La licorne et le bézoard. Une histoire des cabinets de curiosités 2353401619, 9782353401611

Publié à l'occasion d'une exposition organisée à Poitiers, au musée Sainte-Croix et à l'Espace Mendès-Fra

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French Pages 511 [498] Year 2013

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La licorne et le bézoard. Une histoire des cabinets de curiosités
 2353401619, 9782353401611

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Conception et réalisation · PAPÏER AND co pour les Éditions Gourcuff Gradenigo

http:/www.gourcuff-gradenigo.com

ISBN. 978-2-3S340-161-l Dépôt légal : 4e trimestre 2013 © 2013, Gourcuff Gradenigo - 8 rue des Lilas, 93189 Montreuil Cedex Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage, est interdite. La copie ou reproduction, par quelque procédé q'ue ce soit, ne peut se faire sans l'accord écrit de l'éditeur.



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U11e llistcire des cabi11ets de curiosités

GOURCUFF GRADENIGO

LISTE DES CONTRIBUTEURS Les textes sont signés par les auteurs. Les encarts ne sont signés que des initiales des auteurs, données ci-dessous après leur nom lorsqu'ils sont concernés. Myriam AueRv, Attachée de conservation au musée de la Chasse et de la Nature, Paris (M.A.) Muriel BARBIER, Conservateur du patrimoine. Musée national de la Renaissance, Château d'Écouen (M.B) Anne BENÉTEAU , Conservatrice en chef du patrimoine, Directrice des Musées

de Poitiers (A.B) Bertrand BERGBAUER , Conservateur du patrimoine, Musée national de la Renaissance. Château d'Écouen (B.B.) Edina BozoKY, Maître de conférences, Histoire médiévale, Université de Poitiers Diane BoDART, Maître de conférences, Histoire de l'art, Université de Po1t1ers (D.B.) Pascal BR101sT, Professeur, Histoire. Centre d'Études Supérieures de la Renaissance.

Tours Michel CAILLON , Professeur, Ancien directeur de l'IUFM de Poitiers (M.C.) Camilla CAVICCHI , Docteure en musicologie (Université de Bologne),

chercheuse associée au CESR (Tours) Jean CÉARD , Professeur émérite, Littérature française du xv1• siècle,

Université de Paris x-Nanterre Jean-Marc CHATELAIN , Conservateur à la Réserve des livres rares, Paris,

Bibliothèque nationale de France Luciano CHELES, Professeur, Études italiennes, Université de Poitiers Lorenzo C 1RRINCIONE, Professeur certifié, Doctorant, Université de Poitiers (L.C.) André DELPUECH, Conservateur en chef du patrimoine, Responsable de !'Unité

patrimoniale des collections des Aménques, Musée du Quai Branly Frédéric HENRI, Chargé de partenariats, Château d'Oiron Géraldine GARCIA, Maître de conférences, Paléontologie, Université de Poitiers (G.G.) Aurélie GERBIER, Conservateur du patrimoine, Musée national de la Renaissance, Château d'Écouen (A.G.) Anja-Silvia GoEING, Private Docent, Suisse, Université de Zurich Jean HIERNARD, Professeur émérite, Histoire, Université de Poitiers (J.H.) Gabrielle LAROCHE, Expert-Conseil en Œuvres d'art auprès de la Chambre européenne (Moyen Âge, Renaissance, xv1• siècle) (12, rue de Beaune/ 25, rue de Lille 75007 Paris) (GL) Cécile LE BouRDONNEC, Attachée de conservation du patrimoine, Musées de Poitiers Hervé LE TELLIER, Écrivain, membre de l'OuLiPo Hélène LEBÉDEL·CARBONNEL, Attachée de conservation du patrimoine, Musée du château royal de Blois (H.L.-C.) Jean-Michel LEUVREY, Chargé de mission aux Musées de Poitiers (J. -M. L.) Myriam MARRACHE·GouRAUD, Maître de conférences, Littérature française du xv1• siècle, Université de Brest (M.M. -G.) Pierre MARTIN , Professeur, Littérature française du xv1• siècle, Université de Poitiers (P.M.) Kees MEERHOF, Professeur, Université d'Amsterdam Véronique MEYER, Professeur, Histoire de l'art, Université de Poitiers . Dominique MoNCOND'Huv, Professeur, Littérature française du xv11• siècle, Université de Poitiers (D.M.) Mélanie MOREAU, Attachée de conservation, Musées d'art et d'histoire de La Rochelle

(M.M.) Jérôme PACAUD, Maître de conférences. Physique, Université de Poitiers (J.P.) Krzysztof PoMIAN , Professeur émérite, CNRS/ Université de Torun (Pologne) Margot RAUCH , Conservatrice, Château d'Ambras, Innsbruck (Autriche) Joëlle RocHAS, Docteur en Histoire des sciences, Conserva teur des bibliothèques

(Université Joseph Fourier, Grenoble) Benoît Roux . Doctorant, Université de Reims Champagne -Ardenne Olivier SALON , Écrivain, membre de l'OuliPo Henri SCEPI , Professeur, Littérature française du x1x• siècle, Université de Paris Ill-Sorbonne Nouvelle (H.S.) Dominique S 1MoN·H1ERNARD, Conservatrice du patrimoine, Musées de Poitiers Fulvio S1MoN1 , Museo di Palazzo Poggi. Bologne. Università d1 Bologna Philippe VENDRIX , Directeur de recherche au CNRS. doyen du Centre d'Études Supérieures de la Renaissance (Unive,rsité François -Rabelais de Tours)

et avec l'amicale complicité de Marc Lapprand (professeur à l'université de Victoria, Colombie britannique) pour les traductions des textes d 'A. -S. Goeing et F. Simoni.

REMERCIEMENTS Ce catalogue est publié à l'occasion de l'exposition La licorne et le bézoard. Une histoire des cabinets de curiosités d 'hier à aujourd'hui organisée à Poitiers. du 18 octobre 2013 au 16 mars 2014. au musée Sainte-Croix et à l'Espace Mendès-France, avec la collaboration du CVCU (Centre de valorisation des collections de l'Université). Coordination éditoriale Dominique Moncond'huy, Professeur. Université de Poitiers Comité scientifique Myriam Marrache-Gouraud, Maître de conférences, Littérature française du xv,• siècle, Université de Brest - Pierre Martin, Professeur, Littérature française du xv,• siècle, Université de Poitiers - Dominique Moncond'huy, Professeur, Littérature francaise du xv11• siècle, Université de Poitiers - et Géraldine Garcia, Maître de conférences, Paléotonlogie, responsable des collections du CVCU, Université de Poitiers Commissariat Anne Benéteau. conservatrice en chef du patrimoine, directrice des musées de Poitiers Accueil du public Brian Dudognon, les agents d'accueil et de surveillance, les concierges Administration Nathali e Boutin et son équipe

Bologne, Museo Civico Medievale Massimo Medica. directeur. D.ssa Silvia Battistini Bologne, Biblioteca Universitaria, Museo Aldrovandi Biancastella Antonino, directrice. Fulvio Simoni, Rita De Tata Dieppe, château-musée Pierre lckowicz, conservateur en chef. Martine Gatinet. Bertrand Legros Écouen, musée national de la Renaissance Thierry Crépin-Leblond, conservateur en chef, Bertrand Bergbauer, Chantal Bor. Muriel Barbier, Aurélie Gerbier lnnsbrück, château d 'Ambras Dr Thomas Kuster, Dr Margot Rauch La Fère, musée Jeanne-d 'Aboville Véronique Zieteck, directrice générale des services La Rochelle, musées d'art et d'histoire Annick Notter. conservateur en chef. Violetta Giraldos, Mélanie Moreau Montpellier, Université de Montpellier Il, ISEM UMR 5554 Laurent Marivaux, Henri Cappetta Paris, Galerie Daniel Templon Anne-Claudie Coric, directrice. Maria Cifuentes Paris, Galerie Gabrielle Laroche

Assistante de direction - gestion des prêts Mane-Paule Grelet

Paris, musée de la Chasse et de la Nature Claude d'Anthena1se, directeur, Myriam Aubry, Marie-Christine Prestat

Éclairage Laurent Vallet

Paris, musée du Quai Branly Stéphane Martin, prés ident. André Delpuech, Laurence Dubaut, Valérie Eyene, Hélène Maigret-Philippe

Encadrements - décors Alain Brillat Iconographie - photographies Christian Vignaud Régie des œuvres Nathali e Louis Régie technique Alain Labaud inière, Philippe Arthus, Frédérick Bordes, Fabrice Caille: avec le concours de Christophe Redonnet et de l'atelier menuiserie du centre echnique municipal

Poitiers, Bibliothèque universitaire Anne -Sophie Durozoy Poitiers, Conservation régionale des Monuments Historiques Pierre Cazenave, conservateur régional, Anne Embs Poitiers, Espace Mendès-France Didier Moreau, directeur. Anne Bonnefoy, Édith Cirot. Poitiers, Médiathèque François-Mitterrand et son réseau Jean -Luc Glénisson. directeur, Martine Bob1n, Olivier Neuillé

Service culturel - programmation événementielle Cécile Le Bourdonnec, Sarah Lacroix

Poitiers, Université, Centre de valorisation des collections de l'Université Roland Raimond. prés ident, Géraldine Garcia. Jean-Claude Bertrand - IPHEP, UMR 7262, Patrick Vignaud. Sabine Riffaut et Xavier Valentin - EBI, UMR 7267, Didier Bouchon - les Unités de Formation de B1olog1e des Organismes et des Populations, de Biologie végétale et des Sciences de la Terre

Service éducatif S éphanie Coussay, Mélanie Maingan -Sachon, Annick Porcheron

Prailles, monastère de l'Annonciation madame l'abbesse

Vi sites guidées Daniel Clauzier

Rennes, musée des beaux-arts Anne Dary, directrice, François Coulon, Anne-Laure Le Guen

Scénographie Charlotte Parenteau-Denoël - Jean-François Magnan

Exposition réalisée avec le soutien du ministère de la Culture e de la Communication - Direction régionale des affaires culturelles de Poitou -Charentes, et de la Société des Amis des musées de Poitiers. Qu e toutes les personnes qui ont apporté leur concours à cette exposition ai nsi qu'au catalogue en soient vivement remerciées, auteurs, prêteurs, responsables de collections publ iques et de fonds photographiques, chercheurs, savants et curieux, et notamment : Bertrand Bergbauer, Sophie Boure l, Joke De Vos. Jean -Luc Dorchies, .;an Fabre, Bertrand Farge, Fabrizio Fenucci, Marie-Françoise Gérard. =rédéric Henri, Jean Hiernard, David Lachapelle, Hervé Le Tellier, Mick Martin, Sandra Mellot. Paul-Hervé Parsy, Michel Pastoureau, Olivier Salon. E sabeth Schmidt. Mapie Schneegans. Alain Tranoy Aix-en-Provence, musée Paul-Arbaud Jean -Luc Kieffer, secrétaire perpétuel: Nicole Martin-Vignes. Marie Janton, Gaëlle Neuser

Rochefort, musée d'art et d 'histoire - maison de Pierre Loti Claude Stefani, conservateur. David Bodin, Claudie Buffeteau Sint-Martens- Latem , Guy Pieters Gallery Linda & Guy Pieters, Karen Steegmans

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A ngoulême, musée d 'Angoulême Béatrice Rolin, conservateur en chef Blois, château et musée Élisabeth Latrémolière. conservateur en chef. Pierre-Gilles Girault, Hélène Lebédel -Carbonnel, Morgane Lecareux

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PRÉFACE

8

AVANT-PROPOS

9

INTRODUCTION

10

Bernard Palissy et l'orfèvrerie de terre (B. BERGBAUER ET A GERB IER) Pierres de tonnerre (J. - M. LEUVREY) La limule (G. GARCIA et P MARTIN ) Le pedelan (P. MARTI N) Le borametz (P. MARTIN )

COLLECTIONNER, CLASSER ET MONTRER, DE LA RENAISSANCE AU XXE SIÈCLE

15

La Wunderkammer entre trésor et collection particu lière, KRzYsZToF PoM1AN

17

La curiosité à la Renaissance et à l'Âge classique, J EAN CÉARD

Cabinet de lectures

UN ENGOUEMENT EUROPÉEN

139 140 142 143 144 146 149

La Répub lique des curieux : voyages et correspondances, LORENZO CiRRINCIONE

Cabinet de lectures

29 46

RELIQUES, MONSTRES ET PRODIGES

49

M YRIAM MARRACHE - GOURAUD

151

Naissances de l'exotisme, ou comment inventer la place des lointains,

Les collections de reliques, Eo1NA BozoKY

51

Le crocodile en majesté, M YRIAM MARRACHE-GOURAUD

61

Une matricule rJ:inérale : la « pierre levée » de Joris Hoefnagel (J. HI ERNARD) Grand' Gou le et casse - museaux (A B ENÉTEAU) Le paresseux (P. MARTIN ) Cabinet de lectures

159

Cabinets de musique à la Renaissance : du studio/a à la camera, CAMILLA CAv1ccH1 et PHILIPPE V ENDRIX

169

Le « Théâtre de la Nature»

68

d 'Ul isse Aldrovandi, FuLv10 S1MON1

69 70

D OMINIQUE MoNCOND'HUY

72

179

Les cabinets et la peinture,

Manfredo Settala (M MARRACHE -GouRAuo)

187 194

Aldrovandi, Cospi et Bologne

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POUVOIR ET SAVOIR À LA RENAISSANCE

75

Espace du Prince, espace du savoir en Europe à la Renaissance, PASCAL B R101sT

77

Le studio/a au Quattrocento, LUCIANO CHELES Le Studio/a d'Urbino, Luc1ANO CHELES

À propos des dodécaèdres des musées de Poitiers: di vina proportio ou l'harmonie du monde, DOMINIQUE SIMON - HIERNARD Van Eyck, sa int J érôme (D BooART) Ghirlandaio, saint Jérôme (D BooART) Vecel lio, saint Jérôme (D BooART) Cabinet de lectures

87 89

(M. MARRACHE -GOURAUD) Oie Worm (M. MARRACHE- GouRAuo) Quand Oie Worm passait par Poit iers (J. H IERNARD) Le manucodiate (P. MARTIN ) Le perroquet (P M ARTIN ) L a bernacle (P. MARTIN ) Cabinet de lectures

97 99 100 101 102

198 200

LE CABINET PRINCIER

203 204 206 208 210 213

Les Kunstkammern des Habsbourg, M ARGOT RAUCH

215

Érud its, voyageurs et hommes d'Église : la portée du cabinet de curiosités

UN CABINET XVIE SIÈCLE : L'IDÉAL DU MICROCOSME, LE RAPPORT ENTRE LE CABINET ET LA CRÉATION

105

A NJA-SILVIA GOEING

Le cabinet microcosme, lieu de méditation sur la Création, P1ERRE M ARTIN

107

d'Autriche- Styrie, J OËLLE RocHAS

Au seuil des livres, l'image de la curiosité, PIERRE MARTIN

113

M YRIAM MARRACHE - GOURAUD

La monnaie, reine des artificialia, JEAN HIERNARD

119

(H . LEBÉDEL - CARBONNEL)

des Fondations Francke piétistes à Halle,

223

La Kunstkammer de Cha r les Il

229

Les sauvages ne sont pas des monstres,

235

Antonietta Gonzalez

Loquacité d u poisson de collection, PIERRE MARTIN

125

Les fossiles à la Renaissance : un certain regard des précurseurs de la paléontologie, GÉRALDINE GARCIA

133

« Les choses admirables et monstrueuses» de Bernard Pa lissy, A URÉLIE GERBI ER

137

Merve illes de cabinets (B B ERGBAUER)

Rüstkammern ( L . Ci RR1Nc10NE) Armures de samurai : du champ de bataille à la collection (M MoREAU ) Finesses (G. GARCIA et P. MARTIN ) Arcimboldo (D. MoNcoNo'HuY) Cabi n et de lectures

248 250 252 255 256 258 260

UN CABINET D'APOTHICAIRE ENTRE XVIE ET XVIIE SIÈCLE TOURNÉ VERS L'ATLANTIQUE

263

Paul Contant. l'apothicaire en son jardin, PIERRE MARTIN

265

Valses d'objets et présence des Amériques dans les collections françaises : des premiers cabinets de curiosités aux musées contemporains, ANDRÉ DELPUECH , MYRIAM MARRACHE -G ouRAUD et BENOÎT Roux Dragons d 'apothicaires et bézoards de bazar, MYRIAM MARRACHE -G OURAUD La tu lipe, de la convoitise à la spéculation boursière ( C. LE BouRDONNEC) Le toucan CG GARCIA et P. MARTIN) Le tatou (G. GARCIA et P. MARTIN) Contes d 'apothicaires (J . H1ERNARD) Un canoë au plafond (M. MARRACHE -GOURAUD ) Cabinet de lectures

CABINET ET COMMERCE DU MONDE

271 285 296 300 302 304 308 312 315

À l'enseigne de la Curiosité : Nicolas Chevalier, P. MARTIN Élie Richard , KEES MEERHOFF Les curiosités de Nicolas Accart. VÉRONIQUE MEYER Les livres dans les cabinets d 'amateurs français du xv11• siècle, JEAN -MARC CHATELAIN Dites l'heure av ec des fleurs, P. MARTIN Cabinet et meuble de cabinet. DOMINIQUE MONCOND'HUY Surpr ises en coffret (M . BARBIER) Cabinets en marqueterie (G. LAROCHE) Cabinet de lectures

LA SPÉCIALISATION DU CABINET, TYPE RUYSCH Frederik Ruysch , anatomiste, trompe - la-mort. et artiste, PIERRE MARTIN L'homme-cabinet. PIERRE MARTIN Les secrets de la licorne (M . MARRACHE -G OURAUD) Natures mortes et cabinets de curiosités (M . CAILLLON ) Cabinet de lectures

317 329 337 349 359 363 367 368 370

420

UNE « IDÉE DE CABINET» AU XXIE SIÈCLE

425

Au-delà des cabinets de curiosités: de la Vénus hottentote aux bustes de Jan Fabre, DOMINIQUE MONCOND' HUY

427

La BoÎte Verte de François Le Lionnais, n° 51/300, Ü LIVIER SALON

439

L'herbier des villes (Choses sauvées du néant), HERVÉ LE TELLIER

447

Le château d 'Oiron, un cabinet de curiosités? FRÉDÉRIC HENRI

449

Un retour de licornes dans l'art contemporain , MYRIAM MARRACHE-GOURAUD

453

373

375 387 396 398 400,

403

Des cabinets de curiosités aux musées d'art et aux ga leries d'histoire naturelle, DOMINIQUE MONCOND'HUY

405

411

421 422

« Effet spectaculaire garanti, surtout

dans un couloir!» ... La curiosité des années 2000, un phénomène culte, MYRIAM MARRACHE-GOURAUD Le cabinet de la licorne (M. AUBRY) Cabinet de lectures

ENVOI Du Baudrier de Borrilly au cabinet de demain. A vec une liste provisoirement définitive et définiti vement provisoire de possibles curiosités contemporaines, PIERRE MARTIN

459 464 466 469

471

CATALOGUE

479

Œu v res ex posées

480

ANNEXES

SOS 507

Index

LE TEMPS DES MUSÉES ET DES GALERIES D'HISTOIRE NATURELLE

Le modèle du cabinet de curiosités dans la littérature du x1x• siècle : détours et inflexions, HENRI Scrn

Coquilles La machine de Wimshurst (G. GARCIA, P. MARTIN et J. PAcAuD) Cabinet de lectures

Bibliographie Crédits photographiques

510 511

8

LA LICORNE ET LE BÉZOARD

PRÉFACE Entraîner le visiteur, au fil d'un parcours rassemblant quelque 400 objets, pour donner sens à l'histoire des cabinets de curiosités, tel est le propos de l'exposition réalisée par le musée Sainte-Croix. Heureuse initiative, la présentation de cet ensemb le exceptionnel, provenant d'une trentaine de prêteurs, témoigne d'une vive tradition européenne. De la Renaissance à nos jours, des passionnés ont en effet rassemblé d'obscurs objets de désir: œuvres d'art, rêves d'ailleurs ou animaux naturalisés .. Ces collages singuliers ont fécondé notre imaginaire. L'exposition donne à comprendre ce que furent les cabinets, dans leur diversité et dans leur essence

des lieux d'étude, où la curiosité, la fascination

pour l'inconnu servaient la connaissance du monde. Le musée donne ainsi corps aux liens qu'il tisse avec le monde de la recherche. Cette exposition est en effet le point d'orgue des travaux menés depuis plusieurs années sur les cabinets de curiosités par Myriam Marrache-Gouraud, Pierre Martin et Dominique Moncond'huy au sein du laboratoire Forell de l'Université de Poitiers. Leurs recherches, connues de la communauté scientifique, sont restituées au public au sein du musée, lieu incontournable pour susciter l'intérêt de chacun sur le monde et ses «merveilles». Cette initiative évoque ainsi l'homme dans son infinie richesse, fait le lien entre l'art et la science, met l'Université au cœur de la Ville .. facettes essen tielles du projet culturel de notre collectivité. Est-il besoin de souligner le caractère exceptionnel de l'ouvrage publié à cette occasion? Rendue possible grâce à la collaboration entre cet éta blissement culturel et les chercheurs, cette synthèse inédite est destinée à répondre au désir de comprendre, de s'émerveiller ou d'apprendre. Je tiens à adresser mes plus vifs remerciements à Anne Benéteau, directrice, (1607-1671), Intérieur d 'une galerie de tableaux et d 'objets d 'art, détail. Paris, musée du Louvre. Cornelis

B AELLIEUR

et à l'ensemble de l'équipe des musées, ainsi qu'à nos partenaires et à tous ceux qui ont participé à cette belle œuvre collective. Anne

GÉRARD

Adjointe au maire

9

AVANT-PROPOS Étonner et émerveiller, susciter le questionnement. permettre la découverte d'un passé aux codes différents et le plaisir du regard ... Cette exposition s'offre comme une formidable occasion de répondre aux missions premières d'un musée - lieu de délectation et de médiation, de valorisation du patrimoine et de transmission des connaissances - en donnant à voir ce que furent ces collections constituées avant l'invention des musées : les cabinets de curiosités. Le pari de réunir à Poitiers près de quatre cents obje t s. aussi bien artificia/ia que naturalia, prêtés par une trentaine de propriétaires, s'appuie sur une mise en scène foisonnante. Elle rompt avec les codes habituels de la présentation des oeuvres dans un musée pour tendre à restituer l'atmosphère de ces cabinets où la connaissance du monde s'ordonnançait dans une accumulation dont on a gardé l'image d'un bricà-brac merveilleux. sans en comprendre toujours le sens. Pourquoi donc suspendre un crocodile au plafond ou créer un parterre de fleurs, juxtaposer animaux de tous ordres, monnaies. tableaux, oeuvres précieuses et armes anciennes? Afin de restituer l'esprit de ces cabinets, la profusion était nécessaire, le mélange des genres indispensable, la rupture des codes muséographiques et scientifiques imposée. Ce parcours réserve donc des surprises. À l'admiration de merveilles d'orfèvre rie ou au plaisir ludique de comparer le plumage d'oiseaux exotiques s'ajoutera parfois un vague effroi teinté de dégoût, car les cabinets rassemblaient aussi des objets bizarres voire monstrueux; vanités constituées de calculs extraits de tissus humains, animaux malformés, portrait d'une jeune fille atteinte du syndrome d'Ambras .. La curiosité portait sur tout ce qui suscitait l'étonnement et appelait une explication savante; laquelle explication, passée au crible de l'analyse scientifique moderne. a perdu toute crédibilité. Les cornes de licornes ont été rendues aux narvals. le bézoard n'a plus de vertus thérapeutiques - hormis dans la geste contemporaine d'Harry Patter - et le pédelan a déserté nos pharmacopées contemporaines. Si les moutons à cinq pattes restent l'attraction des galeries d'histoire naturelle. la fascination qu'ils exercent s'inscrit dans un discours rationnel des sciences de la nature, loin de l'appréhension des mystères de la Création qu'avaient les « curieux du Grand Siècle», selon la belle expression d'Antoine Schnapper.

Bézoard avec monture filigranée, 4• quart du xv11• siècle, bézoard, or. Kunsthistorisches Museum Wien.

Cette exposition a été rendue possible grâce à une collaboration étroite entre l'équipe des musées et trois enseignants -chercheurs de l'Université, Myriam Marrache-Gouraud, Pierre Martin et Dominique Moncond'huy. Leurs travaux, connus et reconnus du monde scientifique, ont placé Poitiers au premier rang des études sur les cabinets de curiosités. Le concours de Géraldine Garcia, responsable du CVCU (Centre de valorisation des collections de l'Université), a permis de pourvoir largement les salles en spécimens naturels, dignes des cabinets les plus riches. Le partenariat avec l'Espace Mendès-France. qui a accueilli depuis des années les journées d'études et colloques consacrés à cette thématique, et héberge le site curiosi-

tas.org, parachève une collaboration pluripartite dont l'exemplarité tient sans doute à la simplicité des relations établies autour d'un projet dont il a semblé évident à tous qu'il fallait le mener à bien, ensemble. Cette collaboration en a suscité d'autres : les textes réunis ici témoignent de l'adhésion généreuse des nombreux auteurs qui ont accepté de prendre part à une aventure éditoriale inouïe, dont la démesure s'accorde bien avec le propos de l'exposition, entre profusion gourmande et insatiable curiosité. La présente publication offre ainsi une synthèse inédi te. qui ne vise en rien l'exhaustivité - malgré le nombre de pages réunies - mais propose une histoire des cabinets de curiosités. d'hier à aujourd'hui. La fascination qu'exerce sur nous l'esprit de la «curiosité», loin d'être éteinte par l'analyse scientifique capable de démystifier tous ses ressorts irrationnels, nous renvoie à notre besoin d'émerveillement. Puisse l'exposition - comme son catalogue - prodiguer au visiteur et au lecteur étonnement. enchantement, délectation, et nourrir la curiosité des amateurs de cabinets. Anne

B ENÉTEAU

Corne de narval - Licorne des mers Monodon monoceros. Poitiers, Université-CVCU (cat. 3.152).

