La Librairie Tallandier, Histoire d’une grande maison d’édition populaire (1870-2000)
 978-2-84736-628-0

Table of contents :
Page de copyright......Page 4
Page de titre......Page 5
Introduction......Page 9
Première partie - DES ORIGINES POPULAIRES ET RÉPUBLICAINES......Page 29
Chapitre Premier - De la maison F. Polo à la Librairie Illustrée (1865-1874)......Page 31
François Polo et L’Éclipse, prémices d’un éditeur populaire......Page 34
De Polo à Decaux : ruptures et continuités du populaire......Page 43
Chapitre II - Georges Decaux et la vulgarisation(1874-1892)......Page 57
Georges Decaux et la Librairie Illustrée......Page 58
La vulgarisation en livraisons......Page 69
De la vulgarisation littéraire à la littérature populaire......Page 78
Chapitre III - Séduire le lecteur : aventures et images......Page 89
Le Journal des voyages : de la vulgarisation à l’invention du roman d’aventures géographiques populaire......Page 91
L’importance de l’illustration......Page 103
Albert Robida et La Caricature......Page 114
La Librairie Illustrée au départ de Georges Decaux......Page 120
Chapitre IV - La Librairie Illustrée D. Montgrédien et Cie (1892-1901)......Page 127
Le partage du fonds Decaux......Page 131
Désiré Montgrédien et Jules Tallandier......Page 134
Les catalogues de la Librairie Illustrée......Page 144
Un fonds diversifié......Page 155
Chapitre V - Jules Tallandier et les premières collections populaires (1901-1914)......Page 169
Tallandier face aux offensives de Fayard......Page 171
Du Lisez-moi au Lisez-moi historique : naissance d’Historia......Page 177
Le « Livre National » face au « Livre populaire »......Page 186
La collection du « Livre National » rouge......Page 200
La collection du « Livre National » bleu......Page 205
Chapitre VI - Une maison orientée vers le grand public (1901-1914)......Page 219
Les périodiques populaires......Page 227
L’OEil de la police......Page 234
Livres et périodiques pour la jeunesse......Page 242
Une maison d’édition en pleine ébullition......Page 254
Deuxième partie - UNE MAISON D’ÉDITION GRAND PUBLIC......Page 263
Chapitre VII - Les Éditions Tallandier dans la tourmente de la guerre de 1914......Page 265
Tallandier à la veille de la guerre......Page 271
Tallandier dans la guerre......Page 279
Le Panorama de la guerre......Page 293
Chapitre VIII - Triomphe d’un éditeur populaire......Page 305
Triomphe de l’édition populaire......Page 310
Tallandier face aux nouveaux éditeurs populaires, imitation, répétition, variations......Page 318
Collections populaires et écriture sérielle......Page 321
L’évolution des collections d’aventures : de la conquête à la pacification......Page 331
Chapitre IX - Diversification des collections populaires......Page 347
L’évolution des collections sentimentales : « petits livres » et édition « bon chic bon genre »......Page 348
Des « romans que l’on peut mettre entre toutes les mains »......Page 355
Le « Cinéma Bibliothèque » et la littérature populaire face aux nouveaux médias......Page 363
Chapitre X - La fin de l’indépendance......Page 387
Une entreprise en plein essor à la veille de la crise de 1929......Page 390
La recherche d’un partenaire......Page 396
La vente à la Librairie Hachette......Page 400
L’arrivée de la Librairie Fayard dans le capital de la Librairie Tallandier......Page 407
Les Éditions Tallandier après le décès de leur fondateur......Page 415
Chapitre XI - La guerre et les nouveaux dangers......Page 429
La débâcle de juin 1940......Page 431
Victor Bassot et les Éditions Tallandier......Page 436
Une collaboration lucidement consentie......Page 442
Un catalogue bien protégé......Page 447
L’infiltration de la littérature populaire......Page 455
La disparition de Rémy Dumoncel......Page 462
Chapitre XII - À la recherche de nouveaux terrains médiatiques (1945-1980)......Page 471
Déclin et renouveau des publications populaires......Page 475
Les succès de la littérature sentimentale......Page 481
Vers l’industrialisation des collections......Page 487
La mutation des publications périodiques. Des Lisez-moi à Historia......Page 504
Historia et l’Histoire romanesque......Page 506
L’Histoire en fascicules......Page 516
La vente par correspondance. Cercles et clubs......Page 521
Les Éditions Tallandier depuis 1981......Page 534
Conclusion......Page 541
Chronologie......Page 567
Remerciements......Page 587
Archives......Page 589
Sources audiovisuelles......Page 590
Histoire générale de la période......Page 591
Histoire de l’imprimé (presse, livre, édition, lecture)......Page 593
Histoire des formes et des genres littéraires......Page 597
Personnes ou raisons sociales......Page 603
Collections ou périodiques......Page 615
Table des matières......Page 623

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LA LIBRAIRIE TALLANDIER HISTOIRE D’UNE GRANDE MAISON D’ÉDITION POPULAIRE (1870-2000)

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Suivi éditorial : Aurélie Walk assistée de Madison Deschamps Corrections : Catherine Garnier Maquette : Annie Aslanian © Nouveau Monde éditions, 2011 21, square Saint-Charles, 75012 Paris ISBN : 978-2-84736-628-0 Dépôt légal : octobre 2011 Imprimé en Italie par Papergraf

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Matthieu Letourneux Jean-Yves Mollier

LA LIBRAIRIE

TALLANDIER HISTOIRE D’UNE GRANDE MAISON D’ÉDITION POPULAIRE (1870-2000)

nouveau monde éditions

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« Ça n’existe plus, pratiquement plus, ce genre de bouquins, ces jolis petits bouquins que tout le monde pouvait avoir dans sa poche. Pourtant ça a fasciné nos dernières générations. Et cette littérature n’existe plus. Elle est à l’état de paléontologie. Quand je jette un coup d’œil en arrière, je me dis : je suis le survivant. Je suis le survivant d’un monde disparu. » Maurice Limat, « L’Homme aux millions de mots », L’Entreprise du rêve, Paris, L’Œil du Sphinx, 2002.

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Introduction

On le sait, les XIXe et XXe siècles ont accompagné une formidable montée en puissance de la culture médiatique. Par la presse, les ouvrages en livraisons, les journaux-romans, les collections à bas prix et, bientôt, le cinéma, la T.S.F. et les nouveaux supports de communication, la connaissance du monde s’est trouvée de plus en plus facilitée et, dans un même mouvement, de plus en plus médiatisée. L’édition populaire a largement participé à ce processus rapide. En cherchant à toucher le plus grand nombre, elle a joué un rôle dans la baisse des coûts de fabrication ; en tentant de proposer des formes plus accessibles et plus séduisantes, elle a contribué à l’émergence de nouveaux styles d’écriture ; en inventant une « littérature à la vapeur », elle a engendré la réaction lettrée qui tentera de définir en partie contre elle la littérarité moderne ; en diffusant massivement les mêmes images, les mêmes thèmes, les mêmes stéréotypes, elle a participé activement à la diffusion des idéologies et des idées reçues, en même temps qu’en les médiatisant, elle leur donnait une apparence d’objectivité. En retour, les éditeurs populaires ont reflété l’évolution des représentations, par opportunisme commercial ou par adhésion idéologique, et ils ont souvent cherché à ajuster leurs pratiques à la vision qui était la leur selon les époques. Suivre au fil des décennies le trajet d’un éditeur, c’est faire l’expérience d’un certain nombre de choix personnels dans un contexte de production dominé par des mécanismes de sérialité et d’imitation qui laissent une marge de liberté réduite. L’éditeur populaire, parce qu’il subit fortement

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les contraintes économiques et que ses publications s’inscrivent dans une logique de recyclage et de variation, se situe au croisement des problématiques historiques et littéraires : il illustre les mutations de l’édition, il reflète les représentations collectives en même temps qu’il participe à leur formulation ; il met enfin en évidence le fait qu’en littérature populaire, la question de la production du sens se déplace pour partie de la figure de l’auteur à celle de l’éditeur. On connaît pourtant le paradoxe dont souffre la littérature populaire : diffusée avec de forts tirages et largement consommée, elle ne résiste guère à l’épreuve du temps, et des auteurs lus par des dizaines de milliers de lecteurs pendant des décennies pâtissent progressivement de l’obsolescence de leur style et de leur imaginaire qui lassent les lecteurs et finissent par s’effacer des mémoires. L’édition populaire n’est pas mieux lotie. Là où un Pierre-Jules Hetzel ou un Gaston Gallimard voient leur nom encore auréolé de la gloire associée à leurs publications passées, le nom des éditeurs populaires s’efface des mémoires au fur et à mesure que les genres et les formats qui ont fait leur succès tombent en désuétude. Qui se souvient de Jules Rouff, qui vendait par centaines de milliers ses livraisons à la fin du siècle ? Qui connaît encore les Éditions Modernes, qui proposaient plusieurs dizaines de collections de fascicules dans l’entre-deux-guerres ? Qui peut dire qu’il est familier du catalogue de Joseph Ferenczi, dont les collections de romans d’aventures et de romans policiers inondaient les devantures des merceries à la même époque ? Les éditeurs euxmêmes ont participé à cette logique d’effacement, ne conservant ni leurs archives, ni la correspondance avec les auteurs, et les laissant s’égarer, par indifférence ou au fil de changements successifs de direction. Or, en même temps que se dispersaient les documents, adversaires et partisans de l’édition populaire ont progressivement substitué à la réalité de ce champ économique et culturel un certain nombre de mythes, très éloignés de la réalité : chiffres de vente exceptionnels convertis en norme, lecteurs insatiables littéralement captivés par

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Introduction

leurs ouvrages, romans moralisés et bien-pensants ou au contraire violents et transgressifs, pratiques d’écriture caricaturées des écrivains réduits à des firmes, accent mis, par souci de contraste avec les activités littéraires légitimées, sur les pratiques les plus sérielles. En réalité, loin des caricatures et des cas extrêmes, toujours mis en avant, il existe d’importantes variations dans les pratiques des éditeurs populaires : d’abord, ils investissent généralement une partie seulement du champ éditorial, se spécialisant dans certains supports, dans certains genres, en abandonnant à des concurrents plus puissants les autres domaines ; ensuite le choix des éditeurs n’est pas toujours commandé par le seul appât du gain, loin s’en faut. Entre les éditeurs mus par un souci politique ou idéologique (éditeurs socialistes, républicains et catholiques militants, chantres du colonialisme…) et ceux dont les limites sont clairement posées par des valeurs morales, ou encore ceux qui sont animés par un souci éducatif, les situations sont très contrastées. Plus généralement, au sein d’une même maison, se dessinent des politiques et des ambitions diverses, avec des collections plus ou moins légitimées, ou appartenant à des définitions différentes de l’édition populaire. Dans ce domaine, le cas de la « Librairie Illustrée », anciens « Bureaux de l’Éclipse » et futures « Éditions Jules Tallandier », éclaire tout particulièrement cette histoire complexe d’une édition populaire évoluant au fil du temps, en même temps qu’il met en évidence les choix d’une série d’éditeurs se positionnant par rapport à leurs pairs. En effet, la maison est caractérisée par son exceptionnelle longévité. Créée au lendemain de la défaite de 1871 par la rencontre de deux hommes, François Polo, le directeur du journal satirique L’Éclipse, et Georges Decaux, un bibliophile amateur d’art, la maison existe aujourd’hui encore, même si elle a abandonné, depuis les années 1980, le terrain de la littérature populaire pour se consacrer essentiellement aux publications historiques. Autrement dit, c’est plus de cent trente ans d’édition populaire que raconte l’histoire de cette grande maison. En ce sens, elle offre un exemple pra-

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tiquement inégalé, dans un domaine où les archives sont rares1, de l’évolution des pratiques, des formes et des contenus. Étudier l’histoire de la Librairie Illustrée Jules Tallandier, c’est d’abord se pencher sur une des principales maisons d’édition spécialisée dans la littérature populaire, célèbre pour avoir dirigé quelques-uns des journaux et des collections les plus importants en la matière : on citera, pêle-mêle, dans le domaine de la presse, le Journal des voyages, La Science illustrée, Le Journal des romans populaires illustrés, Le Jeudi de la jeunesse, Mon bonheur, les deux Lisezmoi rouge et bleu, Historia et ses déclinaisons, et plusieurs dizaines de périodiques plus obscurs. Quant aux collections populaires, elles comptent, parmi beaucoup d’autres, les deux séries du « Livre National », seules à même de concurrencer sérieusement le « Livre populaire » de Fayard, mais aussi le « Cinéma Bibliothèque », l’une des collections de ciné-romans les plus importantes, « Le Livre de poche », dont le titre sera repris des années plus tard par Hachette, ou encore les collections sentimentales des « Floralies » ou du « Cercle romanesque ». À l’intérieur de ces collections, on retrouve des figures notables de la littérature populaire, Louis Jacolliot, Louis Boussenard, Jules Mary, Charles Mérouvel, Maxime Villemer, Marcel Priollet, Jean de La Hire, Albert Bonneau, Georges Simenon, Delly, Max du Veuzit, Magali ou, en traduction, Emilio Salgari, Luigi Motta et Barbara Cartland… Quelques grands illustrateurs également, à l’instar d’André Gill, d’Albert Robida, ou de Benjamin Rabier. Cette activité incessante a fait de ses différents directeurs des acteurs majeurs du monde de l’édition, dont l’importance culmine avec la montée en puissance de Jules Tallandier dans les années 1920, mais qui reste considérable jusqu’aux années 1970. Quelques jalons permettent d’en mesurer le succès : entre 1892, date du rachat par Désiré 1. Elles ont été conservées, de façon lacunaire, par l’éditeur ; on en trouve également une partie dans le fonds Hachette de l’IMEC ; et des documents ont été conservés par quelques-uns de ses anciens dirigeants, Maurice Dumoncel et Jacques Jourquin.

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Montgrédien et Jules Tallandier de la Librairie Illustrée à Georges Decaux, et 1901, date à laquelle Jules Tallandier rachète ses parts à Désiré Montgrédien, soit en moins de dix ans, la maison double de valeur ; en 1931, au moment de la vente de la moitié des actions à Hachette, Jules Tallandier estime (de façon un peu excessive) que la valeur de la maison a été multipliée par sept. Entre-temps, en reconnaissance de son rôle dans le monde de l’édition, il a été nommé en 1920 à la tête du Syndicat des éditeurs ; de même a-t-il été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1911, puis officier en 1930. Autre signe de cette montée en puissance, mais après-guerre cette fois : en 1956, quand Maurice Dumoncel, le petit-fils de Jules Tallandier, se lance dans la vente par correspondance, cinq personnes (dont le responsable) se chargent de ce secteur ; quinze ans plus tard, ce sont 200 employés qui s’y consacrent ; et en 1958, on présente encore la maison dans les médias comme « le principal éditeur populaire ». Par son importance, Tallandier a pu résister aux différentes crises traversées par l’édition française : celle du début des années 1890, qui se traduira par un ralentissement des projets quand Jules Tallandier et Désiré Montgrédien prendront la succession de Georges Decaux, celle liée à la Première Guerre mondiale, qui verra disparaître un concurrent aussi sérieux qu’Eichler, et qui conduira Jules Tallandier à repenser en profondeur son métier d’éditeur en se détournant largement des livraisons et de la presse ; celle du début des années 1930, qui verra s’effondrer les chiffres de vente des grandes collections populaires et entraînera la Librairie Tallandier, cédée depuis peu à Hachette et à Fayard, à s’engager dans une frénésie de création de collections dans l’espoir de résister à cette érosion des tirages ; celle liée à la Seconde Guerre mondiale, qui permettra à l’éditeur, tirant parti de la pénurie du papier, d’écouler ses importants stocks d’invendus, mais qui marquera la mort de l’édition populaire traditionnelle et de ses genres favoris ; celle enfin des années 1970, dont la branche populaire ne se relèvera pas. À chaque fois, les difficultés traversées ont correspondu à des transformations en profondeur de la maison, d’autant

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plus fortes qu’elles accompagnaient généralement un changement de direction et qu’elles illustraient les bouleversements de toute l’édition populaire. Elles se sont traduites par une redéfinition du métier d’éditeur populaire, sous la pression souvent de nouveaux concurrents, et par une mutation des genres et des supports. Ces transformations dépendent certes du contexte économique et politique, ainsi que des décisions prises par les concurrents, mais aussi des choix que fait l’éditeur par rapport à la situation qu’il doit affronter, à l’instar d’un Maurice Dumoncel décidant, après la Seconde Guerre mondiale, de se tourner résolument vers la vente par correspondance et les fascicules diffusés en kiosque, parce qu’un accord tacite avec les autres entreprises du groupe Hachette lui interdit de s’aventurer sur des terrains éditoriaux déjà parcourus par ces derniers. L’évolution d’une maison dépend certes de la situation économique, mais aussi des supports privilégiés, de leurs transformations (liées en particulier aux progrès techniques) et de leurs contraintes, et, en la matière, la Librairie Illustrée et ses successeurs ont exploré la plupart des formes que l’on rencontre dans le domaine de l’édition populaire. On peut d’ores et déjà en rappeler quelques-unes parmi les plus importantes. Débutant par des almanachs, des tracts, des gravures à vendre, et des journaux satiriques à 1 ou 2 sous, l’éditeur s’est rapidement diversifié dans la publication en livraison d’ouvrages de vulgarisation et de romans, également déclinés en version reliée ; il a aussi investi le genre des journaux-romans et des brochures à très bas prix, ainsi que les petits volumes et les collections reliées à 1 franc, 2 francs ou 3,50 francs ; il s’est essayé aux journaux illustrés et aux fascicules dans l’esprit d’Eichler, avant de se lancer, dès 1907, dans les collections à 17 ou 15 sous inspirées du « Livre populaire » à 13 sous de Fayard. Ces collections très bon marché ont donné lieu à des déclinaisons sous toutes les formes et à tous les prix, des « petits livres » de quelques pages à 30 centimes aux gros volumes, en passant par les fascicules et toutes les formes et séries intermédiaires (grands formats, volumes dont la pagination peut s’étendre, selon les séries, de 96 à plus de 500 pages,

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récits complets ou à suivre, vente à l’unité ou par collections). En parallèle, l’éditeur continue d’explorer les possibilités de la presse, lançant magazines de vulgarisation et journaux consacrés au cinéma. Puis viendront après-guerre les déclinaisons des possibilités de la vente par correspondance – clubs et cercles, ouvrages complets, digests, séries de volumes, publiés seul ou avec des partenaires comme la Redoute, à des prix modérés ou dans des grandes collections luxueuses ; en parallèle, d’autres expériences sont tentées, comme la diffusion de livres d’Histoire en fascicules vendus dans les kiosques et les maisons de la presse, fichiers d’Histoire ou fiches cuisine proposées dans les boucheries… On est frappé par la diversité des expériences et la rapidité avec laquelle les éditeurs successifs ont tiré parti des progrès techniques ou des inventions de leurs concurrents, révélant une image étonnamment variée du métier d’éditeur populaire. En témoigne l’incroyable profusion de collections et de périodiques dont nous donnons un aperçu en annexe de cet ouvrage : certaines années, ce sont plus de 10 projets qui sont lancés, même si c’est parfois pour ne survivre que le temps de quelques numéros, et en tout les collections et périodiques se comptent par centaines. La conception de supports aussi variés s’explique également par une exploration continue de circuits de diffusion marginaux par rapport au modèle dominant de la librairie. Vendeurs à la criée, merceries et petits boutiquiers généralistes, colporteurs, kiosques et bureaux de tabac, courtiers, vente par correspondance et même boucheries. C’est à la marge des librairies qui ont pignon sur rue que se développent les Éditions Tallandier, et le retour vers les circuits traditionnels (dans les années 1930, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans les années 1980) s’est à chaque fois traduit par un important recul des ventes. Or, la diffusion dans les circuits parallèles correspond à des logiques d’exploitation différentes, et génère des formes spécifiques : on ne vend pas la même chose par courtage ou dans une mercerie, par le biais des réseaux de colportage et dans une librairie, parce que les clients ne sont pas identiques, mais aussi parce

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que les logiques d’achat et de consommation sont tout autres. Ces logiques divergentes imposent des choix éditoriaux et rédactionnels particuliers, qui expliquent certaines propriétés des œuvres – thèmes, styles et genres privilégiés. L’incidence des supports sur les écritures, sensible dans l’ensemble de l’édition, est particulièrement frappante lorsqu’il s’agit de penser les pratiques populaires. En effet, dans ce domaine, la logique qui prévaut est, à tous les niveaux, celle de la sérialité : là où les éditeurs littéraires privilégient souvent les œuvres uniques, les éditeurs populaires pensent en termes de séries. Périodiques, fascicules, livraisons, héros récurrents, collections, clubs et cercles, apparaissent comme des ensembles cohérents dont les unités qui les composent (volumes, numéros, cahiers) sont autant de déclinaisons particulières, bien obligées de s’intégrer aux règles de composition qui leur sont imposées. Il est significatif que, dans sa correspondance, quand il parle de ses publications populaires, l’éditeur décrive généralement ses activités en gros, sans détailler les titres ou les auteurs. Cette logique de la sérialité est aussi celle des volumes importants. Si, contrairement aux affirmations que l’on rencontre parfois, les chiffres de l’édition populaire ne sont souvent pas très élevés pour un volume ou un périodique, ils deviennent considérables dès lors qu’on les envisage du point de vue de la collection ou de la série. Cumulés, les tirages des deux bibliothèques du « Livre National » et de leurs variantes dépassent les millions d’exemplaires chaque année, imposant un rythme soutenu des rééditions et des retirages, et une gestion attentive des stocks, qui se traduisent par une systématisation du principe du rebrochage. Le prix à payer est celui d’une tendance au ressassement et à la standardisation des contenus. Les auteurs sont aspirés par cette spirale de la sérialité. Ils repèrent les attendus de l’éditeur, calibrent leurs textes pour obéir aux contraintes du support et du genre, s’inspirent les uns des autres, parfois jusqu’au plagiat, et les formes ont du mal à se renouveler. À cette usure des procédés correspond une dégradation du statut de l’auteur dont témoigne l’évolution des contrats.

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Pourtant, malgré le poids de la logique de sérialité, il est possible de suivre l’évolution des genres et des thèmes, et leur transformation au fil du temps. Si la Librairie Illustrée a fait preuve d’une étonnante continuité dans le choix des genres populaires qu’elle a exploités, paradoxalement, cette pérennité permet de saisir certaines des évolutions de ces types de récits populaires et des stéréotypes dont ils se nourrissent. Ainsi, si l’on prend le cas de la fiction, la maison d’édition s’est concentrée sur deux grands genres, le roman d’aventures et le roman de la victime. Malgré les multiples changements de direction, elle s’est tenue à ces deux grands genres, y ajoutant néanmoins un troisième ensemble, celui de la littérature sentimentale, qui absorbera dans l’entre-deux-guerres les thèmes et les stéréotypes du roman de la victime. Les rares incursions dans d’autres genres (roman criminel, roman-western) n’ont guère été convaincantes. Or, alors que l’éditeur, soucieux d’exploiter son fonds jusqu’à l’usure, s’efforce de prolonger des recettes jusqu’à l’épuisement, rééditant encore dans les années 1950 des romans publiés pour la première fois dans ses collections dans les années 1880, chaque génération d’auteurs reformule les stéréotypes dont elle hérite en fonction de l’évolution des mœurs et de la géopolitique. Il s’est produit ainsi un constant dialogue entre la maison, qui impose son histoire, et les auteurs qui, même lorsqu’ils se contentent de recycler de vieilles formules, reflètent les transformations du monde. Sous l’influence combinée des conventions stéréotypiques, des bouleversements géopolitiques, des idées reçues, et des contraintes engendrées par les supports, la représentation du monde qu’offre le roman d’aventures et sa formulation en une œuvre de fiction évoluent ainsi considérablement entre les années 1880, quand triomphe le Journal des voyages, et les années 1930, quand la collection du « Livre National » bleu commence à connaître les premiers signes d’essoufflement, et ces changements affectent les stéréotypes, les trames narratives et, plus profondément, les discours sous-jacents des œuvres. De même peut-on décrire les transformations que subissent le style et les stéréotypes du roman

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sentimental au fil des décennies, des premiers Delly aux derniers feux des « Floralies ». Dans cette évolution des supports et des genres, les dirigeants ne se contentent cependant pas de participer au mouvement général de l’édition. Loin d’être neutres, ils imposent leurs choix et impriment leur marque à tous les niveaux. Si l’évolution de la Librairie Illustrée est un exemple des transformations plus générales de l’édition, elle n’est donc pas tout à fait représentative de l’ensemble de la production populaire et de son évolution ; elle correspond bien plutôt à une des orientations possibles de ce champ culturel. Comme toute entreprise, elle est mobilisée par des décisions qui conduisent à la singulariser. Les choix stratégiques opérés par les éditeurs contribuent de façon forte non seulement à déterminer leur identité, mais aussi à proposer une définition de l’édition populaire, de ses enjeux et de ses contenus ; bien plus, chaque génération à la tête de la maison, en réorientant sa politique et en redessinant son catalogue, reformule cette définition d’une façon nouvelle. Ces différentes générations, on peut les évoquer rapidement. Fondée en 1871 par François Polo et Georges Decaux, la maison s’intitule d’abord « Bureaux de l’Éclipse » et « F. Polo éditeur ». À la mort de François Polo en 1874, elle est reprise par Georges Decaux et s’intitule désormais « Librairie Illustrée » et « G. Decaux éditeur ». Celui-ci passe la main en 1892 à deux de ses collaborateurs, ArmandDesiré Montgrédien et Jules Tallandier, qui conservent la marque de la Librairie Illustrée, et lui adjoignent celle de « D. Montgrédien et Cie ». À son tour, Désiré Montgrédien cède ses parts en 1901 à Jules Tallandier, la maison prenant le nom de ce dernier, nom qu’on lui connaît encore. Peu avant sa mort, Jules Tallandier cède la majorité de ses parts à la librairie Hachette, qui les rétrocède pour partie à Arthème Fayard ; mais la direction littéraire reste entre les mains de la famille Tallandier, puisque, à la mort de Jules Tallandier en 1933, c’est son gendre, Rémy Dumoncel, qui revient dans la maison. Il doit cependant s’accorder avec les responsables des éditions

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Hachette et Fayard, et en particulier avec Fernand Brouty. Déporté durant la guerre pour activité de résistance, Rémy Dumoncel meurt dans les camps. Il est très vite remplacé par son fils Maurice, qui relance la maison, finit par en devenir le directeur au départ de Fernand Brouty en 1963, avant de racheter à Hachette les actions lui permettant de s’assurer la majorité en 1965. En 1980, la famille Dumoncel revend toutefois ses actions à Hachette, et l’année suivante Maurice Dumoncel est remplacé à la présidence de la maison par Jacques Marchandise, avant qu’Hachette ne cède Tallandier en 1982 à Christian Wallut et à Jacques Jourquin. Quand, en 1997, François de l’Espée reprendra l’ensemble des parts de la maison, celleci aura officiellement abandonné depuis plus de dix ans le terrain de l’édition populaire. Chaque génération d’éditeurs a imprimé sa marque, proposé sa définition du métier, imposé ses choix de contenus, parié sur des supports et en a délaissé d’autres, en fonction des pratiques du temps, mais aussi de décisions délibérées. C’est ce dont témoigne un rapide survol de l’évolution de ces politiques. Née « au son du canon » de la guerre contre les Prussiens et de l’avènement de la République, la maison d’édition, qui se veut le prolongement du journal satirique antibonapartiste L’Éclipse, est à l’origine fondée sur l’exploitation de l’image républicaine associée au périodique. Elle distribue brochures politiques, almanachs, caricatures et petits ouvrages pratiques à destination du peuple. Lancée en collaboration par un homme de presse, François Polo, et un bibliophile, Georges Decaux, elle est également marquée par le traumatisme de la défaite, et les thèmes de la Revanche et de la Relève se liront, en filigrane, dès les premières œuvres, traçant un lien avec les romans postérieurs à forte tonalité cocardière et belliciste. Dans la tradition des publications populaires de l’époque, la maison est avant tout un éditeur de presse à très bas prix : les ouvrages en livraisons, almanachs et petites brochures possèdent une présentation comparable à celle de la presse, et empruntent souvent les mêmes circuits de distribution. Mais si la maison que fondent Polo

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et Decaux est populaire par le choix des supports, elle l’est aussi au sens politique du terme. Ce peuple que visent les éditeurs, c’est le peuple républicain tel qu’il a été pensé en 1848, et le projet éditorial est lié à une telle vision : il s’agit de moquer les puissants, grâce à la plume de Touchatout ou au crayon de Gill, d’offrir aux lecteurs une Histoire et un savoir républicains, et d’assurer l’unité de ce peuple « prémarxiste » ou romantique qui réunissait ouvriers, artisans et petits bourgeois. Le choix des publications se ressent de cette orientation : pamphlets, caricatures, Histoire politique et manuels sont fort éloignés de la littérature industrielle à laquelle on associe généralement l’édition populaire du XIXe siècle. Pourtant, ils n’y sont pas tout à fait étrangers : les romans historiques à tonalité politique, les récits humoristiques, les premiers romans en livraisons (Fenimore Cooper, Théophile Gautier, Alphonse Daudet), dont la popularité rend la légitimation problématique, témoignent qu’il n’existe pas d’hétérogénéité complète entre les pratiques. L’ambiguïté de la définition du populaire, présente dès l’origine dans les publications, prend sans doute sa source dans les personnalités très différentes des deux fondateurs des Bureaux de l’Éclipse. La mort de François Polo, qui survient très vite, en 1874, va d’ailleurs confirmer ces hésitations en enregistrant un net infléchissement du projet éditorial. Une fois seul aux commandes de l’entreprise, Georges Decaux opère en effet un premier glissement dans la conception de son métier. Dans la maison qui s’intitule désormais « Georges Decaux, éditeur » ou « Librairie Illustrée », il délaisse les publications directement militantes pour offrir des ouvrages, généralement découpés en livraisons, et des revues à très bas coût, essentiellement tournées vers la vulgarisation des arts et des sciences : littérature, beaux-arts, musique, sciences, géographie, Histoire, sont quelques-uns des domaines qu’il explore, glissant d’une conception politique à une conception culturelle de la transmission populaire. Georges Decaux suit en cela le mouvement d’une partie importante de la gauche française qui abandonne les logiques d’affrontement en s’installant pro-

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gressivement dans le jeu politique. Si Georges Decaux se revendique comme un éditeur populaire, c’est d’une façon fort éloignée ici aussi des conceptions traditionnelles du fabricant de romans-feuilletons au kilomètre. Il s’agit pour lui d’offrir au plus grand nombre l’accès à une culture bourgeoise, d’éduquer le peuple. Pour cela, démarquant Louis Hachette et Pierre-Jules Hetzel, il fait appel aux plumes fameuses de la vulgarisation: Louis Figuier, Richard Cortambert, Jules Trousset, Jacques Rengade… Il cherche également à séduire ses lecteurs, en leur offrant des romans-feuilletons, comme ceux des auteurs d’aventures géographiques du Journal des voyages, jouant ainsi constamment sur la mixité des formes. Ici encore, les limites entre la vulgarisation culturelle et les autres formes d’édition populaire ne sont pas toujours aisées à tracer. En réalité cette opposition entre une définition commerciale de l’édition populaire vouée à satisfaire les désirs des acheteurs et une conception éducative d’un éditeur qui chercherait à proposer à ses lecteurs des ouvrages susceptibles de leur permettre d’accéder à une culture ou à un savoir qui leur seraient autrement interdits restera une dualité fondamentale de toute l’histoire de la maison d’édition, aussi bien lorsqu’elle s’intitulera la « Librairie Illustrée » que quand elle deviendra « Montgrédien et Cie », « Jules Tallandier » et enfin « Tallandier ». Jamais l’éditeur n’abandonnera cette prétention d’opérer des sélections pour son lecteur afin de lui apporter des livres utiles ou de qualité. Au départ de Georges Decaux, en 1892, Armand-Désiré Montgrédien et Jules Tallandier reprennent la maison dans laquelle ils travaillaient tous deux déjà depuis des années ; c’est à eux surtout que l’on doit le glissement vers la littérature populaire et les grands feuilletonistes, quand Georges Decaux s’était tourné vers ce type de publications avec parcimonie : quand il privilégiait Louis Boussenard, Louis Jacolliot, ou Le Tour de France d’un petit Parisien d’Améro, qu’on pouvait encore rattacher à un souci de faire découvrir le monde à ses lecteurs, Désiré Montgrédien et Jules Tallandier multiplient les romans de Jules Mary ou de Paul d’Aigremont, qui assument plus

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clairement leur posture romanesque et négligent toute dimension éducative. Ils n’abandonnent pas pour autant la vulgarisation et les ouvrages pratiques, mais il est manifeste que le projet éducatif n’est plus central dans leur activité éditoriale. Ils développent en revanche les manuels et les guides pratiques qui, s’ils jouent leur rôle utilitaire, témoignent d’une approche à la fois moins ambitieuse et plus opportuniste de la transmission – à l’instar des livres et périodiques pionniers sur la photographie lancés par Frédéric Dillaye. Pourtant, si les ouvrages proposés par Désiré Montgrédien et Jules Tallandier s’apparentent davantage à ce qu’on décrit habituellement comme des publications populaires, les tirages et les prix pratiqués, eux, ne correspondent pas à l’image qu’on se fait d’une littérature de masse. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que se produise un tournant essentiel : peu après le départ d’Armand-Désiré Montgrédien, qui lui cède ses parts en 1901, Jules Tallandier doit faire face à la révolution que représente le « Livre populaire » lancé par son concurrent Arthème Fayard en 1905. Il réagit en créant ses propres collections à très bas prix, le « Roman populaire » (à 85 centimes), puis les deux séries du « Livre National ». Leur coût, 60, puis 65 centimes, suppose en effet des tirages beaucoup plus importants pour que l’éditeur parvienne à l’équilibre. Ces supports font basculer de façon nette l’éditeur du côté d’une logique sérielle, dans laquelle la figure de l’écrivain est absorbée par le principe même de la déclinaison du produit. Dès lors que l’éditeur pense une cohérence de collection, les auteurs apparaissent plus encore qu’avant comme des rouages, et le consommateur tend lui aussi à choisir ses lectures en fonction de la collection et de ses variations, plutôt que de l’identité de l’auteur. Ce glissement vers le roman sériel se traduit par une scission nette, au sein du catalogue, entre les publications de vulgarisation et les publications de pur divertissement. Elles coexistent, mais ne sont plus confondues. Cela s’explique sans doute par la distinction claire se produisant dans les supports de diffusion avec le développement de collections cohérentes correspondant à des logiques d’achat dif-

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férenciées. À partir de cette date, Jules Tallandier sera en effet soucieux de bien distinguer ses collections et ses périodiques en fonction des publics visés, y compris sur le terrain de la littérature populaire : d’un côté, les magazines recherchant la légitimité (les deux Lisez-moi, Historia), de l’autre les journaux à quelques sous, L’Œil de la police, Le Jeudi de la jeunesse ; d’un côté les collections (identifiées généralement par la couleur bleue) qui recherchent une légitimité morale ; de l’autre, la série des déclinaisons à très bas prix du « Livre National » rouge, plus sulfureux, plus populaire aussi. De même, au lendemain de la Grande Guerre, à côté des séries à bas prix dans lesquelles sont publiés les Jules Mary, Maxime Villemer, Charles Mérouvel, Jean de La Hire et Arthur Bernède, l’éditeur prend soin de créer des collections qui, par leur présentation, prétendent à une plus grande littérarité : c’est le cas des romans de Delly, de Max du Veuzit ou d’André Armandy, que le prix et la présentation identifient comme plus prestigieux – sans même évoquer les collections d’essais, visant un tout autre public, à l’instar de la « Bibliothèque Historia » ou de la « Collection du temps présent ». D’autres collections enfin misent sur leur légitimité pour jouer un rôle de prescripteur culturel ou littéraire : après les deux périodiques Lisez-moi et leur fractionnement en collections, ce seront, après la Seconde Guerre mondiale, des clubs comme le « Cercle du Nouveau Livre » ou le « Trésor des lettres françaises ». On voit qu’il existe tout une série de distinctions opérées parmi les auteurs « paralittéraires », dont le choix des collection est un indice : même si elle n’écrit pas des grandes œuvres littéraires, Delly ne se confond pas avec Marcel Idiers, tout comme André Armandy n’est pas Albert Bonneau. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que des échanges ne se produisent pas aussi bien dans le jugement sur les œuvres que dans celui sur les supports, comme en témoigne l’évolution de l’image de Delly et de Max du Veuzit, ou de celle du Lisez-moi bleu. Dans l’ensemble, ce sont deux logiques éditoriales différentes qui vont se développer après 1919, obéissant à deux circuits de diffusion

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distincts : celle de la littérature populaire, vendue dans les kiosques et les merceries, supposant de forts tirages et des coûts peu élevés, celle, plus confidentielle, des collections légitimées, reposant sur le circuit traditionnel de la librairie. C’est à cette époque que Jules Tallandier devient l’un des principaux éditeurs populaires, imposant ses titres et ses collections dans des formats très variés. Il se lance en particulier résolument dans l’exploitation romanesque des grands succès cinématographiques : lui qui avait fait, avec Désiré Montgrédien, le pari de la photographie amateur alors que l’invention de l’appareil Kodak venait à peine de lancer cette vogue, lui qui s’était essayé, peu avant 1914, à la production de films tirés des grands succès populaires, domine dans les années 1920 le marché important des ciné-romans, avec en particulier la fameuse collection du « Cinéma Bibliothèque ». Pourtant, c’est un secteur saturé que celui de l’édition populaire dans l’entre-deux-guerres, et si Tallandier multiplie les collections, c’est aussi pour faire pièce à ses concurrents, et pour occuper autant que possible le terrain. Face à lui, Fayard règne encore, avec sa collection du « Livre populaire », mais il n’est pas animé par un souci de développer constamment de nouvelles collections. En revanche, Tallandier doit compter avec Ferenczi, un redoutable concurrent, mais aussi avec les frères Offenstadt, Jules Rouff, les Éditions Modernes et une multitude de petits éditeurs, dont les collections à très bas prix inondent le marché. Pour contrer ces concurrents, l’éditeur multiplie les lancements, reproduisant ses titres sous tous les formats et à tous les prix, participant à la saturation d’un marché en pleine surchauffe, et à la dégradation de la valeur des auteurs et de leurs œuvres. La position de Tallandier va finalement se retrouver fragilisée sous la pression de trois événements. Le premier de ces événements est le passage sous exclusivité des Messageries Hachette en 1931, qui désorganise profondément la distribution, faisant perdre à l’éditeur une part importante de ses dépôts de vente traditionnels. Un an et demi plus tard, c’est la mort de Jules Tallandier en 1933, peu après

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le rachat par Hachette, qui laisse le navire sans capitaine. Enfin, la crise, qui touche violemment l’ensemble de l’édition populaire, va se traduire par un effondrement général des ventes. La fin des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale verront la maison survivre à force de rebrochages et de rééditions animées de main de maître par Rémy Dumoncel, le gendre de Jules Tallandier, sous la présidence de Fernand Brouty. Les années d’Occupation seront celles de tensions entre les velléités collaborationnistes d’un Victor Bassot et les réticences de Rémy Dumoncel, qui finira sa vie en déportation. Après la Seconde Guerre mondiale, Maurice Dumoncel reprend une maison atone, dont les collections populaires apparaissent bien désuètes, dans le fond comme dans la forme, et qui ne résisteront guère à la montée en puissance de nouveaux éditeurs comme Fleuve Noir et les Presses de la Cité. En outre, des accords tacites passés avec Hachette interdisent à la maison de concurrencer les autres filières du groupe. Maurice Dumoncel doit donc explorer de nouvelles pistes éditoriales. Ce sera d’abord le magazine Historia, décliné sous forme de livres d’Histoire en fascicules vendus en kiosques et par courtage, puis la vente par correspondance, qui permettra, par le biais du « Cercle romanesque », d’asseoir la domination de Tallandier sur le terrain de la littérature sentimentale, et ce malgré la montée en puissance de Cino Del Duca et des Éditions Modernes. Après la guerre, si Tallandier peut être qualifié d’éditeur populaire, c’est non seulement parce qu’il reste une figure importante de la littérature sentimentale, arrimant ses collections aux noms de Max du Veuzit, Delly, Magali, Saint-Ange, etc., mais aussi au sens où il privilégie certains supports et canaux de diffusion, qui se traduisent par des textes peu légitimés : Histoire romanesque et vulgarisation, digests, littérature moyenne ou académique, écritures jouant sur l’hybridité des formes, etc. Vente par correspondance, ouvrages encyclopédiques proposés en fascicules dans les kiosques et par courtage en volumes, marqueront le pas dans les années 1970 pour une série de raisons conjoncturelles (échecs de nouveaux projets, grève de la Poste, etc.), mais,

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c’est plus fondamentalement la concurrence de groupes éditoriaux plus solides qui mettra à mal la situation de Tallandier. L’arrivée d’Harlequin à la fin des années 1970 viendra en effet porter un coup mortel aux collections sentimentales de la maison. Au moment où la famille Dumoncel revend ses parts à Hachette, en 1980, Tallandier traverse une crise profonde dont les successeurs du PDG ne prendront pas tout de suite la mesure. Il leur faudra alors repenser entièrement leur métier, et abandonner le terrain de l’édition populaire pour se consacrer exclusivement à l’Histoire, secteur alors dominé par Gallimard, Fayard et le Seuil. Les transformations subies au cours des décennies par la maison d’édition témoignent de la plasticité même de la notion d’éditeur populaire : de la posture politique d’un éditeur militant, on glisse vers une interprétation plus culturelle, puis vers une conception essentiellement économique. Car dès lors qu’on comprend que l’édition populaire ne se limite pas au seul espace de la littérature, on saisit également qu’elle peut prendre des formes beaucoup plus complexes que celles auxquelles on la limite trop souvent, des romansfeuilletons et de leurs avatars. Les définitions peuvent varier, et des conceptions différentes du rôle de l’éditeur peuvent se rencontrer dans une même maison. Cela se traduit alors par des séries d’échanges entre les pratiques : écriture romanesque et vulgarisation, logique de la distinction et sérialisation des formes… Ces transformations sont également dues à l’évolution des supports de production et des circuits de diffusion, dont on ne dira jamais assez l’incidence sur les contenus : on ne publie pas les mêmes romans dans la presse et en volume ; de même il y a des types de textes plus adaptés à la publication en livraisons, en « petits livres », à la vente par correspondance, etc. Et l’incidence du support touche non seulement au choix des textes opéré par l’éditeur, mais aussi, bien souvent, à l’écriture des auteurs, aux thèmes privilégiés, aux structures narratives, et aux modes de lecture.

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Ces transformations sont aussi affaire de valeurs : même dans le domaine des productions populaires, l’idéologie de l’éditeur ne s’efface pas entièrement derrière les stéréotypes véhiculés par les concurrents et l’incidence des formes et des supports sur les contenus, pas plus qu’elle ne cède totalement à la pression du marché. De Georges Decaux et François Polo à Maurice Dumoncel en passant par Jules Tallandier et Rémy Dumoncel, on voit combien les orientations de la maison sont aussi commandées par tout un ensemble de principes : ceux d’une gauche plus ou moins opportuniste ou ceux qui sont supportés par un souci de respectabilité, et qui conduisent Jules Tallandier et ses successeurs à abandonner à quelques exceptions près les tentations grivoises de la fin du XIXe siècle pour des « romans qu’on peut mettre entre toutes les mains », et à rechercher l’assentiment de l’abbé Bethléem et de la Revue des lectures plutôt que celui de la Libraire anticléricale. Le glissement continu de la maison vers des positions conservatrices et son ancrage à droite se lisent dans l’évolution des publications, aussi bien sur le terrain des collections populaires, toujours plus soucieuses de ne pas attenter aux bonnes mœurs, que dans les ouvrages de vulgarisation historique, privilégiant les plumes d’auteurs marqués à droite. Mais ce souci de respectabilité ne doit pas être limité à une perspective purement idéologique. Il s’explique aussi par la position d’un éditeur installé, cherchant à se distinguer de ses concurrents plus populaires. C’est dans ce mouvement de balancier, entre pratiques sérielles, presque collectives, du champ culturel, et décisions prises par une succession d’individus, que se caractérise aussi l’activité d’une maison d’édition populaire comme Tallandier, aujourd’hui encore accolée symboliquement aux auteurs sentimentaux du passé.

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I De la maison F. Polo à la Librairie Illustrée (1865-1874)

Si les maisons d’édition sont souvent l’affaire d’un homme, tels Louis Hachette ou Pierre-Jules Hetzel, ce n’est pas le cas de l’entreprise Tallandier. Certes, c’est Jules Tallandier qui lui imprime le plus durablement sa marque, et c’est sous son nom que la société perdure, même après que ses héritiers l’ont revendue au groupe Hachette et que Maurice Dumoncel, son descendant, a été contraint d’en abandonner la direction. Mais la maison possède une riche préhistoire, puisqu’elle a d’abord été connue sous le nom des « Bureaux de l’Éclipse », puis sous celui de la « Librairie Illustrée », dont les fondateurs ont été François Polo et Georges Decaux en 1871. Leurs premières publications sont éloignées de l’édition populaire telle qu’on l’entend aujourd’hui, et touchent de préférence à l’actualité culturelle, l’Histoire, la politique et l’humour, auxquels s’ajoute bientôt la vulgarisation scientifique ; en outre, elles ressortissent davantage de la presse que du monde du livre. On peut s’étonner de constater une telle distance entre les fondations de la maison et ce qu’elle est devenue par la suite, d’autant que les changements intervenus dans le catalogue qui ont métamorphosé le groupe de presse politique en entreprise d’édition populaire se sont faits extrêmement vite : en 1892, soit vingt ans après la fondation de la Librairie Illustrée, la transformation est largement opérée. Il est possible de retracer la genèse qui a conduit un petit groupe de presse antibonapartiste à chercher à élargir son public en s’ouvrant

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à d’autres centres d’intérêts, puis à se diriger progressivement vers le roman populaire. La mutation a été facilitée par les transformations que subit le monde de l’édition et par l’éclipse de certaines idéologies : le déclin des maisons d’édition militantes, le reflux du combat antibonapartiste et le développement d’une politique expansionniste et belliqueuse enfin, ont joué un rôle fondamental dans ces changements. En réalité, ce glissement ne peut être tout à fait compris que si l’on prend en compte l’importance des choix qui s’opèrent en parallèle dans les modes de diffusion, et l’incidence que de telles mutations peuvent avoir sur les contenus. En s’associant avec Georges Decaux pour offrir de nouveaux horizons à son groupe de presse, François Polo s’éloigne de ce qui faisait son fonds de commerce, l’actualité politique et culturelle, et le mode d’expression qu’il avait mis en avant, la satire, parce qu’il abandonne le média qui sert de support privilégié à ce type de discours, le journal, pour lui substituer une forme qui lui est proche, la livraison. Le système des livraisons consiste en effet à proposer un ouvrage complet et segmenté en une série de petits cahiers numérotés diffusés à raison d’un ou deux numéros par semaine. Pour le lecteur, l’avantage de ce système de vente est évident puisqu’il permet d’accéder à des ouvrages relativement coûteux en ne payant à chaque fois qu’une faible somme (de 5 à 50 centimes le numéro) ; pour l’éditeur, le système permet de mieux répartir les coûts dans le temps, et de disposer en permanence de liquidités, problème fondamental du monde de l’édition à l’époque. Mais si la livraison ressemble par son aspect et son type de diffusion au journal, elle est liée à une logique du long terme et à une unité d’ensemble préalable à la diffusion du livre. De ce fait, elle exige une durée qui se prête mal à l’évocation de l’actualité. De fait, la plupart des publications que va imposer Georges Decaux, même les périodiques – Le Musée universel, La Science illustrée, La Lecture – s’inscrivent dans une logique opposée à celle du temps court. Ce sont les grands romans et les livres de référence (encyclopédies, tableaux historiques…) qui l’emportent, même si les choix de l’éditeur sont

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influencés par l’actualité politique ou culturelle et par les entreprises de la concurrence. De telles transformations s’inscrivent également dans les changements plus vastes que subissent à cette époque la conception même de peuple et celle, qui lui est associée, de l’édition populaire. En glissant d’une vision plutôt politique du peuple héritée de la tradition de 1848 et de la Commune vers une conception économique, insistant sur l’accès pour toutes les bourses à une culture légitimée, la maison d’édition va transformer en profondeur sa mission. Il ne s’agit plus d’éduquer le peuple pour nourrir le combat républicain, orientation qui transparaissait dans les choix de François Polo, mais de permettre à chacun d’accéder à une culture bourgeoise quoique vécue comme universelle : Beaux-Arts, littérature, connaissances historiques, géographiques, scientifiques… Une telle conception de la culture populaire définie à partir d’un idéal universaliste exigeant est souvent négligée des chercheurs parce qu’elle ne se traduit pas en apparence par un style et des structures narratives identifiables, contrairement par exemple au roman-feuilleton ; elle est pourtant centrale dans les premières décennies de la Troisième République. Et si elle mime la culture légitimée, elle ne se confond pas tout à fait avec elle : comme il existe une vulgarisation scientifique et historique, il existe une vulgarisation culturelle, qui impose des textes et une écriture spécifiques. Des œuvres comme celles de Jules Claretie ou de Louis Jacolliot se situent ainsi au croisement de la littérature et de la vulgarisation, et invitent à postuler l’existence d’une autre conception du populaire que celle qui l’emporte déjà, à l’époque, dans le roman-feuilleton ; loin de l’écriture industrielle, s’impose un style académique qui diffuse en quelque sorte l’esprit d’une écriture grand public comme se répand celui d’un savoir vulgaire. Les auteurs publiés par La Lecture font ainsi pendant aux ouvrages de vulgarisation de Louis Figuier et de Jules Trousset. Il faudra attendre le début du siècle et le rachat des actions de Désiré Montgrédien par Jules Tallandier pour que la maison d’édi-

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tion délaisse un tel modèle de communication entre l’éditeur populaire et son destinataire. Encore en retrouve-t-on trace par la suite, aussi bien dans les différents Lisez-moi que dans la revue Historia ou, bien plus tard, dans la « Bibliothèque napoléonienne », les cercles ou la collection « Nostalgie ». Et si l’on retient surtout de Tallandier son rôle d’éditeur de littérature populaire de grande consommation, la maison est toujours restée liée à une autre conception de l’édition populaire, celle de la vulgarisation culturelle, littéraire, historique ou scientifique. Loin d’être des domaines d’activité indépendants, ces deux champs éditoriaux entretiennent des relations souvent étroites : liens entre le roman d’aventures et la vulgarisation géographique, dramatisation romanesque de l’Histoire grand public, dégradation du contenu du Lisez-moi bleu, glissant d’une littérature académique vers une littérature sentimentale. Entre la vulgarisation et la littérature populaire, entre les œuvres populaires semi-légitimées et les œuvres sans légitimité, les échanges sont plus nombreux qu’il n’y paraît, et c’est ce qui fait une grande part de l’originalité de cette maison d’édition aujourd’hui presque cent cinquantenaire.

François Polo et L’Éclipse, prémices d’un éditeur populaire Les premières années de ce qui ne s’appelle pas encore la Librairie Illustrée voient se mêler deux conceptions de l’édition populaire dont l’origine est à rechercher à la fois dans le contexte politique et dans la personnalité des deux créateurs de la maison, Georges Decaux et François Polo. En 1871, François Polo2, éditeur de journaux satiriques, s’associe avec Georges Decaux, pour fonder ce qui deviendra rapidement la Librairie Illustrée. Si François Polo est à l’époque un 2. Sur François Polo, on consultera la nécrologie publiée dans la partie « chronique » de la Bibliographie de la France du 7 mars 1874, p. 62-63.

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patron de presse qui possède déjà plusieurs journaux, La Chanson illustrée, L’Éclipse, Le Monde comique, La Lanterne de Boquillon3, et s’il a déjà publié une dizaine d’ouvrages et d’opuscules sous la marque des Bureaux de l’Éclipse, Georges Decaux ne paraît pas avoir eu d’activités dans le monde de l’édition auparavant, sinon en tant qu’auteur, puisqu’il a fait paraître en 1868 un petit essai sur Charles Baudelaire à la Librairie de l’Académie des bibliophiles4. Le projet éditorial est donc l’émanation d’un groupe de presse, et il va rester les premières années avant tout une entreprise journalistique. Mais il ne s’y cantonne pas : après la chute de Napoléon III, et au plus fort du succès du journal L’Éclipse, il est probable que Polo a cherché à se diversifier en s’associant avec un individu issu d’horizons différents du sien : là où les publications des Bureaux de l’Éclipse apparaissent comme l’extension directe de ses périodiques, offrant aux lecteurs des ouvrages humoristiques ou politiques, la Librairie Illustrée propose, à côté des pamphlets et des albums comiques, des publications littéraires, culturelles ou de vulgarisation, qui se ressentent de l’influence de Decaux. François Polo a déjà une longue carrière dans le journalisme avant sa rencontre avec Georges Decaux, et les charges de L’Éclipse ou l’orientation des publications plus tardives ne doivent pas nous tromper : ce n’est pas par le biais de la politique, mais par celui du théâtre que François Polo a abordé le monde de l’édition5. Né à Cayenne en 1832, il a rejoint la métropole pour tenter sa chance dans les lettres. Il écrit avec son frère, Auguste Polo6, un Télémaque et Calypso,

3. Tous sont des périodiques humoristiques. 4. Charles Baudelaire, par MM. Albert de La Fizelière et Georges Decaux, Paris, à la Librairie de l’Académie des bibliophiles, 1868. 5. Ce goût durable pour le théâtre, dont on retrouve maintes traces dans L’Éclipse et La Chanson illustrée, conduira François Polo à reprendre Le Théâtre illustré en juillet 1869. 6. Auguste Polo meurt du choléra quelques années avant son frère.

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« Ballet-Vaudeville-Fantaisie en quatre tableaux », joué pour la première fois sur la scène du Grand-Théâtre de Nantes le premier mars 1859. La dédicace au chef d’orchestre populaire Solié qui ouvre l’édition de la pièce en volume, l’esprit farce et le choix du ballet-vaudeville, témoignent du fait que Polo a déjà choisi son orientation, celle qui va le lier à l’univers des cabarets, à l’esprit bohème et à un refus du sérieux, qui sont souvent, sous l’Empire, le refuge de ceux qui n’acceptent pas ce régime d’oppression et de censure. Le goût du café-concert vient en premier chez Polo, bien avant les idées politiques. C’est d’ailleurs par le biais de la critique théâtrale qu’il fait son entrée dans le monde de la presse : il est à 22 ans correspondant dramatique du Messager des théâtres ; puis il devient chroniqueur à L’Illustration militaire. Il fréquente ensuite les milieux bohèmes parisiens, Eugène Vermersch7, Ernest d’Hervilly, Paul Mahalin, les dessinateurs Félix Régamey et Gédéon. Il y rencontre André Gill, et l’embauche sur le projet du journal La Lune 8, dont il ne devient directeur qu’à partir du numéro 85, succédant à Daniel Lévy, son fondateur. Paul Mahalin évoque dans un article cette création, mettant en évidence les innovations qui lui ont été associées et les filiations qui relient ces journaux à la Deuxième République et à l’essor de la caricature qu’elle avait connu : Créer un Charivari à deux sous, – un Charivari populaire – un Charivari aux bonshommes coloriés… Ah ! les bonshommes coloriés !… L’œuf de Christophe Colomb sur la pointe de l’aiguille !… Soit ; mais encore fallait-il savoir le faire tenir !… Et l’idée était excellente, puisque vous l’avez imitée, – n’est-ce pas,

7. Vermersch collabore au Hanneton à l’époque où François Polo y travaille. 8. Voir la version romancée de cette rencontre dans Jean Valmy-Baysse, Le Roman d’un caricaturiste, Paris, Marcel Seheur, 1927 (réédité en 1991 aux Éditions du Félin sous le titre André Gill l’impertinent).

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messieurs du Hanneton, du Masque, du Bouffon, de la Scie, du Grelot, de la Fronde, de la Timbale, et du Sifflet 9.

Du « Charivari à deux sous » (10 centimes) aux « bonshommes coloriés », autrement dit les illustrations, qui bénéficient du principe du coloriage au patron, les deux traits mis en avant définissent bien l’orientation populaire de l’éditeur, et confirment qu’une telle orientation est autant affaire de contenus que d’innovations apportées au média. L’introduction de la couleur dans les charges de Gill a certes une portée limitée, mais elle reste, dans la mémoire de Paul Mahalin, l’une des caractéristiques les plus marquantes du journal. Georges Decaux saura s’en souvenir quand il appliquera systématiquement à ses publications les progrès réalisés dans les techniques de la reproduction de l’image. La Lune puis L’Éclipse sont des journaux d’actualité culturelle et satirique. Resitués au sein des autres publications de l’éditeur – La Chanson illustrée, Le Monde comique, La Lanterne de Boquillon, les almanachs comiques – ils apparaissent avant tout comme des périodiques populaires et humoristiques, même si les opinions républicaines, donc alors de gauche, que partagent ceux qui y participent expliquent que les préoccupations politiques ne soient jamais absentes du contenu des périodiques, y compris de ceux en apparence les plus éloignés de ces questions. C’est peut-être l’éditorial du premier numéro de La Chanson illustrée qui exprime le mieux cette relation à la politique : Grâce au café-concert, une fusion s’est opérée entre le salon et l’atelier, entre le piano et l’orgue de barbarie. Il y a opportunité à créer un recueil qui puisse figurer en même temps sur le guéridon de la femme du monde et sur l’établi de l’ouvrier. La 9. Paul Mahalin, « Mon vieil ami François Polo », L’Éclipse, n° 279, 1er mars 1874.

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chanson a fait plus pour l’égalité que mainte grande feuille politique10.

La double préoccupation apparaît clairement ici : il s’agit de s’amuser, à longueur de bouts rimés, de chansons « sur l’air de », de grivoiseries et d’à-peu-près. Mais si le rire et le divertissement sont centraux, le discours politique n’est jamais loin. Pour preuve les chansons qui témoignent d’une sensibilité républicaine et populiste, évoquant indirectement le souvenir de 1848 : « Le Concile œcuménique », « Jacques Bonhomme », « le chant du père Giraud »… Quant au dernier numéro, il célèbre « La République ». Ces chansons sont de plus en plus nombreuses dans les pages du journal, mais elles le disputent aux grivoiseries et aux romances. C’est la même orientation qui va commander aux publications plus tardives, comme les nombreux almanachs satiriques que propose l’éditeur : Almanach du Trombinoscope de Touchatout, Almanach du Tintamarre, Almanach du Monde comique, Almanach de Boquillon, Almanach de la République… Derrière les publications dérivées de périodiques humoristiques et des almanachs populaires, on devine aussi l’esprit des anciens almanachs républicains, dont le succès a été stoppé net par le coup d’État du futur Napoléon III et l’interdiction de diffusion pour ce type de publications qui l’a suivi11. La cohérence éditoriale des publications de la jeune maison s’organise autour du journal L’Éclipse. Or, même dans ce domaine, il ne semble pas que le militantisme politique ait animé dès l’origine le projet de Polo. Le Hanneton, « journal des toqués », auquel il participait auparavant, était un « journal satirique et littéraire », mais qui évoquait 10. « Deux mots », La Chanson Illustrée, 28 mars 1869. Le rédacteur en chef du périodique est Alexandre Flan, le directeur, François Polo, le gérant, Charles Grou puis François Polo. Cet éditorial relie la chanson de la fin de l’Empire à celle de la Deuxième République, ce qui, en 1869, était perceptible par le lecteur. 11. Ronald Gosselin, Les Almanachs républicains ; Traditions révolutionnaires et culture politique, Paris, L’Harmattan, 1993.

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surtout la vie culturelle, et la fondation de La Lune, en octobre 1865, s’inscrit dans la même tradition : elle vise d’abord l’homme de presse Millaud (autant par souci publicitaire que par intention satirique), directeur du Soleil dont le titre La Lune est un démarcage (mais le titre renvoie également à une périodicité : « La Lune. Paraissant toutes les nouvelles lunes »)12. Le journal ne devait pas avoir à l’origine d’opinion politique arrêtée, même si la plupart des collaborateurs – Vermersch, Ernest d’Hervilly, Paul Mahalin13 – sont connus pour leurs opinions de gauche. Malgré ou à cause de son succès – elle est vendue à 50 000 exemplaires en moyenne le numéro – La Lune connaît très vite des problèmes avec la justice du fait de son hostilité au pouvoir bonapartiste. Elle est rapidement interdite14, et cesse de paraître en 1868, à la suite de la publication d’une caricature intitulée « Les lutteurs masqués » qui prenait le parti de Garibaldi contre le pape. Lors de la condamnation, le juge aurait affirmé : « La Lune devra connaître une éclipse ». Rien n’a été plus vrai : le dernier numéro est daté du 17 janvier 1868 ; le 26 janvier, prenant à la lettre le jugement, paraît le premier numéro d’un autre hebdomadaire intitulé… L’Éclipse, évoquant à la fois la disparition brutale et provoquée du journal précédent et la volonté de continuer l’œuvre malgré la répression et la censure. Loin de chercher à rogner sa plume, le journal intensifie ses attaques contre Napoléon III, que Gill peint en Rocambole, nouveau symbole, après Robert Macaire sous la monarchie de Juillet, du voleur de grand chemin et du criminel endurci. Malgré les interdictions en série, le succès du périodique ne se dément pas et, après la chute de Napoléon III et une brève interruption du journal, d’octobre 1870 à avril 1871, due à la guerre et 12. Voir Paul Mahalin « Mon vieil ami François Polo », L’Éclipse, n° 279, 1er mars 1874. 13. Voir Francis Sartorius, Tirs croisés, la petite presse bruxelloise des années 1860, Tusson, Du Lérot, 2004 ; et Roger Bellet, Jules Vallès, journalisme et révolution, 18571885, Tusson, Du Lérot, 1987-1989, 2 vol. 14. Jugement du tribunal correctionnel de la Seine en date du 29 novembre 1867.

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à la Commune15, L’Éclipse reparaît, prolongeant ses attaques contre les serviteurs de la monarchie ou de l’Empire. Mais le journal prend également une part active à la défense des intérêts de la République, vantant autant que possible les mérites d’un François Arago, d’un Eugène Spuller, ou d’un Léon Gambetta, les radicaux du moment. Fréquemment interdit sous le Second Empire16, le journal continue de subir la censure au début de la Troisième République, au point que, juste retour des choses, Gill finit par faire d’Anastasie elle-même le sujet de ses charges, et par se représenter, aux côtés de François Polo, suivant un corbillard lors de « l’enterrement de la caricature », au plus fort de l’Ordre moral, en novembre 187317. Après la chute de Napoléon III et la proclamation de la République le 4 septembre 1870, L’Éclipse jouit d’un certain prestige, auréolée qu’elle est des interdictions en série qu’elle a eues à subir. C’est donc tout naturellement que François Polo tente d’en tirer parti en étendant ses activités à d’autres domaines de l’édition. Il conçoit ces nouvelles activités tout à la fois comme un prolongement et une diversification de ce qu’offre L’Éclipse. Les périodiques qu’il propose à partir de 1871 sont édités sous la marque des Bureaux de l’Éclipse, ce qui signifie que le journal est son propre éditeur. Car François Polo se pense principalement comme un patron de presse.

15. Événements auxquels Gill prend part, puisqu’il est nommé, durant la Commune, conservateur du musée du Luxembourg. Ernest et Alphonse Humbert (le Boquillon de La Lanterne de Boquillon) ont eu de leur côté une activité polémique durant cette période. En revanche, François Polo a été accusé par les Communards d’avoir correspondu avec les Versaillais. Bien plus modéré que Gill, Polo est souvent brocardé par ce dernier pour sa prudence politique. 16. À tel point que Polo proteste officiellement suite à l’interdiction de certains numéros du journal (AN, F18/286) et à sa condamnation pour le numéro consacré à Victor Noir, assassiné par le prince Bonaparte le 16 janvier 1870 (AN, F18/342, BB24/722). 17. « L’enterrement de la caricature », L’Éclipse, 30 novembre 1873. Rappelons que, depuis la mise à l’écart d’Adolphe Thiers, le duc de Broglie dirige le gouvernement en garant de l’Ordre moral, tandis que le maréchal de Mac-Mahon préside aux destinées du pays.

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Rien d’étonnant non plus que les ouvrages publiés le soient à l’adresse du journal, 16 rue du Croissant, adresse qui n’est pas anodine18. À l’époque, la rue du Croissant et celles qui l’entourent sont le centre névralgique de la presse parisienne : presque tous les pas de porte sont occupés par des journaux et leurs imprimeurs. On y trouve les journaux conservateurs, bonapartistes et monarchistes, La Patrie, ParisJournal, L’Ordre, Le Peuple français ou Le Soleil, les journaux républicains La Marseillaise, Le Nouveau Journal, et de nombreux hebdomadaires, comme La Vie parisienne, Le Soleil littéraire, Les Bons Romans, etc. Dans les rues avoisinantes, on trouvera, plus tard, les bureaux de L’Aurore, de L’Humanité (en 1904), de La République, de La Liberté et de quelques autres grands organes de presse qui marquent les quatre premières décennies de la Troisième République. Bien des années plus tard, Jules Tallandier se souviendra d’ailleurs de l’atmosphère très particulière de cette rue où il a fait ses armes, de « ce quartier fiévreux, de ce laboratoire intensif d’idées, qu’était à cette époque et qu’est encore maintenant “Le Croissant”, fournaise bouillonnante d’où partent les journaux qui portent la parole de la France à travers le monde19 ». La croissance de la presse à cette époque se devine à la lecture des chiffres qui accompagnent la progression des quotidiens : un million d’exemplaires vendu chaque jour en 1870, 3 millions en 1881 et presque 10 millions en 1900-1910. Alors que le journal était vendu par abonnement avant 1860, la vente à la criée dans les rues a été autorisée d’abord en province en 1863 puis à Paris en 1868, et tout un petit peuple de camelots crieurs de journaux est sorti du pavé. Habitant la rue du Croissant ou ses alentours, les rues Réaumur, Saint-Joseph et Montmartre notamment, ces personnages hauts en

18. Par la suite, la maison va émigrer au 7 rue du Croissant puis, en 1895, au 8 rue Saint-Joseph. 19. Discours de Jules Tallandier lors d’une réception privée, à l’occasion de sa nomination comme officier de la Légion d’honneur en 1930.

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couleur et forts en gueule sont essentiels à la vente des titres qui font l’actualité20. Pour ce qui concerne la presse satirique, il va de soi que la gouaille des marchands ambulants était encore plus indispensable, car le commentaire des titres et des manchettes des périodiques entrait pour une bonne part dans la décision du promeneur d’acheter La Vie parisienne, L’Éclipse ou leurs concurrents. Être présent au cœur du quartier du Croissant était ainsi devenu une nécessité impérieuse après le vote de la loi du 29 juillet 1881 qui acheva de libéraliser la presse, l’affichage, le colportage et la librairie. S’il se pense manifestement comme un patron de presse, François Polo paraît avoir caressé de longue date le souhait de diversifier ses activités. Dès avant la guerre franco-prussienne, en avril 1870, on trouve, dans les pages de La Chanson illustrée une annonce pour « Un nouveau journal » rédigé par « l’élite de nos écrivains ». Si le projet est rapidement abandonné du fait de la guerre, le descriptif ressemble fort à celui du futur Musée universel. Les rédacteurs annoncés (Alphonse Daudet, Édouard Siebecker, André Lemoyne, etc.) sont d’ailleurs en grande partie les mêmes, puisqu’on les retrouve dans le journal d’après-guerre. Or, Le Musée universel est un des premiers périodiques à voir apparaître le nom de Georges Decaux, qui en est le directeur, et à attester une association entre Polo et lui. On peut penser que le projet annoncé dès 1870 était déjà celui du Musée universel, dont le premier numéro sort le 5 octobre 1872, et qui offre un contenu assez proche de celui promis avant guerre. On peut même avancer sans grand risque que Georges Decaux était également associé à ce précédent projet. En effet, parmi les noms des rédacteurs de ce journal sans titre, on trouve celui d’Albert de La Fizelière, érudit et rédacteur en chef à l’époque de la Petite Revue, bimensuel de bibliophilie, mais surtout corédacteur en 1868 de la première bibliographie des œuvres de Charles Baudelaire… avec Georges Decaux. 20. Jean-Yves Mollier, Le Camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard, 2004.

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De Polo à Decaux : ruptures et continuités du populaire Si l’on sait peu de choses sur les modalités initiales de l’association de François Polo et de Georges Decaux, tout semble indiquer que des projets éditoriaux avaient été envisagés en commun avant la guerre. C’est en tout cas au lendemain de celle-ci que les deux hommes décident d’étendre les activités éditoriales engagées autour de L’Éclipse et de les diversifier autant dans la presse que dans les publications d’ouvrages en livraisons. Decaux, qui possède une fortune personnelle, apporte une partie du capital. Dans le partage des tâches, il semble que Polo soit resté l’homme de presse et que Decaux ait eu plus particulièrement la responsabilité des publications en livraisons, mais le partage n’était pas nettement fait entre les deux hommes. De Decaux, on trouve un portrait dans une lettre d’André Gill à Jules Vallès datée d’août 1876, soit deux ans après la mort de François Polo. Si c’est un portrait écrit et non dessiné, c’est un portrait-charge, rien d’inattendu en cela de la part de cet artiste, mais il permet de se faire une idée de la personnalité de l’éditeur. Decaux Georges, 33 ans environ, petit, blond, tête de rat, Normand, retors, finaud, bibliophile, admirateur de la librairie anglaise, entreprenant et timide, enthousiaste et indécis, 12 idées par jour, une par heure ; la dernière lui paraît la meilleure, comme le dernier qui lui parle est le bon conseil pour lui. J’ai dit de Decaux à lui-même : Vous êtes de ceux à qui on propose de donner un bal dans le Champ de Mars et qui répondent : Oui, bonne idée, essayons dans les lieux d’aisance21.

21. André Gill, Correspondance et mémoires d’un caricaturiste, édition et présentation de Bertrand Tillier, Seyssel, Champ Vallon, 2006, p. 141.

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Malgré une sévérité qui s’explique à l’époque par des tensions de plus en plus grandes entre Gill et Decaux, c’est le portrait d’un éditeur actif et inventif qui se dessine, portrait qui sera également celui qu’en proposera à sa mort la nécrologie de la Bibliographie de la France qu’a probablement rédigée Jules Tallandier lui-même, évoquant sa « brillante intelligence, toujours en éveil22 ». Sous l’impulsion commune de Decaux et de Polo, le départ de la maison est très modeste. Quelques décennies plus tard, Jules Tallandier décrira les bureaux qui regroupent ses activités en ces termes : « c’est donc dans une simple pièce, au milieu du tohu-bohu de ce quartier fiévreux […] que commença, à côté de La Lune et de L’Éclipse, la Maison Decaux, qui devint plus tard, beaucoup plus tard, la librairie qui porte mon nom23. » De fait, on est frappé par le faible nombre des ouvrages proposés à l’origine et, malgré une extension continue, on doit reconnaître que la maison ne prend un véritable envol qu’après la mort de François Polo. Jusqu’en 1870, on compte quelques titres publiés aux Bureaux de l’Éclipse, généralement de petites brochures de quelques pages, sans doute vendus par les camelots parisiens24. En 1871, une douzaine d’ouvrages, la plupart commentant les événements survenus dans les années précédentes – guerre et Commune25 – s’inscrivent encore nettement dans la tentative de tirer parti du prestige de L’Éclipse en offrant des livres d’actualité. Puis les titres se diversifient et la proportion des ouvrages en livraisons ne cesse d’augmenter par rapport à celle des journaux 22. Bibliographie de la France, 1914. Dans la lettre déjà citée, André Gill parle d’un personnage « suffisamment intelligent » ce qui, étant donné le ton d’ensemble de la lettre, apparaît plutôt comme un compliment. 23. Jules Tallandier, discours cité. 24. Outre les périodiques, sont par exemple publiés Nos députés, brochure de 64 pages, Le Frontispice de l’Éclipse et Les Parodies de Gill (séries de caricatures), et des Cartes Transparentes. 25. Outre plusieurs almanachs, on trouve dans la Bibliographie de la France une Histoire de la Commune, une Histoire de la guerre, l’Histoire de la Révolution de 18701871 de Jules Claretie, Le Siège de Paris. Histoire complète du blocus et les œuvres de Boquillon et de Touchatout.

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et des feuilles, ce qui traduit encore davantage la volonté de toucher un public très populaire et peu argenté, celui de la rue plutôt que celui des salons et des grands hôtels. François Polo, qui s’intéresse à l’actualité culturelle, a trouvé chez Georges Decaux un associé qui, par son érudition, permet d’orienter aussi les publications vers l’histoire de l’art, la culture et le savoir. Cela s’explique par la personnalité de Georges Decaux : s’il partage les mêmes idées anticléricales et républicaines que son alter ego, il est avant tout un amateur d’art et de culture qui, outre la bibliographie de Charles Baudelaire, déjà citée, a consacré un texte à son ami Jules Claretie26 et se pique de posséder quelques tableaux. C’est peut-être précisément parce que Decaux est un lettré qu’il a pu intéresser François Polo. Ce dernier avait en effet toujours associé, dans ses journaux satiriques, la politique et l’art. Dans ces conditions, il est possible qu’il ait cherché à s’ouvrir, grâce à la collaboration avec Decaux, à d’autres champs intellectuels. Decaux est significativement directeur du Musée universel et des Beaux-Arts illustrés, les deux périodiques culturels de la maison. On sait également qu’il est à l’origine du projet de l’Histoire de la Révolution écrit par son ami Jules Claretie et édité en 187127. Autour du 16 rue du Croissant vont ainsi se développer trois marques plus ou moins influencées par chacun des deux hommes : les Bureaux de l’Éclipse, la Maison F. Polo et la Librairie Illustrée. Les Bureaux de l’Éclipse indiquent nettement leur origine. Ils sont une excroissance du périodique satirique fondé par François Polo. Les œuvres qu’ils proposent restent donc profondément liées aux positions et au ton du journal. On trouve de nombreuses publications satiriques, souvent de la plume de collaborateurs de L’Éclipse ou du Monde comique : ils publient ainsi les histoires farcesques de 26. Jules Claretie, 1840-1878, par un bibliophile, Paris, Librairie Illustrée, 1879. 27. C’est du moins ce qu’affirment systématiquement les nécrologies, de même que les textes que lui consacre Jules Tallandier.

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Touchatout (Léon Bienvenu28), les charges de Gill et un certain nombre d’almanachs comiques. Pour le reste, les ouvrages se consacrent en grande partie à l’histoire de la Commune et des autres révolutions populaires (comme la Chronique de la Révolution, en 1872, par Antonin Proust, futur ministre des Beaux-Arts). On trouve aussi des livres consacrés à la guerre franco-prussienne (tel ce Paris assiégé, scènes de la vie parisienne pendant le siège par le caricaturiste et illustrateur Draner, en 1871) et des charges contre Napoléon III. Même les textes satiriques ont généralement une portée politique : c’est le cas de l’Histoire de France tintamarresque de Touchatout, qui offre en 1872 une vision acerbe du gouvernement de Napoléon III, ou de la publication des Folies de la Commune, par Cham (publiées originellement par Le Charivari). L’ouvrage de Touchatout paraît certes se fonder avant tout sur une série de jeux de mots et d’à-peu-près (les Gaulois « avaient Thor et adoraient Tharamis. Avaient-ils raison d’avoir Thor et d’adorer un des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas? »), mais il choisit son camp lorsqu’il se rapproche de l’époque contemporaine. Ainsi évoque-t-il les journées paroxystiques de la Révolution française dans des termes sans équivoque : « il est à peine besoin de faire ressortir combien il serait puéril de mettre en parallèle ces excès passagers et les résultats obtenus. S’il fallait que la crainte de quelques troubles intestins nous arrêtât, ni les nations ni les hommes ne se purgeraient jamais » – façon sommaire d’excuser la Terreur. Enfin, l’éditeur propose une collection de livres à 25 centimes intitulée « Bibliothèque populaire » essentiellement centrée sur des ques28. Après avoir été typographe et comptable, Léon Bienvenu, dit Touchatout, a intégré en 1863 Le Tintamarre de Louis Auguste Commerson ; en 1868, il en est l’associé, et en 1872, le propriétaire. On lui doit en particulier une Histoire de France tintamarresque, une Histoire tintamarresque de Napoléon III ainsi qu’une série de biographies réunies sous le titre du Trombinoscope. François Polo rachète en octobre 1871 les droits de l’Histoire de France à l’éditeur Richard, qui ne l’avait que partiellement publiée. Il demande à Richard Lesclide et Georges Lafosse, les illustrateurs de Touchatout, de lui fournir des illustrations complémentaires. Le contrat est renouvelé en 1878 par Georges Decaux.

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tions politiques29 ainsi que des almanachs et des ouvrages historiques, qui ont toujours une dimension politique ou polémique (comme l’Histoire de l’Inquisition de Jules Cauvain ou Les prêtres et les moines à travers les âges par Hippolyte Magen). On remarque une certaine dissonance entre l’approbation de la Terreur en 1793 et le refus, ailleurs, des « folies » de la Commune en 1871, ce qui permet de situer la maison Polo-Decaux dans une mouvance authentiquement républicaine mais non socialiste, voire radicale, façon Clemenceau. Moins spécialisée, la marque « F. Polo » s’ouvre largement à la littérature, avec des œuvres de Jonathan Swift et de Marguerite de Navarre, mais qu’il s’agisse de monographies ou d’œuvres de fiction, les visées politiques et la satire sont rarement perdues de vue : on trouve ainsi un ouvrage d’Arthur Ranc, Sous l’Empire, dont le soustitre, Roman de mœurs politiques et sociales dit bien les arrière-pensées de ce gambettiste qui avait connu les bagnes de Napoléon III et qui participa à la Commune en mai 1871. Quant aux récits alsaciens d’Édouard Siebecker, assez proches de ceux d’ErckmannChatrian, ils sont marqués par la montée du patriotisme revanchard qui leur donne aussi une portée politique. Face à ces deux marques, qui renvoient nettement à la paternité de François Polo, la Librairie Illustrée paraît bien tenir le milieu entre vulgarisation et ouvrages politiques, du moins dans les premières années : Léon Gambetta croise dans les catalogues Victor Hugo et Fenimore Cooper. La marque reflète ainsi la rencontre des deux hommes et le partage de convictions communes30. Et bien après la 29. Les auteurs sont Jules Claretie, Jules Cauvain, Elie Sorin, Édouard Siebecker… tous connus pour leurs opinions républicaines. 30. La marque « Georges Decaux » n’apparaît quant à elle qu’après la mort de François Polo. Elle a été officiellement enregistrée à la préfecture de police le 20 février 1875 avec, pour adresse officielle, le 16 rue du Croissant (AN, F18/2195). Depuis la suppression du brevet de libraire le 10 septembre 1870, une simple déclaration suffisait pour s’établir libraire, imprimeur ou éditeur. On constate vite le changement qu’a entraîné la disparition de l’un de ses fondateurs, puisque les livres publiés par Decaux sont avant tout des études et des ouvrages de vulgarisation scientifique.

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mort de Polo, on trouvera des noms issus de son entourage, comme Armand Silvestre (dont les contes gaillards sont en grande partie publiés à la Librairie Illustrée), ou Jean Richepin, qui a écrit avec Gill L’Étoile, pièce en un acte, en 1873, et La Chanson des gueux dont la publication vaudra à l’éditeur une condamnation par le tribunal civil de la Seine le 15 juillet 1876 à une amende de 500 francs31. En réalité, l’évolution des intitulés traduit un double glissement : l’un, d’une logique de presse à une logique d’édition, et l’autre, sensible et rapide, du politique vers l’éducatif et le culturel au sens large. Le premier glissement apparaît dans les transformations que subit l’intitulé de la maison d’édition: « En vente aux Bureaux de l’Éclipse » (mars 1871) annonce une logique de produit dérivé d’un journal ; « Publication de l’administration de L’Éclipse » (septembre 1871) fait encore du journal la production phare de la maison, mais s’en émancipe ; « Publications illustrées de F. Polo, éditeur » (1873) indique que l’homme de presse est devenu éditeur à la faveur de la suppression du brevet et de l’abolition de la législation répressive qui entourait cette profession. Et si la plupart des publications se font à cette date sous la marque de F. Polo, la « Librairie Illustrée » apparaît généralement en doublon, mettant en évidence la place de plus en plus grande prise par Georges Decaux. Ce changement de support de la presse à l’édition se traduit par le passage de l’actualité culturelle et politique (qui correspond au rythme de la presse) à un fonds centré sur la vulgarisation culturelle et scientifique (dont l’usage s’inscrit dans la durée, et qui doit exhiber son caractère pérenne pour justifier un prix relativement élevé). Tandis que les publications de Polo, nées de la lutte contre Bonaparte, sont soutenues par un projet politique que l’on peut constamment lire jusque derrière les pochades les plus innocentes, Georges Decaux va progressivement détacher la Librairie Illustrée de son orientation politique pour se diversifier et s’ouvrir très lar31. AN F18/2195.

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gement à la vulgarisation populaire. En agissant de la sorte, il prépare le terrain pour ceux qui lui succéderont, Armand-Désiré Montgrédien et Jules Tallandier, puis Tallandier seul. Il confirme par cette attitude, sa modération : ferme républicain sous l’Empire, il n’avait plus de raison de maintenir son opposition à la République qui avait rétabli le droit bafoué en décembre 1851. Les premiers ouvrages que Decaux publie ont encore souvent une couleur politique, mais la page est déjà en grande partie tournée. Avec la cession de la maison à Montgrédien et Tallandier, rien ne subsistera des opinions politiques des premières années ; et en 1906, quand Jules Tallandier demande à Georges Decaux un exemplaire du livre d’Hippolyte Magen, Les prêtres et les moines à travers les âges (1871), charge virulente contre le clergé qui chante les mérites de la République, pour avoir su désarmer ces « parasites », celui-ci manifeste les plus grandes réticences à le faire, jugeant l’ouvrage « traité à un point de vue un peu vieillot32 ». Decaux a pris la mesure des transformations subies par sa maison d’édition, transformations qu’il a lui-même initiées depuis 1874. Un tel changement se traduit également par une évolution de la conception de l’édition populaire. Certes, chez François Polo, se dessinait également une volonté de s’adresser au peuple. Le « Charivari populaire » que décrit Paul Mahalin pour évoquer L’Éclipse, La Chanson illustrée qui doit figurer « en même temps sur le guéridon de la femme du monde et sur l’établi de l’ouvrier », formule au demeurant toute faite, la « Bibliothèque populaire », et toutes les publications de Polo renvoient de longue date au même destinataire. De fait, les deux facettes contradictoires de la littérature populaire, celle liée à une classe sociale et à des valeurs politiques, et celle qui renvoie à une simplification de l’écriture, sont déjà réunies dans les ouvrages de Polo. L’éditeur fait appel à des plumes républicaines habituées à ce destinataire populaire, ce qui 32. Lettre de Georges Decaux à Jules Tallandier, archives Tallandier, IMEC.

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se traduit par la publication de pamphlets33, de romans à portée politique, mais aussi de vulgarisation historique. Dans ce dernier cas, les enjeux idéologiques associés au choix de l’approche narrative structurent l’Histoire en une sorte de roman manichéen dans lequel les figures historiques deviennent victimes, bourreaux et justiciers, et les événements péripéties dramatiques. La collection de la « Bibliothèque populaire » l’illustre, qui propose des œuvres où sont mêlés trame et écriture feuilletonesques, discours politique et enseignements historiques. C’est le cas par exemple de l’écrivain populaire Jules Cauvain et de ses Prisonniers du Mont-Saint-Michel, petit ouvrage publié dans cette collection à 25 centimes des Bureaux de l’Éclipse. L’ouvrage rend hommage à Blanqui et à ses coinculpés du procès des associations républicaines des Saisons et des Familles, qui avaient souffert de mauvais traitements lors de leur passage dans cette geôle humide, en convoquant l’imaginaire des prisons gothiques évoquées par William Harrison Ainsworth dans La Tour de Londres, ou des martyrs républicains dans les geôles du clergé et de la noblesse décrits par Eugène Sue dans Les Mystères du peuple. L’auteur fait lui-même le lien dans l’ouvrage, à travers la référence à un autre écrivain gothique, Ann Radcliffe : « Ne croirait-on pas que cette véridique et saisissante description est une sépulcrale invention du romancier qui peignit si sinistrement les souterrains et les Mystères du château d’Udolphe34 ? » L’historien, en se faisant propagandiste, abandonne le terrain du savoir pour lui préférer celui du pathos, et d’un pathos accessible au petit peuple, celui du roman-feuilleton. Ainsi s’agit-il pour l’auteur de narrer « cette historique tragédie, aussi noire 33. Les charges sont souvent grinçantes et d’un goût douteux, comme dans ce Testament de Napoléon trouvé dans le boudoir de Marguerite Bellanger, présenté sous la forme de quatre pages in-folio dans une enveloppe cachetée qui reprend le genre, bientôt favori du boulevard, du testament facétieux et du faux faire-part humoristique ; voir Jean-Yves Mollier, Le Camelot et la rue, op. cit., p. 224-236. 34. Jules Cauvain, Les Prisonniers du Mont-Saint-Michel, Bureaux de l’Éclipse, 1872.

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que le plus effrayant des romans35 », à la fois roman et histoire, en se réclamant des deux écritures : le style populaire se place au service de la thèse politique ; l’auteur convertit en outil de propagande une écriture qui s’apparente en même temps au roman historique et, toutes proportions gardées, il tente de faire pour les républicains des années 1830-1848, ce qu’Alexandre Dumas avait fait pour les Girondins de 1792-1793. Ce à quoi fait référence François Polo, c’est à des valeurs qui sont encore associées à une idée du peuple héritée du passé, celle qui a nourri le populisme quarante-huitard et l’idéal de certains fondateurs de la Troisième République. Le populaire que vise François Polo renvoie à la fois au peuple au sens large où l’entend le premier XIXe siècle (peuple qui mêle ouvriers, artisans et petits-bourgeois dans un ensemble hétérogène aux contours assez flous36) et au peuple républicain en action (Jacques Bonhomme et le peuple des barricades). La rencontre de valeurs et de réalités sociales (malgré ou à cause de leur flou) trouve sa traduction dans le choix des ouvrages publiés. Ceux-ci oscillent entre certaines formes de divertissement associées à la littérature industrielle (écriture populaire, satires et jeux de mots, dramatisation au détriment de la réflexion) et les charges politiques, lesquelles reposent sur une conception populiste de l’action (fondée sur l’image d’un bon peuple se battant pour la société tout entière – la République ou, lors du conflit contre l’Allemagne, la Patrie). C’est probablement ce qui explique la facilité avec laquelle la maison glissera du combat républicain aux envolées patriotiques, embrassant bientôt le discours colonial de façon naturelle : le « gamin de Paris » de Louis Boussenard et les héros du Journal des voyages sont en un sens les Jacques Bonhomme de l’expansionnisme républicain. 35. Ibid., p. 127. 36. C’est cette vision du peuple que dénonce Karl Marx dans Misère de la philosophie, dans La Sainte Famille ou dans le Manifeste du parti communiste quand il s’en prend à Eugène Sue, et c’est celle qui est omniprésente dans Le Peuple de Michelet, publié en 1846.

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Le changement qui intervient dans la conception du peuple représente une rupture moins radicale qu’il n’y paraît. Il s’explique au contraire par les conditions dans lesquelles la maison a été fondée, et que résume, des années plus tard, Jules Tallandier : « J’étais bien jeune lorsque la librairie Georges Decaux naquit au monde des affaires, elle commença en 1870, à la fin de l’Empire, et ses premières manifestations de vie eurent lieu au bruit du canon37. » Le « bruit du canon » auquel renvoie Jules Tallandier soixante ans après la fondation de la Librairie Illustrée, c’est celui des Prussiens. Mais Tallandier a oublié que s’y mêlait à l’origine celui des Versaillais tirant sur les Fédérés. À l’origine de la maison s’associent en réalité les aspirations républicaines et un patriotisme revanchard qui va nourrir l’ensemble des publications. On ne saisit pas bien les changements survenus dans le catalogue si on n’en perçoit pas la double influence. Elle inspire un livre comme Les Fédérés blancs que Siebecker publie en 1874. Et on la devine déjà dès les premières pages de l’Histoire de la Révolution de Jules Claretie (1872). Cet ouvrage, que Georges Decaux apporte à François Polo, est le premier d’importance à être publié en commun par les deux éditeurs. Or, la préface du livre, qui en donne clairement l’orientation, peut être plus largement considérée comme une présentation augurale des préoccupations de la jeune maison d’édition, puisqu’elle associe immédiatement une série d’attaques contre le Second Empire à l’idée d’une déchéance de la France, défaite par l’ennemi allemand38. Si, dans les premières années de la maison, le traumatisme de la guerre nourrit le discours de gauche, l’idée de la revanche va pro37. Discours de Jules Tallandier lors d’une réception privée, à l’occasion de sa nomination comme officier de la Légion d’honneur. 38. « Pourquoi la nation tout entière abdiquait-elle entre les mains d’un maître ? Pourquoi, fière de sembler redoutable à l’extérieur, subissait-elle à l’intérieur un joug qui la courbait chaque jour un peu plus et qui chaque jour la démoralisait davantage ? Elle consentait à trembler devant le pouvoir, pourvu qu’elle fît peur à l’Europe. Hélas ! […] ce palais de plâtre aux apparences de marbre, qui s’appelait l’Empire, devait tomber en poussière. »

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gressivement devenir primordiale, et imposer la cohésion autour du drapeau français39. Dès lors, du peuple, il ne reste plus que le Gavroche ingénieux ou le Parisien gouailleur, tous deux insolents, peu respectueux des bourgeois, mais toujours prêts à défendre les valeurs de la Patrie dans les romans d’aventures géographiques. Ainsi, entre les valeurs républicaines et le discours patriotique, il y a moins l’opposition de deux hommes que l’évolution d’une époque. Si, après 1871, la République apparaît encore comme un combat, les antagonismes politiques vont rapidement se défaire au profit de l’idée, partagée par tous, d’une nécessité de restaurer la grandeur de la France. Entre les valeurs anticléricales et de gauche d’une part, et les discours patriotiques et coloniaux d’autre part, ce sont rapidement les seconds qui l’emportent sur les premiers. Mais ils ne le font qu’à partir du moment où disparaissent les figures historiques de L’Éclipse : François Polo, puis André Gill qui s’éloigne rapidement de la maison après la mort de son mentor et ami40. Car dans l’association de François Polo et Georges Decaux, tout semble indiquer que le premier seul était attaché en profondeur aux idéaux politiques à l’origine de sa maison. Peu de temps avant de quitter L’Éclipse, Gill affirme très nettement que la source de son désaccord avec Decaux était d’ordre avant tout politique : « Ne sachant que faire, occupé de mille projets conçus le matin qu’il abandonne le soir, plein de terreur à l’endroit du journalisme tant soit peu militant, il a fondu le grand placard vivant de L’Éclipse en un petit torchecul à l’usage des enfants et des demoiselles à fesses maigres41. » Cette lettre en dit long sur le clivage net qui oppose, au fond, un François 39. Voir sur ce point Claude Digeon, La Crise française de la pensée allemande, Paris, PUF, 1959. 40. Il fonde La Lune rousse deux ans après la mort de Polo, en 1876. Le titre de la revue témoigne clairement d’une volonté de revenir aux sources de L’Éclipse. De fait, à cette époque, la caricature politique a pratiquement déserté les pages du journal, et Gill continue à se réclamer d’une République qui n’a que faire de l’Ordre moral ou du conservatisme. 41. André Gill, Lettre à Jules Vallès, novembre 1876.

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Polo, républicain radical peu satisfait du changement de régime en 1870, et Georges Decaux, républicain modéré qui considère que le 4 septembre a rétabli le cours du droit perturbé en décembre 1851 et rendu inutile la poursuite de l’action revendicatrice. Glisser du peuple républicain au peuple de la revanche, ce sera passer d’une logique d’antagonisme à une logique de cohésion. Car, autour de cette idée forte, se retrouveront tant les bonapartistes d’hier que les orléanistes proches de l’Action française après 1898, et tous les ultranationalistes, de droite ou de gauche, qui s’opposent à la révision du procès Dreyfus. Toutefois, dans le projet de Georges Decaux, se révèle une conception plus générale de la diffusion des connaissances. Proche de celle qui a présidé à la naissance du Magasin d’éducation et de récréation de Pierre-Jules Hetzel et Jean Macé en 1864, elle entend offrir le savoir à tout le monde. Pour y parvenir, elle utilise le procédé – la vente en livraisons bon marché – qui avait été expérimenté par les fondateurs du roman à 4 sous en 1848 – Gustave Havard, Joseph Bry et consorts – et leurs successeurs qui lanceront les journaux-romans en 185542. En choisissant ce mode de diffusion et des prix de lancement beaucoup plus bas que le journal pour la jeunesse conçu par Hetzel, Decaux maintient le cap du populaire, mais il l’oriente dans une direction nettement plus nationaliste que son prédécesseur, ce qui va marquer profondément son catalogue. En choisissant cependant de baptiser Librairie Illustrée son entreprise, il se situe dans la lignée de Gilles François Marescq, qui avait ouvert la Librairie Centrale des publications illustrées au plus fort du succès des romans à 4 sous en 1848. Ce lien est explicitement tissé, via la référence à Alphonse Victor Lécrivain et Philippe Toubon, dans un contrat de 1874 et 1875 avec la maison Michel Lévy frères, pour la réédition de fictions publiées dans Les Bons 42. Georges-André Vuaroqueaux, Édition populaire et stratégies éditoriales en France de 1830 à 1875, thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2006, 3 vol.

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Romans43. Il indique ainsi sa conception de l’édition visant le grand public, celle qui privilégie l’image et la place au centre des stratégies de conquête du lectorat.

43. Archives Calmann-Lévy.

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Georges Decaux est né en 1845. Les rares textes qui évoquent l’homme saluent son esprit d’entreprise et son inventivité : la Bibliographie française le présente comme « l’un des éditeurs les plus fertiles en idées » et « l’un des initiateurs les plus heureux du mouvement actuel de l’édition » ; quant à Jules Tallandier, il évoque « l’admirable, l’extraordinaire activité de cet homme plutôt frêle, délicat et d’une nervosité un peu maladive ». C’est cette inventivité qui conduit Decaux à modifier la politique éditoriale de ce qui, à partir des années 1874, ne s’appelle plus désormais que la Librairie Illustrée44, en abandonnant progressivement la référence à L’Éclipse et aux publications politiques. Le rôle de Decaux est fondamental dans les orientations futures de la maison en ce qu’il réorganise rapidement son catalogue autour des centres d’intérêts qui restent ceux de ses successeurs : la vulgarisation, l’Histoire grand public, les formes de la littérature populaire. Surtout, il s’engage dans un processus d’expérimentations formelles à tout-va. Car ce qu’il a compris, c’est que l’édition populaire est affaire d’innovations techniques autant et peut-être plus qu’elle 44. Le nom sera déclaré au ministère de l’Intérieur le 20 février 1875, mais des ouvrages sont publiés dès 1872 sous cette marque. À la mort de Polo en 1874, Decaux signe un temps « Les éditeurs », puis, en 1875, « publications de la Librairie Illustrée (ancienne maison Polo) », avant d’opter définitivement pour « Librairie Illustrée », voir AN F18/2195, dossier Georges Decaux.

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n’est un problème de contenu. Ne pas se laisser distancer par les concurrents, imiter toutes les formules à succès des éditeurs populaires, offrir des versions à bas prix des périodiques prestigieux… On est frappé par le nombre d’expériences que tente l’éditeur, expériences souvent malheureuses ou avortées – périodiques abandonnés dans l’année et repris sous d’autres formules, collections sans lendemains, tentatives pour occuper tous les terrains de la culture ou de la vie quotidienne – ce que seul ce type d’édition à faible investissement de départ autorise. On est étonné également de constater que, si Decaux a privilégié périodiques et livraisons, il s’est par ailleurs risqué sur tous les terrains de l’édition : beaux livres, livres d’étrennes, nouveautés, journaux-romans, manuels, livres d’art, almanachs… Georges Decaux pratique une politique éditoriale qui passe par une extrême diversification. Le prix à payer en est sans doute celui d’un certain brouillage de l’identité de la maison d’édition. Le travail de ses successeurs va consister à prolonger cet effort de réactivité et d’invention, tout en donnant une plus grande cohérence au catalogue, afin de mieux associer la maison à une image, si ce n’est à un public.

Georges Decaux et la Librairie Illustrée Georges Decaux choisit d’abord de procéder à un travail de diversification à tout-va, et cherche avant tout à réorienter sa maison d’édition vers la vulgarisation scientifique, la culture et la littérature. Si François Polo faisait déjà œuvre de vulgarisation, en particulier dans le domaine de l’Histoire, son projet restait lié à une vision militante de la diffusion du savoir et de l’instruction populaire. Decaux, on l’a vu, déplace sensiblement l’interprétation de la notion de peuple, ce qui se traduit par une modification des conceptions de la vulgarisation. De l’émancipation populaire par le savoir, qui conduisait Polo à privilégier les ouvrages historiques, politiques ou d’éducation pratique des classes défavorisées (comme L’hygiène de Denizet), il glisse

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à l’idée d’un savoir commun, celui de l’honnête homme, accessible à toutes les bourses. Le champ est vaste, et la variété des publications témoigne du caractère encyclopédique du projet : Decaux s’intéresse à la littérature, avec La Lecture et Le Magasin littéraire, à l’art, avec Les Beaux-Arts illustrés, dans lequel l’éditeur dit vouloir offrir « autre chose qu’un moyen de distraire le lecteur, nous y voyons un moyen puissant de former le goût, de l’épurer45 », à la géographie, avec Sur terre et sur mer, ou aux connaissances générales, avec Le Musée universel. Les périodiques culturels l’emportent largement sur les publications de contenu populaire traditionnel (Les Feuilletons illustrés, le Journal des voyages). Même si presque tous ses journaux peuvent être rattachés, par leur format, leur présentation et leur prix, à la presse bon marché, leur contenu se veut de haute tenue, renvoyant à une culture plus bourgeoise et plus académique. Cette conception de la culture est très large : elle mêle vulgarisation littéraire et artistique, actualité scientifique, et connaissances pratiques (Le Tour de l’année, La Vie élégante). L’élargissement du champ correspond à l’ouverture aux publics les plus variés. Decaux suit en cela le mouvement que subit la vulgarisation à partir des années 1860 : le succès de ce type d’ouvrages témoigne de ce que le genre séduit toutes les couches de la population à la fin du Second Empire, et les éditeurs militants comme Maurice Lachâtre, héritiers des socialistes utopiques et de l’idéologie quarante-huitarde, ont cédé la place à des professionnels comme Ernest Flammarion, Pierre-Jules Hetzel ou Louis Hachette. D’une conception d’un destinataire populaire parce que issu du peuple, on a glissé à un destinataire populaire parce qu’il n’est pas spécialisé et appartient à tous les milieux. Un tel élargissement entraîne des conséquences sur la forme, le contenu et l’orientation des ouvrages proposés, avec des variations considérables d’un éditeur à l’autre. Selon les sujets choisis, le format d’édition, le prix des ouvrages, le destinataire privilégié ne sera pas le même, et le contenu variera. 45. Publicité parue dans Le Journal pour tous, n° 2, 12 juillet 1879.

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La forme que Decaux choisit est celle des livraisons, système de vente assez proche de celui du feuilleton : un ouvrage complet (quel que soit le domaine : historique, scientifique, littéraire, pratique) est découpé en une série de fascicules de huit à 16 pages – d’un nombre pouvant varier d’une cinquantaine à plus de 200 cahiers – paraissant à raison de un ou deux numéros par semaine. À la différence du feuilleton, qui ne représente qu’une partie du journal (même si parfois, comme pour les « journaux-romans », il n’y a que des romans dans le périodique), ce qu’offre la publication en livraisons, c’est bien un seul ouvrage, mais découpé en tranches. Si Decaux met l’accent sur ce mode de diffusion, il continue à lancer toute une série de journaux, dont certains ont une influence considérable sur l’avenir de la maison d’édition. C’est bien sûr le cas en 1875 de Sur terre et sur mer, qui devient, à partir de 1877, le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer et qui, même après la cession à Léon Dewez, voit son destin lié à celui de la maison Tallandier puisqu’il est la principale source pourvoyeuse de textes de la collection bleue du « Livre National » et de ses avatars46. C’est le cas également des Beaux-Arts illustrés (1876) et de La Science illustrée, journal de vulgarisation scientifique fondé en 1888 et revendu en 190347. En tout, durant les vingt années qui l’ont vu à la tête de la Librairie Illustrée, seul ou aux côtés de François Polo, Georges Decaux a lancé une quinzaine de périodiques, dans les domaines les plus divers48. 46. Sur « Le Livre National », voir infra. 47. Le titre est revendu à Lefevre et Cie, propriétaire du journal Science, art et nature, le 28 août 1903, pour une somme de 5 000 francs. À cette date, La Science illustrée vivote puisque, dans le contrat de cession, il est indiqué que le titre compte 500 abonnés payants et que la vente au numéro dans les douze derniers mois a atteint la moyenne hebdomadaire de 1 600 exemplaires, ce qui est très loin des 20 000 ou 30 000 exemplaires de La Nature, le leader du genre. 48. On citera Le Musée universel, Sur terre et sur mer, La Science illustrée, Les BeauxArts Illustrés, le Journal des voyages, Les Feuilletons illustrés, la Revue de la musique, Le Journal pour tous, La Vie élégante, La Caricature, Le Magasin littéraire, La Vie militaire, Le Tartarin, La Lecture, La Lecture rétrospective… Voir le détail de ces publications en annexe.

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La logique éditoriale de Decaux paraît avoir été celle d’un déploiement en parallèle des activités de presse et de celles de librairie en livraisons suivant un principe de complémentarité, tirant parti de la proximité des formes. En effet, les domaines que l’éditeur-libraire explore sont généralement ceux dans lesquels l’homme de presse s’est engagé. Ainsi, à peine le Journal des voyages est-il lancé pour concurrencer Le Tour du monde de Hachette que Decaux propose des publications en fascicules dans le domaine de la géographie et du roman d’aventures géographiques avec le choix de relancer la Géographie pittoresque des cinq parties du monde et celui d’éditer les récits de Louis Jacolliot et de Louis Boussenard en livraisons. Il montre ainsi son sens de l’opportunité en exploitant un genre, la géographie, en forte expansion après 1870. Les périodiques littéraires – Le Magasin littéraire et La Lecture – accompagnent les tentatives pour lancer des collections littéraires. La Caricature se développe en même temps que les grands ouvrages d’Albert Robida, et Louis Figuier, qui a patronné La Science illustrée, fournit bientôt à l’éditeur Les Merveilles de la science (publiées auparavant chez Furne et Jouvet) et Les Nouvelles Conquêtes de la science. Journaux ou livraisons, Decaux a toujours misé sur le périodique, allant jusqu’à considérer que ce type de publications était destiné à détrôner les formes traditionnelles d’édition. C’est ce que rappelle à son propos son successeur Jules Tallandier dans un entretien de 1909 paru dans le Gil Blas, dans lequel il cherche également à se singulariser par rapport au fondateur de sa maison d’édition : « Mon prédécesseur croyait que le journal tuerait le livre. Il avait jugé trop tôt la situation. La librairie florit [sic] au contraire49. » La distinction entre journaux et livraisons n’a en réalité pas grand sens, car les deux modes de diffusion se ressemblent, et il semble bien que pour Decaux la publication de livraisons et de journaux parti49. Jules Tallandier, « La Librairie de l’avenir », Gil Blas, 26 décembre 1909, n° 12 006, p. 2.

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cipe de la même logique éditoriale. On a pu montrer que le système de la livraison n’était rien d’autre dans son essence que l’application au livre des principes de la presse, constituant de cette façon de véritables livres en journaux et permettant toutes les hybridations50. Que ce soit au niveau des formats, de la présentation sur plusieurs colonnes, de la qualité du papier, du choix de gravures sur bois intégrées au corps du texte, de la périodicité (hebdomadaire ou bihebdomadaire), la proximité est grande en effet entre les deux types de publications. Tentant de séduire tous les lecteurs, les argumentaires de Decaux jouent souvent sur l’ambiguïté des formes, à la façon de celui qui prévaut pour Le Tour de l’année, encyclopédie en 365 livraisons, de périodicité quotidienne, présentée à la fois comme un livre et un journal, ou pour L’Exposition de Paris de 1889, « journal par sa périodicité, livre pour le fond51 ». Et de fait, ce dernier ouvrage apparaît comme un objet hybride : par son thème et sa volonté de couvrir l’ensemble des sujets liés à l’exposition, c’est un livre ; par sa forme, la présentation de sa couverture (avec date et numéro, bandeau de titre et gravure coloriée) et son souci de suivre l’actualité de l’exposition semaine après semaine, c’est un journal. De telles proximités sont également rendues possibles par le fait que le journal a généralement une vie plus longue qu’aujourd’hui, puisqu’elle se prolonge sous forme d’une publication reliée en volumes (semestriels ou annuels). Il devient alors livre, comme il l’était au XVIIIe siècle, quand ses pages étaient numérotées en continu, du 1er janvier au 31 décembre, et le lecteur plus fortuné a tout loisir de se constituer une bibliothèque du Journal des voyages, de La Lecture ou de toute autre revue. De la même façon, les livraisons peuvent également être réunies pour être vendues sous forme de volumes (souvent en plu50. Sur ce sujet, voir Michel Melot, « Les journaux illustrés », L’Illustration, histoire d’un art, Lausanne, Skira, 1984. 51. Bibliographie de la France, 1878.

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sieurs formats plus ou moins luxueux). Ce système permet d’écouler sur une beaucoup plus longue période les invendus, et de procéder, en cas de succès, à une série de retirages. Mais on distingue nettement ici deux couches de lecteurs non superposables, celle qui n’achètera jamais les reliures et consommera au jour le jour les livraisons, éventuellement conservées après avoir été cousues pour être échangées dans un réseau de connaissances, et celle qui possède la capacité financière pour le faire, ce qui signifie qu’elle a sa bibliothèque personnelle et un logement plus spacieux qui le permet. Initié du vivant de François Polo, le principe de la publication en livraisons est retenu pour la grande majorité des ouvrages après la mort de ce dernier. Il permet de proposer le texte selon trois modalités d’achat : à la livraison (généralement à 10 centimes, soit 30 centimes d’euro), en série (ensemble de cinq livraisons) à 50 centimes, et en ouvrage relié à prix très variable (des éditions plus luxueuses cohabitant souvent avec des éditions bon marché). Le principe est courant à l’époque, et il est employé par la plupart des éditeurs populaires, à commencer par Fayard ; et nombreux sont les éditeurs de dictionnaires – Pierre Larousse et Émile Littré en tout premier lieu – à user de ce mode de diffusion pour permettre au lecteur d’échelonner le paiement d’ouvrages à prix élevé. Si la livraison est peu coûteuse en elle-même, l’accumulation des livraisons fait grimper les prix : 40 livraisons à 25 centimes pour Le Colonel Ramollot de Charles Leroy, mais 160 livraisons à 10 centimes pour Les Nouvelles Conquêtes de la science de Louis Figuier, 200 livraisons à 10 centimes pour la Géographie pittoresque d’Eugène Domergue, et même 200 livraisons à 50 centimes pour le Nouveau Dictionnaire encyclopédique de Jules Trousset. Dans l’ensemble, les livres proposés sous cette forme finissent par se révéler onéreux, en particulier dans le cas des ouvrages de vulgarisation : jusqu’à 100 francs pour le dictionnaire de Trousset. Plus généralement, les ouvrages – romans et vulgarisation – coûtent entre 10 et 20 francs (soit 30 à 60 euros actuels). Dans ces condi-

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tions, il serait difficile pour un lecteur peu fortuné de se les procurer en un seul paiement. La livraison permet ainsi de s’assurer un lectorat plus important que celui des acheteurs traditionnels de livres, les circuits de diffusion étant eux-mêmes plus variés que ceux de la librairie traditionnelle, s’ouvrant aux vendeurs des rues et aux colporteurs, et la vente à tempérament – à crédit aujourd’hui – permettant même aux catégories les moins aisées d’acquérir des séries plus coûteuses en étalant le prix sur un an, voire davantage. Les ventes sont relativement importantes, puisque l’éditeur peut par exemple s’enorgueillir de 20 000 exemplaires écoulés pour chacune des dix premières « livraisons coloriées » de Les grands maux et les grands remèdes52 ; mais il ne faut pas cependant les surestimer : comme l’éditeur le souligne fréquemment dans la lettre même des contrats, « le premier numéro [doit] être tiré à un nombre important pour la diffusion dans le public, soit gratuitement, soit à des conditions exceptionnelles de bon marché53 ». En réalité, pour un tirage de 15 000 exemplaires du premier fascicule, on peut estimer à environ 5 000 exemplaires le tirage moyen des livraisons suivantes : après une estimation ambitieuse à 10 000 exemplaires, c’est finalement le chiffre de 6 000 exemplaires que Georges Decaux retient comme tirage minimum dans le contrat passé avec Calmann-Lévy pour les romans en livraisons de Dumas père en 1874. Ce sont des chiffres de 10 000 exemplaires qui sont retenus pour La Vénus noire (1879) d’Adolphe Belot, un auteur réputé, mais 4 000 exemplaires pour Le Colonel Ramollot de Leroy, moins connu. Les chiffres sont plus faibles pour la vulgarisation : 2 000 exemplaires pour l’Histoire des voyages à toutes les époques de Richard Cortambert (1876), et 3000 52. L’Éclipse, 25 mars 1877. Dans la mesure où il s’agit d’une publicité, ces chiffres sont à considérer avec une certaine suspicion ; ils témoignent néanmoins de l’intention de l’éditeur de diffuser son ouvrage en très grandes quantités. 53. Contrat de Montgrédien, « Maurice Jogand, Les Joyeusetés de la caserne », 1899. La remarque figure pour justifier l’absence de droits d’auteur pour la première livraison, ce qui est habituel en la matière.

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exemplaires pour les livraisons des Nouvelles Conquêtes de la science de Louis Figuier (1883)54. Certes, des retirages étaient régulièrement effectués mais, compte tenu de la nature du média, ces chiffres restent modestes et disent l’ambiguïté fondamentale d’une édition populaire, incapable, avant 1904-1905, de tirer à ces 50 000 ou 100 000 exemplaires auxquels on l’associe trop souvent. Il faudra attendre Arthème Fayard, et le lancement de la « Modern Bibliothèque », puis du « Livre populaire » pour atteindre de tels tirages55, ce qui montre la relative étroitesse du marché avant cette date ou plutôt son extraordinaire hétérogénéité. Si le système de la vente en livraisons s’adresse à un public plus large et assez différent de celui de la librairie traditionnelle, s’il est diffusé par des canaux distincts, alors il ne concurrence pas réellement les ouvrages traditionnels. Comme le système de la diffusion en feuilletons, il est moins perçu comme un concurrent du livre que comme un moyen de multiplier les ventes. Decaux peut ainsi racheter à peu de frais des œuvres publiées auparavant par des éditeurs traditionnels pour les proposer dans cet autre format de la livraison et bénéficier ainsi de la notoriété qui entoure le livre : œuvres de Louis Figuier et de Gabriel Ferry concédées par Hachette, de Théophile Gautier ou de Gustave Macé reprises à Georges Charpentier, et de Victor Hugo à Albert Lacroix. Bien souvent, le contrat est passé directement avec l’éditeur. Parfois, un accord est conclu à trois, avec l’auteur et l’éditeur. Les droits sont partagés selon des modalités qui varient d’un cas à l’autre. Quand Louis Figuier demande à la Librairie Hachette et Cie l’autorisation de publier sous cette forme L’histoire du merveilleux dans les temps modernes, cela ne pose aucun problème 54. Tous ces chiffres sont tirés des contrats de Decaux, la date est celle qui figure sur le contrat (archives Tallandier quand ce n’est pas précisé). 55. Sophie Grandjean-Hogg, L’Évolution de la Librairie Arthème Fayard (18571936), thèse de doctorat en histoire, Université de Versailles-Saint-Quentin-enYvelines (désormais UVSQ), 1996, 3 vol.

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à l’éditeur, qui se réserve un quart des droits ; Hachette finit même par accepter le changement de titre que propose Decaux, transformant l’ouvrage en Merveilles de la science. L’argument que fait valoir Decaux pour cette modification de format témoigne de ce que les éditeurs de l’époque avaient bien conscience de s’adresser à des lectorats différents : « Le changement de titre n’aurait aucun résultat désagréable. Les publics auxquels s’adressent les éditions illustrées n’étant pas les mêmes que celui visé par les éditions de votre format. Et puis, le titre d’Histoire du merveilleux n’aurait pas de prise sur les acheteurs des livraisons à 10c.56. » Ce sentiment que les publics sont fondamentalement différents explique la présence dans les contrats de clauses visant à limiter autant que possible les droits de l’éditeur au seul champ de l’édition en fascicules ; ainsi, le contrat avec Georges Charpentier souligne qu’une fois les 50 livraisons du Capitaine Fracasse parues, « en aucun cas M. Decaux ne pourra vendre plus de cinq cents volumes de l’ouvrage complet formé de livraisons » et qu’il devra « porter le prix fort du volume à sept francs cinquante centimes » : il s’agit d’un côté de reconnaître la nécessité pour l’éditeur d’écouler ses stocks, tout en restreignant de l’autre sa possibilité de nuire aux volumes de librairie57. Car la publication en livraisons obéit à une logique proche de celle de la presse, qui en fait un produit périssable (même si des retirages sont effectués, et si les stocks des invendus sont diffusés en volumes soit par l’éditeur soit par un tiers). C’est ce qui explique encore que la cession se fasse sous forme de concession de temps limité, de deux à cinq ans selon les cas : « aussitôt l’achèvement complet, M. Decaux devra restituer à M. Charpentier tous les clichés des gravures », insiste le contrat du Capitaine Fracasse. Il s’agit bien de louer les droits à un autre éditeur, seul légitime, voire à en indiquer clairement la pater56. IMEC, Fonds Hachette, HAC 19.3, « Decaux, Georges ». 57. On trouve fréquemment des restrictions similaires, par exemple dans les contrats de Gabriel Ferry conservés par le fonds Hachette.

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nité, jusqu’à contraindre Decaux à « consacrer les deux tiers des séries et des volumes à l’annonce des ouvrages de Théophile Gautier publiés par M. Charpentier ». Ainsi, pour ses premières publications, Georges Decaux dépend très largement d’éditeurs tiers. Or, si cela lui permet d’obtenir des ouvrages au succès déjà éprouvé, cela entraîne également un certain nombre de contraintes. D’abord, l’éditeur ne se voit céder que pour un temps, et avec des obligations précises, les textes qu’il propose. Au terme du contrat, l’éditeur initial reprend pleine jouissance de la propriété littéraire. Autrement dit, quels que soient les succès de Decaux, celui-ci ne peut réellement se constituer un catalogue. Il est condamné à trouver de nouveaux ouvrages, et à multiplier les succès pour survivre. Pire, il est souvent concurrencé par d’autres, comme c’est le cas avec Dumas père, dont il est loin d’être le seul à avoir proposé une édition en livraisons58. Enfin, Decaux ne peut guère compter que sur des auteurs qui ont connu un succès ailleurs, dans des formats éloignés de la livraison, c’est-à-dire à travers des titres qui ne s’adaptent parfois que très imparfaitement à ce type de conversion. Decaux doit donc non seulement choisir les œuvres qui s’y prêtent le mieux, mais aussi pallier certaines lacunes. Il lui arrive ainsi d’ajouter les illustrations d’une édition au texte d’une autre édition (c’est ce qu’il fait pour Victor Hugo), parce qu’il n’est pas concevable d’offrir un roman en livraisons sans gravures. Il lui arrive également de demander à un auteur de modifier en partie le texte original pour l’adapter à la nouvelle publication : c’est le cas par exemple de La Police parisienne de Gustave Macé, dont le contrat nous dit qu’elle « se composera, comme fond, de la réédition totale ou partielle des différents volumes publiés par M. Macé chez l’éditeur Charpentier complétée par des chapitres additionnels que M. Macé se propose d’écrire spécialement pour cette 58. La correspondance de Decaux avec Calmann-Lévy stipule d’ailleurs que tous les contrats passés auparavant avec d’autres pour des éditions en livraisons seront maintenus.

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édition populaire illustrée59 ». On le comprend, la forme de la livraison diffère tant de celle du volume qu’il faut envisager de transformer le texte pour l’adapter à cet autre média. Mais ce qu’on peut demander à un Macé est plus difficile quand on s’adresse à Louis Figuier, et cela devient impossible quand on reprend les textes de romanciers fameux. Inadaptation des textes au média, dépendance du bon vouloir d’éditeurs tiers, impossibilité de se constituer un catalogue, tous ces problèmes expliquent que Georges Decaux et, de façon plus nette encore, son successeur Armand-Désiré Montgrédien, vont délaisser l’édition d’auteurs déjà publiés ailleurs pour leur préférer des textes inédits. Dans ce cas, le rapport de force entre l’auteur et l’éditeur est transformé. C’est l’éditeur qui pose les conditions, et il le fait en tenant compte du média privilégié. Or, la spécificité de la publication en livraisons tient à son caractère ouvert : rien n’indique de façon claire le nombre de livraisons que contiendra l’ouvrage. Cela permet à l’éditeur de s’adapter au succès ou à l’échec de l’œuvre, comme le montrent certaines clauses, précisant par exemple que « le roman aura le nombre de livraisons que l’éditeur jugera utile à ses intérêts60 » ; et son successeur ajoutera encore une autre clause, selon laquelle « messieurs Montgrédien et Cie, en cas d’insuccès, se réserve [sic] le droit de suspendre la publication61 ». Cela explique que bien des romans-feuilletons du XIXe siècle aient vu leur publication arrêtée avant terme dans les journaux, et qu’il en ait été de même pour les romans en livraisons, brutalement stoppés avant leur fin naturelle (parfois avec un dénouement improvisé en quelques pages). À l’inverse, l’auteur est tenu de fournir à l’éditeur en permanence la matière d’un certain nombre de livraisons (jusqu’à 10 parfois), per59. Contrat du 5 avril 1887. On trouve le même type de demande dans le contrat du Colonel Ramollot de Charles Leroy, dont une partie avait été publiée chez Marpon et Flammarion (contrat Decaux du 22 août 1884). 60. Contrat Decaux de La Belle Policière, Maurice Jogand, 1888. 61. Contrat Montgrédien, « Les Joyeusetés de la caserne, Maurice Jogand », 1899.

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mettant à ce dernier d’imposer à sa guise remaniements ou ajustements. Ces choix ne se cantonnent pas aux seules publications romanesques et affectent souvent la vulgarisation. Ils témoignent d’une adaptation de l’éditeur à son média, au mieux de ses intérêts. Mais ils entraînent également un glissement du statut de l’auteur, qui doit accepter de s’engager pour une œuvre ouverte, inachevée, dont les dimensions – et donc le sens – pourront être à tout moment altérées, l’éditeur imposant des prolongements que le succès appellerait ou au contraire une brusque conclusion en cas d’échec. On imagine bien que les écrivains qui acceptent de telles conditions ont des ambitions littéraires restreintes, puisqu’ils renoncent à la sacro-sainte cohésion de leur œuvre. C’est probablement pour cette raison que les œuvres proposées par l’éditeur sous forme de livraisons ont très largement été populaires et délégitimées, certes souvent écrites par des écrivains jouissant d’une grande notoriété – Jules Mary, Louis Boussenard ou Charles Mérouvel – mais d’aucun prestige littéraire. La fortune financière acquise par Ponson du Terrail illustre jusqu’à la caricature son infortune littéraire, et Dumas lui-même paie encore aujourd’hui le prix d’une délégitimation due à sa diffusion en feuilletons et livraisons62.

La vulgarisation en livraisons Si l’on tient compte des chiffres de diffusion, du prix auquel sont vendus les ouvrages, de leur présentation et surtout des sujets choisis, on peut dessiner en creux à la fois un lectorat et un mode de consommation culturelle. Il existe une tension entre le coût peu élevé de la livraison – entre 2 et 10 sous (10 et 50 centimes) – et le prix total de l’ouvrage. Cette tension s’explique par la spécificité de la consommation culturelle visée par l’éditeur. Le faible coût de la livraison signale 62. Sur ce sujet, voir Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien : lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Le Chemin Vert, 1984.

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un lectorat peu fortuné, qui ne pourrait acheter l’ouvrage en un seul paiement, on l’a vu; le prix élevé de l’ouvrage pris dans son ensemble témoigne d’une exigence spécifique du lecteur, qui est dans une logique d’investissement culturel, très différente de l’image que l’on se fait traditionnellement de l’édition et de la lecture populaires. Loin des lectures délégitimées que l’on associe traditionnellement à ce type de consommation, et dont les romans-feuilletons et les journaux-romans sont l’expression la plus courante à l’époque, la plupart des ouvrages de Decaux s’inscrivent dans une logique d’accès à la culture, fondée sur la reconnaissance d’une culture légitimée qu’il s’agit d’acquérir. Dans l’esprit de l’éditeur comme dans celui des acheteurs, livres encyclopédiques et grands classiques de Victor Hugo ou de Théophile Gautier méritent un effort financier. Une telle position suppose un accord des deux parties – éditeur et lecteurs – sur les hiérarchies culturelles, et l’idée (probablement partagée ici encore) que l’éditeur est un passeur entre la culture de l’élite et le peuple. Les consommateurs de livraisons ne sont pas des acheteurs réguliers de livres. Leurs bibliothèques sont généralement moins fournies que celles des bourgeois plus aisés. Les ouvrages qu’ils privilégient sont donc plutôt des livres de référence, qui couvrent un champ de savoir à la fois large et fondamental: encyclopédies, dictionnaires, livres d’Histoire ou de géographie. Dans le domaine de la littérature, le prix des livres, souvent moins élevé (entre 5 et 10 francs l’ensemble des livraisons), et surtout la concurrence des journauxromans, en déclin, mais aux prix très bas63, permettent d’ouvrir davantage le système de la livraison à des auteurs populaires (feuilletonistes et autres) dans des présentations peu onéreuses. Un texte de Louis Boussenard définit ce destinataire idéal de la Librairie Illustrée64 :

63. Sur les journaux-romans, voir Claude Witkowski, Les Éditions populaires (18481870), Paris GIPPE, 1997. 64. Voyages et aventures de Mademoiselle Friquette, Paris, Flammarion, 1897 ; préoriginale dans le Journal des voyages, 1896.

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Un intérieur modeste, d’une propreté qui tire l’œil, avec un petit confortable d’ouvriers à l’aise […] Il y a dans la salle à manger un corps de bibliothèque en bois noir. Une merveille, un chef-d’œuvre de style gothique. Sur les rayons, se trouvent symétriquement rangés de nombreux volumes en fort bon état, bien qu’ils aient été lus et relus à satiété. À l’usage exclusif du père : des ouvrages de philosophie et de politique. L’ouvrier parisien ne redoute pas les études les plus ardues… Puis des recueils de chansons populaires, tout Victor Hugo acheté patiemment sou à sou, en livraisons, ainsi que la Révolution de 1870-71 par Jules Claretie, les œuvres de Camille Flammarion et de Louis Figuier, la collection complète de la France illustrée ; bref, de bons ouvrages dont le choix indique un esprit sérieux, aimant passionnément l’étude. Puis encore, sur des rayons à part, on pourrait dire, à la place d’honneur, le Journal des Voyages, élégamment relié, depuis le premier volume, paru pendant le second semestre de l’année 1877, jusqu’à la fin de l’année 1893. Et enfin, le Tour du monde d’un gamin de Paris, les Aventures d’un gamin de Paris en Océanie, les Aventures d’un gamin de Paris au pays des Lions, trois gros volumes de la belle collection de Flammarion, et la plupart des nombreux récits de voyages édités avec tant de soin par la Librairie Illustrée65.

Jouant de façon originale sur les frontières entre l’histoire racontée et l’acte de lecture, puisqu’il prend pour héros un lecteur assidu de ses propres romans et des ouvrages de l’éditeur, Louis Boussenard donne un portrait qui se veut probablement flatteur des lecteursmaison, tels qu’il se les imagine du moins. Selon lui, ces lecteurs sont

65. « 8, rue Saint-Joseph, Paris » [note de l’auteur]. On remarquera l’habileté avec laquelle l’auteur ne cite que les publications de ses propres éditeurs (Decaux et Flammarion). Si ce n’est ce que Balzac appelait de la réclame, cela y ressemble beaucoup…

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de petits artisans peu fortunés (Boussenard insiste sur la modestie de l’intérieur de son personnage), mais aspirant à s’éduquer, ce qui explique la bibliothèque, présentée ici comme une sorte d’autel profane. Ce souci d’éducation est implicitement associé à un désir d’ascension sociale. Dans la suite du récit, la fille de ces artisans, Lili, décide de s’engager dans des études de médecine – choix assez rare à l’époque pour quelqu’un issu de ce milieu, et a fortiori pour une fille. Il s’agit bien ici d’offrir à « l’ouvrier parisien » les « études les plus ardues », études politiques (entendre d’inspiration républicaine) mais aussi géographiques, scientifiques, historiques, littéraires enfin, à travers l’œuvre, achetée en livraisons, de celui qui figure comme l’icône républicaine, Victor Hugo. On est bien dans le mythe de l’éducation populaire, avec ses sacrifices et le sens des valeurs qui sont les siennes, mythe communément partagé par les bourgeois progressistes et les ouvriers. Il y a bien sûr une part d’illusion dans cette présentation d’un lecteur populaire : il faudrait de gros sacrifices en effet pour se constituer une telle bibliothèque et seuls quelques ouvriers privilégiés, ce qu’on a appelé parfois l’aristocratie ouvrière, pouvaient le faire. Le tout-venant des acheteurs de la Librairie Illustrée était probablement issu plutôt des petites classes moyennes – mais on sait que le XIXe siècle a souvent eu tendance à étendre la notion de peuple à la petite bourgeoisie. Ouvriers éduqués ou classes moyennes, le public auquel l’éditeur destine ses productions explique qu’il mise sur des ouvrages encyclopédiques, formant à eux seuls bibliothèque, un peu à la façon de ce Tour de l’année déjà évoqué, mixte de périodique et de livre en 365 livraisons à raison d’une chaque jour, encyclopédie de la ville et de la campagne qui veut à la fois offrir le « résumé méthodique de l’Histoire universelle, des connaissances utiles et de la vie pratique », un « almanach perpétuel », un « livre d’Histoire », une « encyclopédie des connaissances », une « médecine usuelle », un « trésor de la ménagère », un « livre de cuisine », un « manuel de tous les jeux et distractions », enfin « c’est presque aussi un jour-

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nal » ! La volonté de faire de l’encyclopédie en fascicules une bibliothèque populaire à elle seule pour répondre aux désirs supposés d’acheteurs peu fortunés atteint dans ce cas un exemple limite66. La volonté de séduire le lecteur en s’affirmant indispensable à sa bibliothèque conduit l’éditeur à privilégier certaines formes de vulgarisation. Il peut d’abord mettre l’accent sur l’usage quotidien de l’ouvrage, sur son utilité pratique (en éditant des manuels) ; il peut souligner au contraire son caractère fondamental (dictionnaires ou encyclopédies) ; enfin, il peut chercher à attirer le lecteur en insistant sur la relation avec l’actualité – dans ce dernier cas, la référence à l’époque peut être purement opportuniste, comme dans le cas de La Russie de Wallace, dont l’éditeur fait la publicité en renvoyant aux « événements d’Orient ». Ces trois façons de procéder correspondent à trois relations au temps insistant sur la fréquence, la durée ou l’instant, et l’éditeur a évidemment intérêt à les combiner afin de faire valoir au mieux les qualités de l’ouvrage. Ainsi L’Exposition de Paris (30 numéros à 50 centimes) se présente sous ces trois aspects (instant, durée, fréquence) en se proposant à la fois de « tracer un tableau exact de l’Exposition Universelle de 1878 », de reproduire « statues, tableaux, chefs-d’œuvre de l’art industriel », et d’offrir « mille renseignements utiles sur toutes choses ». Du manuel pratique à l’ouvrage de référence, l’écriture varie cependant considérablement. Surtout, la nature du livre change. Dans le second cas, les livres doivent matérialiser leur importance : ils sont volumineux (souvent en 100 livraisons), coûteux, et richement illustrés. Les versions reliées s’annoncent luxueuses et soignées. De tels livres dominent jusqu’aux années 1880, à l’instar des ouvrages 66. Bibliographie de la France. C’est cette idée que l’on retrouve dans la préface du Nouveau Dictionnaire encyclopédique, dans laquelle Jules Trousset affirme : « nous avons voulu produire un livre qui complétât les autres tout en les résumant, un ouvrage qui pût tenir lieu d’une bibliothèque, mais qu’une bibliothèque ne rendît pas inutile ». Trousset reprend l’argument de Pierre Larousse dans sa préface au Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, lequel n’innovait nullement sur ce point.

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de Jacques Rengade, de Jules Trousset ou de Louis Figuier. Les usuels et les manuels sont au contraire moins chers et moins prestigieux, comme les méthodes Sanderson de langue ou des guides économiques de Lefebvre. De tels livres finissent par faire jeu égal, dans les années 1880, avec les grands ouvrages de vulgarisation, preuve que l’éditeur renonce en partie à ses ambitions. Le développement de l’éditeur suit de près les initiatives de ses concurrents, à commencer par Louis Hachette et Arthème Fayard. Le premier paraît en particulier avoir été constamment une source d’inspiration pour Georges Decaux. Le Journal pour tous fait explicitement référence à un périodique fameux de Charles Lahure et Louis Hachette lancé en 1855. Le Journal des voyages s’inspire du Tour du monde d’Édouard Charton, paru en 1860, et La Science illustrée se place sous l’autorité de Louis Figuier, l’un des grands vulgarisateurs de la maison Hachette67. Jules Trousset, quant à lui, a déjà publié chez Fayard lorsque Decaux fait appel à lui. L’éditeur tente de profiter du succès d’Hachette et de Fayard pour proposer des versions souvent moins coûteuses des ouvrages réputés de ses concurrents. La plupart des auteurs auxquels Decaux fait appel sont des professionnels de la vulgarisation. Si Trousset est par exemple professeur de géographie, ses ouvrages (dictionnaire, Histoire de la marine) sont très éloignés de sa spécialité. Rengade est certes un médecin, mais il est surtout connu pour ses articles de vulgarisation pour Le Petit Journal. Quant à Figuier, on sait qu’il a dû renoncer à sa carrière de chercheur et de savant à la suite de l’échec de ses thèses lors de son débat avec Claude Bernard sur les fonctions glycogéniques du foie, et que, suite à ce revers, il s’est consacré presque exclusivement à la vulgarisation scientifique. Si les qualités de plume l’emportent sur les connaissances théoriques, c’est que l’écriture de la vulgarisa67. Sur le contrat passé avec Figuier en 1883, le modèle d’Hachette est clairement évoqué : « son format et son caractère seront ceux de l’Histoire des Romains de Duruy publiée chez Hachette ».

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tion ne se confond nullement avec celle des ouvrages de spécialistes. Destinés à des amateurs plus ou moins éclairés, les ouvrages de vulgarisation déploient bien des efforts de séduction pour attirer l’attention de leurs lecteurs68. Dans ce domaine, un écrivain comme Louis Figuier fait figure de maître, et se hisse à la hauteur d’un Camille Flammarion. Son cas éclaire bien les pratiques des vulgarisateurs. Il passe contrat en janvier 1883 avec Decaux pour une série de « quatre ou cinq ouvrages » ayant « pour objet de décrire les nouvelles inventions réalisées dans ces dernières années, comme applications de l’électricité, de la vapeur, de l’art de l’ingénieur et de la mécanique » avec des droits importants de 10 % par volume et un minimum garanti de 12 000 francs par an (soit 40 000 euros actuels) pendant toute la durée de la publication. Trois ans plus tard, l’éditeur reprend à Hachette les droits des Mystères de la science pour une publication en livraisons. Ses Merveilles de la science et ses Nouvelles Conquêtes de la science déploient ainsi toute une série de stratégies pour rendre la découverte plaisante. Figuier use d’abord amplement des procédés traditionnels pour établir une relation directe avec son destinataire : captatio benevolentiae et adresses au lecteur, interrogations rhétoriques, effets de dialogisme, mise en scène de l’auteur comme instance explicative ou d’un lecteur fictif comme interlocuteur… Mais à ces procédés traditionnels tendant à court-circuiter la médiation du livre pour mimer la relation directe du savant à son auditoire, Figuier ajoute des procédés d’écriture hétérogènes qui visent au contraire à gommer la lourdeur du discours de science. Il multiplie les anecdotes, en les empruntant à tous les registres : souvenirs personnels (avec une insistance sur l’émotion), détails biographiques (visant à rendre attachants les 68. Sur ces questions, voir Bernadette Bensaude-Vincent et Anne Rasmussen, La Science populaire dans la presse et l’édition : XIXe et XXe siècles, Paris, CNRS éditions, 1997 ; Bruno Béguet (dir.), La Science pour tous : sur la vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914, Paris, CNAM, 1990 ; et Daniel Raichvarg et Jean Jacques, Savants et ignorants : une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Le Seuil, 1991.

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savants et ingénieurs), événements historiques (débordant souvent sur des descriptions de l’époque), descriptions géographiques pittoresques (comme, dans Isthmes et canaux, cette peinture de San Francisco qu’on croirait tirée d’un roman de Jules Verne), anecdotes à la limite du fait divers (comme dans ce chapitre des Grands tunnels et railways métropolitains évoquant « les drames du tunnel », « la fiancée de l’Autrichien » et « la vengeance d’un mineur », conçu comme un véritable pastiche des contes romanesques de l’époque, cadre narratif et chute finale hyperbolique compris)… Les Nouvelles Conquêtes de la science apparaissent comme un vaste palimpseste de toutes les formes littéraires, comme si la variété des écritures permettait de compenser l’aridité du propos. Chaque propriété physique est rapportée à une anecdote, et l’on insiste toujours sur l’application, à travers des exemples concrets, occasion de nouveaux récits en miniature. Le vulgarisateur est ainsi avant tout un conteur dont l’écriture doit en permanence escamoter la sécheresse de son sujet. En contrepartie, il donne des gages du sérieux de son discours, en proposant régulièrement des schémas, des explications pointues et précises, contrebalançant le caractère divertissant des anecdotes par la mise en évidence de l’utilité de l’ouvrage. Car si les livres de Figuier sont des ouvrages encyclopédiques, ils ne manquent pas d’insister aussi sur le caractère pratique du savoir et de mettre en évidence son lien avec l’actualité. C’est d’une science dont on peut user qu’il s’agit, ou du moins dont on peut expérimenter les applications techniques dans les nouveaux produits industriels. Chaque découverte est reformulée en termes de progrès, dont on souligne combien il altère le quotidien : l’électricité est associée au confort moderne mais aussi à la mécanisation; le volume consacré aux Isthmes et canaux évoque les progrès du commerce, l’amélioration des conditions de vie et le développement de l’empire colonial ; quant au volume portant sur les Grands tunnels et railways métropolitains, il renvoie aux bouleversements les plus récents survenus dans le domaine des transports. Il y a chez Figuier une confiance enthousiaste dans les

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capacités de la science à améliorer la condition humaine, et il ne manque pas d’imaginer les apports possibles pour les populations les plus pauvres et les peuples lointains. Les découvertes présentes sont la promesse de changements plus grands encore, ce qui entraîne une écriture de la surenchère. L’exploration scientifique est en réalité une peinture émerveillée du monde moderne, dont le style se fait volontiers épique, comparant par exemple la puissance de la technique à celle de la nature (soleil, volcans…) et convoquant parfois les grandes figures mythiques (l’électricité devenant ainsi un « Protée aux mille bras »). Cet enchantement constant devant le progrès conduit naturellement Figuier à imaginer un avenir sans limites. Si Figuier paraît n’avoir que très indirectement participé à La Science illustrée, pour laquelle il a surtout servi de parrain, on trouve dans la revue l’orientation qui est la sienne, insistant sur la présence de la science dans la vie quotidienne, avec une chronique régulière consacrée à la « science familière et usuelle » et de nombreux articles sur les découvertes récentes, mettant l’accent sur les transformations qu’elles font subir au monde, et n’hésitant pas à extrapoler vers des futures découvertes. Les auteurs en sont des vulgarisateurs connus, dont on édite ou réédite les grands textes : Camille Flammarion, Jacques Rengade, Henri de Parville (directeur de La Nature), Wilfrid de Fonvielle (chroniqueur scientifique de nombreux journaux). Pour le reste, il s’agit de séduire le lecteur, et l’on va jusqu’à faire appel à la plume de feuilletonistes célèbres de la maison, comme Louis Boussenard qui offre à la revue un roman scientifique à la Jules Verne, Les Secrets de Monsieur Synthèse. Le mélange entre écriture de la vulgarisation et style romanesque, s’il est ici moins marqué que dans le Journal des voyages, n’en est pas moins sensible, avec des articles jouant autant sur le mystère et le sensationnel que sur le savoir scientifique : « Les tremblements de terre en 1887 », « La lune est-elle habitée ? », « La rage à Paris en 1887 »… et c’est bien dans cette perspective d’une science débouchant sur l’émerveillement et la démesure romanesque qu’on aborde les grands travaux de l’époque, ou ceux que l’on envisage : « Le tunnel sous La

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Manche », les « Travaux du Canal de Panama », « La Tour Eiffel » ou « Les tramways tubulaires souterrains de Paris » (autrement dit le métro), sont parmi ces événements scientifiques qui ont valeur de faits divers en cette période d’imaginaire débridé du progrès, et qui font pendant en effet aux romans fabuleux de Jules Verne. Le mélange des genres et les pastiches, le goût de l’anecdote sous toutes ses formes, le style épique et hyperbolique, les articulations complexes entre écriture du divertissement et du savoir, témoignent de ce qu’il existe un véritable genre de la vulgarisation qui réunirait, avec d’importantes variations de l’un à l’autre, des écrivains aussi différents que Louis Figuier, Camille Flammarion, Jacques Rengade, mais aussi Louis Jacolliot, Louis Boussenard et les auteurs de romans d’aventures géographiques – ceux-là mêmes qui feront les beaux jours du Journal des voyages. Ce serait retrouver l’importance du Magasin d’éducation et de récréation comme fondateur d’un genre, puisque c’est là que se croisent les figures de Jean Macé, de Pierre-Jules Hetzel et de Jules Verne.

De la vulgarisation littéraire à la littérature populaire Parallèlement à son travail de vulgarisateur, Georges Decaux se lance avec plus ou moins de bonheur dans la publication d’ouvrages littéraires. Dans un premier temps, les œuvres de fiction sont avant tout des rééditions en livraisons illustrées d’auteurs à la fois prestigieux et accessibles : Fenimore Cooper, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Beaumarchais, Théophile Gautier… Le choix des auteurs est significatif. Ce sont des écrivains qui jouissent d’une bonne réputation, dont les œuvres sont déjà fameuses, et qui échappent au toutvenant de la littérature industrielle. Le lecteur connaît déjà de près ou de loin les intrigues de leurs romans, ce qui les rend accessibles à un public peu cultivé, puisqu’ils se prêtent de cette façon à une lecture naïve, plus sensible à l’histoire qu’à la façon de la raconter.

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Le choix des auteurs dessine les contours d’un classicisme populaire. Morts, ils appartiennent déjà au patrimoine, mais de leur vivant, ils ont vu leur œuvre liée à certaines pratiques d’écriture populaire, s’étant parfois illustrés dans le feuilleton (Alexandre Dumas et, en partie, Victor Hugo), ayant joué avec les codes de l’écriture sérielle (Dumas, Gautier et son Capitaine Fracasse), ou ayant été si bien et si souvent imités par des épigones populaires que leur œuvre se prête à une lecture sérielle (Dumas revu par le récit de cape et d’épée et Cooper, dont les thèmes ont été vulgarisés en France par Gabriel Ferry ou Gustave Aimard). D’autres encore, comme Gabriel Ferry, bénéficient d’une reconnaissance passée (il a été publié dans la Revue des deux mondes et George Sand lui a consacré un texte très élogieux), mais sont déjà cantonnés aux éditions bon marché de leurs œuvres les plus faciles, celles-là mêmes que réédite Decaux (Le Coureur des bois et Costal l’Indien, tandis que les Scènes de la vie mexicaine sont oubliées). La plupart enfin sont liés à une inspiration romantique qui permet une lecture proche de celle du feuilleton et du mélodrame. Les écrivains occupent une position médiane entre la grande culture et la consommation populaire. Cette orientation apparaît de façon frappante dans les publicités de l’éditeur : Parmi les plus célèbres romans publiés depuis vingt ans, il en est un qui a réuni tous les suffrages, charmé tous les lecteurs […] c’est le Capitaine Fracasse. Dans ce livre d’amour et d’aventures, où les situations et les péripéties les plus diverses se succèdent rapidement, les scènes et les tableaux les plus variés, les plus émouvants et les plus gracieux se déroulent dans l’esprit du lecteur et y laissent des impressions dont on aimerait à trouver l’image visible. C’est pour répondre à ce sentiment, manifesté par un très grand nombre de personnes, que nous publions cette édition illustrée de M. Gustave Doré69. 69. Bibliographie de la France, 1877.

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L’insistance tout à la fois sur la notoriété de l’œuvre et sur les émotions qu’elle provoque (avec une occultation des questions d’écriture), l’association avec le nom de Gustave Doré, qui place l’illustration au même niveau que le texte, pour en produire littéralement « l’image visible », tous ces traits dessinent les orientations que donne Decaux à la Librairie Illustrée : il s’agit de proposer aux lecteurs des ouvrages respectables à bas prix en adaptant les choix au destinataire populaire (ici défini comme un « très grand nombre de personnes »). Si l’éditeur espère évidemment y trouver son compte, il s’inscrit dans une logique de vulgarisation littéraire qui ne se confond nullement avec l’édition de romans populaires : dans ce cas, il n’est pas question d’une écriture spécifiquement adaptée au lectorat, mais de choix éditoriaux de formes et de contenus qui cherchent à répondre à des modalités de lecture populaire. Il semble que Georges Decaux joue fréquemment sur le prestige littéraire d’un grand nom tout en privilégiant son œuvre la plus accessible : L’Homme qui rit pour Hugo, Le Capitaine Fracasse pour Gautier, Costal l’Indien pour Ferry. Point d’auteur obscur ici, mais des écrivains qui, avec un nom connu, peuvent plaire au plus grand nombre, surtout si l’on prend soin d’illustrer leur œuvre afin de matérialiser protagonistes et événements dans des gravures qui frappent l’imagination du lecteur. Parallèlement à ces publications en livraisons qui répondent probablement au souci de tirer parti d’un mode de diffusion qui est déjà celui de la vulgarisation, Decaux se lance dans l’édition de nouveautés littéraires, commandé par son souci manifeste de positionner sa maison sur le terrain de la culture. Dans ce cas encore, il se situe dans la perspective d’une édition grand public s’adressant à l’homme de goût, d’une vulgarisation littéraire comme il existe une vulgarisation culturelle ou une vulgarisation scientifique. Son catalogue témoigne en effet d’une volonté de s’adresser à un large public en recherchant des œuvres pouvant bénéficier d’une forme de légitimation bourgeoise et ce, même dans ses publications les plus prestigieuses. Une revue comme Le Magasin littéraire (lancé en 1881) témoigne de cette

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orientation, proposant des textes de Jules Claretie, Victor Tissot, Alphonse Daudet ou Charles Monselet. Tous ces auteurs dessinent une forme de respectabilité de second rang, académique et peu audacieuse. La deuxième revue littéraire lancée par Decaux, La Lecture, est plus ambitieuse, en publiant des auteurs comme Paul Margueritte, Pierre Loti, Guy de Maupassant, François Coppée, Émile Zola, Jean Richepin et Tourgueniev70. Certes, ces écrivains sont plus réputés, plus légitimés que ceux qui figuraient dans le sommaire du premier périodique. Mais dans ce cas encore, il y a peu d’inconnus révélés par la revue, et les écrivains jouissent déjà d’une notoriété plus grand public : Coppée est entré à l’Académie en 1884, Claretie y entrera en 1888, Loti en 1891. Daudet, Zola et Maupassant jouissent d’une vraie célébrité populaire (ils seront d’ailleurs publiés en livraisons). À la même époque, Decaux s’accorde avec Guy de Maupassant pour éditer son Salon de 1886. Maupassant est l’un des exemples les plus frappants de ces auteurs reconnus par leurs pairs, mais qui ont su séduire un large public avec leurs contes et anecdotes. Ses nouvelles sont publiées dans tous les journaux de l’époque, et pour tous les publics. La mode des salons, popularisée par Diderot, puis par Baudelaire, répond encore aux attentes du grand public, parce qu’elle offre, à travers le jugement d’un homme dont on estime le goût, un regard sur une production artistique contemporaine qui reste largement étrangère au grand nombre. S’il est judicieux, le choix de Decaux connaît un dénouement malheureux dans ce cas. Le 2 juin 1886, ayant reçu les épreuves, Maupassant envoie une lettre rageuse à l’éditeur :

70. Lancée en août 1887, La Lecture, éditée en collaboration avec Paulmier et Cie, est cédée (ainsi que son complément La Lecture rétrospective, lancé en 1890) à Félix Juven les 25 et 30 mars 1893 pour le prix de 75 000 francs comptant et 90 000 francs à venir, soit 165 000 francs ou 500 000 de nos euros. Au moment de la cession, 1 500 exemplaires des 40 volumes de la collection venaient d’être cédés par Decaux à Girard et Boitte, ce qui donne une indication sur l’importance considérable de la vente en volumes pour ce type de publications.

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Monsieur, je vous retourne en renonçant à les corriger les épreuves que vous m’avez envoyées. J’ai perdu deux jours sur ces feuilles que vous avez données à imprimer à je ne sais qui, mais certainement pas à un imprimeur. Notez qu’ayant eu à composer non pas sur un manuscrit mais sur des journaux imprimés sans aucune faute, il ne devait et ne pouvait faire aucune erreur. Je n’ai jamais reçu d’épreuves dans ces conditions : il manque des phrases, d’autres sont changées de place, les mots oubliés sont innombrables, enfin je n’y reconnais rien. Comme j’ai les yeux malades et pas de temps à perdre, vous voudrez bien arrêter tout simplement cette publication qui paraîtrait maintenant beaucoup trop tard par la faute de cet inqualifiable imprimeur71…

Truffé d’erreurs, l’ouvrage ne paraît pas, Decaux ayant dû convenir lui-même de la piètre qualité des épreuves envoyées. Les expériences littéraires ne sont guère heureuses. On doit néanmoins au crédit de Decaux d’avoir découvert et soutenu Jean Richepin à ses débuts, lorsqu’il était encore un écrivain provocateur, comme il a d’ailleurs été un des découvreurs du beaucoup plus sage Ludovic Halévy. L’éditeur est loin de se contenter d’ouvrages académiques, et sa décision de publier les livres de Richepin est assez audacieuse. En cette époque de censure morale, les textes populistes, vaguement érotiques et provocateurs (mais aux dissonances savantes) ont choqué ses premiers lecteurs. En 1876, La Chanson des gueux a valu les foudres de la justice à l’éditeur et à son auteur. Le recueil a en effet été saisi le 24 juin 1876, en plein Ordre moral de MacMahon, pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. À ce moment, l’ouvrage, mis en vente en mai 1876, est déjà pratiquement épuisé : on n’en retrouve que 118 exemplaires chez les libraires. Un second tirage à 1 000 exemplaires est entièrement saisi. 71. Lettre à Georges Decaux, 2 juin 1884.

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Lors de l’audience du 15 juillet 1876, le tribunal de police correctionnelle de la Seine (9e chambre) condamne Richepin à un mois d’emprisonnement et 500 francs d’amende, et Decaux et Debons (l’imprimeur) à 500 francs d’amende chacun. Le 26 août 1876, la cour d’appel confirme par arrêt la sentence en y ajoutant la suppression et la destruction du livre incriminé. Decaux a été privé de ses droits civils, et l’on a parfois prétendu, à tort, que c’est à la suite de cette privation qu’il a abandonné la marque Decaux pour celle de la Librairie Illustrée transformée en librairie anonyme72. On trouve un compte rendu ironique de cet épisode dans L’Éclipse du 17 septembre 1876 : La presse tout entière s’est occupée de ce vigoureux débat, les critiques n’ont pas manqué. On a reproché au poète sa brutalité, ses mots crus, son cynisme, son débraillé voulu […] en attendant ses nouvelles œuvres, nous allons avoir bientôt la seconde édition de la Chanson des gueux. L’édition sera émondée. On n’y trouvera plus les six passages incriminés. Mais qu’on se rassure ! cette suppression n’enlèvera pas au livre sa physionomie73.

Car le procès fait au livre une publicité sans égal, à tel point que L’Éclipse finit par le choisir comme prime destinée à attirer de nouveaux abonnés. 72. On trouve cette affirmation par exemple chez Jean-Alexis Néret, Histoire illustrée de la librairie et du livre français, Paris, Lamarre, 1953. En réalité, il n’en est rien, et la marque Decaux persiste jusqu’à son départ à la retraite en 1892. Il n’y a d’ailleurs pas trace de cette privation dans le compte rendu du procès que propose Fernand Drujon dans le Catalogue des ouvrages, écrits et dessins poursuivis, supprimés ou condamnés depuis le 21 octobre 1814 jusqu’au 31 juillet 1877, Paris, Édouard Roueyre, 1879. Il faut préciser, comme le fait Yvan Leclerc dans Crimes écrits (Paris, Plon, 1991, p. 382383) que le jugement en appel condamnant le livre à la destruction fut beaucoup plus sévère que le précédent, qui n’avait incriminé que six poèmes sur 75. 73. L’Éclipse, 17 septembre 1876, p. 89. Il faudra attendre 1881 pour voir paraître la deuxième édition, même si l’éditeur belge Kistemaeckers vendait, sous le manteau, la version sulfureuse.

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On peut épiloguer sur le fait que l’un des inventeurs d’une forme de poésie à la fois populaire (dans ses thèmes et ses provocations) et savante (dans sa maîtrise des règles poétiques et de leurs transgressions) ait été découvert par celui qui deviendra l’un des principaux éditeurs populaires de l’époque. En réalité, c’est un hasard car, en 1876, Georges Decaux cherche à se lancer sans arrière-pensée dans l’édition de nouveautés littéraires. Significativement, pour sa « Bibliothèque moderne », dans laquelle paraissent ces ouvrages, il a cherché à s’inspirer des collections de nouveautés à 3 francs et 3,50 francs de ses concurrents. Il y publie, outre les œuvres de Richepin, les ouvrages de Ludovic Halévy, de Tony Révillon, de Nadar ou de Paul Mahalin. Peu d’auteurs de premier plan dans cette collection, qui ne connaîtra pas un destin fameux, mais réunir Richepin et Halévy n’était pas un si mauvais choix. En réalité, il semble que Decaux a dû bien vite en rabattre de ses prétentions littéraires. Rapidement, l’essentiel des nouveautés et des volumes de littérature qu’il propose participe d’un genre littéraire délégitimé et dégradé : le récit humoristique et les ouvrages de divertissement. D’Armand Silvestre à Henri Meilhac et Ludovic Halévy (dont La Vie parisienne, livret de l’opéra d’Offenbach est réédité par Decaux en 1875), en passant par Henry Murger, (dont La Vie de bohème est illustrée par André Gill), les auteurs témoignent de l’orientation grand public d’une maison qui ne vise pas tant le tout-venant populaire qu’un public de petits-bourgeois à la recherche de lectures faciles. Ce sont des portraits d’actrices74, des ouvrages de comique troupier de Charles Leroy et de quelques autres75, et des contes humoristiques, comme les Contes du Chat 74. Les Actrices de Paris, coédité avec Launette. 75. Charles Leroy est né en 1844, de parents artisans modestes. Il a participé au Tintamarre, où il publie ses récits du Colonel Ramollot que la Librairie Illustrée va rééditer ainsi que d’autres ouvrages du même genre (par exemple les Faits et gestes du sergent Roupoil, 1888) ; dans la même veine, l’éditeur va proposer en 1886 les Amours de garnison de Maizeroy qui anticipe, à sa manière Les Gaîtés de l’escadron de Courteline publiées la même année.

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Noir de Rodolphe Salis76. L’importance que prennent le rire et le divertissement dans le catalogue de l’éditeur à partir de 1886 tient probablement au succès de La Caricature, le périodique illustré relancé par Decaux en 1881 et qui voit exploser le talent de Robida. Mais elle se traduit surtout par un renoncement progressif à la littérature contemporaine remplacée par les ouvrages de divertissement. Ainsi, la réédition des récits de Leroy (publiés auparavant chez Flammarion) s’assortit de demandes qui rappellent les contrats des feuilletonistes, et montrent le peu de cas qui est fait de l’intégrité de ce type de texte : « Monsieur Leroy s’engage dès maintenant à ajouter le nombre de chapitres nécessaires pour parfaire le nombre de quarante livraisons77. » Mais l’exemple le plus important de cette littérature comique est Armand Silvestre, non pas tant l’auteur des poèmes parnassiens qui le consacrèrent (après tant d’autres) « prince des poètes », que celui, plus tardif, des récits grivois et vulgaires, Joyeusetés galantes et autres contes paillards. Cet écrivain a été dans les années 1870 un poète parnassien dont on a un temps célébré les mérites : Théodore de Banville lui a dédié en 1875 ses Rondels. Puis, abandonnant toute prétention à la grande littérature, il s’est tourné vers le récit bref, et a proposé à ses lecteurs des nouvelles dont l’imagination paraît empruntée au boulevard bien plus qu’à Rabelais ou à Boccace : maris cocus, femmes écervelées, bourgeois salaces, c’est un portrait d’une société grasse qui est fait pour provoquer le rire facile, comme en témoignent les noms des personnages des contes : M. Métoncula, M. Cucuron, Lenflé du Flan… Silvestre abandonne ainsi Banville pour Paul de Kock, ce qui lui vaut un certain succès. Car la grivoiserie de Silvestre cherche malgré tout à se concilier le goût bourgeois 76. Rodolphe Salis (1852-1897) est le fondateur et le propriétaire du Chat Noir, dont il est resté l’animateur pendant des années. Il a publié une série de contes grivois dans un style parodiant le vieux français de Rabelais, les Contes du Chat Noir ; voir Lionel Richard, Cabaret, cabarets, Paris, Plon, 1991. 77. Contrat du 22 août 1884.

