la République de Madagascar (2 tomes), 2006. Dingamtoudji MAIKOUBOU, La femme ngambaye (Tchad) dans la société pré-coloniale, 2006. Dominique BANGOURA, Mohamed Tétémadi BANGOURA, Moustapha DIOP, Quelle transition politique pour la Guinée ?, 2006. Gilbert ZUÈ-NGUÉMA, Africanités hégéliennes, alerte à une nouvelle marginalisation de l'Afrique, 2006.

Sous la direction

d'Omer Massoumou

La marginalité en République du Congo Contextes et significations

Groupe de recherche en études sémantiques et interprétation (GRESI) Département de Langue et littérature françaises (LLF) Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) Université Malien Ngouabi (UMNG)

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Kilnyvesbolt Kouuth L u 14-16 1053 Budapest

Espace L'Harmattan Khama Fac— des Se. Sociales Pol. et Adm. ; BP243, KIN 3C1 Université de Kladno' — RDC

L'Harmattan (talla Vu Degli Agnat 15 10124 Torino ITALIE

L'Harmattan Buridan Faso 1200 logements villa 96 12B2260 Ouagadougou 12

Autres ouvrages publiés par le département de Langue et littérature françaises de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l'Université Marien Ngouabi 1- Actes du Colloque sur l'enseignement de la langue et de k: littérature françaises, Bouansa, 6-10 mars 1984. 2- Cataractes n°1, 1985, revue du département de Langue et

littérature françaises. 3- Massoumou Orner (eds), L'image de l'autre dans la littérature française, Paris, L'Harmattan, 2004, 229p. 4- Cahiers du Gresi, revue du département de Langue et littérature françaises (n°' parus 1 et 2 respectivement 2004 et 2005).

Cet ouvrage a été publié grâce au soutien de l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF)

www.librairieharmattan.com harmattanl®wanadoo.fr [email protected] L'Harmattan, 2006 ISBN : 2-296-01580-8 EAN : 9782296015807

Introduction

Après l'étude critique sur L'image de l'autre dans la littérature française (2004), le département de Langue et littérature françaises se réjouit d'offrir une somme critique sur un autre concept qui détermine la nature des relations individuelles dans la société humaine : la marginalité. Le rapport avec l'autre peut conduire à l'amour ou à la haine. L'acceptation de l'autre n'est pas abordée ici. Il est plutôt question de l'aspect rejet. La recherche se voulait initialement linguistique dans un contexte bien précis, celui de la République du Congo. Il était alors question de décrire, de penser et d'interpréter le lexique de la marginalité. Les rapports entre le français et les langues congolaises restaient alors un aspect intéressant de la problématique. Mais la tentation de prendre en compte des contributions des collègues d'autres domaines que ceux de la linguistique et de la littérature a ouvert l'horizon de l'étude. La marginalité, perçue comme la situation de l'individu qui est mis à la marge de la société, est appréhendée ici dans une dynamique pluridisciplinaire. Il s'agissait alors — au-delà de l'expression de la marginalité en français et dans les langues congolaises, d'envisager la représentation d'une réalité non moins complexe dans un pays où « la lutte contre la pauvreté » a été décrétée — d'examiner la marginalité comme phénomène sociologique, anthropologique, littéraire, politique, artistique, etc. Etudier l'état de l'individu mis à la marge ou à l'écart de la société ponctuellement ou de façon définitive a donné lieu à des réflexions attendues. Le jeu de la métaphorisation du sujet par des appellations singulières est ainsi examiné. La recherche des causes et des représentations de la marginalité. La différentiation d'espace culturel correspond parfois à un lexique d'exclusion. Le rejet de l'autre peut partir de la langue, du terroir, de l'histoire... Les échos et les télescopages linguistiques, sémiotiques et plastiques sont des aspects de la problématique. La lecture pluridisciplinaire permet de saisir la complexité du phénomène. Ainsi du marginal qui peut renvoyer à un individu ou à un

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groupe social à la marginalité comprise comme un état ou une situation précaire, passagère ou définitive en passant par la marginalisation, processus dont on peut être acteur ou victime, nous avons impliqué une douzaine d'auteurs. Les différentes contributions sont présentées ici selon un ordre qui respecte des grands ensembles. Nous avons premièrement une série de trois articles étudiant la marginalité à partir des textes littéraires et artistiques. D'abord, AlphaNoël Malonga étudie le phénomène de la marginalité à travers, principalement, les oeuvres de deux écrivains congolais : Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala. Alpha-Noël Malonga fait une lecture de la situation de la femme, objet de convoitise et de « déconvoitise » en situation de guerre. L'auteur porte une attention particulière à la marginalisation qui touche la société en temps de crise, crise qui peut être guerrière, sociale, humaine, psychologique, etc. Ensuite, Bellarmin Etienne Iloki étudie, à partir d'une lecture poétique voire rhétorique les figures de la marginalité dans la pièce de théâtre Les lendemains qui chantent de Maxime N'debeka. La marginalisation des personnages en fonction de leurs attributs spécifiques par la société est analysée de façon didactique. La femme ou le métis sont au carrefour des enjeux de discriminations socio-anthropologiques. Bienvenu Boudimbou aborde en dernier lieu la marginalité à travers la musique congolaise. Il mène une étude descriptive des chansons-photos, examine, à partir du répertoire musical de la République du Congo et de la République Démocratique du Congo, les prototypes de la marginalité mis en scène par les artistes. Deuxièmement, nous proposons les réflexions qui se rapportent à une orientation linguistique. Anatole Mbanga aborde la marginalité par une lecture des signes et des sens dans le discours au Congo. Il tente aussi d'établir l'adéquation entre les signes linguistiques répertoriés et retenus, générés dans des situations de communication ou dans des contextes définis et la sémantique qui s'y rattache. Edouard Ngamountsika présente une autre réflexion linguistique où le français familier ou basilectal devient une langue de marginalisation. Il analyse les discriminations liées à la qualité de français parlé. Le locuteur peu lettré est victime de rejet parce que sa langue n'est pas assez stylisée. Raphaël Mouandza propose une étude de la marginalité telle qu'elle peut être exprimée en kituba, langue véhiculaire congolaise. L'analyse se veut lexicale, phonologique, morphologique et syntaxique. Elle s'appuie sur

Introduction

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une démarche théorique basée sur le fonctionnalisme tel que conçu par le linguiste André Martinet Une interprétation de la représentation de la marginalité et des marginaux considérés par les locuteurs kitubaphones clôt cette contribution. Troisièmement, une série de trois articles traitent de la marginalité d'un point de vue socio-anthropologique. Nous avons la contribution d'Alphonse Makaya qui porte sur les groupes sociaux marginaux dans le commerce entre Brazzaville et Kinshasa. L'auteur présente le discours de discrimination de l'autre produit par les différents acteurs. L'étude montre le caractère violent des enjeux linguistiques dans les échanges commerciaux. Jean-Pierre Missié propose, pour son compte une lecture des exclus sociaux. Il présente une catégorisation sociale des marginaux, décrit leurs caractéristiques ainsi que leur fonctionnement. La prise en compte de la maîtrise de la langue française comme outil d'émancipation de l'individu établit un lien entre la langue et la précarité sociale c'est-àdire la marginalité. Yvon-Norbert Gambeg présente pour sa part l'organisation sociale traditionnelle des Teke fondée sur la marginalisation de certains groupes sociaux. Ainsi les rapports entre les Teke et les Pygmées sont marqués par une hiérarchisation au détriment des Pygmées. L'étude explore des pratiques anthropologiques liées à l'évolution historique du seizième au dix-neuvième siècles. Quatrièmement, le livre envisage une réflexion portant à la fois sur la philosophie et à la psychologie de l'être. C'est pourquoi penser et pratiquer la marginalité participe d'une vision ontologique que décrivent d'une part Laurent Gankama quand il évoque la question de l'éthique. Il se propose de définir le sens du phénomène, ses contours. Mais il associe à cette entreprise de définition la question culturelle et le défi éthique dans le monde moderne. Victor Mboungou porte son attention sur les pratiques marginales dans la sexualité des adolescents. Il affirme globalement que le jeune rencontre dans son accomplissement psychosocial des situations qui l'obligent à pratiquer des actes marginalisants. Victor Mboungou fait un rapprochement entre l'interdit, le tabou et la marginalité. Cinquièmement, nous présentons une discussion méthodologique liée à une recherche sociolinguistique sur les langues et l'expression de la marginalité. Sans directement proposer une réflexion linguistique, nous posons le problème d'une recherche lexicale sur la marginalité menée à

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partir des questionnaires comportant un volet sur le répertoire linguistique de l'enquêté et un autre sur le lexique de la marginalité. A cette analyse s'annexe une note poétique de l'artiste plasticien Rémy Mongo-Etsion (une note dont la vocation est de dépasser le cadre de structuration de la cinquième partie). Ses encres de Chine traversent les différentes réflexions et par leur capacité esthétisante de suggestion, de sublimation, donnent à voir ce que le texte ne transcrit pas. La figurativisation du phénomène de la marginalité épouse alors le volume de sa réalité. Ces différentes contributions éclairent sans nul doute le phénomène étudié. Dans l'ensemble, les auteurs n'y apportent pas des réponses dans la mesure où l'attention était portée sur les contextes et les significations. Ceux qui travaillent directement au développement socioéconomique, ceux qui ont la décision politique peuvent probablement apporter des solutions attendues par les marginaux. Mais peut-on cesser d'être marginal ? A l'heure des remerciements, nous exprimons notre gratitude aux professeurs Robert Chaudenson et Moussa Daff qui, dans le cadre du réseau Observation du français et des langues nationales (ODFLN) de l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF) nous ont poussé à finaliser l'ensemble des travaux suscité par l'enquête sur « les langues et l'expression de la marginalité en République du Congo ». Nous pensons aux responsables de l'Université Marien Ngouabi en général et particulièrement aux recteurs Charles Ngombe Mbalawa (actuellement Président de l'AUF), Georges Moyen, au Vice-recteur Jean Goma-Maniongui ainsi qu'au doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines, le professeur Paul Nzete pour leurs encouragements. Que ceux qui nous ont continuellement encouragé trouvent à travers ces lignes la marque de notre éternelle amitié, nous pensons à Joseph Badevokila, Alpha-Noël Malonga, Béthuel Makosso, Anatole Mbanga, Edouard Ngamountsika, Antoine Yila, Mukala Kadima-Nzuji, Ambroise Queffélec, André-Patient Bokiba. Et à Solange Nkoula-Moulongo, pour son appui affectif. Orner Massoumou

Littérature et art musical, une poétique du marginal et de la marginalité

AMOUR, GUERRE ET MARGINALITE : ALAIN MABANCKOU ET EMMANUEL DONGALA Alpha-Noël Malonga

La littérature congolaise de ce début du vingt-et-unième siècle est riche d'oeuvres inspirées des guerres qui ont secoué le Congo de 1992 à 2002 Alain Mabanckou', Emmanuel Dongala2, Auguy Macke?, Jean Michel Mabéko Tali 4 , Marie-Léontine Tsibinda s, Aleth FélixTchicaya', Philippe Makita 7 et Henri Djombo 8, pour ne citer que ces romanciers et nouvellistes, ont produit des oeuvres entièrement ou partiellement consacrées à la guerre, souvent d'un réalisme cru. Ce réalisme vient battre en brèche la constatation de Jean-Claude Blachère lorsqu'il écrit à propos des « négritures » des années 1980, notamment celles de Sony Labou Tansi : « On ne reconnaît plus l'Afrique dans les romans (...) car [lies lieux ne coïncident plus avec ce que l'on croyait savoir » 9. Dans le roman congolais de guerre, on identifie bien les lieux ; on reconnaît les personnages/personnes, quoique la surréalité ne soit pas sacrifiée. Dans cette littérature, l'amour, bien que sentiment le plus noble et élément fondamental du bien vivre et du bien-être de l'homme -donc synonyme de la vieparticipe de la guerre sous plusieurs facettes, notamment dans Les

1 Alain Mabanckou, Les Petits-Fils nègres de Vercingétorix, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002. 2 Emmanuel Dongala, Johnty Chien méchant, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003. 3 Auguy Mackey, Brazza, capitale de la Force libre, Paris, L'Harmattan, 2004. 4 Jean-Michel Mabéko Tali, Le Musée de la honte, Paris, L'Harmattan, 2004. 5 Marie-Léontine Tsibinda, « Les pagnes mouillés » (nouvelle), la série Textes inédits, http.//www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/IneditTsibinda.htlm 6 Aleth Félix-Tchcaya, Lumière de femme, Paris, Hatier, Coll. « Monde noir », 2003. 7 Philippe Makita, Le Pacte des contes, Paris, La Bruyère, 2004. 8 Henri Djombo, La Traversée, Brazzaville, Hémar, 2005. 9 Jean-Claude Blachère, Négritures. Les écrivains d'Afrique noire et la langue française, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 225-226.

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Petits fils nègres de Vercingétorix d'Alain Mabanckou et dans Johnny Chien méchant" d'Emmanuel Dongala. Notre projet consiste à suivre la peinture que ces deux écrivains, Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala, brossent de l'homme guerrier et amoureux et de la femme convoitée et/ou « déconvoitée » en fixant leurs univers psycho-idéologiques, leurs rapports à l'autre et, finalement, à la vie dans cette situation de crise à la fois sociale, humaine et psychologique.

L'amour en marge de la guerre Roland Barthes dresse une typologie de l'amour et de l'amoureux et du discours amoureux dans Fragments d'un discours amoureux". L'amoureux et l'amour se caractérisent par « une extrême solitude », cet état que Georges Bataille appelle, de son côté, la « dissolution », c'est-à-dire « le passage de l'état normal à l'état du désir érotique » 12 . Dans ce sens, l'amour est une affaire de sens, un langage des sens qui trouve sa source dans les sens et se manifeste par des « modifications » du corps avant d'être révélé à l'être aimé. Ces modifications corporelles, Barthes les appelle « les figures », c'est-àdire « le corps de l'amoureux saisi en action » 13. L'amoureux désire, déclare, imagine autant que « le discours amoureux (...) est tissé de désir, d'imaginaire et de déclaration »". Les amoureux — ainsi que leurs discours — dépeints par nos deux romanciers se conforment à la définition barthésienne de l'amour et de l'amoureux. Ainsi, Alain Mabanckou crée deux couples d'amoureux formés respectivement par les personnages de Kimbémbé, originaire du Sud du Viétongo, et de Hortense Iloki, elle, originaire du Nord du même pays, d'une part, et par les personnages de Gaston Okemba, originaire du Nord, et de Christiane Kengué, originaire du Sud, d'autre part. Le premier couple se forme à Oweto,

10 Nous adoptons, pour les références dans le corps du texte, les abréviations suivantes : V pour Les Petits-fils nègres de Vercingétorix et J pour Johnny Chien méchant suivies des numéros de pages. 11 Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977. 12 Georges Bataille, LÉrotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 22-23. 13 Roland Barthes, op. cit., p. 8. 14 Ibid.

