La magie en terre d'islam au Moyen Age 2735508528, 9782735508525

L'islam apparut dans une Arabie peuplée de divinités et de djinns, auxquels les devins, poètes et guérisseurs avaie

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La magie en terre d'islam au Moyen Age
 2735508528, 9782735508525

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La Magie en terre d'islam au Moyen Âge

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Jean-Charles Coulon

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Ouvrage publié avec le concours du labex RESMED IANR-l O-LABX-72) dons le cadre du programme Investissements d'avenir ANR-ll-IDEX-0004-02

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La Magie en terre d'islam au Moyen Age A

Cauverture : Le Roi des djinns domestiques Tiirish_ Source: Abü Ma'shar al-Balkhi. Kitiib al-Mawiilîd. Paris. BNF, Arabe 2583. foL 2v O

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Collecrion

CTHS HISTOIRE.

n° 6r

Suivi édirorial: Anne Kehrig Réalisarion graphique : Claire Rouyer ISBN:

978-2-7355-0852-5

Réimpression juin 2018 © Édirions du Comiré des rravaux hisroriques er sciemifiques. 2017 Toure reproducrion rorale ou parrielle soumise à aurorisarion_

Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques Collection CTHS HISTOIRE 2018

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Remerciements

Le présent ouvrage est issu de ma thèse de doctorat soutenue le 6 juillet 2013. Mes remerciements les plus sincères et dévoués vont tout d'abord à mes directeurs de recherche, Abdallah Cheikh-Moussa et Ludvik Kalus. Il n'est pas de mots qui puissent honorer ma dette à leur égard, tant par leurs remarques éclairées, leurs relectures minutieuses et leur soutien indéfectible et salutaire. Puisse l'achèvement de ce long travail témoigner de leur sollicitude et investissement. Ce travail n'aurait jamais pu avoir cette postérité sans le jury qui a accepté d'en évaluer le contenu. Aussi mes remerciements vont bien entendu également au jury de soutenance de ma thèse de doctorat, composé de Catherine MayeurJaouen, Jean-Patrice Boudet et Pierre Lory. Tous ont pu me faire part d'un grand nombre de remarques et de pistes nouvelles pour améliorer ce travail et m'ouvrir de nouveaux champs d'investigation. Mon immense gratitude va également au Comité des travaux historiques et scientifiques, qui a gratifié mes recherches de son prix de thèse. raide et le soutien d'Anne-Marie Eddé et Anne Kehrig tout au long de cette longue et fastidieuse réécriture ont été inestimables. Outre le Comité des travaux historiques et scientifiques sous l'égide duquel le présent ouvrage a été conçu, plusieurs équipes, laboratoires et institutions nous ont également apporté leur soutien et accordé une subvention : le LabEx RESMED, l'Association des amis de l'IRHT, l'école doctorale 4 de l'université de Paris Sorbonne et le CERMOM. Qu'ils soient tous ici remerciés pour leur investissement et la confiance qu'ils m'ont accordée. Plusieurs institutions m'ont accueilli et soutenu durant mes recherches, l'université de Paris-N et particulièrement l'UFR d'études arabes et hébraïques et toute son équipe pour sa formation et son accueil chaleureux, propice à l'avancée de nos recherches; l'Institut de recherche d'histoire des textes et particulièrement l'équipe de la section arabe dont l'affable sollicitude a permis la réunion et la consultation de nombreuses copies de manuscrits; enfin, l'Institut français du Proche-Orient, qui m'a accueilli dans les meilleures conditions possibles et soutenu dans toutes mes démarches en Syrie, malgré les sinistres événements qui secouèrent le pays et y écourtèrent mon séjour. Que soient remerciées également les bibliothèques dans lesquelles j'ai pu avancer mes recherches et consulter des manuscrits originaux ou des reproduc.-..-. tions microfilmées dans les meilleures conditions: la Bibliothèque nationale al-Assad à Damas, la bibliothèque Suleymaniye à Istanbul et la Bibliothèque nationale de France à Paris, ainsi que la bibliothèque de l'université de Princeton qui m'a permis d'obtenir la copie d'un précieux manuscrit. 5

LA MAGIE EN TERRE D'ISLAM

Je tiens à témoigner toute ma gratitude aux professeurs, enseignants et collègues qui ont manifesté un intérêt pour ces recherches et qui ont contribué à les diffuser ou à les enrichir. Je rends hommage à l'attention particulière de Pierre Lory qui m'a beaucoup soutenu, particulièrement lors de mon année à Damas, et intégré dans plusieurs projets. I..:accueil chaleureux réservé par Constant Hamès et Alexandre Popovic lors de leur séminaire à l'École des hautes études en sciences sociales pendant plusieurs années fut également une profonde source de stimulation intellectuelle. Je remercie tout particulièrement mes amis pour leur aide inestimable dans la relecture de ce travail doctoral, particulièrement d'Étienne Blondeau et Stéphanie Moutaque, mais aussi Benjamin Bonamy, Laurène Mansuy, Teymour Morel et Simon Walduck pour leur lecture consciencieuse et leurs remarques judicieuses. Enfin, je ne saurais passer sous silence l'appui précieux et indéfectible de la famille et des amis. Mes parents tout d'abord, ainsi que mon frère et ma sœur, mes grand-parents, oncles et tantes, et tous mes amis, n'ont cessé de m'appuyer dans mon parcours universitaire estudiantin que ce travail de doctorat parachevait et qui trouve dans le présent volume une forme plus attrayante. Mon parcours n'aurait jamais été possible sans leur constante et affectueuse bienveillance.

Remarques préliminaires

Nous utilisons le système de translittération simplifié suivant. l

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Les voyelles longues sont translittérées a (1), ï (lj) et Ü (J). Les dates sont données en ère hégirienne puis grégorienne. Les abréviations des manuscrits sont celles utilisées dans nos éditions (en bibliographie pour rappel). Cet ouvrage est une version adaptée et simplifiée d'une partie de ma thèse de doctorat, dont la version intégrale peut être consultée à l'adresse suivante: http:// www.e-sorbonne.frltheses/20 13pa040027. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont les nôtres.