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avec une écriture d’un ton facile et un peu stéréotypé, évoquant l’« admirable journée d’été agonisant, avec des tiédeurs caressantes dans l’air, comme un adieu de la chaleur et de la lumière » ou la « musette, humble pipeau que je faisais chanter quelquefois, harpe que je pendais au saule de mes rêveries, musiquette de chambre que les raffinés de bon goût me reprochaient », avant de se lancer dans quelque évocation salace… Loin de commencer par éditer massivement une littérature populaire qui fleurit pourtant à l’époque dans les journaux-romans et les feuilletons des périodiques, Georges Decaux paraît bien au contraire avoir, à ses débuts, cherché à accueillir un ensemble d’œuvres plus littéraires dans sa maison. Et, les premières années, si Decaux est un éditeur populaire, c’est avant tout pour ses publications de vulgarisation culturelle et scientifique, et à travers les modes de diffusion qu’il privilégie (fascicules, livraisons, collections à bas prix). Mais il a réuni un ensemble d’écrivains qui correspondrait à ce que Pierre Bourdieu appelle la « culture moyenne », qu’il associe au public petit-bourgeois hésitant entre une logique de « reconnaissance » (auteurs académiques et accessibles) et une logique de distraction. En ce sens, les choix littéraires sont assez proches de la vulgarisation scientifique en ce qu’ils dessinent une culture de l’honnête homme, non spécialiste et peu risquée. Ce n’est que progressivement que Decaux propose des ouvrages de littérature populaire à proprement parler, lors même que les périodiques à succès de la maison – le Journal des voyages, La Caricature – y invitaient. Certes, dès 1872, l’éditeur lance Les Feuilletons illustrés, journal-roman entièrement consacré à la publication de grands feuilletonistes (Louis Noir, Eugène Sue, Frédéric Soulié, Xavier de Montépin…). Mais l’expérience reste longtemps isolée. Les premiers auteurs populaires à être édités systématiquement en livraisons ou en volumes sont ceux qui figurent dans les pages du Journal des voyages : Louis Boussenard, dont les romans

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paraissent en livraisons et en volumes chez l’éditeur78, Louis Jacolliot, dont les récits sont publiés en volumes79, ou encore Constant Améro… Mais on trouve aussi les noms d’Adolphe Belot, avec Les Étrangleurs de Paris (1880), Jules Mary (Les Amours parisiennes, en livraisons), Pierre Decourcelle (Le Chapeau gris, 1886), Fortuné du Boisgobey (Rubis sur l’ongle, 1886), etc. Dans le domaine des livraisons, les publications de feuilletonistes prennent très vite le dessus sur les éditions populaires illustrées de grands écrivains. Tout se passe comme si le média imposait le contenu. À l’époque, si l’on excepte quelques auteurs légitimés qui jouissaient d’une forte audience populaire (Hugo, Daudet, Balzac, Sand ou même Sue), l’édition en fascicules est largement dominée en littérature par les œuvres des feuilletonistes. De fait, c’est probablement sous la pression des publications et du mode de diffusion en livraisons que l’éditeur généraliste s’est fait progressivement éditeur de romanciers populaires. Quand Decaux tente par la suite de lancer de nouvelles collections de littérature classique, il abandonne le principe de la livraison, désormais largement cantonné aux romans populaires, pour lui préférer le petit format de la brochure in-16 à 50 centimes, inspirée de la collection de classiques populaires de la « Bibliothèque nationale » lancée en 1863 par des ouvriers typographes rêvant d’éduquer leurs confrères80 : l’une de ses dernières entreprises d’éditeur avant de revendre sa maison à Montgrédien et Tallandier consiste en une collection de petits volumes de ce type, « Les chefs-d’œuvre du siècle illustrés », qui laissent une grande place 78. Par contrat, Decaux, puis Montgrédien, qui dirige à l’époque le Journal des voyages, se réservent les droits des romans de Boussenard en publications illustrées, en livraisons et en volumes, laissant à Flammarion la charge des volumes d’étrennes. Généralement, Decaux laisse le marché du livre d’étrennes, qu’il ne maîtrise pas, à ses concurrents. 79. Signe de ce glissement vers la littérature populaire, en 1884, Decaux renonce à ses droits sur un certain nombre d’ouvrages de voyage de l’auteur au profit de ceux portant sur la série de romans d’aventures de L’Afrique mystérieuse. 80. Voir Isabelle Olivero, L’Invention de la collection, Paris, IMEC/Maison des Sciences de l’homme, 1999.

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aux auteurs étrangers (Edgar Allan Poe, John Longfellow, Charles Dickens, Fedor Dostoïevski, E. T. A. Hoffmann, etc.), preuve qu’il n’a jamais abandonné le rêve d’une vulgarisation littéraire. Qu’il s’agisse de vulgarisation scientifique ou littéraire, une part importante des ouvrages publiés par Georges Decaux s’inscrit dans des pratiques éditoriales qui sont très éloignées de celles que l’on associe traditionnellement à l’univers de l’édition populaire: les grandes encyclopédies et les romans classiques illustrés en figurent le versant ambitieux ; les manuels pratiques et les ouvrages tirant parti de l’actualité, un autre versant. Si on néglige généralement la vulgarisation pour lui préférer l’étude des formes les plus saillantes de l’édition populaire – romans et dérivés du feuilleton –, ce type de publications a été très important, et a engendré des formes spécifiques, empruntant à l’écriture journalistique certains de ses procédés, et tissant surtout toute une série de liens avec les pratiques du feuilleton : même importance de l’illustration, mêmes outils de diffusion, même accent mis sur une écriture de la séduction. En réalité, ces formes d’écriture populaire ne sont pas si éloignées l’une de l’autre: toutes deux sont profondément liées au support du journal qui en détermine certains traits stylistiques. Les auteurs s’illustrent fréquemment dans les deux genres: récits de voyage de Louis Boussenard et de Louis Jacolliot, romans d’aventures de Frédéric Dillaye ou de Richard Cortambert (vulgarisateurs par ailleurs). L’échange qui s’est produit entre ces deux types d’écriture explique probablement les contagions que l’on découvre parfois entre les styles et les contenus: Histoire romancée et romans historiques, vulgarisation géographique et romans d’aventures, ou ce souci de dramatiser le savoir jusqu’à le faire basculer parfois dans le roman. Cela explique peutêtre aussi la facilité avec laquelle la maison d’édition va glisser vers la littérature populaire proprement dite en délaissant progressivement les autres formes d’édition populaire: ces deux mondes ne sont pas si étrangers qu’on pourrait le croire. Ce mélange des genres, c’est bien sûr le Journal des voyages qui en donne l’exemple le plus frappant.

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III Séduire le lecteur : aventures et images

Pour l’éditeur populaire, habitué aux marges réduites et aux volumes de vente relativement importants, il est nécessaire de séduire le lecteur à faible coût. De qualité souvent médiocre, les supports de la livraison et de la presse révèlent immédiatement leur caractère bon marché. Aussi faut-il compenser l’aspect peu engageant du média pour attirer le lecteur. Comme beaucoup de ses contemporains, Georges Decaux va mettre l’accent sur deux caractéristiques de la presse à son époque, la possibilité d’offrir des images bon marché, et la mixité du support de diffusion offrant aussi bien des textes d’information et des récits de fiction. Dans le premier cas, il s’agira pour lui de mêler images informatives et images plaisantes. Dans le second cas, il s’agira de jouer sur l’ambiguïté des formes, permettant d’affecter au savoir le charme de la fiction. À l’époque, les journaux ouvrent généralement leurs pages aux contes et nouvelles, mais aussi aux romans publiés en feuilletons. Le lecteur est accoutumé à glisser d’un type de texte à l’autre, et il n’est pas rare d’enregistrer des phénomènes de contagion entre les deux types d’écriture. Déjà, les textes de vulgarisation proposés par La Science illustrée ou les ouvrages de Louis Jacolliot mettaient en évidence ces effets de confusion lorsqu’ils dérivaient du savoir à l’anecdote ou qu’ils quittaient le terrain de la science pour se lancer dans l’imagination ou l’extrapolation. Mais ces pratiques d’écriture restaient ponctuelles. Il n’en est pas de même pour le Journal des voyages, qui est allé très loin dans la mixité des formes.

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Parmi les nombreuses publications de Georges Decaux, le Journal des voyages tient une place significative. D’abord, parce qu’il se situe à l’intersection des trois domaines privilégiés de l’éditeur : la vulgarisation, la littérature et l’illustration. De tous les périodiques lancés par Georges Decaux, c’est celui qui va influencer le plus durablement la maison d’édition, puisque les récits qu’il publie vont longtemps représenter une part importante du fonds de Tallandier, et inspirer d’autres choix éditoriaux : les auteurs du Journal des voyages – Louis Boussenard, Paul d’Ivoi, Emilio Salgari, Maurice Champagne, le colonel Royet, René Thévenin81 – vont être réédités pour certains jusqu’aux années 1950 par l’éditeur, et constituer l’essentiel du catalogue de la collection du « Livre National » bleu et de ses déclinaisons. Or, si le Journal des voyages s’inscrit dans les projets de vulgarisation de Decaux, il va, dès les premières années, se détourner de la vulgarisation géographique pour inventer en grande partie les principes du roman d’aventures populaire à la française. En hésitant en permanence entre les documents et la fiction, qui se partagent son sommaire, en jouant sur la confusion des discours, le périodique contribue sensiblement à nourrir l’imaginaire colonial de l’époque, enracinant l’idée d’une supériorité de la race blanche, d’une mission civilisatrice, et vulgarisant chaque semaine les stéréotypes géographiques et racistes les plus outranciers. Peu de périodiques ont joué un tel rôle, peu l’ont fait en tout cas de façon aussi frappante. Par l’échange qui se produit entre ce discours sous-jacent et les œuvres de fiction, se définissent également les codes de la littérature d’aventures – codes narratifs et stylistiques, stéréotypes – au point que le journal peut apparaître comme l’une des principales sources de ce genre majeur des littératures populaires et de jeunesse pendant près de cinquante ans.

81. Pour la liste complète des romans publiés par le Journal des voyages, voir « Le Journal des voyages » (II), Le Rocambole, n° 6, printemps 1999.

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Le Journal des voyages : de la vulgarisation à l’invention du roman d’aventures géographiques populaire Le périodique est fondé en 1875 par Georges Decaux. Dans sa forme primitive, il porte le nom de Sur terre et sur mer et est sous-titré « Journal hebdomadaire de voyages et d’aventures ». Le premier numéro est lancé le 1e juillet et coûte 10 centimes pour huit pages, avec un prix et une présentation caractéristiques des revues populaires de l’époque. L’éditeur lui substitue rapidement le titre de Journal des voyages, dont le premier numéro paraît le 12 ou le 14 juillet 1877, et qui obéit à une formule très différente. Son directeur gérant est Désiré Montgrédien, qui n’est encore qu’employé à la Librairie Illustrée (il n’en deviendra le responsable que lorsqu’il rachètera la maison avec Jules Tallandier à Georges Decaux, en 1892). Il se voit associer en 1880 un autre employé de la maison, Paul Genay, qui est aussi le gérant de nombreux périodiques de la Librairie Illustrée (La Science illustrée, La Récréation, etc.). Le journal s’émancipe de la maison mère quand il est repris, le 1er janvier 1889, par un ancien employé de l’éditeur Alphonse Lemerre, Léon Dewez, sans pour autant que les bureaux ne déménagent82. La séparation entre les deux entités ne se fait que progressivement, par un éloignement géographique tout relatif : l’adresse du journal reste celle de la Librairie Illustrée jusqu’en 1894, puis il déménage à quelques numéros, puisqu’il passe du 8 au 12 rue Saint-Joseph puis, en 1903, au 146 rue Montmartre, à l’angle de la rue du Croissant83. Si le périodique cesse d’appartenir à la Librairie Illustrée dès 1889, son propriétaire, Léon Dewez, demeure très lié à la maison, au point d’avoir donné sa fille Lucie à Jules Tallandier, qui l’épouse en février 1899. Et la Librairie 82. Le contrat de cession est signé le 1er janvier 1889. Curieusement, par la suite, Jules Tallandier retient plutôt la date de 1892, mais sans doute parce que c’est celle de son autonomie. 83. Sur l’histoire du Journal des voyages, voir Marie Palewska, « Le Journal des voyages » (I), Le Rocambole, n° 5, automne 1998.

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Illustrée, qui a la charge des volumes reliés au moins jusqu’au début du XXe siècle, lance encore, en 1890, une « Bibliothèque du Journal des voyages », et, sous Jules Tallandier, une collection de « La Vie d’aventures » avec les responsables du périodique. En créant Sur terre et sur mer, Georges Decaux décline le principe de vulgarisation populaire qui est le sien depuis la disparition de François Polo. Il répond ici encore au désir de proposer des versions populaires des périodiques à succès de ses concurrents plus prestigieux. Sur terre et sur mer s’inspire en effet très clairement du Tour du monde dirigé par Édouard Charton et publié chez Hachette avec un succès retentissant jamais démenti depuis 1860. Le périodique est constitué pour l’essentiel d’articles, et la fiction en est presque entièrement absente. Les rédacteurs cherchent à la fois l’instruction et le divertissement. On trouve en effet des textes de Gaston Tissandier, le fondateur de La Nature, dont l’aura à l’époque tient surtout à son évasion en ballon lors du siège de Paris (et significativement, c’est l’Histoire de mes ascensions aérostatiques qui est publiée dans le journal), des textes et des illustrations de Robida consacrés à la peinture pittoresque des villes italiennes (Les vieilles villes), ou de Julien Girard de Rialle, anthropologue et diplomate qui propose dans les pages du journal un Voyage du Challenger autour du monde. Le style des relations de voyages se veut rigoureux et magistral, et même lorsqu’il s’agit de conter La chasse aux baleines, c’est la forme du journal de bord – donc d’un document – qui est privilégiée. Selon les principes de la maison, l’image tient une place importante mais, obéissant aux règles de la vulgarisation, elle apparaît dénotative, comme un éclairage du texte, un document. Une telle forme trahit l’imitation fidèle du Tour du monde et de son projet : « satisfaire, aussi complètement qu’il est possible, les lecteurs éclairés qui cherchent dans des voyages des éléments variés tout à la fois de distraction agréable et d’instruction solide ». Le pittoresque des sujets s’allie à la volonté de connaître, mais il s’agit d’en rester à un contenu sérieux, loin du romanesque du futur Journal des voyages.

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Sur terre et sur mer tente de répondre au développement du goût pour la géographie, lié au contexte politique de la France: on explique en effet une partie de la défaite de 1870 par une plus grande connaissance de la géographie et de la topographie par les Prussiens, laquelle leur aurait donné un avantage décisif sur le terrain. L’« avis au lecteur » du premier numéro du Journal des voyages prend acte de l’importance de ces événements dans le succès du genre: « Le goût de plus en plus marqué en France pour les récits de voyages et d’aventures est un des caractères de notre époque. Des événements récents ont d’autre part démontré le danger qu’il y avait à s’isoler des autres peuples et à en ignorer les mœurs, les coutumes et les tendances84. » On retrouve là le sentiment du déclin propre aux Français après la défaite de 1870, l’accent mis sur la géographie qui en a été la conséquence, et sa traduction rapide en un nouvel essor des politiques coloniales85. La publication n’a pourtant pas connu le succès escompté, semblet-il. En effet, deux ans après le lancement du périodique, l’éditeur décide d’en changer la formule et le titre tout à la fois. Sur terre et sur mer. Journal hebdomadaire de voyages et d’aventures devient le 12 ou le 14 juillet 1877 Le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer. Cette inversion du titre est significative du bouleversement que connaît le journal, qui met désormais en avant non la surface du globe, mais les voyages et surtout les aventures, autrement dit la dimension romanesque du dépaysement. Alors que Sur terre et sur mer n’était qu’une copie du Tour du monde, le Journal des voyages va au contraire formaliser un type de roman d’aventures dérivé de Jules Verne mais s’en distinguant en réalité profondément. Le contenu du Journal des voyages est sensiblement différent de celui de Sur terre et sur mer : il s’éloigne du modèle du Tour du monde avec ses articles de vulgarisation géographiques et de curiosités exotiques qui 84. Journal des voyages, n° 1, 14 juillet 1877. 85. Dominique Lejeune, Les Sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1992.

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prévalaient dans la première version, pour lui préférer une forme à la fois plus moderne, plus populaire et plus romanesque. Plus moderne, parce qu’elle opte pour des couvertures illustrées d’une grande gravure sur bois, plus attrayantes; plus populaire, parce qu’elle abandonne le discours de savoir pour lui préférer des textes plus sensationnels, adaptant le principe du « canard » à la géographie86 ; plus romanesque, non seulement parce que l’hebdomadaire donne une large place aux romans, peu représentés dans la première version, mais aussi parce que les articles sont eux-mêmes rédigés dans un style qui vise à la confusion entre information et fiction. Dès le changement de formule, le succès est immédiat et considérable, au point de faire du périodique le moteur de la maison, rapidement rejoint dans ce rôle par La Caricature. Dans l’éditorial du numéro 40, l’éditeur affirme que le journal « est aujourd’hui le plus lu des journaux géographiques du monde entier et l’une des publications illustrées les plus répandues ». Même si l’on tient compte du caractère tapageur d’une telle affirmation, dont sont coutumiers les éditeurs de la fin du XIXe siècle, elle témoigne d’une réelle audience du magazine. De fait, les encarts publicitaires insérés dans le feuilleton de la Bibliographie de la France, très nombreux, démontrent la volonté de l’éditeur de miser sur le périodique et sur celui qui en deviendra son auteur phare, Louis Boussenard. Pour assurer le succès du Journal des voyages, l’éditeur adopte un mode de diffusion hybride, mais assez classique à l’époque, choisissant de rééditer régulièrement les anciens numéros, et de les vendre aussi bien sous forme de séries de cinq fascicules, de volumes semestriels ou de volumes annuels, proposés euxmêmes en collections complètes, et diffusés largement à l’occasion

86. Matthieu Letourneux, « Géographie, idéologie et logique romanesque dans les romans d’aventures géographiques du Journal des voyages », in Pierre Singaravélou (dir.), L’Empire des géographes ; Géographie, exploration et colonisation, XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, 2008.

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des étrennes. Pour cela, Georges Decaux choisit de s’associer avec Maurice Dreyfous, dont la maison a été fondée en 1877, mais que son expérience antérieure chez Georges Charpentier a accoutumé au fonctionnement de l’édition traditionnelle. Dreyfous et Decaux s’étaient associés auparavant dans différents projets : Decaux, habitué à la production d’ouvrages en livraisons avait en effet pour usage de faire appel à un éditeur traditionnel lorsqu’il s’agissait de répondre à la forte demande de la période des étrennes, ou quand un ouvrage pouvait exiger des canaux de distribution différents de ceux de la livraison, et, le 1er avril 1877, Dreyfous s’était engagé par traité à assurer la vente dans sa librairie de toutes les publications éditées par Decaux en volumes. Le succès du Journal des voyages explique également que l’association avec Dreyfous ait été prolongée pour créer la « Bibliothèque d’aventures et de voyages », petite collection à la survie assez difficile et qui a publié quelques titres dans des formats très proches de ceux de Hachette et de Hetzel, comme le Voyage à dos de baleine d’Alphonse Brown, Les Secrets de la mer de Jules Gros et Le Tour du monde d’un gamin de Paris de Louis Boussenard. La volonté de reprendre la formule des œuvres de Jules Verne est évidente dans le choix des auteurs, épigones dans le genre du voyage extraordinaire pour Brown, et dans celui du récit de tour du monde pour Boussenard. La présence des Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde connues ou inconnues de M. Jules Verne explicite de fait cette référence. L’ouvrage, qui parodie l’univers de Jules Verne, a d’ailleurs été modérément apprécié par Pierre-Jules Hetzel, qui rend compte de son mécontentement dans une lettre à Jules Verne : lorsque Decaux lui annonce « qu’il va publier un gros volume illustré, intitulé à peu près Voyages dans les cinq parties du Monde, connues ou inconnues de M. Jules Verne – livre amusant, me dit-il, où les héros rencontreraient les vôtres [ceux de Verne]. Il dit “cela fera rire et amusera Jules Verne” », la réaction de Hetzel est ferme : « Je lui ai répondu tout net que ce n’était

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pas probable […] Je lui ferais un procès si cela me paraissait ou à vous, dépasser la permission87. » Maurice Dreyfous relate la création de la « Bibliothèque d’aventures et de voyages » dans ses Mémoires, en deux brefs paragraphes fort éclairants sur la réputation du journal : Pendant que les journaux graves et les revues géographiques relataient l’œuvre des explorateurs, le gros public était mis au courant de leurs aventures par les récits plus ou moins dramatiques, parfois plus ou moins consciencieux, qui paraissaient dans les journaux populaires. Le plus achalandé, le plus sérieux d’entre eux était le Journal des voyages tout récemment fondé par Georges Decaux avec qui j’avais partie liée. Cela m’amena à fonder une collection que j’intitulai « Bibliothèque d’aventures et de voyages » où voisinaient avec les romans d’aventures des récits de voyages authentiques, anciens ou contemporains, choisis parmi les plus intéressants ou les plus émouvants88.

Certes, le Journal des voyages est « le plus sérieux » de ces journaux populaires, mais il appartient à ces journaux « plus ou moins consciencieux » dont on se méfie aussi. Quoi qu’il en soit, après le rachat des éditions Dreyfous par Marpon-Flammarion, la collection de récits de voyages et d’aventures, qui n’avait jamais connu une très grande réussite (son seul succès, un récit de Tissandier, a été vendu à 21 000 exemplaires89), est abandonnée. Mais elle va se prolonger dans d’autres collections, sous la férule du seul Georges Decaux, à commencer bien sûr par la « Bibliothèque du Journal des voyages » (1890), proposant des œuvres d’Alphonse Brown, de Georges de

87. Lettre de Hetzel à Jules Verne, mai 1878. 88. Maurice Dreyfous, Ce qu’il me reste à dire, Paris, Ollendorff, 1913, p. 319-320. 89. Voir Elizabeth Parinet, La Librairie Flammarion, 1875-1914, Paris, IMEC, 1992, p. 91-92.

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Wailly, de Frédéric Dillaye ou d’Henry Morton Stanley. Ces collections préfigurent la « Bibliothèque des grandes aventures » (1899) puis le « Livre National » bleu (1908), dont les titres feront le succès durable de la maison d’édition. Par rapport à Sur terre et sur mer, c’est un glissement fondamental que propose le Journal des voyages : basculer de la représentation – pittoresque ou non – du monde à sa transformation en matière romanesque. L’indistinction entre fiction et document est revendiquée par le Journal des voyages dès son premier numéro. Le périodique promet dans chaque livraison « une grande relation de voyage, une aventure de terre ou de mer […], un article sur l’histoire des voyages, un attachant roman d’aventures, la géographie d’un département de la France, un chapitre du Tour de la terre en quatre-vingts récits, une revue des plus récents ouvrages de voyages, et enfin une chronique des voyages et de la géographie90 ». Le programme exhibe son ambiguïté : non seulement on se propose de mêler des textes de fiction et des articles scientifiques (souvent rédigés par les mêmes plumes – Benedict-Henry Revoil, Louis Boussenard, etc.), mais il s’agit de jouer au maximum sur la proximité qui existe entre ces deux types de textes : la rubrique « aventure de terre et de mer » se présente comme une relation authentique, mais est écrite avec le ton du feuilleton et privilégie les sujets sensationnels, quant au titre de la rubrique, « Le tour de la terre en quatre-vingts récits », on voit qu’il emprunte à l’imaginaire vernien pour appâter le lecteur. Plus généralement, le premier article (« Drames géographiques »), rédigé par Revoil, Gros ou Améro (autant de plumes habituées par ailleurs aux romans d’aventures les plus extraordinaires) offre systématiquement la peinture d’une curiosité de l’actualité géographique dont les traits déterminants sont ceux du fait divers : titre mettant en valeur le sensationnel (« Un roi enterré vivant »), importance du monstrueux et de la transgression (mort sanglante de quelque 90. Journal des voyages, n° 1, s.d. (1877).

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explorateur, pratiques « contre nature » – polygamie, meurtre de vieillards et d’enfants, anthropophagie), structuration du discours en une anecdote circonscrite, insistance sur l’unicité (soit un événement unique, soit dans un lieu marginal), conclusion à valeur de généralisation (dont la dimension politique affleure souvent). Tous ces traits sont ceux que l’on rencontre à la même époque dans les journaux de faits divers à succès, à l’instar du Petit Journal 91. Et de fait, c’est un pittoresque racoleur que privilégient les articles : « Pourquoi on s’ouvre le ventre au Japon » (n° 41), « Les faux monnayeurs américains » (n° 96). Ailleurs encore, on conte la fin d’un voyageur « rongé par les araignées de mer » (n° 119). La description du monde et de ses curiosités s’efface constamment au profit d’un univers tout entier livré à la violence la plus crue, dans lequel les lointains géographiques assument la fonction des châteaux médiévaux dans le roman gothique. À l’inverse, la fiction cherche à donner l’illusion de son authenticité, comme dans cette publicité pour un roman de Louis Boussenard qui affirme : Nous avons le plaisir d’annoncer aux lecteurs du Journal des voyages le retour à Paris de M. Louis Boussenard, l’auteur du Tour du monde d’un gamin de Paris. Chargé par nous d’aller en Guyane réunir les éléments d’un nouvel ouvrage, notre collaborateur a tenu à l’honneur de justifier le succès qui a toujours accueilli ses récits. Il a […] remonté en canot le cours des rivières inexplorées, et visité les peuplades sauvages92.

C’est pourtant Les Robinsons de la Guyane, roman sans fond autobiographique, qu’évoque cet encart. La confusion est encore accrue

91. Matthieu Letourneux, « La colonisation comme un roman. Récits de fiction, récits documentaires et idéologie dans le Journal des voyages », Idéologie et stratégies argumentatives dans les récits imprimés de grande diffusion, Belphegor, IX, 1, 2010. 92. Journal des voyages, n° 189, 20 février 1881.

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par le fait que l’auteur a proposé peu de temps auparavant une relation de voyage dans le journal93. Car l’aventure a besoin de se fonder sur le savoir positif pour trouver une légitimation à sa dimension romanesque. C’est pourquoi le Journal des voyages n’abandonne jamais sa prétention à rester un journal de vulgarisation géographique. Ainsi, en 1891, l’éditeur crée-t-il deux prix pour soutenir les efforts de la Société de géographie de Paris, alors en plein essor, mais un peu échaudée par l’échec de la construction du canal de Panama par les Français94. Entre la fiction et l’information, le partage n’est cependant pas équitable. Et l’évolution vers le romanesque initiée par la transformation de Sur terre et sur mer en Journal des voyages va se confirmer au fil du temps ; à tel point qu’au début du siècle les illustrations de couverture portent presque toujours sur les romans, et qu’aux suppléments et primes du début (cartes colorées et ouvrages de géographie) se substituent rapidement des romans (ceux en particulier des deux formules de « La Vie d’aventures », aux récits échevelés). Mais le glissement vers le romanesque est plus encore qualitatif que quantitatif, comme en témoigne l’évolution des romans. Dans les premières années du Journal, les récits sont encore marqués par une ambition de vulgarisation. Les auteurs se présentent souvent comme des écrivains voyageurs ou des hommes de science. Louis Jacolliot a été coup sur coup président du tribunal de Chandernagor, un des cinq comptoirs français en Inde, et de celui de Tahiti, et a tiré de ses différents voyages de nombreux ouvrages de vulgarisation géographique avant de se lancer dans la rédaction de romans95. Dans ses premiers ouvrages, Louis Boussenard se pré93. À travers l’Australie, 28 avril 1878, n° 42 sqq., si le texte est présenté comme une « relation de voyage », elle est pour le moins romancée. 94. Jean-Yves Mollier, Le Scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991, pour l’implication de la Société de géographie de Paris dans cette aventure douteuse. 95. Outre la série d’ouvrages de vulgarisation consacrés à l’Inde (à connotation souvent ésotérique) et à d’autres régions du globe, on doit à Jacolliot des récits d’aventures

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sente d’abord comme un voyageur, mettant en avant son trajet en Guyane. Richard Cortambert est décrit dans le contrat avec Decaux comme un « homme de lettres, attaché à la Bibliothèque nationale », et il publie à la Librairie Illustrée non seulement des romans d’aventures, mais aussi une Nouvelle Histoire des voyages. Le lien entre la science et le sensationnalisme s’exprime dès le chapitre liminaire du premier roman publié par la revue, Un drame au fond de la mer de Richard Cortambert. Il y conte une séance de la Société nationale de navigation dans laquelle « M. Philarète Chasles se trouvait placé à côté de Nadar, attiré vers le célèbre aéronaute par un fluide magnétique mystérieux. M. de La Landelle parlait, bien entendu, de l’aviation et de la mécanique, en romancier, avec M. Verne, M. Wilfrid de Fonvielle se lançait à corps perdu dans les nuages avec M. Flammarion. M. Victor Meunier frappait du coude M. l’abbé de Moigne, qui causait très haut avec M. Barral. M. Figuier était là, puisqu’on y voyait trois de ses nombreux secrétaires96. » Expression de cet échange idéal entre les formes du savoir et de la fiction, reçues au sein d’une assemblée scientifique prestigieuse, les célébrités de la vulgarisation discutent d’égal à égal avec les romanciers de l’aventure. On connaît la forme que prend alors l’œuvre, c’est celle des récits verniens : chaque curiosité de la nature se découvre par le biais d’un événement extraordinaire, comme si les protagonistes devaient nous faire participer à une expérience sensible du savoir ; en retour, les confins sont ressaisis comme source d’un émerveillement permanent, et s’apparentent de la sorte à un espace romanesque ; enfin, conséquence de cet échange, le savoir devient en lui-même une aventure, puisqu’il donne lieu à des interrogations pour la jeunesse, dont les plus connus sont la série de L’Afrique mystérieuse, Le Coureur des jungles et Les Mangeurs de feu. Sur cet auteur, voir Felice Pozzo, « Louis Jacolliot, Il misterioso maestro di Salgari », LG Argomenti, avril-juin 2005, n° 2 ; et Felice Pozzo, « Louis Jacolliot, dimenticato viaggiatore e studioso dell’India », Miscellanea di storia delle esplorazioni, XXXI, Genova, 2006. 96. Richard Cortambert, Un drame au fond de la mer, n° 1, p. 10.

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constantes des protagonistes qui, dans leur lutte contre l’adversité, suivent les pistes d’un raisonnement scientifique, et sont conduits à se faire botanistes, zoologues, géographes ou ethnologues, généralement pour assurer leur survie. Les structures et l’intrigue des romans attestent cette ambition : le voyageur est fréquemment un scientifique, son aventure se décompose en une série d’étapes de voyage qui sont autant de leçons, et les enjeux du récit, souvent anecdotiques, permettent au héros de se faire témoin, décrivant ce qu’il découvre au fur à mesure à des compagnons de route, véritables doubles du lecteur. En ce sens, les premiers romans de tour du monde répondent à merveille aux exigences du discours de savoir : le trajet transforme littéralement le récit en une exposition coloniale dont chaque chapitre serait un pavillon différent. Cette combinaison de structures narratives romanesques et de vulgarisation géographique n’est pas neutre. Reformulé en une fiction dont les tenants et aboutissants sont commandés par l’intentionnalité de l’auteur, le savoir se constitue en une axiologie, avec les alliés et les ennemis de la France, les étapes du voyage qui se muent en conquête coloniale et le triomphe du héros qui devient geste impériale. La logique générique du roman d’aventures vient superposer à la seule description de l’espace l’idée de rivalités et d’affrontements, et la perspective d’une victoire à obtenir, faisant de la structure même du récit un vecteur de l’imaginaire de conquête. Dans les premières décennies, la curiosité géographique reste centrale, et le message colonial est largement assumé par la voix du narrateur. Mais très vite, la part du romanesque l’emporte sur le discursif, marginalisant la vulgarisation, et imposant une vision du monde assumée par la logique narrative et actantielle elle-même. Richard Cortambert, Jules Gros, mais aussi Louis Jacolliot (à qui l’on doit de nombreuses relations de voyages) ou Constant Améro s’inscrivent, selon des proportions variables, dans cette tradition d’un roman vernien mâtiné de fait divers. Ce n’est plus le cas des auteurs plus tardifs, Henry Leturque, Emilio Salgari, Jules Lermina,

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René Thévenin et même Paul d’Ivoi, chez qui les inclusions scientifiques (descriptions de machines et de cités exotiques) paraissent être faites à contrecœur, morceaux mal liés au reste du récit que l’auteur évacue au plus vite pour mieux se lancer dans l’aventure excentrique faite de machines foudroyantes, de peuples disparus, de procédés surnaturels et de défis insensés. Conséquence de ce processus, dès les années 1890, les écrivains professionnels se sont totalement substitués aux écrivains-voyageurs et, au début du siècle, l’exploration géographique laisse une place de plus en plus grande à l’aventure extraordinaire (anticipation, machines extraordinaires, animaux fabuleux). Le discours des auteurs reste généralement animé par un patriotisme aux accents colonialistes. Mais, tout comme leurs prédécesseurs jouaient avec la fascination pour les confins et les paysages vierges héritée des esthétiques romantiques et pittoresques, et proposaient ainsi un discours moins univoque qu’on a pu le dire, cette seconde génération d’auteurs de romans d’aventures géographiques témoigne d’une attirance pour la sauvagerie et la violence qui démontre que la logique de conquête est aussi une soif d’évasion, que le goût de l’ordre masque souvent un désir de transgression et que l’affirmation de la supériorité occidentale s’articule souvent avec une fascination pour la puissance de l’autre97. Cette ambiguïté restera caractéristique du roman d’aventures durant toute la première moitié du XXe siècle, apparaissant sans doute comme un des traits définitoires du genre. L’évolution du Journal des voyages de la vulgarisation au romanesque et du roman éducatif à l’aventure échevelée exprime le mouvement plus général de cette maison d’édition d’une conception du populaire à l’autre, du projet culturel à la distraction sensationnelle. Elle est significative des transformations que subit la Librairie Illustrée avant la Première Guerre mondiale, au fil des reprises suc97. Matthieu Letourneux, Le Roman d’aventures, 1870-1930, Limoges, PULIM, « Médiatextes », 2010.

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cessives, donnant une place de plus en plus importante aux productions de fiction délégitimées commandées avant tout par le souci de délasser les lecteurs.

L’importance de l’illustration Si, à partir de 1875, l’ancienne maison Polo ne s’intitule plus que Librairie Illustrée, c’est que Georges Decaux a compris que l’un des moteurs du succès de l’édition populaire réside dans l’image. Cette place accordée à l’illustration ne s’explique pas tant, comme on l’a trop souvent dit, par les difficultés qu’auraient à lire des consommateurs semi-illettrés – la consommation des interminables romansfeuilletons ou le goût pour la vulgarisation supposent au contraire une vraie aisance de lecture – mais par une séduction de l’image qui joue à tous les niveaux de la lecture. La couverture illustrée s’affiche en devanture, et attire l’œil du badaud, les images intérieures ou les gravures à découper achèvent de le décider à acheter le périodique. Elles agrémentent ensuite la lecture – promesses d’événements extraordinaires – et offrent un commentaire du texte (a fortiori lorsqu’elles sont cartes ou croquis, mais aussi quand l’artiste propose son interprétation du récit). Elles induisent donc des modalités de lecture spécifiques, qui tendent à privilégier le contenu du texte sur sa mise en forme, celles de la lecture pratique et de la lecture naïve, mais elles ne s’opposent pas tant à la lecture littéraire (qui n’est pas pour autant rendue impossible) qu’elles n’en révèlent la mise en retrait dans la communication. Si l’illustration se fond si bien dans la lecture populaire, c’est donc non seulement parce qu’elle favorise la consommation, mais aussi parce qu’elle met en évidence une certaine logique de la lecture de divertissement. Reste que, si la présence de l’image nous dit quelque chose de la manière de lire, il existe une grande variété d’illustrations qui ont toutes des valeurs et des fonctions différentes. Quoi de commun en effet entre les illustrations en couleurs des coupes

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anatomiques du corps humain accompagnant les ouvrages du Dr Rengade et les gravures pleine page du Journal des voyages, présentant force meurtres, force monstruosités? Quoi de commun entre les frontispices de La Science illustrée, véritable discours sur la place centrale de la science dans le monde moderne, ou des Beaux-Arts illustrés révélant un souci de respectabilité à travers une série de vignettes savantes de conception classique, et les gravures comiques de L’Éclipse et de La Caricature jouant autant sur la virtuosité du dessinateur que sur son sujet ? Mais par leur variété même, ces usages de l’image révèlent le caractère fondamental des possibilités de l’impression comme principe éditorial. En réalité, le choix de faire de l’illustration l’un des moteurs de la maison existait déjà chez François Polo : les séductions de La Lune, puis de L’Éclipse tiennent en grande partie à leurs « bonshommes coloriés », pour reprendre l’expression de Mahalin, et l’artisan de leur succès en a été évidemment le caricaturiste André Gill. Quant aux autres publications – almanachs, albums de gravures ou de charge, Lanterne de Boquillon – elles donnent toutes la première place à l’image. Mais si le catalogue de François Polo fait un grand usage de l’image, c’est Georges Decaux qui lui donne une place centrale, car il paraît envisager la plupart de ses publications comme un moyen de mettre en avant une fonction spécifique de l’illustration : insistance sur la fidélité mimétique (reproductions d’œuvres d’art ou de paysages ; dans ce cas, les techniques employées devront s’approcher le plus possible de la photographie), schématisation à des fins explicatives (ouvrages techniques et scientifiques, dans ce cas le trait doit être avant tout précis et dénotatif ), dessins d’imagination (caricatures et illustrations de romans, dans ce dernier cas la gravure doit rendre l’esprit du romancier). La plupart des œuvres publiées permettent de mettre en avant l’une ou l’autre de ces propriétés de l’image. Bien plus, s’il y a une spécialité de la maison, c’est bien dans sa relation à l’image : être éditeur d’ouvrages illustrés, c’est appartenir à un monde différent de celui des éditeurs traditionnels. Les termes des contrats soulignent de fait

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que l’« édition illustrée » est une branche spécifique qui ne concurrence pas tout à fait les autres, à tel point qu’ils précisent généralement que Georges Decaux ne possède les droits des ouvrages que sous cette présentation, et que l’auteur est libre de rechercher ailleurs à publier le livre sous forme d’édition sans image, et ce, même dans des ouvrages pour lesquels on n’attendrait pas de telles clauses. Ainsi de l’Histoire de la République française pour laquelle « M. Elie Sorin conserve le droit de faire toutes les éditions non illustrées qu’il pourra trouver à placer et à faire éditer de son ouvrage en totalité ou en partie98 ». La notion d’édition illustrée tend souvent à se confondre avec celle d’édition en livraisons (probablement parce que celles-ci sont systématiquement agrémentées de gravures), mais pas toujours ; d’abord parce que, les invendus des livraisons étant généralement reliés dans un second temps pour être proposés sous forme de volume, la séparation n’est pas toujours facile à faire99, ensuite parce que certains auteurs ne sont proposés, même chez Decaux, qu’en volumes, mais dans des éditions agrémentées d’images qui leur permettent de proposer ailleurs des versions sans illustration. Si les Bureaux de l’Éclipse deviennent la Librairie Illustrée, c’est néanmoins que la maison tend à se spécialiser dans un champ particulier, celui de l’édition en livraisons illustrées. Une telle décision ne se cantonne pas à un créneau éditorial, mais suppose des choix qui affectent en profondeur la relation aux livres et aux lecteurs ainsi que la nature des œuvres publiées. Désormais, les principales publications sont pensées comme autant de moyens de développer une possibilité de l’image. C’est ce dont témoigne d’ailleurs le titre des différents périodiques lancés par l’éditeur, qui insistent autant sur le sujet abordé que sur son traitement graphique : La Science illustrée, 98. Contrat de renouvellement des droits entre Georges Decaux et Elie Sorin, 3 mars 1881. 99. Ainsi, il convient de rappeler que la Bibliothèque nationale ne possède que les versions reliées des livraisons (dépourvues de leurs couvertures d’origine), ce qui rend la recherche parfois difficile dans ce domaine.

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Les Beaux-Arts illustrés, Les Feuilletons illustrés, La Caricature. En agissant de la sorte, Georges Decaux a parfaitement saisi le mouvement de l’édition populaire de l’époque : les journaux-romans, les romans en livraisons, la vulgarisation en fascicules, tous ces domaines dans lesquels il va s’engouffrer laissent une grande place à l’image, qu’elle soit lithographiée ou qu’elle fasse appel à la gravure sur bois. Ainsi, que le roman populaire soit diffusé sous forme de longs feuilletons, dans des journaux-romans ou en livraisons, il est toujours agrémenté d’illustrations, preuve que – comme plus tard dans le domaine de la littérature de jeunesse – la lecture populaire met en jeu la question de l’image et ce, bien avant que le cinéma, média majeur de la narration graphique, ne s’impose comme arrière-plan inévitable des stéréotypes construisant les univers de fiction populaires100. Comme dans les autres domaines, l’importance de Decaux va résider dans un travail d’élargissement des productions. Loin de s’en tenir à l’actualité et à la caricature, il va tenter de multiplier les champs d’application de l’édition illustrée, en cherchant à adapter aux formats populaires des domaines dans lesquels l’illustration tient une part (géographie, médecine et, bien sûr, beaux-arts), ou à l’inverse à toujours ménager une place importante à l’illustration dans les publications populaires traditionnelles (romans-feuilletons, textes comiques, publications bon marché…) en prétendant, à tort ou à raison, à un certain soin dans la réalisation et le choix des artistes : gravures de Steinlein et de quelques autres pour les Contes du Chat Noir de Salis, dessins d’Uzès pour Silvestre ou Leroy, dessins de Bac pour les Amours de garnison de Maizeroy, dessins de Job et de Taverne pour La Divine Comédie… française, etc. Les illustrateurs les plus connus sont convoqués par l’éditeur. 100. On peut même se demander si le cinéma et la photographie n’ont pas contribué au déclin de l’illustration dans les éditions populaires, rendant l’image en partie superflue dans le livre puisque, celle-ci étant devenue omniprésente ailleurs, elle nourrit le roman d’un pré-texte illustratif et n’a pas besoin d’être présente dans l’ouvrage pour exister dans l’esprit du lecteur.

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En réalité, lorsqu’on regarde le catalogue de Decaux dans la perspective de l’image, on se rend compte combien sont nombreux les ouvrages dont l’intérêt repose essentiellement sur celle-ci. Études sur l’art d’Henry Havard, ouvrages sur l’illustration et la caricature de John Grand-Carteret101, mais aussi scènes pittoresques de Robida, dictionnaires et encyclopédies illustrés de Trousset, Moride, Rengade, Dictionnaire des arts décoratifs de Paul Rouaix102, série de portraits illustrés de célébrités103… Il y a chez Decaux une ambition manifeste d’apporter du prestige à sa maison par le biais de l’illustration. Cela apparaît nettement dans les publicités que l’éditeur fait paraître dans la Bibliographie de la France. Ainsi, dès 1872, on trouve une présentation sur deux pages de l’Histoire de la révolution de 18701871 de Claretie qui propose non pas le sommaire de l’ouvrage, mais la table des illustrations ; la même année, la présentation du Musée universel donne la même place à la description du texte et à celle des illustrations. Et en 1878, une double page qui présente les grandes publications de l’éditeur se concentre à chaque fois sur l’image, preuve que c’est par cet aspect que l’éditeur espère convaincre les libraires de diffuser ses livraisons et que, dans ce type de production, l’image joue un rôle-clé. Même dans le cas d’une œuvre déjà reconnue comme Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier publié en livraisons, les annonces placent sur le même niveau le travail de l’écrivain et celui de l’illustrateur : dans la présentation de l’œuvre 101. Spécialiste de la caricature, bibliophile, John Grand-Carteret (1850-1927) a publié divers ouvrages illustrés sur les mœurs et la caricature. Il a dirigé la revue Le Livre et l’image. 102. Le contrat d’éditeur (4 décembre 1884) laisse une place centrale aux questions d’illustration. Par souci d’économie, l’éditeur utilise essentiellement des gravures employées ailleurs, parmi lesquelles Paul Rouaix est invité à faire son choix. 103. Ainsi, la série de fascicules des Actrices de Paris, coéditée avec Launette, propose « un portrait à la plume reproduit en héliogravure, quatre pages de texte donnant la biographie de l’artiste avec une composition à la première page rappelant les principales créations de l’artiste » (contrat Decaux-Launette, 1881), et apparaît comme une série de portraits mondains, permettant au public de connaître les traits des célébrités du temps avant tout grâce à l’apport de l’image.

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qu’offre la Bibliographie de la France (1877), le nom de Gustave Doré figure même en plus gros que celui de Gautier. On le voit, non seulement l’illustration attire l’œil du badaud, non seulement, comme souvent dans les livraisons romanesques et parfois dans celles de vulgarisation, elle crée un effet d’attente en représentant par avance certains sujets à venir, mais elle donne de la valeur à ce qui n’est après tout qu’un journal bon marché: la couverture détachable est généralement agrémentée d’une grande gravure; l’ensemble promet, relié, de devenir un beau volume in-8° riche en images et de convertir le périodique bas de gamme en une sorte de bibliothèque bourgeoise. Grâce à l’image, la livraison apparaît en puissance comme du simili-luxe, même s’il ne s’agit là généralement que de gravures sur bois charbonneuses sur papier journal, dont les auteurs et les graveurs ne sont pas toujours parmi les plus prestigieux (malgré les efforts évidents de Decaux pour recourir à des artistes fameux : Doré, Férat…). Insister sur l’image dès la publicité, dès la couverture, c’est déjà en partie actualiser ce fantasme d’accession à une forme de distinction culturelle matérialisée par le livre et la bibliothèque. C’est probablement dans le domaine des livraisons littéraires que l’intérêt de l’éditeur pour l’illustration est le plus manifeste. Lorsqu’il édite Victor Hugo, Théophile Gautier, Alexandre Dumas ou Bernardin de Saint-Pierre, il opère certes ses choix en fonction du texte, de son accessibilité et de sa notoriété, mais un des éléments fondamentaux apparaît paradoxalement être l’image. Quand il rachète à un éditeur les droits d’un ouvrage préexistant, Decaux prend bien soin d’acquérir en même temps les textes et les gravures des éditeurs originaux : 50 bois originaux de Doré pour Le Capitaine Fracasse de Gautier chez Charpentier, et les illustrations de Vierge (celles de l’édition Hetzel) pour Victor Hugo104. On peut même se 104. Les droits sont de 1 centime par livraison, contre 2 centimes pour Le Capitaine Fracasse et 3 centimes pour les ouvrages de Victor Hugo, alors que Decaux doit acheter en plus à Hetzel les gravures pour 7 000 francs.

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demander si le choix de publier un texte n’a pas été commandé parfois par l’opportunité qu’a eue l’éditeur de mettre la main sur une série de gravures. Ainsi, la décision d’éditer Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre peut surprendre, même si le texte est fameux à l’époque : l’auteur diffère des autres écrivains privilégiés, dont les ouvrages sont liés à l’écriture populaire et au feuilleton. Mais un contrat de 1876 avec Georges Guiffrey témoigne de ce que Decaux avait eu l’occasion de racheter les droits des bois et clichés de l’édition Lemerre de 1868, dont Guiffrey était en possession. On imagine que c’est l’opportunité d’un texte libre de droits mais rajeuni par des illustrations fameuses qui a décidé l’éditeur à lancer la publication de Paul et Virginie, un des premiers grands succès de l’édition en livraisons illustrées des années 1830-1840. On le voit, contrairement à ce qu’on peut imaginer un peu hâtivement et contrairement à ce que le terme même d’illustration paraît indiquer, le texte n’est pas nécessairement premier dans l’esprit de l’éditeur et, encore moins, du lecteur populaire, pour qui sont expérimentées toutes les stratégies de captation de l’attention et de fidélisation. On connaît les reproches qui sont faits dès cette époque à une telle lecture médiatisée par l’image : elle figerait le sens du texte et insisterait sur l’événement au détriment de l’écriture. C’est généralement un événement ou un portrait qui sont proposés dans la gravure, et si l’illustrateur tente de retranscrire l’atmosphère du récit et, en un sens, l’écriture de l’auteur, ce sont surtout des éléments de l’histoire racontée que le lecteur découvre, en particulier dans les éditions populaires, pour lesquelles l’illustrateur n’est que rarement un très grand artiste. Dès lors, autant qu’un type de diffusion, l’illustration dénote un mode d’appréhension des œuvres, au sens où elle se concentre sur l’histoire contée au détriment des modalités d’écriture. La lecture populaire est moins une « mauvaise lecture » qu’une lecture dont les priorités sont autres, une lecture hédoniste qui met l’accent sur le plaisir du conte – celle-là même que paraissent viser la plupart des auteurs populaires.

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Si les romans illustrés révèlent des modalités de lecture spécifiques, ce ne sont pas celles d’un lecteur malhabile : la densité de texte de ces publications hebdomadaires ou bihebdomadaires supposait déjà une certaine aisance de lecture, mais celle d’un lecteur hiérarchisant autrement les informations fournies par la lecture. L’illustrateur, en imposant son regard sur le récit, joue le rôle d’un médiateur entre le texte et le lecteur. En ce sens, l’image informe la lecture, elle donne le ton et participe à l’unité du récit probablement autant que le texte. En délimitant une série de moments-clés, l’image morcelle le roman en une succession d’instantanés et invite le lecteur à sauter dans la lecture d’un moment du récit à l’autre en refoulant à l’arrière-plan les autres événements, perçus comme intermédiaires. De même, en sélectionnant les informations, en proposant une série de portraits des protagonistes, l’image marginalise le rôle des descriptions dans le texte, et l’illustrateur rend les passages descriptifs soit peu opérants (quand il les élimine de l’image), soit redondants (dans la mesure où l’image les offre d’un coup, immédiatement). C’est une lecture diagonale qui s’impose, dans un univers largement préexistant au texte. L’attention portée par Georges Decaux aux illustrations des romans en livraisons s’explique évidemment par la forte concurrence dans les milieux de l’édition populaire. L’éditeur se contente d’ailleurs d’appliquer les méthodes à la mode de l’époque pour ce genre de publications, usant des bois debout souvent de qualité médiocre, même s’il semble faire un effort pour reprendre les illustrations de graveurs fameux, au moins à ses débuts. Ses pratiques sont en revanche plus originales dans le domaine de la presse, où il témoigne d’un véritable effort pour penser la plupart de ses publications dans leur relation à l’illustration et à ses apports. Ainsi, il choisit significativement de relancer en 1879 Le Journal pour tous105 en proposant en couverture une grande gravure de Castelli intitulée « Comment 105. n° 1, 5 juillet 1879. Le directeur du journal est Armand-Désiré Montgrédien, qui succédera en 1892 à Georges Decaux à la tête de la maison.

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se fait un journal illustré », et décrivant toutes les étapes de la fabrication. Les pages deux et trois du journal sont un commentaire de la gravure, décrivant avec minutie les principes de la composition. Or, ce texte insiste de façon significative sur l’image et les procédés employés, expliquant chaque étape, du dessin à la galvanoplastie en passant par la gravure sur bois. Pour mettre en valeur le nouveau périodique, bien plus que le travail du journaliste c’est celui de l’artiste qui est mis en avant : « Pour ce genre de composition, l’artiste opère tout à son aise et met sur un bois sa pensée que le graveur produira avec des tailles plus ou moins délicates. » Dès lors, le souci de placer l’image au cœur de l’édition va jusqu’à affecter la nature de la publication ; le projet du Journal pour tous était de donner à l’actualité et à l’information culturelle une place de choix dans le périodique, en proposant des images des grands événements et des grandes figures de l’époque. Son échec rapide et un manque d’ambition dans la forme l’ont empêché de suivre une direction vraiment satisfaisante, mais il montre combien, pour Decaux, dans le domaine des publications périodiques, l’usage de l’image doit se justifier non comme un agrément du texte, mais comme le moteur du journal. Car la plupart de ses périodiques sont en réalité conçus comme autant de variations autour de l’image. Ainsi le Journal des voyages (plus encore que Sur terre et sur mer) se propose de mettre sous les yeux du public les merveilles du lointain; de son côté, La Science illustrée reproduit en de grandes gravures les prodiges de la nature, de la science, mais surtout de la technique (avec des gravures pleine page figurant les derniers grands ouvrages d’art), enfin, en introduisant des va-etvient entre le texte et les schémas techniques, elle témoigne de ce que l’image n’est pas seulement illustration, mais participe pleinement de la lecture et de la compréhension; quant aux Beaux-Arts illustrés, ils permettent de découvrir les représentations des plus belles pièces artistiques, et si l’économie contraint l’éditeur à donner le premier rôle au texte, un usage intelligent de l’image permet de la placer au cœur du journal. Dans ces périodiques à très bas prix (la plupart sont à 10

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centimes), il s’agit bien de tirer parti des possibilités de l’illustration pour faire découvrir au lecteur des objets qui lui seraient autrement inaccessibles : dans tous les cas, les sujets qui sont privilégiés dans les articles le sont souvent en fonction des images qu’on pourra leur associer (machine nouvelle, paysage exotique, œuvre d’art). Le lancement du Journal des voyages témoigne de cette foi dans les pouvoirs de séduction de l’illustration, mais d’une toute autre façon que ne le font La Science et Les Beaux-Arts illustrés. Ici, le savoir géographique s’efface au profit d’un pittoresque qui pousse l’écart jusqu’au monstrueux. Car les couvertures du Journal apparaissent comme un véritable musée des horreurs. La gravure du premier numéro de la revue présente une scène de « châtiment des criminels » : trois hommes nus, liés au tronc d’un arbre, sont dévorés vivants par des boas constrictors ; celle du deuxième numéro offre l’image de trois Blancs torturés par des sauvages de Nouvelle-Guinée ; ailleurs, un barbier noir est traîné vivant par des chevaux (n° 6), un marin échappe à un serpent pour choir entre les dents d’un crocodile (n° 7)… Sur chaque couverture, une nouvelle scène de torture et de violences, présentée de la façon la plus crue, la plus sanguinaire : Samouraï se perçant le ventre, Peau-Rouge découpant le scalp d’un ennemi, cannibales dépeçant et mangeant vif un malheureux explorateur, Indien Tête Plate riant tandis que, attaché au poteau de torture, on lui arrache un œil… Les gravures sont faites pour choquer de la façon la plus outrancière. Elles empruntent à l’imaginaire des faits divers et du Grand Guignol, privilégiant la furie et la cruauté les plus explicites. On ne s’étonnera pas que ce soient toujours celles-ci qu’évoquent les souvenirs des anciens lecteurs, tel Albert Simonin, renvoyant, dans ses Confessions d’un enfant de la Chapelle, aux « monstres marins illustrant Le Journal des voyages » – et établissant un lien lointain entre ces images et son inspiration de faits divers criminels; tel encore Georges Perec n’évoquant le périodique, dans La Vie mode d’emploi qu’à travers ses « gravures sur acier » (l’une d’entre elles a significativement servi de sujet au premier puzzle

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de Gaspard Winckler106). En ce sens, l’éditeur a parfaitement réussi son pari de mettre en avant les illustrations. L’insistance de Decaux sur l’image s’explique certes par une sensibilité à son apport commercial, mais sans doute aussi par un intérêt authentique pour celle-ci. Collectionneur d’art qui fera don d’un tableau d’Adélaïde Labille-Guiard au Louvre, il est passionné par le sujet ; bibliophile, il suit constamment l’évolution des techniques de reproduction. Ces deux aspects se traduisent par certains choix éditoriaux. En 1891, il fonde avec Henry Havard la Société de l’art français, dont le but est « la publication d’un certain nombre d’ouvrages, destinés à mettre en lumière les richesses d’art de la France107 ». En 1889, il avait racheté à la Gazette des Beaux-Arts toute une série de gravures en relief et d’eaux-fortes pour son ouvrage en livraisons Les Peintres célèbres de la France au XIXe siècle et, plus généralement, il fait de cette revue le référent prestigieux de la plupart de ses ouvrages d’art108, et ne manque pas de faire d’Alfred de Lostalot, le plus important critique de La Gazette, l’une des principales plumes des Beaux-arts illustrés. De tels emprunts prouvent son ambition de concilier qualité et bon marché tout en s’éloignant insensiblement de son lectorat originel : à l’époque, La Gazette figure en effet comme l’un des modèles de publications artistiques. Il y a chez Decaux un goût pour les beaux livres et pour l’art que le soin apporté à l’illustration lui permet de satisfaire. 106. La Vie mode d’emploi, LIII ; la gravure est longuement décrite au chapitre XLIV. 107. Outre ses réalisations en tant qu’historien de l’art, Henry Havard (18381921) était inspecteur des Beaux-Arts. De cette association naissent les volumes de La France artistique et monumentale, ouvrage en six volumes (proposé également en fascicules hebdomadaires offrant des monographies séparées) à laquelle participent, outre Henry Havard, des historiens de l’art tels que Jules Guiffrey, Louis de Fourcaud, le comte Delaborde… Parallèlement à cette entreprise, Henry Havard publie un grand nombre d’ouvrages d’art à la Librairie Illustrée. 108. C’est par exemple à elle qu’il renvoie comme modèle dans le contrat passé pour l’ouvrage de Havard consacré à la Hollande, ou dans celui qu’il passe avec Louis Jacolliot pour son Histoire des animaux sauvages.

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C’est dans son attention aux techniques d’impression que ce soin est le plus frappant. Dans ce domaine, l’éditeur suit de très près les innovations, et tente de les appliquer aux ouvrages qu’il fait paraître. Son emploi du procédé Gillot109 pour Le Drapeau de Claretie (1879) a par exemple été admiré. Il fait également un usage très original des planches illustrées pour mettre en valeur les ouvrages de vulgarisation médicale de Rengade, jouant à la fois sur le caractère commercial de la présence d’une image en couleurs dans chaque livraison, de la lisibilité qu’elle apporte dans les coupes du corps humain, mais aussi d’une certaine fascination tératologique devant les rougeurs, boutons, pustules, chairs béantes… rarement absents des ouvrages populaires de santé. De son côté, le Nouveau Dictionnaire encyclopédique de Trousset peut être considéré comme l’une des premières tentatives pour offrir un dictionnaire largement illustré au plus grand nombre. Ailleurs, Decaux sait utiliser au mieux les procédés de la similigravure (Raffet peintre national de Henri Béraldi, coédité avec Havard et Per Lamm), ou de la photogravure (Cent dessins de Watteau), de la photogravure en couleurs (Mesdames nos aïeules de Robida), ou encore de l’héliogravure dans de luxueux ouvrages (comme ceux de Henry Havard, déjà cités).

Albert Robida et La Caricature La rencontre du goût pour l’image et des médias périodiques (presse et fascicules) a sans doute trouvé son point d’aboutissement dans les publications que lance Decaux dans le domaine de la caricature. Ce moyen d’expression picturale est en effet celui qui est le plus intrinsèquement lié aux pratiques de la presse. Il se prête à la gravure sur bois, dont les noirs et blancs, les hachures 109. Le procédé Gillot (dit aussi gillotage) consiste à convertir chimiquement une gravure ou une lithographie en cliché typographique.

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et les traits tranchés rendent bien l’intention de la charge. Il permet d’établir des échos entre les faits du jour et les attaques de l’illustrateur, dont la violence a besoin de se nourrir de l’actualité. En ce domaine, la dette de Decaux envers son prédécesseur est évidente. Sans La Lune et L’Éclipse, sans André Gill et les illustrations de Touchatout, ni La Vie militaire ni La Caricature n’auraient probablement existé. Cet héritage connaît cependant ici aussi un infléchissement sensible de la ligne éditoriale des publications. Si Decaux profite évidemment de l’expérience de François Polo, il ne se contente pas de reprendre les créations de ce dernier. Au contraire, il cherche à son tour à être un découvreur, participant très largement au succès d’auteurs comme Albert Robida ou Caran d’Ache. Par rapport aux périodiques antérieurs, La Vie militaire, lancée en 1883, et surtout La Caricature, dès 1881, représentent un net désengagement du terrain politique et confirment le changement d’orientation. Les illustrations qui figurent dans ces deux journaux évitent en effet généralement les sujets sensibles pour leur préférer des questions de société, et s’inscrire dans un registre d’humour plus anodin : ce sont les mœurs des femmes, l’attitude des bourgeois ou du petit peuple ou la vie de garnison qui sont moquées. Et si Caran d’Ache, qui débute dans La Vie militaire et La Caricature et qui prête sa plume à d’autres ouvrages de l’éditeur (comme les Physiologies parisiennes en 1886), s’essaie déjà aux images militaires qui feront en partie son originalité, c’est ailleurs qu’il donnera libre cours à ses opinions politiques – en particulier dans le journal antidreyfusard Psst !… qu’il va lancer avec Jean-Louis Forain en 1898. Dans les publications de Decaux, la caricature politique est largement délaissée au profit de ce que Champfleury appelle la « caricature de mœurs », mais, dans ce cas encore, la justesse de la notation laisse souvent la place à des plaisanteries conventionnelles, inscrites dans l’humour du temps, sur des sujets à succès : l’armée, les femmes, les nouveaux riches… C’est la version dégradée et stéréotypée des

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sujets favoris de Daumier et de Monnier que l’on rencontre dans ces périodiques. Selon son habitude de ne pas dissocier presse et fascicules, Decaux publie parallèlement à ces périodiques des ouvrages de caricatures en livraisons. Ce sont les Physiologies parisiennes par Millaud (sous le pseudonyme de Labruyère) et Caran d’Ache (1886), Les Mœurs et la caricature en Allemagne et Les Mœurs et la caricature en France par John Grand-Carteret. Ce sont enfin les nombreux ouvrages de caricatures de Robida, à commencer par Le XXe siècle et La Guerre au XXe siècle. La filiation avec Honoré Daumier est évidemment revendiquée par Georges Decaux lorsqu’il lance La Caricature. Le titre n’est pas neuf. Il reprend celui du journal fameux de Charles Philipon, fondé en 1830, et qui, malgré une série d’aléas, fut le principal moteur de la satire sous la monarchie de Juillet. Comme La Gazette des Beaux-Arts par rapport aux Beaux-Arts illustrés ou Le Tour du monde par rapport à Sur terre et sur mer, La Caricature de Philipon fait office de référent prestigieux dont il s’agit de proposer un équivalent moderne et populaire : ses illustrateurs étaient parmi les plus fameux, Daumier et Grandville en tête, qui seront bientôt salués par Champfleury comme les maîtres de la caricature moderne. À ceuxci se substitue Albert Robida, qui fonde le journal avec Decaux en 1880, et en reste longtemps le principal artisan : il dirige le journal pendant plus de dix ans et en demeure l’un de ses illustrateurs les plus prestigieux (aux côtés d’autres noms fameux : Job, Bac, Guillaume, Steinlein, ou encore Benjamin Rabier) ; et il ne laisse définitivement la place à l’éditeur Ernest Kolb qu’à partir du 25 juin 1892 (et jusqu’à la disparition du journal en 1898). À l’époque où Decaux fait appel à lui, le nom de Robida est déjà connu, notamment grâce aux ouvrages qu’il a fait paraître chez Maurice Dreyfous et aux illustrations qu’il a données à La Vie parisienne. C’est peut-être par l’entremise de Dreyfous que Decaux rencontre le dessinateur. Ceux-ci sont liés par des projets communs de collections, et se chargent ensemble d’éditer les volumes reliés du

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Journal des voyages. Or, si l’on excepte des interventions ponctuelles110, c’est dans Sur terre et sur mer, la première version du Journal des voyages que l’on voit paraître pour la première fois la signature de Robida à la Librairie Illustrée : il y propose Les Vieilles Villes qui seront plus tard éditées sous le titre des Vieilles Villes d’Italie. Par la suite, Dreyfous et Decaux coéditeront en 1879 les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde et dans tous les pays connus ou inconnus de M. Jules Verne de Robida, la Librairie Illustrée se chargeant probablement de la diffusion en livraisons, Dreyfous s’occupant de l’édition en volume. Decaux fait immédiatement confiance à Robida. Il le nomme rédacteur en chef de La Caricature et lui laisse toute latitude pour décider du contenu du périodique. De fait, on peut considérer que La Caricature est l’une des œuvres maîtresses de Robida. Durant dix ans, il y travaille inlassablement, apportant chaque semaine sa touche, et achève de mettre en forme son style au fil des numéros. Son imagination satirique se développe, et il définit certaines de ses cibles privilégiées. Ce sont d’abord celles des courants artistiques à la mode: le premier numéro publie ainsi un pastiche fameux de Zola, Nana-revue (3 janvier 1880), dans lequel on retrouve tous les griefs de l’époque contre le naturalisme – vulgarité, racolage, goût de la laideur – ce qui installe son auteur à la droite de l’échiquier littéraire. Robida ne ménage pas non plus ses piques contre l’impressionnisme. L’opposition de Robida aux courants contemporains s’inscrit dans un refus plus large de la modernité: haine de la photographie, mépris pour les progrès techniques et l’urbanisme moderne111, peur devant ce que les inventions du temps laissent imaginer des guerres à venir112, etc. Rien d’étonnant à ce que, à côté de 110. Robida a en effet participé très tôt à des publications de la Librairie Illustrée : il fait partie des illustrateurs de l’Histoire de France tintamarresque de Touchatout. 111. Le numéro 338 (19 juin 1886) caricature ainsi le Paris métropolitain, au ciel rayé de lignes de métro aériennes. 112. Le numéro 200 (27 octobre 1883) propose ainsi une vision de La Guerre au XXe siècle (qui imagine l’Australie aux prises avec le Mozambique en 1975).

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Zola, on trouve également Jules Verne comme cible de ses charges – et l’on a un peu vite fait de voir en Robida un épigone de Verne dont les romans illustrés seraient le versant comique. L’amour de Robida pour les formes passées de l’art et de l’artisanat, qui s’exprime dans La Vieille France, a pour corrélat sa résistance à la modernité, qu’illustrent les pages de La Caricature; et au Paris à travers l’Histoire répondent les visions délirantes de villes futuristes et absurdes. En un sens, Robida ne fait rien d’autre que de déplacer les piques lancées par la première Caricature. Il ne s’agit plus de s’en prendre à la montée de la bourgeoisie et aux idéaux de l’argent roi sous la Restauration, mais de s’attaquer à l’idéologie du progrès – celle-là même dont La Science illustrée et les ouvrages de Louis Figuier chantent alors les mérites. Ainsi, Robida participe-t-il pleinement du pessimisme fin de siècle né après 1870 du sentiment oppressant provoqué par la défaite devant l’Allemagne (ce que disent ses visions du futur hantées par le spectre de la guerre). Réactionnaire encore plus que conservateur, mais dessinateur de talent, il saura exprimer dans La Caricature une bonne part des fantasmes de la France traditionnelle. Au refus de la modernité répond un goût pour le patrimoine que Robida partage avec Decaux. Dans ce domaine également, la compréhension entre les deux hommes est totale : Decaux voit dès le début en Robida autre chose qu’un caricaturiste. Il lui confie d’ambitieux projets d’illustration, lui proposant d’offrir sa version de Rabelais, et le plaçant ainsi dans la généalogie de Gustave Doré : Decaux n’avait-il pas édité auparavant un Fracasse illustré par ce dernier ? D’autres ouvrages sont confiés à Robida, dans des domaines très variés : illustrations de grandes œuvres littéraires encore (les Cent nouvelles nouvelles, 1888), ouvrages satiriques (dont les ouvrages d’anticipation Le XXe siècle, 1883, La Guerre au XXe siècle, 1887, La Vie électrique, 1892), livres d’art et scènes pittoresques… Le projet bibliophile trouve réellement son aboutissement dans La Vieille France, œuvre en quatre livres, chacun illustré de 200 dessins et 40 lithographies hors texte. Reconnaissant à Decaux de la confiance qu’il a

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eue en lui durant ces années, Robida lui dédie d’ailleurs le premier volume de La Vieille France, consacré à la Normandie, « en souvenir des promenades communes du côté des enroulements fleuris de la Seine, autour de la majestueuse vieille cité normande, du Rouen magnifique aux flèches géantes ». À l’origine, d’autres volumes de La Vieille France étaient prévus, mais Decaux, devant la montée en puissance de la photographie, a craint de lasser ses lecteurs. Si c’est avec Decaux que Robida va entretenir les liens les plus forts et la complicité la plus grande, au point d’abandonner la direction de La Caricature au moment où l’éditeur revendait sa maison d’édition à Montgrédien et Tallandier, l’illustrateur continue de travailler avec la Librairie Illustrée après 1892. Ainsi, en 1894, Montgrédien passe contrat avec lui pour une édition de Paris à travers l’Histoire en volumes de luxe et en fascicules. Le tirage des livraisons est de 20 000 exemplaires, avec un droit de 5 % (contrairement aux habitudes de Robida qui paraît avoir jusqu’alors privilégié le forfait dans ses contrats avec la Librairie Illustrée). L’amitié de Robida pour Decaux semble s’être reportée sur ses successeurs, et l’auteur a conservé des liens très cordiaux au moins avec Jules Tallandier. Le 29 juillet 1926, l’année même de sa mort, il lui écrit les mots suivants, agrémentés de dessins à l’aquarelle : C’est moi ou ce qui reste de moi – Je suis malade. Depuis trois mois je ne suis pas descendu et ne descendrai plus je crois. J’ai différentes choses désagréables, entre autres de l’artériosclérose, que je partage avec ma femme […] Je travaille toujours, c’est ce qu’on peut faire de mieux n’est-ce pas ? Je dirais que je travaille plus qu’autrefois. J’y suis bien forcé, je ne sors plus113.

Ce n’est pourtant plus Robida qui sera l’illustrateur favori de Jules Tallandier. Depuis le départ de Georges Decaux, la maison d’édition 113. Maurice Dumoncel, archives privées.

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s’est adaptée à de nouveaux formats. L’édition populaire a perdu ses illustrations intérieures pour leur préférer des couvertures colorées, les périodiques ont vu les gravures petit à petit remplacées par les photographies (en ce sens les ouvrages de Frédéric Dillaye sur la photographie sont les véritables continuateurs de l’esprit de la Librairie Illustrée) ; quant aux beaux livres, ils ont été dans l’ensemble abandonnés par Jules Tallandier. Significativement, c’est dans le domaine de la littérature de jeunesse que Jules Tallandier va trouver un auteur à la mesure d’André Gill et d’Albert Robida. Les inventions graphiques de Benjamin Rabier, son importance tout à la fois pour l’histoire de l’album pour la jeunesse et pour celle de la bande dessinée, en font un auteur majeur. Il n’est guère étonnant que ce soit en littérature enfantine que cet autre dessinateur connaisse la gloire : après le déclin du roman populaire illustré, c’est bien dans le domaine de l’édition pour la jeunesse que les éditions illustrées les plus importantes vont être réalisées. Logiquement, à L’Éclipse, à La Caricature succédera un autre périodique, au public bien différent, Le Jeudi de la jeunesse.

La Librairie Illustrée au départ de Georges Decaux Au moment où Decaux se retire de l’édition pour des raisons de santé et qu’il cède sa maison à ses deux collaborateurs les plus proches, Jules Tallandier et Armand Désiré Montgrédien, il a déjà opéré des transformations radicales qui vont durablement influer sur le destin de la Librairie Illustrée. D’abord, il a donné à la maison une impulsion sans commune mesure avec ses balbutiements. Le nombre cumulé d’ouvrages publiés en 1892 est considérable : près d’une centaine de titres (rééditions comprises), ce qui, en volume de périodiques et de livraisons hebdomadaires, représente un tirage total de plusieurs millions, et est très loin des chiffres des quelques dizaines d’ouvrages – journaux, brochures et almanachs pour l’essentiel – pro-

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posés par François Polo au début de l’entreprise. Les déménagements successifs de l’éditeur manifestent ce succès : installé au 16 rue du Croissant, dans les Bureaux de l’Éclipse, la maison s’agrandit une première fois le 1er octobre 1876 en déménageant au 7 rue du Croissant. Le 6 janvier 1889, nouvel agrandissement : la Librairie Illustrée quitte les locaux, devenus trop exigus, du 7 rue du Croissant pour le 8 rue Saint-Joseph. Si on ne peut que l’estimer, la fortune de l’éditeur est manifeste : il a constitué une collection fameuse d’ouvrages rares et possède une galerie de tableaux et d’aquarelles qu’on dit fort belle. Toutefois la vente cumulée de ses entreprises n’a pas dépassé 300 000 francs, on va le voir, ce qui ramène au rang de la légende familiale la version selon laquelle la Librairie Illustrée aurait été payée 500 000 francs par ses repreneurs. En fait, la solidité des éditions Decaux est toute relative : l’éditeur est encore tributaire de certains confrères, il ne détient souvent les droits de ses auteurs que sous la forme de livraisons illustrées et ceuxci ne lui sont souvent rétrocédés que pour une période limitée par ses concurrents ; de même, pour parvenir à diffuser au mieux ses ouvrages en volumes, il doit souvent s’adosser à d’autres éditeurs, plus familiers avec les réseaux de l’édition traditionnelle, mais il n’empêche que son ascension est prodigieuse. Georges Decaux est désormais un éditeur qui compte, auquel, en retour, on fait appel quand on souhaite s’appuyer sur un spécialiste de l’édition en livraisons, à l’instar d’Albert Quantin, le patron des Imprimeries Librairies Réunies114 ou de H. Launette et Cie pour ses Éditions des Bibliophiles115. Ses ouvrages ne se cantonnent plus au pamphlet et à la caricature, mais s’ouvrent désormais à tous les domaines de la culture – de la littérature à l’art, en 114. C’est le cas pour L’Amérique du Nord pittoresque, adapté par Benedict-Henry Revoil (« bien que le nom de M. Decaux n’y soit pas mentionné, il est entendu par le présent qu’il entre pour moitié dans tous les droits et risques », contrat du 13 mars 1879). 115. Les Actrices de Paris, coédité en fascicules et volumes par Launette et Decaux, 1882.

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passant par la géographie, l’Histoire, la science, la médecine, la politique ou même la vie quotidienne. Au fil des années, il a édité des noms fameux, prestigieux ou plus populaires, dont certains sont devenus des piliers de la maison: Richepin, Robida, Silvestre, Louis Boussenard… S’il s’est concentré sur les périodiques et l’édition en livraisons, domaines dans lesquels il a multiplié les titres, il ne s’y est pas cantonné, et a lancé en parallèle diverses petites collections, généralement bon marché, mais aussi des ouvrages plus coûteux – dictionnaires, livres d’art – vendus à la fois en livraisons et en volumes à la présentation souvent luxueuse ; de même, il a su ouvrir la gamme des livraisons, du roman à 10 centimes aux ouvrages d’art et de vulgarisation dont les fascicules peuvent atteindre 1 franc ou 1,50 franc pièce. En multipliant les sujets et les formes, Decaux fait preuve d’une étonnante capacité à se lancer dans de nouvelles expérimentations, quitte à se voir reprocher un manque de cohérence et de rigueur, « occupé de mille projets conçus le matin qu’il abandonne le soir116 », disait André Gill. En réalité, plutôt qu’à un inventeur, on a affaire à un esprit toujours aux aguets des succès de ses concurrents et de l’air du temps, s’inspirant sans relâche des innovations de ses pairs, ou des progrès techniques, aussi bien dans le contenu des publications que dans leurs formats : Hachette, Hetzel et Fayard ont probablement été ses principales sources d’inspiration, mais les grands journaux – La Caricature, La Gazette des Beaux-Arts – lui servent aussi de référents, dans son souci de proposer des versions bon marché de publications prestigieuses. Il y a chez Decaux une vision de l’édition populaire qui ne se confond nullement avec la seule diffusion de la littérature sérielle, mais qui s’inscrit au contraire dans un projet de transmission du savoir et de la culture à bon marché, donc accessibles au plus grand nombre. L’écart est grand du populisme de François Polo aux tentatives de Georges Decaux de diffuser dans le peuple la culture et les valeurs de la bourgeoisie. Certes, tous deux fondent leur projet sur des sym116. André Gill, lettre à Jules Vallès, op. cit.

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pathies avec les idées de gauche, mais il faut bien parler de visions radicalement différentes de l’édition populaire. Dans le cas de Polo, il s’agit d’offrir une production liée à l’actualité politique, culturelle et sociale, sous des formes à la fois attrayantes, accessibles et peu coûteuses. Le média le plus adapté est celui du journal, et de formes qui en sont proches : la brochure d’actualité, les planches de caricature, les almanachs. La plupart des œuvres participent de formes satiriques et d’un esprit frondeur aux accents parfois boulevardiers ; l’image (et en particulier la caricature) y tient une place importante ; quant aux autres ouvrages, ils tirent leur sérieux de sujets politiques, que ceux-ci prennent la forme de la grande Histoire, de l’actualité ou d’un savoir pratique. En abandonnant le terrain de la politique au profit de la culture et de la science, Decaux ne délaisse pas pour autant toute position idéologique. Si on peut en effet le qualifier d’éditeur populaire, c’est d’abord parce que le choix des ouvrages révèle une vision du peuple à partir de laquelle se définissent les « missions » de l’éditeur. Il s’agit non plus d’éduquer à la lutte, mais d’apporter les connaissances que tout un chacun doit posséder. L’attitude de Decaux repose sur une conception particulière de la culture, qui prend sa source dans l’idée qu’il existe une culture dominante, seule légitime, celle de la bourgeoisie, avec ses grandes œuvres littéraires et artistiques, ses connaissances scientifiques, ses réalisations. C’est elle qu’il s’agit d’offrir à un public qui n’en possède pas les codes, en supposant qu’il y aspire suffisamment pour être prêt à investir du temps et de l’argent afin d’y accéder en partie. On est bien dans une logique de distinction, qui suppose la reconnaissance commune par les producteurs et les récepteurs d’une culture dominante. Cette logique entre en résonance avec l’idéologie de la Troisième République, qui a trouvé sa légitimité à la fois contre les monarchistes et contre les révolutionnaires en défendant l’idée d’une culture républicaine à partager, celle de la bourgeoisie. De fait, le glissement de François Polo à Georges Decaux s’explique en partie par le triomphe de la Troisième République, et l’abandon qui s’ensuit, par les modérés, à l’instar des opportunistes

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puis des gambettistes, de la lutte politique au profit de l’éducation. Le changement d’orientation se traduit par la montée en puissance de la livraison en parallèle du journal (lequel est loin d’être abandonné par Decaux, qui y voit le moteur de sa maison), car celle-ci, en alliant au faible coût du journal les possibilités encyclopédiques du livre, manifeste l’idée d’un investissement culturel. Par sa spécificité, la livraison permet de répondre à la perfection à la conception de l’édition que développe Georges Decaux : une édition qui prend pour modèle les ouvrages coûteux, les volumes illustrés, les livres de référence, en tentant d’en proposer des reformulations populaires ; une édition qui s’inscrit dans une conception verticale de la culture, reposant sur l’idée d’une transmission des valeurs. Pourtant, dès le début, à côté de ces ouvrages, se développe un troisième type de littérature populaire, commandé ni par l’ambition de livrer un combat pour l’émancipation de Jacques Bonhomme, ni par le désir de partager avec le peuple la culture bourgeoise, mais par le souhait, plus pragmatique, de donner au lecteur ce qu’il désire. Déjà, les publications de François Polo laissaient une part importante au rire sans arrière-pensée de divertissement et aux jeux de mots. Decaux va donner progressivement une place plus grande à ce type d’ouvrages, ouvrant en outre les portes de sa maison à des écrivains sans véritable exigence littéraire (Armand Silvestre), aux professionnels du feuilleton (Jules Mary, Pierre Decourcelle) ou à de nouvelles plumes au style bâclé (Louis Boussenard ou Louis Jacolliot). Petit à petit, au moins dans le domaine de la fiction, ce type de textes va concurrencer les œuvres plus exigeantes, rapidement cantonnées à la réédition de classiques dans des collections de petit format et bon marché (autre forme de vulgarisation), comme celle des « Chefs-d’œuvre du siècle illustrés ». Ce glissement vers des publications plus populaires s’explique en partie par les contraintes propres au média privilégié : la livraison s’apparente par sa forme au feuilleton et est plus adaptée à la structure épisodique de ce type d’œuvre ; publication ouverte, elle permet à l’éditeur de demander à l’auteur d’allonger ou d’abréger le

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roman en cours en fonction du succès ; a contrario, ce média ne se prête guère à la diffusion d’auteurs inconnus ou difficiles, peu susceptibles d’intéresser le public nombreux dont a besoin la livraison. Ainsi, il y a une incidence du média sur les choix éditoriaux. Il expliquerait le glissement progressif de l’éditeur de la vulgarisation, en déclin avec les progrès de l’école pour tous, vers la littérature populaire. Mais il permet également de comprendre certaines spécificités des ouvrages proposés : importance de l’illustration (qui facilite la vente de la livraison en la rendant plus attrayante), choix d’ouvrages mixtes, entre unité du sujet et parcellarisation du contenu, y compris dans le domaine de la vulgarisation : plutôt qu’une démonstration construite, les ouvrages privilégient les galeries de portraits (d’actrices, de peintres…), les juxtapositions de monographies autour d’un thème (chez Rengade ou Figuier), les peintures de lieux et d’œuvres (chez Robida ou dans les ouvrages dirigés par Havard), ou des romans à la structure rhapsodique mettant l’accent sur les épisodes au détriment de l’unité d’ensemble (romans de Boussenard ou des feuilletonistes). Mais si les choix éditoriaux que fait Georges Decaux orientent petit à petit le contenu du catalogue, ses propres goûts empêchent la maison de suivre tout à fait cette pente : on sent chez lui une aspiration à devenir un éditeur d’art, et il s’attache jusqu’à la fin à proposer des éditions luxueuses des grands auteurs de la maison : en 1892, les ouvrages de Robida sont vendus dans des formats coûteux (25 ou 30 francs), la série des Chefs-d’œuvre de l’art au XXe siècle est commercialisée à 130 francs les cinq volumes, soit 400 euros actuels, 30 francs pour les monographies de Havard, 40 francs pour celle que l’éditeur consacre à Watteau. Certes, la plupart de ces ouvrages ont été proposés en livraisons auparavant. Mais il est clair que l’éditeur cherche ici à s’attirer à la fois les grâces des lecteurs populaires (ceux en particulier de la petite bourgeoisie) et celles de lecteurs plus fortunés, amateurs de beaux livres. Ce n’est qu’après son départ que la maison va connaître les transformations qui en feront, progres-

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sivement, l’un des principaux éditeurs de littérature populaire. Mais cela ne sera possible que dès lors que ses successeurs rompront avec cette valse-hésitation entre deux formes d’édition. Toutefois, en déployant son talent dans des directions aussi diverses, Georges Decaux avait montré combien étaient grandes, pour ne pas dire infinies, les potentialités de l’édition illustrée et, de ce point de vue, il demeure un éditeur-clé, un jalon essentiel entre les pères du roman à 4 sous et les grands éditeurs populaires de la fin du XIXe siècle et du début du suivant.

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Pour bien comprendre le changement qui va s’opérer au moment où Désiré Montgrédien et Jules Tallandier prennent la succession de Georges Decaux, il est nécessaire de revenir sur le contexte politique et social du début de la décennie 1890. Alors que le monde industriel est entré dans une phase dépressive de l’économie en 1873, laquelle va durer jusqu’en 1895, la France n’en subit les conséquences qu’au début des années 1880. La montée du boulangisme en politique coïncide d’ailleurs avec une poussée du chômage dans les professions du bâtiment à Paris, comme l’a noté Jacques Néré dans son analyse de la crise industrielle en 1882117. Ce sont les travaux entrepris à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889 qui dénoueront cette crise, signe inquiétant de la difficulté des républicains à apporter des réponses neuves aux problèmes des plus défavorisés. La mise en faillite de la Compagnie universelle du canal interocéanique la même année et la révélation, dès 1891, de ce qui deviendra le « scandale de Panama118 », allaient aggraver dangereusement la situation en montrant l’étendue de la corruption des élites politiques et sociales du pays. Le boulangisme s’était nourri, dès 1887, des frustrations de tous ceux qui, à tort ou à raison, voyaient la France entamer une lente période 117. Jacques Néré, La Crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, thèse de doctorat ès lettres, Université de Paris, 1953, 2 volumes. 118. Jean-Yves Mollier, Le Scandale de Panama, op. cit.

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de repli. Même la construction de la tour Eiffel était apparue à certains, regroupés autour d’un manifeste publié dans Le Figaro, comme l’annonce d’un déclin, si ce n’est d’une décadence. Avec la belle tenue du général Revanche, beaucoup espéraient enrayer ce processus et ils avaient soutenu le condottiere en pensant nettoyer les écuries d’Augias. Parmi les dessinateurs et caricaturistes embarqués dans cette aventure, on aperçoit certes des monarchistes de toujours comme Bob (ou Bobb, c’està-dire Gyp), mais aussi des hommes tels que Jean-Louis Forain ou Caran d’Ache que rien ne destinait a priori à passer délibérément à droite de l’échiquier politique. Le second se fera connaître, au moment de la révélation des « affaires » de Panama, par la publication chez Plon des fameux « carnets de chèques » censés prouver l’abominable vénalité de la classe politique et il retrouvera le premier, cinq ans plus tard, lors de l’acmé de l’affaire Dreyfus, lorsqu’il mettra en vente le Psst…!, fer de lance de l’antidreyfusisme et de l’antisémitisme. Face à ces dérives de la caricature, du dessin politique et de l’illustration, force est de s’interroger sur le lien entre humour et société, d’autant que l’évolution des publications de la Librairie Illustrée va dans le sens de cette oscillation de plus en plus nette vers le conservatisme et le refus du progressisme. On avait noté le même reflux des idéaux de gauche après 1835 lorsque le mot de République avait été proscrit et que les journalistes avaient dû se recycler pour survivre. De la même manière, après 1849, la caricature avait été interdite et les rédacteurs du Journal amusant, successeur du Journal pour rire, comme ceux du Charivari, durent, après le coup d’État du 2 décembre 1851, faire preuve de beaucoup d’imagination pour échapper à la censure et à la répression. En 1873-1877, sous l’Ordre moral, des réactions comparables furent observées et, si la République sortit triomphante de ces épreuves en s’emparant de tous les organes de pouvoir, présidence de la République incluse en janvier 1879119, rien ne permet 119. Jean-Yves Mollier et Jocelyne George, La Plus Longue des Républiques. 18701940, Paris, Fayard, 1994, pour le contexte.

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de penser que les journalistes et les dessinateurs aient échappé au souffle de conformisme et de pessimisme qui pesa sur les esprits. Certes, le mouvement de contestation qui apparut en 1867-1868 permit à François Polo de publier La Lune puis L’Éclipse et de laisser carte blanche à André Gill pour sonner la charge contre l’Empire déclinant, mais on a vu qu’avec Georges Decaux, successeur et repreneur de la Librairie Illustrée, les choses avaient commencé à changer. Au moment où Armand-Désiré Montgrédien va entrer en scène aux côtés du jeune Jules Tallandier, la France a entamé sa marche vers la constitution d’un empire colonial rival de l’Angleterre. Chassé du pouvoir en mars 1885, au moment où la presse parle du prétendu « désastre » de Lang Son, Jules Ferry écrit en 1890 dans un livre intitulé Le Tonkin et la mère-patrie : « Un mouvement irrésistible emporte les grandes nations européennes à la conquête de terres nouvelles. C’est comme un immense steeple-chase sur la route de l’inconnu […] Cette course au clocher date de cinq ans à peine et, d’année en année, se précipite comme poussée par la vitesse acquise120. » Il éclaire ainsi d’une lueur vive les changements en cours et la raison profonde de bien des reniements. Si lui-même pouvait se montrer partisan, quelques années auparavant, de la théorie selon laquelle le devoir des « races supérieures » était d’aider celles qui étaient situées plus bas dans l’échelle de l’évolution à aller de l’avant et à rattraper leur retard, il se montre désormais plus soucieux de la compétition qui oppose les nations industrielles entre elles. Ainsi chemine un certain pessimisme qui conduira bientôt Pierre Giffard et le capitaine Danrit à dénoncer le « péril noir » et le « péril jaune ». L’affaire Dreyfus a cristallisé pour l’opinion l’opposition nette qui aurait séparé les deux France, selon la vision rapportée par Caran d’Ache dans son fameux dessin du Figaro du 14 février 1898 dans lequel il 120. Ce texte connu de Jules Ferry rappelle étrangement un texte d’Alphonse Burdo publié dans le Journal des voyages en 1886, évoquant le « steeple-chase vers l’inconnu » de Savorgnan de Brazza.

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montrait les ravages provoqués par la discussion sur ce sujet dans une famille réunie pour une fête. Au-delà de l’imagination due au trait mordant du caricaturiste engagé, les troubles constatés dans plus d’une centaine de cités en janvier-février de cette année climatérique qui avait vu paraître le J’accuse de Zola attestent l’étendue de la fracture qui sépare alors partisans de la révision du procès et défenseurs acharnés de l’Armée. Sans épouser les lignes de faille habituelles entre droite et gauche, l’Affaire sépare nettement les conservateurs de tout poil, proches de l’Église catholique, et les forces de progrès, en général acquises à l’anticléricalisme. Ainsi voit-on les défenseurs de l’ordre et de la société s’inquiéter d’un jugement qui, en montrant les dessous du conseil de guerre de 1894, illustrerait les défauts de la Grande Muette et affaiblirait le ministère de la Guerre. Pour éviter d’affronter cette éventualité, nombre de conservateurs se feront antidreyfusards à la suite de Maurice Barrès que le jeune Léon Blum croyait pouvoir engager au service de la Vérité quelques semaines auparavant121. Après la grâce accordée par Émile Loubet à Alfred Dreyfus en septembre 1899, l’opinion se détournera de l’Affaire, mais celle-ci avait vu les camelots du Croissant tenir la rue pendant des jours et des jours. Autour du quartier des imprimeries de journaux où venaient s’approvisionner, matin et soir, les crieurs de rue, « vendeurs de papelards » comme on les appelait, la fièvre était incessante depuis dix ans. François Polo puis Georges Decaux avaient vécu avec délices cette agitation qui leur permettait non seulement de connaître l’actualité mais de la voir immédiatement décortiquée, analysée, voire travestie, par ceux qui employaient cette armée de crève-la-faim chargés de vendre à même le trottoir et le pavé parisien la prose sortie de leurs ateliers. Pour des éditeurs qui avaient choisi la voie de l’imprimé populaire, c’était une aubaine que de vivre dans cette atmosphère bruyante et souvent échauffée car elle les plaçait dans une 121. Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite. Un tour de France en 1898, Paris, Fayard, 1998.

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situation privilégiée pour tester les réactions du public. Quand on a choisi de vendre prioritairement des journaux et des livres découpés en livraisons, le poste d’observation le plus rigoureux n’est pas la librairie ni même l’étal du bouquiniste mais véritablement la rue où le marchand ambulant, le camelot, fait la pluie et le beau temps122.

Le partage du fonds Decaux C’est dans ce contexte qu’au début des années 1890, au moment où la librairie traverse une crise grave qui va emporter de nombreux libraires-éditeurs, dont Victor Havard, Édouard Dentu et Albert Savine, Georges Decaux décide de se retirer des affaires et de passer la main. Plutôt qu’une sorte de retraite, il s’agit pour lui d’une reconversion puisque, cofondateur avec Henry Havard de la Société pour l’art français en 1891, il va se consacrer désormais à la Gazette des Beaux-Arts et à ses collections personnelles. Contrairement à la vision rapportée ultérieurement par Jules Tallandier, la cession de la Librairie Decaux ne s’est pas faite en 1892 par la transmission de flambeau des mains de Georges Decaux à celles d’Armand-Désiré Montgrédien et Jules Tallandier mais en plusieurs étapes qui s’échelonnent de 1889 à 1892. On a vu en effet que le 1er janvier 1889 le Journal des voyages avait quitté la Librairie Illustrée pour être repris par l’ancien commis de la librairie Lemerre, Léon Dewez. Dans cette lancée, Decaux a également cédé plusieurs propriétés littéraires, dont Pascal Géfosse. Mœurs du jour de Paul Margueritte, édité par la Librairie Illustrée en 1887, à Ernest Kolb installé 8 rue Saint-Joseph, et qui reprendra le journal La Caricature en 1891 avant de revendre son fonds de commerce et sa librairie à Léon Chailley en 1894123. Quelques mois plus 122. Jean-Yves Mollier, Le Camelot et la rue, op. cit. 123. Nous devons à l’obligeance d’Yves Margueritte, le fils de Victor, d’avoir pu consulter les carnets sur lesquels tous les contrats de Paul et de Victor avaient été

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tard, très exactement le 28 novembre 1889124, Georges Decaux, Félix Juven125, un licencié en droit devenu officier d’administration qui avait quitté son poste au ministère de la Guerre au début du mois, et Louis Paulmier, déclaré sans profession, fondaient la société Paulmier, Juven et Cie. Dans l’acte de création officielle de la société en nom collectif, enregistré le 26 mars 1890, il est rappelé que la société Juven, Paulmier et Cie avait pour objet l’édition de tous ouvrages et publications périodiques sauf les volumes au format in18 et le Journal des voyages. C’était par conséquent réserver les droits de la Librairie Illustrée tout en affectant à la nouvelle entreprise le magazine La Lecture et les Méthodes Sanderson pour l’étude des langues vivantes. Le capital, modeste, ne dépassait pas 30 000 francs, réparti entre les trois associés, mais seuls les deux nouveaux, déclarés sans profession, s’engageaient à utiliser toute leur énergie et à consacrer tout leur temps au développement de l’affaire. Par cette clause, habituelle dans ce genre de traité, Georges Decaux confirmait son intention de se désengager et de passer à des occupations moins prenantes. Deux ans plus tard, le 26 mars 1892, c’était au tour de Désiré Montgrédien et de Jules Tallandier de lui racheter la Librairie Illustrée et la nouvelle société en nom collectif126 établissait une parité stricte entre les gérants chargés de la signature sociale qui avaient apporté chacun la moitié du capital, soit 40 000 francs en tout – 150 000 euros au maximum. Si l’on cumule d’ailleurs le produit de ces trois ventes, du Journal des voyages et des sociétés Juven, Paulmier et Cie, ainsi que de Montgrédien et Cie, on se rend compte que la valeur probable de l’entreprise fondée par Georges Decaux ne recopiés. Ils permettent de suivre les pérégrinations de la maison Kolb puis Chailley installée au cœur du quartier du Croissant avant de passer, après 1894, rue de Richelieu, en rive droite de la Seine. 124. Archives de Paris (AP), D32 U3/70 du 26 mars 1890 et D31 U3/650 fol. 608 qui rappelle la date exacte de création de la SNC. 125. Mélissa Rousseau, Félix Juven, libraire-éditeur. 1862-1947, DEA d’histoire, UVSQ, 1999, 2 vol. 126. AP, D32 U3/73 fol. 673 et D31 U3/688, fol. 673 du 26 mars 1892.

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dépassait pas 100 000 francs en 1890-1892, soit 400 000 euros. La crise avait probablement entraîné une certaine dépréciation de la valeur de ces biens, et l’on comprend que Georges Decaux ait préféré les répartir en trois ensembles afin de ne pas trop perdre dans la cession. Toutefois, si l’on ajoute à cette estimation le prix du journal La Lecture rétrocédé à Juven pour 165 000 francs fin mars 1893 et La Caricature, repris par Ernest Kolb en 1891, on peut sans doute évaluer à un peu plus de 300 000 francs, soit 1,2 million d’euros actuels, la valeur du fonds Decaux. Signalons aussi que la proximité des trois entreprises, toutes installées en 1894 rue Saint-Joseph, la Librairie Illustrée au 8, la maison Juven au 10 et le Journal des voyages au 12, entraînera un certain nombre de confusions chez les libraires au point d’amener Félix Juven à rappeler, au moyen de grands encarts publicitaires passés dans le feuilleton de la Bibliographie de la France, que les librairies Montgrédien et Juven étaient totalement séparées et indépendantes depuis le 1er juillet 1894127. Cela semblerait sous-entendre qu’avant cette date leurs intérêts étaient plus ou moins confondus, ce qu’aucun document n’atteste ou, plus simplement, cela signifie que la même société ayant engendré trois entreprises bien distinctes, il était légitime que le public éprouve les plus grandes difficultés à s’y retrouver. En mars 1892, Félix Juven avait fait modifier les statuts de son entreprise, devenue Paulmier et Cie128, parce qu’il n’avait plus le temps nécessaire pour s’en occuper. Journaliste au Figaro, au Gil Blas, et même au Cri du peuple de Séverine, il hésitait entre plusieurs carrières, mais c’est finalement en lançant Le Rire en 1894 qu’il allait trouver sa voie. Il créera dans la foulée Fantasio, un autre journal amusant, avant que La Vie illustrée et La Lecture ne lui permettent de donner à sa librairie la puissance qui sera la sienne dix ans plus tard. En attendant, il avait prospecté le quartier du Croissant et 127. Feuilleton de la Bibliographie de la France du 30 juin 1894. 128. AP, D31 U3/691, fol. 1047 du 22 mars 1892.

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trouvé plus pratique, en octobre 1899, de modifier l’adresse officielle de sa boutique, désormais sise au 122 rue Réaumur et non plus au 12 rue Saint-Joseph. En fait, si l’on observe le cadastre, on se rend compte que l’arrière de la rue Saint-Joseph touche la rue Réaumur puisque ces deux voies, parallèles avec la rue du Croissant, ont des entrées communes dans bien des immeubles129. Quoi qu’il en soit, à la tête de magasins, de boutiques et d’appartements où loger les stocks désormais très vastes, Félix Juven pouvait envisager l’avenir avec sérénité. Ayant installé le téléphone dans ses locaux, ce qui était signe évident de modernité en 1900, l’éditeur apparaissait en 1903 aux yeux du rédacteur de La Revue comme l’un des professionnels les plus dynamiques du jeune XXe siècle130. Il est sans doute significatif qu’à cette date le journaliste qui enquêtait sur « le krach de la librairie » et le malaise profond qu’enregistrait cette profession ait interviewé Ernest Flammarion, Félix Juven et Eugène Fasquelle pour les éditeurs les plus prometteurs, mais pas Jules Tallandier, encore trop modeste à ses yeux.

Désiré Montgrédien et Jules Tallandier L’inventaire du 1er avril 1892 permet de se faire une idée de la valeur du fonds que Jules Tallandier et Désiré Montgrédien reprennent à Georges Decaux. Lors du rachat, la maison est bien lancée et elle possède une identité forte avec des titres et des auteurs phares : Georges Decaux est l’éditeur privilégié de Louis Boussenard, de Louis Jacolliot, d’Albert Robida ou encore d’Armand Silvestre ; il a également édité des ouvrages de prestige, comme ceux de Trousset, de Havard, de Rengade ou de Figuier ; enfin il a lancé toute une série de journaux dont un certain nombre, La Science illustrée, La Caricature, La Lecture, 129. AP, D1 P4 936, 122 rue Réaumur en 1900. 130. La Revue, 4e trimestre 1903, p. 145-166.

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connaissent une vraie notoriété. Decaux s’est en outre imposé comme l’un des grands éditeurs de publications en livraisons, faisant de sa maison un établissement reconnu. Un texte tardif de Jules Tallandier souligne cette importance. En 1901, à l’occasion de la cession que lui fait Montgrédien de ses parts, il dresse le bilan des publications de la Librairie Illustrée. Dans les notes de son discours, nulle allusion n’est faite à François Polo, le fondateur de la maison ; en revanche, la part laissée aux ouvrages de Decaux est considérable: tous les journaux évoqués à l’exception de L’Éclipse, dont la création est d’ailleurs antérieure à la maison, et presque tous les ouvrages cités sont l’œuvre de celuici, comme si les neuf années passées par Désiré Montgrédien et Jules Tallandier à la tête de la Librairie Illustrée n’avaient eu qu’une faible incidence sur le catalogue. En ce sens, la période qui couvre la codirection de Tallandier et de Montgrédien peut apparaître au premier abord comme une transition dans l’histoire de la maison, durant laquelle peu d’initiatives viennent bouleverser le fonds. C’est une période de consolidation, mais aussi de rationalisation, après les tentatives de conquête à tous crins de nouveaux territoires éditoriaux opérées par Decaux. Loin d’essayer de s’étendre encore, les éditeurs abandonnent en effet bien des thèmes abordés par leur prédécesseur, cherchant à se recentrer sur des domaines précis : l’Histoire, la littérature populaire et les ouvrages pratiques. Ce recentrement ne se traduit pas par une baisse des productions, bien au contraire : on trouve 83 nouveautés en 1892 (dues il est vrai en grande partie à la publication des « Chefs-d’œuvre du siècle illustrés », petits formats lancés par Decaux qui, par leur périodicité, leur prix, et leurs modalités de diffusion, s’apparentent en partie aux livraisons), et 25 en moyenne les années suivantes. Cette consolidation de la maison va se révéler payante, puisque la valeur et l’importance de la Librairie Illustrée ne vont cesser de croître jusqu’au rachat des parts de Montgrédien par Jules Tallandier en 1901. Toutefois, dès la fin de la période Decaux, l’entreprise avait choisi de se séparer du Journal des voyages, revendu, on l’a vu, à Léon Dewez en 1889. Un peu plus tard,

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en 1893, la Librairie Illustrée cédait La Lecture et La Lecture rétrospective à Félix Juven. Le partenariat de Juven, spécialiste de la presse satirique, avec Decaux aura obligé les repreneurs de la Librairie Illustrée à opérer d’autres choix et à rechercher le meilleur positionnement possible dans un univers dominé par la Librairie Hachette, Calmann-Lévy, Flammarion et Fayard, et où l’arrivée de Ferenczy131 et de Rouff allait aviver la concurrence sur le créneau du livre populaire, désormais convoité par de nombreux éditeurs parisiens. Si l’impression qui domine dans la nouvelle Librairie Illustrée de Montgrédien et Tallandier est d’abord celle d’une grande continuité, cela tient évidemment à la nature des relations qu’entretiennent les repreneurs avec Georges Decaux. Désiré Montgrédien et Jules Tallandier sont tous deux des anciens collaborateurs de Decaux. Le nom de Montgrédien en particulier apparaît de façon récurrente dans la maison. Avec Paul Genay, il a été l’une des chevilles ouvrières de la Librairie Illustrée : dès 1877, il est déjà directeur-gérant, à 24 ans, de La Vie amusante, puis, l’année suivante, celui du Journal des voyages. Quant à Jules Tallandier, il est arrivé dans la maison vers 1888, après avoir fait ses armes pendant cinq ans chez Delagrave, un des grands éditeurs scolaires dont la spécialité était l’Histoire et la géographie. Les deux nouveaux éditeurs sont donc des collaborateurs expérimentés de la Librairie Illustrée, et ils ont joué un rôle auparavant dans les choix éditoriaux de Georges Decaux. Loin de toute rupture, leur rachat s’inscrit dans une logique de continuité, habituelle dans les milieux du livre où, à défaut de fils et de gendre, ce sont les commis qui reprennent l’entreprise132. 131. Cet éditeur n’optera définitivement pour l’orthographe de Ferenczi qu’après la Première Guerre mondiale. 132. De façon significative, en avril 1892, au moment de la cession du fonds, c’est Jules Tallandier qui siège à la réunion des éditeurs du Cercle de la Librairie comme représentant de la Librairie Illustrée. Tallandier avait été accepté comme membre titulaire du conseil d’administration du Cercle de la Librairie en janvier 1892 ; Montgrédien fait la demande de titularisation en avril 1892, parrainé par Georges Decaux.

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Cependant si, du fait des liens qu’entretiennent les trois hommes, la période suivante apparaît comme une période d’organisation, on ne peut cantonner les décisions prises durant ces années à une simple continuation des projets de Decaux. En réalité, les choix que font Montgrédien et Tallandier vont dessiner durablement l’orientation de la maison, et la détacher progressivement de l’influence de leurs prédécesseurs pour en déterminer, au moins au niveau des contenus, ce qui fera sa spécificité. Les trois domaines qui sont désormais privilégiés – l’Histoire, la littérature populaire et les ouvrages pratiques – resteront en effet la pierre angulaire de la maison d’édition. Et c’est ce resserrement qui va probablement orienter les choix futurs que fera Jules Tallandier en matière de forme, délaissant de plus en plus la livraison et les beaux livres pour des formats plus maniables, insistant sur la sérialité au détriment des coups uniques, et constituant progressivement une véritable équipe d’auteurs maison – autant de choix qui sont cependant initiés sous la direction de Montgrédien, mais qui montrent bien que la perte de quelques-uns des journaux les plus importants avait été compensée par une véritable intégration dans le monde de l’édition. On ne sait pas grand-chose d’Armand-Désiré Montgrédien. Il est né à Passy le 28 août 1853, avant l’intégration de ce quartier de Paris dans la ville le 1er janvier 1860. Son père était chauffeur-mécanicien à l’Hôtel des monnaies. D’extraction modeste, Montgrédien s’est mis jeune à travailler, et il vivait encore chez son père en 1877. Une lettre du 29 janvier 1877 du préfet de police au ministre de l’Intérieur indique qu’il est entré à 16 ans à la Librairie Illustrée. En 1869, la maison d’édition n’existait pas encore, mais il est possible que Montgrédien ait collaboré, avant même sa fondation, avec François Polo. Cela expliquerait que Decaux lui ait confié très tôt – et très jeune – des responsabilités dans la gérance des périodiques. Né le 20 mai 1863 rue Vieille-du-Temple à Paris dans le IIIe arrondissement, Jules Tallandier est plus jeune de dix ans que Désiré

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Montgrédien. Il est le fils de Charles Tallandier, un ferblantier originaire de Dampierre-sur-Salon en Haute-Saône qui avait acquis un certain confort matériel en inventant, selon la légende familiale, un modèle de filtre à café métallique, et d’Eugénie-Jeanne Lemy, une Bretonne de Dinan. Le patrimoine familial était donc récent. La famille de Jules Tallandier est en effet d’extraction modeste : les grands-parents maternels sont respectivement marchande et menuisier, les frères des époux sont émailleur (Auguste Tallandier) et sellier (Ange-César Lemy). Ange-César vit à la même adresse que le ménage Tallandier. Tout semble donc indiquer que Jules Tallandier est issu d’une famille de petits artisans, même s’il semble certain que Charles Tallandier a effectivement amassé quelque argent dans son métier de ferblantier. Quoi qu’il en soit, Jules Tallandier a fait son entrée dans le monde de l’édition par la petite porte. Il débute chez Delagrave en 1883 comme commis, et y gravit peu à peu les échelons, avant de quitter cet éditeur, qui lui a donné le goût de l’Histoire, pour la Librairie Illustrée en 1888. C’est en effet auprès de ce professionnel talentueux qu’il s’est frotté aux nouvelles exigences de l’édition scolaire et aux potentialités d’un marché en pleine expansion. Excellent éditeur et négociant avisé, Delagrave sut également former des commis aussi désireux que lui de se faire un nom dans le métier, puisque trois d’entre eux au moins, Armand Colin en 1871, Fernand Nathan en 1881 et Jules Tallandier en 1888, le quitteront pour ouvrir un établissement appelé à un grand avenir. L’originalité du dernier aura évidemment consisté à quitter le secteur du livre scolaire, mais il est vrai qu’à la date où il s’associe à Désiré Montgrédien il n’y a plus d’espace pour un nouvel arrivant dans ce domaine que se partagent Hachette, Larousse, Armand Colin, Delagrave, Nathan, Hatier, Vuibert et Belin. Sans doute lucide sur les possibilités du marché de l’édition illustrée, Jules Tallandier allait transporter à la Librairie Illustrée un authentique savoir-faire, une excellente connaissance des goûts du public le plus large, celui qui est passé sur les bancs de l’école primaire, désormais obligatoire de 6 à 13 ans, et la volonté

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de proposer à ces nouveaux lecteurs des produits susceptibles de répondre à leurs attentes. Toutefois, au moment où il franchit le Rubicon, Jules Eugène Tallandier ne dispose pas de beaucoup de latitude pour s’établir. Jeune marié puisqu’il a épousé le 23 mai 1892, à Calais, une orpheline de 26 ans, Julia Liné, à laquelle son oncle et sa tante ont donné 15000 francs qu’elle déclare au notaire lors de la signature du contrat, rédigé dans la même ville le 11 mai précédent133. Quant à Jules Tallandier, il ne dispose que des 20000 francs mis dans son association avec Désiré Montgrédien. Deux enfants allaient naître de cette union: une fille, Germaine, Madeleine, Julie, le 19 mai 1893, et un garçon, Maurice, Emmanuel, le 9 décembre 1894134. Épuisée par cette seconde grossesse et peut-être tuberculeuse, selon la tradition familiale, la jeune femme devait mourir chez elle, au 10 rue Mayran, dans le IXe arrondissement, le 25 mars 1895, soit trois mois et demi après avoir accouché135. Ici encore, l’inventaire après décès dressé par Me Mouchet le 28 août suivant jette une clarté crue sur les ressources du ménage136. Si le mobilier de l’appartement a été prisé 4024,30 francs, ce qui indique une honnête aisance et un confort modeste, l’ensemble de l’actif de la communauté formée entre les époux est évalué à la somme dérisoire de 10053,30 francs (30000 euros), insuffisante pour couvrir les reprises, les 15000 francs apportés en mariage par la défunte137. Il faut cependant interpréter ce document, manifestement sous-évalué puisque le négociant n’a pas indiqué dans les biens de la communauté les fonds qui lui appartenaient en propre et qui étaient investis dans la Librairie Illustrée. Il n’avait d’ailleurs pas à le faire puisque aux

133.AD Pas-de-Calais, étude de Me Vermersch, 11 mai 1892, contrat de mariage Liné-Tallandier. 134. AP, état civil microfilmé du IXe arrondissement. 135. Ibid. 136. AP, DQ8/1942, n° 1216 du 12 septembre 1895 et DQ7/12543 n°1216 du même jour. 137. Ibid., et Me Mouchet.

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termes de la loi, la communauté de fait formée entre les époux le temps de leur mariage n’était rien d’autre qu’une communauté réduite aux acquêts, laquelle excluait les fonds investis en mars 1892 dans l’entreprise parisienne. Il reste qu’un éditeur plus riche que ne l’était Jules Tallandier à cette date aurait certainement cherché une union plus appropriée à son niveau de fortune et que le choix d’une jeune fille de 26 ans – âge considéré comme avancé à l’époque – peut-être suggéré par le frère lillois, semble confirmer l’absence de fortune du jeune homme. À lire les autres éléments du dossier de l’Enregistrement, les six parts de fondateur des Chargeurs Réunis et les neuf obligations parisiennes qui constituent la totalité du portefeuille mobilier du couple – pour une valeur de 5 529 francs soit 16 000 euros – confirment l’appartenance à la toute petite bourgeoisie du commerce et de l’artisanat mais infirment totalement la version familiale selon laquelle l’invention d’un filtre à café aurait permis à Charles Tallandier père d’établir ses fils. Résidant à Saint-Maurice où il avait acheté une petite propriété, à la date du mariage de son cadet, il ne lui avait constitué aucune dot, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire s’il avait disposé de fonds susceptibles d’aider les deux garçons à démarrer dans la vie138. Si l’on regarde par ailleurs l’état de sa fortune à son décès, survenu le 31 décembre 1910 à SaintMandé, son dernier domicile, on constate qu’elle était nulle puisque aucune déclaration de succession ne fut faite par ses enfants et que les services de l’Enregistrement ne procédèrent à aucun redressement, ce qui aurait été le cas si ses biens avaient dépassé un certain seuil139. Il faut 138. Tous les travaux publiés en matière de fortunes parisiennes et de modes de vie des élites et de la bourgeoisie montrent que la dot est un élément omniprésent dans l’installation des jeunes ménages ; voir Adeline Daumard, Les Bourgeois et la bourgeoisie en France, Paris, Aubier, 1987, ou Adeline Daumard, Les Fortunes françaises au XIXe siècle, Paris, Mouton, 1973. 139. Nous remercions Mme Matzneff, aux archives départementales du Val-deMarne, qui a bien voulu vérifier pour nous les registres de déclarations de successions pour Saint-Mandé en 1911. L’acte de décès de Charles Tallandier, signé par la maire de Saint-Mandé le 2 janvier 1911 montre qu’il est décédé chez lui, 11 rue Jeanne d’Arc, le 31 décembre 1910.

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donc admettre que la réussite de l’éditeur parisien sera la preuve éclatante de ses aptitudes à dominer son secteur d’investissement et que la mémoire familiale a surinterprété ses confidences en ce qui concerne son propre père, modeste ferblantier de la rue Turbigo, dans le IIIe arrondissement de la capitale plutôt que génial inventeur d’un procédé qui l’aurait transformé en rentier millionnaire. À l’instant où il s’installe, Jules Tallandier n’est d’ailleurs pas le seul de sa famille à désirer réussir dans ce domaine. Son frère aîné, Charles, se lance dans le métier en 1890, au moment où les faillites se multiplient dans le secteur. Sur les conseils de Jules, il achète une librairie de détail à Lille, aux numéros 15 et 17 de la rue Faidherbe. En 1892, il rentre à Paris, et rachète la Librairie artistique H. Launette et Cie, G. Boudet successeur, située au 197 boulevard SaintGermain, et dont il va faire la Librairie Charles Tallandier. Il édite livres d’étrennes et ouvrages d’art, dans l’esprit de ce que proposait à l’époque Charles Delagrave : Les Contes de la fileuse de Jérôme Doucet, Costumes de femmes françaises par Pierre Lamesangère, Deux cents dessins de maîtres modernes, sans grand succès semble-t-il. La librairie lilloise, et plus encore la maison d’édition parisienne, connaissent des difficultés, et Jules Tallandier doit à plusieurs reprises aider financièrement son frère. Malgré les efforts du cadet, l’aîné multiplie les dettes : en 1901, date à laquelle Jules Tallandier rachète les parts de Montgrédien, sa maison d’édition a accumulé un passif de 320 000 francs (1 million d’euros). Partageant en partie les fournisseurs de son frère, Jules Tallandier se sent, par la force des choses, solidaire devant ses créanciers140. Il s’engage à payer ses dettes 140. Parmi ceux-ci, il faut compter Charles Wittmann, le père des frères Wittmann, qui deviendront des collaborateurs réguliers des Éditions Tallandier, décidant de l’orientation de toute la branche historique dans l’entre-deux-guerres, et dont les enfants seront encore les collaborateurs de Maurice Dumoncel, le petit-fils de Jules Tallandier, après la Seconde Guerre mondiale. La librairie Faidherbe de Lille demeurera propriété personnelle de Jules Tallandier, qui rachètera l’immeuble qui l’abrite et tous les appartements situés au-dessus des locaux, le tout pour 750 000 francs, 921 000 francs après travaux. Au décès de Jules Tallandier, le patrimoine de la seule librairie avoisinait

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sur deux ans (ce qui revient à en solder le fonds). C’est à cette époque que Montgrédien se retire de la Librairie Illustrée, après l’inventaire du 31 mars 1901, revendant sa part pour 500 000 francs (1,5 million d’euros). C’est dire combien s’est accrue la fortune de Jules Tallandier entre 1892 et 1901, puisqu’il peut à la même époque à la fois régler les dettes de son frère et racheter les parts de son associé, mais c’est dire aussi que la valeur de l’entreprise a été multipliée par 25 entre 1892 et 1901, signe d’une vitalité remarquable et preuve irréfutable de l’enrichissement de ses propriétaires. Par la suite, Charles Tallandier travaillera dans une maison d’édition parisienne, rue Cassette, comme secrétaire ; il y restera pendant dix ans, puis il rejoindra la maison Tallandier, où son rôle demeurera cependant très limité jusqu’à sa disparition en 1928141. Un dernier événement d’ordre familial et commercial permet de comprendre l’envol de Jules Tallandier. Veuf et chargé de l’éducation de deux enfants en bas âge, le commerçant avait rapidement compris qu’une présence féminine était nécessaire pour l’aider à faire face. Conformément aux traditions du milieu, il avait cherché dans son entourage immédiat une seconde épouse et il l’avait trouvée au foyer de son collègue et ami Léon Dewez avec qui il avait travaillé à la Librairie Illustrée avant que celui-ci ne vole de ses propres ailes et ne rachète le Journal des voyages à Georges Decaux en 1889 ; en outre, 200 000 francs – 100 000 euros – ce qui signifie que le frère cadet avait fait plus que rembourser les dettes de son aîné. Il avait rentabilisé la librairie et pris en charge toute la famille de son frère qui était décédé en 1928 en laissant dans la gêne quatre filles dont l’oncle devait assurer l’éducation jusqu’à leur majorité. 141. Cette collaboration va cesser à la suite d’une bévue de Charles Tallandier qui lui fera perdre la confiance de son frère. En l’absence de Jules, Charles est la victime d’un Zévaco qui profite de l’homonymie de son nom avec celui du romancier de cape et d’épée pour faire croire à Charles Tallandier qu’il détient les droits de cet écrivain, et le convaincre de participer à l’édition de ses ouvrages en espagnol à destination de l’Amérique du Sud. Malgré les avertissements des collaborateurs de Jules, Charles se lance dans le projet, se présentant même comme le propriétaire de la maison. Lorsque l’affaire éclate, les opérations de son frère valent à Jules Tallandier un procès des ayants droit de Zévaco et des éditeurs espagnols légaux.

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Tallandier avait tout intérêt à se rapprocher de ce journal qui proposait, dans ses colonnes, les textes des principaux auteurs de ses collections d’aventures. De son côté, Dewez gagnait à associer son magazine à un éditeur spécialisé. C’est sans doute ce qui explique que l’affaire ait été aisément conclue entre les deux hommes et que, le 16 février 1899, à 15 heures de relevé comme on disait, Jules Eugène Tallandier, alors âgé de 36 ans, ait pris pour épouse Aline Lucie Dewez, née le 28 mars 1877 et qui n’avait donc pas encore fêté son vingt-deuxième anniversaire quand elle s’unissait au libraire-éditeur de la rue Saint-Joseph142. Trois jours plus tôt, un contrat avait été dressé chez Me Merlin qui confirme la bonne santé des affaires du futur époux. Outre son entreprise évaluée forfaitairement à 972 000 francs à l’inventaire précédent et dont la moitié lui appartenait, il possédait plus de 150 000 francs de créances saines dont une de 80 000 francs « sur un parent de la future épouse bien connu d’elle143 », peut-être son propre père, ce qui expliquerait le choix de ce parti plutôt qu’un autre. Les parents de la mariée lui accordaient 100 000 francs en dot et en avancement d’hoirie mais, faute de posséder ce capital, ils s’engageaient à verser un intérêt de 3 % annuels payable par trimestre, sans aucune clause de retour en cas de dissolution de la communauté, ce qui montre à quel point ils se sentaient les obligés de leur gendre. Née chez ses père et mère, Cité Trévise, dans le IXe arrondissement, la jeune Aline Lucie Dewez n’eut pas la joie de mettre au monde des enfants et, bien longtemps après son union, le 19 décembre 1920, la cour d’appel de Paris mettra fin à une longue procédure qui l’avait opposée à son ex-mari déclarant dissous ce mariage qui ne l’avait pas comblée144. Formé pour des raisons avant 142. AP, mairie du IXe arrondissement, mariage Tallandier-Dewez du 16 février 1899. 143. Contrat de mariage Tallandier-Dewez, minutes de Me Merlin en date du 13 février 1899, conservées à l’étude et communiquées par le successeur actuel, Me Le Breton. 144. AP, mairie du IXe arrondissement, mention apposée sur le registre de mariage de février 1899.

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tout commerciales et financières, ce couple était trop dissemblable pour s’entendre et Aline Lucie Dewez, qui n’avait jamais su aimer les enfants du premier lit, n’avait guère apprécié les aventures de son mari, désormais éditeur en vue du Tout-Paris et convive apprécié de nombreux dîners. Entré au conseil d’administration du Cercle de la Librairie dès 1893, présent au 1er Congrès international des éditeurs tenu dans la capitale en 1896, il avait su développer ses propres affaires, ce qui allait lui permettre de financer le rachat des parts de Désiré Montgrédien deux ans plus tard. Toutefois, ne désirant peut-être pas s’encombrer d’une progéniture trop nombreuse puisqu’il avait déjà un successeur en la personne de son fils Maurice, né en 1894, et une fille, donc un gendre si cela s’avérait utile, il allait s’attacher à transformer son entreprise dès qu’elle lui appartiendrait totalement.

Les catalogues de la Librairie Illustrée La reprise de la Librairie Illustrée par Jules Tallandier et Désiré Montgrédien s’inscrit dans la continuité de l’action entreprise par Georges Decaux qui continuera à les conseiller ponctuellement jusqu’à sa mort en 1914. De fait, les premières années, les titres publiés prolongent le catalogue des années antérieures. En 1893, les annonces parues dans la Bibliographie de la France portent en grande partie sur des œuvres ou des auteurs connus : Robida, qui va cependant quitter la direction de La Caricature, désormais propriété des libraires Kolb puis Chailley, Armand Silvestre, à qui est confiée à partir de 1893 la direction de La Semaine pour rire145, Louis Boussenard 145. Armand Silvestre avait dirigé auparavant Les Joyeusetés de la semaine, publiées aux Bureaux des Joyeusetés de 1888 à 1893. L’adresse de ces « Bureaux », 7 rue du Croissant puis 8 rue Saint-Joseph indique qu’il s’agissait d’une autre publication de la Librairie Illustrée, laquelle serait devenue après trois mois d’interruption La Semaine pour rire et La Semaine joyeuse.

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et, dans le domaine de la vulgarisation, Henry Havard, Jules Trousset, Charles Leroy, sont quelques-uns de ces auteurs qui forment depuis plusieurs années le fonds de l’éditeur. Ce souci de continuité va persister, y compris après que Jules Tallandier aura pris seul la direction de la maison : au début du siècle, c’est encore à Georges Decaux que Jules Tallandier écrit quand il s’agit, en 1909, d’envisager la réédition des Anciennes armées françaises de Charles Thoumas ou, en 1906, celle des Prêtres et des moines à travers les âges d’Hippolyte Magen. Pourtant, si Montgrédien et Tallandier ont le souci de prolonger le succès de la maison en conservant ses auteurs et titres phares, ils opèrent un certain nombre d’infléchissements et de choix significatifs. En particulier, ils délaissent progressivement les modes de diffusion périodiques privilégiés par Georges Decaux, ceux du journal et de la livraison. Durant les années passées, seul ou avec François Polo à la tête de la Librairie Illustrée, Decaux avait lancé ou repris un nombre important de périodiques dans tous les domaines. On en compte au moins 18, certains n’ayant eu qu’une existence très brève. Or, si Montgrédien et Tallandier prolongent les publications qui connaissent le plus de succès, ils en créent peu durant cette période (La Semaine pour rire, et surtout L’Album146), lors même que la maison en abandonne d’autres, comme le Journal des voyages, cédé à Léon Dewez en 1889, ou La Lecture et La Lecture rétrospective que Georges Decaux cède à Félix Juven la même année. De la même façon, dans le domaine des publications en livraisons, ils se contentent pour l’essentiel de rééditer quelques-uns des plus gros succès passés, mais lancent peu de nouvelles entreprises. Pour les romans, 146. L’Album, sous-titré Les Maîtres de la caricature, est une revue proposant dans chaque numéro une monographie consacrée à un grand caricaturiste (Albert Guillaume, Ferdinand Bac, Charles Huard, Henri Gerbault, Caran d’Ache, Charles Léandre, Job, Benjamin Rabier, Abel Faivre, Albert Robida, Théophile Alexandre Steinlen, Hermann Paul, Paul Balluriau, Jean-Louis Forain, Lucien Métivet, etc.). C’est au journaliste Lucien Puech qu’on en doit la conception. À quelques exceptions près (Rabier, Willette), c’est lui également qui rédige les notices consacrées aux auteurs au début de chaque numéro.

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ils préfèrent de plus en plus le format, désormais classique, des in18 à 3,50 francs au détriment de celui des livraisons. Quant aux ouvrages de vulgarisation, ils sont eux aussi généralement publiés en volumes. Les livraisons ne seront cependant pas abandonnées avant longtemps par les éditeurs : L’Exposition de Paris de 1900, dernier ouvrage à voir sa publication préparée par Montgrédien avant son départ, ou L’Histoire de France pour tous (version remaniée de l’ouvrage de Bordier et Charton) sont publiées sous ce format. Reste que cette forme n’est plus désormais celle que privilégie la Librairie Illustrée. En cela, Jules Tallandier et Désiré Montgrédien suivent le mouvement général de l’édition, qui se détourne progressivement de ce mode de diffusion dont les défauts apparaissent avec une évidence de plus en plus grande au fur et à mesure de la baisse des coûts d’impression des volumes traditionnels : frais de publicité initiaux importants (premiers fascicules offerts ou vendus à perte, annonces, placards et prospectus), nombre d’acheteurs tendant à baisser au fil des livraisons, et lassitude du public devant la perspective d’attendre des mois, parfois des années, pour obtenir le texte entier. À l’inverse, le volume à 3,50 francs a cet avantage que l’éditeur n’a plus besoin de s’engager sur des tirages importants. Il peut au contraire se contenter de chiffres modestes, souvent de 1 500 ou 2 000 exemplaires, parfois moins, quitte à procéder très rapidement à un second tirage, ce qui explique que les contrats envisagent dès l’abord les droits pour des tirages à 5 000 exemplaires et plus. Nous sommes loin encore des chiffres impressionnants des premières collections bon marché en un volume complet que lancera Jules Tallandier au début du siècle pour concurrencer le « Livre populaire » d’Arthème Fayard, mais le choix de se détourner de la livraison et du journal au profit des ouvrages à 3,50 francs est significatif du changement de statut de l’entreprise. Dans le domaine de l’édition populaire, la mode est de plus en plus de proposer des textes brefs repris dans des ouvrages à faible coût, en un volume ou en un petit nombre de volumes, que le lec-

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teur peut découvrir en une seule fois. Cela suppose certains ajustements avec des auteurs qui ont pris l’habitude d’écrire des œuvres de longue haleine qui dépassent très souvent le format d’un volume simple. On propose donc des romans en deux ou trois tomes, en donnant un titre à chacun d’entre eux. Une telle pratique joue sur l’ambiguïté entre l’unité de l’œuvre et l’hétérogénéité des volumes : les romans de Louis Boussenard sont ainsi débités en parties en apparence indépendantes, mais qui prolongent en réalité les aventures inachevées du héros. Ainsi, chez Montgrédien, les Aventures d’un gamin de Paris en Océanie, Le Sultan de Bornéo et Les Pirates du champ d’or correspondent au roman Aventures d’un gamin de Paris à travers l’Océanie publié en 1882 dans le Journal des voyages. Sur les pages de titre, rien n’indique le caractère partiel des récits, évoqué généralement dans une simple note de début ou de fin de texte. De même que les œuvres de Louis Boussenard, les romans de Jules Mary ou d’Edmond Ladoucette sont proposés en plusieurs volumes, l’unité de l’œuvre étant indiquée cette fois par un titre générique, mais chacun des épisodes portant un titre indépendant147. Mais c’est tirer parti du caractère rhapsodique de ces vastes romans-feuilletons populaires, qui développent fréquemment des intrigues secondaires aux dimensions d’un roman indépendant, et ne conservent parfois qu’une unité superficielle. L’abandon progressif des livraisons n’est pas sans conséquence sur le choix des ouvrages publiés, aussi bien pour l’édition littéraire que pour celle des usuels. Dans le domaine littéraire, l’éditeur n’a plus à décider entre les deux pratiques de son prédécesseur – acheter pour une durée limitée les droits d’un titre à un autre éditeur, ou s’engager dans la publication d’une œuvre en gestation dont l’auteur livre les épisodes au fur et à mesure – pratiques de l’éditeur de livraisons dont 147. En réalité, on retrouve là un format assez proche de celui qui prévalait du temps de l’âge d’or des cabinets de lecture, l’in-12 que détestait Balzac qui lui préférait le faste et l’ostentation de l’in-8° noble.

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nous avons vu qu’elles présentent l’une comme l’autre des inconvénients. Désormais, la maison s’engage sur des ouvrages déjà écrits, ou en grande partie du moins, et elle peut racheter entièrement les droits des ouvrages publiés par un autre éditeur, alors qu’elle les louait pour quelques années et sous un seul format auparavant ; autrement dit, elle peut enfin se constituer un véritable catalogue. La conséquence en est qu’on voit rapidement apparaître ou se développer un certain nombre de collections, absentes ou embryonnaires auparavant : « Bibliothèque du Journal des voyages148 », « Bibliothèque des volumes à 3,50 francs149 », « Collection des romanciers contemporains150 », « Nouvelle Collection moderne » à un franc151, etc. L’existence de collections à 1 et 3,50 francs est significative de cette volonté de cohérence : depuis la création par Michel Lévy de sa fameuse collection de livres à 1 franc en 1855, le prix de 3,50 francs est réservé aux nouveautés, celui de 1 franc, plus volontiers employé pour les rééditions d’ouvrages récents : c’est bien de cette façon que procède Montgrédien, passant progressivement du métier d’éditeur de livraisons illustrées à celui d’éditeur de livres bon marché au format plus traditionnel et entrant de cette façon de plain-pied dans l’édition ayant pignon sur rue, ce que symbolise son entrée au Cercle de la Librairie où l’a précédé Jules Tallandier. 148. La collection, qui est une coédition de la Librairie Illustrée et des Bureaux du Journal des voyages, mêle des romans (Frédéric Dillaye, Les Étapes du cirque Zoulof, les romans d’Alphonse Brown), des récits de voyages (capitaine Brosselard-Faidherbe, Casamance et Mellacorée, pénétration au Soudan) et des ouvrages documentaires (Comment on devient explorateur par Binger). Tous ces textes sont liés par des thèmes géographiques, et tous ont été publiés auparavant dans le Journal des voyages. 149. La collection existait déjà sporadiquement du temps de Decaux. Y sont publiées les œuvres d’Edmond Lepelletier, de Turquan, de Robida ou de la comtesse Dash. Il s’agit moins dans ce cas d’une véritable collection que d’un ensemble d’ouvrages de même format et de même prix. 150. On y trouve les grands noms du roman populaire : Charles Mérouvel, Jules Mary, Louis Boussenard… 151. L’éditeur propose dans cette collection essentiellement des récits de fiction (de Leroy, Hoche ou Robida) généralement humoristiques. La plupart sont des rééditions bon marché de volumes vendus à des prix plus élevés auparavant.

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Cette volonté de constituer des collections cohérentes se traduit par le rachat de la propriété littéraire de séries entières d’œuvres d’auteurs à succès à d’autres éditeurs : en 1898, les éditeurs passent un accord avec Louis Boussenard pour « le droit exclusif pour eux, leurs héritiers ou successeurs, d’éditer le récit qu’il fait paraître chaque année dans Le Journal des voyages ». En avril 1897, ils rachètent une vingtaine de titres de Jules Mary152 à l’éditeur Léon Chailley, le successeur d’Ernest Kolb qui avait quitté le 8 de la rue Saint-Joseph pour le 41 de la rue de Richelieu, avant de se retirer cette année-là après avoir vendu les propriétés littéraires qui lui appartenaient à Plon, Nourrit et Cie et à la Librairie Illustrée. Certes, une faible partie de ces titres est rééditée par la maison, qui se contente d’écouler les invendus en changeant seulement les couvertures des volumes, mais il n’empêche qu’à partir de cette date, Jules Mary devient un auteur clé de la maison : ses livres servent de colonne vertébrale à la future collection du « Livre National » de Jules Tallandier, et certaines de ses œuvres seront régulièrement rééditées, dans des versions de plus en plus abrégées, jusqu’aux années 1950. Cette longévité du père de Roger la honte démontre à quel point cet auteur était aimé du public et combien, surtout, le roman de la victime, dont il est une figure centrale, et qui mêle peinture sociale, intrigue sentimentale et développements criminels, reste pendant la première moitié du XXe siècle le genre roi de la littérature populaire. À côté de Jules Mary et de Louis Boussenard, d’autres auteurs font une entrée durable dans le catalogue : Théodore Cahu, Charles Mérouvel, Edmond Lepelletier, Paul Mahalin (qui écrivait déjà cependant dans L’Éclipse, mais qui propose désormais toute une série de récits de cape et d’épée), Édouard Auguste Spoll (autre auteur 152. Jules Mary, qu’on a pu qualifier de maître du « roman de l’erreur judiciaire », a publié dans les plus importants journaux de son temps, à commencer par Le Petit Journal et Le Petit Parisien. Ses romans les plus connus sont Roger la honte (1886-1887) et La Pocharde (1897-1898). Montgrédien publie de lui, outre La Pocharde, Mortel outrage, Le Baiser, etc.

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de récits de cape et d’épée), Henri Demesse, Pierre Decourcelle, Jules de Gastyne, etc. Théodore Cahu (1854-1928) est un ancien élève de l’école de cavalerie de Saumur, qui s’est spécialisé dans la veine des récits de vie militaire et de comique troupier (parfois écrits sous le nom de Théo-Critt). Il publie entre autres chez Montgrédien deux récits d’aventures fantastiques pour la jeunesse, Un héritage dans les airs et Perdus dans l’espace. Charles Mérouvel (1832-1920) est, avec Jules Mary (1851-1922) et Xavier de Montépin (1823-1902), l’un des grands auteurs de romans populaires de la Troisième République. Son roman le plus fameux est sans conteste Chaste et flétrie, dont Arthème Fayard fera le titre inaugural de sa collection du « Livre populaire » en 1905. De formation d’avocat mais n’ayant jamais plaidé, Edmond Lepelletier (1846-1913), quant à lui, s’est engagé dans l’armée durant la guerre de 1870, puis a pris part à la Commune, ce qui lui vaut un mois de prison. Journaliste, il a participé à un grand nombre de périodiques républicains avant de se tourner vers le roman de mœurs et de cape et d’épée. La Librairie Illustrée publie coup sur coup de cet auteur Madame Sans-Gêne, Les Trahisons de Marie-Louise, Fanfan la Tulipe, Le Serment d’Orsini, Patrie ! et Le Fils de Napoléon. Auteur et dramaturge français, Pierre Decourcelle (1856-1926) est surtout connu pour son roman Les Deux Gosses, qui va être largement diffusé dans sa réédition du « Livre populaire » ; ayant senti la concurrence que portait en germe le cinéma, et les gains qu’il pouvait à l’inverse apporter aux écrivains qui sauraient en tirer parti, il a créé en 1908 la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres, dans laquelle il a enrôlé la plupart des feuilletonistes de l’époque. Si la Librairie Illustrée a publié en livraisons ses romans Gigolette, Fanfan, Le Chapeau gris, Le Crime d’une sainte et Chambre d’amour (contrat de 1894), Tallandier a édité par la suite ses Mystères de New York dans de nombreux formats. Jules de Gastyne (1847-1920) enfin a débuté sa carrière comme journaliste dans des journaux royalistes puis, comme beaucoup de journalistes, il s’est lancé dans la publi-

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cation de romans : L’Écuyère masquée (1878), L’Amour et l’argent (1884), L’Abandonnée (1885)… Sa collaboration à la Librairie Illustrée débute probablement en 1900, avec Flétrie, et l’auteur devient rapidement un pilier de la maison : c’est lui qui se voit confier en 1904 la direction du Jeudi de la jeunesse, et il publie chez Tallandier une vingtaine de titres dont les derniers, inédits, paraissent après sa mort. Tous ces auteurs commencent à publier à la Librairie Illustrée à cette époque, au format in-18 à 3,50 francs. Tous se retrouveront, avant la Première Guerre mondiale, dans la collection du « Livre National » rouge à 65 centimes ou 13 sous, qui est le pendant du « Livre populaire » de Fayard commercialisé au même prix. Quant à Louis Boussenard (1847-1910), il va être l’auteur central de l’autre série lancée par Jules Tallandier pour concurrencer le « Livre populaire » de Fayard, le « Livre National » bleu (puisque 17 des 20 premiers titres de la collection lui sont dus), et il sera accompagné dans la collection par deux autres auteurs publiés auparavant par Montgrédien, Emilio Salgari (1862-1911) et Camille Debans (18341910). Le premier, qui avait été découvert en France par Delagrave, doit son immense popularité en Italie à ses romans d’aventures exotiques, de facture fort différente des romans français, puisqu’ils échappent, par la force des choses, aux enjeux coloniaux153. Après avoir été brièvement clerc de notaire et commis de banque, le second a fondé à Bordeaux le journal Bonhomme, puis a écrit pour différents journaux, en particulier au Figaro. En 1866, il participe à la fondation de La Lune, le journal de Polo. Il publie en 1872 un premier roman, Mademoiselle la Vertu et de nombreux récits, souvent comiques. L’Aventurier malgré lui et Moumousse, les romans que publie Désiré Montgrédien après Juven, sont des parodies de romans d’aventures géographiques. 153. Sur les variations que l’auteur introduit dans le genre, voir Matthieu Letourneux, « Écrire dans un genre étranger. Emilio Salgari et le roman d’aventures géographiques à la française », Emilio Salgari e la grande tradizione del romanzo d’avventura, Gênes, ECIG, 2007.

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Ainsi, en éditant ces différents ouvrages, Désiré Montgrédien et Jules Tallandier réunissent ce qui formera le fonds le plus populaire de leur maison d’édition. Il leur manque encore la définition d’une collection adaptée à ce type de littérature de grande consommation – mieux adaptée en tout cas que les collections à 3,50 francs, trop coûteuses pour attirer un public nombreux – mais le basculement de la maison du côté de la littérature populaire s’est en tout cas accompli en une décennie. En effet, le trait commun de tous ces auteurs est de s’inscrire nettement dans un tel champ culturel recherché par le grand public mais délégitimé aux yeux des élites. Aucun d’entre eux ne peut prétendre à une reconnaissance de l’élite intellectuelle : ni celle de l’académisme, comme c’était le cas de Jules Claretie et des auteurs de La Lecture, ni bien sûr celle d’une certaine bohème, comme c’était le cas du jeune Richepin ou d’André Gill. Tous possèdent ce statut ambigu d’écrivains professionnels, de « feuilletonistes », ce qui les classe à l’époque dans cet ensemble des littérateurs souvent décriés : journalistes, « publicistes » et autres gens de lettres de second rang. La plupart d’entre eux sont d’ailleurs également journalistes, ou même rédacteurs en chef de journaux, comme Camille Debans ou Édouard Auguste Spoll, responsable de L’Express. Mais s’ils ne bénéficient pas de la reconnaissance des classes les plus fortunées, au moins certains d’entre eux jouissentils d’une large notoriété, et parfois d’une fortune considérable. Jules Mary et Charles Mérouvel figurent ainsi parmi ces feuilletonistes qui connaissent à l’époque le plus grand succès. Ils publient tous deux dans Le Petit Parisien, au tirage très important et au lectorat populaire, puisque, avec plus d’un million d’exemplaires, il dépasse désormais celui du Petit Journal, et apparaissent, avec Xavier de Montépin, comme les grands noms du roman de la victime, aux thèmes très proches de ceux du mélodrame. Leurs récits narrent avec emphase et pathos les malheurs de pauvres filles abandonnées ou de garçons méritants ayant à subir au long d’un nombre considérable de chapitres les attaques cruelles d’ennemis puissants et sans

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pitié. C’est cette forme de romans populaires, dans laquelle s’illustrent également Jules de Gastyne, Henri Demesse ou Émile Richebourg154, qui triomphe à l’époque. On en trouve en outre certains traits dans les romans de cape et d’épée de Paul Mahalin et de Spoll (publiés par l’éditeur à la même époque) : chez eux la victime est cependant rapidement repoussée à la périphérie du récit au profit du justicier, mais, signe de l’importance des schémas et de la logique propres au « roman de la victime » à cette époque, la part du mélodrame augmente sensiblement dans ces ouvrages par rapport à ce qu’on rencontrait dans les livres d’un Alexandre Dumas et de ses premiers imitateurs. La vogue des romans de la victime s’inscrit dans une dégradation du roman de mœurs et du récit réaliste, dont ils ne sont la plupart du temps que la forme stéréotypée. Thématiquement et stylistiquement, ils se nourrissent des procédés du mélodrame, dont ils retrouvent les coups de théâtre, le goût de la grandiloquence, en particulier dans le domaine des passions exaltées et des larmes, les oppositions poussées jusqu’à l’extrême des victimes innocentes et des bourreaux sans pitié, et l’importance de la morale. Le héros, généralement d’extraction populaire, doit subir les attaques d’individus au pouvoir plus grand que le sien, et finit, victime expiatoire, par affronter l’opprobre de la société tout entière (bannissement, peines judiciaires, dégradation sociale…). Cette haine de ses ennemis prend généralement la forme d’une injustice (on a pu parler, à propos des ouvrages de Jules Mary de « Romans de l’erreur judiciaire ») dont la réparation va être le terminus ad quem du récit155. Mais, loin des 154. D’origine très modeste (son père est coutelier), Émile Richebourg a commencé par écrire poèmes et chansons. Il publie son premier roman, Lucienne, en 1858, puis d’autres romans, contes et nouvelles. Son premier grand succès populaire est L’Enfant du faubourg, paru en 1876 dans Le Petit Journal ; ses ouvrages vont par la suite atteindre une popularité considérable. Il publie en livraisons à la Librairie Illustrée Cendrillon (1893). 155. Sur cette forme du roman de la victime, voir les analyses sur le « Livre National » rouge, infra.

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récits de « mystères urbains » des générations de feuilletonistes antérieurs au Second Empire héritiers des Mystères de Paris de Sue, il ne s’agit plus d’exprimer les manigances d’une classe ou d’un groupe qui chercherait à asservir le monde, que cette classe ou ce groupe s’appelle jésuites, francs-maçons ou Camorra. Lorsque le roman développe un discours sur la société, il est généralement dominé par une idéologie au service du conservatisme social et de la stabilité des institutions (le temps de la République stabilisée s’est substitué à celui des idéologies révolutionnaires et contre-révolutionnaires). Si le héros est une victime, c’est qu’il subit son sort sans se révolter, parce que la révolte, en convertissant le personnage en force de chaos, le verrait basculer dans le mal. Désormais, aux intérêts de classe ont succédé les conflits et les passions privés, à commencer par la haine et le désir. Les mœurs, comme version sociale des passions et de la psychologie, se sont substituées à la peinture de la société, laquelle n’est plus réduite qu’à des remarques conventionnelles, ressaisie qu’elle est dans une morale bourgeoise. Avec de tels auteurs, Montgrédien délaisse le terrain de la littérature légitimée ; a fortiori a-t-il totalement perdu de vue les idéaux politiques qui animaient les fondateurs de la Librairie Illustrée. Le catalogue de fictions que se constitue la Librairie Illustrée lorsque Montgrédien en est à la tête correspond à un tournant significatif puisque, si les écrivains littéraires se voient progressivement abandonnés, il fait entrer, dans des proportions variables, la plupart des auteurs populaires à succès dans son catalogue, souvent en exclusivité (là où Decaux ne possédait que les droits en livraisons). C’est à une véritable spécialisation que l’on assiste, même si Decaux avait déjà initié le mouvement vers la littérature populaire en publiant des œuvres de Jules Mary ou de Pierre Decourcelle. Et si les auteurs découverts par Decaux restent présents dans le catalogue – Armand Silvestre, Albert Robida… il n’y a plus trace désormais d’auteurs comme Maupassant ou Richepin : à quelques exceptions près, le fonds du catalogue est désormais constitué de romanciers populaires.

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Un fonds diversifié Dans le domaine de la vulgarisation, Georges Decaux s’était fait une spécialité de publier de grands ouvrages encyclopédiques – ceux de Jules Trousset, mais aussi l’Encyclopédie du foyer de Moride, le Dictionnaire des arts décoratifs de Paul Rouaix, l’ambitieuse Histoire du siècle en 12 volumes du même Trousset, ou encore ces sortes d’encyclopédies que sont les volumes médicaux de Rengade, artistiques de Havard, scientifiques de Figuier. S’il n’abandonne pas totalement les publications encyclopédiques (il publie par exemple un Trésor de la vie pratique, encyclopédie du foyer de 800 pages), Montgrédien leur substitue plus volontiers des ouvrages pratiques moins ambitieux, comme La Chasse à tir à portée de tous (l’auteur n’est autre que Louis Boussenard) ou le Protocole mondain. Cela vient en partie de ce que la mode des grands ouvrages de vulgarisation est passée, sans doute aussi de ce que l’idéal républicain d’éducation du peuple qui animait Decaux ne rencontre plus la même adhésion. Dans ce domaine des ouvrages pratiques, le plus grand succès rencontré par les éditeurs vient de la série d’ouvrages de Frédéric Dillaye consacrés à la photographie et couvrant tous les sujets, volume après volume – Le développement, La pratique, Le paysage, L’art, etc., informations complétées chaque année par un volume présentant les « Nouveautés photographiques156 ». Les ouvrages sont destinés au public de plus en plus large des photographes amateurs, pour lesquels il explique aussi bien les techniques employées par les professionnels que la composition d’un beau sujet. En la matière, Montgrédien sait tirer parti de la vogue toute récente d’une photographie amateur encore à ses balbutiements – l’appareil Kodak d’Eastman, qui en est l’un des principaux moteurs, date de 1888157. 156. La série des « Nouveautés photographiques » a été publiée de 1893 à 1903 à raison d’un volume par an. 157. François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000.

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Son intuition est bonne : le succès des ouvrages est considérable, comme en témoignent les critiques parues dans les revues qui relèvent l’accueil dans le public, et les tirages (18 000 exemplaires pour chacun des cinq principaux volumes, et probablement au moins un retirage important dans les années 1910). De tels chiffres expliquent la tentative de Jules Tallandier de lancer en 1903 – comme il en a l’habitude – un journal bimensuel en complément des ouvrages, Le Photographiste, dont Dillaye est le rédacteur en chef, mais qui ne connaît que 19 numéros. Si elles témoignent d’un intérêt suivi des éditeurs pour l’illustration et ses nouveautés (les volumes sont évidemment agrémentés de nombreuses images et phototypographies), ces publications correspondent également à ce souhait des éditeurs de proposer des ouvrages pratiques, liés aux loisirs de leurs acheteurs. Un autre changement accompagne l’abandon partiel des publications en livraisons pour l’édition en volumes : le recentrement de la maison d’édition autour du terrain de l’Histoire. Dans ce domaine, deux auteurs d’importance font leur entrée dans la maison : Joseph Turquan et le lieutenant-colonel Rousset. Ici, la logique éditoriale est celle de la vulgarisation. Joseph Turquan propose une série de biographies de grandes femmes de l’Ancien Régime et de l’Empire réunies sous le titre de « Souveraines et grandes dames », auxquelles la critique de l’époque va reprocher ses partis pris républicains et son goût pour l’anecdote et la petite histoire (avec une tendance au commérage) au détriment de la recherche historique. Malgré ces réserves, l’œuvre de Turquan connaît un véritable succès et est régulièrement rééditée par la maison, et elle le sera même lorsque les orientations des publications historiques auront été profondément modifiées sous l’impulsion des frères Wittmann. En 1906, le catalogue général propose 15 de ses ouvrages ; après la Première Guerre mondiale, plusieurs de ses livres sont republiés avec des tirages, importants pour des rééditions de livres d’Histoire, de 3 000 exemplaires ; et en 1978,

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si les ouvrages ne sont plus proposés (les dernières publications datent des années 1950), les responsables de la maison Tallandier, de peur d’être déchus de leurs droits, insistent encore sur le fait que les titres de l’auteur figurent au catalogue. Jusqu’alors, les auteurs étaient moins des spécialistes du genre que des professionnels de la vulgarisation, comme Trousset, ou des écrivains, comme Claretie. Avec Turquan, l’éditeur commence à s’ouvrir à des sujets plus spécialisés, même si l’approche reste celle de l’anecdote plaisante plutôt que de l’analyse de fond. Surtout, un équilibre est trouvé entre l’Histoire et la distraction : le choix des époques et des sujets (le Premier Empire, les femmes de l’Ancien Régime). Le ton et l’approche vont durablement être ceux choisis par la maison dans le domaine de l’Histoire, déterminant une conception de la vulgarisation historique sensiblement différente de celle qui prévalait du temps de Georges Decaux. Enfin, on privilégie les biographies, qui laissent une plus grande place à l’anecdote, et qui correspondent surtout à un traitement narratif : le récit d’une vie comporte un début et une fin, et peut aisément être décomposé en épisodes. Il permet également certaines extrapolations psychologiques (on complimente aussi souvent Turquan sur la qualité de ses portraits psychologiques qu’on lui reproche sa tendance à broder des motivations et des traits de caractères pour l’un ou l’autre de ses personnages historiques) ; enfin, il permet d’aborder l’époque considérée à travers une personnalité, c’est-à-dire d’animer le passé. Ce sont quelques-uns de ces traits de la vulgarisation historique moderne, qui se dessinent ici. Bientôt, Jules Tallandier se fera le champion de ce type d’Histoire dans Historia et la « Bibliothèque Historia ». Un épiphénomène plus surprenant de cette montée en puissance de l’Histoire dans le catalogue de la Librairie Illustrée consiste en l’augmentation sensible de la proportion des récits d’aventures historiques. De fait, alors que le roman historique est à l’époque sur le déclin, et ne redevient un genre populaire à succès qu’au début du

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XXe siècle quand Michel Zévaco lui donne une nouvelle jeunesse158,

il tient une place importante dans le catalogue de la Librairie Illustrée, avec les romans de Paul Mahalin (Le Filleul d’Aramis, Les Sergents de La Rochelle, La Fin de Chicot), de Clément Rochel (Roméo et Juliette), de Paul Fournier (Le Roi des Gascons), d’Edmond Lepelletier (Le Fils de Napoléon, Madame Sans-Gêne, Fanfan la Tulipe) ou d’E. A. Spoll (La Guerre des amoureux et autres Romans de l’Histoire de France), qui représentent un tiers environ des fictions publiées par l’éditeur. Ce succès du roman historique (et, pour Mahalin, de sa figure dégradée, le roman de cape et d’épée159) dans les catalogues de Montgrédien s’explique probablement par la montée en puissance de l’Histoire dans ses collections. En effet, il est significatif que les publicités de l’éditeur présentent de la même façon les biographies historiques des grandes femmes peintes par Joseph Turquan et les aventures du Filleul d’Aramis par Mahalin ou de la Madame SansGêne de Lepelletier, avec la même gravure offrant le portrait du principal protagoniste en costume. Les ouvrages sont d’ailleurs proposés dans la même « Collection des ouvrages à 3,50 francs », certes moins une collection à proprement parler qu’une série de livres présentés de façon cohérente. Il n’empêche qu’un tel développement témoigne d’un authentique intérêt pour l’Histoire chez les éditeurs, lequel traduit à son tour un goût qui, de la bourgeoisie, s’est rapidement étendu à l’ensemble de la population. 158. Michel Zévaco, qui va devenir plus tard l’un des auteurs phares de la maison dans le « Livre National » rouge, puis dans les collections des années 1930 et les collections d’après-guerre, a publié à la Librairie Illustrée, du temps de Georges Decaux, le premier de ses ouvrages, Le Boute-Charge (1888), recueil de nouvelles militaires réalistes dans un esprit très éloigné de celui des Pardaillan. 159. Par rapport au roman historique, le roman de cape et d’épée est un roman se déroulant dans le passé, mais sans réelle intervention de l’Histoire – de personnages ou d’événements authentiques. C’est en quelque sorte un roman d’aventures en costume, dont l’inspiration est à rechercher davantage dans les romans antérieurs (ceux de Dumas, de Ponson du Terrail ou de Féval) que dans des épisodes avérés. Quand Mahalin écrit Le Filleul d’Aramis, il est clair que son référent est l’univers de fiction de Dumas bien plus qu’une époque réelle.

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En effet, si l’écriture de l’Histoire s’est en grande partie développée au XIXe siècle contre les inventions du roman, le succès, dans les catalogues de l’éditeur, du récit de cape et d’épée paraît en revanche répondre au souci de lier ces deux genres différents. Il s’agit de tirer parti d’une vogue dans des formes plus attrayantes, quitte à renoncer au référent historique pour lui substituer une peinture du passé dont les thèmes et les traits caractéristiques ne sont pas empruntés au réel, mais aux canevas bien rodés des romans antérieurs. Si les formes de l’Histoire que propose Turquan ne sont encore que les prémices de cette écriture populaire de l’Histoire que va développer progressivement la maison d’édition, le roman de cape et d’épée est à l’époque un genre bien éprouvé que la Librairie Tallandier saura exploiter dans son catalogue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. On peut d’ailleurs penser que Jules Tallandier avait retenu de son passage chez Delagrave l’idée que l’Histoire n’était pas seulement une nécessité éducative pour préparer la jeunesse à la revanche sur l’Allemagne, mais qu’elle devait pénétrer toute la vie quotidienne. Présente sur la scène des théâtres de la capitale dans les années 1890 avec les succès de Victorien Sardou – Thermidor en 1891, celui-ci vite interdit, Madame Sans-Gêne en 1893160 – ou d’Edmond Rostand – L’Aiglon date de 1900 – elle s’infiltre jusque dans l’actualité. Michel Morphy a ainsi beaucoup utilisé la grande Histoire pour camper le personnage du général Boulanger en descendant des grands capitaines d’autrefois, et Jean Jaurès lui-même dirigera l’aventure de l’Histoire socialiste de la France contemporaine, publiée en 844 livraisons étalées de 1904 à 1905 par Jules Rouff et achetée par un public extrêmement populaire161. Entre ces deux extrêmes, l’historien moraliste Frantz Funck-Brentano fait revivre les grandes heures de la Bastille et Frédéric Masson celles de l’Empire, ce qui renforce encore 160. La pièce sera adaptée en roman par Edmond Lepelletier, et les volumes de l’œuvre figureront dans les catalogues de Montgrédien, puis de Tallandier. 161. Christian Amalvi (dir.), Les Lieux de l’Histoire, Paris, Armand Colin, 2006.

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plus le goût des lecteurs pour le récit historique qu’il s’agisse d’histoire savante, voire scientifique, en cours d’élaboration de ses méthodes les plus sophistiquées, ou de biographies romancées. Vivant témoignage de cet engouement pour l’Histoire – la grande et la petite – la multiplication des collections chez Hachette, Plon, Hetzel, Fayard et bien d’autres, avait attiré l’attention de Désiré Montgrédien et Jules Tallandier. Puisque le genre était à la mode dès l’école primaire qui avait couronné Ernest Lavisse et son Histoire de France vendue à plus de 5 millions d’exemplaires entre 1874 et 1889, il fallait l’exploiter en offrant aux lecteurs des récits qui faisaient revivre le passé national. Le fils du grand historien Victor Duruy, Albert, s’était essayé à la biographie en publiant dès 1885 un Hoche, et un Marceau, deux figures que l’on retrouve dans Le Tour de la France par deux enfants : devoir et patrie d’Ernestine Fouillée (G. Bruno), un des best-sellers du temps avec ses 6 millions d’exemplaires vendus entre 1877 et 1900. Exaltant la géographie et l’histoire de la France, y compris l’histoire militaire, mettant en valeur ses montagnes et ses plaines, son agriculture et son industrie, le livre de lecture courante était un condensé de ses passions et de ses curiosités. Tallandier n’entendait pas être exclu de la compétition, d’où son insistance à conserver Turquan auprès de lui et à créer bientôt Historia, le pendant en Histoire grand public de la très savante Revue historique et de tous ses émules qui se multiplient autour de 1900. L’autre figure d’importance qui fait son apparition au catalogue de la Librairie Illustrée est d’ailleurs le lieutenant-colonel Léonce Rousset, officier nationaliste, démissionnaire de l’armée en 1900 et député de la Meuse de 1902 à 1906162. Rousset est l’auteur d’une série d’ouvrages d’Histoire patriotique contemporaine, centrée sur 162. Après avoir été officier d’infanterie, le lieutenant-colonel Léonce Rousset a enseigné à l’École supérieure de la guerre de 1895 à 1902 avant de siéger à la Chambre comme député de la Meuse de 1902 à 1906 ; il a également publié dans diverses revues militaires et a été correspondant du journal catholique Ouest-Éclair pendant la Première Guerre mondiale.

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l’armée, ses faits d’armes et ses grands chefs. Le contrat qu’il passe en 1899 porte sur quatre ouvrages aux titres significatifs : Les Combattants de 1870-1871, réédité sous le titre d’Histoire populaire de la guerre de 1870-1871, Histoire générale de la guerre de 18701871, Scènes et épisodes de la guerre de 1870-1871 et un atlas de la guerre. En un sens, il se situe dans la droite ligne de tout un ensemble de publications lancées dès l’origine par François Polo et Georges Decaux, ouvrages de Jules Claretie, de Jules Simon, d’Édouard Siebecker, à la suite de la défaite de 1871. La proportion de ces textes liés au traumatisme de la débâcle est restée la même durant les trois premières décennies. Les livres de Claretie étaient déjà souvent animés par un tel esprit de revanche ; Le Musée universel, l’un des périodiques les plus importants et les plus anciens de la Librairie Illustrée n’est a priori pas un journal politique (même s’il paraît plutôt orienté à gauche). Pourtant son inspiration est déjà nettement marquée par une exacerbation de passions nationalistes : dans les premiers numéros de 1872, on trouve des textes d’Édouard Siebecker, ardent défenseur des régions perdues qui ouvre sa nouvelle « La nuit du 30 septembre », par ce cri patriotique : « recueillezvous quelques instants en songeant à l’Alsace ! revêtue de la livrée allemande, elle vient de s’endormir pour la France ». Dans le même numéro, « Le drapeau » de Claretie, est consacré à Waterloo, une défaite glorieuse évoquant l’actualité, et à l’amour du drapeau ; quant à l’article de géographie du deuxième numéro, il est titré : « L’Alsace et les nouvelles frontières à l’Est », par Richard Cortambert (celui du troisième numéro sera consacré aux émigrants d’AlsaceLorraine163)… et le Journal des voyages avait été en partie conçu en réaction à la défaite de 1871. 163. Un des arguments publicitaires du Musée universel pose au fondement du journal cette ambition de revanche : dans le feuilleton du 11 octobre 1872, on peut lire : « au moment où, sous l’influence de douloureux événements présents à toutes les mémoires, chacun se recueille, prêt à se réformer pour hâter l’indispensable régénération, nous croyons faire œuvre utile et patriotique en publiant le Musée universel ».