10

LA LICORNE ET LE BÉZOARD

INTRODUCTION Que restait -il, à la fin du x1x• siècle, des cabinets de curiosités? Ils avaient disparu, éclatés en diverses collections modernes, leurs collections détruites ou dispersées. et leurs réalités socio -historiques oubliées, qu'i ls aient eu pour propriétaire un prince ou un apothicaire ... Restaient sans doute des images, un imaginaire, presque des «mythologies», parfois réactivés par tel écrivain en mal d'originalité ou de références pour l'aider à penser l'histoire. Et pourtant les cabinets de curiosités ont constitué une réalité importante, peut-être même décisive, dans l'histoire de la culture occidentale. Fruit de divers héritages et traditions, qu'il s'agisse de certaines pratiques antiques, romaines surtout, en matière de collections de portraits par exemple, qu'il s'agisse aussi de la pratique médiévale des reliques, les cabinets de curiosités ont pris corps au cours du xv1• siècle, d'abord en Italie mais aussi, peu après, dans ce qui était alors l'empire des Habsbourg - non sans avoir été devancés, et peut-être préparés, par d'autres réalités, à commencer par celle du studio/a italien. L'appellation générique, cependant, ne doit pas tromper. Les cabinets de curiosités ont constitué une réalité aux multiples visages : quoi de commun entre le château d'Ambras, haut-lieu des collections habsbourgeoises, la collect ion d'Ulisse Aldrovandi à Bologne ... et le jardin et le cabinet de l'apothicaire Paul Contant à Poitiers? Et pourtant, des liens se sont tissés, souvent indirects, à travers voyages, commerce, échanges et correspondances. D'où l'importance capitale, en cette période où la République des Lettres (qui est aussi bien celle des Sciences, dont les membres se disent Philosophes) était une réalité supranationale qui, à sa manière, contribuait à sceller l'existence, la pérennité et le développement d'une culture européenne moderne, d'où l'importance, donc, de figures éminentes trop oubliées aujourd'hui, comme l'érudit aixois Nicolas -Claude Fabri de Peiresc (au cœur de la culture européenne au début du xv11• siècle, en relation épistolaire avec tout ce que l'Europe compte d'«intellectuels», qui suit de près le sort de Galilée ou de Campanella, qui possède une des plus belles bibliothèques du Royaume de France etc.), ou de figures encore célèbres mais dont le rôle et le statut sont souvent simplifiés, à commencer par un Rubens dont l'activité était aussi cel le d'un diplomate, d'un collectionneur, d'un marchand de tableaux ... et de curiosités! Rubens et Peiresc s'étaient croisés à Lo ndres au début du siècle; ils restèrent évidemment en relation ... Réalité aux multiples visages encore parce que si les cabinets de curiosi tés ont bien été un phénomène européen, sous différentes appellations (Kunstkammer, Wunderkammer dans l'Europe germanophone ... ), ce phénomène a connu de fortes spécificités liées à l'histoire même des pays concernés, au type de pouvoir, au rapport au savoir, au développement des sciences comme du commerce etc. L'Italie offre elle-même diverses réalisations ressortissant à la même culture de la collection, la Fra nce connait la pratique des cabinets sans qu'un modèle ne s'y impose véritablement, les Habsbourg en offrent une forme singulière et prestigieuse mais essentiellement réservé au Prince, Flandres et Hollande en multiplient les avatars en lien étroit avec l'avancée des sciences, à Leyden ou à Amsterdam par exemple: le Danois Oie Worm fait figure de quasi-exception dans l'Europe du Nord, tandis que l'Angleterre ne s'approprie le modèle que vers 1640 et que la Russie devra attendre Pierre le Grand pour en comprendre l'enjeu . Le développement des sciences, en ces siècles décisifs, répétons -le, est une réalité supranationale. Dent de narval dite « corne de licorne » - 2• moitié du x1x•-1•• quart du xx• siècle, ivoire de narval taillé. Dieppe, château-musée (cat. 0 .1).

Une Christine de Suède invite, on le sait, d'éminents philosophes et savants et elle-même constituera un cabinet de curiosités à Rome ... Il convient ici d'insister sur ce point: si les cabinets de curiosités ont constitué, à leur façon, une réalité préscientifique eu égard à ce qu'allaient être les développements de la science européenne, ils ont joué un rôle déterminant dans ce mouvement global qui conduit au fond des dernières heures du

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monde médiéval aux Lumières, puis à l'esprit scientifique du x1x• siècle. C'est pourquoi étudier aujourd'hui les cabinets de curiosités, c'est replonger dans l'histoire compl exe de la constitution du savoir moderne en Europe, c'est partir d'une époque où les disciplines ne connaissaient pas encore de séparation stricte, où l'on ne savait pas encore comprendre ni même, parfois, nommer les productions de la nature, et où l'on cherchait à prendre la mesure de la place de l'homme en ce monde et du rôle qui devait être le sien. Chercher

à faire entendre ce que furent ces réalités d'une culture de la curiosité ne peut être possible de nos jours qu'en recourant à diverses compétences, à diverses disciplines, tant il est vrai que les cabinets de curiosités sont un « objet» qui nécessite que se croisent les savoirs et les méthodes des historiens, des historiens de l'art. des historiens des sciences, des historiens du livre ... et des littéraires. Le curieux moderne, lui , peut programmer de visite en visite un tour d'Europe' qui l'aidera à percevoir ces réalités d'hier. L'on pourrait ainsi imaginer un curieux qui, parti du cabinet Lafaille de La Rochelle (un peu tardif, certes, mais quel bel endroit!) passerait par Rennes pour y visiter la collection de Robien (tard ive elle aussi, mais l'Extrême-Orient y est si magnifiquement représenté!) puis, ayant fait étape à Paris pour sillonner le musée du quai Branly, gagnerait Oxford et ses musées, au premier chef cet Ashmo lean Museum qui est l'origine des musées anglais modernes et où il pourra admirer. entre autres, le manteau orné de coquillages qui habilla jadis le père de Pocahontas. Après ce détour surprenant, notre curieux traverserait à

Cornelis B AELLIEUR (Anvers, 1607 - 1671), Allégorie de l 'Europe, xv11• siècle. La Rochelle, musée du Nouveau Monde (cat. 5.1 7).

12 LA LICORNE ET LE BÉZOARD

nouveau la Manche pour faire halte à Bruxelles et y admirer un tableau de Frans Francken représentant. au xv11• siècle, un cabinet d'amateur; il ferait halte à Leyden pour y voir le musée Boerhaave, ses très belles collections d'instruments scientifiques et sa reconstitution du théâtre anatomique; après un crochet par Dresde et les collections minéralogiques d'Auguste le Fort, il poursuivrait plus au sud jusqu'à Innsbruck pour y visiter l'extraordinaire collection des Habsbourg, partiellement conservée au château d'Am bras; puis il prolongerait sa route plus au sud encore, et ferait halte, près de Mantoue, en cette église 2 où un crocodile enchaîné au plafond le dévisagerait, avant de conduire ses pas jusqu'au musée Aldrovandi dans la ville de Bologne. Après un passage à la trop négligée Urbino pour en admirer le studio/a du Palais ducal, sans doute pousserait-il jusqu'à Vienne pour y visiter, au Kunsthistorisches Museum, la magnifique Kunstkammer récemment reconstituée. Et s'il était assez fortuné (dans tous les sens du terme!), il ferait encore un détour par Saint-Pétersbourg pour y admirer la macabre Nautile Nautilus. Poitiers, Université-CVCU (cat. 3.50).

mais extraordinaire collection de Ruysch, achetée directement et en bloc à Amsterdam par Pierre le Grand au début du xv111e siècle ... Ayant enfin regagné son Poitou-Charentes d'élection, il ne manquerait pas, la tête toute pleine de ces visites et de ces images, de déambuler dans les collections d'art contemporain du château d'Oiron, un de ces lieux qui, par la grâce de Jean-Hubert Martin, a eu l'audace dès les années 1990 de chercher à faire revivre quelque chose de cet esprit de la Renaissance - non sans nous interroger en même temps sur ce que nous, hommes d'aujourd'hui, nous pouvions y apprendre sur notre héritage et sur ce qui nous fait. L'ouvrage fondateur de Julius von Schlosser 3 , au début du xxe siècle, a comme redécouvert et redonné vie aux cabinets de curiosités. Au fil des décennies, porté qu'il fut sans doute aussi par un contexte qui s'y est révélé favorable, ce regain d'intérêt pour des réalités d'hier a fini par prendre pleinement corps, au point que, dans toute l'Europe, on peut aujourd'hui visiter musées, palais et châteaux dont les collections ont été repensées dans cet esprit. L'exposition qu'offre le musée Sainte-Croix de Poitiers, en partena riat avec l'Espace Mendès-France, entend témoigner de cette ... curiosité I Le visiteur s'y voit offrir un parcours résolument chronologique, jalonné par des moments essentiels et des visages choisis de cette réalité protéiforme qu'il s'agit de saisir et de comprendre - jusqu'à ce qu'il soit amené à rencontrer, dans une toute dernière étape, des objets et des questionnements qui sont ceux du xx1• siècle. Cette exposition, pour les enseignants-chercheurs impliqués qui appar-

Bézoard ouvert. Rochefort, musées d'art et d'histoire

(cat. 3.43).

tiennent au laboratoire FoRELL 4 de l'université de Poitiers, intervient après une première expérience au château de Kerjean (Finistère) : l'exposition « Vous avez dit bizarre? De la Renaissance aux Arts premiers, Cabinets de curiosités et autres merveilles »5 s'y était tenue de mars à avril 2007. Entretemps, ils ont aussi collaboré, plus modestement. à divers projets, comme ceux menés par Francis Gires dans le cadre de l'AsE1STE pour la mise en valeur de cabinets dans des lycées au x1x• siècle 6 , tel symposium à Varsovie sur les collections anciennes, ou encore la belle exposition « L'Europe des Merveil les au temps de la Curiosité» au Musée de Saint-Antoine-l'Abbaye (7 juillet-6 octobre 2013), en Isère. Mais La Licorne et le bézoard est une manifestation qui constitue surtout à sa manière l'aboutissement d'un vaste projet de recherche engagé dès 2003 à Poitiers, son point d'orgue et comme son contrepoint avec cette ouverture au plus large public. Ce travail de longue haleine a donné lieu à plusieurs journées d'études et colloques. à plusieurs volumes, à de nombreuses communications dans des colloques internationaux et à des conférences tournées vers le public le plus large. Il s'est plus encore concrétisé par la construction d'un site en ligne, curiositas, fruit d'un partenariat entre des enseignants-chercheurs de l'équipe FoRELL et l'Espace Mendès-France, centre de culture scientifique et technique en Poitou -Charentes. Signe de

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son dynamisme. une version actualisée du site a vu le jour au début de 2013. Il faut dire ici l'apport décisif de nos amis Anne Bonnefoy et Thierry Pasquier. de l' E.M.F. - et le soutien sans faille de leur directeur, Didier Moreau. Ce site. quant à lui, n'existerait pas sans la curiosité insatiable de l'un, l'érudition de l'autre, l'énergie et la persévérance de tous. qui lui permet aujourd'hui d'offrir au curieux . s'il en prend le temps, des centaines de pages, des milliers de ressou rces et d'informations. La conception et la réalisation de l'exposition du musée Sainte-Croix doit beaucoup à ce site. encore imparfait - ainsi qu'à notre collègue Géraldine Garcia. Maitre de conférences en paléontologie à l'université de Poitiers, et responsable, pour l'établissement, de la conservation et du devenir des collections universitaires. Notre projet de recherche a bénéficié du soutien du Contrat de Projets ÉtatRégion (C. P.E.R.) 2007-2013, sans lequel un grand nombre de nos activités n'auraient pu être réalisées. Ma is s'il est une aventure intellectuelle, un tel projet est toujours aussi l'occasion de rencontres et de relations humaines dont l'importance se confirme au fil des ans. C'est pourquoi nous ne saurions conclure qu'en disant notre dette et notre gratitude à ceux qui furent nos «parrains» intellectuels, et qui ont soutenu ce projet durant de nombreuses années, au premier chef Jean Céard (Professeur émérite en Littérature française de la Renaissance à l'université de Paris x-Nanterre) et Krzysztof Pomian ( Professeur éméri te à l'université Nicolas Copernic de Torun) '. MYRIAM MARRACHE - GOURAUD, P IERRE MARTIN

et

DOMINIQUE MONCOND'HUY

Université de Poitiers, FORELL Corail Cnidaire s. Poit iers, Université-CVCU (cat. 3.71).

NOTES 1. Une carte d' Europe des cabinets de curiosités (incomplète ... mais déjà très fournie 1) est accessible en ligne sur notre site

http ://curiositas.org/

carte -des-cabinets. 2. Pou r être p récis, il s'agit du sanctuaire de Santa Maria delle Grazie. 3. Kunst- und Wunderkammern der Spatrenaissance, Leipzig, Klinkhardt &

Bierm ann. 1908; voir la belle et très précieuse édition française procurée par P. Fa lguières et L. Marignac pour la traduction: J. von Schlosser, Les Cabinets d'art et de merveilles de la Renaissance tardive, Paris, Macula 2012. 4. Forme et Représentation en Linguistique et Littérature. E.A. 3816, abritée par la Maison des Sciences de l'Homme et de la Société (MSHS) de Poitiers. s. P. Martin et D. Moncond'huy avaient assuré le commissariat de cette exposition. 6 . Voi r notamment le volume L'Empire de la physique (Aséiste. Niort. 2006)

réa lisé autour du Cabinet de physique du lycée Guez de Balzac d'Angoulême et, plus récemment, L'Empire des sciences ... naturelles (Aséiste, Niort, 2013) conçu autour des cabinets d'histoire naturelle des lycées impériaux de Périgueux et d'Angoulême. 7. Saluons aussi Arthur MacGregor. ancien Senior Assistant Keeper au Département des Antiquités de l'Ashmolean Museum et Pietro Corsi (Chair Professor of the History of Science à l'université d'Oxford), dont l'amitié nous est chère.

Collectior,r,er, classer et 1llOI1trer, de la Rer,aissar,ce au xxe siècle

17

La WuflderkaJ1lJ1lCr e11tre trésor et ccllectic11 particulière Krzysztof Pomian

Comme chacun sait, le p re mier livre à aborder notre sujet da ns une pers pective à la fois historique et théorique est paru à Vienne, en 1908. C'était ·e Kunst- und Wunderkammern der Spatrenaissance. Son auteur, Julius von Schlosser (1866 -1938), de formation historien et archéologue, était à 'époque directeur du département des armes et objets d 'art appliqué ou des arts décoratifs ou des arts industriels (kunstindustrielle Gegenstande ) au Kunsthistorisches Museum de Vienne ; il y travailla it depuis onze ans, après être passé par le département de monna ies, médailles et antiques où est entré en 1889. Enraciné dans la prat ique de la conservation avec ce q u'elle suppose d'intérêt pour les objets, leur matérialité, leur histoire, leurs contextes et leurs usages, son livre procède aussi d'une approche de l'hiso ire de l'art qui m inimise l'importance de la frontière entre l'Art - au singuli er et avec un grand A - et les arts au pluriel, entre les beaux-arts et les arts appliqués ou décoratifs; la terminolog ie française est révélatrice de ce cl ivage. Ou qui, si l'on veut, met en valeur ces dern iers en tant qu 'express ions d e la culture d'une époque au même t itre que les premiers. Mais le livre arriva it avant l'heure. Six ans après sa parution éclata it la Première Gu erre mond iale. Quand elle prit fin , le paysage pol it ique et intellectuel éta it complètement bouleversé. Vienne a perdu sa place de capitale européenne d 'in nova t ions intellectuelles et culturelles . Et à partir de l'entre-deux-guerres,

Portrait de Ritter Julius von Schlosser.

~and is q ue l'histoire de l'art en France, en Grande- Bretagne. en Italie et aux ~tats-Unis suivait ses propres chemins, en Allemagne commença it à s'imposer l'iconologie qui, même si elle se référait à Aby Warburg (1866-1929) , contemporain et ami de Schlosser, éta it codifiée et illustrée princ ipa lement par Erwin Panofsky (1892 -1968). C'est cette approche qu'ont adoptée les c erniers disciples de Schlosser dont un, Ernst Gombrich (1909 -2001) devi nt 'nême en 1959 directeur de l'Institut Warburg de Londres, continuateur de ce lui de Hambourg. C'est elle qui a triomphé aux États-Unis où quelques-uns de ses adeptes les plus éminents, dont Panofsky lui-même, ont trouvé refuge après l'a rrivée d' Hitler au pouvoir en Allemagne. Et c'est elle qui, après 1945,

à des dates variables selon les pays, a imposé son questionnaire à l'histoire de l'art occidentale. Or, l'approche iconologique privi légiait la peinture et la scul pture, bref, les beaux-arts, parce qu'ils se prêtaient le mieux à être interorétés à la lumière des écrits philosoph iques, scientifiques ou littéraires . Elle

Double page précédente Crocodile. Musées de Poitiers.

'lèg ligeait la matérialité des oeuvres d'art et leurs contextes car de son point c e vue cela n'était pas pertinent. Quant aux collections, elles ne l'intéressa ent guère et les curiosités encore moins, si possible. C'est seulement dans les années 1960 que s'amorce le tournant qui remet e question la domination de l'iconologie. On peut en voir la première mani ' estation dans le livre de Francis Haskell (1928-2000), Patrons and Painters.

Ci-contre Jean VALETTE-FALGORE (dit) PENOT (1710-1777), Trompe-l'œi/ à la gravure de Sarrabat. Rennes , musée des beaux-arts (cat. 7.2).

18 COLLECTIONNER. CLASSER ET MONTRER, DE LA RENAISSANCE AU XXE SIÈCLE

A Study in the Relations between ltalian Art and Society in the Age of the Baroque (1963 avec la traduction ital ienne en 1966; les autres attendront v ingt ans, voire plus). Ce livre, en effet, avec son insistance sur les contextes architecturaux et sociaux en même temps dans lesquels les œuvres d'art doivent être resituées pour en saisir les significations, et partant avec une insistance sur la matérialité de ces œuvres, sur la géographie de l'art, ses commanditaires et ses collectionneurs, a été un pas essentiel vers un effacement de la frontière entre l'histoire de l'art et l'histoire - ce qui voulait dire, à cette époque, l'histoire économique et sociale telle qu'en France la pratiquai t le milieu des «Annales» et en Angleterre celui de « Past and Present ». Le livre de Haskell a été aussi un pas important vers la redécouverte de l'intérêt des collections pour l'intelligence des mentalités et des cultures du passé et vers la promotion des études qui leur étaient consacrées de la marginalité où elles croupissaient jusqu'alors à une p lace proche du centre du questionnaire de l'histoire de l'art. Les dates sont éloquentes à cet égard. En 1974 voit le jour la traduction italienne du livre de Schlosser depuis longtemps épuisé et difficile à trouver même dans des bibliothèques; pour des gens de ma génération, c'est elle qui en a permis la redécouverte avant qu'une deuxième édition ne paraisse quatre ans plus tard. En 1983, Oliver lmpey et Arthur McGregor organisent à Oxford un grand colloque dont les actes - The Origins of museums: the cabinet of curiosities in sixteenth and seventeentr century Europe - seront publiés par leurs soins deux ans plus tard. Dans l'entre-temps, ont vu le jour plusieurs travaux sur les cabinets de curiosités dont ceux d 'Adalgisa Lugli (1946-1995), de Giuseppe Olmi et de l'auteur de la présente communication. Les suivront de nombreuses publications dom je ne mentionnerai que les deux importants volumes d'Antoine Schnappe• (1933-2004), les colloques et les expositions tant en Europe qu'aux ÉtatsUnis. Désormais le sujet est installé et la bibliographie croît à un rythme vertigineux. Peut-être même, à l'issue de presque quarante ans de recherches le filon commence-t-il petit à petit à s'épuiser. Qu'est-ce qui a impulsé ce changement du questionnaire tant de l'histoi rE: que de l'histoire de l'art? Sans prétendre être exhaustif, je m'arrêtera i a deux tendances qui me semblent particulièrement importantes. La premièrE: déplace l'intérêt des praticiens de l'histoire économique et sociale vers les mentalités, la culture et la politique du fait de l'impossibilité de comprendre sans les prendre en compte, les évolutions et les mutations des économies et des sociétés. Programmé au départ par la logique même de l'histoire économique et sociale, ce déplacement s'est traduit à terme par un changemerd'orientation des recherches désormais concentrées de plus en plus sur des questions qui relèvent d'une histoire à la fois culturelle, sociale et politiq ue devenue à ce titre la discipline rectrice de l'ensemble des recherches historiques. Et il s'est traduit aussi par la conversion de certains historiens à a pratique de l'histoire de l'art; Francis Haskell en est un exemple insigne ma: nullement exceptionnel. Parallèlement l'histoire de l'art elle-même était en train de changer pou autant que le regard de ses adeptes commençait à être réorienté par le: métamorphoses de l'art devenues flagrantes au cours des années 1960, qu renouaient avec les tendances avant-gardistes d'avant la Première Guerno mondiale et de l'entre-deux-guerres étouffées dans les années 1930 par le: esthétiques totalitaires. L'intérêt pour l'insolite, le merveilleux, l'étonnar: l'inattendu caractéristique des surréalistes, l'entrée de nouveaux matériau - matériaux de récupération (César, Arman), déjections organiques (Spoerr Manzoni), objets techniques tels les tubes de néon (Dan Fla vin), moteur: (Tinguely), le feutre et la graisse (Beuys) - et l'apparition de nouveat.. types d'œuvres d'art: installations (Kienholz), boîtes (Joseph Cornell), série: (Warhol), toutes ces innovations au départ marginales mais rapidemerpassées au centre poussaient à se poser des questions concernant la défnition même de l'art et sensibilisaient à des tendances similaires du passE:

LA WUNDERKAMMER ENTRE TRÉSOR ET COLLECTION PARTICULIÈRE 19

c'est-à-dire à des œuvres qui, au lieu de la pureté du dessin et de la blancheur du marbre, faisaient appel à des images étranges, à des objets hors du comm un, associaient des matériaux exotiques, rares , spectaculaires, effaçaient la frontière entre la nature et l'art. Ces innovations sensibilisaient, autrement dit, à l'art et aux artistes représentés dans les collections baroques et à ces collections mêmes. On le voit très bien dans le parcours d 'Adalgisa Lugli. Effet de la rencontre des changements du questionnaire des historiens avec les métamorphoses de l'art. la prolifération déjà évoquée des publicaions, expositions et colloques consacrés aux collections en généra l et aux Wunderkammern en particulier. tout en faisant grandement progresser notre

connaissance de celles-ci. a abouti cependant à donner à ce dern ier terme une extension très large et donc une signification fort peu précise qui perrnet de l'appliquer à tout et n'importe quoi. Il faut donc dire et redire que le premier bric-à -brac venu n'est pas une Wunderkammer, que tout cabinet de curi osités n'en est pas un non plus et qu'on ne devrait utiliser cette appella, o n que pour désigner des collections d 'un type bien individualisé. caracté' sé par un contenu et un arrangement qui le distinguent des autres, par des 'onctions spécifiques et par une localisation déterminée dans le temps, dans espace et dans la hiérarchie sociale. On aurait pu, à vrai dire. remplacer le rnot allemand par son équivalent français : « la chambre des merveilles » qui aa e, à peu près, de la même époque. Je le garde ici parce qu'il est plus court e• surtout parce qu'il est devenu un terme technique. :>ou r commencer. un rappel: la collection particulière est un phénomène rare. --uLF, Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier, éd. F. Lot. Paris 1894. --iERRMANN-M ASCARD, Les Reliques des sain ts. Form ation coutum ière d 'un dro it , Paris, ncksieck 1975. - -e ltineraries of William Wey, éd. et trad . F. Davey, Oxford 2010.

:::;~ LAuER, « Le trésor du Sane ta Sanctorum ». Fondatio n Eugène Piot. Monuments et 'émoires, 15 (1906 ). - A. KLEIN, «Sacred Things and Holy Bodies. Collecting Relies from Late Antiquity to the ::arly Renaissance». dans Treasures of Heaven. Saints, relies and devotion in medieval =.i'ope, cat. exp. Londres, The British Museum Press 2010.

Reliquaire de saint Maurice. pièce maîtresse de la collection du cardinal Albrecht de Brandenburg, Heiltumsbuch de Halle, 1509. Aschaffenburg , Hofbibliothek, ms. 14.

56 RELI QU ES, MO NSTR ES ET PRO DIG ES

G. LAZURE, « Posséder le sacré. Monarchie et identité dans la collection de reliques de Philippe Il à l'Escorial», dans Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, dir. Ph. Boutry, P. A. Fabre et D. Julia, Paris 2009. P.-A. MARIAUX, « Trésor et reliques, ou l'effet collection», dans Les Trésors des églises à l'époque romane, Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa. 41 (2010). P. de MoNSABERT, « Chartes et documents pour servir à l'histoire de l'abbaye de Charroux»,

Archives historiques du Poitou, 39 (1910). B. de MONTESQUIOU-FESENZAC, Le Trésor de Saint-Denis, Paris 1973.

1. MoREIRA, « Provisatrix optima: St. Radegund of Poitiers relie petitions to the East», Journal of Medieval History, 19 (1993), p. 285-305. K. PoMIAN, Des saintes reliques à l'art moderne. Venise- Chicago, x111•-xx• siècle. Paris, Gallimard 2003.

Rhin-Meuse. Art et civilisation. 800-7400, Cologne-Bruxelles 1972.

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Le Trésor de Saint-Denis, cat. exp. Musée du Louvre, Paris, Réunion des Musées nationaux 1991.

Trésors de ferveur. Reliquaires à papiers roulés des xv1f, xv11f, x1x" siée/es, Paris 2005. Les Trésors de sanctuaires. de /'Antiquité à l'époque romane, éd. J.-P. Caillet avec la collab. de P. Bazin, Paris 1996.

Trésors des cathédrales d'Europe. Liège à Beaune, cat., dir. Ph. George, F?aris, Somogy 2005.

Wittemberger Heiligthumsbuch, illustriert von Lucas Cranach d. Aelt. 7509. Munich 1883 (éd. fac-similé).

France. Reliquaire du coeur d'Anto inette d 'OrléansLongueville, vers 1618, argent doré. Congrégat io n des bénéd ict ines du Calva i re, en dépôt à la cathédra le de Poitiers ( cat. 1.1).

1. POMIAN 2003.

2 . Byzance et les reliques du Christ 2004. 3. LAUER 1906, p. 5-146.

4 . HERRMANN-MASCARD 1975, p. 51-52. S. The ltineraries of William Wey 2010.

6 . Voir BozoKY 2006. 7. BAUDONIVIE, 2005, p. 71. Voir aussi MOREIRA 1993.

8. 8AUDONIVIE 2005, p. 71.