-

INTRODUCTION Magie et histoire

-

11

La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; Lhomme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. Charles Baudelaire,

«

Correspondances ",

Les Fleurs du mal (1857)

Dans l'imaginaire collectif, l'Orient est magique. Le terme de magie, en français, provient du magisme, des mages, du zoroastrisme l, cette religion des Perses, les antiques adversaires des Grecs, précurseurs putatifs de la rationalité. Étudier la magie dans la civilisation islamique médiévale a le doux et dangereux parfum de l'exotisme, car l'objet fascine, avant tout, en raison des représentations que l'Europe associe depuis des siècles à cet Orient fantasmatique à travers la littérature puis le cinéma. En effet, parmi les œuvres pionnières qui ont fondé l'orientalisme et la représentation de l'Orient en France se trouvent les Mille et Une Nuits d'Antoine Galland (m. 1715), œuvre qui fourmille de hauts faits de magie et d'êtres merveilleux. Ces Mille et Une Nuits, comme cela a longtemps été souligné, se fondent certes sur des manuscrits, mais la traduction n'est qu'une « belle infidèle» qui reflète tout autant les goûts littéraires et les attentes d'un public français du XVIIe siècle à l'égard de contes venus d'Orient que les spécificités de cette littérature arabe. Parler de magie arabe renvoie alors imm~tement à l'imaginaire d'Aladdin et du génie de la lampe.

1.

Voir J. N. Bremmer, " The Birth of rhe Term "Magic" n° 126, 1999, p. 1-12.

»,

Zeitschrift ftir Papyrologie und Epigraphik,

INTRODUCTION LA MAGIE EN TERRE D'ISLAM

Bien entendu, l'imaginaire de la magie arabe ne tire pas sa s~ur,ce aux seule~ Mille et Une Nuits. Un deuxième ouvrage qui contribua consIderablement a construire cette association de l'Orient avec la magie est sans doute An Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians d'Edward Will~~ Lan~ (m. 1876) paru en 1837 2 • Lauteut consacre trois chapitres aux supers,nnons et.a la magie, annonçant dès le départ que « les Arabes ,sont un peuple tres supersntieux, et aucun parmi eux ne l'est plus que ceux d'Egypte. Un grand nom.bre de leurs superstitions forment une partie de leur religion, ayant reçu la s:n~tlO,~ du Coran, et la plus importante de ces [superstitions] est la croyance au Gmn,. ou Genii, au singulier, "Ginnee" »3. Il brasse de nombreux types de sources, depu,ls.le Coran et les écrits théologiques jusqu'à des observations personnelles et .des recI~s qu'on lui avait rapportés, en passant bien sûr par les Mille et Une Nut~s do~t I~ publie une traduction entre 1838 et 1840. Ce sont les ~ill~ et yn,~ Nutts qUlIUl servent en réalité de modèle et d'inspiration pour sa descnptlon . Limpact de son ouvrage est immense au XIX." siècle: « dès sa parution, il a été considéré comme une description définitive de la vie des Égyptiens, voi.re de to~S le~ musulmans»5, influençant nombre d'écrivains ou d'Européens cuneux de l On.ent.. Àla même époque, le terme de djinn fut popularisé en françaIs: VIctor Hugo intitula ainsi un poème de ses Orie.ntales \1~29) « Le~ Djinn~ ». ~a « go~e », francisation du terme arabe ghül qUl renVOle a une espece particullere de d}lnn, apparut avec la traduction des Mille et Une Nui:s, puis s.e retrouve égale~e.nt sous la plume d'un écrivain romantique, ThéophIle Gautier, dans Le Ca!ttat~e Fracasse (1863). Le terme d'afrit (qui se trouve plus souvent orthographie effm ou éfrit au xxe siècle), désignant un type particulier de djinn, apparaît avec les Mille et Une Nuits puis reparut sous la plume d'Honoré de Balzac dans Les Illusions perdues (1843), ainsi que sous celle de Gérard de Nerval dans s~n ,Voyage en Orient (1851). Les Mille et Une Nuits, en tant que monument de la lltterature , française, initièrent le public français à la mythologie arabe. Cet Orient fantasmé par le romantisme a pleinement trouve sa place ~ans la littérature fantastique. Ainsi, Howard Phillips Lovecraft (m. 1937) attnbue le plus fabuleux des ouvrages de magie, le Necronomicon,. à l' « ~abe ~ément ): Abdul Alkhazred, un personnage sorti de son imagination, qUl seraIt donne pour mort en 738, « saisi et dévoré en plein jour par un monstre devant une

2.

E. W. Lane, An Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians, Londres, John Murray Albemarle street, 1860, 2 vol. (première édition 1837).

3.

Ibid., vol. I, p. 222. Notre traduction.

4.

A. Thompson,

5.

. .. . . Les Égyptiens d'Edward William Lane ", EgyptelMontlRLeara:e, p;;mere serte, Anthropologies de l'Égypte, n° 1 [en ligne], mis en ligne le 8 juillet 2008. U : up: ema.revues. org/index631.html (consulté le 3 décembre 2012), §26.

Ibid., §l.

«

13

foul~ g,la~ée d'~orreur6 ». Cet ouvrage, intitulé al-'Azïf(La Voix des djinns)?, auraIt ete tradUlt en grec en 950 sous le titre de Necronomicon et contiendrait des s.ecrets incommensurables au point qu'il aurait rendu fous ou fait disparaître plUSIeurs de ses lecteurs. Le pouvoir de cet ouvrage ne manque pas de rappeler des croyances yéménites d'aujourd'hui identiques sur Le Soleil des connaissances (Shams al-maarifj attribué à al-Bünï, qui, lui aussi, aurait le pouvoir de rendre ~~u ce~ui ~ui le li~. Si le Necronomicon et son auteur ne sont que le produit de 1 Imagmauon flonssante de Lovecraft, ils témoignent cependant de cette association profonde de l'Orient avec la magie, le fantastique, les mystères. LOrient représente à la fois l'étrange et l'étranger. Il fallut, en fait, attendre la fin du ~ siècle. ~t le début du xxe siècle pour que la magie devienne un objet d'étude a part entlere.

