La guerre par ceux qui la font Texte imprimé stratégie et incertitude au XXIe siècle 978-2-26808-405-3

Notes bibliogr. Des militaires de terrain ayant participé à de nombreuses opérations à l'étranger livrent leur

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La guerre par ceux qui la font Texte imprimé stratégie et incertitude au XXIe siècle
 978-2-26808-405-3

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sous la direction du général

Benoît Durieux

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La Guerre par ceux qui la font

Tous droits de traduction,

d’adaptation et de reproduction réservés pour

tous

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© 2016, Groupe Artège Éditions du Rocher 28, rue Comte Félix Gastaldi - BP 521 98015 Monaco www.

editionsdurocher.fr

ISBN : 978-2-26808-405-3

Sous la direction du général Benoît Durieux

La Guerre par ceux qui la font Stratégie et incertitude au xxf siècle

Werner Albl - Bruno Baratz - Jean-Christophe Béchon - Christopher Borneman — Xavier Buisson - Jacques Fayard - Éric Gosset - Jacques Langlade de Montgros - Alain Lardet — Christophe Lucas - Richard Ohnet - Philippe Pottier - Angelo Ristuccia - Charles Saint Fort Ichon - Rodolphe Scheel

éditions du

ROCHER

Avertissement Cet ouvrage collectif rassemble des contributions rédigées par des officiers du Centre des hautes études militaires en marge d’une année de réflexion, de débat et de préparation à l’exercice de leurs futures responsabilités dans le cadre de notre défense. Elles expri¬ ment les idées personnelles de leurs auteurs et ne sauraient engager leurs armées ou ministère d’appartenance. Elles se fixent pour seul objectif de stimuler le débat des idées sur les questions de défense.

INTRODUCTION

Quand la guerre rejette ses chaînes Général Benoît Durieux

L’époque est propice aux paradoxes. La violence, la peur et la souffrance monopolisent les écrans, dès lors que l’on s’intéresse à notre environnement. Les tensions en Europe de l’Est, la déstabili¬ sation du Proche et du Moyen-Orient, l’extension du phénomène jihadiste en Afrique, la crise migratoire en Méditerranée font par¬ tout résonner des échos que l’on aimait à croire périmés, relégués loin du vieux continent ou en voie d’extinction. Cette conjonction des détonations de kalachnikovs et des cris de détresse tend à contre¬ dire notre représentation du monde. La guerre froide est finie de¬ puis vingt-cinq ans et les annuaires stratégiques1 se succèdent pour montrer, chiffres à l’appui, la disparition progressive des guerres entre États et la baisse tendancielle des victimes des conflits. Il serait trop rapide d’écarter le sujet d’un revers de main en renvoyant dos à dos une vision des relations internationales présentée comme alar¬ miste et des instruments statistiques dénoncés comme inadaptés. On observe des tendances de fond qui expliquent et justifient le constat de fin des guerres majeures. Mais plutôt que de vouloir remettre ce constat en cause, il faut en saisir toutes les implica¬ tions sur l’évolution du phénomène de la guerre. Cela seul peut 1. Voir

notamment

le programme de collecte de données sur les conflits

d’Uppsala (UCDP). 9

La guerre par ceux qui la font

expliquer le caractère insaisissable des nouveaux conflits. Les audi¬ du Centre des hautes études militaires se sont attachés à en saisir quelques-uns des aspects. La combinaison de leur expérience d’officier supérieur de haut niveau, de leur réflexion personnelle et des échanges qu’ils ont eus avec des personnalités de premier plan donnent au tableau qu’ils dressent une grande crédibilité. La présence parmi eux d’officiers de trois autres armées européennes témoigne de la richesse du débat qui se développe en Europe sur ce teurs

sujet. Nous sommes à l’heure où la guerre rejette ses chaînes.

Cette heure intervient, c’est en effet paradoxal, alors que les entre États sont devenus rares ; leur probabilité est relati¬ vement faible, surtout si l’on s’intéresse aux puissances de premier plan. Il y a à cela des raisons objectives.

conflits

Les premières sont de nature politique, étayées par des analyses désormais classiques. La croissance du commerce mondial est cer¬ tainement un facteur de retenue politique de la violence guerrière. Il est difficile de contester la pertinence des intuitions de Montesquieu sur les vertus du « doux commerce ». Les guerres entre des États à la puissance commerciale équivalente, c’est-à-dire susceptibles de pâtir également d’un conflit, sont restées l’exception depuis 1945. De façon concomitante, il faut constater que les conflits récents les plus emblématiques ont embrasé des zones quasi désertiques, situées dans les angles morts de la mondialisation, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, du Mali ou des régions frontalières de l’Irak et de la Syrie. La théorie de la paix démocratique fournit une autre clé de compréhension pour cette raréfaction des grands conflits. Emma¬ nuel Kant avait développé l’idée que, dans une République, c’est-àdire dans un régime où les citoyens sont à la fois ceux qui décident de la guerre et ceux qui en assument les conséquences, qu’ils en paient le prix du sang ou qu’ils la financent, l’emploi de la force n’est pas une solution rationnelle2. D’autres réflexions plus récentes

2. Emmanuel KANT, Essaiphilosophique sur lapaixperpétuelle, Paris, Fischbacher, 1880, p. 15. 10

Quand la guerre rejette ses chaînes

démocraties ne se font pas la guerre entre elles3. Si c’est le cas, et si les démocraties regroupent un nombre suffisant des puissances militaires dominantes, le risque de guerre décroît. Cet argument est convergent avec celui qui met l’accent sur le rôle de l’hégémonie américaine pour dissuader les autres puissances de tout aventurisme militaire. Ceci est d’autant plus vrai que les États sont sortis affaiblis de la période récente, concurrencés par d’autres formes politiques, supranationales ou régionales, par des acteurs économiques ou sociaux transnationaux et par les allégeances mul¬ tiples proposées à leurs citoyens.

ont soutenu que les

Ces freins à la guerre

paradoxalement confortés par des facteurs de nature militaire. L’importance de l’apparition des armes nucléaires a souvent été soulignée. Deux pays qui détiennent ces armes sont en principe moins susceptibles de se déclarer une guerre de grande envergure. Le général Poirier parlait de la « vertu rationalisante de l’atome4 ». Mais cette limitation de la guerre a aussi une dimension conventionnelle. Il est patent que l’on assiste aujourd’hui à un épisode, sans doute transitoire, de supériorité de la défensive sur l’offensive. C’est vrai d’abord dans le domaine des armements. Un système de défense antiaérienne même sommaire représente un obstacle majeur pour une campagne aérienne et les systèmes dits d’« anti accès », développés en particulier par la Chine pour interdire toute opération militaire étrangère à proximité de ses côtes, semblent présenter un rapport coût/efficacité sans com¬ ont

été

paraison avec celui des systèmes d’armes offensifs des armées occi¬ dentales5. Plus largement, le coût unitaire croissant des armements modernes est un obstacle à leur emploi répété. Les grands États occidentaux ont les plus grandes difficultés à acquérir et à entre¬ tenir des flottes réduites d’aéronefs, de bâtiments de combat ou de véhicules blindés modernes. Ces difficultés sont encore accrues pour des nations ne disposant ni de cultures militaires anciennes, 3. Michael DOYLE, « Kant, Liberal Legacies andForeign Policy » (Parties I et II), Philosophy andPublic Affairs, n° 12, 1983, pp. 205-235 et 323-353. 4. Le Monde, Tl mai 2006. 5. Voir infra, Capitaine de vaisseau Christophe LUCAS, « DU rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École », pp. 311-330. 11

La Guerre par ceux qui la font

ni de budgets de la défense significatifs. Les systèmes d’armes récents sont de moins en moins souvent utilisables de manière indépendante par leurs acheteurs: très souvent, leur autonomie dépendra du stock de pièces détachées et plus largement de la maintenance assurée par le constructeur. Plus ils font appel à des technologies de pointe, plus leur emploi devra être concerté avec lui ou envisagé de façon unique dans des circonstances ultimes. Il y a également une dimension populaire de cette supériorité de la défensive. Les opérations occidentales en

ni d’industries de défense

autonomes,

Irak et en Afghanistan ou les tentatives répétées d’Israël au Liban et dans la bande de Gaza ont mis en évidence toute la difficulté qu’il pouvait y avoir à venir à bout d’une insurrection ou de mouve¬ ments soutenus par une population locale déterminée. Or, la crois¬ sance de la population mondiale, en particulier urbaine, limite les zones susceptibles de représenter des gages faciles pour d’éventuels conquérants, à moins de pouvoir s’appuyer sur une population favorable. Ainsi, les armées conventionnelles modernes jouent de manière croissante un rôle qui s’apparente, à un degré subordonné, à celui de la dissuasion. Elles sont assez peu adaptées à des offensives significatives permettant des gains territoriaux mais elles suffisent encore à dissuader des agresseurs ; elles sont même indispensables de ce point de vue et jouent un rôle essentiel de stabilisation des relations internationales. Enfin, il faut reconnaître que le discrédit moral et juridique qui s’attache à la guerre depuis les conflits mondiaux du xxe siècle n’a pas été sans effets. Si la guerre reste envisagée par de nombreux acteurs, elle n’est plus revendiquée comme un moyen légitime et naturel des relations internationales. Il est intéressant de constater que les documents de stratégie déclaratoire des principales puis¬ sances militaires mentionnent assez peu la perspective de la guerre classique. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale français de 2013 constitue de ce point de vue une exception en soulignant la persistance de la possibilité des conflits entre États dans le cadre des « menaces de la force » et en décrivant leurs caractéristiques possibles. La dernière édition de la revue quadriennale de défense américaine envisage le cas où un adversaire régional devrait être 12

Quand la guerre rejette ses chaînes

défait par

une campagne

militaire à grande échelle

et

mentionne

la possibilité de conflits du haut du spectre contre des adversaires dotés d’armes de destruction massive, mais elle ne développe pas réellement ces hypothèses. Le document britannique note qu’une attache étatique est peu probable même si elle représente un risque élevé. Si tout semble concorder pour expliquer la diminution du nombre et de l’ampleur des conflits entre États, l’évidence est pour¬ tant celle de la déstabilisation de nombreuses régions gagnées par la violence. Ce à quoi nous assistons, ce n’est pas seulement à la fin, sans doute provisoire, des guerres majeures, mais au déclin de la guerre elle-même, entendue comme moyen de régulation de la violence. L’histoire de la guerre, c’est aussi l’histoire d’une institution qui, pour mieux contrôler la violence, l’a organisée en un conflit « armé, public et juste6 ». Il s’est agi d’abord de limiter l’emploi de la force à un nombre restreint d’individus qui agissaient au nom de tous, une distinction qui a été à l’origine de la création progressive des institutions militaires. De manière corollaire, cette violence a été expulsée de la cité, pour en protéger la majorité des citoyens sans doute, mais aussi pour faire en sorte que chacun puisse observer le résultat de l’épreuve de force, pour en faire un conflit public dont chacun pouvait apprécier l’issue. Il est d’ailleurs assez frappant que les batailles dans les centres urbains soient historiquement, et encore aujourd’hui, très minoritaires dans les affrontements armés. C’est plus largement l’espace laissé à la guerre qui a été contraint, les belligérants s’accordant à vider leur querelle dans un lieu cir¬ conscrit, le champ de bataille. Il s’est encore agi de limiter l’em¬ ploi de la violence collective dans le temps, entre les moments de la déclaration de guerre et du traité de paix. Surtout, la guerre a été limitée par les intérêts mêmes quelle pouvait viser à promou¬ voir. C’est le sens de la suprématie de la politique, qui doit, dans 6. Alberico GENTILI, De jure belli, cité et analysé par Frédéric GROS, États de violence, éd. Gallimard, Paris, 2006. 13

La Guerre par ceux qui la font

la conception classique, chercher à réguler l’emploi de la violence pour que celle-ci atteigne ses objectifs : la guerre ne trouve son sens que dans la reprise, sur de nouvelles bases, de relations politiques devenues impossibles au début du conflit. En définitive, alors que la guerre naît de l’antagonisme entre ami et ennemi, sa limitation est le fruit d’une triple séparation dans la société, dans l’espace et dans le temps. Cet antagonisme et cette séparation trouvent leur cohérence dans la politique. En dépit de la séparation sociale entre combattants et non combattants, la politique veille à ce que le coût humain et financier supporté par les citoyens soit contenu; en dépit de la séparation spatiale entre l’espace des combats et l’es¬ pace réservé à la vie des citoyens, elle veille à ce que la bataille soit conduite en fonction des intérêts de la cité; en dépit des limites temporelles de la guerre, la politique envisage le long terme pour que la paix soit la meilleure possible ; enfin, en dépit de la sépara¬ tion entre l’ami et l’ennemi, elle intègre dans ses calculs les intérêts de l’adversaire. Cette conception de la guerre est sans doute un pro¬ duit de l’histoire européenne. Il est symbolique que la cérémonie de signature du Traité de Rome se soit tenue au Capitole dans la salle des Horace et des Curiace, dont l’histoire incarne ces dimensions constitutives de la guerre conçue comme moyen de régulation de la violence. Récemment, la guerre des Malouines qui opposa en 1982 le Royaume-Uni à l’Argentine incarna de manière assez fidèle ces fondamentaux du modèle de la guerre limitée. Pourtant, en dépit de cet exemple, il s’agit là d’un modèle théo¬ rique auquel la réalité ne s’est que rarement conformée. Au xxe siècle en particulier, la guerre s’est affranchie de toutes ses limites : en devenant mondiale, elle s’est affranchie de son confinement géo¬ graphique ; en devenant totale, elle a un temps évincé la politique; en entraînant des sociétés entières dans son tourbillon, elle a rendu caduque la protection des non-combattants. L’histoire de la guerre suggère que le modèle européen nécessite que soient réunies cer¬ taines conditions. Il ne s’envisage que dans une situation de voi¬ sinage culturel — on se rappelle qu’Horace était le futur beau-frère de l’un des Curiace - et de reconnaissance mutuelle. Il ne se réalise que lorsque les deux parties sont de force comparable, c’est-à-dire 14

Quand la guerre rejette ses chaînes

de relative symétrie. Il ne trouve son sens de négo¬ ciation « par d’autres moyens » que dans la mesure où la nécessité de la cohabitation qui suivra la guerre s’impose comme un facteur déterminant. De ce point de vue, les pays européens ont appris, souvent dans la douleur, que la paix revenue, il faudrait continuer à vivre avec celui qui était et resterait de l’autre côté des Alpes, du Rhin ou des Pyrénées. en situation

Qui ne voit qu’aujourd’hui ces conditions ne sont plus réunies ? L’asymétrie est devenue la règle, et elle est d’abord souvent celle des enjeux: si certains pays ont fréquemment le sentiment de conduire des guerres limitées, ils imposent une guerre totale à leurs adver¬ saires dont ils veulent faire tomber le régime. Ce faisant, ils ne font que rejoindre l’autre genre de guerre analysé par Clausewitz qui « a pour fin d’abattre l’adversaire, soit pour l’anéantir politique¬ ment, soit pour le désarmer seulement en l’obligeant à accepter la paix à tout prix », par opposition à la guerre qui se borne « à quelques conquêtes aux frontières du pays, soit qu’on veuille les conserver, soit qu’on veuille s’en servir comme monnaie d’échange au moment de la paix7. » De la même façon, la guerre porte la trace de la mondialisation et oppose des communautés aux réfé¬ rences culturelles fort éloignées, un facteur de montée aux extrêmes encore plus puissant lorsqu’il intègre des oppositions religieuses. Les possibilités offertes par la technologie aux moyens de frappe à distance comme la montée en puissance des modes d’actions de type terroriste relativisent aussi la possibilité de cantonner la guerre sur un théâtre d’opérations géographiquement limité. La possibi¬ lité de porter la guerre loin de chez soi limite le facteur de retenue que constitue la nécessité de penser le jour d’après, ce moment où il faudra cohabiter avec l’adversaire. Beaucoup plus récemment, une ultime tentative de cantonne¬ de la violence guerrière a pu être observée. Au lieu de la limiter à un champ de bataille physique, les efforts ont tendu à la ment

7. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, éditions de Minuit, Paris, 1955, livre VIII, chap. 4 et 5.

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La Guerre par

qui la font

déporter dans l’espace de confrontation virtuel de la technologie. La course aux armements à laquelle donna lieu la guerre froide en fut une éminente manifestation; aujourd’hui, on imagine vo¬ lontiers que la guerre des robots ou la guerre dans le cyberespace remplacent l’antique épreuve de force. Mais il semble bien que cette digue également soit en train de céder. Cela se matérialise par un phénomène croissant de pulvérisation de la violence: à l’affrontement de deux super puissances autour desquelles étaient regroupées la presque totalité des États du globe a succédé en deux décennies une situation dans laquelle les acteurs de violence sont fréquemment des groupes de quelques dizaines de combattants en¬ gagés dans une « guerre de tous contre tous », pour reprendre l’ex¬ pression hobbesienne. Cette pulvérisation de la guerre rencontre un autre phénomène propre aux armées modernes, qui voient s’atténuer la distinction traditionnelle entre le civil de l’arrière et le combattant de première ligne. À cette distinction s’est subs¬ tituée un continuum, qui relie désormais le combattant au noncombattant avec un grand nombre d’intermédiaires possibles, ou même de positions hybrides, depuis l’opérateur militaire de drones agissant depuis son propre territoire jusqu’au civil déployé sur un théâtre d’opération, parfois en première ligne. Ainsi, la restriction de l’emploi de la violence guerrière à certains citoyens chargés d’en préserver les autres perd de son sens, les sociétés étant, de bien des façons différentes, mais de manière croissante, à la fois exposées à la violence et engagées dans les combats. Enfin, la distinction du temps de guerre et du temps de paix perd une part de sa significa¬ tion. Ceci est une conséquence de la pulvérisation de la violence dans une multitude de micro-conflits partiellement indépendants. Les comportements des États s’adaptent à ce phénomène : ils sont amenés à utiliser la force armée de manière régulière, sans que les opinions publiques ne pensent être « en guerre », une situation associée dans l’imaginaire collectif aux conflits mondiaux du xxe siècle. Dans ces situations grises, la maîtrise politique est difficile, soit que les chaînes d’information en continu relaient l’impatience des opinions publiques, soit que les différents fanatismes limitent la rationalité des décisions prises. 16

Quand la guerre rejette ses chaînes

Ainsi, la scène internationale est aujourd’hui marquée par des situations de crise dans lesquelles les acteurs non-étatiques dis¬ posent de moyens de niveau étatique et où les États abaissent leur seuil d’emploi de la force. La violence du haut du spectre est ainsi progressivement rejointe par la violence du bas du spectre qui peut la déchaîner à la manière d’un détonateur; la guerre qui avait dis¬ paru reprend ainsi une forme nouvelle, moins bien canalisée, per¬ manente, éparpillée et en extension. Il semble probable que sous

l’ombrelle des grandes puissances militaires nucléaires et conven¬ tionnelles, nous assistions à la multiplication de crises directement issues de la fragilité des États et qui échappent à nos catégories clas¬ siques. Les individus se réapproprient l’usage de la violence armée, qui leur paraît constituer à la fois le dernier recours pour dépasser les frustrations et exorciser les peurs nourries par la mondialisation et le moyen le plus efficace pour trouver une raison d’exister. Les crises qui émanent de ce phénomène se caractérisent par cinq traits majeurs. La pulvérisation de la violence en de multiples micro¬ foyers va jusqu’à l’individualisation de son usage - les cibles de part et d’autres étant de manière croissante nommément désignées l’imbrication constante de la politique locale et des intérêts pri¬ vés ou criminels dans la dimension armée de ces conflits ; le pou¬ voir égalisateur des technologies « grand public » d’information et de communication - qu’il s’agisse de la capacité à se coordonner au sein des entités en conflit ou à communiquer vers l’opinion publique les phénomènes de résonnance de ces crises se déve¬ loppent par-delà les frontières et laissent perplexes les puissances militaires traditionnelles; la montée de l’irrationalité dans l’usage de la force armée en raison des fanatismes, des impatiences et des pertes de repères se traduit par des mutations extrêmement rapides des formes politiques en action. De fait, si une caractéristique de la guerre institutionnalisée marquée par les séparations traditionnelles est d’introduire, comme toute institution, un facteur de stabilité, son effacement relatif est producteur d’instabilité. Le concept de « guerre hybride », qui a récemment émergé dans le débat, notamment à la suite de la crise ukrainienne, pour évoquer la combinaison de la guerre étatique et 17

La Guerre par ceux qui la font

de la guerre irrégulière, traduit la perplexité qui est la nôtre devant cette évolution. Ce sentiment de perplexité n’est pas inédit. Réfléchissant sur la même question après les guerres révolutionnaires, Clausewitz notait :

..] avaient libéré de ses antiques entraves diplomatiques élément redoutable, la guerre: et la voilà qui avançait dans sa violence brute, roulant une masse énorme de forces, et l’on ne voyait plus que les ruines de l’ancien art de la guerre d’un côté, et des succès inouïs de l’autre, sans discerner pour autant un système nouveau de conduite de la guerre, c’est-à-dire de nouvelles voies de l’intelligence pratique, de nouvelles voies positives d’emploi des forces. La guerre était rendue au peuple, d’où les armées permanentes l’avaient en partie éloignée ; elle avait rejeté ses chaînes et franchi les limites de ce que l’on imaginait possible*. » « Les Français [.

cet

C’est dans ces périodes de changement d’époque qu’il est impé¬ ratif de revenir aux données fondamentales relatives à la nature de la guerre. Toute réflexion sur la guerre est d’abord une réflexion sur l’homme. Même lorsqu’elle a rejeté ses chaînes, la guerre est tou¬ jours le fait d’hommes qui prennent les armes et se décident de ris¬ quer leur vie à la recherche de quelque chose que la situation de paix ordinaire ne leur permet pas d’espérer. Les raisons qui les amènent à le faire sont, comme le pensait déjà Thucydide, la peur, l’honneur - ou les valeurs, éventuellement religieuses - et l’intérêt. Nous ne viendrons pas à bout de ces situations de violence pulvérisée par de savantes et subtiles combinaisons diplomatiques seulement, ni par le recours à des technologies sophistiquées seulement, ni par des politiques de développement seulement. « Les bombes triomphent rarement des idées9 » ; de la même façon, l’argent n’épuise pas la volonté de se battre et la rationalité ne suffit pas à rassembler les hommes, notamment lorsqu’elle doit tenir compte de la peur, du désir de vengeance et des humiliations du passé. Dans tous les cas, 8. Carl von CLAUSEWITZ, « Portrait de Scharnhorst », in Clausewitz, de la Révolution à la restauration, éd. Gallimard, Paris, 1976, p. 364. 9. Général Didier CASTRES, « Nous faisons face à des crises mondialisées », interview par Alain Ruello, Jacques Hubert-Rodier et Nicolas Barré, Les Echos, 12 juillet 2015. 18

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la guerre ne suffit pas à gagner la paix» suivant la formule du général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées10. « gagner

C’est cette situation d’exigence de rigueur et d’innovation qui donne tout son sens aux analyses proposées dans cet ouvrage. Fautil le préciser, elles expriment la réflexion personnelle et libre des officiers qui ont signé chacun de ses chapitres. On ne trouvera pas ici de positions officielles. On ne trouvera pas non plus de recettes toutes faites pour gagner les guerres de demain ou ramener la paix, car ces recettes n’existent pas. Clausewitz expliquait encore que la réflexion sur la guerre la plus efficace, en particulier en période de transformation, n’est pas celle qui propose des recettes pour le suc¬ cès, mais celle qui vise à la comprendre et à entrer dans sa logique interne. Celui qui est amené à conduire la guerre ne doit pas voir sa liberté bridée par un dogme mais épanouie par une familiarisa¬ tion progressive avec le milieu si particulier dans lequel elle va se

déployer. La théorie est destinée à éduquer l’esprit du futur chef de guerre, disons plutôt, à guider son auto-éducation, et non à l’accompagner sur le champ de bataille, tout comme un pédagogue avisé oriente et facilite le développement spirituel du jeune homme sans pour autant le tenir en laisse tout au long de sa vie11. » «

Ainsi, les auteurs des essais qui sont rassemblés ici se sont-ils attachés à penser la guerre pour en proposer une vision partagée, plus nécessaire que jamais. La réflexion est articulée en trois volets, respectivement consacrés au contexte, à la stratégie et aux opéra¬ tions militaires elles-mêmes.

Pour introduire le premier d’entre eux, le général Angelo Ristuccia se livre à une analyse originale du terrorisme pour en évaluer la portée au regard du phénomène guerrier auquel il a souvent été comparé. Il explique et met en perspective le déclin de la guerre réglée et la façon dont elle rejette ses chaînes. Il met en lumière 10. Général Pierre de VILLIERS, «Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix», Le Monde, 20 janvier 2016. 11. Ibidem, p. 135-

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La Guerre par ceux qui la font

particulier le lien de ce phénomène avec les évolutions de la technologie. Il est finalement amené à proposer une lecture cri¬ tique du concept d’asymétrie, dont le succès traduit surtout notre difficulté à penser l’évolution de la guerre. Cette difficulté explique sans doute le sentiment que nous pouvons avoir d’une incertitude en

croissante et d’une surprise devenue inéluctable.

Or, comme le souligne le colonel Jacques de Montgros, les ori¬ gines de la surprise sont à la fois en nous, parce quelle procède d’un décalage entre nos émotions et nos représentations, et à l’extérieur parce quelle obéit à la réalité dialectique de la guerre. Il ne s’agit pas de ne pas être surpris, mais de l’être moins que celui que l’on affronte et de pouvoir résister mieux que lui aux effets de la sur¬ prise. De ce point de vue, son propos, qui tend à montrer qu’il n’y pas de guerre sans surprise, illustre encore le fait que la guerre est aussi un lent apprentissage de l’adversaire. C’est là tout le sens de l’effort croissant que nous consentons en faveur du renseignement.

Mais le concept de surprise stratégique peut être aussi, comme celui d’asymétrie, révélateur de notre impuissance à penser les conflits, de notre tentation de sous-estimer l’intérêt de toute ré¬ flexion sur la guerre au motif de son imprévisibilité. C’est pourquoi une analyse systématique de ce que recouvre ce concept est indis¬ pensable. C’est le sens de la réflexion du colonel Alain Lardet qui étudie les différents niveaux de la surprise stratégique et montre quelle relève, fondamentalement, d’une transgression des règles qui structurent notre représentation du monde, ce qui doit nous amener à nous interroger sur la nature et la portée de ces règles, ainsi que sur les raisons de leur fragilité. Parmi les mouvements qui transgressent régulièrement les règles figurent aujourd’hui les mouvements jihadistes. Le colonel Philippe Pottier montre que ces mouvements n’en sont pas pour autant irrationnels mais qu’ils suivent des doctrines éprouvées, dont il souligne la proximité avec certaines théories de la guerre révolutionnaire développées au moment de la révolution castriste. Il fournit ainsi une éclatante illustration d’une forme de permanence des mécanismes à l’œuvre dans l’usage de la violence politique. De la même façon, le général 20

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la pertinence de la stratégie classique, et en particulier des théories de Carl von Clausewitz pour penser les nouveaux conflits. L’intervention française au Mali est ici un cas d’école particulièrement éclairant. Son analyse montre encore à quel point la guerre est assez comparable à un organisme vivant qui se déploie, se transforme et se déplace. Werner Albl illustre

toute

Au regard de cet environnement instable, dans lequel nos repères deviennent moins nets, le discours stratégique prend une impor¬ tance accrue, ce dont témoigne la force avec laquelle résonnent en France et à l’étranger les livres blancs ou autres documents de revue stratégique. C’est le thème du deuxième volet de la réflexion propo¬ sée dans cet ouvrage. Le colonel Christopher Borneman propose sa lecture du Livre blanc français de 2013 à partir des méthodes d’ana¬ lyse communément employées au Royaume-Uni. Il s’interroge sur la possibilité de concilier le moyen de l’ambition stratégique fran¬ çaise, dont il note la constance, et la satisfaction aux impératifs de redressement des finances publiques. Il fonde son raisonnement sur la mise en relation des objectifs affichés, des moyens disponibles et des voies préconisées par la stratégie française en effectuant des

comparaisons avec les raisonnements tenus au Royaume-Uni, sou¬ mis à des défis très comparables. Le colonel Charles Saint Fort Ichon lui répond en indiquant que dans la situation d’incertitude stratégique qui prévaut aujourd’hui, la sagesse consiste à éviter de se laisser enfermer dans une doctrine stratégique trop rigide, fon¬ dée sur une anticipation mécaniste des relations entre les fins et les causes. Au contraire, il convient de conserver en permanence une capacité d’adaptation à un monde en perpétuelle évolution, une posture vers laquelle ont convergé nos livres blancs successifs et que la dernière édition illustre tout particulièrement. Ceci ne doit pas pour autant conduire à négliger les investisse¬ ments dans le long terme. Dans cette perspective et au regard d’un environnement international dans lequel « les menaces de la force12 » 12. Le Livre blanc français de 2013 décrit l’environnement international en distinguant les menaces de la force, venant des États, les menaces de la faiblesse, 21

La Guerre par ceux qui la font

revêtent une nouvelle actualité, la stratégie de dissuasion nucléaire garde toute sa pertinence. Mais, comme l’indique le colonel Éric Gosset, la situation qui voit les intentions des acteurs internatio¬ naux devenir moins aisément déchiffrables appelle une réflexion

renouvelée sur le concept de dissuasion. L’idée d’une dimension conventionnelle de cette doctrine mérite en particulier d’être explo¬ rée et, sans doute, plus explicitement assumée, en pleine synergie avec sa dimension nucléaire, une réflexion qui illustre la nécessité permanente de penser la stratégie en lien avec le réel. C’est le sens de l’analyse du théâtre arctique proposée par le colonel Xavier Buisson. Quoique rarement placée sous le feu des projecteurs médiatiques, cette région du monde fournit un cas d’école intéressant de certains des défis stratégiques à venir et de l’incertitude qui caractérise notre environnement. La fonte des banquises à la suite du réchauffement climatique modifie les don¬ nées du commerce maritime et, sans doute, celles des ressources énergétiques. Ceci donne lieu à un nouveau « grand jeu » auquel se livrent les grandes puissances et qui se traduit par des défis militaires très différents de ceux auxquels nous sommes accou¬ tumés, dans une région très faiblement peuplée. Xavier Buisson suggère notamment des pistes pour adapter les capacités de nos armées à ces défis. C’est le sens plus large des réflexions du capi¬ taine de vaisseau Jacques Fayard sur la préparation des capacités militaires de demain. Il fait écho aux réflexions du colonel Ristuccia et appelle à une plus grande maîtrise des tendances vers lesquelles nous entraîne la haute technologie. Seule l’application des principes éprouvés de la stratégie classique doit permettre de tirer les conséquences des modifications en cours du phénomène guerrier. Ce faisant, ses conclusions montrent à quel point la li¬ berté des hommes a une place dans la stratégie moderne, moins déterministe que ce que l’on en retient souvent. Elle montre aussi à quel point les réflexions sur la guerre entrent en résonance avec les débats plus larges qui traversent notre société sur la nécessité créées par les faillites de certains États, et les risques issus de la mondialisation, comme le terrorisme ou les cyber-attaques.

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Quand la guerre rejette ses chaînes

d’intégrer la réflexion sur les ressources dans un contexte plus large et de long terme. À la lumière de ces considérations relatives à la stratégie, les ré¬ flexions de la troisième partie visent les conséquences plus spéci¬ fiquement opérationnelles de l’évolution de la guerre. Comment concevoir nos opérations militaires alors que l’emploi de la force ar¬ mée est plus fréquent, face à des adversaires plus durs et déterminés, dans des régions plus variées ? À la suite des opérations occidentales en Irak et en Afghanistan, le concept d’« opérations à empreinte légère » a connu un grand succès, en particulier dans le monde anglo-saxon. Ce concept qui vise aussi à répondre aux nouvelles menaces est généralement compris comme consistant à limiter le nombre de troupes au sol au profit de l’action de forces spéciales et de frappes aériennes ; il prévoit aussi un effort plus important pour la formation et l’appui aux forces militaires des pays en crise. Le colonel Jean-Christophe Béchon montre que, au-delà du flou relatif de ce concept, il est un symptôme très éclairant de notre difficulté à penser aujourd’hui une guerre qui réapparaît comme un phéno¬ mène structurant de l’environnement international. Le phénomène de « guerre ouverte » qu’il décrit pose une question centrale pour aujourd’hui: alors que la guerre a rejeté ses chaînes, comment pen¬ ser notre posture qui n’est ni celle de la paix classique, ni celle de la guerre majeure, mais celle de guerres limitées et permanentes? Le colonel Richard Ohnet s’inscrit dans la même perspective pour mettre en lumière les différences de culture stratégique entre la France et les États-Unis que révèlent ces opérations à empreinte légère. La France les pratique déjà très largement sous une autre forme, ce qui ne signifie pourtant pas que nous ne disposions pas de marges de progression dans ce domaine. Mais son analyse suggère que nous disposons d’atouts pour faire face à ces crises nombreuses, qui nécessitent une grande mesure dans la façon d’intervenir.

C’est presque aux mêmes conclusions que parvient le colonel Bruno Baratz à l’issue d’une réflexion sur les limites de la contreinsurrection, tirée de son expérience des opérations en Afghanistan. Dans ces nouvelles crises, il devient difficile de distinguer ce qui, 23

La Guerre par ceux qui la font

au niveau local, relève de la politique et ce qui relève de l’épreuve de force militaire. Seule une compréhension intime des ressorts

des sociétés déchirées peut permettre l’emploi à bon escient de la force armée, un défi qui appelle également des évolutions de nos moyens. Dans ce cadre, le niveau de commandement « opératif », c’est-à-dire l’échelon de commandement déployé sur le théâtre d’opérations, prend une nouvelle importance. Ce que suggère en¬ core sa réflexion, c’est qu’il faut nous défaire d’une approche mé¬ caniste du traitement des crises ; il faut éviter à la fois l’impatience qui nous amène à des solutions trop radicales et la tentation de la solution parfaite qui nous conduit à des opérations qui durent audelà du raisonnable. cadre, c’est à une conclusion très conver¬ gente que parvient le capitaine de vaisseau Christophe Lucas à la suite d’une analyse croisée des opérations dans les espaces mari¬ times et dans les milieux désertiques. Face à des adversaires qui utilisent, aujourd’hui comme hier, le rezzou, le contre-rezzou s’avère la solution la plus efficace; ces leçons doivent conduire à une nouvelle réflexion sur les modes d’action navals, qui doivent pouvoir tirer parti de flottes de petits bâtiments nombreux face à des adversaires adeptes des vedettes rapides et des stratégie dites de « déni d’accès ».

Dans un

tout autre

L’ensemble de ces analyses illustre la remise en cause progressive des catégories qui nous servaient jusqu’à présent à penser la guerre, alors que celle-ci échappe à ses limites traditionnelles. C’est tout l’intérêt de la réflexion du commissaire en chef de première classe Rodolphe Scheel sur la nécessité d’une approche plus globale des crises, un thème récurrent dans les chapitres de cet ouvrage. Cette approche préconise d’associer en amont les instruments militaires et civils au service de notre politique. L’insuffisance actuelle ne révèle pas, comme une analyse hâtive pourrait le laisser penser, une impéritie de nos dispositifs mais le symptôme d’une évolution de la guerre qui pose, elle aussi, des questions fondamentales aux¬ quelles nous devrons répondre.

24

Quand la guerre rejette ses chaînes

En définitive, 1’« approche globale », c’est une approche poli¬ tique des opérations qui cherche à recréer la cohérence de la guerre dans sa conception classique et européenne; cette approche po¬ litique, qui vise à cordonner des actions de différents types est sans doute la réponse aux défis présentés sous le terme de guerre hybride. Elle cherche à concevoir les opérations en relation avec le type de paix qui suivra ; en accordant de l’importance aux noncombattants, elle réaffirme l’importance de la distinction entre combattants et non-combattants, comme celle de la limitation de

l’espace des combats; elle tient compte de l’ennemi comme d’un futur partenaire, mais cherche à le distinguer du groupe crimi¬ nel. En tirant part des nouveaux médias, réseaux sociaux et tech¬ nologies, elle redonne de l’importance au caractère « public de la guerre13 ». Les concepts qui émergent dans le débat sur la guerre sont au¬ tant de questions qui se posent à celui qui cherche à comprendre ces évolutions. L’asymétrie est le signe de notre difficulté à com¬ prendre que l’ennemi puisse entrer avec nous dans une relation dialectique ; la surprise stratégique est le signe que, inversement, nous avons du mal à envisager l’altérité et les comportements dif¬ férents quelle implique ; le concept d’opération à empreinte légère est le signe de notre gêne à accepter l’idée que la guerre, qui est parfois nécessaire, n’est jamais indolore, insensible ou même « lé¬ gère » ; l’accent mis sur l’approche globale illustre notre difficulté à aller au bout de la logique qui veut que les guerres ne se conçoivent qu’en vue d’un dialogue politique à rétablir ; ce concept répond au concept de guerre hybride qui signale une réticence à accepter que la violence politique ne se plie pas à nos conceptions rationnelles. Les réflexions proposées ici ne prétendent pas couvrir toutes les dimensions de ces questions, ni celles de l’évolution de la guerre, mais elles suffisent à en donner une idée impressionniste, dont la 13. Voir une approche locale de cette question dans Benoît DURIEUX, « The History of Grand Strategy and the Conduct of Micro-Wars » in The Oxford Handbook on War, Oxford University Press, Oxford, 2012, pp. 135-147.

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La Guerre par ceux qui la font

clarté se dégage de la convergence des analyses. Loin de prétendre exposer des vérités, elles veulent contribuer à un débat essentiel pour notre pays et pour l’Europe. Si ce débat était ainsi entretenu et relancé, ce serait leur plus beau succès.

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PREMIÈRE PARTIE Le temps de l’incertitude

Lasymétrie, guerre hors limites ou terrorisme? Général de brigade Angelo Michele Ristuccia

New York, le 11 septembre 2001. Quatre avions de ligne amé¬ ricains sont détournés par des pirates de l’air. Deux d’entre eux s’écrasent contre les tours du World Trade Center, qui s’effondrent. Le troisième s’écrase sur le Pentagone et le quatrième au sol. 2 977 personnes sont tuées lors de ces attentats-suicides. Paris, France, le 7 janvier 2015. Deux frères de nationalité fran¬ çaise assaillent le siège du journal satirique Charlie Hebdo, tuent

douze personnes et en blessent onze, dont de nombreux dessina¬ teurs du journal. Ils sont finalement abattus par le GIGN. L’attentat est revendiqué par Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA). Le 8 janvier 2015, un autre citoyen français tue par balle une policière municipale ; le lendemain, il prend en otage les clients d’un supermarché casher et tue quatre otages juifs avant d’être abattu. Il affirmait agir au nom de l’organisation jihadiste de l’État islamique. Paris, France, le vendredi 13 novembre 2015. Presque trois heures de terreur choquent la ville, frappée par une vague d’attaques meurtrières, coordonnées et réparties sur six endroits différents et coordonnées.

Des explosions ont lieu au Stade de France, plusieurs fusillades dans les Xe et XIe arrondissements, une prise d’otages sanglante dans la salle de spectacle du Bataclan, où presque 1 500 personnes assistent au concert du groupe de rock américain Eagles of DeathMetal. 29

La Guerre par ceux qui la font

Le bilan est un massacre sans précédent :130 morts, près de 400 blessés. L’ampleur de l’événement est telle que le gouvernement français décrète l’état d’urgence. Les attentats sont revendiqués par «

Daech ».

Entre ces trois éléments : Doubrovka, Moscou, du 23 au 26 oc¬ tobre 2002; Casablanca, le 17 mai 2003; Madrid, le 11 mars 2004; Beslan, Ossétie du Nord, le 10 septembre 2004; route du Samjhauta Express entre Inde et Pakistan, le 18 février 2003; Londres, le 7 juillet 2005 ; Casablanca, le 16 mai 2006 ; Charme elCheikh, Égypte, le 23 juillet 2005 ; Mumbai, Inde, le 26 novembre 2008; métro de Moscou, 29 mars 2010; Boston, USA, le 15 avril 2013; Ürümqi, Chine, le 22 mai 2014; musée juif de Belgique de Bruxelles, le 19 mai 2014; Jos, Nigeria, le 22 mai 2014; centre commercial d’Abuja, Nigeria, 25 juin 2014; Kaduna, Nigeria, le 23 juillet 2014; monument commémoratif de guerre d’Ottawa, Canada, le 22 octobre 2014; Sinaï, Égypte, le 24 octobre 2014; Arabie Saoudite, le 3 novembre 2013; Potiskum et Kano, Nige¬ ria, les 10 et 28 novembre 2014 ; Sydney, Australie, le 15 décembre 2014; Peshawar, Pakistan, le 15 décembre 2014. Copenhague, Finlande, les 14 et 15 février 2015 ; musée du Bardo, Tunis, Tuni¬ sie, le 18 mars 2015 ; Ankara, Turquie, le 10 octobre ; péninsule du Sinaï, Égypte, le 31 Octobre 2015.

Et bien avant le 11 septembre, Munich, Allemagne, le 5 sep¬ tembre 1972; Tel-Aviv, Israël, aéroport de Lod, le 30 mai 1972; Téhéran, Iran, le 4 novembre 1979; Beyrouth, le 23 octobre 1983; mer d’Irlande, le 23 juin 1985; Paris, France, le 17 septembre 1986; Lockerbie, Écosse, le 21 décembre 1988; aéroport Houari Boumediène d’Alger, le 24 décembre 1994 ; métro de Tokyo, le 20 mars 1995 ; Oklahoma City, le 19 avril 1995 ; ambassades amé¬ ricaines de Nairobi (Kenya) et de Dar es-Salaam (Tanzanie), 7 août 1998 ; Moscou, les 9 et 13 septembre 1999 ; port yéménite d’Aden, le 12 octobre 2000; Grozny, le 27 décembre 2000. Cette longue liste n’est pas complète, mais elle suffit à susci¬ ter

des interrogations. Faut-il classer ces actes comme des actes de 30

L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

terrorisme ou faut-il les

placer dans une catégorie beaucoup plus complexe et plus difficile à circonscrire? Est-ce que le terme de terrorisme est approprié pour désigner des actes de violence sans précédent, dont les effets vont bien au-delà du temps et de l’espace de leur réalisation? Aujourd’hui plus que dans le passé, le crime organisé et le terrorisme international utilisent les capacités et les moyens rendus disponibles par la technologie. Les effets produits sont amplifiés et diffusés dans un monde interconnecté bien-audelà de ce qui pouvait être observé voici quelques décennies, mais nous ne savons pas les décrire, les analyser et nous sommes mal à l’aise pour imaginer des réponses adaptées.

L’asymétrie entre guerre et terrorisme Il y a pourtant quelques certitudes. Les attaques du 11 sep¬ tembre à New York et Washington illustrent les interactions entre sécurité nationale et sécurité globale dans des domaines multiples, économique, social, culturel. L’usage terroriste et criminel des moyens disponibles à bas coût dans le « village planétaire » permet de générer un impact aussi dévastateur que celui d’une guerre avec un investissement limité. Si le coût des attaques du 11 septembre est difficile à établir, selon des estimations non officielles1, Al-Qaïda n’a pas dépensé plus de 500 000 dollars pour commettre ce crime, tandis que les dommages infligés et les coûts de la lutte contre le terrorisme qui pèsent sur l’économie américaine se chiffrent en mil¬ liards de dollars2. Au-delà de ces conséquences « locales », l’impact 1. Assemblée parlementaire de l’OTAN, « Les conséquences économiques du 11 septembre 2001 et la dimension économique de la lutte contre le terro¬ risme », projet de rapport général, PAUL HELMINGER (Luxembourg), rapporteur général, Bruxelles, 23 septembre 2002. 2. 4400, selon une étude de la Brown University de New York, qui inclut aussi les guerres conduites en Afghanistan et Iraq. De 60 milliards à 109 milliards de dollars (soit 1 % à peine de son PIB) selon les travaux de Stephen Brock BLOMBERG. Les économistes de la Brown University de New York, qui ont étudié toutes les dépenses liées aux guerres post 11 septembre sur la base des chiffres du Congrès, évaluent le coût global de la guerre à 3 000 milliards de dollars depuis 2001.

31

La Guerre par ceux qui la font

l’économie mondiale a également été considérable. Des coûts ont été générés, par exemple, par la baisse brutale et immédiate du cours des actions, la forte baisse des réservations de places dans le transport aérien, l’augmentation des primes d’assurance pour la couverture des risques liés aux actes de terrorisme, l’adoption des mesures et des équipements de sécurité supplémentaires dans les aéroports et aux postes-frontières, la reconsidération des stratégies de sécurité dans les secteurs publics et privés, la hausse soudaine des dépenses de défense, l’augmentation des coûts des transports transfrontaliers de marchandises et des échanges internationaux, les implications importantes sur la géographie « des affaires », c’està-dire la concentration urbaine de biens financiers et commer¬ ciaux vitaux et même l’architecture des constructions abritant des industries sensibles. On pourrait également citer la réduction de la consommation et la hausse du prix de l’énergie3. Sans doute la création, par l’incertitude, de distorsions dans l’allocation des res¬ sources et la modification des habitudes des particuliers en matière de consommation, d’économie et d’investissement ne représentent pas un phénomène nouveau et n’est pas la conséquence des seules actions des groupes islamistes. Elles sont, par exemple, difficiles à isoler des conséquences d’autres actes de terrorisme récents à Ma¬ drid, Beslan, Londres, Mumbai ou Charm-el-Cheick4. sur

Dans tous les cas, au regard des conséquences de ces actes, il est légitime de se demander si nous pouvons éviter de qualifier d’actes

de guerre des

actes

terroristes comme ceux qui

ont

été perpétrés

le 11 septembre. C’est le terme choisi par le président Bush le 12 septembre 20015 en visitant les lieux de l’attentat contre le Pentagone. C’est le sens de l’analyse des alliés de l’OTAN, lorsque 3. Assemblée parlementaire de l’OTAN, op. cit. 4. En ce qui concerne l’impact économique du terrorisme voir aussi Bruno S. FREY, Simon LüCHINGER, Alois STUTZER, « L’impact économique du terro¬ risme », Revue de Politique Économique, Die Volkswirtschaft, 5. «Ijust completed a meeting with our national security team, and we’ve received the latest intelligence updates. The deliberate and deadly attacks, which were

carried out yesterday against our country, were more than acts of terror. They were of war. [...] But we will not allow this enemy to win the war by changing our

acts

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L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

pour la première fois dans l’histoire et en cohérence avec le concept stratégique de 1999, ils ont décidé que « s’il est établi que l’attaque contre les États-Unis était dirigée depuis l’étranger, elle sera assimilée à une action relevant de l’article 5 du Traité de Washington6 ». L’emploi de ce vocabulaire a pourtant suscité des interrogations7: « L’emploi de ce mot pour désigner la lutte contre ce type de fléaux plutôt que contre un ennemi désigné a toujours été métaphorique : il symbolise, pour ceux qui l’emploient, leur mobilisation, leur refus de toute complaisance ou de tout compromis8. »

La guerre a traditionnellement désigné une confrontation ou¬ verte et déclarée entre deux États. En Europe, en particulier, elle se définit comme « limitée par le droit international et caractéris¬ tique du jus publicum europaeurrP ». Elle consistait en la succes¬ sion de batailles et de campagnes et avait un début et une fin. Par contraste, le terrorisme désigne une conflictualité non convention¬ nelle caractérisée par la violence criminelle, la clandestinité et le but

way oflife or restricting our freedoms. » George W. BUSH, President’s Addressfrom Cabinet Roomfollowing Cabinet Meeting, 12 septembre 2001. 6. OTAN, Communiqué de Presse (2001) 124, 12 septembre 2001, Décla¬ ration du Conseil de l’Atlantique Nord. 7. « La lutte contre le terrorisme serait ainsi une “quatrième Guerre mondiale”. » Eliot A. COHEN, « World War IV », The Wall Street Journal, November 20, 2001. L’expression consacrée par l’administration Bush a été « Global War On Terror » : la « guerre globale » - ou « mondiale » - « contre la terreur ». Elle a été annoncée par G.W. Bush au lendemain du 11 septembre. Après quelques hésitations, notamment marquées par une brève tentative pour parler de « croisade » (tout en affirmant qu’il n’y avait pas de guerre des civilisations), le terme s’est imposé depuis huit ans. Plus tard, l’administration Obama a, par la bouche d’Hillary Clinton, banni la terminologie de « Guerre globale contre le terrorisme »: « “ War on terrorism" is over » — The Washington Times - Thursday, August 6, 2009. Voir aussi B. TERTRAIS, « La Guerre mondiale contre la terreur », 2001-2004. In : Politique étrangère n° 3, 2004, 69e année pp. 533-546. 8. Gilles ANDRéANI, « La Guerre contre le terrorisme, le piège des mots », in AFRI 2003, VOLUME IV. 9. D. ZOLO, « Dalla Guerra Moderna alla Guerra globale », in Not in my name, a cura di Linda Bimbi, Editori Riuniti, Roma, 2003, p. 199-211. 33

La Guerre par ceux qui la font

criminel10. Le terrorisme a commencé à être assimilé à la guerre dès qu’il a commencé à représenter un danger imminent et grave pour les valeurs de la civilisation occidentale.

Cependant, dans le cas du 11 septembre, l’emploi du mot « guerre » est allé au-delà de la métaphore. Les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone, par leur soudaineté, l’ampleur des destructions et la désorganisation quelles ont causées, ont, pour la première fois dans l’histoire du terrorisme moderne, atteint un niveau de violence comparable à celui qu’aurait provoqué une opération de guerre11. Sans doute, on objectera que le terrorisme est un phénomène, qu’on ne peut pas livrer une guerre contre un phénomène, qu’on peut seulement combattre un parti identifiable dans un conflit et qu’il serait plus judicieux de parler de « lutte contre le terrorisme » plutôt que de « guerre contre le terrorisme », la notion de lutte revêtant de multiples facettes. Dans ce contexte, «la lutte qui s’est engagée au lendemain du 11 septembre 2001 est une entreprise de longue haleine, multiforme, qui implique la répression policière et judiciaire, le renseignement, l’action diplomatique et militaire. L’existence même de cette lutte démontre pourtant que le terrorisme produit des ravages aussi considérables qu’un ennemi déclaré et provoque la volonté de traiter comme tel l’ensemble de ceux qui en sont

responsables12». Face à une attaque sans précédent, et agressée sans raison ex¬ plicable - selon sa rationalité -, la communauté internationale a réagi en mobilisant les moyens les plus symboliquement à même de répondre à l’intensité de l’hostilité dont elle a été l’objet: ce fut le lancement des opérations militaires en Afghanistan. 10. V. PISANO, « Terrorismo e intelligence di prevenzione », in Per Aspera ad Veritatem, Revue du SISDE, n° 12 septembre-décembre 1998. 11. Gilles ANDRéANI, op. cit., p. 103. 12. Ibid.

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L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

Pourtant, il est très vite apparu que cette « guerre » allait avoir des effets dépassant très largement la sanction des auteurs des atten¬ tats. La guerre s’est « installée dans les réactions politiques, mais aussi dans la stratégie et les concepts juridiques dont les États-Unis se sont servis pour mener cette lutte globale contre le terrorisme

international13 ». Il faut donc bien l’admettre, à partir du moment où chacun parle de guerre et utilise les moyens de la guerre, à partir du mo¬ ment où les conséquences sont celles d’une guerre, il est difficile de ne pas parler de guerre. Ceci évoque l’observation de Clausewitz qui remarquait que la guerre est un véritable caméléon14. C’est tou¬ jours un acte de violence organisé qui change de forme en fonction des circonstances, des acteurs et de leurs buts. Une fois la guerre en¬ gagée, les buts initiaux peuvent changer selon l’évolution positive ou négative des opérations. Le succès peut devenir un piège qui conduit à aller au-delà des objectifs initiaux. Le jeu se brouille et dans cette nouvelle partie on peut perdre le gain initial15. La guerre est un caméléon Ce qui apparaît, c’est le changement de la guerre, le déclin de son institutionnalisation et du système de règles qui avait régi la scène internationale jusqu’en 1989. La distinction de l’ennemi et de l’ami est devenue floue. Les règles définies dans le cadre de l’architecture de sécurité construite autour de l’Organisation des Nations unies et plus largement l’ordre mondial de la fin de la Seconde Guerre mondiale semblent disparaître. La guerre est concernée en tant qu’institution 13. Gilles ANDRéANI, op. cit., p. 102. 14. Carl von CLAUSEWITZ, Vom Kriege (d’abord 1832-34), 19e éd., Bonn, Dümmler, p. 212: « La guerre est un véritable caméléon, car dans chaque cas concret elle change de nature » ; voir Raymond ARON, La guerre est un caméléon, Contrepoint, 15, 1974, pp. 9-30. 15. François GéRé, « La guerre est un caméléon : le nouveau visage des conflits », Atlantico.fr, publié le 6 mars 2013. URL: http://www.atlantico.fr/decryptage/ guerre-est-cameleon-nouveau-visage-con flit s-francois-gere- 657994. html#CU7cWuI3TVbcWhHe.99, consulté le 24 janvier 2015.

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La Guerre par ceux qui la font

de la même manière que d’autres piliers constitutifs du système international comme la souveraineté et la « reconnaissance ».

L’usage de la force militaire est de plus en plus commun, mais aussi incontrôlable. La guerre s’est émancipée d’un droit inter¬ national de moins en moins universel en raison de son imprévi¬ sibilité (les dernières guerres n’ont pas été déclarées). Échappant

distinguée clairement de la paix. Il est également difficile d’en établir la délimitation dans l’espace. Même la notion d’inviolabilité des frontières, les règles du jeu au droit, elle ne peut pas être

international et les structures des alliances établies risquent, au¬ jourd’hui, d’être fragilisées. En 1999, Ulrich Beck soutenait être témoin de la naissance d’une non-guerre, une guerre indéfinissable? [...] de ce que je qualifierais (de) guerre post nationale. Tout ce qui rend les attaques de l’OTAN contre la Yougoslavie (il)légitimes, tout ce qui nous trouble, pourrait en fin de compte servir de modèle à ce nouveau type de guerre, propre à l’ère de la globalisation. Cette guerre est post nationale puisqu’elle «

n’est pas faite dans l’intérêt national16 ».

Et, comme telle, elle n’est plus comprise dans le contexte de rivalités entre États-nations. En résumé, selon Beck, « la diffé¬ rence classique entre guerre et paix, interne et extérieure, attaque et défense, droit et arbitre, victimes et bourreaux, civilisation et barbarie17 » commençait à s’affaiblir : la situation yougoslave, née d’une tension que les Serbes considéraient comme interne, a conduit à une intervention extérieure sans déclaration de guerre. L’OTAN devint l’acteur central du conflit en 1999 en intervenant au Kosovo sans mandat explicite des Nations unies. Par la suite, la communauté occidentale justifia cette intervention par des considérations humanitaires mais il s’agissait bien là d’une étape importante dans l’affaiblissement des règles du jeu international. 16. U. BECK, « Géopolitique. De la guerre post nationale », Le courrier inter¬ national, publié le 6 juin 1999. URL: http://www.courrierinternational.com/ article/1999/05/06/de-la-guerre-postnationale, consulté le 25 janvier 2015. 17. U. BECK, « Il soldato Ryan e l’era delle guerre post-nazionali », in L’Ultima crociata? Ragioni e torti di una guerra giusta, I libri di Reset, Roma, 1999, p. 68.

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L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

D’autres facteurs ont contribué à la « transformation du camé¬ léon » : c’est le cas de la technologie et de ses conséquences, en particulier, par le biais de la Révolution dans les affaires militaires (RAM) développée aux États-Unis dès le début des années 1990. En Occident, la technologie a rendu disponibles des moyens so¬ phistiqués. Elle devait rendre la guerre plus humaine en permet¬ tant de discriminer les cibles, en minimisant les pertes humaines, en réduisant les dommages collatéraux et en permettant de gagner les conflits sans un seul mort. Elle devait permettre de s’affranchir du brouillard de la guerre. fait, la RAM a conduit à des transformations tactiques, stratégiques, structurelles et discursives; elle a introduit une césure dans la manière de penser et de conduire la guerre18. » « De

Pourtant, cette nouveauté est plus apparente que réelle. Les révolutions industrielles, et plus généralement technologiques, ont toujours induit des changements radicaux dans l’art de la guerre19. En revanche, la technologie a provoqué de nouvelles

questions car la supériorité technique a été assimilée à l’efficacité stratégique, devenant dans les esprits le facteur de puissance prépondérant, celui qui détiendrait la supériorité technologique étant assuré de la victoire. La technologie (a fini) par devenir stratégie par elle-même20 ». «

18. Elle a véhiculé trois réorientations essentielles : cognitive (recours à la guerre psychologique), opérationnelle (maîtrise du champ de bataille grâce à l’usage de l’imagerie) et institutionnelle (prise de décision en réseau). URL:http://www. rmes.be/rma.htm, consulté le 24 janvier 2015 et Thierry BALZACQ et Alain

DE NEVE (Dir.), La révolution dans les affaires militaires, Paris, Economica et Institut de Stratégie Comparée (ISC), Coll. Hautes études stratégiques, 2003. 19. B. TERTRAIS, « Faut-il croire à la “révolution dans les affaires militaires?” », in Politique étrangère n° 3 - 1998, 63' année, pp. 611-629. URL: http://

www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342X_1998_ num_63_3_4783, consulté le 25 janvier 2015. 20. GDI V. DESPORTES, « Fin de la RMA et révolution des doctrines militaires américaines », in DSI n° 54 (décembre 2009). URL : http://www.dsi-presse.

com/?p=4l6, consulté le 25 janvier 2015. 37

La Guerre par ceux qui la font

Ceci a contribué à créer un « sentiment d’invulnérabilité et l’idée que la technologie, avantage comparatif majeur des États-Unis, constituait la source essentielle de cette invulnérabilité et permettait, enfin, de dominer les aléas de la guerre. La technologie a nourri l’idée d’une nouvelle surpuissance invulnérable, facilement utilisable dans l’espace vide unipolaire puisqu’elle est justement libérée des contraintes de la multipolarité. En quelque sorte, pour la surpuissance unique, la perception de la supériorité technologique vient élargir la liberté de manœuvre politique et militaire 21 ».

La guerre du Golfe marqua ainsi l’avènement de l’écrasante supériorité de la puissance militaire conventionnelle américaine. Qui, désormais, pouvait la défier efficacement ? Et avec quoi ?

Le terrorisme contre la technologie La question a commencé à se poser : les États-Unis étaient-ils en train de dépasser le point de rupture22, au-delà duquel une victoire contient en elle-même les germes de la pire défaite ? C’est dans ce contexte que s’est développée au Pentagone et dans les think tanks une réflexion foisonnante sur les conflits et la guerre asymétriques : face à une supériorité américaine écrasante sur le champ de bataille,

leurs adversaires potentiels étaient « contraints » de choisir un autre terrain de confrontation. stratèges américains construisent alors le concept parce qu’ils doivent renforcer, dans l’opinion publique, l’idée que la supériorité absolue peut être aussi une vulnérabilité, parce que les contestataires les plus faibles sont capables de défier le plus fort du simple fait qu’ils sont obligés par l’asymétrie, si leur motivation est celle d’une lutte pour la survie, d’opérer de nouvelles approches stratégiques et tactiques intelligentes et astucieuses. Ils trouveront des manières de résister au leadership mondial qui les maintient dans la pauvreté, l’absence d’avenir, la faiblesse, le non-droit et le désespoir. Ils sont dangereux parce qu’ils sont insatisfaits, étant les victimes et non les bénéficiaires de la modernisation globale néolibérale. Ils n’ont pas d’autre option que « Les

21. Ibidem. 22. Cf. E.N. LUTTWAK, Leparadoxe de la Stratégie, éd. Odile Jacob, Paris, 1989.

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L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

de compenser la success story des happy fews par des stratégies indirectes manifestant leur malheur. Dans ce sens les stratèges américains qui construisent le terme sont des réalistes et préparent conceptuellement l’assimilation de toutes les révoltes au terrorisme qui est lancée par les États-Unis après le 11 septembre23. »

Mais la technologie n’était pas seulement celle du plus fort, du plus évolué. L’accessibilité du matériel à bas coût commençait à

rendre plus floue les limites de l’espace des opérations militaires et la fascination pour la Révolution dans les affaires militaires conduisait à oublier le rôle essentiel du facteur humain dans la guerre. C’est ainsi que les événements du 11 septembre, en raison de la manière dont ils ont été conçus, organisés et dirigés, de leur impact psychologique et de leurs effets, ont changé la perception que l’on pouvait avoir du terrorisme. Ils ont révélé un terrorisme de masse à la capacité de destruction jusque-là considérée comme le monopole des États. Ils ont conduit à l’élargissement de ce qui constitue un état de guerre à tous les domaines de l’activité humaine, bien audelà, des opérations militaires. Il ne pouvait en être autrement, tant les êtres humains sont prêts à utiliser tous les moyens à leur disposi¬ tion pour atteindre leurs objectifs. Par ailleurs, si les deux opérations Iraqi Freedom et Enduring Freedom ont initialement vu la technolo¬ gie triompher, la suite de l’engagement a été caractérisée par la mise en œuvre, par les adversaires, d’une contre-stratégie et d’une nou¬ velle manière de combattre qui ont requis une efficace, mais com¬ plexe adaptation. L’absence de paix durable a ensuite conduit à une diversification des moyens utilisés par les adversaires terroristes, grâce à la mondialisation et aux possibilités offertes par les réseaux sociaux. Ces organisations se sont déterritorialisées et diluées tout en faisant évoluer rapidement leurs procédures24.