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Les précurseurs de Rousset écrivaient en tant que témoins des événements, parfois même comme acteurs, à l’instar de Jules Simon. Leur style hésitait entre l’écriture de l’Histoire et celle des Mémoires. Rousset, né en 1850, a fait la guerre de 1870 comme sous-lieutenant. Grièvement blessé dans les combats de la région de Metz, il a été fait prisonnier et a passé sa captivité en Allemagne, ce qui le marquera toute sa vie. Aussi est-ce en tant que témoin doublé d’un enseignant de l’École supérieure de guerre qu’il écrit ses ouvrages, en historien de la guerre, en stratège et, plus que tout, en militaire. Il s’agit pour lui de tirer les leçons de l’Histoire pour préparer la Nation à un conflit futur jugé désormais inéluctable, surtout après 1905, quand l’Allemagne s’oppose à la France au Maroc. L’auteur le laisse entendre dès l’avant-propos du tome premier de son Histoire générale de la guerre franco-allemande : « Quand on songe à l’effort sans précédent qu’a fait le pays pour sauver son honneur […] on oublie les défaillances dont l’histoire ne peut malheureusement effacer le souvenir, et les erreurs dont il faut se dire que les dures leçons de l’adversité empêcheront le retour, pour se livrer sans réserve à la foi robuste d’un avenir réparateur. » Dès lors, malgré la rigueur des explications, l’ouvrage s’attache aussi à exalter les exploits des troupes, les opposant aux faiblesses des chefs. Plus tard, lorsqu’il sera devenu député de la Meuse, Rousset saura dans ses discours tirer directement du passé les enseignements pour préparer une guerre future : « Nos voisins ont établi un coin offensif dans notre propre territoire, dans notre pays mutilé : ils ont fait là, à l’abri des fortifications qu’ils ont construites, une sorte de zone d’attaque où ils ont concentré des troupes, des approvisionnements de toutes sortes et des moyens puissants. Ils ont conséquemment, et à n’en pas douter, l’avantage de l’offensive164. »

164. Lieutenant-colonel Rousset, débats, Chambre des députés, 1er mars 1906. Cité par Marc Ortolani, « L’offensive dans le discours des députés à la veille de la Première Guerre mondiale », Cahiers du CEHD, n° 23, « Nouvelle Histoire Bataille II », 2004.

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Mais si les ouvrages de Rousset abordent directement cette hantise permanente de l’Allemagne, ils restent encore en partie isolés dans le catalogue – du moins si on laisse de côté les romans d’aventures géographiques (ceux de Boussenard, de Debans, d’Améro…) aux inévitables accents patriotiques. Ce n’est que dans les premières années du XXe siècle, à partir de 1905 on le verra, que l’imaginaire de la guerre future devient central. Les ouvrages de Rousset vont petit à petit s’inscrire dans tout un ensemble de textes : ouvrages consacrés à l’Allemagne, aux colonies, romans d’aventures et d’anticipation militaire, faits divers de presse, caricatures, journaux à sujets militaires qui vont à terme tisser un réseau de sens : peur de la guerre, sentiment de son caractère inéluctable et désir cocardier de prouver la supériorité française. Outre Frédéric Dillaye et Léonce Rousset, dans le domaine de la vulgarisation, la grande réalisation de la maison est mise en chantier peu avant le départ de Désiré Montgrédien. Il s’agit de l’ensemble des publications consacrées à l’Exposition coloniale de 1900. C’est à ce projet que l’éditeur consacre toute son énergie durant les dernières années de son activité. Il s’inscrit directement dans l’héritage de Georges Decaux, puisque ce dernier avait lui aussi publié plusieurs livres sur les précédentes expositions universelles, et les annonces dans la Bibliographie de la France de l’époque témoignent qu’il avait beaucoup misé sur de tels ouvrages. Decaux a en effet lancé en 1878 une publication hebdomadaire illustrée, L’Exposition de Paris, qui était un mixte entre le journal et le livre paraissant en livraisons, Les Merveilles de l’Exposition de 1878, en 100 fascicules largement illustrés ; enfin il publie peu après la clôture de l’événement un autre ouvrage en livraisons, Les Arts et l’industrie de tous les peuples à l’Exposition de 1878, auquel participent quelques grands noms de la critique artistique que l’on retrouve ailleurs dans la maison : Henry Havard, Alfred de Lostalot, René Delorme, etc. Le dispositif mis en place par Decaux est ambitieux. Il s’explique par l’accord

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parfait entre un tel événement et son approche de la vulgarisation : il répond à son intérêt pour l’actualité, il figure la rencontre de l’art et de la modernité, et correspond à une volonté de diffuser le plus largement possible le savoir et les cultures. Lorsque débute l’Exposition de 1900, l’approche de Montgrédien s’inscrit dans cette filiation de Decaux, tout en étendant encore le dispositif. Il faut dire que l’événement dépasse très largement par son importance celui de 1878, et même de 1889, qui avait pourtant vu la naissance de la tour Eiffel et de la Fée Électricité. L’éditeur, devenu plus important, ne peut que relever le défi. Il va ainsi lancer, dans l’esprit de L’Exposition de Paris, un ouvrage en six volumes ou 120 numéros, publié à raison de deux numéros par semaine, qui rend hommage jusque dans son titre à l’ouvrage de Decaux, puisqu’il s’intitule L’Exposition de Paris de 1900. Mais, signe de l’évolution de la maison, loin des approches encyclopédiques de Decaux, liées au modèle de la livraison, Montgrédien va également se lancer dans une multitude de projets plus modestes : il publie coup sur coup un guide à destination du visiteur, L’Exposition pour tous, à 60 centimes (équivalent bon marché du guide à 1,50 franc qu’Hachette propose à la même époque), et son complément, le Guide pour tous à 30 centimes ; viennent ensuite L’Exposition illustrée, trois séries de cartes postales à 60 centimes pièce, un ensemble de scènes en couleurs de l’Exposition reproduites en chromotypographie à 50 centimes pièce, un album de gravures vendu en 20 livraisons, et les Scènes et types de l’Exposition par Adolphe Brisson, in-16 illustré à 3,50 francs. À une époque où l’ensemble de l’édition noie le visiteur sous un razde-marée de publications consacrées à l’événement, Montgrédien participe pleinement à cette saturation des titres. Il tente d’occuper le terrain, de la carte postale à quelques centimes à l’ouvrage encyclopédique en passant par les guides pratiques. L’investissement de l’éditeur est considérable et à la mesure d’un événement exceptionnel avec ses 50 millions de tickets vendus contre 32 millions en 1889 : pour L’Exposition de Paris de 1900, l’ouvrage

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central du dispositif, il prépare le projet dès 1898, et prévoit un tirage de départ de 20 000 exemplaires, tout en envisageant dans ses contrats des chiffres pouvant dépasser 50 000 exemplaires. Selon une technique en usage à l’époque, il propose des primes aux acheteurs, comme cette « médaille commémorative du siècle » destinée aux souscripteurs des six volumes de l’ouvrage complet. En novembre 1898, deux ans avant le lancement, il passe d’ores et déjà un contrat avec un représentant en librairie, Henri Pignard, pour régler les questions de courtage, c’est-à-dire de démarchage à domicile de la clientèle. L’ambition est de parvenir à un minimum de 3000 souscriptions pour le 31 décembre 1900, mais des chiffres de 5 000 et 7 000 souscriptions sont évoqués dans le contrat. À la même période, l’éditeur charge une agence de publicité, la Société générale de publicité, de réunir les annonces qui seront publiées dans des pages spéciales du périodique (à raison de deux pages minimum par numéro). On voit que Montgrédien a beaucoup misé sur ce projet, dans lequel il engage temps et argent : l’affaire se prépare au moins deux ans à l’avance et l’année de l’Exposition, l’éditeur ne propose guère d’autre projet d’envergure. Si l’on excepte l’édition de Trente ans d’Histoire, dont l’ambition n’est d’ailleurs pas comparable, il faudra attendre près de quinze ans (et le Panorama de la guerre) pour que la maison se lance à nouveau dans une entreprise similaire, sans que l’on sache, en l’absence de chiffres, si cela tient au manque d’événements majeurs susceptibles de retenir un large public, ou à des résultats décevants, mais il est certain que le succès sans précédent et sans équivalent de cette mise en scène de la puissance française à la Belle Époque avait occupé tous les esprits de 1899 à 1900, c’est-à-dire au fond de la grâce présidentielle accordée à Dreyfus à l’inauguration de « l’Expo » comme on l’appelait familièrement. Ce dernier grand projet de Désiré Montgrédien peut être pensé comme un hommage final rendu aux conceptions de l’édition propres à Georges Decaux : si l’on excepte le Panorama déjà cité et quelques

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entreprises ponctuelles, Jules Tallandier va désormais réserver l’édition en livraisons à la diffusion de romans bon marché, et se concentrer sur des pratiques plus modernes d’édition populaire. En réalité, avant même l’avènement de Jules Tallandier, le tournant est déjà largement pris vers ces autres formes de littérature. On l’a vu, Montgrédien a progressivement délaissé le principe des publications en fascicules et il se désintéresse en partie des périodiques. Si ces produits sont négligés, c’est probablement parce qu’ils étaient associés depuis l’époque de Decaux à une conception verticale de l’édition populaire, fondée sur une reconnaissance de la légitimité et de la distinction partagée par les producteurs (éditeur et auteur) et les récepteurs. À partir de cette époque, si l’on excepte l’édition historique et les ouvrages dans la tradition du lieutenant-colonel Rousset, la vulgarisation est en grande partie cantonnée aux ouvrages pratiques. Pour le reste, la maison se consacre massivement à des formes de littérature délégitimées. Bien plus, le choix que font Montgrédien puis Tallandier de ne plus privilégier que des auteurs de romans-feuilletons (ou de dérivés du feuilleton du XIXe siècle), en tentant d’attirer à eux la plupart des écrivains à succès, paraît indiquer que les éditeurs ont connaissance du caractère délégitimé de ces auteurs (sinon ils les proposeraient en même temps que d’autres) et ne parient plus, dans le domaine littéraire, que sur ce type de littérature. Reste que le format choisi par Montgrédien pour diffuser ces ouvrages, les volumes à 3,50 francs, ne permet pas des tirages très substantiels, sans commune mesure en tout cas avec les hausses de chiffres de vente que les feuilletons d’un Jules Mary ou d’un Xavier de Montépin font connaître aux journaux qui les diffusent. Seules les livraisons permettent des chiffres de vente satisfaisants, mais ceux-ci baissent régulièrement, et un tel format, qui ne se distingue pas assez de ceux de la presse périodique, se voit de plus en plus concurrencé par ceux, plus modernes, des collections bon marché. Il reste à trouver un support qui soit adapté à la littérature de grande consommation. Ce sont bien sûr les éditions Fayard qui vont l’inventer quelques années après

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avec la collection du « Livre populaire » à 65 centimes. C’est en s’inspirant de cette trouvaille d’Arthème Fayard – en la plagiant diraient certains – que Jules Tallandier, lorsqu’il sera seul à la tête de la Librairie Illustrée, va donner à sa maison d’édition l’une des toutes premières places sur le terrain du populaire et ce sera d’autant plus aisé pour lui qu’il sera désormais seul aux commandes de l’entreprise. Passé du 26 rue du Croissant au 8 rue Saint-Joseph, juste à côté de la Librairie Félix Juven fondée au 10 de la même voie, la Librairie Illustrée de Désiré Montgrédien avait su prendre certains virages et s’enraciner dans le sillon creusé par le roman populaire ainsi que par celui tracé par l’Histoire. Avec ces deux solides fondations, Jules Tallandier allait reprendre une maison à la réputation assurée mais, au moment où s’éteignent les derniers feux de l’Exposition, la concurrence est sérieuse sur ce créneau. Outre l’ancien voisin, Félix Juven, qui ne passera la main qu’à la veille de la Première Guerre mondiale et qui est alors un éditeur envié, il faut compter avec Arthème Fayard, le plus puissant dans ce secteur, et avec Jules Rouff et Joseph Ferenczy, de même qu’avec la maison Degorce-Cadot et quelques autres également désireuses de séduire cette fraction du public auquel s’intéresse la Librairie Illustrée. C’est dire si rien n’est joué en 1900 et si le pari de Jules Tallandier sera d’abord un geste de confiance envers ceux qui l’ont précédé, François Polo, Georges Decaux, puis Armand-Désiré Montgrédien, pour ne rien dire de la Librairie Centrale des publications illustrées des années 1848-1860, la véritable matrice d’où est sortie l’édition populaire.

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Désiré Montgrédien est resté moins de dix ans à la tête de la Librairie Illustrée aux côtés de Jules Tallandier. En réalité, cette période est encore plus brève si l’on tient compte du fait que l’éditeur a préparé son départ dès 1898. N’a-t-il dirigé la maison que le temps d’assurer la transition entre Georges Decaux et Jules Tallandier ? A-t-il renoncé à son poste pour d’autres raisons ? Il est difficile de donner une réponse ferme à cette question. À partir de 1901, et de son départ de la Librairie Illustrée, Montgrédien s’éloigne du monde de l’édition. Il participe encore quelques années au conseil d’administration de la Librairie Tallandier, mais son rôle n’est plus que symbolique, et s’il détient des parts de l’entreprise, c’est en tant que simple prête-nom du proriétaire : il abandonnera d’ailleurs ses parts quand on lui en fera la demande. Ainsi, bien que l’on ne puisse pas savoir si l’accord entre les deux éditeurs prévoyait dès le début le départ de ce dernier, tout semble indiquer que les deux hommes sont restés en bons termes puisque Désiré Montgrédien continue, longtemps après son départ, jusqu’à la veille du rachat de la maison par les éditions Hachette, à figurer à titre symbolique parmi les actionnaires de la Librairie Jules Tallandier. Si le départ du codirecteur se prépare dès 1898, il n’est effectif qu’après l’inventaire du 31 mars 1901. Désiré Montgrédien revend ses parts à Jules Tallandier pour 500 000 francs – 1,5 million d’euros – le premier octobre 1901 et, dès 1902, la « Librairie Illustrée,

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Montgrédien et Cie » devient la « Librairie Illustrée – Jules Tallandier éditeur », avant de s’intituler tout simplement « Librairie Jules Tallandier ». Que le repreneur ait pu débourser 500 000 francs à l’époque même où il soldait les dettes de son frère (quelque 320000 francs) témoigne de la santé financière de la Librairie Illustrée et de la fortune qu’avait déjà réunie Jules Tallandier à cette époque. Lorsqu’il prend la tête de la Librairie Illustrée, il n’a que 38 ans. Son remariage avec Aline Lucie Dewez, la fille de Léon Dewez, qui est alors le propriétaire du Journal des voyages, périodique dont le destin est encore lié en profondeur à celui de la Librairie Illustrée, a eu des conséquences sur l’édition par la Librairie Illustrée d’un certain nombre d’auteurs du Journal des voyages, ceux par exemple publiés dans la « Bibliothèque des grandes aventures » que lance la maison d’édition en 1899. À cette date, Jules Tallandier apparaît assez proche des républicains modérés. Il entretient de bonnes relations avec les propriétaires de la Dépêche du Midi, les frères Sarraut, et avec ceux de La Petite Gironde, avec qui il va s’associer en 1906 pour diffuser L’Illustré National. Il serait difficile cependant de trouver désormais la moindre incidence de ses opinions politiques sur le contenu des ouvrages qu’il publie. Aussi bien l’orientation des essais historiques que celle des romans populaires reflèteront largement les idées qui prévalent dans leur domaine à l’époque. Cela ne signifie nullement que l’idéologie est absente de ces textes, bien au contraire : des ouvrages de vulgarisation aux romans populaires se dessine toute une vision du monde, patriotique, nationaliste, aux accents volontiers bellicistes et colonialistes. Mais c’est l’idéologie largement partagée par l’époque, pas celle, spécifique, de l’éditeur. En réalité, à ses débuts à la tête de la maison d’édition, Jules Tallandier se contente pour l’essentiel de prolonger la ligne éditoriale qu’il a tracée avec Désiré Montgrédien. Il publie surtout des ouvrages populaires à 3,50 francs et quelques titres de vulgarisation. Il continue également son travail de rationalisation du catalogue, en lançant plusieurs collections thématiques à 3,50 francs et en tentant

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de penser ses publications en couples associant un périodique et une collection d’ouvrages autour d’un thème ou d’un public. Mais surtout, il se montre sensible aux pratiques de ses concurrents. Très vite, il développe une politique agressive d’imitation des succès des autres éditeurs populaires. Il lance ainsi toute une série de périodiques qui sont le calque de journaux à la mode : Le Jeudi de la jeunesse, Le Journal rose, L’Œil de la police sont quelques-uns des titres qui imitent d’autres formules populaires. C’est dans cette logique d’imitation qu’il lance à cette époque son projet le plus important, qui sera aussi sa réussite la plus frappante, le « Livre National ». Avec cette collection, Jules Tallandier devient rapidement l’un des éditeurs populaires les plus importants de Paris, et le développement de la maison est sans commune mesure avec ce qu’il était auparavant. Si les expériences initiées par les prédécesseurs se sont traduites par toute une série d’applications dans le vaste champ de l’édition populaire, c’est véritablement durant cette période que la maison d’édition devient l’un des acteurs centraux de ce domaine, accompagnant la révolution qui se produit dans les pratiques éditoriales.

Tallandier face aux offensives de Fayard Les premières années de Jules Tallandier à la tête de la Librairie Illustrée se situent dans le droit fil des changements apportés par les deux éditeurs dans la décennie précédente. La part des écrivains populaires ne cesse d’augmenter, l’éditeur ajoutant progressivement à son catalogue les noms des principaux feuilletonistes de l’époque, et prolongeant ses engagements avec ceux approchés auparavant : à côté de Jules de Gastyne, Edmond Lepelletier, Pierre Decourcelle, ou Jules Mary, on rencontre ainsi les noms de Paul d’Aigremont, Georges Le Faure, Jules Lermina, Maurice Landay, Paul Segonzac, et bien d’autres encore, qui viennent compléter l’offre éditoriale. Pour tous ces auteurs, Jules Tallandier conserve le format et le prix des nou-

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veautés à 3,50 francs en in-18. Or, ce modèle de diffusion se trouve soudainement concurrencé par les offensives agressives de Fayard sur le marché de l’édition populaire : ce dernier lance coup sur coup deux collections de conception révolutionnaire, la « Modern Bibliothèque », qui propose à partir de 1904 les œuvres illustrées d’auteurs littéraires contemporains au prix particulièrement bon marché de 95 centimes, et surtout la collection du « Livre populaire », qui offre cette fois pour 65 centimes seulement en 1905 les romans des grands écrivains populaires, Pierre Decourcelle, Charles Mérouvel, Adolphe Belot… autrement dit les auteurs phares de la Librairie Illustrée ou leurs principaux concurrents à des prix cinq fois moins élevés que ceux des catalogues de Jules Tallandier, et dans une présentation qui attire l’œil165. Car si le « Livre populaire » est imprimé sur du mauvais papier par des typographes qui ne sont pas toujours très attentifs (en témoignent les lignes répétées, manquantes, inversées, voire retournées, qui déparent bien des volumes), il possède en revanche une couverture illustrée très colorée, exploitant la technique de la similigravure, et attirant l’œil de l’acheteur grâce aux scènes suggestives des illustrateurs Georges Conrad ou Gino Starace à l’inspiration mélodramatique, et offre surtout pour ce prix fort peu élevé (13 sous) un nombre important de pages, jusqu’à 788 pages pour Chaste et flétrie de Mérouvel, le volume qui inaugure la série. Face à la menace que représentent les innovations de Fayard, Jules Tallandier se doit de réagir au plus vite. Il le fait à la fois sur le terrain de la « Modern Bibliothèque » et sur celui du « Livre populaire ». Contre la « Modern Bibliothèque », il crée en 1905 le Lisez-moi, dont le format et le titre rappellent les Lectures pour tous de Hachette, mais qui se spécialise dans le contenu littéraire et reprend sciemment les auteurs qui font le succès de la « Modern Bibliothèque » : Marcel Prévost, Paul Bourget, Paul Arène, André Theuriet… Ce sont bien 165. Sophie Grandjean-Hogg, L’Évolution de la Librairie Arthème Fayard, op. cit.

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les mêmes écrivains qui apparaissent d’un ensemble à l’autre, académiciens166 et écrivains académiques (réalistes tardifs, comme Paul Arène, romanciers psychologiques, comme Paul Bourget, auteurs de romans de mœurs, comme Marcel Prévost…). La Librairie Illustrée n’est pas novice en la matière : ces auteurs sont aussi ceux qui composaient le sommaire de La Lecture ou du Magasin littéraire de Georges Decaux. De fait, le Lisez-moi est fort proche de La Lecture, au format similaire, et avec laquelle il partage directement certains auteurs, comme Bourget, Maupassant, Loti, Daudet… Ainsi, les premiers numéros proposent-ils un sommaire qui hésite entre la littérature contemporaine et la littérature, déjà classique, des générations précédentes, autrement dit, entre deux modèles de légitimation, par l’Histoire ou par l’institution. Plutôt que de se situer directement dans la concurrence de la « Modern Bibliothèque », comme Pierre Lafitte avec son « Idéal Bibliothèque », Flammarion avec la « Select Collection » ou CalmannLévy avec la « Nouvelle Collection illustrée », Tallandier joue le jeu de la complémentarité, en choisissant la forme d’une revue. S’il s’apparente à une publication de Fayard, c’est, dans l’esprit du moins, aux futures Œuvres libres, qui paraîtront à partir de 1921, et avec lesquelles le journal, devenu Festival du roman, finira d’ailleurs par fusionner. La forme qu’il adopte s’apparente en réalité à celle des magazines anglais, alors très à la mode en France, comme en témoignent par exemple Lectures pour tous d’Hachette ou Je sais tout de Pierre Lafitte, d’orientation plus encyclopédique cependant. Le choix de ne pas imiter directement la « Modern Bibliothèque », mais d’en proposer une déclinaison bimensuelle, s’avère payant, puisque le périodique connaît un véritable succès et, si ses chiffres de vente sont probablement moindres que ceux de ses concurrents, 166. Une publicité de 1909 insiste sur le fait que « tous les membres de l’Académie française » participent à la revue. Dans les portraits d’écrivains qu’il propose en couverture des numéros, Tallandier prend soin de faire figurer les académiciens en uniforme.

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il possède une grande longévité, puisqu’il subsiste durant plus d’un demi-siècle. Il atteint très vite des tirages de 15 000 exemplaires pour s’élever à plus de 36 000 exemplaires à la fin des années 1920167. Pour en exploiter le succès, Jules Tallandier et ses successeurs le déclinent, au fil des décennies, sous forme de Lisez-moi bleu (version féminine du périodique qui paraît à partir de 1911), Lisez-moi Historia (dont la première mouture date de 1909), Lisez-moi aventures (version pour les garçons, spécialisée dans le roman d’aventures, de 1948 à 1952), LisezMoi science pour tous (« revue mensuelle du progrès des sciences et de l’industrie dans le monde », de 1947 à 1951)… Et très rapidement, Jules Tallandier lui adjoint une collection, la « Bibliothèque Lisezmoi », dont les premiers titres paraissent en 1911 et dont le prix, qui s’élève à 95 centimes, s’aligne sur ceux de la « Modern Bibliothèque ». Dans ce dernier cas en effet, il s’agit bien de reprendre directement le modèle de son concurrent, mais en tentant de profiter de la notoriété du Lisez-moi pour assurer celle de sa propre collection. Le Lisez-moi n’est pas une publication populaire : s’ils ne sont guère des expérimentateurs de formes, les auteurs édités n’ont rien non plus de feuilletonistes ; quant au prix, de 60 centimes, il est bien plus élevé que celui des journaux populaires. Par sa nature, le périodique répond aux attentes d’une clientèle de petits-bourgeois : plus cultivés que le lectorat populaire, mais peu à l’aise avec la culture, ils demandent à l’éditeur de les orienter dans leurs choix en leur offrant des ouvrages dont la qualité est éprouvée (et en ce sens, l’estampille de l’Académie française est un gage de qualité pour le lecteur), sans pour autant les mener vers des auteurs dont les œuvres deviennent difficiles d’accès par leurs recherches ou leur modernité. En un 167. Le périodique va s’interrompre pendant la guerre, mais est relancé en janvier 1922, sous le nom de Lisez-Moi pour tous, magazine mensuel illustré contenant des récits, nouvelles et romans complets pour 1,50 franc. Le 11 mai paraît un numéro 1 inaugurant une nouvelle série ; le magazine devient bimensuel et s’intitule Lisez-moi, reprenant son titre d’avant-guerre. Dans cette nouvelle formule disparaissent les parties humoristiques et les éphémérides.

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sens, dans le Lisez-moi, l’éditeur joue un rôle de libraire, et permet au lecteur de faire l’économie de se rendre directement dans une librairie, sans doute encore un peu impressionnante, pour faire un choix. Ce choix, c’est l’éditeur qui l’opère : la revue, par sa périodicité, apporte une sorte de sélection des lectures de l’époque, elle propose un goût déjà forgé au lecteur, auteurs de bon ton et sans risque du temps. Autant qu’un périodique, le Lisez-moi se veut une bibliothèque choisie. C’est ce que laissent entendre les publicités, qui le répètent inlassablement au fil du temps : c’est « le LIVRE D’OR de la littérature française contemporaine » ; « ceux qui possèdent la collection complète du Lisez-moi ont une VÉRITABLE BIBLIOTHÈQUE IDÉALE » (1913) ; « “LISEZ-MOI” réalise donc une heureuse et élégante solution au problème du livre qualifié cher ; il constituera par l’ensemble de ses fascicules la plus riche, la plus choisie des bibliothèques » (années 1920)168. Le projet, confirmé en partie semble-t-il par la réception du périodique169, est bien celui d’une bibliothèque aux délimitations rassurantes : évitant à la fois les écueils de la littérature pointue ou risquée, et ceux de la littérature vulgaire et des fautes de goût. Si l’on n’est pas dans la logique d’une lecture de consommation, il est clair que l’on s’inscrit encore dans cette édition populaire au sens large, dans la mesure où elle met en jeu, comme le faisaient certaines publications de Decaux, la ques168. En 1909, Tallandier inverse le système de la prime en offrant la série complète des premiers numéros de Lisez-moi à tout acheteur du « confident », meuble décrit comme une « ravissante bibliothèque […] entièrement garnie avec la collection des 96 fascicules du délicieux Lisez-moi ». On voit combien une série d’ouvrages ou de périodiques, dès lors qu’ils sont pensés comme une totalité, deviennent indissociables de la notion de bibliothèque dans sa matérialité, et aussi de celle d’une matérialisation de savoir. 169. Dans les années 1950, quand Maurice Dumoncel, le responsable de la maison, a cherché à reconstituer la collection complète du Lisez-moi dont les archives de Tallandier n’avaient pas conservé les numéros des premières années, il en a fait la demande aux abonnés du périodique. Sa surprise a alors été grande de constater que ceux-ci étaient nombreux à en avoir conservé la collection intégrale, confirmant la similitude existant entre le périodique et la logique de la bibliothèque.

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tion de la distinction et de la relation plus ou moins complexée du public à une culture légitimée170. C’est un lectorat de petits bourgeois ou de bourgeois peu cultivés et aspirant à se constituer un bagage culturel légitimé que vise le périodique. D’ailleurs son prix de 60 centimes (2 euros), plutôt élevé, le rend peu accessible aux classes les plus populaires à moins, encore une fois, que celles-ci ne s’inscrivent dans une logique d’investissement culturel. On voit que la perspective du Lisez-moi, par son travail de sélection et sa similitude avec la logique de la bibliothèque, est en définitive fort proche de celle qui prévaudra après la Seconde Guerre mondiale pour l’ensemble des clubs et des cercles de vente par correspondance. Quelques années après le Lisez-moi, Jules Tallandier va lancer, à partir du 1er mai 1911, un second périodique, le Lisez-moi bleu, magazine « pour les jeunes gens » : celui-ci vise un public moins âgé, qui va très vite se féminiser. Il se veut explicitement complémentaire, puisque le Lisez-moi rouge s’adressait à « tous, sauf vous peut-être, jeunes filles dont les parents restent seuls maîtres du choix de vos lectures » (1910). Il s’agit de proposer un « Lisez-moi » pour la jeunesse; et si on y trouve encore cette prétention à proposer « la production des écrivains les plus en vue (littérateurs, poètes, hommes de théâtre, Membres de l’Académie française) », ces « bonnes lectures » doivent aussi être des « bonnes lectures pour la jeunesse », autrement dit être dénuées de toute chose « qui puisse froisser aucune délicatesse, mettre en éveil la moindre susceptibilité ». C’est « une publication que les Mères de Famille peuvent laisser en toute sécurité entre les mains des Jeunes Filles » (1913). De fait, si l’on retrouve de nombreux noms présents dans le Lisez-moi (René Bazin, Guy Chantepleure, Henri Ardel…), on trouve aussi des écrivains plus habitués aux jeunes lecteurs : Pierre Maël (La Roche qui tue), Paul d’Ivoi (La Mort de l’Aigle. Les Cinquante), Robert Louis Stevenson (Saint Ives), Jules Verne (Le Château des 170. Certes, cette relation est ici plus postulée par l’éditeur que constatée, mais le relatif succès du périodique montre qu’il ne s’agit pas seulement d’un fantasme.

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Carpathes)… Enfin, on rencontre un certain nombre d’écrivains de bon ton, à l’instar de Henry Gréville que l’abbé Bethléem qualifie de Georges Ohnet des jeunes filles et des jeunes femmes171. Se complètent ainsi dans les deux Lisez-moi littéraires l’idée d’une honorabilité littéraire et celle d’une élévation morale que l’Église catholique prône alors avec force. Car les deux postures ne sont pas si éloignées qu’on pourrait le croire : il s’agit en effet de repousser violemment le spectre de la littérature populaire. Tout comme l’écriture de bon goût des romanciers publiés apparaît comme un rempart contre les stéréotypes langagiers et les images usées des auteurs populaires, l’honorabilité des valeurs affichées par les auteurs du Lisez-moi bleu conjure les perversions exhibées par le roman de la victime – filles perdues et filles mères, amours adultérines, enfants abandonnés, passions sulfureuses que dénonce l’abbé Bethléem et son périodique, Romans-Revue, ancêtre de la Revue des lectures, déjà très influent. Jules Mary, Charles Mérouvel, Jules de Gastyne, et la plupart des auteurs des romans populaires que publie Tallandier à l’époque sont condamnés avec plus ou moins de virulence par le censeur pour leur immoralité ou leur « caractère mondain ». C’est bien cette vulgarité dont il s’agit de préserver les jeunes filles – puisque ce sont elles qui sont désignées comme les victimes des séductions frelatées des romans-feuilletons.

Du Lisez-moi au Lisez-moi historique : naissance d’Historia Le succès des deux Lisez-moi est rapide ; et il est double. C’est bien sûr un succès économique, puisque les tirages du magazine augmen-

171. Abbé Bethléem, Romans à lire et romans à proscrire [1904]. Rééd. Paris, Éditions de la Revue des lectures, 1932. L’abbé Bethléem donnait, dans la Revue des lectures qui parut de 1919 à 1940, ses commentaires au nom de la morale chrétienne sur les ouvrages et les auteurs du temps.

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tent régulièrement. C’est surtout un succès d’image. La forme moderne des Lisez-moi représente un tournant par rapport aux journaux à l’ancienne et aux livraisons et permet à l’éditeur de ne plus être associé avant tout à ce mode de diffusion hérité du XIXe siècle. Ainsi Tallandier peut-il proposer un titre fort qui lui ouvre des terrains moins délégitimés que ceux, plus populaires, sur lesquels s’est construite la maison. C’est pour continuer sur la lancée de ce succès que Jules Tallandier propose, à partir du 5 décembre 1909, Historia, qu’il surtitre significativement « Le Lisez-moi historique ». Il s’agit de « faire pour l’Histoire ce qu’avec un succès reconnu, incontesté, nous faisons depuis plus de quatre ans dans Lisez-moi, pour la littérature d’imagination172 ». Henri Levêque, également très engagé dans le Lisez-moi rouge, participe d’ailleurs à la conception de ce nouveau périodique. Par bien des points, Historia correspondrait en effet à une version historique du Lisez-moi. Il s’agit de proposer « une sélection – sans aucun précédent jusqu’à ce jour – des chefs-d’œuvre les plus vivants, les plus curieux et les plus captivants de la littérature historique173 ». C’est encore au modèle de la bibliothèque choisie qu’on renvoie ici, sélectionnant, parmi les historiens à succès, des textes susceptibles de plaire à un public d’amateurs. Les auteurs appartiennent à la même sphère culturelle que ceux du Lisez-moi – académiciens, membres de l’Institut… Le trait de génie de Jules Tallandier tient précisément dans la rencontre qu’il opère entre la discipline historique et la logique du Lisez-moi. Car si l’Histoire est à la mode, et si les historiens sont nombreux à s’astreindre à adopter un style à même de séduire le public le plus large, il n’y a pas dans cette discipline de grande revue de vulgarisation174. Mais si Jules Tallandier fait œuvre de pionnier, son originalité tient moins au contenu du

172. Historia, n° 1, 5 décembre 1909. 173. Ibid. 174. Nombreuses sont en revanche les revues à proposer à l’époque des articles de vulgarisation historique.

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périodique, qui reprend largement des extraits d’ouvrages déjà publiés ou qui tire des grands mémorialistes quelque page amusante, qu’au travail éditorial qui est proposé. C’est le rassemblement opéré dans le choix des textes qui donne sens au périodique. En effet, l’impression d’une cohérence d’ensemble vient bien de cet art de composer un manteau d’Arlequin, à partir d’extraits de monographies d’historiens et de Mémoires authentiques, de résumés d’œuvres, de biographies en livraisons et de romans historiques175. L’unité vient du travail éditorial qui consiste à choisir, à rassembler le disparate et à créer de la sorte un effet de cohésion du discours. Ainsi, l’« effet auteur » dépendrait moins de chacun des écrivains que des responsables du périodique (Jules Tallandier et Henri Lévêque). De fait, la sélection opérée par l’éditeur dessine en creux un « lecteur modèle » : non pas le lecteur réel (il y a une infinité de lectures possibles), mais celui auquel cherche à s’adresser l’éditeur à travers son projet. En effet, si une telle question ne se pose guère lorsque le périodique s’inspire des réalisations des concurrents (puisque dans ce cas le destinataire est déjà déterminé), elle devient centrale quand il s’agit d’inventer un nouveau projet. Pour un éditeur, la décision de lancer un journal est évidemment assortie d’espoir de succès commercial – c’est-à-dire de lecteurs. L’éditeur postule ce destinataire à partir de ce qu’il connaît, d’autres expériences éditoriales qu’il juge proches. Dans le cas du magazine Historia, la référence explicite au Lisez-moi ne doit pas faire oublier d’autres sources d’inspiration importantes. En particulier, l’expérience que la maison possède des lecteurs de vulgarisation historique et de ses autres publications de vulgarisation va jouer un rôle central ici. Dans le format, comme dans la présentation et le prix, Historia rappelle en effet Les Beaux-Arts illustrés et La Science illustrée, même 175. On trouve, parmi ces romans historiques publiés en feuilletons les premières années, Marcelle Tinayre, Vie amoureuse de Françoise Barbazanges ou André Lichtenberger, M. de Migurac ou le marquis…

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si le contenu et l’esprit s’en détachent en partie, on le verra. Autrement dit, le récit vise une forme de vulgarisation destinée à un public bourgeois fort différent des modèles usuels de vulgarisation populaire : présentation luxueuse, reproductions de tableaux de maîtres témoignent de ce destinataire spécifique, qui induit une relation au savoir très différente de celle qui prévaut chez le destinataire populaire. Il ne s’agit pas de combler des béances culturelles par de vastes tableaux et une écriture soucieuse de pédagogie, comme dans le cas de la vulgarisation populaire (quand celle-ci ne se fait pas avant tout machine politique), mais de s’adresser à un public qui connaît et qui goûte déjà en partie le sujet, et qui y recherche un délassement cultivé. En ce sens, la décision de lancer Historia ne s’inscrit pas tant dans les entreprises anciennes de Decaux, que dans celles, plus récentes, des derniers ouvrages publiés. La popularité des ouvrages de Joseph Turquan a dû en particulier inciter l’éditeur à faire ce choix. Ces publications historiques vont d’ailleurs être rapidement réunies en un ensemble cohérent articulé autour de la revue, avec la création de la « Bibliothèque Historia », qui se prolongera bien au-delà de l’arrêt du périodique avec la guerre. Mais même s’il va puiser dans les ouvrages d’historiens réputés du temps illustrant une certaine forme de vulgarisation, c’est aussi à une conception littéraire de l’Histoire qu’emprunte le journal, puisque la question de l’écriture paraît jouer un rôle fondamental ici. Cette approche littéraire ne correspond pas à une écriture romanesque et sensationnelle (l’Historia de cette époque n’est pas celui des années 1950-1960), mais à une écriture qui cherche à rendre agréable la connaissance du passé, à la fois en recourant à la narration (y compris en introduisant des éléments de focalisation interne) et en sélectionnant des sujets plaisants plutôt que des analyses denses ou pointues. C’est ce qui explique cette possibilité de mêler biographies, romans historiques et extraits de Mémoires, tous centrés sur l’individu, et construits en une série d’anecdotes organisant le texte suivant la structure quinaire des intrigues bien charpentées. En

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ce sens, la sélection opère à la fois sur l’écriture, sur la construction et sur le contenu des textes. La place proportionnelle des Mémoires et des mémorialistes indique l’importance du témoignage et de la reconstitution du passé dans les textes. Même dans le cas des biographies et des textes d’historiens, l’Histoire doit être en quelque sorte vécue de l’intérieur, dans une logique de participation. On remonte ainsi fréquemment le temps du présent aux périodes reculées, comme pour placer au même niveau de réalité le monde du lecteur et celui des personnages évoqués : « une longue bâtisse à haute toiture où la moisissure des ardoises étend de grandes taches d’un vert fané : c’est Puits-Rousseau, vieux manoir du Bocage […] Certaines maisons portent l’empreinte d’un désastre; elles se tiennent debout, ont l’air de vivre, elles sont mortes pourtant. On leur devine un passé tragique » (G. Lenotre, « Thomazeau »176) ; « chacun de ces palais qu’en remontant le Grand Canal [de Venise] vous passez en revue a des merveilles à vous raconter » (Henri Blaze de Bury, « Dames de la Renaissance ; Bianca Cappelo »). Quant aux personnalités évoquées, elles le sont par le moyen de procédés de rhétorique traditionnels permettant de rendre vivant le sujet : hypotypose, prosopographie/éthopée (pour reprendre la vieille terminologie rhétorique)… Un portrait physique (redoublant une représentation picturale) en est généralement proposé dans les premières lignes afin de donner à voir l’être figuré, en insistant sur quelques détails frappants, afin de faire exister le personnage, puis, selon le couple rhétorique traditionnel, le portrait physique débouche sur un portrait moral qui semble en découler naturellement, et le portrait moral est enfin mis en scène, en action, à travers quelques anecdotes amusantes. Ainsi 176. Le procédé est récurrent dans les nouvelles, historiques ou non, du XIXe siècle, dans lesquelles le récit proprement dit est encadré par la figure d’un narrateur en situation, établissant le lien entre le temps du récit (« passé ») et le temps de la narration (« présent ») : c’est une manière de plonger dans le texte, de mettre en scène la traversée du temps. En ce sens, la technique obéit à une rhétorique que l’on rencontre plus volontiers dans la littérature réaliste.

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en se présentant d’abord physiquement, le personnage apparaît-il plus réel. S’il s’agit d’animer le passé, en lui donnant les couleurs les plus vives, c’est bien que l’on suppose que le lecteur recherche dans le souvenir motif à rêverie. Insistance sur la narrativité, volonté de faire revivre le passé et goût pour l’anecdote… à travers cette approche de l’Histoire, c’est un certain public qui se dessine. Il ne s’agit pas d’enseigner le passé, puisqu’il n’y a ni le systématisme des grandes histoires de France ni la méticulosité d’une étude sur une période donnée ; il ne s’agit évidemment pas de s’adresser à des spécialistes, mais d’aborder l’Histoire en curieux et en honnête homme, déjà familier des grands noms et des grands événements, qui se plonge dans le récit par plaisir, pour se cultiver et se distraire tout à la fois. Ainsi, au panthéon des grands écrivains proposés par le Lisez-moi, Tallandier substitue un panthéon des grands hommes : « L’Histoire, pour être vraiment significative, doit présenter les hommes et les femmes d’autrefois – rois et Empereurs, impératrices et reines, grandes dames et favorites, chefs d’armée et soldats de fortune, courtisanes et aventuriers – en pleine vie et en plein mouvement177. » De fait, aux couvertures du Lisez-moi illustrées par les portraits d’académiciens, répondent des portraits de rois et de nobles. La frise qui encadre la reproduction de couverture énumère ainsi quelques sujets à valeur programmatique : « Mémoires », « souvenirs », « chroniques intimes », « favorites et grandes dames », « courtisanes et aventuriers », « dessous de l’Histoire ». Dans cette accumulation des formes et des rôles, c’est à la fois une table des matières et un pacte de lecture qui sont proposés : les intrigues, les secrets, les épisodes amoureux comme les mésaventures, tout tend à insister sur l’événement privé, détaché de la superstructure historique. Il s’agit de piocher dans la grande Histoire quelques petites histoires susceptibles d’intéresser et de distraire. Quant aux formes – Mémoires, souvenirs, chroniques intimes – elles insistent évidemment sur la vie privée et 177. Ibid.

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la subjectivité au détriment des fresques et des tableaux historiques. Ce grand homme autour duquel s’articulent les articles, c’est d’abord le personnage de cour bien plus que l’homme politique ; les portraits de la noblesse tiennent l’essentiel de la chronique, et rares sont les roturiers à figurer dans ces pages. Derrière l’histoire biographique, on devine en effet un goût pour le gotha : les noms s’étalent avec leurs titres nobiliaires, et dans les portraits, on suit le destin d’un homme (et plus souvent encore d’une femme), ses rencontres fameuses, mais aussi ses bons mots et ses jours de malheurs, sans que cette personne ait eu nécessairement à jouer un rôle de premier plan dans l’Histoire. Quand on représente Napoléon, c’est « en voiture » ; et de Louis XIV, on rappelle les curiosités de la naissance, à travers une page tirée de Michelet. Si l’on y regarde de près, on se rend compte également que la période historique couverte correspond pour l’essentiel à l’Ancien Régime et au Premier Empire: ce sont les grandes heures de la France, loin des périodes obscures de l’Antiquité ou du Moyen Âge, loin aussi d’un XIXe siècle plus polémique. Au sein de l’Ancien Régime, le Grand Siècle est privilégié et, au sein de ce siècle, on met en avant les grandes figures de la cour, princes et nobles. Cette hiérarchie peut sans doute se lire comme une orientation politique, impliquant une certaine dose de conservatisme. De fait, les révolutionnaires sont généralement représentés dans des portraits sévères, alors qu’on goûte l’esprit des monarques et des princes – et l’on aurait peine parfois à retrouver dans le journal l’esprit républicain qui est pourtant semble-t-il encore celui qui anime Jules Tallandier à cette époque de son existence. Mais ce conservatisme est probablement aussi le pendant de l’académisme littéraire qui prévaut dans le Lisez-moi. Il s’agit ici de ne pas prendre parti, de se situer en-dehors de l’Histoire polémique pour préférer des sujets propres à rassembler le plus grand nombre. On quitte alors les conceptions partisanes d’une Histoire politique qui prévalent au XIXe siècle, pour préférer une Histoire neutralisée, même si cette neutralisation se traduit par un conservatisme qui affleure partout dans le journal.

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Dès lors, ce sur quoi on insiste, c’est le récit, l’anecdote, et la volonté de susciter l’intérêt du lecteur. Le choix des textes témoigne d’une tendance à considérer l’Histoire comme une source de récits simples, en détachant chacune de ces intrigues du continuum des événements. Les bonnes feuilles sont toujours prises parmi les chapitres qui évoquent des épisodes dont la structure rappelle celle d’un récit, avec un début et une fin, mais aussi, généralement, un acmé. Si le texte retient la forme d’une histoire narrative, c’est peut-être dans le but de dramatiser les événements, et certainement dans celui d’en dégager la dimension romanesque. On narre « la vie amoureuse de Françoise Barbazanges » (Marcelle Tinayre), « Les femmes sous la Terreur » (Ernest Daudet) ; on propose des chroniques consacrées aux « Femmes aimées, femmes aimantes » (Charles Foleÿ)… Derrière ces titres qui mettent l’accent sur l’amour, on devine une volonté de rendre désirable l’Histoire, en lui donnant vie. C’est en dernière instance l’Histoire anecdotique à la G. Lenotre que vise le journal. Le « reporter du passé », qui restera longtemps proche de Jules Tallandier, était à l’époque au faîte de son succès, postulant pour la première fois à l’Académie l’année où Historia fut lancée. On retrouve en effet bien des traits de l’écriture de Lenotre chez les auteurs publiés, en particulier ce ton de la conversation déterminant chez le lecteur un usage de l’Histoire très différent de celui du spécialiste. Mais une telle écriture cherche également à s’écarter du modèle du roman historique : elle refuse le sensationnalisme, même lorsqu’elle évoque des événements dramatiques ou des intrigues amoureuses, elle évite les effets de pathos trop appuyés ou le sentimentalisme. Il s’agit de conjurer le soupçon du feuilleton, de lui opposer une autre logique du récit historique, dans laquelle le plaisir de la fable esquive le métissage de la fiction. De fait, une telle stratégie paraît confirmée par le choix qui est fait des auteurs de romans : Marcelle Tinayre ou André Lichtenberger sont des écrivains qui échappent au soupçon de la littérature populaire, et qui rachètent la fiction par leur statut légitimé. Ainsi, malgré la mixité qu’ils intro-

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duisent dans les formes, entre fiction et histoire, les textes de fiction comme les textes historiques doivent se singulariser par rapport aux autres formes mixtes, dominantes, celles du roman-feuilleton historique, du récit de cape et d’épée. La distinction positive qui anime l’éditeur (proposer une revue de qualité pour un public distingué) se double d’une distinction négative (échapper à la confusion avec les formes populaires proches) ; en la matière, le risque est d’autant plus important que Tallandier connaît ses plus grands succès à la même époque en littérature populaire. On le voit, le public auquel Jules Tallandier destine le premier Historia est très différent de celui auquel s’adressera la version d’après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit bien ici de proposer une Histoire respectable, comme est respectable la littérature dans le Lisez-moi. Mais il s’agit aussi de prendre le pari, risqué, d’une revue qui propose une sorte de musée de l’Histoire, avec ses reproductions de tableaux, et le format imitant les revues d’art – peut-être parce que cette Histoire qu’il s’agit de faire voir, à travers images et textes, atteint à une dimension patrimoniale similaire aux revues d’art et d’antiquités. Cela explique que l’éditeur opte pour le format luxueux des grandes revues de vulgarisation, avec des reproductions de portraits et de tableaux pleine page de qualité, et un prix de 95 centimes ; dans sa présentation, le journal rappelle d’ailleurs les revues d’art. Tous ces traits définissent le destinataire – petits bourgeois et bourgeois cultivés. C’est ce choix qui explique également les spécificités de l’écriture. L’approche de l’Histoire est résolument grand public, sans notes ni références. L’Histoire dont il s’agit ici est anecdotique, parce qu’elle doit fournir des anecdotes à l’homme cultivé – ou à la femme. Dans ce cas encore, l’auteur s’adresse fréquemment aux lectrices. Est-ce à dire qu’il s’agit là des destinataires privilégiées ou, moins que les destinataires, désignent-elles plutôt un mode de communication propre à une certaine sociabilité, comme on en retrouve dans ces dîners mondains dans lesquels, feignant de s’adresser aux dames, on s’adresse en réalité à tous les publics ? Cela expliquerait en

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tout cas la mise en scène de la communication (avec un « je » s’adressant au lecteur), l’importance de l’anecdote, la recherche d’un bon goût autour duquel tous se retrouveraient ; cela explique également la place tenue par les mémorialistes, ces grands témoins de l’esprit du salon. Même si les textes qu’il édite ne sont pas inédits dans l’ensemble, Jules Tallandier détermine, dans la première version de son Historia, les modalités de la communication propres à une certaine forme de vulgarisation historique. En tout cas, lorsque l’historien s’adresse aux lecteurs, c’est en adoptant la posture d’un causeur de salon, se mettant en scène, ce qu’illustrent les trois bandeaux de la une du premier numéro : « Mémoires », « Les dessous de l’Histoire » et « Favorites et grandes dames ».

Le « Livre National » face au « Livre populaire » Les deux collections du Lisez-moi sont une tentative pour occuper le terrain de la littérature légitimée. Avec Historia, elles assurent avec succès la réputation de la maison d’édition et en modernisent l’image. Mais c’est sur un tout autre terrain, celui de la littérature populaire, que la maison de Jules Tallandier va être menacée de façon plus directe encore par les innovations de son concurrent Arthème Fayard. En effet, le danger que représente la création du « Livre populaire » à 13 sous est d’une tout autre ampleur que celui de la « Modern Bibliothèque » à 0,95 franc : la collection vient en effet bouleverser le terrain sur lequel la maison Tallandier a construit l’essentiel de son catalogue, celui de la littérature populaire. En lançant le « Livre populaire », Arthème Fayard tire parti de la massification de la lecture, et de la demande croissante, pour un lectorat véritablement populaire, d’ouvrages très bon marché correspondant aux récits offerts dans les journaux-romans ou les feuilletons de la presse. Il délaisse du même coup les interminables intrigues que le format des livraisons et celui des feuilletons avaient imposé, pour leur substituer des romans plus

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courts. Les livres donnent un récit qui peut se lire beaucoup plus rapidement, non seulement parce qu’il est complet dans l’ouvrage, mais aussi parce qu’il est plus bref, et qu’il en devient plus accessible à un public moins à l’aise avec la lecture. En élargissant l’assiette de ses destinataires, Arthème Fayard peut lancer une collection à très bas prix, en contrebalançant la faiblesse des marges par l’importance des tirages. Ses chiffres, atteignant fréquemment les 80 000 exemplaires, n’ont plus rien à voir avec les tirages modestes des éditions à 3,50 francs, et écrasent même ceux des livraisons, en permettant de dégager des marges plus importantes. Avec son prix très bas pour un volume complet, le « Livre populaire » attaque donc non seulement les ouvrages à 3,50 francs, mais aussi les livraisons qui ne proposent pour 10 centimes qu’une faible partie d’un roman, et se révèlent à terme beaucoup plus coûteuses, et dont les gravures en noir et blanc pâtissent des séductions des couvertures bariolées de leur concurrent. Devant le succès de Fayard, Jules Tallandier doit impérativement s’adapter s’il ne veut pas être condamné à court terme. Il fait le choix, comme d’autres, de s’inspirer directement du modèle que représente la collection de Fayard. Tallandier n’est pas le seul à procéder de cette façon : en mars 1907, l’Édition Nouvelle publie « Le Livre universel » à 50 centimes ; Ferenczy se lance également dans l’aventure avec le « Livre illustré inédit » (décembre 1907), quant à Jules Rouff, il crée fin 1908 la « Grande Collection nationale » (65 centimes). Tous tentent de s’inspirer du modèle de Fayard. Face à ces concurrents, Fayard prend d’ailleurs soin de prévenir ses lecteurs dans ses publicités : « Le Livre populaire ne paraît qu’une fois par mois. Méfiezvous des nouvelles imitations. » Mais de tous ses confrères, Tallandier est le plus réactif. Dès septembre 1906, il lance une première collection d’ouvrages, dont le titre est un décalque explicite de Fayard : « Le Roman populaire » à 85 centimes178. La série, identifiable à 178. Jean-Luc Buard, « De 85 à 65 centimes : Tallandier et les débuts du Livre National », Le Rocambole n° 38, hiver 2007.

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son cadre vert, comportera 19 titres, dont six ouvrages de Jules Mary, deux de Jules de Gastyne, deux d’Henri Demesse, d’autres de Paul d’Ivoi, Michel Morphy, Paul d’Aigremont, Paul Mahalin… Le prix, légèrement plus élevé, est compensé par une pagination plus importante et un format plus grand que celui du « Livre populaire ». L’éditeur mise beaucoup sur cette collection, dont il fait régulièrement la publicité dans son périodique de feuilleton, Le Journal des romans populaires illustrés, et dans la Bibliographie de la France. Les titres vont paraître régulièrement jusqu’en 1908, avant que deux nouvelles collections, plus compétitives, viennent se substituer à celle du « Roman populaire179 ». À partir de 1908 en effet, peut-être sous la pression des autres éditeurs (Ferenczy, L’Édition Nouvelle…) qui se sont alignés sur le prix de 65 centimes, Jules Tallandier comprend que, malgré leur pagination plus élevée, ses romans à 85 centimes ne sont guère compétitifs. Il décide donc de lancer non pas une, mais deux séries, lesquelles vont connaître, malgré quelques éclipses, une exceptionnelle longévité : le « Livre National » rouge (romans dans l’esprit du « Livre populaire ») et le « Livre National » bleu (consacré exclusivement aux romans d’aventures). Les deux collections sont lancées en avril 1908, et le rythme de deux mises en vente par mois (l’une dans la série bleue, l’autre dans la rouge) est rapidement adopté, de façon à ce que l’éditeur apparaisse comme le seul concurrent crédible de Fayard. Pour assurer son succès Tallandier vend même un temps ses volumes à 60 centimes, soit 1 sou de moins que son concurrent, avant de s’aligner au bout d’un an sur les tarifs du « Livre populaire ». L’aspect de ces collections témoigne dès le premier regard de ce que l’éditeur cherche à profiter du succès de son concurrent en jouant sur

179. Les derniers titres annoncés paraîtront finalement dans le « Livre National ». La collection continuera à être proposée jusqu’aux années 1910, puis les titres seront repris, peut-être en partie sous forme de rebrochages massicotés, dans la collection du « Livre National » rouge.

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la confusion entre ses collections et « Le Livre populaire » : outre des prix identiques, le format est le même, le titre est une variation (« national » se substituant à « populaire » en lui ajoutant le thème sous-jacent de la défense de la patrie et du patrimoine, alors menacés par l’Allemagne). Surtout, la présentation rappelle celle de Fayard: la couverture est illustrée d’une image en couleurs offrant un moment d’acmé du récit, une pastille ronde indique très lisiblement le prix de vente, et un bandeau donne le nom de l’auteur et le titre. Tout, jusqu’au texte de quatrième de couverture, témoigne du travail d’imitation : là où Fayard annonce qu’« au point de vue du bon marché et de la présentation, le Livre populaire est, sans contredit, l’impossible réalisé aujourd’hui », Tallandier vante « son prix inouï de bon marché, […] sa présentation irréprochable », et quand le « Livre populaire » annonce qu’il va publier « les meilleures œuvres des grands romanciers aimés du public », on apprend que « par la notoriété des auteurs, par la célébrité des œuvres publiées, le « Livre National » s’impose à toutes les classes de la société » ; enfin, quand le « Livre populaire » annonce que « chaque œuvre sera complète en un seul volume à 65 centimes, quelle qu’en soit l’étendue, et sans qu’une ligne ne manque », Tallandier remarque que « chaque ouvrage contient un roman complet ; ni coupures, ni suppressions ». Mais la proximité s’étend bien au-delà de la seule similitude de forme. Les auteurs des deux collections sont en effet très proches : Paul Féval, Marc Mario, Charles Mérouvel, Jules Mary, Michel Zévaco, sont présents dans les deux catalogues. Plus tard, certains verront même leurs titres glisser d’une collection à l’autre, comme Edmond Lepelletier, dont le Madame Sans-Gêne est réédité après-guerre chez Fayard, après avoir figuré parmi les premiers titres du « Livre National », ou Michel Zévaco, qui publie après la guerre la fin de la série des Pardaillan chez Tallandier, après avoir proposé les principaux épisodes dans le « Livre populaire » d’avant-guerre. Dans le cas de Michel Zévaco, il s’agit d’une volonté affichée de Jules Tallandier d’attirer dans ses collections l’un des auteurs phares

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de son concurrent. Dès 1909, il multiplie les efforts de séduction : il fait d’abord paraître Buridan dans Le Journal des romans populaires illustrés180, puis il tire parti de cette publication pour convaincre Zévaco de publier l’œuvre chez Tallandier en livraisons, ajoutant au contrat que « M. Tallandier se réserve exclusivement la possibilité d’éditer l’ouvrage sous toutes autres formes de librairie qui lui sembleraient profitables aux intérêts des deux parties181 », ce qui revient à envisager déjà la publication prochaine de l’ouvrage dans sa collection du « Livre National ». En réalité, dès avril 1909, Jules Tallandier demande à Michel Zévaco de lui montrer les contrats qu’il a passés auparavant avec Fayard, afin de savoir sous quelles conditions il peut engager l’auteur dans sa maison. Or, constatant que le contrat de Fayard autorise une publication de toutes les œuvres de l’auteur – y compris de celles qui sont déjà parues auparavant dans ses propres collections – si le prix de la collection excède 2 francs, Jules Tallandier lance la série des « Romans héroïques de Michel Zévaco » (dans laquelle sont proposés Les Pardaillan), diffusée d’abord en livraisons, puis en volumes à 2,50 francs et 3 francs. Le but est d’inviter Zévaco à abandonner Fayard pour Tallandier, idée à laquelle l’auteur n’est pas réticent, comme le laisse entendre une lettre à Jules Tallandier : « En ce qui concerne l’article 6 [dans lequel Zévaco s’engage à donner la priorité à Fayard pour tout nouvel ouvrage], M. Fayard me demandait un engagement ferme, avec prix spécifié, j’ai obtenu de lui que ce soit un simple acte de priorité d’offre, ce qui n’engage à rien de positif182. » La rupture est consommée : Tallandier, à travers sa collection du « Livre National », deviendra l’éditeur exclusif de Zévaco, ce qui sera offi-

180. Matthieu Letourneux, « Le Journal des romans populaires illustrés (II). Contraintes et atouts des journaux romans au début du siècle », Le Rocambole, « Tallandier », hiver 2007, n° 39. 181. Contrat du 28 juillet 1909. 182. Archives Tallandier, dossier Michel Zévaco. Certains engagements de Jules Tallandier dans le domaine cinématographique ont pu contribuer également à cet éloignement, on le verra.

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cialisé dans une lettre du 21 février 1913, dans laquelle l’écrivain accepte de faire de Jules Tallandier son seul éditeur. Les contrats sont avantageux, puisque Tallandier garantit à l’auteur un tirage de 100000 exemplaires avec des droits s’élevant à 3 centimes par exemplaire. Le chiffre de 3 centimes, inférieur à 5 % du prix de l’ouvrage, rétribution qu’avait initiée Arthème Fayard pour ce type de collection à fort tirage, peut paraître modeste, mais il ne l’est pas si l’on prend en compte le fait que ces tirages garantis ne correspondent pas à des tirages réels, immédiats, mais au tirage qu’escompte l’éditeur à terme. Malgré le risque pris par l’éditeur, le calcul a été profitable cependant : rares sont les titres de Zévaco à ne pas avoir atteint des tirages cumulés supérieurs à 100 000 exemplaires dès les années 1930. La maison peut même tirer parti de la notoriété de l’auteur pour publier un roman apocryphe, Déchéance, écrit en réalité par Alexandre Zévaco, mais signé du nom de « Michel Zévaco ». Les efforts consentis pour attirer un des auteurs phares du concurrent témoignent de la politique agressive de Tallandier. Ils montrent également combien il pense sa nouvelle collection et les œuvres qu’elle propose en relation avec celles du « Livre populaire ». Pourtant, malgré les apparences, cette proximité des deux catalogues ne dénote pas seulement une volonté de tirer profit du succès du concurrent. Si l’on regarde de près les auteurs et les titres proposés par Tallandier dans les premiers numéros du « Livre National », on s’aperçoit qu’il ne s’agit, pour l’essentiel, que de titres déjà présents au catalogue : les œuvres de Lepelletier, de Mahalin, de Spoll ou de Paul d’Aigremont, pour la collection du « Livre National » rouge, celles encore de Louis Boussenard, pour la collection du « Livre National » bleu, étaient toutes parues auparavant dans le format à 3,50 francs. Jules Tallandier puise ainsi largement dans son propre fonds pour entretenir sa nouvelle collection. L’avantage est double : économiquement, les droits sont moindres, et pratiquement, il peut rapidement constituer une collection suffisamment identifiable pour apparaître comme un rival plutôt que comme un épigone.

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On imagine la réticence de certains auteurs à quitter les collections à 3,50 francs pour celles à 65 centimes : c’est un pari que d’imaginer que l’augmentation des ventes permettra de combler l’érosion des droits d’auteur pour chaque volume, et bien des écrivains ont sans doute été hésitants à sauter le pas comme l’avait été George Sand en 1855-1860 à entrer dans la « Collection Michel Lévy » à 1 franc. Jules Tallandier a cependant réussi à en convaincre un certain nombre, en particulier ceux qui s’étaient déjà aventurés dans les collections des concurrents. Mais la plupart du temps, il se contente d’exploiter une clause des contrats proposés aux auteurs dans les décennies précédentes, stipulant que « si par la suite, quand la vente des ouvrages cédés ne produira plus aucun résultat au prix de trois francs cinquante centimes, [les éditeurs, selon les cas, Montgrédien et Compagnie ou Jules Tallandier] jugeaient à propos de les réimprimer dans des collections populaires à des prix modérés, il ne serait dû [à l’auteur] que sept francs cinquante centimes pour cent [7,5 %] du prix par exemplaire tiré dans ces collections183 ». À l’origine, une telle clause avait probablement été ajoutée pour proposer les ouvrages dans des collections à 1 franc, mais Jules Tallandier a su en faire un atout pour lancer plus rapidement et à faible coût les premiers volumes de sa collection. Il y a donc fort à parier que l’un des critères qui a commandé au choix de l’un ou l’autre des auteurs repose sur la présence ou non de cette clause. Ainsi, l’absence de Richebourg, édité essentiellement en livraisons, s’expliquerait par la rédaction différente des contrats pour les ouvrages sous ce format. Le lancement se fait à un rythme rapide : à la veille de la Première Guerre mondiale, les deux collections du « Livre National » dépassent déjà les 120 titres184. Malgré quelques pointes à 100 000 exem183. On trouve encore, sur les contrats originaux des auteurs qui ont été réédités dans le Livre National, la marque au crayon opérée par l’éditeur dans la marge au niveau de l’article évoquant cette possibilité. C’est soit le chiffre de 7,5 %, soit celui de 5 % qui figure dans les contrats. 184. Le 15 janvier 1914, on compte 90 titres dans les collections du « Livre National » rouge : 82 dans la série normale, et huit dans deux séries spéciales, respectivement

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plaires pour les auteurs les plus fameux (comme Michel Zévaco), les tirages sont sans commune mesure avec ceux de Fayard, qui ont atteint fréquemment des chiffres de 80 000 exemplaires, ou ceux de Calmann-Lévy qui est parvenu à vendre 500 000 exemplaires de Pêcheurs d’Islande et 300 000 du Roman d’un spahi dans sa « Nouvelle Collection illustrée » entre 1907 et 1919. Chez Tallandier, ils oscillent, de 1915 à 1920, entre 20 000 et 30 000 exemplaires : en 1915, Notre terre de Jules de Gastyne est tiré à 20 000 exemplaires ; en 1916, l’éditeur assure un minimum garanti de 20 000 exemplaires pour cinq romans de Paul d’Aigremont ; en 1919, la réédition de L’Enfant martyr de Théodore Cahu (publié auparavant par Montgrédien en 1897) est tirée à 25 000 exemplaires ; mais Maxime Villemer était éditée à 30 000 exemplaires dès 1915, et il est possible que des tirages plus importants aient été proposés dans les premières années. En effet, même chez Fayard, les chiffres importants des premières années se sont rapidement essoufflés : pour 75 000 à 80 000 de 1906 à 1908, les chiffres sont souvent inférieurs à 40 000 en 1914 et, quand la série est relancée en 1922, leur moyenne est inférieure à 22 000 exemplaires. Ainsi, à périodes comparables, les chiffres de Jules Tallandier ne sont inférieurs que d’un tiers en moyenne à ceux de Fayard à la veille de la guerre, et font pratiquement jeu égal avec lui dans les années 1920. L’absence de chiffres pour les premières années, qui s’explique par la reprise de contrats antérieurs sans évocation de tirages garantis, empêche d’établir des comparaisons, mais il est probable que l’éditeur ait joué la prudence à ses débuts, et qu’il n’ait guère essayé de dépasser des tirages de 30 000 exemplaires. D’autant que ces chiffres sont remarquables si on les compare aux tirages annoncés de 2 500 à 3 000 exemplaires pour les volumes à 3,50 francs. L’écart est important, surtout si l’on considère que les numérotées à partir du numéro 200 (romans de Jules Mary) et 300 (pour la série des Crimes de l’amour de Mérouvel). La collection du « Livre National » bleu comprend 42 titres lorsqu’elle s’arrête.

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premiers volumes du « Livre National » sont la réédition de ces collections à 3,50 francs, souvent en utilisant les mêmes empreintes, comme dans le cas de certains ouvrages de Louis Boussenard ou d’Emilio Salgari dont les pages intérieures révèlent la présentation des éditions antérieures, jusqu’à laisser apparaître dans certains cas la marque de Montgrédien. Si Jules Tallandier s’inspire de la collection de Fayard, il a l’habileté de s’appuyer sur son propre fonds pour proposer un système de publications originales. Au fil du temps, il s’est en effet imposé dans deux domaines de l’édition de romans populaires : les romans de la victime, dont la mode vient d’être relancée encore par Arthème Fayard, et les romans d’aventures pour la jeunesse, grâce à la tradition qu’il a héritée du Journal des voyages et des collections qui en sont nées directement ou indirectement. Aussi, plutôt que de proposer pêle-mêle des ouvrages s’adressant à des publics très différents (comme le fait Fayard), il choisit de lancer en parallèle deux séries très différentes, en les identifiant clairement grâce à un code de couleurs : la collection rouge (appelée couramment « National rouge ») et la collection bleue (appelée « National bleu »). La première ne reste que vaguement caractérisée : c’est « la collection rouge où sont publiées les œuvres célèbres des Grands Maîtres du Roman Populaire ». De fait, s’y retrouvent des « romans d’amour et de passion », des « romans de cape et d’épée » et des « romans de police », c’est-à-dire la plupart des « genres » de la littérature populaire repérés à l’époque. La seconde collection, celle du « Livre National » bleu, se consacre explicitement aux auteurs de romans d’aventures. Mais un tel partage va rapidement se révéler être une opposition entre les publics: l’un plutôt féminin d’une part, l’autre destiné aux enfants et adolescents masculins. Cette distinction est explicitement soulignée par Tallandier dans les publicités : Le « Livre National » s’impose à toutes les classes de la société : aux femmes de la bourgeoisie comme aux petites ouvrières admiratrices des beaux et bons romans ; aux employés, aux ouvriers,

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aux artisans, cherchant en dehors de leurs travaux la distraction saine et captivante de la lecture ; aux jeunes gens avides de sensations, amateurs de romans ou de récits d’aventures et de voyages.

Le destinataire des Tallandier bleus est clairement évoqué ; ceux des Tallandier rouges sont avant tout identifiés à travers les lectrices qui apparaissent en premier et, de façon éclairante pour la sociologie de la lecture, si le public masculin est tout entier populaire, le public féminin, prolétarisé par sa position dans la société, peut aussi bien appartenir à « la bourgeoisie ». En réalité, on le sait, le public de cette littérature populaire était beaucoup plus mixte qu’on ne le disait à l’époque, mais le discours sur le lectorat a toujours pratiqué un amalgame entre le peuple, les femmes et les enfants. En ce sens, la distinction qu’opère l’éditeur entre ses deux collections recoupe la vision qu’on se faisait à l’époque des lectorats populaires. Le choix que fait Tallandier de distinguer dans ses collections entre le public des femmes et celui des enfants est judicieux, car il permet d’éviter la confusion qui règne, y compris dans les collections de Fayard, qui proposent côte à côte les romans de Mérouvel et de Montépin, plutôt destinés aux femmes et ceux, plus masculins, de Gustave Aimard ou de Pierre Souvestre et Marcel Allain. En dehors du brouillage, une telle confusion prête le flanc aux critiques de corruption, donnant l’impression d’inviter le lecteur à céder à des romans toujours plus immoraux. Au contraire, la séparation entre les romans de la collection rouge et ceux de la collection bleue permet de repousser ce reproche, en offrant au jeune lecteur des romans sans tache (entendre sans histoire d’amour, ou particulièrement édulcorée, et sans dimension sociale). Ainsi, loin de se contenter d’une réaction purement défensive, Jules Tallandier choisit de contre-attaquer en surenchérissant même par rapport à son concurrent : non seulement il offre au début ses volumes moins chers, mais il propose non pas une mais deux collections. Ce choix, Jules Tallandier s’en justifie dans un entretien,

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consacré à « La librairie de l’avenir », donné au Gil Blas en décembre 1909, soit un peu plus d’un an après le lancement du « Livre National ». Dans ce texte, qui présente tour à tour toutes les grandes figures de l’édition parisienne, il se démarque nettement de la vision prévalant du temps de Georges Decaux, et remet en cause l’idée qu’avait eue son prédécesseur « que le journal tuerait le livre ». Il souligne au contraire qu’« à l’avenir tous les nouveaux écrivains aborderont d’emblée les grands tirages par l’édition populaire ; car on hésite à payer 3,50 francs l’œuvre d’un inconnu et, pour 0,95 franc, on court plus volontiers le risque185 ». De fait, la logique qui commande à la lecture des ouvrages du « Livre National » obéit à ce principe de l’achat rapide, facilité par le faible coût des volumes. Tout est fait pour attirer l’œil et pousser à la consommation avant même l’ouverture du livre. En ce sens, la couverture des ouvrages sert moins à protéger les livres (elle est d’ailleurs trop fragile pour le faire) qu’à vendre le produit, dans la logique des emballages modernes. Le prix est affiché en gros, pour attirer l’œil, le titre l’emporte sur l’auteur parce qu’il accroche davantage, avec ses procédés qui rappellent les manchettes de journaux (à la façon de ce titre de Louis Forest : On vole des enfants à Paris) : on use volontiers d’un langage hyperbolique (Le Martyre d’Arlette, L’Heure terrible, Tragique Amour186), d’oxymores (Criminel par amour, Le Démon de l’amour, La Guerre des amoureux, Misère et beauté 187), et l’on goûte la formule ramassée, jusqu’au mot isolé, cinglant (Coupable, Flétrie, Maudite, Bâtards188). Si le titre est ramassé, c’est qu’il s’agit d’attirer l’œil par une lecture réflexe, afin de donner envie au chaland d’aller plus loin, de saisir le livre. C’est le sens aussi des 185. Gil Blas, 26 décembre 1909, p. 2. 186. Trois ouvrages de Paul d’Aigremont. 187. Respectivement de Théodore Cahu, de Jules Mary, de Spoll et de Charles Mérouvel. 188. Respectivement de Jules de Gastyne (pour les deux premiers), de Maxime Villemer et de Charles Mérouvel.

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titres qui jouent sur l’effet d’attente : L’Heure terrible, Le Secret de l’inconnue, Le Secret de Marie-Rose189… Dans tous les cas, le titre sert d’enclencheur stéréotypique. Il porte en puissance des scénarios intertextuels : Coupable ou Déserteur190 annoncent les romans de l’erreur judiciaire ; Flétrie ou Misère et beauté, ceux de la victime innocente. Criminel par amour ou Le Démon de l’amour associent explicitement les scénarios de la passion et du crime, dont l’opposition oxymoronique est le moteur des œuvres. Il ne s’agit donc pas seulement d’attirer l’acheteur, mais de proposer, dès le titre, une trame que l’habitué des feuilletons pourra immédiatement saisir. Ce mouvement déductif, outre qu’il offre les conditions du pacte de lecture générique, correspond à un mécanisme d’anticipation de la lecture qui est probablement la meilleure invitation à acquérir le livre : avant même l’achat matériel, le consommateur en devine le contenu, et cette lecture anticipée demande à être confirmée et complétée par la lecture effective – et donc par l’acte d’achat. Ces effets d’attente sont relayés par l’image de couverture. Celleci représente un bouleversement à la fois par rapport aux ouvrages à 3,50 francs (qui en sont souvent dépourvus) et par rapport aux livraisons (qui offrent généralement une simple gravure en noir et blanc, ou une couverture aux couleurs pauvres reproduisant d’un numéro à l’autre la même image). Ici, l’image se doit d’être bariolée, frappante. Elle attire l’œil à la fois par le fond et la forme : formellement, illustrateur et éditeur privilégient les couleurs primaires, les oppositions franches, où dominent le rouge, le bleu et le noir (même si le principe de la bichromie – dans lequel seuls les composés des couleurs bleue et rouge seront employés – ne sera adopté qu’après la guerre par les collections du « Livre National »). C’est probablement à la fois pour rappeler les couleurs des deux collections et celles du drapeau français, que ces teintes dominent, mais c’est aussi pour 189. Respectivement de Paul d’Aigremont, de Jules de Gastyne et de Jules Mary. 190. Déserteur est le titre d’un roman de Jules Mary.

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insister sur les effets d’opposition, de contraste : costume rouge et bleu du spahi qui s’effondre en couverture de La Fauvette des faubourgs (Henri Germain) ; marins vêtus de rouge et de bleu s’affrontant sur L’Océan de feu (Luigi Motta) ; officier au costume bleu embrassant une Madame Sans-Gêne à la robe rouge (Edmond Lepelletier) ; corps, emmailloté dans un suaire rougeoyant, tombant, sur fond de crépuscule bleuté, du haut de la tour de Nesle (Buridan de Michel Zévaco). Parfois, les oppositions se font entre le cadre de couleur (qui sert alors de contrepoint) et l’image elle-même : costume marin du garçonnet qu’on emporte de force (On vole des enfants à Paris de Louis Forest), manteau rouge du voyageur de Dix mille lieues sans le vouloir (Jules Lermina)… Ces couleurs jouent un rôle double : elles attirent le regard (premier mouvement vers l’achat) et promettent de la passion et des conflits (deuxième mouvement vers l’achat). Surtout, en isolant un ou deux éléments, ces zones de couleurs organisent l’image en un centre et une périphérie, un texte et un contexte. Elles convertissent la spatialité de l’image en scène, en unité d’action : un ou deux protagonistes agissent dans un cadre, laissé à l’arrière-plan. Si cette organisation s’apparente certes au dispositif théâtral (avec scène, acteurs et décor), c’est qu’elle joue plus fondamentalement un rôle de mise en scène, non pas tant de l’intrigue (car les scènes ont une valeur générique), que de la lecture et de ses modalités : elle nous indique que c’est l’action, le narré qui dominent et, vis-à-vis de cette action, l’univers de fiction sert de cadre pour la lecture : la rue populaire, le tribunal, l’intérieur bourgeois renvoient moins à un référent réaliste qu’à un certain nombre de scénarios intertextuels possibles. En ce sens, l’organisation matérielle de l’image est significative des modalités de lecture et de la vraisemblance qu’elles supposent. C’est ce que viennent confirmer les thèmes des illustrations, offrant une scène-type parmi celles attendues, et un registre d’émotion pour le lecteur. D’où la densité des événements, annonçant la charge émotionnelle. On propose ainsi souvent des scènes de vio-

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lence et une expression de sentiments à la limite de l’hystérie (sentiments qui ne sont en réalité rien d’autre que la retranscription dessinée des attitudes excessives et stéréotypées des acteurs de mélodrames). La violence s’exprime à travers la représentation très fréquente de bourreaux et/ou de victimes : hommes et femmes évanouis ou blessés (La Pocharde, La Dame au sourire terrible191), hommes se ruant sur leur victime (Pour l’amour de Thérèse, Le Fils de Rose, Les Aventuriers de Paris192)… Cette expression inlassablement répétée des pulsions est tout à la fois promesse de densité (de l’intrigue, des sentiments, du plaisir de la lecture) et tentative pour inviter le lecteur à convertir en intensité de désir (de lire, d’acheter) cette intensité promise du contenu. Si elle cherche à susciter le désir du lecteur, l’illustration nous informe du même coup sur ses attentes supposées. La couverture fonctionne ainsi comme une sorte de réservoir à stéréotypes. Aventure et exotisme pour la collection bleue, amour et haine pour la rouge. Car si la couverture illustrée paraît synthétiser le contenu du roman, elle cherche paradoxalement à répondre aux attentes du lecteur en construisant par avance son regard sur le texte. En un sens, dans l’acte de lecture effectif, le lecteur ne fait que retrouver ce que l’image de couverture l’a invité à découvrir. Cela explique en partie le fait que Tallandier va pouvoir exploiter pendant des décennies des romans vieux parfois de plus d’un demi-siècle sans que le lecteur ne soit véritablement conscient de cette obsolescence : les costumes des personnages sont modernisés sur les couvertures, comme le sont parfois les uniformes des militaires et les décors. Et le procédé se systématise même lorsque l’éditeur procède, après-guerre, à la réédition massive de ses anciens titres : ainsi, quand Tallandier réédite en 1930 La Dame de cœur de Paul Rouget, publiée une pre191. Tous deux de Jules Mary. 192. De Charles Mérouvel pour les deux premiers, et de Paul Mahalin, pour le troisième.

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mière fois en 1923, il conserve exactement la même image d’une femme évanouie ballottée par les vagues avec au loin un village. En revanche il modifie coiffure et toilette : à la chevelure épaisse s’est substituée une coupe plus moderne, quant à la robe, elle est devenue fourreau, a gagné en décolleté, et a perdu son grand col de dentelle… La jeune fille d’après-guerre est devenue une héroïne typique des années 1930 ! De même, les romans de Salgari et de Boussenard publiés avant la Première Guerre mondiale, qui étaient déjà la réédition de romans des années 1880 et 1890, peuvent-ils proposer, après la Seconde Guerre mondiale, des couvertures figurant des héros au costume identique à ceux des protagonistes des films d’aventures hollywoodiens des années 1950 – chapeau mou et saharienne… Grâce à ce jeu opéré sur les couvertures, le lecteur est invité à moderniser le récit ou, du moins, à substituer un univers atemporel au contexte initial des œuvres.

La collection du « Livre National » rouge Ce travail de modernisation des couvertures est une tentative, parmi d’autres, de répondre à un problème auquel Jules Tallandier se trouve vite confronté : pour des raisons économiques, il ne possède pratiquement pas de nouveautés dans sa collection, contrairement à Fayard, qui propose très vite des ouvrages originaux, parmi lesquels les romans de Michel Zévaco, de Marcel Allain ou de Jules de Grandpré. En outre, se lançant dans une entreprise éditoriale contre un concurrent aussi solide que Fayard, Tallandier juge probablement plus prudent de miser sur des œuvres ayant déjà fait leurs preuves, faisant sienne de ce point de vue la stratégie d’Ernest Flammarion avec sa collection des « Auteurs célèbres » dont, par définition, aucun n’était un débutant inconnu. Dans la collection du « Livre National » rouge, Tallandier se contente longtemps de reprendre les auteurs du catalogue Montgrédien, de

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racheter des séries de titres à ses concurrents, ou de négocier directement avec l’auteur pour reprendre des titres meilleur marché, comme dans le cas de Jules Mary193. Cela l’oblige parfois à adapter ses ouvrages aux contraintes de ces contrats antérieurs. Ainsi, pour Roger la Honte de Jules Mary, il doit renoncer à illustrer la couverture d’une scène du roman, pourtant si importante, on l’a vu, et se résoudre à lui substituer un portrait de l’auteur, parce qu’un contrat précédent (lié aux règles antérieures des ventes distinctes en livraisons illustrées et en volumes de nouveautés) prévoit que cet ouvrage, ainsi que d’autres, ne peut être publié « avec des illustrations, même sur les couvertures, si celles-ci sont inspirées par le texte194 » ; de même, pour cet auteur, Jules Tallandier ne peut longtemps rééditer les titres qu’il avait autrefois rachetés à Léon Chailley, parce que les contrats portaient sur des ouvrages à 3,50 francs. On a beaucoup ironisé sur cette littérature populaire d’avant la Première Guerre mondiale, sur ses excès, ses poncifs, son goût pour les larmes et les situations extrêmes. Et l’on est parfois surpris de lire les chiffres de tirages de certains de ces auteurs, chiffres d’autant plus impressionnants qu’ils suivent bien souvent une ou plusieurs éditions en volume et en livraisons, sans compter les nombreuses publications en feuilleton dans la presse nationale et régionale et encore, souvent, dans les journaux-romans. Pourtant, ce succès des auteurs s’explique en grande partie par la nature du discours qu’ils développent et la résonance que ce discours vient trouver dans l’esprit du lecteur. « Roman de la victime », « roman de l’erreur judiciaire », on l’a dit, ces ouvrages décrivent les souffrances d’un héros malheureux, sa descente aux enfers, sur un mode mélodramatique. Loin de ce que l’on rencontre dans les romans d’aventures géographiques, pour lesquels les malheurs du héros sont liés à sa situation exotique, 193. En 1921, un contrat est établi pour récapituler les droits exclusifs sur 53 ouvrages de l’auteur, dont certains sont appelés à être divisés en plusieurs volumes. 194. Il avait déjà contourné le problème de cette façon quand il avait édité l’ouvrage en 1906 dans sa collection du « Roman populaire ».

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loin également des « mystères urbains », dans lesquels le récit paraît dévoiler une réalité monstrueuse derrière la ville apparente, et souvent des intérêts de groupes criminels et secrets (Camorra, jésuites, francs-maçons, cour des miracles…), ici le récit prétend s’enraciner dans le réel, et jouer en permanence sur les effets de quotidienneté et de familiarité. Le cadre privilégié est celui de la ville, perçue comme une entité sociale, avec ses quartiers riches et pauvres, ainsi que ses lieux d’échange : l’église, les commerces, le voisinage… Ce monde s’exhibe comme celui du lecteur, comme un monde dont le référent est le réel tel qu’on peut en faire l’expérience au quotidien. Les protagonistes sont généralement eux-mêmes des gens simples : s’ils se découvrent parfois des généalogies prestigieuses, ou s’ils ont été adoptés par quelque riche solitaire, l’essentiel du récit les présente dans un dénuement qui, s’il les conduit dans les moments dramatiques à la misère, désigne un idéal de simplicité : la modestie est ainsi présentée comme une vertu cardinale, au même titre que l’honnêteté, qualités de pauvres. Du personnage au cadre, tout, dans l’univers de fiction, traduit dans ces récits une volonté manifeste d’établir une connivence entre la situation du personnage et celle du lecteur : même lorsque l’auteur prétend défendre les valeurs de la grande bourgeoisie, il privilégie des personnages d’extraction modeste. Et si le peuple est souvent confronté aux autres classes, il reste au centre du récit : la jeune fille noble, l’officier de cavalerie, le nourrisson de race, s’ils sont des types récurrents, n’existent que pour être déclassés immédiatement, autrement dit pour rejoindre ce monde des modestes, puis celui des parias, qui est le véritable univers de fiction du genre. Cette proximité avec le lecteur n’est évoquée que pour le mener, au fil de l’œuvre, à découvrir une série d’écarts : mendicité, prostitution, honneur perdu, soupçon de l’alcoolisme… Tous ces événements sont décrits de façon hyperbolique : la honte est complète, l’opprobre général, la misère, sans nuance… Et ces malheurs sont exprimés avec outrance : le langage mélodramatique, avec ses phrases

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exclamatives et ses points de suspension, avec son choix systématique de l’adjectif le plus fort, insiste sur la dimension démesurée de ce qui se produit. Le mouvement du texte est donc paradoxal, puisque la prétention affichée au réalisme, qui transparaît à travers les personnages et le choix de l’univers de fiction, n’est évoquée que pour être malmenée, et de façon radicale, par la violence des événements et de leur expression. L’excès des malheurs nous fait basculer de la norme à la monstruosité. Or, c’est bien la question d’une telle limite qui est posée dans les récits. Toutes ces souffrances ne renvoient qu’à un seul vertige, celui de la déchéance sociale, mais c’est une déchéance qui est vécue individuellement, sous les dehors du drame intime, sans que le récit ne s’engage dans un discours général sur la société. L’époque n’est plus, comme du temps d’Eugène Sue et des Mystères du peuple, à la confusion du politique et du romanesque, dans de vastes romans-feuilletons ayant pour ambition d’expliquer l’ensemble de la réalité. Comme l’a montré Ellen Constans, l’Histoire n’affecte guère l’intrigue, tout au plus sert-elle d’ancrage vague du récit195. Dès lors, seules restent l’expérience personnelle de ce déclassement et, pour le lecteur, l’inquiétude qu’elle suscite. Le roman ne propose aucune solution véritable mais s’inscrit dans une pure logique cathartique : il formule en une intrigue particulière une peur viscérale. Et la nature de cette peur nous indique qui est le destinataire des œuvres, classes moyennes et ouvriers qualifiés hantés par le spectre de la déchéance sociale. Suivant ladite logique cathartique, le récit parvient, à son terme, à désamorcer cette peur en résolvant les problèmes du héros malheureux qu’il récompense généralement en lui offrant davantage que ce qu’il a perdu. Mais cette résolution, repoussée constamment jusqu’aux toutes dernières pages, sert davantage de clôture du texte que d’affirmation d’un ordre du monde: il ne s’agit pas tant de prétendre que celui qui accepte de souffrir sera 195. Ellen Constans, « Le peuple sans mémoire du roman de la victime », in Problèmes de l’écriture populaire au XIXe siècle, Limoges, PULIM, 1997.

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récompensé par la société, mais bien plutôt, dans une logique de communication littéraire, de permettre au lecteur de jouir de ses peurs en lui promettant, via le pacte de lecture générique, que tout finira bien : la peur est la matière du récit, la résolution des problèmes est le garant du plaisir suscité par l’expression de ces peurs. Le lecteur de ce type d’œuvres sait d’avance, parce que ce sont les règles du genre, que tout finira bien, et c’est ce savoir qui lui permet de prendre plaisir à la formulation romanesque de ses terreurs réelles, maintenues désormais à distance par le dispositif de la fiction. C’est bien cette dimension cathartique qu’expriment les épilogues des romans, synthétisant généralement dans un même discours la déploration des malheurs passés et le triomphe in extremis des héros, telle la conclusion de Pauvre Mignon d’Edmond Ladoucette : Et alors, soudain attristé au souvenir des années si longues où, s’enfermant dans la solitude farouche de son intraitable rigorisme, il s’était sevré de cet amour, et pendant lesquelles l’orgueil stérile de sa race avait eu l’indifférence de cette enfant jetée aux misères de la rue, ce vieillard, rigide comme un inexorable justicier, ce gentilhomme, si hautain et soucieux de sa noblesse, avait murmuré comme en un reproche amer de ce passé : « Pauvre Mignon ! »

Ce cri du cœur final exprime bien le paradoxe du récit. Au moment où l’amour triomphe, c’est pourtant la tonalité élégiaque qui l’emporte, parce que c’est la souffrance qui forme la matière de l’œuvre et que le bonheur n’a sa place, de façon dialectique, que comme ultime compensation légitimant les souffrances en leur donnant sens. C’est ce que confirme cette autre synthèse conclusive, en une phrase, tirée de L’Empoisonneuse de Paul d’Aigremont : « Attendrie, elle refoule ses larmes et sourit en regardant ce doux nid de dentelles où bientôt dormira l’ange qu’elle attend, le sang de ses veines, l’amour de son cœur, la récompense et l’oubli de son martyre, le fils de Jacques. » Si « l’ou-

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bli du martyre » est affirmé, c’est bien à celui-ci que, dans la lettre même du texte, est donné le dernier mot. Larmes et sourire se mêlent dans ces dernières lignes, parce que le bonheur, en terminant le récit des souffrances, exorcise au final la peur de la déchéance. On le voit, les récits du « Livre National » rouge abandonnent le discours politique, et lui substituent une vision du monde consensuelle, dans laquelle le héros souffre sans jamais mettre en cause la société, dans laquelle il y a autant de bons et de méchants riches que de bons et de méchants pauvres et pour laquelle ce qui compte c’est, dans une perspective conservatrice, d’avoir une place dans ce monde ordonné. Mais les ouvrages n’en sont pas moins populaires au sens fort, dans la mesure où ils dialoguent avec la vision de la société de leurs lecteurs, ils expriment et exorcisent les terreurs du déclassement, non, dans une perspective verticale, pour en proposer des solutions, mais simplement pour les exprimer, de façon ludique, et procéder ainsi à une forme de purification cathartique.

La collection du « Livre National » bleu Si la série du « Livre National » rouge reprend en grande partie des titres publiés par l’éditeur à 3,50 francs, le « Livre National » bleu, lancé quelques mois après le rouge, puise directement dans la « Bibliothèque des grandes aventures », fondée par Montgrédien et continuée par Jules Tallandier, qui comptait une trentaine de volumes au moment du lancement du « Livre National » bleu. Presque tous les titres d’avant-guerre y figuraient déjà, à commencer par les œuvres de Louis Boussenard, dont Tallandier est devenu contractuellement l’éditeur exclusif à partir de 1909, et qui compose à lui seul l’essentiel du catalogue196. Auparavant, d’autres tentatives ont été faites 196. Jules Tallandier est sensible à l’importance de Louis Boussenard pour la maison, continue de l’époque des livraisons et des livres d’étrennes de la Librairie

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de collections d’aventures, l’une en collaboration avec Maurice Dreyfous, l’autre avec le Journal des voyages. Toutes trois mêlent romans et récits de voyage authentiques. Dans l’esprit de Jules Tallandier, le lancement du « Livre National » bleu revient à convertir simplement les collections de la « Bibliothèque des grandes aventures » et de la « Bibliothèque d’aventures et de voyages » (davantage centrée sur les récits d’exploration) en une collection bon marché. L’une des premières publicités qu’il fait paraître dans le roman en livraisons, Le Tour du monde en aéroplane, établit clairement cette filiation : Dans cette Collection du « Livre National » paraîtront successivement les œuvres ou récits d’exploration de : Louis Boussenard, Brown, Capitaine Cook, Fernand Cortez, Dumont d’Urville, Kinston [pour Kingston], Lermina, La Pérouse, Ferdinand de Lesseps, Mayne-Reid [pour Mayne Reid], Louis Motta [pour Luigi], Nordenskiold, Salgari, Soleillet, Stanley, etc.

Si l’on excepte quatre de ces noms, tous ces auteurs ont été édités auparavant dans les autres collections d’aventures et de voyages. C’est donc une version bon marché des collections précédentes qu’envisage l’éditeur à l’origine, mêlant fiction et relations authentiques dans la tradition du Journal des voyages. Il s’agit bien de faire basculer l’ensemble de sa production éditoriale populaire dans ce nouveau format des livres très bon marché à couverture illustrée. De fait, les premiers volumes du « Livre National » rouge font la publicité pour les « Romans d’aventures et de voyages », annonçant un Illustrée jusqu’à celle des Tallandier bleus (et bien au-delà). Il lui rend d’ailleurs un hommage très particulier à sa mort en 1910. Une lettre laissée par Boussenard faisait en effet penser à un suicide d’un auteur désespéré par la mort de son épouse. Chose rare, Jules Tallandier prendra la peine de démentir cette rumeur dans une lettre au Gil Blas, affirmant que « la mémoire de Louis Boussenard doit rester pure de toute faiblesse » (15 septembre 1910).

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certain nombre de titres « en préparation » qui ne paraîtront jamais sous ce format, ce qui laisse à penser que Tallandier a décidé assez rapidement de transformer cette collection en celle du « Livre National » bleu, au vu du succès de la collection rouge. Si Jules Tallandier renonce finalement à publier des récits d’exploration dans sa collection bleue pour n’offrir que des romans d’aventures pour la jeunesse, c’est probablement qu’il comprend que le support, avec son faible prix, sa couverture illustrée éveillant le désir du chaland, et sa qualité matérielle médiocre, n’est guère adapté à la consommation d’ouvrages documentaires, aussi légers soient-ils. Ce sont donc finalement des récits de fiction qui sont proposés. Or, une telle décision correspond au glissement, que l’on avait constaté très tôt dans le Journal des voyages, d’un contenu hésitant entre des articles pittoresques et de la fiction vers des articles de plus en plus sensationnels et des aventures de plus en plus échevelées. L’évolution de Louis Boussenard exprime à la perfection cette mutation de l’aventure centrée sur des sujets géographiques en aventure extraordinaire. Cet auteur a été, et de loin, l’écrivain favori des lecteurs du Journal des voyages et des collections d’aventures de la maison Tallandier197. Avant de publier ses romans dans le Journal des voyages, il a écrit des articles pour une autre publication associée à la Librairie Illustrée, L’Éclipse, et dans d’autres périodiques de gauche, comme Le Peuple. Son deuxième roman198, Le Tour du monde d’un gamin de Paris, s’inscrit explicitement dans la tradition des romans verniens, comme l’explique Friquet, le héros de l’ouvrage, quand il éclaire les motivations de son voyage : 197. Pour une biographie de Louis Boussenard, voir Thierry Chevrier, « Le globetrotter de la Beauce, Louis Boussenard », Cahiers pour la littérature populaire, hors-série numéro 3, 1997. 198. Signe du caractère ambigu du roman d’aventures dans les années 1870-1880, le premier roman a d’abord été présenté comme une relation de voyage sous le titre À travers l’Australie (Journal des voyages, 28 avril 1878, n° 42 sqq) avant d’être réédité à la suite du Tour du monde d’un gamin de Paris sous le titre des Dix millions de l’opossum rouge.

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Il y avait à ce moment-là, par tout Paris, de grandes diablesses d’affiches sur lesquelles on lisait : Porte-Saint-Martin ; Le Tour du monde en 80 jours. Immense succès […] je me suis offert le Tour du monde ! Oui, messieurs, j’ai vu ça des deuxièmes galeries, s’il vous plaît. Ça m’a rendu fou ! N’y a pas eu de trêve ni de merci ; ‘a fallu que je parte, que je voie la mer199.

Épigone vernien, Friquet explicite le caractère intertextuel du roman. En cherchant à imiter Passepartout (bien plus que l’impassible Philéas Fogg), il révèle le processus d’écriture imitative dans lequel s’engage Boussenard. De fait, outre son titre, Le Tour du monde d’un gamin de Paris emprunte à Verne le principe du voyage comme panorama des pays et de leurs curiosités : gorilles, ornithorynques, arbres à oiseaux et… filaires de Médine sont tour à tour évoqués au fil des aventures, ainsi que bien d’autres spécimens de la faune et de la flore, et bien des traits (plus ou moins caricaturaux, plus ou moins avérés) des mœurs et des coutumes, abordés sous l’angle de la tératologie pittoresque. Malgré des différences notables dans la relation entre vulgarisation et fiction (avec en particulier une plus forte hétérogénéité des deux types d’écriture), Boussenard s’inscrit clairement, pour ses premiers romans, dans une tradition vernienne. Mais progressivement la découverte du monde reflue au profit du romanesque, comme en témoigne l’évolution du cycle des aventures du gamin de Paris et de ses avatars200. Dans la sixième partie de la série, l’héroïne, Friquette, n’imite plus Passepartout, mais Friquet lui-même, depuis le jour où,

199. Le Tour du monde d’un gamin de Paris, chapitre III. 200. Après Le Tour du monde d’un gamin de Paris, 1879, Boussenard propose Aventures d’un gamin de Paris à travers l’Océanie, 1882, Aventures d’un gamin de Paris au pays des lions, 1885, des tigres, 1885, des bisons, 1885, Voyages et aventures de Mademoiselle Friquette, 1896, Le Fils du gamin de Paris, 1905 et Friquet, Totor et compagnie, 1912. Et l’on ne compte pas ici les doubles non revendiqués, comme Le Capitaine Casse-Tête.

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son frère lui ayant lu Le Tour du monde d’un gamin de Paris, « le récit l’empoigna tellement, les aventures de Friquet, le héros du récit, firent une telle impression sur son jeune cerveau qu’elle n’eut plus dorénavant autre chose dans l’idée201 ». Totor enfin, fils du gamin de Paris qui donne son nom à un autre roman de la série, cherche à imiter les exploits de son père dont les aventures « ont rempli des volumes et semblent, après vingt-cinq ans seulement, les romans d’un autre âge et d’une autre humanité202 ». Il ne s’agit plus de s’inspirer du récit vernien, mais de ceux de Boussenard lui-même. Réécriture d’une réécriture de Verne, le récit s’éloigne progressivement de la peinture du monde pour ne plus évoquer que des mésaventures échevelées dans un univers dominé par de pures conventions romanesques : les cannibales, les robinsonnades, les chasses aux fauves sont toujours présents ; cependant, reprenant des motifs déjà éprouvés dans d’autres œuvres de l’auteur, ils ne débouchent plus sur aucun savoir, mais sur un processus de variation qui impose de trouver toujours de nouvelles idées pour renouveler malgré tout les scènes à faire. Le récit ne représente plus le monde, il cherche à s’imposer dans un genre, le roman d’aventures, c’est-à-dire à en reprendre les principes tout en sortant du lot, à coups d’idées originales, de variantes surprenantes et de surenchères, bref, à coups d’idées de publicistes, à la façon de Sansle-Sou, autre héros de l’auteur, vendant son tour du monde dans la presse et à coups de prospectus comme un nouveau feuilleton sensationnel203 : on invente un protagoniste féminin (Friquette), un 201. Voyages et aventures de Mademoiselle Friquette, chapitre III. 202. Le Fils du gamin de Paris, chapitre I. 203. Sans-le-Sou, chapitre I : « ce prospectus était, en vérité, des plus affriolants. En tête, un dessin en chromotypographie représentant un superbe gars en costume de cycliste […] puis, le boniment transcrit fidèlement : “La vie est courte et le struggle for life de plus en plus dur. Que faire quand on ne possède rien, que l’on est saisi par la fringale de tous les désirs, et que l’on veut la satisfaire vite, à tout prix. On tente l’impossible, et l’on abandonne cette bête de vie que l’on n’a pas demandée” ». L’alternative de Sans-le-Sou est donc la suivante : il fera un tour du monde sans un sou en poche, ou se brûlera la cervelle en public : un vrai défi de publiciste !

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bataillon de soldats-enfants (Le Capitaine Casse-Cou), un tour du monde sans un sou en poche (ce qui est, pour Sans-le-Sou, une façon assez mesquine de faire mieux qu’Armand Lavarède dans Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi et Chabrillat), etc. La fiction a achevé de se détacher du savoir ou du document pour obéir à des conventions et un discours qui lui sont propres204. En la matière, les successeurs de Louis Boussenard sont plus systématiques encore. C’est le cas de Paul d’Ivoi, dont les romans ne sont réédités que plus tard dans la collection du « Livre National » bleu, mais qui voit son œuvre republiée dès 1907 dans une collection à 30 centimes de l’éditeur, sous le titre de la « Bibliothèque choisie de Paul d’Ivoi ». Paul d’Ivoi agit ainsi en spécialiste de la variante sous forme de surenchère ou d’effet choc. Journaliste luimême, il n’est pas étonnant que l’auteur fasse également de son héros récurrent, Armand Lavarède, un journaliste : il affectionne les effets frappants, les idées prêtes à attirer l’intérêt et la sympathie du lecteur. S’il a une incidence sur la structure de l’aventure et le choix des mésaventures, le glissement qui se produit du savoir vers la fiction n’est pas sans conséquences non plus sur la figuration du monde et, à travers elle, sur la nature du discours implicite de l’œuvre, l’idéologie qu’elle véhicule. De Jules Verne à Louis Boussenard ou à Paul d’Ivoi, c’est à un processus général de stéréotypie que l’on assiste205. Les auteurs ne cherchent plus à représenter le monde (même à travers des généralités caricaturales et de seconde main), mais à raconter à partir de textes antérieurs, reprenant comme de la matière à narrer les conventions du genre : celle propres aux struc-

204. Sur la relation de Louis Boussenard au roman d’aventures, voir Matthieu Letourneux, « Cycles et collections dans les productions populaires ; ou l’interminable tour du monde d’un gamin de Paris », Itinéraires, n° 40, février 2008. 205. Comme dans cette présentation expéditive à valeur programmatique des Chinois dans Voyages et aventures de Mademoiselle Friquette de Louis Boussenard : « fourbes, vindicatifs, menteurs et par-dessus tout féroces, les Chinois sont de dangereux ennemis », chapitre IV.

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tures, mais aussi aux présupposés racistes ou géographiques déjà construits par le genre. Or, dès lors que c’est le récit qui prime sur le monde, l’ouvrage n’obéit plus tant à une logique du regard qu’à une logique de l’action. Dans l’article de vulgarisation et, dans une moindre mesure, dans le roman d’aventures mettant le savoir au premier plan, l’auteur, le narrateur ou le personnage font office de cicérones, et le lecteur est, idéalement, un voyageur novice ; stylistiquement, les descriptions l’emportent, et elles débouchent sur une parole généralisante, proposant des considérations sur la région, ses mœurs, son climat… Dans les romans d’aventures plus tardifs, on insiste sur l’événement et donc sur la temporalité au détriment de l’espace ; le lecteur est invité à s’identifier au protagoniste, un Occidental, qui n’est plus simple médiateur entre nous et le monde – comme c’est le cas dans la relation de voyage – mais qui agit dans le monde. Or, dès lors que ce sont les actions du personnage qui priment, la représentation du monde en vient à épouser ses intérêts : l’autre est soit un allié, soit un adversaire ; l’espace paraît promettre des richesses à conquérir, ou fournir une menace pour le héros et ses projets. Le monde n’est plus seulement exposé, il entre directement dans ce jeu de forces et d’intérêts divergents qu’est le récit. Si le souhait de peindre la réalité commande en partie au choix des épisodes racontés, en retour, la logique du récit va affecter la construction de l’univers de fiction et le choix des lieux représentés. Le roman tend à épouser la position du héros, puisqu’il s’articule autour des intérêts et des combats de ce dernier : la structure du récit correspond aux étapes du voyage du protagoniste, et le schéma actantiel manichéen départage peuples, faune, flore et pays selon qu’ils servent ou desservent les buts du héros. Dès lors, le roman assume naturellement la même vision du monde que le personnage. En ce sens, l’écriture des romans que publie Jules Tallandier est profondément idéologique, parce qu’elle impose, à travers la structure du récit, des valeurs qui sont moins supportées par la logique d’une argumentation que par la séduction de la narration.

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C’est ce qui explique que ce type de littérature ait pu apparaître comme un vecteur fondamental des idées patriotiques et colonialistes de l’époque. Cela ne signifie pas pour autant que les auteurs, entraînés par les mécanismes de production du système générique, défendaient sans s’en rendre compte les valeurs du colonialisme206 : Louis Boussenard, Camille Debans ou Alphonse Brown sympathisaient probablement avec une telle idéologie – comme la plupart de leurs contemporains du reste. Mais leur attitude ne se confond pas avec celle de certains zélateurs de l’Empire, comme Jules Gros ou Louis Jacolliot, directement engagés dans les activités coloniales207. Boussenard, Debans, Motta ou Brown n’ont pas, eux, d’intérêt direct dans les affaires coloniales. Ils écrivent dans un genre qui les attire, par opportunisme ou par goût, et s’ils défendent les intérêts des colons ou les clichés racistes, c’est sans doute en grande partie par fidélité aux stéréotypes. Il n’empêche que, intentionnellement ou non, le patriotisme, qui invite les auteurs à privilégier un héros national et nationaliste, associé aux espaces exotiques, conduit à assimiler les intérêts des héros à ceux de leur patrie dans la région du globe qu’ils parcourent. Ainsi tend-il à dessiner par avance une trame qui croise celle de l’épopée coloniale. Comme l’a montré Lise Quéffelec, la nature du roman d’aventures est profondément modifiée par la dimension politique que l’idéologie coloniale donne à l’espace, ce qui se traduit par un 206. Même si, pour certains d’entre eux, la chose n’est pas impossible, à l’instar d’Emilio Salgari, connu pour son hostilité à l’impérialisme (ses grands cycles prennent généralement pour héros des autochtones luttant contre les Britanniques ou les Espagnols), mais qui en vient, quand il prend pour cadre les pays d’Afrique, à privilégier une trame plus classiquement colonialiste, obéissant certes en partie aux préjugés racistes de son temps, mais se laissant sans doute aussi prendre par la logique des fabulae préfabriquées du genre du roman d’aventures africain. 207. Cela vient de ce que le « Livre National » bleu est moins engagé que le Journal des voyages dans la propagation des idéologies coloniales : là où le journal, en mêlant articles d’actualités et œuvres de fiction, donne une dimension discursive à la fiction, la collection obéit à une logique de sérialité dans laquelle les mécanismes de généricité priment (même si le genre n’est pas neutre idéologiquement).

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profond changement du discours sous-jacent du genre208. Le lointain n’est plus perçu comme le lieu de l’altérité (pittoresque ou monstrueuse), mais en termes géopolitiques de l’espace à conquérir, de l’allié obéissant ou de l’adversaire à réduire au silence, suivant une idéologie qui se nourrit plus ou moins consciemment du darwinisme social209. Ainsi Les Chasseurs de caoutchouc de Louis Boussenard s’ouvre-t-il sur ce projet de colonisation de la Guyane, qu’on croirait directement issu d’un discours de la Chambre : J’ai hâte de voir ce pays dont les anciens explorateurs racontent tant de merveilles, et que nos modernes voyageurs n’ont pas, que je sache, jugé à propos de parcourir. Et je propose l’Aragouary, parce qu’il forme ce que j’appellerai la limite française de notre possession future. Il est impossible que de parti pris, deux nations intelligentes, amies du progrès comme la France et le Brésil, laissent bien longtemps subsister ce non-sens géographique. D’autre part, l’étude approfondie que j’ai faite du litige, des textes des traités, et des notes diplomatiques échangées depuis plus d’un siècle et demi, me fait espérer que l’Aragouary, ou rivière Vincent-Pinçon, restera Français210.

On le devine, l’intrigue du roman d’aventures va épouser de près les intérêts géopolitiques de la France… Et si les récits présentent généralement moins explicitement leurs liens avec l’actualité coloniale, le trajet même du héros, partant visiter des terres inconnues, combattre ceux qui s’opposent à son avancée, rentrant en France chargé de gloire et de trophées, paraît mimer 208. Lise Quéffelec, « La construction de l’espace exotique dans le roman d’aventures au XIXe siècle », Cahiers CRLH, CIRAOI, n° 5, 1988, Didier érudition. 209. Sur ces variations formelles qui peuvent exister dans la littérature d’aventures géographiques, voir le cas des récits à cadre africain dans Jean-Marie Seillan, Aux sources du roman colonial (1863-1914), Paris, Karthala, 2006. 210. Louis Boussenard, Les Chasseurs de caoutchouc, chapitre V.

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de près le processus même de la colonisation. Chaque fois que le héros triomphe d’une tribu hostile, il incarne symboliquement la domination géographique de la France ; et l’enthousiasme du lecteur devant sa consécration au terme du récit s’étend naturellement à l’arrière-plan idéologique. Car, plus fondamentalement, ressaisir le voyage colonial sous la forme d’un récit de fiction, c’est donner à la multitude des événements une orientation, un sens. La chose est d’autant plus vraie que le roman d’aventures, à travers la forme du voyage circonscrit par un aller et retour, ou celle des conventions du genre imposant la structure conduisant d’une crise initiale au triomphe du héros, impose une perspective téléologique. Dès lors, les univers référentiels (les pays représentés) sont assujettis à ce sens, trajet victorieux du héros, cadrage du lointain par les deux bornes de notre monde, et c’est à ce sens qu’est donné le dernier mot, triomphe de notre monde sur l’autre et altérité soumise à la Nation quand, au terme du récit, le héros rentre au pays chargé de trophées. Dès lors, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils aient ou non milité ou participé au mouvement colonialiste, les auteurs du « Livre National » bleu ont délivré un message qui s’inscrivait dans cette logique, et peuvent être considérés comme des vecteurs importants de l’idéologie coloniale. Le reflux du voyage au profit de l’aventure, ou du documentaire au profit de la fiction, n’est pas lié à la seule logique de la collection lancée par Tallandier. Il s’inscrit dans un mouvement plus large du roman d’aventures, s’éloignant du modèle hérité de Jules Verne et de Hetzel, dans lequel le savoir et le divertissement s’équilibrent, vers un modèle dominé par le divertissement. Il est tentant de penser qu’une telle transformation correspond à une dégradation du genre dans des formes de consommation sérielles, mais elle traduit probablement aussi un changement plus complexe du système de communication sur lequel il repose, changement permis en partie par la collection conçue par Jules Tallandier.

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En effet, le projet de lancer une collection populaire pour la jeunesse est en réalité beaucoup plus hardi et original que celui d’une collection de récits populaires à destination des adultes sur le modèle du « Livre populaire ». En effet, si le « Livre National » rouge et le « Livre populaire » modernisent radicalement le support de diffusion de la littérature populaire, ils font preuve d’une grande prudence dans le choix de leurs contenus, proposant des auteurs déjà édités, dont le succès est éprouvé de longue date sous les autres formats populaires. En revanche, il n’existe guère de collections populaires pour la jeunesse au moment où Tallandier lance le « Livre National » bleu. Certes, à partir de 1907, on trouve bien les fascicules d’Eichler, importés pour la plupart de l’Allemagne ou des États-Unis, mais ceux-ci, avec leurs récits complets en un numéro, s’apparentent encore par leur format et leur mode de publication à des périodiques ; de même, par leur présentation et leur prix, les collections de Delagrave, d’Armand Colin et celles de Hachette ne peuvent être qualifiées de populaires. Au contraire, le « Livre National » bleu associe le format du livre à des coûts beaucoup plus raisonnables. Or, une mutation de ce type n’est pas sans conséquences sur la relation qui s’installe entre le lecteur et le livre. Non pas nécessairement que la littérature populaire s’ouvre à un lectorat beaucoup plus large : il est peu probable que les enfants issus des classes populaires aient pu se faire offrir des livres, même au prix peu élevé de 60 ou de 65 centimes, en tout cas en dehors des périodes d’étrennes. En revanche, dans les classes moyennes, voire dans certaines familles bourgeoises, les ouvrages du « Livre National » bleu ont sans doute permis de diffuser plus aisément les romans pour la jeunesse. En effet, à cette époque, la plupart des collections restent chargées d’une valeur symbolique forte liée aux modalités privilégiées de la consommation des livres de jeunesse : la famille offre un volume pour les étrennes, les institutions scolaires le proposent au moment de la remise des prix. Quant aux petites collections catholiques, elles se présentent comme de véritables sermons pour la jeunesse, au mieux comme des contes

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exemplaires. Dans tous les cas, les ouvrages portent le poids de cette transmission qui s’opère autour du livre. Celui-ci se charge souvent d’une dimension discursive – savoir positif (géographique, historique…) ou plus largement éducatif (moral, patriotique…) – qui intègre le regard d’un autre destinataire dans le processus de communication, celui de l’adulte (parent, autorité morale ou éducateur). Or, les romans pour la jeunesse du « Livre National » bleu échappent en grande partie à ce dispositif : ils ne sont certes pas diffusés par l’école (contrairement même aux collections de romans d’aventures à 2,75 francs du même Tallandier, proposés parfois dans les bibliothèques), et probablement pas offerts dans des situations spéciales211. Moins associé à la transmission et aux valeurs qu’elle implique, leur contenu est moins surveillé par les adultes, tout comme, à la même époque, celui des périodiques illustrés. Dans la première série du « Livre National » bleu d’avant-guerre, la répercussion du changement de communication sur le contenu des œuvres reste assez limitée, dans la mesure où il s’agit pour l’essentiel de rééditions de romans publiés auparavant dans des formats plus traditionnels ; mais la sélection des rééditions éclaire déjà une rupture par rapport à Hetzel ou Hachette (avec la disparition de Jacolliot et la rareté des titres d’Alphonse Brown). Un tel mouvement initie ce qui se produira, après-guerre, dans les autres collections pour la jeunesse, celles de Ferenczi ou de Tallandier lui-même – une littérature de consommation largement libérée du jugement de l’adulte. Déjà, avec Louis Boussenard ou Paul d’Ivoi, et plus encore avec Camille Debans, Georges Le Faure, Luigi Motta et Emilio Salgari, ce regard surplombant n’est assumé que de façon superficielle : le discours de savoir n’est proposé que parce qu’il est une convention, un passage 211. On en trouverait pour preuve le fait que, alors que les livres d’un prix plus élevé que l’on trouve aujourd’hui chez les bouquinistes portent très souvent une dédicace sur la première page, les ouvrages du « Livre National » en sont presque toujours dépourvus, ce qui laisse à penser que si on les offrait, c’était hors des occasions solennelles.

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obligé du récit, mais les auteurs ne paraissent plus guère y croire212. Quant au discours patriotique, s’il est omniprésent on l’a vu, il ne prend guère la forme d’une leçon explicite qui serait à l’origine du projet du roman, comme il le fait par exemple chez Pierre Maël. Le plaisir de la transgression met d’ailleurs en permanence à mal le discours manichéen et moralisateur : transgression du langage chez Friquet, le gamin de Boussenard aux accents parigots, transgression par la violence avec les crânes fendus, les scènes de cannibalisme et l’exhibition inlassable de la cruauté, transgression du sérieux et de la pesanteur morale avec le ton de la farce que privilégient les Paul d’Ivoi, les Louis Boussenard et les Camille Debans. Mais pour que la dimension pédagogique et morale des œuvres s’efface complètement, il faudra attendre la génération des écrivains publiant directement dans ces collections, sans passer au préalable par les collections de livres de prix et d’étrennes. C’est seulement dans l’entre-deux-guerres qu’une littérature pour la jeunesse véritablement émancipée de l’encadrement de la littérature adulte va voir le jour. Quand Jules Tallandier lance ses deux collections du « Livre National » pour concurrencer le « Livre populaire » de Fayard, sa décision bouleverse la relation de l’ancienne Librairie Illustrée à la littérature populaire. En effet, en passant d’une logique des œuvres disparates ou des romans en livraisons vers une véritable logique de la collection, Jules Tallandier, comme la plupart des éditeurs populaires qui prennent ce tournant, explicite le caractère générique et sériel des ouvrages qu’il publie. Autrement dit, il ne s’agit plus pour lui d’imiter ponctuellement les quelques succès du moment, en racolant les auteurs qui pourraient proposer des œuvres similaires, mais de penser chacune des œuvres de la collection dans la perspective 212. Certains romans de Louis Boussenard, comme De Paris au Brésil par terre, sont au contraire envahis par ce discours de savoir omniprésent, mais c’est loin d’être le cas habituellement.

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d’une série. Autrefois, Tallandier et ses prédécesseurs choisissaient tel roman de Louis Jacolliot pour tirer parti du succès de Jules Verne, comme ils se lançaient, au coup par coup, dans la réédition de Gabriel Ferry (peut-être parce que le succès de Gustave Aimard les y invitait), de Jules Mary ou de Charles Mérouvel en fonction de l’occasion et des succès des concurrents. Désormais la structure de la collection impose une continuité qui détache le choix des ouvrages de l’actualité de la concurrence ou des opportunités pour privilégier une régularité et une homogénéité qui modifient la relation de l’éditeur aux œuvres. Pour le dire autrement, la relation n’est plus tant intertextuelle (choix d’un texte en fonction d’un ou de plusieurs textes similaires) qu’architextuelle (choix d’un texte en fonction d’une série de spécificités qui caractérise un ensemble d’ouvrages indéterminés – un genre). On bascule clairement dans une logique de généricité. C’est ce qui explique l’importance de l’air de famille entre les œuvres populaires proposées désormais par l’éditeur – air de famille qui est plus frappant chez Tallandier que chez Fayard, puisque ici les collections sont explicitées, caractérisées thématiquement et génériquement. Or, il est évident que ce parti pris va avoir une incidence en retour sur la façon d’écrire des auteurs qui, lecteurs euxmêmes de leurs concurrents, identifieront encore plus aisément les propriétés intrinsèques des ouvrages semblables, et tendront dès lors de plus en plus à formater leurs œuvres pour qu’elles cadrent avec la collection. Il ne s’agit pas de dire que c’est la généricité éditoriale qui est à l’origine des généricités lectoriales et auctoriales, mais de reconnaître qu’elle en participe, et qu’elle tend à les favoriser, ce qui est une autre manière de constater la soumission de plus en plus grande des écrivains à leurs éditeurs, pour ne pas dire le sacre ou la consécration de ceux-ci au détriment de ceux-là.

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Peu après le lancement des deux séries du « Livre National », Jules Tallandier développe tout un ensemble de collections, dans des directions très différentes. En 1910, paraissent les premiers titres des « Romans mystérieux ». En 1911, débute la « Bibliothèque Lisezmoi » et, en 1913, c’est au tour de la « Bibliothèque Historia », et de la « Collection bleue » (sous-titrée « Bibliothèque pour les jeunes filles »). Cette décision vient de l’opinion de l’éditeur pour qui, avec la baisse du prix du livre, « le public n’a plus besoin de s’entourer de précautions avant l’achat, comme au temps des prix élevés. Il lui en coûte peu maintenant de faire son choix et il le fait213 ». Dès lors, le lecteur sélectionne plus rapidement ses ouvrages, et la collection l’aide en lui proposant des titres similaires à ceux qu’il a appréciés. Dans ce cas encore, c’est une logique sérielle qui meut l’éditeur et le lecteur, laquelle revient à repenser la relation entre l’un et l’autre, le premier faisant office de guide du second. C’est ce qui explique l’emploi récurrent dans les titres de collections du terme « Bibliothèque », qui suppose une sélection, une organisation, dans une perspective qui correspond, au sein de la collection, à ce que nous avons identifié avec le Lisez-moi. Ainsi, la floraison des collections rompt avec la situation antérieure. D’abord, elle traduit une volonté de réorganiser un catalogue 213. Gil Blas, n° 12 006, 26 décembre 1909, p. 2.

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d’ouvrages publiés autrefois hors série ou dans de simples embryons de collections. En effet, chaque ensemble, en déterminant une spécialité, tend également à définir un public. « Les Romans mystérieux » réunissent des récits de crimes et ce qu’on n’appelle pas encore systématiquement le « roman policier » ; la « Bibliothèque Lisezmoi », « nouvelle collection littéraire illustrée » tente de concurrencer la « Modern Bibliothèque » sur son propre terrain, on l’a vu, mais propose des ouvrages d’orientation plus populaire (Edmond Lepelletier, Conan Doyle, Charles Leroy…), la « Collection bleue » se destine explicitement aux jeunes filles. Son directeur en est Marraine Odette (c’est-à-dire Thérèse Trilby, auteur de romans sentimentaux qui va progressivement se tourner vers la littérature pour la jeunesse). Celle-ci va proposer un ensemble de textes dans le même esprit que ses propres romans : les ouvrages de Charles Foleÿ ou de Georges-Gustave Toudouze, ou encore La Petite May d’Abel Rubi, représentent une tentative pour offrir des livres à mettre entre toutes les mains (c’est-à-dire entre les mains supposées pures et innocentes des jeunes filles de l’époque), offrant une forme de littérarité respectable (autrement dit académique) et une moralité sans reproches. Tous ces traits s’exhibent dès la couverture cartonnée au motif floral sur fond bleu pâle, rappelant les keepsakes romantiques ou les patrons de certaines broderies… Dans tous les cas, la collection détermine à la fois un contenu sériel et un destinataire, en se distinguant du « Livre National » par la forme, la présentation et les titres. Mais cette spécialisation des contenus obéit à un travail de systématisation dont on ne peut prendre la mesure qu’en comparant ces ouvrages aux périodiques lancés à la même époque par l’éditeur. En effet, chaque collection apparaît comme le développement d’un journal. La « Bibliothèque Historia » est lancée quelques mois après le Lisez-moi Historia, la « Bibliothèque Lisez-moi » suit la sortie du Lisez-moi, la « Collection bleue » propose des livres proches du Lisez-moi bleu ; quant aux « Romans mystérieux », ils peuvent être considérés comme la variation romanesque de L’Œil de la police

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qui en fait une publicité régulière. Dans cette perspective, il est facile de rattacher également les deux collections du « Livre National » à un périodique : pour le « Livre National » bleu, c’est évidemment le Journal des voyages qui sert de référent, puisque les auteurs en sont presque tous des collaborateurs réguliers ; quant aux titres du « Livre National » rouge, c’est au contenu du Journal des romans populaires illustrés qu’ils s’apparentent214. Ainsi, au systématisme des collections répond celui des couples que constitue Jules Tallandier en assortissant collections et périodiques, présentant ainsi sa maison comme un groupe cohérent de presse et d’édition en livres. De fait, si on étend cette fois l’analyse au-delà des collections, on peut penser que l’éditeur applique également à d’autres domaines ce système de couplage entre périodiques et volumes de librairie. Ainsi peut-on citer, dès le début du siècle, le Journal de la musique qui accompagne un temps la série de livraisons à 15 centimes et de volumes à 1 franc des « Éditions musicales économiques », autre nom de la Librairie Jules Tallandier215. De même est-ce le cas des livres d’étrennes que Tallandier développe en parallèle de ses journaux pour enfants. Les auteurs du Jeudi de la jeunesse et de Mon bonheur se voient déclinés par l’éditeur dans toute une série de volumes pour enfants, à l’instar de Benjamin Rabier qui devient l’un des principaux auteurs de la maison. Les numéros spéciaux de la Bibliographie de la France consacrés aux livres d’étrennes témoignent en effet de l’investissement dans ce domaine.

214. Même si, dans ce cas, l’abandon rapide du périodique après le lancement de la collection paraît plutôt illustrer le souci de l’éditeur de substituer en partie au modèle vieillissant des journaux-romans et des livraisons celui des collections populaires : les chiffres du « Livre National » ont dû favoriser ce tournant. 215. Pour assurer le succès de ces « Éditions musicales économiques », Jules Tallandier se lance dans une ambitieuse campagne de rachats de morceaux aux principaux éditeurs de musique de l’époque : 100 morceaux achetés à Schumpff en 1903, toute une série de partitions d’opérette à Paul de Choudens entre 1900 et 1902, d’autres à Émile Gallet, à Gustave Legouix, à Léon Grus…

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Cette façon de penser de pair les publications de librairie et de presse est tout à fait consciente chez l’éditeur, qui s’en explique dans l’entretien déjà cité au Gil Blas (1909) : « [Le magazine et le livre] se complètent, tout simplement. Le magazine convient aux personnes qui, trop pressées, doivent se contenter de notions résumées sur toutes choses et qui achèteraient peu de livres. Elles en achètent pourtant davantage, grâce au magazine qui éveille souvent leur curiosité envers un auteur216. » C’est dans cette perspective que Jules Tallandier conçoit l’association du périodique et des collections : le premier, plus économique, servant de préparation à l’achat des volumes. La période d’avant-guerre correspond pour la Librairie Illustrée à une dynamique de rationalisation et de développement sans équivalent auparavant. Le développement des collections comme leur appariement avec les journaux de l’éditeur participent de cette volonté de cohésion dans une perspective agressive de consolidation et de conquête de nouveaux territoires éditoriaux. En effet, si l’on observe le prisme représenté par l’ensemble des collections, on se rend compte qu’il existe une évidente volonté de couvrir le champ le plus large. Périodiques et collections déclinent tous les publics : le « Livre National » rouge paraît plutôt viser un public de femmes, tandis que le Lisez-moi bleu et la « Bibliothèque bleue » recherchent les jeunes lectrices. Ces deux dernières collections trouvent leur équivalent, chez les garçons, dans le « Livre National » bleu, la « Vie d’aventures » et le Journal des voyages avec lequel Tallandier continue d’avoir partie liée, on l’a vu. Pour les grands enfants, l’éditeur propose Mon bonheur (pour les garçons), Le Journal rose (pour les filles), et Le Jeudi de la jeunesse (pour les plus petits). « Les Romans mystérieux » se destinent quant à eux à un public mixte, même si les primes que proposent les publicités paraissent ici encore viser la femme – mais on sait que, traditionnellement, les éditeurs populaires prétendent réser216. Gil Blas, n° 12 006, 26 décembre 1909, p. 2.

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ver les lectures romanesques aux femmes et proposer aux hommes la consommation de journaux, alors même que ces distinctions étaient dans les faits bien moins tranchées que cela217. Parallèlement à cette segmentation du marché en sexes et en âges, l’éditeur opère une seconde série de distinctions, autour cette fois de la légitimité des lectures. En effet, tout un système de hiérarchies paraît s’établir, partant des publications à très bas prix d’ouvrages populaires pour atteindre la « bibliothèque idéale » du Lisez-moi ou la « Bibliothèque Historia ». Les prix des collections sont un premier indice de ces distinctions implicites, mais ce n’est pas le seul : les rédactionnels publicitaires, qui mettent l’accent sur l’émotion dans le cas des ouvrages les plus populaires et sur la qualité littéraire dans les livres visant une plus grande respectabilité, en sont un autre. Enfin, la présentation même des collections, plus voyante avec ses couvertures bariolées dans un cas, plus sobre avec ses couvertures unies ou agrémentées de portraits d’auteurs ou de personnages historiques218 en est un dernier. Dans tous les cas, il s’agit bien de répondre à des démarches de lecture diversifiées du grand public : celles de la consommation culturelle d’œuvres sensationnelles d’une part, celles de l’éducation à un bon goût prudent (ce que Pierre Bourdieu appelle la « culture en simili219 ») d’autre part. Exploration d’une grande variété de genres romanesques, de tous les lectorats et de tous les types de lectures populaires… Il y a, consciemment ou inconsciemment, une volonté chez Jules Tallandier d’atteindre le plus grand nombre. Son attitude est probablement tâtonnante, et il s’agit de répondre au coup par coup aux initiatives 217. En ce sens, on peut imaginer que le « Livre National » rouge s’adressait également à un public plus mixte que le prétendait l’éditeur dans ses argumentaires publicitaires. 218. Voir la présentation de l’éphémère collection à 2 francs du « Roman historique » tentant de jouer sur l’ambiguïté avec la « Bibliothèque Historia », en proposant une couverture aux armes de Napoléon et un portrait de personnage historique. 219. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, 1971, n° 22.

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de ses concurrents. Pourtant, tout n’est pas seulement affaire d’improvisation. Il y a un certain nombre d’indices d’une politique ou d’une stratégie systématique. D’abord, on est surpris par la maîtrise avec laquelle l’éditeur choisit les supports publicitaires pour ses différentes œuvres, témoignant d’une parfaite compréhension de la complémentarité entre certaines collections. L’idée, assez moderne, est de pousser le lecteur à de nouvelles acquisitions en jouant sur les affinités supposées des goûts. Le lecteur populaire de livraisons aura probablement envie de se laisser tenter ponctuellement par des volumes plus onéreux mais plus consistants, du « National rouge » ; les lecteurs les plus âgés du Jeudi de la jeunesse désireront sans doute se tourner vers le Journal des voyages (et on leur en fait astucieusement la publicité au moyen d’un récit en images). Les amateurs de littérature respectable glisseront peut-être du Lisez-moi aux études d’Historia et de ses collections… En opérant une série de liens entre les œuvres, l’éditeur espère ainsi créer un cercle vertueux lui permettant de renforcer toujours davantage sa domination. C’est à une même volonté de développement que répond la multiplication des primes, que l’on rencontre dans toute l’édition à l’époque, mais dont Jules Tallandier systématise une fois encore le principe. Le système des primes est d’ailleurs ambigu car, s’il est un excellent incitateur à l’achat des livres, il traduit toujours une certaine fragilité de la librairie. Né au début des années 1830 comme réponse à la plus sévère des crises qu’ait traversée le monde des livres, il avait entraîné une telle surenchère que les loteries à lots qui l’accompagnaient furent sévèrement réprimées par la loi de 1836 qui en défère l’autorisation au Parlement. Réapparu périodiquement à chaque nouvelle crise, en 1839, 1846-1847 puis, surtout, en 18901894, il devait connaître une nouvelle expansion avec l’ultime fracture de 1904. Face à l’exacerbation de la concurrence, le risque était grand de voir les éditeurs se livrer à la surenchère et, sous le Second Empire, on avait même vu l’éditeur Maurice Lachâtre publier une sorte de guide théorique de la prime de librairie, intitulé Conseils aux

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courtiers en librairie. Exposition des différentes méthodes envisagées pour faire des abonnements. Le moyen de parvenir au bien-être et à la fortune220. Son entreprise, les Docks de la librairie, vendait aussi bien des dictionnaires, des romans, que des pendules ou des objets en bronze, de l’orfèvrerie, de la miroiterie et de la bijouterie comme le précisait la brochure221. Au-delà de cette présence de la prime appât pour convaincre l’acheteur de choisir ce volume plutôt que celui du concurrent, il est certain qu’une association commerciale entre fabricants d’objets de consommation liés aux loisirs ou à la culture et les éditeurs grand public s’était mise en place au début de la Troisième République, ce qui explique que Jules Tallandier se soit engouffré dans la brèche pour augmenter les revenus de son entreprise. De même que, dès le début des années 1880, les principaux éditeurs de la capitale avaient signé des contrats de fourniture de lots de 50 000 volumes aux grands magasins parisiens pour la période des étrennes, leurs confrères du boulevard avaient cherché des solutions aptes à résoudre les difficultés du moment. Outre les volumes offerts dans le cas d’un abonnement, les cadeaux pouvaient ainsi prendre toutes les formes, y compris les plus inattendues. Du porte-plume à la poupée en passant par la montre en or de dame, la bourse en argent, la jumelle marine, ou le revolver à six coups, la liste est longue des cadeaux offerts par l’éditeur pour un abonnement d’un an, l’achat d’une série de romans ou l’acquisition d’un ouvrage d’histoire en plusieurs volumes. C’est dans une véritable industrie de la prime que se lance l’éditeur, par le biais de Julien Fouqué qui

220. Publié par les Docks de la librairie en 1866 et réédité sous le nom de Maurice Lachâtre et sous le titre Cinq centimes par jour. Méthodes commerciales d’un éditeur engagé, avec présentation et notes de François Gaudin et Jean-Yves Mollier, Rouen, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2008. 221. François Gaudin, Maurice Lachâtre (1814-1900). Portrait d’un éditeur et lexicographe socialiste, thèse de doctorat en histoire, Université de Versailles-Saint-Quentinen-Yvelines, 2004.

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restera un correspondant privilégié, chargé de fournir l’éditeur en objets promotionnels : c’est son nom qui figure en général dans les publicités offrant des primes, parfois sans même que la Librairie Illustrée ne soit évoquée222. Les cadeaux sont en apparence si somptueux qu’il est parfois difficile de saisir si la prime réside dans l’objet offert ou dans les livres proposés223. Qu’en est-il du « précieux », « chiffonnier », « secrétaire-bureau », « bibliothèque » et « table coiffeuse » ressemblant étrangement au « confident » déjà cité, vendu 120 francs accompagné de 10 volumes des « Romans mystérieux » ? Que dire encore de cette mandoline, vendue 30 francs, et accompagnée d’un recueil de 48 morceaux et d’une méthode de mandoline, publiés l’un comme l’autre par la Librairie des Éditions Musicales – autrement dit par les Éditions Tallandier ? Que penser enfin du « photo-siècle », appareil photographique à pied télescopique proposé 150 francs accompagné d’un ouvrage de Frédéric Dillaye, et vendu par la Librairie des Connaissances Utiles (nom fréquemment employé par Tallandier) mais à une adresse (21 rue du Pont-Neuf) qui n’est pas celle de l’éditeur, mais plus probablement celle du fabricant d’appareils ? Une telle confusion entre le métier d’éditeur et celui de fournisseur de cadeaux promotionnels pour des industriels surprend aujourd’hui. Elle n’avait rien d’exceptionnel à l’époque dans le milieu de l’édition populaire. En janvier 1933 encore, un lecteur de la Revue des lectures, l’organe catholique dans lequel écrivait l’abbé Bethléem, mettait en garde les familles contre les agissements des Éditions Modernes, offrant 222. Comme celle du papetier Nusse, la famille de Julien Fouqué restera l’un des actionnaires minoritaires de la maison d’édition jusqu’à son rachat définitif par la Librairie Hachette en 1980 ; elle votera toujours dans le même sens que Jules Tallandier et que ses descendants. 223. Certains objets, comme cette « garniture de cheminée » composée d’une pendule et de deux candélabres offerte en 1905, ne sont pas même proposés en accompagnement d’ouvrages. L’adresse à laquelle le lecteur est invité à écrire (qui est celle de la maison Tallandier) et le nom de Julien Fouqué ne laissent aucun doute pourtant sur l’origine de cette offre. Mais Tallandier se faisait peut-être dans ce cas l’intermédiaire dans une publicité pour un tiers.

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leurs invendus des « plus beaux films d’amour » en prime dans des pochettes-surprises (« les bambins de 7 à 10 ans sont ainsi exposés, en achetant une surprise anodine, à lire des saletés de ce genre, le plus souvent à l’insu des parents ») – le même éditeur, quelques années auparavant, offrait ses fascicules pour l’achat d’une boîte de cirage. Il est probable que certaines des annonces que l’on prend pour des primes (celle pour l’appareil photo, celles pour les meubles au premier chef ) n’étaient en réalité qu’une publicité déguisée. De telles offres, outre qu’elles rapportaient des entrées publicitaires, permettaient à l’éditeur d’écouler les stocks d’invendus en les cédant à un négociant : anciens numéros de journaux, rebrochage d’anciens volumes à 3,50 francs sous couverture bon marché224, collections arrêtées prématurément… Il existe, à la marge des activités éditoriales traditionnelles, un ensemble de pratiques commerciales dans lesquelles l’ouvrage est réduit à un objet, acheté au mètre en complément d’une bibliothèque ou d’un objet décoratif, elles impliquent une façon d’aborder le livre, comme objet et comme support de communication, très différente des pratiques de lecture décrites habituellement, et se traduisent probablement par des modalités de lecture qui mériteraient d’être interrogées.

Les périodiques populaires Ce dont témoigne l’effort engagé par l’éditeur pour se développer sur tous les terrains, c’est que ses grands succès – le Lisez-moi, les deux collections du « Livre National », mais aussi Historia et les livres d’Histoire – ne peuvent se penser que si on les situe au sein des autres entreprises de la maison. Et ses entreprises montrent combien, mal224. Ainsi en est-il des collections comme « Grands Romanciers du XXe siècle » ou « Les Grands Romans d’aventures », qui semblent n’avoir jamais été vendues à l’unité, mais toujours proposées en prime.

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gré ses affirmations, l’éditeur continue de donner une large place à la presse : de la reprise de la maison en 1902 à l’entrée en guerre, à l’été 1914, ce sont plus de 20 périodiques qui sont lancés ou rachetés aux concurrents, du Photographiste à La Broderie moderne, en passant par les périodiques pour la jeunesse, les journaux-romans, les journaux de faits divers ou les publications plus prestigieuses, comme L’Album, Historia, L’Illustré National ou la Revue germanique225. D’ambition et de réussite très variables, ils témoignent de ce que la période d’avant 1914 doit bien se penser comme une transition entre la logique d’éditeur de presse et celle, qui prévaudra dans l’entre-deuxguerres, d’éditeur de livres dont le catalogue repose pour l’essentiel sur l’Histoire et la littérature populaire. Certes, ces périodiques, pour la plupart populaires, ont connu un destin éphémère et ils tentent de concurrencer des formules en vogue bien plus qu’ils ne cherchent à innover; même quand ils connaissent un fort succès, comme Le Jeudi de la jeunesse, leur faible prix les rend particulièrement sensibles aux aléas économiques. C’est ce qui explique en partie que ces journaux n’aient pas survécu à la guerre. Quand il s’agira, après-guerre, d’envisager la relance d’un certain nombre d’entre eux, Tallandier renoncera à la plupart des titres, parce qu’il pressentira que ces formes populaires sont devenues obsolètes. En revanche, il cherchera à renouveler ou à relancer les périodiques les plus prestigieux, les deux Lisez-moi et Historia, probablement parce qu’il pensera – en partie à tort pour le dernier périodique – que la forme moderne de ces journaux, les 225. Les revues lancées à l’époque sont Les Merveilles de l’Exposition de 1900, L’Illustré universel (mai 1901-1902), L’Album (lancé en juin 1901), Le Photographiste (1903-1905), Le Jeudi de la jeunesse (1904-1914), Le Journal des romans populaires illustrés (lancé en 1904), Lisez-moi (lancé en 1905), Mon bonheur (1905-1910), L’Illustré National (1906), « La Vie d’aventures » (1906, avec le Journal des voyages), L’Œil de la police (lancé en 1908), La Vie mystérieuse (1909), La Broderie moderne (1909), Le Petit Soldat de France (lancé en juin 1912), Historia (de 1909 à 1914), la Revue germanique (que Tallandier reprend en 1910), la Revue du Nord (1910), Lisez-moi bleu (1911), Mon copain du dimanche (lancé en mai 1911), Le Journal rose (1912). D’autres titres, comme L’Ami de la jeunesse, ont été rachetés par Tallandier, mais dans un souci d’éliminer la concurrence.

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sujets, le modèle culturel sur lequel ils s’appuient et le public auxquels ils s’adressent leur a permis de mieux résister à l’usure. Le rachat de L’Illustré National témoigne de l’attitude de Jules Tallandier envers la presse et son désir d’élargir les partenariats avec des hommes susceptibles de l’aider à développer ses entreprises. C’est ce qui l’amène, le 7 février 1906, à racheter à Jules Rueff, un éditeur scolaire installé 106 boulevard Saint-Germain à Paris, ce titre qui existe depuis la fin des années 1890. En constituant une société anonyme regroupant, outre lui-même, Julien Fouqué, Jules Rueff, Léon Dewez et son beau-frère Marius L’Escalier, L’Écho du Nord et son gérant, Gustave Dubar, Lyon républicain et son président-directeur général, Auguste Ferrouillat, La Gironde et La Petite Gironde alors dirigées par Henri Gounouilhou, La Dépêche et Le Petit Toulousain avec leurs gérants, Rémy Couzinet et Rémy Sans, Jules Tallandier réalise une excellente opération226. En entrant dans une association où figurent les puissants patrons des grands journaux de province, l’éditeur parisien élargit considérablement sa capacité à diffuser ses propres imprimés en profitant des réseaux locaux de ses partenaires. Si L’Écho du Nord, Lyon républicain, La Gironde, La Petite Gironde, La Dépêche et Le Petit Toulousain s’intéressent à L’Illustré National et participent à son capital, c’est que ce périodique sert de supplément illustré aux journaux de province, généralement avec des titres locaux (La Dépêche « Supplément illustré », Supplément au Mémorial d’Amiens…), et leur permet, à peu de frais, de sacrifier à la vogue des périodiques en images. Nombreux sont les journaux à avoir ainsi accueilli à un moment ou à un autre le périodique comme supplément du dimanche: outre les titres déjà évoqués, on citera Le Républicain orléanais et du centre, Le Petit Marseillais, Le Petit Indépendant de l’Allier, Le Moniteur du Puy-de-Dôme, peut-être encore Le Petit Méridional, Le Journal de Rouen, Le Républicain illustré de l’Yonne, et d’autres. Tous 226. AP, D31 U3/1081, fol. 276, constitution de la société anonyme dite L’illustré National en date du 7 février 1906.

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ces journaux de province peuvent de la sorte offrir pour les loisirs dominicaux de leurs lecteurs un supplément attrayant et au goût du jour, sans en assumer pleinement le coût. L’Illustré National offre en effet, dans l’esprit des illustrés humoristiques de l’époque, une série de récits en images, de caricatures et de dessins comiques qui en font le successeur, dans une version moderne, de La Caricature. Les auteurs qui signent les textes et les illustrations sont les mêmes que ceux que l’on retrouve dans La Vie militaire, Le Pêle-mêle et des périodiques pour enfants comme Le Jeudi de la jeunesse ou La Jeunesse moderne : ce sont par exemple des illustrateurs comme Solar d’Alba, qui participe aussi à La Vie amusante et au Jeudi de la jeunesse, Lucien Haye, qui collaborera également à Mon copain du dimanche et deviendra un pilier de L’Épatant jusque dans les années 1930, O’Galop qui créera en 1904 pour L’Illustré National le personnage de Fifi Céleri, une sorte de Buster Brown, et continuera sa carrière dans diverses revues illustrées jusque dans les années 1920, et même Louis Forton, futur créateur des Pieds Nickelés et de Bibi Fricotin, qui proposera dès 1904 (soit deux ans avant le rachat du journal par Jules Tallandier) quelques-uns de ses premiers dessins au journal. Certains dessinateurs deviendront ainsi des piliers des différents journaux illustrés des Éditions Tallandier, à l’instar de Blondeau ou de Nadal, qui, à côté de L’Illustré National, participent à la fois au Jeudi de la jeunesse, à Mon copain du dimanche et au Petit Soldat de France, autant de productions similaires de l’éditeur. Tous ces auteurs sont les piliers de la presse illustrée humoristique de l’époque, et l’on comprend aisément qu’un tel périodique ait pu apparaître aux directeurs des journaux de province comme un investissement intéressant, lors même qu’il ouvre en retour à Jules Tallandier des espoirs de débouchés en province, et lui permet de consolider des relations avec la presse locale, relations qu’il saura exploiter lors du lancement du Panorama de la guerre. Au moment où il passe la main à Jules Tallandier, l’ancien propriétaire, Jules Rueff, un libraire éditeur du boulevard Saint-Germain,

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demeure l’un des commanditaires de la société anonyme, à côté de Dewez, Dubar, L’Escalier, Fouqué et Tallandier, mais c’est ce dernier qui devient le seul gérant de la société anonyme dans laquelle il a apporté 380 000 francs – 1,4 million d’euros – la part de loin la plus importante dans le capital, fixé à 785 000 francs – 3 millions d’euros. Son beau-père, Léon Dewez, et le beau-frère de celui-ci, Marius L’Escalier, avaient mis 100 000 francs, autant que Julien Fouqué, alors que le précédent propriétaire, Jules Rueff, ne conservait que 50 000 francs. L’apport plus modeste des titres de province – 29 680 francs pour L’Écho du Nord, autant pour son gérant, 54 000 francs pour Lyon républicain, 25 020 francs pour La Dépêche et 16 620 francs pour La Gironde et La Petite Gironde – pouvait être considéré comme la transformation du passif de L’Illustré National à leur égard. On retrouvera bientôt Julien Fouqué et Henri Gounouilhou au conseil d’administration de la Société d’éditions et de publications Jules Tallandier, ce qui signifie que la reprise de ce périodique, au début de l’année 1906, avait constitué pour l’éditeur parisien un tournant décisif. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser que l’utilisation désormais presque systématique de l’adjectif « national » dans le titre de ses périodiques et de ses collections n’est pas simplement la conséquence d’une conjoncture internationale de plus en plus tendue après l’intervention de l’Allemagne à Tanger en 1905 mais aussi une application de la stratégie mise en œuvre dans le journal qui illustrait en quelque sorte la volonté de la France d’affirmer sa puissance et son rayonnement face aux autres nations. Certains éditeurs doivent leur succès à leur capacité d’innover, d’inventer des formes. C’est le cas d’Arthème Fayard à l’époque, comme cela avait été le cas auparavant de Louis Hachette, de Michel Lévy ou de Gervais Charpentier. D’autres éditeurs tirent leur réputation et leur succès d’une capacité à offrir un catalogue unique en son genre : cela a été le cas du Mercure de France, cela le sera en un sens, dans le domaine populaire, de Pierre Lafitte. Or, il faut bien

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reconnaître que le catalogue proposé par Jules Tallandier n’offre à l’époque pas vraiment de vision de la littérature ou de la culture qui expliquerait son succès. Et on ne peut pas dire non plus que Jules Tallandier ait inventé un nouveau type d’édition qui ait fait de lui un modèle. Si l’on excepte quelques publications – Historia, L’Œil de la police, Le Jeudi de la jeunesse – ni les collections ni les périodiques ne peuvent apparaître comme des entreprises originales. Sans même évoquer les deux collections phares du « Livre National » ou le Lisez-moi, dont nous avons vu combien ils sont redevables aux entreprises de Fayard, Jules Tallandier, à l’instar d’Ernest Flammarion, s’inspire plus souvent de ses pairs qu’il ne leur sert de modèle. En effet, si l’on observe les journaux que lance l’éditeur à l’époque, on est frappé par leur ressemblance avec les publications des concurrents. Pour certains, la ressemblance est si évidente qu’elle donne l’impression de plagiat pur et simple. Ainsi, quand on observe la présentation et le contenu du Journal rose (1912-1914), on reconnaît immédiatement celle du journal Fillette des frères Offenstadt… lequel n’était rien d’autre qu’un démarquage de La Semaine de Suzette, lancé trois ans auparavant, en 1904, par Gautier-Languereau : on y trouve le même mélange de contes, récits édifiants, farces morales en images, conseils pour la future maman ainsi que la page de patrons pour confectionner des costumes de poupées. Mais la proximité est plus évidente encore dès lors qu’on se penche sur la présentation: 16 pages, 5 centimes, et une maquette de couverture recherchant la confusion avec, dans les deux cas, un bandeau de titre orné de guirlandes de fleurs roses surplombant une composition en couleurs organisant textes et illustrations autour d’un médaillon central. Sans toutefois pousser aussi loin l’imitation, les autres périodiques s’inspirent souvent des modèles concurrents. On reconnaît ainsi dans Mon bonheur bien des traits de Mon journal (dont il pastiche en partie le nom) ; quant au Jeudi de la jeunesse, il n’est pas sans rappeler La Jeunesse illustrée de Fayard, lancée un an auparavant. En réalité, dès qu’un éditeur populaire connaît un véritable succès, Jules

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Tallandier tente de s’inspirer de son modèle. Ainsi peut-on imaginer, comme le fait Gabriel Thoveron, que le lancement avec le Journal des voyages de « La Vie d’aventures » est une tentative de répondre à la nouvelle vogue des romans complets en fascicules pour la jeunesse, ceux-là mêmes qui, importés d’Allemagne par Eichler en 1907, narraient les aventures (parfois traduites de l’américain, parfois imaginées par des auteurs allemands) de Nat Pinkerton, de Nick Carter, de Texas Jack et de tant d’autres à des rythmes hebdomadaires ou bimensuels pour parfois 10 centimes227. Quant à L’Œil de la police il représente, par bien des traits, une tentative de l’éditeur pour offrir une version hebdomadaire du Petit Parisien. Mais, outre que le monde de l’édition est toujours attentif aux succès des concurrents (et le développement de l’édition en poche, quelques décennies plus tard, en apportera une illustration), en procédant à de telles pratiques de reprises et d’imitations, Jules Tallandier s’inscrit en réalité dans la logique de production des écrits populaires. Que ce soit dans le domaine de la presse ou dans celui de l’édition en livre, d’un bout à l’autre de la chaîne qui conduit de la création à la réception des œuvres populaires, c’est en effet une logique sérielle de stéréotypie qui prévaut. L’auteur imite ses pairs pour offrir des romans similaires (comme Louis Boussenard imitant Jules Verne, ou Michel Morphy s’inspirant de Paul d’Aigremont). Quand un auteur en imite un autre (ou quand il s’inspire d’un ensemble d’auteurs à la mode), il reprend certains traits stylistiques, certains thèmes, certains scénarios attendus, mais il cherche aussi à se distinguer en renouvelant certains procédés, en inventant certains motifs nouveaux, bref à imposer une identité dans une série plus vaste. À l’autre bout de la chaîne de communication, le lecteur sélectionne les œuvres en fonction de leur air de famille avec d’autres œuvres, goûtant simi227. Gabriel Thoveron, Deux siècles de para-littératures, Liège, Céfal, 1996, p. 267 sqq. Sur les collections de fascicules, on peut consulter Franco Cristofori et Alberto Menarini, Eroi del racconto popolare, Bologne, Edison, 1986.

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litudes et variations. Mais l’éditeur n’est pas étranger à ces pratiques du genre. Lui aussi imite et varie par rapport à des modèles à succès. Son intérêt est double : non seulement il reprend ces modèles en jouant sur la confusion, mais il invite, par identification, le lecteur à anticiper un contenu des œuvres, à basculer d’une collection d’un concurrent vers une collection maison. Pour cela, il doit s’inspirer des réalisations des concurrents, tout en apportant sa touche personnelle – un peu comme un auteur peut reprendre les principes d’un autre écrivain, en tentant malgré tout de se singulariser (comme Boussenard recentrant le récit vernien autour de la figure désinvolte du gamin de Paris et de l’humour « parisien » qui s’y associe). Autrement dit, l’imitation et la variation procèdent d’une logique similaire de généricité chez l’éditeur, chez l’auteur et chez le lecteur de littérature populaire. Les deux collections du « Livre National » figuraient de telles variations dans les règles, en proposant une collection plus spécialisée que celle de leur devancier, Fayard. De même, un périodique comme L’Œil de la police illustre assez bien cette nécessité tout à la fois de se situer dans la lignée de périodiques à succès, et de se démarquer, en apportant une touche personnelle.

L’Œil de la police La création de L’Œil de la police, l’un des tout premiers périodiques à se consacrer entièrement à l’évocation des faits divers, s’inscrit dans la vogue que connaît ce type d’articles dans la presse populaire dès la fin du XIXe siècle. On sait que des journaux comme Le Petit Journal et Le Petit Parisien ont assuré une bonne part de leur prodigieux succès grâce à des couvertures illustrées figurant de façon expressive des catastrophes ou des crimes particulièrement sanglants, et qu’ils n’ont eu de cesse, au fil des années, de répondre à la demande toujours croissante d’un public avide d’événements dramatiques : pour preuve, le développement de ce type de sujets dans le rédac-

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tionnel du Petit Parisien, qui va atteindre jusqu’à 12 % du journal en 1908, contre 8 % jusqu’en 1902228. C’est ce succès du fait divers que cherche à exploiter Jules Tallandier en lançant son nouveau journal en 1908, au moment même où Paris est hanté par l’imaginaire apache, et où les débats sur la peine de mort et sur le sort des condamnés font rage dans la capitale229. Les grandes couvertures illustrées de L’Œil de la police rappellent celles du Petit Parisien, en même temps que les pages intérieures, en se consacrant entièrement aux faits divers, tentent de capitaliser sur le sujet favori des lecteurs de ces journaux populaires. Reste que, s’il peut apparaître comme une variation populaire du Petit Journal et du Petit Parisien, L’Œil de la police, lancé le 27 janvier 1908, reprend en réalité directement la formule, plus populaire, des Faits divers illustrés, créés en octobre 1905 par Jules Rouff. On constate la même insistance sur l’image et la même importance accordée à la couleur rouge sang, qui éclabousse la première page dans de naïfs torrents et teinte jusqu’au titre de couverture. Ainsi, L’Œil de la police développe-t-il, dans une expressivité mélodramatique qui rappelle les gravures des livraisons passées, des images d’une violence outrancière, dans lesquelles on cherche à tout montrer : têtes tranchées, éventrements, corps démembrés – tout est exhibé, accentué230. Et le fait divers devient son seul sujet, décliné sous forme de brèves sensationnelles, de récits développés, d’illustrations exaltées et de romans-feuilletons (Le Crime de l’omnibus de Fortuné du Boisgobey, La Goutte de sang de Jules Mary, Le Mystère du viaduc, « grands romans policiers » de Michel Nour, etc.) ; les jeuxconcours eux-mêmes proposent des feuilletons figurant des énigmes policières ou criminelles. 228. Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995. 229. Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005. 230. On trouve une sélection de ces illustrations de L’Œil de la police dans l’ouvrage de Michel Dixmier et Véronique Willemin, L’Œil de la police ; crimes et châtiments à la Belle Époque, Paris, Éditions Alternatives, 2007.

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Cette thématisation paraît témoigner de ce que le journal est autant fondé sur le fait divers que sur l’identification d’un genre, le récit criminel (ou policier) – mais d’un genre qui n’a pas encore clairement établi une disjonction entre les conventions du discours romanesque (le roman policier) et celles de l’écriture journalistique (le récit de fait divers). Ici se mêlent en permanence les deux écritures, jouant sur la porosité des frontières : les gravures illustrant les faits divers réels empruntent à la rhétorique du mélodrame, certains faits divers sont présentés sous une forme dialoguée qui rappelle les conventions du théâtre (rubrique « Au tribunal correctionnel »), d’autres sont proposés sous forme de feuilletons (« Un cas d’anthropologie ») ; à l’inverse, les romans peuvent s’inspirer des méfaits de criminels réels (La Bande des chauffeurs de Louis Boussenard). Certes, un tel mélange des genres n’est pas nouveau : on a pu montrer que l’écriture du fait divers s’enracinait dans des procédés narratifs empruntés à la fiction (jeu sur les oxymores, dramatisation, schéma quinaire, structure recourant aux effets de pointe et de chute, etc.), et plus particulièrement de l’esthétique de la nouvelle231. On sait également, depuis les canards du XIXe siècle, les récits de brigands et le premier roman-feuilleton, que l’esthétique populaire entretient une relation ancienne avec les formes de l’actualité sensationnelle232. Mais la nouveauté vient ici de l’explicitation de ce lien : en choisissant de proposer, dans le même périodique, des romans criminels et des romans-feuilletons, Tallandier met en évidence une cohérence thématique et stylistique, une spécialisation littéraire, autrement dit, une unité générique. C’est cette volonté d’identifier des textes hétérogènes autour d’un genre qui fait du périodique l’un des premiers à pouvoir être authentiquement qualifié de journal de littérature policière – alors même qu’il reste, pour l’es231. Roland Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964. 232. Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, op. cit.

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sentiel, un « canard » de faits divers. Il traduit plus largement un intérêt croissant de l’éditeur pour les littératures criminelles, à l’époque où il lance la collection policière des « Romans mystérieux » (1910). Mais ce choix de réunir œuvres de fiction et textes sensationnels est un procédé que l’on rencontre fréquemment dans les formes les plus populaires de la presse périodique. Nous avons vu que le Journal des voyages offrait un mélange similaire, avec sa succession de faits divers pittoresques et de romans géographiques. Dans Le Petit Soldat de France, autre publication de Tallandier, se mêlent de la même façon les anecdotes patriotiques, les plaisanteries dans la tradition du comique troupier et les romans cocardiers (La Mort du traître de Jules Mary, L’Amour sous épaulette de Francœur…). Même des journaux peu susceptibles a priori d’offrir de telles associations s’y livrent de façon significative : le premier Historia propose toute une série de romans historiques, et La Science illustrée avait offert en feuilleton Les Secrets de Monsieur Synthèse de Louis Boussenard… À une époque où chaque journal se doit de proposer son roman en livraisons, toute une série de liens se tisse ainsi entre l’écriture romanesque et d’autres formes de discours233. Pour tous ces écrivains qui font aussi métier de journaliste et de vulgarisateur, savoir scientifique et actualité sont les deux grands ancrages référentiels des œuvres. On ne peut expliquer les conventions du roman d’aventures géographiques, qui mêle constamment actualité et savoir livresque, ni même celles des romans de mœurs et des romans de l’erreur judiciaire, si on ne les situe pas dans ce contexte de la presse et des différents types d’effets de réel que permet l’écriture référentielle des journalistes. En un sens, la présence si fréquente, dans toute la littérature populaire, des sujets de faits divers et des grands pans discursifs (y compris dans les romans de mœurs – l’écriture d’un Émile Richebourg en donne un témoignage frappant), ne peut s’expliquer que par cette proximité des romans 233. Une telle porosité a été repérée par Marie-Ève Thérenty, Mosaïques : être écrivain entre presse et roman 1829-1836, Paris, Honoré Champion, 2003.