Amour, guerre et marginalité : Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala

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au Nord du Viétongo, où l'homme est un jeune enseignant et la femme son élève. Le second couple, quant à lui, se forme à PointeNoire, dans le Sud, où les deux amoureux travaillent. Dans les deux cas, les amoureux connaissent « l'abîme », « le comblement », « l'adorabilité », « l'affirmation » qui sont les critères de la possession amoureuse et de la possession de l'être aimé tels qu'ils sont définis par Barthes. En effet, à Oweto, Kimbémbé — dont le regard, totale expression du désir de l'être, ne peut plus se détacher du corps de Hortense — est subjugué par la particularité de la féminité de cette « très belle Nordiste » (V, 139) encore adolescente, à la poitrine de femme mûre et dont le postérieur a « une ondulation particulière » (V, 140). Il se déploie ce que Jean Baudrillard appelle une « séduction des yeux »15 . Celle-ci est pure et consacre un amour sincère. Aussi le corps de Hortense répond-il à l'amour de l'homme dans un jeu de réciprocité, de complicité dans le bonheur amoureux et de retour du désir. Elle confie au lecteur : « ce désir me rendait inerte, sans voix (...) mes sens étaient en éveil » (V, 144). L'amour de ces deux personnages ne se déclare pas ; il n'est pas bruyant ; il est silencieux et agissant. Il est une affaire de sens ainsi que nous l'avons écrit dans la définition que nous avons donnée de l'amour ci-dessus. Le second couple que met en scène Alain Mabanckou voit l'amour mutuel des amants s'éclore silencieusement, sans se déclarer. L'écrivain, d'ailleurs, s'en fait complice lorsqu'il évoque par une accélération le repas de la naissance de l'amour de ces deux personnages. Le dialogue amoureux entre Gaston Okemba et Christiane Kengué est une histoire des sensations et des vibrations qui lézardent leurs coeurs respectifs, mais que ne s'avouent pas les amoureux. Ils préfèrent les intérioriser pour mieux intensifier leur amour. Le bonheur amoureux de Christiane est extériorisé par la beauté de son corps, témoignage d'un épanouissement et d'une féminité accomplis : « (...) toute souriante. Vêtue d'un tee-shirt blanc qui mettait en valeur sa poitrine et d'un pagne qui épousait de près sa cambrure (...) » (V, 172).

Jean Baudrillard, De ta séduction. L'hotion sacré da apparences, Paris, Galilée, 1979, p. 105. 15

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Au total, les personnages amoureux d'Alain Mabanckou, dans

Les Petits-fils nègres de Vercingétorix, ne disent pas leur amour. Ils le vivent plutôt avec force pour mieux jouir du splendide isolement que génère l'amour sincère se confondant lui-même avec l'érotisme pudique de ces personnages. Dans leur phase d'éclosion d'amour qui correspond à l'«épiphanie du dynamisme psyhocosmique » 1' d'après les mots d'Étienne Galle, les couples mixtes de Mabanckou procèdent à la libération de l'âme, au bannissement des entraves et de la censure au niveau de la pensée, parce que la possession amoureuse fait perdre la raison, et à l'éviction de la crainte de l'environnement social qui s'édifie en élément d'oppression et de pression. Ainsi, au-delà de l'amour, les amoureux de Mabanckou font triompher l'humain qui, par essence, n'a pas de frontières. À l'instar de la République du Congo que le lecteur reconnaît aisément dans le Viétongo, parce que le roman naît toujours de quelque réalité et que l'art du romancier se nourrit de l'expérience qu'il a du monde, l'écrivain congolais convie le lecteur à une postulation nationalitaire et universaliste en brisant le rébarbatif clivage Nord-Sud. Que le lecteur se souvienne des difficultés que rencontre Kimbémbé pour se faire accepter par le père de Hortense et des humiliations que les filles sudistes de PointeRouge font subir à Gaston Okemba avant qu'il ne rencontre Christiane Kengué. Ainsi, l'amour est tributaire de la paix.

L'amour en guerre : la marginalisation Dans Jhonny Chien Méchant d'Emmanuel Dongala la guerre ethnique oppose les Mayi-Dogos et les Dogo-Mayis, c'est-à-dire deux ethnies que rien ne différencie. Pourtant l'un des deux héros du roman, le seigneur de guerre Jhonny Chien Méchant, un Dogo-Mayi, est l'amant de Lovelita, une Mayi-Dogo, qui fait la guerre à ses côtés. Seulement, cette idylle est autant a-sociale, a-normale qu'a-sensuelle et c'est tout logiquement qu'elle ne se conforme pas à la typologie de l'amour telle que nous l'avons définie. Quoique les personnages amoureux se désirent, s'attirent et parviennent à un échange-désir en situation de guerre, leur pouvoir d'attraction ne peut qu'être désérotique, leur amour se confond avec la sexualité. Aussi les conditions d'isolement

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Étienne Galle, L'Homme vivant de leole Soyinka, Paris, Silex, 1987, p. 223.

Amour, guerre et marginalité : Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala

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propices à l'éclosion de l'amour et à l'érotisme sont-elles inexistantes. Car pendant la guerre les lieux corporels de l'échange sentimental, ceux par lesquels on exerce sa séduction sur l'être désiré — qui sont l'apparence corporelle et ses attributs, le regard, le sourire, la danse et la caresse — sont désactivés. L'obsession de la violence ferme les ports de l'échange amoureux en perturbant les dispositions psychologiques qui le commandent. L'idylle des guerriers n'est donc qu'un désamour dont la caractéristique principale est la sauvagerie. C'est dans cette logique que Dongala oublie de peindre la beauté de ses personnages féminins saisis dans de circonstances de guerre, au contraire de Mabanckou qui décrit la splendeur corporelle de ses femmes en temps de paix et d'amour. Car, la perception de la beauté et du pouvoir érotique de l'autre est assujetti au mécanisme d'effloraison de l'amour que Roland Barthes désigne par « énamoration » 17 et qu'Ellen Constans appelle « énarnourement » 18. D'ailleurs, dans ce cadre d'absence, de marginalité de l'amour, Johnny n'hésite pas à tromper son amante, derrière une hutte, avec une autre jeune femme de la même ethnie que lui. Lovelita qui les surprend manifeste sa jalousie en cherchant à assassiner sa rivale avec un fusil. Elle est, elle-même, abattue, par balles, par un autre guerrier qui lui fait payer son audace d'avoir attenté à la vie d'un membre de la faction ethnique victorieuse de la guerre et dans le fief de cette même faction et parce qu'on est condamné à n'aimer que dans sa tribu. La guerre tue donc l'amour et l'altérité qui lui est inhérente. La marginalisation de l'amour, comme la guerre du reste, est synonyme de la mort de la vie et de l'humain. Si la paix institue la confiance dans les sentiments amoureux, si ces sentiments conduisent les amoureux à se percevoir dans leur beauté et dans la splendeur de leur bonheur, la guerre est synonyme de méfiance et transforme la beauté en monstruosité. Elle correspond à l'« altération » 19 de l'image de l'objet aimé. Cet aspect s'exemplifie

Roland Barthes, op. cit., p. 223. Ellen Constans, « Cri du corps, cri du coeur dans les romans de Delly », Trame, Le roman sentimental, Actes du colloque international des 14 - 15 - 16 mars 1989, Limoges, 1990, p. 266. 19 Barthes conçoit l'altération comme le renversement soudain de la bonne image de l'être aimé. Op. cit., p. 33. 17

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avec les personnages de Hortense et de Kimbémbé dans Les Petits-fils nègres de Vercingétorix d'Alain Mabanckou. Lorsque Kimbémbé est devenu l'un des leaders des Petits-fils de Vercingétorix, il se mue en époux « désadorable » pour Hortense. Il lui inspire des visions d'horreur au point que la femme, faut-il le rappeler, originaire du Nord, et passant pour une ennemie aux yeux des Sudistes se trouve obligée de partir nuitamment du toit conjugal en compagnie de sa fille pour mettre sa vie à l'abri. L'extrait ci-après est une apparition onirique de Kimbémbé à Hortense : Une silhouette apparut devant moi. J'eus du mal à reconnaître l'homme dont les traits me paraissaient à peine esquissés et fluctuants. Lorsque ceux-ci se précisèrent, je vis que l'homme était grand de taille, les mâchoires serrées, l'air troublé, le regard rouge de colère. Vêtu d'un ensemble militaire, avec des brodequins noirs, il avançait d'un pas lent et assuré. Il serrait un pistolet dans sa main droite (V, 30). L'apparition de Kimbémbé à Hortense vient confirmer le lien d'amour/désamour entre les deux personnages. Cependant, la négativité dans laquelle est cernée Kimbémbé est la figuration de la fin de la complicité amoureuse des deux êtres que tout éloigne désormais et de la scission du pays du fait que leur mariage a été le symbole de « l'unité nationale ». L'homme est devenu la représentation de la violence pendant que la femme demeure le symbole de l'amour, du don de soi et du sacrifice au service de l'amour et de l'humain. L'amour étant le sentiment humain le plus noble, la femme chez Mabanckou est perçue dans une humanité christique. Son périple dans la forêt pour échapper aux hordes de miliciens fanatiques dont fait partie son époux acquiert une valeur sacrée, tant il évoque l'épisode biblique de la fuite en Égypte pour mettre le bébé Jésus à l'abri de la furie meurtrière de Hérode. Ainsi, Alain Mabanckou enseigne que barbarie et union conjugale ne sont pas compatibles parce que la barbarie n'est pas humaine. Le barbare est incapable d'amour pour l'objet de sa profanation. C'est parce qu'il a perdu son sens de l'humain qu'il peut tuer et violer. L'humanité se mesure aussi par le respect que l'on voue à l'autre ; l'altérité se

Amour, guerre et marginalité • Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala

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confond avec l'humanité. Or, l'humanité annihilée, prévaut l'animalité. L'animalité des Petits-fils nègres de Vercingétorix est dictée par un ethnocentrisme, fruit et agent du bipolarisme Nord-Sud assujettissant et fatal. C'est dans cette optique d'annulation de l'humanité que s'explique l'exclusion sociale, à Batélébé, de Gaston Okemba et Hortense Iloki, ainsi que leur suppression en tant qu'amoureux et humains. Ces deux personnages ont en commun d'être originaires du Nord du Viétongo. C'est là leur pire péché, en sus de s'être installés avec leurs conjoints dans ce faubourg du Sud, qui les condamne et condamne l'amour à mort. En effet, Gaston Okemba est enlevé nuitamment et conduit dans une direction inconnue. Le lecteur le considère mort parce qu'il n'a pas de ses nouvelles jusqu'à la fin du roman. Son épouse/veuve, Christiane Kengué, parce que traîtresse vis-à-vis de la tribu est profanée, déshumanisée et marginalisée de la société de Batalébé par le viol de son sexe, de son corps et de son être par les mêmes Petits-fils nègres de Vercingétorix. Madame Ibara, dans Johnny Chien Méchant, subit le même sort : elle est violée par ses « frères », des guerriers dogo-mayis, pour avoir épousé un Mayi-Dogo. Dans les deux romans, les guerriers violent leurs « soeurs » qui ont « trahi la région et la tribu » (J, 268). Hortense Iloki échappe à cette « correction » juste parce qu'elle est l'épouse de Kimbémbé, l'intellectuel et idéologue des troupes de Vercingétorix. Toutefois elle est autant détestée et marginalisée que son amie sudiste Christiane Kengué. Okemba-Kengué, un couple figurant autrefois la concordance du Viétongo, comme KimbémbéIloki ainsi que Monsieur et Madame Ibara, en devient le symbole de la désintégration. L'éloignement qu'on leur impose est matérialisation de l'écartèlement du pays dont leur amour a été la vitrine de l'accomplissement du développement des mentalités, du système socioculturel et de l'économie. L'amour, qui est une altérité, est marginalisé. Les rapports sexuels n'ont plus pour motif l'amour ; ils ne sont plus une fusion des corps et des êtres que fonde et à laquelle prédispose l'amour. Dans la logique de l'animalité et dans le système instinctif et mécanique des attitudes, gestes et actes des guerriers, les rapports des sexes sont réduits au statut inique d'arme de guerre. La marginalisation de l'amour est une chute dans l'a-socialité et l'inhumanité ; elle est retour à la brutalité, à l'inculture, au « degré

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zéro » de l'homme. Chez la femme de Mabanckou cet état des faits est reflété par la désactivation de la brillance du corps et l'altération des éléments de vie du corps, à savoir la voix, le regard, le sourire, les vêtements, la chevelure. Ainsi, Mabanckou décrit, à travers la voix de Hortense Iloki, le personnage de Christiane reclus en ces termes : Ombre fluctuante, le crâne rasé, le pagne et la camisole maculés de terre rouge, Christiane était là. Le front crispé, le regard absent, ses yeux virevoltèrent avant d'observer une immobilité cadavérique lorsqu'ils se posèrent sur moi (V, 42). Chez Alain Mabanckou, la marginalisation/marginalité de la femme et, par delà, de l'amour est synonyme de la mort de la vie. Le personnage cerné dans une identité de l'inexistence est désigné par des qualificatifs empreints d'une sémantique du non-être et de nonvie. Du reste, le viol marginalise la femme en ce qu'il n'en considère que le corps et en rejette l'être. Le viol est marginalisation suppressive de la femme. L'écrivain congolais, en stigmatisant « le musée de la honte » 20 , milite pour une postulation nationalitaire à l'instar de Henri Lopes, dans sa nouvelle « Ah Apolline ! »21 , et de Mambou Aimée Gnali, dans son essai autobiographique, qui décrient le fléau du « poids de la tribu » dans le choix marital. Cette dernière ayant été confrontée à l'impossibilité du mariage avec son fiancé, Mat, qui ne fut pas de la même ethnie qu'elle, rend compte du verdict ethnique prononcé par la famille et les amis de ce dernier et par lequel celui-ci est ramené à la « déraison » de la manière suivante : « Tu es dans la tribu ou tu ne l'es pas. Beto na beto. C'est entre nous. Nous sommes entre nous. Que tu le veuilles ou non, c'est aussi cela que ça signifie » 22. Et à Antoine Yila de commenter :

Titre du roman de Jean-Michel Mabéko Tali, op. cit. Henri Lopes, « Ah Apolline ! », Tribaliques, Yaoundé, CLÉ, 1971. 22 Mambou Aimée Gnali, Beto na beto. Le poids de La tribu, Paris, Gallimard, Coll. « Continents noirs », 2001, p. 51. 20

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En Afrique en général et au Congo en particulier, la plupart des enjeux socioculturels déterminent des choix qui s'assujettissent de manière quasi fatale à la bipolarité Nord-Sud et au référentiel ethnique ou tribal. En d'autres termes, je ne puis prendre femme et n'adhérer qu'au parti de ma tribu n. Les Petits-fils nègres de Vercingétorix et Johnny Chien Méchant partagent les mêmes mécanismes de fonctionnement du sexe : violer les traîtresses de la tribu et les femmes de la tribu ennemie pour signifier à l'ennemi — qui souvent ne prend aucune part au conflit — l'infériorité de sa tribu par rapport à celle du violeur. Dans ces romans, on viole aussi parce que « ça faisait plaisir de voir l'humiliation d'un grand » (J, 272) de l'autre tribu, de la tribu ennemie.