9 . Ibid., p 74. 10 . BozoKY 2002, p. 177-190. 11. Voir l'édition des documents: Exuvië12 sacrë/2 Constantinopolitanë/2 2004. 12. Le Trésor de la Sainte-Chapelle 2001. 13. ROSARIO 2000.

14. Les Trésors de sanctuaires. de !'Antiquité à l'époque romane 7996; Trésors des cathédrales d'Europe. Liège à Beaune 2005; MARIAUX 2010, p. 27- 36. 15. CORDEZ 2005, p. 33 -63.

16. Inséré dans le Chronicon Centu!ense, éd. F. Lot. dans HARIULF 1894, p. 61-67. 17. DE MONSABERT 1910, p. 41-45 ; CHAPEAU 1926, p. 471 - 508. 18. DE MONTESQUIOU-FESENZAC 1973; Le Trésor de Saint-Denis 1991.

19. Rhin -Meuse 1972, en particulier p. 142-149.

20. Malheureusement. aujourd'hui ces objets précieux sont presque tous perdus. 21 . KLEIN 2010, p. 55-78. 22. Das Hal/esche Heiltum 1931; Wittemberger Heiligthumsbuch 1883.

23 . LAZURE 2009, t. 1, p. 371-404. 24. Trésors de ferveur 2005.

LES COLLECTIONS DE RELIQUES

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ANNEXE La quête de reliques de Radegonde (v. 520-587) «Quand elle fut dans sa villa de Saix*, le cœur dévoué et fidèle, l'esprit tendu vers le Christ. pleine de désir, Radegonde aspira avidement à tenir en sa possession des reliques de tous les saints. Un jour qu'elle était en prière, survint le vénérable prêtre Magnus, avec des reliques de saint André et de plusieurs autres saints. Celles-ci furent déposées sur l'autel. Pendant la nuit, alors que la pieuse dame veillait, prosternée sur l'agenouilloir pour prier, une légère torpeur la gagna. Tandis qu'elle était en cet état, le Seigneur lui aurait déclaré que son désir était accompli e lui aurait dit : "Sache, bénie [de Dieu]. qu'ici ne sont pas seulement les reliques apportées par le prêtre Magnus, mais toutes celles que tu avais rassemblées dans a vil la d'At hies••, toutes sont venues ici". Quand elle ouvrit les yeux, elle aperçut u"l

homme d'une extraordinaire splendeur. C'était celui qu'elle venait d'entendre annoncer ces nouvelles. Joyeuse, elle bénit le Seigneur.

u

-orès son entrée au monastère [de Poitiers]. quel le immense multitude de saints ., a-t -elle pas rassemblés, grâce à ses prières pleines de foi I L'Orient l'atteste; e

ord, le Midi et l'Occident le proclament. Tant par des présents que par ses

or ères, cette pieuse dame, obtient pour elle, venues de toutes parts, de pré:: euses gemmes. cachées dans le ciel, possession du paradis. Elle se joignait a ces saints dans une méditation continuelle et elle croyait chanter avec eux ::::saumes et hymnes. Un jour elle entendit parler du saint martyr Mammès dont es membres saints reposeraient à Jérusalem. En écoutant ces paroles elle les :x..vait, assoiffée, avec avidité, à la manière d'un hydropique dont la soif augmente a ""esure qu'il boit à la fontaine. Mais elle, plus elle était rafraîch ie de la rosée de J eu, plus elle se sentait embrasée. Elle envoya donc au patriarche de Jérusalem e énérable prêtre Réovald - qui était alors en état laïque, et qui est encore vivant :. ~uellement - pour lui demander avec instance des ossements du corps de sa int am mès. L'homme de Dieu accueillit cette requête avec bienveillance. Il convo::ua le peuple pour des prières publiques, afin de chercher la volonté de Dieu

sJ cette q uestion. Le troisième jour, après avoir cé lébré la messe, il se rendit a ec tout le peuple au sépulcre du bienheureux martyr. Là, à voix haute et pleine :::e foi, il l'interpella en ces termes: "Je te le demande, confesseur et martyr du ~

rist, fais connaître à toutes les nations ta puissance et permets que cette âme

- Cèle reçoive de tes restes ce qu'elle réclame". La prière achevée, à laquelle tout e oeuple répondit "Amen !", il vint au saint tombeau et, sans cesser de proclamer a 'laute voix la foi de la bienheureuse, il se mit à toucher les membres du mar:, • pour savoir quel serait celui que le grand saint ordonnerait d 'accorder à la ::,ernande de dame Radegonde. Il toucha chaque doigt de la main droite ; quand e"l

vint au petit doigt. celui -c i se déplaça, au toucher de sa propre main, afin de

sa, sfaire au désir de la sainte reine et d'accomplir sa volonté. _ o mme apostolique envoya ce doigt à sainte Radegonde avec l'honneur

::::L.

1 méritait; car, depuis Jérusalem jusqu'à Poitiers, la louange de Dieu

éson na sans cesse pour l'honorer. _ ] Après avoir rassemblé les reliques des saints, elle eût souhaité, si cela a a,t été possible, que le Seigneur lu i-même quittât son trône de gloire pour enir habiter ici-bas sous une forme visible. [ ... ] Ce qu 'Hélène• • fit en Orient. ::::adegonde l'accomplit en Gaule. Mais, parce qu'elle ne voulut jamais agir san s prendre conseil tant qu 'elle fut en ce monde, elle écrivit au très excellent o Sigebert. qui gouvernait alors le pays où elle vivait. afin qu 'i l lui permît, pour le sa lut de la patrie tout en t ière et pour la stabil ité de son royaume, de jemander à l'empereur du bois de la croix du Seigneur. Or Sigebert. avec une e rême bienveillance, donna son assentiment à la requête de la sainte reine. Celle-ci, pleine de ferveur, enflammée de désir, adressa à l'empereur non aes présents, puisqu'elle s'était faite pau vre pour l'amour de Dieu, mais ..,"\e prière, par ses propres messagers avec l'aide de l'assemblée des saints qu'elle invoquait sans cesse. Elle obtint d'avoir ce que ses vœux réclamaient: e e put se glorifier d'avoir près d'elle, au seul lieu où elle résidât, le saint bois

La relique de la croix obtenue par sainte Radegonde, dans son reliquaire du x1• siècle. Saint-Benoît, La Cossonière (Vienne), Abba ye Sainte-Croi x.

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RE LIQU ES, MONSTRES ET PRODIG ES

de la croix du Seigneur, orné d'or et d e pierres précieuses, et beauco up d e reliques des saints que l'Orient cons ervait». ·sa ix: commune des Trois-Moutiers (Vienne). Les événements ont lieu après 550. "Athies: commune de Ham (Somme). "'Hélène, mère de l'empereur Constantin, à qui on attribuait la découverte de la Croix du Christ. Baudon ivie , Vie de sainte Radegonde (écrite au début du VIIe siècle) , éd. B. Krusch ,

Monumenta Cermania, historica, Scriptores rerum merovingicarum, t. Il , Hanovre ,

1888, p. 377-395 ; trad. Y. Labande-Mailfert, dans Radegonde. D e la couronne au cloître, dir. R. Favreau , Poit iers, Associ ation Gilbert de La Po rrée , 2005 , p. 59-85 , ic i p. 71-72 et 74-75.

Les reliques rassemblées par Thierry, évêque de Metz « Particu lièrement attaché au culte divin. il recherchait avec acharnement tout ce qui pouvait contribuer à l'honneur, à la beauté et au renfort de son saint siège, et tout venait couronner ses vœux de succès; avec l'aide de la grâce divine, il rassembla une très grande quantité de corps saints de divers lieux de l'Ital ie, dont la vénération requérait ail leurs les avantages d'un cu lt e digne et honorable, et s'appliqua à les faire transporter à son siège de Metz. Saint Elpidius. Le premier d'entre eux fut le saint et vénérable confesseur du Christ Elpidius, qu'il prit de la province des Marses par concession de l'évêque de Marsi A lbéric. d 'une église voisine du siège épiscopal. Les ruines de la ville. la densité alentour de nombreuses églises et monastères attestent de ce que fut autrefois ce siège, situé sur le lac Fucin . L'évêque et les autres habitants nous ont raconté qu'il avait fait partie d'un groupe de serviteurs de Dieu venus de Grèce il y a fort longtemps, au nombre de soixante -dix, dans cette province des Marses ; ils avaient resplendi de la lumière de signes vénérables en divers endroits et cités tout alentour et, partout où ils finissaient leur vi e en sainte conduite. avaient été placés dans une vénérable sépulture; ils sont honorés d'une grande révérence dans tout le voi sinage, pour le charme que procurent continûment leurs miracles. Trois d'entre eux (lui fut le troisième): Callistrate. Euticius et cet Elpidius reposaient dans ce cimetière. L'empereur Otton avait déjà procédé à l'élévation d'Euticius. Et pour éviter l'usage de la tromperie dans la réception [de la relique]. comme le sépulcre était intact et bien protégé, sans marque de vi olation depuis le jour de la déposition, notre prêtre Teudon et le prêtre impérial Hériwald ouvrent le cercueil du saint avant que les habitants en aient connaissance, en présence seulement de l'évêque Albéric et d'un petit nombre de ses clercs (ils n'avaient pu y arriver sans casser l'autel au -dessus); ils retirent eux-mêmes les os sacrés, d'une admirable blancheur et dégageant une forte odeur, tous intacts et sans qu'il en manque un. et les serrent dans un coffret. Nous célébrons l'événement le 16 des calendes d'octobre.» [suit le récit de l'obtention de 17 autres corps saints] Sigebert de Gembloux, Vita Deoderici episcopi Mettensis [vers 1050], c. 16 , da ns

MCH SS IV, p. 473 -476 ; t rad . dans Le Christianisme en Occident du début du vif

siecle au milieu du

xr siecle, textes et documents réunis par F. Bougard, Pa ris,

Sedes, 1997, p. 146- 151.

Les reliques au palais impérial de Constantinople « Il y a dans le Palais d'or de l'empereur une croix insigne, la couronne, l'éponge,

les clous. Il s'y trouve du sang du Christ, le manteau de pourpre [du Chri st]. la lance, le roseau. le bandeau frontal de la Sainte Mère de Dieu, la ceinture et la chemise du Seigneur, l'écharpe, les lacets et les souliers du Seigneur. Là aussi sont la tête de saint Paul et le corps de l'apôtre Philippe, et la tête d' Epimaq ue. et les reliques de Théodore Ti ron; la main droite de Jean -Bapt iste par laquelle on sacre le tsar. et un bâton de fer surmonté d'une croix [ayant appartenu] à Jean -Baptiste avec lequel on bénit le nouveau tsar lors du sacre; et le linge sur

LES COLLECTIONS DE RELIQUES

lequel est l'image du Christ, et deux vases d'argi le et le bassin de marbre du Seigneur. et un autre bassin de marbre. plus petit, dans lequel le Christ lava les pieds de ses disciples et deux grandes croix insignes. Tout cela est dans une seule petite église, celle de la Sainte Mère de Dieu. Dans la grande église de Saint-Michel et dans le méme palais se dresse en haut des portes du chœur la croix de Constantin avec laquelle il allait à la bataille; il y a là aussi la trompette de Josué qui servit à la prise de Jéricho; là aussi dans le chœur sont les cornes de bélier d'Abraham ; les anges sonneront de cette trompette et de ces cornes au second avènement du Seigneur. Là aussi se trouvent la corne de Samuel d'où

1versa l'huile sainte sur le roi David et le bâton avec lequel Moïse divisa la mer et a fit traverser à son peuple, pu is noya Pharaon avec les Egyptiens; ce bâton et cette corne sont incrustés de pierres précieuses. Dans le petit chœur derrière la sainte table est une table couverte sur laquelle Abraham mangea le pain avec la Sainte Trinité; là se dresse la croix faite du cep que Noé planta après le déluge et e rameau d 'olivier qu'apporta la colombe est enchâssé dans ce cep.» Le Livre du pelerin d 'Antoine de Novgorod [1200], trad. M. Erhard , Romania,

58 (1932) , p. 44-65.

Reliquaires dans l'inventaire des joyaux du duc Louis d'Anjou, 1379 ou 1380 334. Un grant reliquiaire d'argent doré à deux angres à genous sur le pié, au tiennent deux reliquiaires, et entre euls a un tabernacle a mettre reliques; e~ dessus a un reliquiaire lonc et ront, sur lequel est Nostre Dame en un autre :abernacle. et au haut est Nostre Seigneur en crois, et d'un lez et d 'autre ' o stre Dame et saint Jehan, et au dessous, sur deux tourelles, les deux lar'Ons ; et sur les deux piller qui partent du pié sont saint Pere et saint Paul. 335. Un reliquiaire d'argent doré, dont l'entablement est haut. soustenu de six ons et cizellé à feu illages et diverses bestes; sur led it entablement a devant deux oet1ts angres à genoux qui tiennent chascun un chandelier, et derriere yceuls en a deux autres drois plus grans qui tiennent a une main chascun un reliquiaire de ;::r stal lonc, garni d'argent doré; et est ledit reliquiaire porté d'un piller de belle

~ açonnerie à fenestrages esmailliez d 'azur. à compas et oteaus et à petis piliers à o nacles et autres ouvrages. Et dessus le pinacle du reliquiaire a fenestrages cizel ez. et dessus a un couronneys à fenestrages à jour sur lequel sieent comme trois ::: ochiers de maçonnerie; et chascun a trois fenestre esmaillée d'azur. 336. Un reliquiaire petit d'argent doré, dont le pié est à VI pointes où il a petis ondeaux sur chascune et compas enlevez et enfossez par dedens le pié ; et y a •eliques dedens du sepulcre Nostre Dame, de ses vestements, de saint Jehan 3apt iste. de saint Pere et saint Pol. apostres. Et du mil ieu part un piller hachié, et :::essus une pommette ronde de cristail creuse où il a des reliques et escripteaux ez de qui y sont. Et dessus la pommette a un haut clochier hachié à fenestraiges. 337 Un reliquiaire d'argent doré assis sur un entablement bellonc que sous- ennent quatre lions. et devant et derriere est esmaillé d 'azur à angres jouans ::e d ivers instruments; et sur les deux bous de l'entablement a deux angres à e es esmailliés, tenans sur leurs bras chascun un reliquiaire de cristal ; et derere lesdis deux angres a deux piliers qui apuient contre le tabernacle. Ledit e qu iaire est comme d'une porte de cristal dedens laquelle a une aumoires a XV I arches à mettre reliques , et sur ycelles est Nostre Dame à un lez gisant, e: sa int Joseph et la cresche où est Nostre Seigneur ; et à l'autre lez est l'An'1unciacion et y a un pot duquel yst un lis; et sur le haut est le couronnement

astre Dame; et sont lesdictes au moires à ymages comme en une porte ouvrant, en laquelle a un arbre, et devant une double porte de cristal. Ledit •e11 quiaire est garni autour d'argent doré à piliers et chapiteaux. et sur VI o lers a VI angres jouans de divers instruments.» Inventaire de l'o rfevrerie et des ;oyaux de Louis I", du c d 'An;ou, éd. H. Moranvillé,

Paris, 1906 .

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Le crcccdile e11 majesté Myriam Marrache-Gouraud

« The castle commanding th e city [Marseille]

is that of Notre Dame de la Garde. ln the chapel hung up divers crocodiles's skins »1 John Evelyn, dans le passage de son Journal qui raconte sa visite à Marseille en 1644.

mage d' Épinal du cabinet de curiosités, la dépouille de crocodile est presque aevenue une icône tant son accrochage au plafond de ce genre de lievu est aoparu, dès les premiers cabinets, systématique. Quelles sont les raisons de :ette figure invariante? Sans doute est-elle liée au fait que la présence des :•ocodiles remonte assez loin dans le temps, et serait l'un des premiers élé"""lents constitutifs d 'une tradition qui se construit à l'époque où c'était dans es églises qu'étaient suspendues des curiosités. Afin de comprendre le sens ::: un tel attachement au crocodile, retraçons donc le trajet de ce grand ani...,a1, des lieux saints aux lieux profanes que sont, entre autres, les officines :::es apothicaires et pour finir, les cabinets de curiosités.

MONSTRES ET TRÉSORS D'ÉGLISES :ertaines églises se dotent dès le Moyen Âge d 'un trésor, qui n'est pas ::::institué que d'objets saints comme des ostensoirs, reliques, statues et a .... cres splendeurs attachées à la liturgie. On y trouve aussi des objets his::::, ques ayant appartenu à tel ou tel donateur ou religieux fameux, objets aoportés des croisades, objets étonnants et complexes, comme le mors du :"eval de Constantin forgé à partir d'un clou de la vraie Croix (encore visible

a Carpentras), et même des merveilles de la nature, célébrant l'infinie puis :a,ce de Dieu, et choisies en général pour leur taille démesurée. Les mirabi/ia ::::'"I destinées à mettre en scène le miracle quotidien que l'église célèbre,

a:: rant ainsi les fidèles en son sein. Le phénomène est avéré dès le x111• siècle, :~ des œufs d'autruche sont suspendus pour toucher le peuple d'admiration _ _ nciter à revenir voir ces pièces rares 2 . Dans le même registre, on mon:·era, généralement en hauteur pour qu'elles soient vues de tous, des pièces -e es que pierres de foudre, météorites, cornes de licorne ou d'antilope, -;; ""es de griffons, côtes de baleine, ammonites de grande taille, défenses

:: é éphant, crocodiles enfin. Tous ces objets sont supposés posséder des e-·us particulières, guérisseuses, miraculeuses, ou célébrer la victoire de la e g1on sur la bestialité, en somme ils ont un sens spirituel: on sait que le .:::.;voir des re liques est l'objet d'un culte particulier, comme celui, mystéeux, des fioles de sang qui se liquéfient le jour de telle ou telle fête, et ils : ~.., parfois portés en procession pour une occasion où leur étrange pouvoir :e•a convoqué. Ce seraient les premières collections de curiosités, au sens où :::

assigne une vertu invisible 3 mais incontestable à un objet somme toute

ca'1al (un morceau d'os, un tissu, la dépouille d'un animal) que l'on conserve ·eligieusement ». :::armi tous ces trésors, pourquoi accueillir un crocodile? Pour le comprendre, 'aut s'interroger sur sa valeur symbolique, elle-même issue de la vision que : eri faisaient les Européens, du Moyen Âge au moins jusqu'au xv11• siècle.

Ci-contre Crocodile. Oiron (Deu x- Sèvre s), ég lise (détai l).

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RELIQU ES, MONSTRES ET PRODIGES

Ces derniers savaient peu de choses sur le crocodile, puisque l'animal vivait rarement sous leurs latitudes. Il leur semble être une sorte de gigantesque lézard, nom qui lui est parfois attribué au lieu de «crocodile». Pour le peu qu'ils en connaissent. ils voient en lui un immense prédateur. redoutable, mal connu. à gueule énorme et mâchoire effrayante. au corps écaillé et à la queue puissante, qui rampe sur de vilaines pattes, qui dévore cruellement ses proies, en bref un être dont il faut se défier si ce n'est se défendre, et qui, pour tous ceux qui l'auraient vu au gré de voyages en Orient ou en Égypte, avait immanquablement évoqué les dragons de l'iconographie religieuse. Si l'on se rappelle, en outre, que le dragon est généralement envisagé comme une figure fabuleuse à vaincre absolument, avatar du serpent diabolique et tentateur qui nous a fait renoncer au Paradis terrestre, le lien symbolique est simple et presque direct, du crocodile au Malin, dont il faut absolument se détourner. Le crocodile est perçu par les Européens comme une créature démoniaque, dangereuse, une espèce de dragon, l'incarnation même du mal. La bête à terrasser pour purifier, si ce n'est pour sanctifier, les lieux.

CROCODILE ENCHAÎNÉ La force symbolique de l'animal est dès lors aisément compréhensible: en pendant un crocodile, et mieux encore en le suspendant enchaîné, les quatre pattes coupées, tout en haut dans la voûte peinte de l'église Santa Maria delle Grazie ( x1v• siècle) située aux environs de Mantoue 4 , on protègera le lieu de tout mal: le crocodile massacré, empaillé, ainsi neutralisé mais non anéanti car il est bien présent. sert à rappeler et à la fois à exorciser, par sa présence, la possibilité du mal en quelque sorte. Notons en outre que sa présence spectaculaire ne va pas seule dans cette petite église dont les murs de la nef sont ponctués d'une suite de niches situées dans une galerie à trois mètres de hauteur environ. Dans ces niches alternent des rois et des reines, des comtes, des ducs, des saints thaumaturges et surtout des scènes de supplice plus réalistes les unes que les autres, figurées par des mannequ ins de cire grandeur nature habillés de vrais vêtements: l'un est assommé par un gros maillet. l'autre bout dans un chaudron, un autre a la corde au cou, un autre se fait écarteler... À l'aide de mises en scènes spectaculaires dont le crocodile est l'un des rouages, le fidèle voit dans son église ce que l'on fait à tous ceux qui commettent le mal, du crocodile, son symbole même, qui se voit mutilé et enchaîné, aux humains suppliciés qui ont succombé à quelque tentation maléfique.

CROCODILE SYMBOLIQUE ET EMBLÉMATIQUE Dans la mystique des hagiographies, et les recue il s de mirabilia telle la Légende dorée, une sainte Marguerite avalée par un dragon peut en ressortir vivante et indemne par la force de sa foi, après avoir tranché, de l'arme de la petite croix d'or qu'elle tenait dans sa main, le ventre épais du reptile fantastique. Le crocodile est bien une créature équivalente au dragon dans les Bestiaires de monstres, et son ventre est assimilé au ventre Crocodile. Mantoue (Italie), égl ise Santa Maria delle Grazi e.

de !'Enfer, que seule l'hydre. qui représente Jésus-Christ. peut vaincre vraiment:

« L'hydre possède cette nature et cette coutume que lorsqu'elle voit le crocodile en train de dormir sur la rive du fleuve , elle va se rouler dans la boue afin de pouvoir plus facilement glisser dans le gosier du crocodile. Quand celui-ci aperçoit l'hydre, il se préci pite sur elle et l'engloutit toute vivante. L'hydre, ainsi avalée toute vive, met alors en pièces les entrailles du crocodile, et ressort de son corps bien vivante. De la même manière , la mort et l 'e nfer sont faits à la ressemblance du crocodile, qui hait l' hydre , c'est-à-dire Notre Seigneur: car Notre-Seigneur lésus-Christ,

LE CROCODILE EN MAJESTÉ

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lorsqu ' il s' incarna dans le sein de la Vierge et qu'il fut tourmenté sur la Croix , pénétra dans le ventre du crocodile, c 'est-à-dire en enfer: c 'est alors qu'il le dévasta entièrement et en fit sortir ses am is »5 .

À l'évidence, tout crocodile a valeur de symbole. Ce nouveau Léviathan, avec sa gueule et son ventre d'enfer, appelle la nécessité d'un Sauveur. Si l'on fait un détour par la légende associée au crocodile qui orne l'un des oiliers de la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges, on y trouve les riêmes caractéristiques: Bertrand, né au milieu du x1• siècle à l'Isle Jourdain en Gascogne dans une famille illustre apparentée aux comtes de Toulouse et aux rois capétiens, quittant le métier des armes, entre dans les ordres. Il est -iommé évêque de Comminges en 1073. «C'est là qu'il va vaincre son dragon: il étai t caché, dit-on, dans un vallon des Pyrénées. et par ses vagissements atti ra ,t les curieux imprudents. Plusieurs fois on avait essayé de le détruire, mais il avait dévoré ses assaillants. Saint Bertrand, touché du malheur de son peuple, s·avança vers lu i sans autre arme que son bâton. Il toucha l'animal , posa sur sa :ête le bout de son étole, et le dragon le suivit comme un agneau jusque sur la ::: ace de la Cathédrale, où il expira», dit la légende. Le nom du lieu autant que la :::•ésence du monstre vaincu accroché comme un trophée au p ilier de la cathé :::•ale commémorent cet acte fondateur de la foi qu i sauve des pires fléaux. :Jour revenir à celui de Mantoue, dont le sens est bien proche, tout chrétien ;:riant prier est obligé de passer physiquement sous la dépouille matérielle a: ou t de même effrayante du crocodile - suspendu là comme une épée de :::::amoclès au -dessus de la tête de tous. Chacun pou rra se rappe ler qu 'i l vaut - eu x s'en remettre au Christ qu'à son adversa ire te rrassé. Dans la m ise en :;::ène de ce musée des horreurs et des saints rédempteurs qu'est l'égl ise de antoue, l'horreur au pinacle, c 'est le crocod ile. _es recueils d'emblèmes, qui transmettent une sagesse et des préceptes '"'10raux, confirment cette interprétat ion . Dans les Em b lem ata de Maccio -628 ), une gravure représente justement un crocod ile suspendu, signe san s :::oute qu'ils n'éta ient pas rares aux plafonds des ég lises, au xv11e sièc le encore. _a d ev ise en latin, auss i bien que l'expli cat ion en ita lien , d isent en substance ::.Je le spectacle du ma l dans les hauteurs des li eux sa ints terr if iera et écar :;,•a quiconque de la mauvaise co nduite, et que le crocod ile, en ta nt que --ionstre et sublime symbole par exce llence d u ma l, soig nera à la raci ne le -a p ar le mal («Ma li ma /os absterren t ») :

« Suspendit templis fertur Crocodilus in altis , Arceat ut visu noxia monstra suo. Sic terrere malos est consuetudo malorum, Moribus improbitas si inimica malis. »6

CROCODILES ET JUSTICE DE PALAIS ,..,·est pas impossible que cette valeur de remède contre l'i mprob ité soit a-icore bien vivante dans d'autres lieux dévolus à une pesée des crimes. Dans as p alais de justice, ce n'est plus le Seigneur qui pèse les âmes, et le juge-ent n'est pas dernier, ce sont des lieux où s'exerce la justice des hommes.

:J• on y trouve aussi parfois un crocodile suspendu: il ne faut pas entendre a~ · re chose derrière l'appellation de « Lezard prodigieux» évoquée par un ::iyageur comme une singularité assez remarquable de la ville de Poitiers - c 'est le seul détail qu'il prenne soin de citer parmi tous les monuments a oqu és. La bête est tout simplement suspendue au plafond de la salle des :::as p erdus du Palais de justice, lorsque Louis Coulon visite Poitiers en 1654: _a sale du Palais merite d'estre visitée pour sa grandeur, dont le Lambris - est soustenu d'aucun pilier. On y voici la dépoüille d 'un Lezard prodigieux »7 :om ment comprendre la raison de la présence d'un tel objet dans un tel lieu,

Crocodile. Mantoue (Italie), église Santa Maria delle Grazie.