La magie et l'islam, objet d'étude scientifique L'affaire Mauchamp La magie appartient,. en effet, à un champ abondamment exploité et exploré par la propagande colOnIale au :xrx< et dans la première moitié du xxe siècle. C'est ce qu'i.l1ustre particulièrement la récupération idéologique du lynchage du docteur Emile Mauchamp. Ce médecin français fut assassiné en 1907 à Marrakech dans des conditions mystérieuses. Il avait été soupçonné d'appartenir à une avantgarde e~ vue d'une tentative d'inv~ion du Maroc par la France, et ce fut sans doute 1 une des causes de son assassmat. Son ouvrage, La Sorcellerie au Maroc s parut à titr~ posthume. C'est l'éditeur, Jules Bois, qui mit en forme les note~ prises par Emile Mauchamp et rédigea une introduction qui est un véritable manifeste colonial 9 • La mort d'Émile Mauchamp marqua profondément les esprits et servit en partie à justifier l'intervention coloniale de la France. Lintérêt de cette publication ne réside pas dans ses informations et de son raisonnement mais dans son impact sur l'imaginaire lié à la magie dans le monde arabe. '

6.

7.

8. 9.

Vo:r.!- Sublet, « Thèmes orientaux dans la litté.rature fantastique de l'Occident des XVIII'xx slecles : Beckford, Lovecrm, Borgès ", dans L'Etrange ~t le Merveilleux dans l'iskzm médiéval: Actes du colw?ue t~nu au Collèg~ de France à Paris. en mars 1974, Paris, éd. J.A., 1978, p. 112. Lovecrm attribue a Ibn Khallikan une notice biographique à ce personnage. Si Ibn Khallikan est bel et bien l'auteur d'un célèbre dictionnaire biographique, la notice sur" Abdul Alkhazred " est totalement fictive. Le terme al- ~ifdésigne en réalité le bruit du vent dans les déserts de sable mais il était considéré comme étant la voix des djinns. Voir Ibn Man~ûr, Lison al-arab, éd. 'Abd Allâh 'A1iÏ-Kabir, Mu.Qammad Ai}mad I:Iasb Allâh et Hashim Mul:tammad a1-Shâdhili, Le Caire, Dâr a1-Ma'ârif, 1981, vol. IV, p. 2929. É. Mauchamp, La Sorcelleri~ au Maroc, éd. Jules Bois, Paris, Dorbon-Ainé, 1910. J. G. Karz.,. Mtlrde: in M~"akesh: Émil~ Mauchamp and the French Colonial Adventure, Bloomington et Indianapolis, Indiana UnIversity Press, 2006, p. 52.

LA MAGIE EN TERRE D'ISLAM

Un regard colonialiste radical prévaut tant dans l'introduction que dans l'œuvre elle-même. Jules Bois justifie dans son introduction la « mission civilisatrice Il de la France et la colonisation. Selon lui, Émile Mauchamp se trouva victime d'un complot des sorciers qui dominaient alors la ville 10. Il s'agit de disciples du cheikh mauritanien M~ammad Mugafa Ma' al-'Aynayn al-Shinqïtï (m. 1910), à l'instar du héros du roman Désert (1980) de Jean-Marie Gustave Le Clézio. En 1906, ce cheikh mena une délégation à Fès pour que le sultan du Maroc chasse les Européens. C'est en regagnant le Sud que Ma' al-'Aynayn et ses hommes auraient déclenché des incidents à Rabat, Casablanca et Marrakech où Émile Mauchamp trouva la mort li. Jules Bois les présente comme un pouvoir , . . l' 12 supeneur encore aux lnstances sutaniennes . Les autorités coloniales considéraient toute forme de médecine indigène comme une médecine populaire, folklorique 13. Elles s'attaquaient ainsi aux pratiques religieuses à but prophylactique et à ceux qui s'y adonnaient, dans la mesure où ils exerçaient une autorité spirituelle et morale sur les populations indigènes (c'est avant tout une lutte de pouvoir). Or, aujourd'hui encore, toute forme de médecine non conforme à la médecine « moderne» se trouve reléguée au rang de « magie» ou de « médecine populaire », si bien que les deux expressions sont parfois synonymes. Le propos n'est plus aussi politique, mais l'épisode du docteur Mauchamp illustre ce paradigme opposant la science à la magie et à la religion.

L'œuvre pionnière d'Edmond Doutté I.:étude de la magie en terre d'Islam a été initiée par Edmond Doutté et son ouvrage Magie et religion dans l'Afrique du Nord paru à Alger en 1909 14 (après l'assassinat d'Émile Mauchamp, mais avant la parution de La Sorcellerie au Maroc). Même si Edmond Doutté demeure plus familier des dialectes, sa connais~ance de l'arabe littéral et des sources classiques lui permit, contrairement à Emile Mauchamp, d'accéder à des sources et des témoignages directs sans l'entremise d'un traducteur. C'est avec son œuvre que les noms d'al-Büni et du traité qu'on lui attribue, Le Grand soleil des connaissances, commencèrent à susciter l'intêret et la curiosité des orientalistes. Il fit connaître au public européen Les Soleils des lumières et les trésors des secrets (Shumüs al-anwar wa-kunüz al-asrar) d'Ibn

10.

É. Mauchamp, La Sorcellerie titi Maroc, op. cit., p. 20 et 212.

Il.