Amour : éternité, guerre marginalisée Quoique la guerre marginalise l'amour en même temps que toute sa noblesse, Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala ne cèdent pas pour autant au désespoir. Ils accomplissent leur fonction d'écrivains, c'est-à-dire de porteurs de vie, d'existence et d'humanité. Ces qualités sont inhérentes à l'amour. La suppression de l'amour est synonyme de la fin de l'Homme. Aussi, ces deux écrivains, offrent-ils aux lecteurs des figurations de l'éternité de l'amour. Emmanuel Dongala crée des couples mixtes d'amies et de personnages unis par l'amour conjugal. Les amies, Tamila, une Mayi-Dogo, et la mère de Laokolé, une DogoMayi, meurent enlacées l'une dans les bras de l'autre, écrasées dans les ruines d'une maison détruite par des armes lourdes. Leur fusion jusque dans la mort exprime l'existence de l'amour dans tous les abysses de la vie et de l'homme. Cet amour porté symboliquement en terre a pour finalité de se décupler et de se répandre sur terre, à l'instar d'une semence. Monsieur et Madame Ibara demeurent en vie malgré l'humiliation qu'ils essuient, dans leur propre maison, de la part de guerriers. Cela matérialise l'ancrage de l'amour dans la vie, l'impossibilité de la marginalité de l'amour. C'est dans cette logique que la co-héroïne et co-narratrice du roman de Dongala, Laokolé, Antoine Yila, « Tribaliques de Henri Lopes : une métaphore unitaire », AndréPatient Bokiba et Antoine Yila (eds), Henri Lapes, une écriture d'enracinement et d'universalité, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 23. 23

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assassine le co-héros et co-narrateur, Johnny Chien Méchant, figuration de la sexualité sans amour, à l'aide d'une Bible, elle-même symbole de l'amour éternel. Chez Alain Mabanckou, les symboles de l'éternité de l'amour sont autant prégnants. Hortense Iloki continue de vivre au travers de son récit-témoignage — puisqu'elle est la narratrice du roman Les Petits-fils nègres de Vercingétorix —, ainsi que sa fille, Maribé, qui pérennise l'unité du Viétongo. Chez le personnage de Christiane Kengué, le souvenir de Gaston Okemba est incrusté dans sa mémoire. Un défunt qui demeure présent dans la mémoire humaine refuse de mourir et consacre l'atemporalité et la suprême victoire de l'amour et de l'humain. Cette présence est une marque de l'indélébilité de l'amour mutuel des deux personnages et de la fidélité du personnage vivant au personnage décédé. Elle détermine l'identité et le mode de vie de ce même personnage. La guerre est éphémère tandis que l'amour est éternel et atemporel. La guerre est annulation d'autrui tandis que l'amour est ouverture à autrui. Si chez Dongala les ports de l'amour sont désactivés tout au long du récit c'est parce la guerre traverse Johnny Chien méchant de part en part. Cette désactivation est partielle chez Mabanckou du fait que la guerre n'occupe qu'une partie du roman de cet auteur. Quoique la guerre parvienne à marginaliser l'amour, cette marginalisation/marginalité n'est que temporaire à l'image de son sujet. Le triptyque amour, guerre et marginalité n'est qu'un prétexte pour Alain Mabanckou et Emmanuel Dongala à la proclamation de la stupidité de la guerre — notamment celle due à des différences vides — et à la stigmatisation de sa fonction animalisatrice de l'Homme. Les deux romanciers exhortent l'Homme à la co-naissance et à l'altérité qui est une matière fondamentale de l'accomplissement, de l'émancipation et du développement intégral.

Références - Barthes Roland, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977. - Bataille Georges, L'Érotisme, Paris, Minuit, 1957. - Baudrillard Jean, De la séduction. L'horizon sacré des apparences, Paris, Gaulée, 1979.

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- Blachère Jean-Claude, Négritures. Les écrivains d'Afrique noire et la langue française, Paris, L'Harmattan, 1994. - Ellen Constans, « Cri du corps, cri du coeur dans les romans de Delly », Trame, Le roman sentimental, Actes du colloque international des 14 - 15 - 16 mars 1989, Limoges, 1990. - Djombo Henri, La Traversée, Brazzaville, Hémar, 2005. - Dongala Emmanuel, Johnny Chien Méchant, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003. - Félix-Tchicaya Aleth, Lumière de femme, Paris, Hatier, Coll. « Monde noir », 2003. - Galle Étienne, L'Homme vivant de Dole Soyinka, Paris, Silex, 1987. - Gnali Mambou Aimée, Beto na beto. Le poids de la tribu, Paris, Gallimard, Coll. « Continents noirs », 2001. - Lopes Henri, «Ah Apolline ! », Tribaliques, Yaoundé, CLÉ, 1971. - Mabanckou Alain, Les Petits-fils nègres de Vercingétorix, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002. - Mabéko Tali Jean-Michel, Le Musée de la honte, L'Harmattan, 2004. - Mackey Auguy, Brazza, capitale de la Force libre, Paris, L'Harmattan, 2004. - Makita Philippe, Le Pacte des contes, Paris, La Bruyère, 2004. - Tsibinda Marie-Léontine, « Les pagnes mouillés » (nouvelle), série Textes inédits, http://www.arts.uwa.edu.au/AFLIT/IneciitTsibinda.htlin - Yila Antoine, «Tribaliques de Henri Lopes : une métaphore unitaire », André-Patient Bokiba et Antoine Yila (eds), Henri Lopes, une écriture d'enracinement et d'universalité, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 13-30.

L'EXPRESSION DE LA DOUBLE MARGINALITE DANS LES LENDEMAINS QUI CHANTENT DE MAXIME NDEBEKA

Bellarmin Etienne Iloki

Le titre de notre travail comporte un terme essentiel, dont pour les besoins de clarté, le sens demande à être précisé au préalable. Il s'agit du terme « marginalité », qui implique une attention toute particulière, du fait de la modernité accordée à ses personnages. Ce terme qui signifie en sociologie, l'état de vivre en marge de la société, et qui évoque un risque d'exclusion, peut aussi se charger d'une connotation dépréciative et susciter dans certains cas la réprobation sinon la répression. L'enjeu de cette tension concerne évidemment la situation du héros par rapport à la société à laquelle il appartient. Max Millier rappelle que la notion de marginalité « n'a de sens que dans une culture qui se définit elle-même comme pourvue d'une cohérence, d'une continuité, d'une autorité, qui permettent de l'assimiler à la page imprimée et d'identifier au premier regard ce qui, par rapport à la masse compacte du texte paraît erratique, superfétae•ire, occasionnel » I . De fait, le terme de marginalité se rattache à la longue tradition littéraire du texte comme « métaphore du monde » 2. On sait que Maxime N'debeka a présenté sa pièce comme un malaise dans la culture, un procès de la société. Sa pièce met en scène les convergences et les antagonismes de la famille et de la société africaine, notamment en ce qui concerne la situation de l'homme dans son rapport à la nature et à la culture. Il attribue ainsi un rôle déterminant dans la genèse de sa pièce aux conditions dans lesquelles il a vécu ; cette microsociété dont les membres dépendaient entièrement d'un pouvoir qui ne pouvait qu'être ressenti comme autoritaire. C'est donc ce climat de malaise qui a I Max Milner, « En marge », Romantisme Marginalité, N° 59, 1988-1, p.3. Sur l'enracinement historique du terme marginalité, voir l'ouvrage de Robert Curtius : La littérature européenne et le Moyen Age latin, 1947, réédité, Presse Pocket, 1991, ch. IX, « Héros et souverains ». 2

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déclenché chez lui, une certaine aversion qui le conduira à la caricature de sa propre société. Toute la démarche de son théâtre est dans cette double acception : décrire pour instruire, raconter pour édifier. Ainsi Maxime N'debeka veut-il faire du théâtre un agent efficace de régénération morale. Pour filer la métaphore implicite dans la notion de marginalité, nous commencerons par nous demander quelles sont les figures de la marginalité dans la pièce de Maxime N'debeka. S'impose ensuite une deuxième partie où nous évoquerons les causes et les manifestations de la mise en marge de ces figures, par la société de leur temps. Enfin, il faudrait exprimer clairement si ces figures de la marginalité sont victimes de leur destin ou d'une quelconque malédiction.

La femme et le métis : deux figures de la marginalité sociale Il apparaît dès la première lecture de la pièce de Maxime N'debeka que la femme et le métis sont en marge de la société de leur temps. Mais cette marginalité est à rechercher à la fois dans l'incarnation de ces figures bien connues de la tradition littéraire, et dans l'exploitation des causes de celleci. Nous savons, par ailleurs, que cette marginalité diffère tantôt d'un personnage à un autre (homme-femme, jeune-vieux, noir-blanc), tantôt d'un décor à un autre (ville-village). La femme L'idée qu'il est juste et légitime de soumettre les femmes à la servitude pour leur bien est restée ancrée dans la mentalité africaine traditionnelle. Dans la pièce de Maxime N'debeka, le droit au respect et à la dignité humaine a toujours été refusé aux femmes. Dès le prologue, le hangar (le mbongui), ce lieu de rassemblement des hommes, est décrit comme un espace marginalisant, car les « femmes n'y sont que conviées ». On peut supposer, étant donné la conscience aiguë que manifeste Maxime N'debeka, que ce lieu répond, à ses yeux, une nécessité impérieuse, et qu'il a tout mis en oeuvre pour lui conférer un caractère intensément marginalisant. Nous verrons plus loin que le recours à ce lieu se justifie à la fois sur le plan de l'efficacité dramatique et sur celui de la visée polémique, mais qu'il découle sans doute aussi de la perception qu'a l'auteur du théâtre. Maxime N'debeka justifie le choix du théâtre, indépendamment de tout souci de représentation, par la supériorité que possède à ses yeux, la

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méthode « dramatique » pour explorer le coeur humain. Il ne faut pas oublier que l'expression « méthode dramatique» est ici très révélatrice d'une conception de la littérature dramatique entant qu'instrument de connaissance possédant une efficacité supérieure à celle des autres genres littéraires. Cette efficacité résulte de l'expression directe des émotions. De fait, la dimension mythique qu'acquiert cet espace réservé aux hommes, permet de conférer à l'emprise qu'il exerce sur les femmes, une signification beaucoup plus large: le rapport entre la marginalité sociale et la marginalité clanique. Mais ce rapport est loin d'être simple. On peut avoir le sentiment au début de l'Acte II que Maxime N'debeka choisit simultanément l'un et l'autre, puisqu'il justifie la décision des hommes d'accepter les femmes dans le hangar, à la fois par un assouplissement volontaire de leur position et par l'impossibilité d'imaginer une société sans femme. De la marginalité clanique tout d'abord : les paroles injurieuses du Deuxième Ancien dans la première scène de l'Acte II, prouvent que rien dans un monde dominé par les hommes et leurs préjugés, ne saurait venir à bout de la marginalité clanique. Elles ont pour premier effet de rendre impossible la discussion en faisant dévier le débat de fond vers des questions de personne. Le Deuxième Ancien : « C'est le comble ; quelqu'un de sexe honteux, une étrangère de surcroît se donne le droit de fourrer son nez dans les grandes affaires du clan » (Acte II, scène 1). Dans ces conditions le respect de soi-même devient impossible. Puisque tout être humain tire de la somme de ses rapports avec autrui l'image qu'il se fait de lui-même et de sa propre valeur. Il est donc compréhensible que les femmes uniformément rejetées, en viennent à se demander si elles-mêmes, leur famille, le sexe auquel elles appartiennent ne méritent pas le mépris dans le quel les tient la société. Ces doutes sont à l'origine d'un sentiment de haine dirigé contre soi-même et contre le groupe dont on fait partie ; ils forment les racines malsaines du complexe d'infériorité et des préjugés que l'on nourrit à l'égard de sa propre personne. Ainsi, selon Maxime N'debeka, la conviction misogyne d'une supériorité des hommes sur les femmes est si profondément ancrée dans la trame de la société qu'elle marque tout le fonctionnement du subconscient

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des hommes On comprend alors pourquoi, le Deuxième Ancien affirme que le statut d'épouse du maître n'accorde pas à la femme autant de pouvoir. Et le Troisième Ancien, tragiquement irréversible, ne se contente pas d'exclure les femmes de la communauté des hommes, il les voue à une marginalité quasi éternelle : Le Troisième Ancien : «...mais le monde où la sagesse abandonne le coeur des hommes et va germer sur le front des femmes, ce monde-là est sur le point de s'écrouler » (Acte II, scène 1). Ces deux discours trouvent leur expression tragique lorsque les Anciens révèlent leur véritable identité: leur marginalité est déterminée par une idéologie machiste Selon eux les femmes en sont arrivées à se croire vraiment inférieures. Mais les voilà qui se trouvent d'emblée démystifiés, à la fois par l'identité de leur interlocuteur (une femme), et par le caractère décisif de son discours. La Première femme : « Pas du tout. Le monde tient et tiendra encore debout, savez-vous grâce à qui ? L'homme ne l'avouera jamais. D'ailleurs a-t-on besoin qu'il l'avoue ? Je vois l'homme comme une brousse de saison sèche qui se consume à la moindre étincelle. Pour que la vie reprenne, il faut que la femme arrose la terre de ses pleurs, il faut qu'elle puise dans l'étang de son immense amour quelques embryons de vie et d'espoir pour qu'ils essaiment dans chaque trou de la terre... » (Acte II, scène 1). Le mode d'argumentation choisi par la Première femme est celui du détective privé, qui par l'accumulation des détails arrive à reconstruire le scénario du crime et à confondre le coupable. Ainsi, la description de l'homme comme « une brousse de saison sèche qui se consume à la moindre étincelle », renferme à elle seule tout l'argument qu'il sera très difficile de réfuter. Le changement de ton (grave), et d'attitude (sereine) comme l'indique la suite du discours : « Pour que la vie reprenne il faut que la femme arrose la terre de ses pleurs, il faut qu'elle puise dans l'étang de son immense amour », révèle aux spectateurs que l'objet autour duquel

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était bâti le discours du Deuxième Ancien et du Troisième Ancien n'était qu'un leurre. La marginalité sociale n'intervient, à vrai dire, que par un effet de glissement de la marginalité clanique. Dans la mesure où les femmes sont tout de même conviées à prendre part aux discussions du village, on peut considérer que malgré l'attitude très ferme et misogyne des Anciens, la marginalité clanique disparaît au profit de la marginalité sociale. Ce conflit qui se situe entre les droits du mérite, (attribués aux hommes) et ceux de la naissance, (attribués aux femmes), est un conflit autour duquel se noue l'intrigue de bien des comédies depuis l'Antiquité. Ainsi, les attaques personnelles de l'Oncle contre les femmes, contribuent à leur faire perdre le sang froid, à brouiller leur discours et à les pousser à se placer sur le terrain personnel. Il faut bien voir qu'on a affaire tout simplement à des insultes. Or, la déontologie de l'interaction, autrement dit, les règles de politesse interdissent qu'on insulte son interlocuteur, fut-il un adversaire. A priori cela n'a pas grand-chose à voir avec l'argumentation, mais en le faisant, le public sera alors tenté de renvoyer les adversaires dos à dos. L'oncle : « Ah ! Quelles sacrées créatures. Des bêtes, je te dis neveu, des bêtes. Avec elles, on ne peut pas se permettre de fermer un oeil sans se perdre totalement. Les conséquences sont nombreuses : les amis disparaissent ; la richesse fond. Ces créatures nous côtoient dans ce monde rien que pour manger et semer la merde partout » (Acte II, scène 1). Mais face à une marginalité des hommes, essentiellement fondée sur des allégations, des préjugés et des insultes publiques, les femmes se mobilisent, comme en témoigne la réplique de la Première femme : La Première femme : « Les hommes, comme les chiens, ne partagent jamais avec les épouses ni les soeurs l'os de leur famille. La femme seule a la faculté d'oublier ses origines pour se consacrer entièrement à son homme L'homme, lui, est rongé par l'intérêt personnel, l'intérêt de sa famille. C'est l'égoïsme par excellence » (Acte I, scène 2).