23. Alain JOXE, « Le

concept

américain de guerre asymétrique

et

son

appli¬

cation à l’hégémonie mondiale », in Confluences Méditerranée N. 4/2002 (n° 43), p. 85-92. 24. Todd SANDLER, Daniel G. ARCE and Walter ENDERS, « Transnational Terrorism » (2008), PublishedArticles & Papers, p. 139.

39

La Guerre par ceux qui la font

non seulement la technologie a transformé les le champ de bataille, mais les évolutions auxquelles nous assistons conduisent à la perte du monopole de la guerre par les soldats.

En conséquence, armements et

combattants non professionnels et les organisations non étatiques font peser une menace toujours plus grande sur les pays souverains, en devenant des adversaires de plus en plus redoutables pour les armées de métier. Comparées à ces adversaires, les armées professionnelles ressemblent à de gigantesques dinosaures dont la force n’est pas proportionnelle à leur taille. Leurs adversaires sont en revanche des rongeurs doués d’une grande capacité de survie, qui grâce à leurs dents acérées peuvent tourmenter une bonne partie du monde25. » « Les

Ce phénomène renvoie à la disparition progressive de la diffé¬

technologie militaire et technologie civile, entre soldat de métier et combattant non professionnel, entre espace de combat

rence entre et

zone de paix. « Les domaines jadis séparés communiquent désormais ; l’humanité confère à tout espace le sens d’un champ de bataille. Il suffit que, sur tel espace, on dispose de la capacité de lancer telle attaque avec tels moyens afin d’atteindre tel objectif pour que le champ de bataille soit partout26. »

Sans doute, on soulignera que le terrorisme n’est pas le seul phénomène qui produit de tels effets. On peut obtenir des résultats identiques à ceux d’une guerre avec de simples mesures

économiques, ou en déclenchant une attaque depuis une salle informatique, un portable ou la Bourse27. L’acteur de ces dommages 25. Liang QIAO, Xiangsui WANG, La Guerre Hors Limites, Bibliothèque de rivage, Paris, 2003, p. 86. 26. Ibidem, p. 80-81. 27. La Chine avait engagé, à la fin des années quatre-vingt-dix, des cyberat¬ taques contre le Japon (1998) et les États-Unis (1999-2000). Il semble possible que ce soit la Chine qui ait tenté d’infiltrer le système informatique du labora¬ toire national nucléaire d’Oak Ridge en octobre 2007. Le gouvernement chinois a toujours démenti toute implication, en arguant qu’il s’agissait du fait de « hackers patriotes » oeuvrant indépendamment pour la RPC. A. BACONNET, «La Chine et la guerre hors limites», in Le débat stratégique, n° 111-112 septembre-novembre 2010, Article 03. Le 27 avril 2007, l’Estonie, qui compte 40

L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

peut aussi bien être un banquier comme George Soros28, un analyste, un « hacker » comme Robert Tapan Morris29, un informaticien et

cyber militant30 comme Julian Assange ou, enfin, un terroriste. Pourtant, les nouveaux modes de conflit sont d’une autre nature que la guerre commerciale ou la guerre financière. La guerre est l’expression et le développement d’une violence physique, même si ce phénomène humain évolue pour se déplacer dans tous les domaines auxquels elle peut avoir accès. Aujourd’hui la définition des règles du jeu, des limites de la scène diplomatique, de l’identité des acteurs, des enjeux et des alliances est difficile. Il est difficile aussi de déterminer ce que signifie être une grande puissance parce que la hiérarchie de la puissance change d’un milieu à l’autre et d’une région à l’autre. Il est relativement simple de dire qui est le plus fort, mais il est plus difficile de deviner le poids et l’importance de ceux qui souhaitent parmi les plus connectés d’Europe, fut l’objet d’une série d’attaques par déni de service (DDOS, déni de service distribué) sans précédent à l’échelle d’un pays. L’Estonie dénonce les cyber-attaques terroristes russes, http://www.01net.com/ actualites/lestonie-denonce-les-cyber-attaques-terroristes-russes-350759.html, consulté le 25 janvier 2015. 28. Liang QIAO, Xiangsui WANG, Guerra Senza Limiti. L’arte della Guerra asimmetrica fra terrorismo e globalizzazione, a cura di Fabio MINI (trad. italienne), Libreria Editrice Goriziana, Gorizia, 2002, p.81-82. 29. Robert Tapan Morris est celui qui a réalisé le ver Morris qui, le 2 novembre 1988, s’est propagé en exploitant des failles du système UNIX. Le ver avait la caractéristique de se reproduire régulièrement et de ralentir les ordina¬ teurs au point de les rendre inutilisables. Robert Tapan Morris, déclara avoir simplement voulu mesurer la taille de l’internet. Il est devenu la première personne à être condamnée en vertu de la loi américaine sur la fraude infor¬ matique. Il travaille aujourd’hui comme professeur au MIT. URL: http:// www.nato.int/docu/review/2013/Cyber/timeline/FR/index.htm, consulté le 26 janvier 2015. 30. Cf. Ewen MACASKILL, «Julian Assange like a hi-tech terrorist, saysJoe Biden », in theguardianJfJzshmgLon 19 décembre 2010, URL: http://www.theguardian. com/media/2010/dec/19/assange-high-tech-terrorist-biden, Consulté le 25 Janvier 2015 et Bérénice DUBUC, « Wikileaks: Un an après, la situation de Julian Assange n’a pas avancé», in 20minutes.fr, 19 juin 2013, URL: http://

www.20minutes.fr/monde/1176483-20130619-20130619-wikileaks-an-apressituation-julian-assange-na-avance, Consulté le 25 Janvier 2015. 41

La Guerre par ceux qui la font

le devenir. Il n’est pas évident qu’il existe un ordre d’importance entre les différents domaines et les différents pouvoirs. Il est donc difficile de déterminer la nature du système, sa taille, ses frontières, son organisation. L’incertitude affecte également les données les plus éprouvées nécessaires pour guider la conduite dans la vie internationale, par exemple la stabilité et l’identité des acteurs. Ceci rend d’autant plus difficile la délicate question de la sécu¬ rité, domaine pour lequel il est essentiel d’identifier les principaux amis comme les ennemis. L’acte terroriste ou la cyberattaque, im¬ prévisibles, choquent les consciences en raison de l’impossibilité d’identifier l’ennemi, de la déterritorialisation des objectifs, de l’in¬ détermination de la durée de l’agression. Il est également difficile de déterminer la riposte adaptée. Aujourd’hui, la relation simple entre le niveau de la menace et les capacités et les intentions de l’ennemi n’a plus de sens. Elle n’a plus de sens parce que les techno¬ logies disponibles, les valeurs des acteurs, les champs de conflictua¬ lité font varier infiniment les résultats.

Dans ce cadre, « l’activité terroriste internationale est un des sous-produits de la tendance à la mondialisation qu’a entraîné l’in¬ tégration technologique31 ». L’interdépendance qui en est le pro¬ duit se traduit par des liens plus étroits entre un nombre croissant de personnes, d’Etats et de groupes «dans les domaines économique, politique, culturel, straté¬ gique ou écologique, par le mélange des populations et par les conséquences des nouvelles technologies de l’information. Ces technologies stimulent les frustrations des laissés-pourcompte de la mondialisation et offrent simultanément à ceux qui ont choisi la violence les moyens de communiquer, de se fournir en armes et en financements et d’échanger leurs informations. L’interdépendance signifie que bon nombre de ceux qui se donnent pour objectif d’attaquer l’Occident le connaissent mieux que ses adversaires passés. Les terroristes, actifs ou potentiels, ont souvent vécu dans les pays occidentaux, y ont suivi des formations et en ont assimilé la culture. Ils ont 31. Liang QIAO, Xiangsui WANG, op. cit., p. 93-95. 42

L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

accès à des masses d’informations véhiculées par internet.

L’interdépendance élargit aussi le nombre d’individus, d’orga¬ nisations et d’États concernés par un conflit politique donné. Des phénomènes comme le terrorisme peuvent même être spécifiquement développés en vue d’accroître ce nombre: rien n’est plus frustrant pour un radical ou un révolutionnaire que d’être ignoré. En étendant la résonance d’un conflit et de ses le terrorisme augmente la pression qui pèse sur les gouvernements occidentaux et les pousse à intervenir32 ».

acteurs,

Dans ce contexte, « les moyens militaires ne seront qu’un choix parmi d’autres33 ».

L’asymétrie, réalité ou symptôme de la crise ? L’asymétrie

est

devenue

un concept

représentatif des difficul¬

tés occidentales à expliquer les raisons de ces conflits et surtout, à s’adapter pour venir à bout de groupes insurgés qui, le plus souvent, combattent à l’aide des équipements les plus simples en employant des tactiques élémentaires. En témoigne la profusion des références et des définitions sur ce sujet, qui semblent vouées à alimenter un

débat sans fin sur ce qui relève ou non de l’asymétrie, sur l’irré¬ gularité et sa distinction avec la dissymétrie, sur les nuances entre la guerre conventionnelle et la guerre hybride34. Le risque est bien de vider le concept de son sens. Guerre asymétrique, combattant asymétrique, stratégie asymétrique, asymétries positive et négative, sont les catégories stratégiques qui ne peuvent aujourd’hui rencontrer une acception asymétrique35. Ainsi, le concept américain d’asymétrie se concentre sur l’utilisation des faiblesses américaines par l’adversaire qui, convaincu de l’impossibilité de vaincre dans le rares

32. Steven METZ,

« La

Guerre asymétrique

et

l’avenir de l’Occident », in

Politique étrangère 1/2003, p. 35. 33. Liang QIAO, Xiangsui WANG, op. cit., p. 302. 34. Sarah GUILLET, « De l’asymétrie capacitaire à l’asymétrie des buts de guerre : repenser le rapport de force dans les conflits irréguliers », Laboratoire de l’IRSEM n° 15, 2013, Paris 2013. 35. Ibidem. 43

La Guerre par ceux qui la font

domaine conventionnel, est présumé transgresser les règles morales en exploitant tout moyen disponible36. Cela incite les États-Unis à user de toute leur puissance technologique pour affronter cet adversaire, en « conservant une position morale élevée face à une contrepartie qui applique une stratégie factieuse37 ». Presque du même avis, les Britanniques, en articulant leur réflexion en fonc¬ tion des différents niveaux de la guerre, considèrent qu’au niveau stratégique, l’asymétrie consiste à créer des effets majeurs contre les vulnérabilités britanniques alors qu’au niveau opératif, elle est destinée à « défier les capacités occidentales par des stratégies non conventionnelles, des normes morales différentes ou des moyens insolites38 ». Par contraste, la doctrine39 italienne reconnaît formellement la notion otanienne40 d’asymétrie et la considère comme une caracté¬

ristique intrinsèque de n’importe quelle forme de confronta¬ tion car des différences qualitatives et quantitatives, humaines et matérielles, existent41 toujours entre les adversaires. De ce point de vue, en conformité avec la vision de l’Alliance, les Italiens identi¬ fient quelques notions déterminantes pour l’asymétrie, notamment la nature de l’adversaire, la culture et les valeurs des belligérants, ainsi que les méthodes de combat non conventionnelles utilisées par l’adversaire. De son côté, la communauté doctrinale française, en cherchant une meilleure compréhension du phénomène, distingue la symétrie 36. Christian BUHLMANN, «Le concept d’asymétrie: une plus-value pour comprendre les conflits modernes? », in Stratégique Insurrection et contre Insur¬ rection, n° 100-101, 2012, p. 230-258.

37. Ibidem, p. 234. 38. Ibidem, p. 235. 39. Stato Maggiore Esercito, Nota dottrinale l’ambiente operativo e le forze terrestri, ed. 2014, p. 8-9. Stato Maggiore Esercito, Nota dottrinale principi generali e approccio aile operazioni militari terrestri, ed. 2013. 40. Cf. AJP-01 (D), par. 0215. 41. Cf. Carlo JEAN : Manuale di Studi Strategici- Centro Studi di Geopolitica, ed. Franco Angeli, Milano, 2004.

44

L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

(« recherche de la supériorité par des adversaires qui s’opposent avec des structures et des doctrines semblables suivant les mêmes lois42 ») de la dissymétrie (« qui repose sur la supériorité qualitative ou quan¬ titative de l’un des adversaires, mais répond de la même logique ») et de l’asymétrie (« lorsque deux adversaires s’affrontent dans des espaces différents pour rendre illégitime l’action de l’autre »). Plus généralement, on note que toutes ces approches considèrent l’asy¬ métrie comme une stratégie adoptée par les faibles43 ; dans presque tous les cas, l’asymétrie renvoie, en termes purement capacitaires, à une référence au degré de loyauté des moyens employés par le faible. Par ailleurs, les définitions sont fréquemment si générales qu’on ne perçoit aucune différence entre le terme d’asymétrie et la définition de stratégie44. Dans ce contexte, on associe l’asymétrie au terrorisme, aux cyberattaques, à la guérilla, à l’insurrection, toutes méthodes qui ne sont pas nouvelles et qui ont suivi les mutations de la société, de la technologie et de la guerre. Parmi les multiples définitions proposées par les analystes, celle de Steven Metz illustre les difficultés du débat. Si l’asymétrie « consiste à réfléchir, à s’organiser et à agir

différemment de l’adversaire afin de maximiser ses propres avantages, d’exploiter les faiblesses de l’autre, de prendre l’initiative ou de gagner une plus large liberté de mouvement45, »

il n’existe aucune différence entre l’asymétrie et la stratégie, en entendant par stratégie l’accentuation des propres points forts, l’exploitation des faiblesses de l’adversaire, dans une dialectique 42. Colonel CHOLLEY, « Nouvelles techniques, nouvelles menaces », in Doctrine, n. 9, 2006, p. 2006:

43. Cf. par exemple Rod THORNTON, Asymmetric Warfare: Threat and Response in the 21“ Century, Cambridge: Polity Press, 2007 ; Steven J. LAMBAKIS, « Recon¬ sidering Asymmetric Warfare », Joint Forces Quarterly, no. 36 (2004): 102-108. 44. Cf. Richard NORTON-TAYLOR, « Asymmetric Warfare », The Guardian, 3 October 2001, URL:http://www.guardian.co.uk/world/2001/oct/03/afghanistan.socialsciences. Consulté le 26 janvier 2015 et dernière modification 21 janvier 2015 http://www.theguardian.com/world/2001/oct/03/afghanistan. socialsciences. Colin S. GRAY, « Thinking Asymmetrically in Times of Terror », Parameters. Vol. 32, no. 1 (Spring 2002), p. 5-14. 45. Steven METZ, op.cit, p. 27.

45

La Guerre par ceux qui la font

des volontés tendues vers l’atteinte d’un but moyens dans une situation donnée.

et

utilisant certains

Dans la même perspective, l’asymétrie n’est pas si loin de l’approche indirecte théorisée par Liddell Hart ou de la stratégie indirecte décrite par André Beaufre46. C’est pourquoi il est finale¬ ment réducteur de considérer que l’approche asymétrique relève du monopole du faible. Les acteurs étatiques les plus « forts » y recourent pour soumettre la volonté de leurs adversaires. D’ailleurs, dans l’espace mondialisé, « il n’existe plus de domaine qui ne puisse servir la guerre et il n’existe presque plus de domaines qui ne pré¬ sentent l’aspect offensif de la guerre47 » : toutes les ressources sont des moyens disponibles pour la guerre. Le terrorisme, la guérilla, la cyber-guerre, le combat, les sanctions économiques sont également mis en œuvre par les uns ou par les autres et combinés au service de la stratégie.

Il suffit de considérer les cyberattaques menées par des puis¬ sances comme la Chine, la Russie ou les États-Unis48 dans les dernières années. De même, la stratégie russe en Crimée ou la 46. André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, Paris, éd. Armand Colin, 2012. Cf Chap. IV : Stratégie indirecte, p. 145-179. 47. Liang QIAO, Xiangsui WANG, op.cit, p. 267. 48. En juin 2012, un porte-parole du Pentagone avait indiqué que les cyberat¬ taques contre le programme nucléaire iranien étaient une priorité de l’admi¬ nistration Obama. En juillet 2012, un chercheur assurant travailler pour l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran a signalé au groupe finlandais de cyber sécurité F-Secure que le programme nucléaire iranien avait été victime d’une cyberattaque. En particulier des ordinateurs sur les sites d’enrichissement d’uranium de Natanz et de Fordo. Le Figaro, « Nouvelles cyber attaques contre l’Iran ? », 25/7/2012. On prête aussi aux États-Unis la responsabilité d’une riposte au vaste piratage de Sony Pictures qui avait poussé la société, le décembre 2014, à annuler la sortie en salles de L’interview qui tue\, un film parodique narrant une tentative d’assassinat du leader nord-coréen Kim Jong-Un. Le piratage a été imputé à la Corée du Nord malgré ses dénégations. Successivement, une cyber¬ attaque d’origine inconnue a privé la Corée du Nord d’internet la dernière semaine de décembre 2014. Cela semble avoir été la réponse de Washington, qui n’a ni confirmé ni infirmé son implication, même si, face au hacking de Sony Pictures, le président Barack Obama avait assuré que Washington avait

46

L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

stratégie chinoise pour étendre sa zone économique exclusive en mer de Chine sont des exemples frappants de stratégies asymé¬ triques utilisée par les forts.49 Ainsi, associer l’asymétrie, et donc la stratégie indirecte, au seul terrorisme ou aux tactiques d’insurgés est réducteur et dangereux pour notre capacité à comprendre les nouveaux conflits. Nous ris¬ quons de nous limiter à constater, faute d’une saine analyse des objectifs, des ressources et des méthodes des acteurs, que l’adver¬ saire est a priori « incompréhensible, insaisissable et irrationnel50 », qu’il s’agisse du néo-terrorisme islamiste, des guérillas dégénérées, des organisations criminelles transnationales, du narco terrorisme ou des entités irrationnelles violentes51. L’irrationalité et l’imprévi¬ sibilité de l’ennemi sont en réalité liés à la difficulté générale à lire

la réalité autrement qu’à travers le prisme des paradigmes tradition¬ nels. Relève de la myopie, par exemple, le fait de considérer que la guerre asymétrique est une guerre « du fou au fort52 ». Le terroriste ou l’insurgé, si on se réfère à ces acteurs, ont tout perdu sauf la raison. Il est simpliste de penser qu’il est possible de proposer sic et simpliciter à d’autres cultures des catégories de pensée et des mo¬ dèles qui sont le résultat d’un processus historique, social et culturel qui leur est étranger. La tentative d’exportation de la démocratie vers des sociétés qui pas structurées pour l’assimiler est un exemple marquant

ne sont

répliqué à Pyongyang. Le Parisien, « Les cyberattaques, arme de destruction minime contre la Corée du Nord », 24 décembre 2014. 49. Jean-Paul POUGALA, « Voici comment la Russie a piégé l’Occident et récupéré la Crimée sans tirer un seul coup de feu », http://www.cameroonvoice. com/news/article-news-l4426.html, consulté le 24 janvier 2015. 50. Jean-Paul HANON, « Militaires et lutte antiterroriste », Cultures & Conflits, 56, 2004, 121-140. 51. J. BAUD, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Monaco, éd. du Rocher, 2003, p. 80. « Ce qui change aujourd’hui, c’est que l’adversaire est a priori “incompréhensible”, insaisissable et irrationnel. » 52. Ibidem.

47

La Guerre par ceux qui la font

de ce phénomène, illustré par l’opinion d’Eliot Cohen53 sur la lutte contre le terrorisme, publiée dans Le Monde du 9 avril 200354 : « Nous sommes entrés dans la quatrième guerre mondiale. Plus qu’une guerre contre le terrorisme, l’enjeu est d’étendre la démocratie aux parties du monde arabe et musulman qui menacent la civilisation libérale, à la construction et à la défense de laquelle nous avons oeuvré tout au long du XXe siècle. »

Tout ce qui s’est passé depuis, jusqu’à l’avènement de Daech, invite à y réfléchir.

Que faire ?

Quelle réponse faut-il apporter

à un adversaire prêt à refuser

les règles, difficilement prévisible, audacieux et parfois fanatique, dans l’espace mondialisé ? Un adversaire qui est habile à mener une guerre illimitée avec des moyens limités ? La compréhension de l’environnement s’impose d’abord comme une ardente obligation. Il ne s’agit pas seulement de renseignements

efficace et d’anticipation, car «les caractéristiques des groupes terroristes, l’utilisation de l’internet, la masse des communications rendent la collecte de renseignements de plus en plus aléatoire55 ».

Il s’agit de sortir de son propre système de représentation du monde et d’entrer dans l’univers mental de l’Autre. Ceci nécessite 53. Eliot A. Cohen est professeur de la Paul H. Nitze School ofAdvanced Inter¬ national Studies de l’université John Hopkins. Il a été conseiller de Condoleezza Rice au Département d’État des États-Unis entre 2007 et 2009. Il a été un des membres fondateurs du Projectfor the New American Century. 54. James WOOLSEY, « L’Amérique va gagner la quatrième guerre mondiale », Le Monde.fr, mercredi 9 juillet 2003. 55. J. BAUD, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Monaco, éd. du Rocher, 2003, Compte rendu réalisé par Bruno Modica, URL: http://

clio-cr.clionautes.org/la-guerre-asymetrique-ou-la-defaite-du-vainqueur.html#. VrFLnLLhCpc, consulté le 24 Janvier 2015. 48

L’asymétrie, guerre hors limites ou terrorisme ?

approche globale du renseignement, pour entreprendre le décryptage systémique de la confrontation, dans laquelle la force militaire classique n’est pas le facteur décisif. une

Désormais, face aux principaux défis (terrorisme international, insurrections prolongées, conflits internes dans des États affaiblis ou « faillis »), l’élément militaire est important mais plus dominant. Les États occidentaux doivent donc revoir fondamentalement leur approche des questions de sécurité et limiter les appareils militaires à un statut de “pairs parmi leurs pairs”, d’éléments parmi d’autres chargés d’assurer la sécurité nationale56. » «

Ensuite, une modification du cadre normatif et juridique des conflits armés s’impose, pour adapter ce qui existe aux réseaux, aux entités non-étatiques ou aux situations dans aucune autorité nationale légitime.

lesquelles il n’existe

Il faut encore s’interroger sur l’élimination de l’adversaire comme unique but possible. Il convient plutôt de le priver des conditions qui rendent possible son action et le délégitimer. Cela peut aller jusqu’à admettre que « face à un ennemi qui méprise les règles, il n’y a certainement pas de meilleure tactique pour s’en défendre que de les transgresser aussi57 ». en particulier contre certaines formes de menaces structurées comme Daech, il faut agir plutôt que réagir, penser

Au-delà,

et

asymétriquement et devenir le chasseur plutôt que de rester la proie. Dans une situation où l’approche directe, par exemple celle des frappes aériennes contre Daech, ne résout pas la crise mais ne permet que de gagner du temps, il faut agir sur les réseaux, la com¬ munication, les flux financiers et le ravitaillement de l’adversaire pour les démanteler et les interrompre. Ensuite, il faut renforcer la synergie des efforts internationaux, éduquer les citoyens pour les responsabiliser en tant qu’acteurs de la sécurité. Enfin, il faut privilégier une croissance culturellement harmonieuse des pays sanctuaires du terrorisme. 56. Steven METZ, op. rit., p. 39. 57. Liang QIAO, Xiangsui WANG, op.rit., p. 198. 49

La Guerre par ceux qui la font

Il faut finalement réduire les tensions par une aide économique efficace et coordonnée. « Il ne

s’agit pas de partager nos richesses, mais de respecter celles des

autres. Le mot “richesses” ne devant pas seulement être compris dans son

sens matériel, mais aussi et surtout dans ses dimensions immatérielles, comme l’identité et la culture58. »

En stratégie, le miracle est rare et il n’est pas possible de trouver une solution asymétrique pour chaque problème stratégique ; mais les difficultés actuelles exigent que nous essayions.

58. J. BAUD, op.cit., p. 155.

50

La dialectique des émotions

des représentations : la question de la surprise stratégique et

Colonel Jacques Langlade de Montgros

Soudain, joyeux, ildit Grouchy! - C'était Blücher.

L’espoir changea de camp, le combat changea d'âmeK

L’histoire et la littérature regorgent d’exemples de surprises. Cer¬ tains sont particulièrement emblématiques, comme le Cheval de Troie, l’offensive Barbarossa de l’armée allemande contre l’URSS en 1941, l’attaque japonaise sur Pearl Harbor la même année ou la Guerre des 6 jours déclenchée par les Israéliens en 1967. Au regard de l’histoire, la question n’est pas de savoir « si » mais « quand » et « comment » nous serons surpris. Quelles que soient nos capacités d’anticipation, il subsistera toujours des événements, des évolutions technologiques, doctrinales, sociales, économiques ou une combinaison de ces évolutions que nous n’aurons pas anti¬ cipée. « La surprise n’est pas seulement possible ou même probable, elle est certaine2. » En septembre 2001, alors même que les ÉtatsUnis disposaient de nombreux éléments d’information sur Al Qai¬ da et sur ses intentions de mener un acte terroriste emblématique, l’attaque du Word Trade Center a créé un véritable traumatisme.

1. Victor HUGO, Les châtiments, L’expiation. 2. Colin S. GRAY, La guerre au xxf siècle. Un nouveau siècle de feu et de sang, Paris, Economica, 2007, p. 6.

51

La Guerre par ceux qui la font

La surprise stratégique peut se définir comme (l’état résultant de) « l’utilisation généralement délibérée de la force, d’une façon inattendue, à un moment inattendu, contre une cible inattendue pour atteindre un but qu’une méthode plus conventionnelle ne permettrait pas d’atteindre3 ». Créant un état émotionnel particu¬

lier, la surprise agit dans le champ de la psychologie. S’il s’agit d’une constante de l’histoire et de la réflexion straté¬ gique, l’illusion moderne de la maîtrise des activités et des risques pourrait en accroître le risque d’occurrence sans pour autant la rendre systématiquement décisive. La surprise stratégique est d’au¬ tant moins gage de succès que l’entité qui pourrait la subir s’est efforcée de s’y préparer.

La surprise: un principe de la dialectique de la guerre La surprise stratégique possède de nombreuses caractéristiques qui

d’appréhender la complexité, la force mais aussi les fai¬ blesses de cette notion. État émotionnel résultant d’une action hos¬ tile adverse volontaire et inattendue, aux conséquences stratégiques, elle peut être technique, géographique, temporelle ou doctrinale.

permettent

Elle génère, avant tout, un état émotionnel chez l’adversaire. En de la psychologie en contribuant à le maintenir dans l’incertitude. Au-delà, elle peut neutraliser temporairement toute capacité de réaction. Incapable d’appréhender la réalité de la situation, l’adversaire ne peut exercer sa volonté pendant une pé¬ riode donnée. Insistant sur les conséquences morales de la surprise, Clausewitz estime quelle « a souvent comme effet psychologique de transmuer une situation et d’empêcher l’autre côté d’arriver à ce sens, elle relève

une situation cohérente4 ».

Mais la surprise résulte généralement d’une action hostile délibérée pour modifier le champ des représentations adverses. En 3. John L GADDIS, http://www.hoover.org/research/strategic-surprise. 4. Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, collection Tempus, éd. Perrin, p. 205.

52

La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

cela, il convient de la distinguer du hasard. Clausewitz les associe en estimant notamment que « la réalisation de la surprise [...] a be¬ soin du concours d’autres éléments. [...] Des conditions favorables lui sont indispensables5 ». Il illustre son propos en citant quelques exemples historiques où le hasard a créé la surprise. Associer les deux de façon systématique est probablement restrictif, même si le hasard, au travers d’accidents ou de catastrophes, peut créer des effets identiques. La surprise délibérée résulte de planifications secrètes, éventuellement complétées par des manœuvres de décep¬ tion, de façon à créer un choc chez l’adversaire: c’est le cas de la mise en orbite du satellite Spoutnik par les Soviétiques en 1957 ou des attentats du 11 septembre 2001.

L’action délibérée de surprendre et le fait d’être surpris ne re¬ lèvent donc pas nécessairement de la même logique. Le fait d’être surpris est plus fréquent car il est parfois auto suggéré ou ne découle pas tant de la volonté ou de l’imagination de celui qui surprend que du manque de jugement de celui qui est surpris. La surprise stratégique est le résultat d’un décalage entre les at¬ d’un acteur et la réalité de la situation, et donc finalement entre deux réalités. Ce fut le cas de la guerre-éclair des mois de mai et juin 1940, qui illustra un décalage flagrant entre deux visions opposées de la guerre, d’une part une manœuvre défensive et un commandement directif, d’autre part une manœuvre offensive et un commandement par objectif favorisant l’initiative et la prise de tentes

risque. Au-delà, une surprise peut être qualifiée de stratégique en fonc¬ tion de l’ampleur des conséquences pour celui qui en est la vic¬ time. Ceci a conduit à définir la surprise stratégique comme un « événement peu ou mal anticipé et à très fort impact, qui ébranle

les fondements d’un État 6 ». L’ampleur du choc organisationnel généré par la surprise, le fait qu’il atteigne le niveau politique dans 5. Ibidem, p. 203. 6. CHEM, « La surprise stratégique », Revue de la défense nationale, mars 2008,

pp. 41-50.

53

La Guerre par ceux qui la font

fondements, ses mobiles et ses rapports avec le militaire contri¬ buent à caractériser une surprise stratégique. ses

Une des options les plus évidentes pour surprendre est d’intro¬ duire un ou plusieurs changements dans l’action menée, voire de les combiner. Ainsi, la surprise peut résulter de l’utilisation de moyens techniques inattendus. L’emploi du miroir d’Archimède lors du siège de Syracuse en 213 avant J.- C., l’utilisation de gaz par les Al¬ lemands à Ypres en 19 15 ou de l’arme atomique par les Américains en 1945 ont créé des effets de surprise dont les conséquences furent stratégiques, notamment dans le dernier cas. Il est cependant pré¬ férable de s’assurer que les innovations technologiques ont atteint un niveau qualitatif et quantitatif significatif ainsi qu’une maturité doctrinale suffisante afin de pouvoir les employer de façon décisive. La première apparition des chars en 1916, au sein du corps expé¬ ditionnaire britannique lors de la bataille de la Somme, fut limitée à l’emploi de 18 unités. Ceci fut insuffisant pour produire un effet stratégique, mais suffisant pour alerter le haut commandement allemand qui fit mettre au point une balle perforante spécifique et élargir les tranchées. De ce fait, le succès du premier emploi massif de blindés, en novembre 1917 à Cambrai, fut limité. La surprise peut également être géographique. Ce fut le cas de l’attaque des Austro-hollandais du prince Eugène par les Français à Denain, le 23 juillet 1712, alors que personne n’avait imaginé qu’ils puissent oser s’attaquer à cette place. Cette victoire a consti¬ tué une étape décisive dans le règlement de la guerre de succession d’Espagne. De même, le choix de la trouée des Ardennes par les Allemands en 1940 a surpris le haut commandement français.

Elle peut aussi être temporelle, c’est-à-dire être créée par un emploi de la force à un moment que personne n’a anticipé. La plus belle illustration en est la campagne d’Alsace du maréchal de Turenne qui décide, contrairement à tous les usages de l’époque, d’attaquer les Impériaux au cœur de l’hiver 1674-1675. Elle peut enfin être doctrinale, résultant alors de l’utilisation de procédés nouveaux. L’emploi du couple chars-avions par les 54

La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

1940 en est un exemple, tout comme l’utilisation de combattants-suicides par des organisations terroristes sunnites à compter de la fin des années 1990.

Allemands

en

également consubstantielle à la stra¬ tégie de dissuasion nucléaire. Celle-ci vise à éviter d’être surpris par l’adversaire, par une percée technologique aussi bien que par le déclenchement d’une attaque. Une percée technologique, qui se traduirait par l’acquisition d’armements offensifs ou défensifs plus performants, pourrait en effet réduire à néant la crédibilité des forces nucléaires qui doivent de ce fait être régulièrement moderni¬ sées. De même, une attaque nucléaire imprévue générerait un avan¬ tage décisif dès le début d’un conflit, et reprendre l’initiative serait difficile. Le développement de capacités de seconde frappe et les accords de limitation des armements en sont la conséquence. Audelà, la question des intentions adverses est structurante. Elle l’est d’ailleurs probablement encore davantage dans le deuxième âge nu¬ cléaire, du fait de l’accroissement du nombre de pays détenteurs de l’arme. Les performances, parfois limitées, des moyens convention¬ nels des États les plus récemment dotés peuvent conduire à imagi¬ ner un abaissement du seuil d’emploi de leurs capacités nucléaires. La notion de surprise

est

Ces différents éléments ont imposé la surprise comme un prin¬ cipe de la guerre.

Élément de réflexion stratégique, la surprise est décrite comme essentielle à toute entreprise7 » par Clausewitz et surtout érigée en principe de la guerre par Foch. Pour ce dernier, les principes sont au nombre de trois: «

Dans l’ouvrage qu’il leur a consacré, [il] retient un principe supérieur, celui de l’économie des forces, un principe également absolu, celui de la liberté d’action, [...] enfin, le couple sûreté-surprise8. » «

7. Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, op. cit, p. 201. 8. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traité de stratégie, Economica, 3e édition, 2002, p. 308.

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La Guerre par ceux qui la font

Contrairement à ce qui est communément évoqué, ce n’est pas la concentration des forces, qui n’est qu’un exemple de bonne éco¬ nomie des forces, que Foch pose en troisième principe de la guerre mais la sûreté-surprise. Celle-ci doit être recherchée quel que soit le rapport de forces ou les circonstances. Foch estime même que la recherche de la surprise doit croître avec la faiblesse des moyens afin de compenser un rapport de forces défavorable ou des circons¬ tances malheureuses. Les théoriciens soviétiques9 en ont également fait un de leurs principes de la guerre.

La surprise interagit avec les autres principes de la guerre. Ainsi, la liberté d’action peut être conquise ou reconquise par la surprise afin de suivre le précepte de Xénophon selon lequel « l’art de la guerre est en définitive l’art de garder sa liberté10 ». Une fois l’initia¬ tive acquise, il faut pouvoir la conserver, ce qui suppose à la fois une puissance suffisante pour soutenir les opérations entreprises et une sûreté à même de prévenir une surprise qui ferait passer l’initiative dans l’autre camp. La sûreté, notion négative, a donc pour but de ne pas être surpris par l’autre camp. Comme le précise Foch, les deux notions sont intimement liées : « Là où il n’y a pas de sûreté stratégique, il y a surprise stratégique, c’est-à-dire possibilité pour l’ennemi de nous attaquer quand nous ne sommes pas en état de bien le recevoir". »

La recherche de la concentration des forces, qui nécessite de la préparation et donc une moindre discrétion, voire une moindre sûreté, se fait souvent au détriment de la surprise. A contrario, la concentration peut passer au second plan au profit de la recherche de la surprise stratégique, comme l’ont fait les Japonais en 1941 en attaquant simultanément et avec succès en Asie du Sud-Est et à Pearl Harbour.

9. Harriet F. SCOTT et William F. SCOTT, The armedforces ofthe USSR, Boulder, Westview Press, 1981, p. 89. 10. XéNOPHON, L’Anahase, éd. Belles Lettres, Paris, 2000. 11. Ferdinand FOCH, des principes de la guerre, Economica, 2007, p. 216.

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La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

La surprise est également la conséquence de l’incertitude propre à toutes les activités complexes, au premier rang desquelles la guerre. Celle-ci se caractérise par la confrontation de deux volontés, chacune s’efforçant de soumettre l’autre par la force. La présence d’un adversaire dont les buts ne sont qu’imparfaitement connus rend la surprise probable, voire inévitable. Elle est donc l’un des moyens de cet affrontement des volontés, car surprendre l’adver¬ saire revient à neutraliser temporairement sa capacité de réaction. Elle est activement recherchée par chacune des parties en présence afin de prendre l’ascendant. Les qualités nécessaires pour surprendre

l’adversaire comprennent la ruse, l’intelligence, l’imagination et la capacité d’innovation, mais aussi une certaine clairvoyance pour anticiper les effets que le changement souhaité pourrait avoir sur l’adversaire. Les deux parties recherchant généralement la surprise, leurs ac¬ tions interagissent. De ce fait, une opération visant à créer un effet de surprise à un moment donné n’a que peu de chance d’arriver au même résultat si elle est répétée. C’est notamment le cas si la surprise dépend d’un changement que l’on tente de réitérer par facilité. Comme l’observe Fuller : « L’apparition d’une arme nouvelle a toujours été suivie plus ou moins rapidement d’un contre-perfectionnement de l’armement qui enlève à l’arme en question la supériorité exorbitante quelle avait pu un instant prendre12. »

De ce fait, la surprise constitue une partie de la dialectique des belligérants, chacun essayant de surprendre l’autre et d’imaginer ses choix. Chaque tentative s’apparente à une prise de risque qui a d’autant plus de chance d’être couronnée de succès que le risque est important, dans la mesure où cette tentative est alors moins susceptible d’être imaginée ou décelée par l’adversaire. La surprise constitue donc un multiplicateur de forces potentiel, à même de rompre temporairement un équilibre entre deux belligérants. 12.

J.F.C.

FULLER,

L’influence de l’armement sur l’histoire, éd. Payot,

p. 39.

57

1948,

La Guerre par ceux qui la font

Cependant, du fait de la prise de risque qu’il impose, il peut se retourner contre celui qui le met en œuvre en cas d’échec, proportionnellement à ce risque. Par ailleurs la surprise, recherchée par le stratège, est souvent combattue par le diplomate qui tend historiquement à réduire l’incertitude, notamment depuis le traité de Westphalie qui posa, en 1648, les bases de normes destinées à encadrer le système inter¬ national. Cet effort fut poursuivi lors du Congrès de Vienne, initié en 1814 et destiné à rétablir un dialogue apaisé entre toutes les grandes puissances, puis plus tard avec la création de la Société des Nations et enfin de l’Organisation des Nations unies.

Ainsi la surprise est-elle une dialectique des émotions et des re¬ présentations et sa fréquence résulte de cette dialectique : reconnue comme un principe de la guerre d’autant plus attractif qu’il appa¬ raît peu coûteux, elle incite chacun des deux adversaires à la fois à l’employer et à la prévenir.

La surprise stratégique, un duel desillusions à l’issue incertaine Les progrès technologiques et les efforts consacrés aux services de renseignement par les sociétés occidentales accroissent le senti¬

d’invulnérabilité quotidien de la population comme des diri¬ geants politiques. De ce fait, les esprits occidentaux sont de moins

ment

en moins préparés à l’éventualité

d’être surpris. Ceci accroît, para¬ doxalement, la probabilité de l’être. C’est ce que rappelle le général

Georgelin : « Nous aurions tort de nous laisser égarer par l’illusion orgueilleuse que l’homme puisse parvenir, par la force de son intelligence et le développement de la science qui en résulte, à maîtriser seul totalement les forces du mal: la guerre est une réalité anthropologique [...] L’histoire du monde est jalonnée de surprises stratégiques qui en ont

profondément transformé le cours13. » 13. Jean-Louis GEORGELIN, séance du lundi 26 mars 2012, Académie des sciences morales et politiques.

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La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

En effet, les continuels progrès techniques dont bénéficient nos sociétés ont l’insidieuse conséquence de nous faire privilégier des constructions mentales claires, rassurantes, rationnelles et protec¬ trices. Progressivement, l’imprévu sort de notre référentiel intel¬ lectuel quotidien: le principe de précaution entretient l’illusion à court terme que notre société est structurellement prémunie contre le risque généré par l’inconnu ou l’incertitude. Les contrats d’assu¬ rances protègent les citoyens contre les risques inhérents à leurs activités quotidiennes les plus banales. En parallèle se sont déve¬ loppés des services qui entretiennent l’impression que l’inconnu (géolocalisation) ou l’aléatoire (assistance) n’existent plus. Dans le domaine stratégique, dès 1955, le rapport Meeting the threat ofa surprise attack14 ou rapport « Killian » montra comment la science pouvait réduire le risque d’attaque surprise. Au cours des années 1980, la Revolution Military Affairs (RMA) était supposée permettre d’éliminer l’incertitude pour celui qui maîtrisait l’infor¬ mation. Celui-ci n’aurait plus à se prémunir contre toute éventua¬ lité et saurait exactement quoi frapper, où, quand et comment, cumulant ainsi toutes les prescriptions des principes de la guerre. Dans le même esprit, le traité dit « Ciel ouvert » ratifié en 1992, entretient l’illusion d’une transparence obtenue grâce à la technolo¬ gie, engendrant la confiance et permettant la prévention des crises. Dans le même temps, l’interconnexion

et l’accroissement ex¬ flux communication des de ponentiel génèrent des dépendances croisées, autant de phénomènes difficiles à contrôler totalement par les individus ou par les Etats, surtout si ces derniers sont dé¬ mocratiques. De ce fait, l’interconnexion accroît le caractère pla¬ nétaire des surprises récentes ou à venir. Dans le domaine écono¬ mique, l’effondrement de la banque américaine Lehman Brothers en 2008 a provoqué une crise financière mondiale. La globalisation des échanges a également facilité la diffusion des technologies sen¬ sibles comme l’ont démontré les transferts réalisés par le Pakistanais

14. Technological Capabilities Panel of Science Advisory Comittee, Meeting the threat ofsurprise attack, février 1955.

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La Guerre par ceux qui la font

Abdul Qadeer Khan dans les domaines balistique et nucléaire. La dépendance des sociétés occidentales vis-à-vis des moyens électro¬ niques fait également craindre un « Pearl Harbor informatique », surprise stratégique qui pourrait prendre la forme d’un piratage informatique massif pouvant frapper les infrastructures critiques civiles ou militaires. Plus interdépendantes, nos sociétés occidentales, désormais habituées aux guerres limitées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont une capacité réduite à absorber un choc résultant d’une surprise. Dans les engagements récents des puissances occi¬ dentales entrées dans une ère « post-héroïque15 », le lien entre un événement de niveau tactique et un effet stratégique est toujours plus étroit. La notion de « caporal stratégique » y fait clairement référence. L’extrême sensibilité de ces nations aux pertes humaines le confirme. Elle génère des vulnérabilités à la fois psychologiques et physiques. Les attentats d’octobre 1983 à Beyrouth ou les com¬ bats de Mogadiscio en octobre 1993 sont des surprises tactiques qui ont eu des conséquences stratégiques pour les pays concernés et les opérations en cours. Les frappes aériennes sur Bouaké, menées en novembre 2004, recherchaient probablement les mêmes effets. Les efforts récents réalisés pour développer les capacités des ser¬ vices de renseignement sont une conséquence des espérances sus¬ citées par le progrès technologique. Instruments emblématiques destinés à limiter les effets des surprises provoquées par l’adversaire et à permettre de surprendre ce dernier, ils présentent des limites qui confirment que la parade parfaite n’existe pas. Un exemple emblématique des capacités offertes par le rensei¬ gnement est l’information récupérée le 3 septembre 1914 lors d’un vol de reconnaissance: les aviateurs français repèrent l’infléchis¬

de la marche de l’armée du général von Kluck et l’ouverture d’une brèche dans le dispositif allemand, ce qui incite le général

sement

15. Edward N. LUTTWAK, « Toward a post-heroic vol. 74, n° 3, mai-juin 1995, p. 109. 60

warfare »,

Foreign affairs,

La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

Joffre à lancer une contre-offensive qui va devenir la bataille de la Marne. Clausewitz soulignait pourtant les limites du renseignement et affirmait que les frictions rendent presque impossible le succès dans ce domaine: « Une grande partie des renseignements que l’on reçoit à la guerre est contradictoire, une partie plus considérable encore est fausse, et encore plus nombreux sont ceux qui baignent dans une grande incertitude. [...] Il est encore pire de recevoir des renseignements qui se confirment mutuellement, se corroborent, se renforcent [...] les peurs humaines donnent au mensonge et à la contrevérité une force nouvelle [...] la difficulté de voir juste, qui crée l’une des principales frictions à la guerre, fait voir les choses bien autres qu’on ne s’y attendait. Les impressions l’emportent sur les calculs de l’intelligence16. »

Il est certain que la problématique des services de renseigne¬ ments, acteurs-clés de la dialectique de surprise, dépasse largement la seule question de l’accès ou non aux informations brutes né¬ cessaires. Pour bien la comprendre, il faut distinguer les notions d’« information » et de « renseignement », la première étant une donnée brute qui peut résulter de sources humaines ou techniques, la seconde étant une interprétation des informations recueillies en vue de répondre à un besoin spécifique formulé par autrui. De cette définition des termes se dégagent les problématiques de gestion des flux d’informations, de dimension psychologique des interprétations, d’influence des donneurs d’ordre ou de fonction¬ nement des organisations. Les exemples de surprises qui illustrent ces difficultés en dépit de la présence avérée d’informations per¬ tinentes sont multiples; celles qui ont concerné les États-Unis ont pris valeurs de cas d’école, qu’il s’agisse de la crise des mis¬ siles de Cuba en 1962, de la révolution iranienne de 1978, de l’effondrement de l’URSS dans les années 1990 ou des attentats du 11 septembre 2001.

16. Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, op. cit., p. 101-102.

61

La Guerre par

qui la font

L’une des principales difficultés est tout d’abord la capacité à identifier les signaux faibles par rapport au bruit de fond, la capa¬ cité à distinguer la bonne information de la mauvaise, notamment du fait d’un volume d’informations toujours croissant. Ce phéno¬ mène est accentué par le recours à la ruse, à la déception et à la dissimulation de la part de celui qui prépare une surprise. Ainsi, en 1941, la situation diplomatique tendue entre les États-Unis et le Ja¬ pon laissait entrevoir la possibilité d’une guerre. La multiplication des mises en alerte des forces américaines, notamment de celles qui étaient stationnées dans les Philippines au cours des mois qui ont précédé l’attaque de Pearl Harbour, a généré un phénomène de fatigue et une décrédibilisation des alertes données par les services de renseignement. La deuxième difficulté tient à la dimension psychologique de toute analyse d’une information en vue de la transformer en rensei¬ gnement. La conviction que se forgent les analystes se heurte sou¬ vent à la dynamique du groupe à convaincre. Depuis Cassandre, le don de prophétie est rarement accompagné de la capacité à être entendu. Par ailleurs, les membres des services de renseignement peuvent avoir tendance à ne voir chez leurs adversaires potentiels que le reflet de leurs propres conceptions et capacités, faute d’ima¬ gination ou de capacité à se projeter dans le schéma de pensée

d’autrui. Les relations

les services de renseignement et le pouvoir politique peuvent également influer sur la capacité à anticiper une surprise stratégique. Les membres des services sont involontaire¬ ment influencés par les commandes de recherches passées par le donneur d’ordre politique. Ce dernier peut également chercher à instrumentaliser le renseignement comme ce fut le cas lors de la préparation de la guerre d’Irak en 2003. Enfin, la centralisation à outrance du renseignement au niveau politique, souvent présen¬ tée comme la solution idéale pour lutter contre le cloisonnement des services, peut conduire le responsable politique à se forger des convictions propres. Ainsi, en 1941, Staline est persuadé de la solidité du pacte germano-soviétique, ce qui le conduit à ne pas entre

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La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

tenir compte des renseignements délivrés par ses services, bien que reposant sur des informations très précises. De même, avant le dé¬ clenchement de la guerre du Kippour en 1973, les services de ren¬ seignement israéliens comme américains avaient averti le gouver¬

de l’État hébreu de la préparation par l’Égypte et la Syrie d’une attaque conjointe. La conviction, au plan politique, que ces pays ne se lanceraient pas dans l’aventure a conduit à ne pas donner l’ordre de mise en alerte des forces israéliennes. nement

Enfin, les dysfonctionnements internes des services de renseigne¬ ment peuvent ralentir la décision, créer des pesanteurs ou brouiller les messages essentiels. Leur cloisonnement, considéré comme un moyen de protéger les informations de nature sensible et de s’assu¬ rer de la possibilité de confronter des avis contradictoires, constitue un gage de démocratie tout en étant potentiellement une source

d’inefficacité17. La modernité de nos sociétés crée donc l’illusion d’une certaine forme d’invulnérabilité qui ne fait que renforcer la probabilité d’être surpris. Cependant, il convient de porter un regard lucide sur les conséquences réelles, sur le long terme, d’une surprise stratégique. Le lundi 5 juin 1967, survolant la Méditerranée à très basse alti¬ tude pour éviter les radars, l’aviation israélienne attaque l’Égypte où la plupart des avions de chasse et leurs pilotes sont comme à leur habitude au sol après leur première patrouille de la matinée, comme les services secrets israéliens l’avaient observé. La totalité de l’aviation israélienne est engagée tandis que seuls 12 intercepteurs sont gardés en réserve pour protéger l’espace aérien israélien. En 300 sorties, Israël détruit en quelques heures l’aviation égyptienne, qui n’avait pas imaginé un engagement total des forces aériennes israéliennes dans une frappe massive. La supériorité aérienne totale de l’aviation israélienne en résulta durant tout le conflit; de cette 17. C’est l’objet de l’étude de référence menée par Roberta WOHLSTETTER, PearlHarbor: Warning and Decision, Standford University Press, 1962, relative à l’incapacité américaine à anticiper l’attaque sur Pearl Harbor en dépit d’une surabondance d’informations sur les intentions japonaises.

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La Guerre par ceux qui la font

supériorité dépendit en grande partie la victoire écrasante d’Israël de la guerre des Six jours.

au cours

Cet exemple illustre certes les bénéfices potentiels d’une surprise d’une victoire finale. Pourtant Clausewitz met en garde ses lecteurs : « on se fera des illusions à croire que ce moyen donne immanquablement la victoire18 ». Il ajoute, dans le chapitre consa¬ cré à la surprise : en vue

« Il y a en fait bien peu d’exemples de résultats décisifs engendrés par la surprise19. »

Les exemples historiques confirment que la surprise stratégique initiale se traduit souvent par une défaite finale: l’attaque sur Pearl Harbour, l’offensive surprise allemande contre l’URSS en 1941, l’offensive des Egyptiens et des Syriens contre Israël au début de la guerre du Kippour en 1973 se sont toutes soldées in fine par des échecs.

Les raisons qui peuvent expliquer cette absence de réussite sont multiples. Clausewitz soulignait, à propos de la surprise: « Dans l’exécution, elle reste la plupart du temps bloquée par les frictions de la machine20. »

Au-delà, tous les auteurs s’accordent à souligner le fait que la surprise est beaucoup plus facile à obtenir au niveau tactique qu’au niveau stratégique, du fait de l’ampleur des préparatifs nécessaires pour réaliser une surprise au niveau politique et de la difficulté de conserver sa confidentialité.

De plus, une surprise passe parfois par la transgression de normes morales ou juridiques, ce qui finit par avoir un coût politique très élevé sur le plan national et international. Cette transgression, à l’instar de l’attaque surprise du Lusitania le 7 mai 1913 ou des 18. Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, op. cit, p. 201. 19. Ibidem, p. 202. 20. Ibidem.

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La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

bombardements de la population civile de Londres en 1940, ne fait que renforcer la détermination de ceux qui en sont les victimes, exacerbant leur sentiment de trahison, d’injustice et leur rejet de ce qu’ils assimilent à de la perfidie ou de la barbarie. De façon plus générale, un affrontement débutant par une sur¬ prise stratégique peut susciter une réaction nationale et une grande solidarité internationale, comme l’illustrent la mobilisation sovié¬ tique suite au déclenchement de l’opération Barbarossa ou la réac¬ tion américaine aux attentats du 11 septembre 2001. Ces attaques surprises permettent ainsi à ceux qui en sont la cible de mieux sou¬ tenir un engagement ou une résistance dans la durée, compensant ainsi l’avantage initialement acquis par l’attaquant. Par ailleurs, la réussite de la surprise peut inciter celui qui en l’auteur à surestimer sa force ou à accroître ses ambitions en re¬ cherchant des objectifs hors de sa portée, dépassant ainsi le « point culminant de victoire ». C’est notamment le cas lorsque les succès initiaux surprennent leurs propres auteurs. Cette réussite initiale peut également avoir pour conséquence d’augmenter les conces¬ sions exigées de l’adversaire, ce qui peut, à l’inverse de l’effet recher¬ ché, renforcer la détermination de ce dernier à résister.

est

Finalement, tout miser sur une surprise stratégique peut paraître judicieux, notamment pour un acteur en situation de faiblesse. Ce¬ pendant, en l’absence de succès immédiat, la détermination de l’ad¬ versaire risque d’être accrue et il peut aussi être rejoint dans son effort par d’autres alliés. C’est bien le sens de ce que précise Clausewitz : de surprendre l’adversaire avec le mauvais moyen, nous risquons le revers cuisant plutôt que l’avantage21. »

« En essayant

Le fait que la surprise stratégique ait été fréquemment utilisée rarement décisive suggère dans tous les cas que les États ne sont généralement pas totalement démunis face à une menace de

mais

cette nature.

21. Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, op. cit., p. 205.

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La Guerre par

qui la font

Maîtriser la surprise

Si la surprise est la dialectique des représentations et des émo¬ tions, en maîtriser les effets, c’est à la fois se défier de nos représen¬ tations et contrôler nos émotions.

C’est ce qui explique la préoccupation paradoxale que doit prendre l’anticipation de la surprise, c’est-à-dire l’acceptation quelle se produira. Il ne s’agit pas de se résigner à la passivité, de

benoîtement l’incertitude liée à toute action militaire ou à un environnement international toujours plus aléatoire, ni de trouver la solution infaillible permettant de faire face à tout type d’attaque. Il s’agit davantage de faire preuve d’imagination et de préférer la vertu de prudence, qui conduit à poser des principes intangibles et à agir, au principe de précaution qui peut conduire à l’inaction. constater

L’anticipation passe également par le développement d’une ca¬ pacité à dissuader l’adversaire de tenter de nous surprendre, que ce soit de façon conventionnelle ou à l’aide de capacités nucléaires. La complémentarité et la crédibilité croisée de ces deux types de capa¬ cités contribuent à renforcer l’autonomie politique et la sûreté de celui qui les possède. La théorie de la riposte graduée fut développée aux Etats-Unis dans une logique d’emploi graduel et proportionné de la force, en partie afin de limiter le risque de surprise. L’emploi régulier avec succès de forces conventionnelles, couplé à un système politico-militaire national qui prouve régulièrement sa capacité à décider et son efficacité, peuvent aussi contribuer à décourager des initiatives hostiles. Cette capacité à dissuader doit être renforcée par le dévelop¬ pement d’une empathie stratégique avec l’adversaire potentiel. Il s’agit de faire l’effort de comprendre les ressorts qui animent l’adversaire potentiel, son rapport à la guerre, son contexte poli¬ tique, géographique, socio-économique, religieux et culturel. Il faut donc développer l’aptitude à se mettre dans la situation de l’autre pour tenter de mieux comprendre ses options et ses choix. 66

La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

La nécessaire anticipation d’une éventuelle surprise stratégique

passe enfin par le renforcement de capacités d’analyse prospective sur le temps long. La prospective de défense s’attache à anticiper les surprises, à penser l’improbable. Il ne s’agit pas de prévoir exacte¬ ment de quelle manière nous pourrions être surpris, mais de déve¬ lopper des schémas de pensée et d’analyse pouvant nous conduire à anticiper les règles qui pourraient évoluer, les frontières psycho¬ logiques qui pourraient être franchies. Au-delà de scénarios clésen-main jugés probables, c’est bien sur les cas de figure les plus dangereux, même s’ils apparaissent improbables, qu’il faut savoir se pencher. Cela nécessite, dans le but d’élargir le schéma de pensée des décideurs politiques et militaires, de savoir susciter, entretenir et valoriser une réflexion réellement originale, sachant mettre en exergue des scénarios plausibles mais à très faible probabilité. C’est ensuite parce qu’il faut se préparer à maîtriser ses émo¬ tions, que la maîtrise de la surprise suppose de développer une capacité de réaction et de résilience qui nécessite une réelle profon¬

deur stratégique. La résilience doit permettre d’absorber le choc induit par la sur¬ prise. Ce concept, apparu initialement dans la métallurgie afin de caractériser la résistance des matériaux aux chocs, peut être défini comme la capacité à faire face, sur le long terme, aux conséquences d’une crise majeure, y compris lorsque la plupart des organisations ordinaires ont cessé de fonctionner. Cette résilience doit d’abord être politique. Elle dépend donc de l’aptitude d’une société à choisir des gouvernants indépendamment de la volonté de l’adversaire. Le contre-exemple emblématique

dans ce domaine est la réaction espagnole aux attentats de Madrid du 11 mars 2004. L’explosion de 10 bombes dans des trains de banlieue, causant 191 morts, s’est produite 3 jours avant les élections générales. Accusant dans un premier temps l’ETA afin d’éviter tout lien entre l’engagement espagnol en Irak, Al Qaïda et les attentats, le gouvernement Aznar a subi une défaite électorale imprévue pour ne pas avoir accepté la réalité. 67

La Guerre par ceux qui la font

Elle conduira son successeur, José Luis Zapatero, à retirer les forces espagnoles d’Irak conformément à son programme. Les résultats des élections ont donc été directement influencés par les attentats. Cette résilience politique contribue à la résilience de la société, c’est-à-dire au comportement de la population face à un événement majeur imprévu, potentiellement traumatisant et déstabilisant ou bien face à des menaces sécuritaires répétées susceptibles d’affecter le cours normal de la vie. L’illustration en a été faite par la société britannique en 1940 au cours des bombardements du Blitz. Le très faible taux d’absentéisme au travail de la population à cette époque illustre la capacité de résilience de la population outre-Manche. Aujourd’hui, une campagne d’attentats, menée de façon régulière sur des cibles aléatoires, dans la durée, mettrait incontestablement à l’épreuve la résilience des sociétés occidentales. La progression de l’individualisme et une certaine défiance vis-à-vis des institutions politiques constituent des facteurs de fragilité de cette résilience. Cependant, les réactions spontanées de nombreux Américains lors des attentats du 11 septembre 2001 (pompiers qui ont accouru sans être de service, dons du sang massifs, etc.), relativisent ces fai¬

blesses outre-Atlantique. Enfin, la maîtrise de l’information joue un rôle essentiel dans le domaine de la résilience. La nature et le volume d’informations délivrés peuvent contribuer à accroître la confiance et la mobilisa¬ tion de la population dans l’adversité. Cette information doit être perçue comme digne d’intérêt et surtout crédible, ce qui signifie quelle doit être diffusée par des institutions auxquelles la popula¬ tion accorde sa confiance. À ce titre, le mensonge du gouvernement Aznar, lors des attentats de Madrid en 2004, a sapé la résilience d’une population qui était pourtant habituée aux attaques de l’ETA depuis de nombreuses années. Enfin, la résilience peut se construire progressivement par une information pédagogique préparant les esprits à un ou plusieurs types de menaces. L’exemple britannique est, là encore, illustratif: en 1917, quelques bombardements de Londres ont causé une grande panique au sein de la population. Pendant l’entre-deux-guerres, la défense civile a distribué des livrets 68

La dialectique des émotions et des représentations : la question de la surprise stratégique

indiquant les mesures à adopter en cas d’attaque et de nombreux abris furent construits. Lors du déclenchement du Blitz, ces me¬ sures préventives et le déplacement des personnes non indispen¬ sables à la campagne a considérablement modifié la réaction de la population londonienne. Ainsi la surprise stratégique, notion ancienne qui voit dialoguer les représentations et les émotions, pourrait voir croître son degré d’occurrence du fait de l’illusion moderne de maîtrise des activités. Rarement décisive, elle doit pourtant être anticipée par les gouver¬ nements comme par les sociétés. De ce point de vue, l’institution militaire reste un élément majeur de notre résilience collective.