S. A. Harmon, CI Shaykh Ma' a1-'Aynayn: Armed Resistance and French Policy in Normwest Mrica, 1900-1910 »,j/lStir, n° 8, 1992, p. 1-22; R. Boubrik, CI Homme de religion et de résistance au Maghreb: Ma' a1-'Aynayn (1831-1910) », The Maghreb Review, n° 24/1-2, 1999, p. 2-18; P. Marty, « Les Fa4elïa", Revue du Monde M//Suiman, na 31, 1915-1916, p. 157-167.

12.

É. Mauchamp, La Sorcellerie au Maroc, op. cit, p. 44-45.

13.

J. G. Katz, Murder in Marrakesh, op. cit, p. 57.

14.

E. Doutté, Magie et religion dans l'Afrique d'l Nord, Alger, Typographie Adolphe Jourdan, 1909.

INTRODUCTION

15

al-I;Iajj al-Tilimsaoï (m. 930/1524) et Le Livre de la miséricorde: la médecine et la Sagesse (Kitab al-Ra/;maft l-!ibb wa-l-/;ikma) attribué au théologien al-SuyüÇï (m. 911/1505). Edmond Doutté inaugure la tradition des études ethnographiques et sociologiques sur la magie en Islam, dans la continuité des travaux de James George Frazer, Marcel Mauss et Henri Hubert. Cependant, il n'échappe pas aux travers de son époque et son point de vue demeure résolument colonialiste. Son analyse de la magie est sous-tendue par une opposition perpétuelle entre un « nous », qui désigne les « positivistes» (sous-entendu les Français), et « eux», qualifiés de « primitifs ». Edmond Doutté utilise le terme « primitif» tantôt dans son sens anthropologique général, tantôt pour désigner spécifiquement les « indigènes ». Il affirme que « l'incapacité du primitif à déduire un raisonnement est bien connue; au lieu de procéder par raisons logiques, il procède par impulsions. C'est un sensitif» 15. Lorsqu'il admet le fondemen~ de certaines pratiques, il n'omet pas de revenir à cette opposition dialogique. A propos du « miroir d'encre» 16, il écrit: « quoi qu'il en soit de ce dernier point qui est celui sur lequel les amateurs de merveilleux livrent bataille aux positivistes endurcis, on voit que le miroir d'encre n'est pas une croyance sans fondement l ? » avant de revenir à son opposition fondamentale: « mais nous devons observer toutefois que, pour un primitif, la vue de l'image d'un absent n'est pas plus étonnante que la vue de la sienne propre, peut-être moins lB ». Enfin, s'interrogeant sur les explications psychiques et spirites de la magie proposées, par exemple, par l'égyptologue Eugène Lefébure l9 , Edmond Doutté admet qu'il n'a pas les compétences pour juger de leur réalité tout en les classant davantage du côté de la science que de la magie. Certaines de ses études s'inscrivent clairement dans une perspective coloniale. Il explique le but de sa démarche dans la conclusion à ses « Notes sur l'Islâm maghribin» de 1899 : il s'agit de déterminer si les confréries et le maraboutisme peuvent être exploités dans une perspective politique de colonisation 20, d'où sa condamnation des bahlül (dialectal pour buhlül) , c'est-à-dire selon lui « les fous, en effet, les idiots, et ceux qui se donnent volontairement des allures d'aliénés, car il y a lieu de croire les simulateurs nombreux 21 ». Soustraits aux normes et 15.

Ibid., p. 311.

16.

17 .

Il s'agit d'une pratique hydromantïque au cours de laquelle l'officiant dessine dans la paume de la main d'un sujet un carré magique au milieu duquel se trouve une tache d'encre que le sujet doit fixer afin d'avoir des visions et révélations. Voir ibid., p. 389-392. Ibid., p. 393. _

18. 19.

Ibid., p. 394. Ibid., p. 348.

20.

E. Doutté, « Notes sur l'islâm maghribin. Les marabouts », Revue de l'histoire des religions, na' 40-41,1900, p. 118-119. Ibid., p. 75.

21.

17

LA MAGIE EN TERRE D'ISLAM

INTRODUCTION

règles sociales, ils pouvaient défier, avec l'appui de la population, les autorités religieuses et politiques, et a fortiori les autorités coloniales. Son ouvrage majeur, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, est « né d'un cours »22, destiné à de futurs administrateurs. Malgré l'aspect politique sous-jacent, il constitue une importante somme de connaissances et une mine d'informations sur des pratiques qu'il put observer, même s'il convient de demeurer prudent dans l'exploitation de ces observations.

suite, il montre également que la « médecine» couvre un ensemble de pratiques beaucoup plus vaste que son acception restreinte en Occident. Le titre Le Mal magique se réfère à l'objet de son étude, centrée sur les origines magiques attribuées aux maladies ou aux épreuves du temps et les réponses qui leurs sont données. Joseph Desparmet explique notamment qu~ les concepts de la psychanalyse moderne trouvent des équivalents dès le Moyen Age dans le monde arabo-musulman 27 . Cette démarche intellectuelle, qui semble moins entachée de préjugés sur la supposée inefficacité de la médecine indigène, demeure très originale en son temps: son travail d'ethnographie ne relègue pas simpleme~t la magie dans le domaine de croyances absurdes et sans fondement. Cette medecine magique ne serait pas une médecine physique inefficace, mais une pratique totalisante et agissante avant tout sur la psychè. Il conclut néanmoins son étude en réaffirmant l'absence de toute tradition médicale scientifique en Algérie à son époque 28 . La magie semble donc aller de pair avec cette absence et serait même à l'origine de ce ~~ vide Il qu'elle comble elle-même. Magie et médecine demeurent le diptyque fondamental, ce qui explique l'intérêt maintes fois renouvelé de certains médecins pour les pratiques magiques.