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et des autres écritures journalistiques. A contrario, on comprend que le vulgarisateur emprunte si souvent les chemins de l’écriture narrative : dramatisation, schéma quinaire, mise en intrigue, articulation de l’article autour d’un protagoniste, effet de chute… toutes ces caractéristiques sont sans doute les symptômes d’une contagion liée à la coexistence de deux écritures dans un même média. La confusion des écritures explique que, dans L’Œil de la police, l’éditeur rassemble crimes romanesques et crimes réels. Reste que la dramatisation permanente des événements, comme les intertextes de la fiction, révèle combien le plaisir de la lecture obéit moins ici à une volonté de savoir ou de connaître qu’à des modalités de la catharsis dont on pourrait rechercher l’origine dans l’esthétique romantique de la violence234. Ce qui effraie (la crainte de la violence comme la pulsion du sang) est reformulé sous des formes que l’on peut ainsi maîtriser, sans pour autant que ne soient désamorcés les effets de vertige qui sont produits par les visions. Il y a, d’une part, la codification de l’image, dont l’organisation répète inlassablement les mêmes structures : victime et bourreau au moment où l’arme – hache, couteau, pistolet – pénètre les chairs, dans un flot de sang monochrome. Il y a, de l’autre, la rhétorique du texte, répétant des structures similaires alternant l’horreur et son châtiment à travers un lexique très identifiable. Le récit, par sa répétition et sa codification, devient un objet de fantasme sans pour autant perdre son ancrage dans la réalité. La répétition des formes participe à la ritualisation. L’image en particulier contribue à la reformulation de l’événement selon les codes de la scène : scène de crime certes, mais surtout scène de théâtre, avec ses protagonistes et son décor qui rappellent étrangement l’esthétique du Grand Guignol235. Le cadre de la page orga234. Christine Marcandier-Colard, Crimes de sang et scènes capitales, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1998. 235. Rappelons qu’à la même époque, Jules Tallandier avait tenté de lancer, parallèlement à la collection de récits policiers des « Romans mystérieux » (dont les titres de la première série paraissent dès 1910), une collection des « Drames mystérieux »

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nise l’image en un théâtre à l’italienne, dont le quatrième mur est ouvert à notre regard de spectateur. L’espace est distribué de façon dramatique, plaçant au centre la blessure de la victime, point de mire d’autant plus attirant qu’il est badigeonné de rouge. À partir de ce centre, l’image se décompose entre un meurtrier et une victime et, autour d’eux, les témoins qui font cercle – cercle dont le lecteur compose le dernier maillon. La dynamique de l’image, obéissant généralement à un processus de lecture en Z (de gauche à droite et de haut en bas) ou décomposée en une série de scènes, selon la tradition des récits en images, tente de dépasser sa spatialité et de réintroduire de la temporalité dans l’espace de la page, faisant de l’image elle-même (ou de la succession d’images) un récit. Thématiquement, c’est encore au Grand Guignol qu’on emprunte : dans les yeux écarquillés des victimes, dans les grimaces hallucinées et les masques ricanants des assassins, on reconnaît en effet les conventions de ce théâtre populaire de l’horreur et de la cruauté, lointain rejeton du sublime romantique. Cette dimension fantasmatique apparaît clairement si l’on prend en compte le fait que les images de Thanatos se mêlent constamment à celles d’Éros : ce ne sont partout qu’images de maîtresses égorgées ou pendues, d’innocentes massacrées, d’épouses assassinées par leur rivale – sans compter les malheureuses abusées, violentées, et folles furieuses dépoitraillées. Si l’on excepte les crimes monstrueux, qui font généralement la première page (avec – déjà – une fascination pour les enfants et adolescents criminels), la plupart des affaires évoquées sont passionnelles, donnant ainsi une touche d’érotisme au drame. Qu’il le veuille ou non, un tel journal s’inscrit dans les débats de société sur les classes dangereuses et le développement du crime. Le titre même, L’Œil de la police, qui emprunte au symbole de l’agence de détectives américaine Pinkerton, choisit son camp, en proposant des succès du Grand Guignol : le seul volume paru réunissait Au téléphone, La Nuit rouge et Un concert chez les fous, tous trois par Charles Foleÿ et André de Lorde.

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plaçant le regard trouble du lecteur du côté d’une loi qui traque le mal et le sanctionne : il s’agit de châtier les criminels, de les livrer à la vindicte populaire – et les récits conduisent naturellement du crime au châtiment parfois dans des pages organisées en diptyques. En figurant inlassablement les méfaits des apaches et les corps torturés de victimes innocentes, le journal impose la représentation d’une société violente et appelle à des sanctions implacables de la police. Et si l’œil de la police paraît tout voir, sa figuration au sommet de chaque page, flottant au-dessus des images sanglantes, rappelle celle de l’œil de Dieu dans la tradition, celle-là même qu’a popularisée Victor Hugo dans La Légende des siècles. Et de fait, les rayons qui jaillissent de cet œil d’une police omnisciente paraissent foudroyer les criminels. L’excès du langage, décrivant les criminels comme des « monstres », des « bourreaux » pris de « folie meurtrière », et les victimes comme des « martyrs » dont on ne cesse de crier « l’innocence », contribue à essentialiser les oppositions, interdisant toute clémence. Si la représentation manichéenne comme l’emprunt aux codes picturaux et littéraires de la fiction populaire tendent à ressaisir le réel en termes de fiction, alors la codification dramatique et romanesque des textes et des images, loin de mettre à distance son objet, finit par produire un discours sur le monde. Ce discours place face à face une représentation exacerbée de la violence et le désir d’une sanction toujours plus sévère ; il impose une vision sécuritaire d’une société présentée comme criminogène. Le maintien de la guillotine, en cette année 1908, alors que le président de la République, Armand Fallières, et celui du Conseil, Georges Clemenceau, étaient partisans de son abolition, illustre d’ailleurs la force de cette idéologie sécuritaire développée par les médias. Mais le désir de la sanction est probablement d’autant plus fort qu’il s’agit de conjurer ce qu’il y a d’ambigu dans le regard que porte le lecteur sur cette violence : le fantasme de transgression et l’érotisation des crimes ne peuvent s’exprimer que tant qu’est réaffirmée à chaque page cette certitude rassurante que l’œil qui regarde est bien celui de la police, et non celui du voyeur.

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L’ambiguïté d’une posture de censeur horrifié et d’un affichage complaisant de la violence explique peut-être que le nom de la Librairie Tallandier reste singulièrement en retrait dans le journal, l’éditeur lui préférant celui de la Librairie Populaire et Moderne : tout se passe comme s’il fallait préserver le reste des productions de la maison de cette littérature d’autant plus ambiguë qu’elle s’adresse à un public populaire qu’on pensait à l’époque particulièrement sensible à l’attrait de la violence236. Dans cet univers de pulsions et de fantasmes, l’image tient la première place, remplissant la page, la débordant souvent, organisant l’espace du journal. C’est qu’il s’agit avant tout de voir, et, face à ce regard, le texte semble redondant, se contentant d’exprimer l’émotion que l’on doit ressentir. Mais si l’image tient une place aussi importante, c’est aussi parce que, dans ce format de périodique extrêmement populaire, elle tend à se substituer au texte : le récit peut se lire par l’image, comme dans ces couvertures à double page en vignettes numérotées, sortes d’imagerie d’Épinal du crime. Ce n’est plus l’image qui illustre le texte, mais le texte qui légende l’image, pour en expliquer, en quelques phrases émues, le sens. Le récit naît du dessin et pourrait presque se passer du texte, s’adressant ainsi à un public pratiquement illettré, lisant avant tout l’image – public auquel le prix très bas de 10 centimes rendait le journal accessible. Cette écriture par l’image, plus directe, plus subjective, s’est développée dans la presse populaire à l’époque, on le sait, mais elle atteint ici à une virtuosité impressionnante. Elle trouve un écho dans les passions primitives qui s’expriment d’autant mieux qu’elles le font à travers les formes les plus franches, les plus immédiates, de la communication. En un sens, elle correspond, dans l’univers de la presse adulte, aux expériences, extrêmement modernes, que va tenter Jules Tallandier dans le domaine de la littérature de jeunesse. 236. Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses. Rééd., Paris, LGF, 1978.

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Livres et périodiques pour la jeunesse L’édition pour la jeunesse est un domaine que développe considérablement Jules Tallandier durant les années d’avant-guerre. La maison d’édition avait fait plusieurs incursions sur ce terrain auparavant, avec La Récréation, le Journal des voyages, et quelques livres de prix (souvent de vulgarisation) publiés sans grande cohérence. Dans ce cas encore, Tallandier procède de façon systématique, il le fait en s’appuyant à la fois sur la presse et l’édition courante. Dans le domaine de la presse, il développe un grand nombre de périodiques : Le Jeudi de la jeunesse, Mon bonheur, Le Journal rose, L’Ami de la jeunesse (qui n’est racheté à Ferenczi que pour être absorbé par Le Jeudi de la jeunesse) le Journal des voyages (auquel la maison reste toujours liée, en particulier pour les reliures semestrielles et annuelles237) et, en un sens, le Lisez-moi bleu (puisqu’il s’adresse aux « jeunes gens », puis aux « jeunes filles »). À côté de ces périodiques, on trouve non seulement les collections populaires pour enfants (le « Livre National » bleu et « La Vie d’aventures », série de fascicules lancée avec le Journal des voyages, ou les livraisons des romans d’Arnould Galopin), mais aussi les nombreux cartonnages que l’éditeur continue de développer, faisant appel en particulier aux auteurs qu’il a su fidéliser autour du Jeudi de la jeunesse (Raymond de La Nézière, Jules de Gastyne, Gabriel Galland… mais surtout, évidemment, Benjamin Rabier). On trouve encore quelques collections, restées en général embryonnaires, comme la « Bibliothèque des jeunes » ou la « Collection des auteurs favoris de la jeunesse » (pour les plus âgés). De la sorte, l’éditeur s’adresse à l’ensemble des publics d’enfants : aussi bien les plus petits (Le Jeudi de la jeunesse) que les plus grands (Lisez-moi bleu), aussi bien les filles (Le Journal rose) que les garçons (« La Vie d’aventures », le 237. Alors que l’éditeur n’en est plus officiellement propriétaire, on en trouve par exemple encore des publicités dans le catalogue des étrennes de 1909, qui présente le journal comme une des publications Tallandier.

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« Livre National » bleu…) ; enfin il offre des ouvrages « pour toutes les bourses », comme l’indiquent ses publicités, des 25 centimes de « La Vie d’aventures » aux 20 francs des Fables de La Fontaine illustrées par Benjamin Rabier. Un tel développement de la littérature destinée à la jeunesse s’explique en grande partie par le succès rencontré par Benjamin Rabier dans la maison. Celui-ci avait fait ses débuts dans des périodiques humoristiques (La Chronique amusante, Le Gil Blas illustré…) dans les années 1890238. Puis il fait les beaux jours du Rire, du Pêle-Mêle, du Journal pour tous. C’est en 1898 qu’il se lance dans les albums pour la jeunesse, en illustrant Tintin-Lutin de Fred Isly. Le volume est édité par Félix Juven, le voisin de Tallandier, chez lequel il va publier toute une série d’ouvrages pour la jeunesse. Rabier se consacre de plus en plus aux livres pour enfants, se faisant une réputation de dessinateur animalier. C’est en 1904 que Jules Tallandier, qui recherche probablement de nouveaux auteurs pour développer ce secteur encore marginal, fait appel à lui. Il vient de lancer un nouveau périodique, Le Jeudi de la jeunesse, et s’est mis en quête de quelques noms fameux pour en assurer le succès. Tallandier a déjà consacré à Rabier un numéro de L’Album, sa revue évoquant les grands illustrateurs et caricaturistes de l’époque. Non seulement Rabier participe dès 1904 au Jeudi, mais c’est toute une série de projets qui sont lancés en commun par les deux hommes : un premier album, Maurice en nourrice (dont le titre est peut-être un hommage au fils de Jules Tallandier, alors âgé de 10 ans) est publié, bientôt suivi du programme, plus ambitieux, de réédition des Fables de La Fontaine. Le contrat est signé le 18 décembre 1906, et l’importance des droits consentis dit la confiance qu’accorde Jules Tallandier à l’auteur : Rabier est payé 30 francs pour chacune des 320 grandes 238. Son premier dessin est paru dans Le Gil Blas illustré le 21 février 1892. Sur Benjamin Rabier, on peut consulter la biographie d’Olivier Calon (Benjamin Rabier, Paris, Tallandier, 2004).

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compositions qui doivent figurer dans l’ouvrage (soit un total de 9 600 francs, environ 33 000 euros), ainsi qu’un droit de 10 % sur chaque exemplaire vendu au-delà du premier tirage239. La collaboration de Rabier avec la maison Tallandier va durer trente ans, et il va assurer à lui seul le succès de ce domaine éditorial. Tous les catalogues d’étrennes seront conçus autour de ses ouvrages, régulièrement réédités jusqu’après la Seconde Guerre mondiale240. On a souvent présenté Benjamin Rabier comme l’un des précurseurs de la bande dessinée, avec ses animaux anthropomorphes, son sens de l’enchaînement des images pour reformuler l’espace pictural en un alter ego temporel, et proposer ainsi une dynamique narrative accessible par la seule succession des vignettes décomposant la séquence d’action sur la page. On peut surtout voir en lui l’un des précurseurs de l’album de jeunesse moderne, inventant un langage de l’image adapté aux enfants, inversant la relation entre texte et image, et permettant au très jeune lecteur de déduire l’intrigue des informations picturales. Sur le tard, il atteindra à une grande virtuosité de la composition cinétique de la page, comme dans certaines pages des Contes du lapin vert (1926) et d’autres contes animaliers : dans ces ouvrages, Rabier décompose l’événement en une série de vignettes qui, par leur succession, invitent le regard du lecteur à combler les blancs entre les images pour animer littéralement la page. Dès lors, c’est l’image qui organise le récit, et le texte, s’il reste très littéraire, très écrit, par rapport aux albums contemporains, n’en apparaît pas moins comme périphérique, comme s’il en était réduit à légender l’image. Mais dès les premiers livres publiés chez Tallandier, cette relation particulière entre le langage verbal et le langage pictural apparaît. C’est tout à fait frappant dans les Fables, qui 239. Par la suite, Benjamin Rabier jouira systématiquement de droits de 10 %, parfois portés à 12 % au-delà d’un certain nombre d’exemplaires. En 1950, les droits de la veuve seront ramenés à 6 %. 240. Récemment, dans un souci patrimonial, la maison Tallandier a réédité ses plus fameux ouvrages – les Fables, les Contes du lapin vert et Le Roman de Renart.

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proposent le texte intégral de La Fontaine, mais entièrement encadré par une frise qui décompose le récit en une succession de saynètes et, par-là même, détermine par avance la lecture en donnant le ton : les images de la fable « Le Corbeau et le Renard » insistent sur la dimension farcesque avec le rictus du goupil, celles du « Laboureur et ses enfants », sans humour cette fois, mettent l’accent sur la terre et la leçon qui lui est associée, celles de « La Cigale et la Fourmi » jouent sur l’ambiguïté du récit, s’achevant sur l’image ricanante d’une souche devant le cadavre gelé de la cigale. Dans tous les cas, l’illustration propose une interprétation libre de la fable. On a souvent trouvé comme source à l’inventivité de Benjamin Rabier les recherches graphiques du Chat Noir – Rabier était d’ailleurs proche de certains des illustrateurs de cette revue (Caran d’Ache, Émile Cohl). Plus généralement, c’est son métier d’illustrateur de presse qui a permis à Rabier de jouer ce rôle fondamental dans l’inversion des relations entre le texte et l’image qui caractérise en grande partie l’histoire de l’album pour la jeunesse au XXe siècle. Le dessin de presse, avec sa légende brève expliquant en quelques mots le sel d’une caricature qui se déploie sur la page, est en effet destiné à frapper dès le premier regard, et ses effets se passent souvent de tout texte. S’il ne s’agit pas de pallier les insuffisances du jeune lecteur, la volonté de répondre à la lecture rapide du journal (que l’acheteur parcourt au point qu’il faut accrocher son regard) se traduit dans le cas du dessin de presse par des recherches similaires à celles de l’image enfantine : l’image se saisit dès l’abord et, dans ce cas, délivre un message immédiat. De fait, il est probable que, pardelà le cas de Benjamin Rabier, le développement des journaux illustrés pour la jeunesse soit redevable du succès des périodiques de caricatures et d’illustrations comiques – ceux-là mêmes dans lesquels Benjamin Rabier a fait ses premières armes. On sait en effet que ce type de périodiques a connu un succès considérable et que, derrière les précurseurs (parmi lesquels Le Petit Français illustré d’Armand Colin), c’est une profusion de journaux à 5 ou 10 cen-

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times pour les enfants qui vont voir le jour dans les premières années du XXe siècle : La Jeunesse illustrée, Les Belles Images (de Fayard), La Jeunesse moderne (de Geffroy), etc241. Tous ces journaux exploitent ce mode d’expression assez ancien qu’est le récit en images (que l’on trouvait déjà dans les planches d’Épinal), mais qui connaît une vogue considérable à l’époque. C’est dans ce mouvement que se situe Le Jeudi de la jeunesse, lancé par Jules Tallandier en avril 1904, et qui fait appel à Rabier, mais aussi à certaines valeurs sûres, comme Raymond de La Nézière dont la signature apparaît également dans Mon journal, chez Hachette. En s’inscrivant dans ce nouveau mouvement éditorial, Jules Tallandier joue de l’intérêt historique que sa maison entretient avec l’illustration : depuis le temps de Decaux et des ouvrages de GrandCarteret, de Robida et de La Caricature, la Librairie Illustrée ne s’est jamais totalement désintéressée de l’image. La remarquable collection de monographies de caricaturistes qu’est L’Album en est un dernier exemple ; et les éphémères journaux satiriques que sont Mon copain du dimanche ou La Vie militaire en sont un autre. Ainsi, c’est naturellement que Jules Tallandier s’engage dans cette voie nouvelle des journaux illustrés populaires. Mais il ne se contente pas de reprendre le modèle des concurrents. Il pousse à l’extrême la logique de l’illustration : non seulement le récit en image se déploie en première et en quatrième de couverture, mais il envahit l’ensemble des pages intérieures, se substituant aux habituels contes et romans des journaux pour enfants, réduits à la portion congrue242. En ce sens, s’il s’inspire clairement de La Jeunesse illustrée de Fayard lancée un an avant, Le Jeudi de la jeunesse (1904) est bien plus radical que les autres périodiques pour enfants de l’éditeur. Il apparaît véri241. Alain Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants (17681988), Paris, Éole, 1988. 242. Il offre cependant aussi des romans, de René Thévenin, de Raymond de La Nézière, de Jules de Gastyne – mais généralement pas plus de deux romans-feuilleton par numéro.

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tablement comme un journal comique pour enfants, un Rire, un Pêle-Mêle à destination de la jeunesse243. Loin des contes et des récits édifiants, le journal est en effet tout entier organisé autour de la volonté de faire rire : les récits content les farces et les déboires grotesques des protagonistes. Le style des dessins s’inspire d’ailleurs de l’esthétique des caricaturistes et de la presse de l’époque. Têtes démesurées et expressives des récits de Drawer, bourgeois grimaçants de Steimer, ou de Jean d’Aurien… Même les contes animaliers de Raymond de La Nézière ou de Benjamin Rabier empruntent à cette expressivité de la caricature destinée à susciter le rire. On parodie les genres : roman d’aventures géographiques (Nadal s’était fait une spécialité de ce type de parodies), récits historiques (Lajarrige, Barn) contes populaires (de La Nézière)… Les thèmes enfin surprennent fréquemment : vieux garçons perdant des fortunes aux cartes, artistes bohèmes prompts à la plaisanterie, soldats tire-au-flanc issus droit du comique troupier… L’ensemble rappelle ici encore l’esprit du boulevard et de la presse humoristique. Les thèmes des caricatures débordent fréquemment le destinataire enfantin, évoquant les ravages du colonialisme (Nadal, avec ses Indiens pouilleux et ses colons imbéciles), les nouveaux riches (Drawer, Blondeau…), etc. C’est bien une adaptation pour la jeunesse de l’esprit farcesque des comédies de l’époque que l’on découvre ici. Lancé en 1904, le périodique est conçu par Jules Tallandier comme une version populaire des illustrés pour la jeunesse à l’époque. Il est significatif qu’il fasse appel à Jules de Gastyne, collaborateur régulier de la maison244 : l’auteur est déjà un écrivain populaire prolifique. En le choisissant, plutôt qu’un illustrateur ou qu’un écrivain pour la jeunesse, comme directeur du périodique, Jules Tallandier 243. Certains auteurs, comme Mauryce Motet, Raoul Thomen, Francisque Poulbot et, on l’a vu, Benjamin Rabier, ont d’ailleurs participé également à ces périodiques. 244. Dès 1887, il avait déjà passé un contrat pour un roman, Le Garçon de jeu, et les deux années précédentes, il publiait coup sur coup chez Tallandier Le Lys noir et Un mauvais génie.

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met l’accent sur cette volonté de proposer une publication populaire. Le contrat en témoigne d’ailleurs par son ambition, puisqu’il indique d’importants chiffres de vente : « Au cas où par suite de la baisse dans la vente de la publication, celle-ci n’atteignait plus le chiffre minimum de cent mille exemplaires, Monsieur Tallandier se réserve le droit de réviser les conditions auxquelles la collaboration de Monsieur de Gastyne lui est assurée245. » Autrement dit, les chiffres de départ dépassaient les 100 000 exemplaires, et la longévité du titre (qui ne s’arrête qu’avec la guerre) laisse penser qu’ils sont restés importants dans les dix années de l’avant-guerre qui constituent, il est vrai, un âge d’or de la presse française avec, rappelons-le, 9,5 à 10 millions de quotidiens vendus chaque jour. Si le prix et les tirages font du Jeudi de la jeunesse un périodique populaire, c’est, comme dans le cas du « Livre National » bleu, au sens où on entend cette expression dans le domaine de la littérature de jeunesse. Dans ce cas en effet, la notion de populaire ne désigne pas nécessairement les lectorats les moins aisés ; en fait, ce type de périodique ne s’adressait pas à un destinataire spécifique. Certes, il ne s’interdisait pas les lecteurs populaires (ceux du moins qui se permettaient de telles dépenses superflues), mais les enfants figurés dans les récits appartiennent presque toujours à des classes relativement aisées. Quant aux destinataires du journal (ceux qui apparaissent par exemple dans la page de « L’arrivée du Jeudi » de Motet, publicité pour le périodique offerte par le Journal des voyages), ils renvoient à un univers neutre, sans ancrage sociologique déterminé. De fait, les illustrés étaient lus dans tous les milieux aussi bien avant qu’après la guerre, de Jean-Paul Sartre à Jean d’Ormesson246. En réalité, dans ce cas, la notion de publica245. Contrat du 4 octobre 1904. 246. « Je voulus avoir toutes les semaines Cri-Cri, L’Épatant » (Jean-Paul Sartre, Les Mots), « Les Pieds Nickelés ou Bibi Fricotin : mes premiers livres furent des bandes dessinées » (Jean d’Ormesson, Le Figaro, 19 octobre 1989). Sartre est né en 1905, Jean d’Ormesson, en 1925.

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tion populaire ne renvoie pas tant à un destinataire spécifique qu’à un mode de consommation distinct de ce qu’on pourrait appeler la littérature de jeunesse légitimée – romans éducatifs ou édifiants. Peu onéreux, les illustrés misaient avant tout sur une logique de lecture buissonnière, achetée grâce à la complaisance d’un adulte (ou par l’enfant seul), et échappant ainsi à la plupart des regards surplombants et moralisateurs. Mais le revers de cette liberté est le dédain, et parfois la colère des critiques et des pédagogues : « À l’heure présente, nous sommes envahis par un débordement de feuilles populaires à l’usage des enfants, contre lesquelles il n’est que temps d’entreprendre une vigoureuse campagne au nom du bon sens et du bon goût qu’elles outragent impudemment », écrit ainsi Marcel Braunschvig dans L’Art et l’enfant, désignant Le Jeudi de la jeunesse parmi les titres dont il condamne « la nullité intellectuelle et artistique247 ». Il développe ainsi son analyse : De tels journaux illustrés ne se soucient aucunement de contribuer à l’éducation esthétique de l’enfant. Leur but est de se vendre. Et, de fait, ils se vendent : dans les promenades, en voyage, on voit beaucoup d’enfants les acheter et les lire. C’est, d’ailleurs, précisément en raison de son succès néfaste que nous croyons nécessaire d’en dénoncer hautement le danger de cette marchandise frelatée, empoisonnée du goût des enfants248.

C’est bien le succès du Jeudi de la jeunesse et des autres journaux illustrés qui leur attire les jugements sévères des contemporains et l’abbé Bethléem développera une véritable haine à l’encontre des frères Offenstadt, propriétaires de L’Épatant, de L’Intrépide et de 247. Marcel Braunschvig, L’Art et l’enfant, Toulouse, Édouard Privat et Paris, Henri Didier, 1910. 248. Ibid.

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Fillette, ses bêtes noires de l’avant-guerre249. Les censeurs leur reprochent d’« arrêter le développement de l’âme enfantine, en y favorisant dès le jeune âge le penchant à la sottise et à la niaiserie ». La première critique qui est faite est donc d’ordre moral : « Que les histoires contées dans ces journaux soient le récit de mauvais tours joués à des gouvernantes et des précepteurs ou des taquineries et des cruautés exercées contre des animaux, ou bien celui d’aventures grotesques en des pays impossibles, elles sont toujours d’une égale bêtise. » Si l’inversion que représente la farce aux éducateurs est figurée en première place de la liste des griefs, c’est bien que derrière le reproche du mauvais goût on vise l’attaque à la morale. Tout n’est que farces et plaisanteries douteuses, quand la tradition, bien ancrée depuis les éditeurs catholiques (Mame, Lefort, Mégard, Ardant, Barbou, etc.) jusqu’aux éditeurs bourgeois de sensibilité républicaine (Hetzel, Hachette) a habitué les adultes à privilégier la perspective éducative et morale lorsqu’il s’agit de proposer des livres aux enfants. Le second reproche porte d’ailleurs sur la faible qualité artistique des images : « Les dessins sont dépourvus de l’exactitude la plus élémentaire ; ils n’ont que le ridicule amusant des caricatures […] De pareilles images ne sauraient développer chez l’enfant ni le sens de la réalité ni la puissance d’imagination ; elles ne peuvent, en l’habituant à la vue de la laideur, qu’étouffer en lui toute faculté artistique250. » On condamne donc les journaux pour leur immoralité et leur manque de qualités éducatives. Pourtant, le regard actuel aurait peine à saisir où se situe cette immoralité. Les récits en images paraissent tout au contraire obéir à une structure qui rappelle les fables et les contes moraux ; les garnements sont toujours punis et, comme il se faut, ils sont punis par leurs propres vices : l’orgueilleux 249. Jean-Yves Mollier, « Aux origines de la loi du 16 juillet 1949, la croisade de l’abbé Bethléem contre les illustrés étrangers », in Thierry Crépin et Thierry Groensteen (dir.), On tue à chaque page ! La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Paris, Éditions du Temps, 1999, p. 17-33. 250. Marcel Braunschvig, L’Art et l’enfant, op. cit.

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se retrouve ridicule, le dépensier perd une fortune, le gourmand finit avec une indigestion, et les farces du galopin se retournent en général contre lui. Pourquoi alors de tels récits ont-ils été perçus comme immoraux ? C’est que cette tradition des récits pour enfants, version dégradée des contes de Berquin, possède une forme plus ambiguë qu’il n’y paraît : la leçon naît en général de la bêtise, et le jeune lecteur est invité à s’identifier à l’enfant fautif avant de reconnaître son erreur. Or, là où Berquin et le premier XIXe siècle manifestent immédiatement leur désapprobation devant les mauvaises actions du galopin, les écrivains plus tardifs jouent souvent sur le plaisir de la faute avant de la condamner vigoureusement – analyse bien connue dans le cas de la comtesse de Ségur. Vis-à-vis de cette structure bien rôdée de la mise en scène de la transgression suivie du retour à l’ordre, les récits du Jeudi de la jeunesse donnent une place centrale à la bêtise – sourires du galopin, surprise de l’adulte ou de l’animal maltraité, représentation de la catastrophe – et la punition qui vient après ajoute encore à ce plaisir : le chenapan châtié n’est qu’une autre victime de ces farces qu’on nous conte, et la correction et les pleurs procurent au lecteur un plaisir similaire à celui qu’il ressentait quand il contemplait les bêtises – en témoignent, dans les dernières cases des récits (chez Drawer, de La Nézière et, de façon plus fréquente encore, chez Rabier) de protagonistes hilares, témoins des malheurs du plaisantin et de son châtiment, indiquant à travers leurs rires de spectateurs que la posture du lecteur est loin d’être compassionnelle ou outragée. Or, dans le partage du texte et de l’image, c’est bien l’image qui ébranle la leçon de morale. Quand le texte se conclut sur l’affirmation d’une juste rétribution des actions de chacun, l’image, elle, se contente d’exhiber la souffrance, et de la commenter d’un rire cruel (à la façon de la souche ricanante contemplant l’agonie de la cigale dans l’illustration de la fable de La Fontaine par Rabier). Rien de plus logique : là où le texte impose une parole rationnelle et cadrée, celle de l’adulte, l’image doit être interprétée ; dès lors, si elle n’est pas

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ressaisie par le texte, elle se révèle pour ce qu’elle est – spectacle de guignol, goût de la farce et de la logique carnavalesque. Cette ambiguïté de l’image existait déjà bien avant les journaux illustrés : il suffit d’observer l’écart entre ce que nous disent les gravures et le texte d’un récit comme Le Petit Tyran de P. J. Stahl pour voir combien, loin des leçons compassées du texte, l’image s’exhibe comme pure cruauté. Simplement, par rapport à leurs prédécesseurs, Rabier et les auteurs du Jeudi de la jeunesse, tous issus d’une presse comique fort éloignée des préoccupations pédagogiques, paraissent fort peu s’inquiéter du caractère éducatif de leurs récits. Et s’ils adoptent la fable à morale (le galopin est toujours puni), ils ne font que ressaisir une forme préconstruite d’autant plus commode qu’elle est conventionnelle et figée. Dès lors, ce qui compte, c’est la liberté offerte par la leçon de morale : on peut tout raconter, puisqu’en définitive, les dernières cases, en châtiant le garnement, sauveront les apparences. On le voit, en donnant la primauté à l’image selon une logique qui n’est pas éloignée de celle du dessin de presse, en vidant les formes privilégiées par les moralistes pour la jeunesse pour donner la première place à l’amusement d’un lecteur cruel, à travers des thèmes qui rappellent ceux du théâtre comique, les auteurs du Jeudi de la jeunesse bouleversent les conventions de la littérature enfantine. Face à la double exigence de l’amusement et du savoir énoncée autrefois par Hetzel, ils prennent clairement le parti de l’amusement, même s’ils n’abandonnent pas tout à fait la prétention à l’édification – contrairement à Forton et aux auteurs de L’Épatant quelques années plus tard. En ce sens, ils agissent d’une façon similaire aux auteurs de romans d’aventures héritiers de Jules Verne (Louis Boussenard, Paul d’Ivoi, Camille Debans) qui avaient également réduit l’apprentissage à une convention générique. Si une telle attitude est possible, c’est que les coûts peu élevés des périodiques, leur faible valeur symbolique, en font des objets moins porteurs de valeurs de transmission que les livres d’étrennes et de prix aux cartonnages et aux ors chargés de sens. Ainsi, c’est sans doute parce qu’ils sont dépourvus de pré-

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tention que les récits peuvent transgresser les règles: vendus à bas prix, dessinés rapidement, imprimés sur du mauvais papier, ces journaux souvent vulgaires témoignent de leur absence d’ambition – laquelle se traduit au premier chef par leur relative indifférence à la morale. Ce à quoi l’on assiste ici, du fait même du peu d’ambition des œuvres publiées, c’est à une littérature de la transgression : en inversant la hiérarchie du texte (lié au regard surplombant de l’adulte) et de l’image (accessible directement au lecteur), en réduisant la morale à un simple prétexte, en opposant un univers petit-bourgeois et grotesque à l’espace idéalisé des récits traditionnels, en jouant de toutes les modalités du rire (de la caricature à la farce en passant par la parodie), le journal se défait des pesanteurs de la littérature de jeunesse de l’époque. On se situe dans une perspective qui n’est pas très éloignée de la logique carnavalesque telle que l’a décrite Mikhaïl Bakhtine. La transgression des formes et des règles remet, au moins partiellement, en cause l’autorité moralisatrice qui pesait sur la littérature de jeunesse à l’époque ; elle entre en résonance avec les bêtises des galopins que les récits content à satiété, présentant sans cesse des enfants déjouant l’autorité des adultes (même si c’est pour mieux être punis par la suite) ; auteurs et personnages désignent en dernière instance les mécanismes d’une lecture buissonnière, qui tire son plaisir de son caractère délégitimé, à la limite de l’interdit. La mauvaise lecture rencontre la mauvaise action du garnement, parce que l’un comme l’autre supposent la conscience de la règle pour jouir de sa transgression. Avec sa grossièreté et ses plaisanteries de mauvais goût, Le Jeudi de la jeunesse (comme d’autres périodiques illustrés de l’époque) a participé à l’émancipation de la littérature enfantine des visions verticales des éducateurs. Il n’est pas étonnant qu’il l’ait fait par le biais du langage pictural, celui-là même que l’enfant peut s’approprier pour une lecture buissonnière, hors du sens imposé par le texte. Il n’est pas étonnant non plus qu’une telle émancipation ait été possible dans des publications bon marché, moins soumises à l’attention des adultes.

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Une maison d’édition en pleine ébullition La période d’avant-guerre témoigne d’un extraordinaire dynamisme de l’éditeur. En quelques années, son entreprise a connu une série d’agrandissements significatifs de cette expansion. Elle a d’abord envahi progressivement les boutiques mitoyennes du 8 rue Saint-Joseph, absorbant ainsi celle de Félix Juven lorsqu’il passe rue Réaumur après 1900, et débordant même sur la rue Montmartre. En 1906, après mûres réflexions, Jules Tallandier décide d’abandonner le Croissant, le quartier historique de la presse parisienne, précisément parce qu’à cette date les journaux ont envahi tout l’espace et qu’ils tendent à brouiller l’image de marque des éditeurs qui sont demeurés fidèles au quartier. Au même moment, Félix Juven prend le parti de se déplacer sur la rive gauche, près de l’Odéon, après son rachat de la Librairie Georges-Octave Fayard et Cie qui venait de faire faillite en 1904. Jules Tallandier aurait pu imiter Juven et s’installer au cœur du quartier Latin, dans le Ve ou le VIe arrondissement, mais il sait que c’est plutôt le siège des éditeurs scolaires (Belin, Armand Colin, Nathan, Hatier), de ceux qui dominent la librairie juridique (Dalloz, LGDJ, Rousseau), la librairie scientifique (Baillière, Masson, Dunod, GauthierVillars), l’édition de littérature générale (Hachette, Fasquelle, Flammarion ou le Mercure de France). Les éditeurs spécialisés dans la littérature de jeunesse sont encore très dispersés dans Paris mais Tallandier a choisi de s’installer dans le XIVe arrondissement, comme de nombreux éditeurs en vue : Jules Rouff, installé rue de l’Ouest, depuis 1910, Albin Michel, rue Huygens, la même année, et surtout son rival le plus dangereux, Arthème Fayard, rue du Saint-Gothard. Le XIVe arrondissement, de quartier d’appoint ou d’annexe, voire d’entrepôt de l’édition parisienne avant 1870, est en train d’en devenir le prolongement naturel, au point d’y attirer un peu plus tard Joseph Ferenczi rue Antoine-Chantin, et bien d’autres après cette date.

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Après avoir loué le 75 rue Dareau, près de la place DenfertRochereau, pour 4 500 francs par an à compter du 1er avril 1906, Jules Tallandier devait ajouter l’immeuble du 73 de la même rue en juillet 1909 pour 6 000 francs l’an cette fois-ci, puis divers bâtiments adjacents en 1911 et 1913, ce qui allait lui donner la capacité, à la veille de la Première Guerre mondiale, d’exercer pleinement son activité d’éditeur populaire. Alors qu’il va transformer sa maison d’édition en société anonyme, en juin 1914, comme on le verra plus loin, il dispose de locaux très vastes comme l’attestent les 13 000 à 14 000 francs de loyers annuels qu’il débourse pour loger tous ses services, ceux de la Librairie Illustrée bien sûr, mais aussi ceux de la Librairie Populaire et Moderne ainsi que ceux de la Librairie Contemporaine, tous labels qui lui appartiennent, aux côtés des bureaux d’Historia, des divers Lisez-moi, du Jeudi de la jeunesse et du Journal rose251. Bien décidé à jouer un rôle de premier plan dans la bataille qui se dessine après la liquidation de nombre de concurrents, en 1894 comme en 1904, Jules Tallandier a d’ailleurs choisi la voie de la transformation de sa librairie en société anonyme alors que rien ne l’y obligeait. Cinq ans avant la Librairie Hachette mais quatre ans après la Jurisprudence Générale Dalloz, il a sans doute compris que l’édition devait procéder à une nouvelle phase de rationalisation de ses activités et que le temps de l’amateurisme était révolu. Devenu un homme riche, dont les enfants sont éduqués par des gouvernantes étrangères et dont la fille a été placée au collège des Trinitaires, rue La Bruyère, et le fils envoyé dans les meilleurs établissements de la capitale, Jules Tallandier s’est adapté au monde qui l’entoure. Dès 1910, il a d’ailleurs songé à s’entourer de collaborateurs capables de le seconder lors de ses absences ou de ses déplacements à l’étranger. Désireux de lui donner sa fille, il a pris à ses côtés Fernand Brouty cette année-là, mais il semble que la jeune fille, à peine âgée de 17 ans, ait trouvé par trop laid le candidat et supplié 251. Statuts de la Société d’éditions et de publications, juin 1914.

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son père de renoncer à son projet. Ce refus poussa Fernand Brouty à quitter le siège des Éditions Tallandier en 1911 et à passer chez le principal concurrent, Arthème Fayard, dont l’entreprise était située à quelques centaines de mètres de sa rivale puisque la rue du SaintGothard débouche sur la rue Dareau. Bien décidé à concrétiser ici ce qu’il n’avait pu obtenir de Jules Tallandier, Fernand Brouty entra en 1912 dans le nouveau capital de la société Arthème Fayard et Cie dans laquelle il apporta 500 000 francs sur les 2 millions du fonds social et, l’année suivante, il épousa la fille de son associé dont il allait devenir le directeur financier. Avec lui, Lucien Tisserand, le directeur commercial, Pierre Valdagne, enlevé à la maison Ollendorff et Lucien Curel, l’ex-repreneur des Éditions Dentu, la Librairie Fayard se dotait d’une structure de direction très efficace et homogène, contraignant Jules Tallandier à revoir sa stratégie252. S’il avait accepté la candidature de Fernand Brouty à ses côtés en 1911, c’est sans doute qu’il était décidé à le faire entrer dans le capital de la société et donc à modifier la structure de celle-ci. Obligé de le remplacer, en 1912, il fit le choix de Rémy Dumoncel, un jeune Normand né en 1888, qui attendra son retour de la Grande Guerre pour épouser Germaine Tallandier. Présent dès 1914 au capital de la nouvelle Librairie Jules Tallandier, il avait fait la connaissance de sa future épouse à Nevers où son père était trésorier payeur général et où celle-ci venait régulièrement chez des amis communs aux deux familles. Monté au front dès le 10 août 1914, avec le 202e régiment de ligne, Rémy Dumoncel sera grièvement blessé à Sedan le 29 août, fait prisonnier et envoyé en Oflag puis en camp de représailles à Gütersloh, la petite ville où les Éditions Bertelsmann, le futur géant du XXe siècle, avaient déjà leur siège. Libéré sur intervention de la Croix-Rouge, le prisonnier sera interné volontaire à Interlaken en Suisse où son employeur et associé le visitera avant de le ramener avec lui, au lendemain de l’armistice et de lui donner la main de sa 252. Sophie Grandjean-Hogg, L’Évolution de la Librairie Arthème Fayard, op. cit.

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fille qu’il épousera le 18 février 1919. Depuis 1912, il s’efforçait de seconder le patron de la Librairie Illustrée et de l’aider à affirmer sa légitimité dans le champ des collections populaires et les résultats escomptés devaient être à la hauteur des espérances puisque Jules Tallandier lui maintint sa confiance. À cette époque, l’avant-guerre, l’éditeur de la rue Dareau pensait évidemment transmettre son entreprise à son propre fils, Maurice, mais, comme la plupart de ses confrères placés dans la même situation, il ne pouvait que se réjouir de la perspective de travailler avec deux gérants associés, son fils et son gendre, si les événements le permettaient. Le décès de Maurice Tallandier au tout début du conflit rendra caduc ce projet mais, en 1910-1912, il demeurait d’actualité. Le succès avait été acquis grâce à une politique éditoriale particulièrement dynamique : en lançant tous azimuts ses collections et ses périodiques, en procédant rationnellement et méthodiquement, Jules Tallandier montre avec quelle ambition il étend les dimensions de sa maison d’édition. Il délaisse en partie les formes d’édition les plus archaïques – journaux-romans, journaux à 5 et 10 centimes, livraisons (qui ne figurent plus désormais qu’un mode secondaire de diffusion), nouveautés à 3,50 francs (au moins pour la littérature populaire) – et leur substitue des modes de diffusion plus modernes: collections populaires, récits en images, périodiques à l’anglaise. Engagé dans ce processus dès les premières années du XXe siècle, Tallandier lui donne une toute autre impulsion lorsque le succès des deux collections du « Livre National » le lui permet. Il tente d’aborder tous les domaines, et il parvient à devenir un acteur important dans plusieurs d’entre eux: édition populaire au premier chef, mais aussi publications pour la jeunesse, presse périodique et ouvrages historiques… Un dessin d’un de ses amis prend acte de cette montée en puissance : il représente un camion à la remorque interminable sur laquelle s’entassent les titres : « Papi Lisez-moi », « Papi Historia », « Papi l’œil de la police », « Papi Mon Bonheur », « Papi Journal des romans populaires illustrés », « Papi le jeudi de la jeunesse », « Papi à musique », « Papi etc. », « Papi etc. »,

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« Papi etc. »… La litanie des titres emportés par une moderne voiture à essence dit la puissance de l’éditeur, sa reconnaissance triomphale. La montée en puissance de Jules Tallandier dans le paysage parisien à cette époque peut d’ailleurs se lire au revers de sa boutonnière qui arbore, depuis le mois d’octobre 1911, le ruban de chevalier de la Légion d’honneur. La chronique de la Bibliographie de la France a rendu hommage au confrère décoré à cette occasion, et rappelé son engagement au Cercle de la Librairie dont il est un membre assidu du conseil d’administration. Dix ans plus tard, le 27 février 1920, il sera nommé président du Cercle et du Syndicat des éditeurs, récompense suprême pour un homme que ses confrères avaient sans doute considéré avec un peu de condescendance à ses débuts en 1892 comme associé d’Armand-Désiré Montgrédien mais que tout le monde respecte désormais. Présent à la plupart des congrès de l’Union internationale des éditeurs, à Paris en 1896, Bruxelles en 1897, Londres en 1899, Leipzig en 1901, Milan en 1906, Madrid en 1908, Amsterdam en 1910 et Budapest en 1913253, il prend une part de plus en plus grande au devenir de sa profession, ce qui contribue largement à la proposition de le voir succéder à Paul Belin, le présidentdirecteur général de la société fondée en 1777, président en exercice du Cercle de la Librairie et du Syndicat des éditeurs au moment où Jules Tallandier est élu pour le remplacer. Si l’on ajoute qu’au décès de son beau-père, Léon Dewez, le 23 mars 1911, sa femme était devenue la propriétaire de 75 % des parts du Journal des voyages, désormais géré par Paul Charpentier, on comprend que la surface économique de l’éditeur s’était considérablement renforcée254. Propriétaire en outre de la librairie sise aux 15-17 rue Faidherbe à Lille qui lui ser253. Thomas Loué, « Le Congrès international des éditeurs. 1856-1938 », in Jacques Michon et Jean-Yves Mollier (dir.), Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIe siècle à l’an 2000, Québec, Presses de l’Université de Laval, et Paris, L’Harmattan, 2001, p. 531-543. 254. Acte de la société du Journal des voyages en date du 10 novembre 1911 régularisant la société dite désormais Charpentier et Cie.

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vait d’excellent poste d’observation des goûts de la province en matière culturelle et qui lui rapportait environ 80 000 francs l’an, il pouvait se permettre le luxe d’entretenir son frère et toute sa famille. On peut d’ailleurs mesurer l’étendue de ce triomphe en rappelant que son concurrent le plus direct, celui dont il avait partagé en partie les espérances à leurs débuts, Félix Juven, a décidé de passer la main, en 1912, et de céder son portefeuille de propriétés littéraires à Alexandre Hatier, l’éditeur scolaire du quartier Latin, attiré par les titres que Juven possédait dans ce secteur depuis son rachat des librairies Charavay et Charlot. De ce fait, si l’on omet Arthème Fayard et Ernest Flammarion, désormais solidement établis et inexpugnables, ce sont surtout Joseph Ferenczy (bientôt Ferenczi) et Jules Rouff qui pourraient menacer l’empire en construction de Jules Tallandier. Toutefois le deuxième s’est spécialisé de plus en plus dans les livraisons à 10 centimes tirées à 100 000 ou 200 000 exemplaires255, genre dont on a vu que Tallandier avait décidé de s’éloigner progressivement. C’est sans doute l’une des raisons qui permet de comprendre pourquoi, dans l’entre-deux-guerres, ce seront plutôt les éditions Joseph Ferenczi et fils, selon leur nouvelle raison sociale adoptée en 1922256, qui seront le concurrent le plus dangereux de la Société d’éditions et de publications (Librairie Jules Tallandier), comme elle s’intitulera après 1914. En décidant, en 1911, de lancer Les Grandes Aventures. Récits des voyages sur terre, sur mer et dans les airs en livraisons, Ferenczy annonçait d’ailleurs clairement son intention de disputer à son confrère une part de sa clientèle. Dans un contexte favorable au développement des affaires, où la lecture des journaux, nationaux ou régionaux, des magazines spécialisés à l’extrême, des revues et des livres de tous formats et à tous

255. Sandrine Basart, Les Éditions Jules Rouff (1877-1912), monographie d’un éditeur populaire, maîtrise d’histoire, sous la direction de Jean-Yves Mollier, UVSQ, 1994. 256. Société en nom collectif Joseph Ferenczi et fils, fondée le 1er juillet 1922 ; voir archives du tribunal de commerce.

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les prix n’a jamais été aussi intense, il y avait de la place pour tous ou à peu près. Toutefois, la dernière crise de l’avant-guerre, en 19011904, avait été fatale à plusieurs maisons d’édition, y compris sans doute à celles qui reporteront en 1912 leur disparition. Dans une conférence prononcée devant la Société historique du e VI arrondissement de Paris le 27 décembre 1901 et précisément intitulée La crise du livre, Henri Baillière, le fils du grand éditeur scientifique du quartier Latin, avait mis en évidence l’une des raisons des difficultés survenues ces dernières années, la concurrence exacerbée entre les 200 maisons d’édition qui comptaient dans la capitale. Complétant son analyse, La Revue publia une enquête sur le même thème fin 1903 et elle mit en avant d’autres facteurs nourrissant les tensions au sein de la librairie parisienne. La baisse des exportations, tombées de 14 130 000 francs en 1899 à 10 338 000 francs en 1900 et 11 567 000 francs en 1901, traduisait un essoufflement des éditeurs français sur les marchés étrangers, en Amérique du Sud notamment257. Ernest Flammarion, interrogé, stigmatisait la surproduction de romans et l’augmentation déraisonnable du nombre de professionnels, qui avait quadruplé, selon lui, en trente ans. Félix Juven affirmait que la généralisation des envois d’office des éditeurs aux libraires détaillants entraînait des conséquences funestes, parmi lesquelles le retour des colis non déficelés. D’autres fustigeaient la pratique des soldes et celle des primes, deux moyens classiques destinés à doper le marché, mais le journaliste Paul Gsell préférait s’attarder sur les nouveaux concurrents de la lecture, le sport, la bicyclette et l’automobile avant le cinéma et le phonographe qui n’en étaient encore qu’à leurs balbutiements dans l’univers en pleine mutation des industries culturelles258. Si on ajoute le recul ou la régression de la critique littéraire dans la presse, 257. Paul Gsell, « La crise du livre en France. Enquête », La Revue, vol. XLVI, 4e trimestre 1903, p. 145-166. 258. Ibid., et Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli et François Vallotton (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques (1860-1940), Paris, PUF, 2006.

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également mentionnés par le journaliste, on obtient un cocktail d’arguments appelé à un bel avenir puisqu’on le retrouve, à l’identique, à la fin du XXe siècle ou au début du XXIe, chaque fois que la vente des livres diminue en France. Quoi qu’il en soit du caractère récurrent des pseudo-analyses de la crise du livre, Jules Tallandier avait su se rire des écueils ou les éviter avant la Grande Guerre et il avait dû éprouver une assez grande fierté en voyant Félix Juven renoncer à ses projets et Paul Ollendorff, dans le secteur de la littérature de fiction, s’effacer au profit de ses successeurs, la Société d’édition artistique et littéraire dirigée par Pierre Valdagne. Certes le Mercure de France était apparu en 1890 et La Nouvelle Revue française en 1909 mais La Revue blanche et ses éditions, fondées en 1887, avaient été absorbées par Fasquelle en 1902, ce qui confirmait la tendance à la concentration du secteur qui avait débuté cinquante ans plus tôt quand la Librairie Hachette avait entamé sa croissance en se diversifiant et en devenant le concessionnaire unique du réseau des kiosques de gares dans tout le pays. Cette ascension venait de franchir un nouveau palier en 1897, avec le rachat par Hachette des deux plus importantes sociétés de messageries de journaux parisiennes, Périnet et Faivre259, mais, pour le moment, cette volonté manifestée par la Librairie Hachette d’étendre ses ramifications à toute la chaîne des métiers du livre ne menaçait pas les intérêts de la maison Tallandier. Placé devant des choix qu’il assume, son directeur et propriétaire vient, à la veille de la Première Guerre mondiale, d’étendre son empire de presse. C’est probablement là où le bât blesse, mais il ne peut encore le savoir car, si des difficultés surviennent avec la crise que ne manquera pas d’engendrer un conflit de longue durée, ce petit empire peut s’effondrer comme un château de cartes et contraindre son patron à de douloureuses remises en cause.

259. Jean Mistler, La Librairie Hachette, Paris, Hachette, 1964, p. 314-315.

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VII Les Éditions Tallandier dans la tourmente de la guerre de 1914

Contrairement au sentiment généralement partagé après 1918, la guerre n’était pas inéluctable en 1914 et les contemporains n’ont pas vécu cette période comme une « avant-guerre ». Certes, on peut relire la presse, les quotidiens et les magazines, certains romans de l’époque 1905-1914 et conclure hâtivement que mille signes annonçaient l’imminence d’un conflit généralisé. Les affrontements franco-allemands à Tanger puis à Agadir en 1905 et 1911, les deux guerres balkaniques de 1912-1913, sans parler de la révolte des Boxers et de la guerre qui éclata en Chine en 1901 ou de la bataille russo-japonaise de 1905 dans le détroit de Tsushima, manifestaient une tension internationale de plus en plus exacerbée. L’existence de deux grands systèmes d’alliances militaires, la Triple Alliance d’un côté ou Triplice (réduite à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie depuis le retrait secret de l’Italie), la Triple Entente de l’autre (France, Russie, Grande-Bretagne) était perçue par les dirigeants de la IIe Internationale comme un réel obstacle au règlement des conflits par la voie de la négociation. Lénine qui en était membre allait encore plus loin en dénonçant dans l’impérialisme financier qui ravageait les rapports entre nations dominantes et peuples dominés le véritable fléau qui conduirait à la guerre. En même temps, de multiples signaux pouvaient être interprétés comme autant de preuves ou d’indices d’une volonté d’entente entre les États. Ceux-ci se réunissaient d’ailleurs à La Haye depuis 1899 et 44 pays avaient participé aux deuxièmes rencontres de 1907 qui

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avaient débouché sur la signature d’une convention pour le règlement pacifique des litiges internationaux, les droits et les devoirs des pays neutres dans la guerre et l’ouverture des hostilités. Encouragée par des juristes de renom au départ, cette initiative avait la faveur de certains milieux économiques, ceux qui n’étaient pas partie prenante dans les industries militaires évidemment. De surcroît, dans les milieux politiques, on avait vu Jean Jaurès mener la campagne contre le vote de la loi des trois ans, en 1913, afin de ne pas encourager le militarisme prussien et le pangermanisme actif à Berlin. La loi augmentant la durée du service militaire était finalement passée mais sans recueillir l’adhésion des masses, ce qui signifie que le pacifisme et le patriotisme pouvaient encore se concilier, du moins à gauche de l’échiquier politique et, sans doute, au centre260. Plus que ces signes, c’est la résolution par la négociation du conflit marocain, en 1911, qui semblait indiquer que les rodomontades guerrières n’étaient que le prélude à des discussions sordides pour échanger le protectorat sur le Maroc contre une cession de territoires par la France à l’Allemagne au Congo, la région dite du « Bec de canard ». Dans cette course au leadership idéologique, L’Action française, le quotidien qui appelait à longueur de journal à assassiner Jaurès, trouvera, en 1913, des relais jusque dans les milieux opposés et, au ralliement spectaculaire de l’ancien internationaliste Gustave Hervé, répondra le cri de Charles Péguy pour éliminer le dirigeant socialiste le jour de la déclaration de guerre261. D’autres esprits, tout aussi dan260. La durée du service militaire était de trois ans avant 1905, date à laquelle l’apaisement international avait conduit à réduire ce temps à deux ans. On revenait, en 1913, à la situation antérieure mais en donnant à l’Allemagne l’impression que la France se raidissait à son égard. Sur le contexte international des années 1900-1914, voir Jean-Yves Mollier et Jocelyne George, La Plus Longue des Républiques, op. cit., ch. IX, et Jean-Jacques Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre ? Contribution à l’étude de l’opinion publique (printemps-été 1914), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. 261. Jean-Yves Mollier et Jocelyne George, La Plus Longue des Républiques, op. cit., p.394. Il suffit de relire L’Argent, publié en 1913, pour voir à quel point l’écrivain a changé.

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gereux, avaient entonné depuis la guerre russo-japonaise et la stupéfiante victoire (pour l’Occident) de l’Empire du Soleil levant un étrange hymne au repliement de la race blanche sur elle-même. Le capitaine Danrit, le vrai commandant Driant de l’armée française, publiait en 1905 L’Invasion jaune chez Flammarion qui avait édité, dix ans auparavant, son Invasion noire. En écho à cette poussée d’adrénaline, l’ancien éditeur antisémite Albert Savine répondait chez Ferenczy par un reportage romancé, découpé en livraisons de huit pages et intitulé La Chine en feu. Jaunes contre Blancs262. On pourrait multiplier les titres et en déduire que la France se sentait encerclée en ce début de XXe siècle, assiégée par les barbares, et qu’en réaction elle allait s’enfoncer dans un racisme exacerbé et une paranoïa généralisée, mais ce serait, une nouvelle fois, aller trop vite en besogne et oublier tout ce qui s’opposait à ce pessimisme foncier. Le résultat des dernières élections législatives en France, les 26 avril et 10 mai 1914, sera sans appel: la « vague rouge », pour reprendre le gros titre de L’Humanité, avait en partie submergé le pays, obligeant le président de la République, Raymond Poincaré, pourtant très hostile à ce courant de pensée, à désigner un président du Conseil socialiste, René Viviani, et, si ce dernier n’avait pas le soutien de la SFIO de Jaurès, du moins cette nomination confirmait-elle la modération de la majorité des Français face au bellicisme des milieux d’extrême droite. Plus encore que ces faits, que l’on peut contester en brandissant d’autres séries d’indications parfaitement contradictoires, c’est l’attitude des éditeurs français qui nous servira de test pour jauger l’état de l’opinion à la veille de ce qui allait se révéler comme la pire hécatombe de toute l’histoire humaine. Or c’est le 31 juillet 1914, quatre jours avant la déclaration de guerre et la veille de la publication du décret ordonnant la mobilisation générale, que la Librairie Hachette, représentée par René Fouret, l’un de ses gérants, signait l’acte par lequel Louis-Jules Hetzel lui vendait sa prestigieuse maison d’édition 262. Jean-Yves Mollier, Le Camelot et la rue, op. cit., p. 267.

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léguée par son père et la célèbre collection des « Voyages extraordinaires » de Jules Verne, et ce pour un prix relativement élevé, 304 767,30 francs, soit l’équivalent de 900 000 euros actuels. Si des dirigeants aussi avisés que ceux de la principale entreprise d’édition européenne avaient éprouvé la moindre angoisse devant la montée des périls, ils auraient décidé de surseoir et de ne pas obérer l’avenir en signant un chèque d’un montant aussi important (150 000 francs le même jour et le reste par versements de 50 000 francs tous les six mois). Les échanges épistolaires entre les deux protagonistes illustrent d’ailleurs les états par lesquels étaient passés les deux hommes depuis le 28 juin, date de l’assassinat de l’archiduc héritier d’AutricheHongrie, François-Ferdinand, à Sarajevo. C’est d’ailleurs Louis-Jules Hetzel qui avait fait ajouter dans le contrat l’article reportant à la fin des hostilités le versement des sommes dues en cas de conflit, ce que René Fouret n’avait nullement songé à lui demander, comme il le lui écrira dans une lettre où il le remerciait de sa générosité263. Un exemple unique ne prouve évidemment rien mais il permet de comprendre pourquoi, au printemps 1914, Jules Tallandier a décidé de transformer sa maison d’édition en société anonyme régie par la loi du 24 juillet 1867. Rien ne l’y obligeait puisqu’il va demeurer l’actionnaire plus que majoritaire de la maison d’édition, avec 1 270 000 francs sur les 1 370 000 francs du capital social264. On ne peut donc absolument pas considérer cette transformation comme un appel à des capitaux extérieurs ou à de l’argent frais puisqu’il n’obtiendra que 100 000 francs (250 000 euros), somme relativement faible qui ne s’explique que par la volonté du propriétaire de ne pas courir le risque d’une perte de contrôle de sa société. Dans son cas

263. Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres, Histoire du capitalisme d’édition, Paris, Fayard, 1988, p. 259-261. 264. Statuts de la Société d’éditions et de publications (Librairie Jules Tallandier) déposés au rang des minutes chez Me Champetier de Ribes le 9 juillet 1914, puis au greffe du tribunal de commerce le 4 août suivant.

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comme dans celui de Jules Hetzel fils et de René Fouret, les craintes qui s’étaient légitimement présentées à leur esprit fin juin avaient été balayées par la quasi-certitude que, comme en 1905 et 1911, voire en 1912 et 1913 pour les Balkans, la sagesse finirait par l’emporter et que la diplomatie triompherait de l’éventuelle ardeur guerrière des états-majors. Pour s’en convaincre, on peut encore citer la prise de participation majoritaire de la Librairie Hachette dans l’Agence générale de librairie et de publications, l’AGLP, principale maison de commission et d’exportation du pays265. Fondée par le libraire Nillson au début des années 1880 à Paris, puis reprise par Per Lamm et devenue la société Richardin, Per Lamm et Cie autour de 1900, elle avait été transformée en octobre 1912 pour faire appel au capital de la Librairie Hachette. Passée de 500 000 francs à 3 millions – 9 millions d’euros – au printemps 1914 pour permettre à la firme du boulevard Saint-Germain de devenir majoritaire, elle atteignait une taille suffisante pour autoriser le repreneur à continuer le Catalogue général de la librairie française, rédigé par Otto Lorentz puis continué par Jordell, mais, plus encore, à disposer d’un réseau performant en Angleterre, Belgique, Pays-Bas, Espagne, Italie et Argentine, tous pays où des succursales de vente de livres et de journaux étaient installées. Sans multiplier les exemples, mais ceux-ci sont probants, on conclura sur ce point qu’aucun signe totalement négatif n’avait pu persuader Jules Tallandier qu’il valait mieux remettre à plus tard une décision aussi importante que la modification de la structure juridique de son entreprise. Comme la plupart des négociants et des industriels, il avait probablement pesé le pour et le contre et s’était rassuré d’autant plus aisément que, lorsque l’archiduc autrichien tomba sous les balles des nationalistes de la Jeune Bosnie, Cabrinovic et Princip, le 28 juin 1914, la Société d’éditions et de publications (Librairie Jules Tallandier) avait désormais une existence légale puisque ses statuts avaient été déposés au début du mois, après l’ac265. Jean Mistler, La Librairie Hachette, Paris, Hachette, 1964, p. 346-347.

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complissement de toutes les formalités juridiques. Fort de l’importance de son chiffre d’affaires qu’il évaluait à 2,1 millions, soit 5,5 millions d’euros actuels, pour l’année 1913, Jules Tallandier estimait sa librairie à 1 270 000 francs et il avait proposé à quelques vieux amis d’entrer symboliquement dans le fonds social de son entreprise au moment de son adaptation au monde moderne. Son apport personnel était représenté désormais par 12 700 actions de 100 francs – outre les 1 000 parts de fondateur dont on reparlera – et il avait offert les 1 000 titres restants à ses proches. L’imprimerie Crété en prit 70, le papetier Charles Nusse 250, Julien Fouqué, le commerçant spécialisé dans le placement des primes, 100, l’imprimeur Jules Roux 100 et Désiré Montgrédien 150. Outre ces amis fidèles avec lesquels il était depuis longtemps en contact d’affaires, Jules Tallandier avait vendu 120 actions à Rémy Dumoncel, nouvelle manifestation de son intention de l’associer toujours plus étroitement à sa librairie. Quant aux 210 actions encore disponibles, il les avait confiées à trois autres proches, 100 à Bernaudin, autant à Margottin et 10 à Henri Lévêque, ce qui lui permit de faire constater, le 9 juillet 1914, la constitution de sa société anonyme dont les statuts furent déposés au greffe du tribunal de commerce de la capitale le 4 août, le lendemain du début du premier conflit mondial. Comme l’indiquent les statuts adoptés, Jules Tallandier était propriétaire des marques (ou firmes) Éditions Jules Tallandier, Librairie Illustrée, Librairie Populaire et Moderne et Librairie Contemporaine, toutes fondues désormais sous la raison sociale officielle « Société d’éditions et de publications (Librairie Jules Tallandier) ». Au titre des périodiques alors en activité, il indiquait Historia, Lisez-moi, Lisezmoi bleu, Jeudi de la jeunesse et Journal rose, et, pour ses collections les plus importantes, « Le Livre National », la « Bibliothèque Historia » et la « Bibliothèque des grands auteurs ». Il évaluait ces journaux et ces collections phares à 600 000 francs, les propriétés littéraires à 450 000 francs, les bois, cuivres et clichés divers à 150 000 francs et le matériel des bureaux à 70 000 francs, soit pour l’ensemble, les

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1 270 000 francs répartis en 12 700 actions de 100 francs. Comme il déclarait, à l’article 6, avoir un passif à acquitter de 931 500 francs, on peut déduire que l’actif était supérieur à 2 millions, ce qui laissait, après apurement des dettes ordinaires, les 1 370 000 francs du nouveau fonds social ou une somme assez voisine. Si on compare de ce fait les nouvelles Éditions Tallandier avec la Société Arthème Fayard et Cie transformée en 1912 et disposant d’un capital de 2 millions de francs, on voit que l’entreprise de la rue Dareau était un peu moins solide que sa rivale principale mais qu’elle était cependant tout à fait en mesure de lui porter des coups si les circonstances ne l’obligeaient pas à modifier soudainement ses projets. On le voit, rien ne permet donc de penser que le propriétaire de la Librairie Illustrée ait regretté cette opération et, s’il éprouva peut-être, a posteriori, des frayeurs, ce fut pour de tout autres raisons, purement conjoncturelles et liées à l’arrêt ou à la chute brutale des opérations de librairie qui avaient assuré la croissance de la société de 1901 à 1914. C’est donc à un véritable tournant qu’allait se retrouver la Librairie Tallandier mais il en était pour elle comme pour la majorité de ses concurrentes, toutes frappées au cœur par un conflit qui, démarré le 3 août 1914, s’était installé dans la durée dès le mois de septembre après l’échec des grandes offensives de l’été. S’il voulait éviter le sort de Pierre Lafitte, dont la réussite avait été insolente de 1905 à l’entrée en guerre, mais qui allait devoir vendre sa librairie des Champs-Élysées et son fonds à la Librairie Hachette en 1916, il lui faudrait trouver des moyens rapides d’intéresser les lecteurs au seul véritable sujet du moment, la guerre, désormais une obsession pour 40 millions de Français.

Tallandier à la veille de la guerre À la veille de la guerre, Jules Tallandier pouvait cependant se montrer relativement serein : économiquement, il avait atteint une vraie solidité, rivalisant avec les plus puissants éditeurs populaires, et ayant

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constitué un vrai groupe de presse diversifié. Cette santé financière reposait en grande partie sur un ensemble de valeurs nées du traumatisme de la défaite de 1870, et animées par le souci de restaurer la puissance nationale. Lancée, selon les mots mêmes de Jules Tallandier, « au son du canon », la maison s’était construite sur le thème de la Revanche. Déjà, à l’époque de François Polo et de Georges Decaux, les publications républicaines se confondaient avec les évocations de la guerre et des provinces perdues. Certains des grands succès de la maison, le Journal des voyages, La Science illustrée, avaient été en partie guidés par le désir de préparer les Français – à travers la connaissance de la géographie et des sciences – à un possible conflit en leur offrant les connaissances qui, avait-on jugé, leur avaient manqué lors des événements de 1870. Les ouvrages de fiction aussi évoquaient le sort des populations occupées, et ils ne manquaient pas de faire des Allemands les ennemis de la France, et ce, depuis Le Drapeau de Jules Claretie, réédité régulièrement par la Librairie Illustrée. Les publications historiques enfin avaient donné une large place aux sujets militaires, dès les évocations, par ce même Claretie, de la guerre de 1870. Avec le succès du Journal des voyages, celui des romans de Boussenard, et le rachat du fonds Dreyfous, la maison était devenue l’un des principaux éditeurs de romans d’aventures coloniales, zélateur inlassable des intérêts de l’empire français. Or, derrière l’empire, se lit dans toutes ces œuvres la volonté de restaurer la puissance nationale loin de l’ombre inquiétante du voisin allemand : on le sait, zélateurs ou contempteurs de l’empire agitaient les uns comme les autres le spectre d’un nouvel affrontement, parce qu’ils voyaient s’étendre le territoire, gage d’un poids économique et géopolitique renforcé, et parce qu’ils craignaient au contraire l’hémorragie des troupes et des crédits dilapidés sur des terres lointaines266. Au fil des passations de pouvoir et de l’évolution de l’opinion publique, les valeurs de la maison se sont progressivement droitisées : 266. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, Paris, La Table Ronde, 1972.

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patriotisme, militarisme et histoire militaire, goût de la revanche, idéologie coloniale sont en effet devenus, surtout à partir du XXe siècle, les valeurs privilégiées de la droite de l’échiquier politique. Aucun de ces thèmes n’appelle en soi la guerre mais, combinés, ils retrouvent étrangement les idées des ligues (des Patriotes, de la Patrie française) et de la droite nationaliste. Jules Tallandier ne partage certes pas ces opinions, et ses sympathies restent essentiellement républicaines, radicales probablement. Pourtant, en reprenant une maison d’édition possédant déjà une orientation déterminée, il reformule certains motifs anciens, hérités des lendemains de la guerre de 1870. En tant qu’éditeur populaire important, il reflète certains stéréotypes du moment, sans forcément les partager cependant, qui flattent l’ego des destinataires non seulement en vantant les mérites du peuple, mais en l’encensant indirectement à travers l’exaltation de la patrie. Cette façon de greffer constamment un discours au nationalisme outrancier sur un schéma actantiel manichéen fondé sur l’identification du lecteur au protagoniste se traduit dans les romans populaires, et en particulier dans les romans d’aventures proposés par le « Livre National » bleu jusqu’en 1911, par une vision du monde dans laquelle l’autre doit nécessairement être écrasé, puisqu’il est soit un trophée à conquérir (ce sont les sauvages dont l’aventure des héros symbolise la colonisation), soit un rival à éliminer (Anglais surtout, puisqu’ils sont les principaux rivaux coloniaux, mais aussi parfois Russes, Américains267, et évidemment Allemands). Et la logique de conquête du roman géographique tend à ressaisir le monde à travers les tensions géopolitiques entre grandes puissances impériales, mais toujours reconsidérées à partir des intérêts français. Dès lors, le protagoniste devient une figure plus ou moins explicite de l’explorateur

267. Sauf quand ils sont issus de La Nouvelle-Orléans, mais dans ce cas, ils peuvent affirmer, comme dans L’Aventurier malgré lui de Camille Debans, « nous sommes toujours restés de cœur avec notre première patrie », faisant remonter leurs qualités à leur origine française.

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ou du colon et, par là même, un représentant de sa Nation : Friquet est le « gamin de Paris », autrement dit l’incarnation par excellence du Français, comme l’est, jusque dans son nom, Francinet, autre Parisien, héros du Tour du monde de deux gosses, série de fascicules publiés par Arnould Galopin et Henri de La Vaulx à partir de 1908 chez Tallandier. Les protagonistes, presque toujours des Français, incarnent à eux seuls les valeurs nationales, puisque, comme le dit André, dans Le Tour du monde d’un gamin de Paris, « il n’y a qu’un pays au monde, la France » – et donc un seul héros possible : le Français. La générosité souvent affichée par les auteurs n’empêche pas le roman d’aventures géographiques d’emprunter systématiquement la voie de l’affrontement avec l’étranger, que cet affrontement prenne la forme d’une conquête ou d’une défense obsidionale de la patrie menacée. En ce sens, on a eu raison de faire parfois du succès du genre entre 1870 et la Première Guerre mondiale l’un des symptômes lointains du traumatisme de 1870268 : restaurer la puissance de la France, lui redonner une place de premier plan dans le concert des nations, c’est toujours aussi affronter les autres269. Si la logique conquérante du roman d’aventures géographiques explique que le récit, sous l’apparence d’un esprit cocardier souvent bon enfant, renvoie toujours à un affrontement avec d’autres nations, d’autres peuples ou d’autres races, la propension des romans populaires du « Livre National » rouge à présenter l’étranger comme une des sources importantes de désordre ou de malheurs témoigne de ce que, en littérature populaire, l’attitude xénophobe est presque toujours le revers des envolées patriotiques. Mais si les romans coloniaux font de l’Anglais le rival privilégié des héros français, les ouvrages du « Livre National » rouge, dont l’intrigue se déroule sur le territoire français, ciblent directement l’ennemi allemand quand 268. Hélène Fagot, L’Idée coloniale dans la littérature enfantine pendant la période 1870-1914, thèse de doctorat en histoire, IEP de Paris, 1967. 269. Paul Bleton, « Les genres de la défaite », Études françaises, 34, 1, 1998.

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ils évoquent des protagonistes étrangers : Jules Mary, dans sa série Pantalon rouge (trois volumes), ou dans Les Amants de la frontière (deux volumes), Paul Mahalin dans ses Espions de Paris, Louis Forest dans son curieux On vole des enfants à Paris, disent cette haine récurrente du « Boche ». Certes, en la matière, les publications de Tallandier sont plutôt moins nombreuses que celles de Fayard à la même époque à évoquer les crimes allemands, avec des romans des provinces perdues comme Fille d’Alsace de Decourcelle (1909), Le Passeur de la Moselle ou Orphelins d’Alsace de Bertnay (1906 et 1912) ou encore avec la série des Naz-en-l’air de Pierre Souvestre et Marcel Allain. Mais cela vient en partie de ce que l’éditeur reprend beaucoup de textes publiés auparavant à 3,50 francs, et généralement antérieurs au regain de germanophobie qui précède la guerre. Certes, Anne-Marie Thiesse n’avait pas tout à fait tort d’affirmer en 1984 que « jusqu’en 1912, les feuilletons “anti-Boches” sont rares – on découvre bien quelques Amants de la Frontière ou Passeur de la Moselle – mais disséminés dans une production qui ignore l’Alsace-Lorraine et la reconquête du prestige national270 ». Toutefois, les études menées depuis vingt ans permettent de mieux cerner cette haine qui affleure même dans des romans qui ne portent pas sur un tel sujet. Car dès qu’un Allemand apparaît dans le récit, c’est pour susciter un dégoût viscéral qui finit toujours par se retrouver justifié : quand Jules Mary narre les malheurs d’Armand, de Robert et d’Espérance dans Déserteur (Pantalon rouge), il ne manque pas de faire de son ennemi, Karl, un Allemand, et le savant fou de Forest est, bien sûr, allemand (On vole des enfants à Paris). Bien plus, même quand il est physiquement absent, l’Allemand continue de hanter le récit, éternel repoussoir des auteurs : dans L’Empoisonneuse de Paul d’Aigremont, quand il faut fustiger des soldats renégats de la Légion étrangère, on pousse ce cri: «Ah! c’est la Légion étrangère!… Des Allemands!… Voleurs !… Assassins ! » 270. Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien, op. cit.

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Non seulement les romans, qu’ils soient fondés sur une trame d’aventure ou une trame sentimentale, exaltent avec une ferveur de plus en plus explicite les sentiments nationalistes dans leurs versants xénophobes, mais les récits paraissent envahis par les personnages de soldats : de Mary, Tallandier va publier Le Régiment, Les Amants de la frontière, Pantalon rouge, Le Déserteur, suite du précédent, sous-titré « roman patriotique ». Si les romans de Jules Mary sont ceux qui donnent la place la plus importante à cet imaginaire militaire, en réalité, il est rare de ne pas rencontrer, au détour des récits de mœurs publiés par la collection, la figure d’un officier au grand cœur, ou d’un fils déshérité allant racheter son honneur dans les colonies, comme si le romancier patriote était prêt à tout moment à prendre les armes. Ainsi, le roman de mœurs n’est-il pas épargné par cet imaginaire cocardier qui occupe la littérature d’aventures géographiques, et le « Livre National » bleu s’associe-t-il naturellement au rouge pour figurer les couleurs du drapeau français, comme s’associent celles du Lisez-moi bleu et du rouge, dont les invendus seront écoulés, durant la guerre, à travers force publicités les présentant sous le titre de « lectures pour nos soldats ». Mais plus encore que dans les ouvrages, c’est dans la presse qu’est sensible cette invasion des sujets militaires et patriotiques. La chose n’est guère étonnante quand il s’agit d’un périodique comme le Journal des voyages qui, restant lié à l’actualité géographique, a progressivement glissé d’un imaginaire de la découverte des terres lointaines aux côtés des grands explorateurs, vers une mise en scène des grands exploits de l’armée coloniale : en 1880, les soldats figurent encore exceptionnellement en couverture ; en 1895, ils restent très minoritaires – mais les casques coloniaux sont déjà plus fréquents ; en 1910, ils apparaissent (zouaves ou autres) sur le tiers des couvertures et dans presque chaque numéro ; deux des principaux feuilletons (Le Zouave de Malakoff de Boussenard et L’Aviateur du Pacifique du capitaine Danrit) sont des récits de guerre et, une fois par mois, une pleine page est consacrée aux exploits de « nos troupes colo-

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niales » : la découverte des confins a fait place à leur pacification, l’explorateur, au soldat271. Des périodiques humoristiques comme L’Illustré National, Mon copain du dimanche et, bien sûr, Le Petit Soldat de France, laissent également une place significative au comique troupier, sans commune mesure avec celle que leur réservaient les revues éditées par le même au XIXe siècle, L’Éclipse, puis La Caricature. Ce sont ces mêmes sujets humoristiques que le dessinateur Charly développe dans ses ouvrages. Plus surprenant, même une revue dont le sujet est spécialisé, comme L’Œil de la police, laisse une place croissante à ce type de préoccupations : drames coloniaux, faits divers militaires, anecdotes de guerres étrangères… On ne compte plus les « soldats fauchés par une automobile », « soldat torturé par les Maures », les « Combats à la frontière turque » ou « l’accident du Vendémiaire ». À partir de 1912, les inquiétudes se font plus précises. Ainsi, quand débute la première guerre balkanique, peut-on lire que « la grande conflagration dont les nations européennes envisageaient depuis longtemps avec crainte l’éventualité s’est malheureusement produite […] Il sera difficile à l’Europe d’éteindre définitivement l’incendie qui couve depuis si longtemps » (n° 199). Les numéros suivants vont multiplier les évocations des combats, délaissant pour un temps les habituels meurtres crapuleux. Mais les inquiétudes ne sont que momentanées, même si le journal accorde encore par la suite une place de choix aux sujets militaires. L’armée, les rivalités internationales, la défense des intérêts coloniaux, les valeurs patriotiques sont constamment affirmées dans les ouvrages, mais comme un bruit de fond. Il ne s’agit évidemment pas d’appeler de ses vœux la guerre à venir : celle-ci n’est d’ailleurs presque jamais le sujet des œuvres. En revanche, la place

271. Parmi les grands soldats à s’être illustrés dans les pages du Journal des voyages, on citera Charles de Gaulle, qui y publiera l’un de ses premiers textes édités, Le Secret du spahi, dans le numéro 688 de 1910, sous le pseudonyme transparent de Charles de Lagule.

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accordée à l’armée, les discours patriotiques, les rivalités et les craintes xénophobes s’enracinent dans l’imaginaire collectif, celui-là même que flatte l’éditeur à travers ses publications populaires. Reste que l’idée d’une guerre à venir est parfois plus directement évoquée par certains auteurs. L’Histoire elle-même, tributaire chez Tallandier d’une tradition enracinée dans l’imaginaire de la Révolte, donne une place considérable aux sujets militaires sous l’impulsion du lieutenant-colonel Rousset, lequel avait fait du ressassement de la défaite passée son sujet de prédilection (Les Combattants de 18701871. Histoire générale de la guerre franco-allemande et sa version abrégée, Sedan chez un autre éditeur). Celui-ci prend soin de tisser des liens entre les conflits passés et la situation présente de la France, il évoque en outre dans certains de ses ouvrages l’état de l’armée française. Ses livres trouvent un écho immédiat dans d’autres publications : comme le livre de Charles Humbert, avec son essai La Marine, la flotte fantôme, ni bateaux, ni canons, ni obus (1909), qui préfigure ses cris d’alarme de 1914. Ces textes trouvent encore dans les imaginaires crépusculaires du capitaine Danrit de quoi renforcer leurs terreurs, quand celui-ci coécrit avec Arnould Galopin La Révolution de demain (1909). Certes, dans ces romans, le commandant Driant se concentre sur une catastrophe sociale cette fois-ci, mais c’est pour mieux évoquer in extremis la menace d’une invasion allemande réconciliant les classes autour du drapeau français contre l’ennemi commun, boche, au terme du récit. C’est d’ailleurs à Danrit qu’est confiée la rédaction de la préface de La guerre possible (1906), ouvrage de prospective écrit « par un diplomate », sans plus de précisions, mais auquel la signature de Driant vient apporter sa caution. Que dire encore du Iena ou Sedan de l’Allemand Franz Adam Beyerlein (1903) que l’éditeur publie à des fins polémiques avec son titre sonnant à lui seul comme une provocation, et qui évoquait clairement la question du devenir de l’armée allemande dans le cas d’un nouveau conflit avec la France ? Reste que, s’ils révèlent une certaine forme de vigilance inquiète, si leur alarmisme trahit souvent une tentation de frap-

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per les premiers, ces ouvrages ne forment qu’une faible portion d’un catalogue diversifié et indifférent aux questions politiques. Témoin – parfois complaisant – des craintes et des passions politiques de son temps, Jules Tallandier n’est pas un éditeur militant. En revanche, en éditeur populaire avisé, il se fait la caisse de résonance d’un certain état d’esprit qui a précédé la guerre. Loin des clivages politiques, cette vision du monde patriotique et xénophobe largement partagée touchait probablement au cœur bien plus qu’à la raison des lecteurs quand elle prenait la forme de raccourcis idéologiques dans les discours et les structures narratives des romans-feuilletons, et elle explique sans doute la facilité avec laquelle des populations, parfois hostiles à la guerre, ont pu se laisser emporter par un enthousiasme belliqueux au moment du déclenchement des hostilités.

Tallandier dans la guerre On sait combien, malgré des signes avant-coureurs et une certaine inquiétude de l’opinion publique, le déclenchement des hostilités a pris les éditeurs de l’époque au dépourvu. Alors que ceuxci profitaient au début du siècle d’une période de prospérité bienvenue après les années de difficultés de la fin du XIXe, la mobilisation générale vient désorganiser profondément l’ensemble du secteur de l’édition : chaque maison voit certains de ses collaborateurs partir pour la guerre, les imprimeurs et fabricants de papier ferment parfois le temps de remplacer les ouvriers appelés sous les drapeaux. C’est ce que raconte à Jules Tallandier A. Chapeau, de La Petite Gironde (dont les bureaux sont pourtant fort loin du front), dans une lettre du 15 août 1914 : Dans les premiers jours de la mobilisation, nous n’avions qu’un train par jour sur le réseau et nos paquets, mis dans les trains militaires, arrivaient (quand ils arrivaient) avec 15 à

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20 heures de retard […] Plus de 120 rédacteurs, employés et ouvriers de la maison sont à la guerre […] Nous paraissons sur deux pages depuis le 3 août et nos confrères aussi.

C’est bien à une situation de complet chaos que l’on assiste les premières semaines, laquelle se traduit pour un temps par la cessation de la quasi-totalité des publications périodiques (journaux et collections), comme le conclut d’ailleurs Chapeau dans sa lettre : « En somme, je vois clairement que notre commerce est mort pour un bon mois après la paix. Ce sera à recommencer, comme si nous lancions de nouvelles publications. » Tout est donc à réinventer avec cette situation nouvelle. Et si, à la façon de Chapeau, les éditeurs, misant d’abord sur une guerre de courte durée, jouent un temps l’attentisme, ils voient dès septembre 1914 qu’ils devront repenser leur métier dans le cadre de cette guerre qui s’installe, aussi bien en termes économiques qu’en matière de contenus. Comme les autres, la maison Tallandier subit le contrecoup de la mobilisation : la plupart de ses publications cessent de paraître dans les premiers mois de la guerre, parfois en mai 1915, comme le Journal des voyages, dont la parution est de nouveau interrompue, cette fois définitivement, en juillet 1915, quand son directeur, Paul Charpentier, est à son tour mobilisé. L’Œil de la police, qui avait consacré la double page d’un de ses derniers numéros à l’attentat de Sarajevo, s’arrête définitivement dès les premières heures du conflit – lors même que son succès était encore fort à la veille du conflit272, tout comme Le Jeudi de la jeunesse, dont le 534e et dernier numéro paraît en juillet 1914. Historia ne leur survit qu’un mois, et si, dans l’esprit de l’éditeur, l’arrêt de ce périodique qui lui était cher n’est que momentané, il faudra attendre près de vingt ans pour qu’il soit 272. Il faut dire que, comme le remarque encore Chapeau dans la lettre déjà citée, le titre et le contenu du périodique étaient difficiles à adapter à la guerre ; en outre, un journal à bas prix avait des marges si réduites qu’une relance aurait été difficile avec l’augmentation rapide de la main-d’œuvre et des matières premières.

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relancé. L’Illustré National s’arrête également un temps, mais est repris, dans une formule très différente, dès la fin de l’année. Le rythme des collections est également bousculé : la parution des volumes du « Livre National » rouge est stoppée en août, après 88 numéros, et ne reprend qu’en 1916. Les autres collections régulières connaissent le même sort – souvent pour ne plus reparaître. Durant toute la guerre, la maison, dont l’organisation a été bouleversée, va connaître, comme la plupart des éditeurs, d’importantes difficultés matérielles et financières. Le prix du papier va littéralement s’envoler, atteignant jusqu’à 250 % d’augmentation en 1916273. De même, pour répondre au renchérissement du coût de la vie, les techniciens des métiers du livre demandent de substantielles hausses de salaires. Ces difficultés transparaissent dans l’augmentation du prix des collections: ainsi, dès sa relance, le « Livre National » passe « provisoirement » de 65 à 85 centimes, puis à 95 centimes et 1,25 franc selon les cas. Toujours par souci d’économie, l’éditeur modifie le format, imprimant le texte sur deux colonnes dans des ouvrages aux pages légèrement plus grandes, ce qui permet de réduire la quantité de papier employée. La pagination des ouvrages baisse sensiblement par rapport à celle des livres d’avantguerre, offrant des récits plus courts. Le Lisez-moi subit le même sort. L’éditeur s’en justifie clairement, soulignant que « les prix de revient des sortes de papiers destinées à l’impression ont subi une augmentation variant de 30 à 60 % et pour quelques-uns ont passé du simple au double274 ». Tallandier n’hésite pas à en appeler au patriotisme de ses lecteurs, faisant valoir l’importance d’aider un secteur économique faisant vivre de nombreux travailleurs français. Pour compenser la perte de lecteurs qu’entraînent de telles augmentations au moment où les destinataires populaires, appauvris par la guerre, ne sont pas prêts à des dépenses supplémentaires pour leurs 273. Élisabeth Parinet, Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine, Paris, Le Seuil, « Points », 2004. 274. Annonces parues pour les Lisez-moi et le « Livre National » rouge.

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loisirs, l’éditeur sait s’inspirer de certains de ses concurrents en lançant de nouvelles collections. En 1915, sur le modèle du « petit livre » de Ferenczy (créé en 1913), il lance une collection à très faible prix, et au titre voué à un certain avenir, « Le Livre de poche ». Cette collection de 128 pages est proposée à 30 centimes, ainsi peut-elle donner à l’éditeur accès à de nouveaux lecteurs. Elle est suivie d’autres petites collections de romans populaires ou de livraisons à très bas prix, comme Les Vampires de Feuillade et Meirs (ciné-roman en fascicules de 1916 tiré du fameux serial de Louis Feuillade et vendu 45 centimes), ou la collection des « Romans pour tous », lancée en 1918 probablement pour pallier l’arrêt du « Livre de poche ». C’est dans un même souhait de conserver des lecteurs que la guerre a rendus économes que l’éditeur propose les invendus d’un certain nombre de ses collections à prix sacrifiés : bradant les volumes restants des « Romans mystérieux », sa collection de récits policiers, ou baissant sensiblement le prix des anciens numéros des deux Lisezmoi. Il le fait en prétextant des motifs patriotiques et une volonté de fournir « une distraction de lecture aux blessés et malades de nos ambulances, hôpitaux et maisons de convalescence ». Pour écouler les invendus, il va même jusqu’à proposer des éditions reliées des deux Lisez-moi sous le titre de « lectures pour nos soldats », dont il vante la forme pratique et « très portative ». Il peut ainsi, de façon économique, se débarrasser des stocks anciens d’invendus, certes à bas prix, mais dans des conditions de marché favorables étant donné la pénurie de nouveaux titres. En parallèle, il choisit d’investir sur certaines de ses autres collections – le « Livre National » rouge, « Le Livre de poche » jusqu’en 1917 – dans lesquelles il propose des œuvres originales, là où son concurrent Fayard n’offre à l’époque que des retirages du « Livre populaire ». De la sorte, il impose ses collections comme de véritables émules de celles de Fayard, en titres et en importance. Pour agir ainsi, Tallandier tire parti de contrats passés avant la guerre avec certains auteurs les engageant pour un grand nombre de publications, comme

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le traité avec Marc Mario de mai 1914 pour 10 ouvrages, celui avec Jules Lermina le 31 mars 1914 pour sept ouvrages, celui avec Charles Mérouvel de 1913 pour tous les ouvrages à venir de l’auteur275 ou celui avec Maxime Villemer, la même année, dans les mêmes conditions. Il complète pendant la guerre ces traités antérieurs par de nouveaux contrats, soit en prolongeant le système des contrats pour une série de titres, comme avec l’héritier de Paul d’Aigremont, le 18 juillet 1916 (contrat pour 20 titres à répartir entre le « Livre National » et « Le Livre de poche ») soit au coup par coup, comme Le Prince Rouge de Vayre et Florigny (31 mai 1918). Il le fait à des conditions similaires à celles qui prévalaient avant la guerre pour les auteurs, puisque leurs droits s’élèvent à 4 centimes pour un ouvrage à 1,25 franc, soit un droit d’environ 3,2 % – droits qui étaient généralement tombés à ce niveau pour les exemplaires à 0,65 franc en 1914. En revanche, les tirages baissent légèrement, puisqu’ils plafonnent désormais à 20 000 exemplaires – mais ils semblent remonter dès la fin de la guerre276. Enfin, pour maintenir tirages et diffusion, Jules Tallandier décide de faire appel à des imprimeurs suisses, afin de faciliter la fabrication et la distribution, et peut-être aussi pour obtenir des prix plus intéressants. C’est désormais l’imprimerie des internés français à Vevey, en Suisse, qui se charge du « Livre National ». De cette façon, il réalise de substantielles économies tout en faisant acte de patriotisme : ses ouvrages ne représentent-ils pas les trois quarts du travail réalisé par l’imprimeur ? Grâce à ces efforts pour maintenir et même enri275. Le contrat, dont la mise en place fut fortement malmenée par la guerre, sera complété en 1918 – tirages et droits ne pouvant plus être les mêmes. 276. Les droits pour ces ouvrages du « Livre de poche » étaient de 1 centime pour un ouvrage à 6 sous (soit 3,33 %). Les tirages de la collection semblent avoir généralement dépassé les 25 000 exemplaires. Cela signifie que l’éditeur a renoncé très vite aux tirages prévus en 1914, peut-être au vu des chiffres de Ferenczy, puisque, en 1914, il envisageait l’éventualité de collections à 30 centimes avec des tirages de 50 000 exemplaires (voir contrat de Jules Lermina) et ce sont ces tirages qui ont prévalu au début (voir contrat de Jean Brignac pour Femme d’espion, n° 6 de la série). La guerre a modifié la donne et a imposé des ambitions plus modestes.

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chir son catalogue, après la guerre, les tirages du « Livre National » seront désormais à peine inférieurs à ceux de son concurrent. Certes, avec quelque 180 titres (en rajoutant ceux des séries de Jules Mary et de Charles Mérouvel) il reste loin en 1918 des 372 volumes du « Livre populaire » de Fayard toutes séries confondues, mais c’est oublier les 42 titres du « Livre National » bleu, qu’il diffuse encore et qui en font désormais un challenger de poids. Loin d’avoir été anéanti par la guerre, Jules Tallandier a ainsi su résister, mais aussi en un sens se renforcer, et s’imposer comme le principal concurrent de Fayard quand les autres éditeurs, Rouff et Ferenczy, adoptaient une attitude plus prudente. Cette réussite s’est faite grâce à un dynamisme surprenant pendant ces années difficiles. Car les activités de Jules Tallandier ne se cantonnent pas au « Livre National », loin de là. Durant les premiers mois, comme ses confrères, Jules Tallandier reste dans l’attente, misant probablement sur un règlement rapide du conflit, et tente, tant bien que mal, de venir à bout des problèmes de fabrication, d’approvisionnement et de distribution en attendant la fin des hostilités. Pourtant, il est parmi les premiers à voir le parti éditorial qu’il peut tirer de la guerre et à décider de réorienter son activité autour de ce sujet. Mais au lieu de se contenter de publier des ouvrages d’actualité ou d’Histoire militaire (ce qu’il fait aussi), il choisit de décliner le thème dans la plupart des genres et sur la plupart des supports dans lesquels s’est spécialisée la maison : collections populaires, journaux illustrés, publications en livraisons, Histoire… Ainsi, en quelques mois, l’éditeur redéfinit l’ensemble de sa production pour en faire un outil de la propagande de guerre – et tirer parti de l’intérêt des lecteurs pour l’actualité. Ce redéploiement des activités est d’autant plus nécessaire que les premiers mois de guerre ont réduit à néant le remarquable mais fragile dispositif éditorial de la maison. Tous les journaux, toutes les collections s’arrêtent pendant plusieurs mois, on l’a vu et, la guerre s’installant, l’éditeur comprend qu’il ne pourra pas relancer à l’iden-

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tique ses collections. Une des premières publications à être relancée est L’Illustré National, que son titre prédestinait aux sujets patriotiques. Surtout, avec sa diffusion répartie entre de nombreux journaux de province, ce périodique pouvait être plus aisément distribué qu’un autre dans le désordre des premiers mois de la guerre, au moins de façon partielle. C’est d’ailleurs pour cette raison (et pour le lancement quelques mois plus tôt du Panorama) que Jules Tallandier voyage dans le sud-ouest du pays à la fin de l’année 1914, comme en témoigne sa correspondance privée. Ce choix de relancer rapidement L’Illustré National s’explique aussi par le manque d’images de la guerre dans les premiers mois, et les difficultés pour les reporters de prendre des photographies sur le vif et de conserver à l’illustration une place très importante. De fait, d’un humour bon enfant sans sujet délimité, le magazine va subir une mue et ne plus proposer qu’un discours articulé autour de la guerre, au point d’abandonner presque entièrement le traitement humoristique des premiers numéros: sur la page de couverture, plus de plaisanteries ou de caricatures, interdites par la censure, mais la reproduction des portraits des grands chefs militaires, ou des exploits héroïques des soldats français. On notera, parmi ceuxci, le fait de guerre signalé au numéro 52 d’un maréchal des logis, Destouches, qui deviendra plus tard Louis-Ferdinand Céline. Après quelques mois, les numéros proposent certes des pages de dessins humoristiques dès le numéro 80 (mixant souvent caricature et allégorie), mais ceux-ci prennent toujours pour sujet la guerre. Le principal artiste du périodique, Paul Dufresne, ajoute d’ailleurs à sa signature la maxime « Bien haïr le boche est le commencement de la sagesse ». De même, les feuilletons voient leurs intrigues se spécialiser à la façon de ce Femme d’espion, ou Française avant tout de Jean Brignac277. Enfin, un texte forme l’architecture du journal, c’est l’Histoire anecdotique de la guerre européenne, récits de faits de guerre 277. Mais on y trouve également le ciné-roman de Louis Feuillade et Georges Meirs, Les Vampires.

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donnant lieu à de grandes doubles pages illustrées représentant, dans une esthétique sensationnaliste de faits divers, les actions héroïques du jour. Ainsi refondu, L’Illustré National perd certes sa cohérence de revue comique, mais c’est pour en retrouver une autre, fondée sur l’évocation des événements à travers toutes les formes que peut en offrir l’image : caricatures et charges, grands dessins allégoriques, reconstitutions de combats « d’après croquis », portraits… Au-delà du seul dessin d’humour (dans lequel s’était spécialisé un magazine comme La Baïonnette), c’est l’ensemble des possibilités offertes par les journaux illustrés du temps qui sont convoquées. Ainsi, plutôt que d’inventer de nouveaux périodiques, Tallandier préfère-t-il adapter les titres anciens à la situation nouvelle. Même le Lisez-moi bleu, relancé en 1915 après un an d’interruption, pourtant particulièrement éthéré dans son contenu, intègre l’imaginaire de la guerre, mais il le fait lui aussi à partir de contraintes préexistantes. Les innocentes jeunes filles auxquelles s’adresse le titre doivent être préservées, et la violence de la guerre ne peut, aux yeux de l’éditeur, leur être crûment livrée. Dès lors, c’est de biais que celleci apparaît : ainsi voit-on se multiplier les poèmes patriotiques en vers de mirliton : « Pâques rouges » de François Fabié (« Fiévreux adolescents jetant plumes et livres/Pour courir à la hâte en soldats se muer »), « Chant militaire » d’Auguste Dorchain, « Les Deux Guerriers » de Fernand Mazade, « Petit Soldat » de Jacques Normand, etc. Les vers évoquent l’héroïsme, le sacrifice, les souffrances des populations opprimées par l’ennemi… l’ensemble tendant toujours à substituer métaphores et abstractions aux réalités de la guerre. Tout se passe comme si la poésie, avec ses images et ses contraintes formelles, devait euphémiser la guerre pour n’en plus conserver que des valeurs générales et un pathos aussi exaltant que vague dans son objet. C’est ce que viennent confirmer les quelques contes et nouvelles évoquant le conflit ou la guerre en général – L’Entr’aide de René Bazin, L’Attendrissement de Léon Frapié, L’Héroïsme des enfants de Maurice Barrès, Deux Oisillons belges de Pierre Loti – qui reformulent, dans

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une perspective patriotique, la vieille recette des contes édifiants pour jeunes filles, allégories et fables à morale destinées à élever l’âme du lecteur, avec enfants méritants, mères attendries et infirmières dévouées à la clé. Ainsi l’éditeur parvient-il à embrigader jusqu’aux récits destinés aux sages jeunes filles, recyclant les formes passées pour les adapter à la situation présente, et embrigadant lui aussi la jeunesse dans une guerre des enfants que ne pardonneront pas les surréalistes quand, en octobre 1924, ils publieront le tract intitulé « Un cadavre » dans lequel ils condamnaient à la fois Maurice Barrès, Anatole France et Pierre Loti. De la même façon, relancé le 14 mars 1915, le Journal des voyages devient significativement Journal des voyages à travers la guerre. Le périodique, retombé indirectement dans l’escarcelle de Jules Tallandier depuis que son mariage avec Lucie Dewez le lui a apporté en héritage, est à l’époque dirigé par Paul Charpentier, le neveu de Léon Dewez. Celui-ci avait largement contribué à militariser l’esprit du journal en mettant en avant les valeurs du mouvement scout, encore balbutiant en France. Sans abandonner totalement ni l’orientation scoute, ni les valeurs coloniales, ni ses intérêts géographiques, le journal va désormais concentrer tous ses sujets sur la guerre, avec une attention particulière aux fronts lointains : soldats des colonies, combats distants et évocations des armées étrangères se marient avec des récits de batailles narrés sur un ton épique qui n’est pas sans rappeler le style des articles antérieurs de la revue – aux exploits des colons se sont substitués ceux des vaillants Français ou de leurs alliés ; quant aux tribus cannibales, elles ont trouvé un émule en cruauté en la personne du fourbe et brutal soldat boche. Ici encore, dans un mélange qui avait fait la preuve de son efficacité propagandiste, se confondent récits de fiction (dont Les Éclaireurs Robinsons du colonel Royet, qui fait le lien entre l’univers scout et l’imaginaire de guerre) et reportages, anecdotes « authentiques » (retrouvant tous les clichés fantasmatiques du temps: trahisons et lâchetés des Allemands, cruauté contre les populations occupées, et litanies de faits d’armes

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et d’héroïsme de nos troupes…). Ce mélange des genres atteint son apogée dans L’X du Loetschberg, roman d’espionnage jouant en permanence sur la confusion avec l’écriture du reportage, puisque les éléments d’intrigue se donnent constamment comme des reportages d’envoyés spéciaux du journal. La confusion entre fiction et information, déjà pratiquée par la version antérieure du journal, trouve ici une efficacité plus grande encore dans la mesure où l’obsession de l’actualité, l’importance des rumeurs, et la manipulation généralisée de l’information, rendent à l’époque les frontières particulièrement poreuses. Cette porosité transparaît dans les ouvrages de fiction, qui reprennent bien souvent les vieilles recettes de la littérature populaire, mais en les reformulant avec les procédés du reportage. En effet, dès la relance du « Livre National » rouge après le début des hostilités, on voit se multiplier les « romans patriotiques », souvent désignés comme tels par un sous-titre à valeur générique. Cœur de soldat de Marc Mario, Frère d’espion ou La Fiancée de Bruges de Florigny et Vayre, Filles de France de René Vincy, et surtout les romans de Charles Solo, Dans les ruines de Belgique, Fiancés devant la mort… Jules Mary enfin, avec sa longue litanie de romans marqués par le souci d’exalter les valeurs de la patrie menacée: La Fiancée de Lorraine, La Bataille d’avant-guerre, Les Filles du général, L’Amour dans les ruines, Le Boche empoisonneur… Dans ce cas encore, on adapte de vieilles recettes, et ni la forme, ni le style des romans populaires de la collection ne sont affectés en profondeur par les événements. En réalité, ce sont toujours les mêmes récits de l’amour ou de l’honneur opprimés, mais ils sont désormais embrigadés : dans ces nouveaux romans de la victime, le malheureux est à présent une victime de guerre, l’ennemi est l’Allemand (parfois le Turc), les victimes, des Belges ou des Alsaciens. On instille dans des trames éprouvées (conspirations des puissants contre les faibles, couples déchirés, innocents déshonorés, ennemis commandés par des passions lubriques), les mythes et les canons du récit de guerre, resservant les faits d’armes de tel personnage au

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combat, les exactions des Allemands en Belgique (chez Solo, on trouve même l’épisode des Allemands coupant les mains des enfants278) et multipliant surtout les passages patriotiques. Ainsi, dans un texte de Jules Mary exceptionnellement publié à 3,50 francs, Sur les routes sanglantes, la propagande (avec civils fusillés pour avoir crié « vive la France » et mère déportée tenant son enfant mort dans les bras) vient se greffer sur un roman de la victime tout à fait archétypal, ce dont témoigne ladite victime dans un résumé lapidaire : « En imprimant cette lettre sur mon épaule, vous avez voulu m’infliger une flétrissure… Pourtant Jodoigne, je ne vous en veux pas […]. L’apparence était contre Madeleine et contre moi… C’est votre excuse… Mais je me vengerai… Je me vengerai non de vous… de ceux qui ont agi dans l’ombre. » C’est bien de la formule éculée du roman de la victime qu’il s’agit, tout juste teintée du désir de revanche, et si le méchant porte un nom de consonance germanique, il n’est pas le premier dans ce cas depuis 1870 – simplement, l’actualité impose de ressaisir ce schéma narratif dans un cadre adapté. Dans les textes de Solo, de Jules Mary et de Vayre et Florigny, on voit à quel point les structures manichéennes du genre peuvent être ressaisies en termes idéologiques. Les affrontements qui renvoyaient, d’une façon ou d’une autre, aux rapports de force sociaux en prêchant un équilibre de justice et de modestie contre la lutte de classe évoquent désormais la guerre des peuples en appelant à l’unité nationale. Mais dans sa reformulation patriotique, le récit multiplie les évocations outrancières des crimes de l’ennemi, reprenant tous les poncifs de la propagande de guerre : « les Bavarois, qui sont des gens qui aiment à rire, avaient cloué le fermier contre la porte charretière à coups de baïonnette ; jeté la fermière dans une étable à laquelle ils avaient mis le feu, et précipité les deux servantes 278. Charles Solo, Dans les ruines de la Belgique ; sur la fortune du thème des mains coupées, voir John Horne, « Les mains coupées : “atrocités allemandes” et opinion française en 1914 », in Jean-Jacques Becker et al., Guerre et culture, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994, p. 133-146.

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dans un puits, après les avoir violées » (René Vincy, Filles de France) – dans ces poncifs de la propagande la plus outrancière, on retrouve aussi les récits de viols et de meurtres qui nourrissent la presse à l’époque, ou les romans de Jules Mary, qui attaquait déjà les « Boches » dans ses récits d’avant-guerre, on l’a vu. Il est frappant de remarquer que plusieurs des romans patriotiques publiés pendant la guerre étaient le fruit de contrats d’avant le début des hostilités (comme Cœur de soldat de Marc Mario), mais ils prennent une tout autre gravité depuis le commencement du conflit. Mythologie relayée par les journaux et la propagande de l’époque, il n’est pas étonnant que ces récits de la barbarie allemande aient pu si facilement être ressaisis par les auteurs. Ils se prêtent en effet au pathos et au ton mélodramatique qu’affectionnent les romans ; ils permettent en outre de multiplier les scènes d’un sadisme souvent teinté de volupté sans trop choquer les bienséances, puisque c’est par souci de vérité et pour la bonne cause qu’on agit : ce goût pour la violence physique et sexuelle qui, même euphémisée, choquait autrefois, est à présent légitimé par la situation. Ainsi les auteurs adoptent-ils un style fort ambigu puisqu’ils prétendent à la fois à une valeur documentaire, collant à l’actualité, mais à une actualité réduite aux anecdotes les plus horribles, et qu’ils reformulent cette actualité pour l’adapter à un vieux cadre romanesque qui réduit tout à un manichéisme outrancier : la guerre contre l’autre est juste, puisque c’est un monstre, et le triomphe annoncé des héros (celui-là même qu’anticipe le lecteur de littérature populaire, puisque c’est le genre qui le suppose) exalte le sentiment d’une victoire nécessaire et prochaine – mais dans la réalité cette fois. Ces « romans patriotiques » ne représentent qu’une partie des titres du « Livre National », puisque nombre des contrats, par exemple avec Mario ou Zévaco, avaient été passés avant la guerre et que des titres plus traditionnels continuent d’être proposés. Mais à côté de ces ouvrages paraissent toute une série de romans qui sont cette fois directement centrés sur l’évocation de la guerre. On trouve des ouvrages

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de témoignages, qui sont souvent de véritables pamphlets, comme Par le fer ! Par le feu ! Par le sang ! Les horreurs de l’invasion allemande de Jules Poirier ou Les Boches au Pays Noir de Jules Mousseron, ancien mineur et poète patoisant qui administre la preuve que la couleur locale peut elle aussi être embrigadée279. Les témoignages sur l’héroïsme des troupes se multiplient, des Choses vues de Charles Foleÿ (auteur déjà habitué de la maison) à La Ruée sur Paris de Robert Cornilleau, en passant par L’Agonie de Dixmude de Léon Bocquet. Très vite, l’activité entrepreneuriale de l’éditeur va se concentrer sur deux grands projets, tous deux largement liés à la figure du lieutenant-colonel Rousset, qui était déjà auparavant le spécialiste dans la maison des publications d’histoire militaire, ayant en particulier publié plusieurs ouvrages sur la guerre de 1870. Qui mieux que lui dans ces conditions pouvait évoquer la guerre en cours, nouvel affrontement tant redouté entre la France et l’Allemagne ? C’est du moins ce qu’affirme régulièrement l’éditeur dans ses publicités, allant même jusqu’à présenter l’ancienne Histoire de la guerre franco-allemande comme « la véritable préface de la guerre de 1914-1918 ». Rousset avait en effet évoqué à plusieurs reprises les dangers d’une guerre à venir et les faiblesses de l’armée française du temps où il était député. Très vite, il va exploiter la forme particulière de la publication en livraisons pour proposer un ouvrage, La Guerre au jour le jour, qui joue sur ce principe de périodicité. L’ouvrage se veut tout à la fois une chronique de la guerre au quotidien et un ouvrage d’histoire immédiate, selon le modèle proposé par Louis Hachette et Charles Lahure avec La Guerre d’Italie, un illustré à 10 centimes lancé en 1859, sans grand succès cependant. En 1914, le lieutenant-colonel Rousset adapte l’écriture d’historien qui avait été la sienne dans ses ouvrages consacrés à la guerre de 1870, à la fois rigoureuse et résolument partisane, et d’orientation narrative, aux conditions de la

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279. Diana Cooper-Richet, Le Peuple de la nuit. Mines et mineurs en France. XIXesiècle, Paris, Perrin, 2002, p. 195-199.

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guerre en cours. Il joue donc le jeu d’une écriture multiple, combinant celle de l’historien et celle du reporter. D’un côté, il propose des encadrés avec les faits du moment, il détaille les forces en présence, propose documents et plans ; de l’autre, il tente de faire participer le lecteur aux événements, décrivant assauts et affrontements en usant de procédés de focalisation interne, employant le « nous », comme s’il participait physiquement à la guerre, s’arrêtant sur des petits faits vrais (« à 15 heures, nous attaquons. Le sol est creusé de cuvettes profondes où les hommes disparaissent parfois »). Il mêle ainsi une écriture du quotidien, un journal de guerre proposant, fascicule après fascicule, les événements les plus récents, permettant une lecture immergée dans l’actualité, donnant une impression de contemporanéité avec le rythme de publication bimensuelle, et une écriture plus distanciée d’autre part, adaptée cette fois à la lecture continue des différents volumes. Deux rythmes et deux écritures se combinent, qui correspondent aux logiques contradictoires de la livraison : périodicité rapide des fascicules qui les apparente au journal et rythme lent des reliures, destinées à être conservées pour faire référence. Mais ce rythme contradictoire, qui était déjà celui des encyclopédies en livraisons de Georges Decaux, trouve ici une efficacité toute particulière face à une relation du lecteur au texte qu’on imagine elle-même résulter d’une tension entre deux pulsions opposées : le souhait de vivre les événements, d’« y être », et celui de les déchiffrer, d’en percevoir la cohérence dans un rythme plus large. En ce sens, les deux écritures de Rousset épousent à la fois les spécificités du média et la relation probable du lecteur au texte. Ainsi sait-il marier le « nous » immersif du reporter et la parole doctorale du savant organisant les faits en connaissances positives ; il les associe dans la voix de l’ancien homme politique et militaire soucieux des questions de défense nationale, donnant son opinion sur les bienfaits de la loi des trois ans ou sur la nécessité de réformer le décret du 31 août 1878 sur l’avancement des officiers de complément frappés d’incapacité. Les commentaires

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sur le vif de l’auteur n’abandonnent pas le ton de l’autorité, mais renoncent aussi à l’impartialité – « l’Allemagne, fidèle à ses habitudes de brutalité, a déchaîné la guerre », annonce-t-il dès l’abord. Mais c’est pour mieux combiner immersion et explication distanciée.

Le Panorama de la guerre Cette position ambiguë sera également celle du Panorama de la guerre, sans conteste l’entreprise la plus ambitieuse de l’éditeur en ces temps de guerre. Il semble qu’il ait songé très tôt à ce projet, dès les tout premiers mois du conflit, ce qui explique que le magazine ait pu être rapidement lancé avant toute autre entreprise éditoriale d’envergure de la maison, puisque le premier numéro paraît le 24 septembre 1914. Pour assurer la diffusion du périodique, l’éditeur va multiplier les contacts avec les journaux et les imprimeurs de province, en particulier dans le Sud-Ouest, région dans laquelle il avait pu tisser des liens privilégiés avec les imprimeurs grâce à L’Illustré National. Sa correspondance des premiers mois de guerre témoigne de ces voyages incessants, alors même qu’il connaît des drames familiaux sans précédent. Le titre du Panorama avait été acheté par Jules Tallandier au directeur de La Dépêche en 1904 pour un tout autre projet, puisqu’il s’agissait alors d’une publication géographique, éditée par la maison Baschet, consacrée aux « Merveilles de la France ». Comme ce fut le cas pour Le Pays de France, publication du Matin consacrée à la découverte des curiosités nationales transformé en périodique de guerre, Jules Tallandier reprend donc un titre dont il était propriétaire, mais qu’il avait abandonné depuis longtemps. C’est Henri Lévêque, un collaborateur régulier, qui est chargé de la direction de l’ensemble et qui en est le principal rédacteur, même si le nom récurrent du colonel Rousset dans les sommaires laisse à penser qu’il n’y était pas étranger.

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Comme pour La Guerre au jour le jour, l’intérêt du projet tient à sa nature hybride. Il se présente non comme un journal traitant de l’actualité (ce que sont Les Hommes du jour ou Le Pays de France) mais comme un ouvrage en livraisons, destiné à être relié : les textes de chaque numéro n’ont pas d’unité intrinsèque, et la numérotation des pages ne devient cohérente que si on organise les cahiers pour les relier, entrelardant pages d’illustrations et pages de texte. Pourtant le sujet de l’ouvrage le distingue fondamentalement des publications en livraisons traditionnelles, puisque l’unité qu’il affirme est, par définition, illusoire : la suite de la guerre est toujours à venir, et l’écriture s’improvise du même coup au jour le jour. Cette incomplétude se trahit d’ailleurs dans le titre des fascicules : d’abord Panorama de la guerre de 1914, ils deviennent Panorama de la guerre (sans date), puis Panorama de la guerre de 1916, Panorama de la guerre de 1914-1918, et de 1914-1919. De même, les reliures changent-elles de titre au gré des rééditions, ajoutant une année à chaque nouveau volume. Plus encore que dans La Guerre au jour le jour de Rousset, qui revendiquait son approche de la guerre sur le vif, le Panorama joue sur la mixité des formes, unité encyclopédique et fragmentation au gré des événements. La publication va miser sur l’attrait auprès du public, dès les premiers mois, des images du conflit, en particulier des documents photographiques. À la même époque, L’Illustration connaît un succès accru, et les publications illustrées sur la guerre se multiplient : La Guerre photographiée, J’ai vu, Le Miroir, Sur le vif, L’Image de la guerre… Le titre des journaux de guerre dit combien la volonté de voir et le goût de l’image étaient devenus omniprésents – et combien, en un sens, les tentatives de Rousset pour faire vivre, dans le second projet de la maison, la guerre par le texte ne suffisaient pas à satisfaire les pulsions scopiques des lecteurs. Loin d’une Guerre au jour le jour articulée autour des textes de Rousset et finalement assez pauvre en iconographie et en documents de première main, le Panorama doit être conçu avant tout comme un journal centré sur

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l’image, avec, pour chaque numéro, de grands cahiers d’illustrations, des portraits en pleine page, des plans et des grandes aquarelles figurant les combats en double page. Les quelques pages de textes se présentent elles-mêmes comme des collages de documents et d’articles, reprenant des extraits tirés des journaux du moment, des discours d’hommes politiques ou le contenu d’affiches officielles. Petit à petit, les fascicules en viennent à masquer ce collage en ne donnant plus l’origine des textes, et en mettant en avant le nom d’auteurs souvent fameux, puisqu’on trouve les signatures de Maurice Barrès, Édouard Drumont, Pierre Loti, Raymond Poincaré… présentés comme les rédacteurs du livre. La sélection des grands noms traduit une conception de la publication largement calquée sur celle qui prévalait dans le Lisez-moi ou dans Historia : ainsi rencontre-t-on nombre d’écrivains consacrés et d’académiciens (Maurice Donnay, Henri Lavedan, Ernest Lavisse, Jean Richepin ou encore le futur académicien Abel Hermant), mais cette fois, l’éditeur ajoute à cette liste le nom d’hommes politiques, députés et ministres souvent fameux (André Tardieu, Maurice Couyba, Jean Cruppi et même Woodrow Wilson et Lloyd George, qui sont cités comme s’ils avaient participé à l’ouvrage !), ainsi que des militaires. En réalité, même dans les fascicules tardifs, les textes sont tirés d’autres sources, et le Panorama compile des documents extérieurs. Si l’on excepte Rousset, qui se charge des avant-propos et des postfaces, le seul rédacteur dédié au projet est Henri Lévêque, déjà collaborateur de la maison auparavant. C’est lui qui est d’ailleurs donné comme l’auteur du Panorama, auteur ou plutôt compilateur on l’a vu, puisque l’essentiel est pour lui d’introduire la parole seconde d’auteurs plus prestigieux et de présenter la riche iconographie. Son travail d’édition obéit cependant à un projet cohérent que dévoile en partie le soustitre, « récits, commentaires et jugements des faits diplomatiques, politiques et militaires ». En multipliant les locuteurs et les autorités, le Panorama impose un point de vue encyclopédique qui lui permet d’affirmer une sorte d’équivalent de la vérité, selon ce principe édicté autre-

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fois par Aristote dans ses Topiques que cette vérité peut reposer sur « les opinions partagées par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée […] les plus connus et les mieux admis comme autorités ». Il y a donc une volonté d’accumuler les plumes célèbres pour soutenir par l’argument d’autorité ce qu’on ne peut fonder en l’absence d’une vision globale et surplombante. L’accumulation des documents tente de construire par avance un équivalent du discours de l’historien. C’est ce que révèle Léonce Rousset dans sa préface : « Ceci n’est pas un livre d’Histoire, et n’a en aucune façon la prétention d’y ressembler. Mais c’est quelque chose qui servira à en faire, et qui prépare la besogne de l’avenir. » C’est bien affirmer tout à la fois l’impossibilité d’être une véritable publication historique et la volonté de faire malgré tout œuvre historique. Cette assise que confèrent les autorités construit cependant une vérité monologique, puisque seul s’entend le concert des voix alliées. Cela vient bien sûr du fait qu’en ces temps de guerre la vérité est presque toujours patriotique ; mais dans ce cas, le prestige des plumes convoquées emporte d’autant mieux la conviction qu’il paraît conférer au discours une valeur universelle, par-delà les opinions partisanes. Mais si les signatures fameuses viennent donner un poids à l’ouvrage et au discours qu’il propose, c’est l’image qui doit attirer et séduire le lecteur, parce qu’elle est ce qui fait exister le conflit en le matérialisant. Pourtant, le Panorama souffre des mêmes problèmes que ses concurrents. À une époque où la photographie de presse reste un exercice malaisé, rares sont en effet les images prises sur le vif. Elles sont d’autant moins nombreuses que la presse est soumise à une censure stricte. La guerre de 1870 ayant vu les journalistes divulguer une série d’informations confidentielles, l’État-major ne souhaitait pas commettre les mêmes erreurs qu’à l’époque. Photographes et journalistes sont donc strictement encadrés, et leurs œuvres soumises à la censure. Dans ces conditions, il n’est pas toujours facile de circuler sur le front, et les photographes manquaient la plupart des affrontements et, en particulier, la majorité de ces actes de bravoure

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dont sont friands les lecteurs et qui fournissent une bonne partie de la matière des ouvrages et périodiques. De fait, lorsqu’on observe les illustrations du Panorama, on est frappé par la rareté des photographies prises dans le feu de l’action : on découvre parfois des clichés de soldats dans les tranchées, de blessés ou de rescapés d’un naufrage, mais ce sont là encore des scènes posées, et il n’existe pour ainsi dire pas de scènes de combats proprement dites. Il y a ainsi un paradoxe à vouloir montrer une guerre qui toujours se dérobe dans son essence, l’affrontement, et qu’on ne peut que représenter en puissance, à travers les acteurs et les armes – soldats, véhicules, artillerie… Dès lors, il faut pallier cette carence par toute une série de procédés. Le premier, le plus simple, consiste à développer un récit autour d’une image un peu neutre, à intégrer l’action de guerre dans ce qui n’est qu’une photo posée. Il s’agit de réinscrire une image anodine (paysage, ruines, soldats au repos) dans une temporalité plus vaste qui lui donne une dimension dramatique : une vision du « marais de Saint-Gond », paysage campagnard au sol jonché d’obus, permet d’évoquer « la Garde prussienne, refoulée et chassée vers le nord, abandonnant sur le terrain morts, blessés, canons et obus », la photographie d’une foule les yeux levés vers le ciel renvoie en creux aux bombardements aériens. Des Allemands posant autour d’une table en Belgique entraînent l’évocation offusquée de leurs rapines et de leurs violences, et s’ils sont en train de trinquer, on évoque les caves pillées. Ici, au sens propre, la légende nous indique ce qu’il s’agit de lire ou de deviner dans une image qui ne dit pas grand-chose par elle-même. Elle fait exister du sens, et surtout des valeurs, là où il n’y a, la plupart du temps, que des photographies dénuées de tension. Tandis que l’image documente en donnant à voir le cadre de l’action, le texte dramatise en créant des événements qu’il distribue selon une logique de propagande (car il s’agit toujours d’admirer ou de fustiger). La seconde méthode pour faire vivre au lecteur cette guerre qui se dérobe, consiste à faire appel aux illustrateurs pour suppléer

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le manque d’images : se multiplient ainsi les scènes de combats de rue, d’assauts de barricades, de « glorieux faits d’armes », de reconstitutions, scène à scène, de naufrages de navires, « à partir de croquis », « d’après un photogramme », « suivant les indications d’un témoin », nous annoncent les légendes dans l’espoir un peu vain de nous convaincre. L’artiste prétend alors à une sorte d’authenticité plus grande que celle de la photographie, puisqu’il cherche à rendre l’esprit de la scène, bien plus que de l’enregistrer simplement. En réalité, les illustrations tentent moins de saisir les faits dans leur authenticité, qu’elles ne s’inscrivent dans l’esthétique des illustrations romanesques et des conventions de la peinture de genre. Le style est pompier, par des illustrateurs spécialistes de la littérature populaire et enfantine (comme Georges Conrad280 ou Henry Thiriet) ou de la peinture militaire (comme Eugène Chaperon, Étienne-Prosper Berne-Bellecour). Les scènes, d’un style académique, cherchent moins à imiter la nature, qu’à produire les stéréotypes attendus de cette peinture de genre, avec son organisation caractéristique par plans : au premier plan, une scène de combat, avec soldats débordant du cadre ou effet de perspective ouverte sur le spectateur (chemin, rue, trouée…), comme pour le faire participer aux affrontements ; à l’arrière-plan, le décor esquisse une bataille à travers quelques scènes secondaires, brossées à grands traits, qui se devinent dans la fumée des combats. Le premier plan détermine un événement circonscrit (une aventure), et l’arrière-plan le contextualise. La scène centrale s’organise ellemême en deux masses dynamiques, celles des adversaires s’affrontant, bondissant les uns vers les autres ou se fuyant, dans des attitudes extrêmes. Quelques cadavres enfin sont là pour rappeler la violence de l’événement. 280. C’est à Georges Conrad que l’on doit un grand nombre de couvertures du « Livre populaire » de Fayard, dont la série des romans de Gustave Aimard, mais aussi les illustrations de « La Vie d’aventures » coéditée par Tallandier et le Journal des voyages. Voir Le Rocambole, n° 5, automne 1998.

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Ce type de peinture académique avait déjà été analysé, de façon grinçante, par Baudelaire, dans sa présentation des œuvres d’Horace Vernet au Salon de 1845, moquant « l’unité, nulle ; mais une foule de petites anecdotes intéressantes – un vaste panorama de cabaret – ; en général, ces sortes de décorations sont divisées en matières de compartiments ou d’actes, par un arbre, une grande montagne, une caverne, etc. […] grâce à cette méthode de feuilletoniste, la mémoire du spectateur retrouve ses jalons, à savoir : un grand chameau, des biches, une tente, etc281 ». Si l’on remplace ces décors africains, par le fût du canon, l’arbre calciné et le clocher défoncé d’une église, on s’aperçoit que la « méthode de feuilletoniste » reste la même. Comme dans le récit, il s’agit en effet de produire non l’authenticité de la bataille, mais l’effet de la bataille, ses clichés, ses attendus, et de la contextualiser, à travers quelques éléments identifiables : costumes ou architecture pittoresques. Malgré les affirmations répétées d’une volonté documentaire, on est dans une logique du stéréotype et de la généricité, destinés avant tout à faire œuvre de propagande, réassurant les images convenues de l’héroïsme français et de la lâcheté allemande, bien plus que dans une logique de représentation réaliste. Ce qui transparaît de ces illustrations au lavis et de ces grandes aquarelles en couleurs, c’est une volonté de convertir la guerre en roman et en récit épique, entre l’histoire anecdotique d’Historia et les feuilletons de Jules Mary et de Charles Solo. En définitive, cette disparition d’un document dont on affirme pourtant l’exactitude au profit de la propagande s’explique précisément par le caractère ambigu d’un ouvrage qui, tout en prétendant offrir un panorama, se situe au cœur de la guerre, et ne peut donc que participer à ces événements. S’il en figure l’une des formes les plus abouties, le Panorama n’est certes pas le seul à adopter le principe des livraisons. Outre La Guerre au jour le jour, nombreuses sont les publications de ce genre : Le Livre 281. Charles Baudelaire, « Horace Vernet », Salon de 1845, in Curiosités esthétiques, Paris, Garnier, 1962.

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de la Fraternité héroïque est un autre ouvrage en livraisons de Tallandier qui fait le portrait des grandes figures héroïques de l’époque. Chez les concurrents aussi, on trouve toute une série de titres : La Guerre du droit (Quillet), l’Histoire illustrée de la guerre de 1914 par Hanotaux (Gounouilhou), Les Champs de bataille de la Marne (L’Édition française illustrée), La France héroïque et ses alliés (Larousse), etc. Mais par son tirage et son importance, le Panorama a probablement été l’un des plus gros succès du genre. Ce succès a largement dépassé la seule période de la guerre : non seulement il a conduit l’éditeur à envisager en 1919 la matière d’un ultime volume consacré à La Victoire (fascicules 121 à 137 bis), mais il lui a permis de multiplier les réimpressions des années après la guerre, et de continuer à écouler volumes et livraisons plusieurs décennies après la fin des hostilités. En juin 1922, le total cumulé des tirages pour les 137 fascicules dépassait les 13 670 000 exemplaires (soit près de 100 000 exemplaires en moyenne par livraison), avec des chiffres de près de 250 000 exemplaires par livraison pour les fascicules composant le premier volume. L’exercice 1929-1930 indique un retirage de l’ensemble de la série en 143 fascicules, pour un total de 2 289 000 volumes, soit tout de même 16 000 nouveaux exemplaires par numéro, preuve que la demande, émanant sans doute des milieux d’anciens combattants, était loin à l’époque de s’épuiser. Si Jules Tallandier s’est rapidement concentré sur la vente des volumes reliés, il a continué par la suite à écouler les livraisons sous d’autres couvertures, par le biais de libraires, de distributeurs ou de courtiers, et l’on voit se multiplier ainsi les fascicules de la série frappés désormais de marques différentes vendant les cahiers par abonnement, à l’unité ou en série. Quant aux volumes, ils continuent d’être proposés par courtage jusqu’à la défaite de 1940, et ils ont même été relancés une dernière fois dans l’immédiat après-guerre. Ultime preuve de l’exceptionnel succès de la publication, après la Seconde Guerre mondiale, l’éditeur lancera un Panorama de la guerre de 19391945 en livraisons, hommage plus modeste à l’entreprise passée.

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Si, comme ses concurrents, la Librairie Tallandier est bouleversée par la guerre, l’éditeur parvient rapidement à se ressaisir et à tirer parti des événements pour asseoir sa position en renforçant sa place sur le terrain de l’édition populaire et en réaffirmant son rôle central dans le domaine des publications en livraisons. Certes, ce développement est fragile, et l’édifice rebâti de la fin 1914 à 1916 va être à nouveau ébranlé lors de la seconde crise du papier de 1917. Celleci fait suite aux décrets du 7 février 1917 sur la réduction de la consommation de papier et du 30 avril 1917, instaurant de nouvelles restrictions, alors même que les frais – et donc les coûts – des quotidiens ont constamment augmenté. On sait que la presse ne sortira de cette situation difficile qu’en 1919, et que le rationnement ne cessera véritablement qu’en 1921. Le 20 octobre 1917, on trouve cette annonce en quatrième de couverture du Panorama à propos de Lisez-moi, Lisez-moi bleu et Historia : « Ces publications sont suspendues momentanément en raison de la crise de papier. » Pour les mêmes raisons, la série populaire du « Livre de poche » est également arrêtée : les marges d’une telle collection sont si faibles par rapport aux coûts de fabrication qu’elle ne peut résister à de telles augmentations. Seuls sont maintenus les fleurons de la maison, le Panorama et le « Livre National » ; mais pour ces mêmes raisons de difficultés d’approvisionnement, les fascicules du panorama sont dédoublés (avec création de numéros bis) et le « Livre National » change de forme et augmente ses prix. Il faudra quelques années après la guerre avant que la situation de la maison soit complètement apurée, mais elle en sortira en définitive renforcée. En réalité, le vrai prix payé par Jules Tallandier à la guerre l’est au sein de sa propre famille. Il perd en effet son seul héritier mâle, Maurice Tallandier, qui meurt en novembre 1914, emporté par la typhoïde, à l’hôpital militaire de Vannes où on l’avait conduit. Or, Maurice Tallandier était le successeur désigné de Jules Tallandier. Ses études et sa formation avaient ainsi été conçues pour qu’il puisse un jour prendre la relève de son père dans le métier d’éditeur, et il

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avait fait de nombreux stages chez des éditeurs étrangers, par exemple chez l’Allemand Brockhaus à Leipzig. Avec sa mort, la maison se trouve sans héritier, et devra trouver d’autres solutions au sein de sa famille – ou en dehors de celle-ci. Ce n’est pas du côté de son frère Charles ou de sa descendance que Jules Tallandier peut espérer trouver des solutions, puisque ce dernier, qui a renoncé à toute responsabilité d’importance dans le milieu de l’édition, a également perdu un fils à la guerre, Raoul, mort au champ d’honneur le 22 février 1916. Pour une entreprise familiale comme celle-ci, dans laquelle la grande majorité des capitaux sont réunis entre les mains d’un seul homme malgré la formation d’une société anonyme, la mort de l’héritier est une catastrophe. De fait, elle aura des conséquences fondamentales pour l’avenir de la maison et expliquera le destin qui sera le sien à partir des années 1930. Toutefois, quand il dressera le bilan financier de ces années terribles, Jules Tallandier estimera que ses bénéfices étaient encore de 76 235,70 francs en 1915, de 18 380,65 francs en 1916, de 75 383,05 francs en 1917 et de 85 377,85 francs en 1918. Au total, l’entreprise avait donc dégagé environ 260 000 francs, l’équivalent de 400 000 euros d’aujourd’hui, immédiatement utilisés pour acquérir deux maisons situées à Fontainebleau et Avon, pour 40 000 francs en octobre 1918 la première, et 100 000 francs, en août 1919, la seconde282. Mais, avec l’arrivée de l’inflation, l’instauration de l’impôt sur le revenu et de celui sur les sociétés, l’avenir ne pouvait plus ressembler à ce qu’avait été l’avant-guerre, cette Belle Époque fantasmée après coup par les survivants nostalgiques de ce paradis perdu. On comprend pourquoi, dans ces conditions, Jules Tallandier avait reporté sur Rémy Dumoncel, alors interné à Interlaken, l’affection dont son fils Maurice ne pouvait plus bénéficier et pourquoi il le visitait avec autant de persévérance à chaque voyage effectué auprès de 282. Inventaire après décès de Jules Tallandier, Me Louis Rivain, Fontainebleau, 10 juin 1933, pour ces renseignements.

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son imprimeur installé à Vevey. En le ramenant avec lui au lendemain du 11 novembre 1918, en accélérant les fiançailles de Rémy Dumoncel avec sa fille Germaine, célébrées dès le mois de janvier suivant, et le mariage en février 1919, il pensait apporter une solution définitive à ses problèmes et maintenir la Librairie Tallandier dans le giron des entreprises familiales qui dominent alors l’édition.

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VIII Triomphe d’un éditeur populaire

Malgré les problèmes d’approvisionnement et de distribution, malgré le manque de main-d’œuvre et l’augmentation du coût des matières premières, le bilan des Éditions Tallandier durant la guerre apparaît positif : non seulement la société résiste aux difficultés, mais elle voit sa position renforcée sur le terrain de l’édition populaire, et elle réussit quelques opérations très fructueuses. En revanche, la société est désorganisée, et reste fragile pour plusieurs années. Jules Tallandier évoquera plus tard ces années d’incertitude qui ont suivi la guerre. Dans son allocution à l’assemblée extraordinaire de l’entreprise du 27 octobre 1921, il décrit ainsi ces « difficultés sans cesse grandissantes de l’exploitation pendant les années qui suivirent [1917], le changement radical des méthodes et moyens employés, paralysés par une trésorerie extrêmement difficile qui pouvait faire craindre pour la société elle-même ». Somme toute, si la crise paraît recouvrir des problèmes conjoncturels (la guerre et ses conséquences immédiates) et structurels (l’évolution de l’édition populaire), la solidité des Éditions Tallandier a permis à la maison de se sortir assez rapidement de cette situation puisque, dès 1921, l’éditeur pouvait présenter un bilan très positif de la santé de la maison : « D’une part, les créations nouvelles d’éditions populaires, de collections de livres paraissant répondre aux désirs du public, mises sur pied depuis peu, exploitées par des moyens appropriés […] d’autre part une amélioration sensible du côté financier se manifestent également283. » 283. Allocution à l’Assemblée extraordinaire de la société, 27 octobre 1921.

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Les années de l’immédiat après-guerre se traduisent par une réorganisation en profondeur de la maison et de son fonctionnement. Les circuits traditionnels de distribution ont été bouleversés, un grand nombre de correspondants de province ayant abandonné leurs fonctions, des messageries ayant disparu ou ayant été reprises, et de gros dépositaires de journaux ayant fermé leurs portes. Parallèlement à ces difficultés de distribution, il faut compter les problèmes d’approvisionnement, qui se ressentent encore dans l’immédiat après-guerre. Enfin, nous l’avons vu, la guerre a mis un coup d’arrêt à la plupart des collections et des journaux qui avaient fait le succès de l’éditeur dans les années 1910, et celles qui restent fonctionnent au ralenti. La conjoncture explique que Jules Tallandier décide de ne pas se lancer trop tôt dans de nouveaux projets. Quelques tentatives ont pourtant été faites, à l’instar des « Grands Films », collection précoce de cinéromans lancée en 1918 (et abandonnée presque aussitôt), ou de la collection des « Romans pour tous » (1918), déclinaison du « Livre de poche » rapidement transformée en roman-journal, lequel périclitera très vite à son tour… L’échec de ces essais circonscrits convaincra l’éditeur de ne pas s’engager dans de grandes entreprises et de s’en tenir aux collections existantes. Car loin de s’arrêter, les expériences passées se prolongent avec succès: de nouvelles livraisons du Panorama de la guerre sont publiées jusqu’en 1919, la réussite de la série ayant convaincu l’éditeur d’ajouter un ultime volume consacré à la victoire; et la collection du « Livre National » rouge, quant à elle, continue de proposer régulièrement de nouveaux titres, permettant à l’éditeur de combler en grande partie le retard sur son concurrent Arthème Fayard. À elles deux, ces entreprises forment cependant l’essentiel des publications nouvelles de l’éditeur dans l’immédiat après-guerre, avec quelques ouvrages ponctuels de circonstance (Sinistrés! voici vos droits de Jacques Marizis, Après mon vol au-dessus de Berlin du lieutenant Anselme Marchal, etc.). Mais on imagine aisément que les invendus des titres publiés pendant la guerre ont continué à être écoulés durant toute cette période, comme en témoignent de nombreux rebrochages ou macarons assortis d’un nouveau prix.

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Durant ces années de difficultés – toutes relatives car, dans le même temps, Jules Tallandier réalise plusieurs opérations immobilières qui prouvent qu’à titre personnel au moins, il jouissait d’une grande aise financière – l’éditeur ne s’est pas contenté de remettre en état sa maison d’édition. Il s’est attaché à repenser en partie ses orientations. Sans toucher au contenu des publications, puisqu’il continue, comme avant la guerre, à construire pour l’essentiel son catalogue autour de romans populaires et de publications historiques, il choisit de prendre acte de l’évolution de l’édition pour délaisser certains supports et en privilégier d’autres. Il décide de ne relancer qu’un très petit nombre de périodiques, négligeant même certains de ceux qui avaient connu un grand succès avant guerre : Le Jeudi de la jeunesse qui avait pourtant été l’un des titres phares de l’éditeur n’est pas repris, peut-être parce que certains concurrents, comme Offenstadt, ont acquis sur ce terrain une position suffisamment solide pour que l’éditeur ne s’y risque pas ; la relance d’Historia est longtemps repoussée, lors même que l’éditeur y avait toujours été attaché ; et les deux Lisez-moi ne sont repris que prudemment, à travers plusieurs formules successives de 1922 à 1923. En particulier, l’éditeur paraît renoncer, dans l’ensemble de ses publications d’avantguerre, à la plupart des journaux populaires à quelques sous, dont il se rend bien compte qu’ils sont devenus désuets. De même délaisset-il assez rapidement les publications de romans en livraisons qui avaient fait autrefois la fortune de la maison. Il propose encore sous ce format plusieurs romans de Marcel Priollet, d’Arnould Galopin, de Miral-Viger, et de quelques autres ainsi qu’une série de cinéromans, mais ce sont des essais ponctuels, destinés en partie à alimenter le marché marginal des colporteurs et des petits vendeurs des foires de villages284. Un tel réseau continuera d’être utilisé par l’édi284. Il semble que les ouvrages de la maison aient été diffusés par le biais des colporteurs d’Au Planteur de Caïffa, qui écoulaient à bas prix fascicules et rebrochages conçus parfois spécialement pour ce réseau.

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teur pour écouler ses invendus jusqu’aux années 1960, ce qui explique sans doute que des romans en livraisons aient pu encore être réimprimés régulièrement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, pour être vendus en compléments de volumes soldés285. En définitive, ce à quoi l’éditeur renonce, c’est au dispositif ambitieux qu’il avait mis en place dans les années d’avant guerre : du système fondé sur l’association d’un périodique et d’une collection, il ne conserve que les collections, et encore en abandonne-t-il un certain nombre. Une telle réorganisation porte ses fruits : si en 1921 l’éditeur peut se prévaloir d’une santé économique retrouvée, les années suivantes le confirment. Lors de l’assemblée extraordinaire du 12 octobre 1922, il annonce que « les résultats exceptionnels obtenus au cours de l’exercice écoulé » permettent de décider un premier amortissement de capital. L’opération sera renouvelée en 1925, puis en 1929, preuve d’une santé financière florissante que l’achat, à titre personnel, de 200 000 francs de bons du Trésor 1924 (160 000 euros) vient amplement confirmer286. En réalité, dès 1920, l’éditeur ose relancer des collections ambitieuses, comme la série du « Livre de poche », qu’il avait dû interrompre en 1917 au plus fort de la guerre. La décision a dû suivre l’expérience des « Romans pour tous » démarrés en 1918, et qui, avec leur format plus modeste encore de 48 pages (contre 128 pour « Le Livre de poche ») ont permis de réaliser à moindres frais une sorte de coup d’essai pour déterminer si les conditions étaient réunies pour mettre en place une collection à très bas prix de livres-brochures. Mais c’est en 1921, à l’époque même où il fait le constat de la santé retrouvée de l’entreprise, qu’il va investir massivement dans le secteur de l’édition populaire, débutant coup sur coup la série des « Beaux Romans d’amour », plusieurs collections en fascicules (dont 285. Matthieu Letourneux, « Le Cahier bleu », Le Rocambole, n° 39-40, étéautomne 2007. 286. Voir inventaire après décès de Jules Tallandier, op. cit.

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les « Mémoires de Villiod » rédigées en réalité par Charles Vayre) et surtout la fameuse collection du « Cinéma Bibliothèque » qui assurera à l’éditeur la première place dans le domaine important des cinéromans. À partir de cette date, chaque année verra l’apparition de nouvelles collections ou de périodiques, à un rythme soutenu: relance de L’Illustré National et du Lisez-moi (sous le nom de Lisez-Moi pour tous) en 1922, réapparition du « Livre National » bleu, sous le titre de « Bibliothèque des grandes aventures » en 1923, démarrage des « Romans célèbres de drame et d’amour » en 1926, rachat de la vénérable « Collection de la Bibliothèque nationale », collection à très bas prix de petits classiques littéraires fondée en 1863, et qui permet à l’éditeur de décliner ses collections populaires sous forme de titres plus légitimés, collection des « Voyages lointains, aventures étranges » et reprise des « Romans mystérieux » en 1927… La liste, loin d’être exhaustive287, des collections et des périodiques mis sur le marché en quelques années est remarquable, d’autant que nous laissons de côté les collections avortées, les séries de quelques titres, les ouvrages d’Histoire, et les grands volumes hors collection, comme les premiers romans de Delly ou les nouveaux ouvrages du lieutenant-colonel Rousset (1914-1918. Les grands chefs de l’armée française). Ainsi, certaines formes vieillies sont-elles abandonnées, et l’éditeur décide-t-il de tout miser sur le principe des collections aussi bien dans le domaine de l’édition populaire que de l’édition générale : dans ce domaine, à côté de la « Bibliothèque Historia » créée avant la guerre, vont être lancées, sous l’impulsion des frères Wittmann, des séries comme « Les Chefs-d’œuvre illustrés » (pour la littérature), « Les Chefs-d’œuvre de l’esprit » (pour les grands essais) ou la « Collection du temps présent » (pour les essais d’actualité que dirige Jean de Granvilliers). L’éditeur publie de nombreux titres non populaires, qu’il prend soin généralement de distinguer du reste de ses publications à travers une présentation plus légitime (couverture 287. Voir en annexe la liste des publications de l’éditeur.

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blanche ou crème, papier et impression de qualité288). Mais si elles figurent comme autant de fleurons de la maison, ces collections restent très marginales par rapport à l’édition populaire, qui fournit l’essentiel des revenus de l’éditeur. En 1929, les titres populaires représentent à eux seuls 10 668 000 volumes fabriqués, auxquels il faut ajouter plus de 900 000 réimpressions. Avec ces différentes collections, Tallandier peut non seulement s’affirmer comme l’un des principaux éditeurs populaires, mais aussi comme un éditeur généraliste important. Un certain nombre d’événements viennent consacrer cette montée en puissance. Le 27 février 1920, Jules Tallandier est nommé à la présidence du Cercle de la Librairie, véritable consécration pour un éditeur. En 1930, dix ans après avoir été fait chevalier de la Légion d’honneur, il est élevé au grade d’officier. Jules Tallandier est désormais une des figures les plus importantes de l’édition française, ce qui explique par exemple qu’il soit l’un des premiers à être approché par la Librairie Hachette lorsque celle-ci souhaitera développer ses activités de messageries.

Triomphe de l’édition populaire À partir des années 1920, Jules Tallandier va investir l’essentiel de ses efforts dans l’édition populaire, et c’est par ce biais que sera relancée l’activité de la maison après les années de guerre. Un tel infléchissement paraît avoir été consacré par l’arrivée de Rémy Dumoncel dans la maison, même s’il faut attendre quelques années pour que ce dernier prenne officiellement la direction du secteur populaire. Rémy Dumoncel est entré dans la maison d’édition dès 1912, assumant 288. Une telle distinction entre l’édition populaire et l’édition légitimée, très nette chez l’éditeur, témoigne de ce que des auteurs comme Delly et Max du Veuzit, aujourd’hui considérés comme populaires, étaient plutôt perçus par l’éditeur comme des écrivains jouissant d’une certaine légitimité – légitimité littéraire sans doute, mais surtout morale.

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semble-t-il le rôle de secrétaire de Jules Tallandier (on parlerait aujourd’hui d’assistant), et Jules Tallandier n’a pas hésité en 1914 à l’associer au sort de son entreprise en lui donnant des actions au moment de la transformation de la maison en société anonyme, participation qui avait été toute symbolique, mais qui signalait déjà une marque de confiance. La participation de Rémy Dumoncel aux affaires de la Librairie a subi un coup d’arrêt pendant la guerre, qu’il passera pour une bonne part en captivité, et son retour a encore été retardé par une démobilisation tardive après son séjour en Suisse où il avait été interné. Tout change en janvier 1919, quand il se fiance avec Germaine, la fille de Jules Tallandier, qu’il épouse un mois plus tard. Peu après son mariage, il fait son retour au sein de la maison d’édition. Sa situation est désormais changée: avec la mort de Maurice Tallandier durant la guerre, il est devenu, depuis son mariage, l’héritier en titre, et son rôle va rapidement croître au sein de la maison: de secrétaire, il devient directeur du personnel, mais, sans que ce rôle ne soit officialisé au début, Jules Tallandier le laisse s’occuper des collections populaires. Il est vrai que Rémy Dumoncel se révèle très vite peu intéressé par les affaires économiques et administratives de la maison, et il semble qu’en ce domaine une série de désaccords soient apparus entre le beaupère et son gendre, ce dernier étant jugé trop tolérant avec le personnel. En 1923, il se concentre d’ailleurs sur ce seul rôle de directeur de collection, puisque Jules Tallandier officialise ses fonctions à la tête des deux collections du « Livre National », ainsi que du « Cinéma Bibliothèque289 » et du « Livre de poche ». On peut penser cependant qu’il a été associé dès 1920 au renouveau des collections populaires : grand lecteur lui-même de romans d’aventures et de récits policiers anglo-saxons, Rémy Dumoncel paraît témoigner d’un authentique intérêt pour la littérature populaire : de fait, il se chargera également, à la fin des années 1920, des collections populaires d’un 289. Avant lui, les collections de ciné-romans étaient dirigées par Jeanne Prévost, la nouvelle compagne de l’éditeur, qui s’occupera par la suite des Lisez-moi.

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autre éditeur, la Renaissance du Livre, au moment où ses rapports avec le père de sa femme se sont tendus. Si c’est Rémy Dumoncel qui a la charge de l’édition populaire à partir des années 1920, il est aidé par un certain nombre de collaborateurs qui l’assistent dans ses choix, et se chargent du travail d’adaptation, voire de réécriture des œuvres. C’est le cas de Maurice Mario qui s’est occupé d’une partie des adaptations des romansfeuilletons quand ceux-ci étaient trop longs ou quand leur style apparaissait désormais désuet. Vieux routier de la littérature populaire qui a publié lui-même un grand nombre de romans dans la série du « National » rouge, Maurice Mario est issu d’une lignée de romanciers populaires, puisqu’il est le neveu de Léo Taxil (personnage haut en couleur qui fut tour à tour l’auteur de romans anticléricaux et de pamphlets antimaçonniques avant de se convertir à la religion catholique pour mieux se moquer du Vatican après avoir de nouveau abjuré) et qu’il est le fils de Marc Mario, prolifique auteur de romansfeuilletons (sous ce pseudonyme ou sous son vrai nom de Maurice Jogand, le frère de Léo Taxil) qui a vu ses premières œuvres publiées dans la maison dès l’époque de la Librairie Illustrée. Après avoir offert ses premiers textes aux frères Offenstadt, le fils a fait ses débuts chez Tallandier en réduisant plusieurs œuvres de son père, dont Mariage in extremis. Ce travail lui vaudra 300 francs par volume, soit 600 francs en tout (500 euros), ce qui donne une idée du salaire accordé pour ce type de travail. L’accord, passé en 1923 (les livres paraîtront en 1924), semble correspondre aux débuts de la collaboration entre Maurice Mario et l’éditeur, puisqu’il ne publiait à cette époque que chez Offenstadt, chez qui son père l’avait fait entrer en 1905. À côté de Maurice Mario, un écrivain comme Arthur Bernède a peut-être occupé des fonctions dans la maison, se chargeant en particulier de choisir les titres de certaines collections290. Mais, outre cette présence 290. À commencer par la « Galerie criminelle » et ses déclinaisons, dont il est difficile de dire si les textes furent tous écrits par lui, ou par des collaborateurs anonymes.

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de collaborateurs plus ou moins réguliers, l’importance que prend ce secteur se mesure surtout à l’évolution de la relation des auteurs à l’éditeur, un bon nombre d’entre eux devenant de fait de véritables salariés, recevant des émoluments fixes chaque mois. La veuve de Michel Zévaco ou René Vincy furent parmi les bénéficiaires de ces sortes de rentes permises par une collaboration régulière. D’autres, comme Jean de La Hire, signeront quant à eux des contrats pour des séries de livres à venir, autre façon de pérenniser cette collaboration. Enfin, l’éditeur continue d’enrichir son catalogue en achetant en groupe d’anciens titres publiés en livraisons. Le rapide développement de ce secteur s’explique par le fait que l’éditeur considère désormais les publications populaires comme le moteur financier de sa maison, tentant d’assurer la position qu’il a su se créer avant la Première Guerre mondiale en occupant le terrain à travers toute une série de collections déclinant, à des prix et dans des formats différents, les deux succès d’avant-guerre, le « Livre National » rouge et le « Livre National » bleu. Il serait fastidieux de proposer une description systématique de ces collections, dont la durée de vie a été parfois très brève, et dont il est souvent difficile de dire s’il s’agit de collections indépendantes ou de sous-séries identifiées par certains traits paratextuels. On peut en tout cas compter, de 1920 à la guerre, une trentaine de collections et sous-collections dérivées des deux séries du « Livre National », auxquelles il faut ajouter les collections criminelles, les collections de cape et d’épée, et les collections de ciné-romans, soit une cinquantaine de collections en tout291. L’éditeur lui-même ne distingue d’ailleurs pas toujours très clairement ces collections et séries : de fait, dans sa correspondance et son courrier interne, il les décrit toutes sous les seuls noms de « National » bleu et rouge, témoignant bien d’une volonté de décliner les supports tout en conservant une unité thématique. D’une collection à l’autre, ce sont d’ailleurs les mêmes auteurs que 291. Voir en fin de volume pour un aperçu de ces collections.

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l’on retrouve, et parfois les mêmes titres, sous une nouvelle couverture : pour le « Livre National » rouge et ses déclinaisons, Arthur Bernède, Marc et Maurice Mario, Gaston-Charles Richard, Charles Vayre, René Vincy, Marcel Priollet, sans compter les anciens, dont les œuvres sont régulièrement rééditées – Paul d’Aigremont, Jules Mary, Charles Mérouvel… Pour le « Livre National » bleu, Albert Bonneau, Luigi Motta292, René Thévenin, Pierre Demousson, Paul Dancray293, Jean de La Hire (qui s’illustre aussi dans le « National » rouge), Paul d’Ivoi (entièrement réédité dans la collection), Mayne Reid, Emilio Salgari294, et, bien sûr, toujours, l’inamovible Louis Boussenard, dont les œuvres sont rééditées en plusieurs volumes et sous des formats divers. Si les auteurs, et souvent les titres, restent les mêmes d’une collection à l’autre, les formats et les prix varient en revanche considérablement. On peut distinguer trois types de publications. Le premier ensemble correspond aux collections de romans, dont le format et l’apparence annoncent les modernes livres de poche, et qui se déclinent de 128 à 446 pages : outre les collections du « Livre National » (« Les Chevaliers de l’aventure », « Espions criminels et policiers », etc.) et leurs rebrochages divers (« Œuvres de Paul d’Ivoi », « Les Meilleurs romans d’aventures », « Les Meilleurs romans de drame et d’amour », etc.), il faut compter les séries policières (« Les Romans mystérieux », relancés en 1927) ou historiques (« Romans de cape et d’épée », 1932-1942). Le second ensemble est formé par toutes les séries de ce que René Guise a appelé les « petits livres », sortes de fascicules de 48 à 128 pages, de petit format et à très bas prix, que

292. En 1925, il cède 32 de ses titres à l’éditeur, auxquels s’ajoutent 18 titres en 1926. Tallandier n’aura le temps d’en publier qu’une partie avant l’arrêt de la collection. 293. Paul Dancray, comme Paul Darcy, est le pseudonyme de Paul Salmon. 294. C’est encore Luigi Motta qui s’est chargé de la transaction en 1927, déclarant détenir les droits de 60 titres, se faisant sans doute l’intermédiaire auprès des ayants droit italiens de l’œuvre.

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Jules Tallandier avait lancés en 1915 avec « Le Livre de poche » : dans ce cas encore, les collections prolifèrent, rebrochages ou nouvelles séries: « Le Livre de poche », « Les Romans du dimanche », « Les Jolis Romans », « Les Romans de la vie », « Ma lecture », « Le Livre d’aventures », etc. Le troisième ensemble rassemble les séries de grands fascicules complets, généralement imprimés sur deux colonnes : le format, qui correspond à celui du « Cinéma Bibliothèque », la fameuse collection de ciné-romans, est rapidement décliné en collections d’aventures (« À travers l’univers », « Aventures étranges, voyages lointains », « Aventures vécues de mer et d’outre mer »), en collections sentimentales (« Romans célèbres de drame et d’amour », « Les Beaux Romans dramatiques ») ou en collections criminelles (« Crimes et châtiments », série entièrement signée par Arthur Bernède). Ces variantes correspondent à une volonté de couvrir des réseaux de distribution très variés : pour les colporteurs (qui écoulent aussi les derniers invendus des collections), les petits fascicules, pour les kiosques, les merceries et les autres boutiques, les grands formats et les petits livres, tandis que les volumes des deux collections du « Livre National » peuvent être écoulés facilement, puisqu’ils peuvent se ranger dans les rayons d’une bibliothèque, avec leur dos contenant toutes les informations utiles à l’achat (collection, titre, nom d’auteur, prix…). Dans les années 1920, le succès est au rendez-vous, et les collections jouissent de tirages considérables. En 1929, ils sont de 35 000 exemplaires en moyenne pour les volumes du « Livre National » (avec un premier tirage à 28 000 exemplaires), 30 000 pour les fascicules grand format (avec un premier tirage à 21000), entre 35000 et 40000 dès le premier tirage pour les volumes de type « Livre de poche ». Dans cette logique de consommation rapide, les neuf dixièmes du premier tirage du « Livre de poche » ou du « Livre National » sont vendus dans les premiers mois, le reste (reliquat et retirages) étant écoulé dans les trois ou quatre années qui suivent. Ensuite vient le temps des rebrochages d’invendus sous une nouvelle couverture et parfois dans une nouvelle collection (avec parfois à nouveau des retirages), qui don-

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nent une nouvelle vie au titre. C’est dire que derrière l’apparente péremption des titres, ceux-ci connaissent une vie sur le circuit du livre qui atteint facilement une vingtaine d’années – quand, à l’instar de Louis Boussenard ou Paul d’Ivoi, ils ne finissent pas par apparaître comme des classiques de la littérature populaire. On le voit, loin de multiplier les expériences sur de nouveaux terrains, Jules Tallandier cherche avant tout à se consolider en se concentrant sur les deux grandes collections (et les thèmes qui leur sont associés) qu’il décline sous tous les formats possibles. Pourtant, il tente encore quelques expériences. Parmi elles, il faut dire un mot du rachat de la « Bibliothèque nationale », collection que Jules Tallandier reprend en 1926, mais qui existe depuis 1863. Celle-ci s’inscrit en effet très probablement dans sa volonté de s’affirmer comme l’un des principaux éditeurs populaires, en attachant à son nom l’image d’une série ancienne qui a connu son heure de gloire mais qui est alors très essoufflée et moribonde. Dans L’invention de la collection, Isabelle Olivero a eu l’occasion de conter l’histoire de cette entreprise atypique295. Certes, il a existé auparavant des collections dédiées aux classiques français, comme la « Collection des classiques français » des Didot (née en 1799, elle disparaît en 1840) ou la « Collection des chefs-d’œuvre de la littérature classique » de Beaujouan (née en 1840). Mais par rapport à ces entreprises antérieures, la « Bibliothèque nationale », avec un prix de 25 centimes le volume, apparaît comme la première vraie expérience populaire. Elle a été conçue à l’origine à l’initiative de l’imprimerie Dubuisson, dont les responsables sont animés par des idéaux de gauche. Jean-Baptiste Dubuisson a travaillé auparavant pour l’imprimerie de Boulé, connue pour éditer des journaux socialistes et quarante-huitards, même s’il paraît être plus modéré que son ancien patron. Il a obtenu son brevet d’imprimeur-typographe en 1851 et son entreprise prend vite une certaine importance, puisqu’il imprime plus de 40 publica295. Isabelle Olivero, L’Invention de la collection. De la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle, Éditions IMEC/MSH, 1999.

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tions. Reste que les temps sont durs en cette période de censure. Aussi Dubuisson a-t-il l’idée de créer une petite collection d’auteurs tombés dans le domaine public pour occuper ses ouvriers en période d’inaction. Le projet est conçu comme un essai de solidarité ouvrière mais aussi d’acculturation du peuple. Et les allégories qui figurent en couverture désignent explicitement le projet républicain. Le prix de 25 centimes correspond au prix de revient. Pour cette somme l’éditeur propose un objet modeste, avec son mauvais papier et sa couverture bleue qui rappelle les petits livrets de la « Bibliothèque bleue » de Troyes. En reprenant une telle collection, Jules Tallandier renoue symboliquement avec la tradition initiée par Georges Decaux et François Polo d’une littérature populaire d’inspiration républicaine. La collection, en rappelant ses origines lointaines, insiste sur l’enracinement historique de la maison dans un domaine où l’on n’a guère de mémoire296. En effet, Jules Tallandier acquiert ainsi une collection ancienne, qui compte à son catalogue plus de 400 titres en 1914 (même si nombre d’entre eux ne sont guère disponibles). Certes, cela fait bien longtemps que la collection n’est plus que l’ombre d’ellemême, et il s’agit là avant tout d’une acquisition symbolique, mais l’éditeur, après en avoir réorganisé et réduit le catalogue (qu’il modernise en partie, y intégrant les grands auteurs du XIXe siècle), la fera vivre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Reprendre une telle collection, c’est évoquer l’ancienneté de la Librairie Illustrée Jules Tallandier, et rehausser son prestige dans le domaine du populaire, à une époque où la concurrence se fait de plus en plus rude. C’est à la fois affirmer l’importance de la maison et conjurer le risque que font courir les autres éditeurs à la Librairie Tallandier à une époque où le marché est saturé de collections et de publications populaires.

296. Mais tout porte à croire que Jules Tallandier était attaché à l’ancienneté de son entreprise, puisqu’il choisit de fêter sa remise de décoration d’officier de la Légion d’honneur en retraçant l’histoire de sa maison depuis l’époque de L’Éclipse et de Georges Decaux.