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RELIQUES, MONSTRES ET PRODIGES

si elle n'était pas liée à la question, encore, du jugement des fautes? Dans ce contexte, le spectacle édifian t du mal par excellence, à qui l'on a d éjà, au propre, tordu le cou, et qu'on châtiera, au figuré, lors de tous les jugements qui seront rendus, est très efficace. Lors de son passage à Paris en 1599, Thomas Platter, étudiant bâlois qui vi site l'Europe, observe déjà un crocodile dans le palais de justice: « L' autre grande bâtisse, en l'île , c'est le Palais. Dans le temps, les rois y ont fa it leur demeure , Philippe le Bel l' a fait construire , au tout début, quand on creusait pour projeter les fondations, ce même Philippe a trouvé en cet endroit un crocodile vivant! O n a écorché sa peau; elle est exhibée aujourd 'h ui encore dans la grande salle du Pa lais ».8

Pour ce crocodi le-ci, le voyageur qui s'est enqu is de sa légende insiste davantage sur sa présence fondatrice, au sens propre. Ce serait en creusant les fondations de l'édifice roya l qu'aurait été trouvé, aux tréfonds du sol 9 , et comme tap i là, tout vivant, le fameux crocodile maléfique, désormais suspendu «écorché », «exh ibé» dans la «grande sa lle» du bâtiment et préservé en sou venir de la menace que représentait cette bête ignoble. En débarrassant le lieu de sa présence malveillante, à présent neutralisée mais tout de même terrifi ante, les bâtisseurs ont en quelque sorte extirpé le mal et purifié l'endroit de toute mauvaise influence. Du reste, une autre légende locale attachée à l'égl ise de Mantoue va dans ce sens : on dit en effet, entre autres choses, que le crocodile de l'église aurait en fait été capturé alors que le f léau de la peste sévissait dans la région maréca geuse du Mincio, et qu'à part ir du moment où le monstre en question aurait été découvert, puis finalement terrassé au prix de grandes difficultés et en invoquant l'aide de la Vi erge, la région aura it été délivrée du mal ..

CHASSER LE DÉMON On pourrait multiplier les anecdotes qui vont dans ce sens, à mi -chemin entre l'idée du crocodile -dragon maléfique, porteur de miasmes et de fléaux, et l'idée de la justice enfin rendue pour rendre une contrée à sa paix première. On ne les citera pas toutes, mais on appréciera celle du« dragon» charentais. La Couronne, vi llage situé en périphérie d'Angoulême, s'appelait à l'origine Paludibus, qui signifie« dans les marais». Il prend le nom de Corona lors de la construction du monastère en 1124 (Corona beate Maria). Son premi er abbé, Lambert, était dans ses jeunes années plus ardent aux arts de la chasse qu'à ses devoirs religieux, ce qui lui permit de réussir à trouver le gîte du dragon qui dévastait la région et à le tuer en le décapitant de son épée 10 . La dépouille du monstre fut empaillée et offerte à l'évêque d'Angoulême. On pouvait encore l'admirer jusqu'en 1780 accrochée au mur de la première travée de droite de l'église cathédrale de Saint-Pierre d'Angoulême. Lors de l'installation des nouvelles orgues, la peau de celui qu'on reconnaît alors comme un crocodile est donnée au conservateur du Musée qui l'incorpore à son cabinet d'histoire naturelle. On perd sa trace quand cet ensemble est transféré au lycée et que, vers 1868, il est jeté, sûrement dans un mouvement d'enthousiasme estudiantin, par dessus le rempa rt de la ville. Ces péripéties sont rappelées dans le compte rendu de la séance du 7 février 1899 de la société archéologique et historique de la Charente où on note également « que dans certains pays les anciens avaien t l'habitude de pendre aux murs des églises des animaux empai llés. Ces fa its [ ... ] semblent indiqu er une coutume dont il serait intéressant de connaître l'origine». Et de citer une autre étude archéologique menée par l'Abbé Barrault et Arthur Martin: « durant tout le Moyen Âge, il éta it d'usage dans bon nombre d'églises d e porter en procession des dragons suspendus en haut d'un pique avant ou derrière la

LE CROCODIL E EN MAJESTÉ 65

Croix, comme pour ajouter au triomphe de celle-ci en montrant le vaincu à côté du vainqueur. [ ... ] Les crocodiles empaillés suspendus dans les églises

é aient peut-être destinés à cet usage». :)ans le crocodile suspendu gît effectivement toute une histoire mystique et '""l1raculeuse, pleine de combats, de faits héroïques, de sauveurs, de démons :'1assés des lieux, de maux insignes à l'issue sublime, où la peste trépasse ::::evant une apparition de la Vierge, où soumis par la force de la foi un dra gon v ient gentiment expirer devant l'église. On pourrait ainsi s'amuser à aller

E M B L. X X X Y Il.

ecueillir les légendes relatives au crocodile suspendu dans le sanctuaire de o re-Dame des Anges à Pignans dans le Var, surnommé« le tueur de lions», _ égende de celui qui trône dans l'Hôtel de ville de Nîmes. ou dans l'Église ue-Dame de !'Assompt ion à Viso del Marqués en Castille ...

TRÈS CHERS CROCODILES eanmoins d'autres histoires sont possibles, tout aussi effrayantes, mais plus ;;::achantes. Ce sont là des récits de crocodi les encore plus singuliers, parce

=- ,s ont été conservés dans des églises pour == es que nous avons évoquées jusqu 'à présent.

des raisons différentes de

::: s la collégiale d 'Oiron (Deux-Sèvres) fondée par le seigneur des lieux, - -:Js Gouffier. en 1518. on voit. accroché contre un mur au -dessus du confes: :innal du transept sud, et rivé au mur par des anneaux de fer. un insolite : xodi le. Les légendes contradictoires vont bon train concernant l'origine de

== crocodilen. Aurait -il. comme à Mantoue, hanté ici les abords de la rivière -::: a Dive. et aurait-il alors été tué par un preux chevalier, ou par les villa;;~·s eux-mêmes? Est-ce l'amira l Bonnivet (1488 -1525) qui l'aurait rapporté

Ch~ i cauiui fpaucnr:ina i Clttiui. V

Di-

::: ses voyages? Est-ce Claude Gouffier (1501-1570), le fils d'Artus Gouffier _c1 on prétend qu'il inspira Charles Perrault pour le personnage du Marquis

=

arabas, et qui surtout fonda une magnifique co llection de curiosités dans ::.., château d'Oiron, qui l'aurait placé là? Citons encore la légende popula ire :::a e, qui affirme qu'une dévotion s'était instal lée autour de ce crocodile, :::;"'~ on grattait la mâchoire pour confectionner une potion sou vera ine contre

:5 =èvres. La version la plus particulière de toutes ces légendes est celle qui : =-end que le crocod ile commémore en fait quelqu'un d 'autre. à sa voir le :::-venir de Guillaume Gouffier, parti en croisade, et. d it -on, dévoré là-bas par

== crocodile, qu'on rapporta alors comme preuve du fâcheux accident. Cela = ::i querait sa présence auprès des autres tombeaux de la famille ... - :croché au voisinage des sarcophages des tombeaux de la famille Gouffier, il =::J•ésente donc un autre tombeau, en quelque sorte la dernière demeure de :: i:: de la famille. On chérit donc la dépouille de ce crocodile pour ce qu'elle est :,;,"'sée contenir. en même temps qu'on la hait. par la tragédie qu'elle représente.

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crocodile de bois de la cathédrale de Sé vi lle, vulgairement appelé « el ~agarto » (le lézard), est une vraie singularité. Tout commence par un vrai : ::codi le, qui, contrairement à tous ses redoutables congénères exhibés a..,s les lieux saints, n'a dévoré personne. Au contraire, disposé à côté _ne défense d'éléphant 12 , ce crocod ile est un cadeau. offert un beau - _r par un Sultan d'Égypte. en 1260, au roi Alphonse X en demande de la

an de l'une de ses filles. Comme on craint rapidement sa férocité, l'a nia n'est pas gardé dans le pala is parmi les membres de la famille et les -

-és, mais il est isolé dans une pet ite cour fermée attenante à la cathé-

- a e appelée le patio des orangers, une jolie cour ensoleillée et pour_e de l'eau vive des fontaines 13 . Le crocodile y prospère. On accourt de a"out pour le voir, il est régulièrement nourri. choyé de tous, au point -

devient de plus en plus sociable, et même apprivoisé. Ainsi, tous

:eux qui sont amenés à le côtoyer s'y attachent, il devient l'animal pro-egé et préféré de la cathédrale et quand finalement il meurt de vieillesse,

Crocod ile suspendu dans la nef d'une ég lise, P. MAcc10, Emblemata, Bologne, 1628, XXXV II, p. 153.

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RELIQUES, MONSTRES ET PRODIGES

il est pleuré par toute la ville. C'est en hommage à ce curieux animal, si aimable malgré sa monstruosité, qu'il est décidé de le conserver dans la cathédrale qui y est tellement attachée. On l'embaume, puis on enferme sa dépouille dans un sarcophage de bois réalisé sur mesure et en forme de crocodile. C'est cette forme en bois qu'on voit encore aujourd'hui suspendue, en entrant dans la cathédrale de Séville par la porte de los Palos, la plus proche de la Giralda, qui donne sur la place Virgen de los Reyes.

L'ANTIDOTE PARADOXAL: DU BEAU, DU «BON» CROCODILE Les cas que nous venons de citer restent isolés. Cependant, les bienfaits du crocodi le demeurent un point à considérer, y compris en rappelant la force maléfique symbolique qu i lui est attribuée. Nous avons vu , d'après le sens Crocodile. Oiron (Deux-Sèvres), église.

m ystique donné au crocod ile, que sa présence dans un lieu saint en hommage à la toute-pu issance de la foi qui aura eu raison de la créature maléfique permet de cons idérer cette présence comme exorcisante. En montrant le spectacle d 'une image du d iable, à fuir, on se prémunit de la tentation de le sui vre . On soigne le mal par le mal. Du côté profane, et pour soigner les mau x du corps, la problémat iq ue est comparab le. Les prem iers crocod iles à être suspendus dans des lieux privés le sont dans les officines des apoth ica ires, de manière ostentatoire et quasiment systémat ique. On s'en sert en effet dans certaines médications, comme le souligne, en parlant des monstres, Ambro ise Paré: «On fa it un medicament du Crocodile nommé Crocodilée, contre les suffusions et cataractes des yeux: il guarit les lentilles, taches et bourgeons qu i vi ennent à la face. Son fiel est bon contre les cataractes appliqué és yeux : le sang appliqué és yeux clarifie la veuë »14 • Dès lors, le crocod ile « protège » le patient («son f iel est bon», et aussi son sang ). Fonct ionnant comme une enseigne, il permet d'honorer la bonne renommée de l'apothicaire, qu i montre un beau crocodile en signe de l'efficacité de ses remèdes. Le passage de ces apothicaireries aux cabinets de

Crocodile. Séville (Espagne), cathédrale.

cur ios ités est aisé à se figurer: beaucoup des collectionneurs de curiosités sont des apoth ica ires qui décident de former une collection de merveilles. Pour cela, et par intérêt professionnel, ils orientent leur cabinet vers l'histoire nature lle: le crocodile, qui figure souvent déjà dans leur officine, est peutêtre la première des p ièces, et la pièce maitresse du début de la collection, comme l'est par ail leurs pour certains d'entre eux le jardin de simples, outils, en fait , de leur profession ! Les crocodiles ornent ainsi les premiers plafonds, héritiers à la fois de ceux qui ont figuré dans les églises - et y figurent tou jours - et témoignant des vertus thérapeutiques miraculeuses d'une bête monstrueuse. Là est bel et bien la merveil le, dans son paradoxe: d'un être maléfique, faire une somme de bienfaits. On voit rarement, comme sur le frontispice de Besler où le plafond est réservé aux serpents ondulés, un crocodile posé au sol avec d 'autres sauriens dans une sorte de fosse. Le plus souvent il trône en majesté, au centre du plafond, ventre en haut ou ventre en bas, comme c'est le cas chez l'apothicaire de Naples Ferrante lmperato, chez Paul Contant à Poitiers, et chez bien d'autres encore ... jusque chez des collectionneurs d'autres siècles qui ne sont pas du tout des apothicaires, comme l'érudit Neickel qui au xv111• siècle publie un traité de muséographie qui réfléchit justement sur la composition et l'ordonnancement des collections privées de son époque'5 ; sur la gravure du frontispice, où figure un musée idéal flanqué de rangées de livres avec en son centre un savant qui étudie, sur une table, des minéraux et autres curiosités, est disposé, au plafond, l'immanquable crocodile. C'est dire si la présence de cette «rareté» suspendue est devenue une sorte de symbole du cabinet de curiosités, qu'il soit tourné, ou non, vers l'histoire naturel le. Le crocodile, auréolé de ses histoires tragiques,

LE CROCODILE EN MAJESTÉ

67

merveilleuses ou édifiantes, disant le mal autant que son remède, gigantesque et totémique, puissance tutélaire élémentaire et totalem e nt essent iell e, règne de toute son envergure physique et spirituelle sur le petit monde de la curiosité.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES J. -P. ALBERT,« La légende de sainte Marguerite: un mythe maïeutique?». Razo. Cahier du Centre d'Etudes Médiévales de /'université de Nice, 8, 1988, p. 19-31. P DE BEAuvA1s. Bestiaires du Moyen Âge, éd. G. Bianciotto. Paris, Stock 1980. L. CouLoN, Le fidele conducteur pour les voyages de France, d'Angleterre. d'Allemagne et d'Espagne. Montrant, exactement les raretez & choses remarquables qui se trouvent en chaques villes, & les distances d 'icelles.... Troyes. Nicolas Oudot 1654.

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Élie R1cHARD, manuscrit intitulé Histoire [ .. ] . À La Rochelle. MDCC : Richard, qui récapitule

Claude DURET, Histoire admirable des plantes et herbes esmerveillables et miraculeuses en nature[... ] , Pari s, Nicolas Buon 1605 : naissance des bernaches « pres la Reg ion d 'Escosse et Isle de Pomonie». Niort, médiathèque de la Communauté de com m unes de Niort.

les principales légendes, choisit de représenter la bernache associée au x coquillages dont elle est supposée procéder. Il a même peint, à l'intérieur d'un des coquillages, un tout petit oiseau noir. La Rochelle, médiathèque de la Communauté d 'Agglomération de La Rochelle, ms 2715.

210 UN ENGOUEMENT EUROPÉEN

!Anglais John Evelyn raconte dans son Journal son passage à Leyden en 1641... ûe suis allé voir l'université et les écoles, qui n'ont rien d'extraordinaire, et j'ai été complirrlenté d'un matricula par le magniflous Professeur, qui me demanda, d'abord dans ce latin qu'on exigeait de moi, où j'étais logé dans la ville, quels étaient mon nom, mon âge, ma naissance, et à quelle faculté je comptais lier mon sort; alors, enregistrant mes réponses dans un livre, il me fit prêter serment d'observer les lois et les règlements de l'université aussi longtemps que j'y resterais [...]. Mais, parmi toutes les raretés de cette ville, ce dont j'ai été le plus heureux, c'est de voir leur école d'anatomie, le théâtre et la pièce adjacente, qui est fort bien pourvue en curiosités naturelles; des squelettes, de la baleine et de l'éléphant jusqu'à la mouche et à l'araignée (...]. Au milieu d'une grande variété d'autres choses, on m'a montré le couteau récemment extrait des boyaux d'un Hollandais ivre, par une incision dans son côté, après que ce couteau eut glissé de ses doigts dans son estomac. Les portraits du chirurgien et de son patient, tous deux en vie, étaient montrés là ». (trad. D. M.)

Pierre BOREL, «Roolle des principaux cabinets curieux, et autres choses remarquables, qui se voyent ez principales Villes de l'Europe. Redigé par ordre Alphabetique», 1649 ~Parce que la plus part de ceux qui voyagent passent en diverses Villes sans voir les raretez qui y sont, pour avoir ignoré qu'elles y fussent, j'ay dressé ce petit recueil en leur faveur. [...]

Chartres. Mr. le Grand Archidiacre. Clermont de Lodeve. Mr. d'.Aussatieres, Bourgeois. Craco, capitale de Pologne. Nobilis Georgius Oslenisky Delfe, en Holande. Mr. de la Riviere, Ministre. Sainct Denis. Le Thresor de S. Denis. Dreux en Perche. Mr. Caillé, Chanoine de l'Eglise de S. Estienne qui est dans le Chasteau. Dijon. Mr. Figean, Maistre des Comtes, et Mr. Boyer, Conseiller au Parlement, qui est curieux de Livres rares.

Einckausen, en Holande. D. Paludanus, Chirurgien. Florence. La Galerie du grand Duc. Fïgeac. Mr. de Pradines, pour les Venins et les Antidotes. Geneve. Mr. le Baron de Seve. Mr. Petitot, Medecin, Mr. Fromen Horologeur. Mr. de Hersy Bourgeois. Mr. Rival, Orfevre. Legaré Orfevre. Mr. Rebour, Bourgeois. Estienne Pelet, Sculpteur, et la Piemante dit Pournas. Grenoble. Monsieur Scarron Evesque de Grenoble, et M. L'.Aigneau. Huesca en Espagne. Dom Vincentio Juan de l'.Astanosa Segnor de Figuaruelas. Leyden. Le Theatre Anatomique. Limoges. Mr. Croisié curieux de plantes et fleurs rares, et Mr. Lafon Medecin. Lisbone en Portugal. Le magasin des Indes. Lyon. Mr. de Lierges, Lieutenant Criminel, Braguete Operateur Italien, Mr. Pontus Bourgeois, Mr. Gras Medecin, Mr. le Beau Mathematicien, Mr. l'.Advocat du Roy, et Mr. le Conservateur. Londres Capitale d'.Angleterre. Monsieur le Duc de Bouckingan, Jean 'fredesquin, à la maison des oiseaux.

211

Lavaur. Monsieur l'Evesque de Lavaur. En Lithuanie. Le Duc Ratzivil. Montpelier. Le Cabinet de feu Mr. François de Ranchin, Chancelier de l'Université, et celuy de feu Laurens Catelan Apotiquaire, le premier pour les antiquitez, et le second pour les choses naturelles, le Cabinet de feu Mr. de Tuillan Conseille1~ pour les medailles et Statuês, celuy des Jesuistes, celuy de Mr. Gardel Notaire, pour les medailles etc. celuy de Mr. Maigret Bourgeois, pour les medail. poissons et coquillage, et le Jardin du Roy. Marseille. Mr. Cormier Advocat, et Mr. Vias Bourgeois. Montauban. Mr. Thomas pour les Livres, et Mr. Pierre de Jehan, pour les raretez et plantes. Mantouë. Le Duc de Mantouê. Mont Marsan en Gascogne. Mr. Dulamont Maistre Chirurgien. Mende. Mi: de la Grange Gentil-homme. Moissac. Mr. Jean Chambert Chanoine de S. Pierre. Naples. Mr. Ferrante Imperato Medecin. Narbone. Mr. Graindorge Medecin qui a acheté celuy de feu Mr. Leonard Advocat, Mr. le Baron de Fabresat qui a acheté celuy de Mr. Garrigues. Madame de Sorgues, le tableau du Lazare qui est dans une Eglise. Nantes. Mr. Guillemin Maistre Apotiquaire. Nuremberg. Hansin off. Patritius. Nismes. Le Cabinet de feu Mr. Paladan, Mr. Calviere, Mr. Tournier, Mr. Cassagne, Conseiller au Presidial, qui a celuy de feu Charles Cassagne Medecin, Mr. Guiran aussi Conseiller, il y a aussi un Amphitheatre à Nismes, et autres antiquitez. Nancy. Mr. Rignol Bourgeois, curieux des miroirs et perspectives. Ochsford. Le Cabinet public.»

Dans la relation de son Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant, Fait aux années 1675 & 1676 (1678), Jacob Spon inclut une «Liste des cabinets et palais de Rome, et des pièces les plus curieuses qu'on y remarque»: «Paul François Fàlconieri a des tableaux & des fleurs rares. Joseph Felice s'applique aux Medailles & aux gravures antiques, que les Italiens appellent Intagli. Pierre Gigli à la Lungara, a un beau jardin d'Orangers & de Citroniers de toute sorte, avec des fleurs étrangeres & autres fort curieuses. [...) Carlo Magnini Gentilhomme Romain a fait un recueil surprenant de toutes sortes d'armes anciennes & modernes, de medailles et de bronzes antiques. Le Palais du Cardinal de Massimis aux quatre Fbntaines, est un des mieux fourni d'inscriptions, de statuês & de bustes antiques, avec une Bibliotheque & un Cabinet de medailles tres-bien choisies. J 'y ai vû un singe qui sentoit naturellement le musc, & qui parfumoit de cette odeur la chambre où on le tenoit. [...) Le Fere Kiroher au College Romain, a fait un Cabinet de pieces de Mathematique, Mechanique, Dioptrique, Talismans & Medailles. [.. .) Raymond Pennalis a une Bibliotheque & un Cabinet de toutes sortes d:.>7). Cette «chambre ornée» est une cosmographie de scénographe, qui rassemble l'est et l'ouest, le nord et le sud en une sorte de spectacle total. Ou alors, option plus littéraire mais non moins frappante, le collectionneur pourra avoir l'idée de créer artificiellement des séries, rendues signifiantes par un discours fictif qui posera le sauvage absent au centre de la représentation. C'est la trouvaille géniale que réalise Léonard Bernon à La Rochelle dans son catalogue daté de 1670. Pour donner quelque prestige à sa collection d'objets des Indes, au lieu d'appeler simplement « exotica », selon l'usage, sa liste d'artefacts ethnographiques, il l'intitule « Diverses curiositez servant à la personne d'un General des Sauvages». Dès l'abord, la présence massive du «Général» est susceptible d'impressionner, et donne aux objets un prestige tout à fait particulier. La représentation se trouve présentée comme celle de «ses» objets, ce qui oriente le regard, systématiquement, vers un centre vide, le Général, cette figure royale de chef présente partout et nulle part. Cette impression se poursuit à la lecture de la liste, rédigée dans la continuité de cette mise en scène du colosse sauvage, omniprésent et réinventé pour chacun de« ses» prétendus objets : tantôt prenant son repos, tantôt mangeant ses ennemis, tantôt marchant sur la neige, fumant son tabac dans sa pipe, mangeant sa soupe, partant à la chasse armé de sa massue, de son carquois, de sa gibecière, de son réservoir à poudre recouvert d'écaille de tortue ..

LES SAUVAGES NE SONT PAS DES MONSTRES 239

Autant dire qu'à partir d'objets disparates recueillis sur le port de La Rochelle, Bernon construit - au lieu d'un inventaire qui énumérerait les tailles. couleurs. matériaux ... - une véritable fiction de sauvage, assez curieuse au fond, parce qu 'e lle se situe - avec un seul personnage surplombant de « Général des Sauvages» - tantôt au nord, tantôt au sud de l'Amérique, et finalement à mi-chemin entre l'anthropophage sanguinaire et le Poitevin qui mange sa soupe au coin du feu :

« Diverses curiositez servant à la personne d 'un Ceneral des Sauvages. Le Lict où couchait le grand General des Sauvages. Un Triomphe de dents des Chrestiens tuez en guerre, & des ennemis qu ' il a mangé. Des Raquettes avec lesquelles il marche dessus la neige. Ses Souliers, ou Escarpin s. Un Bateau couvert de peau de Poisson , qui a seize pieds de long. Sa Pipe où il prenait du Tabac, faite d ' une pierre de Marbre , fort curieuse . Ses Cuilleres avec quoy il mangeait sa soupe. Sa Gibeciere qu'il portait allant à la chasse. Sa Bouteille , où il mettait sa poudre, couverte des dessus d ' une Tortuë. Sa Massuë, faite de bois de Jacques-Landa. Son Carquois avec ses Fléches. Des Arcs faits en Croissant. Des Arcs de bois de Bresil, fort longs, avec des Fléches aussi fort longues. Deux Licous de ceux qu'i ls mettaient au cou des pauvres Chrestiens prisonniers. Des Castagnettes, dont ils se servent en leurs réjouïssances ». 8

La liste a résolument quelque chose de curieux. On peut remarquer que les objets ne sont plus systématiquement décrits. tant l'essentiel consiste à les mettre en scène dans le voisinage du Général : on ne sait rien de la forme du lit. ni de celle de la gibecière, du carquois, des flèches, des cuillères, ou des souliers. Peut-être parce qu'ils sont supposés être connus. et que leur seul intérêt. ici, consiste à nous montrer le général en train de s'en servir. Autre bizarrerie, l'oubli progressif de ce principe premier de l'omniprésence du général, qui prenait pourtant le pas sur la description. Au point que la fin de la liste oublie le prétexte déjà lointain du début pour se disperser dans un pluriel qui évoque plutôt les tribus amérindiennes que le général lui-même. L'énumération revient à un système d'évocation des moeurs par l'objet que nous avons déjà observé précédemment chez Contant. La « personne du Général des Sauvages» est bien une persona. c'est à dire un masque de fiction, fantôme d'occasion un temps apparu dans un portrait en actes pris sur le vif pour éclairer les objets d'un jour plus «sauvage». Il perd peu à peu de sa consistance pour disparaître derrière des considérations ethnographiques plus traditionnelles, avec un pronom personnel «ils» qui désigne l'étranger par excellence. le groupe, les autres aux moeurs curieuses. Toutefois, cette fiction aura eu l'avantage unique de permettre à Bernon de rassembler son bric -à-brac ethnographique et de lui donner vie, relief. frisson même. en forgeant pour cet ensemble d'objets un passé, un quotidien, une histoire. L'énumération. faite tantôt au présent définitionnel tantôt à l'imparfait qui pose une biographie désormais achevée en même temps qu'une suite d'habitudes coutumières, plonge la liste dans une double dimension. Premièrement l'énumération des objets est ancrée dans la tradition désormais bien connue par les récits de voyages du constat résolument ethnographique qui pare le sauvage de ses objets les plus courants (bateau. carquois, arcs ... ) en décrivant ses coutumes. D'autre part, et là est l'invention plus sub tile, la liste revêt l'apparence d'un hommage au Général absent, dans le genre du tombeau. Elle met en scène des objets orphelins. Elle fait mine de leurres tituer leur premier possesseur. Elle se charge dès lors d'une assez forte subjectivité qui donnera à l'ensemble - au lieu de l'allure un peu convenue de disparate exotique qu'il pourrait avoir - une vraie épaisseur humaine («grand»

Quetzal doré Pharomachrus auriceps. Poitiers, Université-CVCU (cat. 3.142).