La magie en Afrique du Nord après Edmond Doutté Lune des plus importantes études dans la voie initiée par Edmond Doutté est sans doute celle de l'anthropologue finlandais Edward Westermarck Ritual and Belief in Morocco 23 (1926). Il s'agit d'un important recueil de données ethnographiques. La perspective d'Edward Westermarck, bien qu'elle soit tributaire de celle d'Edmond Dourté et de l'idéologie dominante de cette époque, s'avère beaucoup moins empreinte de colonialisme. Edward Westermarck, en effet, suit un protocole strict de recueil des informations: il s'évertue à recueillir un maximum de traditions en précisant systématiquement les endroits où il les observa, évitant autant que possible les généralisations abusives. De même, il ne tombe pas dans le piège des jugements de valeur visant à l'apologie de la science européenne contre les ténèbres des peuples colonisés. Il offrit en 1933 une synthèse générale de ses travaux sous le titre de Pagan Survivais in Mohammedan civilisation 24 • Si Rituai and Belief in Morocco est une précieuse source d'informations, Pagan Survivais in Mohammedan Civilisation généralise les conclusions fondées sur des observations en Mrique du Nord à l'ensemble de l'Islam, tendant ainsi à présenter un islam relativement unifié à travers l'espace et le temps. Le Mal magiqué 5 (1932) de Joseph Desparmet a également le mérite de présenter un ensemble d'observations sur un territoire restreint. Cet ouvrage est le troisième volet de son « Ethnographie traditionnelle de la Mettidja Il, les deux premiers étant publiés sous forme d'articles, l'un consacré à l'enfance et l'aurre au « calendrier folklorique Il. Dans son ouvrage, il souligne que la médecine figure parmi les apports de la colonisation les plus facilement acceptés par les populations indigènes 26 . Cependant, s'il adhère à la théorie élevant le Moyen Âge arabo-islamique au rang d'âge d'or des sciences qui se seraient perdues par la

22. 23. 24. 25. 26.

E. Doutté, Magie et &Iigion, op. cit., p. 1. E. Westermarck, Ritual and Belie/in Morocco, Londres, Macmillan and Co., 1926,2 vol. E. Westermarck, Pagan Survivais in Mohammedan civilisation, Londres, Macmillan and co., 1933; Survivances païennes dans la civilisation mahomüane, trad. R. Godet, Paris, Payot, 1935. J. Desparmet, Ethnographie traditionnelle de la Mettidja:« Le Mal magique », Alger/Paris, J. Carbonel/P. Geuthner, 1932. Ibid., p. 7.

Cétude de la magie en Islam à l'époque post-coloniale Orientalisme et ethnocentrisme contemporains Le poids de l'orientalisme, avec l'ethnocentrisme et le colonialisme culturel qui lui sont souvent consubstantiels, a joué et continue de jouer un rôle parfois sclérosant dans l'étude de la magie en Islam, bien que les travaux d'Edward Said 29 aient ouvert la voie à une remise en perspective de l'orientalisme et invitent à remettre en cause les travaux s'inscrivant dans cette mouvance. En effet, une certaine vision stéréotypée du monde musulman veut que science et religion y soient en constante opposition. Il en résulte une vision où « le musulman Il serait tiraillé entre les lumières de la science incarnée pour l'histoire du Moyen Âge par l'héritage hellénistique, persan et indien, et les ténèbres ~e.la religion et des croyances incarnées, pour l'histoire du Moyen Age, par la religiOn musulmane en tant que telle et la magie 30. Cette division est purement artificielle et suppose une prétendue identité des musulmans du Moyen Âge écartelée entre deux pôles.

27 .

Ibid., p. 19.

28 .

Ibid., p. 334.

29.

Notamment E. W. Said, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, trad. C. Malamoud, Paris, Éditions du Seuil, 2005. C'est le vieux mythe de l'opposition entre la cc raison Il et la cc foi Il, interrogé par Dimitri Gutas dans Pensée grecque, culture arabe, trad. A. Cheddadi, Paris, Aubier, 2005 (voir p. 241).

30.

_

INTRODUCTION

LA MAGIE EN TERRE D'ISLAM

Selon cette grille de lecture erronée, la civilisation arabe et islamique avait atteint un âge d'or cwturel avec le grand mouvement de traductions des œuvres grecques à partir du début de l'époque abbasside (mi-Ile/vmesiècle) jusqu'à son essoufflement à partir du rv"/xe siècle, avec pour conséquence de passer sous silence toute influence religieuse sur cette production écrite, tendance ainsi dénoncée par Abdallah Cheikh-Moussa, Heidi Toelle et Katia Zakharia : Parmi les affirmations qui semblent considérées comme acquises et qui méritent pourtant d'être réexaminées sérieusement, il y a celle qui pose le caractère profane de la littérature ancienne. Pour ne parler que de l'odab, il ne saurait en aucun cas être considéré comme totalement « étranger à la religion ", fût-ce chez des auteurs qui ne traitent nullement de questions religieuses. À l'époque ancienne, faut-il le rappeler, l'auteur, quelles que fussent ses convictions, était pris dans un système culturel qui le situait « dans» le champ du religieux: dans ce système, l'ordre mondain et l'ordre divin, s'ils n'étaient pas enchevêtrés, étaient pour le moins liés organiquement; le sacré et le religieux tendaient à se confondre. J'

La littérature d' 'adab 32 n'est pas la sewe à être « désislamisée » dans les approches européennes. Il en est de même dans l'histoire de la magie. Armand Abel avait ainsi théorisé un lien entre le développement des pratiques magiques et le déclin d'un « savoir laïc» accompagné d'un essor de l'enseignement « traditionaliste et théologique» : Les pratiques occultes, connues et dénoncées par le Coran et trouvant ainsi créance dans le monde musulman, ont rencontré, à la grande époque, qui connut un savoir laïc, une audience limitée, critique, dans les milieux qui se rattachaient à la philosophie grecque, une croyance inquiète chez les gens pieux. [... ] Lorsque la philosophie, l'alchimie, l'astronomie, avec l'astrologie, les sciences naturelles et les sciences occultes eurent connu le mépris et l'aversion, au sein d'un monde où il n'y avait plus d'enseignement que dogmatique, traditionaliste et théologique, ces disciplines, réputées curiosités, souvent blâmables, trouvèrent partiellement refuge au sein même des disciplines conformistes et reçues, où alignées sur les préoccupations communes des esprits, elles s'adaptèrent à la coloration de la piété générale et du conformisme. JJ