Bibliographie BRUSTLEIN Corentin, « La surprise stratégique. De la notion aux implications », Focus stratégique n° 10, Institut français des rela¬ tions internationales, octobre 2008. CLAUSEWITZ Carl von, De la guerre, collection Tempus, éd. Perrin,

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70

Surprise stratégique et transgression ? Colonel Alain Lardet

L’obélisque de la place de la Concorde, dépourvu d’une sym¬ bolique claire, est pourtant mis en valeur sur l’axe historique de la capitale. Offert en 1830 par le vice-roi d’Égypte, en reconnaissance des travaux de Champollion, il fut érigé en 1836. En 2007, à l’occasion de l’installation de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, le président Sarkozy, dans son allocution, plaçait la notion de surprise stratégique au cœur de la menace1, donc au cœur des travaux d’élaboration de la nouvelle stra¬ tégie de défense. Dès lors, la surprise stratégique est devenue un mo¬ nument de la pensée stratégique. Elle est, depuis, visible quel que soit le point de vue de l’observateur et est invoquée comme repère de la réflexion pour le stratège, le politique, le diplomate ou le manager. .. tout comme l’obélisque de la Concorde est visible par le promeneur.

Il est

de filer la métaphore et de proposer un sens à cet objet stratégique, c’est-à-dire de lui donner une signification capable d’orienter notre stratégie de défense. La composition de l’obélisque en trois parties - piédestal, fût quadrangulaire gravé et pyramidion - incite à poursuivre la comparaison. tentant

Comme son modèle en pierre, la surprise stratégique ne prend sa pleine efficacité qu’à son sommet, au pyramidion doré qui pointe vers le ciel. Dans ses étages inférieurs, c’est-à-dire comme principe 1. Nicolas Sarkozy demandait expressément le 23 août 2007 « une stratégie globale de défense et de sécurité nationale actualisée qui garantisse les intérêts de la nation si une surprise stratégique venait à les menacer ».

71

La Guerre par ceux qui la font

permanent de la guerre ou même dans sa version régénérée, d’aprèsguerre froide, la surprise n’est pas le principe incontournable sou¬ vent représenté. Il n’a cessé au contraire d’être contourné à force de

résilience et d’adaptabilité pour ne surprendre, finalement, que la victime consentante. En revanche, le sommet de l’obélisque repré¬ sente une vraie surprise, celle des ruptures de formes pour la repré¬ sentation architecturale, celle de la transgression pour le concept stratégique. C’est ainsi quelle prend sa place dans l’analyse des me¬ naces. C’est à ce sommet que se présente le défi de la réponse. La réflexion stratégique peine à trouver les parades face à cette menace. Tout n’est pas surprise stratégique

L’examen de la littérature consacrée à la surprise stratégique amène à un premier constat : la plupart des travaux sur la surprise stratégique n’ont pas fourni de définition précise ou unique de cette notion2.

Depuis 2008 et la mise en exergue de la notion de surprise stra¬ tégique dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, ce constat est resté valide. Non seulement aucune définition précise n’est intervenue3, mais la notoriété de la notion a ajouté à la confu¬ sion. La surprise stratégique est rapidement devenue « une expres¬ sion fourre-tout4 » dans laquelle chacun a pu puiser. De facto, elle est trop souvent interprétée comme une wildcard dans une palette de scénarios stratégiques, sorte de garantie à la cohérence du raisonnement, démontrant que l’imprévisible a éga¬ lement été pris en compte au terme d’une série d’options normées et bornées. La surprise stratégique devient dès lors l’équivalent d’un et cœtera complétant la liste détaillée des possibilités stratégiques5. 2. Corentin BRUSTLEIN, « La surprise stratégique, de la notion aux applica¬ tions », Focus Stratégique n° 10, octobre 2008, p. 7. 3. Excepté le travail de fond, relaté dans la revue Stratégique, n° 106, d’avril 2014 consacré à ce sujet, qui sans donner de définition unique, approfondit la notion. 4. Selon l’expression de Joseph HENROTIN, « La résilience au défi de la surprise stratégique », Stratégique, n° 106, avril 2014, p. 125.

5. Ibidem, p. 130.

72

Surprise stratégique et transgression ?

La notion même de surprise mérite des délimitations. Peut-on ainsi confondre le processus psychologique « d’être surpris » et l’ac¬ tion volontaire de surprendre ? Le premier est bien impliqué dans la seconde mais il couvre un domaine beaucoup plus large. On peut être surpris au sens d’étonné, surpris par inattention, par ignorance, par naïveté ou encore surpris par inadvertance. La surprise s’immisce aisément dans le flou des activités, surtout si elles sont complexes, comme elle survient aussi dans les actions de ruses. Elle touche le domaine politique, diplomatique, scientifique ou militaire. Pour autant, tout doit-il être classé dans le même ordre stratégique ?

Probablement pas, c’est pourquoi le professeur Georges-Henri Soutou, dans son introduction de la revue Stratégique, consacrée à la surprise stratégique, pose la question des limitations.

Il faudrait d’ailleurs peut-être distinguer entre surprise radicale et simple étonnement, lorsque l’hypothèse qui se confirme a été envisagée, mais non retenue car jugée irréalisable ou improbable6. Sans définition, il n’est aujourd’hui pas étonnant de voir la sur¬ prise stratégique apparaître dans les discours de chefs militaires pressés, de managers épris de modernité, de diplomates prudents ou de stratèges soucieux de préserver les moyens de la défense7. Icône médiatique, elle est invitée à tous les colloques : climatiques, migratoires, énergétiques, financiers ou sanitaires et devient ce nez à tout faire qui en tout lieu nous précède: écritoire, boîte à ci¬ seaux, ou perchoirs8. Dans ces conditions, le risque est réel de voir la réflexion stratégique s’appauvrir face à une surprise devenue un monument imposant mais insignifiant.

La surprise a donc besoin de limitations. Parfois comprise par certains comme la réalisation soudaine d’avoir agi sur la base d’une 6. Georges-Henri SOUTOU, « Surprise et stratégie », Stratégique, n° 106, avril 2014. 7. Il est tentant d’invoquer la surprise stratégique pour justifier un non choix; sous prétexte d’être « prêt à tout ». 8. D’après Edmond ROSTAND, Cyrano de Bergerac, acte IV. « Et ce monument, quand le visite-t-on ? »

73

La Guerre par ceux qui la font

estimation erronée, ou définie par d’autres comme la réalisation

d’un décalage entre les attentes et la réalité, la surprise stratégique fut caractérisée en 2008 de façon plus restrictive par un groupe d’auditeurs du Centre des hautes études militaires : « Un événement, peu ou mal anticipé et à très fort impact, qui ébranle les fondements d’un État9. »

La surprise stratégique n’est donc pas uniquement la posture psychologique qui caractérise la réaction à un événement imprévu.

Il faut cependant aller plus loin encore. Elle ne découle pas sim¬ plement d’une transformation inattendue de l’environnement inter¬ national10, elle est stratégique. Cette étude ne retient donc que ce qui relève justement de la stratégie dans son acception « beaufrienne ». « La stratégie est la dialectique des intelligences, dans un milieu conflictuel, fondée sur l’utilisation ou la menace d’utilisation de la force à des fins politiques". »

La surprise stratégique est donc consécutive à un événement in¬ tentionnel dans un contexte d’affrontement des volontés et elle a un impact sur le domaine de la défense ou de la sécurité. Elle n’est pas une formule synthétique pour décrire l’incertitude consubstantielle de la géopolitique ou de l’activité militaire. Plus précisément, elle ne sert pas à dissiper le brouillard de la guerre décrit par Clausewitz. Les contrefaçons évacuées et le domaine d’application de la sur¬ prise stratégique réduit aux champs d’affrontement des volontés, la notion reste, malgré tout, un monument difficile à interpréter.

Quels sont les points communs entre la surprise, fruit de la ruse du Cheval de Troie relatée par Homère et la surprise consécutive aux 9. 571 session du CHEM, nationale, octobre 2008.

«

La surprise stratégique », Revue de la

défense

10. Jean-Philippe BAULON, « Surprise stratégique, surprise en stratégie », Straté¬ gique, n° 106, avril 2014, p. 13. 11. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traité de Stratégie, Economica, Paris, 2011, T édition, p. 78.

74

Surprise stratégique et transgression ?

attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York? Quels sont

les ressemblances entre l’attaque surprise de Pearl Harbor, souvent choisie comme emblème, et les attaques cybernétique du xxic siècle à base de chevaux de Troie informatiques ? La surprise stratégique, un principe de la guerre

jamais, jamais, jamais, qu’une guerre peut être facile et sans surprise », disait Winston Churchill. « Ne pensez

La surprise stratégique est certainement ancienne, et sa première manifestation peut sans doute être trouvée, au moins symbolique¬ ment, dans le livre de la Genèse, à l’occasion de la première guerre

d’affrontement des volontés. Caïn dit à son frère Abel : “sortons dans les champs”. Et quand ils furent aux champs, il le tua12. »

«

Caïn dit quoi? Ne frappe-t-il pas son frère par surprise? Cet exemple, pris au fondement de notre humanité se répétera à l’envi, permettant au stratégiste Corentin Brustlein de lier, sans les réduire, l’histoire des guerres et celle des surprises13.

En tant que telle, la surprise stratégique est donc probablement aussi ancienne que le conflit armé, et s’est vue illustrée à d’innom¬ brables reprises depuis l’Antiquité14. Olivier Kempf ira même plus loin pour souligner l’importance du principe. L’histoire enseigne qu’il n’y a pas de stratégie sans surprises stratégiques15. Sa réflexion propose une analyse éclairante sur les sources de la surprise à partir de facteurs immatériels et intemporels, relevant

12. Gn, 4,8. 13- Corentin BRUSTLEIN, « Innovations militaires, surprise et stratégie », Straté¬ gique, n° 106, avril 2014, p. 29.

14. Ibidem. 15. Olivier KEMPF, « Cyber et surprise stratégique », Stratégique, n° 106, avril 2014, p. 111.

75

La Guerre par ceux qui la font

du génie guerrier » et de facteurs relevant de l’innovation tech¬ nologique qui n’ont cessé de se renouveler dans le temps. La ruse, l’imagination, la prise de risque, le coup d’œil, le courage, conju¬ gués aux capacités de détection, de mobilité, de feux, de commu¬ nication et d’organisation, peuvent produire cet effet de surprise, permettant de prendre un avantage sur l’adversaire. «

Comme l’enseignait Hervé Coutau-Bégarie à ses élèves de l’École de guerre, la surprise stratégique est susceptible de prendre quatre formes : temporelle, géographique, doctrinale et technique. « Les Grecs remportent notamment la bataille décisive de Marathon en surprenant leurs adversaires perses par une tactique offensive et une

vitesse d’exécution inattendue. Annibal cumule surprises opératives et surprises tactiques : il déconcerte les Romains en franchissant les Alpes,

puis surprend et défait leurs légions au lac Trasimène, enfin les trompe et les écrase à Cannes. L’art de la guerre mongole des XIIIC et xiv“ siècles, qui leur permet de constituer un empire allant de la mer de Chine aux plaines d’Europe orientale, doit ses réussites tactiques et opératives à l’association de la vitesse, de la ruse et de la surprise. Bonaparte lors des campagnes d’Italie et la Wehrmacht en 1940 comme en 1941 ne procèdent d’ailleurs pas autrement16. »

En complément et pour illustrer le domaine technique, l’emploi massif et par surprise des arcs longs gallois, met en échec les cheva¬ liers français à Crécy, en 1346. De même, l’utilisation du train et de la mitrailleuse pendant la guerre de Sécession crée la surprise et inaugure la guerre industrielle.

Il est frappant d’observer la récurrence historique des combi¬ naisons de ces facteurs. La torpille du xixe siècle évoque le brûlot de l’Antiquité, dont l’utilisation est rapportée par Thucydide dans la guerre du Péloponnèse, et le kamikaze de la Seconde Guerre mondiale apparaît comme le précurseur du missile de croisière. Convaincus, comme Sun Tzu, « qu’un ennemi surpris est à demi vaincu », les stratèges inventent à chaque époque une nouvelle 16. Corentin BRUSTLEIN, « La surprise stratégique de la notion aux applica¬ tions », Focus Stratégique, n° 10, octobre 2008, p. 9.

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Surprise stratégique et transgression ?

susceptible de créer un choc suffisant chez l’adversaire, neu¬ tralisant pour un temps sa volonté. On obtient alors « la suspen¬ sion de la dialectique des volontés » dont parle Corentin Brustlein. C’est pourquoi Jomini, Clausewitz, Ardant du Picq, Foch, Castex, Liddell Hart et Fuller ont très rapidement eu une conscience nette de l’apport de la surprise stratégique. Ce principe de la guerre pos¬ sède de surcroît la propriété remarquable de voir son utilité croître avec la faiblesse des moyens militaires de son utilisateur. Il fut très vite qualifié de « multiplicateur d’efficacité par la stupeur qu’il oc¬ casionne17 » ou de « réducteur d’asymétrie ».

recette

Ainsi, en novembre 2004, l’attaque surprise du quartier général français de Bouaké, par deux avions de chasse Sukhoi ivoiriens, relève de cette volonté de créer la stupeur par un emploi surprise de moyens pourtant très faibles. surprise est donc consubstantiellement liée à l’économie des forces et à la concentration des efforts, c’est un principe stratégique essentiel18. » « La

Le concept de la surprise stratégique ne peut néanmoins se

réduire à

La surprise comme principe intemporel, est pour ainsi dire le premier étage du concept ou le piédestal, si l’on veut se référer au monument évoqué en introduction. Un tel socle, traversant les âges, ne suffit pas à expliquer le regain de visibilité dont bénéficie aujourd’hui cette notion stratégique. Le piédestal de l’obélisque est surmonté d’un fût quadrangulaire qui lui assure une forte visibilité. Il symbolise un renouveau de la surprise dans l’his¬ toire récente. C’est le second étage ou le deuxième âge de la surprise stratégique: celui de la notoriété. cet

aspect.

17. Michel GOYA, « La surprise stratégique est-elle encore possible?» http:// www.penseemiliterre.fr/histoire-militaire_10l4862.html accédé le 1er février 2016. 18. Georges-Henri SOUTOU, « Surprise et stratégie », Stratégique, n° 106, avril 2014, p. 7.

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La Guerre par ceux qui la font

Le renouveau de la surprise stratégique dans l’après-guerre froide

Il y a un âge moderne de la surprise stratégique, que l’on peut dater de l’après-guerre ou plus exactement du temps de la guerre froide. Dès les années 60, la conjonction d’une forte conflictua¬ lité et d’un essor technologique global a démultiplié le besoin de recours à la surprise. Compte tenu d’un équilibre des rapports de force, imposé par l’arme nucléaire19, la recherche d’une voie de contournement du statu quo a pris une nouvelle importance pour concrétiser l’affrontement des volontés, particulièrement exacerbé entre l’Ouest et le bloc de l’Est. Le « principe de surprise straté¬ gique » s’est naturellement imposé. Pourtant, l’application brute des recettes de la surprise - technique, espace, temps et doctrine n’était plus opérante dans un affrontement politico-militaire tout à fait inédit. Il a fallu trouver de nouvelles combinaisons et inter¬ connecter les domaines pour répondre à la complexification des affrontements mondialisés.

L’avènement de « l’ère informationnelle » a permis de répondre à cette exigence et a façonné cette nouvelle surprise, stratégique mais aussi mondialisée. L’avènement de l’ère informationnelle, a fait naître de nouvelles possibilités techniques renforçant la vitesse avec laquelle les acteurs peuvent interagir violemment. Par ailleurs,

de façon liée, l’avènement du « caporal stratégique » a favorisé la possibilité, pour une surprise tactique, d’acquérir une dimension stratégique. « De manière générale, le retour des guerres limitées, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et plus encore depuis la fin de la guerre froide, a partiellement réduit la capacité des organisations militaires et surtout des gouvernements, à absorber un choc tactique... la connexion entre un déclencheur tactique et un effet politique est rendue plus directe20. »

19. Souvent qualifié « d’équilibre de la terreur ». 20. Corentin BRUSTLEIN, « La surprise stratégique de la notion aux applica¬ tions », Focus Stratégique n° 10, octobre 2008, p. 21.

78

Surprise stratégique et transgression ?

À titre d’exemple, le retour au mode d’action terroriste21 afin d’aplanir l’asymétrie par une forme de surprise est la conséquence emblématique de cet écrasement des niveaux tactique et stra¬ tégique. Ce phénomène touche l’action militaire sous toutes ses formes. L’impact politique fort des pertes humaines subies lors de l’embuscade d’Uzbeen en août 2008 illustre cette influence directe du niveau tactique sur la stratégie de l’État impliqué. La mort de dix soldats français lors de l’embuscade - l’action militaire la plus meurtrière depuis l’attentat du Drakkar en 1983 à Beyrouth22 - a entrainé une revue stratégique de l’engagement français en Afgha¬ nistan.

Avant même cet événement, le prisme de la surprise stratégique avait sous-tendu le Livre blanc de 2008, marqué par les conséquences des attentats de 2001. Ce réveil fut très net aux États-Unis, déjà très marqués par la surprise de Pearl Harbour. Le « vieux principe » frappait de nouveau l’Amérique. Les suites directes de l’attentat des

jumelles provoquèrent une forme de relance de la révolution dans les affaires militaires, pensée pendant la guerre froide et mise en œuvre lors de la première guerre du Golfe de 199123. Construite autour de la boucle « observation orientation décision action24 », la nouvelle guerre s’appuie fortement sur l’innovation technologique - vélocité des plates-formes, puissance unitaire et précision de l’armement, volume et vitesse des communications - mais comporte tours

également des innovations conceptuelles ou organisationnelles. Rendue possible par une supériorité absolue en matière de C4ISR25, la connaissance quasi exhaustive d’un théâtre d’opérations, face à un adversaire aveuglé, doit naturellement créer la surprise et un état de choc permanent, empêchant toute réaction. Or, l’omniscience 21. Pourtant inventé dès le xixc siècle. 22. Le bombardement de Bouaké, cité précédemment, a fait 9 morts. 23. Les frappes surprises des F-117 furtifs, au cœur de Bagdad, pourtant

défendue par un système de défense anti-aérienne très sophistiqué, est emblé¬ matique d’une nouvelle conduite de la guerre. 24. Idée de John Boyd connue sous le sigle OODA. 25. Command, control, communications, computers, intelligence, surveillance, reconnaissance-, ce sont les conditions de la précision. 79

La Guerre par ceux qui la font

promise par les scientifiques, nécessite des ressources importantes, même à l’échelle de la première puissance mondiale. Une menace à la mesure de cet effort colossal se devait d’exister. La surprise stratégique pouvait jouer ce rôle, quitte à exagérer sa visibilité. Dans l’autre camp, la nécessité de contournement de la puissance incitait également à rechercher la surprise, non sans succès. Combi¬ nant la technologie et de nouvelles doctrines, les groupes armés ont inventé la surprise 2.0 comme ingrédient essentiel de la guerre nu¬ mérique. L’attaque suicide vise à la même précision que l’emploi du drone armé, tout comme le terrorisme de masse de type Al-Qaïda ou Daech, modernisant de vieilles doctrines, vise à gagner la bataille des perceptions. De même, la guerre hybride ou la non-guerre des « petits hommes verts26 » s’inscrit pleinement dans cette recomposi¬ tion d’une surprise stratégique dont la visibilité n’a fait que croître. Pour autant, l’efficacité de ce concept est mise en doute. Le statu quo perdure entre les belligérants et la surprise n’apparaît pas déci¬ sive. La Seconde Guerre d’Irak, la longue confrontation afghane ou la nouvelle guerre éclair de Lybie ont connu des surprises de niveau stratégique sans que leur effet apparaisse décisif.

Cette absence d’effet décisif interroge. Elle touche au cœur du paradoxe de la surprise stratégique. Comme les autres principes de la guerre, le « principe de la surprise » s’inscrit pleinement dans « le jeu des apprentissages croisés des belligérants » dont parle Corentin Brustlein et « bien que la surprise soit omniprésente dans l’activité guerrière, elle est loin de garantir à elle seule le succès lors d’un engagement, et a fortiori la victoire en guerre27 ». Face à la surprise, la victime encaisse le choc, c’est la résilience, puis modifie ses plans pour reprendre l’initiative, c’est l’adaptabilité. Les changements 26. En référence aux membres des forces spéciales russes, sans insignes, qui avaient occupé en mars 2014, des lieux stratégiques de Crimée. Depuis, l’appel¬ lation « petits hommes verts » est régulièrement utilisée pour caractériser le recours à ces tactiques hybrides. 27. Corentin BRUSTLEIN, « Innovations militaires, surprise et stratégie », Straté¬ gique , n° 106, avril 2014, p. 29. 80

Surprise stratégique et transgression ?

techniques, doctrinaux

pour poursuivre avec Corentin Brustlein, « s’inscrivent toujours dans la dialectique stratégique et donc alimente la gamme des capacités favorisant la surprise mais aussi la planète des moyens permettant de les anticiper, de les contrer et d’en circonscrire les effets ». ou autres,

Le fait que les surprises sont plus souvent auto suggérées que réelles facilite la résorption du choc initial. En effet, ces « sur¬ prises à demi », découlant plus des failles du surpris que du génie de l’attaquant, renforcent le paradoxe d’une surprise au cœur des débats stratégiques mais non déterminante pour l’issue du conflit. L’histoire montre qu’une surprise, la plupart du temps, s’anticipe, s’encaisse et se surmonte. Les exemples abondent : la bataille de la Marne en septembre 1914, l’opération Barbarossa de juin 1941, la guerre de Yom Kippour en octobre 1973 et bien sûr l’attaque de

Pearl Harbor en décembre 1941. Dans chaque cas, le surpris a repris l’initiative et analysé les rai¬ sons de son manque d’anticipation. Le plus souvent, le renseigne¬ ment annonçant la surprise existait mais il n’a pas franchi le fossé qui le sépare de la connaissance et de la compréhension de l’événement. Les raisons sont d’ordre organisationnel - elles tiennent alors au cloisonnement des services - ou de nature intellectuelle par les biais psychologiques individuels ou collectifs qui se glissent dans l’ana¬ lyse28 et qui limitent l’aptitude à identifier les signaux faibles. Le re¬ dressement du belligérant étourdi par la surprise se fait d’autant plus efficacement qu’il réalise les faiblesses qui ont accru sa vulnérabilité. Pour l’adversaire, le prochain coup du même type est ainsi rendu très hasardeux. La surprise est une arme à un coup, justifiant ainsi

les perpétuelles et nécessaires recombinaisons évoquées plus haut. Ceci suggère que si la surprise stratégique occupe une telle place aujourd’hui, c’est quelle recèle une autre dimension, moins fami¬ lière, à l’image du troisième étage de l’obélisque.

28.

Cf. l’étude de Roberta WOHLSTETTER dans

Warning and Décision sur les

causes de l’échec de Pearl Harbor: « Ils n’y croyaient pas. »

81

La Guerre par ceux qui la font

Surprise stratégique et transgression Durant son mandat, le général Georgelin a été un des promoteurs du concept de surprise stratégique. Suite à la disparition annoncée des conflits étatiques, inquiet des conséquences hâtivement tirées par certains acteurs ou observateurs, il a brandi la surprise comme un épouvantail susceptible d’écarter le risque de visions de courtterme, seulement guidées par l’économie. En insistant sur les revi¬ rements de l’histoire pour justifier le concept de surprise, il n’a pas pour autant rejoint le camp des manipulateurs, décrits plus haut. « Durant les années ou j’ai été chef d’état-major des Armées, la notion de surprise stratégique m’a permis d’alerter sur la possible survenue, au moment où l’on si attend le moins, d’un événement qui change les

règles du jeu29... » C’est probablement ainsi qu’il faut comprendre l’intérêt de ce concept. Il prend le rôle d’un phare d’alerte dans la tempête des affrontements. Si une surprise totalement imprévisible est extrê¬ mement rare, une vraie surprise est néanmoins possible. Elle se distingue des autres, plus prévisibles, par un changement de règles du jeu. En littérature ou dans le vocabulaire stratégique, l’effet de surprise est parfois exprimé par la « diagonale du fou ». Comme au jeu d’échec, cette expression évoque un coup rapide et en profon¬ deur, qui plus est, réalisé par une pièce qui suggère l’irrationnel ou l’imprévisible. L’image est forte, car si l’attaque du fou sur l’échi¬ quier peut être surprenante, c’est davantage « par la faille du joueur surpris que par le génie de son adversaire ». La partie pourra

rétablir après ce coup régulier. Que dire en revanche de l’attaque en profondeur d’un pion enfreignant la règle du jeu?

probablement

se

Cette étude souhaite justement montrer que le secret de la sur¬ prise est dans ce troisième étage, dans le changement de règle du

29. Général Jean-Louis GEORGELIN, « La surprise stratégique, genèse et portée

politique d’un concept majeur », Stratégique n° 106, avril 2014, p. 167. 82

Surprise stratégique et transgression ?

jeu, dans le pyramidion de l’obélisque qui casse les formes du fût quadrangulaire pour le rendre pointu et perçant. La surprise stra¬ tégique est dans « la diagonale du pion ». Pour obtenir une vraie surprise, il faut d’une façon ou d’une autre transgresser les règles, sortir d’un référentiel pour créer la stupeur et laisser l’adversaire dé¬ muni pour un temps long. Olivier Kempf, dans sa définition de la surprise, souligne cette transgression en l’habillant différemment : «

Une surprise stratégique peut être définie comme lebouleversement

de la grammaire stratégique30. »

L’exemple cité par Joseph Henrodn est également éclairant: « À Londres en 1917 au total 27 raids de bombardement aérien avaient alors été conduits, faisant perdre 61 bombardiers à l’Allemagne. Moins de 85 tonnes de bombes seront larguées, causant à peine plus de 835 morts et 1990 blessés - des chiffres relativement élevés mais incomparablement moindres aux pertes sur le front ou du fait de torpillages. Ces attaques seront toutefois la cause d’une panique indicible, de nombreux ouvriers refusant de se rendre au travail de peur d’être atteints par les raids, tandis que des officiers britanniques se faisaient agresser par les civils les accusant de ne pas savoir les défendre31. »

Ces raids de Zeppelins furent les premiers bombardements aériens32 sur l’île britannique. La population se sentait invulnérable et n’envisageait pas un front aérien. La transgression est venue de Guillaume II, qui autorisa en 1916 les raids contre les centres urbains et la frappe directe des populations. Les Britanniques ont accusé le coup33, victimes d’un changement de règle du jeu. Il est raisonnable d’extrapoler le danger vital pour l’Angleterre qu’auraient représenté ces raids, s’ils avaient été plus nombreux et si les vecteurs avaient été plus efficaces ou moins vulnérables aux chasseurs.

30. Olivier KEMPF, « Cyber et surprise stratégique », Stratégique, n° 106, avril 2014, p. 111. 31. Joseph HENROTIN, « La résilience au défi de la surprise stratégique », Straté¬ gique, n° 106, avril 2014, p. 138. 32. En exceptant les tentatives pendant la première guerre balkanique en 1912. 33. Contrairement à la réaction héroïque de la population pendant le blitz de 1940 ; la règle du jeu de 1917 avait été alors intégrée. 83

La Guerre par ceux qui la font

Le deuxième exemple concerne la plus grande surprise straté¬ gique connue à ce jour: la bombe atomique. Il est plus exact de parler de dissuasion nucléaire puisque cette invention combine des innovations technologiques - la bombe nucléaire puis thermonu¬ cléaire, ses vecteurs et ses plates formes de lancement — avec une doctrine. La dissuasion nucléaire représente la transgression par excellence. Elle a imposé une règle du jeu radicalement nouvelle où le pion rase l’échiquier, en un coup, roi compris. Les règles de la guerre furent tellement bouleversées par l’apparition de l’arme atomique que « la pertinence même de guerre et de victoire fut remise en cause34 ».

Depuis Hiroshima, la transgression que représente le pouvoir de destruction de l’atome fut telle que personne ne s’est autorisé à l’utiliser à nouveau. Personne n’a eu même intérêt à l’employer. L’invulnérabilité actuelle de la possibilité de frappe en second oblige chaque partie à épargner les intérêts vitaux de l’autre sous peine de s’exposer à des représailles disproportionnées. La destruction massive, promise par un seul sous-marin tapi au fond des mers, constitue la transgression majeure, jamais dépassée. L’apparition de l’arme nucléaire a bouleversé la règle du jeu au point d’interdire « l’échec et mat de l’adversaire doté ». Le critère de la transgression est donc au cœur de la surprise stratégique. Il peut dans certains cas être limité: l’utilisation

d’avions de ligne comme « bombes guidées lasers » est un exemple de surprise stratégique limitée. La transgression ne concerne alors plus l’attentat à l’explosif contre des buildings, déjà utilisé, mais concerne le vecteur transformé en missile. Dans ce cas, le pion devient fou. Même limité, le coup porté à l’Amérique fut terrible, accru par « l’horreur surprise » de l’utilisation d’avions civils avec leurs passagers35.

34. Jean-Philippe BOLLON, « Surprise et stratégie nucléaire: aux sources de la dissuasion », Stratégique, n° 106, avril 2014, p. 73. 35. Les trois avions détournés le 11 septembre 2001 ont occasionné près de 3000 morts. 84

Surprise stratégique et transgression ?

L’apparition de l’espace cybernétique, comme nouveau milieu d’affrontement des volontés, laisse craindre un déferlement de sur¬ prises. Olivier Kempf objecte que le cyber n’appartient pas à cette catégorie « parce que tout le monde a envisagé l’hypothèse [. ..] Le cyber n’est pas surprenant parce que tout le monde en parle36 ». Pourtant, des transgressions des règles ou des usages, dans ou par le

cyberespace, sont possibles. Compte tenu de l’opacité du milieu, la place pour de vraies surprises stratégiques existe, ce que reconnaît d’ailleurs Olivier Kempf. Ce qui ne veut pas dire que le cyber n’est pas structurant ou qu’il n’affecte pas la grammaire de la guerre. Au-delà, le cyber fournit un exemple de nouvelle transgression, qui pourrait constituer une vraie surprise stratégique : la disparition de l’ennemi et par voie de conséquence, de celle des amis37.

Cette tendance s’étend aujourd’hui aux autres milieux de la guerre. Les « petits hommes vert » d’Ukraine ou « noirs » d’Irak ou de Syrie sont des « non-ennemis ». Ces combattants sans drapeau amorcent une transgression des règles de la guerre. Les citoyens occidentaux sont retournés, victimes de la levée en masse électro¬ nique de Daech, qui transgressent les règles de nos sociétés. Comment, alors, parer la vraie surprise stratégique?

Le Big DataiS, parfois présenté comme la réponse infaillible aux nécessités du renseignement, ne fournit qu’une réponse illusoire, tout comme est illusoire l’attitude scientiste prétendant modéliser l’activité humaine. Les données ne savent pas modéliser la folie qu’est la guerre. D’autres pistes prospectives sont avancées afin de 36. Olivier KEMPF, « Cyber et surprise stratégique », Stratégique, n° 106, avril 2014, p. 114. 37. Ce point est une des premières surprises constatées dans le « world wide web » où tout le monde espionne tout le monde et où les attaques ne sont plus traçables. 38. Cela désigne la capture, le stockage, la recherche, le partage, l’analyse et l’exploitation de données massives. 85

La Guerre par ceux qui la font

préparer la prochaine surprise, comme la théorie des scénarios, la science de la prévision, la recherche d’un cône d’exactitude39 ou en¬ core la théorie du cygne noir pour capter les signaux faibles. Recy¬ clant pour beaucoup d’entre elles de vieilles intuitions, elles peinent à donner des résultats probants et sont controversées. Tous ces efforts sont louables mais vains. Nous cherchons plus fondamentalement une Cassandre que l’on pourrait croire40 ou un Jérémie que l’on ne persécuterait plus41. Il se peut en effet que notre inaptitude à préparer la prochaine surprise réside dans notre inapti¬ tude à croire que nous serons toujours surpris. Car, victimes d’une hyper information, nous confondons notre futur et notre avenir. Fabrice Hadjadj fait de cette confusion42 la responsable principale de notre cécité. « Projets et calculs peuvent louer le futur tout en redoutant l’avenir qui les déconcerte et les déroute, qui les entraîne vers l’incalculable, l’au-delà des pronostics. Le futur reste néanmoins subordonné à l’avenir. En un mot, le futur est relatif à ce qui va, l’avenir à ce qui vient. Il faut que ce qui va soit ouvert à ce qui vient, sous peine d’une vie qui meurt en se fixant dans un programme. Cette subordination du futur à l’avenir marque aussi la supériorité et plus encore la surprise de l’avenir par rapport au futur... Ce dont nous périssons aujourd’hui, c’est d’une hypertrophie du futur sur l’avenir. Le temps, au lieu d’être ouverture à ce qui nous transcende, se voit restreint au territoire de nos anticipations43. »

Le paradoxe soulevé par Fabrice Hadjadj - nous serions inca¬ pables d’appréhender l’avenir à force de trop vouloir le prévoir - fait écho à un autre paradoxe tout aussi incapacitant face à la surprise 39. Notion théorisée par le futurologue Paul Saffo. 40. Cassandre avait le don de prophétie. Elle avait averti du danger que repré¬ sentait le cheval de Troie. 41. Jérémie, prophète de l’Ancien Testament. Il avait la mission d’annoncer le malheur de son peuple. 42. Pour le philosophe: le futur renvoie à ce qui sera à partir de ce qui est déjà; l’avenir, à ce qui sera à partir de ce qui sera. Le premier se tient sous l’échéance du prévisible et du planifiable. Le second nous livre à l’horizon de l’inespéré et de l’événement. 43. Fabrice HADJADJ, Puisque tout est en voie de destruction, éd. Le passeur, avril 2014.

86

Surprise stratégique et transgression ?

stratégique. Notre société moderne, en revendiquant la disparition

dogmes historiques ou de ses normes, renforce d’autant la régulation de la vie de ses membres, instituant des règles tout aussi absolues bien que non assumées. de

ses

Ces contradictions font le lit de la surprise: l’une, cela a été dit, élimine la transcendance et réduit ainsi notre capacité à penser la surprise à ce que nous sommes capables de programmer, mais l’autre, peut-être plus pernicieuse, bannit la transgression de notre réflexion intellectuelle puisque précisément il n’y a officiellement plus de matière. Dès lors, tirer les conséquences sur un plan stra¬ tégique de la transgression de nos règles devenues taboues est un

processus contre nature44.

Pourtant, le questionnement de nos règles, de leur pertinence, de leur fragilité, devrait être au cœur de notre préparation à la surprise stratégique. Avons-nous intérêt à défendre les règles et, dans l’affir¬ mative, jusqu’où? Quelles règles sont conjoncturelles ou marquées par nos particularismes ? Une étude, froide, devrait travailler ce type de questions afin de développer notre résilience à la surprise. Elle devrait même envisager les conséquences positives de la transgres¬ sion des règles.

En conclusion de cette étude, penser la surprise stratégique ne se réduit ni à décrire l’incertitude, consubstantielle à l’activité militaire et aux évolutions de l’environnement international, ni à rechercher la clé du succès des entreprises militaires ou diplomatiques. Penser la surprise, c’est reconnaître le rôle d’alerte de ce principe de la guerre. Il s’élève comme l’obélisque, pour rappeler qu’une vraie sur¬ prise transgresse nos règles. Y réfléchir est probablement le meilleur moyen de la préparer.

44. La mort est une illustration de ce phénomène: elle est aujourd’hui désacra¬ lisée, hors du champ de la transgression mais paradoxalement hors du champ social aussi. Son irruption ne nous surprend que plus. 87

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda: une réinvention du foquisme Colonel Philippe Portier

La révolution cubaine (1956-1958), qui a conduit au renver¬ sement du dictateur Fulgencio Batista, a constitué un tournant dans la conduite de la guerre révolutionnaire. Cette évolution a été

formalisée, développée et promue par celui qui en fut le stratège, Ernesto Che Guevara, notamment dans son fameux ouvrage La guerre de guérilla puis théorisée par le Français Régis Debray2. Cette forme de la guerre révolutionnaire est communément dési¬ gnée sous le terme de foquisme (en anglais focoism) car elle fait du foyer de guérilla rurale (foco en espagnol) la pierre d’angle de la

conduite de la révolution.

Si le foquisme se réclame

du marxisme-léninisme et trouve incontestablement ses origines dans la doctrine maoïste de guerre révolutionnaire, notamment l’exploitation du potentiel révolutionnaire de la question paysanne, il s’en écarte néanmoins résolument en introduisant une double innovation majeure : le dé¬ veloppement d’une stratégie continentale, donc transnationale, alors qu’à l’époque les luttes sont essentiellement nationales, et un « ren¬ versement de l’ordre des facteurs et des moments historiques3 ». Régis Debray dédiera un ouvrage entier, Révolution dans la ouvertement

1. Ernesto CHE GUEVARA, La Guerre de guérilla, Écrits militaires, Souvenirs de la guerre révolutionnaire, in Textes militaires, Paris, éd. La découverte, 2001. 2. Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution ? et autres essais, Paris, éd. Maspéro, « petite collection Maspéro », 1972. 3. Régis DEBRAY, La Guérilla du Che, Paris, éd. du Seuil, 2008, p. 84.

89

La Guerre par ceux qui la font

révolution ? à la justification de ce second point qui constitue le cœur de la doctrine foquiste et qui fera l’objet de nombreuses et

longues controverses. Si des parallèles ont souvent été dressés entre islam radical et marxisme-léninisme, par exemple Stéphane Lacroix4 compare Signes de Pistes de Sayyid Qotb5 au Que faire ? de Lénine6, il est frappant de constater qu’Al-Qaïda, consciemment ou non, a fait siennes les deux innovations majeures du foquisme et que de nom¬ breuses autres similitudes existent entre les deux mouvements. Cette étude s’attachera à établir les parallèles entre les stratégies générales développées par les guévaristes et Al-Qaïda ainsi qu’entre leurs déclinaisons au niveau politique et politico-militaire, puis à en voir les différences avant de conclure sur les réponses à apporter au défi du mouvement islamiste. Révolution dans la révolution

L’idée proprement novatrice et hétérodoxe développée par Che Guevara est une modification de la stratégie révolutionnaire clas¬ sique, en en inversant deux étapes clés. Depuis Lénine, il était considéré que le processus révolutionnaire devait suivre les étapes suivantes : constitution d’une avant-garde, mobilisation, éducation et organisation des masses par cette avant-garde au travers d’un lent processus de maturation politique, enfin, lorsque les conditions « objectives et subjectives » sont réunies, soulèvement du peuple et prise du pouvoir, généralement par la violence.

4. Stéphane LACROIX, « Ayman al-Zawahiri, le vétéran du jihad » in Gilles Kepel (dir), Jean-Pierre Milelli (dir), Thomas Hegghammer, Stéphane Lacroix, Omar Saghi, Al-Qaïda dans le texte: Écrits d’Oussama Ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-Zawahiri et Abou Moussab al-Zarquawi, trad. fr. Jean-Pierre Milelli, Paris, éd. Presses Universitaires de France, « Proche-Orient », 2005, p. 224. 5. Sayyid Qotb (1906-1966) est un penseur islamiste radical égyptien, membre des Frères musulmans. Son œuvre a fortement influencé les dirigeants d’AlQaïda, notamment al-Zawahiri. Ibidem, pp. 224-225. 6. LéNINE, Que Faire ? Science Marxiste, 2009, 336 p. 90

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

Mais, dans le cas de la révolution cubaine, aucun travail de mo¬ bilisation des campagnes n’avait été mené avant l’établissement de la guérilla castriste et celle-ci réussit néanmoins à rallier progres¬ sivement la population, au fur et à mesure de ses combats, et à s’emparer du pouvoir en tout juste deux ans, ce qui est un temps extrêmement court en comparaison de la durée de la guerre révolu¬ tionnaire chinoise ou vietnamienne. Généralisant ce cas particulier, Che Guevara et Régis Debray ont considéré que la lente étape de préparation politique des masses n’était pas essentielle et qu’une force révolutionnaire limitée, en usant de la violence, pouvait mo¬

biliser bien plus rapidement les masses : Ce n’est plus la mobilisation politique des masses qui amène finalement à la violence, mais la violence qui transforme la situation politique7. »

«

En termes guévaristes : « On ne doit pas toujours attendre que soient réunies toutes les conditions pour faire la Révolution; le foyer insurrectionnel peut les faire surgir8. »

Or, c’est le processus que décrit Gilles Kepel lorsqu’il décrypte la naissance d’Al-Qaïda, le côté spectaculaire des attentats en assurant la promotion médiatique ; Les attentats de 1998 contre les ambassades américaines en Tanzanie au Kenya révèlent au monde ce système, qui se fonde sur une double spécificité: la primauté de l’action spectaculaire au détriment de ce qui construit traditionnellement un mouvement (mobilisation, organisation...) et un recrutement large et décentralisé, couplé avec des caractéristiques typiquement messianique5. » «

et

7. Peter PARET (ed.), Gordon A. CRAIG, Felix GILBERT, Makers

of Modem

strategy:from Machiavelli to theNuclear Age, Princeton (New Jersey), Princeton

University Press, 1986, pp. 849-850. 8. Ernesto CHE GUEVARA, La guerre de guérilla, in Textes militaires: La guerre de guérilla, Écrits militaires, Souvenirs de la guerre révolutionnaire, Paris, éd. La découverte, 2001, p. 29. 9. Gilles KEPEL, op. cit., p. 22. 91

La Guerre par ceux qui la font

Se référant à Lénine, Che Guevara estime que la violence est iné¬ vitable dans les accouchements de sociétés nouvelles et quelle est naturellement due à la classe dominante10. L’emploi de la violence par la guérilla a donc pour but de provoquer « l’oppresseur », de le forcer à réagir et ainsi à se démasquer ; ceci doit conduire inexora¬ blement à la mobilisation des masses autour de l’avant-garde révo¬ lutionnaire qu’est le foco. « Il faut violenter l’équilibre dictature-oligarchie-force populaire. La dictature essaie toujours de se maintenir sans trop montrer quelle use de la force ; l’obliger à se démasquer, à se montrer sous son vrai visage de dictature violente des classes réactionnaires, contribue à montrer sa

vraie nature". »

Ben Laden, dans Recommandations tactiques, explique en des termes encore plus clairs, que n’aurait certainement pas reniés Che Guevara, le rôle de la violence: « La conséquence positive la plus importante des attaques de New-York et Washington a été de montrer la réalité du combat entre les croisés et les musulmans, de révéler l’ampleur de la rancœur que nous portent les croisés, une fois que ces deux attaques ont dépouillé le loup de sa peau de mouton, et qu’il est apparu sous son visage monstrueux. Le monde entier s’est réveillé, les musulmans ont pris conscience de l’importance de la doctrine de l’allégeance à Dieu et de la rupture, la fraternité entre musulmans s’est renforcée, ce qui est un pas de géant vers l’unification des musulmans sous le slogan de l’unicité de Dieu, afin d’établir le califat bien guidé12. »

L’action violente, quelle soit menée par des révolutionnaires guévaristes ou des islamistes radicaux se réclamant d’Al-Qaïda, vise à susciter l’adhésion des « masses13 » en jouant sur deux leviers : d’un côté, en attaquant un ennemi honni (ou présenté comme tel), 10. Ernesto CHE GUEVARA, La guerre de guérilla: une méthode, in Textes militaires, op. cit., p. 15511. Ibidem, p. 157. 12. BEN LADEN, « Recommandations tactiques », in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 87 13. Le terme « masses » est employé autant, si ce n’est plus, par les théoriciens jihadistes que par Che Guevara et Régis Debray.

92

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

de l’autre, en poussant celui-ci à la répression. En effet, si en termes choisis il est question de « démasquer l’oppresseur », dit plus clai¬ rement, il s’agit de forcer l’ennemi à sur-réagir et à s’engager dans la répression. Cette dernière engendrera non seulement de la sym¬ pathie pour les activistes persécutés mais aussi, par ses inévitables débordements, poussera les victimes collatérales et leurs relations à rejoindre le mouvement. Si Che Guevara ne mentionne pas ouvertement l’importance de ce mécanisme machiavélique dans son ouvrage majeur La guerre de guérilla, un de ses écrits militaires antérieurs, Le rôle social de l’armée rebelle14, l’atteste par deux fois, tout d’abord en relevant que « l’attitude du paysan à notre égard changea peu à peu à cause de la répression à laquelle se livraient les forces de Batista15 », ensuite en estimant que la répression du mouvement spontané qui suivit l’assassinat à Santiago de Cuba du militant communiste Franck Pais « marqua un tournant pour toute la structure du mouvement révolutionnaire16 ». Le Brésilien Carlos Marighella qui adapta la doctrine foquiste à la guérilla urbaine, en y introduisant notamment la notion d’actes terroristes, théo¬ risa ultérieurement cette mécanisation de l’enchaînement attentat-

répression-soulèvement17. Ben Laden, de son côté, reconnaît ouvertement avoir cherché à enclencher ce mécanisme action-répression en professant crâne¬ ment le 30 octobre 2004 dans son Message aupeuple américain (alors que les États-Unis sont engagés en Afghanistan depuis trois ans et en Irak depuis un an et demi) qu’il leur « a été facile de provoquer cette administration et de l’amener là où [ils] le souhaitaient]18 ». En effet, si Ben Laden n’avait certainement pas anticipé l’inva¬ sion de l’Irak, en revanche, il espérait, de toute évidence, que 14. Ernesto CHE GUEVARA, « Le rôle social de l’armée rebelle » in Textes militaires, op. cit., pp. 138-148. 15. Ibidem p. 139. 16. Ibidem p. 140. 17. Carlos MARIGHELLA, Le mini-manuel du guérillero urbain, Paris, éd. du Seuil, 1973. 18. BEN LADEN, « Message au peuple américain », in op. cit. p. 107.

93

Al-Qaïda dans le texte,

La Guerre par ceux qui la font

les États-Unis attaquent l’Afghanistan en représailles aux attentats du 11 septembre - ce que d’ailleurs certains dirigeants jihadistes lui ont reproché - afin de déclencher un grand mouvement populaire. Enfin, l’acte de violence contre « l’oppresseur », que ce soit une attaque contre les forces armées (guérilla foquiste) ou un atten¬ tat contre une cible symbolique (Al-Qaïda) est bien plus qu’un défi lancé à l’ennemi. Dans un conflit par nature asymétrique, il démontre aux masses la vulnérabilité de ce dernier et, par consé¬ quent, que la victoire, même lointaine, est possible. C’est donc un puissant levier de mobilisation. Ainsi, Ben Laden clame-t-il dans ses Recommandations tactiques que « tout le monde a pu constater que l’Amérique, cette force oppressive, peut être frappée, humiliée, abaissée, avilie19 » et Régis Debray écrit-il que « la propagande c’est une action militaire réussie20 » après avoir expliqué que : « Mieux que deux cents discours, la liquidation d’un camion de transport de troupes ou l’exécution publique d’un policier tortionnaire font plus de propagande effective, hautement et profondément politique sur la population avoisinante. Une pareille conduite la convainc de l’essentiel: que la Révolution est une réalité déjà en marche, que l’ennemi n’est pas invulnérable21. »

naturellement besoin d’une structure pour mettre œuvre cette stratégie: c’est là tout le rôle de 1’« avant-garde ». Il y

a

en

Il est révélateur de constater que le terme « avant-garde », qui fait référence à une notion marxiste-léniniste bien identifiée, est employé extrêmement communément par les chantres d’Al-Qaïda, notamment par les deux mentors de Ben Laden que furent succes¬ sivement le savant religieux palestinien Abdallah Azzam et l’isla¬ miste radical égyptien Ayman al-Zawahiri22. En cela, ils reprennent 19. BEN LADEN, « Recommandations tactiques », in Al-Qaïda dans le texte, op. cit. p. 87. 20. Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution ?, op. cit. p. 150. 21. Ibidem. 22. Gilles KEPEL (dir), op. cit., pp. 135, 136, 168, 210, 211, 212, 213, 225, 240, 288, 301,310, 311,312,313.

94

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

l’expression que Sayyd Qotb avait empruntée au marxisme et reconnaissent l’origine. Ainsi, Abdallah Azzam écrit-il :

en

«Tout principe a besoin d’être soutenu par une avant-garde, qui se fraie un chemin vers la société au prix d’énormes dépenses et de lourds sacrifices. Il n’est pas de dogme, terrestre ou céleste, qui n’ait besoin d’une telle avant-garde dépensant tout ce qu’elle possède pour le faire

triompher23. » Néanmoins, alors que Sayyd Qotb employait le terme dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire classique24, il s’agissait donc d’une avant-gardepolitique, Abdallah Azzam, lui donne une accep¬ tion beaucoup plus militaire, en tous points cohérente avec celle de Che Guevara : « La guerre de guérilla est une lutte de masses, une lutte du peuple : la guérilla, petit groupe armé, en est l’avant-garde combattante25. »

Jihad » et « mouvement islamique », dans le discours d’Abdal¬ lah Azzam tiennent exactement le même rôle que « guerre révolu¬ tionnaire » et « guérilla » dans celui de Che Guevara : «

« Le mouvement islamique ne sera capable d’établir la société islamique que grâce à un jihad populaire général, dont le mouvement sera le cœur battant et le cerveau brillant, pareil au petit détonateur qui fait exploser une grande bombe, en libérant les énergies contenues de l’oumma26. »

De plus, ces propos font fortement écho à deux métaphores foquistes classiques. Celle des deux moteurs tout d’abord: le « pe¬ tit moteur », la guérilla, devant mettre en mouvement le « grand moteur », le mouvement de masse national, qui amènera à l’avène¬ ment d’une société nouvelle27. Celle du détonateur, ensuite, dont par exemple Che Guevara usa en Bolivie :

23. Abdallah AZZAM, « La base solide » in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 211. 24. Ibidem p. 210. 25. CHE GUEVARA, La guerre de guérilla, in Textes militaires, op. cit., p. 31. 26. Abdallah AZZAM, « Rejoins la caravane! » in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 169. 27. Régis DEBRAY, La guérilla du Che, op. cit., pp. 18-19.

95

La Guerre par ceux qui la font « Notre fonction à nous autres [Cubains et autres étrangers] n’est même pas celle du détonateur. Le détonateur, c’est vous [guérilleros boliviens]. Nous, nous sommes encore moins. Nous sommes l’amorce, la minuscule couche de fulminate de mercure qui, à l’intérieur d’un détonateur, recouvre l’explosif, qui ne sert qu’à l’activer, à renforcer la mise à feu. Et c’est tout2“. »

Cette citation permet également de noter que Che Guevara reconnaît que la direction de la guérilla en Bolivie était assurée par des étrangers. Régis Debray, pour sa part, indique : « L’alliance ouvrière-paysanne trouve souvent son trait d’union dans un groupe de révolutionnaires d’extraction bourgeoise, où se recrute une bonne partie du commandement guérillero29. »

Autrement dit, nous avons un système à trois étages : - les masses, qu’il faut réussir à engager dans la lutte

et

qui

seules permettront le triomphe en se soulevant ;

- l’avant-garde, qui par

son action

principalement violente,

mais aussi sociale et politique, doit mettre en marche les masses. Elle est, au moins partiellement, issue des masses ;

- la direction du mouvement, enfin, qui apparaît comme un élément halogène (étranger par rapport au pays où se déroule la lutte ou par rapport à la classe qu’il veut représenter) venu

s’insérer dans un milieu qui présente selon elle les conditions favorables au déclenchement de la lutte quelle veut mener, à l’image du débarquement de Fidel Castro et de ses 81 cama¬ rades à Cuba le 2 décembre 1956. Ce caractère halogène de la direction du mouvement est peu théorisé. Néanmoins, elle peut être constatée tant à la tête des gué¬ rillas guévaristes d’Amérique latine, comme nous l’avons vu pour la Bolivie, que d’Al-Qaïda dont la direction était très internationale et

28. Ibidem p. 15. 29. Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution ?, op. cit., p. 197.

96

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

beaucoup plus éduquée que la population à laquelle elle s’adressait : Ben Laden est saoudien, Abdallah Azzam palestinien, Ayman alZawahiri égyptien et tous sont éduqués. Après le renversement de la méthode, la seconde évolution ma¬ jeure introduite par le foquisme est le développement d’une stra¬ tégie continentale, donc transnationale et non pas nationale. C’est là un autre point commun entre la doctrine foquiste et celle d’AlQaïda, allant à l’encontre de celle des autres mouvements révo¬ lutionnaires ou jihadistes. Celle-ci repose sur l’idée de l’existence d’une conscience supranationale, latino-américaine ou arabo-musulmane, et d’une nécessaire solidarité au sein de cette commu¬ nauté pour faire face à un ennemi extrêmement puissant: les ÉtatsUnis. Ainsi Che Guevara explique-t-il : « En voyant ce panoramaaméricain [intervention des États-Unisen soutien

des gouvernements locaux contre les mouvements révolutionnaires], il semble difficile que la victoire s’arrache et se maintienne dans un pays isolé. À l’union des forces répressives doit répondre l’union des forces populaires. Dans tous les pays où la répression prend un caractère insurmontable, doit se lever le drapeau de la rébellion et ce drapeau doit pour des raisons historiques avoir des caractéristiques continentales30. »

Alors que Ben Laden se contente d’émailler ses déclarations d’exemples éclectiques tendant à donner au monde musulman l’image d’un champ de bataille mondial, Abdallah Azzam apporte au mouvement jihadiste une contribution idéologique majeure en proclamant une fatwa par laquelle il fait de la participation à la libération des territoires une obligation religieuse: « Si une portion du territoire musulman est envahie, le jihaddevient un devoir individuel pour tout musulman et toute musulmane31. »

Il déplace ainsi le discours du jihad de la conquête du pouvoir national, comme revendiqué par les Frères musulmans en Égypte, 30. Ernesto CHE GUEVARA, La guerre de guérilla: une méthode, in Textes militaires, op. cit., p. 161. 31. Abdallah AZZAM, « La défense des territoires musulmans constitue le principal devoir individuel » in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 141.

97

La Guerre par ceux qui la font

celui d’une lutte doublement internationalisée : tout territoire occupé doit être libéré et tout musulman doit y participer. Ce dis¬ cours religieux ne l’empêche cependant pas d’exprimer également une vision stratégique similaire à celle de Che Guevara : vers

« Il faut maintenant que nous concentrions nos efforts sur l’Afghanistan et

la Palestine car ce sont des questions centrales, l’ennemi occupant y redoutable et a un plan expansionniste dans toute la région, parce

est

que dans leur solution gît la solution à de nombreuses questions dans toutes les régions musulmanes, et de sa défense dépend celle de toutes ces régions32. »

Il est de plus singulier de noter que l’expansion internationale de la lutte est conduite de manière tout à fait semblable par Ben Laden et Che Guevara, c’est-à-dire en mettant en place un système de « franchise » et en respectant le principe, édicté par le Che, de « centralisation stratégique et décentralisation tactique33 ». Ainsi, à la collection de mouvements ayant fait allégeance à Al-Qaïda, tels Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Al-Qaïda en Mésopota¬ mie (en Irak), Al-Qaïda dans la péninsule Arabique, fait écho cette citation de Régis Debray : « Le

panorama idéal vers lequel tendait l’action du Che [...] pourrait

se dépeindre ainsi : un réseau international à la fois homogène et souple couvrant les diverses parties de la nation latino-américaine, composé par

des organisations nationales politico-militaires dotées d’une structure celle d’une armée guérillera, d’un sigle identique: ELN (Armée de libération nationale), d’une doctrine de guerre unique: celle du Che, d’un état-major politiquement cohérent formé autour de lui, et d’une vision politique globale34. »

commune:

En revanche, le modèle d’établissement des « franchises » dif¬ fère. En effet, pour prendre une métaphore économique, le modèle de croissance de guévariste est un modèle par croissance interne

32. Ibidem p. 149. 33. Régis DEBRAY, La guérilla du Che, op. cit., p. 89. 34. Ibidem p. 91.

98

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda :

réinvention du foquisme

(fonctionnement par essaimage35, à l’image du développement de la guérilla à Cuba) alors que celui d’Al-Qaïda relève plus de la crois¬ sance externe (« acquisition » par allégeance de mouvements déjà constitués).

Conséquences politiques et politico-militaires Le parallélisme des formes entre les stratégies guévaristes et d’AlQaïda induit naturellement d’autres similitudes, notamment dans

les champs politiques et politico-militaires. Le mécanisme particulier décrypté ci-dessus faisant de l’usage précoce de la violence la clef de voûte de la lutte menée, la direc¬ tion politique ne peut être séparée de la direction militaire. Régis Debray inscrit cette règle dans la tradition communiste : L’attitude castriste, fusion de la direction politique et militaire, analogue en cela à la tradition bolchevique et plus encore chinoise, paraît irremplaçable36. »

«

Néanmoins, ce n’est que pour mieux justifier l’innovation foquiste de non séparation des appareils militaires et politiques37 ce qui entre en contradiction avec des « principes d’organisation consacrés, apparemment essentiels à la théorie marxiste: distinc¬ tion de l’instance militaire et de l’instance politique38. » Si cette unicité de l’appareil politique et militaire apparaît ré¬ volutionnaire dans l’univers marxiste-léniniste, elle fait beaucoup moins débat dans le monde islamique radical, où depuis l’époque du Prophète, la concentration des pouvoirs militaires, politiques et religieux en une seule personne, est ancrée dans la tradition.