240 LE CABINET PRINCIER

Général des Sauvages; « un triomphe de dents» ; « il prenait du tabac» ; « au cou des pauvres chrétiens prisonniers»). Pour rendre plus attachant et plus passionnant encore l'inventaire, il reste à teinter le tout. par endroits. d'une subjectivité qui provoquera une pointe d'admiration, si ce n'est de l'émotion: les arcs sont « fort longs», avec des flèches « aussi fort longues» ; une pipe faite d'une pierre de marbre« fort curieuse». Après le sauvage stéréotypé des premiers temps, c'est désormais un sauvage inventé, si ce n'est réinventé, qui est susceptible de plaire et d'impressionner de nouveau le visiteur un peu blasé, grâce à des artifices de théâtre. grâce à une forme d'illusion consentie de part et d'autre de la scène de l'exposition. Le lecteur, le visiteur sont donc invités non seulement à regarder, mais aussi à entrer dans une histoire. Reconstituer des scènes typiques. disposer les objets. c'est déjà les scénariser en effectuant sur eux une projection mentale. C'est un dispositif qui n'est pas absent non plus de la gravure. L'image peut en effet venir au secours de la représentation en figurant une Martin F ROBISHER, Navigation ... , Paris, 1578, « Le Portraict des trois Sau vages admenez en Angleterre, leurs habits, armes, tentes et bateau x». Paris, BnF.

simultanéité impossible, et faire comprendre quelque chose qu'on ne pourrait pas voir dans la réalité. Ainsi le graveur de Martin Frobisher 9 représente au premier plan un Groenlandais ramené en Angleterre et pêchant, par autorisation spéciale de la reine, sur la Tamise, et à l'arrière-plan une contextualisation du même sauvage dans son pays d'origine. avec habitat sous tente en peau de phoque. couple en costume traditionnel avec enfant. végétation appropriée. Qui croirait, sans lire la légende, que la scène se passe à Londres? La simultanéité est pourtant là, et elle vi ent au secours de l'œil européen qui n'a vu que le sauvage sur la Tamise. En somme, soit par le discours, soit par l'image, on cherche de plus en plus à faire «parler» l'objet ou le spécimen, à lui faire exprimer toutes sortes de virtualités et de discours que sa simple contemplation ne saurait livrer. Les connaissances un peu plus avancées qu'on a acquises doivent poser les bases d'un discours destiné à révéler l'invisible et l'implicite qui gît dans l'objet silencieux. Quitte à faire de fausses reconstitutions, les interprétat ions attirantes prenant le pas sur la rigueur ou la scientificité du propos. Le sauvage s'invente et se réinvente par le texte, par l'image, qui viennent au secours de l'i mmobilité des objets, de l'absence éventuelle des hommes et des paysages lointains. Il nous reste à voir le cas où les hommes sont présents. en chair et en os. sous le regard des Européens.

DES HOMMES EN CHAIR ET EN OS: SPECTACLES ET OBSERVATION

Spectacles et parades Sitôt rapportés, les objets ou les hommes sont « exposés aux yeux de tous». De fait, les «sauvages» captifs des expéditions de retour seront sommés de se vêtir de leurs tenues traditionnelles et de se montrer en spectacle devant le roi du pays d'accueil. On connaît les fameuses parades données par une cinquantaine de Brésiliens, avec reconstitution de vill ages traditionnels. lors de l'entrée royale d'Henri Il en 1550 à Rouen 10, et l'on a vu un phénomène comparable se produire en Angleterre, avec les trois Groen landais revenus de l'expéd ition Frobisher en 1577. L'un d 'entre eux, avant de s'enrhumer et de mourir finalement en Angleterre, a donc été invité à faire des démonstrations de chasse au canard en kayak sur la Tamise avec son harpon : « Tant qu'il vescut la Royne luy octroya de tirer sur la riviere à tous oiseaux, voire mesme aux cignes, dont la Tamise est quasi toute couverte, ce que sans la permission de sa -dicte Majesté seroit un cas pendable »n. N'y voyons pas une exposition coloniale avant la lettre ... Il convient de comprendre ici que l'exposition des objets se complète logiquement par l'exposition de l'usage de ceux-ci : comment s'en sert-on? Regardons les natifs utiliser leurs armes. pour mieux comprendre comment on les manipule. Ainsi, peut-être, il sera plus aisé de les exposer seules dans les cabinets de curio-

LES SAUVAGES NE SONT PAS DES MONSTRES 241

s, és, dès lors qu'on en aura compris l'usage, la destination et le maniement. Car les Européens sont perplexes. Il n'est qu'à consulter les différents cata logues possédant des objets exotiques pour se rendre compte que le collec -ionneur est fort ignorant, du moins sait -il bien peu de choses de ces objets, dont il recueille scrupuleusement les informations. Dans cet esprit, une démonstration directe, par les autochtones, est in finiment précieuse et hau ~ement fascinante 12, et permettra de dépasser dans les inventaires la simple description matérielle de ces objets «étrangers» au sens fort, qui obligent souvent à se contenter, par exemple chez le Bordelais Pierre Trichet, d'une description détaillée, mais purement matérielle : « Un cordon de chapeau, un Fronteau , et des Braselets faicts par les Canadois des pointes du petit Porc espi.

[ .. .] Fleches des Canadois ferrées par un bout. Autres Fleches de Brasiliens de roseau sans neud granies à un bout d ' un bois fort dur.

[ ... ] Un bonnet de Sauvages ti ss u de certaine paille ». 13

~etenons pour l'heure qu'une fois rapporté, l'objet ou l'homme sauvage est exposé et montré au public par différents moyens (dans l'espace public des cathéd rales, des hôtels de ville 14 ou par les parades et spectacles urbains, ou encore, pour un public plus restreint, dans l'espace privé les cabinets de curiosités). L'activité de collectionner et de recueillir ne va pas sans celle de m ontrer et de diffuser les nouveautés, y compris humaines.

L'homme, une curiosité à étudier convient à présent d'évoquer le cas unique en son genre de personnes "ivantes conservées et étudiées dans un cabinet de curiosités. Il s'agit des ro is femmes groenlandaises qui sont arrivées par le navire de l'expédition danoise menée par Henry Muller et David Dannell. Le récit en est fait par O léarius, voyageur allemand né vers 1600, qui après des études de philosoph ie à Leipzig entre au service de Frédéric, duc de Ho lstein, à Gottorp, en tant que secrétaire. Oléarius est alors chargé de mener une mission diplomatique destinée à demander l'ouverture de routes commerciales orientales pour son maître. Cette ambassade lui fait parcourir la Russie et la Perse, voyage commencé en 1633, et dont il rapporte un récit paru en 1647'5. Il se trouve qu'Oléarius a l'opportunité de pouvoir observer ces Groenlandaises pendant les cinq jours où elles sont accueillies dans le cabinet du duc de Holstein son maître, cabinet fameux dont il est le garde et le conservateur. C'est une opportunité inespérée, qui naît d'un concours de circonstances. Le cas est unique à ma connaissance, les individus capturés ne se retrouvent en effet jamais dans un lieu tel qu'un cabinet de curiosités : ils sont généralement kidnappés pour le roi , pour servir de truchement, pour devenir esclaves. Oui plus est. leur espérance de vie est relativement mince. et beaucoup de ceux qui sont ramenés meurent très rapidement une fois arrivés en Europe, soit parce qu'ils ne survivent pas à un virus (on l'a vu, un rhume en Angleterre emporte un Groenlandais), soit à cause d'une alimentation mal adaptée (on les nourrit le plus souvent de viande crue, sous prétexte qu 'ils sont «sauvages»), soit par «nostalgie du pays natal», souffrance morale qui les fait sombrer dans une mélancolie dont ils ne se relèvent pas (Frobisher en parle), à moins qu'ils ne se soient enfuis en plongeant dans la mer pendant le voyage du retour. En bref, Oléarius a beaucoup de chance de les rencontrer en chair et en os. Le gardien des curiosités du duc Frédéric raconte de manière très détaillée comment s'est déroulée l'histoire de ces Groenlandaises. Tout commence par six individus capturés assez brutalement dans le détroit de Davis : alors que l'équipage les avait invités à monter à bord, le bateau appareille, cas assez fré-

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LE CAB INET PRINCIER

quent dans la plupart des captures. Quand ils s'aperçoivent qu'ils sont prisonniers, un jeune garçon parvient à s'enfuir par une écoutille, une vieille femme est rendue aux natifs parce qu'elle est trop vieille, il en reste quatre (un homme, deux femmes, l'une d'une quarantaine d'années, l'autre d'une vingtaine d'années. et une fillette de 13 ans), qui finissent par s'apaiser. et que l'on ramène à Bergen, en Norvège, où l'on fait escale avant de rejoindre Copenhague. L'homme meurt entre Bergen et Copenhague. Ainsi, le tableau qui représente leur arrivée a-t-il nécessairement été réalisé à Bergen, puisque sur ce tableau on voit les quatre personnes. Les voici tous les quatre. homme compris. exposés aux yeux de tous sur le tableau, comme ils l'ont été, sans doute, à la cour. Les Groenlandais, le regard plongé dans celui des spectateurs, sont exposés en bottes. manteaux de fourrure et bonnets, avec leurs armes à la main, arc. flèches et harpon, comme s'ils revenaient de la chasse avec leur gibier, montré par les femmes, un poisson, un oiseau. Au -dessus de la tête de chacun figure son nom écrit en lettres rouges : l'homme se nomme lhiob, sa fille de 20 ans Kabelau, sa femme Kunelig et leur autre fille de 13 ans Sigoko. En haut à gauche, un cartouche en langue allemande d it que les Groenlandais vont sur mer avec des petits bateaux de cuir très rapides, et que leurs vêtemen ts sont faits de peaux d'animaux et d'oiseaux. Il précise aussi que le tableau a été réalisé à Bergen le 28 septembre 1654. Ils entrent dans un dispositif spectaculaire de présentation au roi désormais bien connu, à ceci près que cette fois-ci, la peste est de la partie. Elle a obligé le roi du Danemark à se réfugier dans la région du Holstein. Les Groenlandaises y ont donc été transportées pour lui être présentées. C'est ainsi qu'Oléarius en entend parler et demande à ce qu'elles lui soient confiées quelques jours, afin de les étudier. L'expérience dure cinq jou rs, et se trouve Salomon VON H AGER, Quatre Groenlandais, 1658. Copenhague, Musée national des beau x-arts.

racontée par différentes sources. Prenons d'abord la plus tardive, qui apparaît dans le catalogue de curiosités du roi du Danemark Christian V, publié en 1696. La planche XII de la deuxième section (p. 48) est très intéressan te, d'une part parce qu'elle fait figurer ces individus dans le catalogue d'un cabinet de curiosités, comme s'ils en faisaient partie en tant que curiosités, et d'autre part parce qu'el le n'est pas tout à fa it fidèle à la réalité: un absent est représenté, l'homme, qui en toute logique devrait avoir disparu avant d'avoir pu rencontrer le roi. De toute évidence la gravure a été réalisée d'après le tableau de Salomon von Hager dont elle reprend les principales caractéristiques · la présence de l'homme, les attitudes, les postures, les armes. le produit de la chasse, ainsi que les noms, recopiés à l'identique au -dessus de chaque personnage. Pourquoi représenter une réalité qui a déjà changé lorsque Christian V rencontre les exilés? Sans doute parce que ce qu'on entend représenter ici est moins la présence physique des« sauvages» dans le cabinet que l'événement qu'a constitué leur arri vée. C'est cette situation historique qui est la merveille préservée et célébrée dans le catalogue à l'aide de cette gravure. Le récit qui accompagne la gravure est rédigé de mémoire. sans précision. reprenant globalement les informations du cartouche du tableau, tout comme l'illustration est une reprise avec ajout du kayak à l'arrière-plan, lequel est sans doute encore véritablement présent dans la collection royale. dernier vestige la issé après le passage de ce groupe humain, et qui sert de point de départ à un développement qui parlera des Groenlandais (p. 54). Ensuite, le texte se contentera de résumer ce qu'Oléarius avait déjà dit à leur sujet. Revenons donc au récit d'Oléarius lui-même16 . Lorsqu'il rédige en 1666, en tant que bibliothécaire et antiquaire du duc. le catalogue du cabinet de Gottorp, il consacre aux Groenlandais une planche commentée. Il ne met sur l'image 17 que les trois femmes qui ont survécu : d'après leur costume on peut être certain que les trois personnages sont bien des femmes 18 , l'image occulte donc l'homme, déjà mort. et semble dès lors restituer une réalité plus fidèle.

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Jacobaeus HOLGER, Museum regium, seu Cata!ogus rerum tam naturalium quam artificialium quae in basilica bibliothecae... Christiani V Hafniae asservantur, descriptus ab 0/igero Jacobaeo, ... Hasniae, literis J . Schmetgen, 1696, planche XII. Paris, BnF.

Ü LÉAR1us, Gottorpisches Kunstkammer, 1674. Paris, BnF. S, l'on reconnaît les coiffures et les bonnets, les noms, en revanche, ne sont o lus précisés sur la gravure, qui s'est affranchie du tableau initial, aussi bien cans la d isparition des armes et du gibier que du point de vue des positions d es personnages, dont l'un est de profil et comme en conversation avec les autres. Oléarius précise bien dans son commentaire des figures 1 à 3 que ces sujets hum ains sont vivants (« lebendig »). et qu'il les a eus cinq jours dans sa maiso n. Sur l'image, d'autres objets du Nord sont également rassemblés : un calen drier runique semblable à celui d'Ole Worm (figures numérotées 4 et 5). un raîneau lapon avec son occupant équipé de bâtons (n° 6), un ski finnois posé au premier plan (n° 7), enfin, suspendu par des cordes attachées à deux gros crochets exactement comme dans la représentation du cabinet royal danois de 1696 citée précédemment, un Groenlandais dans sa fine embarca t ion (n° 8), ainsi que le décrit le commentaire page 5, avec sa pagaie double. C'est dans le premier tome du Voyage en Moscovie que le lecteur curieux trouvera des précisions. Le récit y est fascinant, parce qu'il est héritier des traditions et des stéréotypes attachés à la vision du sauvage. Oléarius, q ui

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est cultivé, connaît bien tous les textes et leurs clichés 19 , et il va s'efforcer de les passer au crible de l'observation raisonnée de la réalité, puisque les Groenlandaises sont présentes devant lui. «elles furent logées en ma maison pendant quelques jours, que j'employai à étudier leur humeur et leur façon de vivre» (p 131) La démarche scientifique est tout à fait comparable à celle qui occupe les naturalistes, il s'agit de la méthode de J'autopsie : vérifier par soi -même, par l'observation directe et personnellement assumée, ce qui a été transmis dans les livres. Certains stéréotypes seront donc définitivement à abandonner, comme l'existence, située près des monts hyperboréens, des hommes sans tête et de ceux qui se couvrent entièrement le corps de leur pied unique. La présence des Groenlandaises permet de distinguer le vrai du faux, de comprendre enfin la fameuse veine bleue 20 . Le texte est construit en partie comme une compilation de tout ce que l'on sait déjà à leur sujet, y compris ce qu'en a dit Je chirurgien Reinhold Horn à qui elles avaient été d'abord confiées pour être examinées, et en partie sur l'observation per sonnelle : « elles me montrèrent aussi qu'elles avaient les oreilles percées et qu'elles avaient accoutumé d'y porter des pendants» (p. 132) ; elles« parlent vite et du gosier, à peu près comme les Tartares» (p. 133). Il leur fait goûter des plats, constate qu'elles ne boivent que de l'eau et explique que nul ne saurait les « accoutumer à nos ragoûts» : « Ils ne boivent ordinairement que de l'eau , et les femmes que j'ay veuës , n'ont jamais voulu bo ire du vin, ny manger du pain , ny de nos saulces , parce que n'ayans point de sel, n'y d 'espice , ny de succre en leur païs , non plus que du vinaigre il ne faut pas s'estonner de ce que nous ne les avons pas pû accoustumer à nos ragousts. Ce n'est pas pourtant qu 'ils mangent leurs viandes cruës , comme quelques-uns ont voulu faire accroire , mais ils les mangent cuites, et les font boüillir ou rostir». (p. 135).

Cependant, il observe qu'ils ouvrent la bouche très grand pour manger de gros morceaux avec leur main : « En mangeant ils portent d'une main une piece de chair à la bouche, et la coupent de l'autre, de sorte que les bou chées estans aussi grandes que la bouche mesme, ils se defigurent si fort qu'i ls font peur» (ibid.). De sorte qu'Oléarius en conclut «qu'on ne leur fait point de tort quant on leur donne la qualité de sauvages [ .. ] l'on peut bien dire qu'ils vivent en bestes » (ibid.) Cela dit, il remarque tout de même leurs qualités, et les juge par exemple moins farouches que d'autres qui ont été pris plus au nord (elles ont été capturées à l'entrée du détroit de Davis) : elles dansent assez bien pour être Petrus Gansa/vus (né en 1556), vers 1580, huile sur toile.

Vienne, Kunsthistorisches Museum .

invitées à un ballet donné pour le roi, manifestent une bonne imitation gestuelle et linguistique (bonne prononciation), de la bonne humeur. Enfin. il termine ses observations par des considérations sur leur religion, en annonçant d'abord «j'advouë que je n'en ay rien pû apprendre», et en narrant une anecdote riche d'enseignement. qui montrera qu'en effet il va commettre une erreur d'interprétation. Il dit avoir acheté au cabinet du docteur Paludanus une idole à laquelle était attachée une étiquette précisant qu'elle provenait du détroit de Davis. Il la leur présente donc, et raconte ce qu'il observe: « Et de fait nos Groenlandaises le 21 reconnurent aussi-tost, et l'appelloient Nalim-qui, sang. Il estait grossierement fait, d'une piece de bois d'un pied et derny, couvert de plumes et d'une peau veluë , ayant un calier de dents de ch ie ns marins. Ces femmes me firent entendre que les enfans ont accoustumé de danser autour de ces idoles, et l'on aveu nos Groenlandaises aux belles matinées se prosterner et pleurer au Soleil levant: ce qui fait croire que ces peuples adorent le Soleil». (p. 137).

Oléarius conclut à des rites religieux, car il ne sait pas que « Nalim-qui -sang » signifie « bagatelle» 22 , ou simple babiole. jouet (voilà pourquoi les femmes indiquent que les enfants dansent autour). C'est vraisemblablement une pou pée, les archéologues en ont trouvé des quantités dans le secteur : tandis

LES SAUVAGES NE SONT PAS DES MONSTR ES 245

qu'Oléa rius co nclut à une forme de culte idolâtre du soleil, l'objet n'a rien à vo ir avec quel q ue forme de religion que ce soit... Si les femmes se prosternent. c 'est certainement pour l'émotion d'avoir retrouvé un objet familier de leur pays d'origine. ~es hommes vivants sont des objets de curiosité, et devenus objets d'étude, ils vent dans le cabinet sous les yeux de l'apprenti ethnologue. Ils ont des noms. des« humeurs». des qualités. un langage grâce auquel on peut leur parler, et eur obse rvation permet de corriger les erreurs des marins et des géographes ... ou d'en commettre de nouvelles par surinterprétation ou contresens.

LE SAUVAGE N'EST PAS UN MONSTRE ë n ces moment s de contacts premiers. la difficulté â comprendre ce que l'on ,o it est essentielle à envisager. Martin Frobisher, en 1578, impressionné par a vitesse des embarcations qui viennent à sa rencontre, prend les kayaks et leurs occupants, de loin, pour des poissons. César de Rochefort, en 1658, ' art une remarque comparable · « on les prendrait plutôt pour des monstres "1arins q ui s'entrechoquent, que pour des hommes [.

J ils font le moulinet.

se plongeans et roulans en la mer par trois fois consecutives, de sorte qu'ils oeuvent passer pour de vraies amphibies »23 . Dès lors, le kayak des collec ë ons sert forcément de support à un discours sur les hommes qui font corps avec lui. Et ces hommes sont aussi intéressants à étudier que s'ils étaient des am phibiens des mers glacées .. A insi, au fil des voyages septentrionaux, entre 1605 et 1660, on peut estim er qu'une trentaine d'esquimaux ont été capturés. Certains arrivent à bon oort en Europe et acceptent qu'on fasse d'eux un portrait, mais ce sont des •aretés - voilà pourquoi on les célèbre, voilà pourquoi on multiplie les reprod uctions de ce portrait - car beaucoup se jettent à la mer dès qu'on défait eurs liens, d'autres sont exécutés en cours de route pour avoir été jugés ndomptables » ... À l'époque on ne sait pas au juste, en toute bonne fo i, si ces «sauvages» peuvent être «domptés». Par ailleurs, même s'ils ont une apparence humaine indéniable, selon les critères européens de l'époque ils v·vent et peuvent assurément être étudiés à la manière des bêtes.

Le géan t Bart/ma Bona avec le nain Thomele,

? lus largement. il ne faut pas négliger le fait que lorsque des hommes sont

fin du xvr' si ècle, huile sur toile. Vienne, Kunsth istorisches Museum .

arnsi ramenés en Europe, et présentés aux grands de ce monde, non seule 'llent on va chercher à comprendre leurs modes de vie, mais réciproquement on va tenter de leur montrer le nôtre. Les Brésiliens que rencontre Montaigne sont d'abord promenés dans la v ille de Rouen, et ce n'est pas seulement pour être montrés à la foule: c'est surtout parce qu'on veut leur montrer« la forme d'u ne belle ville »24 Ensuite on les laisse parler de nos usages, qu'ils sont invi ëés à commenter très librement. Leur statut est en quelque sorte privilégié, car ils échappent aux lois de lèse-majesté. et on peut leur accorder des liberés particulières. En somme, ils ne sont pas uniquement l'objet de tous les regards, mais leur regard nous importe, et permet aussi d'évaluer nos façons d e vivre « de par-deçà». C'est donc une bonne foi certaine qui domine dans l'accueil des hommes d 'autres cultures au sein de la nôtre, et même s'ils sont examinés, étudiés, o bservés dans leurs faits et gestes, c'est au profit de la connaissance. Ne nous méprenons pas, c'est véri tablement un échange bienveillant qui est recherché, et qui ne va pas du tout, aux xvr• et xvrr• siècles, dans le sens des expositions coloniales et autres spectacles forains, bien postérieurs. Il faut cependant pour finir distinguer très fermement ces situations du cas des autres humains dont on aime à remplir les cabinets de curiosités . Ceux qui ne sont pas appelés «sauvages», mais plutôt «monstres». Concernant ces « mirabi!ia », ou merveilles, dignes d'être admirées, mon trées, «monstres» donc au sens étymologique, c'est leur sens premier que l'on retrouve avec l'idée de «monstres» humains. Ce sont ce t te fois des

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Européens, petite fille au visage recouvert de poils et son père habillé comme un noble et représenté dans une grotte comme un ours, individus difformes posés sur des tapis de velours comme des bibelots, géants ou nains posant côte à côte. Ils sont connus et promenés dans toute l' Europe et hébergés ici ou exposés là en peinture sur les murs de la Wunderkammer du château d'Ambras; ils sont destinés à provoquer un intérêt d'un tout autre ordre. Leur présence dans les collections de «merveilles» est relative d'une part à la démonstration que la création divine de la nature, dans sa diversité et son infinie potentialité, est capable d'engendrer n'importe quelle créature. jusqu'aux plus incongrues - discours sur les monstres tenu de manière traditionnelle depuis Ambroise Paré 25 . D'autre part la présence de ces étranges personnages humains est également relative à l'effet spectaculaire d'admira tion et de répulsion, voire d'intérêt malsain pour la différence humaine. que le maitre des lieux entend produire sur son visiteur. Ainsi, à Ambras, on avait disposé un rideau de velours - dont on voit encore J'accroche un peu arrachée, au -dessus du dos du personnage - pour cacher la difformité du corps atrophié représenté sur le tableau, tandis que le visage Portrait d'un homme difforme , 2 nae moitié du xv1• siècle,

huile sur toile. Vienne, Kunsthistorisches Museum.

était apparent et ne laissait pas deviner que le reste du corps était déformé; or ce rideau qu'on soulevait brutalement dévoilait soudain l'horreur d'un corps difforme. Cette curiosité-là existe aussi, elle n'a strictement rien de savant, elle célèbre la merveille, le rare et le bizarre à sa façon, qui tient déjà du spectacle de foire et de la baraque au x phénomènes. Le regard pensif de la petite fille velue, parée de tous ses atours et d'une belle robe de cour, est là pour nous le rappeler.

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LES SAUVAGES NE SONT PAS DES MONSTRES

1. Voir, en complément. nos articles, dans le présent volume, sur« La naissance de l'exo ' sme» et « Présence des Amériques dans les collections françaises». On consultera aussi avec profi t Premières nations, collections royales 2007. 2. CONTANT 2004, p 211 - 213. 3. LÉRY 1994, ch. XVI, p. 407. 4 . Ce passage, que je traduis de l'anglais, est cité dans NANSEN 1911, t. 2. p. 269.

5. MAGNUS 2004, Livre Il, ch. 9, p. 65. 6. MASSE 2011, p 83-106.

7. R1VAUDEAU 1566, t. Il, p. 150.

8. BERNON 1670, p. 13. 9. "ROBISHER 1578. 10 . Voir sur ce point W1NTROUB 2001.

11. FROBISHER 1578, Eiij. 12. Pour un tour d'horizon plus large des cas d'exhibitions publiques de sauvages ou de ..,onstres jusqu'au xx• siècle, on pou rra lire BoËTSCH 2012. 13. ÎRICHET 1631, p. 14 dans la version française. 14 . En 1654 , des voyageurs mentionnent la présence d'un canoë suspendu dans !'Hôtel ce ville de La Rochelle. 15. 0LÉAR1us 1656; l'édition allemande de la Relation du voyage de Moscovie .. date de '647, l'ouvrage est ensuite traduit en hollandais en 1651, en français en de nombreuses •ééditions (1656, 1659, 1666, 1679), en italien en 1658.

16 . Le texte de la Relation du voyage de Moscovie, de Tartarie et de Perse. . auquel nous •envoyons a été consulté dans l'édition de 1666.