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Tallandier face aux nouveaux éditeurs populaires, imitation, répétition, variations Après la Première Guerre mondiale, la situation de l’édition populaire a sensiblement évolué. Si les grands éditeurs populaires, Rouff, Fayard, perdent un peu de leur dynamisme, d’autres connaissent une véritable montée en puissance, comme Ferenczi, qui a francisé l’orthographe de son nom en lui enlevant le « y » jugé trop agressif car évoquant l’Empire austro-hongrois, et Offenstadt, dont les propriétaires, pourtant naturalisés français avant la guerre subiront, dans les années 1920, nombre d’allusions racistes à leurs origines, notamment de la part de l’abbé Bethléem. Enfin, il faut compter avec la concurrence des petits éditeurs dynamiques, à l’instar des Éditions Modernes, dont on ne compte pas les collections de fascicules de quelques pages, à très bas prix, sur du mauvais papier. Face à ces nombreux concurrents, Jules Tallandier renonce à s’imposer sur de nouveaux territoires, mais choisit en revanche de décliner ses collections à succès sous tous les formats populaires en vogue, quitte à inventer de nouveaux intitulés de collection à ces différentes séries qu’il appelle indifféremment « National bleu » et « National rouge ». Cette façon de multiplier les formats correspond en effet à une volonté de répondre coup par coup aux adversaires, et d’empêcher les autres éditeurs de devenir des concurrents sérieux. Si le Tallandier d’avant 1914 cherchait à s’imposer sur tous les terrains, imitant presque systématiquement les réalisations des uns et des autres, l’éditeur d’après-guerre est entré dans une logique de consolidation, et n’investit guère les nouveaux domaines de la littérature populaire. Il renonce ainsi à s’engager véritablement dans les avatars modernes du récit policier, laissant les formes les plus légitimées à Albert Pigasse et au Masque, et les formes les plus populaires à Ferenczi et à ses petites collections policières. Tallandier en reste aux récits criminels issus de la tradition du mystère urbain et du récit de la victime ; et s’il lance quelques collections criminelles, « Les Romans mystérieux » (dans

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l’esprit du Masque) ou « Crimes et châtiments » (plus proche des productions Ferenczi), il est clair que ces expériences restent modestes, loin du souci hégémonique des séries sentimentales ou d’aventures. Dans ces domaines que Tallandier maîtrise bien, il s’agit surtout d’empêcher les concurrents de lui tailler des croupières, et de faire obstacle en particulier à l’ascension de Ferenczi. Cet éditeur, qui avait débuté avant la Première Guerre mondiale en éditant des petits romans anticléricaux et licencieux, s’était rapidement diversifié, proposant des séries de fascicules dans l’esprit de ceux d’Eichler (comme Marc Jordan en 1908), des collections de romans à 65 centimes inspirées du « Livre populaire » de Fayard (« Le Livre illustré inédit », 1910), des récits en livraisons rappelant ceux de Galopin (Les Voyages aériens d’un petit Parisien de Raoul de Nizerolles, 1911) et, avant même Tallandier et son « Livre de poche », il lance les collections du « petit livre » en 1912 et du « Livre épatant » en 1913, annonçant en tous points cette collection. Ainsi, bien plus que Fayard qui se concentre sur sa collection reine du « Livre populaire », c’est Ferenczi qui se révèle aprèsguerre être le principal concurrent de Tallandier. Il le devance même sur bien des points : la collection des récits sentimentaux du « petit livre » que Tallandier imitera dans « Le Livre de poche » est immédiatement conçue comme un projet ambitieux, puisque les tirages annoncés par l’éditeur dans la presse (probablement très au-dessus de la réalité) sont d’un million d’exemplaires, alors que les chiffres de tirages réels sont restés probablement de 100000 exemplaires selon René Poupon, l’un des auteurs récurrents des collections de petits livres de Ferenczi297. Toujours selon cet écrivain, Ferenczi payait semble-til les écrivains de cette collection 25 % plus cher que Tallandier dans « Le Livre de poche298 ». Quand Tallandier relance ses collections popu-

297. Lettre de René Poupon à Claude Herbulot. 298. Dans une lettre à Jules Tallandier du 20 janvier 1925, Marcel Allain, habitué à l’époque aux collections de Fayard et de Ferenczi, se plaint de la même façon de la rareté des droits concédés par Tallandier à ses auteurs (archives Tallandier, IMEC).

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laires à partir de 1920, il doit donc livrer bataille avec un adversaire désormais bien implanté sur le terrain des publications les plus populaires, et d’un adversaire qui compte bien pousser son avantage, tentant de tirer parti, dès les années suivant la guerre, de tous les domaines laissés vacants par les éditeurs. Ainsi en est-il de la tentative qu’il fait en 1920 de lancer un périodique d’aventures calqué sur le Journal des voyages qui s’était arrêté en 1915. Ce sera À l’aventure, sous-titré, de façon transparente, Journal de voyages sur terre – sur mer – dans les airs, mais qui n’aura pas le succès escompté puisqu’il cessera de paraître en 1924 ; et en 1921, Ferenczi lance une collection de « Grands Romans-cinéma » pour tenter de tirer profit du relatif effacement des éditeurs sur ce terrain. La montée en puissance concomitante des deux éditeurs se traduit par une grande proximité de leurs publications. De fait, ils se partagent pour l’essentiel les mêmes auteurs : Léon Sazie publie ainsi la série des Zigomar chez Ferenczi (mais elle sera prolongée chez Tallandier) et celle des Martin Numa chez Tallandier ; La Roue fulgurante de Jean de La Hire (qui écrit pour les deux éditeurs) paraît tour à tour chez l’un et l’autre ; et ainsi Luigi Motta, Albert Bonneau, Jean Normand, Robert Jean-Boulan, etc., nourrissent à la fois les catalogues des deux maisons. Conséquence de cette logique sérielle, les collections se ressemblent énormément d’un éditeur à l’autre. Mais nul hasard dans ce cas, car la concurrence engendre un processus constant d’imitations. Si « Le Livre de poche » démarque « Le petit livre », « Le Livre d’aventures » de Ferenczi est un décalque évident de la série du « Livre National » bleu ; en retour, les « Voyages et aventures » s’inspirent du « Roman d’aventures », etc. Cela ne va pas sans grincements ni conflits entre les deux éditeurs. Au plus fort du succès de la maison, ces tensions seront même à l’origine d’un affrontement très violent entre Jules Tallandier et son gendre. En 1929 en effet, Ferenczi décide de lancer une collection pour concurrencer le « Livre National » bleu. La série, qui s’intitule « Le Livre de l’aventure », reprend largement les codes de son concur-

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rent, aussi bien dans le format privilégié que dans la couleur bleue qui donne son identité à la collection de Tallandier, sauf pour la tranche, dont les rayures rappellent plutôt le « Livre National » rouge. Le prix enfin, est volontairement moindre, 1,75 franc contre 2 francs pour Tallandier. Les auteurs appartiennent plutôt à l’écurie Ferenczi, tels Max-André Dazergues et René Poupon, mais nombreux sont ceux, à l’instar de René Thévenin ou de Luigi Motta, à être aussi édités dans la collection bleue du concurrent. Mais ce qui provoque la colère de Jules Tallandier, c’est la publication de La Roue fulgurante de Jean de La Hire. En effet, ce roman avait été édité une première fois par Tallandier en 1908, avant d’être repris par Ferenczi en 1922 dans l’éphémère collection des « Romans d’aventures ». Le plagiat manifeste que représente la nouvelle collection de Ferenczi en 1929, s’il est pratique courante entre éditeurs populaires, rend la présence d’un titre publié autrefois chez Tallandier, par un auteur familier de la maison, fort choquante, et Jules Tallandier reprochera vertement à son gendre de ne pas avoir sanctionné d’une façon ou d’une autre l’écrivain pour lui faire sentir son indélicatesse. Ce sera là l’une des causes de la brouille de Jules Tallandier et de Rémy Dumoncel, qui aura, on le verra, des conséquences malheureuses sur l’entreprise.

Collections populaires et écriture sérielle En réalité, dans ce climat d’imitation généralisée, il aurait été difficile à Tallandier de faire réellement grief à son concurrent de plagier ses collections phares, lui qui ne se privait pas d’en faire autant. Or, en s’inspirant constamment des idées de leurs confrères, les éditeurs ne faisaient rien d’autre qu’appliquer, à leur niveau, les recettes employées par les auteurs eux-mêmes, à une époque où le recyclage généralisé atteignait un rythme industriel. Si les générations précédentes prétendaient encore peindre les malheurs du monde dans leurs œuvres, les auteurs populaires de l’entre-deux-guerres avaient

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en effet renoncé à toute ambition de ce type. Avant la Première Guerre mondiale, un écrivain qui s’inspirait d’Eugène Sue pouvait prétendre peindre les vices de la société moderne ; un écrivain dans la lignée de Jules Verne – par exemple Louis Boussenard – pouvait intégrer dans ses romans géographiques, certes maladroitement, des paragraphes éducatifs visant à faire connaître au lecteur les curiosités des confins coloniaux ; et même les auteurs de récits de cape et d’épée, pourtant plus prompts encore à se laisser emporter par les univers de fiction stéréotypés du fait de l’éloignement du référent, prenaient généralement la peine de se documenter sur l’époque représentée, et d’associer à leurs intrigues picaresques des conspirations de cour vaguement inspirées des événements authentiques du temps. Dans l’entre-deux-guerres, de telles préoccupations paraissent avoir plus ou moins disparu de l’esprit des auteurs populaires. Plus de prétention documentaire désormais, mais des intrigues qui assument pleinement leur caractère distrayant. De façon significative, on voit s’atténuer la place accordée aux incises discursives ou descriptives : ainsi s’éclipsent les professions de foi (en préface ou dans le corps du texte) qu’on rencontrait régulièrement chez les auteurs de romans de mœurs (prétendant fustiger les vices de la ville et en révéler les dessous), les leçons de géographie ou les présentations professorales de la faune et de la flore de pays exotiques d’un romancier-voyageur (ou prétendument tel) déduisant de ses romans de grandes vérités coloniales, et dans les romans de cape et d’épée, le cadre historique qui sert d’arrière-plan apparaît comme une évidence, tant les auteurs le limitent à une poignée de clichés, indifférents aux arrièreplans politiques et aux grandes figures. Ces renoncements à tout arrière-plan discursif traduisent une série de glissements dans les œuvres publiées : d’abord, contrairement à ce qui prévalait encore à la fin du XIXe siècle, les auteurs ont totalement renoncé à tout rôle vis-à-vis du peuple. Certes, au XIXe siècle, une telle affirmation tenait souvent de la simple posture et, pour un Eugène Sue ou un Paul Féval, pour un capitaine Danrit, combien

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de Ponson du Terrail, de Gustave Aimard, de Paul d’Ivoi, de Henry Leturque, réduisant la prétention à délivrer un quelconque savoir à une simple gesticulation conventionnelle et stéréotypée? Il n’empêche que cette posture même a déserté les pages des romans populaires, l’auteur se contentant de narrer sans rechercher d’autre justification à son récit que la simple satisfaction de ses lecteurs. Ce renoncement à décrire, ou à délivrer un message correspond plus profondément à une occultation de la réalité elle-même. Ce n’est plus le monde qui sert de référent aux œuvres (qu’il soit passé ou présent, proche ou lointain), mais les romans des devanciers. Même si les structures narratives et les imaginaires se transforment, les auteurs du « Livre National » bleu écrivent comme Louis Boussenard et Paul d’Ivoi, ceux du « Livre National » rouge, comme Jules Mary et Charles Mérouvel, ceux des « Romans de cape et d’épée », comme Alexandre Dumas et Michel Zévaco. Dans tous les cas, ces grands référents servent moins de médiation (stylistique, narrative ou thématique) entre les auteurs et le monde, que d’écrans, substituant leurs propres univers de fiction romanesques à tout référent extralinguistique. Ici encore, il convient de reconnaître que le processus était largement engagé, et qu’Ernest Capendu, Amédée Achard ou Michel Zévaco avaient déjà substitué l’intertexte de Dumas à la relation immédiate à l’Histoire, et que Louis Boussenard et Paul d’Ivoi s’intéressaient moins à la géographie réelle qu’à celle que proposait Jules Verne dans ses œuvres. Mais ceux-ci articulaient encore (parfois à contre-cœur) cette inspiration romanesque à des sources documentaires (encyclopédies et ouvrages de vulgarisation), quand leurs successeurs, hâtés par le temps, indifférents surtout au monde, délaissaient ces sources pour ne conserver qu’un décor de toile peinte. Il suffit d’ouvrir un roman de Jean de La Hire, de Charles Vayre, d’Albert Bonneau, pour voir combien le monde – l’Histoire, les confins – est devenu chez eux générique et sériel, limité à quelques indices saupoudrés suffisant à susciter un monde : quelques dunes et un Touareg font le Maghreb, deux rapières, une auberge et un accent

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gascon campent un roman de cape et d’épée, une jeune fille pauvre, un fils de famille dévergondé et une mansarde définissent les conditions d’un roman de mœurs. En définitive, il s’agit moins de stéréotyper le récit (une telle stéréotypie était déjà présente chez les générations précédentes, on l’a vu), que d’en expulser tous les éléments discordants, tous les traits supposant un savoir ou un déchiffrement renvoyant à l’actualité, à l’Histoire, à une compétence non stéréotypique. Dans les collections populaires de l’entre-deux-guerres, l’affirmation de la communication sérielle passe par l’épuisement de tout élément divergent par rapport à ces pratiques. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’y a qu’une fossilisation des genres populaires. Au contraire, les genres subissent des mutations fondamentales. Mais si les genres se modifient, si leurs transformations paraissent refléter les changements du monde (en particulier dans le roman d’aventures coloniales), si même certains auteurs paraissent faire preuve d’une relative originalité par rapport au genre, ces mutations ne passent guère par l’affirmation d’un regard neuf sur le monde, d’une vérité à transmettre, ou d’une écriture spécifique. Or, un tel glissement correspond à des attentes différentes du lecteur. L’amateur de collections populaires recherche des romans d’un certain type: quand il achetait le Journal des voyages, quand il lisait Jules Verne dans le Magasin d’éducation et de récréation, il s’attendait à se voir offrir un certain regard sur les pays lointains, même si c’était sous la forme de romans stéréotypés et de discours convenus. Dorénavant, il cherche des types d’événements, un style et des conventions, ceux que promet la collection et qu’affiche dès l’abord la couverture des livres. Ainsi la logique de la lecture répond-elle de façon spéculaire à celle de l’écriture et de l’édition sérielles, constituant un système de communication cohérent, avec ses règles propres. Ces règles, très largement initiées avant la Première Guerre mondiale, s’inscrivent en réalité dans des pratiques de production et de réception beaucoup plus anciennes, celles des types de narration fondée sur une matière collective à réinvestir, contes, légendes, etc. Au XIXe siècle,

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elles quittent la sphère des pratiques populaires et familières pour entrer dans l’ère de la culture médiatique et de la « littérature industrielle ». Les indices offerts par la matérialité du support et le paratexte éditorial se substituent à la familiarité du conteur et de son public. Au début du XXe siècle, le développement de collections populaires formatées a entraîné une grande accélération de ce processus, on l’a vu. Mais si les premiers titres se contentaient généralement de reprendre des ouvrages publiés auparavant sous d’autres formats, après la guerre, les éditeurs doivent faire appel à de nouveaux talents qui écrivent pour répondre à leurs attentes. Ils commandent souvent des séries d’œuvres aux auteurs, tel Jean de La Hire, qui signe en 1927 un contrat pour une série d’« aventures lointaines en six volumes299 à raison d’un par mois sous un titre différent qui sera arrêté au moment opportun entre les parties » (contrat du 24 janvier 1927). Dans cet exemple, on voit comment la question de l’unité de l’œuvre, comme celle de son contenu, tendent à disparaître derrière l’exigence de la série ou de la collection. Avec le triomphe des collections, les auteurs ne sont plus que les rouages de séries qui doivent se lire dans leur ensemble, et par rapport auxquelles ils peuvent tout au plus varier. De fait, ils proposent des produits adaptés aux collections de l’éditeur, en termes de format (si la typographie peut être plus ou moins serrée, le nombre de pages ne varie pas) aussi bien que d’inspiration. Rares sont les auteurs à échapper aux fourches caudines de la sérialisation : à un Abel Gance souhaitant faire paraître dans une édition prestigieuse à 12 francs une version romanesque de La Fin du monde, Jules Tallandier oppose le fait que « nous sommes surtout spécialisés dans l’édition populaire. Par conséquent nous craignons de n’avoir pas un public suffisant malgré tout l’intérêt que cela puisse présenter300 ». Abel Gance doit donc se plier aux exigences de 299. Il s’agit sans aucun doute des six romans qui forment le cycle du Sphinx du Labrador. 300. Lettre du 18 septembre 1930.

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la sérialisation, et publier l’œuvre au prix et sous le format traditionnel du « Cinéma Bibliothèque » – tout au plus bénéficie-t-il de conditions financières favorables. À un Jean de La Hire, pourtant habile à négocier des contrats plus avantageux que ses confrères, souhaitant lancer une série de romans dans une collection centrée sur son personnage du Nyctalope, l’éditeur répond que la collection du « Livre National » est adaptée et qu’elle ne nécessite aucun aménagement particulier pour accueillir ses aventures301. Plus généralement, dans la correspondance interne de l’éditeur et les comptes rendus de réunions, les romans populaires à paraître sont généralement présentés en masse, sans détail de titre, comme si l’essentiel était de permettre à la machine à produire du récit de fonctionner. Lorsqu’il s’agit, en 1931, de lancer une « petite collection à un franc », on évoque sans plus de précisions « une quinzaine de titres » déjà prêts pour celle-ci302. Ailleurs, on lance un appel aux auteurs habitués de la maison pour apporter des titres pour une autre collection en préparation. Maillons anonymes d’une entreprise, dont les œuvres sont considérées de loin et sans grand souci du détail, les écrivains doivent accepter de voir l’intégrité même des œuvres dégradée. L’éditeur n’hésite pas à leur demander de modifier leur texte pour des raisons de taille, de style ou de succès. Ainsi un Gabriel Bernard, pourtant habitué des catalogues de la maison, est-il contraint d’inventer rapidement une conclusion à la série des aventures de l’inspecteur Tony, parce que le succès n’est plus au rendez-vous : avait-il prévu des développements au-delà du 19e épisode, il devra y renoncer. Nous l’avons vu, certains romanciers avaient d’ailleurs pour fonction régulière de remanier les ouvrages trop longs ou de moder301. Arthur Bernède ne sera guère mieux traité quand il fera une proposition similaire. Il bénéficiera cependant de collections propres dans le domaine de la littérature judiciaire (« Crimes et châtiments » proposera des récits romancés de crimes authentiques tous signés par Bernède). 302. Il s’agit sans doute des « Jolis Romans », à la pagination légèrement plus importante que « Le Livre de poche ».

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niser des textes vieillissants303, au grand scandale des auteurs ou des ayants droit. Mais en la matière, Tallandier ne semble pas déroger à la règle, tirant parti des contraintes sérielles de la collection pour imposer de tels remaniements aux auteurs : en juin 1920, à propos d’une série de romans, il demande à Maxime Villemer de « bien vouloir [l’]autoriser à y faire les coupures nécessaires pour les faire rentrer dans le format de [ses] collections304 », ce que Maxime Villemer, en professionnelle soucieuse de voir ses titres anciens réédités dans les collections d’après-guerre, accepte immédiatement305. Il se permet pourtant en la matière de défendre les droits de certains de ses auteurs contre leurs anciens éditeurs. Ainsi écrit-il à Fayard que « Mme Zévaco [veuve de Michel Zévaco] m’a prié d’ajouter qu’elle exprime le désir que, dans l’avenir, malgré la mention du traité du 26 janvier 1919 signé par M. Zévaco, votre maison n’use de la faculté de couper les textes que d’une manière extrêmement discrète et, si faire se peut, de considérer comme lettre morte la clause de ce traité relative à ces coupures de textes306 ». On sait qu’une telle demande n’a eu aucune conséquence : non seulement Fayard a continué de pratiquer ses coupes, mais Tallandier a vite opéré à son tour ce type de réductions de texte dans les romans de l’écrivain307. 303. C’est le sort que subissent les textes de Boussenard à leur réédition : dates et références trop marquées sont régulièrement gommées. Un procédé similaire de modernisation est opéré par Maurice Toussaint quand il redessine la couverture de La Dame de cœur de Paul Rouget, adaptant coiffures et costumes à la mode du temps, on l’a vu. 304. Lettre du 18 juin 1920. 305. Elle prend même soin de conseiller l’éditeur sur les ouvrages à retailler : « volontiers, je vous donne l’autorisation de faire des coupures – mais quel travail pour vous –. Marka la brune s’y prêtera peut-être très bien. Nous avons encore La Dame aux bleuets où les coupures seraient, il me semble, très faciles » (lettre non datée, juin 1920). 306. Lettre de Jules Tallandier à Messieurs Fayard et Cie, 21 octobre 1926. 307. La pratique des coupes en littérature populaire mériterait une étude détaillée. Des premières pistes de réflexion ont été proposées dans Le Rocambole n° 38, « Les Réducteurs de textes », printemps 2007.

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Signe de cette professionnalisation, les contrats deviennent des contrats-types, dans lesquels il n’y a plus qu’à ajouter le nom de l’auteur, avec tirage et droits prévus à l’avance pour la collection. Ainsi, pour un volume du « Livre National » bleu (« Grandes Aventures »), un auteur est en général payé 1500 à 2000 francs en 1925, 2000 francs en 1927, 2500 en 1930, 2000 francs à nouveau en 1935. En réalité, en francs constants, cette somme reste étonnamment stable, suivant les aléas de l’inflation. Rapportés en euros de 2011, les émoluments versés pour un roman oscillent d’une année sur l’autre entre 1100 et 1600 euros. Cette somme, assez modeste au regard du nombre de pages produites, contraint les auteurs à écrire toujours plus rapidement, d’autant que les rééditions sont rares et que les droits se limitent généralement à la somme fixée par l’éditeur308. L’écrivain qui veut vivre confortablement de sa plume doit donc produire au minimum deux romans d’un volume équivalent au « Livre National » par mois, ou au moins un roman et un volume du « Livre de poche » (payé 500 à 750 euros). Ainsi, Georges Simenon, qui mène grand train, il est vrai, et parvient à abattre un travail peu commun, publie-t-il, pour la seule année 1928, 44 ouvrages, la plupart sous forme de « petits livres » (mais aussi trois « Livre populaire » de Fayard, cinq « Tallandier bleu », un rouge, etc.), et 35 ouvrages l’année suivante. Et de fait, les écrivains populaires produisent un nombre vertigineux de titres: plusieurs centaines pour Jean de La Hire ou Albert Bonneau, usant de pseudonymes pour écouler leur production à la fois chez Tallandier, Ferenczi, Fayard, la Renaissance du Livre, etc. On comprend que, dans ces conditions, les auteurs n’aient pas le temps de concevoir des intrigues très élaborées. Jean de La Hire se vante même de sa rapidité. Dans une préface à ses œuvres complètes chez Ferenczi, un certain Marcel de Bare309 présente ainsi l’auteur en 308. Le tirage contractuel prend en compte un retirage postérieur, le premier tirage réel étant inférieur de 5 000 exemplaires à celui figurant sur le contrat. 309. Peut-être s’agit-il du même Marcel de Bare que l’auteur des romans légèrement grivois, publiés chez Albin Michel et Offenstadt (Éducation de maîtresse, Lucette, figurante, Les Maîtresses insoumises).

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actes : « Jean de La Hire […] enfante avec une telle rapidité qu’il a dû renoncer à tenir la plume, sa main ne pouvant suivre sa pensée. Il dicte à une sténographe. Et la sténographe elle-même est en retard et souvent vaincue. Témoin cette pauvre secrétaire qui a dû interrompre pour plusieurs mois son travail, atteinte de la crampe des écrivains310. » C’est un portrait similaire que dresse en 1925 Paul Reboux d’un Georges Sim qui n’est pas encore Georges Simenon : « Neuf heures. La dactylo est à sa machine. Georges Sim l’attendait. Songez donc que, avant midi, il doit avoir dicté deux contes légers, un conte tragique, et le plan d’un roman populaire […] Il a pris l’engagement d’achever, dans la huitaine, deux romans de quinze cents lignes » (Paris-Soir, 5 juin 1925). Cette écriture dictée, presque automatique, improvisée du moins (« Jean de La Hire part à fond de train, imagine ses personnages à mesure qu’il crée ») caractérise sans doute l’inspiration de bien des auteurs du genre, qui déroulent le récit de convention en convention, comme en témoignent les titres de certains ouvrages, qui paraissent mettre l’accent sur ce principe d’imitation : pour les seules séries du « Livre National » bleu, on trouve 13 titres différents comportant le mot « mystère311 », 15 comportant le mot « secret312 », neuf le mot « trésor313 », etc. La répétition des termes claironne celle des intrigues et la confusion des styles, mais vaut aussi comme marqueur générique : le trésor annonce un récit de quête, le mot Robinson (huit occurrences) renvoie à ce qui est devenu un genre, la robinsonnade, quant aux références à des 310. Marcel de Bare, « Le roman “littéraire”, le roman “populaire” et les romans de Jean de La Hire », préface au Zankador, Paris, Ferenczi, 1927. 311. Le(s) Mystère(s) du Ranch, de la forêt vierge, de la Guyane, de la jungle noire, de l’épave, des Montagnes Rocheuses, du Bardo, d’Angkor, de l’Ile aux phoques, d’Atomeville, mais aussi La Chasse au mystère, L’Ile mystérieuse et la Terre de mystère. 312. Le Secret de l’or, de Nilia, du yogi, des Lamas, du temple enseveli, de l’Aménokal, des Rois Bassoutos, de l’Antarctide, du Cosaque, de la Minerve, de l’éléphant bleu, des Bouddhas, des Llanos, de l’île d’acier, de la Mer Morte. 313. Le Trésor des rois cafres, du paria, des Oyampis, du Président du Paraguay, du planteur, dans la brousse, des Chibdas, de Guy Moreland, dans l’abîme.

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régions données du globe (de la frontière – entendre frontier – à l’Antarctique en passant par les Bermudes, le Brésil, Bornéo, Damas et la Casbah), ils sont promesses d’autant de topoï associés aux lieux. Et de fait, à lire les récits de l’époque, on voit combien ils répondent au modèle de la formula story telle que la définit l’universitaire américain John G. Cawelti314 : les œuvres proposent une intrigue sentimentale ou d’aventure générique aux variantes déterminées et des habillages qui sont autant de variations obéissant elles-mêmes à des conventions… Encore que, dans la logique sérielle, ces stéréotypes associés à chaque décor tiennent autant à l’actualisation opérée par le lecteur lui-même, remplissant les vides du récit par ses propres compétences stéréotypiques. Certaines pratiques d’un Jean de La Hire viennent confirmer cette idée d’une collaboration entre l’auteur et le lecteur sériels dans laquelle l’acte de lecture complète très largement le texte. Jean de La Hire, dont le train de vie était luxueux, avait trouvé une méthode pour accroître encore sa productivité. Il reprenait des vieux épisodes de Buffalo Bill publiés autrefois chez l’éditeur de Dresde Eichler ou ses propres romans et, en modifiant le nom des personnages et des lieux, convertissait un récit de l’Ouest en roman de science-fiction ou en roman d’aventures exotiques. La lutte de Buffalo Bill contre une communauté chinoise de San Francisco devient ainsi, dans « Les Chevaliers de l’aventure » (publié en « Tallandier bleu »), un récit d’aventures turques. Il suffit de modifier le nom du lieu pour qu’un décor américain devienne typiquement turc aux yeux du destinataire. Ce que révèle le cas limite de Jean de La Hire, c’est que les habitudes de lecture sérielle conduisent le lecteur lui-même à constituer les univers de fiction à partir de ses habitudes stéréotypiques : la rareté des descriptions dans les romans permet cette activité du lecteur qui, à partir du titre et de l’illustration de couverture, ainsi que des quelques indices 314. John G. Cawelti, Adventure, Mystery, and Romance: Formula Stories as Art and Popular Culture, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1976.

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du texte, enrichit le récit de ses lectures passées. Univers préconstruits, les romans populaires comblent leur pauvreté intrinsèque par une grande richesse intertextuelle, qui explique en grande partie le plaisir du lecteur.

L’évolution des collections d’aventures : de la conquête à la pacification Relancées plus tardivement que les collections sentimentales, les collections d’aventures n’en connaissent pas moins un succès important dans l’entre-deux-guerres. Outre la « Bibliothèque des grandes aventures » qui comptera 568 volumes pour la seule première série, c’est une dizaine de collections qui verront le jour : les « Voyages lointains, aventures étranges » (110 volumes), « À travers l’univers » (45 titres pour la première série, pour moitié constitués de biographies coloniales romancées), « Les Livres de la jeunesse », « Les Chevaliers de l’aventure », « Les Meilleurs romans d’aventures », « Le Livre d’aventures » (sur le modèle du « Livre de poche »), etc. Certaines de ces collections ne sont cependant que le prolongement sous un autre titre de collections déclinantes (comme « À travers l’univers », qui connaîtra plusieurs versions), et d’autres se proposent simplement d’offrir un rebrochage d’invendus sous une couverture nouvelle (comme « Les Meilleurs romans d’aventures », regroupant en un volume deux romans du « Livre National » bleu). Mais dans l’ensemble, les collections se multiplient, en même temps que se lancent quelques expériences ponctuelles de romans en livraisons, comme L’Anneau de lumière, « grand roman scientifique d’aventures » de Miral-Viger (1922), La guerre est déclarée par le colonel Royet (1931), ou Scouts Services secrets de Jean de La Hire (1934). La plupart de ces collections sont destinées aux enfants, confirmant le rôle central de Jules Tallandier dans le domaine de l’édition populaire pour la jeunesse. Plusieurs couvertures de Maurice Toussaint, l’illustrateur atti-

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tré des collections populaires de l’éditeur, témoignent de ce public recherché – et largement acquis : sur ces couvertures génériques, employées pour les rebrochages, un garçonnet, en costume de scout, lit un roman de Tallandier, tandis qu’en arrière-plan, Peaux-Rouges, cannibales, tigres rugissant, aéroplane, et navire naufragé désignent en sépia les rêveries romanesques offertes par la collection ; d’autres couvertures génériques associent cette fois au jeune scout lisant une jeune fille, peut-être une guide, désignant un lectorat des deux sexes ; une troisième couverture figure enfin le couple du scout et de la jeune fille, pénétrant cette fois directement dans le décor exotique, prêts à rejoindre quelque palais fabuleux entouré de palmiers. Et dans ce mouvement de la lecture à l’aventure coloniale s’actualise l’un des présupposés idéologiques de ce type de littérature. L’extrême sérialisation qui accompagne la logique des collections se traduit par un processus de répétition des formes et des thèmes qui pourrait laisser penser à une usure généralisée. La position confortable d’un Jules Tallandier, maintenant pour son « Livre National » un rythme de croisière de 30 000 exemplaires en moyenne par volume, atteignant fréquemment des tirages de 50 000 exemplaires pour « Le Livre d’aventures », ne l’incite guère à innover. De fait, le catalogue reste très largement dominé par des écrivains morts avant la Première Guerre mondiale, tels Louis Boussenard, Paul d’Ivoi, Emilio Salgari ou même Mayne Reid, décédé en 1883. À eux quatre, ces écrivains représentent 56 des 100 premiers titres publiés, et ce seront eux encore que l’éditeur choisira de rééditer de préférence quand, dans les années 1930, la collection commencera à connaître un certain essoufflement. Plus généralement, on l’a vu, les romans d’aventures continuent de s’inscrire dans la tradition fondée par Jules Verne, Louis Boussenard et Paul d’Ivoi, et la maison reste indifférente à la révolution qu’a entraînée dans les lettres françaises la découverte de Robert Louis Stevenson et de Joseph Conrad, les romanciers d’aventures fétiches de la NRF, donc situés alors plutôt du côté des avant-gardes littéraires que délaissent les éditeurs populaires.

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L’époque est pourtant à l’esprit d’aventure. L’article de Jacques Rivière sur « Le Roman d’aventure » dans la Nouvelle Revue française date de 1913, celui d’Albert Thibaudet sur « Le roman de l’aventure » à la française, de 1919. Le Chant de l’équipage de Mac Orlan est publié en 1918, et son Manuel du parfait petit aventurier, en 1920. Sylvain Venayre a montré comment s’est développée après la guerre une véritable mystique de l’aventure, rebelle à l’esprit bourgeois et chargée d’un romantisme virilisé315. Dans le domaine littéraire, cela se traduit par toute une série d’œuvres souvent très inspirées par l’imaginaire conradien, et par des collections dédiées à l’aventure. C’est l’époque où Louis-Frédéric Rouquette publie Le Grand Silence blanc marqué par l’influence de Jack London (1921) ; celle où Maurice Constantin-Weyer reçoit le prix Goncourt, en 1928, pour Un homme se penche sur son passé, récit des pionniers canadiens et où Joseph Kessel enchaîne les titres exotiques. C’est l’époque surtout où Crès, puis Hachette, éditent massivement Jack London et James Oliver Curwood, Phillips Oppenheim, Edgar Wallace et même Willa Cather, où Gallimard propose, dans « Les Chefs-d’œuvre du roman d’aventures », des récits d’Alfred Edward Woodley Mason ou d’Edgar Wallace, où Plon, reprenant une partie du catalogue de Crès, lance sa propre collection « Aventures » qui propose, à côté de Mac Orlan et de Louis Chadourne, des œuvres de Zane Grey, Basil Carey et Jack London. C’est l’époque enfin où Albert Pigasse lance Le Masque (« collection de romans d’aventures » qui publiera en réalité essentiellement des récits policiers), bientôt suivi du « Masque émeraude » (davantage tourné vers l’aventure), où le « Prix du roman d’aventures », certes destiné plutôt à récompenser des récits policiers, mais au nom significatif d’un esprit de l’époque, est créé en 1930. Ainsi, dans les années 1920-1930, le roman d’aventures, influencé par les œuvres anglo-saxonnes, nourri de l’imaginaire du récit policier 315. Sylvain Venayre, La Gloire de l’aventure, Paris, Aubier, « Collection historique », 2002.

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anglais et du roman de l’Ouest américain, connaît une série de mutations. Il devient plus adulte, abandonne le terrain de la découverte géographique pour prendre des accents plus existentiels et souvent tragiques, et tente de combiner figuration réaliste du monde et idéal romanesque. Or, on est surpris de voir combien ces mutations affectent peu les collections de la Librairie Tallandier. Certes, il n’est pas impossible que l’éditeur, comme ses concurrents populaires d’ailleurs, ait décidé de relancer le « Livre National » bleu en 1923 pour tirer parti de cette vogue, mais il le fait avec une grande indifférence à l’évolution du genre. Les écrivains étrangers sont d’ailleurs fort rares dans cette collection qui reste décidément celle d’un « Livre National », et la plupart d’entre eux proviennent directement des catalogues du XIXe siècle : à côté de Salgari et de Mayne Reid, on trouve quelques Walter Scott, quelques Fenimore Cooper (hommage sans doute à leur statut de pères fondateurs), un Rider Haggard, un roman de Kingston (déjà présent dans les collections du XIXe siècle de la Librairie Illustrée)… Les seuls auteurs contemporains à être traduits sont Ottwell Binns, Francis Dickie et William Karlison316, pour l’aire anglo-saxonne, ainsi que Luigi Motta, l’épigone de Salgari, pour l’Italie. Autant dire qu’il n’y a pas de grand auteur étranger contemporain dans les collections de Tallandier, qui en restent à une logique purement française, et ne parviennent pas à se ressourcer dans les influences étrangères. La seule expérience originale est à rechercher du côté de l’œuvre d’André Armandy. Ses romans sur la Légion étrangère, Les Réprouvés (1926) ou Le Renégat (1929), jouant sur le romantisme qu’on associe à l’héroïsme brisé des soldats sans noms, ne sont pas dépourvus d’intérêt, même si l’on doit constater leur proximité

316. Encore que pour ce dernier, dont nous n’avons trouvé nulle trace, il soit fort possible qu’il ne s’agisse que d’un roman de Pierre Lavaur (Henri Gibert) : si l’édition le présente comme le traducteur, le contrat le décrit comme auteur (contrat du 11 mai 1933).

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narrative et thématique avec le Beau Geste de Percival C. Wren (1924). Quant aux autres œuvres (Le Démon bleu, 1925, Terre de suspicion, 1926), dans l’esprit de celles de Pierre Benoît chez Albin Michel et de Maurice Dekobra chez Baudinière, elles combinent préciosités stylistiques et modernité affichée dans un univers cosmopolite où se mêlent aventure exotique et guerre des sexes. Mais les œuvres d’Armandy – qui n’a d’ailleurs jamais reçu l’accueil qu’il aurait souhaité et a vu son succès décliner au fil du temps – sont publiées dans des collections (« Les Romans mystérieux », collection à 9 francs, contre 2 francs pour les Tallandier bleus) et selon des conditions qui en font un écrivain à part chez Tallandier, comme si précisément l’éditeur avait senti qu’un renouvellement, même modeste comme celui-là, expulsait naturellement les romans de l’auteur de la logique sérielle de ses collections d’aventures traditionnelles. Pourtant, malgré la logique stéréotypique qui domine très largement, le genre se transforme, progressivement, au gré des mutations géopolitiques. En effet, la littérature d’aventures qu’avaient développée, dans la seconde moitié du XIXe siècle, Jules Verne puis Louis Boussenard était une littérature de découverte du monde. Elle s’inscrivait dans une relation dynamique à un savoir géographique qui continuait de se conquérir progressivement. Les grands voyageurs dont la presse contait les exploits, les Savorgnan de Brazza, les Stanley, les Livingstone, avaient imposé cette idée d’une absence d’hétérogénéité entre l’aventure vécue par l’explorateur, et le savoir que son expédition permettait d’exposer. En retour, l’aventure narrée par les romanciers pouvait se proposer d’offrir aux jeunes lecteurs d’acquérir des connaissances géographiques, puisqu’il n’existait pas à l’époque une si grande différence qu’aujourd’hui entre les formes narratives (celles du récit de voyage) et les formes discursives (celles du discours géographique) ; à l’époque en outre, sous l’influence de l’écriture très narrativisée du journal et de la coprésence dans ce support de feuilletons romanesques et documentaires, une contagion des styles entre écriture documentaire et écriture fictive se pro-

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duisait généralement317. Dans ces conditions, les romans d’aventures pour la jeunesse s’inspiraient beaucoup de cette écriture scientifique narrativisée. Les héros, aussi bien savants, touristes, ingénieurs ou chasseurs, étaient des découvreurs du monde. L’importance des scientifiques, des journalistes reporters ou des voyageurs curieux disait cette volonté de faire connaître l’univers – même si le savoir se contentait la plupart du temps de réaffirmer le déjà-connu, c’est-àdire le présupposé et le stéréotype, et si l’œuvre servait les intérêts de la colonisation. Dans l’entre-deux-guerres, cette dynamique de la découverte et de la conquête s’est en grande partie essoufflée. Le monde est presque entièrement balisé, et les dernières zones vierges (forêts, déserts glacés) ne font plus rêver de la même façon. Quant aux paysages exotiques, la photographie, le cinéma et l’aviation les ont rendus plus familiers, tandis que les vieilles gravures du Journal des voyages, qui laissaient une place à l’imagination du dessinateur, nourrissaient davantage la rêverie romanesque. Plus généralement, l’imaginaire colonial a glissé d’une logique de conquête vers une logique d’appropriation et d’exploitation : l’espace n’est plus sauvage, ce sont des villes, des comptoirs, avec leur économie, leur actualité et leurs anecdotes. L’ère des explorateurs a laissé place à celle des colons et des soldats, comme en témoigne le succès des expositions coloniales à Marseille en 1922 et à Paris en 1931, mettant en scène les grandes réalisations de l’empire. S’ils continuent à ressasser les stéréotypes des générations précédentes, les romanciers sont également sensibles à cette évolution du monde. Si certains d’entre eux, à l’instar de Pierre Dennys (Henry Musnik) et de son Papillon du Brésil (1934), en restent au modèle ancien du voyage scientifique et de la rivalité entre deux équipes d’explorateurs, nombreux sont ceux à opérer un glissement, tout à fait 317. Sur ces questions, voir Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, Paris, Le Seuil, « Poétique », 2007.

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significatif, de notre monde à l’univers des colonies. De fait on assiste à une baisse de la proportion des récits de voyages mettant en scène, par le trajet même d’un protagoniste venu de notre monde, la relation d’altérité du lecteur par rapport à l’univers figuré. Nombreux sont désormais les récits à représenter des personnages issus dès l’origine du monde colonial, à l’instar de cette famille de colons sud-africains installés « depuis plus de deux cents années » (Paul Dancray, Les Rôdeurs de brousse, 1931318), de ce jeune Portugais résidant en Angola, devenu régisseur d’un grand propriétaire terrien de la région (André Star, Le Fantôme de la baie des tigres, 1934), ou de ce jeune commis d’une grande banque sud-africaine, embarqué malgré lui dans une affaire de fraude aux assurances (Paul Dancray, Le Coffret aux saphirs, 1931). Quant aux voyageurs, ce sont désormais des professionnels, tels ces nombreux marins – bretons – engagés dans diverses compagnies commerciales coloniales (Jean Normand, Les Brûleurs de cargos, Léon Lambry, Le Gabier du « Cormoran », Félix Léonnec, L’Héritière des Ming…). De même se développent au sein de l’espace exotique des lieux plus familiers aux Occidentaux dans les romans. La ville coloniale devient par exemple un cadre récurrent des récits, dans lequel se croisent ouvriers, mendiants et domestiques autochtones, métis un peu louches, officiers blancs impeccables, courageux colons ou grands propriétaires terriens. Et nous sommes loin des jungles aux cannibales, des déserts aux bêtes sauvages, et des pampas vides de toute civilisation qui dessinaient des frontières nettes dans les romans d’aventures d’avant la Première Guerre mondiale : la preuve en est que l’intrigue qui se développe au sein de ces villes emprunte à des logiques narratives qui se rencontraient dans d’autres traditions de la littérature populaire, les mystères urbains et les romans criminels. Apparaissent de fait des sociétés secrètes, des nobles ou des riches 318. Le roman avait été publié une première fois en 1924 dans la collection des « Beaux romans d’aventures » de France-Éditions.

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masquant une identité criminelle (ceux du Coffret aux saphirs de Dancray ou la bande criminelle de L’Éléphant rouge de Laumann et Duthuit, 1931), des souterrains et lieux de perdition au cœur de la ville, comme dans Les Fiancés de l’aventure de Jean de La Hire (1935), et l’ensemble des dissimulations d’identités, attaques au coin de la rue, filatures, etc. Ces emprunts aux conventions du mystère urbain paraissent témoigner de ce que le monde colonial n’est plus frappé de la même altérité qu’il l’était avant la guerre. Certes, les villes coloniales sont affectées des traits pittoresques de la région décrite, y compris des présupposés associés au peuple ou à la race (mais n’estce pas aussi le cas des romans prenant pour cadre des villes européennes ou américaines ?), mais elles ne correspondent pas à cette altérité radicale à travers laquelle les villes étaient généralement décrites dans les romans d’avant la Première Guerre mondiale. Ainsi, l’espace géographique est-il pour partie ressaisi dans un réseau d’échanges qui le dépassent. À travers l’entrée en force de l’imaginaire de la ville, c’est l’économie capitaliste qui est évoquée, offrant un va-et-vient entre l’Europe et les colonies. Les œuvres donnent une place importante aux entreprises industrielles (Au pays de la peur d’Edmond de Riche ou Le Caïd noir de Claude Ambert), aux fortunes coloniales (Le Fantôme de la baie des tigres, Les Rôdeurs de la brousse), aux activités des banques (Le Coffret aux saphirs), et lient souvent l’aventure à des problématiques économiques319. De même évoque-t-on les dangers représentés par les revendications sociales : menaces de grèves (Le Fantôme de la baie des tigres, 1923), de révolutions chinoises (L’Héritière des Ming, 1932), manipulations des Internationales socialistes (L’Éléphant rouge), etc. Tous ces traits convergent pour dessiner un glissement profond du roman d’aventures géographiques, fondé sur le voyage et la découverte, vers le roman d’aventures coloniales, centré sur la pacification 319. Fraude aux assurances dans Le Coffret aux saphirs, rivalités pétrolières dans Le Caïd noir, etc.

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du territoire – et l’importance des récits se déroulant dans les colonies françaises (d’Afrique notamment) consacre ce changement. Car l’espace figuré est désormais quadrillé par les réalisations des Blancs. Intégré aux intérêts politiques et économiques de l’entreprise coloniale, le monde du roman géographique n’est plus détaché de celui du lecteur. Il possède sa communauté de Blancs qui, loin d’être isolée en territoire hostile, est désormais liée à une administration coloniale puissante, dont les rouages apparaissent régulièrement. Police agressive des Anglais à Hong Kong (Félix Léonnec, L’Héritière des Ming, 1932), compagnie chargée de transporter l’argent des fonctionnaires de l’Afrique coloniale française (Pierre Demousson, Les Prisonniers du Sultan Bleu, 1933) et consul français épris de la fille du gouverneur (Pierre Demousson, Les Fiancés de Manille). Surtout, c’est un univers quadrillé par l’armée, dans lequel on aperçoit régulièrement des uniformes d’un corps colonial : ceux d’« un capitaine et un lieutenant des bigors (artillerie coloniale) » (Les Prisonniers du Sultan Bleu), ou de vaillants légionnaires (Maurice de Moulins, L’Espionne du De-Tham, 1936). Rares sont les récits qui ne comptent pas, parmi leurs protagonistes, un soldat, dessinant un monde entièrement militarisé. Et si certains auteurs, comme le colonel Royet ou Jean de La Hire, narrent les exploits de jeunes scouts, c’est que les tours du monde de gamins ont été eux-mêmes embrigadés par l’imaginaire de l’armée coloniale. Villes mixtes, présence de Blancs installés depuis des générations dans les colonies, intégration du monde exotique dans un réseau de communications et d’échanges internationaux… Par rapport aux romans d’avant-guerre, la configuration de la réalité est entièrement altérée, puisque la relation à l’aventure ne passe plus par cette scission irréalisante des deux mondes distincts. Certes, tous les auteurs ne procèdent pas de la même façon. Il semble par exemple qu’un Pierre Demousson, qu’un Paul Dancray peut-être, sont plus sensibles à ces mutations génériques, là où un Jean de La Hire ou un Maurice Mario en resteront à une structure narrative plus traditionnellement

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bipolaire, avec des conflits dont les enjeux se situent généralement en France, les terres lointaines étant le simple terrain de jeu sur lequel se résolvent les conflits320. Dans les récits du XIXe siècle, ce monde infiniment lointain de l’aventure prenait des airs d’atlas narrativisé. L’irréalité de la faune et de la flore fantastiques, l’abstraction des espaces sauvages et désertiques, la distance mise en scène par le trajet du héros donnaient à l’univers de fiction une apparence de neverland hésitant entre la sécheresse du savoir livresque et le merveilleux des contes. Désormais, dans l’espace mixte des colonies, c’est de l’articulation entre la civilisation et la sauvagerie au sein d’un même univers que naît l’aventure : à tout moment, la paix de ces espaces mixtes (ferme, petite ville isolée, grande propriété foncière, garnison perdue au milieu de la forêt) peut être rompue: rébellion d’une tribu voisine, attaque de convicts, de brigands, de bandes organisées de pirates ou sociétés secrètes… Une telle configuration rappelle en définitive celle des westerns américains et du mythe de la frontier. De fait, il y a, comme dans le western américain une volonté de proposer un récit mythologique de la fondation d’un territoire à travers quelques figures héroïsées : le colon (équivalent du pionnier américain), l’armée coloniale (rappelant par certains côtés la cavalerie américaine), le chasseur (qui n’est pas si étranger au coureur des bois), etc. La chose s’explique probablement par l’incidence d’une culture médiatique qui développe au même moment un certain nombre de thèmes issus de l’imaginaire américain. Chez Tallandier, les romans d’Albert Bonneau témoignent de la réalité de cette influence321. Or, il n’est pas impossible qu’il y ait eu échange par-

320. Denise la fille du sorcier (1926) ou L’Héritage dans la brousse (1930) se déroulent même pour moitié en France. 321. Mais la plupart des romanciers de la collection font des incursions dans cet univers de l’Ouest américain, avec parfois de curieux synchrétismes, comme lorsqu’on évoque des « Peaux-Rouges » colombiens (Raoul Le Jeune, Le Trésor des Chibchas, 1931). Mais aucun ne joue comme Bonneau avec les conventions cinématographiques du genre.

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tiel entre les imaginaires, puisqu’ils étaient marqués à l’époque par une même volonté de légitimer la conquête en la reformulant en geste fondatrice, et en ressaisissant la violence de la colonisation en termes de civilisation et de pacification du territoire. Georges et Jean-Charles de Saint-Yves font d’ailleurs le rapprochement quand ils font dire à un protagoniste américain qui contemple les réalisations d’un colon français à Madagascar : « il me semble voir revivre devant moi l’un de nos héroïques pionniers du Far-West, l’un de ces hommes qui, partis des rives de l’Atlantique, ont amené, étape par étape, leurs lourds wagons sur les rives du Pacifique: l’un de ces créateurs de cités nouvelles et d’États nouveaux ! » (Les Pleurs des Babakoutes) Ainsi, tout en se contentant en apparence de ressasser de vieux stéréotypes hérités de Jules Verne et de Louis Boussenard, une partie importante du roman d’aventures géographiques de l’entre-deuxguerres offre-t-elle, dans ses intrigues, une manière de construire la réalité qui cherche à faire sens, à opérer une reconfiguration sémantique convertissant l’espace exotique en espace français ou du moins, en espace colonial (puisque les héros peuvent être des colons d’autres pays). Une telle reconfiguration se traduit par un paternalisme qui transparaît dans la plupart de ces œuvres aussi bien dans les relations maternelles que les femmes entretiennent avec les autochtones322, que dans la façon qu’ont les héros mâles de les protéger, ou que dans celle dont la relation colon-colonisé est reformulée en termes de relations entre patrons et employés, domestiques, ouvriers, entre officier blanc et subalterne indigène, etc. Or, dès lors que le monde colonial n’est plus tout à fait étranger, que c’est au cœur de ce monde déjà familier que se développe le roman, la crise révèle, derrière l’espace colonial en gestation, la permanence du monde sauvage des romans d’aventures du XIXe siècle, comme si les indigènes ne demandaient qu’à revêtir à nouveau leur 322. Voir par exemple Paul Dancray, Les Rôdeurs de la brousse, Paul Ternoise, Les Naufragés de l’Oued sauvage, 1931.

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attirail de sauvages. Leurs violences expriment de façon paradoxale les revendications nationalistes ou anticoloniales. Car ces récits d’aventures peignent un monde modelé par l’armée et la guerre : guerres passées dont on narre les faits d’armes, guerre en cours dont on entend le bruit à l’arrière-plan, guerre dont on pressent la venue prochaine… Mais dans tous les cas, l’expression récurrente de ces conflits coloniaux s’accompagne d’un processus d’occultation : ce qui est évoqué, ce sont les rapines de bandes de pirates, de sociétés secrètes aux activités criminelles, de fanatiques religieux terrorisant les habitants. Ainsi, dans Les Fiancés de Manille de Pierre Demousson, les Chacals de la brousse, au nom transparent, sont-ils décrits comme des bandits criant « Viva Libertad » et « A Muerte Los Americanos », et sont dits « plus indépendants que jamais au joug des Américains ». Pourtant, leurs actions ne sont présentées que comme des prédations nihilistes et sanguinaires, au cri de « Tod el siengre323 » ; ailleurs, les combattants de Bonneau sont des pirates (L’Espionne du De-Tham) ; et les rebelles maghrébins, des fanatiques musulmans : dans Le Caïd noir ils lancent même leurs attaques à partir d’une ville sainte. Autrement dit, dans un mouvement paradoxal, la résistance locale est exprimée et escamotée à travers un travail de défiguration permettant de réaffirmer ici encore la légitimité des colonisateurs. D’autant que les rebelles sont souvent télécommandés par une puissance étrangère extérieure – allemande de préférence324. En déplaçant la vieille opposition entre deux mondes (civilisé et sauvage) au sein d’un seul monde, on voit s’articuler les vieux clichés racistes et la logique du mystère urbain. Les indépendantistes sont immédiatement chargés des stéréotypes des sociétés criminelles héritées du XIXe siècle : ils sont facteur de désordre et de troubles sociaux. Mais

323. On trouve le même type de description contradictoire chez Jean Normand, Le Vainqueur des lamas, chez Demousson encore, Les Prisonniers du Sultan Bleu, chez Georges Le Faure, La Lionne blanche, 1927, etc. 324. C’est le cas du Caïd noir ou de La Lionne blanche.

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ils sont aussi barbares, Malais « amok », Arabes luttant jusqu’à la mort, Chinois avides de tortures raffinées, etc. En articulant stéréotypes racistes et sociaux, le récit fait de l’assimilation coloniale une forme d’intégration sociale, et de son refus, un nihilisme sanguinaire. L’expression de la révolte, force de désordre, est par contraste légitimation de l’ordre figuré par la société coloniale: stabilité du lien paternaliste du bon patron et de son subalterne indigène, parfois de l’époux et de sa femme325, qui reformule, en termes coloniaux, la vision conservatrice des mystères urbains ou des romans de la victime. Il n’empêche, en peignant un monde colonial qui n’est plus hétérogène au nôtre, en figurant dans un même espace Blancs et populations indigènes, en représentant, même de façon biaisée et trompeuse, les aspirations indépendantistes, les auteurs paraissent reconnaître dans ce monde colonial une réalité sociale et politique qui lui était largement refusée par les romans populaires de la fin du XIXe siècle – reflétant ainsi l’évolution constatée sur le terrain. Ces sociétés secrètes qui cherchent à faire tomber le gouvernement colonial des Anglais ou des Français, souvent manipulées par des puissances étrangères, et qui représentent une menace pour l’ensemble de la région, préparent en réalité le transfert qui se produira, après la Seconde Guerre mondiale, dans la façon de figurer l’exotisme géographique en littérature populaire326. Si le roman d’aventures géographiques traditionnel disparaît presque entièrement dans les années 1950, il est remplacé par la forme plus moderne et plus américaine du récit d’espionnage, genre qui tient compte, dans ses univers de fiction, des tensions géopolitiques d’un monde qui s’engage déjà dans une logique postcoloniale. En réalité, le roman d’aventures français de l’entre-deux-guerres a initié le mouvement : les conflits qu’il 325. Dans Au cœur du bled de Léon Lambry, un mariage mixte scelle cette unité sociale et coloniale. 326. En 1941, dans Les Brûleurs de cargos, Jean Normand lie directement le développement des aspirations nationalistes (présentées comme des actes de piraterie) au début des hostilités de la guerre mondiale.

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décrit sont déjà politiques et économiques. De fait, dès les années 1920, on voit se développer la figure de l’espion327. Le personnage assume assez bien les vieux stéréotypes du mystère urbain criminel: déguisements, identités usurpées, filatures, messages codés, chantage étaient déjà présents dans cette littérature; mais l’espion les reformule en termes d’affrontements politiques et militaires : vols de documents, sabotages, infiltrations modernisent ainsi les vieux clichés. Le Talisman du Mahatma de Jean Clairsange (1932) inscrit ainsi dans l’identité même de son héros l’évolution du genre, puisqu’il combine dans sa caractérisation trois générations d’aventuriers : il est chasseur de fauve, comme les voyageurs du XIXe siècle nous initiant aux paysages sauvages ; il est également major de l’armée coloniale, né aux Indes de père anglais et de mère française et assurant de la sorte la continuité entre l’Occident et les colonies ; il est enfin membre des services secrets, « car l’Angleterre sait utiliser les compétences, tout au moins lorsqu’il s’agit de défendre ses possessions lointaines contre les dangers qui les menacent ». Roman ressassant les vieux stéréotypes du premier roman exotique, le récit d’aventures populaire pour la jeunesse de l’entre-deuxguerres n’en enregistre pas moins les mutations du temps. Il le fait en réinvestissant en partie les formes narratives de nouvelles significations et en transformant la représentation du monde. Ce qui est frappant dans ce processus de transformation, c’est qu’il obéit à une logique sérielle : peu d’initiatives d’auteurs ici, mais un processus de recyclage, d’articulation de motifs déjà existants – topoï du mystère urbain et du roman criminel, échanges avec l’imaginaire de l’Ouest, remotivation des clichés racistes du roman d’aventures du XIXe siècle… Cette façon de procéder est révélatrice des contra-

327. On en rencontre par exemple dans La Lionne blanche, L’Espionne du DeTham, Le Caïd noir, etc. Et un roman comme Perdu dans le désert de Marcel Vigier narre les malheurs d’un personnage pris pour un espion par la police et l’armée italiennes en Tripolitaine.

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dictions d’une certaine forme de mythologie coloniale, fondée d’une part sur l’affirmation que l’aventure coloniale fait progressivement de cette France lointaine la nôtre, jouant sur les mythes de la frontière, et d’autre part sur une altérité sauvage et violente dont elle a besoin, justement, pour décrire ces changements. Paradoxalement, cette fabrique à mythes, en cherchant à affirmer sa légitimité, en vient du même coup à révéler sa fragilité, dans une opposition de l’autre qui se produit désormais au cœur même de l’espace colonial. Cette façon de reformuler la réalité à travers la thématique romanesque en un discours cohérent constitue les collections de romans d’aventures de Tallandier en redoutable machine idéologique, sans qu’il soit aisé de déterminer dans quelle mesure cette idéologie est associée à une volonté éditoriale, et dans quelle mesure, dépassant l’intention de l’éditeur, elle s’inscrit dans l’esprit du temps, et se contente d’appliquer des conventions du genre qu’on retrouve dans toutes les collections de romans d’aventures – chez Ferenczi, à la Renaissance du Livre, aux Éditions Modernes, chez Rouff… Certaines publications de Tallandier dans d’autres domaines, dans celui des publications d’histoire, dans celui des ouvrages d’actualité politique, laissent à penser que les préoccupations colonialistes et patriotiques ne lui étaient pas étrangères. À l’inverse, si quelques écrivains habitués à la collection étaient militaires, comme le colonel Royet (qui était un ami personnel de Jules Tallandier), si d’autres, comme Jean de La Hire, ont eu des opinions proches de l’extrême droite nationaliste, la plupart des auteurs étaient de simples professionnels, on l’a vu. C’est en cela que le genre du roman d’aventures peut apparaître comme une machine idéologique, dans la mesure où, par sa forme et ses stéréotypes, il impose un discours y compris aux auteurs apparemment indifférents aux questions coloniales.

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IX Diversification des collections populaires

Les collections de romans d’aventures s’inscrivent dans la tradition d’une maison d’édition qui avait fait sa fortune avec le Journal des voyages et les œuvres de Louis Boussenard en livraisons. Elles ne font donc que prolonger un succès qui existait avant la Première Guerre mondiale. Mais la période de l’entre-deux-guerres va être également l’occasion pour l’éditeur d’explorer d’autres genres populaires émergents. Si les responsables de Tallandier ne prennent pas la mesure du développement du récit policier, ou s’ils renoncent à s’engager sur un terrain rapidement investi par quelques concurrents, ils se rendent compte en revanche de l’évolution du roman populaire de mœurs et de sa transformation progressive en littérature sentimentale, aussi bien dans ses formes les plus délégitimées (celles des « petits livres » à quelques sous) que dans des versions plus respectables, celles de Delly et de Max du Veuzit, qui jouissaient encore à l’époque d’une meilleure reconnaissance, aussi bien esthétique que morale, que celle dont bénéficie le tout-venant des publications bon marché. Sous la pression de l’évolution des supports et de l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains, l’éditeur participe ainsi à l’invention d’une forme nouvelle de romans sentimentaux qui dominera la littérature populaire française jusqu’aux années 1980, et qui fera durablement le succès de Tallandier. L’évolution du roman sentimental illustre ainsi les transformations que subissent les genres populaires, dans une tension constante entre variation inlassable des formes par des épigones plus ou moins doués, et séries de reformulations subies sous l’influence de certains auteurs, de certains supports ou du contexte éditorial,

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au point que ces reformulations, une fois assimilées, finissent par altérer en profondeur la lecture même que l’on fait du genre. En parallèle, sensible à l’émergence de nouveaux médias populaires, l’éditeur va se lancer, comme la plupart de ses concurrents mais avec une réussite particulière, dans la publication de ciné-romans, ouvrages reprenant les grands succès du cinéma dans une version illustrée de photographies. Dans ce domaine, l’éditeur témoigne du déséquilibre toujours croissant qui se produit, dans la culture populaire, entre les œuvres littéraires et celles qui ressortissent des nouveaux médias. Les seconds imposant leur force de séduction, et marginalisant progressivement les premières. Tandis qu’à l’origine, en reformulant les intrigues cinématographiques suivant les codes stylistiques et les stéréotypes du feuilleton, les ciné-romans avaient pu apparaître comme une sorte de supplément culturel pour des films sans paroles à la logique parfois rudimentaire, ils s’étaient progressivement cantonnés à une plate exploitation d’un film dont l’attrait se suffisait à lui-même par des livres réduits à de simples produits dérivés ; c’était, pour les romanciers populaires, faire en quelques années l’expérience de cette marginalisation de l’écrit par rapport à l’écran. Tout comme les romans d’aventures, les récits sentimentaux et les ciné-romans participent de l’indéniable réussite des Éditions Tallandier. Cette réussite se poursuivra jusqu’au déclin brutal que la maison connaîtra à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Tous ces genres témoignent chacun à leur façon des paradoxes d’une littérature populaire qui, en se nourrissant inlassablement des formes antérieures, ne cesse de se transformer et de se réinventer.

L’évolution des collections sentimentales : « petits livres » et édition « bon chic bon genre » Plus encore que les romans d’aventures, ce sont les récits sentimentaux, héritiers de romans de la victime du XIXe siècle, qui assu-

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rent dans l’entre-deux-guerres le succès des Éditions Tallandier. Si les collections de romans d’aventures s’étaient arrêtées durant la guerre, la publication du « Livre National » rouge a perduré, malgré des difficultés de toutes sortes ; quant au « Livre de poche », il ne s’est interrompu que durant trois ans, de 1917 à 1920, et ce sera l’une des premières grandes collections relancées après la guerre. Par la suite, les collections se multiplieront, sous tous les formats et à tous les prix, des 60 centimes des romans du « Livre de poche » au « Livre National » atteignant progressivement les 3,50 francs, en passant par les romans de grand format (« Romans célèbres de drame et d’amour » ou autres) à 2,50 francs. En tout, c’est une vingtaine de collections qui se créent ou se perpétuent dans cette période, aux noms souvent transparents : « Drames du cœur », « Beaux Romans d’amour », « Jolis Romans », « Meilleurs romans de drame et d’amour », « Confessions d’amour », « Beaux Romans dramatiques », « Bleuets » ou encore, désignant explicitement l’ambition des collections populaires, « Pour oublier la vie ». Enfin, complétant cet ensemble, mais obéissant à des codes très différents, les romans de Delly et de Max du Veuzit sont proposés dans des présentations plus littéraires. Dans ces collections, le public recherché est résolument féminin, et au couple du scout et de la guide des « Tallandier bleus » répond la lectrice que Maurice Toussaint fait figurer sur plusieurs couvertures des « Tallandier rouges », confortablement installée dans un fauteuil, absorbée par la lecture d’un volume du « Livre National », cherchant à « oublier la vie ». Le succès durable du « Livre National » rouge et de ses déclinaisons, explique que, plus encore que la collection bleue, ce type de littérature s’inscrive dans la tradition des romans d’avant-guerre. Les référents restent en effet très largement Charles Mérouvel et surtout Jules Mary, dont la présence continue dans le catalogue témoigne de son emprise sur le lecteur. Mais là où Jules Mary et Charles Mérouvel représentaient les parangons du roman de la victime, ce sont des auteurs moins connus, mais au succès important dès avant la Première Guerre mondiale, qui ont imprimé leur

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marque sur ce roman sentimental de l’entre-deux-guerres : Paul d’Aigremont et surtout Georges Maldague, deux écrivains qui cachent leur sexe féminin sous un pseudonyme masculin328, ont joué le plus grand rôle dans ce glissement du roman de la victime vers le roman sentimental. Leurs romans foisonnants s’inscrivent certes eux aussi dans cette tradition du roman de la victime, dont ces femmes écrivains partagent la logique du récit fleuve aux infinies ramifications ; mais elles en modifient un certain nombre de traits. D’abord, en se concentrant sur le destin de protagonistes féminines, elles proposent une vision de la société dans laquelle la femme, proie désignée des prédateurs, n’a pour seuls destins que celui de la jeune fille vierge et méritante ou celui de la lorette et de la fille perdue. Face à elle, les hommes se partagent entre séducteurs et futurs époux, dans un récit dont la structure ne peut plus alors offrir que l’alternative de la rédemption et de la chute. La question de la place de la femme dans la société, que cette place se détermine en termes de conquête (quand la femme lutte pour réparer une injustice) ou de chute (quand elle est écrasée par le destin) devient centrale dans ce type d’œuvres, à tel point qu’Yves-Olivier Martin a pu décrire les romans d’un Paul d’Aigremont comme des récits de lutte et d’émancipation d’une femme qui prendrait son destin en main329. La chose peut paraître un peu excessive, à moins de considérer que l’émancipation devait toujours prendre une forme conjugale. En réalité, une telle évolution tient plutôt à la systématisation d’un schéma actantiel organisé autour d’une figure féminine : au centre du dispositif narratif, celle-ci devient nécessairement le principal acteur, ce qui, thématisé dans la logique du récit, se traduit par l’évocation des mésaventures d’un individu acteur de son destin – une femme qui lutte. 328. Jeanne Thérèse Ninous, dite Paul d’Aigremont (1841-1907), est l’auteur de L’Empoisonneuse, de Maman Laulette, etc. Joséphine Maldague, dite Georges Maldague (1857-1938), a par exemple écrit Les Deux Micheline ou Vertige d’amour. 329. Yves-Olivier Martin, Histoire du roman populaire, Paris, Albin Michel, 1980.

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De fait, il est difficile de dire s’il y a réellement un regard féminin proposé dans les œuvres, d’autant que les auteurs de ces romans pour jeunes filles restent très largement des hommes. Certes, on compte quelques-unes de ces « ouvrières des lettres » au statut d’auteur dégradé dont Ellen Constans a tiré le portrait330. Mais elles sont peu nombreuses encore, bien moins qu’elles ne le seront après la Seconde Guerre mondiale, quand le genre se sera presque entièrement féminisé. En outre, parmi ces femmes auteurs, beaucoup sont également des épouses d’écrivains, introduites par un mari qui avait du succès avant elles : c’est le cas de Jean Demais, qui était l’épouse de Julien Priollet, de Magali, qui écrira ses propres romans après avoir longtemps contribué à ceux de son mari, Marcel Idiers, ou de Marie de La Hire, épouse de Jean de La Hire. Après avoir été collaboratrices et secrétaires de leurs époux, les femmes signent quelques titres de leur nom, et il leur faut parfois attendre de se séparer de leur époux pour se faire une réputation, à l’instar de Magali. Si le genre reste largement écrit par des hommes pour des femmes, il se féminise cependant lentement mais sûrement331 : des écrivains comme Laurence Gastine, Marie-Anne Hullet ou Victor Feli (Jeanne Carnac de son vrai nom) témoignent de cette pénétration progressive du genre par les écrivains femmes. Cette féminisation des récits, autant dans les thèmes abordés que parmi les écrivains, pourrait correspondre à un souci de satisfaire les goûts du lecteur. De fait, après la guerre, les protagonistes sont presque toujours des femmes, sauf dans quelques récits hérités des générations précédentes, comme Roger la Honte. Il est vrai également que les héros féminins étaient déjà majoritaires avant la guerre. Mais les conditions éditoriales se traduisent par d’autres transformations, plus fondamentales, du récit. En effet, comme dans le cas des collections de romans d’aventures, pour des raisons économiques, 330. Ellen Constans, Ouvrières des lettres, Limoges, PULIM, « Médiatextes », 2007. 331. Le roman sentimental édifiant d’inspiration catholique était écrit par une proportion beaucoup plus importante de femmes.

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les œuvres proposées sont bien plus courtes qu’avant la guerre. C’est d’autant plus vrai dans ce cas que les collections proposent souvent tout au plus 5000 lignes, dans l’esprit du « Roman du dimanche » (32 pages), du « Livre de poche » (64 pages) ou des « Jolis Romans » (92 pages). Or, dans le cas de ces « petits livres », un tel changement altère la nature du récit, imposant un resserrement autour de quelques événements qui doivent répondre aux attentes des consommateurs de ce type d’œuvres. C’en est fini des récits aux infinies bifurcations, aux longues évocations de la déchéance et de la misère, dans une version stéréotypée du roman naturaliste ; c’en est fini également des éléments dissonants – voyages dans les colonies, détours judiciaires – qui faisaient des romans d’avant-guerre des romans sociaux, criminels ou d’aventures autant que des romans d’amour. Dans les « petits livres », contrairement à ce qui se rencontre encore après-guerre dans les volumes du « Livre National », il ne reste plus que les éléments sentimentaux, dans une intrigue qui s’organise autour de trois ou quatre personnages : la jeune fille pure et simple, la rivale sophistiquée et perfide, l’homme bon et généreux, l’homme pervers aux intentions peu avouables. Triangle ou carré du désir et de la haine, le récit n’évoque plus que les sentiments, dans des milieux qui peuvent varier, même si la préférence semble être donnée aux employées modestes d’une part, et aux riches d’autre part (dont le revers sombre est celui des mondains). On voit comment le transfert peut se faire, par resserrement de l’intrigue sur quelques éléments essentiels, de la logique du roman de la victime (dont les infinies variations dans la souffrance et ses degrés forment la matière, et la juste réparation finale, le terminus ad quem toujours repoussé) à celle du roman d’amour (dans lequel les souffrances sont sentimentales, et le mariage formalise une fois pour toutes la réparation finale)332. 332. Ellen Constans a eu l’occasion de mettre en évidence le rôle qu’ont joué les collections de « petits livres » dans le développement des formes modernes de littérature sentimentale. Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental, Limoges, PULIM, 1999.

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Dans les romans les plus courts, l’intrigue se réduit donc à un amour impossible, parce que le père s’y refuse (Pour toi, de Léonce Prache), parce qu’une rivale s’impose au bien-aimé contre son gré (DelphiFabrice, Ensorceleuse), parce qu’une machination est montée pour perdre une jeune fille (René Vincy, Mortel baiser), etc. Mais derrière l’intrigue amoureuse, on devine, à l’état embryonnaire, certains traits du roman de la victime : jeune homme obligé de fuir après avoir perdu les 100 000 francs de son patron (Jean Petithuguenin, Puisque je vous aime !), orpheline ayant à subir la concupiscence d’un noble perverti (Je t’aime et je te veux, de Fernand Peyre)… Preuve de ce que le resserrement sur l’amour a été facilité par les proportions réduites des « petits livres », les romans plus longs, ceux du « Livre National » rouge ou des « Romans célèbres de drame et d’amour » (dont le grand format propose la même quantité de texte), offrent en général des intrigues beaucoup plus proches de celles des romans d’avant 1914. Ils évoluent pourtant, intégrant pour un bon nombre d’entre eux dans leur trame des traits du récit criminel. Les romans d’Arthur Bernède par exemple (Du dancing au trottoir, Seule avec son cœur, Les Martyres de Paris, Le Bourreau des femmes…) proposent ainsi une galerie de meurtriers, cambrioleurs, femmes enlevées par des souteneurs, qui témoignent d’une autre direction possible pour les descendants des feuilletons de la fin du XIXe siècle. Quant au Cadavre au plafond de Maurice Boué, il s’apparente à un récit policier traditionnel, avec criminel, enquête et indices – mais déjà, avant la Première Guerre mondiale, les publicités des « Romans Mystérieux » témoignaient de ce que, en matière de récits criminels, le public féminin était privilégié par l’éditeur. En réalité, crimes, menace de l’infamie et de la réputation perdue, recherche de l’époux offrant enfin une situation à l’orpheline méritante, tout paraît désigner la permanence de la question sociale derrière le récit sentimental, même dans les « petits livres » d’amour. En effet, presque toujours, l’intrigue amoureuse s’articule à une problématique économique ou sociale. La plupart du temps, celle-ci

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prend la forme d’une différence de classe entre l’homme et la femme, avec, logiquement à l’époque, un homme très souvent plus fortuné que la femme. Mais d’autres cas de figure peuvent se présenter : jeune fille désirant faire un bon mariage et refusant les avances du jeune homme simple qui lui offre son amour (André Star, Le Cœur aux enchères), employé accusé à tort d’avoir assassiné le père de sa bienaimée qui se trouve être également son patron (Jean Clairsange, La Fatale Écriture), jeune secrétaire d’un homme politique ne pouvant épouser l’orpheline qu’il aime parce qu’il ne peut encore assurer sa subsistance (Henriette Langlade, Cœur ardent… tête folle), etc. Ainsi, les problèmes économiques sont-ils constamment présents en filigrane des œuvres : faillite d’une usine (Magog et Bérys, Le Retour de Claude), menace du chômage (Le Cœur aux enchères), licenciement (Laurence Gastine, Rêve de bonheur)… Mais la plupart du temps, il s’agit plus simplement de narrer les déboires d’une jeune fille perdue pour s’être amourachée d’un bourgeois ou d’un noble, lequel choisit de l’abandonner pour une fille plus riche (Écoute ton cœur !… de Marcel Priollet) ou a cyniquement décidé d’abuser d’elle (Rêve de bonheur). Certes, ceux-ci reviennent à la raison ou laissent la place à de nouveaux venus au cœur plus doux, et tout finit par la promesse d’un mariage, mais il n’empêche que la question centrale, le nœud de l’intrigue est presque toujours économique ou social, ou plutôt, il est presque toujours économique et ses conséquences sont presque toujours sociales. Ainsi se dessine une relation triangulaire entre l’arrière-plan économique, les relations entre les sexes, et le contexte social. Tout se passe comme si les problématiques de l’intégration sociale et de l’homogénéité de la société bourgeoise qui étaient au cœur du roman de la victime étaient reformulées en termes de rapports des sexes. C’est un portrait, certes conventionnel, caricatural et larmoyant, de la femme et de son statut social qui est proposé, bien plus en définitive qu’une intrigue amoureuse développée. Car ce n’est pas tant le malheur qui attend la femme délaissée que la déchéance, dans un uni-

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vers ou nulle émancipation ne paraît possible. Le destin de la femme est ainsi de rester sous tutelle (de la famille, de l’époux), de s’étioler, pauvre et seule, ou de déchoir pour devenir grisette – menace qui pèse sur les épaules de bien des protagonistes. Le monde moderne, monde essentiellement présenté en termes économiques, apparaît ainsi chargé de menaces, et les femmes qui travaillent (ouvrières, couturières…) sont les victimes désignées des viveurs. C’est pourquoi elles en viennent à adopter cette morale qui clôt Ensorceleuse (DelphiFabrice) : « Il n’y a de vrai que la famille. » La question de la norme est ici centrale, mais celle-ci est moins pensée en termes de convenances que de survie. L’impression en est plus nette encore dans les « petits livres » qui, parlant d’amour, ne laissent en définitive qu’une place limitée à l’expression des émois du cœur, car les écrivains, encore marqués par la tradition narrative des générations précédentes, accordent un rôle beaucoup plus important au pathos associé à la déchéance sociale. Ainsi se mêlent les structures du roman sentimental (y compris, souvent, cette « confrontation polémique », opposition des futurs amants dont Julia Bettinotti fait l’un des traits distinctifs du récit sentimental333), celles du récit de la victime, et une lecture moralisatrice, mettant en scène les questions de la pureté et de la déchéance, laquelle peut prendre, dans les romans plus longs, la forme d’évocations un peu racoleuses des bas-fonds et du crime.

Des « romans que l’on peut mettre entre toutes les mains » À côté de ces formes, particulièrement délégitimées, de la culture populaire, Tallandier va chercher à développer d’autres types de littérature sentimentale, plus respectables, en tentant de lancer 333. Julia Bettinotti, La Corrida de l’amour. Le Roman Harlequin, Montréal, Université du Québec, « Les Cahiers du département d’études littéraires », n° 6, 1986.

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des collections de romans sentimentaux dans la tradition du Lisezmoi bleu. Il semble en effet que très vite l’éditeur a été soucieux de proposer des romans susceptibles de satisfaire les autorités morales et ecclésiastiques, et d’échapper au purgatoire populaire. Lui qui, contrairement à Ferenczi, avait abandonné la veine grivoise (illustrée par Armand Silvestre), se détourne après la guerre des productions que la censure morale condamne avec le plus de véhémence : caricatures, journaux illustrés, etc. Il faut dire que rares sont les auteurs publiés dans les collections populaires à échapper aux foudres de l’abbé Bethléem et de ses pairs, qui n’ont pas beaucoup de tendresse pour les « publications Fayard, Tallandier, Ferenczi, Rouff, et autres firmes malodorantes334 » : sont ainsi condamnés Paul d’Aigremont, Arthur Bernède, Georges Simenon, Paul Darcy, Pierre Sales, Henri-Jeanne Magog, Jules Mary, Charles Mérouvel, Jean de La Hire, Léon Sazie… Si Louis Bethléem est plus tolérant avec les auteurs de romans d’aventures du « Livre National » bleu, sans doute pour les valeurs patriotiques qu’ils exaltent, peu d’auteurs du « rouge » trouvent grâce à ses yeux335. Avant la guerre, Jules Tallandier avait pris soin de proposer, à côté du « Livre National » rouge, des collections à destination des femmes et des jeunes filles d’une qualité morale irréprochable, le Lisez-moi bleu, et la « Collection bleue » : toutes ces collections offraient une littérature sans risque – ni hardie en termes littéraires, ni choquante moralement, susceptible de satisfaire les âmes les plus prudentes. Après la guerre, il ne se lance pas dans des entreprises de même envergure, mais se contente de quelques tentatives ponctuelles. Il publie en particulier quelques récits de Delly, parmi lesquels Le Mystère

334. Louis Bethléem, Romans à lire et romans à proscrire [1904], op. cit., et JeanYves Mollier, « Aux origines de la loi du 16 juillet 1949, la croisade de l’abbé Bethléem contre les périodiques étrangers », op. cit., p. 17-33. 335. Le partage est d’ailleurs net, puisque, lorsque les auteurs publient à la fois dans les deux collections, leurs œuvres d’aventures sont souvent sauvées.

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de Ker-Even en deux volumes (1918) et L’Ondine de Capdeuilles (1921). Cet écrivain est une valeur sûre, dont les titres sont publiés chez Gautier-Languereau, Flammarion, Plon et Tallandier, qui édite au moins 12 romans avant 1940 (dont plusieurs en deux volumes). Les Delly étaient frère et sœur, Marie et Frédéric Petitjean de La Rosière. Ils font leurs débuts en 1903 chez l’éditeur catholique Henri Gautier, qui publie également certains de leurs ouvrages dans La Semaine de Suzette et bénéficient de la bienveillance des autorités ecclésiastiques, d’autant qu’ils sont fréquemment édités dans la presse catholique (La Croix, Le Pèlerin, L’Ouvrier). Significativement, les Delly sont publiés chez Tallandier hors collection, dans des éditions qui, si elles restent à un prix modique (9 francs en 1929, soit 4,50 euros) sont quatre fois plus onéreuses qu’un « Livre National » rouge, et s’inscrivent dans cette tradition, chez Plon, chez Flammarion, des « romans qu’on peut mettre entre toutes les mains336 », c’est-à-dire de romans dont la morale irréprochable ne risque pas de pervertir l’âme des jeunes lectrices, et satisfaire ainsi aux goûts les plus conservateurs. Loin de renvoyer à une littérature populaire, ils répondent à un souci de distinction et à un refus du feuilleton, eux qui en fustigent les lectrices frivoles. Ainsi les auteurs s’inscrivent-ils encore dans cette littérature pour jeunes filles qui s’apparente par bien des points à la littérature de jeunesse par son souci d’éduquer et d’édifier337. Pas de filles perdues pour s’être laissées séduire, pas d’évocations des plaisirs et des vertiges de la chair, pas de conflits entre jeunes employées et riches aux intentions inavouables. Ici, les sentiments sont toujours purs, et si les personnages tombent amoureux, les troubles sensuels sont totalement escamotés au profit d’une beauté 336. On trouve fréquemment ce type d’indications dans les catalogues de ces éditeurs. 337. Matthieu Letourneux, « “La petite pâquerette était morte”, sérialité éditoriale et réception de l’œuvre de Delly », Le Rocambole, « L’Œuvre de Delly », n° 5556, été-automne 2011.

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d’âme qui est explicitement formulée en termes chrétiens, au point qu’on a pu décrire la relation amoureuse dans les romans de Delly en termes de conversion (généralement du protagoniste trop orgueilleux par la pieuse héroïne)338. Derrière le refus de l’impureté des sentiments, on devine une vision du monde très conservatrice, qui expulse presque toujours l’univers prosaïque des bourgeois : la plupart des personnages sont des nobles, et le peuple (le vrai peuple, pas celui de l’aristocratie tombée dans la gêne) est à peu près absent des romans, et parfois observé avec inquiétude (comme dans Le Testament de M. d’Erquoy). Derrière le modèle bien-pensant de quelques sages devancières (Maryan, Marlitt) c’est dans la tradition d’un Octave Feuillet, habitué des pages des Lisez-moi, que s’inscrivent les Delly, par l’association qu’ils proposent d’un amour désincarné et d’un refus du matérialisme du temps. Mais il s’agirait alors d’un Feuillet dont on aurait expulsé le pessimisme et le goût des fins tragiques pour leur substituer une réconciliation chrétienne et l’amour consacré de deux cœurs qui se sont trouvés. Si les récits des Delly, en se centrant sur une pureté spirituelle que reflète la noblesse de race, manifestent un refus des transformations du monde, lui préférant un ordre qui, par bien des points, repose sur une idéologie prérévolutionnaire, la formulation de cette idéologie dans l’univers de fiction passe par l’occultation des références aux formes de modernité – ou alors celles-ci sont réduites à quelques traits superficiels (automobiles, électricité, cosmopolitisme…). En réalité, l’univers de Delly est moins archaïque ou réactionnaire que volontairement dépaysé (il est hors de tout pays réel), ce que matérialise l’évocation de contrées exotiques, royaumes d’opérette qui pérennisent un monde qui n’existe plus guère – et qui n’a, en réalité, jamais existé. 338. Même si les métaphores évoquant les tourments de l’âme ne sont pas dépourvues de sensualité. Sur Delly, on consultera avec profit Julia Bettinotti et Pascale Noizet (dir.), Guimauve et fleur d’oranger, Delly, Québec, Nuit Blanche éditeur, 1995.

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Outre Delly, l’éditeur commence dans l’entre-deux-guerres à publier les œuvres de Max du Veuzit (de son vrai nom Alphonsine Vavasseur, 1886-1952), autre écrivain bénéficiant à l’époque d’une réputation plus littéraire que le tout-venant du roman sentimental et dont les œuvres sont d’ailleurs publiées hors collection. Max du Veuzit fait ses premières armes dans des journaux régionaux (Le Journal de Fécamp publie son premier roman en 1894), puis chez A. Godefroy et frère. Mais, à partir des années 1930, c’est chez Tallandier qu’elle publiera l’essentiel de ses œuvres. Comme Delly, Max du Veuzit connaît rapidement un succès important, puisqu’on estime que 3 millions de volumes de ses œuvres auraient été vendus avant 1950. Il existe bien des traits communs entre l’écriture de Max du Veuzit et celle de Delly : en particulier, leurs œuvres traduisent un même goût pour les narrations mêlant aventures, mystère et intrigue sentimentale. Mais si ces auteurs s’inscrivent dans la même veine, et offrent une structure narrative similaire, conduisant de l’affrontement entre deux cœurs que tout oppose en apparence à leur réconciliation, la vision du monde et de l’amour diffère sensiblement de l’un à l’autre. Tandis que Delly semble traduire une relation conflictuelle à la réalité, dans laquelle le roman et les valeurs offrent un écran de pureté contre le monde, l’univers de Max du Veuzit cherche plus clairement à s’inscrire dans la société de son temps, jouant fréquemment avec la mode de l’imaginaire cosmopolite, et n’hésitant pas à peindre des figures masculines plus libres, ou ayant déjà vécu. Si sa logique reste généralement celle d’un schéma sentimental classique offrant une vision enchantée de l’existence caractéristique du romance (un couple mal assorti découvre finalement l’amour), l’intrigue affecte volontiers d’aborder des problèmes de société : oppositions culturelles (Mon mari), mariage d’argent (Mariage doré), etc. Confondus de nos jours, où de telles nuances ne sont plus guère sensibles, les deux univers sont en définitive assez éloignés. L’abbé Bethléem ne s’y était pas trompé, qui condamnait à l’origine les romans de Max du Veuzit quand il louait

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la qualité morale des Delly. Pourtant, il se laissera gagner par le succès de cette femme écrivain, et finira par saisir que la structure narrative euphorique, conduisant toujours à l’affirmation d’une nécessaire réconciliation et à la modération, peut elle aussi fournir un modèle moral recommandable : en 1932, Max du Veuzit sera classée, dans les Romans à lire et romans à proscrire, parmi les « romans honnêtes » susceptibles d’être lus par des personnes ayant « dépassé la première jeunesse » – ouvrages moraux, mais à considérer parfois avec prudence, et à préserver des jeunes lectrices à qui Delly se destinait à l’origine339. Si les Delly et Max du Veuzit n’ont pas été édités dans des collections strictement populaires, leur influence sur la littérature de masse a été considérable, puisqu’ils ont contribué à codifier une littérature sentimentale centrée, bien davantage que les livres hérités des romans de la victime, sur la relation amoureuse, ses déséquilibres (moraux en particulier) et les débats qu’ils impliquent, avant l’aveu de l’amour in extremis. Mais les Delly et Max du Veuzit ne sont pas seuls à permettre une telle conversion, eux qui s’inscrivent dans la lignée des œuvres proposées par les Veillées des chaumières, le magazine du même éditeur catholique Gautier-Languereau qui existe depuis 1877 et n’a toujours pas disparu en 2011, preuve d’une longévité exceptionnelle en la matière. Dans l’entre-deux-guerres, nombreuses sont les collections, souvent assez modestes, à proposer une littérature sentimentale moralisée qui occulte en partie les problèmes économiques et sociaux que les conventions des récits de la tradition populaire placent au contraire en leur centre. Ces collections de petits romans à l’amour moralisé, légèrement plus chères que les « petits livres » étaient généralement proposées par des éditeurs catholiques ou spécialisés dans 339. En réalité, le jugement de l’abbé Bethléem sur la plupart des publications Tallandier s’est adouci sous l’influence de Rémy Dumoncel avec lequel il entretenait d’excellentes relations.

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les publications à destination des femmes et des jeunes filles : « Stella » (que Le Petit Écho de la mode publie de 1919 à 1953), « Fama » (son principal concurrent, par La Mode nationale, de 1920 à 1942 pour la première collection), « Foyer-Romans », la « Collection parisienne » et quelques autres encore offrent ce type de bonnes lectures, bientôt rejointes, ici encore, par Jules Tallandier. Alors qu’il publie les romans de Delly et le Lisez-moi bleu, relancé en 1923, Tallandier reste longtemps étranger à ce type de publications. Il n’y a manifestement pas de politique éditoriale unifiée de l’éditeur dans ce domaine : celui-ci publie, à côté des Delly et des Max du Veuzit à 9 francs, des romans de Gaston-Charles Richard, de Norbert Sevestre ou de Marcel Priollet, auteurs présents également dans les collections du « Livre National ». Il faut attendre 1930 pour que Tallandier se décide à concevoir une véritable collection de romans à bas prix dans l’esprit des publications « bon chic bon genre » (pour reprendre l’expression d’Ellen Constans). La collection qu’il lance s’intitule « Les Romans bleus », et fait ainsi une référence implicite au Lisez-moi bleu et à la « Collection bleue » d’avantguerre. Elle affiche immédiatement son ambition de moralité, qui la distingue des rouges passions du « Livre National » : « Cette collection sera la vraie bibliothèque de la jeune française ardente, moderne et honnête d’aujourd’hui. Les romans qui la composent lèveront, pour elle, le coin le plus discret du voile de la vie et de l’amour, pour son instruction morale et sentimentale. » En parallèle, l’éditeur sélectionne, dans sa collection du « Cinéma Bibliothèque », un ensemble de livres qu’il identifie dans ses publicités comme des « ouvrages pouvant être mis entre toutes les mains », les distinguant ici encore par la couleur bleue. Surtout, « Les Romans bleus », qui compteront plus de 130 titres entre 1930 et 1942, seront rapidement accompagnés d’autres collections au contenu similaire, comme « Les Bleuets » (1936-1941), ou « Les Romans de la famille », autant de collections qui affichent clairement leur programme idéologique, à l’instar des « Bleuets », « col-

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lection de romans irréprochables : sains, moraux, bienfaisants […] romans du foyer, de la jeune fille, de la femme, respectueux de la morale catholique ». Certains des ouvrages publiés participeront même explicitement de la littérature édifiante, telle La Rose effeuillée, Un miracle de sainte Thérèse de l’Enfant-Jesus par Claude Révol. Quant au directeur de la collection, Joseph Brandicourt, il travaille à la Bonne Presse, ce qui en dit long. C’est dans ces collections « bleues » que, à côté de Pierre de La Batut, de Claude Marly, d’Abel Rubi, et quelques autres, Magali fera ses armes, après avoir été un temps éditée par Rémy Dumoncel dans les collections qu’il dirigeait à la Renaissance du Livre. On voit ainsi apparaître, dans ces collections sentimentales et morales des années 1930, certains des noms qui feront le succès de la maison après la Seconde Guerre mondiale, imposant Tallandier comme l’un des principaux éditeurs de littérature sentimentale jusqu’aux années 1980, avant que les collections « Harlequin » venues d’Amérique du Nord ne bouleversent cette littérature sentimentale. Toutes ces tentatives faites pour renouveler les formes des publications populaires témoignent de la conscience qu’a l’éditeur d’un essoufflement du genre qui a fait autrefois son succès. Dans les années 1930, les romans de Jules Mary ou de Charles Mérouvel ont vieilli, et si les titres des grands devanciers possèdent un prestige acquis au fil de leurs rééditions successives, les épigones de l’entre-deuxguerres, publiés dans des collections toujours plus délégitimées, commencent à connaître une certaine usure, qui rend nécessaire l’exploration de nouveaux terrains de la littérature sentimentale. En attendant, tandis qu’à force de tâtonnements, il invente la formule qui fera son succès après la guerre, c’est dans un autre domaine que Jules Tallandier saura innover dans l’entre-deux-guerres, celui des ciné-romans, pour lesquels il se révélera l’incontestable leader de la période.

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Le « Cinéma Bibliothèque » et la littérature populaire face aux nouveaux médias Dès l’immédiat après-guerre, les éditeurs ont senti l’intérêt qu’il y avait à tenir compte de l’émergence du cinéma. Après avoir observé d’abord avec circonspection cette vogue d’un média perçu comme une attraction foraine, éditeurs et auteurs comprennent rapidement qu’il faudra compter avec ce nouveau support. Les conflits entre le cinéma et les écrivains traditionnels ont été nombreux dans les premières années : Pierre Decourcelle (suite à la reprise trompeuse du titre des Deux Gosses dans un film de 1906) ou Georges Courteline (constatant en 1908 un plagiat de sa pièce Boubouroche dans le film Ta femme te trompe) sont quelques-uns de ces auteurs soucieux de défendre leurs droits contre la montée en puissance du cinéma340. Quelques années plus tard, ce seront les exploitants de salles de théâtre qui verront dans le cinéma un redoutable concurrent. Ce sont de fait les dramaturges qui ont le plus vite mesuré l’importance prise par le cinéma, perçu d’abord comme un rival potentiel et, rapidement, comme une source possible de revenus. Il n’est pas étonnant que la SCAGL (Société cinématographique des auteurs et gens de lettres), qui sera l’un des principaux producteurs de films avant la Première Guerre mondiale, ait été lancée en 1908 par deux hommes de théâtre, Pierre Decourcelle (auteur de feuilletons, fils et petit-fils de dramaturges341) et Eugène Gugenheim (qui est administrateur de théâtre), et que l’une des grandes firmes de l’époque, Le Film d’Art, soit dirigée par l’académicien et dramaturge Henri Lavedan et par Charles Le Bargy (sociétaire de la Comédie-Française). Les premiers vont 340. Alain Carou, Le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre, 19061914, Paris, École nationale des chartes, 2002, et « Le film d’art et les films d’art en Europe ; 1908-1911 », 1895, n° 56, 2009. 341. Il est le petit-fils d’Adolphe d’Ennery, à qui l’on doit la pièce à succès des Deux orphelines et quelques adaptations théâtrales de Jules Verne, dont Le Tour du monde en quatre-vingts jours.

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d’ailleurs signer en grand nombre des contrats d’exclusivité avec les principaux romanciers et dramaturges, y compris les auteurs populaires, pour adapter leurs œuvres au cinéma. Les écrivains se rendent en effet compte très vite que, pour le théâtre, puis la littérature en général, le cinéma semble promettre de substantiels revenus. Ainsi Marc Mario affirme-t-il en 1913 : Et nous, romanciers, le cinéma ne nous a-t-il pas ouvert des horizons nouveaux, au moment même où la librairie s’enlisait dans ce marasme dont le livre à bon marché et les publications périodiques réussissent peu à peu à la faire sortir ? N’est-ce pas un champ vaste autant que nouveau offert à notre imagination qui, désormais, ne connaît plus de bornes342 ?

Les entretiens avec des hommes de plume que Le Cinéma et l’écho du cinéma réunis propose dans ses pages en 1912 témoignent de cette ambition qu’ont la plupart des romanciers professionnels de tirer parti de ce nouveau média. Ils défendent tous leur légitimité future à travers l’argument similaire d’une faiblesse scénaristique des films, à l’instar de Paul Féval fils qui souligne combien le succès du cinéma aurait pu être plus grand « si les fabricants de films n’avaient eu la fâcheuse fantaisie de ne présenter que des pitreries où le défaut d’affabulation le disputait au grotesque et, surtout, s’ils s’étaient entendus avec les écrivains au lieu de déformer, d’amaigrir, d’affamer anonymement leurs meilleurs enfants343 ». Et ce sont des revendications similaires que fait Arthur Bernède en janvier 1913 : Il faut donner au peuple, fidèle habitué de ces salles, un spectacle qui puisse le satisfaire. Or, je crois qu’il n’apprécie plus comme autrefois les acrobaties et les vaudevilles enfantins dont 342. Marc Mario, Le Cinéma et l’écho du cinéma réunis, 12 septembre 1913. 343. Paul Féval fils, Le Cinéma et l’écho du cinéma réunis, 14 juin 1912.

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on le gave. Il est temps de faire appel aux auteurs, qui ont pour métier de chercher et de trouver des idées nouvelles, et spécialement à ceux qui ont écrit déjà pour le peuple344.

On sait qu’Arthur Bernède ne se contentera pas de rêver cette relation entre cinéma et littérature populaire. Il ira plus loin en participant à la fondation de la Société des ciné-romans en 1919, aux côtés d’un autre romancier à succès, Gaston Leroux, et de l’acteur René Navarre. Avant eux, d’autres écrivains populaires avaient tenté leur chance, parmi lesquels Pierre Decourcelle cofondateur de la SCAGL, on l’a vu, ou Julien Priollet (frère de Marcel Priollet) qui signait en littérature du pseudonyme de Maxime La Tour. Jules Tallandier sera prompt à entrer dans ce mouvement, lui qui s’était toujours intéressé aux progrès industriels et s’était efforcé de suivre les goûts du public. N’avait-il pas senti avec Désiré Montgrédien l’intérêt qu’on pouvait tirer de la vogue de la photographie personnelle en publiant Le Photographiste et les ouvrages de Frédéric Dillaye345 ? Ne s’était-il pas lancé dans d’autres entreprises médiatiques, comme les journaux de récits illustrés (Le Jeudi de la jeunesse) ou les collections de pièces du Grand Guignol (« Les Drames mystérieux ») ? Aussi, Jules Tallandier perçoit-il très vite l’intérêt qu’il y aurait à investir ce nouveau média, et, le 27 août 1913, il dépose sa propre marque de producteur cinématographique, « Films Jules Tallandier, Grands Romanciers populaires ». Plusieurs films seront produits, parmi lesquels Les Dernières Cartouches, d’après le roman de Jules Mary (le film sort le 21 juin 1912)346, Les Pardaillan d’après Michel Zévaco347, Grande Sœur, réalisé par 344. Arthur Bernède, Le Cinéma et l’écho du cinéma réunis, 10 janvier 1913. 345. En 1932, à la veille de sa mort, toujours sensible à l’avènement de nouveaux supports, Jules Tallandier songe à lancer un journal consacré à un autre média en vogue, la T.S.F. 346. Jules Tallandier était détenteur des droits du roman. 347. On trouve une date de sortie annoncée le 6 décembre 1912, mais nous verrons que le lancement du film paraît dater plutôt de fin 1913.

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Raoul d’Auchy, et Fille d’amiral, du même348. Ces deux derniers films, sortis en 1915, ont très probablement été tournés peu avant la guerre. On ne possède plus guère de trace de ces œuvres, et Jules Tallandier paraît avoir lui-même quelque peu occulté cette aventure de producteur puisqu’il n’en dit rien quand, en 1930, il écrit l’histoire de la maison et de ses activités d’éditeur349. On trouve pourtant quelques traces de l’entreprise dans la correspondance de Jules Tallandier avec Michel Zévaco. Il semble que Zévaco était beaucoup plus avide que l’éditeur de voir son œuvre adaptée au cinéma, tandis que Tallandier se concentrait surtout sur l’opportunité de débaucher un écrivain qui faisait les beaux jours du « Livre populaire » de Fayard. Le tournage et le contrat d’exclusivité paraissent avoir été passés à la même période, quelques années après que Tallandier a approché Zévaco pour faire paraître son œuvre dans Le Journal des romans populaires illustrés et lancer la série de fascicules des « Romans héroïques de Michel Zévaco350 ». Le contrat d’exclusivité date en effet de février 1913, peu avant le lancement du film. En novembre en effet, l’éditeur annonce à l’écrivain dans une lettre que « pour le film cinématographique Les Pardaillan, nous avons un retard de quelques jours mais dont il ne faut pas nous plaindre. La publicité faite dans les journaux spéciaux donne un résultat excellent : tous les exploitants sont attirés et de toutes parts nous avons les demandes pour les exploitations ». Malgré ces retards, l’éditeur annonce une date : « certainement dans la première semaine de décembre nous pourrons sortir, d’abord en salle fermée et je vous aviserai du jour pour vous prier d’assister à la première » (27 novembre 1913). Mais 348. Nous remercions Alain Carou pour ces informations. 349. À sa mort, seul un journal belge évoquera, de façon très allusive, la production de films parmi les réalisations de Jules Tallandier. 350. Sur ces étapes qui ont permis à Tallandier de débaucher Michel Zévaco, voir Matthieu Letourneux, « Contraintes et atouts des journaux-romans au début du siècle : Le Journal des romans populaires illustrés », Le Rocambole, n° 39-40, été-automne 2007.

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dans sa lettre, il est plus attentif aux contrats littéraires, s’étendant sur les autres collaborations : le premier volume de Buridan, prévu pour janvier 1914, Le Fils de Pardaillan, les « Romans héroïques », qu’il continue de diffuser… En mai 1914, Zévaco doit même relancer l’éditeur sur les projets de films, comme s’il regrettait son peu d’enthousiasme : « Et nos cinémas ? Où en sommes-nous ? » En 1917, en désespoir de cause, c’est finalement avec « Le Cinéma français » de Julien Priollet que l’auteur passera contrat pour la réalisation de ses films351. Il semble bien que l’éditeur, à cette date, s’était détourné du cinéma. Mais si Tallandier renonce rapidement à la production de films, il ne se désintéresse pas pour autant de ce nouveau média. Simplement, il se contente désormais de l’approcher de sa stricte position d’éditeur. Or, après la guerre, l’édition, et plus que toute autre, l’édition populaire, se tourne vers une nouvelle forme de littérature, véritablement « transmédiatique », le ciné-roman ou « roman-cinéma ». Cette forme de littérature est importée des États-Unis. Elle a été inventée en juillet 1912, quand le serial d’Edison, What Happened to Mary fut décliné en version romanesque par un magazine féminin, le Ladies World. Mais c’est le Chicago Tribune qui, en association avec la Selig Polyscope Company, va proposer une version aboutie du ciné-roman, en publiant The Adventures of Kathlyn à la fois sous forme de feuilleton littéraire et cinématographique352. En France c’est Le Matin qui se lance en 1915 dans ce type de publications, en sérialisant Les Mystères de New York dans une version écrite par Pierre 351. Il n’aura le temps de tourner que Déchéance, qui sortira après sa mort, mais à l’origine étaient prévus « deux scénarios au moins avant le 31 décembre 1917, et un scénario au moins par trimestre à partir du premier janvier 1918 » (contrat du 24 octobre 1917 entre M. Zévaco et Julien Priollet) – c’est à partir de ce scénario qu’Alexandre Zévaco écrira en 1935 le roman du même nom, publié chez Tallandier sous la signature de son père. 352. Ben Singer, « Serials », in The Oxford History of Cinema, Oxford, Oxford University Press, 1996.

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Decourcelle. Le succès est suffisant pour que Le Matin édite deux autres ciné-romans dès l’année suivante353. Dans ce domaine encore, Tallandier perçoit très tôt les possibilités que recèle ce nouveau type de publications. C’est lui qui édite le premier ciné-roman original avec Les Vampires de G. Meirs et Louis Feuillade. En effet, tandis que Les Mystères de New York, importés des États-Unis et remontés dans un format plus ramassé pour la France, contraignaient Pierre Decourcelle à écrire de semaine en semaine son roman, Les Vampires est une œuvre conçue à la fois comme un roman et un film, puisque les auteurs de la version écrite sont également à l’origine du scénario. Louis Feuillade et Gaumont se sont lancés dans le projet des Vampires pour contrer le succès que Pathé rencontrait à l’époque avec Les Mystères de New York. Aussi l’œuvre est-elle dès l’abord pensée comme un serial (ce sera le premier réalisé en France) décliné en œuvre littéraire. Pour le texte, on fait appel au feuilletoniste Georges Meirs. À l’origine, le feuilleton aurait dû paraître dans la presse, mais la guerre rendant illusoire tout principe de régularité, on décide de se tourner vers un éditeur traditionnel. Jules Tallandier, qui est l’un des rares à rester vraiment actif durant cette période, séduit les auteurs. Il propose d’abord de publier l’œuvre dans la collection du « Livre de poche », mais celle-ci ne leur convient guère354. Offrant des récits complets, elle se prête en effet assez peu à une publication sérialisée. Ce sera finalement dans une collection créée pour l’occasion, mais dans 353. Alain Carou, « Cinéma narratif et culture littéraire de masse : une médiation fondatrice (1908-1928) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 51-4, octobredécembre 2004. Alain Carou souligne que, dès 1910, les salles de cinéma distribuent des récits de films sous forme de petites brochures, mais ce type de publications est plus proche des programmes de théâtre que de véritables romans. D’autres origines du genre sont postulées par André Gaudrault et Philippe Marion, « Les catalogues des premiers fabricants de vues animées : une première forme de novellisation ? », in La Novellisation, du film au livre, Louvain, Leuven University Press, 2004. Nous verrons qu’une autre origine, peut-être plus fondamentale, pourrait être recherchée dans les adaptations romanesques de pièces de théâtre. 354. Louis Feuillade, Retour aux sources. Correspondance et archives, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, Gaumont, 2007.

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un format similaire et à un prix très bas de 45 centimes, que la série est lancée, avant d’adopter un format de magazine dans un second temps. Pour mieux profiter de la synergie des deux médias, les illustrations des couvertures varient autour de celles des affiches. Enfin, suivant un principe qui sera toujours adopté par Tallandier par la suite, des illustrations du film agrémentent les volumes. Cette première série sera suivie en 1917 par la publication du Chantecoq de Bernède (d’après le film d’Henri Pouctal), puis viendra, en 1918, une éphémère revue, « Les Grands films ». Suivra en 1920 la série des « Chefs-d’œuvre du cinéma » (titre sous lequel paraissaient déjà les Chantecoq), qui fait basculer l’éditeur dans une logique de collection. Imitant peut-être le principe du serial 355, ces ouvrages sont proposés en livraisons. Paraissent ainsi Imperia, Vidocq, L’Aiglonne de Bernède, Li-Hang le cruel de Marcel Priollet, Quand on aime de Pierre Decourcelle, Tue-la-Mort et Le Sept de trèfle de Gaston Leroux, Tao d’Arnould Galopin, et toute une série de romans d’Alexandre Dumas – tous proposés à la même époque en films. L’investissement dans ce cas est important, puisqu’il s’agit de payer non seulement les droits du livre à Calmann-Lévy, mais d’acquitter aussi les sommes dues aux détenteurs des droits du film. Pour Vingt ans après, les droits versés sont de 50 000 francs pour l’éditeur, et de 10 000 francs pour les 220 photographies cédées par Pathé Consortium, avec un premier tirage déclinant de 50 000 (pour la première livraison) à 21 000 exemplaires (pour les dernières). Malgré les frais engagés, l’opération se révèle intéressante. Les Trois Mousquetaires voient même leur tirage total osciller, suivant les livraisons, entre 120 000 et 55 000 exemplaires, avec des stocks entièrement écoulés en trois ans. Ces bons résultats décident l’éditeur à s’engager dans un projet plus ambitieux encore, une collection de romans-cinéma en trois 355. En France, le serial est appelé ciné-roman. Pour d’évidentes raisons de clarté, nous choisissons de conserver le terme de serial.

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ou quatre volumes356. Il s’agit de la fameuse « Cinéma Bibliothèque », qui comptera 795 numéros, auxquels il faut ajouter 95 volumes hors série et neuf volumes de la collection plus luxueuse des « Ciné-Or ». Viendront encore d’autres expériences ponctuelles liées au cinéma, par exemple quelques ciné-romans dans la « Cadette Biliothèque » destinée à la jeunesse, la série des « Films succès » (1933), le périodique Le Film (1932), revue de cinéma de facture plus classique, ou la revue Ciné-roman film (1933) mêlant romans et actualités du cinéma. Avec ces différentes collections, Tallandier apparaît rapidement comme l’un des éditeurs les plus importants en la matière, avec des tirages moyens de 20 000 exemplaires pour les titres bihebdomadaires du « Cinéma Bibliothèque » jusqu’aux années 1930. Ainsi, durant tout l’entre-deux-guerres, Tallandier s’engage-t-il largement dans l’édition d’ouvrages liés au cinéma. Il va même jusqu’à stipuler dans ses contrats avec les écrivains sa priorité pour adapter l’œuvre sous forme de ciné-roman dans le cas d’une adaptation à l’écran. En retour, tablant sans doute sur ses relations dans les milieux du cinéma, plusieurs écrivains ou héritiers d’écrivains font des démarches pour lui céder les droits cinématographiques de leurs œuvres (c’est le cas de Bernède, Zévaco ou Mario), sans que l’éditeur paraisse toujours accueillir de façon favorable de telles propositions. La collection du « Cinéma Bibliothèque » n’est pas celle qui connaîtra la plus grande longévité, ni le plus grand nombre de numéros, loin de là : les « Films complets », publiés par Offenstadt puis Ventillard, compteront par exemple 2 615 numéros pour leur première série, suivie d’une seconde série de plus de 650 titres… Mais s’il ne fut pas le plus prolifique, le « Cinéma Bibliothèque » fut sans doute la plus prestigieuse des collections populaires, cette réputation se justifiant par une présentation soignée et un grand nombre 356. C’est du moins le principe adopté dans les 100 premiers volumes. Par la suite, prenant acte du déclin des serials, les ciné-romans proposeront un récit complet.

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de photographies. Il est vrai que les concurrents misaient plutôt sur des publications de quelques pages à très bas prix, à l’instar des Éditions Modernes, qui ne proposeront pas moins de six collections de fascicules à 30 centimes. Contrairement à la plupart des éditeurs, Tallandier prend le pari d’une collection prestigieuse, qu’il conçoit dès l’abord comme une bibliothèque, déclinant de fait les premiers volumes sous une forme reliée. Il privilégie également, au moins à ses débuts, les écrivains populaires fameux, dont le nom s’étale en couverture à la place de celui du cinéaste ou des acteurs. C’était déjà le parti pris des « Chefs-d’œuvre du cinéma », collection dans laquelle la plupart des auteurs jouissent déjà d’une certaine renommée, et qui vante par exemple en couverture le « grand roman ciné par Arthur Bernède » (L’Aiglonne). De la même façon, à ses débuts, la collection du « Cinéma Bibliothèque » met en avant dans son péritexte les écrivains au détriment des cinéastes, convoquant les « meilleurs auteurs populaires, ceux qui savent allier les plus nobles sentiments aux situations les plus angoissantes ». Ainsi, Jules Tallandier propose-t-il une hiérarchie inverse de celle qui prévaut dans les novellisations aujourd’hui. Pour lui, il s’agit avant tout d’illustrer des œuvres littéraires avec des images plus vivantes encore que celles des dessinateurs traditionnels. « Les œuvres dramatiques […] présentent aux lectrices et lecteurs un intérêt de premier ordre lorsqu’on les illustre avec les scènes filmées et projetées à l’écran », affirmet-il dans une publicité. Et à propos des Trois Mousquetaires du « roi des conteurs », on nous dit que « ce roman le plus vivant que l’on connaisse reçoit ainsi l’illustration la plus vivante qui soit ». Dans tous les cas, c’est la vie et l’animation des œuvres par l’image qui sont mises en avant, comme si le caractère cinématique des films, même fixé sous forme de photographies, devait dynamiser le texte. Ainsi, dans les premières années de la collection, les romans ne prétendent-ils pas tant proposer une version écrite des films, qu’un roman illustré. Cela explique que les premiers titres de la collection sélectionnent, parmi les succès du moment, des films issus

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d’œuvres de grands romanciers populaires dont le nom est connu de tous. C’est le cas jusqu’en 1924, et l’on voit se succéder, pêle-mêle, les noms de Jules Mary, Pierre Decourcelle, Arthur Bernède, Marcel Allain, Henryk Sienkiewicz, André de Lorde, Michel Zévaco, etc. Conséquence d’une telle hiérarchisation, dans la mesure où c’est le roman qui importe avant tout, on adapte les images du film au texte. Quand il s’agit de rééditions, les romans sont publiés in extenso, même lorsque la trame du film en diffère considérablement, et pour combler cet écart entre l’intrigue du livre et celle du film, on sélectionne, parmi les images, celles qui peuvent donner l’illusion d’illustrer le texte. Stratégie ou non, les publicités ne font pas allusion au plaisir de retrouver un film qu’on a aimé (ce qui correspondrait à la logique moderne de la novellisation), mais à celui de lire un bon roman richement illustré. En procédant de cette façon, Tallandier reflète la vision, largement partagée au début des années 1920, d’une hiérarchie entre littérature et cinéma. On reconnaît comme qualité au cinéma l’efficacité de l’image, donnée immédiatement, et la puissance de séduction du mouvement ; mais la littérature bénéficie d’une plus grande légitimité culturelle et est jugée plus structurée. Si le cinéma a cherché à ses débuts à adapter les œuvres littéraires, c’est bien qu’il espérait en tirer un surcroît de légitimité. Il est logique qu’à l’inverse l’image puisse être considérée comme un élément dont la séduction repose sur sa faculté à illustrer de façon frappante un texte qui importe avant tout. Certes, l’éditeur tablait également sur la publicité que procurerait au roman l’actualité cinématographique, mais il semble aussi que le film tirait parti en retour du prestige de l’écrivain. Ainsi, dans les premières années, les contrats tenaient compte de cette synergie entre les formats écrit et filmé en déterminant de véritables stratégies publicitaires dans lesquelles était définie la place respective du cinéaste et de l’écrivain. Une lettre de Léon Gaumont à Louis Feuillade au moment de la sortie de Judex illustre les transactions auxquelles donnait lieu cette collaboration qui était aussi rivalité entre deux univers narratifs :

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J’ai vu M. Bernède. Accueil plutôt très froid… Se plaint de voir son nom après le vôtre !… Préférerait ne pas le voir dans ces conditions. Je finis par ne plus rien comprendre. Dès le début toute la publicité du Petit Parisien était faite A. Bernède et L. Feuillade [sic] et la nôtre L. Feuillade et A. Bernède. Depuis vous avez demandé d’alterner. Voudriez-vous me renseigner ; de mon côté je vais revoir le dossier357.

L’extrait, parce qu’il confronte deux auteurs jouissant d’une certaine notoriété, est significatif d’une rivalité entre les deux arts, mais aussi d’un réel équilibre, chaque auteur régnant sur son terrain. Chez Tallandier, les premiers contrats insistent également sur la prééminence de l’écrivain comme auteur de l’œuvre. Pour Li-Hang le cruel, il est ainsi indiqué que : « Le roman devra être publié non comme étant un roman de MM. André de Lorde et Henri Bauche, mais comme étant un roman de l’auteur réel du texte, M. Marcel Priollet, d’après le film de MM. André de Lorde et Henri Bauche » (14 décembre 1920). De même, le contrat avec Pathé concernant les romans de Dumas souligne que si l’éditeur doit indiquer la source des images, le producteur doit faire figurer dans ses publicités que l’édition est assurée par Tallandier. Quand le rôle attribué aux uns et aux autres n’est pas clairement établi, des problèmes peuvent d’ailleurs se rencontrer : ainsi, en mars 1923, Henri Diamant-Berger menace-t-il de saisir les tribunaux si les fascicules de Vingt ans après n’indiquent pas clairement que les images qui leur servent d’illustration sont issues du film qu’il a tourné. À une époque où elles ne sont pas encore évidentes, on voit comment se définissent les responsabilités des uns et des autres, et la façon dont les écrivains défendent leurs droits. La possibilité, pour le roman, d’affirmer son intérêt indépendamment du film – autrement dit d’être autre chose qu’un simple 357. 16 décembre 1916, in Louis Feuillade, Retour aux sources. Correspondance et archives, op. cit.

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produit dérivé – s’explique par des pratiques plus anciennes de la littérature populaire qui prouvent, s’il le fallait, que les échanges transmédiatiques n’ont pas attendu l’avènement du cinéma pour nourrir les productions éditoriales. Très tôt au XIXe siècle, il était d’usage non seulement d’adapter pour la scène les grands romans, mais aussi de proposer une version romanesque des pièces de théâtre à succès, offrant déjà avant l’heure de véritables novellisations. Montgrédien, puis Tallandier en avaient publié un certain nombre, comme Les Avariés, « grand roman inédit » de Maurice Landay tiré de la pièce de Brieux ou Tom Pitt, adapté par Georges Le Faure de la pièce de Victor de Cottens et Victor Darlay et publié dans Le Jeudi de la jeunesse. Dans ce cas également, il s’agissait de profiter d’un succès du moment, et de broder, dans les codes d’un autre média, autour d’une intrigue première. Cette transmédiation se traduisait par une série d’adaptations reformulant l’expression des sentiments, les actions des protagonistes, ou les effets recherchés, selon les conventions du roman, ajoutant souvent des péripéties afin de donner une ampleur plus feuilletonesque à l’œuvre, etc. Par rapport à ces formes antérieures de novellisations, l’originalité des ciné-romans tient en définitive peut-être plus à l’usage qui est fait de la photographie, même si, dans ce cas également, on a pu montrer qu’elle avait été employée dès la fin du XIXe siècle suivant un modèle théâtral358. En outre, l’argumentaire des premiers ciné-romans de Tallandier témoigne de ce que la référence du roman illustré, dont la Librairie Illustrée de Georges Decaux avait fait dès les années 1870 son fond de commerce, restait à l’origine très prégnante. Pourtant, les ouvrages publiés excèdent très vite le modèle du roman illustré pour emprunter à d’autres formes encore : ainsi trouve-t-on fréquemment le texte de chansons associées au film (comme dans Phi358. Charles Grivel, « Photocinématographication de l’écrit romanesque », in Jan Baetens et Marc Lits, La Novellisation, du film au livre, Louvain, Leuven University Press, 2004.

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Phi, proposé avec la partition de l’opérette qui comble en quelque sorte l’absence de bande-sonore du film muet) ou de ballades qui lui sont liées (comme celles écrites par Gaston-Charles Richard pour la sortie de Belphégor, reproduites dans le roman). Enfin, quand le film est lui-même tiré d’une pièce de théâtre, celle-ci est encore convoquée par le paratexte. Ainsi, le ciné-roman devient-il assez rapidement une manifestation assumée de la culture mass-médiatique, et apparaît moins comme une forme nouvelle que comme un genre au croisement de pratiques culturelles multiformes. Après tout, par rapport au roman (illustré ou non), la nouveauté du procédé tient peut-être à son hybridité fondamentale. Contrairement aux novellisations, le ciné-roman est un objet mixte qui ne se conçoit pas vraiment sans les images qui l’accompagnent, et il est significatif que les rares collections qui aient tenté de proposer de tels récits dans des versions dépourvues de photographies du film (comme « Les Grands Romans-cinéma », chez Ferenczi) n’ont pas rencontré de succès. Si les novellisations modernes, assumant leur statut de produits dérivés, peuvent se passer d’images, puisqu’elles supposent la connaissance du film pour être consommées, les ciné-romans de l’entre-deuxguerres sont aussi destinés à être consommés par ceux qui n’ont pas vu le film, mais qui souhaitent le connaître même indirectement. Les images rapportent alors le texte à un film absent, et le roman tente de s’y substituer selon ses conventions propres. Ainsi le livre est-il véritablement roman, tout en étant tributaire d’un film qu’il commente, qu’il complète, et qu’il supplée bien souvent. Or, cette nécessaire mixité est révélatrice de ce que, contrairement à ce que pensait Jules Tallandier au début, le lecteur ne cherche pas à lire des romans illustrés, mais qu’il pense l’ouvrage à la fois comme un roman et comme un substitut du film. Les variations que l’on rencontre dans la rédaction des contrats traduisent cette hybridité fondamentale. Dans la plupart des cas, l’éditeur traite directement avec le romancier, qui s’est chargé d’obtenir les droits du film auprès des producteurs. Dans certains contrats cependant (par exemple ceux

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d’Abel Gance, de Roger Lion, de Sacha Guitry), c’est le cinéaste qui traite avec les éditeurs, à charge pour lui d’écrire ou de faire écrire le roman359. Celui qu’on désigne comme « l’auteur » peut ainsi être le cinéaste ou le romancier, preuve que Tallandier a très vite renoncé à considérer les ciné-romans comme de simples romans illustrés. Avec le développement de la collection, l’échange entre les deux médias s’est naturellement traduit par une inversion des hiérarchies, comme en témoigne l’avertissement récurrent selon lequel « tous les ouvrages publiés dans cette collection, qu’ils soient écrits d’après les films ou que les films en soient tirés, sont toujours en concordance étroite avec les œuvres figurant à l’écran », insistant désormais sur la primauté du film. Tandis que les premiers romans affirmaient la préséance du texte, les œuvres postérieures de la collection, en se sérialisant, réduisent les romanciers à d’habiles adaptateurs. De fait, on voit de plus en plus souvent apparaître comme argument de vente des publicités ou des couvertures des volumes, le nom du cinéaste, et parfois celui d’un acteur, comme ce Buffalo Bill (en réalité Buffalo Bill junior), dont le nom ressort plus que celui de Willaume, l’auteur du roman. Bien souvent, la secondarité du livre par rapport au film est reconnue dans les publicités360. Surtout, sauf texte d’envergure exceptionnelle361, les romans qui ont été adaptés avec certaines libertés au cinéma sont désormais réécrits pour correspondre à l’intrigue du film. Ainsi Rose d’ombre d’Anne-Armandy

359. Pour La Fin du monde d’Abel Gance, le texte indique qu’il s’agit de « fournir un roman » tiré du film, et l’expression est suffisamment vague pour permettre à Gance de faire appel à l’écrivain de son choix. Roger Lion en revanche « se déclare l’auteur » des ciné-romans tirés de ses films, lors même qu’ils seront signés André de Ladernade. C’est le même cas de figure pour Guitry, mais nous n’avons pas trouvé trace du ciné-roman issu des Perles de la couronne. 360. « Tous ceux qui ont aimé le beau documentaire Les Hommes dans la forêt se plairont dans la lecture des détails que donne sur les Oudés Jean Petithuguenin » (Publicité pour Les Hommes dans la forêt, 1930). 361. On imagine mal en effet une version novellisée de Thérèse Raquin de Zola ou de Manon Lescaut de l’abbé Prévost.

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adapte-t-il un roman d’Else Jerusalem pour le faire cadrer avec le film de Richard Oswald, et Ernest Maurice Laumann réécrit-il un roman d’Eugène Barbier pour en adapter la trame à sa version cinématographique, Florine. La fleur du Valois. Plus significatif encore de cette évolution, lorsque l’œuvre originale est aussi un roman populaire, il arrive que l’éditeur fasse appel à d’autres auteurs pour la réécrire, comme dans le cas de La Pocharde de Jules Mary, adaptée par l’inépuisable Maurice Mario, ou du Juif Errant (novellisé par Jean Prudhomme), dont le film est cependant repris, non du roman de Sue, mais de la pièce que ce dernier en avait tirée avec d’Ennery. Plus généralement, la part des romans célèbres avant d’avoir été adaptés diminue très fortement dès le numéro 100 de la collection, ce qui s’explique par le fait que le roman, devenu périphérique par rapport au film, n’a pas besoin de préexister, son succès étant désormais essentiellement tributaire de celui du film dont il devient un produit dérivé. En parallèle, les écrivains chargés de publier les ouvrages, loin d’être, comme au début, des célébrités de la littérature populaire, sont plutôt des professionnels. Certains gravitent autour des milieux du cinéma et de l’art, à l’instar d’un Charles Cluny (qui écrivit également quelques ouvrages sur le monde du spectacle), d’un Jean-Charles Reynaud, ou d’un René Jeanne, qui complétait probablement ainsi son salaire de scénariste. D’autres auteurs fréquentaient de loin le monde du cinéma, comme Albert Bonneau, journaliste spécialisé à ses débuts, ou Francis F. Rouanet, qui travaillait, comme lui, dans la revue Cinémagazine. Mais la plupart des écrivains étaient simplement des petits maîtres de la littérature populaire, professionnels s’illustrant également dans les autres collections de l’éditeur, tel le prolifique Charles Vayre ou Jean Petithuguenin362. 362. Il est difficile d’évaluer le salaire reçu par les auteurs. Si ceux-ci paraissent élevés (entre 7 000 et 10 000 francs), c’est qu’ils comprennent les droits des images, à la charge de l’écrivain qui les négociait avec la société cinématographique (voir, par exemple, le contrat pour Paris de René Jeanne, 1924).

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Ciné-romans se contentant de reprendre le texte d’ouvrages antérieurs en leur ajoutant des photographies d’un film, romans réécrits pour correspondre au scénario de l’œuvre cinématographique, ou encore récits rédigés à la chaîne par des polygraphes des collections populaires, il est difficile de déterminer une spécificité de cette littérature qui permettrait, à son propos, de parler de genre avec ses conventions propres. Pourtant, le mouvement que nous avons décrit, du roman illustré vers la novellisation, tend à indiquer que des mutations se produisent dès lors que les images qui illustrent le livre ont une valeur qui excède ce qu’elles représentent pour désigner, en creux, d’autres images et scènes intermédiaires formant le récit – autrement dit, dès lors qu’elles servent avant tout à suppléer un film absent. Alors qu’à ses débuts le roman a permis de reformuler les conventions nouvelles du film sous une forme familière aux lecteurs, il perd rapidement cette propriété pour se contenter de restituer la forme première selon les conventions du livre. La logique oscille alors entre une tentative d’imitation des principes cinématographiques et une volonté de transposition selon les conventions du roman. C’est cette opposition qu’exprime déjà Guy de Téramond affirmant que le novellisateur doit rajouter des explications, afin de donner de la vraisemblance à un récit cinématographique qui en manque souvent, parce que le cinéma, dans la séduction du mouvement permanent, n’a guère besoin de justifier l’enchaînement des événements, mais doit au contraire produire toujours davantage d’action : « autant celui-ci doit être rapide, mouvementé, trépidant, sans cesse divers, autant il est nécessaire que celuilà paraisse clair et d’apparence logique363 ». Cette volonté de réintroduire une structure narrative, des transitions, de l’épaisseur, trahit en réalité une tendance des écrivains à reformuler l’art visuel du cinéma selon les codes du roman-feuilleton, pour lequel chaque action du personnage est associée à des sen363. Guy de Téramond, « Comment on écrit un Roman-Cinéma », Cinémagazine, 21 et 28 janvier 1921.

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timents et des pensées stéréotypés, destinés à produire de l’émotion chez le lecteur. Cela se traduit par exemple par l’ajout d’indications psychologiques, voire d’analepses biographiques, obéissant à des conventions qui sont celles du roman-feuilleton. Ainsi nombreux sont les auteurs de ciné-romans à multiplier les passages modalisés, ou au style indirect libre, autant de traits introduisant la voix du narrateur dans le texte et une approche littéraire via une focalisation flottante glissant de l’intériorité d’un personnage à l’autre. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’expliquer, comme le prétendent les auteurs, mais aussi de réécrire en insistant sur certaines modalités du récit verbal, tout en affectant de renvoyer au récit pictural absent. L’image, quant à elle, est légendée par une phrase qui la rapporte au texte : elle devient, de fait, illustration commentant le récit verbal. Très vite limitée, pour des raisons éditoriales, à des cahiers hors texte, elle entre en définitive fort peu dans la dynamique du roman364. Pour rendre compte du film, les auteurs le convertissent en roman populaire. Si le ciné-roman est fondamentalement hybride, le texte résiste à cette hybridité plus qu’il ne se réinvente par son biais. Ce qui en ressort, c’est le constat de l’écart entre deux langages inventant chacun sa propre dynamique narrative, ses propres stéréotypes : les novellisations de films comiques (tel le Phi-Phi de Charles Cluny) prennent le ton léger des romans humoristiques, celles des récits sentimentaux servent les expressions clichés du genre (« élans du cœur », « avalanche de baisers » « atmosphère troublante365 »), et l’incipit d’un western (par exemple Le Roi de l’escalade de Marcel Willaume) paraît tiré de quelque volume du « National bleu ». En définitive, stylistiquement, le ciné-roman reste, en tant que texte, un épiphénomène de la littérature populaire, commandé par les mêmes règles que les œuvres publiées dans les autres collections. En revanche, il témoigne 364. Ce n’est pas le cas de la série des « Ciné-Or », qui structurent au contraire le récit autour des images, proposant une sorte de roman-photo légendé. 365. Nuit d’Espagne de Jacques Brévin.

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de l’intérêt des éditeurs populaires pour la culture médiatique montante, et renvoie à des façons de lire qui mettent de plus en plus le texte en perspective avec les conventions des autres médias. Avec leurs images supposant un va-et-vient entre le texte et un film que le lecteur est invité à reconstituer, les ciné-romans sont révélateurs de ce que la littérature populaire est, à l’époque, de plus en plus engagée dans un ensemble de pratiques de consommation de masse qui se nourrissent d’elle et l’influencent en retour. De fait, l’incidence des nouvelles formes de la culture médiatique se ressent, de façon diffuse, dans l’ensemble des publications de la Librairie Tallandier. Cette influence peut se lire dès les couvertures de Maurice Toussaint, l’inépuisable illustrateur de la maison, dont les dessins réalisés pour Tallandier se comptent par milliers. Maurice Toussaint a fait ses débuts avant guerre dans la peinture militaire, puis a travaillé pour des collections littéraires à bon marché, comme la « Nouvelle Collection illustrée » de Calmann-Lévy ou l’« Idéal Bibliothèque » de Pierre Lafitte366. L’auteur ne devient collaborateur régulier de Tallandier qu’à partir des années 1920. Mais très vite, ses dessins procurent à la maison son identité graphique, puisque, à l’exception des réalisations d’Henri Thiriet, c’est sa signature qu’on retrouve sur les couvertures populaires, mais aussi dans les illustrations intérieures de plusieurs collections, y compris après la Seconde Guerre mondiale. Les gouaches de Maurice Toussaint consacrent une transformation significative des illustrations populaires dans les années 19101920, dont il nous semble que le cinéma est en partie l’explication. En effet, avant la Première Guerre mondiale, par exemple dans les livraisons de la Librairie Illustrée, le référent qui organisait les gravures des romans populaires était théâtral : les images étaient cadrées à la façon d’un théâtre à l’italienne, avec la scène et les trois murs 366. François Ducos, « Aujourd’hui on expose, Maurice Toussaint », Le Rocambole, n° 17, hiver 2001.

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apparents. Les protagonistes étaient généralement figurés en pied, jouant devant le décor, souvent de trois quarts, paraissant s’adresser à nous. Enfin, les conventions auxquelles empruntaient les images n’étaient pas celles d’un univers référentiel réel, mais les postures mélodramatiques qui correspondaient à une transposition théâtrale des émotions qu’évoquait le texte367. La logique était déjà celle d’une double adaptation médiatique, puisque le message verbal est converti en message textuel par la médiation d’une forme mixte (à la fois verbale et visuelle), le théâtre, permettant ainsi de faire le lien entre les deux codes, celui du texte et de l’image. Or, après la Première Guerre mondiale, comme en témoigne le cas des couvertures de Maurice Toussaint, c’est le cinéma qui sert de référent à l’illustration. Il est en effet frappant, à regarder les couvertures du « Livre National », de constater combien l’évolution des conventions suit celle des représentations imposées par les médias narratifs dominants : au système cadré de la scène de théâtre, avec protagonistes au centre de l’espace et effet de coulisses, répondent des plongées et contre-plongées, des cadrages décentrés et des scènes qui excèdent les limites de l’image. Maurice Toussaint intègre ainsi l’idée d’un contexte, d’un monde débordant la scène, comme le suppose le cinéma, pour lequel le caméraman se situe dans le même espace que les protagonistes – du moins dans les scènes d’extérieur. L’illustrateur multiplie par exemple les effets de suspense en figurant des personnages terrorisés guettant un danger hors-champ ; il procède même à plusieurs reprises à des effets de focalisation subjective, l’œil de l’observateur étant intégré à la scène : soldat visant le lecteur (Château de X…, de Gabriel Bernard), moto prête à renverser le spectateur (Les Samouraïs du soleil pourpre, d’Albert Bonneau), main tenant un poignard, qui ne peut être que celle du lecteur/protago367. Matthieu Letourneux, « Illustration et sérialité dans les livraisons romanesques (1870-1910) », École nationale des chartes (http://www.enc.sorbonne.fr/histoiredu livre/letourneux.htm).

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niste (Le Complot des météores de Maurice de Moulins). Toussaint opère enfin parfois par montage, le collage d’images n’étant pas strictement cinématographique, mais il rappelle les effets de fondu et de surimpression du cinéma de l’époque (Espions et contre-espions de Gabriel Bernard). En empruntant aux conventions narratives du cinéma, Toussaint essaie sans doute un peu naïvement d’animer l’image, de l’affecter du caractère cinétique du film. Mais il révèle surtout l’amplitude de cette logique médiatique, pour laquelle les clichés d’un média valent pour ceux d’un autre. Cette porosité des médias narratifs que révèle le dessin de Maurice Toussaint se produit, de façon plus superficielle sans doute, dans les romans d’un certain nombre d’écrivains de l’époque. En particulier, elle est sensible chez Albert Bonneau, qui signera chez Tallandier près de 200 romans et récits brefs entre 1926 et 1959. S’il s’est illustré dans tous les genres – du roman d’aventures coloniales au roman sentimental, en passant par le récit de cape et d’épée et même le cinéroman – Albert Bonneau s’est rapidement spécialisé dans le récit de l’Ouest. Il publie ainsi des romans comme L’Outlaw du cañon perdu (1929), Le Tambour de guerre des Apaches (1930), Le Tigre du Rio Grande (1932), etc. Il propose surtout toute une série d’aventures de Catamount (dont la première, La Rédemption de Catamount, date de 1929) qui compteront en tout une quarantaine de titres jusqu’en 1959368. Les personnages d’Albert Bonneau sont interchangeables, tous sont des cowpunchers (c’est-à-dire des cow-boys) au caractère trempé, as du pistolet et des poings, au fort sentiment de justice, bref, ce sont des doubles de Tom Mix. Significativement, avant d’être romancier, Albert Bonneau a été critique cinématographique pour Cinémagazine ; grand amateur de cinéma, il signe en 1923 l’un de ses premiers articles sur Joë Hamman, le roi du western camarguais. 368. On trouve une bonne bibliographie des œuvres de cet auteur dans Robert Bonaccorsi et Raymond Chabert, « Albert Bonneau, 1898-1967 », Cahiers pour la littérature populaire, n° 16, hiver 1996.

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Or, l’imaginaire de l’Ouest que développe Bonneau est essentiellement cinématographique, avec ses récits d’outlaws et de sheriff, et ses décors de cactus et de villes frontières. Sur les couvertures de ses romans (généralement dessinées par Maurice Toussaint), ses cowboys ressemblent d’ailleurs tous étrangement à Tom Mix. Le western d’Albert Bonneau ne parle pas de l’Ouest américain, mais de l’Ouest cinématographique. L’incidence des films sur son œuvre est si grande, qu’il laisse parfois échapper des lapsus cocasses, comme lorsqu’il indique, à propos du protagoniste d’un roman se déroulant en 1846, que « les événements dont il avait été le héros se représentaient à son esprit comme les images d’un film cinématographique » (La Mission du dernier espoir), confondant curieusement les mécanismes de pensée du personnage et ceux de son créateur. Au moins deux des romans d’Albert Bonneau affirment leur dette envers la culture médiatique américaine : le premier, Tom Cyclone, cow-boy (1929) narre les aventures d’un cow-boy… de cinéma, cascadeur chargé de faire la doublure d’un bellâtre falot et odieux. Le second, Catamount et Buffalo Bill (1953) décrit la rencontre du héros récurrent de Bonneau avec la figure capitale de l’arrivée du western américain en France, Buffalo Bill. Cette dette de Bonneau (comme de ses contemporains, dans une moindre mesure) au western cinématographique se traduit par un changement fondamental puisque, par rapport aux générations précédentes, le point de vue adopté est inversé : le monde n’est plus regardé à partir des intérêts nationaux via des personnages français qui seraient des relais, mais à travers ceux d’Américains – certes de pacotille – désormais indifférents aux intérêts français. À travers cette déterritorialisation, l’Ouest, ce territoire formalisant l’idéologie américaine, devient dans les romans un espace sans idéologie369. Paradoxalement, imiter les westerns comme de purs référents cinématographiques, ce n’est pas écrire des westerns, mais autre 369. Sur cette idée d’une déterritorialisation de l’Ouest américain dans la culture française, voir Paul Bleton, Western, France, Amiens, Encrage, 2002.

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chose. En effet, les westerns américains, même quand ils sont sériels et dégradés, continuent de se nourrir des mythes fondateurs de la culture américaine, les valeurs associées à la Frontier, à la sauvagerie (wilderness), aux pionniers, aux grands héros nationaux (Buffalo Bill, Davy Crockett, Daniel Boone) renvoient toutes à un discours de l’Amérique sur elle-même. Auteurs et consommateurs ont ces conventions en tête, ce qui assure la permanence d’un discours sur le monde, quand bien même ce discours est mythologique, et souvent entièrement stéréotypé, prémâché. À l’inverse, quand, comme pour les westerns français, il ne s’agit plus que d’imiter la fiction, alors ce discours sur le monde sous-jacent dans les œuvres cinématographiques disparaît. La question du réel s’absente des œuvres. La preuve de cet écart pourrait être trouvée dans une anecdote peu connue : dans les années 1950, Tallandier, l’éditeur d’Albert Bonneau, voyant le succès de la série des aventures de Catamount en France, tente de proposer à des amis éditeurs américains une série de ses westerns, soit pour une édition aux États-Unis, soit pour une adaptation en film. Mais les éditeurs, après lecture bienveillante, répondent, embarrassés, que ces romans leur sont totalement incompréhensibles, tant l’imaginaire de Bonneau paraît éloigné de celui du western américain. En plagiant les films américains, Bonneau a paradoxalement produit autre chose… un roman-western européen sans lien avec le discours du western américain. Moins stylistiques que thématiques, les échanges avec d’autres médias témoignent de la montée en puissance d’une culture de masse qui marginalise la littérature populaire. Après la Seconde Guerre mondiale, l’arrivée massive du cinéma américain avec le plan Marshall va consacrer cette suprématie des nouvelles formes de la culture médiatique. Les stéréotypes de la paralittérature française vont être balayés par ceux des États-Unis, et les romans d’aventures ou les récits criminels vont céder la place au roman noir, au western, à la science-fiction et au récit d’espionnage à l’américaine. Cette amé-

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ricanisation de la culture qu’avait pressentie Albert Bonneau va contribuer à marginaliser le roman populaire traditionnel, désormais considéré comme dépassé.

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C’est paradoxalement au moment où la santé de son entreprise est la plus florissante que Jules Tallandier va prendre une décision lourde de conséquences pour l’avenir : vendre la majorité des actions de sa société à un partenaire susceptible de la développer. Puisque l’on connaît l’identité de l’acquéreur, la Librairie Hachette, et la date de la transaction, l’année 1931, on pourrait avoir tendance à attribuer ce tournant aux circonstances, l’arrivée en France de la crise mondiale, ou à la recherche par les Messageries Hachette en plein essor d’entreprises d’édition susceptibles de leur abandonner la distribution de leur production, mais on verra qu’il n’en est rien et que nul déterminisme ne présida au choix opéré par Jules Tallandier. Le propriétaire de la Société d’éditions et de publications (Librairie Jules Tallandier) a en effet choisi, au début de l’année 1930, de ne pas se tourner vers son gendre, Rémy Dumoncel, pour la succession à laquelle il pouvait légitimement prétendre, ce qui mérite explication. Sans doute la mésentente signalée plus haut, au sujet du défaut de vigilance exercée à l’encontre des Éditions Ferenczi et de Jean de La Hire, a-t-elle joué un rôle mais ce différend aurait pu se régler à l’amiable et il ne saurait constituer un grief suffisant pour justifier une décision aussi radicale. De même, la liaison de Jules Tallandier avec Jeanne Prévost pouvait-elle inciter l’éditeur à délaisser quelque peu les siens mais il semble qu’à l’issue de son décès, survenu le 12 janvier 1933, dans une clinique parisienne de la rue Blomet où il avait subi une importante intervention chirurgicale destinée à lui ôter une tumeur du côlon, aucune disposition

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testamentaire n’avait été prise en faveur de la dernière compagne d’un homme parvenu au sommet de ses ambitions. Président du Cercle de la Librairie de 1920 à 1923, élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur en 1930, père et grand-père comblé puisque sa fille lui avait donné cinq petits-enfants, il avait toutes les raisons pour se conformer aux normes de sa profession et de son milieu. On aurait pu s’attendre à ce qu’il transmette l’héritage et la direction de la maison d’édition à laquelle il avait consacré tous ses instants à ses enfants et, en l’absence du fils décédé pendant la Grande Guerre, à son gendre, puisqu’il n’était toujours pas admis que les filles participent à la vie de l’entreprise. C’est par conséquent cet écart par rapport aux habitudes et aux usages de son temps qu’il convient d’interroger afin de faire ressortir la part la plus intime du personnage. Entraîné malgré lui dans une aventure qui le dépassera bientôt, Jules Tallandier n’assistera pas au transfert de la moitié des actions reprises par la Librairie Hachette à la Librairie Fayard, ce qui, de 1933 à 1965, fera des Éditions Tallandier à la fois une sorte de filiale du groupe Hachette et, en même temps, une société dominée par la personnalité de ses présidents, Arthème Fayard, de 1933 à 1936, puis son gendre, Fernand Brouty, de 1937 à 1963. Distribuées l’une et l’autre par ce mastodonte que constituent les Messageries du quai de Javel, les deux maisons d’édition sont certes déchargées de tout ce qui concerne la commercialisation de leur production mais, du même coup, elles abandonnent au « trust vert » ou à la « pieuvre verte », comme l’appellent désormais ses nombreux détracteurs370, une partie non négligeable de leur pouvoir de décision. La présence d’actionnaires Hachette puis Fayard au conseil d’administration de la Librairie Tallandier est évidemment la traduction mécanique des nouveaux rapports de force qui découlent 370. Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008, pour le contexte général.

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de cette situation et si, avant 1940, il n’est pas question pour l’éditeur du boulevard Saint-Germain d’imposer des priorités ou des changements de cap trop visibles, les actionnaires minoritaires ne peuvent ignorer les volontés de celui qui assure l’écoulement de leur production et dispose ainsi d’un levier pour peser sur la définition de leurs politiques éditoriales. Plongée comme toute l’édition française dans la tourmente provoquée par la grande dépression mondiale de 1929, qui ne fait cependant sentir son souffle qu’avec retard, en 1931, en France, ce qui signifie récession, vie chère, chômage, renvoi des immigrés, chute du franc et montée des tensions extérieures, la Librairie Tallandier doit affronter des épreuves imprévues tout en s’efforçant de conserver sa spécificité. Le décès d’Arthème Fayard, le 20 novembre 1936, lui évitera une orientation trop ostensiblement tournée vers les idées de la droite la plus conservatrice mais, si Fernand Brouty était moins maurrassien que son beau-père, l’éditeur de Candide et de Je suis partout, et sa belle-mère, celle qui se flattera d’avoir « fait » l’élection du patron de L’Action française à l’Académie en 1938, il n’éprouvait aucune attirance pour la gauche qui boudait d’ailleurs ses publications. Il en allait autrement à la Librairie Tallandier, on l’a vu, où, à l’origine, l’amour de la République et de ses valeurs fondatrices avait favorisé la recherche d’auteurs en accord avec cette conception du monde. Moins facile à repérer après 1918, cette vision, pour ne pas dire idéologie, avait subi des modifications importantes depuis cette date, et la défense inconditionnelle de l’empire colonial, au moment où il commençait à être contesté de l’intérieur par les peuples qui en subissaient la domination, avait entraîné un réel infléchissement à droite de l’échiquier politique de la maison d’édition. Toutefois son caractère populaire et sa destination grand public lui interdisaient l’affichage de convictions trop prononcées, ce qui lui épargna une dérive trop manifeste vers le soutien aux ligues ou aux mouvements influencés par l’extrême droite, alors très puissante.

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Une entreprise en plein essor à la veille de la crise de 1929 Les bénéfices réalisés pendant la Première Guerre mondiale avaient été aussitôt placés dans la terre et dans la pierre, tant à Fontainebleau qu’à Avon, la localité voisine où la famille passait une grande partie de l’année. Ébranlé par la tuberculose qui avait emporté sa première femme, Jules Tallandier tenait à ce que ses petits-enfants soient élevés au grand air, à proximité d’une forêt célébrée tant par les poètes que par les peintres de l’école de Barbizon, et Rémy Dumoncel et sa femme Germaine avaient continué à y résider après leur mariage. Après avoir commencé à amortir le capital de sa société en 1922, à hauteur de 40 %, Jules Tallandier avait poursuivi dans cette voie en 1925 et en 1929, année qui voit l’achèvement de cette procédure, révélatrice de l’excellente santé de sa société. Les bénéfices annuels en effet n’avaient cessé de se maintenir à hauteur de 850 000 francs en 1922-1927, soit autour de 800 000 euros actuels, avant de fléchir à 400 000 euros en 1926-1927 à cause de la dévaluation de la monnaie française. Repartis à la hausse en 1927-1928 avec 1 385 724 francs ou 750 000 euros, ils atteignaient encore 1281133 francs (650000 euros) en 1928-1929, ce qui permit l’achat par l’entreprise de l’immeuble de la rue Dareau (aujourd’hui RémyDumoncel), des aménagements et des agrandissements, pour un montant total de 576 000 francs, et l’acquisition, à titre personnel, de l’immeuble mitoyen de la rue Bezout pour 450 000 francs371. Si l’on se souvient qu’en 1924, 200000 francs de bons du Trésor avaient été souscrits par Jules Tallandier, on voit que l’enrichissement de l’éditeur est le reflet de la croissance continue de la Librairie pendant toute la décennie 1920-1930. Résidant au 18 de la rue d’Aumale, près de la place Saint-Georges, dans le IXe arrondissement, dans un très grand appartement loué 371. Archives Maurice Dumoncel.

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25000 francs par an et assuré pour 800000 francs, ce qui indique une réelle aisance et, vraisemblablement, la possession d’un mobilier de luxe, d’une lourde argenterie, voire de quelques tableaux cotés, l’éditeur vivait confortablement sans pour autant posséder un château, une villa anglaise à Deauville ou une propriété sur la Côte d’Azur, comme nombre de ses confrères. Il se contentait pour sa part de la villa RocheFontaine à Samois près de Fontainebleau qu’il avait achetée au nom de Germaine Dumoncel, sa fille, et dont le seul vrai luxe, en dehors du mobilier Louis XVI, résidait dans la situation et la vue exceptionnelles dont elle jouissait372. Pour approcher un peu plus ses penchants intimes, on dira qu’en politique, c’est le ministre Désiré Ferry, qui présidait dans son département, la Meurthe-et-Moselle, la Fédération républicaine, le grand parti de la droite française dans l’entre-deuxguerres, qui lui remit la rosette de la Légion d’honneur le 11 avril 1930, lors d’un grand dîner offert au Cercle de la Renaissance, et que le journal de Charles Maurras, L’Action française, rendit compte avec sympathie de l’événement dans son édition du 29 avril suivant. Cela n’indique aucune proximité avec l’extrême droite ni la moindre tentation antirépublicaine mais cela confirme le changement qui a conduit un éditeur radical d’avant 1914 à trouver l’évolution de la gauche vers le socialisme et le communisme trop inquiétante pour lui maintenir sa fidélité. Dans le dossier de lettres et de cartes de visite conservé par la famille à l’occasion de cette décoration, c’est le milieu des éditeurs qui domine. On trouve en effet l’hommage sans surprise des patrons des librairies Baillière, Belin, Bourrelier, Armand Colin, Delagrave, Fayard, Flammarion, Gallimard, Gibert, Grasset, Hachette, Larousse, Lavauzelle, Masson, Plon ou Téqui, ainsi que celui des directeurs des grands quotidiens nationaux ou régionaux. Un certain nombre d’écrivains ont ajouté 372. Ces détails sont tirés de l’inventaire après décès dressé par Me Louis Rivain en mai-juin 1933. Germaine Tallandier-Dumoncel a fait réaliser une prisée des meubles de son père à Samois, mais non à Paris où il était seul locataire ; voir archives Maurice Dumoncel.

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leur témoignage à ce concert de louanges, Arnould Galopin, Georges Courteline, ou Frédéric Petitjean de La Rosière (la moitié de Delly), la plupart sous contrat chez Tallandier. Si l’on s’attarde sur le personnel politique, les ministres Georges Bonnet, Désiré Ferry et Pierre-Étienne Flandin, qui avait demandé la rosette pour Jules Tallandier au nom du ministère du Commerce, le sénateur Ernest Billiet, un des représentants de l’Union des intérêts économiques, et le pasteur Édouard Soulier, député du IXe arrondissement, considéré comme proche de Pierre Taittinger et du colonel de La Rocque, appartenaient tous à la droite ou au centre droit (Flandin) et, pour la plupart, avaient transité par ce Bloc national qui, en 1919, avait conféré une couleur bleu horizon à la Chambre des députés récemment renouvelée. D’ailleurs la tonalité de certaines lettres, critiquant la République pour avoir tardé à reconnaître les mérites de Jules Tallandier et dénonçant le régime des « copains », confirme pleinement l’impression générale dégagée par ce portrait de groupe des amis et proches. Tous avaient tenu à partager avec l’éditeur la fierté qu’il éprouvait en caressant du doigt cette rosette qui récompensait un homme que ses pairs avaient porté à la présidence du Cercle de la Librairie pour lui signifier leur confiance et leur reconnaissance. On ne peut guère aller plus loin dans l’étude des sentiments que ressentait alors l’éditeur parisien mais on peut le rapprocher, sans crainte de se tromper, de son concurrent le plus direct, Arthème Fayard, et préciser que plusieurs des directeurs de collection qu’il avait recrutés étaient proches de l’Action française, alors il est vrai au sommet de sa puissance malgré la condamnation pontificale de 1926. De ce point de vue, l’hommage d’Horace de Carbuccia, directeur de Gringoire, ou celui de René Baschet, de L’Illustration, se rejoignaient et montraient qu’il n’y avait aucun hasard dans le fait de trouver aux côtés de Jules Tallandier, en ce début d’année 1930, les hommes forts des gouvernements Laval et Tardieu, Georges Bonnet et PierreÉtienne Flandin dont on sait le rôle qu’ils joueront en 1940. L’éditeur étant mort avant le 6 février 1934, on ne saurait pénétrer plus avant

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dans l’examen de son parcours idéologico-politique mais celui-ci correspondait à celui d’une partie de la société française, de ses élites principalement, que la peur du bolchevisme entraînait sur une pente insoupçonnée avant la Grande Guerre. Pour autant, les lecteurs du « Livre National » ou du « Livre de poche » étaient vraisemblablement incapables de reconnaître cette proximité idéologique dans leurs lectures, ce qui explique les excellents résultats obtenus sur le plan financier dans la décennie 1920-1930. À la tête d’une florissante entreprise d’édition, bien intégré dans son milieu professionnel, Jules Tallandier partage avec la majorité de ses confrères cette nostalgie de l’avant 1914, désormais qualifié de « Belle Époque », et son corollaire, l’impression de vivre une période de décadence qui pèsera lourdement sur les consciences en juin 1940. Pour lui comme pour Joseph Bourdel et Robert Mainguet chez Plon, ou pour d’autres éditeurs en vue qui avaient perdu un fils à la guerre, ce sentiment était encore avivé par le souvenir du drame familial. Comme le monde avait vu l’avènement du communisme et du fascisme puis, peu après sa mort, du nazisme, la montée des régimes forts, un peu partout en Europe, pouvait apparaître comme une réaction de défense contre un danger plus grand et, puisque les dictatures avaient le soutien du Vatican, au Portugal, en Hongrie, et, bientôt, en Espagne, ces dirigeants d’entreprises prospères avaient tendance à durcir leur attitude face à ces évolutions. Sans être profondément marqué par sa foi catholique, Jules Tallandier avait tenu à faire élever sa fille Germaine chez les Trinitaires de la rue La Bruyère et, s’il avait divorcé et entretenait une relation suivie avec Jeanne Prévost, il n’était pas question pour lui de heurter les convenances ni de prêcher l’émancipation de la femme. On a d’ailleurs vu que son gendre tenait le plus grand compte des critiques de l’abbé Louis Bethléem, et qu’il tentait d’éviter les anathèmes de la Revue des lectures en surveillant le contenu des livres et des fascicules qu’il mettait en circulation, l’ecclésiastique défenseur de la morale publique vérifiant soigneusement la moralité des imprimés vendus dans les

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kiosques et n’hésitant pas, à l’occasion, à déchirer ceux qu’il jugeait offensants pour la pudeur afin d’obliger les tribunaux à faire appliquer la loi en matière de protection des bonnes mœurs373. D’autres signes de son évolution personnelle peuvent encore être déduits de l’étude de son entourage dans sa maison d’édition. Ainsi les deux frères Wittmann, Jacques et René, étaient-ils des maurassiens convaincus. Directeurs de la « Bibliothèque Historia » dans laquelle ils avaient publié, après entente avec Arthème Fayard, tant Jacques Bainville que Pierre Gaxotte, les historiens « capétiens » qui illustraient ce courant de pensée374, ils élargissaient en outre l’audience de Bainville en lui offrant la tribune que constituait l’édition en fascicules populaires de son Histoire de France. Veillant sur les destinées de la collection « Les Beaux Textes littéraires » et sur celle des « Chefs-d’œuvre de l’esprit », les frères Wittmann n’avaient pas accepté le passage de la Librairie Tallandier en exclusivité dans le système de distribution des Messageries Hachette et, arguant du fait qu’ils n’étaient pas seulement des salariés de l’entreprise mais des actionnaires qui avaient apporté des fonds – 500 000 francs – pour être associés au développement de leurs collections, ils intenteront un procès à Jules Tallandier avant de porter chez Plon leurs séries de livres aux orientations nettement traditionalistes et conservatrices. À côté de ces deux responsables de collections, on notait la présence de Jeanne Prévost, administratrice, directrice des publications Lisez-moi, celle du secrétaire général et mémoire vive de la société, Maurice Machère, qui devait y travailler de 1901 à 1958, et assumer les fonctions de chef de fabrication, de responsable de l’achat du papier et de superviseur des collections de Benjamin Rabier. Outre ces quatre personnages, Victor Bassot, directeur du personnel puis directeur administratif, était un 373. Jean-Yves Mollier, « Aux origines de la loi du 16 juillet 1949, la croisade de l’abbé Bethléem contre les illustrés étrangers », op. cit., p. 17-33. 374. Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, Les Courants historiques en France. XIXe-XXe siècle, rééd. Paris, Gallimard, « Folio », 2007, p. 207-209 et Christian Amalvi (dir.), Les Lieux de l’histoire, Paris, Armand Colin, 2007, p. 216 sqq.

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franc-maçon engagé à la fois au Grand Orient et au Parti radical, ce qui semblait le rapprocher de Rémy Dumoncel, jugé trop conciliant avec les employés par son beau-père. Avec Jean de Granvilliers, auteur de La Belle Endormeuse et de Quand les cœurs battaient trop vite, et directeur de la « Collection du temps présent » dont s’inspirera Pierre Lazareff quand il lancera « L’Air du temps » chez Gallimard après la Seconde Guerre mondiale, on trouvait un autre intime de Jules Tallandier proche des positions de la droite traditionnelle. Toutefois Raymonde Machard, romancière chez Flammarion mais directrice du Journal de la femme chez Tallandier à partir d’octobre 1932, se situait, elle, plus à gauche et elle applaudira la décision de Léon Blum de faire entrer trois femmes dans son gouvernement en 1936, ce qui contrebalançait un peu les influences opposées. Mais les articles féministes et les idées avancées du périodique n’avaient sans doute pu être développés que parce que Jules Tallandier était mort et qu’Henri Manhès, aux commandes de la maison, avait décidé d’adopter une position bien plus opportuniste que celle de son prédécesseur. Rémy Dumoncel, élu maire d’Avon en 1935, passait d’ailleurs pour presque socialiste aux yeux de son beau-père, ce qui était cependant très injustifié puisque l’élu de la petite commune de Seine-et-Marne était un fervent soutien aux écoles catholiques et au Carmel de la cité, ce qui, à l’époque, suffisait pour être étiqueté à droite, et qu’il manifestait volontiers en privé son hostilité au Front populaire. De nombreux ecclésiastiques lui rendront d’ailleurs hommage après son décès en 1945 mais d’autres témoignages, relatifs à son sens très développé de l’équité vis-à-vis de ses auteurs, éclairent la divergence de fond qui l’opposait à Jules Tallandier. Sourcilleux en matière de respect du droit d’auteur, le gendre se considérait comme le protecteur des intérêts des écrivains avec qui il travaillait, ce qui le conduira, lui aussi, à quitter la Librairie Tallandier peu avant sa vente à la Librairie Hachette et à transporter aux Éditions de la Renaissance du Livre son savoirfaire et son réseau de relations dans le monde du livre.

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La recherche d’un partenaire Parmi les personnalités qui eurent à cœur de féliciter l’éditeur pour sa promotion au grade d’officier de la Légion d’honneur, il en est une qui n’a guère laissé de traces dans l’histoire de France mais qui, pourtant, allait se révéler déterminante en ces heures, celle de Jean de Méeûs. Entré en 1916 à la Société Générale, devenu sousdirecteur de la banque en 1920 puis directeur en 1925375, le patron du service des études financières avait été contacté par Jules Tallandier et il l’avait reçu, à sa demande, le 23 janvier 1930, date du début des conversations entre les deux hommes sur l’avenir de la Librairie Tallandier. Malade pendant plusieurs mois en 1929, l’éditeur avaitil compris, à l’annonce du Jeudi noir de Wall Street, le 29 octobre précédent, que quelque chose d’irrémédiable venait de se produire ? Rien ne permet de l’affirmer et, dans la mesure où la France ne sera touchée que beaucoup plus tard par cette récession, il paraît peu probable que ce soit cet événement qui ait provoqué chez Jules Tallandier la décision de se retirer de son entreprise. De même, la montée des tensions en Europe n’était pas suffisante, avant la prise de pouvoir par les nazis en Allemagne, début 1933, pour peser sur sa réflexion. Faute de certitudes, on ne peut que conjecturer une série de motivations parmi lesquelles sa maladie mais surtout la piètre opinion qu’il avait de son gendre en matière de gestion d’une entreprise ont joué un rôle déterminant. Dans une note rédigée en sténographie le 9 avril 1930, il écrit à l’intention d’Edmond Fouret, le patron de la Librairie Hachette : Les circonstances spéciales qui m’incitent à assurer l’avenir et la prospérité de l’affaire, autrement que par une succession normale dans mon propre entourage comportent dans mon esprit, 375. Archives Maurice Dumoncel et archives de la Société Générale, dossier « Hachette 1930 ».