Il omet cependant l'importante quantité d'écrits magiques attribués à des Grecs qui existait déjà à cette époque de savoirs prétendûment laïques. Maslama I-Qurçubï lui-même traite aussi bien d'alchimie que d'astrologie, de sciences naturelles et de magie. En réalité, le VIle/XIIIe siècle est ici dénoncé principalement en raison d'al-Bünï, auteur putatif du Soleil des connaissances qui serait mort en 31.

A. Cheikh-Moussa, H. Toelle et K. Zakharia, « Pour une re-lecture des textes littéraires arabes: élémenrs de réflexion », Arabica, n 46/3-4, juillet/octobre 1999, p. 526. Voir la définition de l' 'adab p. 24. A. Abel, « La place des sciences occulres dans la décadence ", dans ClaJsicisme et déclin culturel dans l'histoire d~ /1slam, éd. R. Brunscheig et G. E. Von Grunebaum, Paris, Éd. Besson, 1957, p.308. D

32. 33.

19

622/1225. Mais le vue/xm e siècle voit avant tout un essor du soufisme confrérique plutôt qu'un réel essor des pratiques magiques. Cette théorie d'un ,âge d'or rationnel suivi d'un déclin obscurantiste est une thèse encore souvent defendue. Le « triomphalisme », c'est-à-dire la valorisation des éléments précurseurs de la science moderne, sert de faire-valoir au mythe de l'âge d'or. Il faut se prémunir d'une forme d'ethnocentrisme linguistique et culturel dans laquelle versent parfois les études consacrées à la magie. I..:accès aux sources originales demeure problématique. Ainsi, dans La Magie arabe tradition36 nelle34, Sylvain Matton a réuni quelques textes d'Ib~ ~~dü?3S, al-I?ndï . , I~n Wahshiyya37 et Maslama I_Qurçubï 38 . Cependant, Il s agit d un choIX arbmaue et sélectif de textes (ceux qui sont attribués à al-Bünï n'en font pas partie) qui n'est pas représentatif d'une « magie arabe traditionnelle». I..:aspect islamique de la littérature magique arabe y fait clairement défaut: les textes présentés (c'està-dire toUS sauf Les Prolégomènes, qui représentent un discours sur la magie) se rattachent à la figure des « Anciens» (les « Sages» de l'Antiquité). I..:intermédiaire latin pour le De Radiis attribué à al-Kindï (existe-t-il d'ailleurs un o~iginal arabe?) ou le Picatrix nient toute islamité à certains de ces textes. Le meIlleur exemple est fourni par le chapitre II du premier livre du Picatrix : dans son explication de la magie théorique, Maslama I-QurÇubï, l'auteur de l'original arabe, expliq,ue que la parole a des vertus magiques. Il s'appuie alors sur la 'p~ole du Pro~~ete et sur un aphorisme de Platon, dont il montre la conformite avec la tradmon muswmane39. La référence à la parole du Prophète est supprimée dans la traduction latine, qui ne renvoie plus qu'à Platon, et le texte semble donc ne plus rien avoir de proprement islamique mais s'inscrire exclusivement d~s un cadre hellénisant. Ce « toilettage idéologique» 40 est inhérent aux entrepnses de traduction, processus complexe d'adaptation d'un texte d'une cwture donnée 34.

35.

S. Matton, La Magie arabe traditionnelle, Paris, Retz, 1976. Ibid., p. 29-70. Sylvain Matton reproduit la traduction de De Slane. P~ur cett: tra~u~tion: ~oir Ibn Khaldün, Les Prolégomènes, trad. W. Mac Guckin De Slane, Pans, Impnmene Imperiale,

1863-1868, 3 vol. S. Matton, La Magie arabe traditionnelle, op. cit., p. 77-128. Cette traduction de Sylvain M~tto~ repose sur l'édition du texte latin dans Marie-Thérèse d'Alverny_ et Françoise Hudry, « Al-Kindl, De Radiis ", Archives d'histoire doctrinaleet littéraire du Moyen Age, n 41, 1974, p. 139-260. 37. S. Matton, La Magie arabe traditionna!e, op. cit., p. 133-241. Voir Ibn Wal:tshiyya, Ancient Alphabets and Hieroglyphic Charactm explained, éd .. e~ trad . Ha:nmer~ Londres, W. Bulmer and Co. Cleveland Row, 1806. Sylvain Matton a tradUit a partir de 1anglaiS. 38. Ibid., p. 247-317. Sylvain Matton reprend une traduction française du XVIII' siècle (au demeurant incomplète) réalisée à pattir d'une traduction latine du traité arabe. -

36.

D

.1.

39. 40.

Ibid., p. 256. Nous empruntons l'expression à Heidi Toelle et Katia Zakharia, désignant l'expurgation des élémenrs trop païens de la poésie antéislamique et l'adaptation de ses vers.à la culture m~u~mane par les compilateurs musulmans. Voir H. Toelle et K. Zakharia, À la d~couverte de la lmeratllre arabe du vf siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 2005, p. 58.