17. 0LËAR1us 1666-1674, Tabu la 3 (reproduite ici) commentée p. 4. 18. Ce sont bien des femmes, d'après leur costume, décrit ainsi dans la Relation du

oyage de Moscovie : «On a de la peine à distinguer le sexe par les habits, sinon que on connoist les femmes par un bout de peau qui leur pend devant et derriere, jusqu'à ~y-Jambe, et par le capuchon de leur juste-au-corps, qui est fait à peu pres comme celuy de Recol lets. assez large pour cacher leurs cheveux, au lieu que celuy des hommes est plus estroit, et coupé comme celuy des Cordeliers» (OLËAR1us 1656, t. 1, p. 134). Ce son donc effectivement des femmes sur cette gravure. 19 . Par exemple, la remarque récurrente sur les seins des femmes noirs comme du C'larbon.

20. À ce sujet. on se reportera à la page 132 du tome I de la Relation du voyage de "1oscovie ... (0LÉAR1us 1656), et pour un recensement des croyances attachées à cette .e1ne bleue, on trouvera de nombreux éléments dans MASSE 2011. 21. Le texte a appelé l'objet « un idole», au masculin.

22. Précision apportée par GAD 1970, t. 1, p. 249 ; il traduit « Nalim -qui-sang » par som ething quite common ». 23. ROCHEFORT 1658 (chap 18, p. 191) 24. Essais, 1, 30, « Des Cannibales» · « le Roi parla à eux longtemps, on leur fit voir notre ·acon, notre pompe, la forme d'une belle ville : après cela, quelqu'un leur demanda leur avis, et voulut savoir d'eux ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable [.]. Je parlai à un d'eux fort longtemps.» (MONTAIGNE 2002, p. 332-3 33)

25. Voir dans le présent catalogue le « Cabinet de lectures» de la section « Ouverture . collectionne r, classer et montrer».

Anonyme, La f ille du «rauch Mann aus München», papier marouflé. Vienne, Kunsthistorisches Museum.

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248 LE CABINET PRINCIER

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~ ,1:1:. U4>Histoire naturelle fait des progrès à proportion que les cabinets se completent ; l ' édifice ne s' éleve que par les matériaux que l'on y employe ,

& l 'on ne peut avoir un tout que lorsqu 'on a mi s ensemble toutes les parties dont il doit être composé. Ce n' a guere été que dans ce siecle que l 'on s'est appliqué

à l' étude de [' Histoire naturelle avec assez d'ardeur & de succès pour marcher à grands pas dans cette carriere. C'est aussi à notre siecle que l'on rapportera le commencement des établissemens les plus dignes du nom de cabinet d ' Histoire

naturelle.» Ces cabinets - là, loin de se référer aux cabinets de curiosités d 'autrefois, se veulent une origine : portés par l'esprit des Lumières, ils en seront un lieu exemplaire, du moins si l'on sait ne pas en faire un de ces lieux d'«oisiveté» que Diderot condamne par ailleurs en songeant à des usages purement mondains des collections et des cabinets à l'ancienne. C'est pourquoi, aux yeux des Encyclopédistes, la méthode est fondamentale .

« [ ... ]Pour former un cabinet d'Histoire naturelle, il ne suffit pas de rassembler sans choix , & d 'entasser sans ordre & sans goût, tous les objets d'Histoire naturelle que l'on rencontre; il faut savoir distinguer ce qui mérite d'être gardé de ce qu ' il faut rejetter, & donner à chaque chose un arrangement convenable. L'ordre d'un cabi-

net ne peut être celui de la nature; la nature affecte partout un desordre sublime. De quelque côté que nous l'envisagions , ce sont des masses qui nous transportent d' admiration, des groupes qui se font valoir de la maniere la plus surprenante. Mais un cabinet d'Histoire naturelle est fait pour instruire; c'est-là que nous devons trouver en detail & par ordre, ce que l'univers nous présente en bloc. Il s' agit d'y exposer les thrésors de la nature selon quelque distribution relative , soit au plus ou moins d ' importance des êtres , soit à l ' intérêt que nous y devons prendre, soit à d'autres considérations moins savantes & plus raisonnables peut-être, entre lesquelles il faut préférer celles qui donnent un arrangement qui plait aux gens de goût, qui intéresse les curieux , qui instruit les amateurs, & qui inspire des vôes aux savans. » Il ne s'agit donc plus, désormais, de rassembler la d iversité en tant que t elle, de réunir tout ce que la nature ou Dieu a pu produire, en juxtaposant, mais d'abord de classer (et même d'écarter ce qui ne présente pas d'in t érêt : ici, l'on trie, selon

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des critères liés à la science moderne). porté par la conviction que ce classement permettra d'avancer dans la connaissance. La rationalisation en marche entend aller vers un ordonnancement des choses et des êtres qui fasse sens, qui aide à construire une lecture du monde - et la référence à Dieu n'est plus indispensable ... La suite de la notice de l'Encyclopédie insiste avec force sur l'ordre et la méthode à mettre en œuvre pour élaborer un cabinet d'histoire naturelle susceptible de contribuer à l'avancée du savoir - et elle condamne avec la plus grande fermeté les cabinets qui se contentent d'accumuler, accusant I'« indolence» et la «négligence» des piètres amateurs, ces curieux méchamment désignés ailleurs sous la dénomination, alors péjorative, d'«antiquaires». Les cabinets d'histoire naturelle suivront désormais leur chemin propre, tandis que l'histoire de l'art élaborera ses outils spécifiques pour penser les musées modernes. Celui qui, au début du xx• siècle, attirera l'attention sur les cabinets de curiosités de la fin de la Renaissance. est issu de l'école autrichienne de l'histoire de l'art: ce n'est pas sur l'histoire naturelle moderne que Jul ius von Schlosser fonde sa réflexion car c'est désormais vraiment un autre monde; en revanche, il est formé dans un contexte marqué, à partir du milieu du x1x• siècle. par les expositions universelles et par les premiers musées d'art et dïndustrie 8

-

repères

et modes de pensée, de nouveau, se déplacent. Les

galeries d'histoire naturelle et les musées d'art de la fin du xv111• siècle et des débuts du x1x• constituent un moment particulier, qu i se construit contre des réalités antérieures. avant de se retrouver lui-même réenvisagé sur d'autres fondements et avec d'autres références.

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NOTES 1. On pense par exemple au fameux cabinet de Bonnier de La Mosson. 2. Nommé intendant du Jardin du roi en 1739 (qu'il dirigera pendant près de cinquante ans). il prépare la voie à ce qui sera le Muséum national d'histoire naturelle - finalement institué par la Convention en 1793. 3. Voir POMIAN 2007, p. 38-39. 4. Ibid., p. 43-44.

5. Pour compléter ces quelques lignes, on se reportera avec profit à 7740, un abrégé du monde 2012. 6 . Le Petit Cabinet d'Histoire naturelle 1774, p. XJ. 7. Ibid., p. XJ-XIJ.

8. Voir sur ce point la préface Patricia Falguières à sa récente édition (voir Schlosser 2012).

~

Coqui llage Gastéropode Turbo pica. Poitiers, UniversitéCVCU (cat. 6.33).

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Le 111cdèle du cabi11et de curiosités da11s la littérature du x1xc siècle : détours et i11flexio11s Henri Scepi

La grande aventure de la science au x1x• siècle semble bien étrangère aux pra tiques et aux usages du cabinet de curiosités, tel du moins qu'il se constitue et se définit au mitan de la Renaissance comme un lieu privé où s'accumulent sans souci d'ordre ni de méthode les raretés de la nature et de l'art'. Si se perpétue, dans certains milieux savants et lettrés, une tradition ancienne, qui fait de la collection le lieu choisi d'un étonnement et l'espace privilégié d'une recherche, force est de constater que le discours scientifique moderne se déploie sur d'autres aires et selon des agencements spécifiques, ordonnés aux principes d'une liaison hiérarchisée, et pleinement solidaire d 'u ne syntaxe des savoirs vouée à une lisibilité maximum. La représentation des faits de nature, comme celle d'ailleurs des produits de l'art, obéit à une raison supérieure qui ne peut se satisfaire des seuls bénéfices de l'observation et des séductions de l'imaginaire. La loi du progrès dicte de nouveaux impératifs : les monstres et les prodiges, les raretés et les curiosités, s'ils peu vent encore et toujours illustrer la fécondité de la nature ou, dans une perspective plus théologique, témoigner des caprices du créateur, ne suffisent plus cependant à affirmer la toute-puissance des merveilles du monde. Celle-ci vacille sous le coup des modifications sourdes qui travaillent les formes externes de la nature, les organismes et les êtres, dont l'individualité, fût-elle extraordinaire, ressortit aux réseaux génératifs de l'espèce. La métaphore consacrée du livre de la nature, qui a cours pendant toute la période de la Renaissance, s'avoue impuissante à rendre compte de la relation qui se noue entre l'homme et le cosmos - relation en fait médiée ou indirecte, qui postule une lisibilité des phénomènes fondée moins sur l'évi dence descript ive des apparences que sur la maîtrise de la grammaire nomologique qui les institue en profondeur2 . De Geoffroy Saint-Hilaire à Claude Bernard, de Cuvier à Darwin, se défait ainsi la longue chaîne des synthèses qui, d 'une époque à l'autre, forma it la « bibliothèque de la mémoire collecti ve» 3 . Comme le fait observer Gisèle MathieuCastellani, si « la collection, la liste, l'énumération, le catalogue»• ont repré -

Gustave MoREAu, La sirène et le p oè te, 1895, huile sur toile. Po it iers, musées de Poit iers, dépôt du musée d'Orsay.

senté pour l'humanisme européen les modalités privilégiées d 'une approche du divers, ces catégories s'avèrent impropres à organiser un discours continu sur la nature et l'homme. De cette rupture témoigne par exemple Ernest Renan dans LAvenir de la science, lorsqu'il évoque pour en souligner la vanité le « rôle demi-courtisanesque » du savant d'Ancien Régime. condamné à solliciter la générosité des princes et voué à figurer «au nombre des meubles de leur salon ou des antiques de leur cabinet». Fantoche ou potiche, ce «genre» doit être «enterré, dit Renan, avec les hochets d 'une société où le factice avait encore une si grande part» 5. Une ligne de fracture se dessine qui, au milieu de ce x1x• siècle épris de science, tient à distance la passion de la vérité et le goût du pittoresque. Celle-là exige la saisie raisonnée des architectures les plus fines; celui -ci se contente des charmes de la surface. La curiosité dans

Ci-contre Gustave MOREAU (1826-1898), Salomé, mannequ in arti culé d'atelier, en bois, recouvert de cire et de tissu . Paris, musée Gustave Moreau .

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ces conditions ne vaut que d'être réinscrite dans le cadre élargi d'un discours explicatif ou d'un tableau analytique des phénomènes: la singularité, l'insolite, le déviant sont dès lors moins le symptôme d'une déliaison ou d'une dissidence que la marque d'une structuration complexe des individus observés. La question intéresse pleinement l'esthétique littéraire. On sait que l'essor du roman moderne, qu'on qualifie communément de «réaliste» pu is de «naturaliste», épouse cette courbe ascendante de la science au point même de se confondre avec elle, de faire corps avec son projet global. De Balzac

à Zola la littérature romanesque ambitionne d'être une réserve de faits et de types, d'individus et d'espèces, dont «l'évolution» semble programmée sous certaines conditions. Le romancier scrute l'horizon de la science, dans l'attente d'une nouvelle alliance. Dans une lettre adressée à Louise Colet le 24 avril 1852, Flaubert prophétise : « Plus il ira, plus l'Art sera scientifique,

de même que la science deviendra artistique. Tous deux se rejoindront au sommet après s'être séparés à la base». Pyramide des savoirs et des Intérieur de l'atelier Nadar, rue d'Anj ou . Paris, BnF.

arts, apothéose d'un progrès parallèle des discours et des disciplines : tout concourt à évoquer l'accomplissement d'un projet qui reverse au compte de la fonction cognitive de la mimésis les vertus de la dimension esthétique. On le voit, de telles positions révèlent d'abord l'ancrage d'un regard porté sur le monde; elles éclairent moins la nature des choses stricto sensu qu'elles ne signalent un rapport construit au réel, un faisceau de problèmes soumis au jeu de la pensée et de l'observation, de l'hypothèse et de la vérification. Indéniablement, en ce siècle bourgeois, s'est perdue l'omniscience heureuse que Paul Valéry se plaisait à reconnaître au génie polyvalent de la Renaissance : « Il y eut une fois Quelqu'un qui pouvait regarder le même spectacle ou le même objet, tantôt comme l'eût regardé un peintre, et tantôt en naturaliste, tantôt comme un physicien, et d'autres fois, comme un poète; et aucun de ces regards n'était superficiel »6 . Ainsi l'essor de l'esprit scientifique ne s'accomplit pas de façon linéaire et continue. Il épouse des conduites qui, loin de paraître rétrogrades ou neutralisées, attestent le renouvellement d'une espèce de curiosité dont les formes s'assouplissent ou s'infléchissent en nourrissant une conscience mélancolique de l'histoire. Ces formes contaminent l'imaginaire des arts; elles gagnent aussi les territoires mobiles de la littérature. Du récit de voyage au roman, en passant par la poésie, la modernité romantique porte témoi gnage d'un rapport au temps diffracté par le recours notamment aux pratiques, parfois détournées, de l'antiquariat d'Ancien Régime, aux ressources des inventaires et des catalogues, aux réunions d'objets et de vestiges, de fragments de mémoire et de symboles enfouis, toutes pièces destinées à recomposer un pan de l'histoire passée - non pour en ressusciter l'éclat mais pour en souligner l'effacement définitif, la nécessaire dissolution. Vanitas vanitatis. Dès lors, la curiosité fait figure de notion intermédiaire: elle s'inscrit

entre la démarche scientifique proprement dite et la contemplation médita tive, pourvoyeuse de rêveries, de considérations esthétiques, de réflexions morales et philosophiques. Elle est quoi qu'il en soit le point de rencontre des discours et des représentations qui s'interrogent sur le statut problématique du réel et sur les pouvoirs, conservatoires ou résurrectionnels, de l'art. Toujours vivace au x1x• siècle, la tradition des grandes collections mérite d'être rappelée. Elle perpétue un esprit qui tend cependant à se spéciali ser dans le domaine des objets d'art. En 1835, la revue L'Artiste présente

à ses lecteurs trois collections jugées représentatives du goût actuel. Celle de Brunet-Denon, neveu de Dominique Vivant -Denon, rassemble des émaux de l'époque médiévale; Charles Sauvageot, qui servit de modèle à Balzac pour Le Cousin Pons (1847), amasse des céramiques de Bernard Palissy et des pendules de table du xv1• siècle; les trésors de M. de Guignes enfin sont des pièces licencieuses chinoises. Mais la plus célèbre de ces collections privées est sans doute celle d'Alexandre Du Sommerard, consacrée aux arts

LE MODÈLE DU CABINET DE CURIOSI T ÉS DANS LA LITTÉRATURE DU XIX e SIÈC LE: DÉTOURS ET INFLEXIONS

du Moyen Âge . achetée par l'État en 1843, elle constitue en 1844 le fonds du Musée du Moyen Âge de l'hôtel de Cluny. L'époque se voue aux reconstitutions - et aux remaniements : Viollet- -le- Duc revisite le gothique; après Walter Scott, Victor Hugo s'empare du siècle de Louis XI et prend rang, avec Notre-Dame de Paris, dans le grand débat ouvert alors sur le thème de la conservation du patrimoine Dans Gaspard de la nuit (1842), Aloysius Bertrand, lecteur de Ferdinand Langlé, place ses poèmes en prose sous le double parrainage de Jacques Callot et de Rembrandt. Il invite le lecteur à feuilleter son livre comme un recueil d'eaux-fortes, déclinant comme autant de pièces d'art les estampes de « l'École flamande» aussi bien que les gravures du « Vieux Paris». Mais c'est sans nul doute le magasin d'antiquités de La Peau de chagrin (1831) de Balzac qui concentre, en une figuration ouver -

tement symbolique, les joyaux de l'art et de l'humaine industrie - ces raretés qui marient « le commencement du monde et les événements d'hier», richesses« gorgées de civilisations, de cultes, de divinités, de chefs -d'œuvre, de royautés, de débauches de raison et de folie». Raphaël, le héros du roman, qui vient d'entrer dans cette boutique au lieu de s'abandonner sans retour à la mort, voit ainsi s'offrir à ses regards« une immense pâture»:« il devait voir, par avance, les ossements de vingt mondes». Mais ce qui frappe d'abord, c'est le pêle -mêle des objets rassemblés dans ce lieu : « Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d 'église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres». Les figures de l'ancienne Égypte côtoient « un en fant de cire, sauvé du cabinet de Ruysch ». Contemplation fébrile et angoissée que celle du jeune homme, car si, en se livrant aux séductions de la curiosité, Raphaël s'évade de son propre monde, le spectacle qui l'enivre en le jetant dans une « indéfinissable extase» ne lui présente pas cependant un tout organisé, satisfaisant aux exigences de la pensée, aux conditions d'un désir qui serait d'abord désir de savoir. « Cet océan de meubles, écrit Balzac, d'inventions, de modes, d'œuvres, de ruines, lui composait un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là; mais rien de complet ne s'offrait à l'âme. Le poète devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette, où les innombrables accidents de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain ,>7. La vision ou le rêve éclairent les images dépareillées du passé, mais il appartient au poète, ici l'égal du créateur et du grand savant, de les ordon ner et de les unifier. Les maisons d'artiste - celle des frères Goncourt ou plus tard celle de Pierre Loti, pour ne retenir ici que deux exemples - abritent également des curio sités qui attirent les regards vers les époques révolues, dont la nosta lgie est ainsi entretenue, ou vers des lointains exotiques, qui dépaysent ou déroutent, tout en suscitant de nouvelles accommodations esthétiques et culturelles. Tout entière« tournée vers ce xv111e siècle qu'ils étudient et idolâtrent »8 , la collection des Goncourt s'enrichira ainsi de précieuses pièces japonaises du xv111• siècle, dessins et estampes. Les traditions et les arts se mêlent et dialoguent. « Au fond, notent les Goncourt dans leur Journal (27 septembre 1864 ), ce n'est pas un paradoxe de dire qu'un album japonais et un tableau de Watteau sont tirés de l'int ime étude de la nature. Rien de pareil chez les Grecs »9 . Dans leur roman Manette Salomon ( 1867), le peintre Coriolis puis e dans l'art japonais des leçons d'éblouissement, autant dire une manière d'apprendre à voir comme aux premières heures de la vie : « Et un jour de pays féerique , un jour sans ombre et qui n'était que lumière se levait pour lui de ces albums de dessins japonais. Son regard entrait dans la profondeur de ces firmam ents paille, baignant d'un fluide d 'or la silhouette des êtres et des campagnes » Si elle porte à considérer des œuvres et des produits étrangers, situés comme sur l'orbe extérieur des routines visuelles et plus largement en dehors du champ des valeurs culture lles partagées, la curiosité est par essence ou par vocation excentrique

elle provoque des déplacements qui sont aussi des déclasse-

La pagode j aponaise, tirage argentique sépia sur papier, vers 1890. Rochefort, Maison de Pierre Loti .

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ments. elle engendre des ajustements qui contestent les hiérarchies canoniques et transgressent les frontières établies. De là les égarements. voire les périls que Pierre Larousse ne manque pas de dénoncer dans son Grand Dictionnaire universel du x1x" siècle. La «curiosité» y est présentée comme une passion dévoyée

Dans le sillage de La Bruyère, Larousse écrit:« la curiosité s'attache non pas à ce qui est bon ou beau mais à ce qui est rare, couru, à la mode; mais heureusement s'il y a des hommes qui collectionnent les pipes, il y a des hommes intelligents tels que Sauvageot, Du Sommerard, le duc de Luynes. Caumont, Boucher de Perthes. Canonges (de Nîmes), qui fondent des musées, enrichissent leurs pays et fournissent à l'histoire de l'art d'inappréciables matériaux». Refusant toute positivité à la curiositas, définie comme une aberration du regard et du goût Larousse valide le principe de la collection au motif qu'il est une des conditions préalables à la démarche scientifique (déplacement de la sphère privée du goût vers celle, publique, de la valeur, glissement de la passion anecdotique du petit fait vers la raison objective de J'histoire... ) 10. On comprend mieux dès lors pourquoi les écrivains romantiques, dans leur souci de participer de cette Intérieur de l'atelier Nadar, rue d'Anjou, 1850, Paris, BnF.

recomposition du passé dont ils se font un devoir (entreprise à laquelle l'épisode douloureux de la Révolution française a conféré une lég itimité tant historique qu'anthropologique). se laissent charmer par les sirènes du pittoresque. Ils ne rassemblent ni des objets ni des êtres; ils n'aspirent qu'à recueillir des souvenirs et des vestiges, à ordonner des images et des tableaux. concevant leurs ouvrages (récits ou recueils de poèmes) comme des reg istres curieux, des cabinets enluminés dont les raretés témoignent de ce qui n'est plus tout en offran à qui s'y aventure quelque occasion de consolation. Dans la préface de la première édition de l'itinéraire de Paris à Jérusalerr (1811), récit dans lequel il relate son voyage en Terre sainte (1806 -18 07) Chateaubriand déclare : «Je n'ai point fait un voyage pour l'écrire», marquant par là l'écart qui sépare le voyage comme expérience personnelle intellectuelle et physique, de sa relation ou de sa visée informative : mise en forme du d ivers d'abord, organisation et décantation de la matière, ma is auss i transmission des données multiples, géographiques, topographiques ethnographiques, culturelles, etc. que ce genre d'écrits est supposé livrer au lecteurs. Chateaubriand ne se résigne pas à endosser l'emploi de voyageur au sens plein, comme d 'ailleurs il rechigne à tenir le rôle du savant. Il avoue en effet n'avoir« aucune prétent ion, ni comme savant, ni même comme voyageur».« Mon Itinéraire est la course rapide d'un homme qui va voir le ciel , la terre et l'eau et qui revient à ses foyers avec quelques images nouvelles dans la tête et quelques sentiments de plus dans le cœur ». Mais cette rupture avec la filiation des voyageurs érudits n'est que partielle. En bien des lieu de son récit, Chateaubriand, écrivain en mouvement, reproduit des gestes et des pratiques qui sont ceux de la génération qui précède. Comme le rappelle Marc Fumaroli, Chateaubriand, rénovateur de l'histoire «chrétienne » ne pouvait manquer au devoir de raviver la tradition de l'antiquariat - tradition aristocratique qui prit son essor pendant la Renaissance et atteignit son apogée sous le règne de Louis XIV 11 . Aussi !'écrivain réassortit-il dans le cadre de sa narration les rituels qui présidaient aux méthodes des anciens. « Je trouve qu'en beaucoup d'endroits. note Sainte-Beuve dans son examen de l'itinéraire, l'auteur nous accable, plus qu'il n'était besoin, sous les noms et les citations des voyageurs ses devanciers. M. de Chateaubriand a de ces poussées et de ces traînées d'érudition dont il abuse». Partagé entre le souci de l'exactitude documentaire et l'exigence sensible de nouveauté, voire d'originalité, !'écri vain emprunte à ses aînés une science dont il voudrait, sitôt exposée, se débarrasser. Encore une fois, importe d 'abord la relation inédite qu , s'instaure entre une conscience individuelle et un ensemble de phénomènes naturels et artistiques, entre un regard avide d 'émotion et un lieu pénétré de mémoire et d'histoire. La curiosité est moins le fait d'un intérêt égoïste que la preuve d 'un rapport électif aux choses, lesquelles dès lors se chargent d'une

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histoire autre. subjecti ve et passionnée, secrète et forcément inachevée. Dans l'itinéraire, Chateaubriand se peint ainsi sous les traits d'un voyageur toujours désireux de prélever à même le théâtre de ses observations et de ses enquêtes les fragments indiciaires d'une réalité qu'il se souciera moins d'agencer que de soumettre aux injonctions libres de la commémoration. Évoquant son expédition au Parthénon, il confie les réflexions suivantes • « le pris, en descendant de la citadelle, un morceau de marbre du Parthénon ; j'avais aussi recueilli un fragment de la pierre du tombeau d 'Agamemnon ; et depuis, j'ai toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels j'ai passé. Ce ne sont pas d'aussi beaux souvenirs de mes voyages que ceux qu 'ont emportés M. de Choiseul et Lord Elgin ; mais ils me suffisent. le conserve aussi soigneusement de petites marques d'amitié que j'ai reç:ues de mes hôtes , entre autres un étui d'os que me

Attique (Grèce), coupe à pied et à deux anses (kylix), 2• moitié du v1• siècle av. J.-Chr., terre cuite à figures noires. Musées de Poitiers (cat. 3.7).

donna le père Munoz à laffa. Quand je revois ces bagatelles, je me retrace sur-lechamp mes courses et mes aventures; je me dis: « j'étais là, telle chose m'advint ». Ulysse retourna chez lui avec de grands coffres pleins de riches dons que lui avaient faits les Phéaciens ; je suis rentré dans mes foyers avec une douzaine de pierres de Sparte, d'Athènes, d 'Argos , de Corinthe; trois ou quatre petites têtes en terre cuite que je tiens de M. Fauve[, des chapelets, une bouteille d'eau du lourda in, une autre de la mer Morte , quelques roseaux du Nil, un marbre de Carthage et un plâtre moulé de ['Alhambra . »12

Il y a là de quoi composer un petit cabinet portatif, dépliant ses panneaux comme les feuillets parcheminés d'un carnet de route, exhibant au regard familier des trésors dépareillés dont le prix ne tient qu'aux circonstances qui ont préludé à leur invention ou à leur donation. À l'heure où s'esquissent les lignes de force du positivisme moderne, dont Auguste Comte se fera en France le propagateur enthousiaste, les écrivains romantiques. soucieux de renouer le fil interrompu d'une histoire universelle, pensent et rêvent en marge de l'autorité nouvelle de la science. À tout instant, l'usage de la curiosité - et des agencements aléatoires qu'elle inspire - peut se raviver et nourrir une mémoire, aussi bien personnelle que collective. Il n'y est plus vraiment question d'une connaissance du passé - mais bien d'une méditation rêveuse, continuée par tous les moyens, sur les ruines des civilisations glorieuses, sur les monuments des nations, sur la prétendue puissance des arts. C'est pourquoi l'itinéraire. qui inaugure le genre du récit de voyage romantique, est aussi l'autel des vanités

le culte de la grandeur passée y sacrifie aux

divinités sombres du néant. Le moindre vestige, tel fragment de tombeau, telle pierre d 'édifice, proclament la fin de tout en assurant à celui qui s'en empare pour le contempler que rien en ce monde ne dure. La « mobilité des choses humaines», comme le dit Chateaubriand, circule comme un courant funeste entre les pièces assemblées dans la mémoire du voyageur. Il n'y a pas loin à considérer dès lors le cabinet de curiosité virtuel que !'écrivain compose dans son récit comme l'équivalent d'un tombeau • les joyaux qui y sont conservés - et dont la propriété première est de réveiller la mémoire - ne sont pas les ferments d'une résurrection - ni même la promesse d'un renouveau. Ils participent d'une autobiographie morale et intellectuelle dont ils scandent les étapes et les épreuves. invitant le« moi» à se ressaisir et à se penser à l'aune des catégories de la finitude. Mais celui qui entreprend le «voyage d'un poète» ambitionne de fixer quelques images, de rendre mémorables certains tableaux dont les couleurs pourraient acquérir, par les ressources du langage, le caractère inaltérable des plus solides monuments. De sorte qu'au revers du modèle consacré du cabinet de curiosité se dessine un double principe de conservation imaginaire et de disposition poétique • loin de se borner à enregistrer les phénomènes observables. à ordonner et à décrire les spécimens de la flore et de la faune, les fleurons de l'art et de l'industrie, l'écriture les constitue en signes. Le voyageur est un « chasseur d'images». comme le dit si bien Chateaubriand;

Étrurie, urne cinéraire • combat d 'Étéocle et de Polynice, siècle av. J.-Chr., terre cuite à engobe rouge et beige. Musées de Poitiers (cat. 3.9).