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Ce discours est particulièrement intéressant parce que ce type d'analogie est caractéristique dans le domaine juridique, politique et même moral, où l'on met en avant un précédent, et où le jugement présent est rendu dans le contexte du jugement passé dans le cas de même type. L'importance accordée au précédent n'étant ici rien d'autre qu'une exigence de cohérence. Cette analogie est ici rendue possible par l'emploi de l'expression de la mise en rapport analogique « comme ». Ce qui donne au final, une argumentation qui fonctionne comme une vérité générale, et à laquelle tout le monde ne peut qu'adhérer. Ainsi, le schéma ci-dessous montre comment les femmes n'assomment pas leurs adversaires avec des coups de poings comme le ferait un boxeur, mais avec des mots, des mots qui portent et qui permettent par la suite, de prendre conscience. Et si l'injure n'est pas leur point fort, l'ironie en revanche, apparaît comme un moyen de légitime défense contre la marginalisation des hommes. Une réaction somme toute naturelle, qui n'est pas provoquée par une certaine volonté, mais qui relève simplement d'un besoin de justice.

Figure n°1 Schéma de l'argumentation des femmes

f A Cas présent L

B

expression de la mise en rapport analogique I

j

Précédent ou cas typique

[ne partagent jamais avec leurs épouses [...], l'os de leur famille ] ». (Ce que les hommes et les chiens ont en commun)

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Et pourtant, la construction dramatique interdit au spectateur de prendre ces paroles au pied de la lettre. Celui-ci sait, en effet, qu'elles sont provoquées par la mauvaise humeur où les insultes des hommes ont plongé les femmes à la fin de l'Acte I, comme en témoignent ces didascalies : « Les femmes s'installent avec mauvaise humeur dans le hangar ». En plus, cette exaspération paraît bien plus tolérable que les paroles aux accents sadiques, proférées à la Première femme par la Deuxième femme : La Deuxième femme : « Et puis, tu es l'épouse de notre Maître ; celui-ci te livre sans nul doute quelques secrets pour t'élever ainsi au dessus de tout le monde, hommes et femmes. [...] Il te confie bien quelques secrets de sa sorcellerie » (Acte I, scène 2). Au début de l'Acte III, lorsque les Anciens, impatients d'attendre le retour du Maître, ne peuvent plus rester les bras croisés devant les malheurs qui s'abattent sur eux ; pour la Deuxième femme, l'occasion est toute indiquée de tenir pour responsable, la Première femme. On peut observer l'antipathie entre les deux femmes dans le discours suivant : La Deuxième femme : « Cette vipère, je le répète participe au commerce de son sorcier époux. Sinon, pourquoi ne dit-elle rien ? [...]Le moment viendra où je ferai avaler à cette vipère ses airs supérieurs, son mépris. La promotion de mon fis m'en donnera les moyens » (Acte III, scène 2). Derrière l'impitoyable marginalité des hommes, se cache peut-être, à une moindre échelle, une marginalité féminine. Le « malheur » des femmes ne tient pas toujours aux lois d'une société, crées par les hommes, mais à l'improbable harmonie entre elles. 2- L'Emissaire ou le « Métis » Ici encore, une figure appartenant à la tradition littéraire se trouve interprétée dans le registre tragique. Maxime N'debeka a montré à quel point l'Emissaire se trouve dans l'incapacité d'assumer son statut de métis, en raison du caractère extrêmement aliénant des préjugés de la société dans laquelle il vit. Toute la construction dramatique de la pièce repose sur les échecs successifs du Métis dans sa tentative de remplir correctement la

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mission à lui confiée par le Gouvernement, à savoir faire de ce pays un Etat moderne qui rattrapera le monde des blancs. Telle une mise au point, le Métis rappelle aux villageois que l'homme politique qu'il est, en ville, « s'intéresse aux choses qui touchent l'ensemble des gens ; il s'occupe du pays globalement et des hommes qui y habitent ». Et si son retour au pays, si son entrée dans le clan, ne lui sont pas interdits, il rencontre néanmoins une certaine résistance des Anciens, qui ne peuvent s'empêcher de comparer les « bonnes intentions » du Gouvernement à celles des exploiteurs. On découvre d'ailleurs les réactions de l'Emissaire aux plaisanteries de son frère, au cours d'un dialogue :

« Le Fils : Notre clan respecte ses principes. Jamais une affaire d'une certaine gravité n'a été mêlée à des questions de nourriture.

L'Emissaire : Il n'y a aucun mal à cela. En ville... Le Fils : Nous sommes à la campagne, mon frère. Les couleurs et les rythmes de la ville ne règlent pas encore notre vie ici. LEmissaire : Cela ne saurait tarder. Le Fils : En attendant tu as oublié beaucoup de choses. En plus tu es parti bien tôt pour en soupçonner davantage. LEmissaire : Mon frère ! Ma mission ne doit pas échouer. Il y va de mon avenir, de notre avenir. Nos deux sorts sont liés dorénavant à l'issue de cette assemblée. Aide-moi, je t'en prie » (Acte II, scène 2). Cependant, ces Anciens qui opposent au Métis une assez farouche résistance, sont ceux-là mêmes qui reconnaissent avoir la chance d'appartenir à un clan qui ne fait que des enfants de « grande destinée ». Le discours de la Deuxième femme est très révélateur de ce sentiment de reconnaissance à l'égard du Métis : « Les gens du pays attendent un personnage important, ils l'escorteront depuis le marché ». Mais l'ambivalence des Anciens n'est-elle pas aussi celle de Maxime N'debeka à l'égard de sa pièce, lorsqu'il adopte le point de vue du critique ? Car les Anciens, comme l'auteur lui-même, éprouvent un mélange de fascination et de répulsion à la fois pour le Métis. Si la répulsion peut venir de ce que l'univers mis en scène est un univers où les valeurs traditionnelles sont effondrées et remplacées par un modèle d'importation, comme semble nous dire le Maître :

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Le Maître : « L'informe étrangle l'homme Le chaos est le double de l'homme blanc, il avance, il menace, il contamine. Il ébranle même les vielles souches du chemin. [...]Le mal ruse avec l'homme noir, le mal s'infiltre dans tout le corps et creuse un étang croupissant. Le Blanc c'est le mal en personne » (Acte II, scène 3). La fascination en revanche, provient de l'impression produite par le Métis, celle qui naît des sentiments héroïques. D'ailleurs, de ce point de vue, le Métis est peut-être la figure la plus édifiante d'un nécessaire lien entre héroïsme et marginalité. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans la société africaine traditionnelle, le Métis apparaît aux yeux des africains comme celui qui a étudié, celui qui croit et comprend mieux les choses, celui qui peut entrer en contact avec l'homme blanc. C'est donc entant que métis qu'il est héroïque. La Première femme : « C'est vrai, le retour d'un fils après tant d'années d'absence est un véritable bonheur. Au moment où l'on croyait l'avoir perdu, au moment où on l'accusait d'indignité, le voila qui réapparaît » (Acte I, scènel). On peut aussi se demander, si par un effet de contamination, la ville n'est pas elle-même l'indice de la marginalité dans le personnage de l'Emissaire. En effet, elle n'est pas seulement une nécessité dramatique, comme on vient de le voir avec le hangar, elle possède peut-être aussi une nécessité psychologique dont pourrait témoigner le recours systématique du Métis à la défense de la ville contre les villages. Ainsi, réagissant à la comparaison excessive du Maître qui ne voit en la ville rien d'autre qu'un « furoncle, un assassin qui écrase et dévore tout », le Métis lui oppose une cinglante réplique : « Les villages s'éteindront s'ils ne tiennent pas compte des bouleversements provoqués par l'arrivée du Blanc en ville » (Acte II, scène 3).

Le poids accablant des traditions En Afrique la solidarité clanique est centrée sur les Ancêtres : le peuple africain croit aux divinités intermédiaires que sont les esprits et les Ancêtres. Il faut rappeler que dans la pièce de Maxime N'debeka les Ancêtres sont affectueusement appelés les Anciens, ils sont les gardiens

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de la tradition, et les familles se reconnaissent par certains comportements moraux liés à eux. Il paraît même que certains africains se sentent observés par leurs Ancêtres, et cela les motive à bien se comporter. Les Ancêtres sont également le lien entre les villageois et Dieu, à ce titre ils sont des entités bienveillantes, providentielles et d'initiation. La scène d'initiation qui consacre le Fils après la mort de son père, à la fin de la pièce est absolument bouleversante. On peut ainsi lire : Le Troisième Ancien : « Ce que le Maître noue ne peut-être délié que par le Maître. Inclinons-nous ». (Tout le monde s'accroupit et s'assied sur les talons. Seuls le Maître et le fils restent debout.) Le Maître (au fils) : « Attention de goûter à la chair d'un neveu ou d'une nièce. Ne te laisse pas tenter par le sang d'un parent consanguin. Prendre garde de vendre une chèvre de ton troupeau. Grandi, épaissis, durcis, mûris et vieillis (Le fils se couche à plat ventre ; le Maître marche sur lui.) Fixe-toi un astre qui rayonne la santé. Epands-toi en une odeur qui éloigne les malfaiteurs. Reçois le pouvoir reçu de mon père, que celui-ci reçut de son père, celui-là de son père et cela depuis le commencement des temps ». (Le fils se relève et passe trois fois entre les jambes de son père.) (Acte IV, scène 5). On voit bien, le but visé par cette cérémonie est l'insertion dans la société et dans la tradition. Elle apprend à savoir discerner le bien personnel et le bien communautaire. La mémoire de la tradition donne aussi une sagesse : on est adulte lorsqu'on sait vivre en communauté. Considérant que l'école ne peut pas remplacer tout, et qu'elle n'est pas un gage de bonne moralité, les sociétés qui n'ont pas de cycle initiatique peuvent le regretter. Dans la mentalité africaine, on est d'abord le fils de quelqu'un, avant d'être un homme, et plus encore lorsqu'on est le fils du Maître, le poids de la tradition devient alors plus accablant, car la pérennité de ce qui fait le clan, et de ce qu'il sera demain, c'est lui. D'ailleurs, la Première femme, s'adressant au Fils : « Tu es le présent et l'avenir, notre avenir à tous, vivants et morts », lui rappelle sans doute, que les grands destins ont les

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grandes exigences. Mais bientôt, les inquiétudes du Fils, probable digne héritier de la couronne, vont révéler au public que les traditions et les croyances africaines sont complexes. « C'est dur d'avoir un tel destin. Qu'on me laisse le temps de faire mon apprentissage ! », s'exclame le Fils. Car les Anciens ne plaisantent pas longtemps, la foudre de leur colère pourrait facilement lâcher ses « chiens vengeurs ». Le message que le Deuxième Ancien adresse au Fils lors du rassemblement dans le hangar est suffisamment clair, pour le jeune initié, et donc le futur maître, qui n'aurait pas encore conscience de la place qu'il occupe au sein de sa communauté: « Jeune prétentieux ! Attends ton heure, et tu trancheras pour les hommes de ta génération ». Mais, tout se joue ici dans le silence, et la question du Fils : « Mon père vit peut-être encore. Comment se décider à prendre sa place ? » (Acte III, scène 3), suffit à suggérer quel combat se livre dans l'âme du personnage avant que la patience triomphe de l'impatience : « Le Maître reviendra. Le Fils ne doit pas bouillir d'impatience ». Ainsi, la fatalité qui semble s'acharner sur le clan, en particulier, et sur le pays, en général, dans la pièce de Maxime N'debeka, peut être réduite à une somme de déterminisme où se confondent le psychologique, l'historique, le social, le biologique et le traditionnel. Mais, ce passé « accablant » peut aussi prendre les traits d'un père maudissant son fils, si celui-ci ne se conforme pas aux règles du clan. Les africains ont un grand respect pour les personnes âgées, elles sont une bénédiction, car leurs connaissances sont précieuses. L'oncle : «La revanche de ton fils passe par la bénédiction du Maître. Sans l'intervention du Maître, la carrière de ton fils ne connaîtra pas de lendemains heureux » (Acte III, scène 2). Lorsque, par la voix de son Emissaire, le Gouvernement tente d'expliquer aux villageois que leur contrée regorg e des bois d'espèces rares, et que l'exploitation de « chaque arbre fournirait au village un pont, un dispensaire, un camion, une école, du ciment et des tôles, de la nourriture etc.», la réaction du Troisième Anciens ne se fait pas attendre, mais surtout, elle est sans équivoque :

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Bellarmin Etienne Iloki Le Troisième Ancien : « Toute richesse ne s'échange pas. L'arbre comme l'homme est un temple du Tout Puissant » (Acte II, scène 3).

De toute évidence, dans la vie relationnelle et pratique africaine, on observe un profond attachement à la nature et à tous les éléments du cosmos. « Attention ! La nature est une mère à qui on n'arrache rien », semble nous conseiller le Troisième Ancien. De même que le sens du dialogue avec l'invisible, le souci de réaliser la dimension spirituelle de l'être humain et l'acceptation de la mort dans la vie, sont autant d'autres éléments pour illustrer l'univers africain. D'ailleurs, si le malheur du personnage du Maître se trouve ainsi amplement expliqué, et justifié au sein de la pièce, il est aussi déterminé par une approche de l'anthropologie africaine. De sa révolte de l'Acte III, après l'annonce du projet de l'Emissaire, à son sacrifice de l'Acte IV, l'histoire du Maître, telle la met en scène la pièce de Maxime N'debeka, convoque clairement l'histoire de l'humanité, telle que la conçoit la tradition judéo chrétienne, celle de l'espoir d'une rédemption par la souffrance. Les lendemains qui chantent est à ce titre une pièce libertine : elle laisse le lecteur, le spectateur juger. Tout dogmatisme est exclu et la conclusion qui s'impose est que toute vérité morale est impossible. Le Métis est ridicule et marginalisé en défendant le bon sens, le juste milieu : L'Emissaire « Je ne me détourne de personne, bien au contraire. Le Gouvernement qui m'a envoyé ne s'y trompe pas. Je suis la flamme du clan et l'espérance des jeunes générations. Je viens préparer le chemin du bonheur de tous » (Acte II, scène). Les attaques sont nombreuses contre l'honneur du clan. Il se « moque » de tous, de celui qui est en haut (le Maître) et de celui qui est en bas (le peuple). Il fait l'apologie de l'irresponsabilité, du manque d'engagement de l'homme noir. Qu'on lui reproche sa perpétuelle course vers la richesse, il ne trouve aucune gêne à justifier cette attitude de principe, par l'hommage qu'il doit universellement aux blancs. L'Emissaire : « La vision fétichiste du monde maintient l'homme dans le règne animal. L'homme noir doit se débarrasser de

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cette pesanteur. L'homme blanc, en révolutionnant les idées, en découvrant et en s'emparant des vues qui reflètent fidèlement la réalité, s'est hissé sur les hauteurs où règne le Tout Puissant. De ce sommet, il contemple la vie, la dirige, la modifie, la bouleverse, l'organise dans son intérêt. L'homme blanc empêche le Tout Puissant de conduire l'univers en dictateur » (Acte II, scène 3). C'est donc une attaque cinglante contre le clan, une institution garante de la famille et de la société. Selon le Métis aucun progrès n'est possible sans l'intervention d'un minimum d'égarement, soit sous forme de plaisir, soit sous forme de l'idée de pêcher pris en dehors de toute considération d'utilité et de mesure. Mais, ce triomphe de la jeunesse, loin d'être présenté comme la conséquence d'un renoncement aux traditions, en faveur des changements modernes, montre comment l'Afrique traditionnelle peut entrer en contact avec l'Occident, comment l'interpénétration permet de mieux comprendre ce que chacun peut apporter à l'autre.