INTRODUCTION

LA MAGIE EN TERRE D'ISLAM

à une autre culture: la traduction d'un texte au Moyen Âge est également une latinisation et christianisation de celui-ci. Dès lors, est-il possible d'envisager une étude sérieuse sur l'Islam médiéval à travers les traductions latines? Une telle approche renseigne davantage sur ce que les auteurs latins chrétiens cherchaient dans les textes arabes islamiques que sur le discours des auteurs arabes musulmans eux-mêmes. [article de Richard Lemay intitulé « Religion vs science in Islam 41 » va dans le même sens car sa démonstration, pour éclairer le prétendu conflit entre religion . et science en Islam, s'appuie exclusivement sur des traductions latines chrétiennes médiévales. Cette vision faussée n'est pas anecdotique et s'inscrit dans un cadre plus général où l'histoire des sciences arabes médiévales oppose science et religion, à travers la mise en valeur des autorités grecques, persanes ou indiennes et la minoration des éléments proprement islamiques. C'est ce que David Pingree appelait à juste titre 1'« hellénophilie »42, tendance elle-même dénoncée par Richard Lemay à propos des écrits de David Pingree 43 ! Ce dernier notait ainsi les quatre postulats les plus courants qui empêchent, chez les « hellénophiles », toute clairvoyance à l'égard des faits historiques: la découverte de la science par les Grecs, leur découverte de la méthode scientifique encore suivie aujourd'hui, le fait que les seules vraies sciences ont été initiées en Grèce, et enfin que la vraie définition de la science est seulement celle que les scientifiques pratiquent aujourd'hui en suivant les méthodes ébauchées par les Grecs sans forcément les avoir comprises ou utilisées 44. Cette démarche comparatiste a trouvé un dynamisme et une impulsion inégalées avec les travaux du Warburg Institute. Les nombreuses éditions critiques menées au sein de cette institution associent généralement les textes arabes à leurs traductions latines. Le Picatrix en fournit un exemple ancien: l'édition du texte arabe devait servir à étudier sa traduction latine, au point qu'Aby Warburg, principal initiateur du projet, s'était opposé à la publication du texte arabe seul, arguant que « privée de la traduction allemande et de la version latine, elle serait "sourde et muette"45 »! Les travaux de grande qualité ainsi publiés permettent à présent une connaissance de l'astrologie arabe médiévale sans précédent.

Un panorama des études contemporaines Dans la seconde moitié du xx" siècle, la magie en Islam fut l'objet en tant que telle de plusieurs travaux dans le champ des études proprement arabes ou islamiques. Toufic Fahd publia en 1966, à la suite de sa thèse sur la divination arabe, un article général sur la magie en islam 46. C'est sous la direction de ce dernier qu'Anatoly Kovalenko rédigea une thèse de doctorat sur Les Concepts de magie (SIHR) et de sciences occultes (1lm al-gayb) en Islam en 1979 47 . Anatoly Kovalenko explore des textes jusqu'alors ignorés des études sur la magie: tout d'abord, en introduction, il exploite les textes de lexicographes et d'encyclopédistes; ensuite il développe les concepts de magie et de sciences occultes selon l'approche théologique puis selon l'approche philosophique; enfin, le corpus de textes magiques islamiques est présenté d'après les sources antiques mises en valeur dans les ouvrages puis des vestiges manuscrits qui nous sont parvenus. Cette importante thèse ne traite pas que de magie mais de la vaste « science de l'invisible » (~lm al-ghayb). Il considère que la « science de l'invisible» désigne « tout ce qui relève de l'irrationnel, ce qui englobe non seulement la magie proprement dite, mais aussi l'alchimie, l'astrologie et diverses pratiques divinatoires» 48. [« irrationnel » n'est malheureusement pas défini, ce qui entraîne plusieurs questions: quels critères doivent présider à la définition du rationel? La rationalité occidentale moderne peut-elle être considérée comme norme universelle alors même que l'ontologie naturaliste 49 est loin d'être partagée? De même, l'expérience mystique, qui a priori ne relève pas de la connaissance acquise, peut-elle être intégrée dans la « science de l'invisible» alors même qu'elle ne se définit pas comme une science? La seconde conséquence est l'application de ce concept de « science de l'invisible» à des textes qui l'ignorent: la « connaissance de l'Invisible» est un concept plus théologique qu'épistémologique dans l'Islam médiéval 50. La perspective d'Anatoly Kovalenko trouve ses limites dans l'absence d'une définition . al ors confiondu avec « l'"esotensme . 51 ». caire 1 du soufi sme, qUi.,etalt 46.

47.

41. 42.

R. Lemay, " Religion vs science in Islam. The Medieval debate around astrology ", Oriente moderno, n° 80/3, 2000, p. 557-575. D. Pingree, "HeIIenophilia versus the History of Science ", Isis, n° 83/4, décembre 1992, p. 554563.

43. 44. 45.

R. Lemay, " Sciences occultes et Islam ", Bulletin d'études orientales, n° 44, 1992, p. 21. D. Pingree, " HeIIenophilia versus the History of Science ", art. cit., p. 555. Ch. Burnett, " Le Picatrix à l'institut Warburg: histoire d'une recherche et d'une publication ", dans Images et magie. Picatrix entre Orient et Occident, J.-P. Boudet, A. Caiozzo et N. Weill-Parot (dir.), Paris, Honoré Champion, 2011, p. 29. Le passage cité par Charles Burnett correspond à une lettre de Warburg à Ritter du 10 mars 1925.

21

T. Fahd, La Divination arabe : études religieuses, sociologiques et folkloriques sur le milieu natif d1slam, Paris, Sindbad, 1987, et" Le monde du sorcier en Islam", Sources orientales, Paris, n° 7, 1966, p. 157-203. A. Kovalenko, Les Concepts de magie (SIHR) et de sciences occultes ('Ilm al-gayb) en Islam, thèse de doctorat sous la direction de T. Fahd soutenue à Strasbourg II, Strasbourg, 1979.