11•

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s'il consigne ici et là quelques menus objets, c'est dans le dessein de les transfigurer, c'est-à-dire de les déplacer d'un premier p lan de significatior à un autre. Glissement typique de l'économie propre à la métaphore, q u redistribue les figures. les formes et les valeurs. Qu'on ne voie pas là le seu fait de la fantaisie ou de la sensibilité. quand elles s'exaltent au contact d'une matière inspirée : il s'agit bien plus d'un mode de connaissance spécifique qui privilégie le véhicule de l'image pour atteindre ses fins. Si la chose es;: désormais soumise aux opérations rationnelles qui l'analysent à la lumière du vrai, restent donc les images qui sont l'instrument ambivalent d'une mise à disposition et d'une soustraction. En elles se renoue la conscience mélancolique moderne. pour laquelle les civilisations enfouies ne pourront jama is être reconstituées, mais seulement contemplées, comme à distance et par fragments Certes, le fantasme d'une résurrection du passé le plus lointair - et donc le plus aimé - ne manquera pas d'alimenter les fictions compensatrices et les scénarios de la réparation. Aussi, dans Le Roman de la Momie (1858), Gautier n'ouvre-t-il le tombeau de la belle Tahoser que pour en laisser sourdre, sous la forme d'un récit venu d'au -delà du temps et de la mort. 1e secret de la mystérieuse Égypte. La soif de connaissance de Rumphius es: révélatrice d'un désir de repossession qui, comme par miracle, semble rapprocher des rives du présent l'antiquité la moins pénétrable : « Oui, je t'arracherai ton secret, mystérieuse Ég ypte; oui, je saurai ton histoire. belle morte car ce papyrus serré sur ton cœur par ton bras charmant doit la contenir I e;: je me couvrirai de gloire, et j'égalerai Champollion, et je ferai mourir LepsiLs de jalousie ! ». Mais l'invention du passé et de ses arcanes ne rejaillit pas sur 1e moment présent; elle est vouée à se tenir toujours aux frontières d'un sièc!e que les progrès de la technique et de la science ont rendu aveugle aux singv larités et aux richesses des mondes perdus. Comme le confie Lord Evenda le dans le roman de Gautier. il se peut que« notre civilisation, que nous croyors culminante» ne soit« qu'une profonde décadence».« Nous sommes stupidement fiers de quelques ingénieux mécanismes récemment inventés. et noL..s ne pensons pas aux colossales splendeurs, aux énormités irréalisables POL' tout autre peuple, de l'antique terre des pharaons. Nous avons la vapeur mais la vapeur est moins forte que la pensée qui élevait ces pyramides, creusait ces hypogées. taillait les montagnes en sphinx. en obélisques». Éloge dL génie d'un peuple. ces propos sont aussi l'indice d'un contemptum d'un genre particulier qui tend à déprécier les vertus du présent, à rabaisser l'orgue des puissances modernes, pour mieux célébrer, par la grâce de l'imaginatior poétique. les trésors des époques anéanties. Le curieux est cet homme OL cette femme toujours sur le point de sortir des limites de son siècle. Ains i e" est-il par bien des égards de Madame Gervaisais, l'héroïne d'Edmond et ds Jules de Goncourt, qui, dans les premiers temps de son séjour romain. inlassablement revient « par la rue des Condotti, la rue de la curiosité». Gouvernée en effet par une « curiosité supérieure et dominante». Madame Gervaisa s organise son univers domestique selon les règles d'un cabinet privé, vivar: entourée de « toutes sortes de menus objets. des réductions d'obélisques des échantillons de marbre. des coupes d'albâtre, des colonnettes portan;: des figurines de bronze. un lion de Canova en terre cuite, des 'dunkerques étrusques». Seule ou presque au milieu de « ce tas de petits morceaux de grandes choses», elle se délie du présent; elle se retire en un lieu aimé, pou' « y être heureusement et tranquillement en compagnie d'elle-même, y lire y écrire, y rêver». Telle est en somme la fonction nouvellement impartie ë la curiosité : elle trace une ligne de démarcation entre le temps mort d'une civilisation ivre de ses prodiges et la période sublimée d'un âge révolu où lë rêverie voudrait se répandre, non pour s'y égarer et s'y dissoudre, mais pou' en extra ire. à des fins esthétiques et morales. les joyaux les plus lumineux et les effigies mémorables. Le catalogue des images, que propose l'écrivair voyageur aussi bien d'ailleurs que le poète sédentaire. « amoureux de cartes et d'estampes», déroule ainsi la collection des signes et des symboles aux-

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Eugène F ROMENTIN, Une fantasia en Algérie, 1869, huile sur toile. Musées de Poitiers, dépôt du musée d'Orsay.

quels, à tout instant. peut reprendre le feu d'un savoir - qui n'est pas cependant l'«amer savoir» dont parle Baudelaire, mais au contraire une espèce de gaia scienza, à la fois joyeuse et mélancolique, susceptible toujours de s'enchanter aux lointaines présences, aux simulacres des époques défuntes. Le rapport aux naturalia, aux formes diverses que prend la vie naturelle, n'est pas absent, tant s'en faut. de la littérature d'imagination du x1x• siècle. Il ne s'absorbe pas toutefois dans une pure logique descriptive et classificatoire. Il s'inscrit bien plus dans l'entreprise, démesurée, d'une épopée de la connaissance. Vieux rêve romantique en somme que Victor Hugo s'est employé à élever au plus haut degré d'un projet ontopoétique dans Les

Travailleurs de la mer, véritable anthropologie poétique de l'élémentaire, qui place l'homme face à la nature conçue comme une puissance antagoniste et Je met ainsi dans l'obligation quasi prométhéenne de se désenchaîner de « l'anankè des choses». C'est également à ce dessein que concourt Jules Michelet dans ses essais d'histoire naturelle. Se penche-t-il sur L'Oiseau (1855), la fécondité de la nature le requiert tout entier et l'incite à l'assentiment éclairé•« De l'obscure unité, elle verse, elle épanche, en rayons innombrables et prodigieusement divergents. ces flammes ailées que vous nommez oiseaux, flamboyant d'ardeur et de vie, de couleur et de chant». Dans

La Mer (1864). il s'en remet à l'ordre d'une vision qui s'attache à définir, à partir des apports assimilés de la science, les mécanismes d'engendrement de l'élément nourricier, soucieux d'y discerner « l'effort d'une pensée, [ ... ] d'une liberté captive», et « ses tâtonnements timides vers la lumière promise». La mer est un champ offert à la curiosité. Le regard avide y suit moins la route tracée par les illustres navigateurs qu'il ne cherche à pénétrer ses profondeurs opaques. « Le bateau ivre» de Rimbaud peut être lu précisément comme une immersion dans « le Poème de la mer», véritable synthèse épique qui rethématise l'ambit ion d'un siècle découvreur, enclin à méditer sur les mystères et les ombres de la Nature, sur le vivant et ses développements. sur le fini et l'infini. sur la matière et son possible dépassement. Mais c 'est sans conteste à Jules Verne que revient le mérite d'avoir su concilier curiosité et science, passion élective et exigence encyclopédique. En cela, son oeuvre est représentative des ambivalences propres à la littérature du x1x• siècle • maintenir active la part d'enchantement et de rêve et, dans le même temps, promouvoir les méthodes savantes d'observation et d' investigation du réel. Libérer la nature, réserve inépu isable de visions et fantasmes, et «arraisonner» ses phénomènes et ses aspects. Toute la

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fiction de Jules Verne repose sur cette tension; elle est de ce point de vue conforme au programme de vulgarisation inventé par Hetzel en 1864 au moment où il crée Le Magasin d'éducation et de récréation. En 1867, Verne précise le projet de la série des Voyages extraordinaires: il déclare que« sor but est [

J

de résumer toutes les connaissances, géographiques, géolo-

giques. astronomiques, physiques, amassées par la science moderne, et de refaire. sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l'histoire de l'univers». L'illustration qui orne la couverture rouge et or des livres de la collection Hetzel atteste, par la colocation pleinement revendiquée des insignes de la science moderne et des emblèmes de la curios ité, cette intention encyclopédique et récréative. L'image du globe terrestre y est escortée par les moyens de transport récents (navire à hélice, dirigeable) et soutenue par les instruments de la navigation et de l'exploration. L'univers du voyage est indissociable de la maitrise technique et des enjeux de la découverte ainsi que le suggère par exemple, au centre de l'illustration de couverture la représentation d'un appareil photo - hommage rendu à Nadar, ami de Jules Verne et héros de ses deux romans «lunaires», De la terre à la lune e~ Autour de la lun e. Le genre du « voyage extraordinaire», pleinement réalise dans et par le roman d'aventures, conjugue - au nom de la synthèse des savoirs - l'impératif méthodologique du classement et l'évidence indépassable de la merveille. Le modèle de la collection s'en trouve requalifié : du plan de la curiosité et du goût individuel, il s'élève au niveau d'un système de relations et de désignations où les différences et les ressemblances viennent se refléter dans le jeu sans cesse recomposé de la représentation. Le romar vernien demeure fidèle à la triple exigence d 'observation, de nomination e de classification propre à l'épistémè du temps, qui cède l'initiative à l'objet Pieu vre Octopus. Poitiers, Université-CVCU (cat. 8.11 ).

et à ses lois, à la positivité du fait ou du phénomène. Si dans Voyage au centre de la terre. le lecteur prend connaissance des co llections minéralo-

giques du professeur Lidenbrock, avant de sonder les entrailles du globe Vingt mille lieues sous les mers apparait à bien des égards comme l'histoire d 'une collection, c'est-à-dire la genèse, la formation d'un mode d'organisation des realia dont le roman, dans son déroulement narrat if comme dans son agencement tabulaire, décline les possibles. Nemo est un collectionneur qui se peint lui -même sous les traits d'un «amateur», d'« un chercheur avide», d '« un fureteur infatigable». De même le professeur Aronnax, avan d'être embarqué sur le Nautilus, vit dans son « petit logement du Jardin des Plantes», au mi lieu de ses « chères et précieuses collections». Les discours et les savoirs se croisent et font du roman une vraie thêoria de la connaissance. La bibliothèque, la galerie de tableaux et le cabinet des naturalia du capitaine Nemo circonscrivent les lieux privilégiés d'un ordonnancemen gradué révélateur des choix d'un esprit à la fois thésaurisateur et inventeur Il est notable en effet que ni la bibliothèque ni la pinacothèque de Nemo ne remplissent la fonction ordinairement dévolue à la collection particulière, qui est, comme le rappelle Krzysztof Pomian, d'être pionnière et de pouvoir ainsi, par les options esthétiques qu'elles affirme, redéfinir ou déplacer les critères du goût et les canons du jugement. C'est bien sous cet angle que l'historien Francis Haskell distingue par exemple les mérites de la collection rassemblée par Dominique Vivant-Denon, marquée par l'attrait de l'original, du non -conventionnel 13 • Tournée vers le passé, lointain et récent, la collection de Nemo est comme un refus de ce qui vient : elle n'anticipe en rien les goûts futurs, elle ne préfigure pas l'avenir de l'art; elle se présente bien plus et exclusivement comme un conservatoire de la beauté dérobée à l'historic ité de ses formes, un monument voué à a grandeur d'une humanité jad is inventive et géniale. Voilà qui illustre derechef cette conscience mélancolique moderne, indissociable des usages de la curiosité au x1x• siècle. Cela va bien, également, à ce lui qui se déclare« mort» et pour qui le temps n'est plus une donnée de l'expérience et du jugement:« les références chronologiques s'effacent dans la mémoire des morts, confie Nemo - et je suis mort».

LE MODÈLE DU CABINET DE CURIOSITÉS DANS LA LITTÉRATUR E DU XIXE SIÈCLE: DÉTOURS ET INFLEXIONS

419

Le cabinet des « raretés naturelles» apparaît comme l'espace exclusif de l'invention et de la merveille. li témoigne d'une entreprise de prospection, qui allie primat du goût et exigence scientifique. Seul compte ce champ inédit d'observation et d'investigation que la mer et ses gisements ouvrent au regard ébloui du savant. Là réside la trouvaille, là gît la nouveauté, comme le suggère l'évocation de la g rande tridacne qui trône visible au centre du salon -studio de Nemo : « Cette coquille, peut-on lire, fournie par le plus grand des mollusques acéphales, mesurait sur ses bords, délicatement festonnés, une circonférence de six mètres environ; elle dépassait donc en grandeur ces belles tridacnes qui furent données à François t•r par la République de Venise, et dont l'église Saint-Sulpice, à Paris, a fait deux bénitiers gigantesques». Spécimen rare qui résume l'exceptionnelle richesse de cette collection et dont il est en quelque sorte la préfiguration symbolique. La tridacne contribue en outre à recentrer le cabinet du naturaliste, sans jamais l'y dissoudre, dans la perspective plus archaïque des Wunderkammern. La représentation de l'espace dans le roman de Verne s'organise d'abord, simplement mais efficacement, autour de ce centre dessiné par l'immense coquille. li s'enrichit et se complique ensuite

Coquillage Gastéropode gastropoda. Poitiers, Universi t éCVCU (cat. 3 .80 ).

d'une figuration du savoir : « Autour de cette vasque. sous d'élégantes vitrines fixées par des armatures de cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux produits de la mer qui eussent jamais été livrés aux regards d'un naturaliste». Studio d'artiste et de savant sillonnant la profondeur insondée des mers. le Nautilus du capitaine Nemo est à l'image du roman même : recel mobile d'observations, de raretés et de merveilles, il déroule sous nos yeux l'infinie théorie des beautés sous-marines en un récit qui, ne retraçant plus rien qu'un pur mouvement de découverte. s'organise comme un vaste poème océanographique14. La passion d'un siècle s'y déploie librement : élan de conquête, aventure de la connaissance, inflexions de la curiosité, couronnement de la science, le livre contient un cabinet aux dimensions variables, aux proportions toujours remaniées, mais plus que jamais destiné à accorder. autant qu'il est possible en imagination, la soif d'étonnement et l'impératif logique. les couleu rs de la poésie et le calcul de la raison.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES H. DE BALZAC, La Peau de chagrin, dans La Comédie humaine, t. X, éd. P.-G. Castex, Paris, Gallimard, « La Pléiade» 1979.

NOTES

FR.-R. DE CHATEAUBRIAND, Itinéraire de Paris à Jérusalem, dans Œuvres romanesques et voyages. t. 2. éd. M. Regard, Paris, Gallimard, « La Pléiade» 1969.

1. Voir POMIAN 1987.

M. FuMAROLI, Chateaubriand. Poésie et Terreur [2003]. Paris, Gallimard, coll. «Tel» 2006. E. et J. DE GoNcouRT, Journal, t. Ill, 1861-1864, éd. J.-L. Cabanès, Paris, Honoré Champion 2013.

Fr. HAMON, « Collections : ce que disent les dictionnaires», Romantisme, « La collection», n° 112, 2001. Fr. HASKELL, La Norme et le Caprice, Redécouvertes en art. Art du goût, de la mode et de la collection, en France et en Angleterre, 7789-7974, trad. R. Fohr, Paris, Flammarion 1986.

2 . Voir POMIAN 2004.

3, MATHIEU-(ASTELLANI, 1996, p, 10.

4 .lbid.

5. RENAN 1890, p. 239.

6. VALÉRY 1942. 7, BALZAC 1979, p, 71-72.

G. MATH1Eu-CASTELLAN1, « Boaistuau le prodigieux», préface aux Histoires prodigieuses de Boaistuau, Genève, Slatkine 1996.

8. Comme le rappelle si justement POMIAN 2001, p. 18.

K. PoMIAN. Collectionneurs, amateurs, curieux Gallimard 1987.

10. Voir à ce sujet HAMON 2001 , p. 55-70.

Paris, Venise, xvf'-xv11f' siècle, Paris,

K. PoM1AN, «Collections : une typologie historique», Romantisme, « La col lection», n° 112, 2001 . K. PoMIAN, « Histoire naturelle : de la curiosité à la discipline», dans Curiosité et cabinets de curiosités, dir. P. Martin et D. Moncond'huy, Neuilly, Atlande 2004, p. 15-40.

E. RENAN, L'Avenir de la science (pensées de 7848), 1890. Repris dans Pages choisies, Paris, Calmann Lévy 1890. P. VALÉRY,« Léonard de Vinci», préface aux Carnets de Léonard de Vinci, éd. E. MacCurdy, Paris, Gallimard 1942. J. VERNE, Voyages extraordinaires, éd. J.-L. Steinmetz, Paris, Gallimard, « La Pléiade» 2012.

9 . GONCOURT 2013, p. 794. 11 . FUMAROLI 2006, p. 424 . 12, CHATEAUBRIAND 1969, p. 876-877. 13, Voir HASKELL 1986. 14 . Voir la « Notice» de l'édition de Vingt mille lieues sous les mers

(éd. H. Sœp;), daos Vrn,e 2012. p 1313·1349

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420

LE TEMPS DES MUSÉES ET DES GALERIES D'HISTOIRE NATURELLE

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À la mort de François Le Lionnais. le 13 mars 1984, Tania Naïtchenko, qui

fut sa femme entre 1952 et 1959, était sa légataire universelle. Elle organisa la vente et la d ispersion des biens de François Le Lionnais pour son propre compt e. Elle autorisa cependant quelques proches de François Le Lionnais

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à venir prendre quelques livres. Ainsi, Élisabeth Schmidt, née Ibarra (le 30 novembre 1945). f ille d'un premier lit de Tania Naïtchen ko, qui fut élevée par

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François Le Lionnais entre ses 7 ans et ses 16 ans et qui garde un souvenir ébloui de cet homme des Lumières. a pu elle aussi récupérer des documents. des photos, du courrier et enfin ... la Boite Verte n° 51/300. C'est grâce à Élisabeth Schmidt que la correspondance entre François Le

Quatre documents de la Boite Verte n° 51/300 : notes manuscrites « La mariée... ».

Lionnais et Pontus Hultén a été sauvegardée: cette correspondance était tout simplement rangée à l'intérieur de la Boîte Verte n° 51/300 !

Où est passée la BoÎte Verte n° IV/XX?

On le découvre su r le net: la Boite Verte n° IV/XX passe de Pontus Hultén à la Galerie d'art Ronny Van de Velde ( Anvers). Ronny Van de Velde aura sans doute servi d'intermédiaire pour la vente chez Christie's en 2006.

LA BOÎTE VERTE DE FRANÇOIS LE LION NAIS, N° 51/300

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Planche en couleurs de la Boite Verte n° 51/300 : neuf moules mâlic (verre, 1913-14).

Laquelle galerie revend cette Boite aux enchères (Christie's, Londres, le 6 février 2006, lot 121) à un collectionneur privé canadien, comme en témoigne le site artfact.com (c'est ici qu'apparaît le nom de la Galerie Ronny Van de Velde, comme vendeur) Le site précise ceci: Provenance: François Le Lion nais, by whom acquired from the artist. Ronny Van de Velde, Antwerp. Acquired from the above by the present owner.

sans faire donc la moindre allusion à la Gestapo, ni à la librairie le Minotaure, ni à Pontus Hultén. En prenant un abonnement d'un mois sur le site artfact.com qui relate la vente de la Boite Verte n° IV/XX, on obtient aussitôt le renseignement complémentaire suivant: Prix estimé de la Boîte Verte Grand Luxe n° IV/XX : entre 50.000 et 80.000 E. Prix de vente 72.000 E (130.909 $).

Le nom de l'acquéreur reste bien entendu toujours caché. On sait seulement que la Boite Verte de Le Lionnais est maintenant la propriété d'un collectionneur privé canadien, qui doit ignorer qu'il a acquis un bien spolié par les Nazis.

445

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Toute l'eau du monde a été

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L'~erbier des villes (C~oses sauvées du J.léaJ.lt) Hervé Le Tellier

Les détritus industriels fournissent. dans leur accumul ation, un e photograp hie de la vil le et de son tem ps. Ces objets sans valeur constituent une facette dérisoire de la vie. Leur existence est courte, et leur histoire com-

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bien sûr Kurt Schwitters (1887-1948), artiste dadaïste allemand, maître du collage. L'art Merz, qu'il inventa, est né d'un détritus, fragment d'une affiche o ù figurait le mot Komerz. mais aussi du mot ausmerzen. détruire, supprimer. Les objets que présente ici Hervé Le Tellier ont supposément été jetés plu tô t que perdus (à quelques exceptions près). L'auteur a préféré le banal à l'exotisme, l'éclectisme à l'exhaust ivité. parfois cédé à l'étonnem ent. Chacun est accompagné d'une étiquette d'« urbier », d'herbier urbain. Cette étiquette érudite obéit aux règles d e l'herbier, Le Tellier ayant imité celui de JeanBaptiste de Lamarck (1744 -1829) qui, racheté par le Muséum en 1886, est conservé à l'Herbier national. Pour chaque objet, un haïku a été composé. Cette forme japonaise minimale est propre, explique Le Tellier. à rendre compte de ces d échets abandonnés et piétinés. Soumis au rythme syllabique 5-7-5, le haïku a vu sa forme brisée

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par la mise en page, proche de celle de l'affiche dada. foisonnement et folie

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Il y eut, en 2006, un proj et premier, baptisé « Neuf objets pas neufs » Il fut 1.

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présenté à la galerie Ma rtin e Aboucaya, à Paris. lors de l'exposition« Oulipo». La collecte a été poursuivie jusqu'à quarante. une q uantité symbolique, dans bien des langues, du «beaucoup».

Herv é LE TELLIER (né en 1957), lkea remanens - Urbarium H. Le Tellier, m ét al, p lastique, papier. Paris, coll. part . ( cat. 10 .8 ).

Lorsque Le Tellier s'ouvrit de ce work in progress à l'Oulipo, Paul Fournel lui rappela que Georges Perec, peu avant sa disparition, recueillait un « herbier des villes». Selon Domenico d'Oria . de l'Oplepo, Perec s'attachait surtout aux végétaux, et peu aux déchets. mais malgré tout. l'axiome « Georges y avait pensé» se vérifia it une fois de plus. Mais un Oulipien ne s'interdit jamais de reprendre l'idée d'un autre pour la faire sienne.

1. Munis de gants et de sacs plastiques. Hervé Le Tellier et son fils Melville ont ramassé

Ci-contre

ces neuf premiers objets en un après-midi sec d'automne. le 13 novembre 2005, sur le trajet qui va de la rue Lamarck au boulevard Barbès à Paris, dans le xv111•. Ils devaient

Hervé LE TELLIER ( né en 1957), Quartum vitellum - Urbarium H. Le Tellier, bo uteille plastique, papier. Paris, c o ll. part.

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(c at. 10.6 ).

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Le cllâteau d'Oiroq, uq cabiqet de curiosités? Frédéric Henri

Le château d'Oiron est-il un cabinet de curiosités? Le titre de la collection d'art contemporain qui s'y déploie depuis 20 ans le laisse entendre. « Cu rios et Mirabilia », Curiosités et Merveilles. Plus qu'un titre, c'est un programme. Quand, en 1993, l'État a inauguré cette collection constituée par Jean-Hubert Martin (Conservateur en chef du patrimoine et, en l'occurrence, directeur artistique missionné par le Ministère de la Culture), l'intention manifeste était de renouer avec l'esprit des grands collectionneurs de la Renaissance. Revenir aux sources. Il s'agissait de redonner à ce château oublié l'éclat qu'il avait du temps de Claude Gouffier, le Grand Écuyer des rois François 1•' et Henri Il, qui était aussi un humaniste et un amateur d'art très éclairé. Ce personnage tutélaire du projet d'Oiron avait-il lui -même un cabinet de curiosités un peu à l'écart de sa grande Galerie de peintures? C'est possible, mais cela n'a jamais vraiment été avéré. Ce qui importe peu, puisque ce n'est justement pas la réplique d'un cabinet de curiosités du xv1• siècle1 qui occupe désormais la plupart des salles du château, mais bien un ensemble cohérent imaginé par des artistes d'aujourd'hui pour ce lieu d'exception. Le fait est que les œuvres produites, par les 60 artistes qui ont pris part

à cette collection, correspondent aisément à l'idée de merveille telle que les hommes de la Renaissance pouvaient la définir et qu'elles répondent, tout aussi souvent. aux critères classiques d'une curiosité. La plupart des cabinets de la Renaissance reposaient sur des constantes esthétiques, scientifiques ou imaginaires communes. Ces constantes ont été reprises ou interprétées dans le cadre du château. À titre d'exemple, l'intérêt pour la phénoménologie se retrouve dans les œuvres de Charles Ross, qui s'articule à une double réflexion sur le temps et le cosmos, mais aussi d'Hubert Duprat, de Paul Armand Gette. Autre exemple: le regard porté dans ces collections historiques sur l'histoire locale, ses mythes. ses légendes, regard réinterprété ici par Lothar Baumgarten et sa salle des Belles Lettres Rabelaisiennes, ou par Daniel Spoerri et ses Corps en morceaux de la salle d'armes. On peut aussi rappeler l'intérêt porté aux cinq sens, dont la version contemporaine se trouve dans l'œuvre de Wolfgang Laib et son mur de cire, de Marina Abramovic et sa salle où s'entrecroisent méditation. poésie. rêve et contemplation. Le rapport aux sciences est manifesté par plusieurs œuvres. Ainsi Oiron abrite une authentique corne de licorne - au moins aussi authentique que celles que les curieux du xv1• siècle achetaient à prix d'or - installée par James Lee Byars. D'autres œuvres comme « Decentre - Acentre », la sculpture en lévitation de Thomas Shannon, témoignent bien du mystère et du pouvoir de fascination que peuvent recéler sciences et techniques. Les monstres ne manquent pas non plus dans le château: entre le « Cocatrix » de Joan Fontcuberta, les « Misfits » de Thomas Grûnfeld et les Alebrijes de

Ci-contre

la famille Linares, l'irrationnel se montre sous son meilleur jour Les anamor-

Daniel SPOERR1, Corps en morceaux . Château d'Oiron.