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1°) le désir légitime de rétrocéder la partie d’actions dont je me sépare à des conditions raisonnables justifiées par la situation même, 2°) de ne pas priver complètement les miens des bénéfices futurs entraînés par l’effort personnel que j’ai donné depuis un nombre considérable d’années376.

Dans ce document, ce sont les termes « circonstances spéciales » qui attirent l’attention de même que cette « succession normale dans [son] propre entourage » qu’il reconnaît avoir l’intention d’écarter. Conscient par conséquent du trouble que son geste pouvait provoquer chez un dirigeant de société pour lequel le capitalisme familial demeurait un horizon naturel, même si la Librairie Hachette avait adopté les statuts d’une société anonyme et avait ouvert son capital à la Banque de Paris et des Pays-Bas en 1919-1920377, Jules Tallandier entendait rassurer son interlocuteur sur les motifs qui le poussaient à agir et lui éviter de trop s’interroger sur cette rupture avec les usages de leur milieu. En mettant en avant la dégradation de sa santé et son désir de se désengager progressivement de ses affaires, il offrait à la Librairie Hachette des garanties non négligeables puisqu’il s’engageait à partager dès maintenant la direction de sa maison d’édition avec le représentant de la société acquéreuse des actions – Henri Manhès en l’occurrence – de même qu’avec son secrétaire, Maurice Machère, et la directrice des Lisez-moi, Jeanne Prévost, tous deux actionnaires et intéressés à ce titre à la bonne marche de la Librairie. Dans la mesure où, dans cette même lettre dont nous ne possédons que le sténogramme, il déclarait qu’il partait s’installer pour les vacances de Pâques à Samois-sur-Seine, on peut supposer que cette résidence qui lui servait de villégiature depuis plusieurs années était celle où il songeait à se retirer plus tard. Le désir de prendre sa retraite à la campagne 376. Archives Maurice Dumoncel, sténogramme du 9 avril 1930. 377. Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit.

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pourrait donc avoir constitué la troisième motivation de l’éditeur sans que l’on puisse dire si elle fut supérieure ou non aux deux autres. On peut alors retracer la chronologie exacte des tractations qui allaient durer plusieurs mois: après avoir été reçu au siège de la Société Générale par Jean de Méeûs le 23 janvier 1930, Jules Tallandier recevait une lettre de son interlocuteur datée du 11 février dans laquelle il lui disait: Comme nous l’avions convenu, Monsieur F[ouret] a été abordé et il vient de nous faire savoir qu’il était d’accord pour procéder à l’examen de votre affaire. Peut-être, pour les besoins de la cause, il nous a laissé entendre que cela n’intéresserait pas la Maison Hachette mais que, par contre, cela pourrait intéresser certains de ses amis. Monsieur F[ouret] est donc prêt à entrer en conversation avec vous378.

Le 19 mars, le patron de la Librairie Hachette félicitait chaudement Jules Tallandier pour cette rosette de la Légion d’honneur « bien méritée pour les services rendus à la corporation379 » et il ajoutait : « Je profite de cette occasion pour vous dire que, à la suite d’une conversation avec M. Michelet, sous-directeur de la Société Générale [et bras droit de Jean de Méeûs], que [sic] je serai tout à votre disposition pour causer avec vous des projets qui vous intéressent et que j’examinerai bien volontiers avec vous380. » À l’issue de leur premier entretien, Jules Tallandier lui adressait la missive du 9 avril dont nous possédons le sténogramme et qui accompagnait un dossier complet sur « la situation de l’affaire ». L’éditeur commentait le contenu de ces feuillets en donnant son sentiment sur l’entreprise qu’il dirigeait : 378. Archives Maurice Dumoncel. 379. Ibid. 380. Ibid.

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Au cours de ces dernières années, on a conquis, en ce qui concerne la production populaire, écrivait-il, sinon la première place, du moins l’une des plus importantes. Les efforts qui ont été nécessaires à tous points de vue ont quelque peu surchargé les exercices mais toute l’organisation matérielle étant à peu près au point maintenant, les exercices qui vont suivre sont prêts à donner des résultats supérieurs aux précédents381.

Le 11 avril, Edmond Fouret accusait réception mais demandait à consulter les statuts de la société ainsi que le bilan des trois dernières années et, le 30 avril, il invitait son confrère à venir le rencontrer, boulevard Saint-Germain, au siège de la Librairie Hachette. La discussion achoppait en effet sur l’estimation de la valeur réelle de l’action Tallandier. Puisque le capital de 1914 – 1370000 francs – était divisé en 13700 actions, toutes libérées et amorties, leur valeur théorique de 100 francs devait être fortement révisée à la hausse. Estimant pour sa part son capital à 7,1 millions de francs – 3,5 millions d’euros – Jules Tallandier considérait que celui-ci avait quintuplé depuis la constitution de la société, du moins en valeur relative, sans tenir compte de l’inflation, et qu’il fallait mettre en vente chaque titre à un minimum de 400 francs si l’on voulait rémunérer sa valeur au juste prix. Dans les notes transmises à Edmond Fouret, il détaillait d’ailleurs l’ensemble des biens entrant dans l’évaluation de l’entreprise: 3 millions pour le fonds de commerce proprement dit, 1,35 million de francs pour l’immeuble de la rue Dareau agrandi et réaménagé à plusieurs reprises, 1 million pour les autres immeubles, 600000 francs pour le matériel, 500000 francs pour les travaux en cours (le stock) et 960000 francs pour les propriétés littéraires. Cette dernière indication est précieuse puisque l’éditeur considérait luimême qu’à la date de 1930 la totalité des œuvres éditées avec contrat exclusif par la Librairie Tallandier ne dépassait pas 500000 euros dont 100000 pour la propriété littéraire du seul Michel Zévaco. Dans ce cal381. Ibid.

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cul se lit de façon aveuglante toute l’ambiguïté de l’édition populaire, et les grandes difficultés rencontrées pour constituer un catalogue durable, à une époque où les auteurs populaires, contrairement à leurs aînés, ne connaissaient généralement qu’un tirage – deux tout au plus. Les contrats avec les auteurs plus légitimés n’étaient guère préférables, puisque Tallandier ne bénéficiait généralement que d’une autorisation temporaire de rééditer, dans une collection déterminée. Alors que la propriété littéraire d’un Michel Zévaco courait pendant cinquante années après son décès, non compris les années de guerre, celle de Pierre Gaxotte ou de Jacques Bainville s’éteignait avec la vente du dernier volume de la série dans laquelle il était imprimé. Pour réaliser un chiffre d’affaires important – plus de 20 millions de francs, soit 10 millions d’euros pour l’exercice 1929-1930 – il fallait donc multiplier les collections, procéder à de gros tirages, jamais inférieurs à 20000 ou 30000 exemplaires, et disposer d’un réseau de distribution extrêmement performant. Évoquant ensuite le bénéfice – 884 949 francs en 1926-1927, 1 385 724 francs en 1927-1928 et encore 1281133 francs en 1928-1929 – le propriétaire expliquait à son confrère que 10 % des bénéfices allaient à la direction, 5 % aux administrateurs et 20 % aux parts de fondateurs avant que l’on procède à toute répartition du dividende. Cette clause qui demeurera en vigueur jusqu’au rachat par la société des parts prioritaires après la Seconde Guerre mondiale limitait le profit attendu de chaque titre mais, avec une moyenne annuelle de 58,50 francs, celui-ci s’établissait à 58,5 % de la valeur officielle et encore à 14 % de la valeur de cession si le prix consenti était de 400 francs par action382.

La vente à la Librairie Hachette La remarque faite par Jean de Méeûs à propos du faible intérêt de la Librairie Hachette pour la proposition de Jules Tallandier exige 382. Archives Maurice Dumoncel.

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quelques explications. Engagée depuis 1925-1927 dans une stratégie de développement accéléré des Messageries du Livre, situées désormais quai de Javel et rue des Cévennes dans un énorme entrepôt, et qui sont le pendant de celles de la Presse, rue Réaumur, la maison d’édition du boulevard Saint-Germain ne cherchait pas tant à absorber des entreprises concurrentes, comme elle l’avait fait en 1914 avec Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, et en 1916 avec Pierre Lafitte, qu’à multiplier le nombre des éditeurs qui accepteraient de lui concéder la commercialisation de leur production. En proposant de prendre à compte ferme un pourcentage déterminé de livres – 50 à 75 % selon le cas – elle réglait le problème toujours délicat de la trésorerie des éditeurs mais, en contrepartie, elle imposait ses conditions : choix des collections et des œuvres qui bénéficieraient de l’envoi d’office aux libraires, diminution des taux de retour, règlement à 90 jours des factures et abandon par le signataire de 50 % du prix marqué à l’entreprise de distribution, devenue le véritable diffuseur des maisons qui traitaient avec elle383. C’est parce qu’ils refusaient ces contraintes qui réduisaient singulièrement leur marge bénéficiaire que les frères Wittmann quittèrent les Éditions Tallandier. Pour la Librairie Fayard dont les journaux Ric et Rac, Candide et Je suis partout étaient déjà commercialisés par les Messageries Hachette, seuls la « Modern Bibliothèque » puis « Le Livre populaire » passèrent par ce circuit auquel Gallimard devait adhérer en 1932 et auquel la Maison du livre Français, emmenée par Larousse et Colin, tentait de s’opposer. L’accord historique de juillet 1933 conclu entre Larousse et Hachette devait achever de convaincre les récalcitrants384, et les plus grands éditeurs, 383. Jean Mistler, La Librairie Hachette de 1826 à nos jours, Paris, Hachette, 1964 ; et Jean-Philippe Mazaud, De la Librairie au Groupe Hachette (1944-1980). Transformations des pratiques dirigeantes dans le livre, thèse de doctorat en histoire, EHESS, 2002. 384. Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., pour l’analyse de cet accord dont les traces sont à l’IMEC, dans les archives Hachette, au dossier de la MLF.

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Albin Michel en 1935 puis Denoël en 1938 entrèrent dans le système de diffusion des Messageries du Livre. On comprend donc pourquoi, dans ces négociations déterminantes pour les éditeurs populaires de fascicules et de petits formats à bas prix qui ressemblaient aux périodiques et pouvaient être distribués dans les kiosques de presse, Tallandier et Ferenczi furent parmi les premiers à signer avec les Messageries Hachette. Alors qu’Edmond Fouret avait suggéré, avant l’été 1930, un prix d’achat des actions Tallandier à 307 francs, ce qui ramenait le capital théorique de 7,1 millions de francs à 4 217 655 francs et les propriétés littéraires à seulement 480 000 francs (250 000 euros), les négociations traînèrent en longueur. Le 28 octobre, le gérant de la Librairie Hachette prévenait Jules Tallandier qu’il avait averti René Schoeller, le directeur des Messageries, que son confrère acceptait de parler avec lui afin de trouver un terrain d’entente. Celui-ci faisait suite à l’octroi aux Messageries de la distribution des Éditions Tallandier mais son propriétaire, qui disposait là d’une arme importante, n’entendait pas signer un accord sans avoir obtenu la contrepartie qu’il avait offerte en début d’année. Le 15 août, il avait d’ailleurs refusé le prix proposé par l’acquéreur potentiel en déclarant : Il ne me semble donc pas possible actuellement de faire la cession d’une part importante de mes actions à un prix que j’estime vraiment inférieur à la réalité. Je commettrai vis-à-vis des miens et de moi-même une action critiquable à bien des points de vue. La réalisation de mes projets n’a rien d’absolument urgent. Je reste avec le vif désir d’arriver à un accord avec vous, pensant bien qu’il n’en pourra sortir que des résultats heureux et « profitables » à tous les intérêts385. 385. Archives Maurice Dumoncel.

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Il appartenait désormais à René Schoeller de peser le pour et le contre, de voir notamment si ce que gagneraient les Messageries sur un chiffre d’affaires annuel évalué à 20 millions de francs – 10 millions d’euros dont la moitié pour elles, soit environ 1 million d’euros de bénéfices prévisibles – pouvait éventuellement justifier une réévaluation du prix d’achat de l’action Tallandier, d’autant que la Librairie Hachette avait négocié avec la Société Générale une autorisation de découvert bancaire de 6 millions de francs en mai 1930 afin d’acheter les titres proposés et que ce crédit lui était consenti pour une durée de trois années. Les discussions devaient cependant se révéler plus longues que ne s’y attendait le cessionnaire mais l’accord signé le 16 février 1931 avec les Messageries Hachette386 et leur attribuant l’exclusivité de la distribution des imprimés mis en vente par la Librairie Tallandier devait précéder de peu l’achat par la Librairie Hachette de 3 350 actions au prix unitaire de 400 francs, ce qui correspondait au montant demandé initialement mais non à l’estimation haute du capital à 7,1 millions de francs qui aurait entraîné un achat à 518 francs de l’action Tallandier. La Librairie Hachette prit 3 050 actions pour elle, Henri Manhès, son fondé de pouvoir 100, Marcel Thiébaut, le directeur de La Revue de Paris, également 100, comme Marcel Gounouilhou le patron de La Petite Gironde, qui la représentaient au conseil d’administration. Avec l’entrée du capitaine Manhès comme directeur adjoint, une époque s’achevait et des actionnaires historiques tels que Désiré Mongrédien, Henri Piroux et Albert Margottin qui avaient accompagné Jules Tallandier depuis le passage de l’entreprise à la société anonyme en 1914 disparaissaient. Maurice Machère, le secrétaire général, était, lui aussi, contraint de rendre ses actions et de s’effacer au profit des administrateurs de la Librairie Hachette. 386. Jean Mistler dit 25 mars, d’autres sources 31 mars 1931 mais les archives Tallandier ont enregistré cette première date comme celle de l’accord avec les Messageries Hachette.

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Très vite, à l’assemblée générale du mois de juillet 1931, des changements étaient votés et le conseil d’administration se voyait adjoindre un comité de direction dans lequel Jules Tallandier, qui demeure cependant l’actionnaire principal avec 4 120 titres, sans compter les 3700 de sa fille, est assisté d’un directeur adjoint, Henri Manhès, d’un administrateur, Jeanne Prévost – elle a gardé 250 actions – et du secrétaire général, Maurice Machère qui a cédé les siennes. Tenu à l’obligation de consigner sur un registre les procès verbaux de ses réunions, le conseil de direction devait, dans l’esprit des dirigeants de la Librairie Hachette, rationaliser le travail de la maison d’édition, faire la chasse aux dépenses inutiles et dégager le maximum de profits pour augmenter la valeur du titre et celle du dividende annuel. Si la destruction des formes des séries du Lisez-moi qui n’étaient jamais rééditées pouvait se comprendre et relever d’une gestion rigoureuse de l’entreprise, la décision des Messageries Hachette de ne plus servir les petites merceries des bourgades les moins peuplées ni les points de vente trop minuscules soulevait plus de questions et cela avait dû peser dans la décision des frères Wittmann et de Rémy Dumoncel de quitter une maison d’édition dont la politique éditoriale ne pouvait qu’être affectée par l’entrée de la plus grosse entreprise de distribution française dans son capital. Occupée à développer son département des Messageries, celleci n’allait d’ailleurs avoir de cesse que de trouver un autre partenaire pour remplacer Jules Tallandier dont on a vu qu’il avait prévu, dès le mois d’avril 1930, d’abandonner progressivement la direction de sa société. En attendant l’événement qui devait accélérer cette perte de la majorité au sein du conseil d’administration – son décès imprévu à la suite de l’opération chirurgicale et la rétrocession de ses actions à Fayard – Henri Manhès devenait l’homme-clé du processus, sous la conduite de son véritable chef d’orchestre, René Schoeller, le directeur des Messageries Hachette depuis 1920. Né en 1889, lieutenant décoré de la Légion d’honneur et de la croix de guerre avec cinq citations, puis capitaine de réserve, Henri Manhès, qui venait

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de quitter l’armée en 1919 avant d’y être réintégré en 1937 puis de devenir un résistant exceptionnel, bras droit de Jean Moulin en zone occupée de 1940 à 1943 puis de Marcel Paul à Buchenwald où il avait été déporté après son arrestation387, était devenu le secrétaire du Syndicat des industries du Livre en 1921 puis de celui des éditeurs en 1923. Entré chez Hachette parce qu’il possédait une excellente formation de juriste et qu’il était un meneur d’hommes, il passa très vite de la direction générale de la Librairie aux Messageries où l’appelaient ses qualités de chef capable de diriger les milliers de salariés divisés en brigades qui confectionnaient les colis et les expédiaient vers les 80 000 points de vente que desservaient les Messageries. Nommé directeur adjoint de la Librairie Tallandier au lendemain de l’achat des actions par Hachette, il allait aider Jules Tallandier et Raymonde Machard à préparer le lancement du Journal de la femme, le périodique qui donnera à Jean Prouvost l’idée de publier MarieClaire en 1937, au moment où le Journal de la femme était tombé à 120 000 exemplaires et manifestait les premiers signes d’essoufflement. Dès sa prise de fonctions, Henri Manhès avait institué des réunions hebdomadaires qui ressemblaient aux rassemblements ou aux rapports auxquels l’avait habitué la vie militaire et dont il avait retrouvé l’atmosphère aux Messageries Hachette388. Au cours de ces réunions, chaque chef de service présentait ses publications prêtes à être tirées, et ce en présence du chef de fabrication et de celui du service de la publicité afin que le comité de direction puisse disposer des avis les plus autorisés. Décidé à relancer tout ce qui était susceptible d’attirer des lecteurs, les collections de cape et d’épée par exemple, et à arrêter, sans états d’âme particuliers, ce qui ne correspondait plus à l’attente du public, ou d’une partie de celui-ci, la 387. Archives de la préfecture de police de Paris, Ga M. 17, dossier Henri Manhès, et Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin : éléments d’une biographie, Paris, Fayard, 1998. 388. Compte-rendu des conseils de direction. 1931-1933, 8 octobre 1931; archives Maurice Dumoncel.

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série « Crimes et châtiments » par exemple, Henri Manhès se montrait soucieux de coller à l’air du temps. C’est pourquoi il soutint chaleureusement la proposition de Raymonde Machard de créer « un journal hebdomadaire s’adressant particulièrement à la clientèle féminine », ce qui n’existait pas à cette date, fin 1931, au moment précis où cette idée commença à être discutée au comité de direction389, et celle de mettre en chantier un autre périodique, Le Film, dans lequel les photos de stars et de vedettes auraient la priorité. Étant le seul autorisé désormais à signer le bon à tirer, après avis de Maurice Machère, Henri Manhès déchargeait effectivement Jules Tallandier d’une bonne partie de ses responsabilités, comme il l’avait souhaité, dès la fin de l’année 1931, mais il était tout aussi évident qu’il tenait le plus grand compte des intérêts des Messageries Hachette, ce qui pouvait entrer en contradiction avec ceux de la Librairie de la rue Dareau. Très habile pour recycler les invendus – qu’on appelle « rossignols » en librairie – soit en les déshabillant et en faisant imprimer d’autres couvertures censées contenir trois, quatre ou cinq fascicules ainsi réunis, soit en abandonnant à des camelots la fonction de diffusion des séries les plus défraîchies, Henri Manhès se montrait également soucieux de revoir la présentation des fascicules, la couleur rouge convenant bien, selon lui, à la série « Criminels et policiers » mais pas forcément à d’autres titres, notamment les érotiques qui semblent avoir fait leur apparition chez Tallandier avec l’arrivée de Nicolas Ségur dont Le Lit conjugal, publié en 1933, appartenait effectivement à cette veine. Avec le lancement à 350 000 exemplaires du Journal de la femme en octobre 1932 puis sa stabilisation à 200 000 exemplaires au bout de quelques mois, la Librairie Tallandier pouvait espérer réaliser des bénéfices substantiels. Toutefois, la crise se développant, les Messageries Hachette commençaient à durcir leurs conditions d’exploitation et, en décidant de ne plus reprendre que 20 % des invendus dans les kiosques, au lieu des 25 % traditionnels, elles frappaient la Librairie 389. Ibid., 28 novembre 1931.

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Tallandier d’un coup assez rude. Pour se prémunir contre ce risque, les détaillants étaient en effet tentés de réduire leurs commandes, ce qui ne faisait pas le bonheur d’une maison d’édition populaire. En effet, si la Librairie Tallandier, comme sans doute les Éditions Rouff et Ferenczi, consentait à reprendre 25 % des tirages mis en dépôt, c’est qu’elle ne pilonnait jamais les invendus mais les remettait en circulation après l’opération de chirurgie esthétique consistant à changer leur emballage, la couverture qui constitue la vraie parure de ce type de publications. En ce sens, les stratégies de vente de ces maisons d’édition différaient totalement de celles mises en œuvre par Gallimard, Grasset, Denoël ou Fasquelle qui, elles, n’avaient guère l’espoir de trouver un nouveau débouché quand un roman avait cessé de plaire au public. En dehors du marché de l’occasion, des boîtes des bouquinistes et des étalages des forains dans les villes, il existait peu d’occasions de recycler la marchandise avant l’invention du livre de poche. Dans le secteur de l’édition de grande diffusion à bas prix d’ouvrages de petits formats, les choses étaient différentes mais les Messageries Hachette commençaient à faire sentir leur force et à imposer leur propre stratégie. Devenue majoritaire, la Librairie du boulevard Saint-Germain était bien décidée à accélérer sa prise de pouvoir et, pour rentabiliser l’affaire au maximum, à se débarrasser de la gestion directe qu’effectuait pour son compte Henri Manhès depuis deux ans. Elle n’avait pas renoncé à son intention primitive de chercher un éditeur spécialisé dans le secteur des éditions grand public et apte par conséquent à reprendre en main la direction d’une maison que la disparition de son fondateur avait laissée en partie désorientée.

L’arrivée de la Librairie Fayard dans le capital de la Librairie Tallandier C’est en effet après la mort de Jules Tallandier qu’Edmond Fouret devait proposer à Arthème Fayard de lui rétrocéder 3 400 actions.

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Il est probable que, l’année précédente, promesse avait été faite à l’éditeur de la rue du Saint-Gothard de le faire profiter de cette aubaine dans l’espoir d’obtenir plus facilement la distribution de tous les imprimés publiés par la Librairie Arthème Fayard. Toutefois, vu du côté de la famille Tallandier, il y avait une certaine amertume à voir arriver par la grande porte, celle du conseil d’administration de la société familiale, Fernand Brouty, le gendre d’Arthème Fayard, alors même que Germaine Tallandier avait refusé de lui donner sa main en 1911, ce qui avait conduit l’intéressé à quitter l’entreprise et à s’associer, l’année suivante, avec Arthème Fayard dont il devait épouser la fille quelques mois plus tard. Les archives Hachette montrent qu’Arthème Fayard et Fernand Brouty ont acheté chacun 1 750 actions de la Librairie Tallandier le 3 juillet 1933, soit trois semaines après la clôture de l’inventaire intervenue le 10 juin 1933 et la liquidation. Ils ont alors réglé 1,4 million de francs (850 000 euros), payés en deux chèques de 700 000 francs encaissables les 3 juillet 1933 et 1934, ce qui était une autre manière de leur manifester l’empressement de la Librairie Hachette à les voir entrer au capital de leur quasi-filiale390. En sus de l’acquisition de ce paquet d’actions, les Fayard bénéficiaient d’une option les autorisant à racheter, dans un délai de cinq ans, les actions Tallandier appartenant à la Librairie Hachette et à s’emparer ainsi de la majorité des votes chez Tallandier, le concurrent principal de leur entreprise. Il est vraisemblable que cette clause avait été ajoutée au dernier moment, afin de lever les doutes ultimes qui retenaient Arthème Fayard parce qu’après avoir consulté les bilans les plus récents de la société, fournis au mois d’avril 1933, lui et son gendre avaient considéré qu’ils n’étaient qu’à moitié satisfaisants391. Une étude commandée au cabinet Francis Lefebvre et dont les résultats lui avaient été communiqués le 23 mai faisait ressortir, pour 1931390. IMEC, archives Hachette, S 5 C 165 B 6, dossier Tallandier. 391. Ibid.

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1932, un bénéfice de 967 211 francs et, pour 1932-1933, de 1 129 765 francs, après défalcation de ce qui revenait aux parts bénéficiaires. La différence entre les deux bilans semblait mettre en évidence un risque de fluctuations assez importantes d’une année sur l’autre, ce qui pouvait éveiller les soupçons de l’acquéreur. Le rapport affirmait d’ailleurs : « L’affaire en question étant insuffisamment dirigée actuellement pour l’orientation de sa production, ne donne pas les bénéfices qu’elle devrait normalement produire392 », ce qui était habile puisque l’on pouvait en conclure qu’il suffirait d’un changement de tête pour rétablir la bonne santé de l’entreprise. Pour achever de convaincre son partenaire, Edmond Fouret faisait sienne la recommandation du fiscaliste : revaloriser l’action Tallandier et la porter rapidement de 400 francs à 1 000 francs en valeur réelle afin de garantir tout risque à la charge du preneur. Il lui écrivait en ce sens le 2 juin 1933 : Étant donné que vous achetez ces titres au moment où les revenus d’une maison d’édition populaire sont très lourdement affectés par la crise, il est convenu que ce prix sera l’objet d’une augmentation éventuelle qui sera fixée d’après la majoration moyenne des dividendes pendant les cinq années à venir (1934 à 1938 inclus), capitalisés en tenant compte d’un abattement d’un tiers sur le montant de la revalorisation […]. Vous avez la faculté, au cours des cinq années à venir, c’est-à-dire jusqu’au 1er juin 1938, d’acheter trois mille actions de la même société, au prix de 800 francs393.

Poussant son avantage jusqu’au bout, Edmond Fouret en profitait pour faire proroger de dix années le contrat de distribution qui 392. Note du 14 mai 1933 transmise à Arthème Fayard ; IMEC, archives Hachette, op. cit. 393. Ibid., lettre d’Edmond Fouret à Arthème Fayard, 2 juin 1933.

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liait la Librairie Tallandier aux Messageries Hachette depuis le 16 février 1931. Il en était de même pour la régie publicitaire confiée à la Société nouvelle de publicité qui appartenait à Hachette et qui gérait tout ce qui concernait le Journal de la femme depuis octobre 1932. En échange, la Librairie Hachette offrait la présidence du conseil d’administration de la Librairie Tallandier aux Fayard, donc à Fernand Brouty si celui-ci parvenait à convaincre son beaupère de le laisser présider la société qu’il avait rêvé de diriger au début des années 1910 quand il faisait sa cour à Germaine Tallandier. On peut supposer que c’est cette hypothèse pour le moins déroutante qui amena la fille de l’éditeur décédé à confier immédiatement à son mari, Rémy Dumoncel, le soin de la représenter aux conseils d’administration de la société. En juillet 1933, lors de l’assemblée générale qui suivit ces transferts de capital, trois administrateurs Hachette furent désignés, Marcel Gounouilhou, Marcel Thiébaut et Jacques Ripert, le directeur de la Société nouvelle de publicité, trois autres par la Librairie Arthème Fayard, l’éditeur, son fils Jean et son gendre, Fernand Brouty, tandis que Rémy Dumoncel, Jeanne Prévost et Henri Manhès représentaient la Librairie Tallandier. Rémy Dumoncel sera bientôt rappelé en urgence par le comité de direction pour s’occuper de la direction littéraire des publications Tallandier, après le départ d’Henri Manhès, démissionnaire en novembre 1933 et parti diriger le magazine Réalisme que la Librairie Tallandier venait de concevoir afin de concurrencer Détective qui faisait la joie de Gaston Gallimard et alimentait copieusement sa trésorerie. Après l’échec de Réalisme en 1934, Henri Manhès s’occupa de divers intérêts industriels avec sa nouvelle compagne avant de reprendre du service dans l’armée de l’air en 1937. Major commandant de la base aérienne de Saint-Cyr en 1939, après avoir été particulièrement actif au cabinet de Pierre Cot en 1937 et s’être révélé l’un des soutiens les plus ardents, aux côtés du Parti communiste français, à l’Espagne républicaine, il secondera Jean Moulin dans la Résistance dès le mois de juin 1940. Arrêté par les Brigades spé-

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ciales en 1943, affreusement torturé par la Gestapo à qui il avait été livré, puis déporté à Buchenwald où il sera le président du comité des intérêts français du camp, avec Marcel Paul qui en fera son chef de cabinet dans le gouvernement du général de Gaulle en novembre 1945, il sera considéré désormais comme compagnon de route du PCF, fondera la Fédération nationale des internés, résistants, patriotes (la FNDIRP) avec Marcel Paul mais continuera à s’occuper de librairie avant son décès survenu en 1959394. Avant de quitter ses fonctions d’administrateur et de directeur intérimaire de la Librairie Tallandier, Henri Manhès avait aidé celui qui était encore son beau-frère par alliance, puisqu’ils avaient épousé les deux sœurs Gentilly, Victor Bassot, à gravir plusieurs échelons dans la hiérarchie de la société et à remplacer Maurice Machère au comité de direction395. D’après le témoignage de Maurice Dumoncel, sa mère conserva un souvenir ambigu, mitigé, de celui qui avait succédé pendant quelques mois à son père à la tête de l’entreprise396. Sans doute lui en voulut-elle d’avoir favorisé un marché de dupes puisqu’elle avait découvert, lors de l’assemblée générale extraordinaire du 7 juillet suivant, la cession des actions à Arthème Fayard 394. APP, dossier Henri Manhès, et Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, op. cit., qui ne conclut pas vraiment sur la proximité idéologique, réelle ou supposée, entre le colonel Manhès et le PCF dans la mesure où l’officier avait été proche du colonel de La Rocque et des Croix de feu avant la guerre d’Espagne et où il était allé couvrir celle-ci pour le journal conservateur Excelsior avant de prendre parti clairement pour les républicains. Sa conclusion sur le mystère qui continue à planer sur un homme qui avait appartenu aux services secrets français laisse perplexe. 395. Carnets Jules Tallandier du comité de direction pour l’année 1933 ; archives Maurice Dumoncel. 396. Les confidences de Maurice Dumoncel rapportées par Pierre Péan dans Vies et morts de Jean Moulin, op. cit., p. 164-165, sont assez défavorables au personnage qui aurait négocié son départ de chez Tallandier contre 100 000 francs (60 000 euros), somme qui paraît pourtant tout à fait appropriée à sa renonciation définitive aux avantages du contrat de dix ans qui le liait à la Librairie. De même, s’il est vrai qu’il gagnait environ 100 000 francs par an chez Tallandier, soit l’équivalent de 5 000 euros par mois, cela n’a rien d’exagéré pour un authentique directeur opérationnel d’une bonne maison d’édition.

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et à Fernand Brouty. D’un point de vue légal, il n’y avait rien à redire au procédé puisqu’il s’agissait d’actions au porteur d’une société anonyme aux statuts déposés, conformément aux dispositions du code du commerce, mais, sur le terrain de l’éthique, Germaine Tallandier pouvait à juste titre considérer que sa confiance avait été trahie. Le directeur par intérim de la Librairie Tallandier, par ailleurs lié aux Messageries Hachette, ne pouvait en effet ignorer les tractations souterraines qui se menaient depuis le mois de mars et il aurait dû en avertir Germaine Dumoncel qui, pour des raisons à la fois sentimentales et commerciales, ne pouvait guère souhaiter l’entrée d’un tel partenaire dans le capital. Cela la détermina sans doute à transmettre aussitôt les pouvoirs qu’elle possédait encore, du fait de ses 3 700 actions, à son mari et à lui demander de revenir dans l’entreprise dont elle détenait par ailleurs 900 des 1 000 parts de fondateur initialement créées. Fin 1933, le groupe Hachette-Fayard était majoritaire avec 51,09 % des actions (7 000 sur 13 700), et Germaine TallandierDumoncel, représentée par son mari, ne pouvait guère compter que sur le soutien du vieil ami de son père, Julien Fouqué, qui avait conservé les 2 000 titres acquis en 1919. La consultation de la feuille de présence à l’assemblée générale extraordinaire du 7 juillet 1933 fait d’ailleurs ressortir une partie de l’ambiguïté qui régnait dans la distinction entre des actions nominatives (les 2 000 de Julien Fouqué, les 230 de la famille Nusse, 670 de la Librairie Hachette, 100 de Marcel Gounouilhou, Henri Manhès, Marcel Thiébaut, Jeanne Prévost et 100 de Jules Tallandier non encore transférées) et les actions au porteur, donc immédiatement négociables, (2 530 pour la Librairie Hachette, 3 500 pour les Fayard, 4 020 pour Rémy Dumoncel, 100 pour Jacques Ripert et 150 pour Jeanne Prévost)397. Cette distinction subtile, introduite de façon trop partielle en 1919 par l’éditeur afin de protéger sa société contre des intrusions 397. Archives IMEC.

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fâcheuses, montrait le défaut de la cuirasse (3 400 actions nominatives sur 13 700 n’offrant aucune protection réelle contre une OPA) et permettait à la Librairie Fayard d’entrer dans le capital de son concurrent et, pire, de s’emparer de la direction de la société. S’ils le souhaitaient en effet, les Fayard rachèteraient les parts de la Librairie Hachette et se retrouveraient mécaniquement propriétaires de plus de 51 % des actions. Le décès d’Arthème Fayard, le 20 novembre 1936, devait finalement empêcher ce scénario de se réaliser dans la mesure où Fernand Brouty, actionnaire depuis 1912 et associé d’Arthème Fayard, succéda à son beau-père, son beau-frère, Jean Fayard, romancier aimant passionnément les courses, les casinos et la vie mondaine, ne pouvant guère que le seconder mais non diriger vraiment l’une des deux entreprises. D’autant qu’avec les parts de fondateur qui ponctionnaient une partie des bénéfices avant détermination et répartition du dividende, les héritiers de Jules Tallandier possédaient des moyens non négligeables de faire entendre leur voix et ils n’allaient pas s’en priver avant la déclaration de guerre qui devait modifier de fond en comble les conditions d’exercice du métier d’éditeur. Aussi, Fernand Brouty, vice-président du conseil d’administration de la Librairie Tallandier de 1933 à 1936 puis président dès 1937, avait-il compris que la présence de Rémy Dumoncel était indispensable rue Dareau et qu’elle seule était en mesure de garantir l’identité de la marque. Devenu officiellement directeur littéraire, Rémy Dumoncel qui n’appréciait guère ce titre ronflant, avait tenu à conserver la gestion des collections qu’il dirigeait depuis 1931 aux Éditions de la Renaissance du Livre, ce qui augmentait son indépendance et maintenait en suspens sa faculté de quitter une nouvelle fois la Librairie Tallandier si on ne tenait pas compte de ses avis ou si on voulait l’obliger à faire quelque chose de contraire à sa conception de l’édition. Car Rémy Dumoncel avait tenu de longue date à demeurer, parallèlement à ses fonctions de directeur littéraire chez Tallandier, administrateur et directeur associé à la Renaissance du

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Livre, et on peut aussi se demander si ce n’est pas lui qui, en réalité, refusait de prendre la direction des éditions fondées par son beaupère, ce qui aurait expliqué la cession de la maison à Hachette. L’entreprise qu’il avait ralliée en 1931 était enregistrée au registre du commerce sous le nom de Société d’éditions, publications et industries annexes, la SEPIA, et elle avait été fondée par Marcel Daubin, un éditeur qui avait débuté chez Stock avant de voler de ses propres ailes. Il racheta ensuite le magazine La Mode nationale qui avait lancé, en 1920, la collection de romans sentimentaux « Fama » aux Éditions Demuylder, la rivale du Petit Écho de la mode qui avait popularisé les modèles dits « patrons » recherchés par les femmes d’intérieur et mis en vente, en 1919, la collection « Stella » bien connue des amatrices de fictions romanesques398. Gagnant beaucoup d’argent avec sa série des « Patrons favoris » qui permettait aux femmes françaises d’imiter la haute couture sans se ruiner, Marcel Daubin avait recruté Rémy Dumoncel pour le décharger de la direction des collections de romans sentimentaux comme il avait accepté le projet d’Henri Berr de collection intitulée « Bibliothèque de synthèse historique. L’Évolution de l’Humanité » où il avait publié une dizaine de titres, à partir de 1931, avant que les Éditions Albin Michel ne la reprennent, en 1936. De ce fait, il existait une très grande complémentarité entre les publications de la Renaissance du Livre et celles de la Librairie Tallandier qui éditaient l’une et l’autre Pierre Demousson, Albert Bonneau, Marcel Idiers, Georges Maldague et, bientôt, Claude Fleurange et Magali. Faisant en quelque sorte des premières le ballon d’essai des secondes, Rémy Dumoncel testait les romancières populaires à la SEPIA avant de les embaucher chez Tallandier, ce qui leur permettait de faire leurs preuves avant de bénéficier de la publicité et du renom de la maison d’édition la plus réputée en matière d’édition populaire. Est-ce pour cette raison que Rémy Dumoncel refusa d’abandonner ses fonctions à la Renaissance du Livre et qu’il continua à 398. Ellen Constans, Ouvrières des lettres, Limoges, PULIM, 2007, p. 40.

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s’occuper de la collection « Fama » jusqu’en 1942, date à laquelle elle s’interrompit avant de reprendre en 1947 ? On ne peut l’affirmer avec certitude mais Maurice Dumoncel, l’aîné de ses cinq enfants, y débuta lui-même en 1944, en remplaçant son père, arrêté et déporté à Neuengamme, avant de démarrer une carrière de diplomate au quai d’Orsay puis de bifurquer à son tour vers l’édition et de diriger la Librairie Tallandier. On en revient ainsi à ce refus quasi viscéral ou à cette incapacité à assumer des fonctions de gestionnaire qui semble l’avoir caractérisé mais rien n’interdit non plus de penser que, profondément blessé par l’attitude de son beau-père en 1929-1930, il n’avait pas voulu profiter des circonstances pour succéder à un homme qui, de son vivant, n’avait pas souhaité lui offrir le poste de président-directeur général de la SEP (Librairie Jules Tallandier) que son mariage avec sa fille semblait lui avoir promis. Son retour chez Tallandier à l’été 1933 se comprend alors mieux comme un geste d’affection envers sa femme et de prise en compte des intérêts matériels de leurs enfants mais il ne souhaitait pas aller au-delà de ce soutien et l’on comprend alors pourquoi il demeura jusqu’à sa déportation à la fois chez Tallandier et à la Renaissance du Livre.

Les Éditions Tallandier après le décès de leur fondateur Alors que Jules Tallandier pouvait à juste titre se prévaloir, à la veille de la cession des actions à Hachette, de la bonne santé financière d’une maison dont plusieurs collections dominaient le marché, les années qui ont suivi sa mort voient se dégrader la situation de la Librairie. Dans le domaine des publications périodiques, sa réussite est contrastée. À côté du succès du Journal de la femme, l’éditeur a subi un important échec pour un projet qui lui tenait particulièrement à cœur, le Lisez-moi historique qui s’inspire de l’ancienne revue Historia. On sait combien Jules Tallandier était attaché à cet autre

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périodique, qui avait connu un certain succès au début du siècle. La Première Guerre mondiale l’avait contraint à en cesser la publication, mais il n’avait jamais considéré cet abandon comme définitif, et avait régulièrement envisagé une relance. Quelques mois avant sa mort, il tente de concrétiser enfin ce projet, mais la décision n’est arrêtée que lors du conseil de direction du 18 février 1933. Tallandier avait imaginé un temps une publication proche de la version d’avantguerre, avec un prix au numéro élevé, entre 3,50 et 5 francs, afin de financer le coût des illustrations qui doivent faire du périodique une revue de luxe. Mais le distributeur, Hachette, convainc l’éditeur d’y renoncer et de substituer à la forme ancienne de la grande revue de luxe, un peu désuète et trop chère, un format plus moderne, calqué sur les deux Lisez-moi – perspective qui a également l’avantage de donner une cohérence aux publications culturelles de la maison : aux périodiques littéraires de couleur rouge et bleue s’ajoute alors le vert. Sur le principe des revues littéraires, le magazine propose des ouvrages en livraisons et des extraits de livres déjà publiés de Jacques Boulenger, de Joseph Turquan, d’Octave Aubry, de G. Lenotre ou du Dr Cabanès – la plupart étant déjà présents dans l’Historia d’avant-guerre. On décide, pour lancer la revue, de faire appel à un jeune universitaire prometteur, Georges Dumézil, alors âgé de 35 ans, et qui a déjà publié ses premières études de mythologie comparée indo-européenne (qu’il allait considérablement repenser par la suite) : Dumézil est proche alors des idées nationalistes et des historiens de droite, comme Gaxotte, par l’entremise duquel il entre en relation avec Jules Tallandier. Formellement, c’est un projet beaucoup plus modeste que la version précédente de la revue d’Histoire qui est lancé : dépourvu d’illustrations, imprimé sur un papier de faible qualité au texte serré sur deux colonnes, le périodique tente d’attirer le lecteur avec une « histoire colorée, pittoresque, sans parti pris ni théorie » (5 mars 1934). La volonté de séduire est affichée ici, à travers des faits divers, des rubriques consacrées à « La petite histoire » ou à « L’humour dans

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l’Histoire ». Cela explique le sous-titre, « magazine littéraire bimensuel » (sous-titre qui est aussi celui des Lisez-moi rouge) : on est bien dans la logique du délassement littéraire autant qu’historique, au sens où la volonté de connaître se conjugue avec le plaisir de l’anecdote issue du passé, même si l’écriture privilégiée est plus austère que celle qui prévaudra dans les années 1960. C’est peut-être cette incapacité à transiger entre des orientations différentes qui empêche le périodique de rencontrer le succès. À une époque où l’illustration s’est imposée partout dans la presse grand public, il souffre en particulier de l’absence d’images. Acceptable dans des revues littéraires comme les deux Lisez-moi dans la mesure où l’un des traits distinctifs du « bon livre » est son absence d’illustrations, le manque de documents se fait ressentir dans un périodique d’Histoire. Ce choix économique est d’autant plus malheureux que la version d’avant-guerre offrait, elle, des reproductions de qualité, destinées parfois à être détachées de l’ensemble de la revue pour être conservées. Paradoxalement, alors qu’elle vise manifestement le grand public, la revue frappe par son austérité, lors même que les textes édités (extraits d’ouvrages grand public comme les Légendes et curiosités de l’Histoire) appellent au contraire le divertissement. Le principe de la publication fragmentée, adopté pour partie par la revue, l’a probablement handicapée également : alors que les romans étaient encore massivement prépubliés dans les périodiques, la lecture d’ouvrages scientifiques en livraisons, encore très répandue avant la Première Guerre mondiale, était plus marginale dans les années 1930. Plus généralement, l’échec du Lisez-moi historique annonce peut-être déjà les limites de ce type de publications : après la Seconde Guerre mondiale, les tentatives pour relancer les Lisez-moi seront toutes vouées à l’échec, et les autres projets sur le même modèle (Lisez-Moi science, Lisez-moi aventures) n’auront qu’une existence éphémère. Or, les reproches qui leur seront faits seront ceux-là mêmes dont a eu à souffrir le Lisez-moi historique : présentation manquant d’attrait, approche de la culture vieillissante, recours à des textes désuets, etc.

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Malgré son échec relatif, cette deuxième tentative de lancer un journal de vulgarisation historique mérite l’intérêt, non seulement parce qu’elle témoigne de l’étonnante continuité des projets éditoriaux de la maison, mais aussi parce qu’elle prépare le grand succès de Tallandier à partir des années 1950, celui d’Historia nouvelle formule, qui saura se nourrir des enseignements de cette expérience, en restant fidèle à ses principes, tout en corrigeant ses erreurs. L’échec du Lisez-moi historique a sans doute conduit les successeurs de Jules Tallandier à renoncer à engager de nouveaux projets d’envergure dans le domaine de la presse, se contentant de continuer la publication des autres Lisez-moi et du Journal de la femme (dont les tirages restent importants durant cette période, avec une diffusion de 161 173 exemplaires en 1934 et de 140 000 exemplaires en 1938399). Ce dernier titre, dirigé par Raymonde Machard, disparaîtra en 1941, interdit par Vichy, qui lui reprochera ses articles sympathisants envers le Front populaire et sans doute aussi ses idées féministes. Après la guerre, Raymonde Machard tentera de relancer le journal, mais la formule ayant vieilli, les idées autrefois avancées de sa responsable ayant été rattrapées par les transformations de la société, le projet sera un échec. Dans le domaine de l’édition populaire, secteur phare nécessaire à la santé financière de l’entreprise, la situation se dégrade du vivant même de Jules Tallandier. L’abandon par Hachette de certains circuits de distribution traditionnels des publications populaires, tout comme la crise des années 1930, que les publications populaires, particulièrement sensibles aux aléas économiques, subissent avec une grande brutalité, y joue un rôle, mais elle ne suffit pas à expliquer les difficultés que traverse la maison. Pour preuve la situation de Ferenczi à la même époque, qui paraît avoir mieux résisté au choc : tandis que 399. Pierre Albert, Gilles Feyel, Jean-François Picard, Documents pour l’Histoire de la presse nationale aux XIXe et XXe siècles, Paris, Éditions du CNRS, Centre national de la recherche scientifique, Centre de documentation sciences humaines, « Documentation », s.d.

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Tallandier était contraint d’arrêter ou de modifier en profondeur un grand nombre de collections, Ferenczi semble être parvenu à maintenir la plupart des siennes jusqu’à ce que les lois antijuives allemandes entraînent la disparition de la maison et sa reprise, sous le nom des Éditions du Livre Moderne, par Jean de La Hire. Alors que la Librairie Tallandier avait opté, durant toutes les années 1920, pour une relative stabilité, en adossant son catalogue aux deux collections du « Livre National » et à leurs déclinaisons, et à la collection du « Cinéma Bibliothèque », au point de faire des trois séries des références, signe que la situation de l’éditeur a changé, les années 1930 sont marquées par une valse vertigineuse des titres. De 1931 à 1933, rares sont les collections à échapper à la crise, et toutes subissent des modifications de présentation, de prix ou de pagination dans l’espoir de susciter à nouveau l’intérêt des lecteurs. De même, alors que les années 1920 avaient vu l’apparition d’un petit nombre de collections au long cours, les années 1930 sont marquées au contraire par une frénésie de créations : une vingtaine de collections sont ainsi lancées en quelques années, pour ne survivre parfois que le temps de quelques titres400. Loin de renvoyer aux expériences d’une entreprise en bonne santé, cette multiplication des collections répond au contraire à un constat dressé, au fil des mois, d’une baisse préoccupante des tirages. Lors du conseil de direction de février 1933, on relève que « le tirage [du “Roman du dimanche”] est maintenant trop faible, ne laissant aucun bénéfice », en mai de la même année, on note les « baisses rapides de la collection Cinéma Bibliothèque », et le mois de mars est l’oc400. En 1931, Tallandier lance « Crimes et châtiments », « Les Jolis Romans », « Le Roman du dimanche », « Ma lecture » ; en 1932, les périodiques Le Film et le Journal de la femme, les collections « Les Beaux Romans dramatiques », « Romans de cape et d’épée », « Criminels et policiers », « Confessions d’amour », « Les Drames du cœur », « À travers l’univers », « Les Romans de la vie » ; en 1933, les périodiques Ciné-romans films et Réalisme, et les collections « À travers l’univers » (dans sa deuxième version), « Dédales », « Ma lecture » (une autre collection que celle de 1931), « Les Films succès », « Galerie criminelle » et « Le Film ».

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casion d’un bilan plus large : « le conseil examine les chiffres des derniers tirages de collections, et constate que depuis le premier février en particulier il y a eu une baisse verticale de chaque collection », tandis qu’avril est l’occasion de souligner que « la vente de certaines collections [est] de plus en plus difficile ». De fait, quand on observe les chiffres proposés sur les contrats, on constate une baisse significative à partir des années 1930, où des chiffres de 25 000, souvent 20 000 exemplaires deviennent la moyenne. Encore ces chiffres sontils loin de représenter la réalité des ventes, car les invendus augmentent toujours, contraignant l’éditeur à trouver des solutions pour écouler les stocks. La baisse des tirages contraint ainsi les responsables à multiplier les changements de présentation, de pagination ou de tarif des ouvrages, et même à créer des collections omnibus, proposant dans une seule reliure plusieurs volumes de ses autres collections401 dans le seul but d’écouler les invendus à bas prix ou d’atteindre les tirages annoncés contractuellement. À elle seule, la collection des « Meilleurs romans de drame et d’amour » permettra d’écouler le reliquat des tirages de 146 volumes de la collection du « Livre National » rouge entre 1936 et 1939. Ainsi, la multiplication des créations de collections à cette époque, loin de traduire la santé d’un éditeur conquérant, paraît bien plutôt désigner le désarroi d’une maison qui cherche des solutions pour endiguer un déclin sensible. Si la crise économique et le trouble qu’ont entraînés un temps la reprise de la maison et le départ de Rémy Dumoncel (responsable des deux collections du « Livre National » et de leurs déclinaisons) ont joué un rôle dans cette situation, ils n’expliquent pas à eux seuls la mauvaise santé des collections populaires. En réalité, celle-ci découle 401. On citera parmi ces collections « Ma lecture » (1931-1934), « Confessions d’amour » (1931), « Œuvres de Paul d’Ivoi » (1934), « Œuvres de Louis Boussenard » (1936), « Meilleurs romans de drame et d’amour » (1936-1939), « Meilleurs Romans d’aventures » (à partir de 1936), « Les Romans de la famille » (1937). À noter que durant la guerre, en 1942 et 1943, d’autres collections proposant des invendus seront lancées afin de compenser avec les stocks la pénurie de papier.

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plus profondément d’un essoufflement d’une formule qui commence à accuser son âge. Car pour la plupart, ces « nouvelles » collections continuent de décliner sous des formats différents les recettes des trois collections phares de la maison, les deux « Livre National » (littérature sentimentale et d’aventure) et le « Cinéma Bibliothèque » (cinéromans). Or, les deux « Livre National » recyclaient eux-mêmes pour partie le fonds constitué du temps de Montgrédien dans ses livraisons et romans à 3,50 francs : dans le « Livre National » bleu, Boussenard, Mayne Reid et Salgari restent les piliers de la collection, et dans la collection rouge, ce sont Jules Mary ou Charles Mérouvel, autant d’écrivains dont les œuvres ont alors souvent plus d’un demi-siècle ; quant aux écrivains des générations suivantes, aucun ne jouit du prestige de leurs prédécesseurs, et même s’ils contribuent à renouveler les formes, les adaptant à l’évolution des mœurs et des réalités géopolitiques, ils souffrent de l’effet d’usure qu’apporte un rythme de sérialité trop important. Là où un Boussenard ou un Paul d’Ivoi pouvaient sortir du lot, quelle place pour un Bonneau, un Demousson, ou un Vincy, quand paraissent, chaque semaine, des dizaines de romans similaires chez Tallandier et ses concurrents ? Or, en un demi-siècle, d’autres genres avaient vu le jour et su s’imposer, importés en particulier des modèles anglo-saxons. Non pas encore la science-fiction, qui n’allait connaître réellement le succès en France qu’après la Seconde Guerre mondiale, mais les différentes tendances du roman policier, dont Le Masque d’Albert Pigasse avait imposé l’esprit, au moins sous sa forme britannique du roman d’énigme, et que certains éditeurs, à l’instar de Ferenczi (« Police et mystère », « Crime et police »), ou de Rouff et des Éditions Modernes, dans les années 1930, avaient exploité à la même époque sous des formes populaires. Dans le domaine de l’aventure, Crès et Hachette avaient su deviner l’attrait chez les lecteurs des écrivains de pulps américains et de shockers anglais, et publiaient à tour de bras les œuvres de Curwood, London, Haggard, Buchan, Wallace ou Oppenheim. Ainsi la baisse continue des tirages s’explique-t-elle par

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l’essoufflement de formes sérielles usées jusqu’à la corde, et de l’incapacité de l’éditeur, engagé dans une logique de compétition effrénée, à se renouveler. Même les ouvrages du « Cinéma Bibliothèque » voient leur situation se dégrader, peut-être parce que la multiplication des offres à bon marché suffit désormais à un public pour qui le cinéma n’exerce plus la même fascination, et pour qui l’écrit ne joue sans doute plus le même rôle légitimant : la concurrence des collections bas de gamme d’un Rouff, dont le « Roman-cinéma » (de 44 pages seulement) ne coûte que 95 centimes, ou des Éditions Modernes, dont les « Films dramatiques et d’aventures » (16 pages) sont à 5 sous contre 3 francs pour Tallandier, participent de cette dévaluation du genre. Dans ce domaine, il faudra attendre l’aprèsguerre et l’arrivée des adaptations sous forme de romans-photos ou, dans la presse, les versions en bandes dessinées des grands succès, pour que le genre retrouve un second souffle. Mais la maison d’édition sera étrangère à ce renouveau des adaptations de films au format papier. Face à la crise, l’éditeur ne cherche pas tant à se renouveler qu’à procéder à l’économie, en rebrochant ou en rééditant les valeurs sûres: les vieux titres de Boussenard, de Paul d’Aigremont ou de Jules Mary refont ainsi surface dans de nouveaux habillages. Une telle attitude tient davantage de la fuite en avant que d’une véritable recherche de solutions, et l’attentisme s’explique peut-être par la désorganisation qu’a dû subir la maison après la mort de Jules Tallandier. Pourtant, quelques tentatives sont faites en parallèle pour trouver de nouvelles formules susceptibles de séduire les lecteurs, preuve sans doute que les responsables restent soucieux de ne pas se laisser distancer par leurs concurrents. Sur le terrain du récit policier, ces tentatives sont disparates. Ce sont d’abord les collections de Bernède, « Les Romans criminels » ou « Crimes et châtiments » et « Galerie criminelle », dont l’inspiration reste ancrée dans le modèle quelque peu désuet du roman inspiré du fait divers et du canard. L’auteur reprend les grandes affaires de l’Histoire – Lacenaire, Guyot, Landru,

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Fualdès… en mêlant enquête, portrait de l’assassin, et résumé du procès dans un style à mi-chemin entre le journalisme et le roman402. D’autres expériences sont cependant plus attentives à l’évolution des modes et des pratiques génériques. Rémy Dumoncel, amateur de shockers et de romans policiers d’action à l’anglaise (il possède une grande collection de yellow jackets, ces volumes populaires à l’anglaise publiant les grands noms du roman d’aventures géographiques et criminelles), tente en effet de créer un successeur plus moderne à la collection des « Romans mystérieux », emportée, comme d’autres, par la crise que traverse la maison au début des années 1930 (elle disparaît en 1932). En 1939, il lance une vraie collection policière, « Le Lynx », qui sera prolongée jusqu’en 1941, avant d’être abandonnée à son tour du fait de la pénurie de papier – et qui connaîtra un bref surgeon en 1943. Dominée par les écrivains français (Groc, Couvreur, Magog…), selon une tradition bien implantée chez l’éditeur, la collection saura néanmoins laisser une place à quelques noms anglosaxons : James Morgan Walsh, Taffrail (Henry Tapell Dorling), Victor Whitechurch ou Gavin Holt sont ainsi édités. Surtout, la maison publie la première traduction de celui qui deviendra après-guerre l’un des maîtres du roman hard boiled, Peter Cheyney (L’Agent secret n° 1, 1940). Mais ces efforts, initiés trop tard, ne permettront pas à l’éditeur de s’imposer dans le récit policier. En revanche, la maison a su amorcer un tournant dans le domaine de la littérature sentimentale, on l’a vu, et atteindre une meilleure respectabilité que celle que lui avait apporté le « Livre National » rouge et ses filles perdues, leur substituant les romans de Delly, de Max du Veuzit, ou de Magali, lesquels serviront à relancer les activités populaires de la maison après la guerre. Le cas de Magali est particulier : elle avait fait la connaissance de Rémy Dumoncel dans 402. Cette pratique d’écriture mixte, fréquente en littérature populaire, se rencontre également dans la collection d’aventures « Aventures vécues de mer et d’outremer » publiée par Tallandier à partir de 1932 et faisant le portrait des grands colons (Cortez, Champlain, Cook…).

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les années 1920, alors qu’elle écrivait encore avec Marcel Idiers, son mari (et souvent à sa place), les romans qu’il publiait dans les différentes collections de Tallandier. Lorsqu’elle s’est séparée de Marcel Idiers, c’est naturellement qu’elle a décidé de se tourner vers son ancien éditeur pour faire paraître les livres écrits en son nom propre. Après avoir publié Magali dans la « Bibliothèque d’Ève » qu’il dirigeait à la Renaissance du Livre, Rémy Dumoncel décide de l’inviter à intégrer les collections de Tallandier, la liant par un contrat d’exclusivité403. En 1933, il prend même le parti d’organiser un véritable lancement, avec tracts et encarts publicitaires, pour l’une des premières œuvres qu’il fait paraître d’elle chez Tallandier, Cœur de flamme. Personnage haut en couleur, Magali choisit, plus encore que Max du Veuzit, d’inscrire ses romans dans son temps, et est même soucieuse de faire évoluer ses univers de fiction en même temps que la société : si elle en reste à des schémas sentimentaux classiques, valorisant tout au plus le motif des épreuves traversées par un couple déjà constitué, elle peint aussi les difficultés du temps, délaissant les univers enchantés de Delly404. Cette volonté d’enraciner davantage ses intrigues dans le réel (quand bien même celui-ci resterait un habillage superficiel) fait de Magali une figure de transition entre Max du Veuzit et Delly d’une part, et les écrivains de romans sentimentaux d’après-guerre d’autre part, par rapport auxquels elle figurera l’indéniable chef de file. D’autres voies vont être encore explorées dans le domaine sentimental, en particulier avec la série « Pour oublier la vie », projet qui fut initié par Henri Manhès, et qui va donner lieu à une trentaine de titres avant la guerre. Cette collection, reprenant en partie des titres publiés auparavant hors collection par l’éditeur ou par des concur403. Outre les collections de la Renaissance du Livre, Magali avait été publiée auparavant sous son nom dans toute une série de petites collections, aux Éditions de la collection d’aventures, chez Rouff, à La Mode Nationale (collection « Fama »), ou dans les « Bons Romans » de Flammarion. 404. Ellen Constans, Parlez moi d’amour, Limoges, PULIM, 1999.

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rents, apparaît comme le pendant moins sage des « Bleuets » et des « Romans bleus », en éditant des auteurs à la fois plus littéraires et moins « convenables » comme Alfred Machard, Lucie DelarueMardrus, Nicolas Ségur, ou Raymond de Rienzi : ces romans se prétendant d’une meilleure tenue que les collections grivoises des contemporains populaires ; mais, privilégiant l’évocation d’un amour sentimental qui ne serait pas dénué de ces dimensions charnelles qui font défaut à Delly et ses imitateurs, ils sont chargés d’une atmosphère sulfureuse, à l’instar des œuvres de Raymonde Machard, dont Possession sera un des grands succès de ce type chez Flammarion. Tout au plus ces écrivains se permettent-ils de franchir les limites étroites de la morale chrétienne en imaginant quelques transgressions de l’ordre. Rien d’excessivement grivois dans Le Lit conjugal de Nicolas Ségur, ou dans La Femme éperdue de Raymond de Rienzi, sous-titré Tremblante et nue. Une telle série n’aurait cependant pas pu être décidée par Jules Tallandier et Rémy Dumoncel, bien plus soucieux de l’avis des autorités catholiques et de la Revue des lectures405. La collection, lancée en 1939, ne résistera cependant pas, elle non plus, à la guerre, qui l’empêchera de connaître un véritable succès. Si, sur le terrain de la littérature sentimentale, les efforts de l’éditeur pour se renouveler ont pu se traduire par quelques jolies réussites (dont la réédition d’un certain nombre de titres après la guerre et la relance de « Pour oublier la vie » dans les années 1950 semblent témoigner406), l’initiative qui a connu le plus net succès est à rechercher du côté d’une collection véritablement populaire, les « Romans de cape et d’épée ». Cette collection a été lancée en 1932, alors que l’éditeur commençait à subir les premiers effets de la crise, dans un 405. L’abbé Bethléem juge les œuvres de Lucie Delarue-Mardrus comme « de mauvais livres, où la passion s’étale dans toute sa brutalité », affirme d’Alfred Machard qu’il a « glissé dans l’obscénité la plus honteuse », et reproche à Nicolas Ségur d’être « malsain […] scabreux et passionné » (Romans à lire et romans à proscrire, op. cit.). 406. Tirés en moyenne à 10 000 exemplaires, tous les livres de la collection sont épuisés dès 1943 (lettre d’Alfred Machard à Raymond de Rienzi, 6 juin 1955).

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souci de donner une visibilité plus grande aux romans de Michel Zévaco autour desquels elle devait à l’origine s’articuler. Malgré les problèmes rencontrés par l’édition, elle connaîtra un succès immédiat et important, qui se prolongera jusqu’à ce que la guerre et la pénurie de papier contraignent ici encore les éditeurs à l’abandonner en 1942. Certains de ses tirages sont en effet sans commune mesure avec ceux qui prévalent dans les autres collections populaires. Les romans de Michel Zévaco, qui forment le gros des titres au début de la collection, s’épuisent ainsi très rapidement, et imposent toute une série de réimpressions : en mars 1935, tous les titres de l’auteur dépassent, en tirages cumulés, les 80 000 exemplaires, et atteignent souvent les 100 000 exemplaires. Certes, ceux des autres auteurs sont généralement bien moins importants et, après un démarrage plus élevé, rejoignent rapidement les chiffres du « Livre National », soit 25 000 exemplaires, mais ils s’écoulent mieux (la preuve étant le plus faible nombre de rebrochages qu’a connus cette collection, pourtant riche de plus de 220 titres). Le succès de la collection, spécialisée dans les romans d’aventures historiques, s’explique entre autres par le goût durable des lecteurs pour le genre : non seulement Fayard continue de consacrer une part importante du « Livre populaire » à ce type de romans (avec des séries comme Carot coupe tête de Maurice Landay, Le Capitaine de la garde de Jarnac de Spitzmuller, ou les romans de Ponson du Terrail), mais le cinéma anglais et américain offre régulièrement de telles œuvres aux spectateurs français, pour preuves les succès de Tyrone Power et les adaptations en série des romans de Rafael Sabatini. Pourtant, dans les choix qu’il fait, l’éditeur reste très prudent, et les auteurs privilégiés pour les premiers numéros de la collection sont encore une fois soit des valeurs sûres, souvent éditées déjà dans d’autres collections, à l’instar de Michel Zévaco, de Louis Noir ou d’Ernest Capendu, morts tous trois depuis longtemps déjà (en 1918, 1901, 1868), soit des professionnels capables d’écrire aussi bien des récits de cape et d’épée que des récits sentimentaux ou des romans d’aven-

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tures géographiques, comme Albert Bonneau, Charles Vayre ou Jean de La Hire, habitués des autres collections de Tallandier. Des romans de ce genre avaient d’ailleurs été édités dans le « Livre National » rouge. Mais l’idée d’identifier le genre à travers une collection dédiée est assez nouvelle, et elle se révèle payante. Ce n’est pas la nouveauté des œuvres qui attire, ni même l’exploitation d’un genre nouveau, puisque celuici s’est très largement codifié dans les décennies qui ont suivi l’avènement de Dumas père407, mais c’est l’innovation éditoriale qui, en identifiant genre et sujets, parvient à déterminer un lectorat et des goûts spécifiques : ainsi isolé, le genre permet en effet à l’amateur d’échapper à l’alternative entre aventure géographique et littérature sentimentale. Car c’est volontairement à la croisée de ces deux tendances que l’éditeur situe sa collection, significativement sous-titrée « amour, héroïsme ». Souvent jugés trop licencieux pour les jeunes lecteurs avec leurs héros séduisants et séducteurs, les romans peuvent tenter d’atteindre un public plus mixte, et d’attirer un lectorat plus adulte que les romans du « Livre National » bleu. Malgré toutes ces tentatives, les années 1930 paraissent avoir été des années noires pour le domaine de l’édition populaire. Tallandier ne retrouvera l’équilibre qu’avec la guerre, tirant alors parti de la pénurie de nouveaux titres pour écouler enfin ses stocks de romans populaires. Une telle purge, contrainte et forcée, sera paradoxalement une aubaine pour la maison, puisqu’elle lui permettra de repenser son rôle dans l’édition populaire, et de réussir enfin ce renouvellement qui n’avait guère été possible dans l’entre-deux-guerres.

407. Cette influence de Dumas reste très prégnante dans la collection. Sans même évoquer Le Filleul d’Aramis, réédité en 1932, on est frappé de la place centrale attribuée aux périodes explorées par les grands cycles dumasiens dans la collection – lesquelles se traduisent par un ensemble de stéréotypes thématiques et langagiers largement déterminés par Dumas.

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Arthème Fayard était mort en novembre 1936 avec l’hommage, non seulement de la profession, mais celui des trois familles ayant régné sur la France408. Royaliste et maurrassien, il n’avait pas eu la joie, comme sa femme, de voir son idole entrer sous la coupole en 1938 mais son fils Jean, Prix Goncourt 1931 avec Mal d’amour, un scandale aux yeux d’un Paul Léautaud, et son épouse, Louise Pattin, vécurent cette élection à l’Académie française comme une revanche sur le Front populaire et ses errements. Plus réservé sur le terrain politique, Fernand Brouty qui présidait désormais aux destinées des deux maisons Fayard et Tallandier devait accueillir l’armistice de juin 1940 avec soulagement et la prise du pouvoir par le maréchal Pétain le mois suivant comme un gage de sécurité pour l’avenir. Il en était de même pour la majorité des Français, alors groupés autour de celui qu’on leur présentait comme leur chef et qui lui-même affirmait avoir fait le « don » de sa personne au pays endeuillé. 408. Sophie Grandjean-Hogg, L’Évolution de la Librairie Arthème Fayard, op. cit. On notera qu’il a laissé une fortune un peu supérieure à celle de Jules Tallandier, plus de 8, 5 millions de francs – 5, 4 millions d’euros contre 4 pour Jules Tallandier. Mais elles deviennent comparables si on ajoute les immeubles que Tallandier a achetés au nom de sa fille : la propriété de Samois, en 1922, l’immeuble du 9 rue Nicolas-Flamel (acheté 1,2 million de francs en janvier 1932), celui du 13 rue Montyon (payé 1 million de francs en mai de la même année), une maison à Fontainebleau, un immeuble à Lille… Cela les situe, l’un et l’autre, parmi les 1 % de Français les plus riches de leur temps et donne la mesure de l’enrichissement personnel autorisé par l’activité éditoriale à cette époque bénie pour les éditeurs de littérature populaire.

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Parti en province où le siège des Éditions Fayard a été provisoirement transféré, comme la plupart des éditeurs au moment de la débâcle qu’on nomme en général pudiquement « l’exode », Fernand Brouty laissait à Paris Lucien Tisserant pour s’occuper des Éditions Fayard et Victor Bassot pour assumer l’intérim de la Librairie Tallandier tandis que le Journal de la femme était replié sur Clermont-Ferrand. Le président-directeur général des deux sociétés découvrit bientôt avec stupeur que Victor Bassot entretenait avec l’occupant des liens très étroits mais, puisque l’armée allemande dictait désormais ses lois à la France, il s’accommoda assez vite de cette situation. Apparemment peu conscient des risques que courait sa maison d’édition, convoitée comme bien d’autres par les nazis et, plus particulièrement, par le groupe Hibbelen, il laissa son subordonné négocier avec ses nouveaux amis les quantités de papier nécessaires aux publications autorisées. De son côté, Jean Fayard, très actif au Syndicat des éditeurs qui traite en général les occupants au restaurant Lapérouse409, et dans ses commissions, considérait que, s’il fallait opérer des choix stratégiques en cette période de restrictions et de pénurie de matières premières, il convenait de préserver la maison qui portait son nom, plus littéraire que l’autre, et sacrifier au besoin celle qui était spécialisée dans les fictions populaires. Menacée de disparition d’un côté et d’absorption dans un ensemble européen visant à l’endoctrinement des Français de l’autre, la Librairie Tallandier allait connaître un drame plus éprouvant encore

409. Les archives du Syndicat national des éditeurs de même que les confidences du lieutenant Heller ou celles du capitaine Ernst Jünger après la guerre sont formelles sur la qualité des rapports entretenus par les officiels allemands avec les dirigeants du SE pendant toute la période. Le choix du Lapérouse, une des tables les plus chères de Paris, mais aussi des mieux garnies, témoigne du savoir-vivre des dirigeants du Syndicat des éditeurs, ce dont ils durent évidemment répondre en 1945 ; voir Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., ch. 2 et 3.

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avec l’arrestation puis la déportation de son directeur littéraire, Rémy Dumoncel. À peine sorti des études, son fils aîné Maurice le suppléa à la SEPIA dès la fin de l’année 1944 mais il n’avait pas encore fait le choix de la carrière éditoriale au moment où celle de diplomate s’ouvrait devant lui. Pour la Librairie Tallandier, l’après-guerre risquait de se révéler tout aussi redoutable que les cinq années qui l’avaient précédée car celles-ci avaient montré que l’édition populaire n’était pas moins convoitée que les secteurs plus directement en phase avec le commerce des idées. L’histoire de la France sous Vichy, celle de l’Occupation ou de la Résistance ont en général privilégié l’étude des questions idéologiques et ont éclairé le devenir des Éditions Gallimard, Grasset, Denoël de même que celui des Éditions de Minuit, mais, ce faisant, elles ont délaissé d’autres aspects de l’histoire du nazisme. Comme on le verra, la tentative d’utiliser la Librairie Tallandier et ses collections de romans sentimentaux et d’aventures destinées à la jeunesse pour faire pénétrer, en douceur, la propagande du régime hitlérien et répandre ses conceptions ajoute une clarté supplémentaire à l’histoire de cette période.

La débâcle de juin 1940 Juin 1940. La splendeur de l’été ajoute à la cruauté des hommes, écrit l’historienne Jocelyne George. Depuis la fin du mois de mai, les Belges se sont mis en marche vers le sud. Début juin, les habitants du nord de la France suivent et, depuis le 12, la moitié des Parisiens, le tiers des banlieusards grossissent le flot. Les routes sont encombrées de véhicules divers bientôt inutiles. Au bord des champs agonisent des vieillards abandonnés. Parfois, des avions percent l’azur et clouent sur les talus quelques-uns de ces fugitifs. Entre les chevaux éventrés et les voitures en panne, des enfants errent en pleurant. Jusqu’en 1942, on recensera 90 000 enfants perdus.

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Cinq millions de personnes habitées d’une terreur archaïque se mêlent à l’armée en déroute. La défaite, inattendue, inconcevable, les a mises en marche410.

Chacun se souvient des images de l’exode présentées par René Clément dans Jeux interdits en 1951 où Brigitte Fossey, à peine âgée de 5 ans, joue le personnage de la petite Paulette, l’orpheline qui symbolise le destin tragique des Français en ces heures sombres. Il est peu de mots à ajouter à ces descriptions tant elles se sont imposées aux témoins comme aux historiens. Il paraît de même inutile d’épiloguer sur le Blitzkrieg, cette théorie de la guerre-éclair expérimentée sur la population de la petite bourgade basque de Guernica le 26 avril 1937, puis en Pologne en septembre 1939, avant de se révéler terriblement meurtrière pendant la campagne de France en mai-juin 1940411. Pourtant, dans le seul ouvrage publié par les Éditions Tallandier à ce moment précis, fin août 1940, et intitulé Le Crime des évacuations. Les Horreurs que nous avons vues412, l’auteur, Jean de La Hire, décharge les Allemands de toute responsabilité dans les souffrances de la population civile, ce qui pose le problème de celle de l’éditeur dans la diffusion d’un tel message en temps de guerre. L’un des premiers à chercher à détourner la colère des Français sur les gouvernements de la Troisième République, le régime politique, la démocratie, les partis, les syndicats, le Front populaire, le matérialisme, le comte Adolphe d’Espie de La Hire, l’un des maîtres incontestés du roman scout, exprimait dans ce document son attente d’un véritable changement, pour ne pas dire, déjà, d’une « révolution » nationale. Comme Jacques Benoist-Méchin qui, dans

410. Jean-Yves Mollier et Jocelyne George, La Plus Longue des Républiques, op. cit., p. 720. 411. On compta environ 90 000 morts et 200 000 blessés en cinq semaines. 412. Le volume a été imprimé pour le compte des Éditions Tallandier chez Téqui à Paris fin août 1940.

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La Moisson de Quarante 413, manifestera son désir d’une collaboration franche avec l’Allemagne, Jean de La Hire affirmait avec force que les aviateurs de la Luftwaffe ne bombardaient pas les colonnes de fuyards et qu’il avait vu les soldats de la Wehrmacht distribuer systématiquement des boules de pain et des boîtes de lait condensé aux enfants errant sur les bords de la Loire. Publié en juillet 1940 dans le journal Le Matin de Maurice BunauVarilla dont il était le directeur des pages littéraires, ce reportage, qui se voulait un authentique essai philosophique ou une réflexion relevant du domaine de l’éthique, fut aussitôt traduit et offert aux lecteurs de la Deutsche Zeitung in Frankreich puis proposé à Victor Bassot, directeur par intérim des Éditions Tallandier, qui l’accepta avec enthousiasme et signa immédiatement le bon à tirer. Pour bien comprendre l’importance de cette publication aussitôt interdite en zone libre, il faut se souvenir que Jean de La Hire était l’auteur de plusieurs centaines de romans à succès parmi lesquels la série du Nyctalope, Les Grandes Aventures d’un boy-scout et bien d’autres titres que s’arrachaient les éditeurs de romans de grande diffusion, notamment Fayard, Ferenczi et Tallandier. Sa dernière fiction publiée en 1939 chez Tallandier était signée « Commandant Cazal », l’un des masques habituels de ce brillant officier de réserve blessé et décoré de la Grande Guerre et son titre, La Guerre ! La guerre ! roman de demain semblait annoncer sa volonté de combattre jusqu’à la mort. Bientôt gérant des Éditions Ferenczi où il avait publié en 1925 les 52 fascicules de 64 pages de L’As des boy-scouts, dans lequel il recyclait tous les stéréotypes de la littérature d’aventures414 et de nom-

413. Jacques Benoist-Méchin, La Moisson de Quarante. Journal d’un prisonnier de guerre, Paris, Albin Michel, 1941. 414. La série coûtait 0,60 franc soit 30 centimes d’euro la livraison hebdomadaire ou bihebdomadaire. Sur cette série, voir Matthieu Letourneux, « L’As des boy-scouts de Jean de La Hire ou le tour du genre en 52 fascicules », in Cécile Boulaire (dir.), Mélanges en l’honneur d’Isabelle Nières-Chevrel, Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2006.

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breux autres romans, dont La Roue fulgurante, récit d’anticipation qui lui avait valu la colère de Jules Tallandier en 1929, Jean de La Hire profita de l’aryanisation des maisons considérées comme juives pour s’en emparer et les transformer en Éditions du Livre Moderne en 1941. L’année suivante, il devait y publier trois essais pronazis, Hitler que nous veut-il donc? Le travail, les travailleurs et la nouvelle Europe ainsi que son chef-d’œuvre, si l’on peut dire, Mort aux Anglais, vive la France ! Sur sa lancée, il vendit bientôt la maison d’édition et l’imprimerie de Montrouge qui lui appartenait à un prête-nom, André Bertrand, et à Maxim Klieber, le fils de l’éditeur berlinois de Mein Kampf, et adhéra au Rassemblement national populaire de Marcel Déat et au groupe Collaboration dont il partageait la vision de l’avenir. Condamné par contumace à la Libération mais en fuite, il attendit 1951 pour refaire surface et mourut de sa belle mort, libre et amnistié, à Nice, en 1956, après avoir publié une poignée de nouveaux romans policiers ou d’espionnage qui prenaient pour cadre la guerre froide. Pour un écrivain qui, dès 1938, avait confié aux Éditions des Loisirs La Lioubianskaïa sirène de la Guépéou, la boucle était bouclée et, comme beaucoup d’autres au parcours similaire, il pouvait dire, pour tenter de justifier ses actes, qu’il avait eu raison de persister dans sa ligne de conduite. Toutefois, en 1940, le président-directeur général des Éditions Tallandier désapprouva vertement Victor Bassot de ses initiatives et lui retira, début octobre, la délégation de signature qu’il lui avait accordée le 10 juin, au moment où il s’apprêtait à quitter Paris. On peut d’ailleurs noter que, dans son récit, Jean de La Hire déclarait s’être rendu dans les locaux de la Librairie Tallandier le 12 au soir, trente-six heures avant l’entrée des Allemands dans la capitale et qu’il y avait conversé avec le directeur provisoire des deux maisons Fayard et Tallandier, Victor Bassot, qu’il avait trouvé en train de rédiger une lettre dans laquelle il décrivait la panique des Parisiens et l’impossibilité de l’enrayer. C’est alors qu’il aurait décidé de suivre les foules sur le chemin de l’exode et d’en tirer la chronique que publièrent Le Matin, la Deutsche Zeitung in Frankreich, le journal des soldats de

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la Wehrmacht, puis les Éditions Tallandier. Celles-ci obtinrent, on s’en doute, l’appui des nouvelles autorités allemandes pour cette publication qui allait dans le sens souhaité à la fois par Joseph Goebbels, le commandement militaire allemand en France et les idéologues de la Collaboration. Relues aujourd’hui, certaines pages décrivant les jeunes soldats allemands, torse nu et se baignant au soleil dans la Loire sont difficilement soutenables : « Génération de plein air, de travail rationnel, d’exercice militaire, d’entraînement joyeusement consenti », écrivait l’ancien chef scout et l’officier de la Grande Guerre, le comte d’Espie de La Hire, en clôture de ses sept articles qui forment la première partie du récit415. Dans la seconde, destinée à compléter le volume, il se servait d’autres reportages, effectués dans la capitale et intitulés « Ceux qui sont partis, ceux qui sont restés », publiés dans le même quotidien national à grand tirage. Comme il le déclare en tête de la troisième partie de sa chronique du temps présent : Lorsque ce que l’on vient de lire [Les horreurs que nous avons vues et La Véritable opinion publique] eut paru, du moins en partie, dans Le Matin, j’allai revoir mon ami, l’Administrateur des Éditions Arthème Fayard et Jules Tallandier. Il n’avait pas quitté Paris. Je le retrouvai dans son bureau, à son poste. Et je lui fis la proposition, qu’il accepta, de publier, en un volume, mon double « reportage », précédé du chapitre inédit – Les Coupables – et suivi d’un nouveau chapitre – L’occupation allemande 416.

Dans cette fresque ô combien instructive puisque l’on est en août 1940, Jean de La Hire affirme que, sur les routes de l’exode, non seulement, comme on l’a vu, les soldats allemands distribuaient 415. Jean de La Hire, Le Crime des évacuations. Les horreurs que nous avons vues, Paris, Tallandier, 1940, p. 66. 416. Ibid., p. 129.

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de la nourriture à la population, mais que seul le NSV, le service d’assistance sociale du NSDAP, le parti nazi, aidait les 6 millions de réfugiés, abandonnés par leurs dirigeants. S’enfonçant dans la voie de l’ignoble, il osait écrire que, si les routes françaises avaient été transformées en une « immense nécropole », la faute en incombait à Georges Mandel et à Paul Reynaud, ses deux bêtes noires417. On l’a compris, tous les réquisitoires du procès de Riom intenté à la Troisième République étaient déjà contenus en germes dans ce plaidoyer pour un régime fort et une collaboration franche et hardie avec le vainqueur.

Victor Bassot et les Éditions Tallandier Parmi les portraits proposés au lecteur en contrepoint de charges contre les dirigeants responsables de la débâcle, figure celui de Victor Bassot, à la fois directeur commercial de la Librairie Tallandier depuis 1933, et, depuis le 10 juin 1940, directeur par intérim des deux maisons d’édition Fayard et Tallandier. Pendant que son ex-beau-frère, le commandant Henri Manhès418, se battait courageusement pour arrêter les troupes allemandes et entrait en résistance le 14 juin 1940, avant d’avoir entendu l’appel du général de Gaulle419, Victor Bassot

417. Ibid., p. 152. 418. Il a en effet divorcé en 1937 de sa première épouse avant de se remarier avec Lucie Montoursy en 1938 ; voir Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, op. cit., p. 166. Dans une lettre à Maurice Dumoncel datée du 10 août 1966, Victor Bassot affirme avoir recueilli les trois sœurs de sa femme en septembre 1940 dans sa maison de La Varenne près de Paris et les en avoir chassées, épouse comprise, le 1er juillet 1946 ! Il les décrit comme des « collaboratrices forcenées » et lui comme le fondateur du premier groupe de Résistance en région parisienne, PATRIAM RECUPERARE, le 24 septembre 1940, alors même que ce groupe est né en novembre 1940. Cela montre l’extraordinaire capacité d’invention et de manipulation du personnage, habile à transformer la réalité en fonction de ses intérêts du moment. 419. Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, op. cit., p. 228-230, qui s’appuie sur les archives d’Henri Manhès déposées à la FNDIRP, la Fédération des déportés dont il fut le cofondateur en 1945.

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entraînait la Librairie Tallandier sur la voie de la collaboration avec les nouvelles autorités. Pour son ami Jean de La Hire, l’homme était alors « un monsieur fort distingué, courtois, grave, avec une sorte de sérénité imperceptiblement souriante420 », ce qui mettait en relief sa capacité à se situer au-dessus des événements. Au chroniqueur littéraire qui l’interrogeait pour connaître les raisons de son refus de quitter Paris, il répondit : ayant autrefois fréquenté « différentes classes sociales de l’Allemagne, j’étais certain que, puisque nous serions corrects tout en restant dignes, des rapports normalement courtois s’établiraient avec les autorités allemandes et les Parisiens dirigeants restés volontairement à Paris421 ». Authentique antithèse de l’attitude des protagonistes, le père et sa fille, dans Le Silence de la mer, cet appel non déguisé à la collaboration des élites économiques allait être rapidement entendu. Pour sa part, Victor Bassot n’attendrait pas et il déclarait, à propos de ses projets: Pour l’instant, travailler à maintenir une activité suffisante en fournissant aux libraires restés ouverts les ouvrages dont ils peuvent avoir besoin. Pour l’avenir, saisir toute occasion d’un renouveau d’activité dès que les conditions à peu près normales d’exploitation permettront de préparer des éditions nouvelles422.

Analysant ensuite le lectorat des Éditions Tallandier, il le décomposait en trois cercles distincts: les lecteurs de grands livres à 25 francs et plus (8-12 euros), les acheteurs de volumes s’échelonnant de 10 à 20 francs (3 à 6 euros) et, enfin, les amateurs de petits formats vendus entre 1 franc et 7,50 francs (35 centimes d’euro à 2,50 euros). Il ajoutait à propos de ce dernier segment, le plus recherché des éditeurs populaires : 420. Jean de La Hire, Le Crime des évacuations, op. cit., p. 108. 421. Ibid. 422. Ibid., p. 109.

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Ce sont les salariés qui ont besoin de retrouver du travail pour acheter les brochures et les livres qu’ils lisaient avant guerre. Grâce au retour au travail, nous espérons que le bon sens, la bonne volonté, la discipline et la nécessité vitale du redressement permettront d’édifier, peu à peu, la France nouvelle que nous espérons tous423.

Ce commentaire, de tonalité nettement pétainiste, et pas seulement maréchaliste, reflétait avec fidélité l’ambition du personnage d’imiter Jean de La Hire qui se précipitera bientôt pour s’emparer des Éditions Ferenczi en voie d’aryanisation et de plonger, sans attendre, dans la collaboration active avec la puissance occupante et même les représentants du parti nazi à Paris. À qui douterait de ce changement brutal de stratégie – et d’idéologie – pour un franc-maçon appartenant au Parti radical avant guerre, il convient de rappeler les itinéraires similaires de Gaston Bergery, Georges Bonnet, Jean Mistler, et de tous ceux que cette formation politique dut s’empresser d’exclure de ses rangs en 1945424. Toutefois, c’est l’individu lui-même qui devait expliciter les raisons de son attitude dans une lettre adressée au capitaine Eduard Wintermayer, responsable du groupe « Livres » à la PropagandaAbteilung, le service du commandement militaire allemand installé à l’hôtel Majestic. « En ce qui me concerne, écrivait-il, je préfère remercier un vainqueur qui a eu la délicatesse de me respecter, que de crâner stupidement en zone… dite libre425. » Dans le début de cette longue note intitulée « Pour Monsieur Wintermayer », il disait à propos de Fernand Brouty et de Jean Fayard :

423. Ibid., p. 110. 424. Philippe Burrin, La Dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery, 1933-1945, Paris, Le Seuil, 1986, et La France à l’heure allemande : 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1995. 425. Victor Bassot à Eduard Wintermayer, août ou septembre 1942, AN, AJ40/1014. L’écriture, le paraphe et la signature de Victor Bassot sont strictement identiques à ce qu’ils seront dans ses lettres à Maurice Dumoncel après la guerre, ce qui a permis de les identifier aisément.

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Il est vrai que ces Messieurs ont limité mes droits en décembre [en fait octobre] 1940, car, leur ayant fait peur avec Le Crime des évacuations de Jean de La Hire, édité par mes soins en juillet [fin août] 1940 (j’en ai été sérieusement blâmé), ils m’ont retiré la signature des contrats avec les auteurs alors qu’ils m’ont confirmé tous les autres pouvoirs […] Depuis, ces Messieurs ont également freiné l’action que j’avais entreprise avec le service de propagande de l’ambassade d’Allemagne par l’intermédiaire du capitaine français Georges Grandjean, en relations avec MM. Bucher, Hibbelen et Salow426.

Ce document, inconnu de Pascal Fouché lorsqu’il rédigeait son Histoire de l’édition française sous l’Occupation dans laquelle il reproduit un autre extrait de la correspondance de Victor Bassot427, éclaire avec la plus grande précision le rôle joué par le directeur intérimaire des Éditions Fayard et Tallandier à l’arrivée des troupes allemandes dans la capitale. Tirant parti de la délégation de pouvoir que lui avait signée Fernand Brouty, le président-directeur général en titre des deux entreprises, le 10 juin 1940, il avait été à la rencontre des nouvelles autorités, profitant allègrement de la démoralisation qui régnait dans la capitale pour faire ses offres de service et obtenir du papier pour ses publications. À la Libération, interrogé par le président de la commission d’épuration du VIe arrondissement, Robertin, Victor Bassot expliquera tranquillement être allé, de son propre chef, rencontrer les nouveaux maîtres du pays. Considéré à cette date, fin 1944, comme un grand résistant censé avoir cofondé le groupe PATRIAM RECUPERARE, l’homme pouvait affirmer, sans crainte d’être inquiété :

426. Ibid. 427. Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, Paris, Bibliothèque de littérature contemporaine de l’université Paris VII, 1986, 2 vol., t. 2, p. 77-78.

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J’ai été le premier à entrer en relations avec les autorités occupantes (en la personne du lieutenant Weber). Le lieutenant Weber voulait savoir à quel point en était l’édition française. J’ai été convoqué par le lieutenant Weber et, après une discussion assez longue, après m’avoir reproché notre contrat avec Hachette, nous nous sommes quittés assez fraîchement428.

Après avoir ensuite inventé une pseudo-démission de sa part des Éditions Tallandier en juin ou juillet 1933 que lui aurait refusée Jean Fayard – les carnets du comité de direction de cette société attestent le caractère mensonger de cette affirmation destinée à augmenter l’importance du personnage – Victor Bassot reconnaissait bien volontiers avoir rédigé lui-même, chez Tallandier, la liste des ouvrages à retirer de la vente et avoir fait effectuer le même tri sélectif par Lucien Tisserant chez Fayard. Confirmant ainsi le rôle des éditeurs parisiens dans la confection de la première liste « Otto », à l’été 1940429, l’homme l’assumait tout en essayant de faire retomber sur les dirigeants des Messageries Hachette, Henri Filipacchi et Jean Budry, la responsabilité principale de cette opération de bâillonnement de la pensée française. Lors de cette même audition, il déclarait avoir rendu visite au président d’honneur du Syndicat des éditeurs, Gabriel Beauchesne – en fait, son vice-président – « pour lui dire de faire prévenir le plus possible de maisons et de les avertir qu’il fallait rouvrir quand cela était possible sous peine de réquisitions de la part des Allemands430 ». À la suite de la visite du lieutenant Weber et de celle du lieutenant Becker, de la Gestapo, « venus saisir les livres 428. AN, F12/9645, audition de Victor Bassot devant le comité d’épuration du VIe arrondissement de Paris, document n° 9. Le dernier mot est illisible : « fâchés » ou « fraîchement »… 429. Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., ch. 3. 430. AN, F12/9645, op. cit.

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interdits », il reçut « de Filipacchi l’ordre de faire des listes des livres qui nous semblaient dangereux. Becker est venu l’après-midi me donner les mêmes indications. Il y avait corrélation évidente entre ces deux démarches431 », du moins si on le suivait complètement dans son essai de reconstitution de la genèse des listes « Otto », alors l’objet d’un débat très vif. Jean Budry, l’adjoint aux Messageries de Henri Filipacchi, proposa une version un peu différente des événements en affirmant devant le président du comité d’épuration du quartier historique des éditeurs parisiens : « M. Bassot avait sans doute des raisons personnelles de préférer voir mettre ses livres sur une liste officielle, il était en rapports quotidiens avec les Allemands432. » Toutefois Victor Bassot prétendait avoir écrit à Jean Fayard pour lui demander la liste des livres à interdire dans la maison qui portait son nom et l’avoir transmise à Henri Filipacchi, ce qui était contraire à la vérité, comme la suite de sa déposition où il affirmait : « Aussitôt que Jean Fayard est revenu à Paris, je lui ai demandé de reprendre en mains sa maison, ce qu’il a fait et nous avons annulé la procuration433. » Malheureusement pour sa mémoire, les procès verbaux du conseil d’administration de la Librairie Tallandier prouvent que ce sont Fernand Brouty et Jean Fayard qui l’ont désavoué, et ce, en présence de Lucien Tisserant, et de Maurice Labouret pour la Librairie Hachette, ce qui constituait un véritable camouflet, et qu’ils lui ont retiré la faculté de signer le bon à tirer des volumes le 2 octobre 1940. De plus, cette décision avait été précédée d’une sérieuse mise en garde à son adresse434, ce qu’il devait confirmer dans son rapport rédigé à l’intention du capitaine Wintermayer en août ou septembre 1942. 431. Ibid. 432. AN, F12/ 9645, audition Jean Budry. 433. AN, F12/9645, audition Victor Bassot, op. cit. 434. AN, AJ40/1575, PV du CA de la Librairie Tallandier en date du 2 octobre 1940.

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Une collaboration lucidement consentie D’autres documents, accablants pour le personnage, sont encore plus précis et très utiles pour reconstituer l’historique de ces fameuses listes « Otto » de la collaboration de l’édition française à laquelle incitèrent Bernard Grasset, Jacques Bernard, Victor Bassot, Jean de La Hire et quelques autres éditeurs aujourd’hui oubliés. Dans une lettre adressée le 6 août 1940 au lieutenant Arndt, collaborateur de Karl Epting à l’Institut allemand, à laquelle était joint le catalogue général de la Librairie Tallandier, son directeur par intérim écrivait : Tous les titres rayés au crayon bleu sont : ou épuisés, ou supprimés à la vente en conformité avec votre demande. Je prends volontiers l’engagement que vous avez exigé de moi, c’est-à-dire que – à ma connaissance – aucun des titres restés à la vente ne présente de caractère préjudiciable ou subversif soit à l’encontre de l’Allemagne, soit à l’encontre de la Russie435.

Le 21 août, il adressait au sonderführer Friedhelm Kaiser, à la Propaganda-Staffel, avenue des Champs-Élysées, une lettre semblable relative aux Éditions Fayard et accompagnée des trois catalogues de la firme. Il précisait que c’était Lucien Tisserant qui avait opéré la sélection, ce qu’attestait une reconnaissance écrite signée de ce dernier436. Dans le rapport, beaucoup plus détaillé qu’il avait rédigé à l’intention d’Eduard Wintermayer, le responsable du service des traductions à la Propaganda-Staffel et, en ce sens, l’homme clé des tentatives allemandes d’infiltration de la pensée française, par ailleurs auteur, aux Éditions du Livre Moderne de Jean de La Hire d’ouvrages collaborationnistes, il présentait une version beaucoup plus proche 435. AN, AJ40/1014. 436. Ibid. La reconnaissance concerne le seul Lucien Tisserant qui semble ainsi récuser la version de Victor Bassot selon laquelle Jean Fayard aurait été consulté sur la confection de ces listes.

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de la réalité de son activité à l’été 1940. Ce document mettait en avant son rôle capital dans l’opération destinée à obtenir non seulement l’aval, mais la participation des éditeurs parisiens, à l’épuration de leurs catalogues. Après avoir narré la réaction de Fernand Brouty et de Jean Fayard à la publication du Crime des évacuations, s’être appesanti sur le blâme et le retrait de la procuration qui lui accordait la signature des contrats, ce qui revenait à dénoncer ses deux patrons pour sentiments antiallemands, il poursuivait : « Depuis, ces Messieurs ont également freiné l’action que j’avais entreprise avec le service de propagande de l’ambassade d’Allemagne par l’intermédiaire du capitaine français Georges Grandjean en relations avec MM. Bucher, Hibbelen et Salow437. » Cette fois-ci, la confidence est encore plus intéressante puisque son ami Georges Grandjean, qu’il essaiera de faire entrer chez Tallandier pour y diriger de nouvelles collections littéraires en 1942, avait publié un livre antisémite chez Baudinière, La Destruction de Jérusalem dès 1940, et qu’il avait été chargé par l’ambassade d’Allemagne de sonder les éditeurs français sur leur degré de collaboration à l’édification de l’œuvre nouvelle. Son Rapport concernant l’édition de brochures et de livres438, remis le 15 janvier 1941 à ceux qui l’employaient, affirmait que, désormais, « 9/10 des maisons d’édition » étaient prêtes « à collaborer439 », ce qui dut rassurer Otto Abetz, Karl Epting et tous ceux qui souhaitaient ardemment la participation de la France à la mise en œuvre du programme nazi. Victor Bassot l’avait prouvé, pour sa part, en rayant d’un trait de crayon de couleur bleue les œuvres d’Aristide Briand, de Pierre Chanlaine, des généraux Denvignes et Mordacq, de Michel Gorel – Hitler sans masque – ainsi que les sept volumes du Panorama de la guerre. De même, un roman policier de Georges Sim – Simenon – intitulé 437. AN, AJ40/1014, op. cit. 438. AN, 457 AP. 439. Cité par Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, op. cit., t.1, p.183.

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Deuxième Bureau et les cinq titres du commandant Cazal – Jean de La Hire – jugés antiallemands, L’Afrique en flammes, Batailles pour la mer, La Guerre ! la guerre !, La Fin par le pétrole et Maginot-Siegfried, les œuvres dans lesquelles le futur collabo exaltait encore la fibre patriotique, figuraient sur la liste de proscription – autant d’œuvres qui, dans l’esprit cocardier de la littérature populaire, manifestaient un antigermanisme outrancier440. Comme on le voit, en ces temps de remise en cause générale des valeurs, des écrivains tels que Jean de La Hire n’hésitaient pas à se renier et il en était de même pour des éditeurs comme Victor Bassot, désormais hôte assidu des salons du Majestic, de l’ambassade et de l’Institut allemand à Paris. Il en fut immédiatement récompensé comme l’atteste sa lettre de remerciements du 6 septembre 1940 au lieutenant Kaiser – le prédécesseur du lieutenant Heller dans la tâche de conversion des écrivains français à la collaboration441. Il avait tout particulièrement apprécié son geste « de faire de nouveau figurer, au catalogue des Éditions Tallandier, de nombreux textes parmi ceux que nous avons volontairement réservés, ayant, de plus, particulièrement retenu votre volonté de ne pas encourir le risque MORAL qui puisse vous être adressé d’avoir voulu brimer la Pensée Française442 ». Comme la deuxième liste « Otto », celle de 1942, est identique à la précédente en ce qui concerne les publications Tallandier, il faut comprendre que c’est en amont de la rédaction de la première que Victor Bassot avait

440. La première liste « Otto » est reproduite dans l’ouvrage de Pascal Fouché. Ibid., p.291-303. 441. Le lieutenant Heller est le mieux aimé des nazis parisiens depuis que Bernard Pivot l’a invité à venir présenter à « Apostrophes » la traduction en français, au Seuil, en 1981, de ses Mémoires intitulés Un Allemand à Paris. 1940-1944. Les archives allemandes donnent du personnage un portrait bien différent du lieutenant policé qu’aimaient fréquenter Jean Cocteau, Jean Schlumberger ou Jean Fayard. Les historiens allemands sont également beaucoup plus sévères à son égard ; voir Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la collaboration, Paris, Fayard, 2001, qui le considère, à juste titre, comme un nazi convaincu. 442. AN, F12/9645, op. cit.

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obtenu quelques adoucissements et qu’il en profitait pour rendre hommage à un officier nazi dont la francophilie n’était que le paravent, comme celle d’Otto Abetz, du lieutenant Heller ou du capitaine Wintermayer, de la volonté implacable d’entraîner le maximum de personnalités françaises de premier plan dans la collaboration. On a également ici la preuve que, pour démontrer leur complaisance envers les autorités militaires, certains éditeurs – dont le directeur intérimaire des Éditions Tallandier – étaient allés très loin dans l’épuration – l’émasculation ? – de leurs catalogues et que ce sont les autorités allemandes qui ont, en quelque sorte, atténué la punition – la correction? – en autorisant la publication d’œuvres autocensurées par leurs propriétaires. Dans le cas d’espèce, la déposition de Victor Bassot auprès du comité d’épuration du VIe arrondissement permet de connaître le chiffre exact des titres qu’il avait condamnés au bannissement – 130 de plus que ceux qui le seront effectivement – ce qui est énorme et à la mesure de la veulerie du personnage. Dans son audition d’octobre 1944, il affirmait en effet qu’ayant appris que les Allemands faisaient pilonner les livres interdits dans les entrepôts du quai de Javel, le siège des Messageries Hachette, il eut la surprise de voir que « sur les 177 titres indiqués, il n’en figurait que 47. J’ai discuté avec Kaiser, officier allemand, sur les 177 titres incriminés dont les empreintes à Javel avaient été pilonnées. Après discussion, j’ai obtenu que la censure ne demeurât que pour 47443 ». Comme on l’a vu, sa lettre à Friedhelm Kaiser, postée le 6 septembre 1940, prouve que c’est le lieutenant allemand qui a fait preuve de clémence et non l’inverse comme il le prétendra devant le président Robertin quatre ans plus tard. Par ailleurs, affirmer que les empreintes des œuvres étaient en dépôt aux Messageries Hachette, simple entreprise de distribution des volumes, alors qu’elles demeurent toujours chez l’imprimeur, était, une nouvelle fois, une tentative de charger le dossier Hachette, alors déjà particulièrement lourd. Pour nous en 443. Ibid.

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tenir à l’essentiel, on dira que, pour ce qui concerne les Éditions Tallandier, Victor Bassot n’avait pas hésité à condamner à la mort morale 130 œuvres contre lesquelles les nazis n’avaient aucun grief particulier, ce qui laisse pantois. Comme d’autres éditeurs agirent de la même manière, on a une idée du degré d’abaissement de ces hommes dont la tâche habituelle est de faire naître les livres puis de les aider à vivre et à bien vieillir, par le biais des rééditions, en ces heures où ils craignaient, certes, pour le devenir de leurs entreprises, mais où certains de leurs confrères, les frères Émile-Paul notamment, refusaient tout diktat et se taisaient et où d’autres, Gabriel Politzer et La Pensée libre les tout premiers, puis les Éditions de Minuit et la Bibliothèque française de Louis Aragon, optaient pour l’édition clandestine444. Pour sa part, Victor Bassot avait effectué un choix clair et, alors qu’il participait, avec le colonel Gustave Eychène et l’ingénieur Albert Kirchmeyer, leur filleul au Grand Orient, à la réouverture de la loge « l’Atelier de la Bastille », le 24 novembre 1940445, ce qui lui permettra de revendiquer audacieusement, à la Libération, sa participation à la Résistance – ce qui est faux – il s’enfonçait dans la voie de la collaboration avec les nazis. Si on perd la trace de ses activités fin 1940, on la retrouve l’année suivante quand il participe, avec Gerhard Hibbelen, à une tentative destinée à orienter le contenu des publications des Éditions Tallandier. Comme il a reconnu lui-même avoir rencontré le puissant artisan de la pénétration nazie de la presse et de l’édition française, ainsi que son conseiller juridique, Klaus Basedow, de même qu’Heinrich Buscher, le patron de la section de « propagande active » – l’information – à la Propaganda-Abteilung446, les trois hommes qui entouraient et conseillaient Georges Grandjean, 444. Anne Simonin, Les Éditions de Minuit. 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, IMEC éditions, 1994. 445. André Combes, La Franc-maçonnerie sous l’Occupation. Persécutions et résistances (1939-1945), Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 185-198, et Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., p. 173-182. 446. Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français, op. cit., p. 250-252.

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on voit à quel point Victor Bassot était devenu un rouage important dans le grand jeu idéologique mené par les nazis à Paris dès le début de l’Occupation.

Un catalogue bien protégé Dans la note destinée à Eduard Wintermayer d’août ou septembre 1942, il déclarait avoir « brusqué le mouvement » d’application des consignes nazies « en juillet dernier » – donc 1942 – mais avoir été retardé par l’accident survenu à Grandjean447. Il mettait également en garde son interlocuteur contre les manœuvres de Jean Fayard qui faisaient courir le risque d’une fermeture des Éditions Tallandier destinée à procurer à sa concurrente, la Librairie Fayard, les quantités de papier indispensables à sa survie. Sur ce point, il avait sans doute raison puisqu’au sein de la section XI du Syndicat des éditeurs dans laquelle il siégeait, son patron avait préparé un plan de restrictions et même d’exclusion de tout ce qui était dénué de ces valeurs morales chères au régime de Vichy. Il avait soumis un plan, le 9 mars 1942, visant de ce fait à interdire : 1°. – Toute œuvre qui s’adresse aux appétits inférieurs de l’homme et qui contribue à l’entraîner dans l’ignorance ou dans l’illusion. 2°. – Toute œuvre de tendance immorale, déprimante ou provocatrice de dérive448.

Pour contrer la menace, Victor Bassot s’efforçait de convaincre les autorités allemandes de lui fournir du papier, le nerf de la guerre qu’il livrait contre ses employeurs. Il écrivait ainsi : 447. AN, AJ40/1014, op. cit. 448. Archives du SNE, PV de la commission XI du SE (Encyclopédies – BeauxArts – Publications populaires) daté du 9 mars 1942.

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Mais revenons-en à la maison Tallandier et aux Lisez-moi qui ont bien du mal à vivre depuis qu’ils ne sont plus périodiques, alors cependant que les traductions allemandes étaient un fait accompli depuis décembre dernier, grâce à la compréhension et l’esprit de collaboration de la rédactrice en Chef, Madame Jeanne Prévost, administratrice des Éditions Tallandier, ancienne compagne de feu Tallandier, qui me soutient de toutes ses forces contre l’esprit de ses collègues au Conseil d’administration. Pratiquement, j’ai un besoin urgent d’obtenir les autorisations nécessaires pour la parution des nos 471 et 472 en Lisezmoi (rouge) ainsi que les nos 433 et 434 en Lisez-moi bleu, en suspens depuis trois mois, par la faute de notre commission de contrôle… ainsi que pour les nos qui devraient sortir d’ici fin Décembre prochain. Également j’ai un besoin urgent pour les autorisations concernant les ouvrages à paraître dans notre « Petite Bibliothèque Nationale » pour laquelle vous avez eu l’amabilité de nous accorder un contingent spécial de papier449 – afin d’empêcher la fermeture possible de Tallandier au profit de Fayard, but recherché par ces Messieurs qui prétendent (ou font prétendre par Vichy et le Syndicat des Éditeurs) que les populaires Tallandier sont de la « basse littérature »… alors que nos collections populaires, en grande majorité, font partie de ce que l’on appelle en Édition Collections bleues, c’est-à-dire bonnes à mettre dans toutes les mains vu leur moralité, telles que « Livres d’aventures » « Grandes Aventures » - « Meilleurs romans d’aventures » - « Lisezmoi bleu » - « Bleuets » - « Romans bleus »… contre seulement : « Livre de Poche » et « Livre National » qui, tout en restant propres, ne sont évidemment pas de la Haute Littérature450 !

449. Notamment pour un Goethe qui entrait dans le plan de traduction, ou de publication de textes traduits, de l’ambassade d’Allemagne ; voir infra. 450. AN, AJ40/1014.

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Bien renseigné, on le voit, sur les intentions de ses patrons et celles du gouvernement du maréchal Pétain, il ajoutait ensuite ces remarques également précieuses : Le reste de nos collections populaires : « Lisez-moi Rouge » « Lynx » - « Romans de Cape et d’Épée » - « Pour oublier la vie » - sont soignés [sic] tout en étant plus osés [sic]. Enfin, notre département de collections littéraires est aussi très important, avec nos collections : « Historia » - « Chefs d’œuvre de l’Esprit » - « Albums » et « Livres de la famille », avec comme auteurs principaux les « Delly », « Max du Veuzit », « Magali », « Derthal », « SaintAnge », auteurs à gros tirages, etc., ainsi que nos collections littéraires diverses : « Amantes et Égéries » - « Grandes Figures » - « France et Vie d’autrefois » - « Souvenirs » - « Vies romancées » - « Grands Romans historiques » - « Romans », avec les : Bailly, Charpentier, Armandy, de Bradi, de Grandvillers [sic] – de La Hire – de Rienzi – Nicolas Ségur – Baronne Surcouf, etc., pour ne parler que des « chefs de file »… et pas de position politique dans aucun sens jusqu’à présent, car je m’y suis toujours opposé, désireux de rester sur le plan de la plus pure objectivité… sauf le mouvement d’indignation qui m’a entraîné à publier Le Crime des évacuations et ON doit craindre de me voir réaliser la mise au point que j’avais envisagée avec l’Ambassade par l’intermédiaire de Grandjean. Pour répondre au désir exprimé en juillet dernier par Monsieur Kotte, j’ai présenté un programme extrêmement réduit, mais pour que ma maison puisse continuer à faire figure de Grande Maison, comme du temps où feu Tallandier était Président du Syndicat des Éditeurs451 et Président du cercle de 451. Né en 1891, le Syndicat des éditeurs (SE) est devenu Syndicat national des éditeurs (SNE) en 1947 puis Syndicat national de l’édition en 1971.

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la Librairie, j’aurais bien besoin d’être soutenu et de continuer à toucher plus de papier que la majorité des autres éditeurs452.

La confrontation de cette radiographie des Éditions Tallandier avec les archives physiques du dépôt légal, les collections de livres conservées à la Bibliothèque nationale, autorise une vision assez précise des publications mises en vente par cette maison d’édition entre juin 1940 et septembre 1944. On s’aperçoit d’abord que, parmi les valeurs sûres du fonds Tallandier, Delly a toujours publié mais à un rythme relativement lent, ne proposant que cinq titres, tous éditeurs confondus, entre 1935 et 1939, et que Max du Veuzit n’en avait placé que huit durant la même période, alors que Magali, avec 19 éditions ou rééditions dans ces mêmes années d’avant guerre, adoptait le rythme plus rapide des auteurs populaires453. De ce fait, il n’est pas très étonnant de voir que Delly n’a publié que cinq titres entre 1940 et 1944 inclus, dont un seul, Le Drame de l’étang, chez Tallandier, en 1940454. Max du Veuzit est tombée à trois éditions ou rééditions dans cette période dont deux chez Tallandier, Nuit nuptiale en 1940 et Oiseau en cage en 1942. Quant à Magali, la plus jeune du trio des grands romanciers sentimentaux de l’entre-deux-guerres, elle continue à donner trois titres en 1940, Les Gens du château, Le Voyage sans retour et Un cœur rebelle, un seul en 1941, Le Bouquet de saladelles, ainsi qu’en 1942, Un baiser sur la route et 1943, 452. AN, A1J40/1014, op. cit. Nous avons respecté scrupuleusement la graphie de Victor Bassot qui adore les points de suspension pleins de sous-entendus, les majuscules manifestant sa soumission devant l’autorité (Baronne ou Ambassade) et les rappels de sa bonne volonté à l’égard de ses protecteurs (son « indignation » par exemple devant les accusations lancées dans la presse contre les atrocités commises par les troupes allemandes pendant la campagne de France). 453. Les éditeurs populaires ne déposent pas systématiquement leurs rééditions, ce qui introduit un biais important et amène la statistique à sous-estimer ce type de production. Toutefois, on suppose que les ordres de grandeur mis en évidence sont fidèles à la réalité. 454. Mais le rythme des rééditions était soutenu, voir Julia Bettinotti et Pascale Noizet, Guimauve et fleur d’oranger, Delly, Québec, Nuit Blanche éditeur, 1995.

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Rosamonde au cœur fier, baisse qui met surtout en évidence une pénurie de papier. Il faut en effet savoir que le Comité d’organisation du Livre, l’organisme mis en place par Vichy, et le Syndicat des éditeurs avaient décidé de limiter à 5,6 % du contingent affecté à l’édition française la part de papier destinée aux éditions populaires en 1944, ce qui les menaçait d’asphyxie totale455. À côté de ces vedettes, Marie Surcouf, c’est-à-dire la comtesse d’Albane et la baronne Robert Nolis, avait confié Le voile se lève et L’Aveu de la nuit aux Éditions Tallandier en 1941 puis 1942 et Louis Derthal un volume par an de 1940 à 1943, La Cabane au bord de l’eau, Les Fiançailles de Madeleine, Le Rêve interrompu et L’Éphémère Tendresse, tandis que Saint-Ange réussissait à faire imprimer Le Cygne de Kermor en 1940, Amour créole et Le Domaine perdu en 1941, Cinderella en 1942 et La Sonate pathétique en 1943. En dehors de ces maîtres de l’émotion et du sentiment, ni Jean de Granvilliers, ni Bradi ni Rienzi n’étaient parvenus à faire éditer leur prose pendant l’Occupation. Nicolas Ségur, une des plumes érotiques les plus affirmées de l’écurie Tallandier publiait encore Le Lit conjugal et Séduction en 1939 ainsi que La Chair et le cœur en 1940 mais, après cette date, il était condamné lui aussi au silence, le maréchal Pétain et son entourage, de même que les idéologues nazis, n’éprouvant que peu d’appétence pour ce genre de littérature. Hormis ces auteurs, frappés par une récession certaine s’ils ne parvenaient pas, dans le même temps, à faire passer des nouvelles ou des récits dans les fascicules des Lisez-moi bleu ou rouge, non pris en compte ici mais, eux-mêmes, très ralentis en cette période, André Armandy, ami de Rémy Dumoncel, avait fait accepter la réédition d’un roman policier dans la collection « Le Lynx » en 1939, Terre de suspicion, mais aucun autre après cette date. Quant à John Charpentier, dont le nom était souligné deux fois dans la lettre, il était l’auteur d’un livre polémique et peu aimable mais que durent 455. Archives du SNE, PV du comité des éditeurs, 23 juin 1944.

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apprécier l’amiral Darlan et les occupants quand il parut en 1940, Comment combat l’Angleterre. Connu auparavant pour ses études littéraires, il donna un Goethe et un Molière aux Éditions Tallandier en 1942 ainsi qu’un Lutrin (Les Satires) en 1943, deux de ces volumes étant destinés à la « Petite Bibliothèque nationale » dont le format réduit convenait idéalement à ces temps de restriction. Dans la série « Amantes et Égéries », Auguste Bailly, par ailleurs auteur Fayard, plaçait une Cléopâtre en 1943 mais c’est à peu près tout ce qui parvenait à être sauvé dans cette période d’étouffement de l’édition française. Même si on y ajoute les quelques titres qui ont pu échapper à la vigilance du dépôt légal par suite de la complaisance de Peter Widlöcher ou de celle d’un de ses collègues, on voit qu’à la veille de la dernière année d’occupation, le sort des Éditions Tallandier était fragile, reposant en fait sur la seule faculté de Victor Bassot d’intéresser les nazis à « sa » maison, comme il la nommait désormais. Ce long document éclaire également de très nombreux aspects de la vie de l’entreprise dans la période considérée. Il permet ainsi de vérifier le bien-fondé de la confidence faite en décembre 1942 par Peter Widlöcher à Rudolf Schleier, le consul général d’Allemagne à Paris et le bras droit d’Otto Abetz. « Il existe une possibilité de prendre de l’influence » sur les Éditions Tallandier, lui avait-il confié 456, ce qui revient, une nouvelle fois, à confirmer l’importance de cette maison d’édition dans le plan de pénétration du système mis au point du côté de l’ambassade et de l’Institut allemand. Un an plus tard, Victor Bassot devait à la fois tenir compte du plan de restrictions imposé par la Propaganda-Abteilung et tenter de convaincre ses interlocuteurs que le contenu du fonds Tallandier présentait un réel intérêt pour eux. Le passage de son rapport sur la moralité des collections « bleues », les « bluettes » si l’on veut, était destiné à lever certains doutes, probablement persistants chez plusieurs de ces officiers nazis. Il existait en effet en Allemagne un fort préjugé ten456. AN, 457 AP, et Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, op. cit., t. 2, p.76.

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dant à condamner la Trivialliteratur ou encore la Schundliteratur457 à laquelle les nazis avaient encore ajouté un troisième terme méprisant, celui d’Asphaltliteratur – la littérature du ruisseau ou du trottoir comme l’on disait en France458. Ils visaient évidemment les écrivains tels que Heinrich et Klaus Mann, Erich Maria Remarque, Ernst Toller, Kurt Tucholsky ou Bernard Traven mais ils n’avaient pas osé y inclure Thomas Mann, pourtant interdit, ni Karl May, le populaire auteur allemand de romans-westerns dont raffolaient les soldats de la Wehrmacht et qui fut publié et disponible pendant tout le conflit. Par similitude avec le préjugé entourant en Allemagne la littérature populaire, les dirigeants de la Propaganda-Abteilung pouvaient en tout cas être tentés d’inclure les auteurs Ferenczi, Rouff et Tallandier, voire Fayard, dans leur lutte pour imposer de nouveaux modèles idéologiques. Le cours de pédagogie ou de décryptage de l’édition française que leur servait Victor Bassot devait achever de les convaincre que les « séries bleues » ne comportaient aucun poison ni, a fortiori, aucun danger, ce dont Rémy Dumoncel avait convaincu l’abbé Bethléem et les prescripteurs chrétiens qui les avaient épargnés dans leur lutte contre l’immoralité, quand ils condamnaient sans pitié les auteurs du « Livre National » rouge. L’autre partie du document prouve, elle, que le contenu des Lisezmoi bleu incluait, depuis le mois de décembre 1941, des traductions d’auteurs allemands qui ont échappé à la vigilance des tribunaux et à celle des divers comités d’épuration à la Libération. De fait, un rapide dépouillement des deux Lisez-moi prouve que les périodiques ont constamment pris soin de proposer des œuvres allemandes dans 457. Andreas Wirsching, « La culture médiatique en Allemagne (circa 1890-1918) : essor, ambiguïtés et résistance », in Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli et François Vallotton (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques. 1860-1940, Paris, PUF, 2006, p. 109-121. La Schundliteratur désignait la « camelote la plus misérable » ne présentant qu’un intérêt commercial et était, à ce titre, plus décriée en Allemagne qu’en France ou en Angleterre. 458. Gérard Loiseaux, La littérature de la défaite et de la collaboration, rééd., Paris, Fayard, 1995, p. 32.

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leurs numéros. En décembre 1941, paraît dans le n° 422 du Lisezmoi bleu la première partie du roman de Courths-Mahler, Toi que j’aime (le feuilleton est achevé dans le n° 427) ; puis viennent Le Prince solitaire d’Ighino Wimmer-Wisgrill (n° 430), et L’Oiseau du bonheur, du même (n° 431) puis à nouveau des feuilletons de Courths-Malher : Troublant Mystère (n° 432 sqq.), Tendre Alliée (n° 440 sqq.) ; on relèvera également un article anticommuniste de Johannes Moy, « Un épisode de la révolution en Bavière » (n° 437), enfin, Le Sentier dans la montagne d’Adalbert Stifter (n° 444-445). On le voit, presque chaque numéro du Lisez-moi bleu contient des textes allemands. Quant au Lisez-moi rouge, il offre, de mai à septembre 1942 La Servante du passeur d’Ernst Wiechert (n° 469-471) et plus tard Dans la Forêt noire de Peter Stuhlen (n° 477-482). Certes, ces textes anodins ne sont pas de propagande, mais leur choix témoigne d’une volonté de séduire l’occupant. Outre ces traductions, on relèvera, dans le Lisez-moi bleu une pièce d’Henri Farémont vantant la politique du retour des soldats captifs pour aider au travail de la terre (n° 442) et, dans le Lisez-moi rouge, un article de Jacques Carolles défendant la politique familiale du maréchal Pétain (« La Famille française doit renaître », n° 467). On notera encore un texte en quatre parties de H.-J. Magog consacré à « La Tétralogie de l’anneau de Nibelung » (n° 470 à 474). Et l’on peut évoquer encore le libellé de certaines publicités (L’Étang des brouillards de Claude Jaunière, « un hymne à la terre française, un chant d’amour de la jeunesse ») ou le choix de certains textes et de leur succession : ainsi, dans le numéro 467, après un poème de Frédéric Plessis consacré à « La Race » française, on trouve cette annonce, « la famille, le maréchal Pétain nous l’a dit en une formule saisissante : “c’est l’assise même de l’édifice social, c’est sur elle qu’il faut bâtir. Si elle fléchit, tout est perdu ; tant qu’elle tient, tout peut être sauvé” ». On voit que l’orientation pétainiste des journaux ne fait aucun doute en 1942, et que les textes allemands tiennent jusqu’au bout une place dans les journaux.

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Trop préoccupés de traquer l’idéologie et la propagande là où elles se logent d’habitude, dans les essais, les pamphlets, le théâtre, la philosophie, les résistants qui peuplent le CNE en 1945 ont négligé la littérature populaire, la grande absente – en raison du préjugé qui la concerne – de ce programme de contre-épuration mis au point, de façon chaotique, entre septembre 1944 et décembre 1945, avant d’être abandonné. Comme l’on sait, grâce au travail des employés du dépôt légal à la Bibliothèque nationale, que le n° 470 des Lisezmoi rouge est paru en juin 1942 et le n° 471 en septembre 1942, tandis que le n° 433 des Lisez-moi bleu a été déposé le 28 septembre 1942459, on peut supposer que la longue lettre de Victor Bassot avait été rédigée au mois d’août ou au début de septembre 1942 et que sa demande avait été entendue par l’officier chargé des distributions « spéciales » de papier. Il en sera d’ailleurs de même en 1943 et 1944 pour la publication des fascicules numérotés de 434 à 445 du Lisezmoi bleu et 472 à 482 du Lisez-moi rouge, tous parus avant la Libération de Paris.

L’infiltration de la littérature populaire Pour que les idéologues nazis acceptent de passer outre leurs préjugés en matière de littérature populaire, de Schundliteratur et d’Asphaltliteratur, il avait fallu les persuader, à défaut de les convaincre totalement, que celle-ci présentait un véritable intérêt stratégique. Peu surveillée pendant la guerre, facile à écouler puisque les éditeurs ont vendu la totalité de leurs stocks pendant cette période et que, la demande l’emportant sur l’offre, le marché de l’occasion et celui de la bibliophilie ont été florissants, elle pouvait être orientée à condition d’être prudent et de ne pas heurter les protocoles de lecture des 459. BNF, collections des Lisez-moi, volumes reliés avec annotations marginales pour les dates réelles de publication.

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habitués de ces séries aux codes très stéréotypés. C’est ce qu’avait parfaitement compris Victor Bassot en s’appuyant sur Jeanne Prévost pour faire passer, subrepticement, des traductions d’auteurs allemands dans les Lisez-moi bleu qui se voulaient la « Bibliothèque littéraire des jeunes filles » selon sa publicité. Le capitaine Grandjean, féroce antisémite et collaborationniste convaincu, devait être l’artisan d’une mise au pas supplémentaire fin 1941 mais un accident retarda sa venue chez Tallandier à laquelle Jean Fayard, qui s’était attelé à la publication du journal Siroco, à destination de la jeunesse, et exaltant l’empire colonial, en zone libre, n’était d’ailleurs pas favorable. Dans le rapport que Victor Bassot adressa à Peter Widlöcher460 le 12 décembre 1943, le jour même où le conseil d’administration venait enfin de le nommer directeur adjoint de l’entreprise, il détaillait ses activités en faveur de l’Allemagne depuis la fin de l’année 1941461. Son travail avait été double, selon les instructions formulées par le trio Buscher, Hibbelen et Salow en 1940 : arracher la Librairie Tallandier à l’orbite de la planète Hachette et tout particulièrement des Messageries afin de la transformer en entreprise allemande, et mettre ses publications au service de la vision du monde développée par les nazis. Pour parvenir à ses fins en ce qui concerne le premier point, Victor Bassot n’avait cessé de faire pression sur Fernand Brouty, comme on l’a vu et comme le prouve cet extrait de son carnet : 11 mars [1943]… indiqué présence gênante Thiébaut, Ripert, hommes de paille de la Lie H[achette]… F[ernand] B[routy] répond : Je ne puis pourtant les faire démissionner… ai rétorqué : peut-être, mais – en tout cas – vous pourriez faire démissionner J[ean] F[ayard] dont la présence 460. Barbara Lambauer (Otto Abetz et les Français, op. cit., p. 845) orthographie Wittlöcher le nom de l’officier mais, en allemand, les sonorités « Wid » et « Witt » sont identiques. 461. AN, AJ40/1575, papiers du Dr Widlöcher, pochette « Jules Tallandier », et Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, op. cit., t. 2, p. 77-78.

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est nettement indésirable, d’autant qu’il est vice-président du Conseil [d’administration] et qu’il a votre délégation de Président pendant vos absences… F. B. n’a pas répondu !… revenant sur son cas personnel, il a insisté pour que je dise bien qu’il est « NEUTRE » et je lui ai précisé que, en bon français, cela voulait dire « ATTENTISTE »… ce dont il essaye de se défendre462.

Cet extrait qui aurait valu à Jean Fayard brevet de civisme s’il l’avait connu à la Libération, permet de comprendre pourquoi, le 12 décembre 1943, Victor Bassot parvint à se faire élire directeur adjoint des Éditions Tallandier mais, ce qu’il ne dit pas, c’est que le but poursuivi visait à éliminer, non seulement les représentants de la Librairie Hachette, mais ceux de la Librairie Fayard du conseil d’administration, voire du capital de la société. C’est d’ailleurs ce que prouve la lettre adressée au même conseiller d’ambassade responsable du bureau des traductions, Peter Widlöcher, le 9 avril 1943 et dans laquelle il écrivait : Au cours du déjeuner, j’ai omis de vous remettre la petite note soumise mardi dernier et j’en ai profité pour la compléter avec les indications concernant nos deux conversations d’hier. Et maintenant, il n’y a plus qu’à attendre puisque tout est au point : 1°) Votre venue rue Dareau, à un, deux, trois ou quatre administrateurs ? 2°)… du papier ! pour de gros tirages !! En attendant le plaisir de vous revoir, je vous prie d’accepter ma bien cordiale poignée de main463.

462. Ibid. 463. AN, AJ40/1575, op. cit.

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Il joignait à cette correspondance un extrait du Mois juridique qui expliquait que le directeur général adjoint d’une entreprise était bien, légalement, en mesure de tout contrôler. C’est pour cette raison essentielle qu’il avait fait le siège de Fernand Brouty pour obtenir ce vote de décembre 1943 qui lui permettait de recevoir enfin ce titre tant désiré mais on voit que l’interrogation sur le nombre d’administrateurs allemands susceptibles de venir l’épauler au conseil impliquait une prise de participation, donc le rachat d’actions Hachette et Fayard. Or la Librairie Tallandier étant partiellement, depuis 1931, une filiale ou un satellite de la Librairie Hachette, toute décision concernant la pénétration de son capital devait être soumise aux plus hautes autorités allemandes, alors en train, par l’intermédiaire du groupe Mundus, proche de Goebbels, d’essayer d’en prendre le contrôle464. Le retard et les atermoiements qui entourèrent cette négociation particulièrement longue et délicate firent le bonheur des Fayard, protégés sans s’en douter par cette sorte de grand jeu qui les dépassait, comme il se situait bien au-dessus des têtes de Victor Bassot, d’Eduard Wintermayer ou, même, de Peter Widlöcher, situé pourtant plus haut dans la hiérarchie des officiels de l’ambassade allemande à Paris. Finalement, la Librairie Tallandier échappa à la prise de contrôle direct qui était intervenue chez Calmann-Lévy, Ferenczi, Gedalge et Nathan parce qu’elles étaient considérées comme juives, ou chez Denoël par rachat de titres, ce qui était le but visé ici. Sur le plan du contenu des publications Tallandier en revanche, les choses avaient continué leur cours et l’inoculation de traductions d’auteurs allemands était demeurée l’objectif prioritaire. Victor Bassot le reconnaissait dans son rapport du 13 décembre 1943 dans lequel il disait avoir rappelé, le 8 avril précédent, à Fernand Brouty « l’esprit de la lettre échangée en novembre 1941 avec 464. Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., ch. 3.

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M. Hibbelen465, c’est-à-dire : Héros 100 % Français et personnages Allemands sympathiques466 ». Il ajoutait ensuite un paragraphe permettant de mieux comprendre sa stratégie : Rémi [sic] Dumoncel, gendre de feu Tallandier, et notre directeur littéraire actuellement, me fait connaître que ses auteurs ne veulent rien savoir pour introduire des Allemands sympathiques dans les trois collections envisagées… J’obtiens qu’il prépare personnellement l’esquisse des romans à faire écrire et, qu’ensuite, il les impose à ses auteurs familiers… Après une certaine hésitation, R. D. accepte et s’engage à aboutir pour Juin… et il accepte également de prendre des anciens romans de Jean de La Hire, mais seulement sous un pseudonyme467 ! Il accepte également de confier à Grandjean – en conformité avec notre accord sur la proposition que je vous ai soumise – la Direction littéraire (sous son contrôle) d’une nouvelle collection de « Littéraires féminins » à 25 francs [5 euros], dans le genre de notre Collection à grands succès et gros tirages, pour jeunes filles, mais avec une héroïne étrangère, par exemple « Lola Finlandaise » pour commencer, suivie d’une Hongroise, d’une Roumaine, d’une Danoise, d’une Viennoise, d’une Italienne… j’ajoute : « et naturellement d’Allemandes »… acquiescement de

465. Elle est malheureusement introuvable aux archives de la Librairie Tallandier, épurées comme celles de nombre d’entreprises à la Libération par leurs dirigeants ou leurs patrons qui voulaient éviter des découvertes désagréables en cas de perquisition. 466. AN, AJ40/1575, op. cit. 467. En réalité, si des contrats ont été passés en 1942 avec Jean de La Hire pour la réédition des Mystères de Lyon et la publication d’une série de volumes du Nyctalope, aucun ne paraîtra, faute de papier. Jean de La Hire en fera grief après guerre aux Éditions Tallandier, tentant de leur imposer juridiquement ces pulications en 1952 et 1954, preuve que cet écrivain, alors aux abois, n’en était décidément pas à une bassesse près.

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R. D… il ne me reste plus qu’à obtenir le bon accord de F. B., à sa prochaine visite le 10 avril prochain. … tout est bien qui finit bien468 !

Huit mois plus tard, dans sa lettre du 14 décembre 1943 adressée au même Peter Widlöcher, il fournissait des détails plus précis encore, écrivant : « Comme suite à notre conversation de ce jour, je vous précise, ci-incluses, les indications qui nous permettront de prendre une position judicieuse pour l’exploitation régulière des quatre collections que vous avez envisagées469. » Et il citait « Les Chevaliers de l’aventure » tirés à 45 000 exemplaires pour lesquels 2,2 tonnes de papier avaient été avancées par son interlocuteur470. À propos des Lisez-moi qui risquaient d’être interrompus, faute de papier, il affirmait que cette série était « appréciée des milieux intellectuels [ce qui était sans doute exagéré] médicaux [sans doute le personnel subalterne] et de fonctionnaires [les catégories inférieures vraisemblablement] » et qu’il serait absurde de l’arrêter « dans un moment où elle peut rendre encore de si grands services – vous rappelant que, depuis décembre 1941, nous passons, dans chacun de nos numéros, des traductions allemandes471 ». Fort logiquement, au conseil d’administration qui suivit, le 11 janvier 1944, Fernand Brouty, le président-directeur général, devait annoncer la naissance des quatre collections nouvelles : « Les Chevaliers de l’aventure » en fascicules de 64 pages destinées à la jeunesse, « À travers l’univers », des livres de 128 à 160 pages, « Les Romans historiques, de cape et d’épée » et « Jeunes Filles d’aujourd’hui », cette dernière encore à l’étude472. Si la première,

468. Ibid. La lettre du 13 décembre 1943 reproduit des extraits du carnet personnel de Victor Bassot, dont celui-ci daté du 8 avril 1943. 469. Ibid. 470. La collection n’allait pourtant connaître qu’un seul titre, Les Longues Oreilles de Jean Normand, réédition d’une œuvre de 1929. 471. Ibid. 472. AG du 11 janvier 1944 de la Librairie Tallandier, AN, AJ40/1575, op. cit.

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on l’a vu, était destinée à ne connaître qu’un numéro (une réédition de Jean Normand), les deux suivantes n’étaient que des rebrochages (la seconde sous le nom des « Romans héroïques »). Si l’on voit que les succès obtenus par Victor Bassot n’avaient pas été considérables, on hésite à propos de l’origine de la collection « Jeunes Filles d’aujourd’hui », peut-être empruntée au film de propagande allemande de Gerhard Lamprecht projeté à Paris en 1941 et intitulé Les Jeunes Filles (Mädchen im Vorzimmer dans la version originale). Même si l’attribution de papier aux Éditions Tallandier avait fortement diminué, passant de 3 300 tonnes par mois en 1940 à 499 tonnes en 1942 et 124 tonnes en 1943 – du moins si l’on se réfère aux chiffres communiqués aux administrateurs473 – Victor Bassot se faisait fort de convaincre Eduard Wintermayer chaque fois que c’était nécessaire de lui faire parvenir la précieuse matière première. Quand il traitait directement avec un éditeur allemand, par exemple pour la traduction de Schatten über Haus Fleury – Le Secret du tronc d’arbre dans la version Tallandier de 1943 – un roman de Ferry Rocker paru dans la collection « Le Lynx474 », il obtenait gain de cause. Il en allait également ainsi pour les récits du capitaine Georges Grandjean, tel son Bayard. L’héroïsme français de toujours, gros volume de 255 pages publié en 1943 avec un contingent de papier « spécial ». De même, on l’a vu, pour la collection « Les Chevaliers de l’aventure » dont les fascicules étaient tirés à 45 000 exemplaires, Peter Widlöcher lui avançait, sur le stock de l’ambassade, 2,2 tonnes de papier fin 1943-début 1944, ce qui permettait de pallier en partie les insuffisances criantes en la matière.

473. AG du 12 octobre 1943, AN, AJ40/1575, op. cit. 474. AN, AJ40/1007. Dans ce cas encore, les efforts pour séduire l’occupant en publiant des titres allemands ne porteront guère leurs fruits, puisqu’un seul titre suivra avant que la collection ne cesse la même année.

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La disparition de Rémy Dumoncel Les procès verbaux des conseils d’administration montrent que, si le chiffre d’affaires avait baissé de 27 561 327 francs en 1942 à 17 661 618 francs en 1943, le bénéfice était demeuré à un niveau tout à fait acceptable pendant toute la durée de l’Occupation475, grâce en particulier à l’écoulement des stocks d’invendus rebrochés dans de nouvelles collections476. Mieux même, puisque la loi du 28 février 1942 interdisait de distribuer un dividende supérieur à celui versé en 1939, on procéda à l’achat de l’immeuble de la rue Bezout, vendu à l’entreprise par Germaine Dumoncel, et à une augmentation de capital, en janvier 1942, afin de faire passer celui-ci de 1 370 000 francs à 5 480 000 francs. Pour y parvenir, on créa 41 100 actions nouvelles mais sans toucher aux équilibres antérieurs477, ce qui revenait à porter la valeur du titre à 400 francs, conformément au prix d’acquisition réglé par les Fayard en 1933-1934 mais on était loin, même en valeur relative, des 800 francs ou 1 000 francs espérés pour 1938. Il faudra de ce fait incorporer les réserves constituées comme provisions sur stock, soit 6 576 000 francs, pour porter le capital de l’entreprise, transformée en simple SARL en 1946, à 12 056 000 francs en janvier 1950478. À cette date, l’action vaudra bien 880 francs, du moins en valeur relative, car, en francs constants, le capital vaudra l’équivalent de 300 000 euros au début de la Quatrième République contre 4 millions en 1914. L’année 1944 aurait dû être celle de l’alignement complet des Éditions Tallandier sur les objectifs définis par l’ambassade allemande et les services de la Propaganda-Abteilung qui ont absorbé ceux de la Propaganda-Staffel fin 1942. Toutefois on a vu que Rémy 475. Ibid. 476. « Les Beaux Romans dramatiques », « Les Romans célèbres de drame et d’amour », « Les Romans héroïques » et « À travers l’univers », publiés de 1942 à 1944. 477. IMEC, archives Hachette, S 5 C 165 B 6, Librairie Tallandier. 478. Ibid.

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Dumoncel se montrait réticent devant les tentatives d’asservissement de ses auteurs et que Fernand Brouty tenait à demeurer « neutre » sans, pour autant, désavouer celui qui est devenu le vrai patron opérationnel de la firme en décembre 1943. La lettre adressée par Victor Bassot à Peter Widlöcher à cette occasion est inquiétante si on la relit en fonction de la suite des événements. Il déclare en effet que Rémy Dumoncel est « actuellement » le directeur littéraire de la maison, ce qui pourrait sous-entendre qu’il ne le serait peut-être plus à l’avenir s’il persistait à entraver l’action du directeur adjoint. Or, depuis le mois de septembre 1943, Rémy Dumoncel avait dû faire partir son fils aîné, Maurice, en Touraine afin qu’il échappe au STO. Pire pour lui, son poste de maire de la petite commune d’Avon qu’il avait refusé d’abandonner l’exposait à la mauvaise humeur des autorités. Comme il avait décidé, fin 1940, de ne plus venir à Paris qu’une fois par semaine et de s’occuper en priorité du sort de ses administrés, il dut faire face aux épineux problèmes du ravitaillement de la population, ce qui lui créa des ennemis dans le camp de ceux qui entendaient bien profiter du marché noir pour s’enrichir rapidement. Souvent appelé à la Kommandantur de Fontainebleau en raison de sa parfaite maîtrise de la langue de Goethe, il était particulièrement surveillé. À la tête, semble-t-il, d’un réseau d’aide aux prisonniers de guerre évadés et de fourniture de faux papiers aux réfractaires au STO479, il a tout fait, en 1942, pour éviter la mort aux sept braconniers de sa commune, jugés puis condamnés et exécutés pour détention et usage d’armes à feu. Le 15 janvier 1944, à la suite de l’arrestation du père Jacques et du secrétaire de mairie, Mathery, il est encore plus directement menacé mais refuse toujours de se cacher comme on le lui suggère. Le 4 mai, apprenant alors qu’il est à Paris que la police allemande vient d’opérer plusieurs arrestations au sein du 479. Nous empruntons ces détails biographiques à l’allocution prononcée par le père Philippe le 11 juin 1945 lors de la cérémonie du souvenir organisée après l’annonce officielle du décès de Rémy Dumoncel.

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conseil municipal d’Avon, il décide de prendre le train, gare de Lyon, et de retourner à Avon où l’attend la Gestapo. Transféré de Fontainebleau au camp de Compiègne, il sera bientôt envoyé au camp de Neuengamme, près de Hambourg, sans avoir été jugé ni appris les raisons véritables de son arrestation et de sa déportation. À Germaine Dumoncel, Victor Bassot, qui aurait pu intervenir auprès d’Eduard Wintermayer, de Peter Widlöcher ou même de Rudolf Schleier, le consul d’Allemagne, fit passer un simple billet sur lequel on lit ces mots : « Affaire très claire et suffisamment compromis (RD) pour justifier départ direct en Allemagne, avec Préfet en tête, sans possibilité de mise en jugement. Plus rien à faire480. » Ce message peut s’interpréter de diverses manières : ou bien l’homme a effectivement tenté d’utiliser son réseau personnel de relations pour arracher Rémy Dumoncel à son sort, ou bien ses associés dans le plan de mainmise sur la maison Tallandier ont considéré que l’occasion était trop belle pour se débarrasser du dernier obstacle qui se dressait sur leur route et il en ont profité pour charger son dossier, ou bien le rédacteur du message non signé n’a rien fait. Aucun document ne permet d’étayer l’une ou l’autre de ces hypothèses même si, après la Libération, Victor Bassot ne cessera, verbalement et par écrit, de dire et de répéter à Maurice Dumoncel combien son père et lui étaient unis pour résister farouchement aux ambitions des Allemands. Se fondant sur la notoriété qui était la sienne désormais en raison de sa participation à la réouverture de « l’Atelier de la Bastille » du Grand Orient, en novembre 1940, et de la confusion qui s’était établie entre le réseau PATRIAM RECUPERARE qui était abrité par la loge et celleci, Victor Bassot pouvait passer pour un authentique résistant auquel chacun s’empressait de rendre hommage481. Après avoir aidé à rani480. Archives Maurice Dumoncel. 481. AN, 72 AJ71 : archives du mouvement PATRIAM RECUPERARE, André Combes, La Franc-maçonnerie sous l’Occupation, op. cit., et Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., p. 173-182, pour ce dossier très épineux.

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mer le Parti radical à Paris et être devenu un dignitaire de son obédience, décoré et honoré, Victor Bassot recevra la cravate de commandeur de la Légion d’honneur en 1961, sur intervention personnelle d’Émilien Amaury et avec l’accord de Jacques Chaban-Delmas482. Dès 1945, tous ceux qui prononcèrent l’éloge funèbre de Rémy Dumoncel, tel le père Philippe, crurent à la légende de la double résistance menée de front par les deux hommes contre la volonté des nazis de s’emparer de la maison Tallandier. « C’est en vain que les barbares ont essayé de s’introduire dans le conseil d’administration des Éditions Tallandier au cours de l’Occupation », s’écriera le père Philippe, le 11 juin 1945, devant la foule rassemblée à Avon pour entendre l’hommage solennel de la population à son maire décédé en déportation. Il continuait ainsi: Ils se sont heurtés à l’habile fermeté du directeur général, comme à celle de M. Dumoncel. Ils ont totalement échoué et ce n’est pas peu dire. Non seulement cette firme n’a pas donné dans la Collaboration, mais elle s’est même refusée à toute traduction de texte allemand, quel qu’il fût, au cours de ces cinq dernières années. D’aucuns savent combien il fut difficile aux écrivains de profession de vivre et de tenir sans vendre leur plume. M. Dumoncel a saisi l’écueil ; et beaucoup d’auteurs, qui s’étaient volontairement condamnés au silence, ont reçu de lui les subsides nécessaires à l’entretien de leur famille. Attention délicate et généreuse, forme désintéressée du patriotisme le plus pur, en ces temps de misère physique et de corruption intellectuelle et morale. C’est un brevet de résistance passive, sans compter les services positifs rendus à la résistance active483.

Si les honneurs rendus à Rémy Dumoncel, décédé du typhus à l’infirmerie du camp de Neuengamme le 15 mars 1945, sont évidemment 482. Correspondances de Victor Bassot, 1945-1961, archives Maurice Dumoncel. 483. Allocution du père Philippe, op. cit., p. 7-8.

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mérités, on voit combien l’association de son nom avec celui du « directeur général », Victor Bassot depuis décembre 1943, ne l’était pas. De même, la légende des auteurs Tallandier imitant le personnage du Silence de la mer et privés de ressources par leur geste patriotique, mais sauvés de la misère par la générosité du directeur littéraire, avait commencé à faire son œuvre. Cela permit aux Éditions Tallandier de ne pas passer devant le Comité national interprofessionnel d’épuration et de ne pas être inquiétées par le Comité national des écrivains. Comme nul de ses membres prestigieux – Louis Aragon, Paul Éluard, Jean Paulhan, Jean-Paul Sartre ou Vercors – n’avait jamais lu les ouvrages populaires de la maison, il n’existait aucun risque que la maison d’édition soit victime d’une chasse aux sorcières ou d’une inquisition a posteriori. Alors même qu’elle avait publié Le crime des évacuations. Les horreurs que nous avons vues, ouvrage immédiatement interdit en zone libre, dès août 1940, la fuite de Jean de La Hire et l’attention portée à la maison d’édition qu’il avait dirigée pendant l’Occupation, les Éditions du Livre Moderne, semblent avoir fait oublier celui qui avait pris la décision enthousiaste d’éditer et de diffuser cet appel non déguisé à la collaboration, le premier de cette ampleur. Qui plus est, on a vu que l’audition de Victor Bassot devant le comité d’épuration du VIe arrondissement et la mise en lumière de son rôle dans la rédaction de la première liste « Otto » n’avaient entraîné aucune suspicion à son encontre, ce qui paraît étonnant mais ne l’était sans doute pas à l’époque en raison du brevet de « résistance » décerné au personnage. Seul Fernand Brouty savait à quoi s’en tenir sur Victor Bassot mais, pour éviter de subir les conséquences de la sanction qu’aurait constituée son licenciement, la publication par l’intéressé d’extraits vipérins de ses carnets qu’il gardait jalousement près de lui, il se contenta après-guerre d’afficher son mépris le plus total à son égard. Sa vengeance relève de l’ordre du symbolique mais elle n’en a pas moins la valeur d’un camouflet public cuisant puisqu’il lui refusa le pot traditionnel de départ à la retraite dans les locaux de l’entreprise, ce qui ne s’était jamais fait. Ulcéré, Victor Bassot écri-

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vait le 30 décembre 1957, de son bureau où il mettait les pieds pour la dernière fois après trente-quatre ans de présence, à Germaine Dumoncel, afin de lui fournir sa version de l’événement : F. B. vient encore de me causer une nouvelle peine en me demandant de ne pas réunir les employés pour leur faire mes adieux… sans doute a-t-il eu peur que je les invite fortement – ce qui était mon intention – à reporter définitivement sur votre fils l’affection et le dévouement qu’ils ont tous pour moi et de s’unir autour de LUI… ainsi que je l’ai déjà fait au début de l’année… F. B. en avait eu les échos (!) et cela ne lui avait pas plu, car Maurice seulement avait été cité sans la moindre allusion à F. B… Mais ce départ « à la sauvette » me chagrine et je ne méritais pas cette pénible déception supplémentaire484 !

Obligé de quitter les lieux comme un voleur, Victor Bassot prétendra encore, dans une lettre à Maurice Dumoncel datée du 10 mai 1961, avoir été inquiété par la Gestapo après l’arrestation de son père. Il lui écrivait en effet : Madame Bibet m’a demandé si j’avais une photo de votre grand-père… Hélas les Boches ne me l’ont pas rendue après la troisième perquisition faite chez moi à La Varenne [SaintMaur]… ce que j’ai d’autant plus regretté qu’elle portait une dédicace affectueuse : « À mon ami Victor Bassot, en remerciement de ce qu’il a fait et fera pour ma maison »… photo remise en 1933… après les résultats du Journal de la femme… que j’avais sauvé de la rupture, au début, avec Raymonde Machard485. 484. Archives Maurice Dumoncel. Bizarrement, Victor Bassot parle de « vingtquatre » ans de présence au lieu de trente-quatre mais son émotion est telle en ce jour d’indignation publique qu’elle explique ce lapsus. 485. Lettre de Victor Bassot à Maurice Dumoncel, 10 mai 1961, archives Maurice Dumoncel.

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Il va de soi que, jamais, sa maison de La Varenne-Saint-Maur ne subit le moindre dérangement de la part de la police allemande en mai 1944 et il est tout aussi probable que Jules Tallandier ne lui dédicaça aucune photographie à la veille de l’opération chirurgicale qui devait l’emporter début janvier 1933. Quant au Journal de la femme, lancé en octobre 1932, il tirait à plus de 200000 exemplaires au début de l’année suivante et n’avait nul besoin d’être aidé par Victor Bassot pour rencontrer ses lectrices. Si nous citons cependant ces correspondances privées, c’est parce qu’elles éclairent de façon remarquable la complexité de l’Occupation et, plus encore, la facilité avec laquelle de pseudo-résistants purent réécrire leur histoire et faire oublier celle, plus sordide, de leur existence au quotidien et des mille petites ou grandes compromissions qui l’accompagnèrent entre juin 1940 et septembre 1944. Au-delà de personnages tels que Victor Bassot, plus imaginatif que la moyenne, et, surtout, plus habile que ses contemporains, elles projettent aussi une lumière crue sur l’histoire de la collaboration par la plume et par l’esprit. Certes, les Éditions Tallandier ne purent, finalement, être utilisées de façon optimale dans la bataille idéologique qui se déroulait parce que leurs productions s’y prêtaient mal, mais le fait que l’ambassade et l’Institut allemand les aient incluses dans leur tentative de mise au pas de la pensée française est révélateur des enjeux qui pesaient sur l’édition nationale à cette époque. On conclura ce chapitre en soulignant également l’aveuglement qui continuait à entourer l’édition populaire, méprisée et ignorée des intellectuels qui n’avaient pas compris qu’en ces temps de couvre-feu et de longues soirées sans occupation précise, une partie non négligeable de la population lisait les romans de Jean de La Hire, les récits héroïques du capitaine Grandjean et toutes les fictions qui permettaient d’oublier la réalité. Sans confondre pour autant les deux univers, les lecteurs qui se passionnaient pour le contenu des fascicules du Lisez-moi bleu auraient pu être tentés d’adhérer à la vision de l’Europe nouvelle qu’on souhaitait leur faire partager si davantage de numéros avaient été tirés et si plus de constance avait présidé à cette volonté

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de mise au pas des consciences. Peu portés par leur éducation, leur culture et, encore plus, leur idéologie, à considérer que l’Asphaltliteratur pouvait entrer dans leur stratégie, les collaborateurs d’Otto Abetz acceptèrent les propositions de Victor Bassot et celles de Jean de La Hire mais, pour autant, ils ne placèrent sans doute jamais leurs espoirs dans ces activités, ce qui explique en définitive que les efforts de Victor Bassot aient été si peu couronnés de succès. Pour l’ambassadeur nazi à Paris, c’était la NRF qu’il convenait de convertir à sa cause, d’où son appel à Pierre Drieu de La Rochelle pour la diriger mais, ce faisant, il se désintéressait personnellement de l’édition populaire, abandonnée aux manœuvres des agents subalternes et, sans doute, jugée par lui sans le moindre intérêt stratégique.

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Au lendemain de l’Armistice, on méconnaît encore tout du sort de Rémy Dumoncel dans les camps, mais celui-ci fait déjà figure de héros de la Résistance486 et, en cette époque de soupçon généralisé et de pénurie de papier, les responsables de Fayard, qui dirigent les Éditions Tallandier, se rendent compte de l’intérêt qu’ils auraient à associer davantage la famille Dumoncel à la marche de la maison. Ils s’adressent d’abord à l’épouse de Rémy Dumoncel ; celle-ci laisse rapidement la place à son fils, Maurice, qui devient le 1er mars 1945 administrateur provisoire des Éditions Tallandier en tant que mandataire de Rémy Dumoncel, avant de devenir administrateur, une fois la mort de son père apprise, en mai 1945. Le choix d’un Dumoncel s’explique plus généralement par l’importance de la famille parmi les actionnaires, puisque avec les parts de fondateur qu’ils possèdent, les Dumoncel se réservent 53 % des bénéfices. La nomination de Maurice Dumoncel comme administrateur ne répond nullement à la vocation de celui-ci, puisqu’il ne se destine pas à l’édition. Il a poursuivi des études à l’Institut des sciences politiques de Paris et, au lendemain de la guerre, son ancien professeur, Charles Rousseau, chargé avec Jules Badevant de réorganiser le minis486. En juillet 1946, en hommage à ses activités de résistance, la rue Dareau où siègent les Éditions Tallandier sera rebaptisée rue Rémy-Dumoncel ; en 1985, Yad Vashem lui attribue le titre de Juste des Nations.

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tère des Affaires étrangères, lui propose un poste au service de presse du Quai d’Orsay. Lui qui envisageait de s’engager dans une carrière diplomatique embrasse en définitive la même carrière que son père et que son grand-père. Héritier impromptu d’une maison à l’histoire ancienne, il tente naturellement de prolonger ce qui avait fait le succès de Tallandier, l’édition populaire. Mais le monde d’après la guerre n’étant plus celui des années 1930, ce n’est pas dans ce domaine qu’il réussira à réamorcer l’édition, mais sur un tout autre terrain, celui de la presse, avec le lancement d’une nouvelle version d’Historia. Ce premier succès lui permettra de consolider l’entreprise le temps de réorganiser les productions populaires en modernisant le principe des collections « qu’on peut mettre entre toutes les mains » de l’entredeux-guerres. Le succès du roman sentimental sera facilité par celui des clubs, des cercles et de la vente par correspondance ; enfin, dans le domaine historique, Tallandier connaît de belles réussites en proposant des ouvrages de vulgarisation en fascicules vendus en kiosques. Alors qu’il envisageait à l’origine son métier d’éditeur dans la tradition populaire de ses prédécesseurs, Maurice Dumoncel fait ainsi prendre un tournant décisif à la maison, l’engageant sur les nouvelles voies de l’édition d’après-guerre. Alors que les dividendes ont été négligeables de 1933 à 1940, les actionnaires se partagent, chaque année, plus de 2 millions de francs entre 1953 et 1956487, et Maurice Dumoncel peut s’enorgueillir d’avoir permis à la maison de renouer avec les bénéfices. Ses succès éditoriaux vont conduire les responsables d’Hachette et de Fayard à s’intéresser de plus près à ses activités. Ils tentent d’abord, mais sans succès, d’entrer directement dans le comité de la revue Historia. Ce sont ensuite les liens que tisse Maurice Dumoncel avec d’autres éditeurs qui attirent leur attention. Ils sont sensibles en particulier à un projet qu’il a monté en 1954, à titre personnel, avec 487. Ils seront, pour la seule société Hachette, de 45 520 francs pour l’exercice de 1962.

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Cino Del Duca, et qui s’est traduit par la création d’une collection, « Delphine », et d’une revue sentimentale, La Vie en fleur, qui connaîtront toutes deux une réussite certaine. Ils tentent de convaincre Del Duca de renoncer à son association avec Maurice Dumoncel pour lui substituer des représentants d’Hachette. Mais Del Duca préfère décliner l’offre, sans doute soucieux de ne pas s’aliéner un des principaux éditeurs de littérature sentimentale de l’époque, ni de trop favoriser son concurrent dans le domaine des médias populaires. Or, d’autres tensions se font jour à l’époque entre le responsable de Tallandier et Hachette : Fernand Brouty, le gérant de Tallandier, qui ne voit guère d’avenir à la maison, offre pour une somme dérisoire (25 000 francs) le titre du « Livre de poche » à Hachette en 1952 (lors même que la collection s’était éteinte dix ans seulement auparavant). Une telle vente, presque un cadeau, entraînera un contentieux durable entre Maurice Dumoncel et les responsables d’Hachette. Elle sera nourrie d’autres tensions, tout au long des années 1960, qui se traduiront par la menace réitérée, faite par Maurice Dumoncel, de quitter la maison : courtiers engagés par Tallandier mais débauchés par Hachette, projets d’encyclopédies pour la jeunesse en fascicules initiés par Tallandier qu’Hachette aura finalement réalisées avec Fabbri, tentatives faites par Hachette de lancer ses propres projets de clubs concurrents de ceux de Tallandier, etc. De telles crises font craindre aux responsables d’Hachette de voir Maurice Dumoncel s’éloigner des Éditions Tallandier et rejoindre le groupe de Del Duca. Conscients de ses succès récents – Historia, mais aussi le « Cercle romanesque » – et reconnaissants du rôle qu’il a joué dans le rachat de Femmes d’aujourd’hui488, ils décident d’élar488. En 1954, le périodique belge Femmes d’aujourd’hui, qui a été mis sous séquestre après la guerre, est encore géré par l’office du séquestre belge qui souhaite s’en défaire. Le périodique intéresse trois groupes : Hachette, Jean Prouvost (responsable de Paris Match) et Jacques Dupuy (directeur de Science et vie). Maurice Dumoncel, qui est proche de certains membres de l’administration de l’office des séquestres, apprend que ceux-ci désirent que le repreneur soit, au moins pour partie,

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gir ses responsabilités au sein de l’entreprise. Robert Meunier du Houssoy, le président-directeur général d’Hachette, lui indique, dans une lettre de 1956, qu’il songe à faire appel à lui dans le cas où le gérant actuel serait empêché d’une façon ou d’une autre de faire son travail – il faut dire que Brouty ne donne guère satisfaction aux dirigeants de Hachette – ni chez Fayard, ni chez Tallandier. Meunier du Houssoye offre à Maurice Dumoncel le titre de cogérant de la maison en 1958489, après s’être entendu avec les responsables de Fayard (échaudés par la concurrence entre les deux maisons dans l’entredeux-guerres490) pour que jamais Tallandier ne menace Fayard et aucun autre éditeur lié à Hachette. C’est placer Maurice Dumoncel, qui a déjà la charge de la plupart des collections, à la tête de la maison, ce qu’il devient de fait quand Brouty démissionne au terme de l’assemblée générale du 13 juin 1963. C’est aussi le contraindre à se cantonner à l’édition populaire, ou à explorer de nouveaux territoires éditoriaux, afin de ne pas empiéter sur les chasses gardées des autres maisons du groupe. Il faudra néanmoins attendre 1965, et la rétrocession d’un certain nombre d’actions détenues par Hachette à la famille Dumoncel, leur rendant la majorité dans la maison d’édition491, pour que, libéré pour partie de cette tutelle, Maurice Dumoncel puisse entretenir des relations pacifiées avec Hachette. Maurice Dumoncel restera à la tête de la maison jusqu’au 24 mars 1981, peu après qu’elle aura de nouveau été cédée à Hachette. Hachette revendra presque immédiatement Tallandier au directeur un Belge, aussi s’arrange-t-il pour convaincre le baron Egmont Van Zuylen d’acheter Femmes d’aujourd’hui avec Hachette et Del Duca, permettant ainsi à ces derniers d’emporter la partie. 489. Le titre est officialisé à l’assemblée générale du 9 juin 1959. Maurice Dumoncel est nommé directeur général. 490. Il semble qu’un accord avait été passé, au moment de la reprise de Tallandier par Hachette et Fayard, pour que jamais un héritier de Jules Tallandier ne revienne à la direction de la maison d’édition. 491. C’est sur les conseils d’Edgar Faure que l’opération est menée. Si la famille Dumoncel récupère une majorité de 51 % des actions, elle cède en revanche 50 % des parts de fondateur à Hachette.

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des publications Willy Fischer (spécialisées dans les programmes de spectacles), Christian Wallut, et à Jacques Jourquin (qui est le président-directeur général de la maison d’édition depuis août 1981) le 8 janvier 1982. À la tête de Tallandier, Maurice Dumoncel aura eu la tâche difficile de moderniser une maison d’édition vieillissante, et de lui permettre de résister aux mutations profondes de l’édition après la Seconde Guerre mondiale : outre la littérature sentimentale, la vente par correspondance, clubs, cercles et « beaux livres », la relance, sur de nouveaux principes, des publications en livraisons diffusées en kiosque, la vulgarisation historique et les livres promotionnels seront quelques-unes de ses entreprises, avant que ces types de publication ne déclinent à leur tour dans les années 1970.