Destin ou malédiction Dans la mythologie grecque, la malédiction est présentée comme une punition infligée par un Dieu en colère aux descendants d'un individu qui a offensé ce Dieu. Contrairement aux personnages des tragédies grecques qui ne comprennent pas ni n'acceptent la malédiction, dans la pièce de Maxime N'debeka, la malédiction bien qu'étant héritage du passé, est aussi une destinée et appelle des prophéties sur ce qui doit advenir. Car la prophétie avertit toujours les victimes de la malédiction des conséquences, même si les termes de la prophétie sont volontairement incompris, ou il y a une tentative déterminée de s'en soustraire. Le Troisième Ancien : « Mon garçon, la nature ne se laisse pas fouiller les viscères impunément. Les Dieux frapperaient ; les foudres du ciel s'abattraient sur nous. [...] On ne brise pas sans risque l'harmonie de l'univers » (Acte II, scène 3). Parce que le Gouvernement et les marchands ont exacerbé le courroux divin, en se ruant aux frontières de la région pour commencer l'abattage

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des arbres, la malédiction s'est cristallisée en un « châtiment juste et mérité », pour emprunter le vocabulaire de l'Emissaire : L'Emissaire : «A chaque coup de dent de la grande scie sur un arbre, le ciel s'est déchiré pour cracher des chiens de feu » (Acte II, scène 3). C'est seulement en accomplissant l'expiation selon la volonté de Dieu que la malédiction finit par passer. Car ici, la question de son existence ne se pose pas, il n'y a pas d'athéisme. Dieu transcendant est hors système, on ne peut s'amuser avec son nom. Il y a un culte officiel et un culte spontané. De fait, Dieu est maître de la vie. Dans une perspective strictement africaine, voire chrétienne, Maxime N'debeka reconnaît que son personnage possède une cohérence sans faille, et que son sacrifice volontaire lui promet la rédemption plutôt que la damnation. De l'aveu même du Maître, son sacrifice apportera à la jeunesse santé, richesse, grand bonheur, et surtout, elle pourra couper les arbres sans risque. Le Maître (au Fils) : « L'époque ancienne tombe en poussière. Apporte-moi le pot qui se trouve au pied de cet arbre mort. Je n'ai plus suffisamment de temps. Le temps de la jeunesse appelle ; il bouillonne d'impatience de donner son rythme au cours des choses. Vous aurez santé, argent, richesse, grand bonheur. Vous couperez les arbres sans risque. (Le fils lui donne le pot de terre cuite. Le Maître le porte à ses lèvres, boit en avalant cette fois-ci ; puis il va s'asseoir au pied du gros arbre. Le fils s'accroupit et s'assied sur les talons. Le Maître meurt après un long silence...) » (Acte IV, scène 5). Nous pouvons encore constater que le courroux des Dieux est lié non pas à une simple transgression humaine, mais à l'abus d'avantages. En d'autres termes, la malédiction dans la pièce de Maxime N'debeka n'est pas une malédiction de premier instant, mais commence comme quelque chose de positif qui a été mal employé par l'arrogance ou la cruauté. La malédiction de ce fait devient plus puissante et plus envahissante. Le Gouvernement représenté par PEmissaire et les marchands a eu l'opportunité d'expier la malédiction en acceptant de faire des sacrifices

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nécessaires ou de s'imposer des limites intérieures. Mais il n'est pas parvenu à le faire, parce que, incapable de résister à la convoitise. On est bien loin du message livré par l'écrivain tchadien OuagaBallé Danaï, dans sa pièce intitulée La malédiction. Selon lui, les africains sont des victimes résignées des mensonges de prophètes de malheur et des croyances en la malédiction. Poursuivant sur son refus du fatalisme, l'auteur pense que la malédiction ne serait qu'un mensonge voulu par les autres pour nous asservir. Il s'agit ni d'affirmer ni d'infirmer une authentique identité africaine, plutôt de montrer que l'Afrique vit à un tel point de la pluralité de ses traditions et de ses croyances que l'on ne peut regarder l'africain sans les considérer. Dans son cours sur « La culture africaine : Aperçu ethnologique de la tradition africaine », Germain Gazoa, affirme que « les traditions et les croyances sont ce qu'il y a de plus précieux et de plus sacré chez l'africain, on lui enlèverait l'existence si on ne les considérait pas. »

Au terme de cette réflexion, si l'on admet que la marginalité c'est la différence, il convient de distinguer deux types de marginalité. La marginalité involontaire, (celle de l'exclu d'un espace communautaire, celle qui met les femmes en « marge » et les place en « bordure » du groupe des hommes). Et la marginalité choisie, délibérée, expression d'une démarche consciente, d'un engagement entier : c'est celle du Métis. Dès lors, le principe de la différence apparaît comme le garant de l'existence de la marginalité : plus il y aura de différence, plus la marginalité augmentera. Et s'il y a plus de similitude, où ira le marginal Enfin, si l'on considère que les femmes ont été marginalisées, il est clair que leur intégration passe par la fréquentation des hommes. Leur refus de vivre avec les hommes apparaîtra comme le refus de renoncer à la dite marginalité. Autrement dit, le marginal doit se laisser guider par celui qui ne l'est pas. Cette démarche est aussi valable, me semble t-il, pour le Métis, car celui qui émigre a conscience des obstacles qui se présentent à lui et il engage un certain nombre d'actions pour parvenir à appartenir à la société qui l'accueille. Les lendemains qui chantent révèlent peut-être la fonction dévolue au théâtre. Selon la préface de Cromwell, Victor Hugo voit le théâtre comme un « point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut y réfléchir sous la magie de

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l'art »3. Ainsi, en attribuant aux événements terrestres une explication située au-delà de la raison humaine, Maxime N'debeka fait une investigation sur l'anthropologie africaine dont le théâtre est l'instrument. Cette dimension qui relève d'une esthétique de l'expérimental, démontre qu'une oeuvre de fiction ne se limite plus à présenter les effets extraordinaires de la fatalité, mais s'efforce d'en rechercher les causes, d'en apporter les solutions les mieux adaptées. Là, réside peut-être la modernité de cette pièce. Références - Hugo Victor, Préface de Cromwell, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », textes établis par Jacques Seebacher et Guy Rosa, 1885, 1985. - Max Milner, « En marge », Romantisme Marginalité, N°59, 1988-1. - Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, Presse Pocket, 1947, 1991.

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Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1822, Edition. A. Ubersfeld, dans Oeuvres complètes, sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, vol. critique, p. 25.

L'EXPRESSION DE LA MARGINALITE A TRAVERS LA MUSIQUE CONGOLAISE Bienvenu Boudimbou

La musique congolaise de variété fonctionne comme un grand miroir déployé sur le théâtre de la vie quotidienne. C'est un espace d'expression des visions du monde, mieux, de représentation d'identités, aussi bien pour les auteurs compositeurs que pour le public. A travers cette musique se lit, en effet, le portrait éclaté de l'homme contemporain pris dans son environnement. Des musiciens à textes tels que Lutumba Simaro, Pamelo Mounka et Luambo Makiadi dit Franco ont acquis leur renommée en passant au crible les moeurs -jusqu'aux plus perverses- de leur époque et de leur milieu. Or, tout en sachant qu'elle remplit une fonction symbolique, l'auteur compositeur peut aussi servir comme un outil d'analyse et de connaissance de la société, un moyen de critique également, dès lors que sa chanson décrit les travers de la société. Comme dans les oeuvres (écrites) de fiction, les personnages mis en exergue dans les chansons de variété offrent l'opportunité d'identifier et d'apprécier les modes d'expression de l'altérité au Congo. De même, la scène musicale congolaise s'offre elle-même à l'analyse comme un terrain d'expression de la concurrence, voire de rivalités, entre des acteurs (les musiciens) enclins à puiser dans le vocabulaire de la taxonomie sociale pour revendiquer des identités valorisantes ou réduire l'Autre à l'insignifiance. Ce regard que porte le musicien sur l'Autre mais aussi sur lui-même est significatif, en raison du rôle d'observateur, témoin d'une époque, qu'il joue ou encore de son statut de vedette. Ce regard permet aussi d'établir la marginalité de certaines catégories d'individus. Parlant des rapports qui existent entre la scène musicale, l'altérité et l'ethos, Michel Demeuldre constate, justement que de nouvelles représentations sociales, des « re-définitions de la situation » et des attitudes particulières sont véhiculées par chaque style relationnel. Elles

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sont non seulement explicites dans les textes chantés mais dans les positions transactionnelles exprimées dans les dynamismes mélodiques et rythmiques'. L'objet de ce texte est donc de déterminer, à la lecture de quelques chansons-photos', puis à l'examen des phénomènes musicaux contemporains, les modes opératoires de la marginalité dans l'aire musicale de la République du Congo et de la République Démocratique du Congo. Dans les cités de ces deux pays qui ont un fonds musical commun sont nés, du fait de la chanson, des personnages dont on pourrait dire qu'ils sont des prototypes de la marginalité ambiante dont s'inspirent les artistes. Les expressions utilisées à cet effet, tout comme les noms attribués à ceux qui, aux yeux de leurs prochains, deviennent des citoyens de seconde zone, nous intéressent. On sait que la chanson, comme la presse, jouit d'un pouvoir exceptionnel : celui de nommer et grâce à la magie de la répétition dans l'écoute- de créer des prototypes. Dans cette perspective, la marginalisation se conçoit comme un processus d'isolement, de mise au ban de la société, de tout individu dont le statut ou le mode de vie ne sont guère enviables ou conformes à la norme. C'est « la situation d'individus ou de groupes vivant en marge du fonctionnement de la société » 3. Le concept de marginalisation recouvre aussi l'idée de déviance, une « notion large recouvrant aussi bien des actes délictueux que les conduites minoritaires ne contrevenant pas formellement à la loi »'. De cette définition découle la nécessité de distinguer dans l'analyse, d'une part, des marginalisés (victimes de la marginalisation), et de l'autre, des marginaux (auteurs d'actes ou d'attitudes hors normes sociales). Quoi qu'il en soit, le statut du marginal portera le sceau du I Michel Demeuldre, « Approche génétique des processus musico-sociaux : l'étude de la création d'un style collectif », Anne-Marie Green (eds), Musique et sociologie, Paris Montréal, l'Harmattan, « Coll. Logiques sociales », 2000, p. 155. 2 Cette expression est de Sylvain Bemba. Dans son ouvrage intitulé 50 ans de musique du Congo-Zaïre (Ed. Présence Africaine, Paris, 1984), le défunt écrivain et musicologue congolais l'utilise pour désigner, chez les musiciens à textes, les oeuvres inspirées par le vécu quotidien et qui en retracent parfois de façon satyrique et pointue les aspérités. 3 Claude-Daniele Echaudemaison (dis), Dictionnaire d'économie et de sciences sociales, Paris, Nathan, 1993, p. 254. 4 Idem, p. 121.

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reproche, du blâme ou de l'anathème, pour un défaut physique ou moral acquis ou inné, du fait de la conduite sociale ou encore à cause du dénuement de l'individu. Comme le suggèrent les oeuvres musicales analysées, ainsi que les phénomènes musicaux observés, dans la société congolaise, les facteurs de discrimination entre les individus sont aussi multiples que les moyens de mise à l'écart de la société. Certains sont subtiles, d'autres grossiers. Dans la première partie de ce texte, nous nous attelons à lire la marginalité à travers les textes des chansons (interprétés pour l'essentiel en lingala). Dans la seconde, un inventaire des noms d'artistes, d'orchestres et de dédicataires de la chanson ainsi que des titres des chansons permet d'apprécier la manière dont les producteurs des oeuvres musicales congolaises se mettent en vedette, dans une approche qui se lit comme un refus de la marginalité. L'inventaire que nous proposons ici est le résultat d'un constat : la récurrence de ce que l'on peut considérer comme des clichés aussi bien dans la dénomination des artistes et des orchestres que dans le titrage des chansons et les cris mélodiques. Notre démarche épouse l'approche de Catherine Rudent qui, concluant une contribution sur l'analyse du cliché dans les chansons à succès, suggère : au lieu de voir dans ces clichés une faiblesse des oeuvres, l'on peut les approcher de façon positive et travailler à leur interprétation. Il faut pour cela les considérer non comme des résidus passivement repris par des compositeurs peu lucides, mais comme des signes d'appartenance volontairement voyants, efficace en cela, et relevant d'un choix parmi l'ensemble fourmillant de tous les clichés possibles'. L'inventaire et l'analyse des clichés permettent donc d'étudier la marginalité de l'artiste ou le refus de celle-ci.

5 Catherine Rudent, « L'analyse du cliché dans les chansons à succès », in Musique et sociologie (sous la direction de Anne-Marie Green), Paris - Montréal, l'Harmattan, Coll. Logiques sociales, 2000, p. 119.

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La marginalité à travers les textes de la chanson congolaise Dans cette partie, nous décortiquons les chansons afin d'établir les catégories possibles de marginalisés et de marginaux. Nous relevons en même temps les facteurs de marginalisation de l'individu dans la société congolaise. Modalités de la marginalisation Dépersonnalisation à travers le nom

La dépersonnalisation doit être comprise d'abord comme étant le processus par lequel la société « détruit » la personnalité de l'individu. Nous empruntons ce concept à la psychiatrie où il désigne plutôt un sentiment de mal-être. C'est, d'ailleurs, ce qu'éprouvent certaines personnes victimes de la marginalisation car, comme l'écrit René Angelergues, la dépersonnalisation est : un état subjectif dans lequel le sujet se vit comme transformé, l'illusion de modification, d'altération -voire de suppression-, affectant, de façon totale ou partielle, soit la personne dans son ensemble, soit seulement le corps physique ou le moi psychique ; cette illusion n'a, dans certains cas, que l'incertitude d'un sentiment (...) La dépersonnalisation représente donc non pas une quelconque altération de la personnalité (...) mais un trouble du vécu de sa propre personne par le sujet luimême'. « Baracuda » (C1)7, une chanson à succès produite en 2003 par le groupe de musique tradi-moderne Kingoli Authentique, donne l'exemple le plus frappant de la marginalisation d'un individu à travers une dépersonnalisation par le nom. Le texte raconte l'aventure d'un adolescent orphelin, victime d'un rejet par la famille de son défunt père. Pour survivre, dans une cité (Brazzaville) où le pain quotidien ne se gagne qu'à la sueur du front, le personnage -en fait, une sorte de René Angelergues, « La dépersonnalisation », in Problèmes de la personne, Exposés et discussions réunis et rassemblés par Ignace Meyerson, Paris — La Haye, Mouton et Co, 1973, p. 437. Le code C suivi d'un chiffre désigne la chanson et son ordre de présentation dans ce texte.

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narrateur autodiégétique- exerce des petits métiers qu'il abandonne tour à tour, parce qu'il se sent honnis, relégué à un rang social marginal, à cause des noms dont l'affublent ses concitoyens ; des noms que lui valent ses activités successives. Ce sont : - Mwana mayi (petit vendeur d'eau) ; - Mwana nguba (petit vendeur de cacahuètes) ; - Bambissa lipapa (« rafistoleur » de chaussures) ; - Koro-koro (manutentionnaire, pousseur d'une brouette sans benne) ; - Koro-koro (petit milicien reconverti en soldat) Tous ces noms (ces mots) relèvent d'un même champs lexical : celui des petits métiers, considérés comme l'apanage des marginaux, des individus relevant de la basse classe sociale. Ici, le degré de dépersonnalisation est très fort, car le terme koro-korv vient d'une onomatopée produite par une mécanique défectueuse. Ce mot désigne avant tout l'épave d'une brouette, puis le manutentionnaire qui s'en sert. Pour comprendre ce transfert sémantique, il convient de replonger dans les péripéties de la guerre civile de 1997 marquée par des tueries aveugles, mais aussi par des pillages à grande échelle. Dans cette basse besogne, les miliciens se servaient justement de brouettes vite endommagées par le poids des galets de guerre. Ainsi, par analogie, est appelé koro-koro, depuis la fin de cette guerre civile, tout ancien milicien devenu auxiliaire de la force publique, sans engagement réel sous le drapeau. Par extension, le mot désigne aussi désormais toute nouvelle recrue de l'armée, victime résignée du bizutage, corvéable à souhait. Les noms de métier ne sont donc pas innocents par rapport à notre problématique. L'enjeu tient de ce que « la profession apparaît comme un aspect important ou sensible de l'image sociale donnée et reçue ; elle fonctionne comme un moyen commode d'étiquetage et joue un grand rôle dans la présentation de soi » 8. Pour revenir à la dépersonnalisation, dans le texte de la chanson de Kingoli Authentique, la victime vit sa marginalisation avec d'autant plus de douleur qu'elle a jusque là grandi à l'abri du besoin, sous le toit paternel. D'où ce rappel : 8 Patrick Champagne, Remi Lenoir, Dominique Merllié, Louis Pinto, Initiation à k pratique sociologique, Paris, Dunod, 1991, p. 146.