35. Ernesto CHE GUEVARA, La guerre de guérilla, in Textes militaires, op. cit., p. 37. 36. Régis DEBRAY, « Le castrisme: la longue marche de l’Amérique latine » in Révolution dans la révolution? et autres essais, op. cit., p. 41. 37. Ibidem. 38. Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution ?, op. cit., p. 180. 99

La Guerre par ceux qui la font

Abdallah Azzam peut donc se contenter de rappeler le devoir d’obéissance au chef, dans tous les domaines : «

Le jihad

est

un acte de dévotion collectif et toute

avoir un commandant. L’obéissance au commandant

du jihad,

et

on

collectivité doit est

une nécessité au

doit donc s’habituer à obéir continuellement

commandant39. » Mais, guévaristes et jihadistes d’Al-Qaïda vont beaucoup plus loin: ils exigent le monopole de la lutte, au détriment de toutes les autres organisations et rejettent notamment les autres modes de conquête du pouvoir que sont l’action politique pure et le coup

d’État. Guévaristes comme jihadistes considèrent qu’au vu des enjeux de la lutte qu’ils mènent et du rôle central que doivent y jouer les masses, les différences doivent s’effacer pour permettre le rassem¬ blement de l’ensemble des forces. Ainsi, Ben Laden déclare-t-il: « On ne peut repousser l’envahisseur qu’avec l’ensemble des musulmans, ces derniers doivent donc ignorer ce qui les divise, provisoirement49 »

ou Ayman al-Zawahiri : Notre mouvement jihadiste doit comprendre que la moitié du chemin la victoire sera atteint par son union, son unité et le dépassement des questions mineures41. » «

vers

Abdallah Azzam, pour sa part, emploie un argument beaucoup plus fort, car religieux, celui du jihad en déclarant d’abord que ce¬ lui-ci est une obligation individuelle incombant à tous les musul¬ mans42, ensuite qu’il impose l’unité: 39. Abdallah AZZAM, « Rejoins la caravane ! », in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 179. 40. BEN LADEN, « Déclaration de jihad contre les Américains qui occupent le pays des deux lieux saints », in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 55. 41. Ayman AL-ZAWAHIRI, « Cavaliers sous l’étendard du Prophète » in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 303. 42. Thomas HEGGHAMMER, « Abdallah Azzam, l’imam du désert » in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 134. 100

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme « Dans cette sainte religion, le combat a été instauré pour dépasser les obstacles politiques, économiques et sociaux devant l’appel à la foi musulmane, et nous pouvons même dire que la fonction du jihad (le combat) est d’abattre les barrières qui empêchent cette religion de se

répandre sur toute la surface du monde43. »

Cette unification de toutes les forces doit naturellement se faire sous l’autorité de la direction du mouvement, guérilla ou Al-Qaïda, car c’est elle qui mène la lutte. La citation précédente d’Azzam sur l’obéissance due au commandant est en cela éclairante. Du côté foquiste, Régis Debray déclare, en faisant implicitement référence

à Clausewitz, que « la guerre révolutionnaire vise à la guerre totale, en combinant sous son hégémonie toutes les formes de la lutte dans tous les points du territoire44 », et de préciser dans Révolution dans

la révolution ?: que le petit moteur mette réellement en marche le grand moteur des masses, sans quoi son action restera limitée, faut-il d’abord qu’il soit reconnu par les masses comme leur seul interprète et leur seul guide, sous peine de diviser et d’affaiblir les forces du peuple ? Pour que s’opère cette reconnaissance, il faut que la guérilla assume toute les fonctions de commandement, politique et militaire45. »

« Pour

Cette volonté de monopoliser la direction de la lutte ne peut évidemment que susciter des tensions avec les autres mouve¬ ments poursuivant également l’avènement d’une société nouvelle, marxiste-léniniste ou islamique, notamment les partis traditionnels, dits « réformistes » tant dans le vocabulaire guévariste que jihadiste, qui recherchent la prise du pouvoir par des voies légales et voient d’un mauvais œil l’arrivée de cette concurrence extrémiste. Alors que d’un côté ils prêchent pour l’unité, les révolutionnaires ou jihadistes critiquent donc violemment de l’autre ces « réformistes », inscrits dans le paysage et représentant naturellement la contestation aux yeux de la

population. Ils

tentent en

particulier de les discréditer

43. Abdallah AZZAM, « Mœurs et jurisprudence du jihad » in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 185. 44. Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution?, op. cit. p. 126. 45. Ibidem p. 195. 101

La Guerre par ceux qui la font

en leur reprochant leur tiédeur, leur fonctionnement par compro¬ mis, qui selon eux sont incompatibles avec les valeurs absolues qu’ils

arborent et sont la preuve de l’inanité de leur stratégie. Dans La guérilla du Che, Régis Debray reproche au parti com¬ muniste bolivien (PCB) son attitude partisane et lui impute une bonne part de responsabilité dans l’échec de Che Guevara en Bo¬ livie46, lui reprochant notamment d’avoir été plus préoccupé par ses logiques d’appareils que par le succès de la lutte. Mais, dans Révolution dans la révolution ?, il va beaucoup plus loin, prônant des évolutions organisationnelles et idéologiques majeures pour le parti communiste conduisant infine à une logique de parti unique, porté naturellement par la guérilla. Ainsi, sur le plan organisation¬ nel, il considère nécessaire le passage d’un parti avec « pléthore de commissions, secrétariats, conférences, réunions et assemblées à tous les échelons [...] paralysante voire meurtrière » à une organisa¬ tion exécutive centralisée et verticale « que réclame la conduite des opérations militaires ». Mais surtout, il appelle au développement de « nouveaux réflexes idéologiques », c’est-à-dire qu’il préconise de quitter la logique de parti centré sur sa survie, son unité et ses alliances pour rejoindre une logique d’action révolutionnaire47 : époque: celle de l’équilibre relatif des masses. Début d’une celle de la guerre totale des classes, qui exclut les solutions de compromis et les répartitions de pouvoir48. » « Fin d’une

autre:

Autrement dit, le parti communiste ne peut plus légitimement représenter les masses et c’est donc à la guérilla qu’il revient d’assu¬ mer ce rôle, ce qui constitue une nouvelle révolution par rapport à la doctrine marxiste-léniniste classique : L’armée populaire sera le noyau du parti et non l’inverse. La guérilla l’avant-garde politique “in nuce’”et c’est de son développement seul que peut naître le véritable Parti49. » «

est

46. Régis DEBRAY, La guérilla du Che, op. cit., p. 43. 47. Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution ?, op. cit. pp.188-189. 48. Ibidem p. 124. 49. Ibidem p. 210. 102

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

Dans leur discours, les dirigeants d’Al-Qaïda se montrent en¬ core plus radicaux que les guévaristes car ils usent de l’argument religieux. Ainsi, Ben Laden, considérant que la loi ne peut venir que de Dieu, attaque-t-il avec force dans sa Seconde lettre aux mu¬ sulmans d’Irak, les parlements qui prétendent donner des lois aux hommes « car l’islam est la religion de Dieu et les parlements sont une religion païenne50 ». Par conséquent, il dénonce également les mouvements

islamiques ayant choisi la voie de la représentation :

« En entrant

dans les parlements, ceux-là se sont égarés et en ont égaré

beaucoup51. »

Mais, c’est Ayman al-Zawahiri, second mentor de Ben Laden et son successeur à la tête Al-Qaïda, qui se montrera le plus virulent envers les « réformistes ». Au début des années 1990, il consacrera un livre entier, La moisson amère, à la critique du mouvement des Frères musulmans. Dans cet ouvrage, il leur reproche, par leur par¬ ticipation au jeu démocratique, de reconnaître implicitement la lé¬ gitimité du pouvoir en place et la souveraineté du peuple, alors que selon lui le pouvoir ne doit revenir qu’à Dieu et ne peut découler que de la stricte application de la loi islamique52. Dans un ouvrage postérieur, L’Allégeance et la Rupture, al-Zawahiri promeut la cen¬ tralité dans la foi du dogme (l’allégeance) qui, selon lui, impose de soutenir les musulmans en toutes circonstances et de rompre entièrement avec les impies (la rupture) 53. Plus que jamais, nous avons besoin de faire la part entre les serviteurs de l’islam qui le défendent, ses ennemis qui l’agressent, et les hésitants qui n’œuvrent que pour leurs intérêts en affaiblissant la résistance de l’oumma et en la détournant de son vrai champ de bataille54. » «

50. BEN LADEN, « Seconde lettre aux musulmans d’Irak », Al-Qaïda dans le op. cit. p. 93. 51. Ibidem. 52. Stéphane LACROIX, op. cit., p. 235. 53. Ibidem p. 239. 54. Ayman AL-ZAWAHIRI, « L’Allégeance et la rupture. Un article de foi altéré et une réalité perdue de vue », in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 359. texte,

103

La Guerre par ceux qui la font

On ne peut que noter le parallèle entre la critique que Régis Debray fait du parti communiste et al-Zawahiri des hésitants. Les vrais musulmans, comme les vrais révolutionnaires, n’ont donc d’autre choix que de se détourner des mouvements traditionnels et de soutenir la lutte, quelle s’appelle guerre révolutionnaire ou

jihad. Comme l’écrit simplement Che Guevara: y a deux camps : l’alternative est de plus en plus claire pour chaque individu et pour chaque couche de la population55. » « Il

Mais il existe une autre voie pour conquérir le pouvoir, exacte¬ ment opposée à la voie légale, le coup d’Etat. Celle-ci est également repoussée par les guévaristes et Al-Qaïda et permet d’écarter un autre type de mouvance concurrente : les « putschistes révolution¬ naires ».

Le rejet du coup d’État, « premier refus du castrisme56 » par rapport à la tradition révolutionnaire latino-américaine découle d’une analyse de l’histoire de l’Amérique latine, notamment celle de la Bolivie, qui, pour Che Guevara et Régis Debray, a montré que cette méthode ne conduisait jamais infine a l’instauration d’un régime réellement marxiste-léniniste. Mais, ce refus découle aussi directement du respect de la doctrine foquiste et de l’importance qui y est donnée à la mobilisation des masses. Comme l’explique

Régis Debray : « Le Che n’avait pas pour objectif immédiat la prise du pouvoir mais la construction préalable d’un pouvoir populaire matérialisé par son instrument d’action, une force militaire autonome et mobile. Dans sa conception, la construction du pouvoir populaire était première par rapport à la prise du pouvoir en Bolivie, dérivée dans le temps et secondaire en importance57. »

Il s’agit donc de transformer en profondeur la population pour s’emparer du pouvoir et non l’inverse qui serait de s’emparer du 55. Ernesto CHE GUEVARA, La guerre de guérilla: une méthode, op. cit., p. 164. 56. Régis DEBRAY, Le castrisme:la longue marche de l’Amérique latine, op. cit., p. 6. 57. Régis DEBRAY, La guérilla du Che, op. cit., p. 84. 104

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

pouvoir pour ensuite transformer la société en utilisant l’appareil d’État. Autrement dit : Le foco ne tend nullement à conquérir le pouvoir à lui seul, par un coup d’audace. [...] C’est une minorité qui ne prétend pas rallier les masses après la conquête du pouvoir, mais avant, et fait de ce préalable

«

la condition sine qua non de la conquête finale58. »

Abdallah Azzam, marqué d’une manière similaire par les échecs des Frères musulmans en Égypte, rejette également le coup d’État comme mode de prise du pouvoir dans une démarche comparable à celle de Che Guevara et Régis Debray et préconise en lieu et place la constitution d’une base territoriale qui ressemble beaucoup au foco. Ainsi, Thomas Hegghammer note-t-il, après avoir précisé qu’Abdallah Azzam prônait le jihad comme moyen de changement

politique59, que : «

La pensée d’Azzam sur la stratégie du jihad représenta un changement

par rapport à l’approche révolutionnaire à laquelle il préféra une approche militaire. [...] Il ridiculisa l’idée répandue parmi les radicaux

égyptiens de cette époque qu’un petit groupe clandestin puisse établir un État islamique en réussissant un coup d’État. Ce dont le mouvement islamique avait besoin, c’était une base territoriale sur laquelle de jeunes musulmans pouvaient recevoir une “éducation au jihad” et construire

la force militaire nécessaire60. »

Différences ou évolutions ?

Il existe naturellement des différences entre la stratégie conduite par Al-Qaïda et la doctrine foquiste. Néanmoins, plus que de diffé¬ rences, il faudrait parler d’innovations ou d’évolutions car celles-ci ne remettent pas en question la pensée guévariste mais l’adaptent à l’époque et aux mœurs, notamment sur des sujets tels que le rôle des médias, l’emploi du terrorisme ou l’attitude face à la mort.

58. Régis DEBRAY, Le castrisme: la longue marche de l’Amérique latine, op. cit., p. 15. 59. Thomas HEGGHAMMER, op. cit., p. 134. 60. Ibidem p. 135.

105

La Guerre par ceux qui la font

Che Guevara avait indéniablement déjà perçu l’importance des médias : il a consacré un long paragraphe à « la propagande » dans son ouvrage La guerre de guérilLfi1 et y soulignait, outre le rôle des journaux, bulletins et proclamations, toute la puissance du discours oral: « La propagande la plus efficace, celle qui se fera sentir le plus librement sur tout le territoire national, celle qui touchera la raison et les sentiments du peuple, c’est par-dessus tout la propagande orale, par radio. L’importance de la radio est capitale. Au moment où tous les habitants d’une région ou d’un pays brûlent plus ou moins ardemment de la fièvre de combattre, la force de la parole augmente cette fièvre et l’impose à chacun des futurs combattants. Elle explique, enseigne, excite, détermine chez les amis et les ennemis leurs futurs

positions62. »

Néanmoins, dans sa conception, c’est le foco qui est le meil¬ leur vecteur de propagande car il permet un contact direct entre le guérillero et la population. La propagande la plus efficace est donc celle menée à l’intérieur de la zone contrôlée par la guérilla par les guérilleros eux-mêmes et repose avant tout sur l’action ar¬ mée (voir supra) et la mise en œuvre effective de réformes sociales majeures63 (la réforme agraire dans le cas de Cuba). En revanche, Che Guevara comprend bien que l’utilisation des médias permet de toucher la population située hors des zones contrôlées par la

guérilla64. Alors que pour les guévaristes l’usage des médias n’est qu’un outil parmi de nombreux autres, il est au cœur de la stratégie d’AlQaïda et c’est là assurément une innovation majeure apportée par Ben Laden. Comme le formule Gilles Kepel, Ben Laden est « le premier à expérimenter une stratégie télévisuelle de la subversion, toute en temps réel et en direct65 », il

61. Ernesto CHE GUEVARA, La guerre de guérilla, op. cit., p. 104. 62. Ibidem p. 105. 63. Régis Debray, La guérilla du Che, op. cit., p. 153. 64. Ernesto CHE GUEVARA, La guerre de guérilla, op. cit., p. 104. 65. Gilles KEPEL, op. cit., p. 24 106

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

invente une politique du clip et de la publicité : courte intervention facile à insérer en prime-time, mise en scène soignée dépourvue d’affectation, discours franc sans afféterie ni sophistication66. » «

De ce fait, les cibles des

attentats ne sont

pas choisies en fonc¬

tion de leur importance intrinsèque mais du symbole quelles repré¬ sentent, ce qui est une évolution très forte par rapport à la doctrine

foquiste. Par ailleurs, cette démarche procède de la logique selon laquelle la mobilisation des masses est désormais principalement effectuée directement par le biais des médias, partout où elles se trouvent dans le monde, et non plus par un contact humain dans la zone où opère la guérilla, ce qui constitue une seconde évolution importante. A contrario, la mise en scène de la violence faite par AlQaïda permet de toucher directement l’opinion publique occiden¬ tale et de provoquer l’oppresseur, dans la pure tradition foquiste. Cette différence de conception entre Al-Qaïda et les guévaristes dans l’emploi des médias découle pour une bonne part d’une rela¬ tion différente au terrorisme. Il faut d’ailleurs noter que l’attitude des foquistes vis-à-vis du terrorisme a évolué progressivement au fil du temps. Ainsi, Che Guevara et Régis Debray considèrent son usage possible dans certaines circonstances mais ils diffèrent pour les apprécier. En effet, si le premier accepte l’emploi du terrorisme dans des cas très limités (par exemple, châtier un agent gouverne¬ mental réputé pour sa cruauté67), il récuse formellement sa géné¬

ralisation : « L’attentat et le terrorisme aveugles ne doivent pas être utilisés. Il est préférable de faire un travail de masses, d’inculquer l’idéal révolutionnaire et de le faire mûrir pour qu’au moment voulu ces masses, appuyées par l’armée rebelle, puissent se mobiliser et faire pencher la balance du côté de la Révolution68. »

Régis Debray, pour sa part fait preuve d’un avis plus nuancé et, s’il refuse son usage systématique, il accepte son emploi lors de la 66. Gilles KEPEL, op. cit., p. 27. 67. Che Guevara, La guerre de guérilla, op. cit., p. 41. 68. Ibidem, p. 94.

107

La Guerre par ceux qui la font

phase finale de la lutte, celle du soulèvement des masses, au-delà donc de la phase de guerre de guérilla, en s’en référant à Lénine : « selon [lequel] le terrorisme ne peut jamais être employé comme forme d’action politique régulière et permanente, mais seulement lors de “l’assaut final” ; qu’il n’est pas contradictoire en soi avec une lutte de masse, dans un climat d’illégalité ou de répression, mais qu’il peut le devenir s’il ne tend au maximum (car il n’y jamais de terrorisme ou de lutte armée “propre et nette” [...]) à se déterminer politiquement69. »

Néanmoins, le Brésilien Carlos Marighella qui développera le

de la concept de guérilla urbaine en transplantant la notion de zone rurale à la zone urbaine, se fera l’avocat du terrorisme en lieu et place de l’action armée de la guérilla telle que vue par Che Gue¬ vara. Son œuvre principale, Le mini-manuel du guérillero urbain,

foco

de chevet de nombreux mouvements terroristes, dont notamment l’IRA, la Fraction armée rouge et les Brigades rouges. Il y écrit en particulier : sera le livre

« La lutte armée du guérillero urbain vise deux buts : - la liquidation physique des chefs et des subalternes des forces armées et de la police ; - l’expropriation d’armes ou de biens appartenant au gouvernement, aux grands capitalistes, aux latifundiaires et aux impérialistes70. »

La position des foquistes vis-à-vis du terrorisme est donc pro¬ gressivement passée de l’emploi exceptionnel à l’utilisation systé¬ matique, mais, au vu des cibles visées, lorsqu’il a été considéré, cela a toujours été uniquement dans une logique militaire, comme un substitut71 à l’action guérilla. Il se distingue en cela d’Al-Qaïda qui fait du terrorisme aveugle envers les Américains et leurs alliés sa marque de fabrique, comme revendiqué dans cette fatwa édictée en 1998 par six signataires dont Ben Laden et al-Zawahiri:

69. Régis Debray, Le castrisme: la longue marche de l’Amérique latine, op. cit., p. 33. 70. Carlos Marighella, Le mini-manueldu guérillero urbain, Paris, Seuil, 1973. 71. Gérard Chaliand, « Guérillas et terrorismes », Politique étrangère, n° 2/2011 (été), pp. 281-291. 108

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

En conséquence, et conformément à l’ordre de Dieu, nous rendons tous les musulmans le jugement suivant. Tuer les Américains et leurs alliés, qu’ils soient civils ou militaires, est un devoir qui s’impose à tout musulman qui le pourra, dans tout pays où il se trouvera, et ce jusqu’à ce que soient libérées de leur emprise la mosquée al-Aqsa comme la grande mosquée de La Mecque, et jusqu’à ce que leurs armées sortent de tout territoire musulman, les mains paralysées, les ailes brisées, incapables de menacer un seul musulman, conformément à Son ordre, qu’il soit loué72! » «

à

Cette évolution

est

majeure

et

novatrice, même au sein de la

mouvance islamique radicale73.

Enfin, troisième évolution majeure apportée par Al-Qaïda,

et

non des moindres, la promotion du martyre comme mode de com¬

bat. Il faut néanmoins tout d’abord souligner que jihadistes d’AlQaïda et guérilleros guévaristes partagent la même conviction que l’idéal pour lequel ils se battent mérite que l’on meure pour lui. Ainsi, Régis Debray écrit-il: « Vaincre c’est accepter, par principe, que la vie n’est pas le bien suprême du révolutionnaire74. »

Les théoriciens des deux mouvements s’accordent pour consi¬ dérer que ceux qui font preuve d’un tel engagement constituent le fer de lance de leur organisation et permettront d’emporter la décision. Ainsi, à cette affirmation de Che Guevara : Nous avons prouvé qu’un petit groupe d’hommes résolus, soutenus par le peuple et n’ayant pas peur de mourir, peut arriver à s’imposer face à une armée régulière et à la vaincre. C’est la leçon fondamentale75 » «

fait écho cette glorification de Ben Laden :

72. BEN LADEN, « Déclaration du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés », in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 67. 73. Ibidem, p. 66. 74. Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution ?, op. cit., p. 152. 75. Ernesto CHE GUEVARA, Le rôle social de l’armée rebelle, in Textes militaires, op. cit., p. 147.

109

La Guerre par ceux qui la font « À ceux qui ont quitté leur patrie pour mener le jihad et mourir en défendant leur religion, [...], je passe le salut et dis: Vous êtes les soldats de Dieu, les fers de lance de l’islam, et aujourd’hui la première ligne de défense de la communauté musulmane mondiale76. »

Néanmoins, Che Guevara précise bien qu’il ne s’agit pas d’un objectif en tant que tel et que l’important est ailleurs : « Le guérillero [...] doit protéger sa vie. Il est prêt à la donner [...], non pour défendre un idéal, mais pour le transformer en réalité77. »

Ceci constitue une différence majeure avec les jihadistes qui, sous l’influence d’Abdallah Azzam qui y a dédié une place majeure dans son œuvre, se sont mis à promouvoir le « goût du martyre », et son corollaire pratique: les opérations suicides78. Ces dernières

révèlent d’une redoutable efficacité au point quelles sont caractérisées par certains comme « la bombe atomique du pauvre », ou, avec sans doute plus de pertinence, comme « l’arme de précision du pauvre79 ». se

Leçons pour l’avenir Il est donc apparu qu’Al-Qaïda, bien que présentant des par¬ ticularités, suivait globalement une stratégie foquiste. Quelles conclusions peut-on en tirer dans la lutte contre cette organisation ? Premièrement, alors qu’au regard des nombreux échecs essuyés par les guévaristes, Gérard Chaliand n’hésite pas à écrire que « la théorie du foco [...] a été le tombeau de la plupart des mouvements

latino-américains80 », on peut légitimement se poser la question de 76. BEN LADEN, « Seconde lettre aux musulmans d’Irak », in Al-Qaïda dans le texte, op. cit., p. 97. 77. CHE GUEVARA, La guerre de guérilla, op. cit., p. 34. 78. Thomas HEGGHAMMER, op. cit., p. 154. 79. Marc HECKER, « De Marighella à Ben Laden », Politique étrangère, n° 2/2006 (été), p. 385-396. 80. Gérard CHALIAND, Stratégies de la guérilla: Guerres révolutionnaires et contre-insurrections, Anthologie historique de la Longue Marche à nos jours, 110

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

savoir si Al-Qaïda cherche réellement à vaincre, à s’emparer d’un pouvoir ou, au contraire, se complaît dans un rôle de mouvement contestataire qui se nourrit du combat qu’il mène. C’est une thèse avancée par Gilles Kepel qui, par référence à l’histoire romaine, parle de fonction tribunitienne. En effet, il juge que les trois condi¬ tions de la fonction tribunitienne sont réunies: expression d’une

protestation, agitation d’un modèle alternatif et dévoiement de la lutte en conduite d’évitement et d’attente81. Le regard porté par Régis Debray sur Che Guevara en Bolivie corrobore cette analyse: « À ce stade, les responsabilités d’État ne l’intéressaient nullement, car elles auraient empêché la maturation du plan fondamental et dévié dans une impasse trompeusement séduisante la Longue Marche qui seule pouvait conduire au véritable objectif: la lente mise au monde d’une avant-garde politico-militaire latino-américaine, ou plus exactement l’établissement d’une pépinière d’avant-gardes nationales destinées, par

détachements successifs, à irradier vers les pays voisins du Continent82. »

Si cette thèse est juste, deux réponses pourraient y être apportées. Sur le plan sécuritaire, il faudrait réussir à contenir la protestation à un niveau suffisamment faible afin que la menace quelle représente soit jugée comme tolérable. Sur le plan politique, il conviendrait

de discréditer l’alternative proposée en en montrant l’inanité ou le caractère insupportable ; Gérard Chaliand rappelle que la radicali¬ sation du régime cubain, qui se proclama marxiste-léniniste dixhuit mois après sa prise de pouvoir, mécontenta de larges couches de la population, avant de conclure: « La surprise et l’accidentel ne

joueront qu’une fois83. »

Deuxièmement, et ce point n’est pas exclusif du premier, pour toute guérilla, le soutien de la population est un élément crucial, qui seul permet à celle-ci de survivre, voire de se développer et, éven¬ tuellement, de vaincre. Le foquisme ne fait pas exception à la règle.

France, Mazarine, 1979, p. 46. 81. Gilles KEPEL, op. cit., p. 31. 82. Régis DEBRAY, La guérilla du Che, op. cit., p. 86. 83. Gérard CHALIAND, ibidem, p. 45. 111

La Guerre par ceux qui la font

Dans les leçons qu’il tire de l’échec bolivien, Régis Debray identifie comme faiblesse particulière de la guérilla son incapacité à construire des liens avec son environnement immédiat et à maintenir ses liens avec 1’« arrière-garde » urbaine84: isolée, la guérilla avait son sort scellé. Gérard Chaliand, pour sa part, considère que « le plus impor¬ tant pour une guérilla, c’est son infrastructure politique clandestine au sein de la population relayée par des cadres moyens85 ». Ces deux points de vue

sont cohérents et mettent en exergue, l’importance des communications, le rôle majeur des cadres intermédiaires. Le foco, comme la base d’Abdallah Azzam, a voca¬ outre

tion à former ces cadres intermédiaires qui formeront la colonne vertébrale de l’organisation. Du point de vue militaire, s’attaquer aux cadres intermédiaires permettrait donc à la fois d’isoler la direc¬

tion du mouvement

et

de réduire les capacités d’action de l’orga¬

nisation.

Cela ne pourra naturellement pas empêcher un dirigeant jihadiste de s’adresser directement aux masses, par exemple par vidéo enregistrée ou par internet, mais l’absence de cadres intermédiaires au niveau local ne permettra pas de transposer cet appel en action organisée d’ampleur. Dernièrement, la stratégie foquiste

d’Al-Qaïda

reposant sur

l’enchaînement attentat - répression - soulèvement, s’y attaquer signifie chercher à rompre ce mécanisme. Ceci pourrait se faire, d’une manière assez classique, par la combinaison des méthodes de contre-terrorisme et de contre-insurrection. En effet, traiter « chirurgicalement » l’avant-garde combattante (ce qui nécessite un renseignement de très grande qualité) et éviter la sur-réaction serait, d’un côté, le rôle du contre-terrorisme, saper le soutien à la guérilla et empêcher le développement des conditions favorables à un soulèvement, celui de la contre-insurrection. Néanmoins, seule une politique sociale, économique et éducative volontariste et de 84. Régis DEBRAY, ibidem, p. 16-17. 85. Gérard CHALIAND, ibidem, p. 28.

112

De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme

long terme des gouvernements locaux pourrait les germes de la révolte.

tenter

d’éradiquer

Bibliographie CHALIAND Gérard, Stratégies de la guérilla: Guerres révolutionnaires et contre-insurrections, Anthologie historique de la Longue Marche

à nos jours, France, éd. Mazarine, 1979.

CHALIAND Gérard, « Guérillas et terrorismes », Politique étrangère, n° 2/2011 (été), p. 281-291.

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Jean-Pierre MILELLI

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La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali Général Werner Albl

Le monde du début du xxie siècle est en mutation. Il est deve¬ nu apolaire, polycentrique et fragmenté1. Aux niveaux régional et

mondial, les transformations politiques, sociétales et économiques connaissent une accélération inédite. À l’échelle mondiale, des puissances émergentes s’affirment dans les domaines économique et militaire2. D’anciennes puissances font la démonstration de leur pouvoir politique et militaire3. La suprématie de l’Occident qui prévalait à l’issue du conflit Est-Ouest est remise en question par des groupements terroristes autant que par des États. Ceci pro¬ voque une évolution de la nature, de l’ampleur, du déroulement et de l’intensité des guerres. Bien quelles aient souvent lieu très loin de nos sociétés développées, elles ont des répercussions directes ou indirectes sur notre sécurité et représentent un défi croissant pour les États occidentaux et leurs forces armées4. Dans ce cadre, une meilleure compréhension de l’environne¬ ment stratégique est essentielle. Cet environnement n’est pas seu¬ lement caractérisé par la mondialisation dans ses aspects social, culturel, religieux et économique, mais également par les faiblesses 1. Stéphane MADAULE, Les voies d’un nouvel humanisme pour la globalisation, 2014, http://developpement-durable.blogs.la-croix.com/les-voies-dun-nouvelhumanisme-pour-la-globalisation/2014/06/16/, site consulté en novembre 2014. 2. Chine, Inde. 3. Telle la Russie avec l’annexion de la Crimée au printemps 2014. 4. Herfried MüNKLER, Der Wandel des Krieges - Von der Symmetrie zur Asymmetrie, lirc édition, Velbrück Wissenschaft, Weilerswist, 2006, p. 3.

115

La Guerre par ceux qui la font

les faillites des structures étatiques, les menaces asymétriques et l’émergence de la violence terroriste. Il est aussi marqué par une multiplication des situations de conflit et par la diversification des et

types

de guerre.

Avec son ouvrage De la Guerre rédigé au début du XIXe siècle les enseignements des premières guerres de la Révolution fran¬ çaise5, Carl von Clausewitz nous a légué des bases théoriques fon¬ damentales pour la conduite de la guerre. La question de savoir s’il est possible d’en déduire des idées sur la nature intemporelle et universelle de la guerre et des orientations pratiques pour la conduire fait l’objet d’un débat scientifique intense. Dans cette théorie, le théorème de la « merveilleuse trinité » a été largement commenté6 et ce débat mérite d’être illustré à partir d’un exemple et

récent.

Les nouvelles guerres, le caméléon de Clausewitz Avec la modification de l’environnement politique et social, les manifestations des nouvelles guerres sont de plus en plus variées. Le système stable et prévisible des conflits armés, encore prédominant durant la guerre froide, a fait place à une diversité évolutive, diffici¬ lement prévisible, des scénarios possibles de conflits, qui vont de la guerre interétatique, encore d’actualité, jusqu’aux nouvelles formes de crises violentes avec l’intervention d’acteurs non étatiques agissant de manière asymétrique au niveau transnational7. Pour 5. Raymond ARON, Carl von Clausewitz « Vom Kriege », traduction du français par Ina Brümann, Die Zeit n° 49, 3/12/1982, http://www.zeit.de/1982/49/ vom-Kriege/komplettansicht. Site consulté en janvier 2015. 6. Christopher BASSFORD, Tip-Toe through the Trinity - The Strange Persistence of Trinitarian Warfare, Working Paper 2006-2012, avril 2014, p. 3. http://www. clausewitz.com/mobile/trinity8.html, site consulté en décembre 2014. Lors de son approche de l’interprétation clausewitzienne, l’auteur parle d’« inspirationistschool ». 7. Cet article n’a pas pour objet d’aborder l’élaboration d’une terminologie pour les conflits du xxi1' siècle. La discussion sur la fin des guerres majeures ou interétatiques et le problème de délimitation des types de guerre (grande guerre, guerre limitée, etc.) ne sont pas traités dans cet article. Outre le terme 116

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

Clausewitz, la guerre « n’est jamais une réalité indépendante mais,

dans tous les cas envisageables, un instrument politique8 ». Elle ne l’est toutefois pas toujours de la même façon. Selon lui, la guerre adopte en permanence de nouvelles formes. En choisissant le sym¬ bole du caméléon, Carl von Clausewitz souligne la variabilité de la guerre en fonction de son contenu et de son contexte historique: « Véritable caméléon, la guerre change de nature avec chaque cas particulier et, si l’on prend en compte tous les modes d’être qui sont les siens, si l’on considère ses caractéristiques fondamentales, elle est faite d’une merveilleuse trinité9. »

Cette caractérisation a gagné en importance. Elle se reflète net¬ tement dans le changement de l’image et du caractère de la guerre. Les guerres suivent une nouvelle logique. Elles ont une nature à

la fois plus complexe, plus dynamique et plus évolutive et la sur¬ prise y joue un grand rôle. La notion de « guerre », vue comme centrale pour comprendre les relations internationales, est peutêtre devenue un des concepts les plus difficiles à définir face aux évolutions des deux dernières décennies. Le général d’armée Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées françaises, résume la situa¬ tion et l’enjeu d’une manière pertinente : « C’est une guerre 2.0 qui se dessine avec l’émergence de bandes armées capables d’agir comme des États10. »

Ce constat suggère qu’aujourd’hui, le caractère interétatique d’une guerre n’est pas un pré-requis pour qu’il soit nécessaire de « nouvelles guerres » utilisé ici, d’autres désignations apparaissent dans les ouvrages spécialisés, entre autres guerres non conventionnelles, guerres priva¬ tisées, guerres asymétriques, etc. Le terme nouvelles guerres reste toutefois neutre et tient compte de la durabilité encore incertaine de ce nouveau type de guerre ainsi que des multiples évolutions possibles de ce phénomène à l’avenir. 8. Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, nouvelle traduction de l’allemand par Laurent Murawiec, collection Tempus, éd. Perrin, lirc édition, 2006, p. 56. 9. Ibidem, p. 58. 10. Général Pierre de VILLIERS, « L’islamisme guerrier est-il là pour durer? » Paris, Les Echos, 8/12/2014.

117

La Guerre par ceux qui la font

de mettre militaires.

en œuvre

le

spectre

complet des moyens politiques

et

Les nouvelles guerres présentent quelques caractères significa¬ tifs. Nombre de ces guerres se déroulent dans des espaces géogra¬ phiques où la souveraineté étatique ainsi que les possibilités de ré¬ glementation et d’intervention sont restreintes. Des États fragilisés ne peuvent y assumer leurs fonctions et leurs responsabilités que de façon insuffisante: les institutions qui garantissent l’État de droit ne sont pas maintenues, le monopole étatique de la violence légi¬ time n’est pas préservé, les services publics ne sont pas fournis. Dès lors, la population perd confiance dans ses dirigeants et ceci consti¬ tue une brèche dans laquelle s’engouffrent les acteurs non étatiques. Par ailleurs, le plus souvent, les frontières nationales ne jouent plus qu’un rôle secondaire, les nouvelles guerres étant menées à l’échelle transnationale11. Une approche strictement régionale n’est pas non plus adaptée, l’aptitude des acteurs à agir au niveau mondial étant trop prononcée. En outre, au-delà de la dilatation de l’espace géo¬ graphique, on observe un élargissement des champs de bataille aux domaines des perceptions et de l’influence. La deuxième caractéristique majeure de ces nouveaux conflits

la multiplication des acteurs. La différenciation entre les acteurs étatiques et non étatiques, publics et privés, externes et in¬ ternes devient floue, tout comme la délimitation entre la guerre et la paix12. Ceci complique d’autant la définition de l’objectif d’une intervention militaire pour les États occidentaux ; s’agit-il d’arrêter la violence, de neutraliser les combattants, de changer le régime ou les dirigeants ? Le problème de la dénationalisation de certains acteurs, qui ne sont plus des États souverains au sens du droit a trait à

international,

aussi accru par leur structure en réseaux trans¬ nationaux sous la forme de groupes armés terroristes (GAT), par l’impulsivité fréquente de leur démarche et de leurs objectifs ainsi est

11. Office de planification de la Bundeswehr, Nichtstaatliche Konflikte in Räumen begrenzter Staatlichkeit, Future Study, Berlin, 2012, p. 4. 12. Mary KALDOR, In Defence of New Wars, Stability, 2(1) 4, 2013, pp. 1-16, http://dx.doi.org/10.5334/sta.at p. 2. Site consulté en décembre 2014.

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La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

que par l’asymétrie de leurs capacités et de leur logique13. Ils pour¬ suivent des combinaisons d’objectifs multiples, qui varient d’un cas à l’autre et ne répondent pas à une logique bien identifiée. Leurs re¬

vendications religieuses, politiques, idéologiques, territoriales sont difficilement dissociables. Cela vaut également pour leurs motifs, qui sont peu faciles à cerner. Il est devenu presque impossible de rattacher ces acteurs issus de groupements politiques, ethniques ou religieux à un espace de droit14. Ceci est d’autant plus vrai que les nouvelles guerres se déroulent en dehors de toute procédure de régulation, comme l’illustrent les exemples actuels du Sahel et du Moyen-Orient. Ainsi, les nouvelles guerres ne sont plus de grands affrontements de masses, mais sont conduites par des GAT qui recourent à la violence organisée, une violence qui prend fréquem¬ ment pour cible la population civile, même au-delà des théâtres de guerre, avec un non-respect assumé des droits de l’homme15. Ces évolutions posent un problème de sécurité majeur aux États occidentaux et à leurs forces armées16. Bien que de nombreux élé¬ ments des guerres non étatiques transnationales soient connus de¬ puis longtemps - entre autres les États fragiles, le développement de situations de combat asymétriques, l’intégration d’actes de violence criminels ou l’usage de la violence contre les non-combattants, c’est la combinaison d’un grand nombre de ces éléments ainsi que leur dosage17 qui représente un phénomène nouveau tout comme l’aug¬ mentation de leur étendue dans le temps. Les forces armées occi¬ dentales qui doivent régulièrement, dans les opérations menées au nom de la communauté internationale, assumer des tâches relevant normalement de l’exécutif défaillant des États fragiles, sont régu¬ lièrement confrontées à des situations particulièrement délicates.

13. Herfried MüNKLER, Der Wandel des Krieges, Velbrück Wissenschaft, 2006, 380 p., p. 3. 14. Office de planification de la Bundeswehr, Nichtstaadiche Konflikte in Räumen begrenzter Staatlichkeit, p. 4. 15. Mary KALDOR, In Defence ofNew Wars, p. 6. 16. Herfried MüNKLER, Die neuen Kriege, p. 6. 17. Herfried MüNKLER, Der Wandeldes Krieges, p. 6. 119

La Guerre par ceux qui la font

Cette situation est en outre vouée à s’aggraver. L’importance et les capacités d’action des GAT devraient s’accroître, grâce à une plus grande capacité d’adaptation. La rapidité des changements au sein des sociétés, le développement technologique, la mutation des réseaux de transport et de communication et l’augmentation des possibilités d’interaction qui en résulte constituent également des facteurs favorables à leur développement18. La conclusion clausewitzienne selon laquelle les guerres sont toutes différentes et en évolution permanente reste ainsi valable à long terme et sans res¬ triction19. Pour faire face à ces menaces, il sera donc essentiel de comprendre et de décrire de façon appropriée les facteurs interve¬ nant dans les nouvelles guerres. Ceci suggère tout l’intérêt d’une appréhension renouvelée de la « merveilleuse trinité20 ».

La trinité est morte, vive la trinité ! Le chapitre 1 du livre I de De la Guerre-, unique chapitre ache¬ vé21, joue un rôle déterminant pour qui veut comprendre l’œuvre de Carl von Clausewitz. Les passages se trouvant à la fin de ce

chapitre revêtent une importance particulière22. En utilisant la métaphore du caméléon, Clausewitz décrit d’abord le changement extérieur de l’image de la guerre. Les éléments de la « merveilleuse trinité » qu’il développe ensuite illustrent la nature et l’essence de la

18. Office de planification de la Bundeswehr, Nichtstaatliche Konflikte in Räumen begrenzter Staatlichkeit, p. 16. 19. Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, op. cit. Il décrit ce fait dans plusieurs parties du livre Ier, entre autres dans le n° 21 « La guerre est un jeu, de par sa nature subjective comme de par sa nature objective » et le n° 25 « Diversité de nature des guerres ». 20. Sciences Po, Pourquoi la conception clausewitzienne de la guerre a-t-elle été contestée par certains auteurs à partir des années 90.

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21. L’ouvrage est inachevé du fait du décès prématuré de son auteur. 22. Herfried MüNKLER, « Clausewitz über den Charakter des Krieges», dans: Themenportal Europäische Geschichte, 2005,http://www.europa.clio-online. site de/site/lang de/ItemID 137/mid 12208/40208772/Default.aspx, consulté en décembre 2014. 120

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

guerre23. L’introduction du terme théologique de trinité24 souligne l’importance de cette théorie fondamentale que Clausewitz décrit tout d’abord de manière globale et rapproche ensuite, au regard de l’histoire, du peuple, de l’armée et du gouvernement : y trouve la violence originelle de son élément faite de haine et d’hostilité, qui opèrent comme un instinct naturel aveugle, le jeu des probabilités et du hasard, qui en font un libre jeu de l’esprit et sa nature subordonnée d’instrument politique par laquelle elle appartient à l’entendement pur. De ces trois caractères, le premier est plutôt celui du peuple, le second celui du général et de son armée, le troisième celui de l’État. Les passions qui se déchaînent dans la guerre doivent exister au préalable au sein des peuples, le degré que le courage et les talents atteindront dans le jeu des probabilités du hasard dépend des qualités du général et de l’armée, les objectifs politiques n’appartiennent qu’à l’État25. » « On

Il montre qu’en dépit de la multiplicité des formes que peut prendre la guerre, sa nature est déterminée par trois tendances plus ou moins prononcées mais toujours présentes. La meilleure façon d’illustrer cette idée est de se représenter un pendule aimanté qui trouve sa position en fonction de la force d’attraction des différents pôles26. Clausewitz considère que les trois tendances se trouvent en interaction permanente, mais qu’aucune des trois ne dispose d’une prééminence. Nulle guerre n’est déterminée uniquement par une seule tendance et aucune tendance ne peut être négligée lorsque l’on tente de comprendre une guerre27. La mesure dans laquelle une des trois tendances de la « merveilleuse trinité » détermine le dérou¬ lement de la guerre - ou en d’autres termes la mesure dans laquelle, au sein de cette relation triangulaire, le pendule se dirige vers un des pôles - dépend de l’interaction de celui-ci avec les autres. 23. Christopher BASSFORD, Tip-Toe through the trinity, p. 6 sq. 24. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, op.cit., p. 58. Dans son œuvre, il n’utilise à aucun autre moment des termes théologiques. 25. Ibidem, p. 58. 26. Alan D. BEYERCHEN, Clausewitz: Non Linéarité et Imprévisibilité de la Guerre,

http://www.clausewitz.com/readings/Beyerchen/BeyerchenFR.htm,

site consulté en décembre 2014. 27. Christopher BASSFORD, Tip-Toe through the trinity, p. 6 sq.

121

La Guerre par ceux qui la font

Dans une partie de la littérature spécialisée, plusieurs critiques la validité générale de De la guerre pour les nouvelles guerres et de façon plus particulière la signification de la « merveilleuse trinité28 ». Cette approche serait devenue obso¬ lète avec les évolutions historiques ; la référence à la Nation et au terme d’« État » et la limitation à la guerre interétatique seraient

remettent en cause

périmées au regard de la multitude des acteurs et de leur diversité. Ainsi, Mary Caldor ne perçoit plus la lutte des volontés dans les nouvelles guerres. Selon elle, la notion de guerre absolue ne semble plus pertinente dans une logique d’après-guerre froide; les objec¬ tifs ne sont plus de détruire l’armée de l’ennemi car les nouvelles guerres ont besoin de ces ennemis et la guerre se prolonge pour des raisons politiques et économiques29. Quelle qu’ait pu être l’utilité de l’analyse de la guerre produite par Clausewitz, certains critiques se demandent par ailleurs si De la guerre peut être isolé du contexte historique et socio-économique spécifique de l’Europe de son époque et si ses théories peuvent être adaptées aux phénomènes de guerre actuels30. À partir du moment où l’État n’est plus considéré comme un acteur pertinent, Martin van Creveld31 et John Keegan32 sont par exemple d’avis que l’ensemble du schéma trinitaire perd de sa validité. Selon la logique de la trinité de Clausewitz, le gouver¬ nement donne non seulement une impulsion aux militaires, mais

28. Les spécialistes les plus critiques à l’égard de Carl von Clausewitz sont actuellement entre autres Martin van Creveld, John Keegan, Alvin et Heidi Toffler ainsi que Mary Kaldor. 29. Mary KALDOR, 2013, In Defenceofnew wars, pp. 1-16. Cependant, dans son évaluation, Mary Kaldor ne remet pas en question la validité de la merveilleuse trinité, p. 11. 30. Sebastian L.v. GORKA, The Age ofIrregular Warfare -So What, Joint Forces Quarterly, issue 58, 3rd quarter 2010, p. 34. 31. Martin VAN CREVELD, Die Zukunft des Krieges, lin: édition, Gerling Akademie Verlag, Munich, 1998, p. 14 : À ses yeux, il est important de redéfinir la « nature de la guerre » qui est mal comprise et de développer une « théorie de la guerre » mieux adaptée au monde d’aujourd’hui. 32. John KEAGAN, Die Kultur des Krieges, lirc édition, Rowolth, Hambourg, 1997, Chap. 1.

122

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

stimule aussi le nationalisme du peuple33, mais cette conception perdrait de son sens à une époque où les conceptions absolutistes de l’État-nation n’existent plus34. Si on résume les points principaux de la critique de De la guerre et de la « merveilleuse trinité », il apparaît qu’ils se concentrent sur l’instrumentalisation de la guerre, laissant de côté le travail de Cari von Clausewitz sur la variabilité de celle-ci. Pour les critiques, l’idée de Carl von Clausewitz se limite à la caractérisation de la guerre comme élément politique au sens de la continuation de la politique par d’autres moyens35. Clausewitz ne pouvait certainement pas imaginer la multitude d’acteurs que représentent les organisations internationales ou les groupements non étatiques armés agissant à l’échelle transnationale, les conflits ethniques ou encore les révoltes que nous connaissons aujourd’hui36. Ses thèses concernant la diversité des types de guerre37 ainsi que la comparaison de la guerre à un caméléon mettent pourtant en évidence cette variabilité, qu’il explique notamment grâce à sa « merveilleuse trinité ». C’est ce que suggèrent les évolutions his¬ toriques récentes, à condition de dépasser une interprétation trop étroite de la merveilleuse trinité. Dans cette perspective, le trip¬ tyque décrit par Clausewitz comme « instinct naturel aveugle, libre jeu de l’esprit et l’entendement pur38 » doit être mis au premier plan

afin de relever et de comprendre de façon appropriée les motifs, les causes et les facteurs à l’œuvre dans les nouvelles guerres ainsi que leurs évolutions. Si l’on traduit les tendances en des termes mo¬ dernes, on peut parler de la passion humaine et des émotions, de la 33. SciencesPo, Pourquoi la conception Clausewitzienne de la guerre a-t-elle été contestée par certains auteurs à partir des années 90.

34. Ibidem. 35. Herfried MüNKLER,

« Clausewitz über den Charakter des Krieges », in Themenportal Europäische Geschichte, 2005, p. 2. 36. William J. OLSON, The Continuing Irrelevance of Clausewitz, Small Wars Journal-, July 2006, p. 8. 37. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 56 : « Diversité de nature des

guerres. »

38. Carl von CLAUSEWITZ, op. cit., p. 58. 123

La Guerre par ceux qui la font et du calcul ainsi que de la logique et de la volonté politique39. Dans le cas où une guerre est menée unique¬ ment par des acteurs non étatiques ou dans les circonstances où un État ne constitue qu’un seul protagoniste du conflit parmi de nombreux autres, il convient de remplir et de décrire l’espace qui existe entre la conception étroite de la « merveilleuse trinité » de Clausewitz et son interprétation élargie. Dans un premier temps, on peut pour cela avoir recours aux catégories empiriques telles que des communautés sociales, sociétales, religieuses ou autres. En outre, les tendances et les motifs devraient également être pris en compte dans le cadre de la définition d’une trinité moderne40.

créativité stratégique

À l’époque de Carl von Clausewitz, le peuple était indissociable de l’État qui menait la guerre. Il perdait ou gagnait la guerre avec lui. Dans les guerres actuelles, ceci n’est plus tout à fait le cas. Lorsque des États occidentaux sont impliqués dans la résolution d’un conflit, ils le sont le plus souvent par le biais de la communauté internationale ou de coalitions ad hoc. Ce n’est donc plus le peuple d’un seul État qui est déterminant. Lorsqu’il s’agit d’acteurs ou de réseaux non étatiques agissant à l’échelle transnationale, le terme « peuple » perd même de sa pertinence. Il faudrait plutôt parler de « partisans » ou de « mouvements » qui suivent généralement des motifs politiques, idéologiques ou religieux differents. Du fait

de la mondialisation et des progrès technologiques, les activistes sympathisants de ces groupes ne sont plus liés à un territoire national. Ils peuvent être représentés et agir dans le monde entier41. Pourtant, ils représentent les pulsions, les envies, les opinions, les et

39. Sebastian L. v. GORKA, The Age ofIrregular Warfare - So What, p. 36. La question consistant à savoir s’il est nécessaire d’ajouter à la trinité de Carl von Clausewitz une deuxième « Trinity of War Expanded » ou si la vaste version initiale de l’approche de De la guerre est suffisante, fait l’objet d’un dévelop¬ pement dans les pages suivantes. 40. Andreas HERBERG-ROTHE, Staatenkrieg und nicht-staatliche Kriege in Clausewitz Vom Kriege, dans: Jäger, Thomas/Kiimmel, Gerhard/Lerch/Marika,

Sicherheit und Freiheit. Außenpolitische, innenpolitische und ideengeschichtliche Perspektiven, Baden-Baden, 2004, p. 5. 41. Sebastian L. v. GORKA, The Age ofIrregular Warfare, p. 36. 124

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

aspirations, les forces et les faiblesses d’une volonté populaire. Dans ce contexte, l’émotion qui prédispose à l’exercice de la violence, consubstantielle à la conduite de la guerre, est le produit de l’esprit humain. Par ailleurs, dans un monde interconnecté, à l’époque des réseaux sociaux et dans le cadre d’une médiatisation accrue par le règne de l’immédiateté, le terme « peuple » s’élargit à l’opi¬ nion publique régionale ou même globale, disparate par nature. Les notions de victoire et défaite passent du champ physique au champ psychologique. La mobilisation des différents groupes ciblés par un récit politique devient un des facteurs clés du succès et un nouvel objectif de la conduite de la guerre42. Les explications des nouvelles guerres doivent être recevables par l’opinion publique, mais aussi par les partenaires, la population locale et même par l’adversaire. Pour y parvenir, il est nécessaire que les trois éléments logos, ethos et pathos — pour reprendre les termes d’Aristote - soient simultanément pris en compte. On se bat pour accaparer le sou¬ tien, l’adhésion et la volonté des peuples et de l’opinion publique43.

Même sans utiliser le

terme «

peuple », on reconnaît aisément ici

les émotions, la passion et l’instinct que Clausewitz cite constitutif d’une des trois tendances de sa trinité.

comme

S’agissant du deuxième pôle de la trinité, si un chef militaire occidental subordonne toujours naturellement les objectifs mili¬ taires aux objectifs politiques, ce n’est pas nécessairement le cas de l’ennemi qui se trouve face à lui. La domination des armées occidentales est remise en cause parce que les « généraux » des adversaires ne se sentent pas liés à une nation ou subordonnés à l’objectif politique d’un gouvernement, ce qui est un facteur na¬ turel de limitation de la guerre. Ils sont plutôt animés par une idéologie et motivés par des valeurs allant jusqu’au fanatisme. Ils sont prêts à risquer leur vie ainsi que celle de leurs combattants

42. Mary KALDOR, In Defence ofNew Wars, p. 11. 43. Emile SIMPSON, War from the Ground Up - Twenty-First-Century Combat as Politics, Oxford University Press, New York, l“c édition, 2012, chapitre 8, p. 179 sq. 125

La Guerre par ceux qui la font

pour défendre une conviction par trop radicale44. Les formations militaires des GAT ont souvent peu à voir, dans leur recrutement, leurs structures et leur fonctionnement, avec les organisations pro¬ fessionnelles des États occidentaux. Pourtant, même s’ils n’ont pas bénéficié d’une formation militaire, leurs chefs militaires savent organiser et employer leurs moyens de manière à constituer une menace croissante. Ils sont

capables de développer et d’utiliser des

stratégies tant indirectes qu’asymétriques et tentent de compenser leur infériorité sur le plan technologique par des actions à carac¬ tère terroriste45. L’éventail des combattants sur lesquels peuvent compter les chefs militaires des GAT va du « guerrier intérimaire », recruté localement, aux groupes militaires interconnectés au ni¬ veau transnational, en passant par les « jihadistes ou combattants étrangers » enrôlés et employés dans nos pays européens. Pour les actions terroristes, les distinctions liées à la nationalité ou aux frontières ne représentent pas un frein, mais permettent d’échap¬ per aux dispositifs des États. Souvent, les GAT sont financés grâce à leurs liens avec les activités criminelles. Il n’est d’ailleurs pas tou¬ jours aisé de déterminer si la violence politique est utilisée en vue d’atteindre des objectifs relevant de l’économie criminelle ou si ces activités économiques servent au financement des activités poli¬ tiques46. Contre un tel adversaire, on observe une moindre effica¬ cité de l’outil militaire, et la guerre ne permet pas toujours de réa¬ liser l’objectif attendu47. Ainsi, la créativité stratégique et le calcul décrits par Clausewitz, le libre jeu de l’esprit ainsi que le courage et les talents qui y sont associés, sont les caractéristiques que l’on doit reconnaître à un tel adversaire.

44. Un exemple actuel particulièrement frappant est celui de VÉtat islamique qui opère en Syrie et en Irak à l’aide de troupes militaires équipées et formées à la conduite conventionnelle d’opérations et qui est de surcroît capable, par le biais d’un réseau de combattants occidentaux, de mener à tout moment des actions asymétriques au niveau global. 45- Sebastian L. v. GORKA, The Age ofIrregular warfare, p. 35. 46. Mary KALDOR, In Defence ofNew Wars, p. 3. 47. Olivier KEMPF, « La guerre est morte, vive la guerre », Revue de la défense nationale, Mars 2013, n°758. 126

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

Ayant acquis leur autonomie par rapport à la compréhension occidentale de l’État et du gouvernement, les nouvelles guerres sont menées par au moins un, et le plus souvent par plusieurs groupe¬ ments non institutionnels opérant à l’échelle transnationale. Tous ces mouvements, les groupes, les partis, les clans qui font la guerre entre eux ou contre des États, poursuivent bel et bien des objec¬ tifs politiques, aussi basiques soient-ils. Les GAT sont notamment animés par la volonté d’imposer par la violence leurs propres idées, convictions religieuses, idéologiques ou politiques, à l’adversaire. Ces volontés politiques sont souvent incarnées par une multitude de dirigeants et d’idéologues charismatiques qui choisissent leurs champs de bataille là où ils entrevoient la possibilité de faire pas¬ ser leurs idées ainsi que leurs motivations et là où ils parviennent à attirer de nouveaux adeptes48. Même si les objectifs et les dé¬ marches de ces groupes sont souvent définis de façon spontanée et ne sont que difficilement compréhensibles ou prévisibles, l’idée politique générale de ces groupes est de faire la guerre à l’Occident en même temps qu’à leur propre gouvernement et aux parties de la population qui ne soutiennent pas leurs idées. Ils ont sans doute un ancrage régional, mais vivent sur un réseau humain et géogra¬ phique presque mondial49. Le chef d’état-major français place leurs fondements dans des terreaux d’abord sociaux et économiques50. Ils sont déterminés à se servir de la violence pour parvenir à leurs buts et ils sèment la mort et la destruction chez leur ennemi en vue de le forcer à agir comme ils le souhaitent. C’est bien là le troisième pôle de la trinité de Clausewitz, le raisonnement et la volonté politique, « l’entendement pur », qui apparaît une fois qu’il est débarrassé de nos préjugés culturels et politiques. Les structures et procédures des nouvelles guerres sont complexes pour les analystes mais aussi pour les belligérants eux-mêmes. Les

classements distincts s’estompent, les rôles

et

les fonctions

sont

48. Sebastian L. v. GORKA, The Age ofIrregular warfare, p. 35. 49. Jean-Claude MALLET, Réflexion sur l’évolution stratégique mondiale, revue Esprit, Paris, août-septembre 2014, p. 29. 50. Général d’armée Pierre de VILLIERS, « L’islamisme guerrier est-il là pour durer ? », op.cit.

127

La Guerre par ceux qui la font

interchangeables. Ainsi, une nette délimitation entre les chefs politiques et militaires des GAT n’est pas toujours possible et reste le plus souvent partielle. Lors d’un conflit, il n’est pas rare que des forces auparavant rivales se trouvent du même côté. Les hauts dirigeants font l’objet d’un turn-over rapide. L’organisation hiérarchique perméable des GAT permet aux partisans de devenir rapidement des chefs militaires ou politiques. Le manque de clarté et l’incertitude qui en découlent allant en s’accroissant, les démocraties occidentales ont de plus en plus de difficultés à évaluer clairement les situations et à prendre des décisions politiques rationnelles. Cela ne signifie pas que les nouvelles guerres ne disposent d’aucune structure, mais ces structures sont difficiles à identifier en raison du « brouillard de la guerre51 ». Pour y parvenir, la trinité représente un concept précieux pour reconnaître et interpréter les catégories empiriques et leurs finalités et pour expliquer comment les tendances sociales et éthiques complexes et les motifs les plus variés peuvent interagir, dans la « dimension variable52 » de ces nouvelles guerres. Leur interaction permanente demeure la force motrice qui détermine leur évolution et leur déroulement53. La merveilleuse trinité au Mali

La situation au Mali fin 2012 - début 2013 est caractérisée par l’instabilité politique et une mauvaise gouvernance. Avant l’inter¬ vention française, en janvier 2013, la situation socio-économique du Mali, qui figure parmi les États les plus pauvres du monde, est déjà catastrophique54. Les revendications nationalistes des Toua¬ regs, la faiblesse du gouvernement malien ainsi que l’instabilité régionale accrue par la crise libyenne contribuent à la détérioration 51. Christopher BASSFORD, « The Strange Persistance of Trinitarian Warfare » in Ralf ROTTE, Christoph SCHWARZ : International Security and War. Politics and Grand Strategy in the 2V Century, New York, 2011, p. 50. 52. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 59. 53. Christopher BASSFORD, Tip-Toe through the Trinity, p. 21. 54. Eros SANA, Mali: « Les véritables causes de la guerre », 2013, http://www.bastamag.net/spip.php?page=imprimer&id_article=2921, p. 1 sq. Site consulté en janvier 2015. 128

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

de la situation. Des antagonismes et conflits religieux et ethniques offrent aux groupes extrémistes un terreau favorable à une radicali¬ sation islamique et une base pour des activités terroristes. Le combat des Touaregs pour un État indépendant au nord du Mali (Azawad) reprend de la vigueur en automne 2011, quand des Touaregs lourdement armés et aguerris rentrent de la Libye dans leur région natale après avoir combattu pour Mouammar al Kad¬ hafi. À la faveur de la rébellion de janvier 2012 contre le gouver¬ nement malien à Bamako, les Touaregs obtiennent le contrôle du Nord du pays et les forces armées maliennes sont expulsées par la principale organisation armée touareg, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Le 7 avril 2012, les Touaregs proclament la souveraineté de la partie malienne de l’Azawad. Par ailleurs, à partir du printemps 2012, de nouveaux acteurs contribuent à fragiliser encore la situation. Aux indépendantistes touaregs « laïcs », s’ajoutent des groupes armés terroristes (GAT) « salafistes » et « jihadistes », déjà actifs dans presque toute la zone sahélo-saharienne55. Une alliance temporaire avec les rebelles Toua¬ regs échoue. Au cours de leur combat contre l’introduction d’un

islam ultraconservateur pratiquant la charia au nord du Mali, le MNLA et les Touaregs sécularisés perdent une grande partie de leur influence politique et militaire dans la région. Après des combats ouverts contre les islamistes, ils sont expulsés de Gao, la capitale choisie par l’Azawad. À la fin de l’année 2012, les GAT dominent le Nord du Mali politiquement et militairement. À ce moment, seules leur font face les forces de sécurité maliennes, démoralisées par leur défaite contre le MNLA56. 55. Les groupes les plus importants sont le Mouvement pour l’unicité et le jihad Afrique de l’Ouest (MUJAO), composés de Mauritaniens et de combat¬ tants internationaux, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), essentiellement composé d’Algériens et de Mauritaniens, et Ansar Dine, composé surtout de Touaregs maliens. 56. Avant l’insurrection dans le Nord du pays, les forces maliennes disposent d’un effectif d’environ 7500 hommes qui se réduit progressivement pour atteindre environ 4000 soldats en janvier 2014. Pendant les combats, de nombreux Touaregs rejoignent les rangs de leurs frères ou désertent l’armée. en

129

La Guerre par ceux qui la font

Au sud du Mali, l’insurrection en cours au nord provoque putsch militaire contre le président de longue date, Amadou Toumani Touré. Insatisfaits par la manière dont le gouvernement gère cette crise, des éléments des forces maliennes menés par le capitaine Amadou Hayo Sanogo se soulèvent le 21 mars 20 1257. Il faut l’intervention de la Communauté économique des états de l’Afrique de l’Ouest 58 pour trouver un accord pour la réorganisa¬ tion politique du pays et la formation en avril 2012 d’un gouverne¬ ment de transition dirigé par le président intérimaire Dioncounda Traoré. La communauté internationale condamne la sécession de l’Azawad, mais se mobilise trop lentement. Il faudra attendre le 20 décembre 2012 pour que, à la demande de la France, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise enfin, dans sa résolution 2085, le un

déploiement d’une force internationale africaine, dans le cadre de la Mission internationale de soutien au Mali (MISMA) confiée aux pays de la CEDEAO, qui devra « reconstituer la capacité des forces armées maliennes » pour reprendre le contrôle du Nord-Mali. Un

éventuel démarrage de la reconquête militaire du Nord-Mali n’est prévu que pour septembre 201359. Cette évolution n’échappe pas aux salafistes d’Ansar Dine, d’AQMI et du MUJAO. Ils ont désormais la certitude qu’ils ne seront pas attaqués avant neuf mois et ils vont profiter de ce répit. Le 10 janvier 2013, lors d’une opération éclair, environ 1 500 d’entre eux, puissamment armés, se lancent sur la ville de Konna, vers Mopti/Sévaré et en direction de Bamako. C’est alors que la France intervient, le 11 janvier 2013, arrête leur progression à l’aide de ses forces spéciales et déclenche l’opération Serval60. Dans cette situation complexe, la lutte des volontés est une réa¬ lité et l’idée de Carl von Clausewitz d’une interaction permanente des tendances de sa trinité se révèle avec force, non seulement entre 57. Jean-Christophe NOTIN, La Guerre de la France au Mali, Taillandier, Paris, l4rc édition, 2014, p. 72 sq. 58. CEDEAO: Economic Community of Western African States (ECOWAS). 59. Ignacio RAMONET, « La France en guerre au Mali », 2013, http://www. medelu.org/La-France-en-guerre-au-Mali p. 2. Site consulté en janvier 201560. Jean-Christophe NOTIN, La guerre de la France au Mali, p. 157 sq. 130

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

les parties au conflit mais également à l’intérieur des parties61. Au Mali, la coexistence de motivations sociales, éthiques, religieuses, politiques, économiques et criminelles complexes mène à des inte¬ ractions permanentes entre la passion humaine, la créativité stra¬ tégique et le raisonnement politique. L’intervention militaire de la

janvier 2013 illustre aussi l’idée clausewitzienne selon laquelle la fin politique est le motif initial de la guerre62. Ainsi, sous l’angle trinitaire, les trois dynamiques de la trinité sont en interaction : l’objectif politique est d’affaiblir les mouvements qui menacent la France et la région subsaharienne, et de protéger les ressortissants français au Mali moyennant une intervention définie par le président de la République, exécutée par les forces armées françaises et soutenue largement par le peuple français63.