Déclin et renouveau des publications populaires Lorsque les responsables d’Hachette et de Fayard proposent à Maurice Dumoncel d’intégrer la maison, ils ont en tête de lui faire jouer un rôle similaire à celui de Rémy Dumoncel dans les années 1930 en le cantonnant à la direction littéraire. Il s’agit avant tout de relancer l’édition populaire que la pénurie de papier, durant la guerre, avait condamnée aux rebrochages jusqu’à épuisement presque complet des stocks. La plupart des collections, les deux « Livre National », « Le Livre de poche » et ses déclinaisons, le « Cinéma Bibliothèque », s’étaient du même coup éteintes, et l’idée était d’en reprendre quelques-unes afin de retrouver une position dominante dans le domaine de l’édition populaire. Ses concurrents étaient dans la même situation que Tallandier : Ferenczi, éditeur juif, avait été converti par Jean de La Hire en officine collaborationniste, Offenstadt avait été placé sous la tutelle du groupe d’édition allemand Hibbelen, puis revendu à un Suisse, E. G. Locher ; l’un comme l’autre reprendront leurs activités dans les années suivant la guerre,

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mais avec un rythme sans commune mesure avec celui qui était le leur auparavant. Fayard ou Rouff ont connu le sort de Tallandier, tournant au ralenti durant les années de guerre, et ne publiant pratiquement plus aucun nouveau titre populaire. Après-guerre, Rouff vivote, loin des fastes d’antan, avant de disparaître en 1977. Quant aux Éditions Modernes, sentant le vent tourner, elles vont rapidement abandonner la littérature pour les bandes dessinées. Au lendemain de la guerre c’est donc un terrain pratiquement vierge que les éditeurs populaires réinvestissent. Tallandier, tout comme Fayard d’ailleurs, tente naturellement de relancer les collections et les auteurs qui avaient fait autrefois leur fortune. Maurice Dumoncel mise d’abord sur les derniers succès de la maison. Si, dans le domaine de la presse, il table sur les Lisez-moi, dans l’édition, il tente de relancer le roman populaire sur un modèle passé en reprenant le « Livre National » (à partir de 1947), qui réédite une fois de plus les titres et les auteurs d’avant-guerre492, et même souvent d’avant la Première Guerre mondiale (Michel Zévaco, Arthur Bernède, Jules Mary, Maxime Villemer, etc.). Seul effet de modernisation, la couverture est désormais illustrée d’une photographie représentant les personnages en costume moderne, peut-être dans l’espoir de masquer aux yeux de l’acheteur inattentif la désuétude des titres. En parallèle, on relance la série du « Livre National » bleu sous le titre de « Grandes Aventures, voyages excentriques » (1949), descendant tout droit des « Tallandier bleus » d’avant guerre, avec pour auteurs clés d’Ivoi, Bonneau et Boussenard. On crée également une déclinaison pour la jeunesse du Lisez-moi, le Lisez-moi aventures (1948), sorte de version modernisée et digest du Journal des voyages, avec ses romans d’aventures et ses récits de voyages. Comme le faisait son père avant guerre, Maurice Dumoncel multiplie rapidement les collections pour occuper le terrain et peut-être aussi dans 492. Auparavant, on tente même de lancer un périodique proposant des feuilletons, Rose-Marie (1946), mais son existence sera extrêmement brève.

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l’espoir de parvenir à trouver une formule qui séduise ses lecteurs. À la suite de ces deux collections, d’autres séries sont lancées, comme « Le Livre d’aventures » (1951-1954), « À travers l’univers » (1952), « Univers aventures » (1953, rebrochage d’invendus), une collection consacrée à Paul d’Ivoi (1953), et même, pour les lecteurs plus âgés, une collection de « Romans d’aventures de Georges Sim » (1954), tentant de tirer profit du succès de Maigret en reprenant de vieux titres du « Livre National » bleu sous un nouveau format. Aucune de ces collections n’est un véritable succès, malgré le recours à des couvertures photographiques empruntant aux conventions du cinéma d’aventures américain de l’époque, malgré encore le format carré des digests, à la mode dans ces années. En 1955, les titres de ces séries connaissent des tirages de 8 000 exemplaires, avec de nombreux retours d’invendus493, et l’on est à mille lieues des 30 000 exemplaires des collections de l’entre-deux-guerres. À son tour, le Lisez-moi aventures finira par s’éteindre en 1952, après une ultime tentative de relance à travers un format digest. Les échecs successifs de ces collections se traduisent par un secteur populaire constamment déficitaire jusqu’en 1958 où un point d’équilibre, bien fragile, semble être atteint494. Décidément, le temps du roman d’aventures géographiques est fini, et il doit laisser place à des formes plus modernes et plus adultes, importées des romans américains, celles que proposera le Fleuve Noir à partir de 1955 dans une collection intitulée, de façon ironique… « L’Aventurier », mais qui signera le triomphe du récit d’espionnage, véritable successeur du 493. En 1964, quand Tallandier décide de se défaire de ses derniers stocks de romans populaires, la quantité des volumes soldés à facturer, pour le « Livre National » (320 000 volumes), les collections d’Albert Bonneau (140 000) et d’André Armandy (68 000), dépasse les 500 000 volumes. L’ensemble sera vendu pour un peu plus de 100 000 francs. Encore ne s’agit-il que des volumes cédés lors de l’opération, un grand nombre d’autres seront purement et simplement détruits. C’est dire combien les tirages devaient être éloignés à l’époque des chiffres de vente. 494. Mais le « populaire enfantin », c’est-à-dire les différentes collections d’aventures, est encore déficitaire à cette date.

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roman d’aventures d’avant guerre495 : le monde, désormais dominé par la guerre froide, et les relations Est-Ouest, s’engage dans la décolonisation, et si les pays visités par l’espion sont toujours ensauvagés, c’est désormais sous des apparences politiques mettant en jeu les relations géopolitiques. Maurice Dumoncel s’aperçoit du vieillissement des formules passées et de la nécessité de tenir compte de l’évolution des goûts ; en 1946, il fait appel à un fidèle de la maison, Marcel Priollet, pour une collection de récits tentant d’hybrider les conventions du roman policier à la française (plus psychologique selon l’auteur) et celles du roman américain (laissant davantage de place à l’action), « Old Jeep et Marcassin », qui illustre la confrontation que subit la littérature populaire après la guerre à travers ces deux détectives de nationalités différentes. La série sera suivie d’une seconde, « Monseigneur et son clebs », qui ne connaîtra pas beaucoup plus de succès. Autre tentative pour s’adapter aux goûts du temps, Dumoncel réédite les romans d’André Armandy, seules œuvres d’avant guerre dont le ton, plus adulte, et l’intérêt pour les tensions internationales pouvaient lutter un peu contre la déferlante du récit d’espionnage. Mais les élégances surannées du style d’Armandy ne sont guère en état de rivaliser avec l’esthétique hard boiled qui prévaut dans les œuvres des concurrents. Enfin, Tallandier fera une ultime tentative sur le terrain du policier, en relançant une dernière fois la collection des « Romans mystérieux », qui ne vivra que trois ans, le temps de proposer, à côté d’Armandy, de Jean Kéry ou de Maurice Renard, quelques récits anglo-saxons de Gavin Holt et de J. M. Walsh. En 1947, constatant le succès au cinéma des westerns importés des États-Unis, l’éditeur décide de consacrer une collection complète à un personnage récurrent du « Livre National » bleu, Catamount, 495. Paul Bleton : « Si d’aventure… La collection “L’Aventurier”, ses séries et la lecture sérielle », in Armes, larmes, charmes. Sérialité et paralittérature, Québec, Nuit blanche éditeur, 1995.

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le cowpuncher d’Albert Bonneau, bientôt suivie d’une déclinaison plus large, celle des « Aventures du Far-West ». Les romans rencontrent un certain succès auprès du grand public, puisqu’ils compteront quelque 130 volumes (premières éditions ou rééditions) toutes collections confondues, et feront pendant un temps de Tallandier, jusqu’à la fin des années 1950, l’un des éditeurs phares de romanswesterns496. Pourtant, dans ce cas encore, la logique est celle du recyclage. Bonneau est déjà un des piliers de Tallandier et de Ferenczi, qu’il a alimentés, sous son nom ou sous les pseudonymes de Maurice de Moulins, Jacques Chambon, Jean Voussac, en récits d’aventures coloniaux, en romans policiers, en récits sentimentaux… Et il ne se spécialise dans les récits de l’Ouest que parce que c’est sur ce terrain qu’il rencontre du succès, adaptant tout simplement ses ficelles de romancier à ce genre à la mode. C’est ce qui conduira son œuvre à vieillir prématurément quand des concurrents comme la « Série Noire » viendront imposer un véritable western à l’américaine, adulte, violent, fort éloigné du modèle adolescent inspiré du vieux récit d’aventures que propose Bonneau. Ses œuvres, au joli succès en France, ne purent d’ailleurs jamais être publiées aux États-Unis, malgré les efforts de Maurice Dumoncel, tant le personnage de Catamount et l’imaginaire de l’écrivain étaient en réalité éloignés du modèle américain. Comme beaucoup de ses pairs, Albert Bonneau, après avoir connu une vraie réussite dans la France des années 1950, finira sa vie dans le dénuement le plus total, incapable de placer aucune œuvre497. Malgré Albert Bonneau, le type de romans popu-

496. Paul Bleton retrace cette histoire littéraire du western français dans son étude Western France. La place de l’Ouest dans l’imaginaire français, Amiens, Encrage, 2002. 497. On reste confondu quand on songe qu’un auteur comme Albert Bonneau, qui a édité ou réédité après la Seconde Guerre mondiale plus de 140 romans chez Tallandier, plus de 50 chez Ferenczi, et des centaines de scénarios de bandes dessinées, a pu mourir dans la gêne en 1967. Mais en la matière, le témoignage de Maurice Limat montre avec quelle brutalité un écrivain peut basculer de l’aisance à l’absence totale de débouchés (Maurice Limat, L’Entreprise du rêve, Paris, L’Œil du sphinx, 2002).

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laires qui avaient fait la fortune de la maison pendant plus d’un demisiècle est moribond, et si l’éditeur veut renouer avec le succès, il devra s’aventurer sur de nouveaux terrains. Car le vieillissement des collections proposées par Tallandier, mais aussi par Fayard, Ferenczi ou Rouff à la même époque, ne repose pas seulement sur leur incapacité à tenir compte de l’évolution des goûts, même si ce facteur est fondamental. Il s’explique aussi par l’arrivée sur le marché du populaire d’une nouvelle génération d’éditeurs inventifs qui, non contents de s’inspirer massivement des modèles littéraires américains, savent aussi créer des nouveaux formats et des nouveaux modes de diffusion. Deux concurrents vont en particulier bouleverser l’univers de l’édition populaire : le Fleuve Noir et les Presses de la Cité. Fondé en février 1949 par Armand de Caro et Guy Krill, le Fleuve Noir prend le parti de lancer toute une série de collections inspirées des modèles de la fiction américaine, mais dont les titres sont, pour la plupart, écrits par des auteurs français : roman policier hard boiled, récits d’espionnage dérivés du modèle des shockers, érotisme à l’américaine, fantastique, westerns et science-fiction dépoussièrent d’un coup le champ de la littérature populaire en lui apportant de l’air frais498. En parallèle, les éditeurs investissent le terrain, délaissé depuis qu’Hachette a repris la distribution de Tallandier et de Fayard, des petits commerces (épiciers, librairies, merciers, etc.). L’éditeur sait aussi proposer des ouvrages à la présentation attrayante, avec sa couverture cartonnée ou brochée illustrée par Michel Gourdon ou Jeff de Wulf ; et ses volumes paraissent beaucoup plus modernes et luxueux que les petits livres et les fascicules de Ferenczi et de Tallandier, plus adultes aussi, avec leurs pin-up aux robes échancrées et aux dos nus. Avec des séries comme « L’Aventurier », « Angoisse », « Anticipation » et « San Antonio », le Fleuve Noir domine rapidement le marché. C’est sur un terrain similaire que se lancent les Presses de la Cité, créées en 498. Juliette Raabe et al., Fleuve Noir, cinquante ans de littérature populaire, Paris, Bibliothèque des Littératures policières, 1999.

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1944 par Sven Nielsen, qui multiplient les collections policières et d’espionnage et qui rachèteront le Fleuve Noir en 1963. Signe du temps, c’est vers Sven Nielsen, et non vers les responsables de Fayard ou de Tallandier, qui l’accueillaient avant guerre, que Georges Simenon se tournera lorsqu’il s’agira de trouver un éditeur plus populaire que Gallimard pour ses œuvres499. Tallandier est aveugle et sourd à ces transformations que subit la littérature populaire dans l’immédiat après-guerre. Les publications d’Armand de Caro, comme les circuits de distribution qu’il privilégie, paraissent trop éloignés des formats et des thèmes qui prévalent alors dans l’édition populaire. Quant à Sven Nielsen, le patron des Presses de la Cité, on voit davantage en lui un commerçant qu’un éditeur. Aussi ni l’un ni l’autre ne sont-ils ressentis comme des concurrents, parce que leurs ouvrages ne semblent pas se situer dans le même domaine éditorial. Ce que Tallandier et les éditeurs d’avant guerre ne voient pas, c’est que ces nouveaux venus sont leurs successeurs, et que leurs techniques et les genres de livres qu’ils proposent, loin de se situer sur un autre terrain éditorial, correspondent à une nouvelle étape de l’édition populaire qui la fera basculer vers une logique et des thèmes internationaux, des pratiques de consommation médiatiques, et vers les supports modernes du livre de poche.

Les succès de la littérature sentimentale Avec l’arrivée de nouveaux éditeurs aux méthodes et aux thèmes plus modernes, et avec, plus simplement, le vieillissement d’une esthétique héritée du XIXe siècle, les tentatives faites pour renouveler les anciens succès de la maison se traduisent généralement par des 499. Pierre Assouline, Simenon, Paris, Julliard, 1992. C’est encore Nielsen qui publiera les romans à succès de Peter Cheyney, lors même que Tallandier en avait édité le premier volume dans sa collection du « Lynx ».

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échecs. Même les publications inspirées des succès de collections comme « Les Bleuets » ou « Les Romans bleus » ne parviennent plus à séduire les lecteurs. Une collection comme « Les Heures bleues », au tirage modeste, atteint un chiffre de vente moyen de 4 500 exemplaires, ce qui est très insuffisant, d’autant que les éditeurs ont engagé à partir de 1955 une grande campagne de publicité pour cette collection (devenue « Heures bleues-Femmes d’aujourd’hui ») dans Femmes d’aujourd’hui. Et une collection comme la « Bibliothèque idéale de la famille » connaît des tirages similaires. Ces chiffres modestes vont conduire Maurice Dumoncel à tenter de moderniser la présentation des volumes. L’expérience lui a en effet démontré qu’une place existait encore à l’époque pour des collections populaires héritées de « Stella » ou de « Fama ». En effet, en 1952, il avait créé à titre personnel, en partenariat avec Cino Del Duca, une collection, « Delphine », qui avait connu un certain succès grâce à la publicité que Del Duca en faisait dans ses journaux. Ils avaient en outre lancé ensemble en 1953 un périodique sentimental, La Vie en fleur dont la présentation s’apparentait aux publications Del Duca, mais dont le contenu était largement décidé par des auteurs de l’écurie Tallandier, Claude Jaunière, Jean Miroir500 et Magali (à qui était également confié l’éditorial)501. Fort de ces réussites, Maurice Dumoncel va multiplier les tentatives pour créer un succès équivalent au sein des Éditions Tallandier. Il va ainsi lancer durant les années 1950 et 1960 toute une série de collections déclinant les titres des héritiers de Delly et de Max du Veuzit502 : après « Les Heures bleues » (à partir de

500. Le titre du périodique a été suggéré par Jean Miroir, s’inspirant de celui d’un livre d’Anatole France. 501. Maurice Dumoncel, « Entretiens avec Jean-Luc Buard et Matthieu Letourneux », Le Rocambole, « Tallandier », n° 38, hiver 2007. 502. Déjà, en 1949, Tallandier avait tenté de proposer une série des « Œuvres de Max du Veuzit » en 58 livraisons, mais c’était en rester encore aux méthodes de diffusion anciennes.

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1954) reparaît en 1955 « Pour oublier la vie » (qui reprend l’esprit plus leste de la collection d’avant guerre). La même année, l’éditeur rachète la « Bibliothèque Pervenche » aux éditions Dumas ; la série qui comptait déjà quelque 150 numéros sera prolongée jusqu’à son remplacement, en 1967, par la collection des « Floralies503 ». D’autres collections seront encore développées, en parallèle de la « Bibliothèque Pervenche » : « Les Sept Couleurs » (1957-1965), « J. F. » (1957-1959). Enfin viendra « Floralies », qui connaîtra la plus grande longévité (de 1967 à 1984) et bénéficiera de tirages moyens de 8 000 exemplaires durant les premières années. Certes, ces chiffres sont très en-dessous de ceux qui prévalent à la même époque chez J’ai Lu, qui publie pourtant le même type d’ouvrages et obtient, comme Tallandier, ses plus gros tirages avec les romans de Delly ou de Barbara Cartland504, mais les ouvrages de Tallandier, plus coûteux que ceux de son concurrent, permettent de dégager des marges importantes et, malgré une diffusion plus modeste, ils en font un des principaux acteurs du secteur. Mais très vite, pour la littérature sentimentale, Tallandier tire l’essentiel de son chiffre d’affaires de la vente par correspondance : le « Cercle romanesque », le « Cercle romanesque de Montréal » et la série « Arc-en-ciel » à partir de 1965, lui assurent ainsi des ventes sans commune mesure avec celle des « Floralies » : 15 000 exemplaires pour le « Cercle romanesque » à ses débuts auxquels il faut ajouter les 4 000 à 8000 exemplaires de la version québécoise, lors même que ces ouvrages ne sont rien d’autre qu’une version cartonnée des titres des

503. À cette date, il est vrai, la collection souffrait depuis plusieurs années de très mauvais chiffres de vente. Les exemplaires restants seront pilonnés ou envoyés au Québec, encore consommateur de ses titres. 504. Les tirages de Tallandier pour un titre de Delly en « Floralies » oscillent entre 20 000 exemplaires, pour la réédition d’un titre ancien, et 40 000 exemplaires, pour un titre encore inédit. Ceux de Barbara Cartland se situent dans une fourchette de 15 000 à 20 000 exemplaires, quand J’ai lu s’enorgueillit, dans ses collections de poche, de tirages voisinant les 100 000 exemplaires pour ces deux auteurs.

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« Floralies505 ». Lancée en 1956, la collection du « Cercle romanesque » propose entre 12 et 16 volumes par an, et s’inspire d’un système du même nom créé à Montréal et qui deviendra par la suite le « Cercle romanesque de Montréal ». Cette collection québécoise est dirigée par Pierre Tisseyre, qui a commencé sa carrière d’éditeur en proposant en 1947 un « Cercle du Livre de France » au Québec, offrant par correspondance des livres en langue française dans les régions anglophones. Il décide de lancer à la fin des années 1940 le « Cercle romanesque » en association avec les Éditions Tallandier (qui se chargeront d’alimenter le catalogue) après avoir pris la mesure du succès que rencontraient les titres de cet éditeur en feuilletons dans les périodiques québécois La Revue populaire et La Revue moderne. Si Tallandier se contente d’abord de céder les droits de ses livres, très vite, il est directement responsable de leur impression. Devant la réussite d’un tel système de vente par correspondance, Maurice Dumoncel décide de tenter l’expérience en France et lance son propre « Cercle romanesque » en 1956. La collection propose des nouveautés d’auteurs de chez Tallandier, et déclinera par la suite des titres édités également dans les « Floralies », se contentant de les proposer en version cartonnée et toilée à des prix légèrement plus élevés. Les volumes sont envoyés systématiquement à l’abonné, qui peut les renvoyer s’il ne souhaite pas les acquérir. Ainsi la collection est-elle liée à un lectorat captif, d’autant plus aisé à séduire que les œuvres qui lui sont proposées s’inscrivent dans une logique de consommation sérielle. Cela lui assure des tirages réguliers et sans risques. Les tirages, plus importants que ceux des ventes en librairie, leur sont en revanche complémentaires : l’amateur des « Floralies » sera invité à s’abonner au « Cercle romanesque », et l’abonné du 505. Les chiffres augmenteront sensiblement par la suite : en 1972, alors qu’ils ont commencé à s’essouffler un peu, les chiffres de « Floralies » oscillent entre 14 000 exemplaires (pour la plupart des auteurs) et 22 000 exemplaires (pour Delly, Max du Veuzit et Alix André). À la même époque, le « Cercle romanesque » bénéficie d’un fichier de 29 000 adhérents.

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« Cercle » pourra découvrir en librairie d’autres romans d’un auteur dont il aura aimé une œuvre reçue par correspondance. Le succès du « Cercle romanesque » est immédiat, puisque dès octobre 1956 il compte plus de 12 000 adhérents, et trouve très vite son rythme avec des ventes moyennes de 15 000 exemplaires506. Les tirages cumulés des titres sentimentaux (en vente en librairie et par correspondance) atteignent ainsi plus de 25000 exemplaires en moyenne, et montent souvent à 30000 exemplaires. Quant au chiffre cumulé des volumes vendus annuellement, il atteindrait, selon l’éditeur, les 500000 volumes en 1969507. Le « Cercle romanesque » sera bientôt décliné dans une autre collection vendue par correspondance, cette fois en collaboration avec La Redoute, « Arc-en-ciel », lancée en 1965. Aux revenus que rapportent ces deux collections, il faut ajouter les subsides que l’éditeur tire des ouvrages qu’il place en feuilletons dans la presse sentimentale. Ainsi La Vie en fleur qui appartient pour moitié à Maurice Dumoncel en son nom propre (l’autre moitié étant détenue par Cino Del Duca) ne propose que des romans de l’éditeur en feuilletons. De même, le périodique Femmes d’aujourd’hui donne longtemps la quasi-exclusivité aux publications de Tallandier, organisant avec l’éditeur des réunions régulières, avant de décider de se diversi506. La réussite de la formule inspire d’autres éditeurs, en particulier le Club du Roman féminin (autre nom de la société À la Belle Hélène). Cela donnera lieu à un procès en janvier 1963, Tallandier s’estimant copié dans la mesure où les deux collections proposent des romans sentimentaux avec une périodicité d’un volume par mois en vente par correspondance sous une présentation toilée ornée d’une page de garde illustrée par un dessin au trait. Tallandier poursuit la société pour concurrence déloyale, mais la défense fait valoir que Tallandier n’est pas le seul à pratiquer le principe des clubs, et qu’il ne possède de toute façon pas de droit privatif sur ce système de vente ; en outre, elle fait remarquer que le système des clubs rend peu conséquents les effets de confusion, dans la mesure où le public est captif et qu’il n’y a pas la même visibilité des livres. Tallandier est débouté. 507. Ce dernier chiffre est avancé par Maurice Dumoncel dans un entretien de Publicis informations (n° 130, mai 1969) pour le seul « Cercle romanesque », mais il est plus probable qu’il renvoie au tirage global des volumes sentimentaux toutes collections confondues, puisque ce sont les mêmes titres qui sont proposés en librairie et en vente par correspondance.

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fier quand le genre commence à s’essouffler. D’autres périodiques sont des partenaires privilégiés de la maison, comme Lectures d’aujourd’hui, un concurrent de La Vie en fleur dirigé par Huguette Defosse, l’épouse du directeur de Femmes d’aujourd’hui et la présidente de l’Association internationale de la presse féminine. Soucieux de consolider ces liens avec la presse spécialisée, Maurice Dumoncel engagera Huguette Defosse chez Tallandier afin de faciliter le placement de ses ouvrages dans les différents titres de la collection. Il lui confiera la direction d’une collection, « Les Sept Couleurs » (1956-1965). C’est probablement par l’entremise de celle-ci, plus au fait des transformations subies par la littérature sentimentale, que la maison pourra éditer les œuvres de Barbara Cartland. On peut estimer que, au plus fort du succès de la maison, au début des années 1960, plus d’un feuilleton sentimental sur deux publié dans la presse féminine est tiré des collections de Tallandier: outre Femmes d’aujourd’hui, Lecture d’aujourd’hui et La Vie en fleur (jusqu’en 1962), il faut encore compter Mode de Paris ou Marie-France et, bien sûr, la multitude des quotidiens de province qui ont encore largement recours au feuilleton. Lorsque Tallandier place pour ses auteurs une œuvre en prépublication (généralement dans un périodique national), il se réserve 10 à 15 % de commission. Enfin, il faut ajouter à ces sommes les droits de traduction: s’ils ne connaissent guère de succès dans les pays anglo-saxons, les auteurs de chez Tallandier se diffusent en effet assez largement dans les pays latins : Espagne, Italie, Portugal, mais aussi Amérique latine, Yougoslavie, Roumanie, ou encore Turquie, Liban et Égypte. On le voit, la situation de Tallandier est des plus confortables, au point qu’on le présente souvent comme le principal éditeur de littérature sentimentale508. Certes, il doit faire face à la concurrence d’autres éditeurs, les Presses de la Cité, J’ai Lu à partir de 1958, et surtout Del Duca, qui est, dans les années 1960, l’autre grand éditeur du genre. 508. Le présentateur de l’émission « Belles Lettres » du 14 mars 1958 le décrit comme « le principal éditeur populaire » de l’époque.

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Le système développé par Del Duca est redoutable: celui-ci profite du succès de ses journaux, à commencer par Nous deux et Intimité, pour proposer des collections de petits romans diffusés dans les mêmes circuits de distribution, et portant le même titre que le magazine. Mais les ouvrages publiés par Del Duca ne s’adressent pas exactement au même public que ceux de Tallandier. Leur présentation, les prix et les circuits de distribution en font des produits plus populaires que ceux de Tallandier. Reflétant cette différence de destinataire, le contenu des livres est moins soucieux de préserver la morale, et évoque plus volontiers les sujets sexuels et le désir charnel.

Vers l’industrialisation des collections Par rapport aux publications plus populaires de Del Duca, les romans publiés chez Tallandier sont beaucoup plus conservateurs dans leur description de la société, ce qui les lie aux collections « pouvant être mises entre toutes les mains » d’avant guerre. Leur extrême cohérence thématique s’explique par la présence, à la tête de toutes ces collections, d’une même personne, Raymond Berteloot, qui s’occupe même de la sélection des titres repris en club (la direction générale de ceux-ci étant laissée à Sandy Berg). Berteloot est entré chez Tallandier dans les mois qui ont suivi la Libération, et y est resté jusqu’au milieu des années 1970509. Il a fait ses débuts à Paris Dimanche, journal éphémère détenu par Tallandier et dirigé par Raymond Lion, un proche de Victor Bassot. Maurice Dumoncel va rapidement faire appel à Berteloot pour s’occuper des différentes collections popu509. Au départ de Raymond Berteloot, c’est Jany Saint-Marcoux qui lui succède. Auteur de romans pour la jeunesse chez Rouge et Or, elle épouse Jean-Marie Sabran, autre auteur de littérature enfantine. À son arrivée à la tête des collections populaires, elle tente de faire appel à de nouveaux écrivains aux centres d’intérêt plus modernes, mais ses efforts ne permettront pas à la maison de lutter contre les formes plus modernes de littérature sentimentale issues des pays anglo-saxons.

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laires qu’il est en train de relancer à l’époque. C’est lui qui a la charge de procéder aux nombreuses coupes que les nouveaux formats imposent. C’est lui également qui procède aux réécritures partielles lorsqu’il s’agit d’actualiser certains titres un peu trop datés. Dans les collections sentimentales, ses prérogatives sont plus étendues encore : pour certains auteurs, ses indications sont nombreuses afin d’équilibrer les textes, d’inviter à réécrire certains chapitres, à censurer des passages osés ou à abréger le texte, et il joue un grand rôle dans l’homogénéisation des titres publiés. Excédant fréquemment son rôle de lecteur, il choisit de retravailler lui-même certains passages, en particulier quand il s’agit de rééditer un titre sentimental ancien dont les références (moyens de transport et de communication, costumes, évocation du contexte géopolitique… ou mœurs et pratiques sociales désuètes) ont vieilli et qu’il faut les moderniser. Seuls les romans de Delly échappent à ce travail de réécriture, parce qu’on soupçonne que leur caractère suranné participe de leur charme : après tout, avec leur traditionalisme affiché et leur refus répété de la modernité, n’offrent-ils pas comme pacte de lecture un tel caractère rétrograde ? Le rôle joué par Berteloot en fait un maillon déterminant du travail de production des textes, une figure d’autorité, un auctor. Il apparaît comme une figure décisive de cette identité sérielle qui, dans les pratiques populaires, se joue au niveau de la collection. Aussi n’a-t-il pas nécessairement besoin de modifier les textes pour que l’empreinte sérielle se fasse ressentir : les nouveaux auteurs, lecteurs eux-mêmes de littérature sentimentale, ont intégré par avance les contraintes génériques des collections, et s’efforcent de répondre aux attentes de leur éditeur et, à travers lui, aux désirs supposés du consommateur. En 1989, dans une émission radiophonique, un des piliers des collections populaires, Denise Noël510, décrit les 510. Prix du roman populaire en 1958 pour Le Miel amer, Denise Noël a publié, hors rééditions, une cinquantaine de titres chez Tallandier, dont les derniers, L’Homme des hautes terres et L’Amour choc, sont parus en 1982.

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règles implicites qui présidaient aux publications de la maison : « Il y avait des interdits : on ne se tutoyait pas, on ne s’embrassait pas, que le baiser de la fin [sic], il ne fallait parler ni de maladie, ni de mort, ni de choses tristes, on faisait rêver la lectrice […]. Et puis jamais de mains baladeuses […]. Alors, j’ai dû subir beaucoup de coupes dans mes romans511. » La description, à peine exagérée, témoigne tout à la fois du sentiment d’un manque de légitimité d’auteurs qui croient bon d’ironiser sur leur propre travail, et du caractère extrêmement conservateur d’une littérature qui se veut aseptisée (pas de sexe, pas de maladie, pas de mort). Implicitement, Denise Noël s’inscrit dans la tradition des romans bleus d’avant guerre, romans « qu’on peut mettre entre toutes les mains », et dessine la généalogie qui prévaut dans les collections d’après-guerre de Tallandier. La morale reste celle, conservatrice, qui avait conduit un Jules Tallandier et un Rémy Dumoncel à rechercher, dans l’entre-deux-guerres, l’approbation de la Revue des lectures. « Un divorce, c’était quelque chose de scandaleux. On ne divorçait pas chez Tallandier. On ne devait même pas fréquenter des gens divorcés512. » Il ne s’agit donc pas seulement de proposer un univers assagi, mais de l’inscrire dans une axiologie qui renvoie en définitive aux valeurs catholiques : pas de sexe avant le mariage, pas de divorce (mais les veufs se rencontrent fréquemment), et un modèle conjugal qui reste le terminus ad quem du récit. Quant à la disparition de la mort, pourtant présente chez les Delly ou leurs prédécesseurs, elle indique combien ce modèle catholique n’est plus vécu en termes conflictuels avec la société513, mais sous la forme d’une rêverie utopique et régressive, d’un merveilleux qui possède quelque chose de l’âge d’or. 511. France Culture, Panorama, 3 juin 1989. 512. Ibid. 513. C’était par exemple le cas chez Octave Feuillet, modèle littéraire des Delly. Sur cet auteur, voir Jean-Marie Seillan, « Stéréotypie et roman mondain : l’œuvre d’Octave Feuillet », Loxias, 17, « Littérature à stéréotypes », http://revel.unice.fr/loxias.

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Si l’éditeur privilégie de telles formes, ce n’est pas seulement par conservatisme ou parce qu’il subit la pression sérielle d’un genre qu’il ne parvient pas à renouveler fondamentalement, mais aussi parce qu’il doit répondre à des contraintes liées aux modes de diffusion de ses ouvrages. D’abord, les débouchés sous forme de feuilleton sont largement ceux d’une presse de province elle-même conservatrice ; ils conduisent l’éditeur à en rester aux mœurs les plus sages. Ensuite – et surtout – le principe de la publication des titres dans le « Cercle romanesque », qui suppose que l’abonné reçoive par correspondance les titres parus, sans les choisir dans un catalogue, conduit à une normalisation des œuvres offertes. Le pacte de lecture (qui explicite certains des principes qui doivent régir la réception du livre) se situe ici pour partie au niveau de la collection ; il promet, dans une certaine mesure, une cohérence des titres répondant à une homogénéité supposée des goûts ; celle-ci se traduit, concrètement, par un privilège accordé au « bon goût », autrement dit, à la norme par rapport à l’écart. Il est difficile, pour les nouveaux venus, de rajeunir un genre dont les conventions remontent aux Delly et au lendemain de la Première Guerre mondiale, on l’a vu. En ce sens, les Saint-Ange, Claude Jaunière, Daniel Gray, et autres Alix André ne sont que des épigones, et leurs œuvres apparaissent comme les versions dégradées de celles des générations passées514. De fait, elles ne parviennent guère à se faire un nom : à l’exception de Magali et de Barbara Cartland, qui bénéficie de la publicité que lui procurent ses tirages beaucoup plus importants chez J’ai Lu, aucun écrivain d’après-guerre ne jouit d’une notoriété comparable à celle de Delly ou de Max du Veuzit avant la guerre. Et même cette dernière voit sa situation se dégrader sous l’effet de la sérialisation : si elle connaît un certain succès 514. De façon significative, dans son étude approfondie de la littérature sentimentale, Parlez-moi d’amour (op. cit.), Ellen Constans délaisse presque entièrement cette génération d’écrivains, sautant directement des petits livres de l’entre-deux-guerres et de Magali aux publications Harlequin, et ne réservant aux productions de ces trente années que quelques pages rapides.

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jusqu’aux années 1970, Tallandier se voit contraint de renégocier ses droits dans les années 1960, parce que la baisse des prix des collections ne lui permet plus d’obtenir des marges suffisantes à droits constants515. Autre signe de cette sérialisation, les auteurs, qui se connaissent pour la plupart, et fréquentent ensemble le Club des écrivains et romanciers professionnels516, sont souvent mensualisés par la maison517. Certes, une telle pratique facilite la comptabilité en évitant le système des avances, mais elle témoigne surtout d’une volonté de s’attacher des auteurs, et de privilégier la continuité, en les incitant à une production régulière. Ainsi, le calibrage des œuvres répond-il à la régularité des émoluments et, à l’autre bout de la chaîne, aux goûts supposés captifs d’un lecteur-abonné recevant régulièrement les volumes du « Cercle romanesque ». La sérialisation se traduit ainsi par une dégradation de l’image associée aux écrivains, qui sont considérés comme des auteurs populaires, quand leurs aînés voyaient leurs œuvres distinguées des productions les plus sérielles, à défaut de se voir reconnaître une quelconque légitimité littéraire. Dans un article nécrologique publié dans Le Populaire à la mort de Marie Petitjean de La Rosière, René Masson souligne avec ironie ce déclin :

515. Delly conserve en revanche des droits démesurés de 31 %, qui tomberont à 20 % dans les années 1960. Conscient du caractère très avantageux de ces conditions de vente, Frédéric Petitjean de La Rosière avait engagé la SGDL de « donner à Tallandier plutôt qu’à Flammarion : il nous donne 31 % et pas de droits passés » (archives de la SGDL). On est surpris, dans le testament de Frédéric, de l’habileté avec laquelle celui-ci a su gérer les droits de son œuvre et en anticiper le destin. 516. Fondé par Max du Veuzit, Magali et Claude Jaunière au début des années 1950, ce club, dont le nom dit bien l’orientation populaire, réunit à l’origine des écrivains de tous les genres, parmi lesquels Léon Groc, André Armandy, Marcel Priollet… Il se spécialise rapidement dans la littérature sentimentale et regroupe bientôt essentiellement des écrivains féminins, parmi lesquelles Saint-Ange, Jean Miroir, Suzanne Clausse, Annie Pierre Hot, Claire du Veuzit (fille de Max du Veuzit), etc., mais aussi quelques hommes, comme Maurice Dekobra ou Jean d’Astor (pseudonyme de JeanFrançois Orsat), Prix du roman populaire 1954 pour La Sorcière du crépuscule. 517. C’est par exemple le cas de Magali et de Claude Jaunière.

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La littérature à l’eau de rose de Delly fut à la vraie littérature ce qu’est le consommé synthétique au bouillon gras. Du moins écrivait-elle en français. Du moins, à défaut de piment, pouvait-on découvrir dans sa chaste prose une manière de pudeur, touchante comme peut être touchante une vieille fille esseulée […] Il n’en est malheureusement pas de même pour une foule de sous-Delly qui sévissent encore dans les journaux féminins, dans toutes les bibliothèques de gare et les patronages […] Ce genre de littérature est un véritable fléau social, son influence bien plus pernicieuse et malsaine que celle des livres contre lesquels les Abbé Bethléem et les Daniel Parker de notre doux pays déploient leurs foudres518.

De Delly à ses épigones, c’est à un long processus de dégradation que l’on assiste ; en témoignerait l’évolution des stratégies éditoriales qui abandonnent la logique de la publication hors collection pour celle de la série519. La production des œuvres passe par une marginalisation de la figure de l’auteur au profit de contraintes sérielles – ce qui ne signifie pas nécessairement que les lecteurs se désintéressent des œuvres, bien au contraire520. Pourtant, le simple fait que Raymond Berteloot cherche à actualiser les univers de fiction en modernisant certains référents témoigne d’un effort, malgré tout, pour suivre l’évolution des goûts, même si, dans ce cas de figure, il s’agit de transformations cosmétiques. En 518. René Masson, « De profundis ! », Le Populaire, 12 avril 1947. Daniel Parker est un évangéliste, responsable du Cartel d’action morale et sociale. Il est à l’origine de toute une série d’interdictions, parmi lesquelles J’irai cracher sur vos tombes de Vernon Sullivan/Boris Vian. 519. Sur l’évolution même de l’image de Delly, on peut consulter Matthieu Letourneux, « “La petite pâquerette était morte”. Sérialités éditoriales et réception de l’œuvre de Delly », op. cit. 520. En 1966, les droits versés par Tallandier à la SGDL pour l’œuvre de Delly s’élèvent à 120 319 francs (avec en moyenne 2 000 exemplaires de chaque titre écoulés par an), en 1976, de 310 638 francs, et en 1982, encore de 346 544 francs (notes d’Ellen Constans, fonds Ellen Constans, Université de Limoges).

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cherchant à rajeunir les textes, Berteloot reconnaît implicitement la mort d’un certain imaginaire populaire d’avant-guerre, et cherche sans doute à masquer cet effet de péremption des codes. Mais en réalité un tel travail doit être mis en perspective avec la volonté des écrivains de lutter contre les contraintes sérielles, et de traduire les évolutions des mœurs tout en respectant les consignes de bienséance. C’est du moins ce que prétend encore Denise Noël : En 1960, 65, 70, sont arrivés des auteurs qui, comme moi, avaient envie de changer un peu, puis ils ont vu chez Tallandier que ça prenait […] On tolère beaucoup plus de choses dans les romans : des choses tristes, la maladie, ou des enfants. Les directeurs [Raymond Berteloot, puis Jany Saint-Marcoux] prétendaient que les femmes avaient des enfants à la maison et qu’elles voulaient s’évader en lisant un livre qui ne parle plus de leurs soucis quotidiens521.

C’est exprimer là la tension incessante entre la logique d’auteurs qui cherchent à se singulariser et celle d’éditeurs qui ont besoin, malgré tout, de normer leur objet pour séduire leurs lecteurs. Chaque auteur apporte ses spécificités, même modestes, tente d’imposer sa caractéristique – modernité de surface chez Claude Jaunière522, dilemmes psychologiques chez Daniel Gray523, intrigues internationales souvent riches 521. France Culture, Panorama, op. cit. 522. Auteur prolifique des Éditions Tallandier, Claude Jaunière est soucieuse d’actualiser les schémas les plus traditionnels du genre en privilégiant des personnages et des situations sociales ancrés dans la réalité contemporaine et de ses reformulations fantasmatiques. Ainsi affectionne-t-elle les métiers chics (artistes, dans Le Temple inachevé, ou chef d’orchestre dans Je suis faible et tu m’aimes), les décors exotiques (les Antilles dans Le Vent du soir, l’Amérique latine, dans les derniers chapitres du Ruisseau d’ombre, la Sicile, dans Le Temple inachevé) et, plus généralement les signes extérieurs technologiques (avions supersoniques, véhicules puissants), etc. 523. Daniel Gray est le pseudonyme d’Agnès Chabrier, qui utilise également comme nom de plume Axelle du Rieux (nom que l’on retrouve par exemple dans les pages de Bonnes Soirées). Avant de se spécialiser dans le roman sentimental, elle publie

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en rebondissements d’Alix André524, conservatisme affiché confronté aux mirages de la modernité (rappelant les thèmes des « Signe de piste », à la même époque, en littérature de jeunesse) chez Saint-Ange525, goût pour le mystère et les intrigues criminelles chez Hélène Simart526… Sans systématisme, il y a bien des variations, plus souvent thématiques que stylistiques, autour d’un même schéma, qui imposent des analyses plus serrées pour comprendre comment se jouent les appropriations, comment l’auteur remotive de façon personnelle les invariants génériques pour construire, de façon ténue, un discours propre, autrement dit comment se dessine la figure de l’auteur au sein d’un système marqué par de fortes contraintes génériques. Une telle tension s’est traduite par une évolution lente mais continue des œuvres, dont on trouvait déjà les prémices avant guerre dans les romans de Magali. Il existe ainsi un mouvement de libéralisation en parallèle des œuvres plus littéraires, entre autres chez Grasset (La Vie des morts, 1946 ; Les pierres crient, 1948, romans inspirés d’expériences personnelles au lendemain de la guerre). 524. Alix André est l’épouse d’un industriel toulousain possédant un grand vignoble du pays de l’Aude. Ses romans, mêlant souvent à l’intrigue sentimentale des traits du récit d’action, lui ont valu un succès plus important que la plupart des autres auteurs de sa génération (mais sans commune mesure avec celui de Magali, sa grande rivale de l’époque). Ses romans étaient en particulier largement diffusés en feuilleton dans la presse du Sud-Ouest. 525. De son vrai nom Georgette Moreau, Saint-Ange publie ses premiers romans chez Tallandier à la fin des années 1930 (Le Démon du matin, 1939, Cinderella, 1942). Les confrontations polémiques sur lesquelles reposent les récits de Saint-Ange opposent généralement un personnage issu d’une aristocratie conservatrice à un protagoniste aux mœurs plus modernes : aviatrice et noble ruiné (La Rose de minuit – l’intrigue inverse d’ailleurs le point de départ d’Un mari tombé du ciel de Magali), aristocrate corsetée séduite par un jeune sportsman (L’Amazone noire), jeune orpheline refusant de céder aux avances d’un acteur au comportement de Don Juan (La Colombe et l’oiseleur). En ce sens, elle fait figure de transition entre les écrivains de l’entre-deux-guerres et leurs successeurs plus soucieux de mettre en scène des cadres et des sentiments reflétant les évolutions historiques et sociales. Ses romans jouent en outre volontiers avec les topoï des récits merveilleux. Georgette Moreau est morte à 94 ans en 1991. 526. Dans Trois visages, un amour, c’est un message d’appel à l’aide dans la main d’un mort qui sert de déclencheur au récit ; dans La Perle de Sitra, c’est un désir de vengeance qui sert de moteur ; quant au Magicien noir, il joue avec les codes du fantastique pour renouveler le topos du « beau ténébreux ».

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des mœurs que traduisent les romans et qui correspond à une forme d’émancipation féminine. Au fil des années, dans ces collections, de plus en plus de femmes travaillent, sont autonomes, et l’on évoque parfois – discrètement – l’existence d’un passé amoureux des protagonistes (surtout des hommes cependant)… Les relations entre les deux sexes perdent du même coup un peu du caractère déséquilibré qu’elles avaient chez les Delly. Mais plus que dans les mœurs des protagonistes, c’est peut-être dans le choix des univers de fiction qu’est sensible cette évolution. Delly proposait des intrigues mettant en scène un univers aristocratique fort éloigné des référents du second XXe siècle : châteaux aux vastes parcs et aux nombreux domestiques, palais fabuleux d’excentriques cosmopolites, riches propriétés terriennes dont le maître est encore célibataire… L’univers de fiction, comme le bonheur promis, avaient des airs de conte merveilleux, quand les romans postérieurs intègrent progressivement un contexte social et économique qui réintroduit toujours plus les référents prosaïques dans l’œuvre – quand bien même ils le font selon des principes qui sont eux-mêmes stéréotypés. Maurice Dumoncel tente de moderniser les cadres et les intrigues. Mais il privilégie plus généralement des récits atemporels, non pour des raisons de goût, mais parce que, dans la logique de continuité qui est celle de sa maison, une œuvre cherchant à s’inscrire de façon trop marquée dans son époque est vouée à une obsolescence rapide qui empêche les réimpressions. Aussi insiste-t-il pour gommer les détails qui risquent de dater trop rapidement les romans – problème qui devient criant à partir des années 1950, avec l’évolution des mœurs et de la consommation. Il n’empêche que l’impulsion est donnée, et que les transformations vont s’accroître à partir des années 1960, puisqu’on intègre désormais les nouveaux bouleversements de la société, allant jusqu’à évoquer, dans les œuvres plus tardives, divorces et enfants d’un premier lit. Mais si l’on peut penser au premier abord que la guerre et la libération des mœurs ont progressivement imposé de tels changements,

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il est probable aussi qu’ils traduisent un processus de syncrétisme générique. Car en évoluant de la sorte, les œuvres ne font rien d’autre que d’assimiler certains motifs importants des « petits livres » dérivés, dans l’entre-deux-guerres, du « Livre National » rouge : « Les Jolis Romans », « Le Livre de poche » ou « Le Roman du dimanche » évoquaient ainsi, et avec parfois un goût plus marqué pour les détails crus et sordides, la vie des gens du peuple et des femmes qui travaillent. Un auteur comme Magali avait rédigé un certain nombre de ces livres, et les écrivains d’après la guerre avaient pu, comme elle, s’inspirer de ces modèles pour introduire un effet de réel dans leurs œuvres en quittant les univers aristocratiques qui fascinaient les Delly. Et l’on oublie souvent qu’un des auteurs réguliers des collections sentimentales jusqu’aux années 1960, Claude Fleurange, n’est autre que… Marcel Priollet, dont les premiers romans de la victime sont publiés en livraisons avant même la Première Guerre mondiale, et réédités durant tout l’entre-deux-guerres dans les différentes collections de Tallandier527. Ainsi cette prétention des auteurs d’après-guerre à un plus grand réalisme pouvait-elle en un sens se combiner avec le modèle hérité de Delly parce que les auteurs ne tentent pas tant de le relire en termes réalistes (chose quasiment impossible, puisqu’un des caractères du roman de Delly en était sa crispation antiréaliste), mais qu’ils lui greffent un réalisme, lui-même conventionnel, hérité d’un autre genre déclinant, celui issu du « National rouge » et des « petits livres ». Car, comme dans ces œuvres de l’entre-deux-guerres, on assiste à une lutte des classes reformulée en lutte des sexes : grand bourgeois ruiné s’interdisant par orgueil d’épouser la fille de nouveaux riches, domestique ou secrétaire s’éprenant de son patron, orpheline refusant les avances d’un acteur trop séducteur… On voit comment s’hybrident ici l’idéal d’un amour aristocratique hérité de Delly et les conflits 527. Le dernier titre de Marcel Priollet publié par Tallandier sous le pseudonyme de Claude Fleurange, Cet homme que j’ai caché, date de 1961, soit un an après sa mort.

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sociaux des romans d’avant-guerre, à peine modernisés. Si l’acteur de cinéma ou le pilote d’avion se substituent aux aristocrates des générations précédentes, le fond du récit n’est guère altéré. Au contraire même, par rapport aux œuvres de l’entre-deux-guerres, il tend à proposer des scénarios intertextuels de plus en plus contraints. Aux deuils qui émaillaient les récits des Delly et donnaient à la révélation finale de l’amour un aspect en demi-teinte, aux intrigues policières ou d’espionnage qui nourrissaient aussi bien leurs romans que les « petits livres », aux héritages du roman de la victime et du roman social qui imposaient encore leurs thèmes et leurs intrigues à ces collections, répondent désormais des livres qui connaissent une trame plus unifiée, celle du vieux conflit entre raison et passion se résolvant dans un amour conjugal réduit à l’horizon du récit528. Les œuvres obéissent en outre presque systématiquement au modèle de la « confrontation polémique », qui n’était pas toujours présent dans les « petits livres » d’avant-guerre. Ce modèle, décrit par Julia Bettinotti, repose sur quatre étapes fondamentales, dont la deuxième fournit la matière principale du récit : rencontre, confrontation polémique, révélation de l’amour, mariage. Il s’agit pour l’essentiel de dépasser des obstacles opposant les deux protagonistes (dégoût, orgueil, faute…), afin que le couple soit réuni au terme du récit529. Par rapport au modèle des « petits livres » de l’avant-guerre, la confrontation polémique tend à réduire la portée sociale des textes, les limitant à une série de variations sentimentales : qu’un des deux protagonistes (pas toujours la femme, loin de là) soit plus pauvre que l’autre ne se traduit pas ici par des développements sur la misère des ouvriers ou des petits employés et sur les bons ou mauvais riches, mais par la mise en scène d’un désir qui mêle sentiments amoureux et espoirs de réussite sociale, dont le château, la grande pro528. Cette opposition avait déjà été repérée par Denis de Rougement dans L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939. 529. Julia Bettinotti, La Corrida de l’amour. Le Roman Harlequin, Montréal, Université du Québec, « Les Cahiers du département d’études littéraires », n° 6, 1986.

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priété, la villégiature à Monte-Carlo et les voitures de sport sont quelques-uns des signes extérieurs. L’affirmation d’une volonté de moderniser les univers de fiction, les mœurs et, parfois, le style des récits s’accompagne paradoxalement d’une tendance à l’homogénéisation et à la sérialisation des intrigues et des sujets privilégiés, et à la figuration d’un univers de fiction tout aussi stéréotypé et irréaliste que celui d’avant-guerre, malgré l’actualité de façade. Si la logique de la collection tend, malgré les efforts des auteurs, à restreindre les spécificités auctoriales, elle peut à l’inverse affirmer sa propre originalité face aux productions des concurrents. Productions sentimentales plus libres de mœurs des éditeurs italiens, qui prennent souvent le parti, à la fin des années 1960, de mêler aventures sentimentales et policières, productions très inspirées des modèles de l’entre-deux-guerres (dans leur fond ou leur forme) des Éditions de Lutèce530, collections bon marché de Jacquier et de la Bonne Presse531 : par rapport à ces éditeurs, Tallandier privilégie des auteurs plus prestigieux, des « noms » de la littérature sentimentale, quitte à jouer sur l’homonymie (le nom de Claire du Veuzit capitalise ainsi sur le succès de sa mère). Certains des auteurs ont publié dans des collections littéraires (comme Daniel Gray) et la plupart d’entre eux se singularisent par un goût du « beau style » les distinguant des « petits livres » : afféteries littéraires, élégances de conversation, métaphorisation et poétisation de l’expression. Certes, c’est un « beau style » topique aux préciosités stéréotypées dont l’entredeux-guerres abusait déjà, mais il traduit une volonté de distinction dans le genre qui serait une marque de fabrique de la maison, liée sans doute à son histoire. 530. C’est le cas de la collection « Francine » (1947-1966), dont un très grand nombre de titres sont écrits par Marcel Idiers. 531. Après la guerre, la Bonne Presse édite par exemple « La Frégate » (1946-1957), qui investit le créneau des « romans bon chic bon genre » d’avant-guerre ; quant à Jacquier, il propose de 1952 à 1960 une collection « Tourterelle » au format qui rappelle celui des fascicules (96, puis 160 pages, et grand format).

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De fait, l’éditeur joue la carte d’une présentation plus distinguée, affichant le nom de l’auteur en grands caractères comme pour conjurer son effacement, de fait, au profit de la collection. Il prétend ainsi prendre le relais, même de façon dégradée, des collections semi-légitimées de Plon et de Flammarion dans l’entre-deux-guerres. C’est un moyen également de pallier la mauvaise diffusion des collections dans les circuits traditionnels (merceries, tabacs, épiceries…) dans lesquels Tallandier n’est plus guère représenté, en affirmant un niveau de qualité que n’offrent pas les petites collections qui fleurissent encore dans les années 1960532. Mais en ce domaine, la collection des « Floralies » (diffusée plus volontiers dans les maisons de la presse que dans les librairies) dit encore son ambiguïté par rapport au dispositif précédent : alors qu’auparavant Tallandier avait fait le choix de différencier les collections populaires « bon chic bon genre » (« Les Heures bleues », « Les Bleuets », etc.) des ouvrages sentimentaux plus légitimés (prix plus élevé, couverture crème, pas de nom de collection, nom d’auteur affiché en grandes lettres…), affirmant ainsi la spécificité de ses écrivains les plus fameux, les « Floralies » se situent dans une position médiane : la neutralité de la couverture et le nom d’auteur affichent une certaine littérarité, mais le titre de collection (« Floralies ») renvoie aux « Bleuets » et plus largement à l’imaginaire « fleur bleue » ; quant à la présence d’un bouquet monochrome en couverture, elle crée un effet de sérialité qui dit, de fait, une dégradation d’image. Pourtant, certaines tentatives entreprises tardivement par Maurice Dumoncel traduisent un souci de distinction, au moins par rapport aux éditeurs plus populaires. La collection « Nostalgie » en particulier, initiée en 1976, tentait de rapporter les œuvres sérielles des « Floralies » et du « Cercle romanesque » à une généalogie plus pres532. Cela permet ainsi à Tallandier de se distinguer de collections qui proposent des ouvrages très proches des siens, mais dans des présentations plus populaires, comme France Empire (sous la marque d’éditeur À la Belle Hélène), de la fin des années 1940 aux années 1970, ou les collections comme « Mirabelle » (Éditions des Remparts) et « Azur » (Dupuis).

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tigieuse, allant rechercher dans les noms un peu oubliés de la littérature académique des précurseurs fameux à Magali, Claude Jaunière ou Alix André533. Le lien est souligné dès la couverture, qui affiche un autre bouquet, au style « Art déco ». Les écrivains, d’Henri Bordeaux à Lucie Delarue-Mardrus en passant par Guy Chantepleure, Victor Cherbuliez et Pierre Frondaie, tissent un lien entre les auteurs favoris du Lisez-moi d’avant-guerre et leurs descendants fleur bleue. Le rapprochement n’est pas absurde, et avait même été fait par Max du Veuzit quand elle proposait, dans L’Étrange Petit Comte (1936), une relecture du Comte Kostia de Cherbuliez (1863). Il est probable de même que les Delly se soient inspirés pour partie des dilemmes moraux et religieux d’Octave Feuillet, et d’Henry Bordeaux, ou des élégances de Chantepleure et de Gyp534. On a conservé de l’entreprise « Nostalgie » quelques notes de lecture de Raymond Berteloot qui laissent deviner, en creux, les exigences des éditeurs, plus attentifs ici dans leurs choix que pour les titres publiés dans les « Floralies », mais définissant des attentes similaires à celles des autres collections moins légitimées. De Petite Princesse des bruyères de Marlitt, Berteloot écrit qu’« il y a […] malgré la poésie qui se dégage de certaines descriptions des paysages, de maisons et d’intérieurs, de souvenirs de l’héroïne, des longueurs. Supprimer certains passages condenserait l’action535 ». Et le manque de simplicité est jugé rédhibitoire : « Par ailleurs, le roman est très touffu en personnages. Il faut suivre attentivement les degrés de 533. Deux ans plus tard, il entreprendra une démarche similaire en lançant une série de collections de classiques populaires, « Tallandier aventures », offrant des œuvres de James Oliver Curwood, H. G. Wells, Rosny l’aîné, Michel Zévaco et Arthur Bernède. 534. Le lien avec Henri Bordeaux est ainsi évoqué dans L’Auvergne littéraire, artistique et félibréenne de 1926, mimant une jeune lectrice qui demande à son libraire « pour maman, du Delly ou du Bordeaux. Pour moi… ce que vous aurez de plus salé ». On le retrouve encore dans Paru. L’Actualité littéraire, intellectuelle et artistique, 1950. 535. De même, de La Comtesse Gisela, il écrit que « Certains passages sont tellement longs et inintéressants qu’ils ne sont pas compensés par le dénouement de l’intrigue ».

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parenté. » De Graine au vent de Lucie Delarue-Mardrus, il vante les qualités : « L’histoire est très émouvante, très réaliste par moments, très poétique à d’autres, écrite avec vigueur et saveur. Mais ce roman n’est ni un roman d’amour, ni une œuvre que l’on puisse qualifier de romanesque. » Le réalisme de ce roman de mœurs paysannes ne cadre pas avec les valeurs recherchées par la collection, celles-là mêmes qui la rattachent aux écrivains sentimentaux, et qui doivent jouer sur un univers atemporel et idéalisé. C’est l’inverse qui se produit avec Fleur de Nice d’André Theuriet : « Ce roman très sentimental, où les débats du cœur sont constants, où le fol amour prêt à dévaster s’oppose à la loyauté, à la tendresse, à la pureté, plaira certainement aux lectrices de “Floralies”. Si la morale reste sauve, le ton est passionné. » Ainsi les auteurs anciens sont-ils relus à travers les œuvres modernes, et dans les analyses que propose Berteloot, on devine ce qui fait aussi l’intérêt des romans sentimentaux contemporains : représentation d’un monde enchanté derrière un réalisme de façade sans inscription trop précise dans un contexte déterminé, morale bien dessinée qui permet aux passions de s’exprimer en les cadrant, comme si elles étaient à la fois recherchées et repoussées car représentant une menace pour l’équilibre des personnages et de la société. Si Tallandier tente de se distinguer des productions sentimentales de l’époque en prétendant à une forme, même modeste, de légitimité, en réalité, ce ne sont pas les collections des années 1960-1970 qui mettront à mal les publications populaires de l’éditeur, ce ne sera pas même le développement des collections de livres de poche, moins spécialisées, mais mieux diffusées et meilleur marché, mais une concurrence venue des pays anglo-saxons. Malgré quelques contacts noués avec les éditeurs américains, Maurice Dumoncel n’a jamais réussi à imposer ses romans outre-Atlantique, sinon chez les éditeurs québécois. L’imaginaire qu’ils développent est encore trop dépendant de sa source catholique qui a vu naître les Delly : les tourments sont toujours rattachés au sentiment de la faute, et les audaces restent cantonnées à des

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bienséances qui interdisent toute sexualité. Dans les pays protestants, la tradition du romance s’est plus rapidement adaptée à l’évolution des mœurs, d’autant qu’elle tire pour partie son origine d’œuvres issues d’une tradition mixte (romans de cape et d’épée, roman d’aventures sentimentales, etc.) dont le cinéma s’est fait l’écho536. De la même façon, rares sont les auteurs traduits de l’anglais à figurer dans les collections de Tallandier. Deux écrivains échappent à cette règle : Concordia Merrel537 et, bien sûr, Barbara Cartland538, mais toutes deux proposent une littérature sentimentale plus idéaliste et conservatrice que beaucoup de leurs contemporaines. Cet écart entre Tallandier et ses homologues anglo-saxons plus attentifs à l’évolution des mœurs va avoir de grandes conséquences à la fin des années 1970 quand Harlequin songe à se développer en Europe. En 1971, la société canadienne Torstar, basée à Toronto, dans l’Ontario anglophone et protestant et non au Québec, catholique et francophone, a déjà acquis Mills and Boon, le grand éditeur anglais de littérature sentimentale539, et souhaite se développer en France. Ils contactent Tallandier dans l’espoir de tirer parti de son expérience en la matière. Maurice Dumoncel, surpris par le caractère beaucoup plus osé de ces romans, hésite à accepter, mais, conscient de la concurrence que risque de représenter un éditeur de cette envergure, il introduit Larry Heisey, le fondateur d’Harlequin, auprès des responsables de Hachette. Dans un premier temps, un accord est passé pour plus de 100 volumes de 536. Helen Hughes, The Historical Romance, Londres, Routledge, 1993. 537. De son vrai nom Mary Phyllis Joan Morton (1886-1963), Concordia Merrel est une actrice, épouse du photographe et acteur Cavendish Morton. Elle connaîtra un succès tout à fait inattendu chez Tallandier, plus important que bien des auteurs français. 538. Un roman de Florence Barclay et un autre de Patricia Wentworth étaient également parus avant guerre dans la collection des « Romans bleus », sans doute sous l’influence de Rémy Dumoncel. 539. Les récits de Mills and Boon, beaucoup plus explicites sexuellement que ceux des premières collections d’Harlequin, avaient conduit les éditeurs canadiens, au vu de leur succès, à importer massivement ces romans aux mœurs plus libérées dès les années 1960.

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Tallandier qu’Harlequin s’engage à publier aux États-Unis, avec, pour les auteurs les plus importants, une dizaine de titres cédés. Une collection, « Mystic », est lancée, dédiée aux écrivains français, et décorée du drapeau tricolore540. Mais le but de Maurice Dumoncel est surtout de convaincre Harlequin de diffuser ses propres collections par son entremise et sous la marque de Tallandier. Sentant néanmoins que l’accord risque de lui échapper, il lance, en collaboration avec Hachette, une collection qui s’inspire des méthodes d’Harlequin, « Quatre Couleurs », afin de contrer par avance celui qu’il ressent de plus en plus clairement comme une menace importante. Mais sous la pression d’Harlequin, qui traite également avec lui, Hachette abandonne le projet en cours, à grands frais une fois de plus pour Tallandier, et passe un accord avec l’éditeur canadien lui assurant la distribution. Larry Heisey avait en effet constaté, aux Pays-Bas et en République fédérale allemande, que la vente sous sa propre marque à partir de filières françaises constituait une opération financière beaucoup plus avantageuse, et renforçait en outre son image. La filiale française d’Harlequin est créée en 1978. Très vite, elle impose ses méthodes de vente très efficaces, favorisant le circuit des kiosques et de la grande distribution, éliminant en outre les retours de produits et donc la question des stocks, et faisant le pari de la sérialisation et des collections spécialisées en marginalisant à l’extrême la figure de l’auteur, lequel est soumis à un cahier des charges très rigoureux. Le style de Harlequin, plus adapté aux mœurs libérées des années 1970, entraîne un vieillissement prématuré des collections sentimentales à la française. Très vite, Tallandier, et avec lui la plupart de ses concurrents, voient leurs chiffres d’affaires, déjà déclinants depuis les années 1970, s’effondrer. En 1980, on décide de changer la présentation des « Floralies », en perte de vitesse après 577 titres, et de lancer une seconde formule, qui ne survivra que quatre ans, avant d’être abandonnée en 1984. Un dernier effort sera fait en parallèle pour exploiter les auteurs phares de la maison: des collections « Delly » 540. 164 titres seront finalement publiés entre 1977 et 1982.

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(1980-1982), « Max du Veuzit » (1980-1981), « Magali » (19811984) et « Barbara Cartland » (1983-1984) seront tour à tour lancées, derniers feux d’un genre qui s’éteignait. Avec les changements de direction dans la maison, plus personne ne prend l’initiative de réinventer encore une fois l’édition populaire ou de chercher à explorer de nouvelles pistes en la matière, et Tallandier abandonne définitivement ce terrain sur lequel il avait régné pendant un siècle.

La mutation des publications périodiques. Des Lisez-moi à Historia Au lendemain de la guerre, Tallandier avait fait le pari de redémarrer la maison en s’appuyant sur le succès passé des Lisez-moi. Outre le Lisez-moi bleu et le Lisez-moi rouge qu’il décide de relancer très rapidement, dès décembre 1945, il décline le titre dans des thèmes différents, mais toujours suivant le même format. Il lance ainsi coup sur coup le Lisez-moi Historia (1946), qui se veut la reprise du Lisez-moi historique d’avant-guerre, le Lisez-Moi science pour tous (1947-1951), très inspiré de Science et vie et qui s’affirme la « revue mensuelle du progrès des sciences et de l’industrie dans le monde », et le Lisez-moi aventures (1948-1952) qui propose, on l’a vu, romans d’aventures et récits de voyage authentiques dans l’esprit du défunt Journal des voyages. Si l’on excepte le cas du Lisez-moi Historia, sur lequel nous reviendrons, aucune de ces revues ne rencontre le succès et les nouveaux périodiques sont rapidement abandonnés. Quant aux deux Lisez-moi, ils vont connaître une longue agonie qui dit l’espoir caressé par Maurice Dumoncel de préserver les plus anciens périodiques de sa maison. En 1955, un bilan est tiré de la situation de ces deux périodiques. Les ventes stagnent, pour le Lisez-moi bleu, à 16336 exemplaires, avec un pourcentage d’invendus de 38 %, qui atteindra même 42 % l’année suivante et 47,5 % en 1957! Quant au Lisez-moi rouge, il bénéficie de ventes de 20 541 exemplaires, avec près de 34 % d’invendus

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(mais 43,5 % en 1957). Le constat doit être fait d’un vieillissement de la formule, qui se traduit par un rapprochement des deux lectorats autrefois distincts. Le prestige du Lisez-moi rouge n’a fait que se dégrader et les plumes prestigieuses se font de plus en plus rares dans les sommaires des années 1950. Quant au Lisez-moi bleu, il publie désormais pour l’essentiel des œuvres sentimentales (Magali, Saint-Bray, Léo Dartey…). Les transformations cosmétiques n’y font rien et, en avril 1957, la décision est prise de changer formule et titre. Le Lisezmoi bleu devient Miroir romanesque et le Lisez-moi rouge, Festival du roman. Malgré une légère hausse (avec des ventes atteignant les 50000 exemplaires pour les premiers numéros du Festival) en novembre 1957, l’Organisation des Ventes et Inspection des Périodiques rend un rapport sans appel: les objectifs ne sont pas atteints. La conception suivant laquelle existeraient deux clientèles différentes pour ces deux titres est périmée. Il n’existe pas une clientèle capable de lire les « audaces » de Lisez-moi rouge et une autre se cantonnant sagement dans la saine lecture de Lisez Moi Bleu. La plus bégueule des vieilles filles de province osera lire Festival, s’il arrive à l’intéresser.

Dès 1958, on décide d’abandonner la publication du Miroir, qui connaît des pertes trop importantes, et ne peut plus concurrencer les périodiques féminins modernes. Quant au sort du Festival, il reste en suspens. En décembre 1963, Geneviève Maitrejean propose, sur une idée de son père, Fernand Brouty, de fusionner le titre avec une autre revue vénérable, Les Œuvres libres de Fayard. Son but est de lancer ainsi, sous le titre d’À la page, une revue littéraire prenant modèle (pour le format et le type de succès) sur la revue Planète. Un temps, on caresse l’idée de s’adosser aux syndicats et aux comités d’entreprise pour toucher un public plus important parmi le peuple de gauche (syndiqués et enseignants) ; on songe même lui donner un titre à couleur politique, Germinal. La revue devrait être

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de bonne tenue littéraire, mais facile à lire, donc plus proche de Festival que des Œuvres libres. En réalité, elle s’inscrit dans la droite ligne du Lisez-moi rouge, comme l’indique la publicité : Si vous désirez être au courant du mouvement littéraire contemporain, si vous voulez vous faire une opinion sur un livre dont la critique vient de parler […] lisez Festival du roman […] Académiciens, romanciers, lauréats des grands prix littéraires, jeunes artistes, auteurs étrangers, hommes de théâtre, reporters collaborent au Festival du roman.

La revue est lancée en 1964, mais c’est un échec, culminant à 25 000-30 000 exemplaires, le périodique ne dépasse guère les plus mauvais chiffres des Lisez-moi. Il sera abandonné en 1970, signant la fin des tentatives de Tallandier pour imposer un périodique littéraire. Mais, à cette époque, le « Cercle du Nouveau Livre » propose déjà, de façon beaucoup plus convaincante, un projet similaire de vulgarisation littéraire.

Historia et l’Histoire romanesque De façon surprenante, c’est avec le Lisez-moi Historia, version modernisée d’une revue qui avait été un échec, que les Éditions Tallandier connaîtront le succès. De fait, le périodique va faire figure de locomotive de la maison, lui permettant même de survivre lorsqu’il s’est agi de négocier le virage de l’édition populaire durant la décennie suivant la guerre, et de mettre en place son système de clubs. Le magazine a joui d’une grande popularité, au point que l’éditeur s’est prévalu (de façon exagérée) d’un lectorat de 2 millions de lecteurs. Très vite, la revue va donner lieu à toute une série de déclinaisons: vente par correspondance (« Cercle du nouveau livre d’Histoire » « Cercle Historia »), publications en livraisons (qui se donnaient géné-

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ralement comme de simples émanations de la revue mère), collections de livres (« L’Histoire de France en cent volumes »), déclinaison italienne de la revue541, ou même fiches d’Histoire. C’est encore sous l’impulsion d’Historia que la maison d’édition s’est défaite progressivement de son image d’éditeur populaire pour conquérir celle d’éditeur d’Histoire qui est encore la sienne aujourd’hui, et qu’elle a pu négocier, malgré les difficultés, le tournant des années 1980 et 1990, quand la plupart des collections s’étaient effondrées. Historia s’inscrit en profondeur dans la tradition de la maison d’édition. Sans nécessairement remonter aux premières heures de l’association de Georges Decaux et de François Polo, pour lesquels l’Histoire (certes plus polémique et politique) tenait une place centrale, il faut rappeler que cette version du périodique n’est que la troisième, après l’expérience couronnée de succès de 1909 et l’échec de la tentative de 1934. C’est ici encore animé par la volonté de retrouver une continuité avec les publications antérieures de la maison que Maurice Dumoncel décide de relancer le périodique. Le premier numéro paraît en novembre 1946. Le succès d’Historia est rapide et phénoménal. En dix ans, le périodique passe de 30 000 exemplaires (tirage du premier numéro) à plus de 300 000 exemplaires (chiffre élevé correspondant à la vente exceptionnelle du numéro spécial de Noël 1956)542. En 1974, la revue tire encore à plus de 200000 exemplaires et compte 55000 abonnés. Selon un rapport du Centre d’Études des Supports Publicitaires, Historia bénéficie en 1967 d’un lectorat moyen de plus de 2 millions de lecteurs (chiffre que paraît toutefois mettre en doute Christian MelchiorBonnet lui-même). Le poids d’Historia est tel que dans les années 1950 c’est la principale source de revenus de Tallandier. 541. Lancée en 1958 par Del Duca et Tallandier, la revue tire, en 1959, à 85 000 exemplaires. 542. Le détail des chiffres est le suivant : en 1951, 60 000 exemplaires tirés (et 14 000 abonnés) ; en 1953, 95 000 (20 000 abonnés) ; en 1955, 170 000 (30 000 abonnés) ; en 1957, 225 000 (38 000 abonnés).

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Le souci d’Historia de séduire son public se traduit par une augmentation rapide de ses ventes, on l’a vu. Tentant de capitaliser sur la dynamique du magazine, l’éditeur va lancer d’autres périodiques de vulgarisation. C’est le cas en particulier du Jardin des arts, créé en 1954, dont le sous-titre, « La petite et la grande Histoire de l’Art à la portée de tous », dit combien il se veut l’alter ego d’Historia dans le domaine artistique. C’est encore la métaphore romanesque qui est convoquée, retrouvant l’esprit de l’Historia de l’époque : « Des reportages sont réservés à la vie de chaque artiste, à son travail, à ses luttes, à ses déboires et à ses succès. Ils se lisent comme les plus attachants des romans » (publicité, Historia n° 147). C’est René Wittmann qui dirigera le périodique, mais son échec contraindra Maurice Dumoncel à le remplacer. Car avec un tirage de 40 000 exemplaires, le Jardin des arts est grevé par un taux de bouillonnage dépassant le tiers des exemplaires. Contrairement à Historia, la revue ne parvient pas à fidéliser ses lecteurs, malgré les efforts de ses responsables pour lui donner une orientation plus grand public et journalistique. Maintenu pendant près de vingt ans, le Jardin des arts est finalement abandonné en 1973, sans jamais avoir connu un véritable succès. C’est à Christian Melchior-Bonnet, sur la recommandation des Wittmann, que le destin d’Historia est confié dès 1946. Il va imprimer sa marque au magazine jusqu’aux années 1980. Avant d’arriver chez Tallandier, Christian Melchior-Bonnet a été journaliste pour Le Petit Journal. Il s’intéresse très tôt à l’Histoire : il lance ainsi, sous l’autorité d’Octave Aubry (dont il a été un temps le secrétaire), la collection « Hier et Demain » chez Flammarion (collection qui offre des condensés d’ouvrages historiques, et qui annonce ainsi les pratiques du « Cercle Historia »). Lorsque Maurice Dumoncel propose à Christian Melchior-Bonnet de se lancer dans le projet de Tallandier, celui-ci accepte, mais avec une certaine réticence au début, au point qu’il refuse de voir son nom figurer dans la revue tant qu’il ne s’est pas assuré de son succès.

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Melchior-Bonnet est le descendant du général contre-révolutionnaire d’Elbée. Il conserve de cette ascendance quelque chose de l’esprit vendéen. Dans les années 1930, Melchior-Bonnet est proche des Croix de feu du colonel de La Rocque et ne cachera jamais ses amitiés royalistes, puis ses affinités avec les partisans de l’Algérie française. C’est le cas également de François de Vivie de Régie, secrétaire général d’Historia, lui-même partisan de l’Algérie française, antigaulliste et anticommuniste que l’on retrouvera plus tard à la direction de la Librairie Académique Perrin. Cette orientation influera à plus d’un titre sur le traitement de l’Histoire dans les publications de la maison, et posera en particulier problème lors de la guerre d’Algérie, mais aussi dans les années 1970, quand la Ligue des droits de l’homme attaquera à plusieurs reprises Historia, parce que certains des textes publiés auront été soupçonnés d’antisémitisme. On peut probablement trouver dans l’ascendance dont se réclamait Melchior-Bonnet une explication du goût de la revue pour l’Ancien Régime et de son orientation à droite assumée – lui-même supposait que « les vulgarisateurs sont peut-être meilleurs à droite543 ». On peut plus généralement lier à cet attachement à l’Ancien Régime la place accordée aux plumes issues de l’aristocratie, de l’Académie française et de la diplomatie parmi les rédacteurs d’Historia et l’importance du travail de séduction des académiciens et des diplomates (dîners, invitations, abonnements gratuits, ouvrages offerts, etc.) opéré par le rédacteur en chef. Avec l’aide de Christian Melchior-Bonnet, Maurice Dumoncel trouve rapidement la formule qui fera le succès de la revue avant qu’elle n’opère sa mue dans les années 1980. Il tire d’abord la leçon des erreurs du passé : désormais, le périodique est largement illustré (le contraire eût de toute façon été inimaginable après-guerre),

543. Voir « Vulgariser l’Histoire », France Culture, 12 novembre 1974. L’émission, articulée en deux temps, confronte d’abord les positions de Christian Melchior-Bonnet et de Jacques Le Goff, puis permet à un certain nombre d’historiens (dont Pierre Nora, Daniel Roche, Roger Chartier) d’interroger le responsable d’Historia.

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le format est celui des magazines, et si la rédaction des articles est toujours confiée à des auteurs grand public plutôt qu’à des spécialistes, on cherche désormais à rendre le ton plus plaisant et les sujets plus attrayants. Si, comme dans la version de l’entre-deux-guerres, les articles sont souvent de simples « bonnes feuilles » reprises in extenso, la présentation reste très ambiguë sur la nature de cette reprise ; une autre technique employée pour dynamiser les textes est celle des versions condensées. Ce n’est que dans les années 1950 que des textes originaux apparaîtront. Si Christian Melchior-Bonnet possède une culture historique encyclopédique, c’est d’une culture d’honnête homme qu’il s’agit. Lorsqu’on l’entend confronter sa conception de l’Histoire à celle de spécialistes universitaires, on est frappé de découvrir sa méconnaissance des pratiques de la recherche survenue depuis la création des Annales en 1929. Non seulement il affectionne l’Histoire narrative et anecdotique, mais il paraît très largement ignorer l’actualité de la recherche universitaire. Pour Melchior-Bonnet, l’Histoire reste liée à un modèle d’Ancien Régime, celui des grands hommes, de la diplomatie, des pages de gloire, et les plumes d’académiciens, vulgarisateurs habiles mais chercheurs parfois superficiels, sont les plus adaptées à ce type de littérature. Autant que les plumes célèbres, ce sont le style et les sujets qui font la réussite du périodique, définissant une forme d’Histoire romanesque héritée de l’Histoire narrative544. On peut même affirmer que si les noms prestigieux des rédacteurs sont la vitrine du journal, son gage de respectabilité, c’est sur l’équilibre des articles que repose tout l’attrait d’Historia. Car le sommaire de chaque numéro reproduit une recette qui s’est très tôt élaborée, et dont les proportions sont toujours respectées : un grand fait divers (dont la régularité est un temps explicitée par un chapeau récurrent annonçant « les faits divers 544. Sur cette écriture, voir Matthieu Letourneux, « Quand l’Histoire courtise le roman ; La revue Historia comme exemple d’Histoire romanesque », Romanesque, n° 4, « Romanesque et Histoire », 2008.

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de l’Histoire »), un article consacré à une femme fameuse (ou à des « amours célèbres », autre titre générique), un grand événement de l’Histoire contemporaine (avec une prédilection pour la Seconde Guerre mondiale et les révolutions communistes), un article sur un grand événement de l’Histoire moderne (XVIIIe-XIXe siècle en général), un article sur un sujet frivole (la montre, les bas, la coiffure…). L’ensemble porte très largement (parfois exclusivement) sur l’Histoire moderne et contemporaine, avec une préférence pour la seconde au détriment de la première545. Au sein de l’Histoire contemporaine, certains sujets, certaines périodes sont privilégiés pour leur attrait, ce que décrit de façon très lucide Christian Melchior-Bonnet : « Ceux qui ont le plus de succès (et il y a peut-être un goût un peu équivoque, je ne dis pas de sadisme, ce serait beaucoup trop fort…) ce sont les numéros sur les S.S., la Gestapo, la mafia, le milieu546. » Et les références au passé un tant soit peu lointain s’expliquent souvent par la commémoration d’un centenaire, autre façon de rapporter l’événement historique au présent. Quand l’Antiquité lointaine est abordée, « cela peut participer un petit peu à l’esprit de la course au trésor. On gratte le sable, on voit apparaître des colliers d’or. Le trésor de Priam ou Toutankhamon ont toujours leur succès547. » Les remarques de Melchior-Bonnet ne sont pas tant intéressantes en ce qu’elles décortiquent les goûts du public, qu’en ce qu’elles révèlent de ce que les responsables de la revue imaginent être ces goûts. Elles expliquent les angles d’attaque privilégiés par le périodique, et sa façon de raconter l’Histoire. Thèmes abordés comme goûts supposés du lecteur ren-

545. De tels choix correspondent à une volonté de répondre aux attentes du lecteur. Une enquête réalisée en 1974 par le CNRS et l’École des Hautes Études en Sciences Sociales a ainsi pu mettre en évidence les goûts du lecteur de la revue en termes de périodes historiques: l’histoire du XXe siècle figurait en première position (23,7 %), suivie de la Révolution et l’Empire (20 %), puis venaient l’histoire de l’Antiquité, et l’histoire du Moyen Âge. 546. Christian Melchior-Bonnet, « Vulgariser l’Histoire », op. cit. 547. Ibid.

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voient à une dimension romanesque de l’Histoire, dont ils couvrent l’ensemble du prisme thématique : l’amour, le crime, la puissance, les pulsions, et l’or. Ce sont des propriétés de la littérature populaire qui sont ici convoquées : le désir d’une littérature d’évasion, l’importance du sensationnel et la tendance à mettre en avant les goûts du lecteur dans le processus de production en sont quelques traits. Mais c’est dans le style des articles lui-même que se reconnaissent les traits d’une écriture populaire, avec un choix de la dramatisation assumé dès le titre (« La tumultueuse passion de Mirabeau pour Sophie de Monnier », « Les hommes torpilles attaquent Gibraltar », mars 1961), que les intertitres viennent encore renforcer (en mai 1961: « Revolver à la main ! » « Haut les mains ! » « Caché sous le lit », article de Robert de La Croix). Le style lui-même privilégie le romanesque, avec des effets de suspense, une insistance sur la narration au détriment de l’analyse, une place importante accordée aux dialogues. Ce style proche du feuilleton peut parfois contaminer si nettement le récit historique que l’on quitte le domaine des faits pour s’engager pleinement dans l’extrapolation romanesque, les auteurs inventant des petits détails indiciels destinés à créer une atmosphère d’époque, imaginant des dialogues, présentant les pensées de certains personnages historiques, ajoutant parfois des personnages fictifs pour leur donner la réplique. Et André Castelot a beau se mettre en scène ouvrant les archives du procès de Mata-Hari (« Le secret de Mata-Hari » n° 206), la femme qui s’écrie, face aux inspecteurs qui la soupçonnent de trafic de riz avec les Allemands, « Du riz ? Oh ! C’est trop drôle ! Du riz ! Ah! Je vois ce que c’est! » n’est guère historique – pas plus que la MataHari d’Arthur Bernède dans les « Crimes et châtiments ». Une telle écriture révèle l’ambiguïté de cette Histoire romanesque qu’offre Historia : c’est bien une revue d’Histoire qu’achète le lecteur, mais pour y trouver un délassement romanesque, une mise à distance du présent susceptible de nourrir sa rêverie. L’écriture feuilletonesque répond à des pratiques de lecture populaire : c’est une littérature de divertissement (même si la volonté d’apprendre n’en est

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pas absente), elle repose sur une série de recettes, son discours est commandé par une volonté très nette de séduire le lecteur, enfin elle est délégitimée (puisqu’elle est honnie par les instances légitimantes du champ – universitaires et chercheurs reconnus). On pourrait parler en un sens de « para-histoire », comme on a pu parler de paralittérature, puisque, dans les deux cas, la délégitimation des pratiques d’écriture s’est traduite par une marginalisation de l’objet d’étude : plus encore que la littérature populaire, l’absence de l’Histoire romanesque se fait ressentir dans les études historiographiques qui n’abordent jamais ce champ – ne serait-ce que pour montrer à quelle distance il se situe des exigences historiques. De fait, à l’époque où l’Histoire était, plus que jamais, un combat, les chercheurs ont eu l’occasion de faire part de leurs critiques à l’égard de la revue. Celles-ci ne portaient pas fondamentalement sur la forme des articles : comme l’affirmait Jacques Le Goff, « il serait très mauvais pour tout le monde que la vulgarisation historique devienne essentiellement le fait des historiens universitaires. Je crois qu’il doit y avoir des vulgarisateurs, que ces vulgarisateurs auront en général des talents que les universitaires n’ont pas, des talents de plume, des talents de parole548 ». Mais si la nécessité d’une écriture plaisante est reconnue (avec une certaine condescendance) par Jacques Le Goff, il reste en revanche très critique sur le contenu même des articles : Nous, historiens universitaires, nous avons des réserves et parfois nous tressaillons un peu quand nous voyons les revues de vulgarisation en Histoire, en gros pour deux raisons. La première, c’est que ces revues mettent surtout à la portée du public ce que de tout temps et dans toutes les écoles d’historiens universitaires on a considéré comme la petite Histoire, l’Histoire 548. Jacques Le Goff, « Vulgariser l’Histoire », op. cit.

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anecdotique, mais de plus, à l’heure actuelle, nous avons la mauvaise impression supplémentaire que, par derrière la petite Histoire, le type d’Histoire que vous vulgarisez le plus fréquemment, c’est celle que nous combattons ou en tout cas que nous considérons comme dépassée, l’Histoire qui s’intéresse aux grands hommes, l’Histoire qui s’intéresse aux batailles, l’Histoire qui s’intéresse aux récits diplomatiques, etc. Nous avons donc l’impression que les revues de grande vulgarisation historique, loin de diffuser la recherche, la science que nous essayons de faire, renforcent un état inférieur ou dépassé de notre science549.

Ce serait donc une Histoire désuète qu’aurait proposée la revue aux lecteurs jusqu’aux années 1980, une Histoire indifférente aux vrais problèmes de l’Historien, et ce, à double titre. D’abord parce qu’elle tromperait le lecteur sur la réalité des recherches historiques depuis la révolution des Annales nouvelles et des courants d’après-guerre : absence presque totale de l’Histoire sociale et économique (même si, comme le remarque Roger Chartier, « il y a de l’anecdotique de l’économique et du social comme il y a de l’anecdotique du politique550 »), indifférence pour l’Histoire des mentalités, accent mis sur les événements frappants au détriment des permanences et des articulations, mythe du « grand homme » moteur de l’Histoire… Or, cette importance des figures célèbres, des grands événements au détriment des structures est la conséquence d’une attitude antihistorique qui découle du modèle de communication populaire adopté par le périodique : en s’appuyant sur les goûts du lectorat grand public pour composer le sommaire de ses numéros, Historia ne prend pas comme sujet la matière historique, mais les représentations collectives de l’Histoire. Comme le remarque Pierre Nora, « la vulgarisation historique, c’est celle qui est dictée par l’imaginaire collectif du public. Que vous le cor549. Jacques Le Goff, ibid. 550. Roger Chartier, ibid.

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rigiez, que vous le caressiez ou que vous le fustigiez, il demeure votre impératif551 ». La logique est donc proche de la mythographie, ou de d’Histoire patrimoniale. De fait, en tant que principale revue de vulgarisation historique, et donc en tant que vecteur important du discours historique auprès du grand public, la revue s’inscrit dans une logique circulaire : elle répond aux attentes du plus grand nombre et, en retour, construit l’imaginaire collectif. En juillet 1984 encore, Historia se réclame d’une telle Histoire populaire et romanesque quand un éditorial affirme : « “L’historien et le romancier font entre eux un échange de vérités de fictions et de couleurs, l’un pour vivifier, l’autre pour faire croire ce qui n’est pas.” Cette pensée de Rivarol aurait pu correspondre bien avant la lettre aux buts que s’est fixés Historia. » Pourtant, la revue a changé : à Françoise Chandernagor, Alain Decaux ou André Castelot s’ajoutent désormais des historiens légitimés par l’institution, comme Fernand Braudel ou Pierre Goubert. C’est que l’éditeur a probablement intégré les critiques qui lui ont été faites par les chercheurs et les universitaires. En réalité, la revue s’est transformée dès la fin des années 1970, tenant compte du succès de la « nouvelle histoire » et des transformations des hiérarchies opérées dans les objets que cette science interroge désormais. Des problématiques propres à l’Histoire des mentalités sont ainsi progressivement intégrées au sommaire du périodique, en même temps que le temps long trouve sa place dans la revue. Et si le fait divers, l’anecdote, le goût des grandes dates et du portrait ne disparaissent jamais, ils sont désormais resitués dans un contexte plus large, mis en perspective avec des questions historiques plus générales. Sans perdre son caractère grand public, la revue va progressivement intégrer les mues subies par la science historique et, sans changer radicalement sa ligne éditoriale, elle va modifier néanmoins en profondeur la conception de l’Histoire 551. Pierre Nora, ibid.

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qui la commande. L’Histoire cesse d’être présentée comme la source d’une série de nouvelles plaisantes et d’événements romanesques, pour au contraire ressaisir l’anecdote dans le cadre d’un questionnement historique plus large. Un tel mouvement de fond, confirmé au fil des années, trouvera son point d’aboutissement en 2001 quand Le Seuil vend L’Histoire et La Recherche à Tallandier. Historia se retrouve alors associée à un autre grand périodique de vulgarisation historique, mais plus spécialisé, constituant ainsi une synergie entre les deux revues : si elle reste un périodique plus populaire, Historia n’est plus désormais étrangère à la logique universitaire.

L’Histoire en fascicules À partir de la seconde moitié des années 1950, une menace commence à se faire jour : alors que le département des périodiques a un intérêt vital pour l’éditeur, il subit la concurrence croissante d’autres revues imitant le principe d’Historia : Miroir de l’Histoire, en augmentation constante (40 000 exemplaires en 1955, 60 000 en 1956), ou Carrefours de l’Histoire (édité par la Société intercontinentale de publication et d’édition, il vend 55 000 exemplaires). Si le second est un journal plus populaire qui ne vise pas exactement le même lectorat, le premier est si proche d’Historia que lorsque le périodique de Tallandier paraît avec du retard, les lecteurs se déportent naturellement vers Miroir. Il s’agit donc de maintenir Historia dans sa position centrale : on décide d’étrangler la concurrence en rachetant Miroir de l’Histoire en 1971, et de proposer des déclinaisons d’Historia. C’est dans cette perspective qu’est créé en 1962 Atlas Histoire, qui deviendra bientôt Atlas, et dont le but est d’occuper le terrain de l’Histoire afin de ne pas laisser de place aux autres périodiques pour se développer. La revue, qui mêle Histoire, aventure et géographie, se veut « Le complément d’Historia » comme l’indique une publicité des années 1960 ; et de fait, le style est encore celui de l’Histoire anecdo-

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tique et des récits sensationnels (à l’instar de ces « Combats avec les requins. Ma jambe est prise dans un étau », par Jean Foucher-Créteau). La publication a été proposée gratuitement pendant quelques mois dans les avions d’Air France. Le succès en a été relatif, mais il a permis un temps de repousser les menaces de concurrence. Mais c’est sous une forme nouvelle que l’éditeur va finalement chercher à renforcer la revue. En 1967, la décision est prise de lancer une déclinaison hebdomadaire d’Historia qui tirerait parti du succès du magazine sans le concurrencer pour autant. Le projet est de faire de cet hebdomadaire un support pour diffuser des ouvrages de vulgarisation historique en livraisons. L’idée n’est pas neuve, l’éditeur italien Agostini a déjà lancé l’encyclopédie Alpha, et imposé le principe sur lequel reposeront ces nouvelles publications en fascicules : on offre un périodique au format des « beaux livres », illustré en couleurs, avec une couverture amovible, et destiné à être vendu relié, dans un second temps, par des courtiers. Comme au XIXe siècle, la vente se déroule donc en deux temps, au numéro puis en volumes, ce qui se traduit par d’importantes économies, puisque cela fractionne les coûts d’impression, et permet d’ajuster les tirages, semaine après semaine, suivant l’évolution de la consommation. On voit que le principe retrouve des pratiques anciennes de la maison, puisque déjà François Polo et Georges Decaux avaient lancé une série de grands livres d’Histoire en livraisons, et que, peu avant sa mort, Jules Tallandier avait encore connu un important succès en diffusant L’Histoire de France de Jacques Bainville dans ce format. Mais le projet diffère des opérations antérieures en ce qu’il ne repose plus sur les circuits de diffusion de l’édition populaire – petits boutiquiers, merceries, etc. – lesquels ne proposent plus guère de publications en livraisons après la Seconde Guerre mondiale ; les livraisons ne se présentent plus comme des productions du circuit de la librairie, mais de la presse. Elles bénéficient donc de ses points de vente, et surtout d’une T.V.A. et d’une commission paritaire avantageuses, à la condition d’offrir une partie magazine (détachable) – puisque, par

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nature, la durée de publication est limitée dans le temps, et se situe donc à la frontière de la presse et de la librairie. Cette volonté de présenter un hybride, entre le magazine et le livre, se traduit par la création d’un objet qui oscille entre les deux formes d’écriture. Contrairement aux productions du XIXe siècle, qui fondaient leur découpage sur les contraintes matérielles du cahier, sans souci du texte, et s’achevaient souvent au milieu d’une phrase, dans la version moderne, chaque numéro possède une relative autonomie, comme les périodiques traditionnels. De même, la présentation mime celle des magazines de l’époque, avec titres et intertitres, encadrés, rubriques, etc. Enfin, on combine, sur la même page, description historique d’ensemble, anecdotes, documents, afin de permettre aussi bien une lecture fragmentée ou continue. Le choix même des périodes proposées dans ce type de publications repose sur une volonté de relancer régulièrement les ventes : en se concentrant sur l’Histoire contemporaine, on cherche à susciter l’intérêt d’un public qui a connu les périodes évoquées, et à provoquer, à travers une anecdote, un fait collectif, des réminiscences dans les souvenirs mêmes du lecteur552. Ainsi la revue se situe-t-elle au croisement de l’Histoire et des représentations collectives face à des sujets qui sont encore dans tous les esprits. On connaît les ambiguïtés d’une telle posture, surtout quand, comme c’est le cas ici, elle s’applique à des sujets sensibles (la Seconde Guerre mondiale, l’Occupation et bientôt la guerre d’Algérie et les combats d’Israël). Elle devient particulièrement complexe quand le périodique est tiraillé entre un souci de séduire le public et une volonté de décrire malgré tout la période. Aussi s’en tient-on naturellement à une Histoire narrative, mettant l’accent sur les faits en repoussant l’analyse à la marge.

552. « En 1975, les hommes de 20, 40 ou 60 ans ont connu telle période, vécu telle crise, ils aiment les revivre en échappant aux partis pris et aux conventions du temps », affirme Maurice Dumoncel pour justifier ses différents projets (entretien avec Pierre Sipriot, Le Figaro, 22-23 novembre 1975).

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Mais une telle forme s’explique aussi par la spécificité du support, qui invite à mimer, dans le rythme de l’Histoire, la périodicité de l’hebdomadaire, jusqu’à épouser la logique journalistique des informations, mettant l’accent sur l’événement, les anecdotes quotidiennes, les faits divers. L’objet doit pouvoir en quelque sorte être lu à la fois comme un magazine et comme la partie d’un ensemble plus vaste, afin de fidéliser le lecteur. Car la difficulté de ce type de production tient certes à la nécessité de séduire un large public, mais aussi au souci de ralentir autant que possible une inévitable érosion des ventes au fil des numéros. Comme au XIXe siècle, tout l’effort est donc concentré sur les premiers numéros, qui donnent lieu à une importante campagne de publicité dont le coût doit être amorti sur l’ensemble de la durée de la publication. Durant une dizaine d’années, l’éditeur enchaînera les succès avec ce type de publications, sous l’impulsion de Georges Mazoyer. La première entreprise prendra le nom d’Historia magazine. La Deuxième Guerre mondiale (1967-1969, qui connaîtra une seconde édition en 1972-1974). Racheté aux Anglais et adapté pour partie à la France, le projet est perçu comme un moyen de renouveler le succès du Panorama de la guerre553. La direction de la série est confiée au général André Beaufre, qui est alors considéré comme un des grands stratèges militaires, et qui a lui-même participé durant la guerre aux opérations de l’Armée française de la Libération. Le premier numéro de la série est tiré à 350 000 exemplaires, et le succès de la revue ne se démentira pas dans les numéros suivants. En 1975, la vente cumulée des deux séries de fascicules (au numéro et en volumes) atteint les 3 millions d’exemplaires. Cette première réussite conduit Maurice Dumoncel à envisager de prolonger l’existence d’Historia magazine, qui devait à l’origine 553. Sous l’impulsion de Victor Bassot, il y avait déjà eu chez Tallandier en 1946, un Panorama de la guerre de 1939-1945 dirigé par le colonel Eychène et publié en fascicules, mais il n’avait guère connu le succès.

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s’éteindre avec la série de livraisons dont il était le support, à travers un second ouvrage publié sur le même principe, Le XXe siècle, lancé le 29 septembre 1969 immédiatement après la fin de la série précédente. C’est Alain Decaux qui dirige cette fois la collection. Ce sera un nouveau succès, aussi bien en livraisons qu’en volumes (un million d’exemplaires seront vendus). En parallèle, Tallandier lance le Journal de la France (1969-1973), qui est cette fois une création complète, et que dirige Melchior-Bonnet. Si la série connaît un démarrage en demi-teinte (avec des tirages de 100 000 exemplaires), elle reste très bénéficiaire à terme, grâce aux ventes en volumes. Suivent Les Années 40 (1971-1973), dirigées par Henri Amouroux, qui se servira des notes réunies pour son Histoire des Français sous l’Occupation. Puis c’est au tour de La Guerre d’Algérie (1971-1974), dirigé par Yves Courrière qui, à l’époque, a déjà débuté la publication de sa Guerre d’Algérie chez Fayard. Ce dernier projet sera une réussite considérable, puisqu’il atteindra, pour la seule vente en fascicules, les 10 millions d’exemplaires. La série compte peu de partisans du général de Gaulle parmi ses rédacteurs, mais elle s’en tient à un point de vue modéré dans l’ensemble. Enfin, l’éditeur lance Les Combats d’Israël (1973-1974), sous la direction de Joseph Kessel, dernière série de fascicules entreprise par l’éditeur. En effet, rapidement distancé par les éditeurs italiens, disposant de moyens plus importants que lui, Tallandier tire parti d’Historia pour se concentrer sur les publications historiques en fascicules, domaine dans lequel il n’est guère concurrencé que par quelques expériences ponctuelles de Larousse. La seule tentative portant sur un autre sujet, Tout votre jardin (1969-1972), se soldera par un cuisant échec, malgré des tirages ambitieux de 90 000 exemplaires. Au milieu des années 1970, la multiplication des publications sous ce format avait rendu difficile, pour un éditeur de proportions modestes comme Tallandier, tout espoir de se développer dans d’autres domaines que l’Histoire, face à des concurrents souvent adossés à d’importants groupes internationaux.

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La vente par correspondance. Cercles et clubs Dans les années 1950, le succès d’Historia permet à l’éditeur de survivre au déclin de ses anciens périodiques et de l’édition populaire traditionnelle, le temps de négocier le tournant des collections sentimentales. Les années 1960 seront quant à elles indéniablement celles de la vente par correspondance, autre forme de diffusion populaire qu’inventent les éditeurs d’après-guerre. C’est encore dans son souci d’explorer de nouveaux terrains éditoriaux qui n’empiètent pas sur l’offre des autres éditeurs liés à Hachette, que Maurice Dumoncel s’engage dans ce domaine, lançant toute une série de « cercles » et de « clubs » de lecture. Il explorera même d’autres formes, plus marginales encore, de diffusion du livre. C’est le cas du « Grand fichier de l’Histoire de France » (vers 1976), série de fiches vendues par correspondance s’inspirant des pratiques de Sam Josefowitz et d’Édito-Service. C’est le cas également de l’Annuaire thérapeutique, ouvrage à destination des professionnels de la santé qui devait concurrencer le Vidal, mais qui ne persista que cinq ans, de 1969 à 1973. C’est le cas surtout du Livre service du boucher, véritable réussite en matière de pratique éditoriale marginale. L’ouvrage, créé à l’origine par un ancien boucher, Sjøgrens, avait été déjà proposé au Danemark, en Suède et en Grande-Bretagne. Sorte de livre de cuisine sous forme de fiches réunies en un classeur, le produit est vendu par courtage554 aux bouchers, qui en proposent quelques fiches à leurs clientes lors de leurs achats, afin de les fidéliser. Il se situe donc à la marge de l’édition et du cadeau promotionnel. Il a rencontré un succès considérable dans les années 1960 au point de susciter une imitation qui a été l’occasion d’un procès entre

554. La vente par courtage, dirigée par Decalonne, est à cette époque l’une des branches importantes de la maison. Outre le « Livre service » et les versions des fascicules d’Histoire en volumes, on peut encore évoquer les collections de semi-luxe, comme la série des « Mondes antiques », vendue de cette façon à partir de 1977.

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Tallandier et ses concurrents555. Courtage, vente par correspondance, fiches et classeurs… dans les années 1960-1970, Tallandier expérimente, cherche de nouveaux débouchés pour nourrir ses ambitions et s’assurer une position dans le champ éditorial. En la matière, ce sera la vente de livres par correspondance qui se révélera la plus fructueuse, faisant de l’éditeur une des figures les plus importantes du marché, avant que France Loisirs n’invente une nouvelle manière de recruter et de conserver un lectorat qui culminera à 4,5 millions d’abonnés556. Importé des États-Unis, le système des clubs est l’une des grandes innovations de l’après-guerre. Tallandier n’est pas le premier à avoir proposé des ouvrages en club: avant lui, le « Club français du Livre » (en 1947) ou le « Club du Livre du mois » de Claude Tchou (en 1950) avaient inauguré ce système de vente. Ils s’inspiraient des éditeurs américains qui, pour répondre aux besoins d’une nation dont les dimensions rendaient difficile la circulation de la culture sur tout le territoire, avaient développé depuis longtemps ce type de commerce, puisque le « Bookof-the-Month Club » était fondé en 1926. Par rapport aux expériences francophones antérieures, Tallandier est le premier éditeur généraliste à s’être engagé dans ce type de projet. Les expériences antérieures sont celles de sociétés s’étant constituées pour fonder des clubs. Or, une telle spécificité se traduit par des pratiques différentes: dans le cas du « Cercle romanesque » par exemple, Tallandier reprend des titres de son propre catalogue pour l’offrir également en club ; dans les séries d’ouvrages historiques (« Cercle Historia », « Cercle du Nouveau Livre d’Histoire », 555. Le procès en cour de cassation du 15 octobre 1969 a d’ailleurs fait l’objet d’une jurisprudence, puisqu’il a été l’occasion, pour la cour, de rappeler que « la loi du 11 mars 1957 n’accorde aux auteurs d’œuvres littéraires et artistiques un droit de propriété exclusive que sur l’œuvre elle-même, à l’exclusion des méthodes ou des moyens commerciaux imaginés pour la diffusion » (Dalloz, 1970, 15). 556. Alban Cerisier, « D’un club à l’autre, deux générations de clubs en France », Entreprises et Histoire, n° 24, « Édition et grand public », 2000 et « Des Clubs à la vente en ligne », in Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ? Édition 2007-2008, Paris, La Dispute, « État des lieux », 2007.

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« Nouvelle Histoire de France »…), l’éditeur tire parti de l’importance de la revue Historia dans le champ de la vulgarisation historique pour attirer certains titres dans ses collections. Plus généralement, il est significatif que Maurice Dumoncel privilégie, pour ses collections de vente par correspondance, des domaines qui sont traditionnellement ceux de Tallandier: vulgarisation historique (la « Bibliothèque Historia » était restée un des succès de la maison durant tout l’entre-deux-guerres), vulgarisation littéraire (au moment où déclinent les deux Lisez-moi) et littérature sentimentale forment le gros de ces collections, et on peut encore trouver, dans le « Club de lecture des jeunes », un ultime rejeton du « Livre National » bleu. Ainsi n’y a-t-il pas tant dans ce cas invention de nouvelles formes d’écriture, mais adaptation de ces formes à de nouveaux modèles de diffusion. Si le principe des clubs et cercles représente probablement l’un des plus gros bouleversements dans l’édition et la lecture populaire d’après-guerre, c’est dans sa façon de réarticuler, de façon originale, certaines spécificités de la consommation populaire. Il conduit en effet le lecteur à glisser de modes de consommation actives à des pratiques plus passives, puisque, sans se déplacer en librairie, sans avoir nécessairement à opérer un choix, il reçoit à domicile des livres qui ont été sélectionnés pour lui. Autrement dit, le système exploite de façon originale, au niveau de la diffusion, le caractère sériel des pratiques de lecture populaire, qui conduit à privilégier les similitudes et les variations au détriment de la question de l’originalité (dont le garant, en littérature légitimée, est l’auteur). Il prolonge de fait d’autres logiques importantes de la consommation populaire, celles des journaux-romans (dans lesquels le lecteur bénéficiait également d’une sélection), de la collection (qui conduit l’acheteur à choisir des livres à paratextes similaires en se fiant aux choix du directeur littéraire) et du récit de genre (qui conduit l’amateur de littérature policière ou de science-fiction à opter pour des ouvrages du même genre parfois indépendamment de la question de l’auteur). Le système des clubs synthétise en effet des aspects de ces trois types de relations

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au texte. Du périodique, il retrouve le principe de l’abonnement en vue d’obtenir une cohérence éditoriale déterminée d’avance. De la logique du genre, il conserve le pacte de lecture architextuel et les conventions qu’il détermine : l’Histoire (« Cercle Historia »), la spiritualité (« Guilde chrétienne »), la littérature légitimée (par l’institution scolaire et l’Histoire avec le « Trésor des lettres françaises » ou par l’institution culturelle et les académies avec le « Cercle du Nouveau Livre »), ou encore la littérature sentimentale (« Cercle romanesque », « Arc-en-ciel ») apparaissent comme autant de genres, proposant leurs conventions, mais aussi, à chaque fois, leurs spécificités (dans la relation à l’Histoire ou à la littérature)… À la collection, le système des Clubs emprunte la présentation, insistant sur une similitude de paratexte (couverture, format, etc.). Ainsi, le club ou le cercle prétendent-ils à une cohérence des ouvrages, assurée par un directeur de collection (ou, comme dans le cas du « Club français du Livre », d’un « jury du club, composé de Colette, de l’Académie Goncourt, Henri Calet, Francis Carco, de l’Académie Goncourt, [etc.] ») qui fait office d’autorité (c’est-à-dire, en un sens, d’auteur, garant de l’unité de la collection). C’est retrouver une autre logique, convoquée régulièrement par les éditeurs successifs de Tallandier depuis l’origine, celle de la bibliothèque : l’attention à la reliure, la revendication d’offrir au lecteur de beaux livres (jusqu’à jouer, de façon un peu mensongère, sur la confusion avec les pratiques de bibliophilie557), le soin apporté au dos et à la tranche, tous ces efforts témoignent de ce que certaines collections 557. En janvier 1981, la société 50 millions de consommateurs dénonçait le caractère mensonger des publicités des éditeurs Arnaud de Vegres et Michel de L’Ormeraie, prétendant à une édition de qualité bibliophile lors même que leurs livres obéissaient à des principes de production industriels. Voir François Richaudeau, « Le phénomène des clubs », in Pascal Fouché (dir.), L’Édition française depuis 1945, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1998, p. 159 sqq. Les mêmes critiques pourraient être faites à certaines des collections tardives que proposera Tallandier en vente par correspondance (comme la « Bibliothèque napoléonienne », « Les Mondes antiques »), dont la présentation, imitant le cuir et l’or, joue avec l’imaginaire bibliophile.

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sont destinées à être exhibées en série sur les rayonnages des bibliothèques autant qu’à être lues. La présentation du « Cercle romanesque » (collection de romans sentimentaux) et du « Cercle du Nouveau Livre » (réédition au format club de succès de librairie d’auteurs légitimés par les prix et les académies) sont en ce sens significatifs : la première collection édite des titres publiés également dans la collection des « Floralies », on l’a vu, mais elle le fait en privilégiant une couverture cartonnée et toilée, une reliure intérieure illustrée, qui lui donnent l’apparence d’un livre plus précieux que le format semi-poche des « Floralies » (au demeurant moins coûteuses) ; quant au « Cercle du Nouveau Livre » (CNL), il abandonne les couvertures d’origine des éditeurs (dont il rebrochera pourtant le tirage d’origine par la suite) au profit de sa propre couverture unie (cartonnée et toilée). Bibliothèque, collection, généricité et périodicité, toutes ces formes de la sérialité illustrent des pratiques de lecture très différentes de celles qui prévalent traditionnellement. L’activité d’achat ne porte plus tant sur l’œuvre que sur une série plus ou moins longue de volumes. Ainsi le lecteur délègue-t-il le choix de ses lectures à des autorités qu’il juge plus avisées. De fait, et en particulier dans l’esprit des responsables de chez Tallandier, les clubs répondent aux attentes d’un public encore complexé par le livre : ils lui permettent d’éviter d’avoir à choisir par lui-même et d’affronter le libraire, souvent jugé intimidant558. Cette inquiétude devant la puissance symbolique du livre explique à rebours le choix de couvertures cartonnées et de reliures soignées, légitimant en quelque sorte par avance l’ouvrage. Certes, un tel abandon ne va pas sans certains travers, dont le plus évident est celui des 558. Expliquant sa décision de lancer le système de la vente par correspondance, Maurice Dumoncel affirme : « Pour une certaine catégorie de lecteurs, entrer dans une librairie est un acte intimidant. Nous étions justement convaincus que nos lectrices faisaient partie de cette catégorie, ainsi d’ailleurs que bien d’autres lecteurs potentiels qui restaient à conquérir » (Publicis informations, n° 130, op. cit.). Cette peur du livre et du libraire a été étudiée, pour les milieux populaires, par Nathalie Ponsard, Lectures ouvrières à Saint-Étienne-du-Rouvray, des années 1930 aux années 1990, Paris, L’Harmattan, 2007.

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techniques de distribution, frôlant parfois la vente forcée (avec les ouvrages à renvoyer pour ne pas avoir à les payer) et la mauvaise foi (avec des publicités promettant cadeaux et gratuité pour attirer la clientèle). Cette spécificité du lecteur et des modes de diffusion se traduit par des contraintes pesant sur le choix des œuvres proposées. Destinés à un lecteur peu sûr de ses choix, les ouvrages obéissent à une sorte de nivellement du goût, ni trop spécialisé ou trop pointu (ce qui est évident dans les clubs d’Histoire ou dans le CNL), ni trop vulgaire ou délégitimé (puisqu’en un sens le lecteur se fie à ces clubs pour qu’ils lui offrent des œuvres choisies). C’est à Sandy (Sanford) Berg que va être échue la tâche de développer le système des clubs chez Tallandier. Sandy Berg est un ancien étudiant de Yale, séduit par la France après-guerre. Il a d’abord travaillé à La Vie en fleur, avant de diriger le département de la vente par correspondance. Sous son impulsion, Tallandier va lancer toute une série de cercles et de clubs, proposant, suivant les cas, des ouvrages en texte intégral ou des « condensés », sur le principe des digests anglo-saxons. Ce sont d’abord, naturellement, le « Cercle romanesque », inspiré par la collection homonyme québécoise, qui offre une série de récits sentimentaux559. Vient ensuite le « Cercle Historia ». Les deux collections ne font rien d’autre que décliner les succès de l’éditeur à l’époque (Histoire et littérature sentimentale) sur de nouveaux supports. Ainsi, le « Cercle Historia », lancé en 1958, propose-t-il une série de condensés et des « bonnes feuilles » tout comme le font à l’époque Historia, et surtout le Reader’s Digest. Comme dans Historia, les plumes sont généralement des académiciens ou des diplomates, et les sommaires sont articulés autour de grandes figures de femmes, de faits divers, de faits de guerre, et de grandes énigmes de l’Histoire. Le troisième projet de vente par correspondance, la « Guilde chrétienne », offrira des condensés d’ouvrages de spiritualité des années 1920-1930. Le projet est associé 559. Voir supra.

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cette fois à une autre publication, appartenant à Fayard, Ecclesia. Mais la série sera un échec. En 1960, l’éditeur importe des États-Unis un autre projet de vente par correspondance, « Le Tour du monde », créé à l’origine par Doubleday sous le nom d’Around the World et qui propose une description du monde à destination des plus jeunes, agrémentée de vignettes à coller. Le lancement de la série est ambitieux, et s’appuie entre autres sur une importante campagne publicitaire dans le journal France Soir. Les premiers numéros sont tirés à 80000 exemplaires. Le succès de la revue va conduire l’éditeur à prolonger la formule au-delà des numéros de la version originale, et à en offrir toute une série de déclinaisons : « Villes du monde », « Génies du monde », et surtout « Sciences du monde » (qui deviendra « Science Club »), proposé à l’origine en association avec le magazine Science et vie, et tirant les premières années à 40 000 exemplaires. Auparavant, une autre collection à destination des jeunes avait débuté en 1959, le « Club de lecture des jeunes », sorte de Sélection du Reader’s Digest pour les plus jeunes560. Mais elle ne connaîtra jamais un véritable succès. L’éditeur se lance ensuite à partir de 1962 dans une des entreprises de vente par correspondance les plus ambitieuses, le « Cercle du Nouveau Livre » (CNL), dirigé par Jacques Charpier (qui en rédigeait également les préfaces sous forme d’entretien avec les auteurs). Il s’agit cette fois d’offrir aux abonnés des succès de librairie récents acquis auprès des éditeurs littéraires traditionnels, qui reçoivent en outre une partie des droits. La présentation unifiée des livres n’est qu’apparente, puisque l’éditeur fournit généralement jusqu’au tirage à Tallandier, qui se contente de brocher les volumes. Le principe de l’abonnement interdit les choix risqués ou les œuvres de forme trop contemporaine. On propose des valeurs littéraires sûres, un peu selon la façon de procéder de La Lecture ou du premier Lisez-moi 560. L’éditeur y recyclera une dernière fois un grand nombre de romans d’Albert Bonneau.

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rouge. Les auteurs récurrents sont ainsi Gilbert Cesbron, Hervé Bazin, Jean-Louis Curtis, Michel Déon, François Nourissier, Robert Sabatier, Jean d’Ormesson… auxquels se joignent quelques auteurs plus risqués lorsqu’ils ont été couronnés d’un prix littéraire. Le lecteur que l’on cherche à séduire est issu des classes moyennes, peu sûr de ses goûts mais soucieux de légitimité et d’acculturation561. La collection permet d’opérer une sélection de goût, jouant pleinement son rôle de bibliothèque choisie, au risque d’écraser les différences dans un goût moyen conventionnel. Le succès du « CNL » est considérable, au point d’être perçu par certains éditeurs comme un complément important des tirages originaux. La réussite du « CNL » conduira Tallandier à envisager d’en décliner le principe. Ainsi, à cette bibliothèque contemporaine répondra le « Trésor des lettres françaises » (1965), club offrant une sélection de classiques littéraires dont les préfaces seront confiées à Claude Mauriac, et qui est d’abord lancé en partenariat avec La Redoute, avant d’être proposé par Tallandier seul. L’Histoire est exploitée sur le même principe, avec le « Cercle du Nouveau Livre d’Histoire » (1965) qui substitue au principe des digests du « Cercle Historia » des ouvrages complets; elle l’est encore avec « La Nouvelle Histoire de France », tentative pour proposer une Histoire complète de la France en 37 volumes. Progressivement, ces publications en appellent, par leur présentation, à un public de bibliophiles. La tentation apparaissait déjà dans le « Trésor des lettres françaises », mais elle sera manifeste dans des collections plus tardives, inspirées du modèle de Jean de Bonnot, comme le Napoléon en 10 volumes d’André Castelot, présenté dans une reliure de cuir pour un prix de 55 francs (1969) et tiré à 10 000 exemplaires. Cette série donnera lieu à une collection d’Histoire à destination des 561. Des études internes réalisées par Tallandier déterminaient le profil du lecteur de ce type de collections : de formation secondaire ou supérieure, il est généralement assez jeune, et son choix d’abonnement s’inscrit dans cette logique d’acculturation. C’est un profil assez proche de celui des lecteurs d’Historia à la même époque, cadres assez jeunes, soucieux de lectures légitimées et aisées.

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bibliophiles, « L’Histoire de France en cent volumes », qui sera écoulée progressivement durant les années 1970. Avec ces ouvrages au prix élevé, la logique de la vente par correspondance fondée sur un fichier de clients et une périodicité mensuelle sera certes conservée, mais elle s’articulera avec un principe de vente plus traditionnel, puisque les livres, stockés, seront proposés également sur catalogue. Enfin, Tallandier lance, sous l’impulsion de Jacques Jourquin, des projets en commun avec le grand spécialiste de la vente par correspondance, La Redoute, avec laquelle il s’associe en 1965. Tallandier espère tirer profit des importants fichiers de la société, tandis que celle-ci espère s’ouvrir à la librairie grâce à l’expérience de Tallandier. Outre le « Trésor des lettres françaises », ils offrent ensemble une collection de récits sentimentaux « Arc-en-ciel », qu’ils proposent aux abonnés du catalogue, ainsi que la série des « Guides de La Redoute », et une autre collection, « Aventures du monde ». Les tirages sont importants, (10000 à 15000 exemplaires pour « Arc-en-ciel »), mais les coûts de recrutement sont démesurés, puisqu’ils supposent de s’adresser à une partie très importante des fichiers de La Redoute, et engage de lourdes dépenses publicitaires pour un bénéfice relativement modeste. Après quelques années, La Redoute et Tallandier se séparent, la première conservant la collection des « Guides » et se tournant vers d’autres éditeurs (Rombaldi en particulier), le second emportant « Arc-en-ciel » et le « Trésor des Lettres françaises ». Le succès de la vente par correspondance est rapide. Ainsi, de 1963 à 1964, le chiffre d’affaires de ce secteur augmente-t-il de 16 %, passant de 7,9 millions à 9,2 millions de francs (alors que le chiffre d’affaires de l’édition traditionnelle n’est que de 1,3 million de francs562). Et en 1964, les clubs représentent à eux seuls 47,8 % du 562. Ces chiffres sont cependant à relativiser. Les coûts en publicité et en frais de manutention et d’envoi postal réduisent considérablement l’importance de la vente par correspondance en termes de bénéfices nets.

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chiffre d’affaires, contre 33 % pour les périodiques, et seulement 7,15 % pour l’édition traditionnelle. En 1966 la part des clubs et du Livre service du boucher atteint même 65 % du chiffre d’affaires total de la maison. Et si l’écart se creuse régulièrement au profit des clubs, c’est le « Cercle du Nouveau Livre » qui joue à cette époque le rôle de locomotive, là où les ventes du « Cercle romanesque », malgré des bons chiffres, tendent à se tasser, tout comme le « Cercle Historia ». En 1967 enfin, la part de la librairie ne représente plus que 1,7 % du bénéfice brut total (306 801 francs sur 18 004 402 francs grâce aux résultats des « Floralies » et des « littéraires », autrement dit les ouvrages hors collection, seuls bénéficiaires), les périodiques représentent 30,2 % (portés entièrement par Historia), quant aux cercles, ils se réservent 64 % du bénéfice brut. L’extraordinaire progression du personnel engagé dans la V.P.C. témoigne de sa réussite. Au début, l’équipe entourant Sandy Berg se limite à quatre collaborateurs. À sa mort en 1970, le secteur fait travailler près de 200 collaborateurs. L’importance prise par les clubs contraint Maurice Dumoncel à les délocaliser ; il les installe au 61 rue de la Tombe-Issoire, dans les anciens locaux de l’imprimeur Blanchard, en février 1966. Là sont réunis les services du courrier, de la mécanographie (qui permet d’automatiser la gestion du courrier), ainsi que la publicité. Dans les années 1970 (avant la grève de la Poste de 1974), Tallandier devient l’un des tout premiers clients parisiens de la Poste, dont trois employés travaillent directement dans les locaux de la rue de la Tombe-Issoire pour s’occuper de la distribution des paquets. Tallandier n’est plus tant désormais un éditeur de contenus populaires, qu’un éditeur de modes de diffusion populaire. Or, de telles formes ont eu à subir certaines critiques à leurs débuts. La première d’entre elles émane des libraires, distributeurs traditionnels des livres se sentant menacés par ce qu’ils perçoivent d’abord comme une forme de concurrence déloyale : les clubs ayant tendance à se constituer un lectorat captif, ne risquent-ils pas d’inviter leurs clients à déserter les librairies ? Pour se les concilier,

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Tallandier publie les livres à un prix plus élevé que celui des libraires, compensant cet écart en offrant une présentation plus luxueuse. En outre, dans la plupart des collections, les livres sont proposés plusieurs mois après leur sortie en librairie. L’autre risque, pour Tallandier, serait de subir les critiques formulées, depuis le lancement de la Sélection du Reader’s Digest en 1947, à l’encontre des « condensés », ces livres résumés et partiellement récrits qui nourriront, chez Tallandier, le « Club de lecture des jeunes », la « Guilde chrétienne » ou le « Cercle Historia ». Mais Tallandier se lance sur ce terrain éditorial juteux un peu après que se sont calmés les débats suscités par les premières générations de condensés. Le souvenir n’est pas loin des attaques virulentes contre cette forme résumée, « mixture », « farine fade et anémiée » associée à la sous-culture américaine d’où elle est importée563. Dans ce cas encore, l’éditeur a l’habileté de ne pas prêter le flanc aux critiques subies par ses prédécesseurs, de toute façon trop bien implantés pour qu’un nouveau venu cherche à les concurrencer. Plutôt que de proposer un digest d’œuvres littéraires, qui « fausse l’esprit des textes, en dénaturant avant tout la langue564 », il propose des condensés de textes religieux ou historiques, qui se prêtent bien davantage à ce principe mixte, entre les bonnes feuilles et le résumé de livre. Quand il s’aventure du côté de la fiction, il explore prudemment le terrain de la littérature pour la jeunesse (avec le « Club de lecture des jeunes »), de toute façon délégitimée et accoutumée de longue date aux coupes et aux réécritures. Ainsi esquive-t-il les reproches formulés contre ses concurrents américains quelques années auparavant. Dès le début des années 1970, l’éditeur doit affronter en outre la concurrence accrue d’autres éditeurs spécialisés dans la vente par

563. Thierry Cottour, « “Littérature en pilules” ou “grande expérience littéraire” ? La querelle des condensés (1947-1948) », in Jacques Migozzi, De l’écrit à l’écran, Limoges, PULIM, 2000. 564. Édouard Cary, La Nouvelle Critique, février 1949, ibid.

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correspondance, en particulier France Loisirs, créé en 1970 par le groupe Bertelsmann et les Presses de la Cité, qui dominera bientôt le marché avec une formule nouvelle, mêlant boutiques et fichiers. Si les chiffres des différents clubs et cercles commencent à se ressentir de cette concurrence, ils vont être plus fortement affectés encore par les grèves de la Poste de 1974. Le blocage du courrier qui en a résulté a profondément désorganisé le système des ventes, il a en outre mis à mal un projet d’envergure initié en 1973, destiné à offrir les « Cent plus grands romans du siècle ». Or, ce nouvel ensemble de vente par correspondance, conçu avec Hachette, est pensé comme le fer de lance d’une entreprise plus vaste pour concurrencer France Loisirs, et prévoyant de proposer à terme plusieurs titres par mois. Dans cette perspective, la collection (qui doit être suivie par d’autres) est soutenue par une importante campagne publicitaire. À la suite de la grève, le projet est abandonné, et Hachette se désengage, laissant Tallandier essuyer seul l’ensemble des pertes, dont l’importance mettra en difficulté la maison. De nombreux emplois sont supprimés et Laurent Froissart, directeur de Tallandier depuis le départ de Victor Bassot, est remplacé par Jacques Jourquin. Ce nouvel échec, accompagnant l’essoufflement des ouvrages d’Histoire en fascicules, contraindra l’éditeur à modérer ses ambitions et à renoncer à lancer de nouveaux projets de clubs, sentant les difficultés qu’il y a désormais à affronter des concurrents bien implantés, et se contentera de prolonger le principe de ses collections historiques de luxe. Durant les années 1970, la plupart des grands clubs de Tallandier continueront à connaître des chiffres de tirages réguliers, mais le recrutement de nouveaux membres deviendra de plus en plus difficile, entraînant une baisse lente, mais inéluctable, des chiffres. Pour le reste, Maurice Dumoncel décide de se déporter vers l’édition traditionnelle, laquelle n’a jamais été pourtant privilégiée par la maison, dont les collections populaires se diffusaient hors librairie, et dont les quelques collections d’Histoire ou d’essais n’ont jamais connu un succès très important. Comme du temps de la

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« Bibliothèque Historia », il se concentre sur les rééditions de titres historiques abandonnés par leurs éditeurs d’origine, connaissant quelques réussites en librairie, mais sans commune mesure avec les chiffres atteints auparavant par les autres modes de diffusion. À la veille des années 1980, la situation des Éditions Tallandier est difficile. Après des années 1940 qui voient s’effondrer la plupart des domaines qui avaient fait la puissance de la maison d’édition dans l’entre-deux-guerres, Maurice Dumoncel était parvenu progressivement à conquérir de nouveaux territoires. S’il réussit à relancer l’édition populaire, en développant une littérature sentimentale héritée de Delly et de Max du Veuzit, c’est surtout au niveau des modes de diffusion qu’il parvient à se renouveler, témoignant comme ses prédécesseurs qu’en matière d’édition populaire, les œuvres uniques importent moins que les séries, les collections, et que dès lors, l’innovation se joue avant tout au niveau des supports. Contraint d’explorer de nouveaux terrains éditoriaux pour justifier son existence au sein du groupe Hachette sans pour autant empiéter sur les chasses gardées des autres maisons, Tallandier est à l’affût des nouveaux modes de diffusion populaires. Fascicules, cercles et clubs, courtage, vente par correspondance, fiches et classeurs seront quelques-unes de ces formes qui illustrent le glissement plus général de toute une partie de l’édition populaire d’après-guerre vers des pratiques éditoriales qui ne sont plus tout à fait celles du livre et de la librairie. Ces tentatives, souvent hardies, se traduisent par d’incontestables réussites, mais elles reposent sur des niches, et supposent des investissements que l’éditeur peine à engager dès lors qu’il doit affronter les grands groupes internationaux : le canadien Harlequin pour la littérature sentimentale, Agostini, Atlas, et les autres groupes italiens et anglo-saxons pour les fascicules, Bertelsmann et France Loisirs pour la vente par correspondance. Dès le milieu des années 1970, la situation de la maison se fragilise, Tallandier invente moins, et doit essuyer certains revers : en 1969, c’est l’échec de Tout votre jardin ; en 1974, ce sont

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les difficultés rencontrées à la suite de la grève de la Poste ; et dès le milieu des années 1970, le déclin de la vente par correspondance s’amorce. Comme elle le fait habituellement en temps de crise, la maison tend à se recentrer sur la littérature sentimentale et les publications historiques, au point que Maurice Dumoncel peut encore affirmer en 1975 que « par le nombre de volumes publiés, l’importance des collections, la fidélité du public, la croissance des ventes, Tallandier est devenu le plus important éditeur français de livres historiques565 », comptabilisant les ventes en fascicules, mais aussi son « Histoire de France en cent volumes », dont la plupart des titres sont repris d’autres éditeurs, mais qui atteint à l’époque, pour ses 73 volumes publiés, les 500 000 exemplaires566. Mais avec l’échec de l’accord avec Harlequin, il apparaît évident que l’édition sentimentale, déjà bien essoufflée faute d’avoir su suivre réellement l’évolution des mœurs, ne résistera pas aux formes importées des pays anglo-saxons et aux méthodes de diffusion de l’éditeur canadien. Prenant conscience de la fragilisation de leur maison et pressentant que celle-ci ne survivrait pas à un partage entre les héritiers, les Dumoncel décident de vendre leurs parts dans l’entreprise. Maurice Dumoncel reste à la tête de Tallandier, mais il n’en est plus le propriétaire. Avec cette vente réalisée en décembre 1980 s’amorce une longue période de déclin pour la maison.

Les Éditions Tallandier depuis 1981 Signe du temps, à la vente de Tallandier à Hachette en décembre 1980, la maison est présentée avant tout comme un éditeur d’Histoire. Son passé d’éditeur populaire est déjà quelque peu oublié : même sur le terrain de la littérature sentimentale, d’autres 565. Entretien avec Pierre Sipriot, Le Figaro, 22-23 novembre 1975. 566. Ibid.

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éditeurs l’ont dépassé, et ses collections font figure de survivants d’une époque révolue. Dans le récapitulatif des activités de la maison que propose l’article du Monde du 26 décembre 1980 qui évoque la vente, on ne parle guère de l’édition populaire. Sont évoqués principalement Historia, Historia magazine, le Journal de la France, le « Cercle Historia », « La Nouvelle Histoire de France » et le « Grand fichier de l’Histoire ». Certes, c’est mettre là en évidence l’ancrage populaire de cette Histoire proposée par l’éditeur, mais il est étonnant de constater à quelle vitesse a été soldé ce passé, quand on se souvient qu’en 1958 Tallandier était encore présenté par les journalistes comme le principal éditeur de littérature populaire. De même les clubs, qui restent bénéficiaires, mais qui ont vu leurs perspectives freinées par la grève de 1974, ne sont plus guère évoqués ou à travers les réalisations de l’éditeur qui datent, pour la plupart, de la fin des années 1960. Conscients que le destin de la maison a été associé, après-guerre, à la figure de Maurice Dumoncel, les responsables de Hachette le maintiennent à son poste à la tête de la maison, insistant sur le fait que le rachat ne suppose aucune rupture avec la politique passée. Mais cette position va être considérablement fragilisée par le rachat de Hachette par Lagardère et Sylvain Floirat qui intervient en décembre 1980. À la suite de cette vente, Yves Sabouret, un énarque, est nommé à la tête de la Librairie Hachette. L’une de ses missions est de restructurer le groupe, et de se défaire en conséquence des maisons d’édition dont l’identité n’est pas évidente, ou dont la place au sein du groupe ne paraît pas se justifier. Tallandier, affaibli sur tous les terrains sur lesquels il avait pu dominer, et concurrencé par un Fayard beaucoup plus percutant dans le domaine de l’Histoire, fait partie de ces maisons dont Yves Sabouret envisage de se défaire. Pour y parvenir, il choisit de remplacer Maurice Dumoncel, dont le rôle historique rendrait plus difficile un démantèlement ou une revente de la maison. Maurice Dumoncel quitte donc la direction des Éditions Tallandier, devenant administrateur de Fayard, et il est remplacé par

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Jacques Marchandise qui devient président-directeur général le 24 mars 1981. À ses côtés, on propose à Jacques Jourquin, qui était auparavant le bras droit de Maurice Dumoncel, d’assurer la transition. Après des études de droit et de sciences politiques, Jacques Jourquin était entré aux Éditions Tallandier en 1962, au moment où l’entreprise, en plein essor, décidait d’engager de nouveaux responsables. Il fait ses débuts au service commercial, où il tient le poste le plus important. Dès la fin des années 1960, il participe aux décisions éditoriales, jouant un rôle de plus en plus important dans les décisions liées au domaine des fascicules, ou dans celui des clubs lancés en collaboration avec La Redoute. C’est à la suite de la grève de la Poste, et après le départ de Laurent Froissart, que Jacques Jourquin devient le principal assistant de Maurice Dumoncel, en particulier pour tout ce qui touche à l’Histoire, à l’époque où Tallandier tente de relancer l’édition historique en librairie. Ainsi, en faisant appel à Jacques Jourquin pour épauler Jacques Marchandise, les responsables de Hachette cherchent à assurer à la maison une forme de stabilité. D’autant que la présence de Marchandise à la présidence répond plus à une volonté de proposer à ce dernier une retraite dorée plutôt que de l’inviter à diriger le destin de la maison. Marchandise, qui était auparavant le président de Hachette, comprend d’ailleurs ainsi cette « promotion » qui ressemble fort à ce qu’on appelait autrefois un « limogeage », aussi ne s’investit-il guère dans son nouveau poste, et laisse-t-il à Jourquin la direction littéraire et la gestion, avant que ce dernier ne devienne effectivement président-directeur général de Tallandier au départ de Marchandise, en août 1981. Les responsables de Hachette lui donnent pour mission d’organiser la cession prochaine de Tallandier, laquelle paraît d’autant plus nécessaire que l’arrivée de la gauche au pouvoir inquiète beaucoup la nouvelle direction du groupe éditorial. Deux solutions sont envisagées pour se défaire de Tallandier : soit la revente de la maison à un tiers, soit son démembrement et la restructuration de ses activités dans les différentes filiales de Hachette.

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D’août à décembre 1981, la tâche de Jourquin est donc de solder la situation de Tallandier. À cette époque, la maison comprend encore 130 employés, mais ses effectifs avaient atteint les 330 employés au plus fort de son activité, dans les années 1960. En réalité, la situation financière de Tallandier que découvre Jourquin est beaucoup plus inquiétante qu’il ne l’avait imaginé. Si la plupart des secteurs restent bénéficiaires, tous connaissent un essoufflement certain qui les condamne, à plus ou moins long terme, à la faillite : si l’on excepte les publications de luxe, les clubs et la vente par correspondance ne recrutent plus assez pour combler les départs des abonnés, ce qui se traduit par une baisse lente, mais continue, des volumes écoulés ; le courtage s’essouffle, non seulement parce que la vente des fascicules reliés n’est pas remplacée par de nouveaux produits, mais aussi parce que ce système de vente souffre d’une évidente désuétude. Quant aux productions sentimentales, dont les chiffres se sont tassés tout au long des années 1970, on les devine condamnées par l’arrivée des productions de la nouvelle génération : dans une lettre à la SGDL du 20 janvier 1984, l’éditeur annonce ses difficultés : « La vague des romans sentimentaux américains […] a littéralement submergé ce type d’édition567. » Pire, Jourquin sait que des secteurs qui paraissaient jusqu’alors solides devaient péricliter à très court terme : une part des revenus de courtage sont générés par des accords de groupe avec Hachette, tout comme la plupart des contrats de stockage et de brochage liés aux activités des succursales de Puiseaux. Toutes ces activités sont condamnées à décliner dès que Tallandier n’appartiendra plus au groupe, et qu’Hachette pourra se tourner vers d’autres interlocuteurs. Dans ces conditions, l’effort de Jacques Jourquin va se concentrer sur un resserrement des activités de la maison. Il se contente d’exploiter le fonds, sans s’engager dans de nouveaux projets d’envergure. Il délègue la gestion de certains secteurs à d’autres éditeurs 567. Fonds Ellen Constans, Université de Limoges.

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du groupe : si elle est encore présentée sous la marque de Tallandier, l’édition historique est largement pilotée par Fayard, la littérature sentimentale, par la Librairie Générale de France ou par Plon et Flammarion, auxquels Tallandier cède certains titres de Delly, n’étant plus capable de respecter ses engagements envers la Société des gens de Lettres568, et Historia est transférée à Ediset. Jourquin renonce en outre au projet d’une nouvelle publication en fascicules qu’était en train de préparer Maurice Dumoncel, L’Histoire de France pour tous les Français, bien conscient qu’il ne pourra pas obtenir d’Hachette les financements nécessaires pour une nouvelle opération d’envergure. Il choisit de lancer quelques collections sentimentales, en reprenant des titres publiés dans d’autres collections, et prolonge parfois les clubs, comme quand il réédite à faible coût dans le « Cercle romanesque » les anciens titres déjà publiés quelques décennies auparavant. Dans ce domaine de la vente par correspondance, il se concentre sur les collections de luxe, seul secteur dans lequel la maison reste réellement dynamique. Jacques Jourquin ne parvenant pas à trouver un éditeur intéressé par le rachat de Tallandier, il propose à Hachette de se faire luimême repreneur, à égalité avec Christian Wallut, qui dirige les publications Willy Fischer (spécialisées dans les programmes de spectacles). Hachette cède donc Tallandier le 8 janvier 1982 à Jourquin et Wallut. Ensemble, ils restreignent le train de vie de la maison, abandonnant les locaux de la rue Rémy-Dumoncel pour ceux de la rue de la Tombe-Issoire, autrefois réservés à la vente par correspondance. Malgré les difficultés, Christian Wallut espère tirer bénéfice de l’opération en s’appuyant sur Historia, dont les chiffres de vente restent bons. Wallut, qui gère la publicité du magazine, ne désespère pas d’en faire un support publicitaire à la hauteur de ses tirages. En effet, depuis sa création, la revue souffre d’un sous-financement chronique de la publicité que Wallut explique par une certaine désuétude de sa 568. Archives de la SGDL, dossier Delly.

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formule. Il tente donc de la rajeunir, donnant les commandes du projet à son épouse. Ces transformations conduisent une autre figure historique à quitter la maison d’édition : François de Vivie, à qui l’identité d’Historia était associée de longue date et qui rejoint les Éditions Perrin. Mais le changement de formule est un échec : loin de progresser, les ventes baissent, lors même que les coûts de fabrication augmentent. En réalité, à cette date, la maison est déjà moribonde, et le 11 juillet 1984 Tallandier dépose son bilan, mais continue son activité. Un syndic, Me Pavec, est nommé. Jacques Jourquin tente de maintenir le département de la littérature sentimentale, tout en constatant, dans ce domaine, une érosion lente, mais continue des ventes. Il cherche par ailleurs à maintenir le secteur des publications historiques en librairie, lançant plusieurs collections: « Approches », « In Texte », les « Guides Historia ». En 1989, après cinq ans et demi de redressement judiciaire, l’un des plus longs qui ait jamais été, c’est la fin du concordat. Si Jourquin reste président de Tallandier, la maison appartient désormais à des financiers franco-britanniques – le fonds Tocqueville Investissement – qui n’investissent dans l’entreprise que dans l’espoir de la revendre de façon avantageuse. C’est François de l’Espée qui rachète finalement la maison en 1992. Jacques Jourquin quitte la présidence en janvier 1993, mais il a cessé toute activité chez Tallandier dès octobre 1992. À cette époque, Tallandier n’est plus associé qu’au périodique Historia. Le 4 février 1994, dans un portrait de François de l’Espée, Le Figaro présente la maison qu’il dirige comme spécialisée depuis cent vingt-neuf ans dans la vulgarisation historique, et les romans sentimentaux ne sont même pas évoqués dans l’article : la mémoire des publications populaires s’est totalement perdue. On insiste sur Historia et sur le rachat récent d’une autre revue d’Histoire, Historama. Les années qui suivent continuent à voir régulièrement se produire des changements de direction: en novembre 1997, François de l’Espée rachète l’ensemble des actions de Tallandier. Il meurt le 20 juin 1998. En avril 1999, Artémis (François Pinault) et Christian

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Brégou reprennent Tallandier. En mai 2001, Le Seuil vend L’Histoire et La Recherche à Tallandier et prend 34 % du capital des Éditions Tallandier. L’année suivante, Henri Bovet devient le directeur de la maison et lui insuffle un nouvel esprit, plus réactif et plus offensif, développant de nouvelles collections, lançant de nouveaux projets, matérialisés par la publication du Journal d’Hélène Berr en 2008 et des Archives de la vie littéraire sous l’Occupation en 2009. Ces événements initient un nouveau rebond. Tallandier se redéploie sur le terrain de l’édition d’Histoire avec des collections comme « Texto » dirigée par Jean-Claude Zylberstein, « Biographie » ou « La Recherche ». Mais c’est désormais une autre maison, éditeur d’Histoire et de presse historique, qui se développe, bien loin de la logique de cette édition populaire dont François Polo, Georges Decaux et leurs successeurs avaient exploré les possibilités pendant plus d’un siècle. Christian de Boissieu en 2009 puis Xavier de Bartillat en 2010 prendront enfin la relève d’Henri Bovet, sans que l’on discerne toujours les orientations de la maison. Seule la revue phare, Historia, qui a fait entrer les historiens universitaires à sa direction après 1990, est assurée d’un réel attrait dans le public, mais l’on ne sait ce qu’il adviendra de l’ancienne Librairie Illustrée, devenue Librairie Tallandier, après ces multiples changements de direction. Ces mouvements erratiques semblent en effet l’avoir fragilisée et avoir rendu les auteurs inquiets sur son devenir à l’heure du passage du livre papier au livre électronique, peut-être la véritable chance de renouveau de cette entreprise autrefois prestigieuse. Sans doute est-ce le lot de la majorité des maisons d’édition héritières du XIXe siècle qui doivent se poser avec force, au début du XXIe siècle, la question du renouvellement de leurs catalogues et celle de la réanimation de leur fonds sous forme de fichiers électroniques. Peut-être est-ce le sens de l’arrivée de Dominique Missika et de Denis Maraval aux côtés de Xavier de Bartillat fin 2011 mais ceci est déjà une autre histoire, celle de La Librairie Tallandier au XXIe siècle.

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Entre l’époque où François Polo et Georges Decaux ont fondé les Bureaux de l’Éclipse et celle où Maurice Dumoncel quitte la présidence des Éditions Tallandier, les genres, les supports de diffusion, les canaux de distribution, les destinataires des œuvres, les modes de consommation, les définitions mêmes du rôle de l’éditeur populaire ont été bouleversés. Les transformations qui se sont produites au fil des siècles sont si importantes que c’est la notion même d’éditeur populaire qu’on doit interroger. De façon évidente, le métier est matériellement affecté par les mutations économiques qu’induisent ces bouleversements. Quand Georges Decaux pouvait lancer en quelques années cinq journaux s’inspirant de Hachette et de Hetzel, quitte à en abandonner quatre dans les mois suivant leur lancement, quand Tallandier pouvait chercher systématiquement à démarquer les périodiques et collections de Fayard, Hetzel, Offenstadt et Ferenczi, saturant le marché de ses collections et équilibrant par leur nombre les succès et les échecs, Maurice Dumoncel doit engager des sommes considérables en publicités et études de marché, au risque de voir un échec grever l’équilibre de la maison, comme durant les troubles sociaux de 1974. Désormais, les supports et les canaux de distribution de l’édition populaire supposent des investissements de plus en plus lourds, nécessitant des alliances avec d’autres éditeurs ou industriels, comme Maurice Dumoncel l’a fait avec La Redoute ou avec Hachette; et à partir des années 1970, ce sont les groupes qui vont emporter le marché de l’édition populaire, à l’instar de Bertelsmann, le géant allemand, ou d’Harlequin, l’autre géant canadien, et Tallandier ne peut plus rivaliser avec eux.

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Ces transformations du métier d’éditeur ont accompagné un accroissement de l’assiette des acheteurs de littérature populaire avec la baisse des prix du livre. Or, cet élargissement du nombre des lecteurs s’est traduit également par des mutations dans les modes de lecture. Entre 1870 et 1980, l’édition populaire est entrée dans la logique de la culture de masse, passant de tirages réduits à quelques milliers d’exemplaires à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, avec des pics à 100 000 exemplaires. Les temps ont changé depuis l’époque où Louis Boussenard décrivait dans Voyages et aventures de Mademoiselle Friquette ce consommateur-type des publications de la Librairie Illustrée, artisan ou ouvrier spécialisé reliant les livraisons de vulgarisation pour se constituer une bibliothèque choisie trônant fièrement dans la pièce principale. Si les lecteurs du XIXe siècle qui pouvaient avoir accès aux œuvres de Georges Decaux étaient des artisans ou des ouvriers spécialisés, l’évolution des techniques et la baisse des prix ont permis de s’adresser à un public beaucoup plus large et plus diversifié. La diminution du prix du livre a également transformé les modes de lecture des ouvrages : si l’histoire de Tallandier témoigne de la permanence des publications engageant un investissement culturel chez cet éditeur populaire (des livraisons d’Histoire au « Trésor des Lettres françaises » en passant par les Lisez-moi et Historia), l’achat de livres au XXe siècle apparaît de plus en plus comme un loisir peu onéreux parmi d’autres. Ce glissement, amorcé du temps de Montgrédien, et consacré dès le début du XXe siècle avec les collections à quelques sous (le « Livre National », « Le Livre de poche »), se traduit par de profonds changements affectant le métier d’éditeur, au point qu’il est difficile de déterminer s’il existe des traits qui qualifieraient les activités de la maison sur le long terme, lui donnant une identité propre, et permettraient d’en décrire la spécificité par rapport à ses concurrents. Les éditeurs qui se sont succédé à sa tête avaient des projets trop différents pour qu’on puisse affirmer une telle unité. Or, cette variété même paraît indiquer combien la notion d’éditeur populaire recouvre des acceptions différentes.

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De fait, quel rapport peut-on établir entre les brochures politiques de François Polo, les publications de vulgarisation littéraire, culturelle et scientifique de Georges Decaux, les collections de petits romans de Jules Tallandier et l’exploration des nouveaux supports et canaux de diffusion qui préoccupent Maurice Dumoncel ? Les variations que l’on découvre entre les générations d’éditeurs (prouvant s’il le fallait qu’un éditeur impose un regard, une cohérence à sa maison) correspondent à chaque fois à des situations de communication à tous les niveaux différentes : textes de nature très variable (du pamphlet politique à la littérature académique, en passant par le romanfeuilleton et ses déclinaisons, la vulgarisation, les guides et les publications humoristiques), supports de diffusion propres à faciliter le projet de l’éditeur (de la livraison aux collections à bas coût en passant par les journaux illustrés, les clubs ou les publications en fascicules), type d’écriture favorisé (didactique, romanesque), nature du destinataire et posture du lecteur (délassement ou investissement culturel) connaissent des situations très variées, liées à la fois à des choix éditoriaux, à des contraintes techniques, à la situation du champ et à des questions idéologiques. On peut néanmoins repérer tout un ensemble de pratiques populaires. Il est possible de les regrouper autour de trois postures, dont seules deux se sont maintenues durant la période que nous avons étudiée : l’édition politique à destination du peuple (qui disparaît assez rapidement des préoccupations de la maison), la vulgarisation populaire (qui se perpétue jusqu’au bout) et la littérature populaire (qui périclite au début des années 1980). Si chaque forme produit des objets très différents – pamphlets pour la première, ouvrages de vulgarisation pour la seconde et dérivés du roman-feuilleton pour la troisième – toutes ont pour trait commun de s’adresser à un destinataire défini comme « le peuple », impliquant une relation déséquilibrée entre l’éditeur et le lecteur, le premier adoptant une attitude surplombante vis-à-vis du second. En revanche, la notion de peuple elle-même recouvre des acceptions très différentes, qui expli-

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quent la grande variété des productions et des modèles de communication qui leur sont associés : la première désigne un peuple politique (le « peuple de gauche », « le peuple républicain ») ; la seconde renvoie à l’idée du vulgus, c’est-à-dire de la foule non spécialisée ; la troisième désigne les goûts supposés populaires, c’est-à-dire les goûts vulgaires, les mauvais goûts, et le peuple s’apparente à la « masse » de la culture de masse. Chacun de ces peuples recouvre des destinataires différents, qui à leur tour supposent une relation de lecture spécifique et des objets propres. Malgré les variations définitionnelles et les différences radicales qu’elles traduisent, il existe des traits communs à ces productions populaires. D’abord, elles recoupent à chaque fois une conception économique du peuple, celui-ci ne pouvant ou ne voulant dépenser des sommes importantes pour les ouvrages qu’on lui propose : certes, l’investissement culturel associé à la vulgarisation s’accompagne aussi fréquemment d’un investissement économique plus grand que celui engagé dans l’achat d’un roman d’évasion, mais la séduction de la vulgarisation tient aussi à sa prétention d’offrir beaucoup pour un faible prix, comme en témoigne la présentation même des volumes – multiplication des gravures compensant la mauvaise qualité des impressions des livraisons sur papier journal, couvertures toilées rebrochant le papier pulpé des livres de poche, faux luxe des collections de vente par correspondance… Ces prix modérés impliquent du même coup des modes de production spécifiques (faibles coûts de production, tirages à flux tendus et marges réduites) et des modes de diffusion propres, souvent éloignés de ceux de la littérature légitimée (colportage, kiosques, vente par correspondance, merceries et bazars), afin de toucher des lecteurs peu accoutumés à fréquenter les librairies. À ces canaux correspondent des formes qui, elles-mêmes, s’écartent des modèles dominants, cherchant à s’adapter à ces modes de diffusion (à l’instar des fascicules, dont les couvertures illustrées se prêtent à l’affichage près du comptoir des merciers), aux finances des acheteurs (comme les livraisons, qui

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permettent de décomposer le prix d’un ouvrage), ou aux modalités de consommation spécifiques (comme les clubs, qui explicitent dans leur présentation le principe de la bibliothèque choisie). Verticalité de la relation entre l’éditeur et son lecteur, faibles coûts, formats peu prestigieux et contraignants, diffusion hors des circuits de l’édition légitimée… Tous ces traits renvoient à une sorte d’impureté des productions : soit il s’agit de proposer des pamphlets accessibles au lieu d’analyses politiques serrées, soit on cherche à offrir de façon séduisante des sujets culturels ou scientifiques dans une version simplifiée pour le plus grand nombre ; soit enfin on renonce même à l’ambition d’inviter à une « lecture critique » à travers une œuvre originale déterminant ses propres conditions de lecture, et on se contente de réduire les romans à un objet de consommation et de satisfaction directe. Ces effets de délégitimation s’accompagnent d’une tendance à faire refluer la figure de l’auteur au profit des projets et des séries (collections, périodiques, cercles), qui peut s’expliquer soit par un souci de rentabilité (une fois lancée, la collection rapporte un revenu plus régulier que les productions au coup par coup), soit par une volonté de proposer des systèmes de cohérence (bibliothèque, cercle, revue de florilèges littéraires), qui supposent une transmission verticale – l’éditeur offrant sa sélection éclairée à un destinataire peu sûr de ses choix ou à un lecteur dirigé par les préférences narratives et thématiques d’un genre littéraire. Certes, tout ce qu’a édité Tallandier ne peut pas être rapporté à l’édition populaire, et il n’y aurait pas grand sens à présenter la « Collection du temps présent » ou la « Bibliothèque Historia » comme des publications populaires, mais il existe une tendance générale unifiant toute une série de pratiques éditoriales, des brochures aux périodiques de vulgarisation en passant par les collections de romans, les « bibliothèques choisies » et le système des clubs et des fascicules, qui lui donnent son identité. Ces traits communs expliquent pourquoi le partage n’est pas si net entre les différents types de publications : longtemps, les romans d’aventures se sont aussi inscrits dans une logique de vulgarisation

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géographique, puisqu’ils sont issus du projet, bien défini autrefois par Pierre-Jules Hetzel, de proposer « l’instruction qui amuse, l’amusement qui instruit », ce que Georges Decaux a appliqué à sa façon dans le Journal des voyages ; de même, toute la littérature « bleue » (de Delly aux « Bleuets » en passant par le Lisez-moi bleu) se différencie des autres productions populaires par un souci de « distinction » morale qui obéit à une logique proche de cette vulgarisation littéraire que cherchait à offrir la maison. D’autres liens, stylistiques et narratifs cette fois, pourraient encore être établis, entre l’écriture de l’Histoire romanesque d’Historia avant les années 1980 ou des articles de vulgarisation géographique du Journal des voyages d’une part et celle du roman-feuilleton – dramatisation, logique du fait divers, procédés narratifs empruntés à la fiction, etc., d’autre part. Autrement dit, il n’y a pas eu simple juxtaposition entre ces différentes postures d’éditeur populaire, mais échange, circulation. Il nous semble que bien des effets d’hybridité, de hiérarchies ou de glissement vers des formes délégitimées peuvent s’expliquer en partie par cette ambiguïté du métier d’éditeur populaire, même si celle-ci doit à son tour être mise en perspective avec les échanges qui se produisent à des niveaux supérieurs. Les mutations des productions de la maison d’édition sont aussi tributaires des transformations du reste du monde de l’édition: quand François Polo publie avec Georges Decaux ses brochures, il y a encore une place pour les petits éditeurs militants, et quand Georges Decaux multiplie les périodiques de vulgarisation, il s’agit aussi pour lui de se conformer à une tendance importante de l’édition populaire. Désiré Montgrédien puis Jules Tallandier accompagnent le mouvement de professionnalisation d’une édition qui entre dans une logique industrielle. De même la maison subit-elle l’influence des autres producteurs culturels, venant modifier les pratiques populaires. Ainsi l’avènement du cinéma comme média de masse a-t-il eu une incidence sur les écritures populaires, non seulement en entraînant la vogue des ciné-romans, non seulement en participant à l’évolution de la mimésis offerte par l’illustration, mais en modifiant, au

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sein des œuvres, la place du descriptif (le texte n’ayant plus qu’à susciter des intertextes cinématographiques, en particulier dans des univers très marqués par ce média, comme le western); en produisant des effets de stéréotypie médiatique (les « images » du cinéma venant suppléer celles du roman), en faisant refluer la place de la découverte dans les récits d’aventures coloniales (les images du monde rendant celuici plus évident), et en déplaçant progressivement le centre de gravité de la culture populaire de l’écrit à l’écran569. L’éditeur est ainsi tributaire des pratiques culturelles de son temps. Si l’on ne prend pas en compte les évolutions et les variations dans les textes publiés qui en découlent, on ne peut sans doute pas saisir pleinement les caractéristiques de certaines œuvres, le développement de certains genres, ou le succès de certains stéréotypes. Ces mutations qu’a subies la définition du métier d’éditeur populaire correspondent à chaque fois à des types de textes et à des supports particuliers. Elles se sont produites de manière articulée, affectant en réalité de façon concomitante la chaîne de production et la chaîne de communication – les deux étant évidemment intrinsèquement liées dans ce cas. Ce sont ces articulations que l’étude d’une même maison d’édition dans une perspective à la fois littéraire et historique sur une longue période permet de mettre en évidence, en même temps qu’elle éclaire la nature des décisions que prend l’éditeur par rapport à ce contexte dans lequel il se situe et à ces contraintes qu’il subit. Car si la Librairie Illustrée Tallandier offre un exemple d’édition populaire, ses pratiques ne se confondent pas avec celles de ses concurrents: les productions de Désiré Montgrédien diffèrent de celles de Jules Rouff ou d’Arthème Fayard; Jules Tallandier dans l’entre-deux-guerres cherche à se distinguer des éditeurs bon marché qui le concurrencent, à l’instar des Éditions Modernes ou d’Offenstadt, et après la Seconde Guerre mondiale, les choix de Maurice Dumoncel se situent sur un 569. Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage dirigé par Jacques Migozzi, De l’écrit à l’écran, op. cit.