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« Ngaï moto bazalaki kobenga na Magi Modé Ngaï moto na zalaki koméla yaourt Bayo » « On m'appelait pourtant Magi Modé Moi qui, pourtant, consommait le yaourt &go » De ces propos du narrateur se dégage la revendication d'une identité antérieure plus « reluisante » (celle d'un jeune homme admiré, qui portait un beau pseudonyme) et d'un statut social plus enviable (celui d'un enfant élevé dans un certain confort, car il avait l'habitude de consommer un aliment ne figurant pas dans le menu quotidien des familles modestes : le yaourt). Toutefois, c'est bien parce qu'il se retrouve avec une nouvelle identité que traduisent les noms qu'on lui attribue, et non parce qu'il a perdu le confort matériel, que le personnage décide d'abandonner ses activités lucratives. Le refrain ci-dessous en dit long : Ba ndeko na teka mayi Babengui ngaï Mwana mayi Ngaï na teka nguba Babengui ngaï Mwana nguba Ba ndeko na bamba mapapa Babengui ngaï Bambissa lipapa Na mema brouette ezanga libumu Babengua ngaï Koro-koro Na kota l'armée na kata libengue Babenga nga Koro-koro Esali ngaï sorti bandeko Il fallait na boya misala... Chers amis, dès que je me mets à vendre de l'eau (à la criée) On me colle le nom de «Petit vendeur d'eau » Aussitôt que je me mets à vendre de l'arachide On me colle le nom de «Petit vendeur d'arachide » Chers amis, dès que je me mets à réparer des sandales On me colle le nom de « Rafistoleur » de sandales

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Dès que je me sers de l'épave d'une brouette (sans benne) On me colle le nom de Koro-koro Je m'engage dans l'armée, le crâne rasé, On me colle le nom de Koro-koro J'ai fini par en avoir honte Et je me suis résolu à abandonner toutes les activités... (Cl) En abandonnant les petits métiers qu'il exerce tour à tour, le personnage de la chanson « Barracuda » s'engage dans un processus d'auto marginalisation, dès lors qu'il se résigne à se soustraire du regard de l'Autre, c'est-à-dire de ses concitoyens, plutôt que de chercher un emploi mieux rémunéré et qui garantit un meilleur statut social. Auto marginalisation et résignation L'auto marginalisation est notamment matérialisée par Vadio Mambenga à travers la chanson « Tambola Malembe ». Dans son texte, ce musicien de la R.D. Congo (aujourd'hui disparu), paralytique de son état, prodigue un conseil de prudence aux mélomanes : Tambola malembe mokili ya bato Okendeke malembe mokili ya bato Marche prudemment, le monde ne t'appartient pas Vasy doucement, le monde ne t'appartient pas. (C2) Parce qu'il prescrit dans le même refrain d'imiter le caméléon, pour la légendaire lenteur de ses pas, Vadio Mambenga donne à croire qu'il s'adresse principalement à tous ceux qui partagent sa condition physique. L'idée serait alors qu'ils se résignent à ne pas vivre au rythme palpitant de la société. Le côté littéral de la traduction (en lingala, l'expression « ko tambola malembe » signifie littéralement marcher lentement, à petits pas) nous permet également de rappeler le statut ontologique du paralytique chez les bantou. Diminué (physiquement), ce dernier fait partie de ce que le Père Placide Tempels aurait appelé des êtres « déforcés ». Dans la vie

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quotidienne, le paralytique est considéré comme un « sous-muntu » 9, « un sous-homme ». Au plan de la réception du chant s'est d'ailleurs opérée une "métaphorisation" : dans les villes du Congo et de la RDC, on appelle par « Tambola Malembe » les handicapés moteurs, admis dans le corps social -ou plutôt rejetés- comme des citoyens de seconde zone. Cette expression traduit aussi bien la dépersonnalisation par le nom que le bannissement évoqué plus haut. Le bannissement La femme décrépie vit, résignée, sa condition de femme abandonnée par son épOux. La société congolaise l'assimile au « rideau », parce qu'elle garde la maison et n'a pas droit aux mondanités. La femme « rideau » ne participe pas aux activités de réjouissance de son époux, un privilège accordé à la femme « mallette », la préférée (souvent une concubine) qui accompagne le mari partout. Luambo Makiadi donne la parole à l'une de ces femmes marginalisées dans son morceau « Tala merci ba pesa na mbwa !» (Quelle ingratitude !) : Nabotama na suki élingaka nga té Mino na zui na mokili ata ko éboyi ngaï Na sala nini Je souffre d'une alopécie Ma bouche s'édente Que puis-je faire ? (C3) Ces femmes dont l'allure n'épouse plus les canons esthétiques juvéniles portent le titre de « dépassées » (elles sont passées de mode) dans la société congolaise. Le baptême vient d'un tube de l'orchestre Choc Stars de Kinshasa. A travers la chanson « Philippo Madilu Système donne la parole à une de ces « dépassées » : Mobali aboya ngaï marna Po na koma bourreau...

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Muntu (la personne) est le singulier de bantu dans plusieurs langues d'Afrique centrale.

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« Mon époux m'a plaquée Parce que je suis devenue obèse... » (C4) 10 . Madilu a, en quelque sorte, réécrit « Frein à main », une chanson de son maître Franco, le cri d'une femme « plaquée » au foyer, donc marginalisée par son époux, à cause de ses rondeurs exagérées. En voici un extrait : Okitni ngaï po libumu ekomi accordéon (...) Oleyisa ngaï, omelisa ngaï, na koma monene (...) Okeyi kokotela mwasi ya commerçante libala na Ndjili (...) Na sengaka yo mbongo ya mombongo opimaka ngaï... Tu m'as fuie parce quej'ai maintenant un ventre en accordéon (...) Tu m'as tellement nourrie que j'ai pris du poids (...) Tu as intégré le domicile d'une femme commerçante à Ndjili (..) Tu refuses de me donner le fonds de commerce que je réclame toujours... (C5) Dans ce texte, un double paradoxe enrichit le sens de la dénonciation entreprise par l'artiste. En premier lieu, on constate à travers la complainte de la victime que l'obésité en cause est le résultat des bons soins prodigués sous le toit conjugal par le mari lui-même. Deuxièmement, ce dernier quitte sa femme et ses enfants pour rejoindre une femme commerçante, alors qu'il n'a jamais voulu donner un fonds de commerce à sa légitime compagne. Le fait d'entretenir ce genre de relation sentimentale extraconjugale est une déviance que les époux infidèles, au Congo, masquent en désignant celles qui deviennent visiblement leurs secondes épouses par le terme de « deuxième bureau ». Cette déviance confine à la marginalité. Ce que souligne Orner Mas soumou Le refus d'employer une des expressions (deuxième femme ou deuxième foyer conjugal) témoigne de la volonté de masquer, d'occulter ou de taire une réalité socialement mal admise (...) Bien que le code de la famille congolaise autorise la polygamie, un f° En français au Congo et dans les langues véhiculaires (lingala et kituba), bourreau est synonyme de gros et gras, en parlant des personnes.

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homme qui entretient une femme (à l'insu de son épouse) est mal apprécié''. Dans «Frein à main », Franco met donc en présence une marginalisée (dont il fait implicitement l'avocat) et un marginal (dont il dénonce les déviances).

Le reproche, le blâme et la raillerie A propos de la vie conjugale, la norme veut que l'homme ne soit jamais visiblement moins âgé que la femme. La coutume veut également que ce soit la femme qui rejoigne l'homme sous son toit. Lorsque le contraire se produit, les acteurs sont considérés comme des marginaux. Franco a stigmatisé cette marginalité aussi bien dans l'exemple cité cidessus que dans «Marin », du nom du personnage mis en exergue dans la chanson. Jeune diplômé, Mario vit en concubinage avec (aux dépens et chez) une dame fortunée mais très âgée, Marna Mobokoli (la mère nourricière). Gigolo donc, Mario double sa marginalité d'un statut de brigand, car non seulement il fait cocu à cette dame qui aurait pu être sa mère, mais aussi ne se prive pas de la battre et d'endommager ses biens parmi lesquels une voiture Mercedes. On le découvre à travers les plaintes de la dame qui craint d'ailleurs pour sa santé, car elle s'écorche la peau à coup de corticoïdes pour s'embellir. La sentence de cette marginale est sans appel : Mario, na lembi eee Kendé Mario na bayé yo eee Mario, e n'en peux plus, Vas t'en, Mario, e te hais. (C6) Dans la deuxième version de ce morceau (« Mario retro ») enregistrée des années plus tard, une voix neutre -celle d'un observateurintervient dans le texte pour blâmer Mario qui poursuit nuitamment son concubinage avec Marna Mobokoli : 11 Orner Massoumou, «Le labyrinthe sémantique dans la pratique du français au Congo », in Le Français en Afrique, Revue du Réseau des Observatoires du Français Contemporain en Afrique, n° 19, 2004, p. 141.

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Ebele ya basi batondi Kinshasa oyo Omoni naïno bango té ? Kaka mère ! Yango asala yo eloko nini Kinshasa est pleine de (jolies) filles Ne les vois-tu pas jusqu'à présent ? Tu n'as d'yeux que pour cette mère Qu'a-t-elle donc fait de toi ? (C6') Les moeurs de la femme libre, peu recommandables, font de celleci une marginale aux yeux des auteurs compositeurs congolais. L'illustration est donnée à travers ce « portrait en pied » dressé par Ngombé dit Maître Taureau aux éditions Loningisa. La chanson s'intitule «Albertine mivasi ya bar » 12 (Albertine, femme des bars) : Albertine mokondji ya bar (...) Nzungu te, sani te, mbeto ya ko lala edjali te Soki bo moni ye na nzela Bo ko banza mwana mwasi ya kilo Nzoka eloko ya pamba Ekolala partout e. Albertine, la reine des bars ( ..) Pas de marmite, ni d'assiette, ni de lit pour dormir Si vous la voyez dans la rue Vous croyez avoir affaire à une femme respectable (littéralement : de poids) Alors qu'il ne s'agit que d'une chose de rien du tout Qui dort partout. (C7) Dans les années 70, rapporte Sylvain Bemba 13, l'orchestre MandoNegro du soliste Nkounkou Master avait stigmatisé ces filles volages, délinquantes, dans une chanson intitulée « Evadée ». Dans le langage courant de l'époque, ce vocable désignait une fille dévergondée ayant 12

Extrait emprunté à Sylvain Bemba, op. cit., p. 67.

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Op. cit., p. 124.

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quitté le toit parental. L'allusion à l'évasion est claire, car il s'agit pour la fille, dans certains cas, de se défaire d'une tutelle qu'elle juge sévère. Aujourd'hui, dans le langage juvénile des Brazzavillois et des Kinois (habitants de Kinshasa), on utilise l'épithète « grillées » pour nommer ces demoiselles aux moeurs légères.

Préjugés et injures Dans les portraits féminins qu'il a dressés dans le tube « Non », le (pourtant 1) très moralisateur Franco livre implicitement à la vindicte populaire -préjugés obligent- toutes les femmes laides. Il en fait des boucs émissaires. Voici leurs péchés, à travers une langue chargée d'insultes : Basi ya bilongui mabe bandeko (...) Basi ya bilongui misukusu (...) Mosala kolya intérêt ya baninga (...) Mosala kokaba basi ya bato

Les femmes laides, chers amis, Les femmes aux visages tordus Sont des opportunistes invétérées (qui profitent des situations de leurs congénères) Elles aiment entraîner les épouses d'autrui à la débauche. (C8) A la lecture du texte de cette chanson, il apparaît que l'artiste ne reconnaît aucune qualité aux femmes laides. Dépourvues de charme, incapables donc d'être prises en mariage, elles ne vivent, selon lui, qu'aux crochets de leurs amies supposées belles. Et, à ce prix, elles tombent dans le travers du proxénétisme (la traduction littérale du dernier vers cidessus est en fait : « leur travail consiste à partager les épouses d'autrui »). Au delà, c'est le procès de la femme célibataire qui est ouvert devant le tribunal de la rue car, au Congo, on accorde plus de respect à celle qui est mariée. Tshala Mwana, dans «Nasi nabali », reprend un dicton populaire pour montrer combien une femme seule (libre) ne mérite pas les égards de ses contemporains : Linzanza libonga nde na langui

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Ya solo mwasi abonga na mobali Linzanza libonga nde na langui Ya solo lokumu ya mwasi makwela Aussi vrai que c'est l'encre qui justifie l'utilité de l'encrier, La femme n'a de sens qu'aux côtés d'un homme. Aussi vrai que c'est l'encre qui justifie l'utilité de l'encrier, Il n'y a d'honneur pour la femme qu'à travers le mariage (dans un foyer conjugal). (C9) La ségrégation En dehors du couple femmes mariés/femmes célibataires, la société opère des choix discriminatoires qui sont autant de démarches de marginalisation. Dans «Feux de l'amour» de JB Mpiana, on le voit à travers le sort réservé aux citoyens dépourvus du capital, à ceux qui manquent de références universitaires ou à ceux qui ne justifient pas d'une noble descendance. Basusu liboso ya kolinga moto Batunaka ofandaka wapi ee Basusu liboso ya koloba oui Batunaka osalaka nini ee Bakoma kotuna de quelle famille es-tu ? (...) Biso to buka bic mua kala, Nani akolinga biso Nzambi ya mpungu bandela mokili oyo, Otuna moko moko Nani akolinga kobotama Na famille ya pauvre. D'aucuns, avant d'aimer, Demandent où vit le soupirant D'aucuns, avant de dire oui, Vous demandent à quelle famille vous appartene z (...) .14 Nous qui avons précocement arrêté notre scolari•té' , 14 En lingala, « kobuka bic », « kobuka bic » (littéralement, briser le stylo ou le crayon) signifie arrêter sa scolarité, quitter le banc de l'école.