France

en

Le succès français a été rendu possible par la conjonction de la définition d’un objectif politique clair et d’un dispositif mili¬ taire efficace. Cette opération militaire peut aussi être interprétée, selon la conception clausewitzienne du combat, comme le moment décisif de la guerre: la neutralisation des groupes terroristes par des moyens militaires correspond à l’imposition de sa volonté à l’ennemi par l’emploi de la violence physique64. Dans la phase ini¬ tiale de l’opération, le pendule de la trinité sera nettement marqué par la forte volonté politique du gouvernement français. Sur cette base, la créativité du calcul des chefs militaires rend possible une surprise stratégique pour les GAT, grâce à la mise en œuvre rapide de la volonté politique par des moyens militaires.

L’opinion publique sera influencée de manière positive par la perception de la menace et le récit politique choisi pour 61. Alan D. BEYERCHEN, «Clausewitz: Non linéarité et imprévisibilité de la guerre », art. cit. 62. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, p. 46 : « L’objectif visé au moyen de l’action militaire et les efforts requis à cet effet seront étalonnés en fonction de fins politiques, causes initiales de la guerre. » 63. Jean-Claude MALLET, «Réflexions sur l’évolution stratégique mondiale», Esprit, 2014/8, p. 18-31. 64. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, op. cit., p. 38 et p. 68. 131

La Guerre par ceux qui la font

accompagner l’action militaire. Une majorité de Français soutient l’opération Serval. Pendant cette phase, toutes les tendances de la trinité interagissent de manière visible et permanente. De même, les objectifs politiques de la France qui se modifient et évoluent en neuf jours - depuis l’intention de freiner les groupes terroristes jusqu’à la neutralisation des terroristes et la reconquête de l’intégra¬ lité du territoire malien65 en passant par la protection des ressortis¬ sants français - ainsi que l’intervention rapide et résolue sont ac¬ compagnés par un récit politique précis et convaincant. La réponse s’adresse au « logos, ethos et pathos » des attentes de l’opinion publique et les actions françaises sont reconnues non seulement par le peuple français mais aussi par la population du Mali, par les partenaires de la France et par les organisations internationales.

Clausewitz considère la guerre comme un phéno¬ mène social et la notion d’interaction entre les protagonistes est

Cari

von

de ses réflexions66. Or, les tendances trinitaires au Mali janvier 2013 sont difficiles à discerner dans les structures éta¬ tiques ou nationales, en particulier si on entend par là un gouver¬ nement qui fonctionne et une force armée capable d’agir, car ces structures n’existent que de façon très rudimentaire. Pourtant, il apparaît nettement qu’avec le putsch militaire du capitaine Sanogo, le pendule de la trinité a d’abord eu tendance à s’éloigner du rai¬ sonnement politique pour être d’abord influencé par les passions. Le gouvernement malien n’était plus capable de donner des impul¬ sions aux militaires ni de stimuler le nationalisme de son propre peuple. L’échec militaire au nord du Mali et le comportement hé¬ sitant des anciens dirigeants politiques ont conduit à la perte de au en

centre

65. Ignacio RAMONET, «La France en guerre au Mali», op.cit., p. 3: Le 11 janvier, le président de la République déclare qu’il s’agissait «essentiel¬ lement de bloquer la progression vers le sud des terroristes criminels », et le facteur déterminant était de « protéger les quelque 6000 ressortissants français au Mali ». Le 18 janvier, le président reconnut une intention plus ambitieuse: donner « le temps nécessaire pour que le terrorisme soit vaincu dans cette partie-là de l’Afrique». Et le 20 janvier, le ministre français de la Défense ajoute: « L’objectif, c’est la reconquête totale du Mali. » 66. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, op. rit., p. 135.

se

132

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

contrôle des passions et des émotions de la population malienne, alors livrée à elles-mêmes. Un groupe de militaires, porté par cette passion dirigée contre le gouvernement, réussit alors à s’emparer de la direction du pays au moyen d’un putsch. Le pendule trinitaire oscille vers le calcul d’officiers maliens formés à l’occidentale qui ne se sentent plus liés par le but politique initial, mais poursuivent leurs propres objectifs67. La « nature subordonnée de l’instrument politique » n’est plus reconnaissable. Le « jeu de la probabilité et du hasard » dont parlait Carl von Clausewitz s’opère à travers un putsch, et pendant une courte période, il détermine le raisonne¬ ment politique. Voici une caractéristique tout à fait typique des nouvelles guerres. Ce n’est que la pression extérieure, exercée par la communauté internationale, qui engendre la modification des intentions des putschistes et rend possible la formation d’un gou¬ vernement transitoire au Mali. Le pendule a retrouvé son chemin vers un « entendement pur », même si celui-ci est instable68. Le mouvement futur du pendule dépendra aussi de cette question: la communauté internationale réussira-t-elle à reconstruire l’État

malien et avec lui des fonctions étatiques efficaces ? Les revendications territoriales des Touaregs ainsi que leur aspiration à l’autonomie et leur volonté de quitter des frontières étroites, tracées artificiellement par l’ex-empire colonial dans la zone du Sahel, sont accompagnées par une passion qui dégénère et se transforme en haine contre la majorité noire de la population au sud du Mali. Ceci conduit finalement à une éruption violente et hostile des émotions accumulées69 et à la déclaration de guerre à l’armée malienne. Le soulèvement des Touaregs peut ainsi être

interprété en termes clausewitziens ; trouvant son origine dans une 67. Le capitaine Sanogo, leader du putsch militaire, est un pur produit de la formation militaire aux USA. Outre une formation linguistique poussée, il a profité de divers stages militaires aux USA. 68. Cet état des choses et donc la constitution de toutes les tendances se confirment (du moins pour le Sud du pays) par les élections présidentielles et législatives en 2013. 69. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, op.cit., p. 55: «La guerre... part toujours d’une situation politique et n’éclate que pour des raisons politiques. » 133

La Guerre par ceux qui la font

politique (oppression de la majorité noire de la popu¬ lation), il a été déclenché pour un motif politique (aspiration à l’autonomie politique)70. La passion, de concert avec le courage et situation

l’enthousiasme, culmine dans une insurrection contre l’État malien et ses forces armées, au moment où l’analyse stratégique et, à tra¬ vers elle, la créativité des chefs touaregs, a fait évoluer le rapport des forces en leur faveur. La proclamation de l’État d’Azawad témoigne du raisonnement politique ainsi que la volonté des responsables, dont le rôle politique est souvent difficile à distinguer de leur rôle

militaire. La logique et la volonté politiques ainsi que la créativité stratégique sont aussi celles des chefs des GAT salafistes et jihadistes, qui font par ailleurs preuve d’une capacité d’apprentissage rapide71. Dans un pre¬ mier temps, l’autonomie étatique du Nord-Mali ne les intéresse pas, mais ils reconnaissent rapidement la faiblesse du gouvernement ma¬ lien et par là, la possibilité de créer un État islamiste pouvant servir de base de départ vers d’autres régions de l’Afrique du Nord-Ouest. Avec leur aile militaire, ils s’imposent par la violence contre les Toua¬ regs, leurs anciens alliés, avec lesquels ils ont, auparavant, expulsé les forces maliennes du nord du pays. La logique politique se manifeste aussi par l’implication de chefs religieux locaux72. Rapidement, les forces militaires sous Ag Ghali rétablissent l’ordre dans les régions touchées par les combats et veillent au ravitaillement de la popula¬ tion afin de se présenter comme les sauveurs du Nord-Mali et de ga¬ gner ainsi le soutien de la population73. Dans cette situation, les GAT 70. Ibidem, p. 55. 71. Le premier leader d’Ansar Dine était lyad Ag Ghali, un Touareg, chassé d’abord au moment de la fondation du MNLA, mais qui s’allie ensuite avec des forces de l’AQMI. De par la composition de leurs combattants ainsi que par leur théâtre d’opérations transnational, Mokhtar Belmokthar, le leader d’AQMI, et Hamada Ould Mohamed Kheirou, le chef du MUJAO, confèrent au conflit un caractère tant régional que transnational. 72. Bakary SAMBE, « DieKrise in Mali - Ursprünge, Entwicklungen undAuswir¬ kungen auf die Subregion », Kas Auslandsinformationen, 12/2012, http://www. kas.de/wf/doc/kas_33072-1522-l-30.pdf?l 21212163943. Site consulté en janvier 2015. 73. Ibidem.

134

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

qu’ils sont effectivement capables d’adapter leur stratégie à leur adversaire. Ils cherchent à tirer le meilleur profit de la situation et choisissent deux manières d’obtenir la victoire: l’anéantissement et l’attrition - une manière de procéder que Carl von Clausewitz décrit dans De la guerriÿ. Contre les Touaregs, ils optent pour une stratégie du plus fort, pour la destruction de la volonté d’un adversaire qui refuse de s’adapter à leurs fins politiques, ainsi que pour la conquête territoriale. Après l’invasion française, que les GAT n’avaient pro¬ bablement pas anticipée, ils modifient leur stratégie. L’option d’un combat asymétrique contre les forces françaises et internationales ne vise pas l’anéantissement, mais l’attrition et l’épuisement de l’adver¬ saire - ce qui correspond à une stratégie du plus faible.

prouvent

La pertinence de la trinité

Sans doute, Carl von Clausewitz a-t-il écrit De la guerre en fonc¬ tion des phénomènes politiques et sociaux de son époque et à l’image de la guerre qui en résultait. Si la guerre a changé, sa nature demeure. Être stratège dans une ère de guerres non étatiques et transnatio¬ nales - auxquelles la métaphore clausewitzienne de la guerre comme caméléon s’applique plus que jamais - exige d’être lucide et de com¬ prendre cette mutation75. vraie difficulté pour nous, c’est de discerner

et d’interpréter faits sont là, il faut les traduire afin d’éclaircir le brouillard de la guerre. Celui qui gagnera dans l’anticipation sera celui

« La

correctement les signes. Les

74. Clausewitz décrit cette manière de procéder dans le 2e chapitre du livre I, « Le but et le moyen de la guerre », p. 60 sq. : « Mais seulement en général le dommage de l’ennemi. [...] L’idée de la fatigue amenée par le combat comprend un épuisement des forces physiques et de la volonté, graduellement amené par la durée de l’action. » 75. Olivier KEMPF, «La Guerre est morte, vive la guerre», op.cit., p. 5 -12. 11 conclut : « Ainsi, la guerre a changé de nature. Elle n’obéit plus à l’art occidental de la guerre, westphalien dans l’ordre politique, technologique dans l’ordre militaire. Pourtant, malgré les réticences occidentales, elle demeure. Elle peut rester militaire mais elle sera aussi, voire d’abord, autre chose. Être stratège exige d’être lucide et donc de comprendre à la fois cette survie et cette mutation de la guerre. » 135

La Guerre par ceux qui la font

qui, dans la masse des données disponibles, saura discerner et interpréter les signes76. »

Pour y arriver, le premier pas à faire consiste à suivre Carl von Clausewitz et à ne jamais analyser la guerre indépendamment des données sociales et politiques qui président à son déclenchement. Il faut l’accepter comme un phénomène social qui concerne la société dans son ensemble et dans le cadre duquel les tendances constitutives de sa trinité ne cessent d’interagir entre et à l’intérieur des parties au conflit.

Si les causes et le déroulement des guerres sont imprévisibles, ils ne sont pas pour autant aléatoires. Poursuivant la réflexion de Carl von Clausewitz, on constate que son œuvre De la guerre et son théorème central de la « merveilleuse trinité » offrent un moyen d’analyse ainsi que des clés pour interpréter et décrypter les conflits contemporains et leurs causes77. Ce cadre d’orientation constitue la valeur inestimable du théorème de Carl von Clausewitz. Face aux nouvelles guerres complexes, il peut contribuer à une analyse

profonde tant des origines et des conditions sociales de leur genèse que du déroulement des phénomènes belliqueux. Il peut aussi per¬ mettre une compréhension globale de l’évolution d’un conflit et fournir une aide à la décision pour un engagement éventuel des forces amies ainsi que la possibilité d’influencer de manière ciblée les parties au conflit. Dans cette perspective, il importe de dissocier la trinité clausewitzienne des catégories empiriques qu’il utilise en guise d’exemple, les peuples, les généraux et les forces armées ainsi que le gouvernement, et de renoncer à une application restrictive de son théorème. Une approche pragmatique est plus adaptée à la complexité des nouvelles guerres, pour définir des stratégies adap¬ tées aux nouveaux enjeux. Il faudrait en principe privilégier une exégèse créatrice de la « merveilleuse trinité » et de ses tendances afin de saisir et de savoir interpréter l’interaction permanente ou le 76. Jean-Claude MALLET, «Réflexions sur l’évolution stratégique mondiale», Esprit, 2014/8, p. 18-31. 77. William J. OLSON, « The continuing Irrelevance of Clausewitz », Small Wars Journal, 26 juillet 2013, p. 13. 136

La « merveilleuse trinité » aujourd’hui ou Clausewitz au Mali

chemin du pendule, c’est-à-dire les forces dynamiques de toutes les tendances de la trinité.

L’exemple du Mali l’illustre de manière

toute

particulière. Les

crises et les nouvelles guerres, comme celles du Mali, sont marquées

par l’interaction complexe des tendances de la trinité clausewitzienne. Dans ce contexte, celles-ci peuvent agir de manière perma¬ nente et dynamique tant dans leur acception restreinte - le peuple, les forces armées, le gouvernement - que dans leur interprétation plus large. Du côté français comme dans les rangs des GAT, les par¬ ties ont conçu leurs objectifs politiques en fonction de leurs propres structures sociales et y ont été poussées par des passions. La créativité

stratégique et le calcul ont déterminé l’emploi de la force militaire au moment où les deux parties étaient convaincues de pouvoir s’impo¬ ser grâce aux moyens à leur disposition. Si on se sert de ces tendances trinitaires comme grille de lecture, on reconnaît facilement leur dynamique, entre et à l’intérieur des parties au conflit, les passions et émotions d’un grand nombre d’ac¬

l’interaction de la libre activité de l’âme et le raisonnement les « champs de bataille » politiques et militaires. Comprendre cela permet une anticipation efficace avant la réflexion, l’analyse et la décision ; c’est finalement le gage d’une action pertinente.

teurs,

sur

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CLAUSEWITZ Carl von, De ta Guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, nouvelle traduction de l’allemand par Laurent Murawiec, collection tempus, Perrin, lèrt édition, 2006. 137

La Guerre par ceux qui la font

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138

DEUXIÈME PARTIE Le temps de la sagesse stratégique

Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité1 ? Colonel Christopher Borneman

Ajustez votrefin à vos moyens.

Liddell Hart

Les événements internationaux ont changé la position relative de la France dans le monde ainsi que l’environnement dans lequel elle s’insère. Depuis la fin de la guerre froide, le format des armées européennes a été réduit pour permettre aux gouvernements de recueillir les dividendes de la guerre froide. Une pression supplé¬ mentaire sur la capacité militaire a été exercée par la récente crise économique. Les attentes sociétales changent, tout comme la posi¬ tion de la France sur la scène internationale et celle des autres puis¬ sances émergentes. Les alliés, comme les États-Unis, revoient leurs priorités en matière de défense alors que des événements tels que les printemps arabes contribuent à augmenter le niveau de risque et d’instabilité dans le monde. La volonté de conserver une capacité nucléaire, une capacité d’intervention et une capacité à assurer la sécurité à un niveau identique aux années passées s’avère difficile à soutenir financièrement. Ces éléments ont conduit le président Hollande à faire évoluer sa politique de défense par le biais d’un nouveau Livre blanc, publié en 2013.

1. Ce

texte

initialement rédigé en anglais à l’hiver 2014-2015 a été adapté à sa

publication en langue française. 141

La Guerre par ceux qui la font

Le Livre blanc a pour objectif de fournir de nouvelles orienta¬ et la sécurité de la France et de préciser les besoins qui en découlent. Il esquisse un plan d’actions pour l’avenir de la défense en prenant en compte les changements tions stratégiques pour la défense

de l’environnement mondial

et

du

contexte

depuis 2008, alors

même que les ressources financières sont limitées.

Le but de cet article est de porter un regard objectif et cri¬ tique sur le Livre blanc et d’examiner si ce document a réussi à atteindre ses objectifs. A-t-il pris en compte les décisions difficiles mais nécessaires permettant de préparer l’avenir tout en équilibrant les comptes, ou se contente-t-il de maintenir le statu quo dans un contexte de fortes contraintes financières ?

Cet article débute par un examen de la méthodologie du Livre blanc et de sa cohérence face aux exigences actuelles. Il détaille ensuite l’ambition de la France, point de départ de sa politique étrangère et des stratégies de sécurité nationale. Ensuite, il aborde les grandes tendances stratégiques mondiales et commente la perti¬ nence de leur analyse, notamment le rôle futur et les responsabilités des forces de défense et de sécurité. Les contraintes économiques sont ensuite examinées, parce que les ambitions doivent être en phase avec les ressources financières. Les tensions inévitables entre l’indépendance et l’interdépendance font ensuite l’objet d’une ana¬ lyse. Enfin, cet article examine certaines décisions concernant le rapport entre les coûts et les capacités militaires.

Méthodologie du Livre blanc Le premier Livre blanc a été élaboré en 1972. Il a conceptualisé

la stratégie nucléaire française et formalisé les principes stratégiques gaullistes. Vingt-deux ans plus tard, le Premier ministre Édouard Balladur lançait le deuxième Livre blanc, prétextant une mise à jour du précédent. En réalité, cela lui permettait de formaliser sa vision pour la défense et de lancer sa campagne pour les élections de 1995. Le troisième Livre blanc a été commandé par le président 142

Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

Sarkozy en 2007 et publié en 2008. Ce travail s’est fait sans que la coordination avec le ministère des Affaires étrangères, qui produisit son propre Livre blanc, ait semblé très étroite. Ce document permet de planifier le développement des forces de défense et de sécurité de la nation. La décision du président Hol¬ lande de travailler sur un cycle de cinq ans fait écho à la pratique actuelle du Royaume-Uni. Cette révision régulière permet une amélioration et une adaptation face à un contexte et à un environ¬ nement en constante évolution, mais elle laisse aussi suffisamment de temps pour appliquer les réformes nécessaires.

Le travail commencé durant l’été 2012 devait être terminé pour le mois de décembre de la même année. Il a finalement été livré en 2013. Une année laisse suffisamment de temps pour effectuer le travail nécessaire à la préparation du Livre blanc, définir les priorités et enfin prendre les décisions. La période 2015-2020 ans représente un bon équilibre entre la nécessité de regarder au-delà des questions de court terme, et celle de ne pas aller au-delà d’une échéance qui rend illusoire toute pro¬ jection raisonnable.

La commission était composée de 47 membres issus du gouver¬ nement et d’universités. Il s’agit d’un groupe plus large que celui qui est généralement rassemblé au Royaume-Uni, où le travail se déroule au sein du Ministry ofDefence (MOD) sous l’autorité du Conseil National de Sécurité et est guidé par la stratégie de sécurité nationale. L’approche française offre la possibilité de mieux appré¬ hender l’approche globale, mais augmente également la probabilité de discorde et donc la nécessité de trouver des compromis. Le travail de la commission était ouvert par une lettre prési¬ dentielle qui a été claire et directe. Trois éléments clés sont cités ci-dessous : « J’ai déjà confirmé le maintien de la stratégie de dissuasion nucléaire » ;

143

La Guerre par ceux qui la font

Prendre en compte l’objectif que j’ai fixé de relance de l’Eu¬ rope de la défense »; «

« Prendre en considération la nécessité de contribuer au redressement des finances publiques engagé par le gouverne¬ ment... »

Ainsi, alors que le travail devait prendre en compte une contrainte financière forte, la question de l’avenir de la dissuasion, capacité la plus coûteuse (environ 11 % du budget de la défense2),

immédiatement été écartée de la discussion tout comme du dé¬ bat public. De même, la commission a eu des orientations claires, quelle que soit la solution retenue, concernant la prise en compte de « l’Europe de la défense ». Ce ne fut pas le cas pour l’OTAN où il a fallu attendre le rapport Védrine afin de fixer le travail de la a

commission.

Celle-ci s’est avérée être un excellent cénacle pour les échanges d’idées et le partage des concepts, mais dans les faits, elle avait da¬ vantage un rôle

consultatif qu’une véritable capacité décisionnelle. Le Livre blanc lui-même semble avoir été écrit offline par un petit groupe de happy few au sein de la commission, sous la direction de son président M. Guéhenno. Les brouillons ont été publiés presque en fin de travail, mais ils ont été généralement jugés représentatifs de l’opinion de la commission. Étonnamment, les discussions sur le budget alloué sont arrivées très tard dans le processus alors même que le président avait précisé dans sa lettre que ce paramètre représentait une contrainte forte. Ce retard significatif a conduit à des compromis importants qui devaient être acceptés. Cela a eu pour conséquence la prise de

décisions sous lefeu, sans analyse suffisante et sans réelle capacité de mesurer les impacts probables.

2. IISS - The International Institute for Strategie Studies, http://www. iiss.org/en/publications/strategic%20comments/sections/2015-lf4d/ france--39-s-nuclear-conservatism-a6fa.

144

Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

Par comparaison, l’équipe du Royaume-Uni était composée d’un beaucoup plus petit noyau, mais elle s’appuyait sur des experts issus du Royal United Services Institute (RUSI), Chatham House et des autres think tanks. Il est notable que les contraintes budgé¬ taires ont été prises en compte dès le début. La discussion semble avoir été beaucoup plus structurée et s’est fondée sur la stratégie de sécurité nationale et sur l’évaluation des risques pour la sécurité nationale. Enfin le Strategie Defence and Security Review (SDSR) du Royaume-Uni a fait des choix capacitaires très clairs et a pris des décisions difficiles pour garantir publiquement l’équilibre des comptes. Cela a contraint le gouvernement britannique à trancher et à accepter l’impact de ces propositions, au lieu de continuer à dégrader progressivement les capacités militaires tout en s’abritant derrière l’illusion du business as usual comme la France a pu courir

le risque de le faire. Si l’on tente une synthèse, le but du Livre blanc était d’examiner les besoins de défense et sécurité français à la lumière des récents événements mondiaux et de trouver un équilibre approprié avec les ressources contraintes. En ce qui concerne le processus, le cycle de cinq ans et l’horizon de 15-20 ans semblent logiques et adaptés. Les directives émises par le président de la République au président de la commission ont permis de lancer le processus avec des limites et des objectifs clairs, mais elles ont également supprimé la possibi¬ lité de prendre des options radicales. La commission regroupait de nombreux acteurs issus du gouvernement avec une forte présence intellectuelle. Le temps alloué pour réaliser le travail, après ajus¬ tement, était suffisant même si la rédaction du document semble avoir été monopolisée par un groupe restreint. Le processus aurait été renforcé si le Livre blanc avait été cadré par une stratégie globale de la sécurité nationale et l’évaluation des risques de sécurité et si les contraintes budgétaires avaient été exposées dès le début.

Ambitions françaises « Hollande justifiedFrance’s continuedpossession ofan independent nuclear deterrent by emphasising that it was 'one of the rare countries in the world

145

La Guerre par ceux qui la font

whose influence and responsibility are ofplanetary scale’. The nuclear force was meant to help France to exercise its globalresponsibility. »

La France a une histoire particulière et a toujours joué un rôle clé sur la scène internationale. Mais le monde a changé. La France restera-t-elle une puissance européenne et conservera-t-elle un rôle sur la scène internationale? Son influence et ses responsabilités sont-elles réelles à l’échelle planétaire ? C’est la question du réalisme de cette ambition qui est posée. La France veut être et rester un acteur central en Europe, grâce à sa position géographique, et maintenir son statut de membre fon¬ dateur. La France est essentielle pour l’Europe, comme l’Europe est essentielle à la France. Elle veut continuer à être un acteur majeur sur la scène mondiale. La France a un profond sentiment de res¬ ponsabilité globale, fondée sur son histoire. Enfin, troisième ambi¬ tion plus récente qui résulte des deux précédentes et de l’expérience des deux guerres mondiales, la France veut rester une puissance nucléaire. Cette capacité garantit un siège permanent avec droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies et elle représente une garantie de souveraineté. La France n’a pas la capacité de diriger l’Europe seule. Alors quelle reste un acteur important, sa force et son influence conti¬ nuent à être diluées par le ralentissement de sa croissance et l’élar¬ gissement de l’Union européenne (UE). Cependant l’adhésion de nouveaux pays offre de nouvelles perspectives. La population, le PIB et la puissance des forces armées cumulées en Europe dépassent ceux de toute autre nation. L’enjeu consiste à exploiter ce potentiel.

Mais l’atteinte de cet objectif est improbable; l’Europe ne dis¬ pose pas d’une vision commune et d’objectifs partagés clairement exprimés. Elle est actuellement embourbée dans la bureaucratie et le manque de leadership, dont témoigne son échec à définir une politique et une stratégie cohérentes et coordonnées pour faire face à la crise en Ukraine et à la situation économique en Grèce. 3. Ibidem.

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Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

Dans la vision européenne de la France, l’Europe de la défense occupe une place fondamentale. L’Europe doit être entourée par une zone stable et sûre afin de favoriser les échanges et la pros¬ périté. L’analyse des conséquences de la crise ukrainienne et des tensions avec la Russie (y compris les sanctions) montre les risques de l’absence d’une telle zone. La vision de la France pour la défense européenne repose sur trois piliers :

- L’Europe doit être capable d’exporter la sécurité au-delà des frontières européennes et elle doit donc posséder une capa¬ cité à gérer des crises à l’étranger4. - La contribution volontaire des membres de l’UE dépend de chaque crise et est donc aléatoire.

- Depuis les

terroristes de Madrid en 2004, en cas de catastrophe naturelle ou d’attentat terroriste, un État membre peut demander aux autres États membres de lui fournir des moyens, notamment militaires. attentats

Ce concept a connu quelques succès entre 1999 et le début de la crise économique, mais peu depuis. Les membres de l’UE sont rarement d’accord sur une approche commune de gestion de crise, comme en témoignent les affaires de Libye, de Syrie ou d’Irak, ou,

plus encore, la crise israélo-palestinienne. La France est claire dans ses prises de position sur l’Europe de la défense, en dépit de l’absence d’une politique étrangère euro¬ péenne commune définissant le besoin5. On peut distinguer trois groupes d’États, en fonction de leur vision au sujet de l’Europe :

- Pour certains États, les objectifs de l’UE devraient se limiter au commerce et à l’économie. La défense et la sécurité devraient appartenir aux chaînes de commandement nationales et aux

alliances existantes. 4. L’Europe de la défense ne doit pas être confondue avec la défense de l’Europe ; celle-ci reste de la responsabilité de l’OTAN. 5. Dans son introduction au Livre blanc, le Président demande une politique étrangère efficace pour la défense de l’UE.

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La Guerre par ceux qui la font

- Pour un deuxième groupe, l’UE devrait avoir une responsa¬ bilité de sécurité et de stabilité en dehors de ses frontières en utilisant, non pas des moyens militaires, mais l’aide écono¬ mique ou des sanctions, le commerce, l’influence politique, la reconstruction et/ou le développement: il s’agit donc de faire un focus sur le softpower.

- Enfin, pour le troisième groupe, l’UE devrait avoir une res¬ ponsabilité de sécurité et de défense en dehors de ses fron¬ tières, mais en respectant le poids et la capacité des alliances traditionnelles telles que l’OTAN. La France estime devoir jouer un rôle important en Europe, un rôle qui portera ses fruits pour une Europe jugée essentielle à sa sur¬ vie. Au regard de son histoire et de ses dépendances économiques, cette ambition est compréhensible, mais se heurte à la diversité des agendas et des contraintes des 28. La France devrait chercher le juste équilibre entre la réalisation d’ambitions pragmatiques, à tra¬ vers la mise en œuvre de projets viables, plutôt que de développer une idéologie peu réaliste. Elle n’est plus assez forte pour cette der¬ nière option et ses ambitions devraient en tenir compte.

La France d’aujourd’hui a hérité de son histoire un certain nombre de responsabilités mondiales, notamment en Afrique du Nord-Ouest, ce dont témoignent ses déploiements militaires. Il n’y a aucune volonté politique d’abandonner ces responsabilités, parce que ce signal fournirait des preuves concrètes d’un certain déclin. Pour cette raison, l’intérêt réel de ces déploiements n’a jamais été remis en cause. Les directives du Président de la République concernant l’OTAN, dans sa lettre à la commission, revêtaient une importance particulière. Il a fallu attendre le rapport de monsieur Védrine en octobre 2012 pour évaluer les conséquences de la décision de 2009

de rejoindre la structure de commandement intégrée de l’OTAN et décider s’il fallait rester au sein de cette organisation. Le rapport Védrine a conclu que la France devait rester dans l’OTAN et en devenir un membre actif et dynamique ; elle a d’ailleurs obtenu des 148

Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

postes clés comme celui de commandant suprême pour la transfor¬ mation à Norfolk. Elle est néanmoins restée en dehors du Nuclear

Planning Group (NPG). Cette décision peut paraître étrange, en première analyse, car la décision de rejoindre le NPG ne signifiait pas l’abandon du contrôle de la capacité nucléaire de la France. Toutefois, il est probable qu’il s’agissait d’un geste symbolique en direction de l’opinion publique pour signifier que le gouvernement n’avait pas l’intention de permettre à quiconque d’influencer sa stratégie nucléaire.

La France n’a jamais complètement quitté l’OTAN. D’ailleurs l’OTAN a fourni l’ultime garantie de sa sécurité pendant la guerre froide. Ainsi, son ambition de jouer un rôle clé dans l’OTAN, non seulement comme l’un des rares membres avec une capacité nu¬ cléaire, mais aussi avec la capacité et la volonté de se déployer sur des théâtres d’opérations de combat, est logique. La France est l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et elle continue de jouer un rôle actif dans la prévention et la gestion des crises, reflétant son ambition de rester puissante sur la scène mondiale. Elle est le cinquième plus grand contributeur à l’ONU et s’attache à soutenir une réforme du Conseil de sécurité et de l’efficacité des processus. Elle s’appuie aussi fortement sur l’ONU pour donner une légitimité à un certain nombre de ses actions.

À la lecture du Livre blanc, un thème commun émerge. Il aide à relier les différentes dimensions de l’ambition de la France déjà mentionnées et sa vision, ce qui définit la place de la France dans la hiérarchie mondiale. Les intentions affichées comprennent le nou¬ vel élan donné à l’Europe de la défense, la relance de la politique commune de sécurité et de défense, la promotion d’un projet de sécurité européenne, la participation active à la refonte de l’OTAN et le soutien à une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU. Tout ceci participe d’une même vision, qui voit la France comme un acteur international dominant, un primus inter pares. La France se voit comme un leader parmi les autres nations, un réformateur qui 149

La Guerre par ceux qui la font

s’appuie sur une compréhension et une vision claires de l’avenir un catalyseur du changement. Alors que cette position s’avère payante pour l’audience nationale, certains voisins plus cyniques pourraient souligner que c’est exactement ce dont la France aurait besoin pour elle-même. Ils pourraient également souligner que la France n’est pas assez forte pour assumer ce rôle seule. et

La France a aussi créé des alliances spécifiques qui contribuent à compléter le tableau de son ambition de défense et de sécurité.

L’histoire récente des guerres mondiales a conduit à une alliance politique et militaire étroite entre la France et l’Allemagne. Au ni¬ veau politique, la relation semble se renforcer depuis que les deux nations travaillent ensemble pour construire l’Europe. Au niveau militaire, les institutions et les organisations ont été créées et main¬ tenues, mais rarement utilisées. La France a cherché dans le Royaume-Uni un partenaire très comparable en matière de capacités militaires et de volonté poli¬ tique. Une des conséquences du récent traité de Lancaster Flouse en 2010 est la création de la Force expéditionnaire interalliée interarmées (CJEF6).

Ainsi la France a été prudente. Elle doit coopérer avec les Al¬ lemands (au minimum pour faire progresser l’Europe), mais elle doit aussi rester suffisamment pragmatique pour garantir une al¬ liance forte avec le Royaume-Uni. Il y a donc une réelle oppor¬ tunité, bien que le risque de créer une Europe à deux vitesses soit également important. Il s’agit d’introduire des modèles faisant leurs preuves dans des domaines précis entre deux pays et ensuite d’invi¬ ter les autres nations à se joindre à l’accord trouvé en respectant les règles ainsi définies. Cette approche de l’ambition de la France n’est pas claire (même si celle-ci est évoquée dans le Livre blanc'), mais elle représenterait une solution pragmatique à la question de 6. CombinedJoint Expeditionnary Force. 7. Cf. par exemple, p. 21 : « Les partenariats privilégiés ont vocation à s’ouvrir à des autres États membres de l’Union européenne. »

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Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

l’approfondissement de la construction européenne : faire un effort sur des projets concrets qui fonctionneront, mais éviter une idéolo¬ gie fédéraliste.

indépendante et souveraine, afin de contrôler ses décisions et maîtriser son destin. Les raisons de cette ambition tiennent à son histoire, celle de son poids, de sa puissance et de sa gloire à l’époque de l’empire, et de La France a l’ambition de

ses

rester autonome,

souffrances durant les deux guerres mondiales.

Cette ambition peut sembler en déphasage avec la décision de devenir partie intégrante de la zone euro en cédant à une institution centrale une partie de sa souveraineté économique8. De même, son ambition d’une Europe intégrée n’est pas sans soulever des questions intéressantes : comment une Europe qui requiert un haut niveau de contrôle centralisé se combine-t-elle avec le respect de la souverai¬ neté, de l’indépendance et de l’autonomie françaises ? Sans une telle transition, l’Europe restera un groupe de 28 Etats souverains, indé¬ pendants et autonomes qui croient en un marché commun.

L’Europe doit rester le principal but stratégique pour la France ; ceci passe en particulier par ses alliances et son ambition pour la construction d’une Europe de la défense. Dans ce cadre, il est né¬ cessaire que la France comprenne clairement l’équilibre quelle doit trouver entre

indépendance et interdépendance. Son ambition de

pleinement engagée dans des zones telles que celle du NordOuest de l’Afrique est compréhensible d’un point de vue historique et même du point de vue de ses responsabilités, mais les beaux jours de l’Empire et des grandes puissances coloniales relèvent du passé. Demeurer si lourdement engagée avec un retour aussi faible ne semble pas pertinent. La France doit regarder vers l’avenir et non pas le passé. Elle doit développer davantage ses efforts diplo¬ matiques et politiques pour encourager les autres pays européens (et même les nations au-delà de l’Europe) à partager davantage le

rester

8. Il serait intéressant d’imaginer la France dans la situation actuelle de la Grèce. Serait-elle sur un portage à la tough love ou considèrerait-elle que l’accord n’était plus dans son intérêt personnel et supérieur ?

151

La Guerre par ceux qui la font

fardeau (en Afrique par exemple). Cette approche permettrait de partager les investissements et ferait faire des progrès concrets à l’Europe de la défense. L’influence et la responsabilité à l’échelle planétaire de la France sont moins marquées que par le passé et la France déclinera d’autant plus que les autres pouvoirs émergeront.

Tendances stratégiques Dans sa préface au Livre blanc, le Président Hollande a re¬ connu que l’état du monde réclamait de nouvelles orientations stratégiques. Les nouvelles tendances stratégiques devraient ainsi aider à définir les exigences de sécurité et de défense de la nation - préparer l’avenir, un défi que le Livre blanc s’est employé à relever. Son chapitre 3 jette un regard stratégique sur l’état du monde. Il met l’accent sur les menaces liées à la puissance (conflits interé¬ tatiques), les risques liés à la faiblesse (les états faibles ou faillis qui deviennent une menace) et les menaces/risques intensifiés par la globalisation. Il traite du déclin relatif de la puissance des EtatsUnis, et du pivot vers l’Asie qui laisse le flanc sud de l’Europe plus exposé. Il en tire la conclusion qu’il faut que l’Europe prenne une partie de la charge, mais met cela en perspective avec la baisse des budgets de défense dans toute l’Europe, certains pays combinant la fatigue des gouvernements et la lassitude des peuples vis-à-vis de la guerre alors que d’autres puissances émergentes ne semblent pas prêtes à accepter des responsabilités internationales accrues.

Quelques conclusions sont tirées de l’analyse, comme la néces¬ sité de réformer les Nations unies, d’investir dans l’Europe de la défense, de garder les forces armées qui existent actuellement et de mettre la priorité sur le renforcement de la coopération avec la Russie. Mais on note peu d’efforts pour identifier ce que les forces de défense et de sécurité devraient être capables de faire afin de répondre aux menaces, et peu d’indications sur les capacités et structures sur lesquelles il faut investir au-delà de la confirmation de la montée en puissance de nouvelles menaces, telles que le cyber, le terrorisme, l’espionnage industriel et le crime organisé. 152

Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

Le Livre blanc a été présenté comme une revue de défense et de sécurité. L’état du monde devrait conduire naturellement à un débat de politique étrangère. Ceci devrait conduire à une stratégie de politique étrangère à laquelle devrait correspondre une approche globale interministérielle. Dans cette perspective, il pouvait paraître logique de voir abordés les aspects de sécurité et de défense, avec des scénarios allant de la lutte contre le terrorisme à l’aide au déve¬ loppement à l’étranger, et des actions de combat à la diplomatie de défense. Cette projection, basée sur les exigences de sécurité et de défense à court et moyen termes, permettrait au Livre blanc de répondre pleinement aux objectifs. Le chapitre 6, consacré à la mise en œuvre de la stratégie, aborde certains de ces aspects, mais de manière assez allusive.

que peu d’éléments sur la question des migrations et la question difficile de l’intégration. La France a be¬ soin d’une politique et d’une stratégie pour aborder cette question, plutôt que de se laisser influencer par des événements extérieurs. Les décisions doivent être élaborées conjointement avec les États Ainsi, on ne

trouve

voisins, afin de trouver sécurité nationale.

l’équilibre

entre

liberté de circulation

et

De la même façon, une revue de défense et de sécurité devrait traiter en détail de l’approche globale. Un rapide coup d’œil aux derniers retours d’expérience au niveau opérationnel ou stratégique

démontre la nécessité de mettre en œuvre une approche globale pour résoudre les crises modernes. Il y a très peu d’exemples récents où des opérations militaires ont servi à autre chose qu’à générer les conditions de sécurité nécessaires à la mise en place d’autres actions - politiques, diplomatiques ou de développement. Gagner la guerre n’est pas synonyme de gagner la paix, et c’est la victoire dans la paix qui est essentielle - et la plus difficile. On peut penser qu’un Livre blanc devrait aller plus loin dans l’exploration de cette probléma¬ tique et en particulier dans la définition de la combinaison la plus cohérente du hardet du softpower. Les opérations militaires ne sont plus une simple question de chars et de canons, même si ces capaci¬ tés essentielles doivent être conservées, mais font également appel à 153

La Guerre par ceux qui la font

l’influence, à la post conflict stabilisation, au renforcement des capa¬ cités, au renforcement de la confiance, à l’assistance humanitaire, et au concept de defence engagement - parmi d’autres. Le Livre blanc ne va pas aussi loin, mais a identifié les zones de responsabilité et d’intérêt en matière de défense et de sécurité. Aucune de ces zones ne correspond aux pays où une forte croissance est attendue, alors que c’est précisément dans ces pays que la France devrait investir et faire en sorte de devenir un partenaire pour l’avenir.

C’est ce type de débat qui doit conduire à une meilleure compré¬ hension du rôle des militaires dans les opérations modernes : com¬ ment leur rôle doit-il s’inscrire dans une politique étrangère intégrée et, donc, quelles zones l’emploi futur de la force armée est-il envisa¬ geable ? Ceci permettrait aussi de mieux comprendre comment les forces armées doivent s’adapter. Si le Livre blanc souligne l’impor¬ tance d’une approche globale et appelle à une collaboration accrue des ministères, le débat et l’analyse nécessaires pour comprendre le rôle futur des forces armées dans ce cadre restent succincts.

Le Royaume-Uni est confronté à un défi similaire lorsqu’il es¬ saye de comprendre à quoi peut ressembler l’avenir. Le document

Global Strategie Trends 20149 est un des documents permettant d’étayer la revue stratégique britannique qui, sous le nom de Strate¬ gie Defence and Security Review (SDSR), s’apparente au Livre blanc français. Plutôt que de prédire l’avenir, il décrit les phénomènes qui pourraient avoir un impact significatif sur l’avenir. Son but est de décrire le contexte stratégique à prendre en compte par les acteurs du ministère de la Défense et plus généralement du gouvernement britannique responsables du développement des capacités, des poli¬ tiques et des plans à long terme. Ce contexte stratégique décrit des tendances, des scénarios et des hypothèses de rupture.

Il ne semble pas que le Livre blanc ait pu s’appuyer sur un tel do¬ cument. Le risque est de revenir à ce que l’on connaît aujourd’hui 9. Strategie Trends Programme, Global Strategie Trends - Out to 2045, 30 June 2014, MOD DCDC.

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Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

de préparer les capacités et la stratégie de demain pour réagir au contexte stratégique d’aujourd’hui.

et

Contraintes économiques

La position relative de la France dans le monde évolue. Son PIB est aujourd’hui au 6e rang, derrière celui des États-Unis, de la Chine, du Japon, de l’Allemagne et du Royaume-Uni. La France, qui a connu la récession après les autres pays dévelop¬ pés, va connaître également la reprise avec un certain retard. Elle est considérée par certains observateurs comme un pays à risque car elle n’a pas encore mené les réformes de modernisation que beaucoup de ces observateurs jugent nécessaires. Sa dette (susceptible de pas¬ ser à 100 % cette année), le chômage (plus de 10 %) et le coût de la protection sociale (32 % du PIB - les dépenses sociales les plus élevées dans le monde - un taux généralement considéré comme insoutenable) sont élevés. Sa croissance économique est faible, et surtout inférieure à celle de nombreux autres pays, ce qui ne peut manquer d’avoir un impact sur la puissance française. Ceci devrait, en toute logique conduire à une limitation de l’ambition du pays, un choix que le Livre blanc s’est de toute évidence refusé à faire.

Rapports entre coûts et capacités Le Président Hollande voulait que le travail sur le Livre blanc contribue au rétablissement de l’équilibre des comptes. Il était donc nécessaire d’adapter les dépenses de défense à des ressources limitées. C’était aussi l’occasion d’une révision radicale des besoins de sécurité et de défense de la France pour les vingt prochaines années. Cependant cette approche s’est heurtée non seulement au principe retenu du maintien de la capacité nucléaire française, mais aussi à d’autres contraintes.

La France a pris la décision de conserver son industrie de dé¬ fense. Il y a un certain nombre de raisons qui l’expliquent, no¬ tamment l’importance du financement et du soutien de l’État, les 155

La Guerre par ceux qui la font

emplois, l’indépendance

la garantie de production autonome, mais cette décision représente une première source de coûts. Il y a aussi le risque que l’industrie de défense pèse fortement dans les décisions gouvernementales et agisse comme une contrainte sup¬ plémentaire sur les choix initialement fondés sur le rapport entre les capacités militaires et leur coût. Dans le domaine des capacités, le Livre blanc traduit la prise de conscience de l’avantage de la tech¬ nologie et l’importance moindre de la production par rapport à la définition et à l’intégration des équipements. Mais cette prise de conscience pourrait être associée à un investissement croissant dans la recherche et la technologie, sans que soit nécessairement mainte¬ nue une base industrielle de défense lourde. et

La multitude de structures militaires réparties sur tout le terri¬ toire français représente une autre contrainte et une vraie source de tension. En ligne avec d’autres armées européennes occiden¬ tales, les armées françaises ont réduit leur format. Le RoyaumeUni a répondu au défi en réduisant son empreinte territoriale, en Allemagne et au Royaume-Uni. Cette approche est plus efficace quant aux dépenses de défense. Elle permet de faire des économies sans augmenter les risques, ceci grâce à l’amélioration des voies de communication qui permettent de faire un effort dans des zones géographiques spécifiques en cas de catastrophe ou de crise. Cette approche n’a pas été retenue en France, où les intérêts politiques contradictoires ont empêché la création de déserts militaires, par crainte des répercussions sur l’emploi, les ressources et la crois¬ sance. Cette contrainte politique a réduit la capacité du ministère à générer des économies issues de mesures de recherche d’efficacité. En outre, les déserts militaires pourraient être partiellement comblés avec des unités rapatriées de l’étranger. En effet, le déploiement de forces en dehors du territoire national représente une troisième contrainte. Le maintien des grandes bases à l’étranger est une source de pression économique. Il est sans doute important afin de maintenir une capacité de conservation du lien et de compréhension des différents pays. Pourtant, cette capacité n’est pas nécessairement incompatible avec le maintien de forces au 156

Le Livre blanc, ou le choix impossible encre sécurité et prospérité ?

volume réduit. Les tensions temporaires pourraient être gérées par un investissement parallèle dans le transport stratégique. Avec des ressources réduites, les institutions militaires ont le choix d’essayer de faire plus avec moins, ou de faire moins pour ren¬ forcer et garantir un fonctionnement correct des fonctions mainte¬ nues. Les Français ont choisi de faire plus avec moins et ils ont donc réduit leur capacité à faire face à des chocs et à des surprises. Les opérations en coalition sont considérées comme une carac¬ téristique de l’avenir. Une opération sera rarement entièrement « franco-française ». Cela se traduit en France par la ré-adhésion à la structure de commandement intégrée de l’OTAN, un soutien actif à l’ONU et la volonté de relancer l’Europe de la défense. Mais cette volonté de s’inscrire dans un cadre multilatéral a des limites. Le Livre blanc suggère ainsi que la France peut être un partenaire difficile pour coopérer au sein d’une coalition ou partager une ca¬ pacité : « Afin d’être un acteur de premier plan au sein d’une coalition dont elle n’assurerait pas le commandement, la France devra disposer des capacités lui permettant de conserver en toutes circonstances sa liberté de décision et d’action et d’exercer une influence sur la conduite générale des opérations10. »

Une révision radicale aurait conduit à des décisions majeures et un arbitrage entre les budgets et les capacités. La plus grande déci¬ sion du Livre blanc a consisté à réduire le contrat opérationnel et donc a abouti à une déflation importante des effectifs militaires. Il est notable qu’aucune discussion n’ait, semble-t-il, eu lieu au sujet

de la police et des forces de gendarmerie, ce qui indique qu’il s’agis¬ sait en réalité d’un examen de la défense, plus que de la défense et de la sécurité. Le Livre blanc a finalement préservé un certain nombre de vaches sacrées, identifiées précédemment comme des contraintes. Cela a peut-être évité de prendre des décisions irréver¬ sibles et permis de sauvegarder une grande partie de ce qui existait 10. Livre blanc, p. 83, emphases de l’auteur.

157

La Guerre par ceux qui la font

déjà. Du point de vue français et au regard de son ambition, les dé¬ ploiements actuels assurent la sécurité et la profondeur stratégique. Ils contribuent à la sécurité et la paix mondiale et permettent à la France de s’acquitter de ses engagements dans le cadre des traités, des coalitions et des alliances. Mais le lien essentiel entre les ambi¬ tions et les ressources est fragile. Loi de programmation militaire

Le Livre blanc définit les orientations stratégiques pour les 15 à 20 prochaines années, la LPM fournit les ressources pour les six premières. Cette loi est votée au Parlement et devrait fournir une base de ressources concrètes pour le ministère de la Défense. Toutefois, le Président déroule un cycle budgétaire annuel qui vise à équilibrer les comptes, au regard duquel la LPM n’est pas contrai¬ gnante. L’examen des cycles passés montre que chaque LPM depuis 1984 a subi des coupes significatives. Ce problème n’est pas le seul auquel le ministère de la Défense doit faire face.

Les recettes exceptionnelles - ou REX11 - étaient une tentative audacieuse pour équilibrer les comptes - en conservant les capa¬ cités requises sans avoir suffisamment d’argent dans la banque. Le déficit de financement devait être comblé par des revenus prove¬ nant de la vente d’une partie du spectre électromagnétique à des fins d’usage commercial et de certaines infrastructures et par les économies générées par les réductions de personnel ; l’équilibre de la loi repose par ailleurs sur la vente prévue de chasseurs Rafale qui réduirait le coût à supporter par la France pour préserver l’industrie de l’aéronautique de combat. L’actualisation de la loi de programmation militaire semble avoir tiré les leçons de cette tentative, en substituant des ressources

11. Des crédits qui, par exception à la règle commune, ne proviennent pas des de l’État, mais de la vente d’actifs (vente d’immeubles, cessions de fréquences par exemple) et sont affectés à un poste de dépense précis, en l’occur¬ rence la défense. ressources

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Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

exceptionnelles. Ceci n’a pourtant pas levé toutes les hypothèques qui pèsent sur la réalisation de la loi ; les déflations d’effectifs restent un défi majeur et pourraient ne pas

budgétaires

aux ressources

générer à court terme les gains espérés et toutes les ventes immo¬ bilières n’ont pas été réalisées ; le mode de financement des opéra¬ tions extérieures a soulevé beaucoup d’interrogations, car la somme prévue dans la LPM (450 M€/an) semble loin du coût enregistré

depuis plusieurs années. Vu du Royaume-Uni, cela pourrait sembler une logique typi¬ quement française - des lois votées sachant quelles seront inévi¬ tablement modifiées, des évaluations audacieuses de la valeur de choses qui doivent être vendues à la hâte, la minoration des sur¬ coûts liés à la réduction d’effectifs, des calculs financiers basés sur l’hypothèse de la vente d’un avion de chasse que personne n’avait encore acheté -, un château construit sur du sable. Mais peut-être cette vision reviendrait-elle à sous-estimer la façon française d’agir. Le système a certainement ses faiblesses, et le défaut de ressources risque de se solder par des ambitions cruellement déçues, mais les Français ont encore un porte-avions et des avions de patrouille maritime et peuvent mener une opération comme celle qui vient d’être réalisée au Mali. Le Livre blanc devait donner de nouvelles orientations stra¬ tégiques pour la défense et la sécurité de la France et esquisser un plan d’action dans ce domaine, à la lumière de l’environne¬

mondial et des évolutions du contexte depuis 2008, dans un contexte de ressources limitées. Le processus devait tenir compte des ressources disponibles, des ambitions de la nation à court et moyen terme, de l’environnement et du contexte stratégique pré¬ visibles dans les 15 à 20 prochaines années. En réalité, son dia¬ gnostic repose sur quatre paris audacieux, sur le réalisme desquels l’avenir se prononcera.

ment

Certains, notamment dans d’autres pays du monde, estimeront que l’ambition de la France est trop marquée par son histoire et ses illusions de grandeur impériale. Mais il est certain que sa 159

La Guerre par ceux qui la font

position et son importance sur la scène mondiale sont en déclin relatif - sans être en chute libre - dans un monde dont l’ordre est bousculé par les puissances émergentes. Alors que la nécessité de l’interdépendance dans l’ère moderne est reconnue, la France conserve son attachement à son statut de puissance indépendante, autonome et souveraine. Mais ses ambitions peuvent aussi sembler excessives faute d’avoir été adaptées à sa situation actuelle et au monde d’aujourd’hui, alors que la situation économique est difficile et que les réformes semblent se heurter à de nombreux obstacles. C’est là un premier pari. Un Livre blanc devrait pouvoir s’appuyer sur une compréhen¬ sion claire de la politique étrangère (elle-même dépendant de l’am¬ bition nationale) et une stratégie de sécurité nationale. Toutes deux auraient gagné à être confrontées à une vision du contexte straté¬ gique à un horizon de 20 ans, une vision qui semble bien manquer dans le document. Ainsi le Livre blanc, qui a d’abord dû réagir à des exigences et un contexte de court terme, a évité de prendre des mesures radicales. La question qui se pose est donc de savoir si les orientations stratégiques qui mettent l’accent sur le maintien de ce qui existe aujourd’hui sont aussi à même de satisfaire aux impératifs

de la préparation de demain. C’est là un deuxième pari. Dans tous les cas, il est certain que le document se concentre sur la défense plutôt que sur la sécurité. C’est particulièrement vrai dès lors que l’on s’intéresse aux effectifs, puisque le Livre blanc définit ceux de l’armée, de la marine et de l’armée de l’air, mais ne fait pas la même chose pour la gendarmerie ou la police. De la même façon, le document reste succinct sur les défis de sécurité que sont l’immigration ou les flux migratoires. Si le Livre blanc évoque la nécessité d’une approche globale des crises, il reste peu loquace sur la façon dont les forces de défense voient leur rôle infléchi et intégré dans un cadre plus large. Il peine donc à risquer des orientations pour l’avenir en lien avec ce processus, ce qui renforce sa tendance à préconiser une force adaptée aux enjeux et aux défis d’aujourd’hui. C’est là un troisième pari.

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Le Livre blanc, ou le choix impossible entre sécurité et prospérité ?

Enfin, il reste la question de l’adéquation entre l’ambition et les ressources. Sans doute des décisions difficiles ont-elles été prises pour réduire les effectifs, mais les missions sont restées sensible¬ ment équivalentes. Faire autant, voire même plus avec moins, c’est là le quatrième pari du Livre blanc.

Dans l’idéal, une revue de défense et de sécurité génère un tra¬ vail cohérent qui justifie le choix par la nation des ends, ways and means pour sa sécurité, faisant le lien entre des ressources rares, la politique étrangère et ses engagements de défense. Au pire, c’est tout simplement une rhétorique de couverture pour des coupes profondes dans les capacités militaires. Quelque part entre ces deux extrêmes, un tel document cherche à éviter des décisions irréver¬ sibles et maintient tant bien que mal le statu quo dans un contexte de fortes contraintes financières. C’est dans cette troisième caté¬ gorie que s’inscrit le récent Livre blanc: il sous-tend le statu quo et a gardé les décisions difficiles pour plus tard, ou bien, il a réussi à maintenir ouvertes tous les options, suivant la lecture que l’on en fait. Le verdict dépendra de la réalisation des quatre paris sur lesquels il repose. Et peut-être, pour la France d’aujourd’hui, c’est là la meilleure solution: gagner le temps, perdre le minimum et attendre un avenir un peu plus clair. Très pragmatique... L’histoire nous le dira.

Bibliographie NYE Joseph S. Jr, The Future ofPower, ISBN 978-1-58648-891-8. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013, www.livre-

blancdefenseetsecurite.gouv.fr/index

SIPR1Fact Sheet April 2014

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Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale: d’une tentative d’approche globale

à la patience stratégique Colonel Charles Saint Fort Ichon

En 2013, la France publie son quatrième Livre blanc en matière de défense après ceux de 1972, 1994 et 2008, à la demande du pré¬ sident de la République nouvellement élu, François Hollande, qui considère que l’état du monde appelle de nouvelles évolutions de notre stratégie1. Souvent cité, souvent méconnu, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013 (LBDSN2013) est plus qu’un simple préambule aux lois de programmation militaire engageant la richesse de la Nation dans un contexte budgétaire contraint. Ce document, à double dimension politique et stratégique, rappelle en effet le caractère indissociable de la défense et de la sécurité et, au-delà, l’affirmation d’une volonté de stratégie globale. Néan¬ moins, sur ce dernier point, le LBDSN 2013 semble être en recul par rapport à son prédécesseur, se démarquant en cela des stratégies de sécurité d’États alliés aux ambitions apparemment analogues, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. Plus sûrement, le Livre blanc traduit bien l’incertitude stratégique à laquelle notre pays est confronté et à laquelle il apporte une réponse de circonstance : la « sagesse » stratégique.

.

1 Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN) 2013, la documen¬ tation française, mai 2013, p. 7, par. 1.

163

La Guerre par ceux qui la font

Le Livre blanc: une volonté de stratégie globale

Il convient, en premier lieu, de préciser la nature de plus en plus politique des Livres blancs de la défense (et de la sécurité na¬ tionale). Après celui de 1972, écrit sous l’égide de Michel Debré, ministre de la Défense et celui de 1994, rédigé sous la houlette de Édouard Balladur, Premier ministre - en période de cohabita¬ tion - les travaux des Livres blancs de 2008 et 2013 ont été initiés par le président de la République, magistrat politique suprême et chef des armées.

Cependant, pour être pleinement qualifiés de politiques, les Livres blancs doivent fixer les buts à atteindre en matière de défense et de sécurité car, comme l’écrit Hervé Coutau-Bégarie2, « la poli¬ tique fixe les buts de la guerre dans le cadre du gouvernement du pays », et donc, par extension, les buts en matière de défense et de sécurité. Pourtant, les Livres blancs n’évoquent que très succinctement

les buts ou objectifs politiques des opérations. La définition du ou des buts politiques d’une opération militaire qu’on imaginerait fort logiquement fixés en préalable à toute planification stratégique, s’avère être le résultat d’un processus itératif souvent délicat pour les acteurs et organismes impliqués (instances politiques de niveau ministériel, état-major des armées, autres organismes des ministères de la Défense et des Affaires étrangères, état-major particulier de la présidence de la République). En 2008, Nicolas Sarkozy, président de la République, évoque laconiquement deux objectifs dans sa préface au Livre blanc: Celui que notre pays reste une puissance militaire et diplomatique majeure, prête à relever les défis que nous confèrent nos obligations internationales, et celui que l’État assure l’indépendance de la France et la protection de tous les Français. » «

2. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traité de stratégie, Economica, 5e éd., 2006.

164

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. ..

L’objectif de la stratégie de défense et de sécurité nationale est alors « de parer aux risques et aux menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la nation3 ».

En 20134, la préface du document n’évoque explicitement ni buts ni objectifs. En revanche, elle « met l’accent sur les trois prio¬ rités de notre stratégie de défense: la protection, la dissuasion, l’in¬ tervention », mais ces vocables sont repris au chapitre 6 pour dési¬ gner des fonctions stratégiques. Le chapitre 4 présente des priorités stratégiques de nature plus politique: protection (territoire natio¬ nal et de nos ressortissants), sécurité (Europe et espace nord-at¬ lantique), stabilisation (voisinage de l’Europe, Proche-Orient, golfe Arabo-persique), paix (dans le monde). Le lecteur peut retenir de

préface deux buts politiques : faire face aux menaces sur nos responsabilités. Une lecture synoptique des trois Livres blancs précédents montre que ces deux objectifs sont analogues à ceux du LBDSN 2008 et assez proches de ceux des Livres blancs sur la défense de 19945 et de 19726. cette

intérêts, assumer nos

Dans le LBDSN 2013 - 160 pages - le nom « stratégie » appa¬ raît 75 fois, et l’adjectif « stratégique » 158 fois. On s’avancera à

déduire, sans risque d’être contredit, qu’il s’agit d’un document stratégique, même si cette stratégie ne semble pas entrer dans les ty¬ pologies contemporaines présentées par Hervé Couteau-Bégarie7, le général Lucien Poirier ou le général André Beaufre8. Le LBDSN 2013 réaffirme le concept de stratégie de défense et de sécurité 3. LBDSN 2008, Odile Jacob, La documentation française, juin 2008. 4. LBDSN 2013, La documentation française, mai 2013. 5. Livre blanc sur la défense 1994, première partie, chapitre 2 : défendre les intérêts de la France, construire l’Europe et contribuer à la stabilité interna¬ tionale, mettre en oeuvre une conception globale de la défense. 6. Livre blanc sur la défense 1972 : assurer la sécurité du territoire national et de ses habitants, participer à la sécurité en Europe et autour de l’Europe, protéger nos territoires lointains, affirmer notre influence économique et culturelle, faire face à nos engagements avec les pays d’Afrique et Madagascar. 7. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traité de stratégie, Economica, 5e éd., 2006, p. 131. 8. André BEAUFRE, « Vue d’ensemble de la stratégie », Politique étrangère n° 5 - 1962 - pp. 417 à 446.