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tout autre terrain que ceux privilégiés par les éditeurs qui ont opté pour le format du livre de poche, à l’instar du Fleuve Noir, pas plus qu’ils ne se confondent avec les publications très bon marché de Cino Del Duca. Même dans le domaine de l’édition populaire, dans laquelle l’éditeur est particulièrement influencé par les pratiques de ses concurrents, par les contraintes techniques et par les modèles sériels qui s’imposent à lui, il existe des situations très contrastées. Ainsi, bien que ni les responsables de la Librairie Illustrée ni leurs successeurs ne puissent être décrits comme des visionnaires qui auraient révolutionné le métier du livre comme l’a fait en 1836 Émile de Girardin ou, en 1905, Arthème Fayard, chaque génération impose son empreinte, lors même que la maison Tallandier se contente souvent de démarquer ses concurrents, s’inspirant de la vulgarisation de PierreJules Hetzel et de Louis Hachette, imitant pour ses publications en romans tour à tour des initiatives de Jules Rouff, Arthème Fayard, des frêres Offenstadt, ou de Joseph Ferenczi – lesquels n’hésitaient pas de leur côté à tirer profit du succès de certaines de ses collections; plus tard, si Tallandier a perçu le succès naissant de la vente par correspondance et des fascicules en kiosques, il n’en est pas non plus à l’origine. Pourtant, à considérer l’ensemble des activités de l’éditeur sur le long terme, on s’aperçoit des effets de cohérence qui se dessinent au fil du temps, et de ce qui le distingue de ses pairs. Ainsi en est-il de la volonté continue de développer deux types d’édition populaire, la vulgarisation (scientifique et littéraire) et la littérature sérielle, plaçant l’éditeur dans une double tradition, et engendrant une série de productions hybrides : romans à prétention didactique, textes jouant sur la confusion entre faits divers et savoir, Histoire romanesque… De même en est-il d’une tendance – non systématique, mais de plus en plus marquée au fil du temps – à rechercher les productions populaires les moins délégitimées, en se fondant en particulier sur des principes moraux ; c’est ce qui conduit Tallandier à délaisser la littérature sulfureuse ou égrillarde, et à se montrer soucieux du jugement des autorités morales et religieuses. On relèvera encore la volonté continue, par-delà les variations, de conce-

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voir certaines collections comme des sélections offertes au lecteur (périodiques culturels, « bibliothèques », collections de « grands auteurs », cercles et clubs…), définissant de la sorte un « bon goût » moyen. Les générations d’éditeurs se sont transmis une identité, via leur catalogue, et ces effets de continuité se maintiennent, malgré les bouleversements qu’apportent à chaque fois les changements d’équipe directoriale, en 1874, 1892, 1901, 1933, 1945, malgré les crises qui imposent de repenser entièrement le métier d’éditeur, durant les guerres ou en 1930, malgré les mutations des formes et la pression des concurrents. Les spécificités de la Librairie Illustrée tendent à définir des domaines de compétence, et à imposer aux concurrents une position marginale, les obligeant à proposer des versions différentes, et à se réserver d’autres pôles d’excellence. Un éditeur de l’importance de Tallandier peut ainsi déterminer des espaces qui, s’ils ne sont pas tout à fait des chasses gardées, manifestent une domination claire : ce sera le cas du « Cinéma Bibliothèque » qui ne connaîtra pas d’équivalents durables à ce coût et avec cette présentation ; c’est le cas également, plus tard, des déclinaisons d’Historia ou du « Cercle romanesque ». On peut peut-être expliquer de cette façon la colère de Jules Tallandier, à l’origine de sa brouille avec son gendre, lors de la « trahison » de Jean de La Hire rééditant La Roue fulgurante dans la collection du « Livre de l’aventure » de Ferenczi, et venant ainsi mettre en péril l’une des collections de Tallandier dominant une niche du marché du roman d’aventures pour la jeunesse (laquelle n’est ni celle des « petits livres », ni des grands fascicules, ni des romans d’aventures plus littéraires, marchés dominés par d’autres ou plus disputés). Ces secteurs éditoriaux que maîtrise l’éditeur déterminent très largement son identité. Ils orientent en outre ses choix futurs, et affectent les décisions prises en période de crise, comme en témoignent les difficultés éprouvées par Maurice Dumoncel, après la Seconde Guerre mondiale, pour abandonner les publications qui avaient fait le succès de la maison du temps de Jules Tallandier et pour explorer de nouveaux territoires. Significativement, il ne le fera

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pas en tentant sa chance dans de nouveaux genres ou dans de nouveaux types de contenus, mais en cherchant à adapter les succès passés de la maison aux supports de diffusion émergents – vulgarisation historique en fascicules, vente par correspondance et « Cercle romanesque » – déclinant dans un second temps seulement ses entreprises sur de nouveaux terrains. Une série de tensions se déterminent ainsi entre spécificités éditoriales et logique de concurrence, entre permanence des pratiques et transformations des formes en vue de s’adapter à l’évolution des goûts et des supports. La situation de l’éditeur populaire s’apparente en cela à celle de bien des auteurs de genre qui ont pu se contenter de recycler les mêmes recettes, et cherché à se nourrir de l’air du temps, au risque d’une rapide désuétude. C’est cette tension que l’on devine dans le choix de l’éditeur d’opérer des coupes dans les romans de Louis Boussenard, de donner des habits neufs aux rééditions à travers des couvertures aux sujets modernisés, ou d’éliminer les références trop datées dans les romans sentimentaux ; c’est elle qui, a contrario, l’invite, malgré l’érosion des ventes, à rééditer inlassablement les romans de Louis Boussenard, de Paul d’Ivoi ou de Jules Mary, ou à pérenniser le principe du Lisez-moi et des deux séries du « Livre National ». Dans l’édition comme dans la littérature populaire, recyclage et renouvellement, répétition et variation, permanences et transformations dialoguent constamment. En un sens, dans le domaine de la littérature populaire tout au moins, ce conservatisme s’explique par le fait que Tallandier est moins un producteur de contenus que de formes nouvelles. Contrairement à ce qui s’est produit chez d’autres, Laffite, Crès, Le Masque, Gallimard (avec la « Série Noire ») ou le Fleuve Noir, Tallandier n’a guère cherché à s’aventurer dans de nouveaux genres populaires : même la littérature sentimentale est apparue dans ses collections sans rupture, par glissements successifs au sein des déclinaisons des romans du « Livre National » rouge, et par assimilation et sérialisation des formes de la littérature « qu’on peut mettre entre toutes les mains »

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(Delly, Max du Veuzit). D’ailleurs, Maurice Dumoncel n’a pas su contrer l’arrivée des nouvelles générations de littérature sentimentale qu’il avait pourtant pressentie. De même, malgré les connaissances qu’avait Rémy Dumoncel du roman d’aventures et d’action anglosaxon, il n’a pas cherché à les importer en France, se contentant de proposer une version plus actuelle et plus géopolitique du roman d’aventures initié par Louis Boussenard et le Journal des voyages. Ainsi n’a-t-il pas joué ce rôle de directeur littéraire impulsant une identité à une collection, tant la logique sérielle l’emporte sur l’originalité chez Tallandier. Pris dans le jeu de la concurrence, l’éditeur a recours aux auteurs et aux genres dans lesquels il domine le marché. En définitive, malgré les spécificités qui se dessinent pour qui observe la maison d’édition sur le long terme, ou la confronte aux productions des autres éditeurs, lorsqu’on observe les changements que subit Tallandier, les transformations des supports frappent bien plus que celles des contenus. Pourtant, on ne peut pas totalement détacher une question de l’autre. Bien au contraire, dans le domaine de l’édition populaire, pour laquelle la figure de l’auteur tend à se marginaliser au profit de la cohésion des séries, des collections ou de la ligne éditoriale des journaux, le support devient un lieu stratégique de l’identité éditoriale, affectant en retour les contenus, mais aussi la nature du destinataire visé, les modalités de lecture, les relations entre l’éditeur et l’écrivain, ainsi que certains traits stéréotypiques, et certaines propriétés génériques. Quand l’éditeur évolue, c’est souvent sous la pression des transformations des supports ou des progrès techniques, et il paraît clair que l’un des facteurs qui ont favorisé le glissement de Tallandier d’une logique dominée par la vulgarisation vers une logique d’édition de romans populaires est, outre le départ de la première génération de dirigeants, l’évolution des supports transformant la nature des relations avec les lecteurs : la décision de Georges Decaux de s’éloigner des publications politiques et satiriques pour leur préférer la vulgarisation culturelle n’a pu être prise que parce que la publi-

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cation en livraisons illustrées l’emportait sur les formes des tracts, brochures et almanachs, déclinants à l’époque, et parce que le développement massif de l’illustration dans la presse et les livraisons était une invitation à rechercher des sujets qui se prêtaient à la figuration par l’image – curiosités géographiques, nouvelles machines, œuvres d’art… De même, au début du XXe siècle, la baisse des coûts de fabrication a permis de toucher un plus large public que celui de la petite bourgeoisie et de l’aristocratie ouvrière, quand les tentatives antérieures de proposer des romans populaires (en livraisons ou à 3,50 francs) étaient toujours bornées par la question des coûts. Or, si l’évolution des techniques d’impression a accompagné et favorisé l’émergence de nouveaux lecteurs (convertissant progressivement la première culture médiatique en culture de masse), elle a surtout généré de nouveaux modes de lecture, plus désinvoltes. Cela a été le cas par exemple avec l’apparition au début du XXe siècle des collections à bas prix, à l’instar des deux séries du « Livre National », qui ont permis à l’éditeur de s’adresser à un plus large public, entraînant des tirages sans commune mesure avec ceux qui prévalaient jusqu’alors. Si davantage de lecteurs ont pu avoir accès aux œuvres, les collections bon marché ont aussi permis l’avènement de nouvelles modalités de lecture dans le domaine des publications pour la jeunesse, l’émergence de ces supports à bas prix a engendré des pratiques de lecture buissonnière, participant par le bas à une forme d’émancipation du jeune lecteur à une époque où la presse pour la jeunesse connaissait une révolution similaire : l’achat d’un livre du « National bleu » n’étant pas chargé de la même valeur symbolique que celle d’un lourd volume d’étrennes, la lecture hédoniste pouvait se défaire des contraintes de la transmission. À leur tour, ces lectures ont entraîné l’émergence de nouveaux types de textes, indifférents à la question du savoir, des romans d’aventures de pur divertissement, dénués des passages géographiques ou de l’articulation entre discours et récit caractéristiques des œuvres des générations précédentes.

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Dans le cas des volumes du « Livre National », si la transformation du support a eu une incidence rapide sur les modalités de réception des œuvres, elle n’a affecté que progressivement l’écriture ellemême, dans la mesure où l’éditeur s’est longtemps contenté de proposer des titres publiés auparavant, et où il a fallu attendre l’entredeux-guerres pour que des romans originaux apparaissent dans la collection. Dans d’autres cas cependant, les mutations ont été immédiates, parce qu’il était plus difficile d’adapter des textes anciens aux nouveaux supports. Cela a été le cas de l’entreprise, en apparence modeste, du « Livre de poche » et de ses déclinaisons qui, sous les contraintes du faible nombre de pages, ont dû resserrer leur intrigue (alors qu’ils dérivaient d’une forme ample issue du feuilleton), et ont modifié en profondeur le principe des romans de la victime en articulant intrigues amoureuses et problématiques sociales : ces mutations ont joué un rôle dans le développement du récit sentimental à la française. Dans tous les cas, lente ou rapide, la transformation des supports affecte l’écriture et la lecture des œuvres. Les changements qui affectent la forme des publications accompagnent généralement des altérations des canaux de diffusion, lesquelles peuvent être plus ou moins importantes. Il est clair que celles-ci ont eu une incidence sur le déclin ou le développement de certains genres, comme lorsque l’entrée dans les Messageries Hachette, alors que s’annonçait la crise de l’édition, a affecté la diffusion des œuvres, et accéléré l’usure des collections et des genres nés avant la Première Guerre mondiale. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que cette incidence des circuits de distribution va se faire sentir et affecter parfois l’écriture, parfois la réception des ouvrages : les fascicules d’Histoire voient ainsi leur forme entièrement déterminée par leur double circuit de distribution, kiosque et courtage, combinant une structure fragmentée propre au magazine et une continuité illustrant la vente en volume relié. À l’inverse, en termes de communication littéraire, le développement des clubs et des cercles impose une transformation des

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modalités de lecture, plutôt que de l’écriture et, de façon liée, comme une mise en avant du travail de sélection comme lieu stratégique déterminant les conditions du pacte de lecture. On voit combien l’édition populaire est sensible à la question des supports. Les productions sérielles s’inscrivent généralement dans une logique industrielle, et les auteurs doivent s’y adapter s’ils veulent être édités : en témoignent les termes des contrats qui leur sont proposés, indiquant nombre de pages prévues, nécessité de rajouter ou de soustraire des livraisons suivant le succès, possibilité d’introduire des modifications ou de remplacer l’auteur par un autre en cas de défaillance. Autrement dit, les auteurs sont davantage assujettis aux contraintes éditoriales, participant, volontairement ou non, d’une logique dans laquelle la question de la valeur de l’œuvre (comme celle de son originalité) se pense toujours en relation à un ensemble plus vaste (celui du support, de la collection, du genre, des topoï). Là où la littérature légitimée cherche à neutraliser autant que faire se peut ces aspects en affirmant une relation sans médiation à l’œuvre unique, la littérature populaire voit la figure de l’auteur se perdre progressivement dans un certain nombre de traits sériels, vers lesquels une part non négligeable des principes sur lesquels repose le pacte de lecture – mettant en jeu l’unité et la signification de l’œuvre – se déporte. Parmi ces espaces où se définissent les traits auctoriaux qu’abandonne l’auteur à la sérialité, il nous semble que l’éditeur représente un point nodal, à la fois comme source intentionnelle et comme lieu incident de la signification des œuvres. Dans le domaine des productions populaires, l’éditeur est un rouage fondamental de la production des formes comme de leur réception, parce que c’est par sa médiation que se déterminent les transformations que les contraintes des supports et, plus généralement, des conditions de distribution, font peser sur les modalités d’écriture des œuvres, et sur la façon dont elles sont lues. On peut alors penser que l’éditeur populaire joue, au sens large, un rôle d’auctor, de garant de la valeur des œuvres. Rien de plus normal : une mai-

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son d’édition, parce qu’elle produit des objets culturels, se situe au croisement des problématiques esthétiques et historiques. Un éditeur est un acteur économique et culturel, et les ouvrages qu’il choisit de diffuser déterminent l’identité de sa maison, jusqu’à donner parfois à l’ensemble de son catalogue la cohérence d’une œuvre que l’on peut à loisir étudier. En retour, l’identité de la maison d’édition influe sur la nature des œuvres que vont proposer les auteurs à l’éditeur. Si les écrivains sont naturellement influencés par les styles, les thèmes et les genres dominants sur le marché de l’édition, a fortiori le sont-ils, en littérature populaire, quand l’adaptation aux contraintes sérielles est un des traits de leur esthétique. Là où la littérature légitimée (la grande littérature) tend à chérir plus que tout la question de l’originalité et lie en profondeur la nature de l’œuvre à la figure de l’écrivain, les mécanismes sériels tendent au contraire à faire refluer la figure de l’auteur au profit d’autres logiques : celle de la collection et de ses déclinaisons, celle du support et de ses contraintes, ou encore celle du genre et de ses stéréotypes. Le romancier populaire peut chercher à se distinguer de la masse, son originalité reste toujours contrainte, puisqu’elle se détermine au sein d’un pacte de lecture qui ne permet que de reformuler, de remotiver, de réarticuler, mais jamais de réinventer totalement : un André Armandy peut trahir des exigences littéraires plus élevées qu’Albert Bonneau ou que Paul Darcy, il n’en reste pas moins un auteur de romans d’aventures obéissant aux contraintes du genre. Dans tous les cas, l’originalité de l’auteur, ce qui en fait un garant de l’identité de l’œuvre, tend à se dissoudre dans des principes de cohérence qui le dépassent. Ces principes se déterminent largement au niveau de l’ensemble du champ culturel et médiatique, mais un de ses relais fondamentaux est indéniablement l’éditeur. Celui-ci conçoit en effet à son niveau toute une série d’effets de cohérence qui unissent à chaque fois un ensemble d’œuvres indépendantes, et leur imposent leur propre logique. C’est le cas des collections et des « bibliothèques », c’est aussi celui des périodiques, dont l’unité se produit certes d’un numéro à

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l’autre, mais aussi à l’intérieur de chaque numéro, à travers la ligne éditoriale. Pour être publiés dans l’un ou l’autre de ces ensembles, les auteurs doivent se plier, bon gré mal gré, à leurs contraintes. En agissant de la sorte, l’éditeur explicite un certain nombre de ces implicites sériels que produit le champ culturel. Ainsi, l’avènement des grandes collections populaires au début du siècle a-t-il fortement contribué à fixer les stéréotypes des genres populaires, et à les circonscrire en catégories toujours plus précises, à force de collections segmentantes. Or, face à ces mécanismes d’écriture sérielle, la position de l’éditeur est ambiguë : il ne produit pas d’œuvres, n’est pas auteur au sens strict, et son intervention est avant tout économique. Pourtant, ses choix ne sont pas neutres, et affectent l’écriture, mais aussi la lecture qui sera faite des œuvres – quand bien même il ne serait qu’un symptôme de transformations se déroulant plus largement dans le champ culturel. Ainsi l’éditeur détermine-t-il des unités de sens auxquelles se réfère l’acheteur pour choisir l’œuvre, délaissant en partie la question de l’auteur. Un périodique, une collection populaire produisent l’un comme l’autre des effets d’auctorialité que va repérer le consommateur ; ils vont lui offrir immédiatement, avant même le volume ouvert, un certain nombre d’indications essentielles sur la nature du texte, et donc sur ses modalités de lecture. Là où l’éditeur traditionnel fait de ce pacte éditorial une garantie d’un pacte de lecture littéraire qui le contredit, affirmant la collection comme la promesse paradoxale d’une irréductibilité des œuvres qui la composent (prétendant toutes à l’originalité), l’éditeur populaire insiste jusque dans le péritexte publicitaire sur la continuité entre les œuvres, leurs thèmes, leurs univers de fiction, leurs structures narratives : un Louis Forest aura beau proposer un roman à la narration inhabituelle avec On vole des enfants à Paris, sa spécificité sera neutralisée par la logique des autres romans criminels du « Livre National » rouge qui réduira son originalité thématique et narrative à une série de variantes au sein du genre. De même, dans le « Livre National » bleu, Walter

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Scott, Frederick Marryat ou Fenimore Cooper apparaissent désormais comme des variations paradoxales d’Albert Bonneau et de Jean de La Hire. De même en sera-t-il pour les périodiques populaires : publié dans le Journal des voyages, un récit d’exploration se verra affecté du caractère sensationnel des romans et des anecdotes horrifiques qui l’encadrent, et en retour, les fictions d’aventures se verront attribuer une part de la véracité des articles journalistiques et documentaires. L’unité du périodique aura imposé son sens, parfois contre l’intentionnalité même des auteurs. Sensibles à cette logique, les auteurs s’efforcent d’ailleurs de se plier aux contraintes que leur impose l’éditeur. Ils lui soumettent des œuvres qui correspondent aux attentes supposées des lecteurs des collections, en renforçant de la sorte les conventions sérielles des genres; ils s’adaptent également aux contraintes liées aux supports: longueur du roman en livraisons, format court du « petit livre », qui tient davantage du synopsis de roman long que de la nouvelle, logique épisodique des fascicules, hésitant entre unité de la série et hétérogénéité des volumes… Dans ce cas, l’écriture même des œuvres est affectée, en amont, par la logique qu’impose l’éditeur, comme en témoignent explicitement les souvenirs des auteurs des « Floralies », on l’a vu, mais comme l’illustrent déjà en en sens le roman d’aventures pseudo-documentaire de Louis Boussenard, les variations appliquées des romanciers de cape et d’épée des années 1930 autour des motifs dessinés par Alexandre Dumas et Michel Zévaco, ou les synthèses qu’opère Magali entre les petits livres et l’imaginaire de Delly. Un auteur comme Albert Bonneau est exemplaire de cette capacité à s’adapter à n’importe quelle contrainte générique et formelle, accordant son style aux conventions génériques et aux formats des différentes collections, au point que, chez lui, la plasticité sérielle paraît parfois toucher à la dissolution de la figure de l’auteur. Nombreux sont les auteurs qui savent néanmoins tirer leur épingle du jeu, et faire preuve d’une relative originalité, mais ils en sont réduits généralement à n’apporter que des variations ingénieuses. D’ailleurs, quand l’auteur ne s’adapte pas directement aux contraintes éditoriales,

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ou quand son roman est réédité à partir d’un autre support, ce sont des intermédiaires qui se chargent d’adapter son œuvre aux normes de la collection, par des opérations de coupe ou des réécritures. On le voit, l’éditeur peut imposer son regard, sa cohérence, par la seule sélection qu’il opère au sein d’œuvres déjà publiées ailleurs, par-delà l’hétérogénéité des plumes convoquées : il existe une écriture propre au Lisez-moi, à Historia, ou au « Cercle du Nouveau Livre », quand bien même les textes réunis le sont a posteriori, parce que de tels périodiques ou de telles collections reposent sur un pacte de lecture dont le garant n’est plus seulement l’écrivain, toujours différent, mais l’éditeur, véritable auctor, autorité présidant à l’unité du sens. C’est ici que la métaphore de la « bibliothèque », inlassablement répétée par Georges Decaux, Armand-Désiré Montgrédien et Jules Tallandier, puis déclinée à travers les images des clubs ou des cercles, détermine cette place attribuée à l’éditeur dans le pacte de lecture sériel. Il existe une empreinte de l’éditeur qui, à plusieurs niveaux, supplée l’auteur dans le rôle de garant, et qui joue un rôle fondamental dans cette constitution d’un horizon d’attente. Il ne s’agit pas seulement d’un effet se déterminant au niveau de la réception, d’un effet de lecture, mais bien d’une production de sens, souvent volontaire, se réalisant à l’échelle de l’éditeur : la collection « Nostalgie », qui prétendait retrouver l’origine littéraire des romans sentimentaux, en était un exemple et, avant elle, les deux Lisez-moi étaient dirigés par un souhait similaire de définir un sens au niveau de la collection. Or, pour ce qui touche à la littérature populaire, c’est à cette échelle qu’une part importante des mécanismes de la communication sérielle se jouent, puisque, dans ce cas, elle affecte aussi bien certains traits de l’écriture que certaines modalités de la lecture. Certes, la plupart du temps, l’éditeur n’est, pas plus que l’auteur et peut-être moins encore que lui, à l’origine de cette unité. Dans le domaine de l’édition populaire (comme dans la plupart des domaines éditoriaux, mais peut-être ici plus encore qu’ailleurs), rares

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sont les coups de génie. On préfère généralement démarquer les entreprises à succès des concurrents. Le Journal rose imitait Fillette comme L’Œil de la police démarquait Le Petit Parisien et les deux collections du « Livre National », celle du « Livre populaire ». Dans cette logique du recyclage généralisé, l’éditeur ne fait rien d’autre qu’appliquer, à son niveau, ce principe sériel qui commande aux activités de l’écrivain populaire. Il cherche à débaucher les auteurs à succès ou, quand il n’y parvient pas, il fait appel à des épigones plus ou moins doués ; il tente de la même façon d’exploiter les formes et les genres à succès. En définitive, l’éditeur populaire invente assez peu. Il n’a d’ailleurs pas intérêt à le faire, une fois que, installé sur le marché, il n’est plus dans une logique de conquête, puisque le succès des collections populaires tient précisément au principe de variation autour de schémas bien rodés. Tout au plus doit-il être attentif à l’usure des recettes sur lesquelles reposent ses collections. Il n’empêche que l’action d’un éditeur d’une dimension comparable à Tallandier a une forte incidence sur les écritures et les thèmes de la littérature populaire, non seulement à travers la diffusion importante des œuvres que la maison a publiées, mais aussi par l’influence qu’elle a eue sur les éditeurs concurrents, sur les collections qu’ils ont lancées, les thèmes qu’ils ont privilégiés, etc. Les choix opérés par Tallandier au fil des années participent donc fortement à la définition des formes et des pratiques du champ. En ce sens, ils apportent un éclairage fondamental sur cette écriture collective avec ses infinies variations que serait la littérature populaire, explicitant, parfois dès les illustrations de couverture, les effets de sérialité, le jeu des stéréotypes, leur diffusion et leurs transformations. Certes, il ne faut pas surestimer la cohérence apportée par l’éditeur aux œuvres qu’il publie. Si l’éditeur opère des choix, il le fait en amont, en invitant les auteurs qui voudront être publiés par lui à se plier aux contraintes sérielles qu’il détermine dans les collections, ou en passant des commandes, plus ou moins précises, à des écrivains, pour des titres ou des séries de titres, et il joue un rôle, en aval, en réécrivant, cou-

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pant et, évidemment, en décidant de ne pas éditer une œuvre parce qu’elle ne cadre pas avec sa politique. On peut cependant penser qu’au plus fort de l’histoire de l’édition populaire, ce rôle en aval restait limité, les titres étant publiés si vite qu’ils n’offraient probablement guère le temps à des relectures attentives – même si, dans ce domaine, la rareté des manuscrits et jeux d’épreuves conservés ne laisse de place qu’aux suppositions et si un travail plus approfondi reste à entreprendre. Mais l’éditeur n’avait sans doute pas à modifier trop en profondeur les œuvres, tant les auteurs étaient dans l’ensemble des professionnels, rompus aux contraintes génériques et formelles des collections qui les accueillaient. Mais indépendamment de l’intention de l’éditeur, il y a un rôle, plus général, joué par lui dans la forme des œuvres, le choix des textes, les genres privilégiés. En effet, même quand l’éditeur se contente de suivre la mode en opportuniste, sans chercher ni à imprimer sa marque, ni à impulser un mouvement particulier à l’édition, il reste, par sa seule activité, un pivot des mécanismes sériels et de la production du sens. En effet, la littérature populaire propose un mode de lecture dans lequel la relation à l’œuvre particulière est très largement informée par un ensemble plus vaste d’œuvres du même type (que ce type soit repéré comme un genre populaire ou qu’il reste implicite, à travers une série de topoï) : on ne lit pas de la même façon un roman qu’on sait être un récit policier et un récit sentimental. Si la nature du pacte sériel est rapidement repérable à travers le réseau de clichés présents dans le texte, les traits paratextuels viennent expliciter cette relation sérielle avant même le début de la lecture, par le biais d’une illustration et d’un titre à valeur stéréotypique, et, souvent aussi, d’une collection venant rapporter les romans à une unité générique : acheter un roman de la collection des « Romans de cape et d’épée », c’est s’apprêter à consommer un type de texte déterminé, mêlant la violence des romans d’aventures et les intrigues sentimentales dans un univers historique que la couverture et le titre présentent par avance ; de même, un roman de la collection « Floralies » détermine-t-il une relation de lecture spécifique. Annoncés dès

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l’abord, ces traits sériels vont jusqu’à entraîner un effet d’anticipation, le lecteur postulant des récits possibles, confrontant constamment l’œuvre aux scénarios intertextuels du genre. Le rôle joué par l’éditeur est déterminant dans ces mécanismes de lecture. En intégrant des romans dans des collections à thématique générique, il définit un horizon d’attente spécifique. Il invite le consommateur à investir immédiatement certains traits d’écriture et à en discriminer d’autres. À travers la collection, on bascule d’une lecture dont les attentes sont ménagées par l’œuvre à une relation médiatisée par la collection et le genre, à partir desquels l’œuvre est pensée. Lire Le Mystère de Ker-Even de Delly en volume à sa sortie, hors collection mais avec pour sous-titre « Roman d’espionnage », ce n’est pas attendre la même chose que de le lire dans la collection des « Floralies », parmi les titres de Saint-Ange, de Magali et de Max du Veuzit : dans un cas, la trame sentimentale sera perçue comme un des paramètres des manigances des forces allemandes, dans l’autre, la jeune orpheline apparaîtra comme une de ces intrigantes, rivales de l’héroïne que l’on rencontre si souvent chez Delly – qu’elle soit au service de l’Allemagne sera perçu comme une variation ingénieuse. Les éditeurs établissent ainsi des liens implicites entre les œuvres et, prenant acte du fait que les pôles d’attraction de leurs catalogues sont distribués entre quelques auteurs, ils organisent généralement leurs collections autour de l’un ou de l’autre de ces écrivains qui valent pour référents de tous les autres : Louis Boussenard pour le « Livre National » bleu, Jules Mary, Charles Mérouvel, puis Maxime Villemer pour le « National rouge », Michel Zévaco pour les « Romans de cape et d’épée », Delly et Max du Veuzit pour les « Floralies »… Les autres auteurs apparaissent comme des satellites de ces figures centrales, variations plus ou moins ingénieuses que le lecteur rapporte implicitement à ces référents que les collections mettent en avant. En privilégiant certains auteurs, l’éditeur établit des hiérarchies qui se traduisent par une insistance sur certains traits stéréotypiques au détriment d’autres, invitant les auteurs à s’y conformer.

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Loin d’avoir une incidence sur l’écriture seulement, la répétition des topoï génériques finit par saturer l’espace et par nourrir les imaginaires collectifs. Ceux-ci sont d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas le fait d’un seul, mais d’un ensemble d’éditeurs, saturant le marché avec des productions similaires, à l’instar, dans l’entre-deuxguerres, de Ferenczi, des Éditions Modernes ou Offenstadt, sans compter la multitude de tout petits éditeurs à l’existence éphémère proposant leurs propres collections d’aventures. Certes, en cela encore, les genres fonctionnent de façon circulaire: formes collectives, ils réaffirment constamment les lieux communs en même temps qu’ils les imposent à la collectivité. Il n’empêche que les éditeurs populaires ont certainement participé à la construction des représentations et à la diffusion de certaines idées, ici encore en les systématisant. Cela a sans doute été le cas dans le domaine des représentations de l’amour à travers les multiples collections sentimentales : dans La Femme gelée, Annie Ernaux évoque la relation ambiguë des femmes à ces lectures (Delly, La Vie en fleur), entre bovarysme et distanciation, reconnaissant néanmoins qu’elles avaient pu instiller « cette idée bizarre de la vie réussie ou finie à 20 ans ». Une influence réelle reste cependant difficile à estimer, car on sait combien, dans le domaine des mœurs, les discours et les idéologies peuvent être transformés par les usages et les effets de décodages dissonants. Cette influence est plus évidente en revanche dans le cas du roman d’aventures exotiques, grand pourvoyeur des valeurs coloniales et patriotiques, dont la défense était explicitement présente dans le projet du Journal des voyages dès le premier numéro du périodique ; et durant l’entre-deux-guerres encore, Tallandier restait, dans le domaine de la fiction populaire, l’un des principaux zélateurs de l’imaginaire colonial, mais aussi des représentations géographiques et raciales, sans qu’il soit très facile de savoir si cette position tenait à un parti pris idéologique ou à une simple logique de continuité éditoriale. Dans ce cas encore, l’éditeur ne fait souvent que suivre le mouvement de l’opinion et pourtant, en systématisant la logique sérielle,

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il joue un rôle fondamental dans le processus de diffusion des représentations et des valeurs. Peu d’opinions divergentes dans les romans du « Livre National », et quand elles existent, celles-ci sont ramenées à de simples variations au sein d’un discours collectif : les romans de l’Italien Emilio Salgari peuvent certes camper des héros anticolonialistes, une fois intégrés à la collection, ils s’apparentent à la lignée des romans antibritanniques dans la veine de Jean Clairsange ou de Gaston-Charles Richard. Quant aux auteurs qui choisissent d’écrire pour la collection, ils reprennent dans l’ensemble ce discours implicite, soit par adhésion, soit plus simplement sous la pression des conventions stéréotypiques. Sans nécessairement revendiquer les représentations que véhiculent les genres dans lesquels ils s’illustrent, ils tendent, par imitation, par reprise des stéréotypes, à participer aux discours du temps… et à leur évolution. Car le genre suit les transformations des représentations associées aux pays lointains, colonies, « races », modes de vie exotiques, et aux intérêts de la France. Et des analyses similaires pourraient être proposées pour l’évolution des romans destinés aux femmes, du roman de la victime aux modernes romans sentimentaux, suivant les mutations des représentations de la femme et de sa place dans la société, toujours vécue de façon conflictuelle. À chaque fois, s’il n’écrit pas les textes, l’éditeur joue un rôle non seulement dans la diffusion des représentations, mais aussi dans leur formulation sérielle, créant une sorte de discours collectif. Dans le domaine des représentations, comme dans celui des genres ou des formes, le rôle joué par l’éditeur populaire tient souvent moins d’une intentionnalité que d’un effet de discours : il ne cherche pas nécessairement à diffuser des idées ou à valoriser un genre ; ce n’est pas à proprement parler un auteur ; et pourtant, c’est à son niveau que se dessinent bien des effets de sérialité, quand bien même il se contenterait très souvent de suivre la tendance générale de l’édition ou des productions de masse. Ce rôle joué par l’éditeur intervient au premier chef à travers la logique de collection et

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ses déclinaisons, qui établissent des liens entre des œuvres hétérogènes, parfois avec une volonté marquée (comme dans le cas des collections et des clubs) de proposer un pacte de lecture éditorial. De façon moins volontaire, c’est à son niveau que se détermine l’incidence des supports, de leur forme et de leur circulation, sur les contenus, et les contraintes qu’ils font peser sur les écritures. L’éditeur populaire impose parfois son souci de cohérence aux auteurs, et même lorsqu’il n’agit pas à dessein, il est l’un des principaux moteurs des effets de sérialité affectant l’écriture et la lecture des œuvres. Ce sont certains de ces effets de sens que, par sa longévité et son importance, Tallandier permet de mettre en évidence.

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Cette liste des périodiques, collections et ouvrages en livraisons publiés par les Bureaux de l’Éclipse, la Librairie Illustrée et leurs successeurs (G. Decaux, Librairie Montgrédien, Librairie des Connaissances Utiles, Éditions Tallandier, Librairie Contemporaine, etc.), reprend et complète celle qui avait été établie par Jean-Luc Buard, Claude Herbulot et Matthieu Letourneux dans le numéro 39-40 du Rocambole (« Les Éditions Tallandier », été-automne 2007, sous la direction de Jean-Luc Buard et Matthieu Letourneux). Les informations, très développées, qui étaient proposées dans le dossier ont été synthétisées pour des raisons de place, et l’on peut se reporter au numéro en question pour plus de détails. Nous avons en revanche ajouté à cette liste les publications non populaires (vulgarisation, Histoire, actualité, littérature), ainsi que les collections vendues par correspondance et les livraisons tardives vendues en kiosques. 1868 • Périodique : François Polo lance L’Éclipse suite à l’interdiction de La Lune (26 janvier). • Périodique : La Lanterne de Boquillon (août 1868). • À la fin de 1868, les bureaux de L’Éclipse sont transférés du 5 Cité Bergère au 16 rue du Croissant, dans l’immeuble de l’imprimerie de la presse. 1869 • Périodique : La Chanson illustrée. • Périodique : Le Monde comique (juin). • Périodique : F. Polo reprend Le Théâtre illustré (juillet). 1871 • Début de l’association entre G. Decaux et F. Polo. • Périodique : L’Événement illustré. • Périodique : L’Esprit follet et Paris comique réunis ; album-journal littéraire, artistique, fantaisiste (fusion de L’Esprit follet de Sonzogno et de Paris comique de Carlo Gripp). • Collection : « Bibliothèque populaire » (20 volumes). • Livraisons : Jules Claretie, Histoire de la révolution de 1870-1871, pre-

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La Librairie Tallandier mière grande publication en livraisons de la Librairie de l’Éclipse ; Touchatout, Histoire de France tintamarresque (100 livraisons) et Le Trombinoscope. 1872 • Périodique : Le Musée universel (5 octobre 1872). • Livraisons : A. Ranc, Sous l’Empire : roman de mœurs politiques et sociales ; Lorédan Larchey, Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique de l’argot parisien (30 livraisons) ; P. et H. de Trailles, Les Femmes de France (30 livraisons). 1873 • Périodique : Magasin illustré : lectures pour tous (n° 1, février). • Périodique : Le Monde pittoresque, idem, 5 numéros. • Périodique : L’Actualité politique et littéraire : revue des hommes et des choses (n° 1, 12 avril). • Livraisons : Alphonse Daudet, Contes et récits ; A. Ranc, Le Roman d’une conspiration ; Les Voyages célèbres : aventures et découvertes des grands explorateurs ; Fenimore Cooper, Le Dernier des Mohicans ; Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse (50 livraisons) ; Elie Sorin, Histoire de la République française. 1874 • Février : Disparition de François Polo. La Librairie F. Polo / Bureaux de L’Éclipse est reprise par son associé Georges Decaux ; elle deviendra Librairie G. Decaux / Librairie Illustrée l’année suivante. • Périodique : Almanach du mois illustré (janvier). • Collection : « Bibliothèque pour rire ». • Collection / livraisons : « Bibliothèque des succès dramatiques ». • Livraisons : Swift, Voyages de Gulliver illustrés (45 livraisons) ; Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires (60 livraisons) et La Reine Margot (50 livraisons) ; Victor Hugo, L’Homme qui rit (80 livraisons) ; Emmanuel Gonzalès, Les Frères de la Côte ; Les Joyeux Conteurs ; Contes et nouvelles de la Reine de Navarre (23 livraisons). 1875 • Périodique : Sur terre et sur mer. Journal hebdomadaire de voyages et d’aventures,106 numéros, puis devient le Journal des voyages. • Périodique : La Science illustrée (première version). • Périodique : Les Feuilletons illustrés. • Collection : « Petite Bibliothèque à un franc le volume ». • Périodique : Les Romans illustrés (21 janvier). • Périodique / Livraisons : Le Tour de France (4 novembre). • Livraisons : Jules Claretie, Portraits contemporains (25 livraisons), Alexandre Dumas, Vingt ans après et La Dame de Monsoreau ; Walter Scott, Quentin Durward ; A. Dumas fils, La Dame aux camélias ; Clémence

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Chronologie Robert, Latude ou les Mystères de la Bastille ; V. Hugo, Les Travailleurs de la mer (65 livraisons) et L’Homme qui rit (80 livraisons). 1876 • Périodique : Les Beaux-Arts illustrés. • Périodique : La Revue de la musique. • Collection : « Bibliothèque moderne ». • Livraisons : Amédée Achard, Belle-Rose (40 livraisons) ; A. Dumas, Le Vicomte de Bragelonne ; Louis Jacolliot, L’Afrique mystérieuse ; Histoire nationale illustrée de la France ; Histoire pittoresque illustrée des grands voyages au XIXe siècle ; Histoire illustrée de la guerre d’Orient (1875-1876) ; Histoire illustrée de six ans de guerre et de révolution 1870-1876 ; Géographie nationale illustrée de la France… • 1er octobre : La Librairie Illustrée est transférée du 16 au 7 de la rue du Croissant. 1877 • Périodique : La Vie amusante. • Périodique : Journal des voyages et des aventures de terre et de mer (n° 1 le jeudi 12 juillet 1877). • Livraisons : Richard Cortambert, Un drame au fond de la mer ; Adrien Huart, La Nouvelle Vie militaire ; Théâtre de Beaumarchais ; Mackensie Wallace, La Russie (100 livraisons) ; Histoire complète de M. A. Thiers. 1878 • Périodique/livraisons : Le Tour de l’année, encyclopédie de la ville et de la campagne. • Périodique : L’Exposition de Paris. • Périodique : Almanach du Journal des voyages. • Périodique : Le Père Gérard. Gazette nationale des communes, coédition, avec R. Martin. • Collection : « Bibliothèque d’aventures et de voyages », avec Maurice Dreyfous. • Livraisons : Adolphe Bitard, Le Monde des merveilles ; Adrien Huart, Les Parisiennes (100 livraisons) ; Jules Trousset, Histoire illustrée des pirates, corsaires, flibustiers, boucaniers, forbans, négriers et écumeurs de mer dans tous les temps et dans tous les pays; Gabriel Ferry, Le Coureur des bois ou les Chercheurs d’or ; Les Arts et les industries de tous les peuples à l’Exposition ; Les Merveilles de l’Exposition de 1878; Jacques Rengade, Les grands maux et les grands remèdes (100 livraisons) ; Hippolyte Magen, Histoire du Second Empire (100 livraisons) ; E. Sanderson, L’anglais sans professeur (50 livraisons) ; A. Bitard, Dictionnaire biographique des célébrités contemporaines (60 livraisons). 1879 • Périodique : Le Journal pour tous. • Périodique : Le Magasin de lecture illustré.

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La Librairie Tallandier • Périodique : La Récréation. • Livraisons : Le Maudit par l’abbé *** ; Adolphe Belot, La Vénus noire, voyage dans l’Afrique centrale ; Albert Robida, Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde connu et même inconnu de M. Jules Verne ; Biographie populaire illustrée de M. Gambetta (75 livraisons) ; Gabriel Ferry, Costal l’Indien ou les lions mexicains. 1880 • Périodique : La Caricature. • Périodique : L’Année comique. • Périodique : La Silhouette. • Livraisons : Adolphe Belot, Les Étrangleurs de Paris (65 livraisons) ; Jules Claretie, Le Beau Solignac (50 livraisons) ; Alfred Assollant, L’Aventurier ; Jules Trousset, Histoire illustrée des grands naufrages, incendies en mer, collisions, famines, massacres de marins, révoltes d’équipage (100 livraisons). • Volume : Première édition du Tour du monde d’un gamin de Paris par Louis Boussenard (édité avec Dreyfous). 1881 • Périodique : Le Magasin littéraire. • Livraisons : Louis Boussenard, Le Tour du monde d’un gamin de Paris, suivi de Les Dix Millions de l’oppossum rouge (83 livraisons) ; Géographie pittoresque des cinq parties du monde (195 livraisons). 1882 • Périodique : La Vie élégante. • Collection : « Les Grandes Aventures », œuvres de Louis Boussenard. • Livraisons : Louis Boussenard, Les Robinsons de la Guyane (80 livraisons) ; Nouveau Dictionnaire encyclopédique universel illustré, sous la direction de Jules Trousset, 485 livraisons et deux livraisons en supplément; L’Amérique du Nord pittoresque (100 livraisons); La France pittoresque (100 livraisons); Giraud et Arrenaud, La Musique sans professeur (50 livraisons) ; Jacques Rengade, La Création naturelle et les êtres vivants, les animaux et les hommes (100 livraisons). 1883 • Livraisons: A. Robida, Le Vingtième siècle (50 livraisons); Louis Boussenard, Les Aventures d’un gamin de Paris à travers l’Océanie (75 livraisons) ; Louis Figuier, Les Nouvelles Conquêtes de la science ; Richard Cortambert, Nouvelle Histoire des voyages et des grandes découvertes géographiques ; Jacques Rengade, La Vie normale et la santé (100 livraisons) ; Léopold Stapleaux, Les Compagnons du glaive (175 livraisons) ; Lesage, Gil Blas de Santillage, (50 livraisons) ; H. Lefèvre, La Comptabilité (50 livraisons). 1884 • Périodique : Le Tartarin : organe des enfants du Midi. • Collection/Livraison : Méthode Sanderson (méthodes de langue en vente en livraisons).

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Chronologie • Livraisons: Louis Boussenard, Aventures périlleuses de trois Français au pays des diamants (75 livraisons); Georges Ohnet, Le Maître de forges (42 livraisons) et La Comtesse Sarah; Eugène Moret, Les Confessions de Ninon de Lenclos (70 livraisons); Alphonse Daudet, Sapho, mœurs parisiennes (30 livraisons); Louis Boussenard, De Paris au Brésil par terre: Aventures d’un héritier à travers le monde (75 livraisons); Charles Leroy, Le Colonel Ramollot (40 livraisons); Jules Claretie, Le Prince Zilah (40 livraisons) ; Joseph Fabre, Jeanne d’Arc, libératrice de la France (40 livraisons); Paul Rouaix, Dictionnaire des arts décoratifs. 1885 • Collection : « Les Grandes Aventures » par Louis Boussenard, coédité avec Marpon et Flammarion (environ un volume par an pour les étrennes), 5 volumes en 1885. • Collection : « Commerce, industrie, agriculture » (ouvrages pratiques d’H. Lefèvre). • Livraisons: Louis Noir, Le Roi des chemins; Hector Malot, Micheline; Victor Tissot, La Police secrète prussienne ; Alphonse Daudet, Jack : Histoire d’un ouvrier ; Œuvres de Rabelais illustrées par A. Robida ; Constant Améro, Le Tour de France d’un petit Parisien (100 livraisons); Émile Zola, Germinal (60 livraisons) ; Maxime Aubray, Le 145e Régiment : Joyeuses histoires du mess et de la chambrée (40 livraisons) ; Georges Ohnet, Serge Panine ; L’Art dans la maison, grammaire de l’ameublement, Henry Havard (50 livraisons); Jacques Rengade, Les Besoins de la vie ; J. Rambosson, Merveilles de l’astronomie. • Octobre : Le Journal des voyages absorbe Le Monde pittoresque. 1886 • Collection : « Collection de volumes à 3,50 francs » (C. Mérouvel, F. Du Boisgobey, G. de Peyrebrune, J. de Gastyne, L. Boussenard, Ch. Leroy). • Livraisons : Louis Boussenard, Aventures d’un gamin de Paris au pays des lions (75 livraisons) ; Georges Ohnet, La Grande Marnière. 1887 • Périodique : La Vie militaire. • Périodique : La Baïonnette. • Périodique : La Lecture. • Périodique : La Science illustrée, sous la direction de Louis Figuier. • Périodique : La Récréation de la jeunesse et de l’enfance. • Livraisons : Les Mystères de la science par Louis Figuier. 1888 • Périodique: Les Joyeusetés de la semaine par Armand Silvestre, 262 fascicules. • Collection : « Nouvelle Bibliothèque illustrée », volumes à 3,50 francs. • Livraisons : « La Police parisienne » : Le Vilain monde, Les Dépeceurs de cadavres, Le Gibier de Saint-Lazare par G. Macé (107 livraisons). 1889 • La Librairie Illustrée déménage au 8 rue Saint-Joseph. • La Librairie Illustrée cède le Journal des voyages à Léon Dewez.

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La Librairie Tallandier 1890 • Périodique: La Lecture rétrospective. Revue sœur de La Lecture, créée en 1887. • Collection : « Bibliothèque du Journal des voyages » (avec le Journal des voyages, 1890-1894). Deux séries, petit format (in-12, 7 titres, 1890), et grand format (in-8°, 6 titres, 1892-1894). Années • Livraisons : Louis Jacolliot, « Les Grands Chercheurs d’aventures » (Le 1890 Coureur des jungles, Les Mangeurs de feu, Les Ravageurs de la mer, 260 livraisons en 3 volumes) ; Edmond Lepelletier, « Les Grands Succès dramatiques » (Fualdès : grand roman historique et dramatique, suivi du Fils de la nuit, 129 livraisons, Madame Sans-Gêne, 92 livraisons) ; Pierre Decourcelle : « Les Amours d’aujourd’hui » (Gigolette : grand roman dramatique, Fanfan, Le Chapeau gris, Le Crime d’une sainte, 298 livraisons). 1891 • Collection : « Chefs-d’œuvre du siècle illustrés ». • Périodique : Revue universelle des inventions nouvelles. • G. Decaux fonde avec Henry Havard la Société de l’art français en vue de publier la série de la Société de l’art français. 1892 • Georges Decaux revend une partie de La Librairie Illustrée à Jules Tallandier et Armand-Désiré Montgrédien. La Librairie Illustrée devient « Librairie Illustrée Montgrédien et Cie ». 1893 • Périodique : La Semaine pour rire. • Périodique : Les Romans célèbres. • Collection : « Les Nouveautés photographiques ». 1895 • Livraisons : Louis Boussenard, Le Secret de Germaine. 1896 • Périodique : La Semaine joyeuse. 1898 • Collection : La Librairie Illustrée reprend le catalogue de la « Bibliothèque d’aventures et de voyages » éditée par Dreyfous depuis 1878. • Collection : « Nouvelle Collection moderne à 1 franc le volume ». • Collection : « Excursions économiques ». 1899 • Collection : « Bibliothèque des grandes aventures » (1899-1907, environ 50 volumes). • Collection : « Collection des romanciers contemporains ». • Collection : « Bibliothèque moderne et universelle », versions reliées des romans parus dans les séries brochées à 3,50 francs. • Février : Mariage de Jules Tallandier et de Lucie Dewez.

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Chronologie 1900 • Périodique : Les Merveilles de l’Exposition de 1900. • Collection : « Bibliothèque musicale illustrée ». • Livraisons : Henryk Sienkiewicz : Quo Vadis (70 livraisons). 1901 • Périodique : L’Album, 18 fascicules. • Périodique : L’Illustré universel. • Octobre : reprise de la maison par Jules Tallandier seul. • Octobre : Reprise du fonds de la Librairie Charles Tallandier par Jules Tallandier. 1902 • Collection : « Bibliothèque des aventures gauloises » par Armand Silvestre. 1903 • Collection : « Le Livre pour tous » (57 volumes en 1906). • Périodique : Le Photographiste. • Livraisons : Brieux, Les Avariés (161 livraisons). 1904 • Périodique : Le Jeudi de la jeunesse. • Périodique : Le Journal des romans populaires illustrés. • Périodique/livraisons : Le Panorama du Salon de 1904 (8 livraisons). 1905 • Périodique : Lisez-moi. • Périodique: Mon bonheur, octobre 1905, absorbé par le Journal des voyages en octobre 1909, dont il reprend le sommaire pendant 59 numéros, jusqu’en novembre 1910. • Périodique/livraisons : Le Panorama du Salon de 1905 (8 numéros). 1906 • Périodique : L’Illustré National. Créé par J. Rueff en 1898, repris par Tallandier en 1906, proposé comme supplément illustré du dimanche par de nombreux quotidiens régionaux sous leur propre marque. • Collection : « Bibliothèque des jeunes », cartonnages pour la jeunesse (6 volumes). • Collection : « Le Roman populaire ». • Collection : « Les Chefs-d’œuvre littéraires illustrés », « Bibliothèque universelle ». • Collection : « Les Chefs-d’œuvre littéraires illustrés » (ou : « Les Chefsd’œuvre de l’esprit »), version plus luxueuse de la collection précédente. • Jules Tallandier acquiert les locaux du 75 rue Dareau. 1907 • Collection : « La Vie d’aventures » (1re version, coéditée avec le Journal des voyages, 1907-1908, 18 volumes). • Collection : « Collection des auteurs favoris de la jeunesse ». Cartonnages pour la jeunesse. • Collection : « Bibliothèque des grandes aventures », réédition des œuvres de Boussenard en petites livraisons de 64 pages à 20 centimes.

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La Librairie Tallandier • Collection : « Œuvres choisies de Paul d’Ivoi » (rebrochage des livraisons de Fayard). • Collection : « Crimes et criminels étranges (Mémoires d’un directeur de prison) » par Paul de Sémant et Ch. Gramaccini, série de fascicules formant 10 ouvrages complets en deux fascicules chacun. 1908 • Périodique : L’Œil de la police. • Collection : « Le Livre National » (avril 1908), collection bleue (première série, 44 titres). • Collection : « Le Livre National » (avril 1908), collection rouge, 997 titres jusqu’en 1936 (deuxième série, 1937). • Collection : « La Vie d’aventures » (deuxième version, consacrée aux aventures de Toto Fouinard par Jules Lermina, 12 fascicules, novembre 1908janvier 1909). • Livraisons : H. de La Vaulx et A. Galopin : Le Tour du monde de deux gosses (46 fascicules) ; Arnould Galopin, Les Chercheurs d’inconnu : Aventures fantastiques d’un jeune Parisien (12 fascicules). 1909 • Périodique : La Vie mystérieuse. • Périodique : La Broderie moderne. • Périodique : Historia. • Livraisons: Arnould Galopin et capitaine Danrit, La Révolution de demain (1909-1910, 86 livraisons); Robert Francheville, Tire au flanc (104 livraisons). • Jules Tallandier transfère le siège social de sa maison rue Dareau. 1910 • Périodique : L’Ami de la jeunesse (racheté par Tallandier à Ferenczy ; absorbé par Le Jeudi de la jeunesse). • Périodique : Revue germanique (revue de l’Université de Lille, créée en 1905, reprise par Tallandier). • Périodique : Revue du Nord (pour l’Université de Lille). • Collection : « Les Romans mystérieux », environ 35 titres pour la première série (mai). • Collection : « Bibliothèque Historia » (novembre). • Collection : « Bibliothèque Lisez-moi : Nouvelle collection littéraire illustrée » (16 titres). • Collection/livraisons : « Les Romans héroïques de Michel Zévaco ». • Livraisons: « Aux bat’ d’Af’ » par Aristide Bruant: Les Amours de la Pouliche (105 livraisons), suivi de : La Loupiote, suite des Bat’ d’Af ’ (112 livraisons). • Jules Tallandier est fait chevalier de la Légion d’honneur. 1911 • Périodique: Lisez-moi bleu: Magazine illustré des jeunes filles et des jeunes gens. • Périodique: Mon copain du dimanche (mai à décembre 1911, 35 numéros).

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Chronologie • Collection : « Les Drames mystérieux » (un seul titre connu). • Collection : « Les Grands Romans d’aventures », cartonnage éditeur pour des volumes du « Livre National » bleu. • Collection : « Les Grands Romanciers du XXe siècle », cartonnage éditeur, pour des volumes du « Livre National » rouge (voir ci-dessus). • Livraisons : Ténébras, le bandit fantôme par Arnould Galopin (1911-1912, 42 livraisons). 1912 • Périodique: Le Petit Soldat de France, juillet à novembre 1912 (35 numéros). • Périodique: Le Journal rose: magazine illustré des fillettes, septembre 1912 au 1er août 1914 (198 numéros). • Collection : « Collection bleue » (1912-1914). • (Vers 1912) Collection : « Bibliothèque idéale des jeunes gens » (au moins un titre, livre d’étrennes). • (Vers 1912) Collection : « Bibliothèque idéale de la jeune fille » (au moins un titre, livre d’étrennes). • Collection : « Le Roman historique ». • Livraisons : Les Amours d’un petit soldat par Arthur Bernède. 1913 • Collection : « Romans d’amour, drames de passion », série consacrée aux romans de Jules Mary, intégrée rapidement au « Livre National » rouge, n° 201-231, jusqu’en 1920. • Collection : « Les Crimes de l’amour », sous-série du « Livre National » rouge, sur le même modèle que la précédente, consacrée aux romans de Charles Mérouvel, n° 301-320. • Livraisons : « Les Romans réalistes » par Aristide Bruant : Serrez vos rangs (105 livraisons), suivi de : Les Trois Légionnaires. • 27 août 1913 : Création des « Films Jules Tallandier, Grands Romanciers populaires ». Dès l’année précédente, l’éditeur a entrepris la réalisation de films. Il adaptera les œuvres de Jules Mary (Les Dernières Cartouches), de Michel Zévaco (Les Pardaillan) et sortira deux films réalisés par Raoul d’Auchy : Grande Sœur et Fille d’amiral. 1914 • Périodique : L’Illustré National. Deuxième série, novembre 1914-février 1917, 127 numéros, consacrés surtout à l’« Histoire anecdotique de la guerre européenne », reprend de 1922 à 1923, 77 numéros. • Périodique : 24 septembre le Panorama de la guerre. • Livraisons : Léonce Rousset, La Guerre au jour le jour. • 11 juillet : Mort de Georges Decaux, cofondateur de la maison. 1915 • Collection : « Le Livre de poche » (1915-1941), six séries : 1915-1917 (52 titres), 1920-1923 (182 titres), 1923-1927 (200 titres), 1927-1936 (466 titres), 1936-1937 (42 titres), 1938-1941 (154 titres).

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La Librairie Tallandier • Livraisons : « Les Romans réalistes » par Aristide Bruant : L’Alsacienne, 98 livraisons. 1916 • Collection/livraisons : Les Vampires par Louis Feuillade et Georges Meirs, 4 volumes de 190 pages, suivi de 3 fascicules de 60 pages. 1918 • Collection : « Les Romans pour tous » (52 fascicules). • Périodique/Collection : « Les Grands films ». Au moins un numéro. 1919 • Périodique : Romans pour tous, publication hebdomadaire (29 numéros). 1920 • Collection/livraisons : « Les Chefs-d’œuvre du cinéma ». • 27 février : Lors de l’assemblée générale annuelle, Jules Tallandier est élu président du Cercle de la Librairie. 1921 • Collection : « Les Beaux Romans d’amour » (jusqu’en 1922). Deux collections différentes, l’une de fascicules (de Marcel Priollet), l’autre de volumes d’auteurs divers. • Collection: « Romans d’amour et de bataille » (mars 1921), 4 volumes de G. Spitzmuller, intégrés par la suite dans la numérotation du « Livre National ». • Collection : Série « Femme de proie ! » de Marcel Allain (5 volumes). • Collection : « Cinéma Bibliothèque » : plusieurs séries jusqu’en 1940 : première série, mai 1921-1936, 722 titres ; deuxième série (dite « hors série », numéros HS), en parallèle à la première, 1925-1931, 96 titres ; troisième série, 1936-1937, 25 titres ; quatrième série, 1937-1940, 45 titres. • Collection/Livraisons : « Cadette Bibliothèque » (série des Miraculas d’H. de Volta, 20 fascicules). • Fascicules : Mémoires de Villiod (20 fascicules). 1922 • Périodique : L’Illustré National (77 numéros du 29 janvier 1922 au 15 juillet 1923). • Périodique : Relance du Lisez-moi, sous le titre du Lisez-Moi pour tous. • Collection : « Les Beaux Romans populaires ». Rebrochage des invendus de grand format du « Livre National ». • Collection/livraisons: « Drame du cœur » (un seul titre connu, Les Amours d’une femme mariée de Marcel Priollet). • Livraisons : L’Anneau de lumière par Miral-Viger. 1923 • Collection : « Le Roman de poche », recueil d’invendus (sans date), par quatre titres, de la collection « Le Livre de poche » (au moins 5 volumes, soit 20 titres rebrochés). • Collection : « Bibliothèque des grandes aventures » puis « Grandes Aventures, voyages excentriques » (Tallandier bleus): relancée le jeudi 6 sep-

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Chronologie tembre 1923, 568 titres jusqu’en 1936 ; deuxième série 1936-1937, 25 titres ; nouvelle série, 1937-1942, 77 titres, repris en 1947 (aventures de Catamount), puis 1949 (autres auteurs). 1925 • Livraisons: Le Tour du monde de deux gosses par A. Galopin et H. de La Vaulx. 1926 • Collection : (4 février) : « Romans célèbres de drame et d’amour » (19261932, 213 titres ; devient par la suite les « Beaux Romans dramatiques »). • Collection : rachat de la « Collection de la Bibliothèque nationale » (fondée en 1863). 1927 • Collection : « Voyages lointains, aventures étranges » (1927-1932, 110 titres ; la collection devient ensuite « À travers l’univers » ; certains textes de ces collections sont proposés sous forme de reliures de trois titres formant une série « Les Livres de la jeunesse »). • Collection : « Les Belles Œuvres littéraires ». • Collection : « Les Romans mystérieux » (deuxième série). Au moins 43 titres jusqu’en 1932. • Collection : « Les Chefs-d’œuvre de l’Orient ». 1928 • Collection : « Ciné-Or », 9 titres. • Collection : « Collection du temps présent ». 1929 • Collection : « Les Livres de la jeunesse ». • Collection : « Les Chefs-d’œuvre de l’esprit ». • Collection : « La France et la vie d’autrefois ». • Rémy Dumoncel quitte les éditions Tallandier pour la Renaissance du Livre. 1930 • Collection : « Le Livre National, série “Espions, policiers, détectives” », n° 1, 10 avril 1930 (60 titres toutes séries confondues). « Aventures de Tony » de Gabriel Bernard, « Martin Numa » de Léon Sazie, « Satanas » de Gabriel Bernard, « Nouvelles Aventures de l’inspecteur Tony » par Gabriel Bernard, puis série des « Criminels et policiers » (auteurs divers). • Collection : « Les Chevaliers de l’aventure : Grandes aventures et voyages excentriques » (deuxième série, 100 titres). • Collection : « Les Romans bleus » (1930-1935, 59 titres, puis 1937-1942, 71 titres). • Jules Tallandier est fait officier de la Légion d’honneur. 1931 • Collection : « Crimes et châtiments » (1931-1932, 26 titres). • Collection : « Les Jolis Romans » (1931-1933) ; 82 titres au moins. Est réunie par la suite aux « Romans de la vie ».

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La Librairie Tallandier • Collection : « Le Roman du dimanche » (1931-1933 ; 75 volumes). • Collection : « Ma lecture » : réunion de trois fascicules du « Livre de poche » ou des « Jolis Romans » ; une deuxième série (1933-1934, 39 titres) ne propose qu’un récit. • Livraisons : Colonel Royet, La guerre est déclarée (20 fascicules). • 16 février : Tallandier confie l’exclusivité de ses ouvrages aux Messageries Hachette. 1932 • Périodique : Le Film. • Périodique : Journal de la femme, 12 novembre 1932-16 mai 1941, 440 numéros ; repris du 25 septembre 1947 au 2 mars 1949. • Collection : « Les Beaux Romans dramatiques » (1932-1933). Refonte des « Romans célèbres et drames d’amour », 67 titres. • Collection : « Romans de cape et d’épée : amour, héroïsme » (première série, 1932-1936, 123 titres ; deuxième série, 1936-1937, 24 titres ; troisième série, 1937-1942, 74 ou 75 titres). • Collection : « Criminels et policiers » ; suite du « Livre National, série “Espions, policiers, détectives” », n° 46-69. • Collection : « Confessions d’amour ». • Collection : « Les Drames du cœur » (première série, 22 titres ; deuxième série, 29 titres), créée par fusion avec « Les Beaux Romans dramatiques ». • Collection : « À travers l’univers », 45 titres parus de juin 1932 à 1933, les numéros impairs sont des romans : « Aventures étranges, voyages lointains », les pairs des « Aventures vécues de mer et d’outre-mer ». Deuxième série en 1933. • Collection : « Les Romans de la vie » (première série, 17 titres en 19321933; deuxième série, après absorption des « Jolis Romans », 22 titres, 1933). • Collection : « Les Romans de Marcel Priollet », suite de la collection parue à la SET (1928-1932). • Livraisons : Arthur Bernède, Vampiria, Librairie Contemporaine (90 livraisons) ; Jean de La Hire, Les Drames de Paris (100 livraisons). 1933 • Périodique : Ciné-roman film. • Périodique : Réalisme. Reportages et études de mœurs. Publication hebdomadaire, juin 1933-2 mars 1934, 37 numéros. Cédé à Henri Manhès en novembre 1933. • Collection : « Criminels et policiers » (deuxième série, 40 titres, 19331934). • Collection : « À travers l’univers » (deuxième série, 22 titres). • Collection : « Dédales » (avril 1933, 9 titres). • Collection : « Ma lecture » (deuxième série, 1933-1934, 39 titres). • Collection : « Les Films succès » (mai 1933).

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Chronologie • Collection : « Galerie criminelle », en remplacement de « Crimes et châtiments », dont la série reprend les titres. • Collection : « Crimes » (série à l’existence incertaine). • Collection : « Le Film », collection de ciné-romans (22 volumes). • 12 janvier : Mort de Jules Tallandier. • 1er février : Henri Manhès est nommé directeur des Éditions Tallandier. • 3 juillet 1933: Hachette cède à Fayard la moitié des actions qu’elle possède. • Novembre 1933 : Henri Manhès quitte les Éditions Tallandier ; Rémy Dumoncel le remplace à la direction littéraire. 1934 • Périodique: Lisez-moi historique, mars 1934-novembre 1936 (65 numéros). • Livraisons : Scouts service secret (Jean de La Hire, environ 40 numéros). • Collection : « Œuvres de Paul d’Ivoi » (1934-1935, 20 volumes). 1935 • Collection : « Les Romans héroïques », nouvelle édition des œuvres en fascicules de Michel Zévaco, dont la première édition a commencé en 1910. • Collection : « Les Romans bleus » (deuxième série). • Collection : « Le Livre de la femme ». 1936 • Collection : « Les Bleuets » (jusqu’en 1941, 54 titres). • Collection : « Œuvres de Louis Boussenard » (1936-1937, 12 volumes). • Collection : « Les Meilleurs romans d’aventures » (les volumes réunissent deux titres de la « Bibliothèque des grandes aventures »). • Collection : « Les Meilleurs romans de drame et d’amour » (jusqu’en 1939), 73 titres, au moins, reprenant du « Livre National » rouge (deux titres par volume). • Collection: Sur le même modèle (rebrochages ou reliures de fascicules), il existerait, à la même date, une série intitulée « Les Meilleurs Romans criminels ». 1937 • Collection : « Le Livre d’aventures » (jusqu’en 1942). Quatre séries : première série, février-décembre 1937, 39 titres ; deuxième série, 1937-1938, 48 titres ; troisième série, 1938-1942, 68 ou 70 numéros ; quatrième série, 1951-1954, 40 titres au format digest. • Collection : « Les Romans de la famille » (date incertaine), rebrochages des « Bleuets » et des « Romans bleus ». 1938 • Collection : « Collection du Damier » (2 titres parus). • Collection : « Les Grandes Figures ». 1939 • Collection : « Le Lynx : romans mystérieux » (novembre 1939 à décembre 1941, 29 fascicules). • Collection : « Pour oublier la vie » (1939-1942, 32 titres). • Collection : « Bibliothèque idéale de la famille » (peut-être 1940).

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La Librairie Tallandier • Collection : « La Guerre ! La guerre ! », cinq romans signés commandant Cazal (Jean de La Hire). • Collection : « Amantes et Égéries ». 1941 • Périodique : Rose-France. 1942- • Collection : Collection sans titre de cape et d’épée (dos barré de deux 1943 épées croisées), titres réédités en 1946-1947. • Collections : Séries de rebrochages (vers 1942-1944 ?), intitulées « Les Beaux Romans dramatiques » (bandeau rouge, rebrochage du « Livre National »), « Les Romans célèbres de drame et d’amour » (bandeau orange, rebrochage des « Meilleurs romans de drame et d’amour »), « Les Romans héroïques » (bandeau jaune, rebrochage des « Romans héroïques »), et « À travers l’univers » (bandeau bleu, rebrochage de la « Bibliothèque des grandes aventures »). 1943 • Collection : « Le Lynx » (deux titres). • Collection : « Les Chevaliers de l’aventure » (troisième série, un titre). • 28 mars : Acquisition d’un immeuble au 14 rue Bezout, à côté de la rue Dareau. • 12 octobre : Victor Bassot est nommé directeur adjoint. 1944 • Collection : « Les Romans de la famille » (date incertaine). • 4 mai : Arrestation de Rémy Dumoncel. • 4 juin : Déportation de Rémy Dumoncel. • Octobre : Maurice Dumoncel est appelé aux Éditions Tallandier pour assurer l’intérim en l’absence de son père. 1945 • Périodique : Dimanche, le miroir de la semaine, hebdomadaire (n° 1, 17 juin 1945). Devient Paris Dimanche au n° 80, 22 décembre 1946, cesse en juillet 1948, au n° 160. • Collection : « Old Jeep et Marcassin » (série de Marcel Priollet, 10 fascicules). • Collection : « André Armandy ». • Collection : « Romans d’amour, romans de toujours » (11 fascicules de 64 pages). • Collection : « Témoignages sur notre temps » (1945-1946). • Collection : « Histoire de la vie littéraire ». • 15 mars : Mort de Rémy Dumoncel. Maurice Dumoncel est nommé administrateur des Éditions Tallandier. 1946 • Périodique : Paris Dimanche (1946-1948). • Périodique : Lisez-moi Historia (novembre), devient Historia en 1956.

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Chronologie • Périodique : Rose-Marie (7 numéros ?). • Collection : « Monseigneur et son clebs » (série de Marcel Priollet, 8 fascicules). • La rue Dareau devient la rue Rémy-Dumoncel. 1947 • Périodique : Lisez-Moi science pour tous. • Collection: « Les Aventures de Catamount » (jusqu’en 1950), 32 volumes. • Collection : « Le Livre National », relance de la collection. 1948 • Périodique : Lisez-moi aventures, 68 numéros jusqu’en 1952, dont les 20 derniers au format digest. • Collection : « Les Livres de la jeunesse », nouvelle série. • Collection : « Les Romans mystérieux » (troisième série, 1948-1951). 1949 • Collection : « Grandes Aventures et voyages excentriques », puis « Grandes Aventures » (45 titres). • Collection : « Œuvres de Max du Veuzit » (en fascicules illustrés), 58 fascicules en 6 volumes, jusqu’en 1950. 1951 • Collection : « Aventures du Far-West » (jusqu’en 1957), 43 volumes, dont 41 par A. Bonneau. • Collection: « Le Livre d’aventures » (quatrième série, 1951-1954), 40 titres. 1952 • Collection : « Les Nouvelles Aventures de Catamount » (1952-1958), romans d’Albert Bonneau (1952-1959, 38 volumes, dont une dizaine cartonnés). • Collection : « Le Roman héroïque » (18 titres, au format digest). • Collection : « À travers l’univers » (quatrième série), collection au format poche, 12 volumes. • Collection : « Les Romans héroïques » (30 titres). • Collection : « Romans de cinéma » (une dizaine de titres). 1953 • Collection : « Paul d’Ivoi » (10 titres, 1953-1954), lancée à l’arrêt de la collection « Grandes Aventures ». • Collection : « Univers aventures », rebrochage des invendus des « Grandes Aventures » (45 titres). 1954 • Périodique : Le Jardin des arts (1954-1973, directeur, René Wittmann). • Collection : « Les Romans d’aventures de Georges Sim », six titres au format digest, publiés parallèlement à une série Fayard intitulée « Les Romans d’amour de Georges Sim » de même présentation (huit titres). • Collection : « Drame et amour » (1954-1955 ; 13 titres). • Collection : « Les Heures bleues » (1954-1955, 74 titres).

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La Librairie Tallandier 1955 • Collection : « Pour oublier la vie » (deuxième série, 1955-1957, 22 titres). • Collection : Tallandier reprend la « Bibliothèque Pervenche » aux éditions Dumas (1946-1967 et 276 volumes pour l’ensemble de la collection). 1956 • V.P.C. : Le « Cercle romanesque ». • Collection : « Les Sept Couleurs » (77 volumes). 1957 • Périodique : Festival du roman (suite du Lisez-moi), octobre 1957-1964. Devient À la page, 1964-1970, par fusion avec Les Œuvres libres de Fayard. • Périodique : Miroir romanesque (suite du Lisez-moi bleu), octobre 19571958. 1958 • V.P.C. : « Cercle Historia ». • Maurice Dumoncel devient cogérant des Éditions Tallandier. 1959 • V. P. C. : « Club de lecture des jeunes ». • V. P. C. : « Guilde chrétienne ». • Collection : « Collection JF » (1959-1961, 20 titres). 1960 • Périodique : Atlas magazine (devient Atlas Histoire en 1962). • V.P.C. : « Le Tour du monde ». 1961 • Fichier : Livre service du boucher. 1962 • Périodique : Atlas Histoire (jusqu’en 1966, puis Atlas jusqu’en 1981). • V.P.C. : « Cercle du Nouveau Livre ». 1963 • Collection : « Portraits souvenirs » (deux volumes seulement). • Démission de Fernand Brouty. Maurice Dumoncel devient directeur des Éditions Tallandier. 1964 • V.P.C. : « Arc-en-ciel » (jusqu’en 1980), au début, en collaboration avec La Redoute. • Périodique : À la page, 1964-1970. Fusion de Festival du roman avec Les Œuvres libres de Fayard. • V.P.C. : « Science Club » (devient « Sciences du monde » en 1968). 1965 • V.P.C. : « Trésor des lettres françaises », au début en collaboration avec La Redoute. • V.P.C. : « Cercle du Nouveau Livre d’Histoire ». • V.P.C. : « Nouvelle Histoire de France » (1965-1968). • V.P.C. : « Aventures du monde », en collaboration avec La Redoute. • Hachette cède une partie de ses actions à la famille Dumoncel, qui redevient majoritaire.

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Chronologie 1967 • Collection : « Floralies » (577 volumes, 1967-1980) suivie d’une seconde série en avril 1980. • Périodique/Livraisons : Historia magazine. La Deuxième Guerre mondiale (première série d’Historia magazine). • Périodique : Tallandier reprend à Julliard l’édition de La Nef. 1968 • V.P.C. : « Sciences du monde ». 1969 • Collection/Courtage : Annuaire thérapeutique. • Livraisons : Le XXe siècle-Historia magazine. • Livraisons : Tout votre jardin. • Livraisons : Le Journal de la France. • V.P.C.: Napoléon d’André Castelot en 10 volumes. Début d’une « Histoire de France en cent volumes ». • V.P.C. : « Villes du monde ». 1971 • Livraisons : La Guerre d’Algérie-Historia magazine. • Livraisons : Le Journal de la France, Les Années 40. • Collection : « Guides pratiques de La Redoute ». • Périodique : Miroir de l’Histoire (rachat). 1972 • Livraisons : La Deuxième Guerre mondiale-Historia magazine (seconde édition). • V.P.C. : « Cercle du Nouveau Livre Historia ». 1973 • Périodique : Télé-succès (trois numéros seulement). • Livraisons : Les Combats d’Israël. • Mort de Fernand Brouty. 1974 • Collection : « Largevision ». • Collection : « Écrivains du siècle ». • V.P.C. : Génies du monde. • Collection : « Trésor des lettres universelles ». 1976 • Collection : « Nostalgie » (1976-1980, 26 volumes). • Périodique : Historia spécial. • Fichier : Grand fichier de l’Histoire (date incertaine). 1977 • Collection : « Quatre Couleurs » (1977-1979, 68 volumes). • Collection : « Barbara Cartland », collection brochée de grand format, au moins 14 titres jusqu’en 1978-1979. • Collection : « Bibliothèque napoléonienne » (déclinée en version brochée ou reliée).

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La Librairie Tallandier • Collection : « Figures de proue ». • Collection : « Les Mondes antiques ». • Collection : « Les Grands Tournants de l’Histoire » (rebrochage d’une série de 1970-1971). 1978 • Collection: « Tallandier aventures ». Rééditions de James Oliver Curwood (5 titres, couverture verte), J. H. Rosny aîné (5 titres, couverture noire), H. G.Wells (5 titres, couverture grise), Michel Zévaco (4 titres, couverture rouge) et Bernède (4 titres, couverture blanche) jusqu’en 1980. • Collection : « La Légende des peuples ». • Collection : « Monumenta historiae ». 1979 • Collection de romans sentimentaux sans intitulé, extension de la collection des romans grand format de Barbara Cartland. • Collection : « Documents d’Histoire ». • Collection : « Figures de proue du Moyen Âge » (déclinée en version brochée ou reliée). • Collection : « Figures de proue. Les Grands Adversaires de la France » (déclinée en version brochée ou reliée). 1980 • Collection : « Floralies » (deuxième série, avril 1980-1984, 75 volumes). • Collection : « Blason » (28 titres, jusqu’en 1981). • Collection : « Delly » (1980-1983, 57 volumes, et rééditions jusqu’en 1984). • Collection : « Max du Veuzit » (1980-1981, 29 volumes). • Collection : « Bibliothèque Geographia ». • Collection : « Documents d’Histoire ». • Décembre : Hachette reprend le contrôle de Tallandier, dont Maurice Dumoncel reste le président-directeur général. 1981 • Collection : « Magali » (1981-1984, 39 volumes). • 24 mars : Jacques Marchandise remplace Maurice Dumoncel à la direction de Tallandier. 1982 • 8 janvier : Hachette vend Tallandier à Jacques Jourquin et Christian Wallut. • Collection : « Arc-en-ciel » (nouvelle série). 1983 • Collection : « Barbara Cartland », collection reliée de grand format, au moins 15 titres jusqu’en 1984. • Collection : « Approches » • Collection : « In Texte ».

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Chronologie 1984 • Collection : « Noële aux quatre vents » par Dominique Saint-Alban, série de quatre volumes reliés avec jaquettes de Michel Gourdon. • 11 juillet : Tallandier dépose son bilan mais poursuit son activité. 1987 • Périodique : Revue de la Société d’histoire de la Restauration. • Collection : « Miroir de l’Histoire ». • Collection : « Guides Historia ». 1988 • Collection : « Carnets Marcel Jouhandeau ». • Collection : « Dossiers Tallandier ». 1989 • Collection : « Historia-Tallandier Guide Books ». • Collection : « Pour comprendre ». 1990 • Périodique : Historia-Historama (fusion d’Historama et d’Historia). 1994 • Périodique : Historia-Historama spécial (fusion d’Historama spécial et d’Historia spécial). 1995 • Périodique : Historia Spécial (succède à Historia-Historama spécial). 1997 • Novembre : François de l’Espée rachète la totalité des actions des Éditions Tallandier. 1998 • Périodique : Dossiers Historia. • Collection : « Biographie ». • Collection : « Dossiers Historia ». • 20 juin : Décès de l’éditeur François de l’Espée propriétaire des Éditions Tallandier. 1999 • Avril : Artémis (François Pinault) et Christian Brégou reprennent Tallandier. • Collection : « Raconter l’Histoire ». 2000 • Collection : « Fleuves et civilisations ». • Périodique : Historia thématique. 2001 • Mai : Le Seuil prend 34 % du capital des Éditions Tallandier. • Périodique : L’Histoire (mai : Le Seuil vend L’Histoire à Tallandier). • Périodique : La Recherche (mai : Le Seuil vend La Recherche à Tallandier). • Collection : « Relire l’Histoire ». 2002 • Henri Bovet est nommé à la direction des Éditions Tallandier. 2003 • Collection : « Archives contemporaines ».

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La Librairie Tallandier 2005 • Collection : « La Recherche ». 2006 • Collection : « Histoire d’aujourd’hui ». 2007 • Collection : « Texto ». 2009 • Charles-Henri de Boissieu remplace Henri Bovet à la tête des Éditions Tallandier. 2010 • Xavier de Bartillat remplace Charles-Henri de Boissieu à la direction des Éditions Tallandier.

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Remerciements

Cette étude consacrée aux Éditions Tallandier n’a pu être engagée que grâce à l’aide apportée par quelques-uns. Nous tenons tout particulièrement à remercier Maurice Dumoncel, dont la connaissance de la maison excède de beaucoup la période qu’il a passée à la diriger, et qui a bien voulu nous ouvrir largement les archives familiales avec patience et intelligence. Nous remercions également Henri Bovet, l’ancien directeur de Tallandier, qui a su retrouver une part importante des contrats et des documents administratifs réputés perdus, y compris parmi les plus anciens, et nous a laissés généreusement en disposer. Nous remercions aussi Jacques Jourquin, qui nous a apporté bien des précisions sur le destin de la maison dans les années 1980. Il nous faut encore signaler notre dette envers les chercheurs en littérature et en édition populaire, universitaires et amateurs, qui ont su exhumer les documents et les noms qui manquaient. Parmi eux, ceux de l’Association des amis du roman populaire et de la revue Le Rocambole (au premier rang desquels il faut citer Jean-Luc Buard), ceux du forum « À propos de littérature populaire » (qui démontrent, s’il le fallait, l’intérêt d’Internet pour ce type de recherche), Claude Herbulot, Jean-François Le Deist, Philippe Ethuin et quelques autres érudits, savent l’aide qu’ils ont régulièrement apportée à cette recherche. Merci également aux chercheurs amateurs du « Petit Sténographe », sans qui nous n’aurions pu déchiffrer certains documents anciens. Enfin, les responsables de la Librairie Flamberge (Paris) ont souvent été précieux pour pallier les lacunes de la Bibliothèque nationale de France en matière de collections populaires.

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Sources

Archives Archives nationales - F12 9640 à 9647 : Commission nationale interprofessionnelle d’épuration. - F18 : Imprimerie, librairie, presse. - F41 : Ministère de l’Information. - AJ38 : Commissariat général aux questions juives (1941-1944). - AJ40 : Archives de l’administration allemande (1940-1944). - AJ41 : Archives allemandes (1940-1945). - 68 AJ : Archives des comités d’organisation de l’État français. - 72 AJ : Archives du mouvement PATRIAM RECUPERARE. - MC : Minutier central des notaires de Paris. Archives de la préfecture de police de Paris - Ba et Ga : Dossiers de surveillance des individus ou des entreprises. Archives de Paris - D31 U3 et D32 U3 : Archives du tribunal de commerce : créations, modifications et liquidations de sociétés. - DQ7 : Transmissions des biens par décès. - DQ8 : Tables des présences et absences de décès. - VE : État civil. Archives du Pas-de-Calais - État civil Douai. Archives du Val-de-Marne - État civil Saint-Mandé. - Mutations de biens par décès. Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) - Archives Hachette et filiales (Fayard, Grasset, Tallandier, etc.).

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La Librairie Tallandier Archives Librairie Tallandier - Dossiers auteurs (contrats, correspondances, droits, etc.). Archives Société générale - Dossiers Jean de Méeûs et papiers concernant la vente de la Librairie Tallandier à la Librairie Hachette. Archives du Syndicat national de l’édition - PV des conseils d’administration du Syndicat des éditeurs (1919-1970). Archives Maurice Dumoncel - Papiers de Jules Tallandier (carnets, correspondances, brouillons, etc.). - Papiers de la Librairie Tallandier (statuts, minutes de notaires, comptabilité, etc.). Archives Jacques Jourquin - Papiers de la Librairie Tallandier.

Sources périodiques - Voir en annexe la liste des périodiques publiés par la Librairie Tallandier de 1868 à 2000. - Bibliographie de la France (1868-1978).

Sources imprimées - Q10 B et C : catalogues d’éditeurs de 1868 à 2000 (Fayard, Ferenczi, Rouff, Tallandier). - Fonds Ellen Constans sur les littératures sentimentales (Université de Limoges). - Toutes les publications des auteurs Tallandier.

Sources audiovisuelles Archives INA - Émissions radiophoniques. - « Vulgariser l’Histoire », France Culture, 12 novembre 1974.

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Bibliographie

Histoire générale de la période Amalvi, Christian (dir.), Les Lieux de l’Histoire, Paris, Armand Colin, 2006. Becker, Jean-Jacques, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre ? Contribution à l’étude de l’opinion publique (printemps-été 1914), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. Becker, Jean-Jacques et al., Guerre et culture, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994. Béguet, Bruno (dir.), La Science pour tous : sur la vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914, Paris, CNAM, 1990. Benoist-Méchin, Jacques, La Moisson de Quarante. Journal d’un prisonnier de guerre, Paris, Albin Michel, 1941. Birnbaum, Pierre, Le Moment antisémite. Un tour de France en 1898, Paris, Fayard, 1998. Brunet, François, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000. Burrin, Philippe La Dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery, 1933-1945, Paris, Seuil, 1986. –, La France à l’heure allemande : 1940-1944, Paris, Seuil, 1995. Callu, Agnès, Éveno, Patrick, Joly, Hervé (dir.), Culture et médias sous l’Occupation: des entreprises dans la France de Vichy, Paris, CTHS, 2009. Chevalier, Louis, Classes laborieuses, classes dangereuses, rééd. Paris, LGF, 1978. Combes, André, La Franc-maçonnerie sous l’Occupation. Persécutions et résistances (1939-1945), Monaco, Éditions du Rocher, 2001. XXe

Cooper-Richet, Diana, Le Peuple de la nuit. Mines et mineurs en France. XIXesiècle, Paris, Perrin, 2002.

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La Librairie Tallandier Daumard, Adeline, Les Bourgeois et la bourgeoisie en France, Paris, Aubier, 1987. –, Les Fortunes françaises au XIXe siècle, Paris, Mouton, 1973. Delacroix, Christian, Dosse, François, Garcia, Patrick, Les Courants historiques en France. XIXe-XXe siècle, rééd Paris, Gallimard, « Folio », 2007. Digeon, Claude, La Crise française de la pensée allemande, Paris, PUF, 1959. Feuillade, Louis, Retour aux sources ; Correspondance et archives, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, Gaumont, 2007. Fouché, Pascal, L’Édition française sous l’Occupation, Paris, Bibliothèque de littérature contemporaine de l’Université Paris VII, 1986, deux volumes. Fourment, Alain, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants (17681988), Paris, Éole, 1988. Gill, André, Correspondance et mémoires d’un caricaturiste, édition et présentation de Bertrand Tillier, Seyssel, Champ Vallon, 2006. Girardet, Raoul, L’Idée coloniale en France, Paris, La Table Ronde, 1972. Gosselin, Ronald, Les Almanachs républicains ; Traditions révolutionnaires et culture politique, Paris, L’Harmattan, 1993. Hoggart, Richard, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1970. Kalifa, Dominique, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995. –, Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005. –, La Culture de masse en France, 1860-1930, Paris, La Découverte, 2001. –, « L’ère de la culture-marchandise », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 19 : « Aspects de la production culturelle au XIXe siècle », 1999. Lambauer, Barbara, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la collaboration, Paris, Fayard, 2001. Leclerc, Yvan, Crimes écrits, Paris, Plon, 1991. Loiseaux, Gérard, La Littérature de la défaite et de la collaboration, rééd. Paris, Fayard, 1995. Loué, Thomas, « Le Congrès international des éditeurs. 1856-1938 », Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIe siècle à l’an 2000, Jacques Michon et Jean-Yves Mollier (dir.), Québec, Presses de l’Université de Laval, Paris, L’Harmattan, 2001.

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Bibliographie Marcandier-Colard, Christine, Crimes de sang et scènes capitales, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1998. Mollier, Jean-Yves, Le Scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991. –, « Naissance de la culture médiatique à la Belle Époque », Études Littéraires, 30, 1, 1997. Mollier, Jean-Yves, Sirinelli, Jean-François, Vallotton, Félix, Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques (1860-1940), Paris, PUF, 2006. Mollier, Jean-Yves, George, Jocelyne, La plus Longue des Républiques. 18701940, Paris, Fayard, 1994. Néré, Jacques, La Crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, thèse de doctorat ès lettres, Université de Paris, 1953, 2 vol. Paxton, Robert, Corpet, Olivier, Paulhan, Claire, Archives de la vie littéraire sous l’Occupation, Paris, Tallandier, IMEC, 2009. Péan, Pierre, Vies et morts de Jean Moulin : éléments d’une biographie, Paris, Fayard, 1998. Raichvarg, Daniel, Jacques, Jean, Savants et ignorants : Une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, 1991. Richard, Lionel, Cabaret, cabarets, Paris, Plon, 1991. Rioux, Jean-Pierre, Sirinelli, Jean-François, La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002. Singer, Ben, « Serials », The Oxford History of Cinema, Oxford, Oxford University Press, 1996. Tallandier, Jules, « La Librairie de l’avenir », Gil Blas, 26 décembre 1909, n° 12006. Thérenty, Marie-Ève, Mosaïques : être écrivain entre presse et roman 1829-1836, Paris, Honoré Champion, 2003.

Histoire de l’imprimé (presse, livre, édition, lecture) Albert, Pierre, Feyel, Gilles, Picard, Jean-François, Documents pour l’Histoire de la presse nationale aux XIXe et XXe siècles, Paris, Éditions du CNRS, Centre national de la recherche scientifique, Centre de documentation Sciences humaines, « Documentation », s.d.

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La Librairie Tallandier Angenot, Marc, « Ceci tuera cela, ou : la chose imprimée contre le livre », Romantisme, 14, 44, 1984. Aurenche, Marie-Laure, Édouard Charton et l’invention du « Magasin pittoresque » (1833-1870), Paris, Honoré Champion, 2002. Basart, Sandrine, Les Éditions Jules Rouff (1877-1912), monographie d’un éditeur populaire, maîtrise d’histoire sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1994. Baudou, Jacques, Les Tallandier bleus, autoédition, 2004. Bellet, Roger, Jules Vallès, journalisme et révolution, 1857-1885, Tusson, Du Lérot, 1987-1989, 2 vol. Benezech, Isabelle, Des Éditions Offenstadt à la Société parisienne d’édition, 18991937, maîtrise d’histoire sous la direction de Dominique Kalifa, Paris VII, 2003. Bensaude-Vincent, Bernadette, Rasmussen, Anne, La Science populaire dans la presse et l’édition : XIXe et XXe siècles, Paris, CNRS éditions, 1997. Brake, Laurel, « Media History : The Serial and the Book », Print in Transition, 1850-1910; Studies in Media and Book History, Chippenham, Palgrave, 2001. Cerisier, Alban, « D’un club à l’autre, deux générations de clubs en France », Entreprises et Histoire, n° 24, Pascal Foucher (éd.): « Édition et Grand Public », 2000. –, « Des clubs à la vente en ligne », Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ? Édition 2007-2008, Paris, La Dispute, « État des lieux », 2007. Chartier, Roger, Martin, Henri-Jean (dir.), Histoire de l’édition française, III, « Le temps des éditeurs », Paris, Fayard, Cercle de la Librairie, 1986. –, Histoire de l’édition française, IV, « Le livre concurrencé », Paris, Fayard, Cercle de la Librairie, 1986. Collectif, « Les Réducteurs de textes », Le Rocambole, n° 38, printemps 2007. –, « Tallandier », Le Rocambole, hiver 2007, n° 39. Cottour, Thierry, « “Littérature en pilules” ou “grande expérience littéraire” ? La querelle des condensés (1947-1948) », Jacques Migozzi (dir.), De l’écrit à l’écran, Limoges, PULIM, 2000. Delporte, Christian, « Presse et culture de masse en France (1880-1914) », Revue historique, 294, 1, 1998. Dreyfous, Maurice, Ce qu’il me reste à dire, Paris, Ollendorff, 1913. Drujon, Fernand, Catalogue des ouvrages, écrits et dessins poursuivis, supprimés ou condamnés depuis le 21 octobre 1814 jusqu’au 31 juillet 1877, Paris, Édouard Roueyre, 1879.

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Bibliographie Dubourg, Maurice, « Les Tallandier bleus », Le Chercheur de publications d’autrefois, 15-16, 3e et 4e trimestre 1975. Dugall, Juliette, Pierre Lafitte, homme de presse et d’édition, maîtrise d’histoire sous la direction de Dominique Kalifa, Paris VII, 1998. Dumoncel, Maurice, entretien, Publicis informations, n° 130, mai 1969. Gaudin, François, Maurice Lachâtre (1814-1900). Portrait d’un éditeur et lexicographe socialiste, thèse de doctorat en histoire, Université de Versailles-SaintQuentin-en-Yvelines, 2004. Grandjean-Hogg, Sophie, L’Évolution de la Librairie Arthème Fayard (18571936), thèse de doctorat en histoire, Université de Versailles-Saint-Quentin-enYvelines, 1996, 3 vol. Hugon, Caroline, Jules Tallandier éditeur, DEA d’histoire sous la direction de J.-Y. Mollier, Université de Versailles-Saint-Quentin, 1997. Lejeune, Dominique, Les Sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1992. Marcoin, Francis, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006. Mazaud, Jean-Philippe, De la Librairie au Groupe Hachette (1944-1980). Transformations des pratiques dirigeantes dans le livre, thèse de doctorat en histoire, EHESS, 2002. Melot, Michel, « Les journaux illustrés », L’Illustration, histoire d’un art, Lausanne, Skira, 1984. Mistler, Jean, La Librairie Hachette, Paris, Hachette, 1964. Mollier, Jean-Yves, Le Camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des et XXe siècles, Paris, Fayard, 2004.

XIXe

–, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition. 1880-1920, Fayard, 1988. –, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008. –, « Aux origines de la loi du 16 juillet 1949, la croisade de l’abbé Bethléem contre les illustrés étrangers », T. Crépin et T. Groensteen (dir.), « On tue à chaque page! » La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Paris, Éditions du Temps, 1999. Néret, Jean-Alexis, Histoire illustrée de la librairie et du livre français, Paris, Lamarre, 1953. Olivero, Isabelle, L’Invention de la collection, Paris, IMEC/Maison des Sciences de l’homme, 1999.

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La Librairie Tallandier Ortolani, Marc, « L’offensive dans le discours des députés à la veille de la Première Guerre mondiale », Cahiers du CEHD, n° 23: « Nouvelle Histoire Bataille II », 2004. Ouvry-Vial, Brigitte, « L’acte éditorial : vers une théorie du geste », Communication et langages, 154, décembre 2007. Ouvry-Vial, Brigitte et Réach-Ngô, Anne (dir.), L’Acte éditorial : Publier à la Renaissance et aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier, 2010. Parinet, Élisabeth, La Librairie Flammarion, 1875-1914, Paris, IMEC, 1992. –, Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine, Paris, Seuil, « Points », 2004. Ponsard, Nathalie, Lectures ouvrières à Saint-Étienne-du-Rouvray, des années 1930 aux années 1990, Paris, L’Harmattan, 2007. Quéffelec, Lise, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989. Raabe, Juliette et al., Fleuve Noir, cinquante ans de littérature populaire, Paris, Bibliothèque des littératures policières, 1999. Renonciat, Annie, « Production du “populaire” dans l’édition pour la jeunesse (1910-1930). Types et contenus des publications, conception et fabrication des produits », Jacques Migozzi, Philippe Le Guern, Production(s) du populaire, Limoges, PULIM, « Médiatextes », 2004. Richaudeau, François, « Le phénomène des clubs », L’Édition française depuis 1945, Pascal Fouché (dir.), Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1998. Rousseau, Mélissa, Félix Juven, libraire-éditeur. 1862-1947, DEA d’histoire, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1999, 2 vol. Sartorius, Francis, Tirs croisés, la petite presse bruxelloise des années 1860, Tusson, Du Lérot, 2004. Simonin, Anne, Les Éditions de Minuit. 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, IMEC éditions, 1994. Vuaroqueaux, Georges-André, Édition populaire et stratégies éditoriales en France de 1830 à 1875, thèse de doctorat en histoire sous la direction de J.-Y. Mollier, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2006, 3 vol. Witkowski, Claude, Les Éditions populaires, 1848-1870, Paris, GIPPE, « Les Amoureux des livres », 1997.

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Index

Personnes ou raisons sociales A

Bailly, Auguste : 449, 452 Bainville, Jacques : 394, 400, 517 Banville, Théodore de : 85 Barbier, Eugène : 377 Barclay, Florence : 502 Barn, Th. : 247 Barrès, Maurice : 130, 286, 287, 295 Bartillat, Xavier de : 540, 586 Baschet, René : 293, 392 Basedow, Klaus : 446 Bassot, Victor : 25, 394, 411, 430, 433, 434, 436-447, 450, 452, 453, 455458, 460, 461, 463-469, 487, 519, 532 Bauche, Henri : 373 Baudelaire, Charles : 35, 42, 45, 81, 299 Baudinière, Gilbert : 335, 443 Bazin, Hervé : 528 Bazin, René : 176, 286 Beauchesne, Gabriel : 440 Beaufre, André : 519 Belin, Paul : 94, 138, 254, 258, 391 Belot, Adolphe : 64, 87, 172, 569 Benoît, Pierre : 335 Benoist-Méchin, Jacques : 432 Béraldi, Henri : 114 Berg, Sanford (Sandy) : 487, 526, 530 Bergery, Gaston : 438 Bernard, Claude : 74 Bernard, Gabriel : 326, 381, 382, 577 Bernard, Jacques : 442 Bernardin de Saint-Pierre, JacquesHenri : 108, 109 Berne-Bellecour, Étienne-Prosper : 298

Abetz, Otto : 443-446, 452, 469 Achard, Amédée : 323, 569 Agostini : 517, 533 Aimard, Gustave : 79, 195, 218, 298, 323 Aigremont, Paul d’ : 21, 171, 188, 191, 193, 196, 197, 204, 233, 275, 283, 314, 350, 356, 422 Ainsworth, William Harrison : 50 À La Belle Hélène : 485, 499 Allain, Marcel : 195, 200, 275, 319, 372, 576 Amaury, Émilien : 465 Ambert, Claude : 338 Améro, Constant : 21, 87, 97, 101, 163, 571 Amouroux, Henri : 520 André, Alix : 484, 490, 494, 500 Anne-Armandy : 376 Aragon, Louis : 446, 466 Ardel, Henri : 176 Arène, Paul : 172, 173 Armandy, André : 23, 334, 335, 449, 451, 477, 478, 491, 555, 580 Artémis : 539, 585 Astor, Jean d’ : 491 Atlas : 516, 533, 582 Aubry, Octave : 416, 508 Auchy, Raoul d’ : 366, 575 Aurien, Jean d’ : 247

B Bac, Ferdinand : 106, 116, 145 Badevant, Jules : 471 Baillière, Jean-Baptiste : 254, 391

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La Librairie Tallandier Bovet, Henri : 7, 540, 585, 586 Brandicourt, Joseph : 362 Braudel, Fernand : 515 Brazza, Savorgnan de : 129, 335 Brégou, Christian : 540, 585 Brévin, Jacques : 379 Briand, Aristide : 443 Brieux, Eugène : 374, 573 Brignac, Jean : 283, 285 Brisson, Adolphe : 164 Brosselard-Faidherbe, Henri : 148 Brouty, Fernand : 19, 25, 255, 256, 388, 389, 408, 410, 412, 413, 429, 430, 438, 439, 441, 443, 456, 458, 460, 463, 466, 473, 474, 505, 582, 583 Brown, Alphonse : 95, 96, 148, 206, 212, 216, 230 Bruno, G. (Ernestine Fouillée) : 160 Bry, Joseph : 54 Buffalo Bill : 330, 376, 383, 384 Buffalo Bill Jr. : 376 Budry, Jean : 440, 441 Bunau-Varilla, Maurice : 433 Burdo, Alphonse : 129 Bureaux de l’Éclipse : 11, 18, 20, 31, 35, 40, 44, 45, 48, 50, 105, 121, 541, 567, 568 Buscher, Heinrich : 446, 456

Bernède, Arthur : 23, 312, 314, 315, 326, 353, 356, 364, 365, 369-373, 422, 476, 500, 512, 575, 578, 584 Berr, Henri : 414 Berteloot, Raymond : 487, 488, 492, 493, 500, 501 Bertelsmann : 256, 532, 533, 541 Bertnay, Paul : 275 Bertrand, André : 434 Bérys, José de : 354 Bethléem, abbé Louis : 27, 177, 226, 249, 250, 318, 356, 359, 360, 393, 394, 425, 453, 492 Beyerlein, Franz Adam : 278 Billiet, Ernest : 392 Binger, Louis Gustave : 148 Binns, Ottwell : 334 Blaze de Bury, Henri : 181 Blondeau, A. : 230, 247 Blum, Léon : 130, 395 Bob (voir Gyp) : 128 Bocquet, Léon : 291 Bonnet, Georges : 392, 438 Boisgobey, Fortuné du : 87, 235, 571 Boissieu, Christian de : 540 Bonneau, Albert : 12, 23, 314, 320, 323, 328, 340, 342, 377, 381, 382-385, 414, 421, 427, 476, 477, 479, 527, 555, 557, 581 Bonne Presse (La) : 362, 498 Bonnot, Jean de : 528 Boquillon (Alphonse Humbert) : 35, 37, 38, 40, 44, 104, 567 Bordeaux, Henry : 500 Boué, Maurice : 353 Boulanger, Georges : 159 Boulenger, Jacques : 416 Bourdel, Joseph : 393 Bourget, Paul : 172, 173 Bourrelier, Henry : 391 Boussenard, Louis : 12, 21, 51, 61, 6972, 77, 78, 86-88, 90, 94, 95, 97-99, 122, 124, 125, 134, 144, 147-149, 151, 155, 163, 191, 194, 200, 205210, 212, 213, 216, 217, 233, 234, 236, 237, 252, 272, 276, 314, 316, 322, 323, 327, 332, 335, 341, 347, 420-422, 476, 542, 550, 551, 557, 561, 570-573, 579

C Cabanès, Augustin : 416 Cahu, Théodore : 149, 150, 193, 196 Calmann-Lévy : 55, 64, 67, 136, 173, 193, 369, 380, 458 Capendu, Ernest : 323, 426 Caran d’Ache (Emmanuel Poiré) : 115, 116, 128, 129, 145, 245 Carbuccia, Horace de : 392 Carey, Basil : 333 Caro, Armand de : 480, 481 Carolles, Jacques : 454 Cartland, Barbara : 12, 483, 486, 490, 502, 504, 583, 584 Castelli, Horace : 110 Castelot, André : 512, 515, 528, 583 Cather, Willa : 333 Cauvain, Jules : 47, 50 Cazal, Commandant (voir Jean de La Hire) : 433, 444, 580

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Index Courths-Mahler, Hedwig : 454 Couvreur, André : 423 Couzinet, Rémy : 229 Crès : 333, 421, 550 Curel, Lucien : 256 Curtis, Jean-Louis : 528 Curwood, James Oliver : 333, 421, 500, 584

Céline, Louis-Ferdinand : 285 Cesbron, Gilbert : 528 Chaban-Delmas, Jacques : 465 Chabrillat, Henri : 210 Chadourne, Louis : 333 Chailley, Léon : 131, 132, 144, 149, 201 Cham (Amédée de Noé) : 46 Champagne, Maurice : 90 Champfleury, Jules : 115, 116 Chandernagor, Françoise : 99, 515 Chanlaine, Pierre : 443 Chantepleure, Guy : 176, 500 Chaperon, Eugène : 298 Charpentier (Éditions) : 67, 108, 258, 449 Charpentier, Georges : 65-67, 95 Charpentier, Gervais : 231 Charpentier, John : 451 Charpentier, Paul : 258, 280, 287 Charpier, Jacques : 527 Charton, Édouard : 74, 92, 146 Cherbuliez, Victor : 500 Cheyney, Peter : 423, 481 Choudens, Paul de : 221 Clairsange, Jean : 344, 354, 563 Claretie, Jules : 33, 44, 45, 47, 52, 71, 81, 107, 114, 152, 157, 161, 272, 567, 568, 570, 571 Clausse, Suzanne : 491 Clemenceau, Georges : 47, 240 Club du Roman Féminin : 485 Cluny, Charles : 377, 379 Cohl, Émile : 245 Colin, Armand : 138,159, 215, 245, 254, 289, 391, 394, 401 Commerson, Louis Auguste : 46 Conrad, Georges : 172, 298 Conrad, Joseph : 332 Constantin-Weyer, Maurice : 333 Cooper, Fenimore : 20, 47, 78, 79, 334, 557, 568 Coppée, François : 81 Cortambert, Richard : 21, 64, 88, 100, 101, 161, 569, 570 Cot, Pierre : 410 Cottens, Victor de : 374 Courrière, Yves : 520 Courteline, Georges : 84, 363, 392

D Dancray, Paul (Paul Salmon) : 314, 337, 338, 339, 341 Danrit, Capitaine (commandant Émile Driant) : 129, 267, 276, 278, 322, 574 Darcy, Paul (Paul Salmon) : 314, 356, 555 Darlay, Victor : 374 Dartey, Léo : 505 Dash, Comtesse (Gabrielle de Cisterne de Courtiras) : 148 Daubin, Marcel : 414 Daudet, Alphonse : 20, 42, 81, 87, 173, 568, 571 Daudet, Ernest : 184 Daumier, Honoré : 116 Dazergues, Max-André : 321 Déat, Marcel : 434, 438 Debans, Camille : 151, 152, 163, 212, 216, 217, 252, 273 De Bare, Marcel : 328, 329 Decaux, Alain : 515, 520 Decaux, Georges : 11, 13, 18-21, 27, 31, 32, 34, 35, 37, 42-49, 52-54, 5762, 64-68, 70, 71, 74, 75, 78-92, 95, 96, 100, 103-111, 113-127, 129137, 142, 144, 145, 148, 154, 155, 157, 158, 161, 163-167, 169, 173, 175, 180, 196, 246, 272, 292, 317, 374, 507, 517, 540-543, 546, 551, 558, 567, 568, 572, 575 Decourcelle, Pierre : 87, 124, 150, 154, 171, 172, 275, 363, 365, 368, 369, 372, 572 Defosse, Huguette : 486 de Gaulle, Charles : 277, 411, 436, 520 Degorce-Cadot : 167 Dekobra, Maurice : 335, 491 Delaborde, Henri : 113

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La Librairie Tallandier Dumoncel, Germaine : 391, 412, 462, 464, 467 Dumoncel (Famille) : 19, 26, 471, 474, 534, 582 Dumoncel, Maurice : 7, 12-14, 19, 27, 31, 119, 141, 175, 378, 390, 391, 396-398, 400, 402, 405, 411, 415, 436, 438, 464, 465, 467, 471-476, 478, 479, 482, 484-487, 495, 499, 501-504, 507-509, 518, 519, 521, 523, 525, 530, 532, 533-536, 538, 541, 543, 547, 549, 551, 580, 582, 584 Dumoncel, Rémy : 18, 19, 25, 27, 256, 270, 302, 303, 310-312, 321, 360, 362, 387, 390, 395, 404, 410, 412414, 420, 423-425, 431, 451, 453, 459, 462-465, 471, 475, 489, 502, 538, 551, 577, 579-581 Dupuis : 499 Dupuy, Jacques : 473 Duthuit, Florent : 338

Delagrave, Charles : 136, 138, 141, 151, 159, 215, 391 Delarue-Mardrus, Lucie : 425, 500, 501 Del Duca, Cino : 25, 473, 474, 482, 485-487, 507, 548 Delly (Marie et Frédéric Petitjean de La Rosière) : 12, 18, 23, 25, 309, 310, 347, 349, 356-361, 392, 423-425, 449, 450, 482-484, 488-492, 495497, 500, 501, 503, 533, 538, 546, 551, 557, 561, 562, 584 Delorme, René : 163 Delphi-Fabrice : 353, 355 Demais, Jean : 351 Demesse, Henri : 150, 153, 188 Demousson, Pierre : 314, 339, 342, 414, 421 Dennys, Pierre (Henry Musnik) : 336 Denoël, Robert : 402, 407, 431, 458 Dentu, Édouard : 131, 256 Déon, Michel : 528 Derthal, Louis : 449, 451 Dewez, Léon : 60, 91, 131, 135, 142, 143, 145, 170, 229, 231, 258, 287, 571 Dewez, Lucie : 143, 144, 170, 287, 572 Diamant-Berger, Henri : 373 Dickie, Francis : 334 Dillaye, Frédéric : 22, 88, 97, 120, 148, 155, 156, 163, 226, 365 Domergue, Eugène : 63 Donnay, Maurice : 295 Doré, Gustave : 79, 80, 108, 118 Doubleday : 527 Doucet, Jérôme : 141 Doyle, Arthur Conan : 220 Draner (Jules Jean Georges Renard) : 46 Drawer, John : 247, 251 Dreyfous, Maurice : 95, 96, 116, 117, 206, 272, 569, 570, 572 Dreyfus, Alfred : 54, 128-130, 165 Drieu de La Rochelle, Pierre : 469 Drumont, Édouard : 295 Dubar, Gustave : 229, 231 Dubuisson, Jean Baptiste : 316, 317 Dufresne, Paul : 285 Dumas, Alexandre : 46, 51, 64, 67, 69, 78, 79, 108, 153, 158, 323, 369, 373, 427, 483, 557, 567, 568, 569, 582 Dumézil, Georges : 416

E Ediset : 538 Édition Nouvelle (L’) : 187, 188 Éditions de la collection d’aventures : 424 Éditions de Lutèce : 498 Éditions de Minuit : 431, 446 Éditions des Bibliophiles : 121 Éditions des Loisirs : 434 Éditions des Remparts : 499 Éditions du Livre Moderne : 419, 434, 442, 466 Éditions Modernes : 10, 24, 25, 226, 318, 345, 371, 421, 422, 476, 547, 562 Éditions musicales économiques : 221 Édito-Service : 521 Eichler, Alwin : 13, 14, 215, 233, 319, 330 Éluard, Paul : 466 Ennery, Adolphe d’ : 363, 377 Epting, Karl : 442, 443 Espée, François de l' : 19, 539, 585 Eychène, Gustave : 446, 519

F Fallières, Armand : 240 Farémont, Henri : 454

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Index Films Jules Tallandier : 365, 575 Fischer, Willy : 475, 538 Fizelière, Albert de la : 35, 42 Flammarion, Camille : 71, 75, 77, 78, 100 Flammarion, Ernest : 59, 134, 200, 232, 259, 560 Flammarion (Éditions) : 68, 70, 71, 85, 87, 96, 136, 173, 254, 267, 357, 391, 395, 424, 425, 491, 499, 508, 538, 571 Flandin, Pierre-Étienne : 392 Fleurange, Claude (Marcel Priollet) : 414, 496 Fleuve Noir : 25, 477, 480, 481, 548, 550 Floirat, Sylvain : 535 Florigny, Robert : 283, 288, 289 Foleÿ, Charles : 184, 220, 239, 291 Fonvielle, Wilfrid de : 77, 100 Forain, Jean-Louis : 115, 128, 145 Forest, Louis : 196, 198, 275, 556 Forton, Louis : 230, 252 Foucher-Créteau, Jean : 517 Fouqué, Julien : 225, 226, 229, 231, 270, 412 Fourcaud, Louis de : 113 Fouret, Edmond : 396, 399, 402, 407, 409 Fouret, René : 267-269 Fournier, Paul : 158 France, Anatole : 287, 482 France Empire : 499 France Loisirs : 522, 532, 533 Frapié, Léon : 286 Froissart, Laurent : 532, 536 Frondaie, Pierre : 500 Funck-Brentano, Frantz : 159

Fasquelle, Eugène : 134, 254, 261, 407 Faure, Edgar : 474 Fayard, Arthème : 18, 22, 65, 74, 146, 150, 167, 186, 187, 191, 194, 231, 254, 256, 259, 271, 306, 327, 388, 389, 392, 394, 401, 407-411, 413, 429, 435, 458, 462, 548 Fayard (Éditions) : 12-14, 19, 24, 26, 42, 63, 99, 122, 128, 130, 136, 151, 160, 166, 171-173, 187-190, 193195, 200, 217, 218, 232, 234, 235, 246, 275, 282, 284, 298, 318, 319, 327, 328, 356, 366, 388, 391, 404, 405, 410, 412, 426, 429, 430, 433, 434, 436, 439, 440, 442, 444, 448, 452, 453, 458, 462, 471, 472, 474476, 480, 481, 505, 520, 527, 535, 538, 541, 547, 548, 574, 579, 581, 582 Fayard, Georges-Octave : 254, 327, 408, 458 Fayard, Jean : 413, 430, 438, 440-444, 447, 456-458, 462 Fayard (Librairie) : 172, 256, 388, 401, 407, 413, 447, 457 Feli, Victor (Jeanne Carnac) : 351 Férat, Jules : 108 Ferenczy /Ferenczi (Éditions) : 24, 131, 187, 188, 216, 242, 259, 267, 282284, 318-321, 328, 345, 356, 375, 387, 402, 407, 418, 419, 421, 433, 438, 453, 458, 475, 479, 480, 541, 549, 562, 574 Ferenczy /Ferenczi, Joseph : 10, 167, 254, 259, 548 Ferrouillat, Auguste : 229 Ferry, Désiré : 391, 392 Ferry, Gabriel : 65, 66, 79, 80, 218, 569, 570 Ferry, Jules : 129 Feuillade, Louis : 282, 285, 368, 372, 373, 576 Feuillet, Octave : 358, 489, 500 Féval, Paul : 158, 189, 322 Féval fils, Paul : 364 Figuier, Louis : 21, 33, 61, 63, 65, 68, 71, 74-78, 100, 118, 125, 134, 155, 570, 571 Filipacchi, Henri : 440, 441

G Galland, Gabriel : 242 Gallet, Émile : 221 Gallimard (Éditions) : 26, 333, 391, 394, 395, 401, 407, 431, 481, 550 Gallimard, Gaston : 10, 410 Galopin, Arnould : 242, 274, 278, 307, 319, 369, 392, 574, 575, 577 Gambetta, Léon : 40, 47, 570 Gance, Abel : 325, 376

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La Librairie Tallandier Gastine, Laurence : 351, 354 Gastyne, Jules de : 150, 153, 171, 177, 188, 193, 196, 197, 242, 246-248, 571 Gaumont, Léon : 368, 372 Gautier, Henri : 357 Gautier, Théophile : 20, 65, 67, 70, 7880, 107, 108, 568 Gautier-Languereau : 232, 357, 360 Gaxotte, Pierre : 394, 400, 416 Genay, Paul : 91, 136 George, Lloyd : 295 Germain, Henri : 198 Gibert, Joseph : 391 Giffard, Pierre : 129 Gill, André : 12, 20, 36, 37, 39, 40, 43, 44, 46, 48, 53, 54, 84, 104, 115, 120, 122, 129, 152 Girard de Rialle, Julien : 92 Godefroy et frère, A. : 359 Gorel, Michel : 443 Goubert, Pierre : 515 Gounouilhou, Henri : 229, 231, 300 Gounouilhou, Marcel : 403, 410, 412 Gourdon, Michel : 480, 585 Grand-Carteret, John : 107, 116, 246 Grandjean, Georges : 439, 443, 446, 449, 456, 459, 461, 468 Grandpré, Jules de : 200 Granvilliers, Jean de : 309, 395, 451 Grasset, Bernard : 442 Grasset (Éditions) : 391, 407, 431, 494, Gray, Daniel : 490 Gréville, Henry : 177 Grey, Zane : 333 Groc, Léon : 423, 491 Gros, Jules : 95, 97, 101, 212 Grus, Léon : 221 Gugenheim, Eugène : 363 Guiffrey, Georges : 109 Guiffrey, Jules : 113 Guitry, Sacha : 376 Gyp (Sibylle Gabrielle Riquetti de Mirabeau) : 128, 500

216, 246, 250, 254, 261, 269, 333, 388, 391, 396, 398, 401, 405, 408410, 412, 414-416, 418, 421, 440, 445, 456, 458, 462, 472-475, 480, 502, 503, 521, 532-538, 541, 548, 579, 582, 584 Hachette (Librairie) : 18, 136, 226, 255, 261, 267, 269, 271, 310, 387, 388, 395-404, 408, 410, 412, 413, 441, 457, 458, 535 Hachette, Louis : 21, 31, 59, 65, 74, 231, 291, 548 Hachette (Messagerie) : 24, 387, 394, 401-407, 410, 412, 440, 445, 553, 578 Haggard, Henry Rider : 334, 421 Halévy, Ludovic : 82 Hamman, Joë : 382 Harlequin : 26, 355, 362, 490, 497, 502, 503, 533, 534, 541 Hatier, Alexandre : 259 Hatier (Éditions) : 138, 254 Havard, Gustave : 54 Havard, Henry : 107, 113, 114, 125, 131, 134, 145, 155, 163, 571, 572 Havard, Victor : 131, 134 Haye, Lucien : 230 Heisey, Larry : 502, 503 Hermant, Abel : 295 Hervé, Gustave : 266 Hervilly, Ernest d’ : 36, 39 Hetzel (Éditions) : 108, 122, 160, 214, 216, 250, 252, 401, 541 Hetzel, Louis-Jules : 267-269 Hetzel, Pierre-Jules : 10, 21, 31, 54, 59, 78, 95, 96, 108, 546, 548 Hibbelen, Gerhard : 430, 439, 443, 446, 456, 459, 475 Holt, Gavin : 423, 478 Hot, Annie-Pierre : 491 Hugo, Victor : 47, 65, 67, 70, 71, 72, 78, 79, 80, 87, 108, 240, 568, 569 Hullet, Marie-Anne : 351 Humbert, Charles : 278

H

I

Hachette (Éditions) : 12-14, 19, 25, 26, 31, 61, 65, 66, 74, 75, 92, 95, 122, 138, 160, 164, 169, 172, 173, 215,

Idiers, Marcel : 23, 351, 414, 424, 498 Imprimeries Librairies Réunies : 121 Isly, Fred : 243

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Index Lafosse, Georges : 46 Lagardère, Jean-Luc : 535 La Hire, Jean de : 12, 23, 313, 314, 320, 321, 323, 325, 326, 328-331, 338, 339, 345, 351, 356, 387, 419, 427, 432-435, 437-439, 442, 444, 449, 459, 466, 468, 469, 475, 549, 557, 578-580 La Hire, Marie de : 351 Lahure, Charles : 74, 291 Lajarrige, Louis de : 247 La Landelle, Guillaume Joseph Gabriel de : 100 Lambry, Léon : 337, 343 Lamesangère, Pierre : 141 Landay, Maurice : 171, 374, 426 Langlade, Henriette : 354 La Redoute : 15, 485, 528, 529, 536, 541, 582, 583 Larousse (Éditions) : 138, 300, 391, 401, 520 Larousse, Pierre : 63, 73 La Tour, Maxime (Julien Priollet) : 365 Laumann, Ernest Maurice : 338, 377 Launette et Cie (H.) : 84, 107, 121, 141 Lavaur, Pierre (Henri Gibert) : 334 Lavauzelle : 391 Lavedan, Henri : 295, 363 Lavisse, Ernest : 160, 295 Lazareff, Pierre : 395 Léautaud, Paul : 429 Le Bargy, Charles : 363 Lécrivain, Alphonse Victor : 54 Le Faure, Georges : 171, 216, 342, 374 Lefevre et Cie : 60 Le Goff, Jacques : 509, 513, 514 Legouix, Gustave : 221 Le Jeune, Raoul : 340 Lemerre, Alphonse : 91 Lemerre (Éditions) : 109 Lemerre (Librairie) : 131 Lemoyne, André : 42 Lenotre, G. (Louis Léon Théodore Gosselin) : 181, 184, 416 Léonnec, Félix : 337, 339 Lepelletier, Edmond : 148-150, 158, 159, 171, 189, 191, 198, 220, 572 Lermina, Jules : 101, 171, 198, 206, 283, 574

Ivoi, Paul d’ : 90, 102, 176, 188, 210, 216, 217, 252, 314, 316, 323, 332, 420, 421, 476, 477, 550, 574, 579, 581

J Jacolliot, Louis : 12, 21, 33, 61, 78, 87, 88, 89, 99, 100, 101, 113, 124, 134, 212, 216, 218, 569, 572 Jacquier : 498 J’ai Lu : 483, 486, 490 Jaunière, Claude : 454, 482, 490, 491, 493, 500 Jaurès, Jean : 159, 266, 267 Jean-Boulan, Robert : 320 Jeanne, René : 377 Jerusalem, Else : 377 Job (Jacques Onfroy de Bréville) : 106, 116, 145 Jogand, Maurice (Marc Mario) : 64, 68, 312 Josefowitz, Sam : 521 Jourquin, Jacques : 7, 12, 19, 475, 529, 532, 536-539, 584 Juven, Félix : 81, 132-134, 136, 145, 151, 167, 243, 254, 259-261

K Kaiser, Friedhelm : 442, 444, 445 Karlison, William : 334 Kéry, Jean : 478 Kessel, Joseph : 333, 520, Kingston, W. H. G. : 206, 334 Kirchmeyer, Albert : 446 Klieber, Maxim : 434 Kock, Paul de : 85 Kolb, Ernest : 116, 131, 132, 133, 144, 149 Krill, Guy : 480

L La Batut, Pierre de : 362 Labille-Guiard, Adélaïde : 113 Labouret, Maurice : 441 Lachâtre, Maurice : 59, 224, 225 Lacroix, Albert : 65 La Croix, Robert de : 512 Ladoucette, Edmond : 147, 204 Lafitte, Pierre : 173, 231, 271, 380, 401

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La Librairie Tallandier Leroux, Gaston : 365, 369 Leroy, Charles : 63, 64, 68, 84, 85, 106, 145, 148, 220, 571 L’Escalier, Marius : 229, 231 Lesclide, Richard : 46 Leturque, Henry : 101, 323 Lévêque, Henri : 178, 179, 270, 293, 295 Lévy, Daniel : 36 Lévy, Michel : 54, 148, 192, 231 Librairie Académique Perrin : 509 Librairie Centrale des publications illustrées : 54, 167 Librairie Contemporaine : 255, 270, 567, 578 Librairie de l’Académie des Bibliophiles : 35 Librairie des Connaissances Utiles : 226, 567 Librairie des Éditions Musicales : 226 Librairie Générale de France : 538 Librairie Illustrée : 11-14, 17, 18, 20, 21, 31, 34, 35, 45, 47, 48, 52, 54, 57, 58, 60, 70-72, 80, 83, 84, 91, 100, 102, 103, 105, 113, 117, 119121, 127-129, 131-133, 135-139, 142, 144-146, 148-151, 153, 154, 157, 158, 160, 161, 167, 169-173, 207, 217, 222, 226, 246, 255, 257, 270-272, 312, 317, 334, 374, 380, 540, 542, 547-549, 567-569, 571, 572 Librairie Populaire et Moderne : 241, 255, 270 Lichtenberger, André : 179, 184 Limat, Maurice : 479 Lion Raymond : 487 Lion, Roger : 376 Littré, Émile : 63 Locher, E. G. : 475 London, Jack : 333, 421 Lorde, André de : 239, 372, 373 Lostalot, Alfred de : 113, 163 Loti, Pierre : 81, 173, 286, 287, 295 Loubet, Émile : 130

Machard, Alfred : 425 Machard, Raymonde : 395, 405, 406, 418, 425, 467 Machère, Maurice : 394, 397, 403, 404, 406, 411 Mac-Mahon, Patrice de : 40, 82 Mac Orlan, Pierre : 333 Maël, Pierre : 176, 217 Magali (Jeanne Philbert) : 12, 25, 351, 362, 414, 423, 424, 449, 450, 482, 490, 491, 494, 496, 500, 504, 505, 557, 561, 584 Magen, Hippolyte : 47, 49, 145, 569 Magog, Henri Jeanne : 354, 356, 423, 454 Mahalin, Paul : 36, 37, 39, 49, 84, 104, 149, 153, 158, 188, 191, 199, 275 Mainguet, Robert : 393 Maitrejean, Geneviève : 505 Maizeroy, René : 84, 106 Maldague, Georges : 350, 414 Mame, Armand : 250 Mandel, Georges : 436 Manhès, Henri : 395, 397, 403-407, 410-412, 424, 436, 578, 579 Maraval, Denis : 540 Marchal, Anselme : 306 Marchandise, Jacques : 19, 536, 584 Marescq, Gilles François : 54 Margottin, Albert : 270, 403 Margueritte, Paul : 81, 131 Mario, Marc : 189, 283, 288, 290, 312, 364 Mario, Maurice : 312, 314, 339, 370, 377 Marizis, Jacques : 306 Marlitt, E. (Friederieke John) : 358, 500 Marly, Claude : 362 Marpon-Flammarion : 96 Marryat, Frederick : 557 Mary, Jules : 12, 21, 23, 69, 87, 124, 147-150, 152-154, 166, 171, 177, 188, 189, 193, 196, 197, 199, 201, 218, 235, 237, 275, 276, 284, 288290, 299, 314, 323, 349, 356, 362, 365, 372, 377, 421, 422, 476, 550, 561, 575 Maryan (Marie Cadiou) : 358 Mason, Alfred Edward Woodley : 333

M Macé, Gustave : 65, 67, 68, 571 Macé, Jean : 54, 78

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Index 314, 320, 321, 334 Moy, Johannes : 454 Murger, Henry : 84 Musnik, Henry : 336

Masque (Le) : 37, 318, 319, 333, 421, 550 Masson, Frédéric : 159, 254, 391 Maupassant, Guy de : 81, 154, 173 Mauriac, Claude : 528 Maurras, Charles : 391 Mazoyer, Georges : 519 Méeûs, Jean de : 396, 398, 400 Meilhac, Henri : 84 Meirs, Georges : 282, 285, 368, 576 Melchior-Bonnet, Christian : 507-511, 520 Mercure de France : 231, 254, 261 Mérouvel, Charles : 12, 23, 69, 148150, 152, 172, 177, 189, 193, 195, 196, 199, 218, 283, 284, 314, 323, 349, 356, 362, 421, 561, 571, 578 Merrel, Concordia : 502 Meunier du Houssoye, Robert : 474 Michel, Albin : 93, 254, 328, 335, 350, 402, 414, 433 Michelet, Jules : 51, 183, 398 Millaud, Albert (Labruyère) : 116 Millaud, Moïse : 39 Mills and Boon : 502 Miral-Viger : 307, 331, 576 Miroir, Jean : 482, 491 Missika, Dominique : 540 Mistler, Jean : 261, 269, 401, 403, 438 Mix, Tom : 382, 383 Monnier, Henry : 116, 512 Monselet, Charles : 81 Montépin, Xavier de : 86, 150, 152, 166, 195 Montgrédien, Armand-Désiré : 13, 18, 21, 22, 24, 33, 49, 64, 68, 87, 91, 110, 119, 120, 127, 129, 131-139, 141, 142, 144-152, 154, 155, 158160, 163-167, 169, 170, 192-194, 200, 205, 258, 270, 365, 374, 421, 542, 546, 547, 558, 567, 572 Moride, Édouard : 107, 155 Morphy, Michel : 159, 188, 233 Motet, Mauryce : 247, 248 Moulin, Jean : 405, 410, 411, 436 Moulins, Maurice de (Albert Bonneau) : 339, 382, 479 Mousseron, Jules : 291 Motta, Luigi : 12, 198, 206, 212, 216,

N Nadal : 230, 247 Nadar (Gaspard-Félix Tournachon) : 84, 100 Nathan (Éditions) : 138, 254, 458 Nathan, Fernand : 138 Navarre, René : 47, 365 Nézière, Raymond de la : 242, 246, 247, 251 Nielsen, Sven : 481 Nizerolles, Raoul de : 319 Noël, Denise : 488, 489, 493 Noir, Louis : 86, 426, 571 Normand, Jean : 320, 337, 342, 343, 460, 461 Nour, Michel : 235 Nourissier, François : 528 Nusse, Charles : 226, 270 Nusse (Famille) : 412

O Offenstadt, frères : 24, 232, 249, 307, 312, 318, 328, 370, 475, 541, 547, 548, 562 O’Galop (Marius Rossillon) : 230 Ohnet, Georges : 177, 571 Ormesson, Jean d’ : 248, 528 Oswald, Richard : 377

P Parker, Daniel : 492 Parville, Henri de : 77 Paul, Marcel : 405, 411 Paulmier, Louis : 132 Paulmier et Cie : 81, 132, 133 Péguy, Charles : 266 Pétain, Philippe : 429, 449, 451, 454 Petithuguenin, Jean : 353, 376, 377 Peyre, Fernand : 353 Philipon, Charles : 116 Phillips Oppenheim, Edward : 333 Pigasse, Albert : 318, 333, 421 Pinault, François : 539, 585 Piroux, Henri : 403

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La Librairie Tallandier Rengade, Jacques : 21, 74, 77, 78, 104, 107, 114, 125, 134, 155, 569, 570, 571 Révillon, Tony : 84 Revoil, Benedict-Henry : 97, 121 Révol, Claude : 362 Reynaud, Jean-Charles : 377 Reynaud, Paul : 436 Richard, Gaston-Charles : 46, 314, 361, 375, 563 Riche, Edmond de : 338 Richebourg, Émile : 153, 192, 237 Richepin, Jean : 48, 81-84, 122, 152, 154, 295 Rienzi, Raymond de : 425, 449, 451 Rieux, Axelle du (voir Daniel Gray) : 493 Ripert, Jacques : 410, 412, 456 Rivière, Jacques : 333 Robida, Albert : 12, 61, 85, 92, 107, 114-120, 122, 125, 134, 144, 145, 148, 154, 246, 570, 571 Rochel, Clément : 158 Rocker, Ferry : 461 Rombaldi : 529 Rosny, J. H. : 500, 584 Rostand, Edmond : 159 Rouaix, Paul : 107, 155, 571 Rouanet, Francis F. : 377 Rouff (Éditions) : 136, 284, 318, 345, 356, 407, 421, 422, 424, 476, 480, 547 Rouff, Jules : 10, 24, 136, 159, 167, 187, 235, 254, 259, 284, 453, 548 Rouget, Paul : 199, 327 Rouquette, Louis-Frédéric : 333 Rousseau, Charles : 471 Rousset, lieutenant-colonel Léonce : 156, 160, 162, 163, 166, 278, 291296, 309, 575 Roux, Jules : 270 Royet, colonel Maximin Léonce : 90, 287, 331, 339, 345, 578 Rubi, Abel : 220, 362 Rueff, Jules : 229-231, 573

Plessis, Frédéric : 454 Plon (Éditions) : 83, 85, 128, 149, 160, 333, 357, 391, 393, 394, 497, 499, 538 Poincaré, Raymond : 267, 295 Poirier, Jules : 291 Politzer, Gabriel : 446 Polo, Auguste : 35 Polo, François : 11, 18-20, 27, 31-40, 42-49, 51-54, 57, 58, 60, 63, 92, 104, 115, 121-124, 129, 130, 135, 137, 145, 151, 161, 167, 272, 317, 507, 517, 540, 541, 543, 546, 567, 568 Polo (Maison) : 47-49, 57, 103, 123 Ponson du Terrail, Pierre-Alexis : 69, 158, 323, 426 Pouctal, Henri : 369 Poulbot, Francisque : 247 Poupon, René : 319, 321 Prache, Léonce : 353 Presses de la Cité : 25, 480, 481, 486, 532 Prévost, Jeanne : 311, 387, 393, 394, 397, 404, 410, 412, 448, 456 Prévost, Marcel : 172, 173 Priollet, Julien : 351, 365, 367 Priollet, Marcel : 12, 307, 314, 354, 361, 365, 369, 373, 478, 491, 496, 576, 578, 580, 581 Proust, Antonin : 46 Prouvost, Jean : 405, 473 Prudhomme, Jean : 377 Puech, Lucien : 145

Q Quantin, Albert : 121

R Rabier, Benjamin : 12, 116, 120, 145, 221, 242-247, 251, 252, 394 Radcliffe, Ann : 50 Ranc, Arthur : 47, 568 Reboux, Paul : 329 Régamey, Félix : 36 Reid, Thomas Mayne (parfois orthographié Mayne-Reid) : 206, 314, 332, 334, 421 Renaissance du Livre (La) : 312, 328, 345, 362, 395, 413-415, 424, 577 Renard, Maurice : 478

S Sabatier, Robert : 528 Sabatini, Rafael : 426 Sabouret, Yves : 535 Sabran, Jean-Marie : 487

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Index Sorin, Elie : 47, 105, 567 Soulié, Frédéric : 86 Soulier, Édouard : 392 Souvestre, Pierre : 195, 275 Spitzmuller, Georges : 426, 576 Spoll, Édouard Auguste : 149, 152, 153, 158, 191, 196 Spuller, Eugène : 40 Stanley, Henry Morton : 97, 206, 335 Star, André : 337, 354 Starace, Gino : 172 Steinlen, Théophile Alexandre : 145 Stevenson, Robert Louis : 176, 332 Stifter, Adalbert : 454 Stuhlen, Peter : 454 Sue, Eugène : 50, 51, 86, 87, 154, 203, 322, 377 Surcouf, Marie : 449, 451

Saint-Ange (Georgette Moreau) : 25, 449, 451, 490, 491, 494, 561 Saint-Bray (Marie-Madeleine Chantal) : 505 Saint-Marcoux, Jany : 487, 493 Saint-Pierre, Bernardin de : 108, 109 Saint-Yves, Georges : 341 Saint-Yves, Jean-Charles : 341 Sales, Pierre : 356 Salgari, Emilio : 12, 90, 100, 101, 151, 194, 200, 206, 212, 216, 314, 332, 334, 421, 563 Salis, Rodolphe : 85, 106 Sand, George : 79, 87, 192 Sardou, Victorien : 159 Sartre, Jean-Paul : 466 Savine, Albert : 131, 267 Savorgnan de Brazza, Pierre : 129, 335 Sazie, Léon : 320, 356, 577 Schleier, Rudolf : 452, 464 Schoeller, René : 402-404 Schumpff : 221 Scott, Walter : 334, 557, 568 Segonzac, Paul : 171 Ségur, Nicolas : 406, 425, 449, 451 Seuil (Le) : 26, 75, 236, 281, 336, 438, 444, 516, 540, 585 Séverine (Caroline Rémy) : 133 Sevestre, Norbert : 361 Siebecker, Édouard : 42, 47, 52, 161 Sienkiewicz, Henryk : 372, 573 Silvestre, Armand : 48, 84, 85, 106, 122, 124, 134, 144, 154, 356, 571, 573 Simart, Hélène : 494 Simenon, Georges : 12, 328, 329, 356, 443, 481 Simon, Jules : 161, 162 Sjøgrens, J. : 521 Société d’Éditions et de Publications (SEP) : 415 Société d’Éditions, Publications et Industries Annexes (SEPIA) : 414, 431 Société intercontinentale de Publication et d’Édition : 516 Solar d’Alba : 230 Solié, Charles : 36 Solo, Charles : 288, 289, 299

T Taffrail (Henry Tapell Dorling) : 423 Taittinger, Pierre : 392 Tallandier, Charles : 138, 140-142, 573 Tallandier (Éditions) : 7, 13, 15, 19, 21, 22, 24-27, 31, 34, 49, 52, 60, 65, 87, 90, 119, 135-137, 141-143, 145, 150, 151, 157, 159, 160, 166, 169, 171, 173, 175, 177, 178, 182, 185191, 193-195, 199, 200, 205-207, 214-216, 218, 221, 222, 226, 228, 230, 231, 236, 237, 241, 242-244, 247, 254, 256, 257, 259, 261, 265, 271, 274-276, 278-282, 286, 298, 300, 301, 303, 305, 310, 312, 314, 317, 318-321, 327, 328, 330, 332, 334, 335, 340, 345, 347-349, 355357, 359-362, 366-374, 376, 380, 382, 384, 388, 389, 392, 394-396, 399-403, 405-416, 418, 419, 421424, 427, 429-437, 439-448, 450452, 456-462, 464-466, 468, 471-489, 491-494, 496, 498-504, 506-508, 516, 519, 520, 522-542, 545, 547-551, 559, 562, 564, 567, 573, 574, 576-580, 582-586 Tallandier, Jules : 11-13, 18, 21- 25, 27, 31, 33, 41, 44, 45, 49, 52, 57, 61, 91, 92, 119, 120, 127, 129, 131, 132, 134-142, 144-146, 148, 149,

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La Librairie Tallandier V

151, 152, 156, 157, 159, 160, 166, 167, 169, 170-172, 174, 176, 178, 179, 183-195, 200, 201, 205-207, 211, 214, 217, 219, 221-226, 229233, 235, 238, 241-243, 246, 247, 254-259, 261, 268-273, 279, 283285, 287, 293, 300-302, 305-308, 310, 311, 315-321, 325, 327, 331, 332, 345, 356, 361, 362, 365, 366, 368, 371, 375, 387, 388, 390, 392400, 402-407, 411-413, 415, 416, 418, 422, 425, 429, 434, 435, 456, 468, 474, 489, 517, 543, 546, 549, 558, 572-577, 579 Tallandier, Maurice : 257, 301, 311 Tardieu, André : 295, 392 Taxil, Léo : 312 Tchou, Claude : 522 Téqui, Léon : 391, 432 Téramond, Guy de : 378 Theuriet, André : 172 Thévenin, René : 90, 102, 246, 314, 321 Thibaudet, Albert : 333 Thiébaut, Marcel : 403, 410, 412, 456 Thiriet, Henry (ou Henri) : 298, 380 Thomen, Raoul : 247 Thoumas, Charles : 145 Tinayre, Marcelle : 179, 184 Tissandier, Gaston : 92, 96 Tisserant, Lucien : 430, 440-442 Tisseyre, Pierre : 484 Tissot, Victor : 81, 571 Torstar : 502 Toubon, Philippe : 54 Touchatout (Léon Bienvenu) : 20, 38, 44, 46, 115, 117, 568 Toudouze, Georges Gustave : 220 Toussaint, Maurice : 327, 331, 349, 380-383 Trilby, Thérèse (Marraine Odette) : 220 Trousset, Jules : 21, 33, 63, 73, 74, 107, 114, 134, 145, 155, 157, 569, 570 Turquan, Joseph : 148, 156-160, 180, 416

Valdagne, Pierre : 256, 261 Van Zuylen, Egmont : 474 Vayre, Charles : 283, 288, 289, 309, 314, 323, 377, 427 Ventillard : 370 Vermersch, Eugène : 36, 39, 139 Verne, Jules : 76-78, 93, 95, 96, 100, 117, 118, 176, 208-210, 214, 218, 233, 252, 268, 322-324, 332, 335, 341, 363, 401, 570 Veuzit, Claire du : 491, 498 Veuzit, Max du : 12, 23, 25, 310, 347, 349, 359-361, 423, 424, 449, 450, 482, 484, 490, 491, 500, 504, 533, 551, 561, 581, 584 Vigier, Marcel : 344 Villemer, Maxime : 12, 23, 193, 196, 283, 327, 476, 561 Vincy, René : 288, 290, 313, 314, 353, 421 Viviani, René : 267 Vivie de Régie, François de : 509 Vuibert, Henri : 138

W Wailly, Georges de : 97 Wallace, Edgar : 73, 333,421, 569 Wallut, Christian Wallut : 19, 475, 538, 584 Walsh, James Morgan : 423, 478 Wells, H. G. : 500, 584 Wentworth, Patricia : 502 Whitechurch, Victor : 423 Widlöcher, Peter : 452, 456-458, 460, 461, 463, 464 Wiechert, Ernst : 454 Willaume, Marcel : 376, 379 Wilson, Woodrow : 295 Wimmer-Wisgrill, Ighino : 454 Wintermayer, Eduard : 438, 441, 442, 445, 447, 458, 461, 464 Wittmann, (Frères) : 141, 156, 309, 394, 401, 404, 508, 581 Wren, Percival C. : 335 Wulf, Jeff de : 480

Z Zévaco, Alexandre : 191, 367 Zévaco, Michel : 142, 158, 189-191, 193, 198, 200, 290, 313, 323,

U Uzès (Achille Lemot) : 106

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Index 327, 365-367, 370, 372, 399, 400, 426, 476, 500, 557, 561, 574, 575, 579, 584

Zola, Émile : 81, 117, 118, 130, 376, 571 Zylberstein, Jean-Claude : 540

Collections ou périodiques A Action française (L’) : 266, 389, 391 « Air du temps (L’) » : 395 À la page : 505, 582 À l’aventure : 320 Album (L’) : 145, 228, 243, 246, 573 Almanach de Boquillon : 38 Almanach du Monde comique : 38 Almanach de la République : 38 Almanach du Tintamarre : 38 Almanach du trombinoscope : 38 Alpha : 517 « Amantes et Égéries » : 449, 452, 580 Ami de la jeunesse (L’) : 228, 242, 574 « Angoisse » : 480 Années 40 (Les) : 520, 583 « Anticipation » : 480 « Approches » : 539, 584 « Arc en Ciel » : 483, 485, 524, 529, 582, 584 Around the World : 527 Atlas : 516, 582 Atlas Histoire : 516, 582 Atlas magazine : 582 « À Travers l’univers » : 315, 331, 419, 460, 462, 477, 577, 578, 580, 581 Aurore (L’) : 41 « Auteurs célèbres » : 200 « Aventures » : 333 « Aventures du Far-West » : 479, 581 « Aventures du monde » : 529, 582 « Aventures étranges, voyages lointains » : 315, 578 « Aventures vécues de mer et d’outre mer » : 315 « Aventurier (L’) » : 477, 478, 480 « Azur » : 499

Beaux-Arts illustrés (Les) : 45, 59, 60, 104, 106, 111-113, 116, 179, 569 « Beaux Romans d’amour (Les) » : 308, 349, 576 « Beaux Romans dramatiques (Les) » : 315, 349, 419, 462, 577, 578, 580 « Beaux Textes littéraires (Les) » : 394 Belles images (Les) : 246 « Bibliothèque choisie de Paul d’Ivoi » : 210 « Bibliothèque d’aventures et de voyages » : 95, 96, 206, 569, 572 « Bibliothèque des grandes aventures » : 97, 170, 205, 206, 309, 331, 572, 573, 576, 579, 580 « Bibliothèque des Grands Auteurs » : 270 « Bibliothèque des jeunes » : 242, 573 « Bibliothèque de synthèse historique. L’Évolution de l’Humanité » : 414 « Bibliothèque d’Ève » : 424 « Bibliothèque du Journal des voyages » : 92, 96, 148, 572 « Bibliothèque Historia » : 23, 157, 180, 219, 220, 223, 270, 309, 394, 449, 523, 533, 545, 574 « Bibliothèque idéale de la famille » : 482, 579 « Bibliothèque Lisez-Moi » : 220, 574 « Bibliothèque napoléonienne » : 34, 524, 583 « Bibliothèque Nationale » : 87, 316 « Bibliothèque Pervenche » : 483, 582 « Bibliothèque populaire » : 46, 49, 50, 567 « Biographie » : 540, 585 « Bleuets (Les) » : 349, 361, 425, 448, 482, 499, 546, 579 Bonhomme : 151 Bonnes Soirées : 493 Bons romans (Les) : 41 « Book-of-the-Month Club » : 522 Broderie moderne (La) : 228, 574

B Baïonnette (La) : 286, 571 « Barbara Cartland » : 504, 583, 584

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La Librairie Tallandier C « Cadette Biliothèque » : 370 Candide : 389, 401 Caricature (La) : 60, 61, 85, 86, 94, 104, 106, 114-120, 122, 131, 133, 134, 144, 230, 246, 277, 570 Carrefours de l’Histoire : 516 « Cercle du Livre de France » : 484 « Cercle du Nouveau Livre » (« CNL ») : 23, 506, 524-528, 530, 558, 582 « Cercle du Nouveau Livre d’Histoire » : 522, 528, 582 « Cercle Historia » : 506, 508, 522, 524, 526, 528, 530, 531, 535, 582 « Cercle romanesque » : 12, 25, 473, 483-485, 490, 491, 499, 522, 524526, 530, 538, 549, 550, 582 « Cercle romanesque de Montréal » : 483, 484 Chanson illustrée (La) : 35, 37, 38, 42, 49, 567 Charivari (Le) : 36, 37, 46, 49, 128 « Chefs d’œuvre de l’esprit (Les) » : 309, 394, 577 « Chefs d’œuvre du cinéma » : 369, 371, 576 « Chefs d’œuvre du roman d’aventures (Les) » : 333 « Chefs d’œuvre du siècle illustrés (Les) » : 87, 124, 135, 572 « Chefs d’œuvres illustrés (Les) » : 309 « Chevaliers de l’aventure (Les) » : 314, 330, 331, 460, 461, 577, 580 Chicago Tribune : 367 Chronique amusante (La) : 243 « Cinéma-Bibliothèque » : 12, 24, 309, 311, 315, 326, 361, 363, 370, 371, 419, 421, 422, 475, 549, 576 Cinémagazine : 377, 378, 382 « Ciné-Or » : 370, 379, 577 Ciné-roman film : 370, 578 « Club de Lecture des jeunes » : 523, 527, 531, 582 « Collection des classiques français » : 316 « Club du Livre du Mois » : 522 « Club Français du Livre » : 522, 524 « Collection bleue » : 219, 220, 356, 361, 574

« Collection des auteurs favoris de la jeunesse » : 242, 573 « Collection des chefs-d’œuvre de la littérature classique » : 16 « Collection des romanciers contemporains » : 148, 572 « Collection du temps présent » : 23, 309, 395, 545, 577 « Collection Michel Lévy » : 192 « Collection Parisienne » : 361 Combats d’Israël (Les) : 520, 583 « Confessions d’amour » : 349, 419, 420, 578 Cri-Cri : 248 Cri du peuple (Le) : 133 « Crime et police » : 421 « Crimes et châtiments » : 315, 319, 326, 406, 419, 422, 512, 577, 579 « Criminels et policiers » : 406, 419, 577, 578 Croix (La) : 357 D « Dédales » : 419, 578 « Delly » : 449, 503, 584 « Delphine » : 473, 482 Dépêche (La) : 229, 231, 293 Dépêche du Midi (La) : 170 Détective : 410 Deutsche Zeitung in Frankreich : 433, 435 « Drames du cœur » : 349, 419, 578 « Drames mystérieux (Les) » : 238, 365, 575 E Ecclesia : 527 Écho du Nord (L’) : 229, 231 Éclipse (L’) : 11, 19, 34, 35, 37-40, 4245, 48, 49, 53, 57, 64, 83, 104, 115, 120, 129, 135, 149, 207, 277, 317, 567, 568 Épatant (L’) : 230, 248, 249, 252 « Espions criminels et policiers » : 314 Excelsior : 411 F Faits-divers illustrés (Les) : 235 « Fama » : 361, 414, 415, 424, 482 Fantasio : 133

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Index H Hanneton (Le) : 36-38 « Heures bleues » : 482, 499, 581 « Heures bleues-Femmes d’aujourd’hui » : 482 « Hier et demain » : 508 Histoire (L’) : 516, 540, 585 « Histoire de France en cent volumes (L’) » : 507, 529, 534, 583 Historama : 539, 585 Historia : 12, 23, 25, 34, 157, 160, 177180, 184-186, 224, 227, 228, 232, 237, 255, 270, 280, 295, 299, 301, 307, 415, 416, 418, 472, 473, 504, 506-510, 512, 514-517, 520, 521, 523, 526, 528, 530, 535, 538-540, 542, 546, 549, 558, 574, 580, 585 Historia Magazine, La Deuxième Guerre mondiale : 519, 583 Hommes du jour (Les) : 294 Humanité (L’) : 41, 267

Femmes d’aujourd’hui : 473, 474, 482, 485, 486 Festival du roman : 173, 505, 506, 582 Feuilletons illustrés (Les) : 59, 60, 86, 106, 568 Figaro (Le) : 128, 129, 133, 151, 248, 518, 534, 539 Fillette : 232, 250, 559 Film (Le) : 370, 406, 419, 578 « Films complets (Les) » : 370 « Films succès » : 370, 419, 578 « Films dramatiques et d’aventures » : 422 « Floralies »: 12, 18, 483, 484, 499-501, 503, 525, 530, 557, 560, 561, 583, 584 « Foyer-Romans » : 361 France-Soir : 527 « Francine » : 498 « Frégate (La) » : 498 Fronde (La) : 37 G « Galerie criminelle » : 312, 419, 422, 579 Gazette des Beaux Arts (La) : 113, 116, 122, 131 « Génies du monde » : 527 Gil Blas : 61, 133, 196, 206, 219, 222 Gil Blas illustré (Le) : 243 « Grande collection nationale » : 187 « Grandes Aventures (Les) » : 328, 448, 570, 571, 581 Grandes Aventures (Les) : 259 « Grandes Figures » : 449 « Grands films (Les) » : 306, 369, 576 « Grands romanciers du XXe siècle » : 227, 575 « Grands romans-cinéma » : 320, 375 « Grands romans d’aventures (Les) » : 227, 575 Grelot (Le) : 37 Gringoire : 392 Guerre au jour le jour (La) : 291, 294, 299, 575 Guerre d’Algérie (La) : 520, 583 Guerre photographiée (La) : 294 « Guides de la Redoute » : 529 « Guides Historia » : 539, 585 « Guilde Chrétienne » : 524, 526, 531, 582

I « Idéal Bibliothèque » : 173, 380 Illustration (L’) : 294, 392 Illustration militaire (L’) : 36 Illustré national (L’) : 170, 228, 229, 230, 231, 277, 281, 285, 286, 293, 309, 573, 575, 576 Illustré universel (L’) : 228, 573 Image de la guerre (L’) : 294 « In Texte » : 539, 584 Intimité : 487 Intrépide (L’) : 249 J J’ai vu : 294 Jardin des arts : 508, 581 Je sais tout : 173 Je suis partout : 389, 401 Jeudi de la jeunesse (Le) : 12, 23, 120, 151, 171, 221, 222, 224, 228, 230, 232, 242, 243, 246, 248, 249, 251253, 255, 270, 280, 307, 365, 374, 573, 574 « Jeunes Filles d’aujourd’hui » : 460, 461 Jeunesse illustrée (La) : 232, 246 Jeunesse moderne (La) : 230, 246 « J.-F. » : 483

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La Librairie Tallandier Lisez-moi bleu : 23, 34, 174, 176, 177, 220, 222, 228, 242, 276, 286, 301, 356, 361, 448, 451, 454-456, 468, 504, 505, 546, 574, 582 Lisez-moi Historia : 23, 174, 220, 504, 506, 580 Lisez-Moi historique : 177, 415, 417, 418, 504, 579 Lisez-Moi pour tous : 174, 309, 576 Lisez-moi rouge : 176, 178, 417, 449, 454, 455, 504-506 Lisez-Moi science pour tous : 174, 417, 504, 581 « Livre d’aventures (Le) » : 315, 320, 331, 332, 477, 579, 581 « Livre de l’aventure (Le) » : 320, 549 « Livre de poche (Le) » : 12, 282, 283, 301, 306, 308, 311, 315, 319, 320, 326, 328, 331, 349, 352, 368, 393, 448, 473, 475, 496, 542, 553, 575, 576, 578 « Livre épatant (Le) » : 319 « Livre illustré inédit (Le) » : 187, 319 « Livre National (Le) » : 12, 16, 17, 22, 23, 60, 90, 97, 149, 151, 158, 171, 186-194, 196, 197, 200, 205-207, 210, 212, 214-217, 219-223, 227, 232, 234, 242, 243, 248, 257, 270, 273, 274, 276, 281-284, 288, 290, 301, 306, 309, 311, 313-315, 320, 321, 323, 326, 328, 329, 331, 332, 334, 349, 352, 353, 356, 357, 361, 381, 393, 419, 420, 421, 423, 426, 427, 448, 453, 475-478, 496, 523, 542, 550, 552, 553, 556, 559, 561, 563, 574-581 « Livre Populaire (Le) » : 12, 14, 22, 24, 65, 146, 150, 151, 167, 172, 186189, 191, 215, 217, 282, 284, 298, 319, 328, 366, 426, 559 « Livre Universel (Le) » : 187 « Livres de la famille (Les) » : 449 « Livres de la jeunesse (Les) »: 331, 577, 581 Lune (La) : 36, 37, 39, 44, 104, 115, 129, 151, 567 Lune rousse (La) : 53 « Lynx (Le) » : 423, 449, 451, 461, 481, 579, 580 Lyon Républicain : 229, 231

« Jolis romans (Les) » : 315, 326, 349, 352, 419, 496, 577, 578 Journal amusant : 128 Journal des romans populaires illustrés (Le) : 12, 188, 190, 221, 228, 366, 573 Journal de la femme (Le): 395, 405, 406, 410, 415, 418, 419, 430, 467, 468, 578 Journal de la France : 520, 535, 583 Journal de la musique : 221 Journal de Rouen : 229 Journal des voyages : 12, 17, 21, 51, 59, 60-62, 70, 71, 74, 77, 78, 86-99, 102, 104, 111, 112, 117, 129, 131133, 135, 136, 142, 145, 147-149, 161, 170, 194, 206, 207, 212, 221, 222, 224, 228, 233, 237, 242, 248, 258, 272, 276, 277, 280, 287, 298, 320, 324, 336, 347, 476, 504, 546, 551, 557, 562, 568, 569, 571, 572, 573 Journal pour rire : 128 Journal pour tous : 59, 60, 74, 110, 111, 243, 569 Journal rose (Le) : 171, 222, 228, 232, 242, 255, 270, 559, 575 Joyeusetés de la semaine (Les) : 144, 571 L Ladies World : 367 Lanterne de Boquillon (La) : 35, 37, 40, 104, 567 Lecture (La) : 32, 33, 59, 60-62, 81, 132-134, 136, 145, 152, 173, 527, 571, 572 Lecture rétrospective (La) : 60, 81, 136, 145, 572 Lectures d’aujourd’hui : 486 Lectures pour tous : 172, 173, 568 Liberté (La) : 41 Lisez-moi : 23, 34, 172-179, 182, 183, 185, 186, 219, 220, 223, 224, 227, 228, 232, 242, 255, 270, 281, 282, 295, 301, 307, 309, 311, 358, 394, 397, 404, 416-418, 448, 453, 455, 460, 476, 500, 504, 506, 523, 542, 550, 558, 573, 576, 582 Lisez-moi aventures : 174, 417, 476, 477, 504, 581

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Index M « Magali » : 449, 504, 584 Magasin d’éducation et de récréation (Le) : 54, 78, 324 Magasin littéraire (Le) : 59-61, 80, 173, 570 « Ma Lecture » : 315, 419, 420, 578 Marie-Claire : 405 Marie-France : 486 Marseillaise (La) : 41 Masque (Le) : 37 « Masque (Le) » : 318, 319, 333, 421, 550 Matin (Le) : 293, 367, 368, 433, 435 « Max du Veuzit » : 449, 504, 584 « Meilleurs romans d’aventures (Les) » : 314, 331, 420, 448, 579 « Meilleurs romans de drame et d’amour (Les) » : 314, 349, 420, 579, 580 Merveilles de l’exposition de 1900 : 228, 573 Messager des théâtres (Le) : 36 « Mirabelle » : 499 Miroir (Le) : 294, 505 Miroir de l’Histoire : 516, 583 « Miroir de l’Histoire » : 585 Miroir romanesque : 505, 582 Mode de Paris : 486 Mode Nationale (La) : 361, 414, 424 « Modern Bibliothèque » : 65, 172-174, 186, 220, 401 Mon bonheur : 12, 221, 222, 228, 232, 242, 573 Mon Journal : 232, 246 Mon copain du dimanche : 228, 230, 246, 277, 574 « Mondes antiques (Les) »: 521, 524, 584 Monde comique (Le) : 35, 37, 38, 45, 567 Moniteur du Puy-de-Dôme (Le) : 229 « Monseigneur et son clebs » : 478, 581 Musée universel (Le) : 32, 42, 45, 59, 60, 107, 161, 568 « Mystic » : 503

Nous deux : 487 Nouveau Journal (Le) : 41 Nouveautés photographiques : 155, 572 « Nouvelle Collection Illustrée » : 173, 193, 380 « Nouvelle collection moderne » : 148 « Nouvelle Histoire de France » : 523, 528, 535, 582 Nouvelle Revue Française : 261, 333 O « Old Jeep et Marcassin » : 478, 580 Œil de la police (L’) : 23, 171, 220, 228, 232-235, 238, 239, 277, 280, 559, 574, 596 « Œuvres de Max du Veuzit » : 482, 581 « Œuvres de Paul d’Ivoi » : 314, 420, 579 Œuvres Libres (Les) : 173, 505, 506, 582 Ordre (L’) : 41 Ouvrier (L’) : 357 P Panorama de la guerre : 165, 230, 293, 294, 300, 306, 443, 519, 575 Paris Dimanche : 487, 580 Paris-Journal : 41 Paris Match : 473 Patrie (La) : 41 « Patrons favoris » : 414 Pays de France (Le) : 293, 294 Pêle-mêle (Le) : 230, 243, 247 Pèlerin (Le) : 357 Petit Écho de la mode (Le) : 361, 414 Petit Français illustré (Le) : 245 Petite Indépendant de l’Allier : 229 Petit Journal (Le) : 74, 98, 149, 152, 153, 234, 235, 508 « Petit livre (Le) » : 282, 319, 320, 557 Petit Marseillais (Le) : 229 Petit Méridional (Le) : 229 Petit Parisien (Le) : 149, 152, 233-235, 373, 559 Petit soldat de France (Le) : 228, 230, 237, 277, 575 Petit Toulousain (Le) : 229 Petite Gironde (La) : 170, 229, 231, 279, 403 Petite Revue (La) : 42 Peuple (Le) : 51, 207

N Nat Pinkerton : 233 Nature (La) : 60, 77, 92 Nick Carter : 233 « Nostalgie » : 34, 499, 500, 558, 583

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La Librairie Tallandier Peuple français (Le) : 41 Photographiste (Le) : 156, 228, 365, 573 Planète : 505 « Plus beaux films d’amour (Les) » : 227 « Police et mystère » : 421 « Pour oublier la vie » : 349, 424, 425, 449, 483, 579, 582 Psst… ! : 115, 128

« Romans de la vie (Les) » : 315, 419, 577, 578 « Romans héroïques de Michel Zévaco » : 190, 366, 574 « Romans mystérieux » : 219, 220, 222, 226, 237, 238, 282, 309, 314, 318, 335, 353, 423, 478, 574, 577, 581 « Romans pour tous » : 282, 306, 308, 576 Romans-Revue : 177 Rose-Marie : 476, 581

Q « Quatre couleurs » : 503, 583

S Scie (La) : 37 Science, art et nature : 60 « Science Club » : 527, 582 Science et vie : 473, 504, 527 Science illustrée (La) : 12, 32, 60, 61, 74, 77, 89, 91, 104, 105, 111, 118, 134, 179, 237, 272, 568, 571 « Sciences du Monde » : 527, 582, 583 « Select Collection » : 173 Sélection du Reader’s Digest : 527, 531 Semaine de Suzette (La) : 232, 357 Semaine joyeuse (La) : 144, 572 Semaine pour rire (La) : 144, 145, 572 « Sept couleurs » : 483, 486, 582 « Série Émeraude » (Le Masque) : 333 « Série Noire » : 479, 550 Sifflet (Le) : 37 « Signe de Piste » : 494 Siroco : 456 Soleil (Le) : 39, 41 Soleil littéraire (Le) : 41 « Stella » : 361, 414, 482 Sur le vif : 294 Sur Terre et sur mer : 59, 60, 91-93, 97, 99, 111, 116, 117, 568

R Réalisme : 410, 419, 578 Républicain illustré (Le) : 229 Républicain orléanais et du centre (Le) : 229 République (La) : 41 Recherche (La) : 516, 540, 585 Récréation (La) : 91, 242, 570 Revue (La) : 134, 260 Revue blanche (La) : 261 Revue de la musique : 60, 569 Revue de Paris : 403 Revue des deux mondes : 79 Revue des Lectures : 27, 177, 226, 393, 425, 489 Revue du Nord (La) : 228, 574 Revue germanique : 228, 574 Revue moderne (La) : 484 Revue populaire (La) : 484 Ric et Rac : 401 Rire (Le) : 133, 243, 247 « Roman-cinéma » : 422 « Roman d’aventures (Le) » : 320 « Roman du dimanche (Le) » : 352, 419, 496, 578 « Roman historique (Le) » : 223, 575 « Roman populaire (Le) » : 22, 187, 188, 201, 573 « Romans bleus (Les) » : 361, 425, 448, 482, 502, 577, 579 « Romans célèbres et drames d’amour »: 578 « Romans d’aventures de Georges Sim » : 477, 581 « Romans de cape et d’épée » : 194, 314, 323, 419, 425, 449, 560, 561 « Romans de la famille (Les) » : 361, 420, 579, 580

T « Tallandier aventures » : 500, 584 Tartarin (Le) : 60, 570 Texas Jack : 233 « Texto » : 540, 586 Timbale (La) : 37 Tintamarre (Le) : 46, 84 Tour de l’année (Le) : 59, 62, 72, 569 Tour du monde (Le) : 61, 71, 74, 92, 93, 95, 98, 116, 206, 207, 208

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Index « Tour du monde (Le) » : 527, 582 « Tourterelle » : 498 Tout votre jardin : 520, 533, 583 « Trésor des lettres françaises » : 23, 524, 528, 529, 542, 582 U « Univers aventures » : 477, 581 V Veillées des chaumières : 360 « Vie d’aventures (La) » : 92, 99, 222, 228, 233, 242, 243, 298, 573, 574 Vie amusante (La) : 136, 230, 569 Vie élégante (La) : 59, 60, 570

Vie en fleur (La) : 473, 482, 485, 486, 526, 562 Vie illustrée (La) : 133 Vie militaire (La) : 60, 115, 230, 246, 571 Vie mystérieuse (La) : 228, 574 Vie parisienne (La) : 41, 42, 84, 116 « Villes du monde » : 527, 583 « Voyages et aventures » : 320 « Voyages lointains, aventures étranges » : 309, 331, 577 X XXe

siècle-Historia Magazine : 116, 118, 520, 583

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Table des matières

Introduction ........................................................................

9

Première partie DES ORIGINES POPULAIRES ET RÉPUBLICAINES I

De la maison F. Polo à la Librairie Illustrée (1865-1874) .......................... 31

II

Georges Decaux et la vulgarisation (1874-1892) .... 57

III

Séduire le lecteur : aventures et images .................... 89

IV

La Librairie Illustrée D. Montgrédien et Cie (1892-1901) ........................ 127

V

Jules Tallandier et les premières collections populaires (1901-1914) .......................... 169

VI

Une maison orientée vers le grand public (1901-1914) .................................... 219

Deuxième partie UNE MAISON D’ÉDITION GRAND PUBLIC VII

Les Éditions Tallandier dans la tourmente de la guerre de 1914 .................. 265

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La Librairie Tallandier

VIII

Triomphe d’un éditeur populaire ............................ 305

IX

Diversification des collections populaires ................ 347

X

La fin de l’indépendance .......................................... 387

XI

La guerre et les nouveaux dangers ............................ 429

XII

À la recherche de nouveaux terrains médiatiques (1945-1980) ............................ 471

Conclusion .......................................................................... 541 Chronologie ........................................................................ 567 Remerciements .................................................................... 587 Sources ................................................................................ 589 Bibliographie ...................................................................... 591 Index

................................................................................ 603 Personnes ou raisons sociales .................................... 603 Collections ou périodiques ...................................... 615