450 UNE« IDÉE DE CABINET» AU XXIE SIÈCLE

James Lee

B vARS,

Corne de licorne. Château d'Oiron .

phoses et autres illusions d'optique se trouvent aussi très bien représentées par des créations de Markus Raetz. Felice Varini ou encore de Piotr Kowalski. À l'instar de ces quelques exemples. chaque œuvre de la grande collection

constituée au début des années 1990 pour le château d'Oiron peut être vue comme une pièce d'un cabinet organisé selon les mêmes principes qu'appliquaient les anciens collectionneurs. Mais il ne faut voir dans cette approche qu'une invitation à al ler plus loin. Aussi bien les œuvres regroupées sous l'étiquette « Cu rios et Mirabilia » que les nombreuses œuvres que, depuis, des artistes ont produites et continuent de produire à Oiron pour les expositions temporaires, ont leur propre force. Toutes existent par elles-mêmes et correspondent à la sensibilité et à la pratique de leur créateur respectif. Pour autant, aucune œuvre contemporaine ne s'oppose à l'histoire ou au patrimoine ancien du château. Elles jouent la même partition constamment ré-interprétée. La plus grande réussite de l'expérience d'Oiron est sans doute

LE CHÂTEAU D'OIRON, UN CABINET DE CURIOSITÉS? 451

Thomas GRüNFELD, Misfits. Château d'Oiron .

d'avoir fait de ce monument historique un lieu où toutes les rencontres sont possibles. Au contact de la création contemporaine, le passé a repris vie. En s'intégrant à cet environnement. grâce au fil conducteur du cabinet, les oeuvres d'art modernes sont devenues patrimoniales. Ce dialogue suscite lui-même de nouveaux jeux et déclinaisons imaginés par d'autres artistes, comme Nicolas Darrot dont « Le Résident» donne depuis 2008 sa version de l'histoire. Le château d'Oiron n'est pas un cabinet de curiosités. C'est un cabinet de curiosité! Sa collection n'est pas l'assemb lage d'objets hétéroclites réunis pour le plaisir d'un individu cultivé et pour leur capacité propre à témoigner de l'habileté humaine, d'aberrations de la Nature ou de la réalité de fantasmes .. C'est une multiplicité d'univers artistiques associés pour servir un même but: encourager la curiosité de ses visiteurs. Il n'est pas utile d'être un érudit pour apprécier la rencontre entre la mémoire des siècles et la perception des artistes d'aujourd'hui, il suffit juste d'être curieux. C'est en écoutant sa curiosité que l'on va vers l'autre, que l'on forme son goût. que l'on se forge des opinions et que l'on peut en changer... Cette curiosité-là n'est pas mal placée; elle est au château d'Oiron.

1. Le château d'Oiron abrite tout de même une reconstitut ion de ce type. Il s'agit du

«cabinet de Claude Gouffier» conçu par Guillaume Bijl. Mais comme souvent avec les œuvres de la collection (et avec l'Art en général). cette pièce n'est pas. seulement. ce qu'elle semble être.

L1NARÈS, Alebrijes. Château d'Oiron.

453

Myriam Marrache-Gouraud

Que reste-t -il de la licorne? Alors que sont éventées les formes chevalines de son existence mystérieuse, alors qu'on ne croit plus à l'efficacité du remède que serait sa corne, et malgré la mise en évidence, au xv11e siècle - et au sein d'un cabinet de curiosités' - que la corne de licorne n'est autre qu'une défense de narval, l'animal ne laisse pas de fasciner, encore et encore. Dès l'instant où il a été avéré que la créature fabuleuse n'existait que dans les légendes, et qu'on ne la trouverait pas dans la réalité, il y eut encore des hommes pour considérer que l'animal restait, malgré tout, une curiosité recherchée .. Sa prétendue «corne» a continué de faire la fierté des collec tionneurs, et encore aujourd'hui elle atteint des sommes impressionnantes dans les salles des ventes les plus prestigieuses 2 . Par ailleurs, on a beau savoir que c'est un narval, créature marine, qui porte cette belle défense torsadée, la vérité ne détruit pas le mythe: toute œuvre figurative qui représente une licorne optera donc pour une forme d'équidé .... L'art contemporain s'intéresse fréquemment à cette figure de légende, parce qu'elle a toujours été, et demeure encore, source de questionnement sur l'en gouement pour l'étrange et le rare. Nous parlerons ici de trois créateurs qui ont choisi, tout récemment, cet animal légendaire pour sujet, dans le cadre d'une exposition intitulée « Bétes off». Cette manifestation, dont le commissaire était Claude d'Anthenaise 3 , avait pour projet de ménager d'étranges rencontres entre les œuvres et le public dans un espace« sauvage» mis en scène comme un sous-bois 4 . Les créatures animales représentées par les artistes devaient permettre au visiteur de s'interroger sur ses objets de fan tasmes, sur les travers humains, sur les enjeux environnementaux, et, au fond, sur les diverses fonctions de l'animal dans les imaginaires contemporains. Ont été sollicités différents artistes et plasticiens, pour exposer d'abord dans divers monuments patrimoniaux français, après quoi les œuvres ont été rassemblées pour une exposition finale à la Conciergerie de Paris, du 17 novembre 2011 au 11 mars 2012. Les animaux choisis étaient fort variés, ainsi que les techniques d'exécu tion. Pour autant, pour traiter de l'animal, différents artistes avaient choisi la licorne, signe qu'il reste à dire sur cette créature, qui n'a pas disparu pour tout le monde, et signe qu'elle demeure en tout cas bien vivante dans les imaginaires. Cependant, force est de constater que les artistes que nous avons choisi d'évoquer ici, Xue Sun, Renaud Auguste-Dormeuil et Saint-Clair Cernin - et tout en sachant qu'ils ne sont pas les seuls, dans l'art contemporain ni même dans l'exposition citée, à s'être emparés de la question de la licorne - ont eu le désir de montrer de la licorne une dépouille, un fragment, un corps mort, comme si elle avait justement été chassée de nos univers trop réalistes, mise

à mort par les hommes mêmes qui l'avaient créée, et qu'on en exposait les

Ci-contre

vestiges, les restes.

Thomas

G RONFELD,

Pégase-licorne. Château d'Oiron.

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UN E « IDÉE DE CABINET» AU XXJ E SIÈCLE

Renaud A uGUSTE -D ORMEUIL, G!oriosus-La Licorne et le Lion du Royaume-Uni (détai l), 2004, pièce unique. Paris, Courtesy Galerie ln Situ / Fabienne Lecl erc.

Dès les cabinets de curiosités, ce que l'on conservait de la licorne était justement un fragment. li s'agissait uniquement de sa fameuse corne, jugée l'objet essentiel pour dire l'animal , admirée pour sa beauté effilée, et qui de surcroît était censé avoir des propriétés thérapeutiques remarquables. En outre, cette corne avait quelque chose de spectacula ire, étant généralement. quand on pouvait en posséder une belle, de fort grande taille. Par la force des choses, on ne pou vait en fa it rien posséder d'autre, puisque le cheval blanc qui était supposé la porter était par définit ion introuvable ... Dès lors, la corne était mise en scène, par un accrochage au mur, ou mieux encore d ressée, verticalement. grâce à un support qui pouvait être à son tour très travai llé, comme l'est le magnifique socle en bois doré, par exemple, encore visible à Bologne au Museo Ci vico Medievale, et qui représente quatre têtes de bél ier à belles cornes torsadées de bois soutenant la corne maîtresse, de licorne. Les artistes contempora ins eux aussi mettent en scène la corne, qui à elle seule permet d 'identifier l'animal - la corne qui était la seule réalité tangible pour les hommes du Moyen Âge et de la Renaissance - mais en envisageant, puisque l'imaginaire est resté intact. le corps de licorne qui va avec. Et ce corps est figuré comme une dépouille morte, qu 'on aurait conservée, en l'occurrence. sans forcément le naturaliser. Dès lors, les choix varient. quant à la technique et quant à l'effet à produire. Un artiste comme Renaud Auguste- Dormeuil choisit en 2004 de composer une œu v re qui expose une peau de cheval v ide, suspendue au mur, vide comme une carpette, comme la peau du lion exposée à ses côt és. Ce serait

UN RETOUR D E LICORN ES DANS L'ART CONTEMPORAIN

une peau de cheval à ceci près qu'il lui a fixé une corne de licorne au milieu du front. Il l'intitule (ironiquement?) Gloriosus, en indiquant par ailleurs dans le titre qu'il s'agit pour lui des deux emblèmes du Royaume-Uni, la licorne et le lion, désormais vidés de leur substance et suspendus, amorphes, dégoulinant sur ce mur, comme si un chasseur de fauve les avait attrapés et s'en était fait des trophées gigantesques, encombrants et dérisoires, signes de leur puissance déchue. La tète est tournée vers le haut, les pattes avant en croix, ils sont comme suppliciés, crucifiés en nous tournant le dos - on ne peut s'empêcher de songer à l'interprétation christique parfois attachée à la licorne, qui a la propriété de purifier ce qu'elle touche de sa corne, selon la légende - et l'ensemble a un effet plutôt émouvant, invitant à réfléchir à ce que l'on a fait des symboles que l'on chérissait. Il ne reste que leur enveloppe, les peaux sont flasques et vidées de leur substance, les pattes avant sont ligotées à une planche. Cela indique peut-être que d 'avoir délaissé ces figures fortes et belles de notre imaginaire est un triste gâchis. En même temps, on ne peut manquer de se dire, aussi, que si un collectionneur des époques anciennes avait eu la chance de posséder ce type de dépou ille, il aurait eu beaucoup de plaisir à l'exposer ainsi - pensons par exemple à la peau d'hippopotame d'André Thevet, jalousement gardée dans son cabinet, sans doute tout aussi flasque, et pourtant si évocatrice, pour lui, de l'animal, qu'il a l'impression de l'entendre grogner lorsqu'il la touche. Les choses sont un peu différentes dans la représentation de Saint-Clair Cernin. Avec cette Tête de licorne (2006) réalisée en bronze, il expose une sorte de trophée ma is qui, contrairement aux usages, et parce que la corne rend la chose difficile, ne sera pas accroché au mur. La tête est posée par terre, surmontée par sa corne démesurée, pointée vers le plafond. Cela provoque une forme d'admiration fascinée devant la finesse et à la fois la démesure des formes, mais aussi une étrangeté et une difficulté à se représenter la disproportion. On éprouve le sentiment d'un déséquilibre possible qui ne met pas tout à fait à l'aise. Cette décollation en rappel le d'autres, pesantes également dans les consciences, et la taille et le poids et le déséqui libre font songer à ce que dit Flaubert de la tête de saint Jean -Baptiste, qui pèse jusque dans la dernière phrase d'Hérodias: « Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement». On lui a tranché la tête et celle -ci est noire, ou a noirci? Sapristi, la noirceur de la tête aussi est contraire aux attentes. La pureté de la licorne de la légende ne tolérait pas ce genre de couleur obscure. Ainsi, la présence de la tête noircie, comme brûlée, aux contours de bron ze presque hérissés

à force d'être travaillés, a une profondeur et un poids tout particuliers. Elle permet aussi de mieux mettre en scène la corne splendide. De fait, la disposition, autant que la couleur de la tête, en contraste par rapport à la grande corne q ui retient l'essent iel de l'attention, offrent à cette corne fabuleuse une sorte de socle à la fois parfaitement approprié à sa mise en valeur et ingénieusement insolite, aussi vrai que jamais les hommes des premiers cabinets n'auraient pensé à imaginer un socle qui figure la tête perdue de l'animal. La sculpture s'apparente à une décapitation et fait réfléchir sur la déprédation de la corne et son appropriation matérielle par les hommes, question qui ne provoquait jusqu'alors peut-être aucune espèce d'émotion. L'ensemble peut avoir l'intention de troubler. Les deux artistes précédents utilisaient bien dans leurs œuvres une «vraie» corne de licorne, ou disons plutôt une dent de narval authentique, pour en faire la matière de leur création: hybridité entre deux objets naturels, peau et corne, dans le premier cas, proche en cela des cons t ructions de laboratoire auxque lles se livraient les apothicaires pour créer des faux dragons par exemple, et association de la sculpture de bronze et de la corne de narval dans le second cas, comme lorsqu'on faisait réaliser une monture d'art pour

Saint-Cla ir CEMIN, Tête de licorne, 2006, bronze. Paris, musée de la Chasse et de la Nature.

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456 UNE « ID ÉE DE CABINET» AU XXIE SIÈCLE

les objets précieux (nautiles, coraux, œufs d'autruches ... ) que l'on voulait mettre en val eur... Les deux artistes cités se placent donc. d 'une certaine manière, dans une forme de tradition du dispositif de présentation des curiosités, en adoptant tantôt la greffe et le bricolage de l'apothicaire apprenti sorcier et taxidermiste forcené, tantôt la m ise en scène, plus caractéristique des cabinets princiers, par la pièce unique du socle singulier. Pour autant, si ces œuvres ne contredisent pas l'esprit de la curiosité, il est vrai que nul collectionneur de curiosités n'avait pensé à de te ls assemblages, car on ne représentait pas, en fait, le corps absent de la licorne. Xue Sun va encore plus loin, puisqu'elle n'utilise plus que des matériaux artificiels ou du moins non attachés à l'animal. Et pour commencer, elle se débarrasse de la corne proprement dite en ne la rendant pas nécessaire à l'exécution de l'œuvre. Pas de torsade et pas de véritable corne ou défense, donc, mais une corne factice, sous la forme d'une longue pointe de bois doré à la feuille d'or, dressée, brillante un peu, mais d'une grande douceur en raison de sa surface étonnamment lisse. Objet précieux. S'y rattache une toison qui n'est pas flasque comme l'étaient les dépouilles représentées plus haut. Celle-ci, d'une blancheur satinée. rappelle la toison Xue SuN, Licorne , 2011, résine époxy, bois, feuille d'or. Courtesy © galerie Eric Mircher © Sun Xue.

d'or bien qu'elle ne soit pas d'or, mais parce que sa surface est finement bouclée. En outre. la matière lisse de la résine époxy semble également douce au toucher quoique solide, et donne malgré la fermeté de la structure une impression de souplesse, rendue par le mouvement qui est donné à la forme de la toison. Elle ne paraît pas vide et abandonnée, et ressemble plutôt à une coquille laissée inoccupée mais qui aurait gardé la forme de l'animal qui l'occupait. C'est à la fois une dépouille, et comme un trophée, encore, puisque la bête est absente, morte peut-être. Mais la peau semble précieuse. douce. encore presque habitée. Notons toutefois l'absence de la tête, malgré la présence d'une corne symbolique ... La forme essentielle qui est proposée par l'art iste, en ouvrant très largement l'espace des interprétations. permet à chacun d' inventer sa propre licorne. Comme si la licorne était là réduite à son essence seule, avec sa peau blanche et bouclée, solidifiée, comme embaumée et gracieuse dans son mouvement d 'ondulation légèrement relevé, et sa corne dont l'or rappelle qu'elle a pu être considérée comme précieuse. Ce n'est pas une licorne souffrante, contrairement à celle qui était mise en croix, mais une forme d'idée de licorne, volant comme une raie nage dans la pénombre. L'installation avait en effet disposé l'objet dans une semi-obscu rité, comme s'il s'agissait d'une apparition surnaturelle - et la licorne n'était, dès l'origine des premiers récits. sans doute pas autre chose. L'artiste a également conçu le« négatif» de cette œuvre, en imaginant selon les mêmes formes et des matériaux similaires une forme jumel le à ceci près que la toison est noire.

Xue SuN, Licorne, résine époxy, bois, feuille d'or, 2011 . Courtesy© galerie Eric Mircher © Shunsuke François Nanjo.

En somme ces licornes de 2011, tantôt blanche et tantôt noire, n'ont pas de tête, pas de pattes. La question de la couleur symbolique et de la forme cheva line surtout n'ont plus d'importance. En revanche, elles proposent d'autres animaux parents de substitution: leur toison semble celle d'un mouton, qu'on peut interpréter avec la couleur dorée avoisinante comme le bélier fabuleux de la légende de la toison d'or; elles ressemblent à un coquillage, pourquoi pas à une raie étant donné l'ondulation des bords - autant de mirabi/ia qu'on aimait à collectionner auprès de la licorne dans les cabinets de curiosités. Enfin elle n'a pas de corne réelle, mais elle est dotée de cet appendice doré qui pointe dans la pénombre comme un rêve. La licorne n'est-elle pas faite de l'étoffe de nos imaginaires? Les créations de Xue Sun rendent hommage à la force et au sens de la merveille: elles composent une inclassable créature, belle et précieuse, et qui permet à chacun de se figurer sa propre licorne. L'artiste met ainsi en évidence l'idée de l'impossible, un impossible enchanteur auquel on a envie de croire, comme on croyait à l'existence des licornes. Celles de Xue Sun redonnent. dans le monde contemporain, la possibilité des chimères.

UN RETOUR DE LICORNES DANS L'ART CONTEMPORAIN

Renaud A uGuSTE-D0RMEu1L, Gloriosus-La Licorne et le Lion du Royaume-Uni, 2004, pièce unique. Paris, Courtesy Galerie ln Situ / Fab ienne Leclerc.

NOTES 1. Voir notre article. dans le présent ouvrage, sur « Les secrets de la licorne».

2. Voir aussi, dans cet ouvrage. notre contribution sur la curiosité des années 2000. 3. Claude d"Anthenaise est directeur du Musée de la Chasse et de la Nature. 4. M;se eo scèoe "'" Mass;mo QoeodO,o

et Léa sa;to

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MODE D'EMPLOI LE CABINET DE CURIOSITES

1j Style muséal chez le décorateur Federico de Vera, à New York*

L'ambiance : un peu« serre muséale »a grandes verrières, ce pot en bronze indier de gravier et planté d'herbe pour le côte intérieur, ces sculptures de toutes les ép origines, une terre cuite d' Eurydice du XV vierge à l'enfant du un chien tibétain d Et pour décorer le mur, masques et frag de boiseries anciennes en guise de tab L'inspiration de Federico de Vera? Le ra Sir John Soane's Museum de Londres. L'idée à piquer : éclairer l'espace a = lustre en verre des années 30 de Murar touche précieuse et inattendue. Son adresse : la Warren Street dans de Hudson (à 2 heures au nord de New une rue truffée d'antiquaires chez lesquels assuré de fa ire des trouvailles.

x1xe,

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~ifet spectaculaire gara.qti, surtout da.qs u.q couloir!» ... La curiosité des a.Q.Qées 2000, U.Q pqé.QCillè.Qe culte «

Myriam Marrache-Gouraud

En faisant des collections encyclopédiques, Bouvard et Pécuchet croyaient - espéraient - toucher du doigt la vérité des choses. Mais ils les délaissaient les unes après les autres, déçus par les pièces authentiques comme par les fausses - après leur avoir voué un culte, après en avoir encombré leur maison ... A lors ils entamaient d'autres séries de collectes, qui donnaient lieu à de nouvelles installations muséa les, et à de nouveaux renoncements, inlassablement. L'esprit de système minait le savoir. Et le tout devenait comique.

À l'enseigne des idées reçues - et peut-être comiques, chacun en jugera depuis le début des années 2000, on assiste à un renouveau de l'idée du cabinet de curiosités. Celui-ci apparaît un peu partout, dans des contextes divers, comme une possibilité de mise en scène du quotidien. Les vitrines, les bars ou les restaurants, les musées, les expositions, les magazines s'en emparent, comme d'un concept à la mode qui pourrait rendre tout contenu attractif. On en voudra pour preuve la multiplicité des réponses offertes par le moindre moteur de recherche à qui l'on soumet les mots «cabinets» ou «curiosités», ou pire encore, « cabinet de curiosités», devenu à l'évidence un «mot-clé» de référencement sur le web. On en voudra pour preuve, encore, la régularité, dans les revues de décoration par exemple, de l'intérêt manifesté pour cette forme d'assemblage hétéroclite esthétisant, si ce n'est parfois effrayant, qui pimenterait un intérieur. L'idée plaît manifestement, pour différentes raisons qui sont héritées des conceptions anciennes de la curiosité et des conditions d'élaboration des lieux privés des premières collections. À ceci près que ce qui ressemble fort à une forme d'injonction(« créez votre cabinet de curiosités! »1), de nos jours, s'oriente bien plus nettement vers l'esprit de consommation et de décorum .

SOYEZ ORIGINAUX! À en croire la revue Elle Décoration, le cabinet de curiosités est devenu « une tendance déco quasi incontournable», au point qu'il est régulièrement évoqué au cours de l'année dans différents numéros, et qu'on peut y proposer

à la lectrice assoiffée de tendances un «mode d'emploi» pour «créer» son propre cabinet de curiosités. Celui du numéro 203 d'octobre 2011 (article de Sol ine Delos) est fort intéressant, parce qu'il offre aux néophytes une typologie de cinq styles détaillés, appuyés sur des photographies d'intérieurs créés par des décorateurs, dans de belles demeures ou des châteaux. Chaque fiche mode d'emploi présentera successivement trois rubriques: «l'ambiance», « l'idée à piquer», « les adresses» ; la lectrice est donc supposée être capable, après avoir fait son choix de style et moyennant un détour par les adresses marchandes préconisées, de reproduire ce genre de mise en place. Les styles sont définis, apparemment, par leur rendu: pour un intérieur aux installations

ELLE Décoration, octobre 2011 .

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ELLE Décoration, octobre 2011 .

symétriques faisant alterner le blanc et le sombre. on parlera d'un style« gra phique», tandis que la coexistence un peu désordonnée de statuettes. de bustes, de crânes et de coquillages définit un style dit« théâtral». Pour le style « bestiaire», il faudra constituer un intérieur saturé d'animaux naturalisés, sans négliger l'essentielle « idée à piquer» : « Les reptiles au plafond: effet spectaculaire garanti, surtout dans un couloir!» ; on n'oubliera surtout pas la moquette panthère. « parfaite pour asseoir l'ambiance», ambiance déjà rythmée par un accrochage par genres, reptiles au plafond, puis« antilope, zèbre et cheval marin accrochés en hauteur sur les côtés, formant une voûte», et on réserve les insectes et les papillons pour les sombres vitrines d'ébène ou d'acajou 2 . Celles qui seraient rebutées par l'animal empaillé adopteront le style «champêtre»; le principe est le même. en déclinant l'idée un peu plus calme de la botanique affichée sur les murs afin de se faire un «couloir herbier». Pour cela, se procurer des planches botaniques x1x• de Gaston Bonnier à vertu pédagogique. Enfin le style nommé « muséal », suggère de prendre exemple sur celui qui s'est fait fort d'accumu ler de vraies antiquités rarissimes, éclairées par une verrière et un lustre de Murano dans un intérieur new-yorkais. Le dénominateur commun est finalement l'aspect recherché et hétéroclite de l'accrochage, l'apparent fouillis saturant l'espace. encore que classé (puisqu'il y a des styles), et enfin le choix des objets, qui sont soit très précieux, soit rares et bizarres. Les adresses fournies à l'acheteuse potentielle ne sont donc qu'indicatives, comme cette« rue truffée d'antiquaires chez lesquels on est assuré de faire des trouvailles» (Warren Street à Hudson au nord de New-York), comme les nombreuses galeries prestigieuses où l'on trouvera son bonheur. En somme, même si tout semble si facile avec cette rationalisation du propos décliné en cinq styles. on comprend aussi que le cabinet de curiosités ne sera pas à la portée de toutes les bourses - assez conforme aux origines, en cela, puisque le type même du collectionneur, incarné par exemple par Don Pedro Davila au xv111• siècle. est celui qui se montre capable de dilapider toute sa fortune et celle de ses sept frères pour céder au démon de la collection .. Sauf qu'à notre époque, l'enjeu est passé dans un domaine factice d'ostentation et d'originalité à tout prix. Ainsi, suivant cette mode lucrative, les boutiques en ligne se multiplient pour proposer des objets tout faits sus-

«EFFET SPECTACULAIRE GARANTI, SURTOUT DANS UN COULOIR!» .. LA CURIOSITÉ DES ANNÉES 2000, UN PHÉNOMÈNE CULTE 461

ceptibles de prendre place dans de telles installations: elles vendent cher leurs squelettes, madrépores sous cloches, cornes en trophées, coraux en majesté, vases anciens, masques africains, parures amérindiennes, mon tures d'orfèvrerie pour les nautiles et les cornes de rhinocéros que l'on trouve encore -

le vide-grenier de luxe a de beaux jours devant lui .. Les

ventes aux enchères de prestige chez Drouot ou ai lleurs font recette aussi, tant qu'il y a des amateurs pour acheter des cornes de licornes, mises à prix au-dessus de 2000 dollars, il y a quelques mois encore lors d'une vente à Montréal. Les tropiques ne sont pas si tristes qu'on pourrait le croire: le rare attire toujours les amateurs fortunés, et si à présent certaines espèces sont protégées, comme l'éléphant ou le rhinocéros, cela ne fera qu'amplifier l'ardeur de la demande pour leurs défenses et cornes, puisqu'elles se raréfient. Faire, comme dit Elle Décoration, « un musée at home», c'est montrer qu'on a de quoi le faire. C'est aussi faire un pied de nez au musée, le faisant descendre de son piédestal en exploitant sa logique pour la retrouver dans son propre intérieur. L'observation montre cependant qu'on n'est pas obligé d'en passer par des objets très coûteux. Il suffit de ramasser des coquillages, de retrouver une collection de vieux billets de banque, de figurines Star Wars, de fèves de la galette des rois, de petits robots, de mugs figurant la reine d'Angleterre, puis de les encadrer un à un, et le tour est joué . Un coquillage, même banal, encadré, prend une allure de cabinet de curiosités; ne parlons pas des séries, des objets dits « collector ». Tout s'expose. Certaines décorations de restaurant ou de bars fonctionnent sur cette modalité, cherchant à donner l'impression d'un foisonnement pseudo-savant et

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