165

La Guerre par ceux qui la font

nationale introduit par le Livre blanc 2008. Ce concept « associe, sans les confondre, la politique de défense, la politique de sécurité intérieure, la politique étrangère et la politique économique9 ». En¬ globant sécurité extérieure et sécurité intérieure, moyens militaires et civils, la stratégie de sécurité nationale est donc politique par essence. Stratégie globale, elle vise à « définir la mission propre et la combinaison des diverses stratégies générales, politique, écono¬ mique, diplomatique et militaire ». La sécurité nationale diffère de la défense globale héritière de l’ordonnance n° 59-147 du 7 janvier 195910 portant organisation générale de la défense. La défense glo¬ bale se focalise en effet sur une menace étatique envers nos inté¬ rêts vitaux dans un contexte de guerre froide : la défense militaire en est le cœur, les autres formes de défense (civile, économique et culturelle) contribuant à en préserver la liberté d’action. Dans ce contexte, la sécurité est intérieure, relève de chaque État et n’est qu’un « sous-produit de la défense11 ». En 2004, la sécurité nationale présente une dimension englo¬ bante dans la mesure où « l’ensemble des politiques publiques concourt à la sécurité nationale12 ». « La stratégie de sécurité nationale a pour objet d’identifier l’ensemble des menaces et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation [...] et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter13. »

Le rôle de la politique et de la stratégie de défense est de faire face aux agressions armées. Il n’est donc pas anodin que, dans le titre du Livre blanc, la qualification de « nationale » soit attribuée à la seule sécurité et non à la défense. En outre, l’examen de la 9. LBDSN 2008, Odile Jacob, la documentation française, juin 2008, préface. 10. Ordonnance n° 59-147 du 7 janvier 1959, Journal officiel du 10 janvier 1959. 11. J. PORCHER, «Défense versus sécurité nationale», Défense nationale et sécurité collective, n° 8, août-septembre 2008, p. 70. 12. Ordonnance n° 20041374 du 20 décembre 2004, ratifiée par la loi n° 20051550 du 12 décembre 2005 modifiant diverses dispositions relatives à la défense, paragraphe 1111-1. 13. Ibidem. 166

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale...

composition des commissions du Livre blanc de 2008 montre sans

et

2013

ambiguïté la volonté de permettre, dès le début des

travaux, une approche multisectorielle et multifonctionnelle, pré¬ alable indispensable à une stratégie totale, intégrale ou globale en matière de sécurité.

Les commissions successives ont associé aux responsables du ministère de la Défense des parlementaires, des autorités de plu¬ sieurs autres ministères (Intérieur, Affaires étrangères, Economie, Finances, Redressement productif, Budget, Enseignement supé¬ rieur et Recherche du privé - Industrie et services - de la Recherche scientifique, stratégique, etc.). Toutefois, de façon notable, en 2013, aucune personnalité de l’industrie privée (le président du groupe PSA était membre de la commission de 2008) n’a été représentée et, dans les deux cas, aucun représentant de l’industrie de défense ne fut membre de la commission. En 2004-2005, cette démarche vertueuse inspire le code de la défense14 puis en 2008 le nouveau Livre blanc en associant aux forces du ministère de la Défense (MINDEF), la police nationale, la gendarmerie, la sécurité civile et les douanes : les missions, objec¬ tifs ou efforts des forces hors MINDEF ont été décrites de façon assez succincte, certes, mais suffisamment précise pour souligner la volonté politique d’une approche globale des questions de sécurité. Ce dernier document devait être l’impulsion politique qui condui¬ rait à établir progressivement et durablement une stratégie globale en matière de sécurité.

Le Livre blanc-, la place importante de la stratégie militaire

générale Le LBDSN20 13 met l’accent, par le biais de son chapitre 7 rela¬ tif aux moyens de la stratégie, sur la stratégie militaire générale au moins autant que sur la stratégie de sécurité globale, et, concentre

14. Ibidem.

167

La Guerre par ceux qui la font

son propos sur les forces militaires et sur les civils du ministère de la Défense plus que sur les forces de police et de gendarmerie. Il serait hasardeux de définir les raisons de ce constat. On se bornera à rele¬ ver que la définition de la sécurité ne fait l’objet d’aucun consensus

international ou même national. Ainsi, en France, la sécurité doit être entendue culturellement son acceptation défensive. Elle est synonyme de protection contre les malfrats (sécurité intérieure du ressort du ministère de l’Intérieur), contre les envahisseurs (sécurité extérieure du ressort des ministères des Armées puis de la Défense) et traduit au pre¬ mier chef la réalité continentale de l’histoire de notre pays fonda¬ mentalement différente de celle de puissances maritimes comme le Royaume-Uni ou des États-Unis d’Amérique.

dans

La France est historiquement une zone de conquête, de passage, marquée par des guerres successives sur son sol et les occupations fréquentes de son territoire : occupation romaine, guerre de Cent Ans, première et deuxième guerres mondiales en sont les exemples les plus frappants. Sa priorité stratégique « génétique » reste donc la protection de son territoire et de ses ressortissants. Cette priorité est aussi celle de la quasi-totalité des pays européens continentaux, notamment ceux de l’ex-Europe de l’Est plus durablement marqués par les conséquences politiques de la Seconde Guerre mondiale.

En outre, la France est marquée par une histoire qui l’oblige à une gymnastique diplomatique et politique dès quelle envisage une intervention extérieure, en particulier en Afrique. Sa stratégie déclaratoire - dont relève aussi le Livre blanc - doit tenir compte

de ce dernier facteur. Par contraste, deux de nos principaux partenaires stratégiques, les États-Unis et le Royaume-Uni, affichent une véritable approche globale. Ces États ont en effet tous deux rédigé une stratégie nationale de sécurité relevant uniquement de la stratégie globale, déclinée ensuite par des documents de stratégie militaire générale comme la Strategie Defence and Security Review pour les Britanniques. La 168

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.

..

dernière National Security Strategy britannique remonte à 2010 et celle des États-Unis vient d’être mise à jour en 2015. Le concept de sécurité y est étroitement lié à celui de prospérité. Ainsi, dès l’introduction de la stratégie nationale de sécurité bri¬

tannique, est-il précisé: The National Security Strategy of the United Kingdom is: to use our na¬ tional capabilities to buildBritain’sprosperity, extend our nations influence in the worldand strengthen our security15. » «

De même : Our strategy reflects the country that we want to be: a prosperous, secure, modern and outward-looking nation, confident in its values and ideas. »

«

Pour les deux pays, la sécurité revêt une double dimension : la protection contre les menaces mais également une dimension glo¬ bale, bien au-delà de la simple protection des individus et des ins¬ titutions. Pour les Britanniques, il s’agit de rendre le Royaume-Uni plus prospère, plus riche, plus influent et plus sûr. Une croyance et une confiance bien ancrées en leurs idées et valeurs constituent le ci¬ ment sur lequel sera bâtie la prospérité. La sécurité ne se conçoit donc que globale : We will use all the instruments ofnationalpower to prevent conflict and threats beyond our shores: our Embassies and High Commissions worldwide, our international development program, our intelligence ser¬ vices, our defence diplomacy and our cultural assets. »

«

avert

Aux États-Unis, la croissance économique constitue le fonde¬ ment de la sécurité nationale, la prospérité doublée d’une forte influence crée des opportunités d’accroître la sécurité. La stratégie nationale de sécurité vise à sauvegarder les intérêts nationaux au 15. Traduction proposée: «La stratégie nationale de sécurité du RoyaumeUni est d’utiliser toutes nos capacités nationales afin de bâtir notre prospérité, étendre l’influence de notre nation dans le monde et renforcer notre sécurité. » 169

La Guerre par ceux qui la font

moyen d’un leadership (au sens d’être le leader mondial) fort et durable. Surtout, elle peut être aisément interprétée comme une stratégie de puissance reposant sur la sécurité, la prospérité, la pro¬ motion des valeurs américaines et le leadership au sein de l’ordre international. Outre-Atlantique, enfin, la stratégie nationale de sécurité exprime une approche très volontariste, celle d’une super¬ puissance en mesure de façonner le monde de demain. Comme c’est le cas pour la France, ces approches relèvent de facteurs culturels et historiques : le peuple américain est un peuple au caractère messianique fort et le salut de la Grande-Bretagne re¬ pose sur son isolement du reste du continent européen et sa capa¬ cité à développer un réseau économique et financier au-delà de ses propres frontières. Pour ces deux nations, la sécurité n’est pas le préalable indispensable à tout projet de développement alors que la croissance économique contribue sans nul doute à la sécurité.

Le Livre blanc se présente donc comme un document stratégique à double niveau. Il se situe d’abord au niveau politique et promeut une stratégie globale, grâce à laquelle « sont déterminés le rôle et la

place qu’on veut donner à la Nation dans le monde en général et dans son environnement continental et régional en particulier' » et qui englobe « le problème de la sécurité et de la défense dans un contexte plus large17 ».Il se situe ensuite au niveau de stratégie mili¬ taire générale, « auquel est organisée la contribution des armées à la stratégie globale mise en œuvre par le gouvernement1819 ».

16. Loup FRANCART, « L’évolution des niveaux stratégique, opératifet tactique », http : //www.institut-strategie.fr/strat068_Francart.html. 17. Ce niveau est traité dans les chapitres 1 à 5 (la France et le nouveau paysage stratégique, les fondements de la stratégie de défense, l’état du monde, les priorités stratégiques, l’engagement de la France dans l’Alliance atlantique et dans l’Union européenne). 18. Loup FRANCART, « L’évolution des niveaux stratégique, opératifet tactique », http : //www.institut-strategie.fr/strat068_Francart.html. 19. Ce niveau est traité essentiellement au travers des chapitres 5, 6 (la mise en œuvre de la stratégie) et 7 (les moyens de la stratégie) du Livre blanc de 2013. 170

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale...

De l’incertitude stratégique à la sagesse stratégique Le LBDSN 2013 traduit en réalité l’évolution du phénomène d’incertitude stratégique qui touche la France et ses partenaires de l’Europe continentale. La France est l’un des murs porteurs d’une Europe en manque de projet ou plus précisément en manque d’un projet commun. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le projet commun des nations d’Europe de l’Ouest était celui d’une paix du¬ rable entre elles. La réalité stratégique, celle de la guerre froide, était identifiée. La stratégie visait au développement économique grâce à des organisations qui ont progressivement muté vers une vaste zone de libre-échange, grâce à l’élargissement de l’Union européenne en tant qu’entité politique, et grâce à la sécurité face à une menace extérieure sous le parapluie américain grâce à l’OTAN; dans le cas de la France, cette stratégie a été complétée par l’adoption d’une posture d’indépendance stratégique au moyen de l’arme nucléaire. Simultanément, l’arme nucléaire figeait la stratégie militaire. Pendant la guerre froide, elle annihilait toute perspective de straté¬ gie directe et laissait place à la stratégie indirecte mise en œuvre par les deux superpuissances en périphérie de leurs sanctuaires respec¬ tifs. Mais surtout, elle imprimait durablement et peut-être défini¬ tivement sa marque sur le référentiel de nos sociétés. Des sociétés confiantes dans leur modèle et désireuses de l’exporter, recherchant

nouvel et meilleur équilibre sur la base du progrès technolo¬ gique, rentraient dans l’ère nucléaire de la survie20. Comme l’écrit Philippe Baumard21: un

« La question de la “pérennité”, qui est liée au contrôle de ressources critiques devient la nouvelle logique “ombrelle” des nouvelles sciences de la stratégie. »

Amplifiée par les phénomènes concomitants de la contraction du temps par les nouvelles technologies de l’information et de la fin des idéologies, la stratégie de la survie s’est traduite non plus 20. Philippe BAUMARD, Le vide stratégique, CNRS éditions, Paris, 2012, p. 49. 21. Ibidem, p. 50.

171

La Guerre par ceux qui la font

par des objectifs à atteindre ou par un nouvel équilibre que laissent entrevoir des possibilités nouvelles mais par la capacité à préserver ce qui est ou à revenir à ce qui était. Il s’est désormais agi d’établir une stratégie prédictive, des scénarios dont le degré de réalisation déterminera la réaction à adopter.

Cette stratégie de survie s’est apparentée, dans les faits, à une stratégie de réaction qui a perduré après l’effondrement de l’empire soviétique. La chute du mur a rassemblé autour du projet européen l’ensemble des nations d’Europe à l’exception de celles qui étaient restées dans le giron de la Communauté des États indépendants (CEI).

Pour l’Europe, il s’est agi de recueillir les dividendes de la paix

dans

un

monde unipolaire

sous

domination de l’hyperpuissance

américaine. Aujourd’hui, il semble clair que cette vision ne résiste pas à l’émergence de nouveaux acteurs comme la Chine et au réveil Russe, au retour en force de combats idéologiques (nationalisme,

radicalisme religieux). La fin de l’histoire, évoquée par Francis Fu¬ kuyama22, s’avère illusoire. Chacun des États européens prend conscience de sa propre fra¬ gilité et de celle de ses partenaires dans un monde plus complexe et mondialisé mais sans parvenir véritablement à une vision com¬ mune de leurs intérêts communs. Dans le cas de la France, il est frappant de constater à quel point la notion d’intérêts perd de sa substance ou se dilue au fur et à mesure des publications successives des Livres blancs sur la défense Get la sécurité nationale).

En 1972, alors que la dissuasion est au cœur de la réflexion stra¬ tégique, les intérêts de la France sont subdivisés en trois catégories : les intérêts vitaux qui englobent le territoire national (en Europe) et ses approches et justifient la dissuasion; les intérêts majeurs 22. Francis FUKUYAMA, La Flammarion, 1992.

fin

de l’Histoire

172

et

le dernier homme, Champs

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale...

(Europe) ; les responsabilités (DOM, Afrique francophone, et de façon générale partout où il est de la responsabilité de la France d’intervenir).

La limite des intérêts vitaux reste délibérément floue afin de réduire la marge de manœuvre de l’adversaire. « La dialectique clé de la dissuasion se nourrit d’une relative incertitude23. »

En 1994, la France définit une nouvelle typologie: les intérêts vitaux, les intérêts stratégiques et les intérêts simples - ni vitaux, ni stratégiques -, sont décrits en miroir des trois catégories précédentes mais avec un rayon d’action plus large qui révèle une certaine per¬ plexité face à la mondialisation. « L’intégrité du territoire national, comprenant la métropole et les départements et territoires d’outre¬ mer, de ses approches aériennes et maritimes, le libre exercice de notre souveraineté et la protection de la population » constituent le cœur des intérêts vitaux dont il convient de ne pas donner « une

définition trop précise » afin de « préserver la liberté d’appréciation d’action des autorités de l’État s’ils venaient à être menacés ».

et

On notera d’ailleurs qu’il ne s’agit plus de maintenir l’adversaire dans l’incertitude mais de préserver la liberté d’action du décideur politique. Les intérêts stratégiques à connotation fortement écono¬ mique s’étendent non seulement sur le continent européen mais aussi dans ses marches à l’Est et au Sud. En dernier lieu, les intérêts - ni vitaux, ni stratégiques - sont relatifs à la vocation internatio¬ nale de la France.

En 2008, le Livre blanc délivre un quadruple constat: une ty¬ pologie comprenant intérêts vitaux et intérêts stratégiques; une lecture plus large des intérêts vitaux qui « comprennent, en parti¬ culier, les éléments constitutifs de notre identité et de notre exis¬ tence en tant qu’État-nation, notamment le territoire, la popula¬ tion, ainsi que le libre exercice de notre souveraineté » dans « un 23. Livre blanc sur la défense 1972.

173

La Guerre par ceux qui la font

monde qui ne cesse de changer » ; l’absence de définition des inté¬ rêts stratégiques ; l’absence de définition commune d’intérêts com¬ muns avec les autres États de l’Union européenne, à l’exception du Royaume-Uni : n’existe pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un seraient menacés sans que les intérêts de l’autre le soient également. »

« Il

Enfin, en 2013, la tendance arrive à son terme: intérêts vitaux et intérêts stratégiques sont cités sans être définis, comme si le bou¬ leversement permanent de la donne stratégique rendait illusoire toute interprétation durable ou de court terme des centres de gra¬ vité de la Nation et permanent l’état d’incertitude stratégique.

En réalité, le LBDSN 2013 tire les leçons de l’histoire. Le temps

des certitudes stratégiques semble définitivement révolu. Pendant la première guerre mondiale, les stratèges français ont d’abord misé sur une stratégie offensive dont l’échec a abouti à une stratégie défensive ponctuée d’offensives modérées puis de grande ampleur. Ils ont ainsi agi conformément à la théorie de Clausewitz24 selon qui « la défense n’est rien d’autre que la forme de guerre la plus puissante » qui « permet d’atteindre la victoire [...] afin de passer à l’attaque, c’est-à-dire au but positif de la guerre » et aux principes de Sun Tzu qui expliquait que « l’invincibilité se trouve dans la défense, la possibilité de victoire dans l’attaque25 ». Cette stratégie, bien quelle n’ait pas été menée à son terme, a contribué à l’effon¬

drement politique de l’Allemagne. Pendant l’entre-deux-guerres, ils ont bâti une stratégie défensive - symbolisée par la ligne Magi¬ not - aisément contournée par la Blitzkrieg avant de se rallier à une stratégie offensive massive qui causa l’effondrement du Reich alle¬ mand. L’après Seconde Guerre mondiale fut la période de l’arme nucléaire qui ne fut jamais utilisée et celle de la contre-insurrection qui se traduisit surtout par des échecs.

24. Carl Von CLAUSEWITZ, De la guerre, Rivages poche, 2014, livre sixième, p. 275.

25. Sun Tzu, L’artde la guerre, Philosophie, 2008.

174

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale...

Il s’agit désormais de bâtir des modèles, en vue d’une « meilleure situation de paix26 », capables de répondre à toutes les menaces, à toutes les singularités tout en appliquant l’un des principes positifs de la stratégie selon Basil H. Liddell Hart27, celui de l’ajustement de la fin aux moyens. Le temps de l’incertitude stratégique devient finalement celui de la « sagesse » stratégique face à une menace protéiforme en permanente évolution, où les périphéries du passé mutent en centres de gravité du présent : il n’y a plus d’ennemi mais la menace peut resurgir et cibler des intérêts secondaires aujourd’hui mais vitaux demain. On évoque la fin des guerres majeures28 mais l’intangibilité des frontières n’a jamais semblé si fragile, justifiant de conserver l’arme nucléaire et des forces conventionnelles dans des volumes conséquents. Au fond, le Livre blanc est la réponse réaliste à un monde où aucune puissance, aucune alliance n’a la capacité d’imposer son modèle. La volonté d’éviter l’enfermement dans une stratégie afin de prévenir « l’enlisement idéologique » et la surprise stratégique, est manifeste et peut bousculer certains esprits (trop) cartésiens. En préservant un large spectre de moyens, il permet de répondre à plu¬ sieurs scénarios présentés sous le vocable de contrats opérationnels. « Les scénarios du futur restent [...] très ouverts et il serait réducteur d’enfermer l’analyse dans des raisonnements trop généraux29. »

Dans la pratique, cette « sagesse » stratégique donne à la France de réelles capacités d’adaptation et d’influence sur le court et long terme. Elle lui permet d’élaborer des options stratégiques en ré¬ ponse à toutes les crises qui se présentent à elle depuis 25 ans, sans nécessairement les mettre en œuvre - selon le choix des décideurs politiques -, mais sans jamais la laisser totalement démunie.

26. Basil H. LIDDELL HART, Stratégie, éd. Perrin, collection Tempus, 2007.

27. Ibidem. 28. La fin des guerres majeures, ouvrage collectif sous la direction de Vincent HOLEINDRE et Frédéric RAMEL, Economica, 2010. 29. LBDSN 2013, La documentation française, mai 2013, p. 33.

175

Jean-

La Guerre par ceux qui la font

À une approche trop déterministe d’une stratégie qui serait fon¬ dée sur une vision incertaine de l’avenir, le Livre blanc préfère un pragmatisme fondé sur l’adaptation à la seule réalité qui soit, celle de la situation et des capacités d’aujourd’hui. Ses forces nucléaires et conventionnelles, son processus de décision, son statut diploma¬ tique permettent à la France de décrire, dans le Livre blanc, le rôle quelle entend jouer dans les années qui viennent. En dépit des réductions de budget qui furent au cœur des tra¬ vaux sur le Livre blanc, ce document traduit la volonté politique de rester un acteur stratégique incontournable sur le plan régio¬ nal, à vocation mondiale. La démarche vertueuse d’approche glo¬ bale en matière de sécurité s’est avérée difficile à mettre en œuvre. Néanmoins, les travaux successifs sur le Livre blanc ont conduit à de véritables synergies, en particulier dans la fonction stratégique commandement-anticipation, en matière de renseignement. Une réelle stratégie globale de défense et de sécurité ainsi que de sécurité nationale semble encore un objectif lointain, peut-être illusoire au regard de la nécessaire diversité des points de vue et des organismes qui les portent au sein de l’État. La stratégie est associée au temps long qui figure dans le code génétique du ministère de la Défense et beaucoup moins dans celui des autres acteurs de la sécurité. Pour¬ tant, la France a su adopter un pragmatisme que l’on attribue sou¬ vent aux Britanniques, en adoptant une stratégie qui fonctionne, comme le démontrent les succès en opérations extérieures et sa ca¬ pacité à contrer la menace terroriste sur le territoire national. L’arse¬ nal nucléaire ainsi qu’un éventail large de forces conventionnelles restent pertinents pour répondre aux menaces d’acteurs étatiques aux nouvelles ambitions et juguler le développement des conflits liés aux menaces de la faiblesse. Souvent accusée de préparer les guerres du passé, la France, dans une posture de « sagesse » stratégique, dotée d’un mécanisme de décision singulier, envié de tous ses alliés, semble préparée à « bien faire la guerre d’à-propos, tant par la sagesse de [ses] institutions que par la prévoyance de [son] administration, et la perfection de

176

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale...

[son] système politique militaire30 »

et

à réagir à la surprise straté-

gique.

Bibliographie BAUMARD Philippe, Le vide stratégique, CNRS éditions, Paris, 2012.

CLAUSEWITZ Carl von, De la guerre, Rivages poche, 2014. CLAUSEWITZ Carl von, De la guerre - Livre I, GF Flammarion, 2014. COUTAU-BÉGARIE Hervé,

Traité de stratégie, Economica, 5e édition,

2006.

JOMINI Antoine-Henri, Précis de Part de la guerre, Perrin Tempus, 2001.

LIDDELL HART Basil H., Stratégie, Perrin Tempus, 2007.

Tzu Sun, L’art de la guerre, Philosophie, 2008. VERGEZ-CHAIGNON Bénédicte, Pétain, Perrin, 2014.

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, La documen¬ tation Française, 2013.

Livre blanc sur la

défense et la sécurité nationale, Odile Jacob La

documentation Française, 2008.

30. Antoine-Henri JOMINI, Précis de l’art de la guerre, éd. Perrin Tempus, 2008, p. 101. 177

Vers une dissuasion globale ?

La dissuasion au défi du conventionnel Colonel Eric Gosset

La dissuasion: définition, stratégie et modes d’action En France, le mot « dissuasion » est systématiquement asso¬ cié à l’arme atomique. Toutefois, cette notion est beaucoup plus ancienne comme l’atteste le proverbe latin Si vis pacem para bel¬ lum. La dissuasion a en effet pour finalité de prévenir un acte en convainquant l’acteur concerné que les coûts de l’action qu’il pré¬ médite excèdent le bénéfice qu’il pourrait en tirer. Dans ses Straté¬ gies nucléaires publiées en 1977, Lucien Poirier affirmait : « L’art de dissuader n’est pas l’art de contraindre - comme la guerre -, mais celui de convaincre. »

L’essence de la dissuasion est donc de convaincre un adversaire rationnel de ne pas agir. Pour être efficace, la stratégie de dissuasion doit se fonder sur une bonne compréhension de la partie adverse et de sa perception des enjeux, ainsi que sur sa réceptivité à la menace de dommages sur son territoire.

Il s’agit, soit de privilégier une « dissuasion par déni/interdic¬ tion », qui consiste à se doter de moyens permettant d’empêcher physiquement l’adversaire de réaliser cet acte, soit de menacer l’adversaire de représailles, si celui-ci franchit la limite établie. La dissuasion s’effectue alors par « représailles/punition ».

179

La Guerre par ceux qui la font

Les premières formes de dissuasion sont évoquées par Alfred Ma¬ han, Julian Corbett ou Philippe Pétain dès le début du xxc siècle. Mais ce n’est qu’à l’ère nucléaire que la dissuasion devient une caté¬ gorie stratégique à part entière, inspirée par la volonté de ne pas renouveler l’expérience destructrice des deux guerres mondiales. La dissuasion peut ainsi se définir comme « la prévention de l’ac¬ tion par peur des conséquences. La dissuasion est un état d’esprit

résultant de l’existence d’une menace crédible de réaction inaccep¬ table1 ». Elle a pour objet d’amener l’adversaire à renoncer à agir, et donc à faire en sorte que les risques des dommages potentiels qu’il est susceptible de subir soient toujours supérieurs à l’enjeu qu’il peut rechercher. La finalité de la dissuasion est ainsi de proscrire la montée aux extrêmes et de prévenir, avec une efficacité démontrée depuis 1945, tout conflit majeur. La dissuasion visant à convaincre un adversaire, elle est surtout un processus psychologique reposant sur la crédibilité des menaces politiques et physiques. L’identification de ce que l’on cherche à dis¬ suader est essentielle pour adopter la stratégie de dissuasion la plus efficiente. Cette dernière se définit d’abord par sa finalité, ensuite par ses voies et moyens, classiques ou nucléaires, que le but détermine.

Avec l’arme nucléaire, la dissuasion change de nature. La stra¬ tégie classique cherche à agir sur la volonté d’un agresseur poten¬ tiel en lui démontrant que l’entreprise projetée peut échouer ou atteindre un coût dépassant la valeur de l’enjeu. Dans le domaine nucléaire, l’inhibition de la volonté adverse est obtenue à travers la certitude que le risque et le coût excéderont toujours l’enjeu. Le choix de la France de protéger ses intérêts vitaux contre toute agression d’origine étatique, d’où quelle vienne et quelle qu’en soit 1. US DOD Dictionary of Military and Associated Terms, cité dans Alan D. ZIMM, « Deterrence: Basic Theory, Principles andImplications », Strategic Review, 1997, p. 42.

180

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

la forme, s’est concrétisé dès l’origine à travers une posture dissua¬ sive adossée aux seules armes nucléaires. Ce choix fondamental en faveur de la stratégie nucléaire date de 19592 et reposait sur un double fondement : le souhait de protéger ses intérêts vitaux contre les menaces de pays plus puissants; le souci d’assurer en toutes circonstances sa souveraineté et sa liberté d’action. En limitant la dissuasion à ce cadre d’action, sa crédibilité est élevée face à des me¬ naces étatiques. L’articulation entre les armes nucléaires et les capa¬ cités conventionnelles a néanmoins évolué depuis le Livre blanc de 1972. Initialement dimensionnées et organisées pour constituer le volet non immédiatement nucléaire de la dissuasion, les forces classiques se sont vues progressivement confier un rôle stratégique propre au profit de la sécurité collective, pour défendre les intérêts français et permettre à la France d’assumer ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. À partir du Livre blanc de 1994, les rôles des capacités atomiques et conventionnelles ont évolué pour répondre à des scénarios indé¬ pendants, la stratégie de dissuasion nucléaire excluant toute confu¬ sion entre dissuasion et emploi. La stratégie de dissuasion française prime ainsi celle de l’action. Les deux modes ne sont d’ailleurs pas symétriques comme le relève le général Beaufre. « La première dissymétrie provient de ce que la dissuasion peut se réaliser sans action, par la seule existence des forces, tandis que l’action fera toujours intervenir quelque degré de dissuasion à l’égard de l’adversaire principal ou de tiers. Mais la très grande dissymétrie réside dans le fait que la stratégie de dissuasion se doit, si elle réussit, d’être tout entière conjecturale, tandis que la stratégie d’action ne peut éviter la vérification matérielle des arguments quelle emploie3. »

En France, la conceptualisation de la « dissuasion convention¬ nelle » a ainsi été soigneusement proscrite.

2. Doctrine française de dissuasion nucléaire définie par le général de Gaulle, le 3 novembre 1939, lors d’une conférence donnée à l’École militaire au profit des stagiaires de l’École de guerre. 3. André BEAUFRE. La Stratégie de l’action, éd. de l’Aube, 1998, p. 38. 181

La Guerre par ceux qui la font

Or, depuis 1945 et en raison de leurs responsabilités mondiales, les États-Unis ont développé une conception plus étendue de la dis¬ suasion visant à défendre de manière crédible leur territoire national ainsi que celui de leurs nombreux alliés, notamment de l’OTAN. La crédibilité de la posture américaine de « dissuasion élargie » néces¬ site de fréquentes démonstrations de sa puissance et des ressources financières très importantes. Alors que la France avait une acception strictement défensive et uniquement nucléaire de sa dissuasion, les États-Unis ont mis en avant une dissuasion plus globale combinant des capacités nucléaires et conventionnelles, à caractère offensif et défensif, dans une perspective de prévention de la guerre majeure et de maîtrise de l’escalade lors de conflits périphériques.

La définition et l’efficacité de la dissuasion dépendent donc étroitement des intérêts en jeu des parties adverses. Plus ceux-ci sont vitaux pour le pays agressé, plus sa dissuasion est crédible; moins l’enjeu a un impact direct sur sa sécurité, moins sa dissua¬ sion est convaincante et tend davantage vers des actions de coerci¬ tion de faible envergure. Se fondant sur la perception par tout adversaire de risques inacceptables, hors de proportion avec l’enjeu du conflit, l’arme nucléaire inspire depuis 1945 une terreur extrême avec des effets destructeurs potentiels visant aussi bien les infrastructures que les personnes. La notion militaire classique de dissuasion a revêtu de¬ puis lors une forme radicale, inconnue jusqu’alors. La possession de capacités militaires nucléaires a eu pour conséquence une stabilité au niveau systémique entre États dotés que Raymond Aron définit ainsi : Une situation dans laquelle les duellistes sont incités impérieusement à ne pas utiliser leurs armes parce qu’ils détiennent tous deux la capacité

«

de se détruire et qu’ils ne possèdent ni l’un ni l’autre la capacité de se

désarmer4. »

4. Raymond ARON, Penser la guerre, Clausewitz vol. II, l’âge planétaire, Paris, éd. Gallimard, 1976. 182

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

Il n’y a pas eu de conflit entre grandes puissances depuis 70 ans. Il n’y a jamais eu de conflit majeur entre États nucléaires. Aucun pays disposant de l’arme nucléaire n’a été significativement envahi. Aucun pays explicitement protégé par un « parapluie nucléaire » n’a fait l’objet d’une attaque massive. Ces quatre constats sont dres¬ sés par Bruno Tertrais5. Selon ce dernier, la dissuasion nucléaire a un effet de limitation de l’ampleur et de l’intensité des affronte¬ ments entre grands États, tant lors des périodes de crise en Europe que lors des guerres survenues en Asie et au Moyen-Orient. L’arme nucléaire a donc clairement fait la démonstration de son efficacité à réguler les confrontations internationales, même s’il n’a pas été question de paix, mais de guerre froide, entre les blocs occidental et soviétique durant la seconde moitié du xxe siècle. Les enseignements de l’histoire citer des doutes sur

sont

pourtant

de nature à sus¬

la validité d’un pari dissuasif uniquement nu¬

cléaire. Il n’existe en effet aucune assurance que la théorie des choix rationnels s’appliquera de manière continue en fonction des futurs adversaires, certains régimes étant fortement enclins à prendre des risques. Ceci les rend difficile à dissuader6. Cela pourrait être notamment le cas si un pays comme l’Iran était tenté de céder à la thèse apocalyptique pour des raisons purement idéologiques, comme en témoigne la déclaration belliqueuse de Hashemi Rafsandjani à l’endroit d’Israël : « L’emploi d’une seule arme nucléaire contre Israël détruirait tout, mais, contre

le monde islamique, ne causerait que des dommages limités. »

Après une étude approfondie d’une série de crises internatio¬ nales, le théoricien Robert Jervis concluait: 5. Bruno TERTRAIS, Défense et Illustrationdela Dissuasion Nucléaire, Recherches Documents n° 5, Fondation pour la Recherche Stratégique, 2011. 6. Exemples d’initiatives ou d’escalades militaires ayant abouti au seuil nucléaire: blocus de Berlin-Ouest en 1948, soutien de l’URSS à Kim Il-Sung pour l’invasion de la Corée-du-Sud en 1950; encouragement de Fidel Castro à l’ouverture du feu nucléaire soviétique lors de la crise de Cuba en 1962, décision égypto-syrienne d’attaquer Israël en 1973, campagne d’infiltration pakistanaise au Cachemire en 1999. et

183

La Guerre par ceux qui la font « Il est très rare que les deux adversaires comprennent les objectifs, les peurs, les stratégies et les perceptions de l’autre. L’empathie est difficile et

généralement absente7. »

Si la dissuasion nucléaire a favorisé une forme de stabilité entre États dotés, elle a aussi induit une instabilité accrue au niveau infé¬ rieur à travers le développement de crises multiples supposées ne pas mettre en cause d’intérêts vitaux. Ce paradoxe - paix globale, guerres locales8 - est notamment illustré par la guerre froide, pé¬ riode de paix systémique au cours de laquelle il a été constaté un essor de la conflictualité de basse intensité se traduisant par nombre de guerres régionales, locales ou civiles dans lesquelles les ÉtatsUnis et l’URSS sont intervenus.

À titre d’illustration, l’équilibre de la dissuasion a joué entre le Pakistan et l’Inde, comme cela avait été le cas entre les ÉtatsUnis et l’Union des Républiques socialistes soviétiques. Après s’être affrontés ouvertement à trois reprises (1948, 1965, 1971) avant d’accéder à la capacité nucléaire, le Pakistan et l’Inde se sont abstenus de se livrer une guerre conventionnelle majeure. Mais, la détention de la bombe nucléaire par le Pakistan lui assure aussi une relative impunité et inhibe la volonté de l’Inde de répli¬ quer militairement aux agressions dont elle fait l’objet9. Lors de la guerre du Kargil en 1999, durant laquelle des militaires pakista¬ nais ont effectué une incursion de plusieurs dizaines de kilomètres en territoire indien, l’Inde a été dissuadée de réagir par une guerre conventionnelle majeure alors quelle bénéficiait de la supériorité militaire. La nucléarisation des deux pays doit donc être consi¬ dérée comme responsable à la fois de l’éclosion de ces conflits 7. Robert JERVIS, Rational Deterrence: Theory and Evidence, World Politics, vol.4l, janvier 1989. 8. Ce paradoxe - paix globale, guerres locales - est mis en avant dès 1954 par l’historien militaire LIDDELL HART: « Dans la mesure où la bombe H réduit la probabilité d’une guerre totale, elle augmente la probabilité d’une guerre limitée... » Il faudra toutefois attendre 1965 et la contribution de Glenn H. Snyder pour que ce paradoxe soit véritablement théorisé. 9. Attentat à Bombay en 2008 auquel les services secrets pakistanais auraient participé. 184

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

mais également de leur aspect nécessairement limité, sous le seuil

nucléaire. Autre évolution notable depuis l'effondrement du bloc sovié¬ tique, les menaces contre l’ordre mondial sont devenues perma¬ nentes et protéiformes dans un contexte de guerre économique et de soutien des actions terroristes des États ou des structures paraétatiques. Les frontières des menaces, lointaines et de proximité,

s’estompent tandis que les incertitudes sur les belligérants potentiels s’accroissent. La logique de dissuasion nucléaire peut aujourd’hui sembler relativisée, contournée ou circonscrite par les nouveaux dé¬ fis sécuritaires. Les forces nucléaires ont-elles encore une crédibilité pour prévenir des cyber-attaques, des attentats islamistes coordon¬ nés à l’échelle mondiale ainsi que des conflits asymétriques ou des guerres irrégulières ? Par ailleurs, la volonté de la Russie de s’appuyer sur un concept d’emploi d’armes nucléaires tactiques pour compenser son infério¬ rité conventionnelle est susceptible de conduire à un abaissement du seuil d’engagement de l’arme atomique et à une rupture précipi¬ tée du tabou nucléaire, faisant ainsi échec au concept de dissuasion. Cet amoindrissement du « rendement » de la dissuasion nu¬ cléaire et l’inhibition morale occidentale à employer l’arme ato¬ mique contre des États dénucléarisés pose dans de nouveaux termes la question de la dissuasion conventionnelle.

La dissuasion conventionnelle en question Le débat américain sur les armes conventionnelles et leur contri¬ bution à la dissuasion a évolué après la démonstration de la su¬ périorité des États-Unis et de ses alliés en 1990 avec l’opération Tempête du désert. Il en est résulté la conviction qu’un potentiel militaire conventionnel extrêmement performant pouvait repré¬ senter un moyen crédible pour dissuader des conflits régionaux, jugés essentiels pour les intérêts américains.

185

La Guerre par ceux qui la font

Mais l’équilibre entre les volets nucléaire et conventionnel de la dissuasion n’est pas statique et immuable. L’asymétrie des enjeux politiques et militaires entre les États-Unis, soucieux d’imposer le droit international et de défendre leurs intérêts, et un État proli¬ férant luttant pour sa survie, conduit à de nécessaires et régulières adaptations de la doctrine américaine. La priorité actuelle donnée à la dimension conventionnelle de la

dissuasion américaine, sans exclure les armes atomiques, se fonde l’idée que certaines technologies classiques sont à même de conférer à ceux qui les détiennent une supériorité radicale, permet¬ tant de limiter à l’extrême, voire d’éliminer la part nucléaire dans les défenses. Dans ce contexte marqué par le déploiement croissant des missiles de croisières et des drones stratégiques armés, ainsi que le développement des capacités antimissiles balistiques, quelle cré¬ dibilité faut-il accorder au concept d’une dissuasion uniquement fondée sur des capacités conventionnelles ? sur

Une dissuasion conventionnelle coûteuse et imparfaite... Dans les années 1980, le concept de dissuasion conventionnelle a commencé à prospérer au vu de deux justifications. La légitimité

de l’arme nucléaire était violemment attaquée au sein de la société civile et par des États non dotés. Le développement des armes de précision à longue portée suscitait de nouvelles doctrines de frappe en profondeur10.

John Mearsheimer11

de théoriser cette forme conven¬ tionnelle de la dissuasion; sur les douze cas identifiés entre 1938 et 1979, elle n’aurait fonctionné que deux fois et échoué dix fois. En particulier, il ne peut y avoir de dissuasion conventionnelle du faible au fort. De plus, les forces classiques ne sont pas suffi¬ samment liées à l’idée d’apocalypse et n’ont pas le même pouvoir d’inhibition. Dans le débat sur les possibilités et les limites de la a tenté

10. Airlandbattle et FOFA. 11. Conventional Deterrence, Ithaca, Cornell University Press, 1983.

186

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

dissuasion conventionnelle, une importante distinction analytique est faite entre la guerre d’usure et la guerre-éclair que la dissuasion ne pourrait pas prévenir. La dissuasion conventionnelle n’est finalement crédible qu’à la

condition d’aligner en quantité comme en qualité un arsenal de combat capable de prévenir par son existence même une grande variété de menaces. En raison de leur politique d’alliance et des frictions récurrentes des pays proliférants, les États-Unis ont introduit très tôt le

avec

concept de dissuasion globale comme élément fondamental de leur

politique de sécurité. Ce développement s’inscrit dans la continuité des efforts américains de conventionnalisation de leur dissuasion {deterrence) initiée en 2001 à travers la publication de leur revue de posture nucléaire {Nuclear Posture Review - NPRU). Dans ce cadre, les fondamentaux de la stratégie américaine, jusqu’alors ap¬ puyée sur la possession de la seule arme nucléaire, ont été reformu¬ lés. Pour Washington, la seule possession d’une capacité nucléaire sophistiquée, jugée absolument nécessaire, ne saurait suffire face aux menaces potentielles très variées, allant de celle des États, dotés d’armes nucléaires ou de destruction massive, à celle du terrorisme de masse capable de frapper les États-Unis sur leur territoire comme de nuire à ses intérêts à l’extérieur. une perception plus conventionnelle de la la dissuasion confinant dimension nucléaire à des scénarios d’ex¬ ception13, les Américains s’appuient désormais davantage sur une triade de capacités conventionnelles, antimissiles et nucléaires, en maximisant l’emploi des armes classiques du type « frappe straté¬ gique rapide14 ». Les avancées technologiques dans le domaine des systèmes militaires permettent en particulier la mise au point de

Mettant en

avant

12. Departement of Defense, « Nuclear PostureReview », submitted to Congress 31 December 2001. 13. Cette conception stratégique américaine est décrite dans la NPR 2010 et dans la Revue de la posture de dissuasion et de défense (DDPR) 2012. 14. Conventional Prompt Global Strike.

187

La Guerre par ceux qui la font

systèmes dont la vocation est d’ordre stratégique: protéger le terri¬ toire américain et battre des adversaires contre lesquels les moyens traditionnels de dissuasion s’avèrent inutilisables. Ainsi, les armes de précision équipées de charges conventionnelles, qu’il s’agisse de missiles de croisière ou d’armes balistiques, offrent en théorie la possibilité aux États-Unis de neutraliser ou de menacer des cibles de haute valeur politique ou militaire, fugaces, protégées ou ca¬ mouflées. Une telle capacité permettrait aux États-Unis d’attaquer des objectifs partout dans le monde, sans disposer de porteurs à proximité de la zone visée, en quelques dizaines de minutes et avec une précision métrique. Elle résoudrait les problématiques d’accès au théâtre. Néanmoins la perspective de leur emploi en temps de crise ou de guerre pose de nombreuses questions tant en matière de

crédibilité opérationnelle que d’interactions stratégiques15. Par ailleurs, relevant de la « dissuasion par interdiction », les dé¬ fenses antimissiles dont le rapport coût-efficacité est exorbitant sont encore moins crédibles que les armes conventionnelles, dans le cadre de cet affrontement des volontés entre un agresseur et un pays cible, dans la mesure où elles ne menacent pas de représailles. De plus, elles sont actuellement inadaptées pour traiter les missiles de croisière. Si le déploiement de défenses antimissile et la mise au point de capacités de frappes conventionnelles par les États-Unis sont sus¬ ceptibles de dissuader certains États de débuter le développement d’armes de destruction massive, ils peuvent aussi se traduire par le renforcement des programmes existants par ces mêmes États pour prévenir tout interventionnisme américain et sanctuariser un terri¬ toire, comme en témoignent le retrait du Traité de Non-Prolifération par la Corée du Nord en 2003 et son programme de développement d’une capacité nucléaire militaire intercontinentale. La multiplica¬ tion du nombre d’acteurs militaires potentiels à travers le monde

complexifie la définition d’un concept commun de dissuasion. 15. La co-localisation des armes conventionnelles avec des vecteurs d’armes nucléaires et leur utilisation est une source potentielle d’incidents puisqu’elle peut être interprétée comme une attaque nucléaire, par exemple, par la Russie ou la Chine qui disposent de moyens d’alerte. 188

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

La Révolution dans les Affaires Militaires (RMA) fondée aux États-Unis sur les progrès technologiques en matière d’information et de communication n’a finalement pas conduit au déclassement de l’arme atomique pour prévenir les conflits futurs, comme en atteste la volonté américaine de moderniser ses capacités nucléaires.

Les essais réussis du missile d’attaque au sol LGM-30G Minuteman-III, seul missile balistique intercontinental (ICBM) terrestre en service aux États-Unis, normalement équipé d’ogives thermo¬ nucléaires W87, dont le dernier lancement est survenu le 23 mars 2015, est l’illustration de cette volonté et la démonstration que les États-Unis sont capables de frapper à plusieurs milliers de kilo¬ mètres avec une extrême précision.

Il démontre la crédibilité opérationnelle du Minuteman-III et la capacité des États-Unis à maintenir une dissuasion nu¬ cléaire forte, crédible comme élément clé de la sécurité nationale américaine et de la sécurité des alliés et partenaires des États-Unis16 assure

toujours pas un substitut crédible aux armes nucléaires, tant au vu du différentiel significatif entre l’énergie dégagée par les armes classiques et nucléaires, que de la nécessité de détenir en toutes circonstances une capacité de frappe en second. À effet équivalent, l’arme nucléaire offre en effet la quasi-certitude de voir les objectifs détruits en un temps très limité, alors que l’engagement conventionnel pourrait ne pas être conduit à bon terme lors d’une campagne longue de bombardement par des forces classiques, qui continue par ailleurs à soulever des inter¬ rogations nombreuses. Ces opérations militaires conventionnelles seraient-elles durablement acceptées par une opinion publique sen¬ sibilisée en continu par les médias et internet ? La résilience d’une nation serait-elle suffisante pour résister à d’éventuelles représailles par des actes de terrorisme ou des attaques cybernétiques durant une phase prolongée de tirs à distance de missiles de croisière ou balistiques à destination d’un État cible? Les armes conventionnelles ne

sont

16. Communiqué de l’US Air Force du 23 mars 2015. 189

La Guerre par ceux qui la font

En réalité, c’est parce quelle est instantanée, unique dans sa nature, irrésistible, et extrême par sa puissance que l’explosion nucléaire induit ce pouvoir inhibiteur et offre la capacité la mieux adaptée à la prévention des conflits interétatiques. Si pour se rap¬

procher des capacités atomiques, les armements conventionnels sophistiqués tendaient vers les mêmes effets militaires tout en ra¬ tionalisant les aspects moraux de son emploi, le risque deviendrait élevé pour que cela coïncide, au final, avec une renonciation concept de dissuasion.

au

... qui ne saurait se suffire à elle-mêmepour être efficace La revue des nations à

le monde ne révèle pas l’exis¬ tence, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de grandes puissances au rayonnement mondial qui ne se soient dotées de l’arme atomique, dès lors que la course aux armements leur était ouverte. Ainsi, l’Allemagne et le Japon sont les deux seuls États de premier plan disposant de forces classiques robustes mais non dotés d’armes atomiques. Toutefois leur sécurité est garantie par des systèmes d’alliance leur offrant, notamment, une protection de leurs intérêts vitaux par des capacités nucléaires américaines. Aussi, le développement d’une dissuasion autonome fondée uniquement sur des forces conventionnelles est souvent la résultante d’un choix par défaut. En raison de capacités financières ou technologiques insuffisantes, ou parce que les pressions exercées par les États dotés pour inciter strictement au respect du TNP sont persuasives. travers

En France, le concept de dissuasion conventionnelle n’a pas prospéré. C’est en particulier dû au traumatisme de mai 1940, à la volonté de la France de préserver sa souveraineté et sa liberté d’ac¬ tion en toutes circonstances, à des coûts financiers extrêmement importants pour disposer de forces classiques réellement dissuasives garantissant une capacité de destruction mutuelle en second, et fi¬ nalement à l’existence d’une dissuasion nucléaire crédible.

et

Cela a conduit le Centre Interarmées de Concepts, de Doctrines d’Expérimentations de l’EMA à publier en 2012 un document 190

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

de réflexion doctrinale sur l’intimidation stratégique17, en la distin¬ guant clairement de la fonction stratégique dissuasion quelle ne doit pas affaiblir. Destinée à prévenir les risques de contournement de la dissua¬ sion nucléaire par certains adversaires tout en renonçant à définir un concept de dissuasion conventionnelle ou un concept s’y appa¬ rentant, l’intimidation stratégique permet de faire reculer le seuil de déclenchement d’une opération militaire d’envergure tout en af¬ fichant une détermination véritable. Elle relève à la fois des actions d’influence et des actions coercitives, se situant ainsi au carrefour des fonctions stratégiques prévention et intervention. Sa crédibilité se fonde sur un discours politique ferme et une détermination à agir, ainsi que sur des capacités militaires conventionnelles efficaces dont l’emploi, en dépit de ses effets dévastateurs, sera gradué.

Mais cette intimidation stratégique ne peut avoir l’effet inhi¬ biteur de l’arme atomique dont l’apparition aura constitué une

véritable révolution modifiant durablement les approches tradi¬ tionnelles de la guerre comme outil politique au service des gou¬ vernants.

L’environnement stratégique mondial se caractérise par une instabilité croissante notamment induite par la diversification des acteurs aux intentions nucléaires illisibles et par la paralysie des puissances occidentales, face aux stratégies asymétriques mises en œuvre par certaines puissances régionales et les groupes terroristes internationaux les plus radicaux. La marginalisation du nucléaire dans les postures straté¬ giques occidentales contraste avec la montée des « nationalismes 17. L’intimidation stratégique est définie comme une stratégie qui, en s’appuyant la menace d’emploi ou l’emploi effectif, mais limité, de capacités et de modes d’action conventionnels, vise à amener un adversaire potentiel ou déclaré à renoncer à initier, développer ou poursuivre une action agressive, en affectant sa détermination par la crainte des conséquences qu’il aurait à supporter s’il persistait dans son entreprise. sur

191

La Guerre par ceux qui la font

nucléaires » en Russie, au Moyen-Orient et en Asie, où ces capacités sont en pleine expansion. Ce second âge nucléaire se caractérise par l’accession de toutes les puissances nucléaires « historiques » à des capacités d’allonge planétaire, par la nucléarisation des dynamiques régionales et par l’interconnexion des adversaires. Il s’avère donc plus complexe à gérer. En conséquence, l’intérêt porté aux armes atomiques croît, l’incertitude stratégique se renforce et la rupture du tabou nucléaire semble moins improbable. La pertinence de l’arme atomique ne peut donc pas être remise en question, dans un contexte de rénovation de leurs forces nucléaires par les grandes puissances dotées et au vu de la volonté affichée par nombre de puissances régionales d’acquérir des capacités nucléaires crédibles, principalement en Asie et au Moyen-Orient. Cette nécessité est notamment illustrée par le concept straté¬ gique pour la défense et la sécurité des membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord; adopté à Lisbonne à l’automne 2010, il affirme dans son article 17 que : « La dissuasion, articulée autour d’une combinaison appropriée de capacités nucléaires et conventionnelles, demeure un élément central de notre stratégie d’ensemble. Les conditions dans lesquelles un recours à l’arme nucléaire pourrait être envisagé sont extrêmement improbables. Aussi longtemps qu’il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire. »

Mais pour faire face aux menaces de façon efficace, la commu¬ nauté internationale occidentale semble aujourd’hui handicapée par des contraintes nombreuses: un besoin permanent de légiti¬ mité via des résolutions de l’ONU; la nécessité d’agir en coalition multilatérale; l’impératif de préservation des vies humaines aussi bien d’ailleurs dans les rangs de ses adversaires que dans les troupes quelle engage. Autant de signaux d’irrésolution et de faiblesse face à l’hyper terrorisme et aux États belligènes qui s’emploient à res¬ ter sous la barre de déclenchement d’une action internationale. L’adversaire ne se prive donc pas de tester les limites de la volonté interventionniste occidentale. La détention de forces classiques ro¬ bustes et adaptées à des actions de guerre de haute intensité est une 192

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

impérieuse nécessité pour pouvoir couvrir un spectre large de me¬ naces, en deçà du seuil de nucléarisation. Le besoin d’une dissuasion plus globale associant forces conven¬ tionnelles et nucléaires tend ainsi à s’affirmer pour permettre à la France de tenir son rang de puissance moyenne d’influence mon¬ diale, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. La France, vers une dissuasion globale assumée ?

La dissuasion est une stratégie. Pour la France, l’arme nucléaire est l’arme qui garantit cette stratégie. Les armes nucléaires demeurent aussi un attribut de puissance. Au prix d’un effort national considé¬ rable, la France s’en est dotée pour asseoir sa souveraineté après la défaite de 1940 et garantir sa liberté d’action après la crise de Suez. Y renoncer constituerait un déclassement stratégique. Sur la scène internationale, la France perdrait en influence. Incapable de résister aux formes ultimes de chantage, elle verrait sa liberté d’action bri¬ dée, y compris pour conduire des interventions limitées.

Depuis 1959, la doctrine d’emploi de la France concernant la mise en œuvre de ses armes nucléaires n’a cessé d’évoluer. Suscep¬ tibles d’être employées pour viser des centres de pouvoir ou pour réaliser des frappes anti-cités, les vecteurs nucléaires peuvent aussi délivrer un avertissement destiné à persuader l’adversaire de ne pas poursuivre l’escalade ou à le dissuader de porter atteinte à bas ni¬ veau aux intérêts vitaux du pays.

De plus, l’arme nucléaire pallie si nécessaire l’insuffisance des capacités classiques pour prévenir la survenance de conflits et li¬ mite les programmes d’acquisition d’armements conventionnels au strict nécessaire, en cohérence entre les ambitions françaises réalité des contraintes financières.

et

la

Le chef d’état-major des armées déclarait lors d’une audition récente devant la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale: 193

La Guerre par ceux qui la font « L’emploi de capacités conventionnelles en opération ou lors d’exercices

multinationaux

concourt

à crédibiliser la force de frappe nucléaire

et

constitue, en quelque sorte, le premier échelon de dissuasion1*. »

Les forces nucléaires et conventionnelles sont en effet complémen¬ taires et interdépendantes. Elles se renforcent mutuellement. Limité à des scénarios d’emploi très restreints, le nucléaire militaire doit être complété par des capacités conventionnelles adaptées pour permettre sa mise en œuvre et couvrir le reste du spectre d’intervention.

De plus, il apparaît extrêmement improbable que les armes nucléaires puissent être délivrées sans l’emploi préalable d’armes classiques permettant ainsi d’accréditer la perspective de déclenche¬ ment ultime du feu nucléaire.

Le passage de l’inaction des forces conventionnelles à l’apoca¬ lypse déclenchée par le feu nucléaire n’est pas crédible dans le cadre d’une crise internationale dégénérant en conflit armé. Assujettie à une dialectique des volontés pour asseoir sa crédibilité, la dissuasion

nucléaire se fonde sur l’affichage d’une volonté politique ferme. Elle s’exprime à travers des actions classiques robustes montrant à l’adversaire et au monde la volonté farouche d’aller jusqu’au bout. La stratégie de dissuasion de la France se fonde ainsi désormais

cohérence globale entre les capacités conventionnelles et nucléaires. Sa crédibilité repose d’une part sur la démonstration de la volonté politique, affirmée aussi sous couvert d’engagement des forces classiques, et d’autre part sur la nature de l’arme nucléaire capable de produire des dommages inacceptables. Toute réticence à employer la puissance militaire conventionnelle dans le règlement des crises enfermerait le décideur politique dans le dilemme dia¬ lectique du tout ou rien, qui n’est pas compréhensible pour son adversaire. sur une

La cohérence globale de la dissuasion doit donc s’appuyer sur des capacités d’action conventionnelles solides, garantes de la 18. Général d’armée Pierre de VILLIERS, audition du 6 mai 2014.

194

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

progressivité de la réponse politique et de l’autonomie de la déci¬ sion. Après une phase ouverte par le LBDSN de 1994 qui pouvait laisser craindre un certain découplage doctrinal entre dissuasion nucléaire et action conventionnelle, le LBDSN 2013 confirme la complémentarité des armes atomiques et classiques : « Il existe des liens forts entre la dissuasion nucléaire et les capacités conventionnelles. La dissuasion, qui garantit la protection de nos intérêts vitaux, confère la liberté d’action au Président de la République dans l’exercice des responsabilités internationales de la France, pour la défense d’un allié ou l’application d’un mandat international. En ce sens, elle est directement liée à notre capacité d’intervention. Une force de dissuasion sans capacités conventionnelles verrait sa crédibilité affectée19. »

Dans le cadre de cette stratégie globale de dissuasion, la cré¬ dibilité des capacités conventionnelles renforce celle des capacités nucléaires et inversement. Il s’agit donc d’une crédibilité croisée, perceptible par les adversaires potentiels.

L’arme nucléaire est et doit rester une arme d’une autre nature. Elle participe, par les dommages irréversibles quelle peut infliger et par la terreur quelle inspire, au spectre haut de la stratégie de dissuasion. Pour autant, en raison même du caractère dispropor¬ tionné de ses effets, elle ne peut convenir dans le bas du spectre de la dissuasion où les forces conventionnelles, complétées de capa¬ cités cybernétiques offensives, sont le mieux à même de défendre certains intérêts français. La stratégie de dissuasion de la France doit donc, pour demeurer efficace et crédible, compléter les forces nucléaires par des forces classiques robustes et suffisantes.

De la différenciation de leurs effets et de la représentation suf¬ fisante des capacités nucléaires et classiques dans l’outil de défense de la France dépendra la crédibilité opérationnelle de sa stratégie de dissuasion. Celle-ci est d’abord et avant tout l’expression d’une crédibilité d’emploi qui n’est pas définitivement acquise. Elle doit être réassurée en permanence. Les moyens militaires contribuant à la stratégie de dissuasion se multiplient, même si la composante 19. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, p. 38.

195

La Guerre par ceux qui la font

nucléaire en reste l’ultima ratio dans un domaine circonscrit d’en¬ jeux et d’intérêts. Au jeu de la dissuasion décrit par Raymond Aron, le nucléaire n’a pas d’avenir sans forces conventionnelles crédibles. Dans un en¬ vironnement international imprévisible et beaucoup moins lisible, le concept de dissuasion a donc toujours sa raison d’être, mais son avenir passe par une diversification de son contenu et de ses repré¬ sentations.

Toutefois, la doctrine française semble hésiter à reconnaître cette composante conventionnelle de la dissuasion. Sans doute, les discours présidentiels successifs ont-ils régulièrement réaffirmé la complémentarité des composantes nucléaire et conventionnelle de la défense et le Livre blanc de 2013 a franchi un pas supplémentaire dans ce sens. Mais il semblerait plus clair de présenter explicite¬ ment un concept de dissuasion globale fondé sur ses composantes diverses, les composantes nucléaire et conventionnelle n’épuisant pas la liste de ces capacités contributives.

Bibliographie ARON Raymond, Penser la guerre, Clausewitz, vol. II, Lageplanétaire, Paris, éd. Gallimard, 1976. BEAUFRE André, Introduction à la stratégie, éd. Pluriel.

COUTAU-BéGARIE Hervé, Traité de stratégie, Economica, Paris, 4e édition, 2002. GAUTIER Louis, « Les défis de la dissuasion nucléaire au xxie siècle », revue Esprit, août-septembre 2014.

Fiche n° 25 de l’IRSEM de mars 2013 relative au paradoxe de la stabilité/instabilité : la bombe nucléaire comme facteur de paix globale et de guerre locale. Rapport final n° 214 FRS/DISSUAD du 25 avril 2008 « La lo¬ gique de dissuasion est-elle universelle ? » 196

Vers une dissuasion globale ? La dissuasion au défi du conventionnel

Réflexion doctrinale n° 26 DEF/CICDE/NP du 26 janvier 2012 relative à l’intimidation stratégique.

Recherches et documents n° 2/2013 Fondation pour la recherche stratégique, « Dissuasion et défense antimissile, l’évolution de la perspective américaine ». Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013.

197

L’Arctique: le nouveau grand échiquier? Colonel Xavier Buisson

L’Arctique est traditionnellement défini par l’ensemble des es¬ paces maritimes et terrestres situés au nord du cercle polaire (66°34’ de latitude nord). Par opposition au continent Antarctique, son an¬ tipode continental, l’Arctique est principalement constitué d’une étendue maritime, recouverte de glace la majeure partie de l’année, et encerclée de terres appartenant à trois continents et plusieurs na¬ tions. Ainsi, l’océan Arctique ou océan Glacial Arctique s’étend sur une surface de 13 millions de km2 environ, soit six fois la superficie de la Méditerranée. Il recouvre l’ensemble des mers situées entre le pôle Nord et le Nord de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique. On ne saurait sous-estimer l’importance de cet espace lointain pour le réchauffement climatique. Les conséquences de la fonte progressive de la banquise et les promesses de l’accessibilité à de nouvelles ressources naturelles donnent une nouvelle dimension géopolitique et géostratégique à cette région qui suscite de nom¬ breuses convoitises dans le monde. Déjà en 2005, le New York Times en percevait la portée stratégique et précisait : «

Alors que la glace polaire redevient

eau,

les rêves de richesses

se

développent1. »

Dix ans plus tard, dans un contexte de mondialisation en constante accélération, de nombreuses questions se posent quant aux potentiels économiques, commerciaux et stratégiques de cet 1. «Aspolar ice turns to water, dreams oftreasure abound », The New York Times, 10 octobre 2005.