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Qui oserait nous aimer ? Seigneur Dieu, recrée donc ce monde Et demande à chacun de nous s'il, a des personnes Qui accepteraient de naître Dans une famille pauvre. (C10) Cette chanson présente de façon ramassée plusieurs facteurs de marginalisation de l'homme dans les sociétés congolaises. Ce sont : la richesse matérielle, l'occupation professionnelle (l'emploi), la descendance, la résidence, le niveau scolaire. A propos du niveau scolaire, évoquons, dans les relations interpersonnelles quotidiennes, l'ascendant pris par les personnes qui justifient d'une formation universitaire accomplie -on les appelle les « longs bics (stylos à bille) » ou « longs crayons »- sur les rebus du système éducatif (ceux qui, selon l'expression consacrée, ont « brisé le stylo ou le crayon »), désignés sous le nom devenu péjoratif de Mamadou. La valeur sémantique de ce nom utilisé comme une insulte dans le contexte de la raillerie tient de ce que Mamadou est (à côté de Bineta) le principal personnage des syllabaires et autres ouvrages de lecture au programme dans les écoles africaines francophones, précisément aux cours préparatoires et élémentaires, au lendemain des indépendances. C'est donc parce qu'ils n'auraient connu que ces ouvrages-là, que les rebus du système éducatif sont pris pour des... Mamadou. Les démunis ont aussi leur nom, azanga (celui qui n'a rien, le démuni), composé à partir du verbe lingala kozanga qui signifie manquer de quelque chose, ne pas posséder quelque chose. Dans sa chanson « Fièvre Mondo », l'orchestre Zaiko Langa Langa de Kinshasa montre comment cet attribut peut s'appliquer à toute une famille : Ngaï babengui ngaï azanga Tata na ngaï kombo azanga Marna na ngaï kombo azanga Biso bana oyo tozanga Na mileli Na mileli On m'appelle le démuni (celui gui n'a rien)

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Mon père s'appelle le démuni Ma mère s'appelle la démunie Nous sommes la famille des démunis J'en pleure, j'en pleure. (C11) A propos de discrimination, épinglons également celle qui traduit une certaine xénophobie, avec par exemple les frustrations nées entre les Kinois de souche et les provinciaux. Les premiers se disent maîtres de la ville et s'opposent à toute émancipation des seconds. Illustration à travers ce chant de Kwamy enregistré en 1967, « Bana Lipopo », que rapporte et traduit Manda Tchebwa 15 : Bauta bakomi Kotombola mapeka Balobi baleki biso Bana lipopo Les nouveaux venus prennent le dessus Sur nous dans notre fief Lip op o Nous les natifs kinois sommes aujourd'hui Sous leurs bottes (C12) Dans la même lancée, Monteiro et Soudaïn (dans «Miscoker wa ngai ») donnent une mesure de l'inclination des autochtones à la marginalisation des arrivants : Moninga mwasi oyo ozalaki na biso Okei kolanda bauta na yo Ya biso na yo ebebi Chère amie, tu as toujours partagé notre intimité Pourquoi as-tu décidé de t'attacher à ces provinciaux ? Entre nous, tout est fini. (C13)

15 Pour cette chanson et pour la suivante, lire l'ouvrage anthologique intitulé Terre de la chanson : la musique zaïroise hier et aujourd'hui, Louvain-la-Neuve, Editions Duculot, 1996, p. 254.

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Le choix de la personne grammaticale dans l'expression de la marginalité

Dans l'introduction de ce texte, nous avons souligné le fait que la marginalité confine l'homme dans un statut fort peu enviable. Dès lors, il est intéressant d'examiner les personnes grammaticales choisies par les auteurs compositeurs pour s'exprimer sur ce phénomène ; question d'apprécier la manière dont les marginaux et les marginalisés réagissent face aux regards que porte sur eux le reste de la société. Comme le remarque, en effet, Georges Gougenheim : La langue se trouve aux prises constamment avec la notion de personne, dans l'expression des rapports sociaux. Nous constatons d'abord cette notion de personne dans la distinction de la personne qui parle, de la personne à qui on parle, et de la personne ou de la chose dont on parle. C'est la vieille définition des grammaires.' A travers le corpus des chansons retranscrites dans la première partie de cet article, il se dégage que le je (et le nous de majesté), le tu et le il (s) ou elle (s) sont les personnes les plus empruntées par les chanteurs. Dans Cl, C3, C4, C5 et C6, les narrateurs s'expriment à la première personne du singulier. Le je (tout comme le nous de majesté du C10) qui s'exprime dans ces chansons constate en quelque sorte sa marginalité dans une double visée. Il s'agit pour lui (la personne qui parle) soit d'assumer le statut de « marginalisé », parce qu'il le vit comme un fait accompli ; soit de le conjurer, ce qui justifie le recours à l'interpellation des narrataires, à travers les apostrophes (C1, par exemple) -une sorte de prise à témoin, sollicitation implicite d'une sympathie, d'une pitié de la part du destinataire du message- et les phrases à construction rogatoire (C3). Dans les éléments du corpus présentés ci-dessus, le statut de marginal n'est pas assumé à la première personne du singulier. Les marginaux sont désignés, plutôt, à la deuxième personne du singulier et/ou aux troisièmes personnes du singulier et du pluriel. Le tu, dans C5, 16 Georges Gougenheim, « La notion de personne dans la grammaire », Problèmes de la personne, Exposés et discussions réunis et rassemblés par Ignace Meyerson, Paris-La Haye, Mouton et Co, 1973, p. 241.

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C6, C6', est utilisé dans une visée de dénonciation ou d'interpellation du marginal (la personne à qui on parle). Idem pour le elle du C7 et le elles du C8 (la ou les personnes dont on parle). Par ailleurs, dans la chanson congolaise, il y a des textes -moins nombreux- à travers lesquels les marginaux, s'exprimant à la première personne du singulier, reconnaissent leurs déviances, mais refusent de se considérer comme tels. Et d'abord cette mésaventure d'un provincial qui, arrivé à Kinshasa, en provenance de Mbuji-Mayi, intègre un groupe de voleurs. Arrêté par la police, il raconte sa mésaventure, accuse, culpabilise l'ami qui l'a entraîné dans cette voie, avant de plaider : « Nazali balado te = je ne suis pas un balado ». balado te » (C14) c'est justement le titre de cette chanson interprétée par Kalama Soul.

Le « Soûlard » de Zoba Casimir dit Zao ne se sent pas non plus l'âme d'un marginal : Tout le monde m'appelle soûlard, Mais je ne suis pas soûlard Moi, Ya Copa, moi je ne provoque personne. Le vin rouge a rougi mes yeux, Je n'attends que la mort. Le vin de palme a rougi mes lèvres, Je n'attends que la bagarre. (C15) En faisant précéder le nom du narrateur (Copa, mot kongo dérivé de l'anglais cup et qui signifie gobelet ou pot d'alcool) de la particule « Ya », diminutif de « yaya » qui veut dire aîné (e), grand frère ou grande soeur, en langues congolaises, Zao entreprend un processus de valorisation du statut de cuveur de son personnage. En langues congolaises, en effet, la particule « ya » est un mélioratif. A travers ce texte humoristique, le narrateur avoue donc subtilement son comportement hors normes sociales. Marginal, il se dit par ailleurs pacifiste, comme pour se faire pardonner sa déviance. La même approche se lit à travers «Mabele » de Lutumba Simaro. Sur un ton innocent, le personnage de la chanson déclare : La vie na ngaï oyo ya ba yankee

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Falanga na salaka Ya mbenda na likaya Mwasi aboya ngaï Kasi kopo ya masanga te Etoko na ngaï na somba po na nkiriba Tokoluka to kanga miso tongo etana Ma vie ressemble à celle des voyous Mon salaire, je le dépense pour la boisson et la cigarette Mon épouse peut me repousser Mais jamais un verre d'alcool J'ai acheté ma natte pour mes virées Pourvu que l'on ferme l'ail en attendant l'aube (C16) L'aveu de la marginalité se double cependant d'une sorte de plaidoirie. Le marginal se donne comme une excuse : Nalanga nzembo nalanga makambo Je suis chanteur, je chante les vicissitudes (de la vie)

La marginalité de l'artiste Productions marginales, productions de marginaux Dans son article intitulé « Apprécier la musique aujourd'hui » 17, Bruno Deschenes démontre que l'image que le musicien donne de sa personne aujourd'hui est celle d'un marginal. Dans le cas précis de la musique congolaise, nous n'allons pas évoquer le vécu quotidien de ces hommes et ces femmes tantôt adulés pour leurs exploits, tantôt blâmés pour leurs excentricités. Revenons aux textes des chansons pour en relever les preuves de la marginalité des chanteurs. Le constat porte sur un accessoire de la chanson congolaise, le cri mélodique, lancé comme un cri de guerre. Dans la plupart des cas, celui-ci n'a aucun lien discursif avec le reste du texte chanté. L'artiste se donne quelque liberté qui confine à l'attentat à la pudeur. En voici quelques exemples. 17 Bruno Deschenes, « Apprécier la musique aujourd'hui, in International Review of aesthetics and Sociolog of Music, 27, n°2, December 1996, pp. 139 — 154.

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Chez Koffi Olomidé (Album « Noblesse oblige »): Etutana yango na yango Ahh ! Ça c'est bon ça ! 18 ,Qu'ils (les sexes) s'entrechoquent Ahh ! Ça c'est bon fa Dans « Sautedéjà » (2004), Félix Wazekwa chante : Nzoto ya marna misuni misuni (...) Kuna na funia misuni misuni (...) Elongwa p o s o. Le corps de la dame est bien charnu (...) Elle a le sexe bien charnu (...) Qu'il (le sexe) s'écorche donc. De l'orchestre Choc Stars, en 1985 : Tia mopepe tia mopepe Tala marna akolela Pompe, pompe, Et voilà la maman en larmes. Ces cris mélodiques qui servent parfois d'argument commercial pour les chanteurs sont désapprouvés par un certain public. Certaines polissonneries sont censurées par l'administration, comme ce fut le cas pour le cri de Koffi Olomidé rapporté ci-dessus.

Le refus de la marginalité par l'artiste Sylvain Bemba constate qu' « en dépit de leurs attributions de pédagogues chantants, les musiciens restent au bas de l'échelle sociale. L'admiration qu'on leur porte n'est que l'envers du mépris à peine 18 En 1993, ce cri valut un séjour à la prison centrale de Kinshasa à Koffi Olomidé et Nyoka Longo pour atteinte à la pudeur.

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dissimulé qui leur est manifesté dans certains cas » 19. Les intéressés en sont apparemment conscients ; d'où cette tendance, par la magie du nom, à se mettre en valeur ou en puissance, à magnifier son groupe musical, ainsi que ses œuvres. En un mot, les musiciens congolais ont une noble appréciation de leur être, de leur art et de leurs produits. Cette approche se lit comme un refus de la marginalité. La preuve est donnée à travers : - le statut des personnes dédicataires des chansons ; - les noms de scène et/ou attributs par lesquels ils se font appeler ; - les noms qu'ils donnent à leurs orchestres... Faute d'exercer des fonctions politiques ou d'occuper des postes de prestige dans les rouages de l'administration ou dans le monde des affaires, les musiciens des deux Congo donnent l'impression à leurs mélomanes qu'ils n'en sont pas si loin. Au rythme où se scandent les dédicaces sonores, on a l'impression que tous sont amis • - des chefs d'Etat (Omar Bongo, Denis Sassou Nguesso, Obiang Nguema par exemple) ou de leurs épouses, enfants et gendres ; - des officiers (Généraux François Ndénguet, Jean Dominique Okemba, et Norbert Dabira, Colonel Bakala...) ; - d'hommes d'affaire (Didi Kinouani, Adam Bombolé, Yoka Bernard, Mère Malou, Etienne Moundele...) ; - de grands chroniqueurs de musique (Zachari Baba Basue, Médard Milandou, Serge Kayembe...). En réalité, en dévoilant cette sorte de filiation ou d'affinité, les musiciens s'affichent comme des acteurs sociaux de premier rang. Ils ne peuvent donc être considérés comme des marginaux, dès lors qu'ils arrivent à « tutoyer » les plus hautes personnalités de leur époque et de leur pays. Ces mêmes musiciens, peut-être pour donner la preuve de leur large culture générale et de leur maîtrise des langues européennes — ce qui déjà est signe qu'ils ne méritent pas les plus basses marches de

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Sylvain Bemba, op. cit. p. 91.

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l'échelle sociale -, n'hésitent plus à composer en français ou encore à saupoudrer leurs chants de citations littéraires 20 . Toutefois, c'est bien plus à travers leurs noms de scène que s'apprécie leur refus de la marginalité à travers l'auto promotion. Voici les principales catégories des noms inventoriés : a) Pour les artistes • Noms ou appellations mettant en exergue des qualités physiques: Pembey Sheiro la Belle des belles, Mbilia Bel, L'Or Mbongo, Julia la Fée (pour la beauté), Bakala dia kuba (traduire : l'homme fort, Papa Wemba), Djuna Mumbafu Big One (pour l'envergure physique), la Tigresse (Gypsie Mbani, pour son agressivité sur la scène). • Noms ou appellations mettant en exergue des qualités morales ou intellectuelles : Le Poète Lutumba, Docteur Nico, le Parolier Félix Wazekwa, le Sage Rapha Boundzéki. • Noms ou appellations mettant en exergue des qualités artistiques, le succès de l'artiste ou sa maturité en terme d'âge : Quadrakoraman 21 , Grand Mopao, Mukulukulu, Papa Plus, Papa Bonheur, Papa Top, Lettre A, le Guide, Benoit XVI (tous ces premiers noms appartiennent à Koffi Olomidé), El Chappo (Romain Gardon), Grand Kallé, Grand Maître Franco, le Grand Muyaka (Joe Poster), Evoloko Joker la carte qui gagne, Master Mwana Congo, Madilu Système, Papa Wemba, Papa Noël, Grand père Bozi Boziana, Papy Bastain, Dady Youlou Mabiala, Pépé Kallé, Mamy Claudia, Samy Trompette. • Noms se rapportant au métier des armes : Général Défao, Marna Colonel, Commandant Josky Kiambukuta, • Noms (attributs) se rapportant à la monarchie et titres princiers : Souverain Ier (JB Mpiana), Monza Ter, le Roi de la Forêt (Werra Son), le Roi de Mfoa (Vincent Dussat), le Roi Soleil, Roi David, la Reine du Mutuasi (Tshala Mwana), la Reine Cléopâtre (Mbilia Bel), le Seigneur Tabu Ley, le Prince Youlou Mabiala, King Kester (Emeneya), le Roi de la 20 C'est du moins la conclusion que tire Alain Mabanckou à travers son article intitulé « Chanter en lingala : quelles évolutions ? » in Notre Librairie, revue des littératures du Sud, n°154, avril-juin 2004, pp. 58-63. 21 Koffi Olomidé a pris ce pseudonyme en 2003 après avoir remporté quatre distinctions aux Koras, la grande émulation annuelle des musiques africaines organisée en Afrique du Sud.

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Bienvenu Boudimbou Forêt (Werra son), Wendo n, le Ngantsién Niarcos, Chairman Jacques Koyo.





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Noms romantiques ou sentimentaux : Mpongo Love, Beyou Ciel, Franco de mi Amor, Doudou Copa de mi Amor, Papa Chéri (JB Mpiana), Baby Ndombé. Noms exprimant la sainteté ou se rattachant à la divinité : Santa Soleil, Saint Patrick Azan'O, Mukangi Déesse, Benoit XVI (Koffi Olomidé), Essous Spiritous, Moïse (Quentin Moyasco), Pape God. Noms empruntés aux hommes d'États et à des célébrités Bill Clinton, Trinita, Mohamed Ali (Adolphe Dominguez) Noms se rapportant à un objet violent ou puissant ou à un élément de la nature : Roga Roga Missile, Nkoyi (le lion en lingala, pour Werra son), Oxy Oxygène, B-52 (Jacques Koyo).

b) Pour les orchestres • Noms mettant en exergue la puissance ou la solidité du groupe : Tout Puissant OK Jazz, Bantou Monument, Kamikaze Loninguissa, Ouragan, Vibration, Chic-choc Loyengué, Choc Stars. • Noms mettant en exergue l'originalité de l'orchestre : Véritable Mandolina, Lokito Original, Wenge Musica Maison Mère, Zaiko Nkolo Mboka (littéralement : Zaiko Maître des lieux), Kingoli Authentique. • Noms mettant en exergue l'art musical: Cercul Jazz, Viva la Musica, Rocka-Mambo, SOS Salsa. • Noms comportant une particule superlative : Extra Musica, Super Boboto, Super Tembessa, Super Océan. • Noms mettant en exergue des qualités intellectuelles : Vox Intello, Quartier Latin, Académia, Nouvelle Ecriture, Académie etc., Campus des Stars. • Noms se rapportant à la monarchie : Empire Bakuba, le Royaume.