Ibid., p. 7. Sur le naturalisme comme système de pensée, voir p. 295-296. "Le Connaisseur de l'Invisible" ('alim al-ghayb) est un attribut dévolu à Dieu. Le concept de ghayb dans le Coran désigne justement ce dont la connaissance est réservée à DJllu.et embrasse souvent tous les mystères hors de portée de la raison humaine. Voir M. Gaudefroy-Demombynes, " Le sens du substantifghayb dans le Coran ", Mélanges Louis Massignon, Damas, Institut français . de Damas, 1957, vol. II, p. 245-250. 51. Voir par exemple T. Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l'islam, Paris, Editions Dervy, 2008.

48. 49. 50.

INTRODUCTION

LA MAGIE EN TERRE D'ISLAM

23

Plusieurs recueils d'études sur le sujet ont été publiés depuis les années 1980, comme le « dossier pédagogique» de Michel Lagarde 52 , Magic and Divination in Early Islam édité par Emilie Savage-Smith en 2004 53 ou encore Coran et talismans. Textes etpratiques magiques en milieu musulman dirigé par Constant Hamès en 2007 54 • Concernant la comparaison entre la tradition magique occidentale et moyen-orientale, il convient de signaler les études de Charles Burnett, dont une partie fut publiée en recueil en 1996 sous le titre Magic and Divination in the Middle Ages 55 , ou, plus réce~ment, The Arabie Influences on Early Modern Occult Philosophy de Liana Saif56 • A côté des textes eux-mêmes, les objets magiques (amulettes, talismans, etc.) constituent la seconde grande source sur l'histoire de la magie. Ils bénéficièrent également de travaux à travers l'étude de collections spécifiques 57. Une place spécifique des études sur la magie en Islam est consacrée à al-Büni et au Soleil des connaissances et les subtilités des grâces exquises (Shams al-ma 'drif wa-lafaifal-'awarifJ qu'on lui attribue 58 • Ce traité est aujourd'hui le manuel de référence de tous les magiciens ou marabouts musulmans, du Maroc à l'Insulinde. Ces dernières années furent cependant propices à une analyse plus

M. Lagarde, La Magie arabe: dossier pédagogiql/e, Rome, Pontificio Instituto di Studi Arabi e Islamici, 1981. Il s'agit de la traduction d'une série de textes en rapporr avec la magie (aI-Bûnï, Fakhr aI-Dïn aI-Razï, Ibn Khaldûn). 53. E. Savage-Smirh (éd.), Magic and Divination in Early Islam, AldershodBurlington, Ashgare et Variorum, 2004. 54. C. Hamès (dir.), Coran et Talismans. Textes et pratiql/e! magiql/es en miliel/ mWl/lman, Paris, Karthala, 2007. 55. Ch. Burnerr, Magic and Divination in the Middle Ages: Texts and Techniql/es in the Islamic and Christian Worlds, Aldershot/Burlington, Ashgate Variorum, 1996. 56. L. Saif. 7he Arabic Infll/ences on Early Modern Occl/lt Philosophy, Basingstoke, Palgrave Macmillan,2015. 57. Voir par exemple L. Kalus, Catalogue des cachets. bI/lies et talismans islamiques, Paris, Bibliothèque Nationale, 1981 ; id., Catalogl/e ofIslamic seals and talismans, Oxford/New York, Clarenton Press/Oxford Universiry Press, 1986 (voir aussi L. Kalus, « Rock-Crystal Talismans against Drought ", Jewellery and Goldsmithing in the !slamic World, International symposil/m. 7he Israel M/lSellm.jerusalem, 1987, Jérusalem, 1991, p. 101-104); C. Harnès, L'Art talismaniql/f: en islam 52.

58.

d'Afrique occidentale. Analyse anthropologiql/e et islamologiql/e d',m corp/lS de talismans à écritures, thèse de doctorat sous la direction de Pierre Lory préparée à l'École pratique des hautes études, V, Section (Sciences religieuses), Paris, 1997; K.R. Schaefer, Enigmatic charms. Medieval Arabic Block Printed AmI/lets in American and European Libraries and M/lSt:lims, Leyde/Boston, Brill, 2006; Venetia Porrer, Arabic and Persian St:als and Amlllets in tht: British M/lSel/m, Londres, The British Museum Research Publication, 2011. M . EI-Jawhari, Die Gottesnamen im magischen Gebrauch in den al-Blmi zugeschriebenen Werken, rhèse de doctorat, Bonn, 1968; D.A.M. Pielow, Die Qllellen der Weisheit. Die arabische Magie im Spiegel des U!ül al-lfikma von Apmad 'Ali al-Büni, Hildesheim, Zürich et New York, Georg Olms Verlag, 1995; E. Francis, Islamic Symbols and SlIft Rituals for Protection and Healing : Religion and Magic in the Writingr ofAhmad b. Ali al-Buni (d. 62211225), PhD disserration, Université de Californie, Los Angeles, 2005.

historique de l'œuvre d'al-BünÏ comme en témoig~e un no~bre ~roi,ssant de colloques et de publications qui lui ont été consacres, dont ~aIt parne 1o~vr~~e que vous tenez entre les mains 59 • Ce mystérieux auteur ~us~Ite d?~c ,un mteret croissant et la redécouverte de ces textes par les manUSCrits s est revelee prometteuse. La quasi-absence d'éditions critiques de ces textes rend encore pour le moment hypothétiques les études visant à restituer à l'histoire le fait magique, mais de sensibles avancées ont été accomplies.

Sources et méthode Tenter d'esquisser une histoire de la magie et des sciences occultes en Islam au Moyen Âge suppose de croiser plusieurs types de sources.

Les sources religieuses

Les sources religieuses, de par leur diversité, offrent des in€ormations ~ariées sur la perception de la magie ou sur sa pratique au Moyen Age. Tout d abord, le Coran, en tant que texte fondateur de la religion musulmane et de la culture islamique, doit bien entendu être pris en compte. Cependant, ce sont davant~ge les traités d'exégèse coranique qui seront utiles à notre propos. En effet, SI le Coran peut contenir des indices sur la magie au début du I