199

La Guerre par ceux qui la font

immense espace. Les appétits des puissances mondiales, régionales

réveillent tandis que les cinq États côtiers ou riverains2 de l’Arctique ont d’ores et déjà manifesté leur regain d’intérêt pour le domaine arctique. La conquête des ressources et la maritimisation de l’Arctique constituent deux des grands enjeux stratégiques des deux ou trois prochaines décennies. ou non, se

« La zone arctique tient une place qu’elle doit à des caractères géographiques précis : sa position dans le monde et son activité. Cette place peut être schématisée comme un affrontement entre continents, autour d’un bassin maritime glacé, à la fois lien et obstacle entre les deux grands espaces océaniques du monde3. »

Plus de vingt ans après, l’actualité donne à cette analyse de l’ami¬ ral Besnault une forte résonance. La mondialisation exacerbe les rivalités et les États riverains réaffirment leur stratégie. Les atouts de cette région sont nombreux et attisent les rivalités, y compris mili¬ taires, sans qu’une expérience historique antérieure puisse indiquer à quoi pourrait ressembler un conflit polaire. C’est incontestable¬ ment une question que la France sera amenée à se poser. Le bouleversement physique et géopolitique de l’Arctique

L’Arctique est à la fois connecté avec le nord de l’océan Atlan¬ tique, à travers la mer de Barents et le détroit de Fram (situé entre le Groenland et l’archipel du Svalbard dans la mer du Groenland) et avec l’océan Pacifique à travers le détroit de Béring. Cepen¬ dant, son accessibilité est délicate. Les conditions climatiques dans le Grand Nord se caractérisent non seulement par de très basses températures, variant au mois de janvier de -5 °C et à -35 °C, des vents parfois très violents mais également par une forte disparité de

2. Les États riverains ou adjacents sont au nombre de cinq, déterminés par leur souveraineté sur les terres émergées situées au nord du cercle polaire arctique: Russie, États-Unis (via l’Alaska), Canada, Norvège (via le Svalbard) et Danemark (via le Groenland). 3. Amiral René BESNAULT, Géostratégie de l’Arctique, Economica, 1992, p. 395. 200

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

saisons aux longueurs très variables4. Durant la saison hivernale, la nuit polaire est continue pendant six mois pour les régions les plus au nord. Ces étendues maritimes et terrestres sont glacées, déser¬ tiques, difficiles à maîtriser et souvent inexplorées. travaux du groupe intergouvememental sur l’évolution du (GIEC) climat révèlent que le réchauffement climatique est deux

Les

fois plus rapide en Arctique qu’ailleurs dans le monde. Selon ce rapport, la région polaire arctique est en première ligne: l’Arctique connaîtrait une hausse des températures de 4 à 5 °C d’ici 2050, alors que dans des zones plus tempérées, elle ne serait que de 2 °C. Au travers de la fonte inéluctable de la banquise, la National Oceanic andAtmospheric Administrationÿ (NOAA) américaine fait le constat d’une réduction à la fois spatiale (surface et épaisseur) et physi¬ co-temporelle6 de la banquise. On assiste à la libération d’espaces terrestres et maritimes jusqu’alors inaccessibles. Il s’agit là d’un bouleversement de la réalité physique de la région, qui redonne au domaine arctique sa dimension maritime. Les effets du réchauffe¬ ment climatique de cette région septentrionale soulèvent à court terme des problèmes de nature juridique, économique, politique et stratégique, à des échelles régionale et internationale. Face à l’accélération des effets du réchauffement climatique en Arctique, les États, riverains ou non, marquent un regain d’inté¬ rêt pour cette région. Les eaux de l’océan Arctique sont riches en

poissons et les perspectives de développement de la pêche com¬ merciale y sont à envisager sur le long terme. Cependant, deux facteurs au moins semblent contraindre l’essor de l’exploitation de ces nouvelles ressources halieutiques: d’une part, le défaut de 4. L’hiver dure environ 9 mois, l’été est 3 fois moins long tandis que le printemps et l’automne s’apparentent à des périodes de transition qui n’excèdent pas

quelques semaines. 5. http://www.arctic.noaa.gov/detect/ice-seaice.shtml. 6. Les scientifiques relèvent que la réduction de l’ancienneté moyenne de la glace (moins de quatre années semble-t-il en Arctique) est un facteur de moindre résilience de la banquise face au réchauffement du climat et donc d’accélération du phénomène de fonte de la glace. 201

La Guerre par ceux qui la font

scientifiques, le manque d’infrastructures ou encore l’atteinte des seuils de rentabilité des investissements, et d’autre part, l’absence de gestion globale de la pêche commerciale en Arc¬ tique7. Cette situation n’est pas de nature à inciter les États côtiers à dépasser leurs clivages au profit d’une gestion globale et régulée des pêcheries. Pourtant, cette problématique ne porte pas par ellemême les germes d’un fort potentiel de conflit. connaissances

Les perspectives semblent être plus incertaines face à la détermi¬ nation affichée par les États riverains à défendre leurs intérêts dans

les domaines de l’accès, de l’exploitation et de l’acheminement des ressources minérales et des hydrocarbures. Diamants, or, argent, uranium, fer, cobalt, saphirs et autres « terres rares » constituent une richesse que les États vont chercher à exploiter. Certes, la prudence anime encore les scientifiques au regard des difficultés extrêmes et des coûts élevés liés à l’exploitation des hydrocarbures en environ¬ nement polaire (le risque de pollution environnementale non maî¬ trisable est parfaitement réaliste), mais les perspectives de progrès technologiques et industriels associées aux effets du réchauffement climatique viendront, à moyen terme, nuancer ces réserves face aux formidables potentiels économique et stratégique que représentent les vastes richesses de l’Arctique. Il s’agit donc d’un facteur d’insta¬ bilité voire de rupture de l’équilibre mondial des ressources énergé¬ tiques de nature à cristalliser les antagonismes des États concernés. Dans le contexte d’une mondialisation inéluctable du Grand Nord, la coopération internationale prend la forme d’un dialogue multilatéral au sein des instances internationales traditionnelles telles que l’ONU, ou plus récentes telles que le Conseil de l’Arc¬ tique8. Si les dialogues bilatéraux ont permis de résoudre certains 7. Frédéric LASSERRE, Passages et mers arctiques, Géopolitique d’une région en mutation, Presses de l’université du Québec, Géographie contemporaine, 2010. 8. Créé en 1996, le Conseil de l’Arctique réunit les huit pays dit « circum¬ polaires », Canada, Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Russie, Suède et États-Unis et des associations de la région arctique. Douze pays non arctiques ont le statut d’observateurs permanents : Allemagne, Espagne, France, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni depuis 1996 et plus récemment (2013) Chine, Corée 202

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

contentieux historiques dont certains litiges frontaliers9, les dossiers globaux sont abordés en coopération à l’échelle régionale. Les cinq États riverains ont défini une stratégie propre pour l’Arctique et oeuvrent pour faire valoir leurs intérêts. Signataires de la Déclaration d’Ilulissat en 2008, ils signifient à la communauté interna¬

tionale leur volonté de rester les « primo » acteurs dans la gestion des affaires arctiques en affirmant leur légitimité à régler entre eux, pacifiquement, tous leurs différends liés à cette région: By virtue of their sovereignty, sovereign rights and jurisdiction in large of the Arctic Ocean the five coastal states are in a unique position to address these possibilities and challenges. [...] This framework provides a solid foundation for responsible management by the five coastal States and other users of this Ocean through national implementation and application ofrelevantprovisions. We therefore see no need to develop a new comprehensive international legal regime to govern the Arctic Ocean. We will keep abreast of the developments in the Arctic Ocean and continue to implement appropriate measures'0. » «

areas

Avec le réchauffement climatique, l’accès « ouvert et facilité » aux vastes ressources supposées de l’Arctique constitue un mouvement irréversible « de plus en plus intégré dans l’économie mondiale" ». Dans ce contexte, le besoin en transport des matières premières y devient un moteur du développement de la navigation. Les espaces libérés chaque été par la fonte de la banquise permettent l’ouver¬ ture de nouvelles routes maritimes. Ces routes au nord du globe « placent l’Arctique au cœur de nouveaux enjeux stratégiques12 ». du Sud, Inde, Italie, Japon, Singapour, ainsi que plusieurs organisations non

gouvernementales, intergouvemementales et interparlementaires. 9. Accord russo-norvégien délimitant leur frontière maritime en mer de Barents et en océan Arctique: signé à Mourmansk, en septembre 2010, entre le Président russe, Dimitri Medvedev, et le Premier ministre norvégien, Jens Stoltenberg, il met un terme à un différend de 40 ans dans cette région présumée riche en hydrocarbures. 10. « Déclaration d’Ilulissat », conférence de l’océan Arctique, Ilulissat, Groenland, mai 2008, http://www.oceanlaw.org/downloads/arctic/Ilulissat_Declaration.pdf. 11.« Our Common Future » ou « Notre avenir à tous », rapport Brundtland, Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations unies, 1987-

12. Jeanny LORGEOUX

et

André TRILLARD,

«

La maritimisation », Rapport

d’information, n° 674 (2011-2012), 17 juillet 2012, Paris, Sénat. 203

La Guerre par ceux qui la font

Les nouvelles possibilités de transit à l’est (passage du Nord-Est (PNE) ou Route maritime du Nord (RMN) qui longe la côte russe) et à l’ouest (passage du Nord-Ouest (PNO) dans le Nord canadien) ouvrent des perspectives économiques et stratégiques attractives au regard des distances13 et des risques sécuritaires actuels (piraterie dans le golfe d’Aden). Même si le potentiel de ces autoroutes mari¬ times reste limité par les contraintes techniques (équipements de navigation spécifiques), les limites opérationnelles (praticabilité, vitesse réduite d’exploitation) et les risques environnementaux, une tendance est amorcée, qui ne saurait rester sans effets sur le paysage

stratégique. La maritimisation de l’Arctique est un des facteurs du phéno¬ mène plus large de maritimisation du commerce mondial et la pré¬ sence de la Chine et de l’Inde en tant qu’observateurs permanents au Conseil de l’Arctique atteste du niveau d’intérêt des États dis¬ tants pour les questions arctiques. Pour satisfaire leurs ambitions respectives, les États riverains cherchent à exploiter le vide juridique14 qui encadre la définition des frontières des espaces maritimes, des zones économiques ex¬ clusives (ZEE) et des plateaux continentaux élargis dans l’espace arctique. Ils affirment à des degrés divers leurs revendications et

leurs contestations, en particulier concernant le statut des détroits. Source de désaccords et de contentieux entre les États riverains, 13. En fonction du port de départ et de la destination, la réduction des distances estimée dans les cas les plus favorables à un gain de 20 à 40 % par le passage Nord-Est (PNE) et de 26 % par le passage Nord-Ouest (PNO). Cette estimation est toutefois à relativiser au regard des écarts possibles de chaque trajet. 14. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM, 1982), dite de Montego Bay, non ratifiée par les États-Unis, mais appliquée par l’ensemble des États riverains, précise les limites territoriales et les droits des pays riverains sur leur littoral. Cependant, la Commission de délimitation du plateau continental n’a pas rendu de décision concernant le litige portant sur les revendications des cinq États riverains quant au droit d’extension de leur territoire jusqu’à la marge continentale. En cas d’acceptation des dossiers par la commission, l’Arctique serait entièrement partagé, conduisant à l’abandon du statut de haute mer de l’océan Arctique et la « nationalisation » du pôle Nord. est

204

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

grands dossiers politico-juridiques impliquent tous les acteurs internationaux qui aspirent à jouer un rôle dans cette région. Le statut des eaux des passages arctiques (RMN et PNO) est à ce titre emblématique des enjeux de souveraineté : la position de la Russie et du Canada qui considèrent ces espaces maritimes comme des eaux intérieures est vivement contestée tant par les États-Unis que par l’Union européenne et la France, pour qui la liberté15 de navi¬ gation sur les mers reste un droit international inaliénable. ces

L’évolution de la gouvernance de cet espace consacre la préémi¬ nence du Conseil de l’Arctique comme forum intergouvememental chargé d’y promouvoir la coopération et le développement durable. On constate, au travers du règlement de certains litiges frontaliers historiques (en 2010, entre la Russie et la Norvège, et en 2011, entre le Canada et le Danemark) que les positions diplomatiques des États riverains « s’assouplissent ». Les cinq États riverains recon¬ naissent ce forum pour y régler pacifiquement leurs différends. La situation géopolitique semble donc s’être apaisée depuis le coup d’éclat de la Russie en 200716. Cependant, le Conseil de l’Arctique qui « n’est pas à proprement parler un organe capable de prendre des décisions politiques17 » présente aujourd’hui des faiblesses. Ne disposant pas du pouvoir d’adopter des normes contraignantes18, le Conseil ne peut jouer qu’un faible rôle de régulation, ce qui crée une certaine vulnérabilité.

15. Ces États verraient les eaux arctiques bénéficier du statut de détroit ou de passage afin de leur garantir le droit de passage inoffensif et le droit de transit maritime et aérien en application des articles 7 et 33 de la CNUDM. 16. Dans le cadre de l’expédition Arctique-2007, deux bathyscaphes sont descendus à426l met4302mde profondeur sous le pôle Nord pour y planter un

drapeau de la Russie, http://fr.sputniknews.com/sci_tech/20070803/70280304. html - ixzz3UsX8RXYp. 17. André GATTOLIN, « Les stratégies européennes pour l’Arctique », Rapport d’information, n° 684 (2013-2014), 2 juillet 2014, Paris, Sénat. 18. Les deux seuls accords contraignants signés à ce jour (« Recherche et sauvetage en matière aérienne et maritime en Arctique » (2011) et « Lutte contre les pollutions marines par hydrocarbures » (2013)) sont des accords intergouver¬ nementaux adoptés dans le cadre du Conseil de l’Arctique. 205

La Guerre par ceux qui la font

À ce jour, les pays riverains n’ont pas élaboré de plans de pré¬ vention des conflits, et les affaires militaires sont exclues de l’agenda du Conseil de l’Arctique. Dans ce contexte, certains contentieux subsistent (dorsale de Lomonossov19) entre les États riverains et circumpolaires et, si elles restent feutrées, les luttes n’en sont pas moins sérieuses en particulier dans les débats qui concernent les aspects juridiques de la souveraineté. Parce qu’il relie désormais les trois grands océans de la planète (Atlantique, Pacifique et Indien par extension), l’océan Arctique occupe une place stratégique nou¬ velle. Les grandes puissances riveraines (les États-Unis, la Russie et le Canada) et commerciales telles que la Chine et l’Union euro¬ péenne (UE) ont perçu le potentiel croissant de l’espace arctique à mesure que le réchauffement climatique s’accentue.

À court et moyen termes, les stratégies développées visent à affirmer une souveraineté voire une suprématie sur un espace au¬ jourd’hui insuffisamment réglementé. Ainsi, Canadiens et Russes entendent pouvoir entraver la circulation des navires étrangers sur les passages du Nord20 selon des réglementations qui leur sont propres, position officiellement contestée par les États-Unis. L’accroissement des besoins mondiaux en énergie et leur exploi¬ tation par les pays riverains sont également un facteur de tension des relations interétatiques dans cette région. Alors que le MoyenOrient est entré dans une période d’instabilité dont personne ne peut évaluer les conséquences, l’Arctique peut apparaître demain comme une alternative stable et sûre: le hub énergique de de¬ main? Des signaux de moins en moins faibles témoignent de la 19. La dorsale de Lomonossov est une chaîne sous-marine traversant l’océan Glacial sur environ 1 800 kilomètres. Les pays riverains (Canada, Danemark et Russie) appuient leurs revendications d’extension du plateau continental (jusqu’à 350 milles marins) en considérant ces fonds marins comme le prolon¬ gement naturel de leur territoire terrestre, afin d’y exercer des droits souverains sur les ressources naturelles, à l’exception des ressources halieutiques. 20. Canada et Russie affirment que le PNO et la RMN passent dans leurs eaux intérieures, territorialité déterminée unilatéralement selon la méthode des lignes de base droites alors que les États-Unis, la Chine et l’Union européenne considèrent qu’il s’agit de voies internationales autorisant le libre transit de la navigation maritime. 206

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

dimension stratégique des ressources naturelles et des routes ma¬ ritimes arctiques et attestent que l’équilibre de ce nouvel espace de compétition pourrait être bousculé sous l’effet d’intérêts straté¬ giques contradictoires. La mondialisation place l’Arctique au cœur des enjeux straté¬ giques de ce xxie siècle. La théorie géopolitique de M. Halford J. Mackinder suggère que le réchauffement climatique peut être un facteur de remise en question de l’hégémonie américaine (anglosaxonne) par le biais d’une réduction potentielle de leur maîtrise mondiale des mers. Avec la fonte de la banquise, le heartland russe est en passe de « récupérer », à court terme, une façade maritime complète, ouverte à la navigation le long de sa frontière nord. L’es¬ pace maritime arctique ainsi libéré de ses glaces redonne consis¬ tance à la thèse du pivot développée par Nicholas John Spykman : le rimland, région intermédiaire entre le heartland et les mers rive¬ raines, devient la « zone pivot de la géopolitique21 » dans laquelle s’établit un véritable rapport de forces entre la puissance continen¬ tale russe et la puissance maritime américaine.

Pour la Russie, sécuriser le Grand Nord est un besoin vital pour obtenir un accès direct et rapide aux débouchés maritimes du Paci¬

de l’Atlantique. L’Arctique, en recouvrant sa dimension océanique, libère les approches maritimes au nord de la Russie. Ceci éclaire le programme russe de renouvellement et de moderni¬ sation de sa marine de surface et de sa flotte sous-marine. L’enjeu est pour la Russie de retrouver sa prééminence navale, moyen du sea power, décrit par l’amiral Mahan comme condition de toute action en politique extérieure.

fique

et

Pour les États-Unis, plus grande puissance maritime militaire du monde, la priorité stratégique dans le Grand Nord arctique est la li¬ berté de navigation. Leur première préoccupation est donc militaire et les « gesticulations » géostratégiques dans cette région n’échappent

21. Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, constantes et changement dans l’histoire, Ellipse, 2e édition, 2003, p. 51.

207

La Guerre par ceux qui la font

pas à leur vigilance. C’est pourquoi, afin de préparer la présidence américaine du Conseil de l’Arctique, l’administration Obama vient de nommer un représentant spécial pour l’Arctique dans le but offi¬ ciel de « faire avancer les intérêts des États-Unis dans la région ».

Les oppositions sont, jusqu’à présent, demeurées pacifiques et les différends résolus « à l’amiable » par les États riverains. Toutefois, signe de la montée des enjeux et des intérêts, ces antagonismes s’ac¬ compagnent d’un accroissement de la présence militaire en Arctique. La militarisation de l’Arctique

L’Arctique est un lieu de confrontation entre la Russie et quatre autres puissances riveraines, membres de l’Alliance atlantique (États-Unis, Canada, Danemark et Norvège). Les stratégies natio¬ nales affirment la volonté des puissances riveraines d’y rehausser leur niveau de sécurité. Toutes ont établi ou actualisé récemment leur corpus stratégique22 de défense pour y faire figurer la question de l’Arctique. La tendance est donc au renforcement et à l’adap¬ tation des capacités militaires, ce qui donne une acuité particu¬ lière aux facteurs d’instabilité dans cette région. Cette tendance, à moyen terme, ne s’inversera pas. « Le Canada est le seul État arctique à déployer des forces dans l’Arctique

dans le but de pure police. Le Danemark, la Norvège, la Russie et les États-Unis ont investi dans des systèmes d’armes conçus pour livrer une

guerre23. »

La probabilité d’occurrence d’une guerre totale en Arctique reste pourtant faible. Un conflit arctique né de la divergence des intérêts

22. Canada : Canada First Defence Strategy, (2008-2028), éditée en 2008 ; Danemark : Denmark ’s strategy for the Arctic 2011-2020, éditée en août 2011 ; Norvège: Livre blanc sur la défense (2013-2016), édité en mars 2012; États-Unis : Nouvelle politique de défense, adoptée en janvier 2012 ; Russie : Nouvelle doctrine de défense russe (2014-2020), décembre 2014. 23. Rob HUEBERT, « The newly emerging Arctic Security Environment », CDAI Paper, Calgary, mars 2010, p. 22.

208

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

politiques, juridiques, économiques, diplomatiques et stratégiques des États relèvera d’une forme de négociation armée qui sera tribu¬ taire d’un environnement particulièrement hostile. Dans cet espace désertique et glacial, les conditions hivernales sévères amplifient les frictions24 décrites par Clausewitz. La guerre arctique prendrait vrai¬ semblablement la forme d’une guerre limitée dans l’un des environ¬ nements les plus hostiles du globe. L’aptitude à déployer des forces dans un milieu extrême et hostile devient alors un atout essentiel. En raison de la rigueur extrême du climat, la connaissance du milieu dans lequel la force armée serait amenée à évoluer est un préalable indispensable à tout engagement, quelle que soit sa forme. Les États riverains affichent une volonté d’accroissement de leurs capacités militaires dans l’Arctique. Côté ouest, les ÉtatsUnis avaient développé durant la guerre froide un réseau de bases aériennes, qui a été modernisé et transformé pour être intégré au réseau radar lié au projet de système de défense antimissile. Au¬ jourd’hui, l’Arctique est une pièce maîtresse du dispositif amé¬ ricain, que la Russie accuse de faire peser sur Moscou la menace permanente d’une frappe nucléaire préventive. Le Canada et les États-Unis renforcent leur coopération pour mieux surveiller et contrôler l’espace aérien nordique dans le cadre du NORAD25. Côté est, la Russie a annoncé la création d’un commandement stratégique du Nord et d’une région militaire spéciale en Arctique afin de « disposer dans cette région d’une flotte composée de bâti¬ ments lourds et de brise-glaces, d’unités de forces terrestres et d’in¬ fanterie de marine entraînées spécialement et dotées d’armes leur permettant de mener les combats dans ces conditions26 ». Depuis 2006, les activités militaires de la Russie se sont étendues à l’ensemble des espaces aériens et maritimes de la région. Enfin, la Chine, État 24. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, (1832), trad. fr. J.-B. Neuens, Paris, GF Flammarion, 2014, p. 111. 25. Le North American Aerospace Defense Command a pour mission d’assurer l’avertissement maritime des approches maritimes et des voies navigables (2006) et, la surveillance de l’espace aérien nord-américain. 26. Konstantin SIVKOV, « La Russie renforce ses frontières arctiques », Défense et Sécurité, La Voix de la Russie, 2014. 209

La Guerre par ceux qui la font

qui l’Arctique fait partie du patrimoine mondial, y développe depuis plusieurs années une stratégie ambitieuse27 en accentuant en particulier ses « efforts sur la cyber-défense28 ». Assu¬ rée de ne pouvoir rivaliser avec la puissance maritime et aérienne américaine, la Chine met en œuvre une politique visant à investir29 les pôles et à se positionner en tant que puissance spatiale. non riverain pour

Face à l’immensité de l’océan Arctique, aucun État n’est en

aujourd’hui d’assurer une surveillance permanente sur espaces maritimes. L’Arctique constitue un espace opération¬ nel non homogène dans lequel interagissent la haute mer et les mesure ses

franges littorales du Groenland et des continents nord-américain eurasien. Compte tenu de la dispersion des centres d’intérêts stratégiques, le théâtre d’opérations arctique peut être soumis à de fortes élongations qui nécessiteront une subtile et délicate com¬ position d’axes d’effort, d’actions et de réactions sur terre et sur mer. Intuitivement, il semble probable que les opérations à carac¬ tère aéromaritime auront tendance à prédominer en Arctique, eu égard en particulier aux questions de souveraineté et aux besoins en capacité de recherche et de sauvetage. Néanmoins, le « théorème » de Castex, selon la formule empruntée à Hervé Couteau-Bégarie, apporte un éclairage immédiat pour qui souhaite s’élever au rang de puissance arctique: et

« L’influence de la puissance de mer est

dans les grandes crises de ce monde fonction de la force aéroterrestre qu’elle est capable de déployer et

27. Détenant 95 % des réserves de terres rares, Pékin tente de pérenniser son monopole en créant des relations bilatérales avec le Groenland (deuxième réserve mondiale). La Chine possède depuis 2004 à Svalbard (Norvège) un centre scientifique possédant une plate-forme d’observation permettant de collecter des données issues des satellites en orbite à chaque fois qu’ils passent au-dessus du pôle Nord. 28. « En Arctique, la guerre froide n’est pas terminée », Ijsberg magazine, 30 septembre 2014. https://ijsbergmagazine.com/international/article/7446 -en-arctique-guerre-froide-nest-pas-terminee. 29. Signal de l’intérêt stratégique que la Chine attache à la région, son briseglace scientifique, le Dragon des Neiges, a pour la première fois à l’été 2012 emprunté la route maritime nord (RMN). 210

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

l’influence de la puissance de terre se mesure au même moment à la force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance3“. »

Conduite dans le contexte « d’engagements de circonstances31 », l’action militaire en zone arctique est donc envisageable sur la tota¬ lité du spectre des formes d’engagement des forces armées. Selon la doctrine française d’emploi des forces32, « les options stratégiques relèvent principalement de trois familles, parfois complémentaires ou successives33 » et « se décline[nt] concrètement en [...] six types d’opérations différents [...] en fonction des effets opérationnels recherchés et de l’ampleur de l’engagement voulu par les autorités

politiques34 ». S’agissant du théâtre opérationnel arctique, ouvert et non ho¬ mogène, l’engagement sera de préférence conduit au sein d’une force coalisée et privilégiera des actions ciblées (frappes aériennes - drones ou aéronefs de combat -, opérations spéciales, etc.). Il est vraisemblable, en raison de conditions climatiques extrêmes, que les opérations seront limitées dans leur ampleur et leur durée, réduisant ainsi les manoeuvres de relève des forces déployées s’il ne s’agit pas de troupes prépositionnées. En revanche, la force armée pourra être engagée dans des combats de basse comme de haute intensité.

L’Arctique présente des caractéristiques géographiques et cli¬ matologiques structurantes pour la planification opérationnelle. L’environnement opérationnel extrême, géographique et physique, détermine des critères de réussite particuliers: qualité des combat¬ tants (résilience, rusticité, formation, entraînement, savoir-faire tech¬ niques et humains, etc.), robustesse des équipements (températures 30. Amiral CASTEX, Théories stratégiques, VI, p. 65. 31. Concept d’emploi des forces, CIA-01(A)_CEF(2013), CICDE, 2013, p. 14. 32. Doctrine d’emploi desforces, DIA-01(A)_DEF(20l4), CICDE, 2014, p. 62. 33. Il s’agit du soutien de la prévention et de la sécurité, de la maîtrise de la violence et des actions de force. 34. Les six types d’opérations sont la conquête et le contrôle d’un ou plusieurs milieux dans la durée ou temporaire; les opérations ciblées dans la durée ou ponctuelles; la sûreté des milieux dans la durée et les opérations préventives ou dissuasives. 211

La Guerre par ceux qui la font

extrêmes, coques renforcées,

procédures spécifiques, etc.), résis¬

des chaînes logistiques (acheminement, approvisionnement, carburant, etc.). L’interaction des cinq milieux terrestre, aérien, maritime, spatial et cyber est le premier facteur qui sublimera ou neutralisera l’avantage tactique. tance

Pour une force terrestre, le combat en zone polaire par -40 °C est un défi redoutable. Le combat y est contraint par la gestion du froid (qui concerne le potentiel humain autant que matériel), par l’isolement (déplacement en autonomie, fortes élongations, ralen¬ tissement logistique) et par l’insécurité (faune spécifique, nature du terrain, nivellement par la neige). Les conditions hivernales extrêmes imposent de doter les forces d’équipements spécifiques et des tech¬ niques adaptées à leur utilisation, de connaître les effets et l’impact du froid sur les matériels, et de maîtriser les contraintes tactiques du milieu (enneigement, combat nocturne, bourbiers liés à la fonte des neiges). Dans cette perspective, la présence d’unités du Génie se révèle indispensable à toute progression en conditions extrêmes, les opérations aéroportées favorisent la concentration temporaire de

forces sur un objectif précis et la nomadisation des positions, mode d’action tactique privilégié, façonne l’agilité dela manœuvre tactique. La « capacité d’agir dans des conditions sortant de la norme35 » et la « force morale » des troupes sont alors des critères essentiels pour qui veut prendre l’ascendant sur l’adversaire alors que l’aérotransport reste la meilleure garantie pour la mobilité des combattants. « L’Arctique est l’océan le plus nucléarisé du monde. Pour une raison simple: du pôle, on peut “arroser” toutes les grandes puissances du monde36. »

L’aptitude technique des navires (coques et kiosques renforcés, protection de l’armement

contre

le froid)

est

un

prérequis à la

35. Le Concept d’emploi des forces, CIA-01_CEF(2013), décrit les cinq facteurs de supériorité opérationnelle : l’agilité, l’aptitude à combiner supériorité techno¬ logique et savoir-faire opérationnel, la maîtrise de l’information, la capacité d’agir dans des conditions sortant de la norme et l’aptitude à faire face à la complexité et à l’évolution des environnements opérationnels. 36. Amiral René BESNAULT, Géostratégie de l’Arctique, Economica, 1992, p. 351. 212

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

navigation opérationnelle en océan Arctique. De même, évoluer dans les espaces maritimes arctiques réclame de réels savoir-faire dont peu de marines disposent aujourd’hui. L’armement des navires et l’utilisation des armements dans des conditions extrêmes de tempé¬ rature imposent aux équipages une parfaite maîtrise des procédures de combat et de sauvetage en cas d’avarie. En effet, les conditions de navigation contraintes par la présence d’iceberg ou de polynies37 pré¬ sentent un risque majeur que seules des procédures opérationnelles rodées et efficaces permettent de minimiser. Disposer de brise-glaces puissants donne ainsi une dimension hauturière et une profondeur d’action stratégique aux puissances dotées. La faible présence d’in¬ frastructures portuaires le long des côtes du Grand Nord demeure une contrainte forte38 dans un environnement aussi vaste et dange¬ reux. S’agissant des flottes sous-marines, celles qui sont équipées de la propulsion nucléaire confèrent aux puissances dotées une autono¬ mie et une liberté d’action, qui assoient leur supériorité stratégique en Océan arctique. Dans les espaces côtiers ou hauturiers pris par les glaces, dans lesquels un déploiement naval est devenu impossible, le vecteur aérien reste l’unique « véritable levier de souveraineté39 ». En Arctique, stratégie navale et stratégie aérienne sont intimement liées pour qui veut posséder la capacité de contrôler la mer. Obtenir et conserver la maîtrise de l’air par l’acquisition de la supériorité aérienne est un préalable à toute autre phase de combat. L’espace aérien polaire ne présente pas de spécificité inter¬ disant l’emploi d’aéronefs de combat et de transport militaire, y compris des drones. Les modes d’action de la stratégie aérienne conservent toute leur pertinence en Arctique. Néanmoins, des servitudes demeurent dans la répartition, la faible distribution et la dispersion géographique des infrastructures d’accueil. Rares 37. Étendue d’eau libre de glace ou couverte d’une couche de glace très mince atteindre plusieurs dizaines de kilomètres. 38. Consciente de cette vulnérabilité, la Russie se dote d’un système « unifié » de bases navales pour accueillir ses navires de guerre et ses sous-marins de nouvelle génération. 39. Philippe LANGLOIS, «Stratégies maritimes et navales: quel rapport de forces? », DSI, Hors série n° 39, 2013, pp. 92-98. au sein de la banquise, pouvant

213

La Guerre par ceux qui la font

les bases aujourd’hui déployées en permanence au nord du cercle polaire en raison de fortes contraintes climatiques et tech¬ niques (vents violents, logistique complexe, infrastructures adap¬ tées et chauffées, coût de fonctionnement). La proximité de bases aériennes en mesure de soutenir une opération en Arctique n’étant pas assurée, l’action aérienne impose la préservation de capacités de réaction « immédiate » et de projection des moyens dédiés (pré¬ positionnements des dispositifs aériens), la capacité de conduire des missions à longue distance et la continuité de son ravitaille¬ ment (carburant) afin d’y intervenir efficacement. L’aéromobilité par hélicoptère présente en Arctique comme ailleurs des avantages tactiques avérés en matière de reconnaissance, de projection et de ravitaillement de troupes ou de points isolés. Le faible rayon d’ac¬ tion, la présence de vents violents et les contraintes d’avitaillement en campagne en réduisent cependant la portée opérationnelle en milieu polaire. sont

Le changement climatique, les enjeux mondiaux et le regain d’intérêts stratégiques des grandes puissances « transforment [donc] progressivement l’Arctique en une zone potentielle de guerre conventionnelle, à l’instar des autres océans40 ». La mili¬ tarisation de l’Arctique reste raisonnable mais la multiplication des exercices russes et alliés41 dans cette région, l’accroissement du nombre de patrouilles maritimes et du volume d’interception de vols dans l’espace aérien arctique témoignent du regain d’inté¬ rêt des puissances riveraines pour y investir peu à peu les espaces terrestres, maritimes et aériens. Signe de la mondialisation, d’autres

puissances non riveraines sont invitées à participer à ces exercices, 40. Romaric THOMAS, « L’Arctique, une question de sécurité nationale pour la Russie », Agoravox, octobre 2014, http://www.agoravox.fr/actualites/

international/article/l-arctique-une-question-de-157729. 4L Sous l’égide de l’OTAN, les alliés se retrouvent à échéances régulières lors d’exercices majeurs qui visent à familiariser les forces terrestres, navales et aériennes avec le combat haute intensité en conditions extrêmes (ICEX 2014, Cold Response 2014, Artie Thunder 2014, etc.) ; les forces russes réalisent également de grandes manœuvres interarmées dans le Grand Nord qui mobilisent jusqu’à 38000 soldats en Arctique. 214

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

leur volonté de pleinement s’impliquer stratégiquement dans cette région. La France en fait partie.

montrant

Perspectives françaises

Historiquement liée au Pôle Nord et membre observateur du Conseil de l’Arctique, « la France n’a aucun intérêt direct en Arc¬ tique et [ne poursuit] aucun intérêt national particulier d’aucune sorte42 » ; pourtant, elle est « impliquée dans nombre des enjeux du Grand Nord43 ». La France, « puissance d’influence mondiale44 », a au moins trois raisons de s’engager en Arctique : son engagement au sein de l’Alliance atlantique, son adhésion à l’Union européenne et son statut de puissance nucléaire, adossé à son siège de membre permanent

du Conseil de sécurité de l’ONU.

Membre de l’Alliance atlantique et de sa structure de com¬ mandement intégré depuis mars 2009, la France est tenue par les engagements du Traité de Washington, en particulier son article 5 et ne peut donc faire abstraction des nouvelles poli¬ tiques de sécurité mises en oeuvre par les États riverains du Grand Nord. En tant que membre de l’UE, la France est aussi intime¬ ment concernée par les enjeux de sécurité propres à l’Arctique, en particulier depuis l’adoption du Traité de Lisbonne qui, au travers des clauses de défense mutuelle et de solidarité, établit une solidarité militaire spécifique entre les États membres de l’UE dans le cas où l’un d’entre eux « serait l’objet d’une agres¬ sion armée sur son territoire ». La souveraineté danoise sur le Groenland donne à l’Arctique une dimension européenne dont la France ne saurait se désintéresser. Elle doit donc intégrer les perspectives arctiques dans les missions des armées françaises.

42. Michel ROCARD, « Conférence sur les pôles », Bulletin d’Études dela Marine, n° 47, p. 17. 43. Thierry GARCIN, Géopolitique de l’Arctique, Economica, 2013. 44. Hubert Védrine. « La juste place de la France dans le monde », Études — Revue de culture contemporaine, janvier 2008.

215

La Guerre par ceux qui la font

L’Arctique ne faisait pas partie de 1’« arc de crise » défini dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN) de 2008. Avec le LBDSN de 2013 qui constate la montée des enjeux et des intérêts dans cette région, l’Arctique fait une entrée, encore mo¬ deste, dans le paysage stratégique français sans toutefois que cela se traduise par une stratégie militaire spécifique : Certaines études sur le changement climatique suggèrent que ou la fréquence des phénomènes extrêmes pourraient s’accroître et fragiliser davantage encore les régions aujourd’hui les plus exposées à ces phénomènes. Les conséquences régionales précises du réchauffement climatique à horizon de plusieurs décennies sont encore très incertaines. D’ores et déjà, toutefois, la diminution de la superficie des glaces de mer en Arctique n’est pas sans conséquences stratégiques, et la perspective d’une utilisation régulière de nouvelles routes maritimes «

l’amplitude

arctiques se rapproche45. »

Cependant, les concepts, les doctrines et les principes dévelop¬ pés dans le corpus doctrinal militaire français46 intègrent déjà les dimensions stratégiques et tactiques d’une action militaire sur un théâtre d’opérations polaire. Les spécificités physiques du milieu arctique évaluées au prisme du concept d’emploi des forces ne mo¬ difient ni la « pertinence des trois principes traditionnels de l’action militaire », ni les « facteurs de supériorité opérationnelle à déve¬ lopper » par la force armée. Le défi est celui de « l’innovation en matière d’emploi des forces47 », afin de permettre à nos forces de « combattre efficacement demain avec les équipements et systèmes d’armes d’aujourd’hui ». La France n’est pas sans atouts en Arctique. Au regard des progrès techniques et de l’adaptation opérationnelle des moyens, les distances qui nous séparent de ce théâtre d’opérations possible ne sont pas rédhibitoires, mais le succès des opérations nécessiterait la proximité de base de soutien. Le positionnement de l’archipel

de Saint-Pierre-et-Miquelon « aux débouchés des routes maritimes 45. LBDSN 2013, p. 46. 46. http://www.cicde.defense.gouv.fr. 47. CIA-01_CEF (2013), p. 17. 216

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

arctiques et atlantique Nord, et dans une zone riche en hydrocar¬ bures48 » apporte à la France un point d’entrée stratégique en Arc¬ tique. Questionné en 2010 par M. François Cornut-Gentille sur la capacité militaire de la France à opérer en zones polaires, le ministre de la Défense précisait que: « La France dispose d’ores et déjà de capacités militaires lui permettant d’intervenir dans les conditions extrêmes des zones polaires si l’évolution de la situation stratégique venait à l’exiger, [... et] les armées disposent, au titre de leur contrat opérationnel, de savoir-faire et de capacités militaires répondant aux exigences de fonctionnement dans les milieux climatiques extrêmes, permettant ainsi, en cas de nécessité, une intervention en zone polaire, y compris en urgence49. »

Ainsi, les trois armées50 détiennent des expertises « grand froid »

leur permettant d’intervenir dans des conditions climatiques ex¬ trêmes ; ces expertises sont entretenues par une participation régu¬ lière aux exercices bilatéraux (Norvège, Suède, Finlande) ou coalisés de l’OTAN (Cold Response, Red Flag) et par une expérimentation des matériels nouveaux51 et des procédures spécifiques en milieu extrême. 48. LBDSN 2013, p. 51. 49. Assemblée nationale, question écrite n° 77341 du 27 avril 2010, de M. François Cornut-Gentille au ministre de la Défense sur les opérations et la préparation des forces en zone polaire, http://questions.assemblee-nationale.fr/

ql3/13-7734lQE.htm. 50. « L’armée de terre détient une expertise “grand froid” avec les 6 000 militaires de la 27t brigade d’infanterie de montagne (27t BIM), [...] et l’école militaire de haute montagne de Chamonix dispose d’une équipe spécialisée effectuant des expéditions en zone polaire [...]. La marine nationale effectue pour sa part chaque année un déploiement opérationnel d’une unité de surface et sous-marine en zone Grand Nord à des fins d’entraînement et de vérification des performances des équipements et des senseurs. En outre, toute nouvelle unité effectue un déploiement en zone froide avant d’être admise au service actif, [...] l’armée de l’air vient de déployer un dispositif de défense aérienne en Lituanie, [...] chaque année, des pilotes effectuent des stages de survie en conditions polaires en Suède, en Finlande et en Norvège. » 51. Depuis 2012, la 27e BIM dispose de nouveaux véhicules blindés haute mobilité qui donnent lieu à des expérimentations « grand froid » en zone polaire. 217

La Guerre par ceux qui la font

Les armées détiennent et entretiennent des capacités tactiques qui les rendent aptes à des interventions rapides et efficaces en conditions extrêmes (unités des forces spéciales). Face aux défis stratégiques de l’Arctique, la capacité des forces armées à agir sur un théâtre d’opérations polaire doit s’inscrire dans un cadre plus large et des perspectives de moyen et long terme. Ainsi, « aucun des bâtiments de la Marine nationale n’est spécifiquement équipé pour opérer dans ces régions52 ».Il s’agit donc de positionner la question des capacités militaires au cœur de la préparation arctique de l’ave¬ nir des forces armées françaises. Au regard des enjeux de l’Arctique, plusieurs axes de réflexion s’imposent. En premier lieu, la France est engagée dans un processus d’élaboration « d’une feuille de route française53 » pour l’Arctique, appuyée par la voix de M. Michel Rocard, ambassadeur de France pour les zones polaires depuis 2009. Inscrit dans la dynamique de la Conférence des Parties (COP 21), le ministère de la Défense s’est mobilisé autour des enjeux des changements climatiques en matière de sécurité internationale et de leurs impacts sur les po¬ litiques de défense des États afin de nourrir les réflexions straté¬ giques conduites dans le cadre de la révision du prochain LBDSN. Par ailleurs, la connaissance et l’anticipation restent une fonction

clé de la stratégie de défense française et l’Arctique entre dans ce champ stratégique. L’élaboration autonome du renseignement (mi¬ litaire et civil), par le positionnement de capteurs in situ ou orien¬ tés vers l’Arctique (satellitaire, humain, électromagnétique), doit pouvoir apporter aux décideurs politiques et militaires une vision stratégique des enjeux qui se dessinent en Arctique. La recherche de synergies interarmées et interalliées peut encore être amplifiée au travers de l’exploitation des retours d’expérience,

afin de développer l’interopérabilité des équipements et des forces. 52. Alexandre TAITHE, «Arctique: perspectives stratégiques et militaires», Recherches & Documents, FRS, n° 03/2013, 2013, p. 58. 53. M. Michel Rocard dirige les travaux d’élaboration de la stratégie arctique française qui aboutiront à la publication de la « feuille de route nationale pour l’Arctique ». Un accent particulier a été accordé aux sujets environnementaux. 218

L’Arctique : le nouveau grand échiquier ?

Ainsi, la spécificité des opérations arctiques impose un très haut

degré d’anticipation qui doit passer par une coopération régionale poussée et une planification budgétaire pluriannuelle. L’acquisition ciblée de matériels et l’entretien des savoir-faire seront favorisés par une coopération étroite avec nos alliés.

Enfin, dans un contexte économique délicat, les contraintes financières persisteront à peser durablement sur les choix mili¬ taires français. Définir dès aujourd’hui les axes prioritaires (poly¬ valence, dualité, voire mutualisation des programmes) susceptibles de donner une dimension polaire à la politique d’équipement de nos forces armées doit devenir une évidence. Le développement d’équipements polaires français (navires à coque renforcée, véhi¬ cules adaptés, armements) nécessite l’élaboration d’un « plan pros¬ pectif à long terme ». perspective, l’innovation industrielle et l’initiative opérationnelle sont des amplificateurs de puissance indispensables. Le renforcement des capacités militaires et civiles passera dans ce domaine par le développement de projets capacitaires bilatéraux ou européens. Ce facteur est déterminant si la France ne souhaite pas « décrocher » dans cette région. Dans

cette

Contrairement à l’Antarctique, l’Arctique n’est pas un no man’s land et les cinq puissances riveraines y défendent toujours une part de souveraineté, ce qui est la source de différends juridiques et de tensions encore maîtrisées. Néanmoins, le réchauffement clima¬ tique et ses effets sur les glaces polaires amplifient la sensibilité stra¬ tégique de cette région, pour des raisons qui ne sont pas unique¬ ment géostratégiques et militaires, mais également énergétiques, industrielles et environnementales.

Les enjeux mondiaux en Arctique dépassent ainsi le cadre d’une coopération régionale a minima qui se limiterait aux superpuis¬ sances de la guerre froide, États-Unis et Russie. La Chine entend affirmer sa présence dans toutes les zones stratégiques du xxie siècle et ne pourra longtemps être tenue à l’écart de cette région. Dans 219

La Guerre par ceux qui la font

doit se tenir prête à y respecter ses enga¬ court terme, le risque pour la France est l’éviction silencieuse de cette région où elle possède des inté¬ rêts stratégiques; elle doit au plus tôt intégrer plus clairement la dimension stratégique de l’Arctique dans sa stratégie de défense et de sécurité. ce mouvement, la France

gements internationaux. À

Bibliographie BESNAULT René amiral, Géostratégie de l’Arctique, Economica, 1992 CASTEX amiral, Théories stratégiques, éditions maritimes et d’outre¬ mer, Paris, 1929.

CLAUSEWITZ Carl von, De la guerre (1832), trad. fr. J.-B. Neuens, Paris, GF Flammarion, 2014. GARCIN Thierry, Géopolitique de l’Arctique, Economica, 2013. HUEBERT Rob, « The newly emerging Arctic Security Environment », CDAI Paper, Calgary, mars 2010.

LANGLOIS Philippe, « Stratégies maritimes et navales : quel rapport de forces ? », DSI, Hors série n° 39, 2013.

Géopolitique d’une de du l’Université Presses Québec, Géogra¬ région phie contemporaine, 2010.

LASSERRE Frédéric, Passages et mers arctiques, en mutation,

LORGEOUX Jeanny et TRILLARD André, « La maritimisation », Rap¬ port d’information, n° 674 (2011-2012), 17 juillet 2012, Paris, Sénat.

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013.

Résolution du Parlement européen du 12 mars 2014 sur la straté¬ gie de l’UE pour l’Arctique (2013/2595(RSP)). Concept d’emploi desforces, CIA-01(A)_CEF(2013), CICDE, 2013.

220

Stratégie des moyens: pour un retour aux grands principes stratégiques Capitaine de vaisseau Jacques Fayard

L’avenir n’estpas la technologie; l’avenir, c’est l’esprit1. Le choix technique est un choix stratégique, c’est même le choix straté¬ giquepar excellence2.

Le modèle occidental de guerre dite de « haute technologie », dont le paradigme est la frappe de précision à distance de sécu¬ rité, fait l’objet de critiques récurrentes en raison de son incapa¬ cité à produire de l’efficacité stratégique. Dès 1999, deux colonels chinois, Liang Qiao et Xiangsui Wang, soulignaient le risque du piège technologique : « Le désir d’utiliser la magie de la haute technologie pour opérer je ne sais quelle alchimie sur les armes traditionnelles afin quelles soient

complètement transformées a fini par tomber dans le piège high-tech impliquant le gaspillage incessant de fonds limités et la course aux armements3. »

Dans le contexte budgétaire que nous connaissons, cette question est légitime. En effet, la prégnance des arsenaux existants contraint l’adaptation de la stratégie aux réalités des conflits actuels, et, pour 1. Vincent DESPORTES, Comprendre la guerre, Economica, Paris, 2000, p. 3. 2. Joseph HENROTIN, « Quelques remarques sur le rôle de la technique dans la victoire », DSI, HS n° 23, avril-mai 2012. 3. Liang QIAO et Xiangsui WANG, La guerre hors limites, éd. Payot et Rivages, édition de poche, 2006, p. 54.

221

La Guerre par ceux qui la font

la préparation de l’avenir, la recherche systématique de rupture technologique engendre un renchérissement continu du coût des matériels et une diminution parallèle de leur nombre. Le modèle de guerre occidental « de haute technologie » puise ses racines dans une histoire ancienne, qui a donné lieu à des interactions récurrentes entre technologie et réflexion stratégique. Sa remise en cause suggère aujourd’hui l’urgence d’une définition de la stratégie des moyens dans laquelle l’empreinte de la haute technologie serait modérée par une meilleure prise en compte des principes fondamentaux de l’art de la guerre. La remise en cause du modèle occidental de guerre de haute

technologie Chercher à disposer d’armes supérieures à celles de son adver¬ saire a été une obsession permanente du stratège et un des moteurs des progrès techniques. Chaque époque a ainsi été marquée par les

bouleversements engendrés par la technologie. Dès l’Antiquité, Ar¬ chimède aurait eu recours, pour protéger le port de Syracuse4, à une batterie de miroirs pointés au même endroit provoquant l’incendie de la flotte romaine qui approchait. Cet épisode, sans doute un peu romancé, peut être considéré comme le premier exemple de frappe de précision à distance de sécurité.

Aujourd’hui, les discours stratégiques et les grands programmes d’équipement occidentaux font la part belle à la technologie. L’OTAN, sous influence doctrinale et industrielle américaine, est engagée dans un processus de transformation par lequel des forces expéditionnaires, basées sur la puissance de feu, mèneront des cam¬ pagnes rapides, dans lesquelles l’accélération de la boucle décision¬ nelle par un fonctionnement en réseau doit permettre de l’emporter. Ce modèle de guerre de « haute technologie » fait débat, car il est considéré comme inadapté, inefficace et inefficient. Si la recherche 4. En 212 avant J.-C. 222

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

de la supériorité technologique semble nécessaire, elle n’apparaît pas suffisante dans le contexte d’une remise en cause croissante du modèle de « la » guerre, régulière et industrielle, paradigme de l’af¬ frontement des volontés entre États. Le modèle « haute technologie » semble d’abord inadapté, car

les systèmes d’armes et de capteurs high-tech sont essentiellement conçus pour frapper, pas pour provoquer des effets politiques. Mé¬ connaissant l’importance des facteurs humains, focalisé sur la puis¬ sance de feu, ce modèle s’accompagne souvent d’une diminution du nombre de troupes au sol, pourtant nécessaires pour assurer le contrôle du terrain dans la durée. Inadapté également, car ces équipements ont été conçus pour des conflits courts et décisifs, or les engagements récents ont été de plus en plus longs. Inadapté tou¬ jours, car l’efficacité politique de la puissance militaire peut, mal¬ gré la recherche constante de précision, se trouver remise en cause par des dommages collatéraux, particulièrement contre-productifs. Inadapté enfin et surtout, car il sous-estime l’adversaire, sa volonté et son ingéniosité, considérant qu’il s’offrira naïvement au style de combat que l’on cherche à lui imposer. Or, comme le souligne le général Sir Rupert Smith, « nos adversaires ont appris à se situer en dessous du seuil d’utilité de nos systèmes d’armes5 ». Ce modèle de guerre « de haute technologie » a par ailleurs un ratio coût/efficacité peu favorable. Obtenus avec des bombardiers ou des missiles de croisière qui valent souvent plus chers que les

cibles qu’ils sont chargés de détruire, les résultats opérationnels ont été historiquement peu probants. En 1999, en dépit du message « des frappes parfaites avec des armes parfaites6 », délivré aux médias occidentaux pendant la campagne aérienne de l’OTAN, la guerre du Kosovo atteste des limites auxquelles peuvent être soumis des systèmes de forces à haute capacité technologique. Les stratagèmes 5. Général Sir Rupert SMITH, L’utilité de la force, l’art de la guerre aujourd’hui, Economica, 2007, p. 287. 6. Anthony H. CORDESMAN, The Lessons and Non-Lessons of the Air and Missile Campaign in Kosovo, Center for Strategie and International Studies, Washington DC, 2000, p. 89. 223

La Guerre par ceux qui la font

(camouflage, mobilité, dispersion ou leurres) mis en œuvre par les forces armées serbes ont conduit à frapper à de nombreuses reprises des cibles factices. Au bilan, seuls quatorze chars serbes ont été dé¬ truits malgré des milliers de bombardements otaniens. À l’été 2006, au Liban, le général Dan Halutz, chef d’état-major israélien, a fait à ses dépens un constat similaire, le coût de neutralisation d’un mili¬ cien du Hezbollah pouvant alors être estimé à 10 millions de dol¬ lars7.

Inefficace donc, mais aussi inefficient, car l’inflation continue du coût de ces équipements complexes et de leur maintenance fortement avec la modestie des coûts de fonctionnement des adversaires afghans, sahéliens, libyens ou irakiens. Cette « asy¬ métrie financière » fait donc planer à terme le spectre « d’une stran¬ gulation du Fort, asphyxié imperceptiblement au fil du temps par la rusticité du Faible8 ». contraste

pas en cause l’atout que peut représenter la haute technologie. Le décalage constaté sur la dernière décen¬ nie entre la nature des forces adverses, irrégulières et non-étatiques, et les systèmes de forces occidentaux mis en œuvre a conduit les États-Unis à réinvestir dans une réflexion stratégique sur les profondes mutations de l’environnement géopolitique. Comme le pré¬ cise le chercheur belge Alain de Neve, les résultats de ces travaux prospectifs insistent sur le « nécessaire maintien de la suprématie Ce

constat ne remet

technologique, notamment dans les technologies dites émergentes et convergentes (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives), face à une Chine « émer¬ gente », à une Russie « résurgente » et à des États à forte capacité de nuisance (Iran, Corée du Nord)9 ». 7. Michel GOYA, « Dix millions de dollars le milicien. La crise du modèle occidental de guerre limitée de haute technologie », Politique internationale, n° 1, 2007. 8. Arnaud DE LA GRANGE et Jean-Marc BALENCIE, Lesguerres bâtardes, Comment l’Occidentperd les batailles du XXf siècle, Tempus, 2009, p. 94. 9. Alain DE NEVE, « Mutations technologiques et transformations militaires: que reste-t-il du discours de la RMA? », Revue du Centre d’Études et de Recherches 224

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

Au plan géopolitique, alors que l’Amérique est partagée entre la tentation du désengagement et la recherche de nouveaux moyens de contrôle stratégique à distance de sécurité (drones, cyberguerre, forces spéciales) et que l’ensemble asiatique se mobilise militaire¬ ment, le continent européen, à l’inverse, désinvestit dans ses ca¬

pacités de défense, faute d’un véritable projet stratégique partagé. Tirant les leçons de la longue durée historique européenne, le géo¬ politologue Aymeric Chauprade affirme pourtant qu’« une civilisa¬ tion du trop peu d’hommes face aux civilisations du nombre n’aura dominé essentiellement que grâce à son ingéniosité et sa puissance de feu. Dans l’histoire mondiale, les retards scientifiques ou la perte de l’avantage technique ont été chèrement payés par les civilisa¬ tions ». Et de conclure: laissons les Américains et les Asiatiques courir en tête, nous risquons la faiblesse irréversible10. » « Si nous

Si la recherche de la supériorité technologique apparaît donc comme une constante nécessité, malgré les importantes limites mises en évidence dans son utilisation guerrière contemporaine, c’est alors l’évolution de la guerre elle-même qu’il faut aller interro¬ ger, sous le prisme spécifique de ses interactions avec la technologie.

L’étude des derniers conflits semble démontrer que guerre « ré¬ gulière » et « irrégulière » sont de moins en moins différenciâmes sous l’effet d’un double mouvement de remise en cause. D’une part, certains groupes subétatiques, véritables « techno-guéril¬ las »", utilisent des technologies perçues initialement comme étant l’apanage des États (Daech, Hezbollah, Hamas). D’autre part, cer¬ tains États recourent plus systématiquement à des modes de guerre irréguliers (Russie, Iran, Chine, Corée du Nord) dans leur stratégie de contournement de la puissance militaire occidentale. en Administration Publique, 21/2011.

10. Aymeric CHAUPRADE, «La projection de puissance: un atout pour la France », Revue de la défense nationale, janvier 2008. 11. Joseph HENROTIN, Techno-guérilla et guerre hybride, lepire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.

225

La Guerre par ceux qui la font

Les organisations subétatiques combattent en s’adaptant, en jouant de leur plasticité, utilisant des technologies peu coûteuses, simples d’utilisation et de maintenance. Elles voient ainsi leur puis¬ sance de feu augmenter, sont en mesure d’opérer des manoeuvres médiatiques et tirent parti des réseaux sociaux ou de cyber-actions. Cette évolution relève en pratique d’une « hybridation correcte de certaines technologies et de la stratégie théorique12 ». À l’inverse, les armées occidentales fétichisent « la » guerre régu¬ lière et de haute technologie. Au bilan, le calcul occidental d’une technologie compensant la faiblesse numérique des troupes déployées est invalidé, car ces groupes subétatiques couplent à la fois quali¬ té et quantité, avec des résultats stratégiques souvent convaincants (Liban 2006, Gaza 2013). De façon très illustrative, la plus impor¬ tante perte d’aéronefs américains enregistrée lors des trente dernières années est due à l’attaque de Camp Bastion par les Talibans, en sep¬ tembre 201213, et non à un affrontement aérien conventionnel.

Résultat de près de vingt années d’interventions militaires occi¬ dentales, le second élément de remise en cause du modèle de « guerre régulière » est l’utilisation combinée par certains États de technolo¬ gies suffisamment avancées et de méthodes de contournement dis¬ symétriques. Affirmant leur volonté de puissance dans une stratégie de déni d’accès, leurs efforts pour empêcher toute ingérence étran¬ gère reposent aussi sur la perspective d’un rattrapage technologique de long ou de moyen terme. Sur ce point, l’exemple historique ja¬ ponais de l’ère Meiji est particulièrement éclairant14. Ne disposant en 1853 d’aucune arme moderne, l’armée et la marine impériales japonaises sont au tournant du XXe siècle parmi les plus puissantes au monde. En moins de 35 ans, cette remarquable modernisation permet au Japon de remporter, d’abord contre la Chine en 189412. Joseph HENROTIN, « Principes de la techno-guérilla: de Brossolet au Hezbollah », DSI-Technologies, n° 15, janvier 2009. 13. Cette attaque a détruit 6 AV-8B et un C-130, tout en endommageant deux autres AV-8B. 14. Benoist BIHAN, «Rattrapage technologique: vers des scénarios à la japonaise », DSI n° 53, novembre 2009.

226

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

1895, puis contre la Russie en 1904-1905, deux guerres qui vont le hisser au niveau des grandes puissances européennes.

À terme, face à ce rattrapage inexorable, la supériorité technolo¬ gique occidentale sera donc réduite à un niveau où elle sera moins déterminante que prévue. La perspective de victoires rapides et déci¬ sives, y compris dans un conflit conventionnel, s’éloigne alors défi¬ nitivement. De plus, cette stratégie du déni d’accès, combinant le nombre {swarming) et un niveau suffisant de technologie, oblige tout adversaire à surinvestir, dans une sorte de « bras de fer techno-straté¬ gique15 » pour être en mesure de forcer l’accès à un théâtre d’opéra¬ tions (golfe Arabo-persique, détroit taïwanais ou péninsule coréenne).

Cette hypothèse d’un basculement des modes de combat des groupes subétatiques comme des États doit toutefois être relativisée. Le poids des modèles actuels sur les armées étatiques reste impor¬ tant, alors que « les changements structurels, doctrinaux et techno¬ logiques nécessaires à un éventuel tournant hybride prendront du temps16 ». Dans le cadre de ce constat d’une « hybridation » crois¬ sante des modèles de guerre régulière et irrégulière sur fond de dis¬ sémination technologique, le débat entre l’adaptation réactive à un conflit asymétrique contre des « non-étatiques » et la préparation sur le long terme à « la » guerre conventionnelle entre États prend une importance accrue pour élaborer une stratégie des moyens.

Aux fondements stratégiques de l’utilisation de la technologie

La stratégie des moyens est le carrefour entre les domaines poli¬ tique, militaire et technologique. À ce titre, les équipements, reflets des cultures stratégiques nationales et des besoins spécifiques des armées, ne sont pas des produits neutres. Dans les États occidentaux,

ils portent

en

effet une forte charge « idéologique-systémique17 ».

15. Christian MALIS, Guerre et stratégie au xxf siècle, Fayard, Paris, 2014, p. 189. 16. Joseph HENROTIN, « Principes de la techno-guérilla: de Brossolet au Hezbollah, » DSI-Technologies, n° 15, janvier 2009. 17. Ibidem. 227

La Guerre par ceux qui la font

Derrière la sophistication croissante des matériels militaires se cache un double enjeu de recherche de l’efficacité opérationnelle et de maintien d’une base industrielle de défense. La prise en compte de l’influence des technologies est donc une impérieuse nécessité afin, d’une part, de ne pas risquer de subir une surprise stratégique d’ordre technique, et d’autre part, de maintenir un rang militaire et économique. Et ce facteur entretient une relation étroite avec la

réflexion stratégique. Les grands auteurs classiques n’ont guère traité la technologie autrement que sous un angle tactique considérant la question de la cadence de tir des armes ou l’utilisation de l’artillerie. Clausewitz constate sa présence «

de fait dans le champ des affrontements :

La violence, pour affronter la violence, s’arme des inventions des arts des sciences. »

et

Il semble en reconnaître la primauté : « La dague du courtisan impuissante face à un adversaire armé d’une lourde épée », tout comme la nécessité pour le chef d’armée de préparer l’avenir: est

« Ne pas oublier d’avoir constamment un œil sur son adversaire, afin que si ce dernier se décide brusquement à saisir le glaive tranchant, on puisse lui opposer autre chose qu’un fleuret moucheté18. »

Chez Jomini, le constat est plus mesuré : La supériorité d’armement peut accroître les chances de succès à la guerre; elle ne gagne pas seule les batailles, mais elle y contribue19. » «

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que la conceptuali¬ sation théorique des apports technologiques donne lieu à des développements importants, avec notamment la différentiation marquée entre les approches historique et matérielle en GrandeBretagne avec sir Reginald Custance, ou encore le débat français 18. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, livre I, chapitre II, Fin et moyen dans la guerre, Flammarion, Paris, 2014, p. 68. 19. Antoine Henri baron DE JOMINI, Précis de l’art de la guerre, volume 1, chapitre II, art.13, p. 113. 228

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

des Jeune et Vieille Écoles. Au début du siècle, le général Colin « stratégise » les impacts de la technologie sur la guerre et voit dans la logistique et les transmissions des facteurs décisifs dans la conduite des combats futurs. autour

Au sortir de la première guerre mondiale et jusqu’à la seconde, de fervents avocats de l’arme blindée développent une théorisation militante de la technologie dans la guerre terrestre. « Liddell Hart utilise les avancées techniques dans l’optique d’une stratégie indirecte qui invaliderait les conceptions clausewitziennes ; de Gaulle cherche à faire sortir l’armée française de l’impasse défensive dans laquelle Maginot l’a placée20. »

La pensée des premiers stratèges aériens (Douhet, Mitchell) est marquée pour sa part par une idéalisation technique, oublieuse des contingences de la friction et de l’attrition. Il est vrai que, à l’instar de la stratégie navale, la stratégie aérienne est plus dépendante de « la définition du matériel » que la stratégie terrestre.