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Le pseudonyme d'Antoine Kolosoï (Wendo) est dérivé du nom anglais Windsor (Duc de), à travers sa prononciation en lingala (Wendossor). 23 En Téké, ce nom est attribué aux princes et aux chefs de terre.

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Noms mettant en exergue la solidité des liens filiaux ou confraternels : Les Trois Frères, les Frères Soki, G 7, les Sept Patrons de Langa-Langa Stars. Noms romantiques ou exaltant la beauté : Esthétique Musica, Tout Chic Gombé, La Viniora Esthétique, Wenge Musica Bon Chic Bon Genre, Sentiment Ngobila, Watikanya Bon Teint Bon Look. Noms soulignant l'envergure territoriale du groupe : Z1 International, African Rock, Vox Africa, African Team, African jazz, African Fiesta, Afric'Ambiance, Congo Jazz, Congo Fiesta, Bantou de la Capitale. Noms se rattachant à une identité mise en valeur: African Soul, Bantou Jazz, Negro Succès, Negro Band, Echos Noirs. Noms se rapportant au métier des armes : Les Guerilleros, les Maquisards, les Grands Maquisards, Festival des Maquisards, Patrouille des Stars. Noms se rapportant à Dieu : Zaiko Familia Dei

L'inflation onomastique qui se dégage de cet inventaire non exhaustif traduit une certaine vitalité dans la création des groupes musicaux. Bon nombre d'orchestres se créent par effet de fragmentation, à la suite des querelles entre membres d'un même groupe. Souvent, le nom du groupe de départ, disputé par tous, se charge de déterminants dont les ensembles nés de la dislocation s'affublent, chacun, pour se mettre en valeur et, implicitement, présenter les rivaux comme des marginaux. La plupart des noms comprenant les particules et adjectifs du genre « Maison Mère », « Véritable », « Bon chic bon genre », s'inscrivent dans cette logique. Les rivalités entre les artistes, ainsi que leur [folie] désir de grandeur, justifient aussi la propension à s'attribuer les noms de scène du genre « Lettre A », « Souverain I" », « Grand Maître », etc. S'il y a une lettre « A » placée en tête de liste, il y en a nécessairement dans l'alphabet qui ont le statut de marginaux, du fait de leur position dans la liste. Pour le cas du souverain, on suppose l'existence de sujets sur lesquels il règne. De même, l'existence d'un maître suppose celle d'apprenants auxquels ce dernier prodigue des enseignements. Il y a donc, logiquement [implicitement], référence de l'artiste qui se met en vedette à un autre (absent) qu'il ne nomme pas, mais qu'il regarde de haut.

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Cela se ressent davantage à travers certains cris mélodiques, comme dans les exemples ci-dessous : « Ici, fa va ; là bas, ah !il » (Zaiko Langa Langa de Nyoka Longo, au lendemain de la scission du groupe, pour se moquer des fondateurs de Zaiko Familia Dei) ; «Original ea photocopie té» (le texte original a toujours meilleur éclat que la copie : Koffi Olomidé s'adressant à ses ex employés ayant quitté son Quartier Latin pour créer le Quartier Latin Académia) ; «Ah ! Petit frère, solola bien !» (Petit frère, il faut savoir de quoi tu parles : Werra son parlant de son ancien congénère, JB Mpiana). Conclusion Les musiciens à textes de la République du Congo et de la République Démocratique du Congo fournissent un corpus important de chants permettant de répertorier les modalités d'expression de la marginalité dans les sociétés congolaises contemporaines. A chaque modalité se rattachent des types de marginalisés ou de marginaux dont le nom, finalement, dépend de la réception du texte chanté. Les mots et les expressions pour traduire cette réalité viennent non seulement des langues congolaises mais aussi du français. L'analyse du choix de la personne grammaticale à travers les énoncés du corpus nous a permis de constater que le statut de marginal ne s'assume pas facilement à la première personne du singulier. Par ailleurs, si pour le commun des mortels, la musique semble être un métier de voyous, donc de marginaux, les artistes eux-mêmes s'efforcent à démentir cet a priori. Leurs choix de dédicaces sonores et de noms de scènes se lisent comme un refus de la marginalité.

Références - Angelergues, René, « La dépersonnalisation », in Problèmes de la personne, Exposés et discussions réunis et rassemblés par Ignace Meyerson, ParisLa Haye, Mouton et Co, 1973, pp. 437-450.

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- Bemba, Sylvain, 50 ans de musique du Congo-Zaïre, Paris-Dakar, Présence Africaine, 1984, 188 p. - Champagne, Patrick ; Lenoir, Remi ; Merllié, Dominique et Pinto, Louis, Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1991, 238 p. - Demeuldre, Michel, « Approche génétique des processus musicosociaux : l'étude de la création d'un style collectif », Musique et sociologie (sous la direction de Anne-Marie Green), Paris-Montréal, l'Harmattan, Coll. Logiques sociales, 2000, pp. 123-169. - Deschenes, Bruno, « Apprécier la musique aujourd'hui, International Revin) of aesthetics and Sociology of Music, 27, n°2, December 1996, pp. 139154. - Echaudemaison, Claude-Daniele (dir), Dictionnaire d'économie et de sciences sociales, Paris, Nathan, 1993, 448 p. - Gougenheim, Georges, « La notion de personne dans la grammaire », Problèmes de la personne, Exposés et discussions réunis et rassemblés par Ignace Meyerson, Paris-La Haye, Mouton et Co, 1973, pp. 241-249. - Mabanckou, Alain, « Chanter en lingala : quelles évolutions ? », Notre Librairie, revue des littératures du Sud, n°154, avril-juin 2004, pp. 58-63. - Massoumou, Omer, « Le labyrinthe sémantique dans la pratique du français au Congo », Le Français en Afrique, Revue du Réseau des Observatoires du Français Contemporain en Afrique, n° 19, 2004, pp. 139-151. - Ministère de l'éducation nationale La chanson congolaise, Brazzaville, Institut national de recherche et d'action pédagogique, Office national des librairies populaires, 1984, 142 p. - Rudent, Catherine, « L'analyse du cliché dans les chansons à succès », in Musique et sociologie (sous la direction de Anne-Marie Green), ParisMontréal, l'Harmattan, Coll. Logiques sociales, 2000, pp. 95-121. -Tchebwa, Manda, Terre de la chanson : la musique rcaïroise hier et aujourd'hui, Louvain-la-Neuve, Editions Duculot, 1996, 366 p.

Etudes linguistiques, sémantisme de la marginalité

LA MARGINALITE : SIGNES ET SENS DANS LE DISCOURS AU CONGO Anatole Mbanga La réflexion que nous nous proposons de mener dans ce papier s'inscrit dans l'optique de la thématique de « l'expression de la marginalité ». Elle prend fondamentalement en compte le phénomène langagier en général et la pratique discursive des locuteurs congolais en particulier. Le langage représente tout un univers qui se déploie aux yeux des usagers et grâce à eux. L'expression des idées, des sentiments ou des émotions s'élabore grâce à la langue ; celle-ci représente selon Jules Marouzeau « la somme des moyens d'expressions dont nous disposons pour mettre en forme l'énoncé »1 . Ainsi nous retrouvons la problématique de l'utilisation de la langue française par des locuteurs et scripteurs francophones. Le concept de locuteur appelle celui d'allocutaire. Ce qui nous conduit dans la perspective d'approche énonciative. Aussi la langue est-elle mise en relief dans des situations de communication. Jean Louis Chiss souligne que Si dans la communication, la compréhension mutuelle constituent la fonction centrale du langage et de chaque langue en particulier, il est depuis longtemps évident que le langage sert de support organisateur à la pensée, que c'est le langage, comme dit Saussure, qui donne forme à la substance du sens comme elle « découpe » la réalité2. On retiendra également que la langue a une fonction expressive. Cette vision réfère à son emploi par chaque individu pour exprimer ses propres sentiments, ses propres réactions. Certes, la langue fonde le 'Jules Marouzeau, Précis de stylistique française, Paris, Masson, 1965, p. 100. Louis Chiss, Jacques Filliolet, Dominique Maingueneau, Linguistique française, Paris, Hachette supérieur, 1992, p.18. 2Jean

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point de départ de l'expressivité, représentant linguistiquement un système hors emploi (fait de signes et de règles), mais le concept de discours nous paraît d'emploi plus approprié dans notre étude. En effet « son emploi obéit néanmoins à la volonté de mettre l'accent sur l'usage de la langue en contexte. De ce point, on peut que le discours joue un rôle comparable à celui de parole chez Saussure » 3. Notre approche se fonde sur les signes linguistiques, autrement dit le lexique ou les moyens d'expression ainsi que le sens, la valeur sémantique des signes permettant d'exprimer la marginalité. Cette approche se rapporte à « l'usage qui est fait du système qu'est la langue par des sujets inscrits dans des contextes singuliers » 4. Le terme marginalité fait référence à tout ce qui est singulier, tout ce qui s'écarte ou est à l'écart, à la marge par rapport à une convention, à une norme. Phénomène d'ordre social et psychologique, la marginalité traduit une forme d'exclusion subie et/ou choisie par un individu ou une communauté. Il s'agit pour nous d'étudier la marginalité du point de vue de ses moyens d'expression selon une perspective linguistique, mieux discursive. Quels signes linguistiques, quels moyens lexicaux les locuteurs congolais utilisent-ils pour dire la marginalité, pour la représenter ou la symboliser ? Quels contextes génèrent ce type de discours ? Quelles valeurs sémantiques recouvrent ces signes ? Notre travail consiste en même temps à établir l'adéquation entre les signes linguistiques répertoriés et retenus, générés dans des situations de communication ou dans des contextes définis et la sémantique qui s'y rattache. Nous tenterons aussi de répondre à la question de savoir s'il y a une exception discursive chez les locuteurs congolais.

Les moyens d'expression de la marginalité En nous situant dans l'optique de la création verbale, discursive, nous observons la prédilection dont témoignent les locuteurs congolais pour les jeux de changements et de métamorphoses en termes de moyens d'expression. On se souvient en même temps de La Fontaine qui à son époque déjà « déclarait la guerre à l'uniformité, ce qui a fait surgir une

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Jean Louis Chiss et alii, Op. cit., p.18. Jean Louis Chiss et alii, Ibid.

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esthétique nouvelle à travers des mots vieillis, des tours familiers, le sens de l'allusion critique et du trait d'esprit chargé d'implicite » 5 Au Congo, la marginalité est exprimée à travers un choix de signes linguistiques relevant de diverses catégories. Notre répertoire se fonde sur trois des représentations dans trois tableaux. Dans le premier champ, nous répertorions les lexies de la catégorie morpho lexicale représentant des noms de qualité. Champ A 1- Célibataire (nom et adjectif) 2- Chômeur (nom et adjectif) 3- Cobra (nom et adj., particularité) 4- Cocoye (nom et adj., particularité) 5- Décisionnaire (nom et adj., spécifique) 6- Déflaté(e) (nom et adj., spécifique) 7- Déplacé(e) (nom et adj.) 8- Divorcé(e) (nom et adj.) 9- Exilé(e) (nom et adj.) 10- Génocidaire (nom et adj., spécifique) 11- Handicapé(e) (nom et adj.) 12- Infiltré(e) (nom et adj. spécifique) 13- Koro-koro (nom et adj., néologisme lexical) 14- Maltraité(e) (nom et adj., néologie) 15- Milicien (nom et adj.) 16- Nindja (nom et adj., particularité) 17- Opposant(e) (nom et adj.) 18- Parent (nom de qualité) 19- Prostituée (nom et adj.) 20- Réfugié(e) (nom et adj.) 21- Retraité(e) (nom et adj.) 22- Stagiaire (nom et adj.) 23- Terroriste (nom et adj.) 24- Vacataire (nom et adj.) 25- Volontaire (nom et adj.) Anne Sancier-Château, Introduction à la langue du XVII' siècle : 1- Vocabulaire, Paris, 5 Nathan université, 1993, p. 9. -

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Tous ces termes reflètent diverses situations que vivent les hommes et les femmes dans la société congolaise. Ils désignent des personnes représentant différentes formes de catégorisation. Le deuxième palier est marqué par des occurrences fondées sur le système de la composition mettant en relief le préfixe d'origine latine « ex » signifiant hors de, lequel est associé par apposition à un signe qualifiant.

Champ B 1 — Ex appelé volontaire 2 — Ex-combattant(e) 3 — Ex-décisionnaire 4 — Ex-radié(e) 5 — Ex-viré(e) Notre corpus intègre également une série de syntagmes lexicalisés servant à dire la marginalité.

Champ C 1 — Un fils du coin 2 — Les fils et filles de la région de la Cuvette-Ouest 3 — Les ressortissants du village X. 4 — Un diplômé sans emploi 5 — Un appelé-volontaire 6 — Un auxiliaire de l'enseignement 7 — Un étudiant non boursier 8 — Les enfants de la rue 9 — Les enfants soldats 10 — Les ex-enfants soldats 11 — Les ex-travailleurs de l'ONPT (Office national des postes et télécommunications). 12 — Les ex-travailleurs de l'OCER (Office congolais de l'entretien routier). Caractéristiques morpho-lexicales des signes linguistiques Avant d'aborder l'aspect sémantique de notre étude, il est nécessaire d'en examiner la forme morphologique. Le corpus retenu rassemble au

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premier plan (voir champ A) des lexies du français conventionnel. Dans ce premier palier, nous citons par exemple « célibataire, chômeur, divorcé, exilé, parent, retraité, volontaire, stagiaire, etc. » Ces lexies sont de formation simple. Les locuteurs congolais en font usage sans leur faire subir des changements d'ordre phono-graphique 6. Par ailleurs, on observe que le système de préfixation représente un procédé courant dans la formation des mots servant à dire la marginalité dans le discours au Congo. Claude Eterstein souligne que les « préfixes et les suffixes sont des éléments qui s'ajoutent à un mot de base appelé radical et forment des mots dérivés de sens nouveau » 7. Cette règle s'observe et est attestée à partir des lexies de base antéposées de la particule préfixale « ex ». Dans le deuxième champ B, nous avons retenus les signes suivants : « ex-appelé volontaire, ex-combattant, exdécisionnaire, ex-radié, ex-enfant soldat, etc. ». Outre le champ de la préfixation, nous identifions aussi le procédé de la composition permettant d'aboutir à diverses formes lexicalisées servant désigner la marginalité. « Dans Parle-vous français ? René Etiemble attire l'attention sur un mode de composition emprunté par le « sabir atlantique » (le français d'aujourd'hui) aux langues germaniques que sont l'allemand et l'anglais. Ce type, qu'il appelle composition par gémellation ou juxtaposition, est en fait celui que représente dans le Code du français courant trois exemples : timbre poste, thé citron, pause café ; deux noms directement juxtaposés sont entre eux dans un rapport de relation (et non de coordination ou de subordination) » 8. Mais l'histoire de la langue française rappelle que, selon Henri Bonnard, timbre poste et thé citron (comme café crème) sont bien antérieurs à l'invasion dont s'alarme Etiemble. Par contre on peut lui imputer l'expression pause café en raison de son apparition récente dans la langue française. Dans le discours les locuteurs congolais font usage ou génèrent des lexies, des expressions de formes composées de façon récurrente.