Enfin, la technologie transcende toute la guerre froide, dans une technique21 » allant de la mise au point des missiles aux risques de guerre accidentelle et de l’arme nucléaire aux défenses « mystique

anti-missiles. En 1913, dans une étude encyclopédique sur l’impact de la technologie dans la guerre, le général Max Schwarte, souligne leurs interactions mutuelles : « It is notpossiblefully to separate the art andscience

ofwarfrom technology; they are too tightly boundin with each other andstand too closely alongside each other in their very strong andunbreakable mutual effect?2. »

20. Joseph HENROTIN, La stratégie génétique dans la stratégie des moyens, Institut de Stratégie Comparée, Paris, 2004 — voir Chapitre 2, Genèse de l’impact stratégique de la technologie. 21. Ibidem. 22. Hew STRACHAN, The Direction of War, chapter 9, Technology and Strategy, Cambridge University Press, 2013, p. 168.

229

La Guerre par ceux qui la font

Bernard Brodie affirme pour sa part, de façon plus détaillée: « A military invention, though designed for a specific tactical effect, may also have strategic consequencedi. »

Dans la typologie des technologies, parmi les quatre domaines du choc (maîtrise du fer, combat rapproché de mêlée), du feu (puissance, allonge, cadence et précision), de la mobilité (vapeur, moteur, turbocompresseur, nucléaire, espace) et de la gestion de l’information (télécommunications, traitement des données, sur¬ veillance, détection, renseignement, conduite des opérations, cybertechnologie), il semble que les technologies liées au choc et au feu ont plutôt des conséquences d’ordre tactique, alors que les technologies qui modifient le rapport au temps et à l’espace ont en revanche des conséquences d’ordre stratégique. Il en est ainsi, par exemple, de l’avènement du chemin de fer (bascule de fronts durant la première guerre mondiale) ou du navire à vapeur (indé¬ pendant des vents mais dépendant des bases de soutien en combus¬ tibles) qui provoquent une véritable révolution de la géographie. La technologie a donc la capacité de façonner les schémas tac¬ tiques traditionnels (apport des chars à la Blitzkrieg allemande), mais également les schémas stratégiques (dissuasion). Si l’arme nucléaire magnifie la technologie du feu, elle modifie surtout en profondeur le rapport au temps. Dès 1946, Bernard

Brodie parle d’« arme absolue » et argumente en 1959 sur son ca¬ ractère stratégique révolutionnaire : « Nuclear

weapons meant the object of military force was now

to prevent

war, not wage it24. »

En 1966, Thomas Schelling, dans Arms and Influence, constate pour sa part que la frappe nucléaire impacte « the control of events, the sequence of events, the relation of victor to vanquished and the

23. Ibidem, p. 184. 24. Bernard Brodie, Strategy in the missile age, Princeton University Press, 1959.

230

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

relation of homeland to fightingfronts1ÿ ». Il s’agit bien là de consé¬ quences stratégiques s’il en est. Joseph Henrotin va jusqu’à consi¬ dérer que le développement des moyens inhérents à la dissuasion nucléaire a sans doute mentalement préparé les esprits à une domi¬ nation de la technique sur la sphère stratégique26. Ce technodéterminisme n’est pourtant pas sans risques. La ten¬ tation technologique est ancienne, particulièrement dans la pensée militaire qui, par nature, recherche l’efficacité et se plaît à en amé¬ liorer les instruments matériels. Pour le général J.F.C Fuller, un des pères de l’école matérialiste, « les outils, les armes, celles qu’il faut de¬ mander à l’invention, constituent les 99 centièmes de la victoire27 ». Cette formule peut résumer à elle seule le technodéterminisme. Dans son approche transhistorique, Armament andHistory, Ful¬ ler présente l’histoire de la guerre comme une succession de six cycles tactiques reposant sur un concept technologique. Il distingue ainsi chronologiquement les âges de la bravoure, de la chevalerie, de la poudre, de la vapeur, du pétrole et de l’énergie atomique. Dans son étude spécifique sur Fuller28, Olivier Entraygues montre que, par analogie avec les théories de Darwin, le Britannique déve¬ loppe en réalité une loi de l’évolution militaire qui détermine que celui qui survit est le plus évolué. Cette loi pourrait se définir par le slogan : « Evolve,

adapt or die. .. on the battlefield.

Ce technodéterminisme peut parfois virer à la « technologisation29 », un déterminisme qui influe sur une institution en lui 25. Thomas Schelling, Arms andInfluence, New Haven, 1966, p. 23. 26. Joseph Henrotin, « Combat futur : l’hypothèse de la techno-guérilla et de la guerre hybride », Les Cahiers du RMES, Vol. 5, hiver 2008-2009. 27 J.F.C Fuller, Armament and History: the influence ofArmament on History from the dawn of classical warfare to the end of the second World War, Charles Scribner’s Sons, New York, 1945. 28. Olivier Entraygues, Le stratège oublié, J.F.C Fuller, Brèches editions, 2013. 29. Joseph HENROTIN, La technologie militaire en question: le cas américain, Economica, 2008.

231

La Guerre par ceux qui la font

faisant considérer toute action sous un prisme technologique. Culturellement, le monde américain a en effet développé une véri¬ table fascination, voire une obsession pour la technique. Dans cette culture spécifique, faite d’approche scientifique et d’analyse systé¬

mique30, la supériorité technologique est un facteur de puissance qui assure la victoire et l’homme est une partie intégrante du sys¬ tème d’armes. L’automatisation accrue des systèmes d’armes et de senseurs y est alors d’autant plus nécessaire que l’homme est perçu comme une source potentielle d’erreurs. Cette fascination technologique conduit à surestimer le rôle des armes et à négliger le rôle de l’esprit au cœur de l’efficacité straté¬ gique. « Les Américains privilégient toujours les armes. Ils préfèrent considérer la guerre comme un marathon où leur concurrent serait la technique militaire, plutôt que de l’envisager comme une épreuve d’esprit, de courage, de sagesse et de stratégie31 »

les deux colonels chinois. Mais la détention et l’emploi de plate-formes aériennes, terrestres, maritimes, aussi évoluées soient-elles, ne peuvent aboutir à un résultat opérationnel sans des

constatent

hommes dotés d’une culture stratégique propre. Le cas des pétromonarchies du Golfe est illustratif de ce point de vue : la composi¬ tion d’un ordre de bataille et le niveau d’un budget de défense ne reflètent pas à eux seuls l’efficacité guerrière d’un acteur étatique. La technologie empêche de penser la stratégie

Pour dépasser les aphorismes traditionnels sur la centralité de l’homme au combat et le rôle de la technologie comme instru¬ ment, il faut s’intéresser à l’impact négatif sur la réflexion straté¬ gique d’une stratégie des moyens reposant prioritairement sur la recherche de la supériorité technologique. 30. Ils ont cherché à développer un logiciel, l’Integrated Crisis Early Warning System (ICEWS), censé prédire et modéliser les réactions d’une population! 31. Liang QIAO et Xiangsui WANG, La guerre hors limites, op. cit, p. 143. 232

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

Dans son étude sur l’amiral Sir Herbert Richmond, Barry Hunt montre que, lors du premier conflit mondial, la nouvelle flotte de combat britannique high-tech n’a pas réussi à devenir un instru¬ ment stratégique décisif contre l’Allemagne, car l’amirauté avait conçu une stratégie navale basée sur les possibilités offertes par le matériel plutôt que sur les besoins et les objectifs nationaux. Ainsi, il affirme même que « l’atrophie virtuelle de l’appareil intellectuel de la Navy tire ses racines de la révolution technologique, qui de¬ puis le milieu du xixe siècle, garde l’esprit des penseurs de la Marine exclusivement préoccupé par des questions de conception de navire et

de performance de l’armement32 ».

plus tard, le général américain H.R. McMaster, un des principaux responsables du commandement en charge de la doctrine future de l’US Army (TRADOC), fait le même constat: Un siècle

« Were so enamored of technological advancements that we fail to think about how to best apply those technologies to what were trying to achieve. [.. .]We assumed that advances in information, surveillance technology, technical-intelligence collection, automated decision-making tools, and so on weregoing to make warfast, cheap, efficient, and relatively riskfree, that technology would lifi thefog of war and make warfare essentially a target¬ ing exercise, in which we gain visibility on enemy organizations and strike those organizationsfrom a safe distance. But that’s not true, ofcoursé. »

L’approche technologique, qui contribue à brouiller la vision de l’adversaire comme du combat, est en effet triplement inhibitrice pour la pensée stratégique. Inhibitrice, car la supériorité technologique est considérée trop comme « la » solution pour résoudre tous les problèmes. Toute réflexion stratégique se ramène alors à la seule stratégie des moyens. Comme en écho aux deux colonels chinois, pour lesquels cette focalisation de la réflexion stratégique sur les moyens est le souvent

32. Barry D. HUNT, Sailor-Scholar: Admiral Sir Herbert Richmond 1871-1946, Sir Wilfrid Laurier University Press, 1982. 33. Général H.R. MCMASTER, HOW militaries learn and adapt, interview by Andrew Erdman, Mac Kinsey, April 2013.

233

La Guerre par ceux qui la font

de l’extravagance », Robert Gates, secrétaire d’État à la Défense, pointait du doigt en 2009 « les plates-formes baroques » du Pentagone34. Pour les deux colonels chinois, l’utilisation d’armes coû¬ teuses pour atteindre ses objectifs sans regarder à la dépense revient en effet « à tirer des oiseaux avec des balles en or », la guerre n’étant plus alors « un chef-d’œuvre de l’art militaire, mais un salon luxueux des armes high-tech, dont les États-Unis sont les représentants35 ». « syndrome

Inhibitrice également, car cette approche est porteuse de mythes. Elle serait ainsi plus humaine et moins sanglante. C’est le mythe du « zéro-mort » assuré par les frappes de précision à distance de sécurité. Jacques Baud note que la supériorité technologique « tend à enfermer l’Occident dans une vision [...] propre et impersonnelle de la guerre. Cette supériorité alimente un ethnocentrisme exacerbé qui estompe les réalités des autres civilisations36 ». Elle permettrait également de diminuer les effectifs sur le terrain grâce à l’augmenta¬ tion du rendement opérationnel des systèmes d’armes et d’éliminer la friction de la guerre par la domination de l’information. Cette opposition, ancienne et manichéenne, entre facteur humain et fac¬ teur technologique est parfaitement illustrée par les propos désabu¬ sés du général américain McKiernan, commandant les forces de la coalition en Afghanistan en octobre 2008 : « L’insuffisance des forces mises à ma disposition m’oblige à recourir de plus en plus fréquemment à des frappes aériennes qui peuvent provoquer la mort de civils innocents. »

Inhibitrice enfin, car la technicisation totale peut conduire au néant spirituel. « Le but final de la stratégie doit-il être la terreur et l’annihilation? » s’interroge J.EC Fuller. Pour lui, la loi de l’évolu¬ tionnisme militaire a conduit au pire retour à la barbarie37. En effet, 34. Robert M. GATES, « A Balanced Strategy, Reprogramming the Pentagonfor a New Age », Foreign Affairs, Jan/Feb 2009. 35. Liang QIAO et Xiangsui WANG, La guerre hors limites, op. cit, p. 141. 36. Jacques BAUD, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, éd. du Rocher, Paris, 2003, p. 9. 37. J.F.C FULLER, The Conduct of War, Eyre and Spottiswoode, Londres, 1961, p. 273.

234

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes srratégiqi

l’emploi de l’aviation dite « stratégique », déversant des milliers de tonnes de bombes classiques ou une seule bombe atomique, perd toute signification politique, car elle réduit la conduite de la guerre à une absurdité. Comme en écho, cinquante années plus tard, l’his¬ torien britannique Hew Strachan précise cette idée : «

The perversity of the argument was that non-combatants had to be killed the lives ofcombatants’“. »

to save

inhibition de la pensée stratégique sous le poids de la supériorité technologique, le mot de la fin appartient au général Beaufre, qui dénonçait déjà Sur

cette

attitude d’apparence réaliste qui conduit à considérer les “stratèges” comme des attardés prétentieux et à concentrer les efforts sur la tactique et le matériel, au moment précis où la rapidité de l’évolution eût requis une vision d’ensemble particulièrement élevée et pénétrante que seule la stratégie pouvait procurer39 ». « cette

Et d’ajouter: «

L’avance technique constitue un facteur essentiel de puissance. Mais avance peut s’avérer inutile, si elle s’emploie au profit d’une

cette

mauvaise stratégie40. »

Pour une stratégie des moyens fondée sur les grands principes

de la guerre Le recours à la technologie impose en réalité un accroissement de la réflexion stratégique. Stratégiquement, ce débat autour de l’empreinte de la haute technologie peut se ramener à la dialectique entre les fins et les moyens. « Quelle stratégie est valable quand les moyens lui font défaut? » s’interroge Charles de Gaulle dans Le fil de lepée. Le général Beaufre affirme pour sa part que l’effica¬ cité de la stratégie des moyens, qu’il nomme « stratégie génétique », 38. Hew STRACHAN, The Direction of War, op. cit., p.182. 39. Général André BEAUFRE, « Vue d’ensemble de la stratégie », Politique étrangère, volume XXVII, numéro 5, 1962, p. 418. 40. Ibidem, p. 444. 235

La Guerre par ceux qui la font

suppose quelle soit « conçue comme une véritable stratégie et non comme un agrégat de programmes budgétaires et financiers41 ».

Aujourd’hui, les armées occidentales préparent l’avenir au travers d’une approche capacitaire, dans laquelle les moyens high-tech foca¬ lisent l’attention au détriment de la définition des fins. Cette approche tend donc à brouiller les fins et les moyens en inversant leur relation naturelle42 ». Les moyens les plus sophistiqués seront en effet toujours incapables de parvenir à un but stratégique qui n’a pas été fixé. «

Le recours à la haute technologie impose donc en définitive un accroissement de la réflexion stratégique. Ce constat n’est pas nou¬ veau, comme en témoignent les analyses de Liddell Hart : L’une des conséquences des progrès technologiques est d’accroître l’avantage donné à la supériorité de la pensée stratégique43 », «

ou encore de Henry Kissinger : «

Dans le passé, le problème principal des stratèges était d’assembler

une force supérieure ; aujourd’hui, le problème est plus fréquemment de savoir comment l’on va discipliner la puissance disponible en relation avec les objectifs à atteindre44. »

Dans cette réflexion sur une autre définition de la stratégie des moyens, il faut tout d’abord éviter trois écueils: présumer qu’on peut gagner une guerre avec une technologie supérieure, présumer qu’on ne fera que certains types de guerre, et enfin présumer que s’adapter au combat irrégulier signifie se désadapter du combat ré¬ gulier. Plutôt que de chercher à reproduire ou préserver les modèles d’hier, il convient donc de préparer l’outil militaire en fonction des principes fondamentaux de la théorie stratégique en recher¬ chant, d’abord et avant tout, la liberté d’action, la concentration

des efforts et l’économie des forces. 41. Ibidem, p. 430. 42. Joseph HENROTIN, La technologie militaire en question: le cas américain, op. rit., p. 6. 43. LIDDEL HART, Strategy, Faber and Faber, 1954, p. 346. 44. Henry KISSINGER, Problems ofNationalStrategy, Praeger Pub, New York, 1965.

236

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

Convenons avec Clausewitz que la première préoccupation du stratège consiste à déterminer le type de guerre dans laquelle il se

lance : Le premier acte et en même temps le plus considérable et le plus décisif qui incombe à l’homme d’État ou à un chef d’armée consiste donc à juger sainement, sous ce rapport, la guerre qu’il entreprend, et à ne pas l’estimer ou vouloir la faire ce quelle ne peut être d’après la nature des rapports45. » «

En réalité, il s’agit bien de savoir quelle guerre on fait, mais aus¬ si de déterminer à quelle guerre se préparer pour l’avenir. Face à une prospective incertaine sur l’évolution du caractère de la guerre dans les trente prochaines années, comment définir ou adapter les moyens ?

Comme le souligne le général Desportes, le véritable défi réside dans l’articulation, cohérente et sur la durée, d’une politique d’adap¬ tation conjoncturelle à court terme et d’une politique d’investisse¬ ment structurel à long terme. Il s’agit donc de mettre en place une stratégie des moyens équilibrée, où l’empreinte de la technologie est pensée en fonction de la stratégie, en relation constante avec les besoins tactiques du moment, gardant en permanence à l’esprit le

futur adversaire probable. Le premier principe à mettre en œuvre est celui de la liberté d’action. Une fois l’ennemi soviétique effondré, sous l’effet d’une dynamique technologique structurée par quarante années de guerre froide, la recherche d’une nouvelle rationalité de l’outil militaire

s’est effectuée tant au bénéfice des armées, prisonnières de logiques internes, qu’au profit d’industriels en quête de rentabilités pérennes. Pour Alain de Neve, cette dynamique est l’expression d’un « keyné¬ sianisme militaro-technologique46 » initié par l’industrie, mais aussi un instrument de domination technologique et doctrinale, utilisé sciemment par les Américains. De façon incontestable, la stratégie

45. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, op. cit, p. 45. 46. Alain de NEVE, Que reste-t-ildu discours de la RMA ?, op. cit. 237

La Guerre par ceux qui la font

des moyens est aujourd’hui sous une double influence, industrielle et

américaine.

Bien que culturellement moins soumises à la prevalence de la technologie, les armées françaises courent donc le risque de tom¬ ber dans le « piège technologique », encouragées par des intérêts industriels nationaux souvent monopolistiques. La haute techno¬ logie est en effet structurellement un domaine de fortes marges pour l’industrie de défense, avec un coût unitaire des équipements plus élevé de génération en génération, conformément à la loi d’Augustine. Le développement d’un équipement accumule sys¬ tématiquement les marges de conception industrielle et les sur¬ spécifications des besoins d’état-major. Par ailleurs, la vitesse de conception, de développement et de fabrication des systèmes les plus avancés est inférieure à la vitesse d’adaptation de l’adversaire. Cette augmentation des coûts unitaires entraîne une fuite en avant en contradiction avec la contrainte budgétaire actuelle. Par consé¬ quent, « la logique comptable qui consiste à disposer de matériels de plus en plus coûteux en fonction de ressources disponibles de plus en plus rares s’opposera très vite à la logique opérationnelle47 ».

Pour le général Desportes, « les équipements n’ayant

pas le don d’ubiquité et la qualité ne palliant que partiellement l’absence de quantité, notre système de forces court ainsi le risque de l’insignifiance stratégique48 ».

Préparer l’avenir revient alors à faire un choix cornélien : dimi¬ nuer volontairement le niveau technologique au profit de la quan¬ tité ou préserver l’avance technologique au détriment des capacités d’engagements opérationnels d’ampleur dans la durée. Résoudre cette contradiction nécessite de retrouver la liberté d’action, essence 47. Martial FOUCAULT,

Les budgets de défense en France, entre déni et déclin », Focus stratégique n° 36, IFRI, avril 2012. 48. Général Vincent DESPORTES, « Il faut une défense à la France », DSI n° 92, mai 2013. «

238

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

même de la stratégie. Il faut donc changer d’approche en remettant en question le modèle établi, qui a aujourd’hui perdu toute autono¬

mie, jusque dans son exécution budgétaire annuelle49.

Retrouver cette liberté d’action, c’est aligner les enjeux poli¬ tiques et industriels en amont dans une vision stratégique, à l’in¬ verse de ce qui a été fait jusqu’à il y a très peu de temps par exemple dans le domaine des drones de surveillance aérienne. Il faut égale¬ ment lutter contre les marchés captifs en préservant les procédures de choix de tout conflit d’intérêt industriel et en privilégiant prio¬ ritairement la logique de stricte suffisance technologique. Sur un plan plus technocratique, il faut globaliser les marchés de déve¬ loppement et de soutien et changer les mécanismes budgétaires qui cloisonnent leurs coûts respectifs. Enfin, au niveau européen, il faut rechercher politiquement des synergies opérationnelles al¬ lant au-delà des intérêts industriels concurrentiels. Le deuxième principe de la guerre pertinent est celui de la concentration des efforts par l’adaptation de la manœuvre tem¬ porelle des moyens. Faire la guerre implique naturellement des processus d’adaptation et de contre-adaptation, codifiés par Clau¬ sewitz au sein de ses « lois d’adaptation réciproque ». Alors que l’adaptation est recherchée systématiquement au niveau tactique,

elle semble aujourd’hui refusée institutionnellement au niveau stratégique. Elle s’inscrit pourtant au cœur de la manœuvre temporelle de la stratégie des moyens, soulignée par le général Beaufre : Contrainte aux hypothèses, la stratégie se doit de manœuvrer dans le temps, comme elle avait appris à le faire dans l’espace: loin de procéder par hypothèses rigides et hasardeuses comme le voudraient certaines théories récentes généralement américaines fondées sur une analyse mathématique des probabilités, elle peut se fonder sur un faisceau de possibilités et s’organiser de telle sorte que ces possibilités soient surveillées pour déterminer à temps celles qui se vérifient et se développent et celles qui disparaissent. Là encore s’introduira un facteur

«

49. Reposant sur des « hypothèses » d’exportation budgétaires « exceptionnelles ». 239

et

des ressources

extra¬

La Guerre par ceux qui la font

de manœuvre, c’est-à-dire de prévisions contraléatoires, qui permettra

de coller au plus près de l’évolution50. »

Pour organiser cette manœuvre temporelle de concentration des efforts, les processus d’acquisition des équipements doivent donc être profondément transformés en un système plus réactif et plus adapté à l’évolution continue des menaces et des ressources. Dans le domaine aérien, les atermoiements autour de l’acquisition de drones de surveillance aérienne en témoignent. Dans le domaine naval, l’acquisition d’un patrouilleur outremer ne doit pas être ré¬ gie par le même processus que celle d’une frégate de premier rang. Ces processus d’acquisition sont la clef de l’articulation, cohérente et efficiente, entre déterminants technologiques et stratégiques. Ils doivent permettre de retrouver à terme un équilibre capacitaire entre la quantité et la rusticité d’un côté et de l’autre, la supériorité technologique et la performance.

Enfin, l’économie des forces s’impose et devra se concrétiser par l’innovation organisationnelle. Avec l’amiral Daveluy, convenons que « le caractère de la stratégie est de tirer parti de faibles ressources ou tout du moins de faire donner à ses ressources le rendement maximum51 ».

Définie par Foch comme « l’art de peser successivement sur les résistances que l’on rencontre, du poids de toutes ses forces et pour cela monter ces forces en système52 », l’économie des forces, qui selon Clausewitz, « cherche à proportionner les moyens au but poursuivi53 », doit être comprise comme une incitation à l’innova¬ tion organisationnelle.

L’innovation ne correspond pas nécessairement à la recherche systématique du « plus » (plus rapide, plus loin, plus puissant, 50. Général André BEAUFRE, Vue d’ensemble de la stratégie, op. cit., p. 442. 51. René DAVELUY, L’esprit de la guerre navale, Berger-Levrault, 1909, p. 4. 52. Maréchal Ferdinand FOCH, Desprincipes de la guerre, Imprimerie nationale, Paris, 1996, p. 49. 53. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traitéde stratégie, Economica, Paris, 2008, p. 327. 240

Stratégie des moyens : pour un retour aux grands principes stratégiques

plus précis...). Innover, c’est aussi faire mieux en déployant moins d’efforts, souvent en le faisant différemment. Le meilleur exemple d’innovation militaire est israélien, à l’origine de la création d’une véritable « asymétrie inversée54 ». Il ne porte pas sur l’acquisition de nouvelles capacités technologiques, mais sur le développement de concepts opérationnels et de structures organisationnelles per¬ mettant d’employer efficacement la technologie. En s’adaptant à la complexité croissante des types de conflits et des acteurs engagés, la technologie y est ainsi asservie à l’homme et à la doctrine, et non l’inverse. Dans la construction d’un modèle d’armée, une fois retrouvée la liberté d’action nécessaire par une modification institutionnelle profonde des processus d’acquisition, une des innovations orga¬ nisationnelles possibles consiste à réserver « l’excellence technolo¬ gique pour le cœur de force chargé de produire l’effet majeur » et à se doter en parallèle « de parcs d’économie des coûts, moins com¬ plexes et moins onéreux », idéalement évolutifs, « suffisamment nombreux pour préparer, faciliter et poursuivre l’action du cœur

de force55 ». En ce sens, comme le définissait le général Beaufre il y a 50 ans,

il s’agit bien de « savoir répartir ses moyens rationnellement entre la protection contre la manœuvre préparatoire adverse, sa propre manœuvre préparatoire et l’action décisive56 ».

La modernisation de nos forces armées est nécessaire. La maîtrise

de la haute technologie en est une condition nécessaire mais non suffisante, car elle n’est qu’une variable parmi d’autres du succès stratégique. Il faut, tout à la fois, savoir conserver des capacités de 54. Michael RASKA, «Créer l’asymétrie inversée: l’innovation militaire à l’israélienne », DSI n° 88, janvier 2013. 55. Général Vincent DESPORTES, « De nouveaux équilibres dans une manœuvre renouvelée », DSI HS n° 23, mai 2012. 56. Général André BEAUFRE, Vue d’ensemble de la stratégie, op. cit., p. 432. 241

La Guerre par ceux qui la font

guerre conventionnelle à un niveau technologique strictement suf¬ fisant et pouvoir adapter en permanence notre outil de combat aux conditions stratégiques du moment. Le retour des grands principes de la guerre dans la définition de notre stratégie des moyens doit donc être conceptualisé afin de ne pas tomber dans le piège techno¬ logique. Retrouver la liberté d’action nécessaire par la modification profonde des processus d’acquisition, mettre l’adaptation au cœur de la manœuvre temporelle de la stratégie des moyens et innover en organisant la différenciation des forces pour résoudre le dilemme quantité/qualité sont ainsi des voies à explorer pour l’avenir.

Bibliographie Ouvrages BEAUFRE André, Vue d’ensemble de la stratégie, Politique étrangère,

volume xxvii, numéro 5, 1962. DESPORTES Vincent, Comprendre la guerre, Economica, Paris, 2000. ENTRAYGUES Olivier, Le stratège oublié, J.F.C Fuller, Brèches édi¬ tions, 2013.

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MALIS Christian, Guerre 2014.

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TROISIÈME PARTIE Le temps des opérations militaires globales

Guerre ouverte De quoi les lightfootprint operations sont-elles le signe ?

Colonel]ean- Christophe Béchon

La performance1 des opérations militaires alimente les débats

depuis 20 ans, dans une approche souvent simplificatrice et un en¬ vironnement de ressources contraint. À peine les forces de l’OTAN se retiraient-elles en bon ordre d’Afghanistan que les commenta¬ teurs posaient la question, légitime, du « tout ça pour ça? » Au Mali, cette question ne s’est pas posée, tant le succès opérationnel des forces françaises est apparu évident. Il s’agissait pourtant des mêmes hommes, engagés dans des opérations militaires de grande ampleur, avec des équipements, des doctrines et un ennemi simi¬ laires. Au même moment, la revue Foreignpolicy1 publiait un article du CEMAT3 américain, dont la Rand corporation faisait l’exégèse4, soulignant que ses unités devraient être notamment capables de remplir des smallfootprint operations. Le thème des small ou light footprint operations ne constitue ni un concept, ni une doctrine officielle des armées américaines. Il re¬

lève presque du slogan, vulgarisé par la presse spécialisée, des cher¬ cheurs et des officiers américains engagés en Afghanistan et en Irak. 1. Combinaison entre efficacité (résultats obtenus/objectifs fixés) et efficience (résultats obtenus/moyens mis en oeuvre). 2. Général Ray ODIERNO, « The Force of Tomorrow », Foreign Policy, February

4, 2013. 3. Chef d’état-major de l’armée de Terre. 4. Michael SHURKIN, « France’s war in Mali », Rand Corporation, Santa Monica, 2014, 50 p.

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La Guerre par ceux qui la font

Si sa traduction tombe sous le sens5, elle prête néanmoins à confu¬ sion, car le pas est vite franchi vers un autre slogan anglo-saxon, no boots on the ground\ rappelant l’illusion du « zéro mort ». En France, ce thème reste confidentiel, car il est plutôt mal compris. Il pose la question plus large des opérations militaires, de la place du facteur militaire dans la puissance post-moderne, de l’action ou de l’inaction face à des situations extrêmes, quand certains observa¬ teurs considèrent que la plus faible probabilité de guerres conven¬ tionnelles devrait amener à revoir les modèles d’armées.

En réalité, dans un environnement « volatile, incertain, com¬ plexe et ambigu7 », les light footprint operations sont moins le révé¬ lateur d’un nouveau concept que le symptôme d’une complexité accrue de la guerre. Face à la fatigue stratégique de l’Europe, il apparaît en effet souvent préférable de consolider des gains que de chercher la victoire, plus impératif que jamais de conserver une réserve stratégique pour faire face à l’imprévu.

L’équation de la stratégie militaire des pays occidentaux a été profondément perturbée pendant plus de deux décennies, rendant la guerre incompréhensible. Dans ce cadre, le slogan des light foot¬

print operations apparaît équivoque, car il laisse imaginer qu’on peut être militairement efficace sans trop s’engager. Mais dans un contexte de « guerre ouverte », il témoigne finalement d’une logique de proportionnalité et de soutenabilité adaptée aux défis à venir.

5. Littéralement, opérations à empreinte légère. 6. Littéralement, « pas de bottes sur le terrain », en fait « pas de troupes terrestres déployées ». 7. VICA, théorisé par le War College américain. 248

Guerre ouverte

Guerre incompréhensible

L'emploi erratique de laforce armée Au cours des 25 dernières années, l’emploi de la force armée a répondu à de si nombreux scenarios et types de conflictualités8, qu’il est difficile de le caractériser simplement. En particulier, la notion de guerre a laissé place à celle d’interventions au cours de la décennie 1990. Le sociologue Frédéric Gros précise ainsi ces deux notions : «Par la guerre, les États faisaient s’épanouir les vertus martiales, quand ils redistribuent l’ordre mondial avec les interventions. Ils s’attachaient à augmenter leur puissance d’affirmation, alors que les interventions font de plus en plus valoir la supériorité des compétences

technologiques9. Enfin, la guerre s’ordonnait à des rigueurs juridiques, quand l’intervention dépend pour sa légitimité à la fois d’une image et d’un souci humanitaire. Les puissances occidentales ne veulent plus faire la guerre, elles veulent faire autre chose10. »

Ce constat s’éclaire à l’aune d’une mise en perspective historique. Dans l’inconscient collectif européen façonné notamment par Clausewitz, « continuation de la politique par d’autres moyens », la guerre a toujours été un affrontement violent des volontés, dans le champ physique de la conquête ou de la défense d’un territoire. À l’époque contemporaine, la montée en puissance de la guerre totale à partir de la guerre de Sécession a été alimentée par les inven¬ tions techniques successives (vapeur, train, avion, atome). Avec la Seconde Guerre mondiale, les évolutions géopolitiques ont consa¬ cré la domination américaine sur la scène internationale, la fin des empires et le repositionnement des nations européennes. L’emploi de la force armée est absolu, direct et juridiquement de mieux en mieux encadré. 8. Philippe DELMAS, Le bel avenir de la guerre, Gallimard, NRF Essais, 1995. L’auteur se demandait déjà: « La guerre nous est-elle devenue incompréhensible ? » 9. On pense notamment à la forte influence de la RMA (revolution in military

affairs) américaine.

10. Conférence à la BNF du 28 mars 2012 : « Penser la guerre aujourd’hui. »

249

La Guerre par ceux qui la font

La guerre froide a vu la défaite du communisme, la naissance de très nombreux États issus de la décolonisation, en particulier en Afrique et au Moyen-Orient, le réveil de la Chine, la conquête spatiale et une évolution exponentielle du nombre d’inventions, notamment dans le champ de la connaissance et de l’information. L’emploi de la force armée a été suspendu (logique de non-emploi liée au nucléaire), indirect, faisant la part belle aux guerres limitées sur des théâtres d’opérations dits périphériques11.

L’effondrement du mur de Berlin a ouvert une nouvelle phase, dans laquelle la décennie 90 est finalement apparue comme un temps de transition, déstabilisant et conjugué à la dernière rup¬ ture technologique: internet. Dividendes de la paix, espoir d’une défense européenne, théories de la fin de l’histoire et du choc des civilisations la caractérisent. C’est le temps militaire de la gestion des crises, où l’emploi de la force armée répond à une logique d’en¬ trave de la liberté d’action des belligérants. L’approche militaire a cherché à devenir globale, pour contribuer à la stabilisation d’un nouvel ordre mondial unipolaire. Le 11 septembre 2001 annonce une bascule de la tendance humanitaire vers une autre tendance, beaucoup plus sécuritaire ; les théâtres intérieurs et extérieurs sont alors devenus intimement liés. Cet emploi erratique de la force s’est accompagné en France d’une moindre visibilité de l’armée dans le corps social de la na¬ tion ; il est également lié à la difficile identification d’objectifs poli¬ tiques clairs.

Objectifs ambigus Tout au long de l’histoire, les objectifs politiques sont struc¬ turellement ambigus. Dans la période récente, l’interdépendance exponentielle des différents acteurs, où les États ne tiennent pas toujours les premiers rôles, l’accélération du temps, l’exigence de 11. Le « soldat de la paix » naît au cours de la décennie 80, au Liban en particulier.

250

Guerre ouverte

transparence, les bouleversements technologiques, les frictions iden¬ titaires constituent une rupture stratégique qui rend plus complexe

la formalisation des objectifs politiques. Ils changent et évoluent au fil du temps souvent très court sans que les opinions publiques en aient toujours la claire perception. L’exemple de l’engagement militaire français en Afghanistan constitue une illustration de cette évolutivité, entre l’orientation initiale du président Chirac en 2001 puis celle, ultérieure, du président Sarkozy en 2007. Les objectifs politiques dépendent des hommes, des intérêts, des circonstances, des ressources et des cadres légaux. Pour l’emploi de la force armée, ils relèvent également de la culture militaire de chaque pays. Les engagements en coalition ou au sein d’organisations type ONU/ OTAN/UE se révèlent ainsi plus adaptés au contexte post-guerre froide. Mais ils induisent un plus petit commun dénominateur stratégique, facteur aggravant pour une définition claire des objec¬ tifs, leur compréhension par les opinions publiques et finalement la mise en synergie de la force armée. Les objectifs politiques peuvent être ambigus pour des raisons encore plus conjoncturelles ou psychologiques. L’atmosphère géné¬

rale de la décennie 90 a probablement influencé la prise de décision politique des décennies 2000-2010. Les décideurs occidentaux ont tiré les enseignements des erreurs passées, comme celles qui caracté¬ risèrent le mandat insuffisant de la FORPRONU en ex-Yougoslavie ou les drames humains de Srebrenica ou du Rwanda. Ces enseigne¬ ments expliquent d’une certaine façon les interventions au Kosovo en 1999 ou actuellement en Centrafrique. Le président Poutine justifie l’annexion de la Crimée en 2014 par le précédent du Ko¬ sovo, intervention légitime mais à la légalité encore débattue. Le 11 septembre 2001 constitue le deuxième facteur d’influence dans la définition des objectifs politiques au cours de cette décennie. Les objectifs initiaux étaient très ambitieux, tirés par une logique néoconservatrice américaine.

La grande difficulté de l’équation de la stratégie militaire réside dans ce lien de cohérence entre objectif politique et opérations militaires incarné par l’emploi de la force armée, cohérence en 251

La Guerre par ceux qui la font

matière d’ambition, de ressources consacrées et de temps disponible. On peut le regretter, mais il est certain que les objectifs resteront ambigus, tant cette ambiguïté traduit la complexité des situations. Les militaires doivent en tenir compte dans la conception de leurs engagements, en cherchant à valoriser les notions de trajectoire, de gains et de réserve stratégique. Une logique de planification militaire seulement fondée sur les notions de centre de gravité, de

lignes d’opérations et d’effet final recherché ne suffit pas12. psychologique, la difficile iden¬ tification d’objectifs clairs s’explique aussi par un environnement politique en déséquilibre permanent depuis 25 ans. Structurelle, conjoncturelle

et

Environnementpolitique déséquilibré

L’environnement politique s’articule aujourd’hui

autour

de

trois déséquilibres, de la puissance, du droit et des valeurs. Les dé¬ mocraties libérales occidentales sont restées longtemps marquées par les espoirs nés de l’effondrement du communisme. Arrivées à un paroxysme de richesse, elles avaient gagné la guerre et pensaient que la mondialisation imposerait d’elle-même, en douceur, notre culture et nos valeurs, notamment grâce à internet. Assez parado¬ xalement, nous n’avons pas vu ou compris le rejet de notre vision du monde. Voici le constat que posait Philippe Delmas en 1995 : « La chute du mur de Berlin sembla permettre enfin le fonctionnement du système international conçu en 1945. La guerre froide avait bloqué le système, mais n’avait pas invalidé ses principes. La suprématie du droit, l’intangibilité des frontières et des souverainetés, l’intégration des États grâce à un ensemble d’organisations mondiales et spécialisées, le rôle prépondérant du Conseil de sécurité des Nations unies, tout cela paraissait pertinent et prêt à fonctionner dans l’approbation générale. A tel point que nous y avons vu un ordre légitime, commettant ainsi une double faute de jugement qui paralyse encore l’élaboration d’une doctrine de puissance13. »

12. Réflexions issues d’un travail collectif de la 64e session du CHEM, sur le

thème des opérations. 13. Philippe DELMAS, Le bel avenir de la guerre, op. cit.

252

Guerre ouverte

En 2014, le président Obama confirme le retour des États-Unis

le smart power14 ; la Chine est devenue la première puissance économique; la Russie semble avoir durablement refusé la greffe occidentale ; l’Europe reste fragile économiquement, socialement et militairement; le monde arabo-musulman affronte un chaos durable. vers

À ces déséquilibres de puissance s’ajoutent assez logiquement les déséquilibres du droit international post-1945. À cet égard, l’année 2014 constitue un tournant, avec les crises en Ukraine et l’avènement de Daech (ou soi-disant « État » islamique). Dans le domaine du droit et des libertés individuelles, on observe égale¬ ment que la « fongibilité » entre théâtres extérieurs et intérieurs, ce que le chef d’état-major des armées françaises, le général d’armée Pierre de Villiers, appelle « la défense de l’avant et la sécurité de l’arrière », impose une consolidation du référentiel juridique. La propagande islamiste sur internet l’éclaire d’une lumière crue.

Enfin, s’agissant du déséquilibre des valeurs, l’exemple le plus extrême est évidemment celui de Daech. Un ouvrage traduit en français, Gestion de la barbarie15, définit la « sauvagerie » comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est ef¬ fondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’état de droit. La sauvagerie est une ressource qu’il s’agit d’administrer, pour mode¬ ler une société, dans une stratégie qui théorise finement l’exploi¬ tation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse, où la dissuasion par la vio¬ lence et l’horreur ne constituent qu’un pilier de l’ensemble16. Face à ce déséquilibre de l’environnement politique, alors que l’emploi erratique de la force armée depuis 25 ans et des objectifs 14. Cf. notamment le discours à WestPoint le 28 mai 2014. 15. Abu BAKR NAJI, Gestion de la barbarie, éditions de Paris, Versailles, 2007, 248 p. 16. Ce paragraphe reprend en synthèse les éléments d’un post de Jean-Marc LAFON, sur le site internet Theatrumbelli.org.

253

La Guerre par ceux qui la font

ambigus brouillent lequation de la stratégie militaire et rendent la guerre incompréhensible, l’analyse du thème des light footprint operations ouvre des perspectives intéressantes. Slogan équivoque Aux origines du light footprint operations

Slogan américain, c’est aux États-Unis qu’il faut chercher l’ori¬ gine du lightfootprint operations au cours des années 80. Certes, les armées américaines et la culture militaire de ce pays n’ont jamais milité pour une approche à faible empreinte des opérations (mili¬ taires). La doctrine officielle de l’époque, la doctrine Weinberger, amendée pour devenir la doctrine Powell, souligne que les armées américaines ne s’engagent que massivement pour détruire défini¬ tivement l’adversaire. Néanmoins après le Vietnam, les Marines et surtout les forces spéciales sont engagés dans un certain nombre d’opérations, comme au Liban, à la Grenade, au Panama, en So¬ malie et en Colombie. Ces interventions de quelques centaines à plusieurs milliers d’hommes sont alors considérées, à tort ou à rai¬ son, comme une illustration de la guerre limitée et a posteriori de light footprint operations. Ce slogan se fonde donc initialement sur l’idée d’accompagnement des forces locales et d’un volume limité de troupes au sol, au regard de la norme habituelle américaine, qui est celle de la masse.

Après le 11 septembre 2001, Lakhdar Brahimi fait état pour la première fois de cette notion17 en novembre 2001 au Conseil de sécurité: «

The international involment in Afghanistan in late 2001 started in the

spirit ofa lightfootprint. »

17. Astri SUHRKE, « The Case for a Light Footprint: The internationalproject in Afghanistan, 2010. »

254

Guerre ouverte

On attribue également à Donald Rumsfeld la formulation de

smallfootprint: « U.S. Secretary of Defense Donald Rumsfeld justified this low-profile, smallfootprint approach by arguing that both countries would become selfsufficient more quickly by avoiding excessive dependency on U.S. and other international aid*. »

Enfin, en janvier 2012, le président Obama reprend cette idée: « Whenever possible, we will develop innovative, low-cost, and small-foot¬ print approaches to achieve our security objectivesl9. »

De fait,

cette

formulation suppose une approche au-delà du

spectre militaire.

Initialement dédié aux opérations, le light footprint redevient avec le président Obama la caractéristique d’une stratégie que les USA réserveraient aux conflits périphériques20. Comme au cours des décennies 80 et 90, privilégiant les actions « sous le spectre radar », cette stratégie reposerait sur des actions clandestines (sous contrôle CIA comme au Pakistan) ou sur des opérations spéciales (formation et accompagnement de proxies21). Dans les deux cas, les attendus opérationnels sont revus à la baisse et reposent sur une politique de containment, dans laquelle les forces spéciales, les drones et le cyber occupent une place dorénavant prépondérante pour la neutralisation continue de cibles à haute valeur22 (ciblage). La stratégie américaine s’adapte au contexte et se concentre sur une menace essentiellement perçue comme terroriste, dans une re¬ cherche de cohérence entre fins, voies et moyens, consentant à une certaine « démilitarisation de la guerre ». 18. Brian Michael JENKINS et John Paul GODGES, The Long Shadow Santa Monica, RAND Corporation, 2011.

of 9/11,

19. Strategie guidance document. The White House. Sustaining U.S Global

Leadership: Priorities For 21" Century Defense (2012, janvier).

20. Lire l’étude de Maya KANDEL, ministère de la Défense, « La stratégie améri¬ caine en Afrique », Étude de l’IRSEM, n° 36, 2014. 21. Forces locales principalement. 22. High Value Target.

255

La Guerre par ceux qui la font

Compréhensions et géométries variables2i Pour les armées américaines, les concepts interarmées qui fondent actuellement la stratégie militaire sont le Capstone Conceptfor Joint Operations:Joint Forces 2020 et le Joint Operational Access Concept. Ils sont de fait principalement orientés vers l’Asie-Pacifique et leurs compétiteurs potentiels. Ceci peut expliquer par ailleurs l’écono¬ mie des forces sur des zones considérées comme périphériques, l’Afrique notamment. Rester prêt à agir dans le monde entier sur court préavis avec une force correctement préparée, achever la mise en cohérence des armées de terre, de mer et de l’air, et conserver l’avance technologique constituent globalement les grands défis de court terme des armées américaines. Le thème du light footprint operations reste donc relatif au sein des armées américaines et limité aux forces spéciales24. En France, cette notion reste confuse, même parmi les mili¬ taires, principalement pour cinq raisons : une compréhension mili¬ taire d’un concept qui ne l’est pas exclusivement; une difficulté de mise en perspective avec les priorités de la stratégie militaire améri¬ caine évoquée supra ; une opposition des anciens et des modernes, avec, pour caricaturer, le passage d’une approche en composantes terre-air-mer au triptyque forces spéciales-drones-cyber ; une oppo¬ sition entre les capacités dites légères à celles dites lourdes, débat existant au sein des forces terrestres ; une confusion entre « faible empreinte » et « pas de troupes au sol ». En général, ce thème est finalement compris comme l’idée que l’on peut être militairement efficace sans trop s’engager (au sol). Cela constitue évidemment un raccourci trompeur, quand le récent concept d’emploi des forces

françaises est par ailleurs éclairant25. 23. Réflexions principalement tirées d’un séminaire du LRD/IFRI de décembre 2013. 24. Dont il faut rappeler quelles comptent en 2015 autant d’hommes que les forces terrestres françaises. 25. Le document CIA-01 du 12 septembre 2013 (CICDE) introduit en parti¬ culier le concept de combinaison dynamique des efforts, impliquant une plus grande porosité entre les fonctions stratégiques, une plus grande capacité de

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Guerre ouverte

Ni novateur ni bien compris, ce thème est en fait à géométrie variable. Vues des États-Unis, les interventions militaires françaises depuis soixante ans sont considérées comme des lightfootprint ope¬ rations, puisqu’elles sont des opérations limitées, conduites en lien étroit avec les forces locales. La logique vaut autant en offensive qu’en défensive. De façon synthétique, deux modes d’actions sont possibles : soit high and quick, comme l’intervention fulgurante et à forte visibilité des Américains au Panama en 1989, soit long and loto, comme l’intervention française au Tchad depuis les années 1970. La perception du light est évidemment à géométrie variable, selon qu’on se trouve du côté des amis ou des ennemis, des civils ou des militaires, dans des guerres dissymétriques devenues asy¬ métriques, puis hybrides. La présence de forces étrangères sur son propre sol n’est jamais light, tout comme les frappes aériennes, fussent-elles chirurgicales. La notion de light n’est donc pas fondée sur le volume de troupes au sol, mais plus sur la manière d’employer la force armée, l’affichage politique qui en est fait et sa perception dans les opinions publiques.

Effetspervers Le principal effet pervers du thème des lightfootprint operations est qu’il est peu explicite. Il recouvre en effet un spectre trop large de possible. Contrairement à 2012, la National Security Strategy 2015 du président Obama ne l’évoque d’ailleurs pas, mais souligne que « the question is never whether America should lead, but how we

lead ». À l’autorité politique, exposée à la succession des crises du temps court et à la tentation du micromanagement, la notion de lightfootprint pourrait laisser croire que l’on peut résoudre les crises bascule entre les missions et entre les théâtres et une souplesse accrue en matière d’organisation, de commandement et d’action. Il souligne également la notion d’engagements protéiformes (adversaires de natures diverses, partenariats multiples, élargissement et interpénétration des champs de confrontation, cadre temporel difficile à cerner, décision stratégique plus complexe à remporter). 257

La Guerre par ceux qui la font

sans s’engager au sol: c’est l’exemple de l’opération Harmattan, en Libye en 2011, militairement conduite avec brio.

rapidement,

est néanmoins forte dans la durée, l’accompagnement politique et diplomatique ne suit pas, soit on ne s’appuie pas sur l’ensemble des capacités militaires dis¬ ponibles, soit on ne prévoit pas le « jour d’après », dans l’urgence de la situation et en raison de l’impératif d’intervention. En com¬ plément, le light footprint repose aussi sur l’idée de formation des forces locales. À cet égard, l’exemple irakien montre la fragilité de ce mode d’action, quand la légitimité du pouvoir local est faible et qu’il ne s’inscrit pas dans un temps suffisamment long. La gestion de la violence au sol requiert des troupes loyales, aguerries et légi¬ times. Pour l’autorité politique, les effets pervers du light footprint se concentrent ainsi sur le risque d’une mauvaise appréciation du facteur temps et du facteur humain.

La prise de risque stratégique car, soit

Pour l’opinion publique, soumise à une surinformation média¬ tique et numérique, la communication et la « croyance » techno¬ logique forment les deux faces d’un même effet pervers. La com¬ munication du temps court tend à prendre le pas sur d’autres considérations et construit l’histoire que l’on veut entendre. « Mis¬ sion remplie » explique-t-on pour enclencher le retrait des forces d’un théâtre. Et c’est vrai et c’est faux; tout dépend des objectifs politiques initiaux, de la solidité de « l’écosystème » laissé derrière, du suivi que l’on peut consentir. Les effets réels du temps long sur le terrain sont en effet rarement ceux du temps court, d’où les in¬

terrogations sur l’efficacité des opérations militaires pour résoudre les crises. Tous les slogans de communication sont dangereux, car ils cantonnent la réflexion à des certitudes: « To win hearts and minds », « first in, first out », « no boots on the ground », « leadfrom behind», etc. De plus, la technologie occidentale qui permet la « foudroyance », donne l’avantage initial et assure l’effet stratégique du temps court. Mais elle montre ses limites, si elle est mal propor¬ tionnée et mal ou pas accompagnée au sol, là où se jouent les effets stratégiques du temps long, là où vivent et se battent les hommes, même aujourd’hui dans un monde devenu cyber.

258

Guerre ouverte

Enfin, dans une perspective militaire française, l’approche amé¬ ricaine du light footprint fait peser cinq risques d’incompréhen¬ sion: risque de déséquilibre capacitaire dans la programmation militaire, risque d’usure des forces spéciales, dont on méconnaît parfois l’apport réel et les dépendances26, risque de négliger les effets stratégiques des drones armés sur les populations des pays où ils sont engagés27, risque de surpondérer l’importance des « grands espaces » comme dominante des conflits futurs, risque d’un contrôle insuffisant dans la durée de la capacité opération¬ nelle des forces locales. Le slogan de light footprint est équivoque, car sa traduction en faible empreinte et son interprétation trop militaire apportent une confusion dans la compréhension de sa logique. Sa logique de pro¬ portionnalité et de soutenabilité apparaît pourtant pertinente.

Guerre ouverte

Comprendre la nature de la guerre en 1995 que le distinguo guerre totale était en train de s’effacer. Si la première appelle une logique de négociation et se caractérise par une balance entre objectifs et moyens, donc par un bornage clair de son champ militaire, la seconde a pour seule fin accep¬ table la défaite complète de l’adversaire. En 1999, deux officiers chinois théorisent la « guerre hors limites29 ». Ils considèrent que la guerre est partout, tout le temps30 et remettent au goût du jour

Philippe Delmas28 soulignait déjà

entre

guerre limitée

et

26. Daniel REINER, Jacques GAUTIER et Gérard LARCHER, Rapport d’infor¬ mation des sénateurs n° 525, du 13 mai 2014: « Le renforcement des forces spéciales françaises, avenir de la guerre ou conséquence de la crise ? »

27. Capacité que la France s’interdit à ce stade. 28. Philippe DELMAS, Le bel avenir de la guerre, op. cit. p. 204. 29. Les colonels de l’armée de l’air Liang Qiao et Xiangsui Wang. 30. Joseph NYE, « Le futur de la force dans un monde toujours plus impré¬ visible », Le Temps, 12 février 2015. Il explique que la guerre sans restriction, développée par les Chinois, combine des outils électroniques, diplomatiques, 259

La Guerre par ceux qui la font

l’idée d’opérations « omnidimensionnelles », à un moment où la réflexion stratégique en Occident se concentre sur les guerres asy¬ métriques. En 2014, l’annexion de la Crimée par la Russie souligne l’émergence du thème de la « guerre hybride ». On observe également quatre tendances récentes et ambiva¬ lentes : le retour des États, mais des démocraties occidentales fai¬ blement résilientes ; un emploi de la force armée plus cohérent mais des ressources contraintes et un temps politique court qui en fragi¬ lisent l’effet pérenne; la définition toujours floue des objectifs face à une forte remise en cause du référentiel normatif, dont celui du droit international; la dilution de l’ennemi et des menaces dans des nébuleuses hybrides, dont les interactions avec le territoire national sont

exponentielles.

Ainsi, comprendre la nature de la guerre pour décider des opé¬ rations militaires qui apporteront un gain politique dans la durée,

c’est comprendre sa complexité accrue avec des engagements deve¬ nus protéiformes, qui ne se résument évidemment pas à un slogan. Même si elles n’en ont pas la conscience, les démocraties occiden¬ tales sont en guerre : la guerre est ouverte, après une longue absence, au cours de la guerre froide, puis une transition de deux décennies sur des théâtres d’opérations lointains, soulignant le retour de la puissance dans les relations internationales. « Oui, la France est en guerre contre le terrorisme », s’exclamait le Premier ministre devant l’Assemblée nationale le 13 janvier 2015. Évoquer la guerre ouverte revient donc plus à formuler un constat qu’à définir un nouveau concept.

Dans ce constat nous pouvons distinguer trois caractéristiques : et fatigue. La dilution du temps, des lieux et de l’action constitue un facteur durable. Phase de guerre et phase de paix cohabitent, sans début ni fin de la guerre ; théâtre extérieur et théâtre intérieur sont joints par un même ennemi, sans frontières

dilution, gains

cybernétiques, terroristes par procuration, économiques et de propagande pour tromper et dépasser les systèmes américains : « La première règle de la guerre sans restriction est qu’il n’y a pas de règles. » 260

Guerre ouverte

physique ou numérique ; la nature de la guerre est simultanément ou successivement symétrique, dissymétrique, asymétrique ou hy¬ bride. La Russie cherche à entraîner l’Occident dans un référentiel de guerre limitée quand Daech et ses affidés sont engagés dans une logique de guerre totale.

S’agissant des gains, nous observons que la notion de victoire n’est plus opérante depuis longtemps au niveau stratégique: il faut « privilégier le jeu de go au jeu d’échecs ». Il semble alors judicieux de chercher à consolider une trajectoire dans la durée, par l’addition de gains stratégiques, qui contribuent à un rapport de forces favorable. Dans ce cadre, les facteurs de cohésion et de cohérence du camp occidental sont essentiels. La soutenabilité (politique, diplomatique, économique et militaire) des opérations en constitue à la fois une fragilité majeure et un critère détermi¬ nant de succès.

Risque de lafatigue Nicolas Baverez a décrit les révolutions31 qui bouleversent la pla¬ nète : la mondialisation associée au risque de longue stagnation et

de déflation en Europe ; le choc des technologies de l’information; la transition énergétique; la contrainte écologique; les nouvelles menaces stratégiques avec le renouveau des empires - la Chine de Xi Jiping, la Nouvelle Russie de Vladimir Poutine, le rêve ottoman de Recep Erdogan - et la guerre civile mondiale lancée par l’isla¬ misme radical. Face à ces défis, l’action de la France s’inscrit dans un contexte européen marqué par une fatigue stratégique durable. Il s’agit plus, d’ailleurs, d’une donnée d’entrée que d’un risque. Loin de s’atténuer après les engagements en Afghanistan, en Irak ou en

Libye, les menaces se sont au contraire accentuées, laissant les peuples européens au mieux dans une certaine perplexité, au pire dans l’anxiété. Conséquence ou cause des interrogations sur les 31. L’Express du 2 février 2015.

261

La Guerre par ceux qui la font

effets des opérations militaires, force est de constater le faible effort des Européens pour leur défense et leur peu d’appétence au partage du fardeau, quand les intérêts restent nationaux et souvent

divergents.

L’observation des facteurs de cette fatigue permet d’en identifier les tendances. Le premier est d’ordre politique et tient aux débats autour de la légitimité de l’action, encore aujourd’hui fortement remise en cause, par exemple s’agissant de l’Irak en 2003. Le second est d’ordre militaire, tant il est vrai que les succès réels obtenus sur les divers théâtres d’opérations ne se sont pas vraiment traduits dans la perception des opinions publiques par la conviction d’une trajectoire positive et d’une accumulation de gains durables. On peut regretter par exemple que l’action militaire française en Côte d’ivoire soit totalement oubliée, alors quelle a concouru à un effet remarquable. Le troisième est d’ordre psychologique et relève de l’impatience des nations occidentales, dangereusement accentuée par les médias et internet, qui ne « veulent » pas voir le poids fon¬ damental des dimensions humaines et temporelles. La France fait pourtant figure d’exception en Europe. Contrai¬ rement à son homologue britannique32, l’armée française sort de la décennie 2010 plutôt renforcée: elle s’est aguerrie, ses hommes et ses cadres montrent un grand courage dans l’action et disposent d’une compétence opérationnelle certainement inégalée depuis 25 ans. Les raisons en sont multiples, mais sans doute peut-on trouver là les conséquences d’un niveau d’engagement proportionné avec des capacités33 soutenables, un corps social solide, une forte culture

de l’intervention et de l’agilité. Ceci étant, au tournant des années 2014-15, marquées par l’Ukraine, Daech, Boko Haram, AQMI, AQPA et les attentats 32. Voir la conférence au RUSI (Royal united service institute) du général sir Nicholas Houghton, chef d’état-major des armées britanniques, le 10 décembre 2013, dans laquelle il expose que si l’armée britannique ne veut pas perdre son « instinct de courage », elle doit s’inspirer de l’exemple français. 33. Hommes/équipements, soutien, organisation, doctrine, entraînement.

262

Guerre ouverte

islamistes à Paris, la complexité accrue de la guerre dans un en¬ vironnement européen de

fatigue stratégique ouvre une nouvelle

perspective. La France engage maintenant ses armées dans le temps long sur le territoire national, avec un volume de 7 000 hommes déployés en permanence: c’est une inflexion majeure. Elle se tra¬ duit par l’actualisation en cours de la loi de programmation mili¬ taire (LPM) ; elle imposera une réflexion sur le rôle et les modes d’action de l’armée face au terrorisme sur le territoire national, afin de conserver liberté d’action et capacité à durer.

Impératifde la réserve stratégique Deux ans après la rédaction du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, le cadre stratégique évolue à marche forcée: simultanéité, durée, gravité et intensité exponentielles des crises (des États faillis aux régions faillies) ; continuum extérieur-intérieur accentué; abstention stratégique des organisations censées réguler les affaires dumonde et une certaine solitude de la France. La France dispose de nombreux atouts, comme son dynamisme stratégique ou son rayonnement culturel ; elle montre aussi des faiblesses, comme son économie au ralenti et des tensions sociales internes plus fortes qu’ailleurs en Europe. Malgré le virage plutôt bien négocié depuis 25 ans en matière d’opérations militaires, conduites simultanément à une transformation permanente, le modèle d’armée reste fragile, comme les chefs militaires le rappellent régulièrement.

Accepter la guerre ouverte et ses implications oblige à considé¬ rer l’impérieuse nécessité de conserver du souffle stratégique, de conserver de la réserve et des ressources, pour faire face à une dété¬ rioration possible de la situation, notamment sur notre territoire. C’est l’enjeu de la soutenabilité, quand il semble probable que les menaces ne vont pas baisser sur le territoire national et vont s’in¬ tensifier sur les théâtres d’opérations extérieurs, nécessitant de pré¬ server l’excellence au combat des armées françaises. Le mécanisme du terrorisme est connu: peu de moyens pour un effet stratégique maximum. Et la stratégie des terroristes islamistes a plutôt bien fonctionné jusque-là, entraînant les nations occidentales dans des 263

La Guerre par ceux qui ta font

interventions militaires d’usure (Afghanistan et Irak), exploitant l’éclatement de certains États (Syrie et Lybie), alimentant enfin les tensions entre communautés religieuses, au sein des nations occi¬

dentales comme du monde arabo-musulman. La France doit conserver demain le discernement, l’audace et la prudence dont elle a su faire preuve hier dans l’emploi de son armée. Une posture militaire trop forte face aux effets des modes d’actions terroristes pourrait l’amener à user prématurément ses forces, piège que lui tendent les islamistes. Elle conservera d’autant mieux l’initiative quelle préservera une réserve stratégique pour faire face, à partir d’un ensemble capacitaire cohérent, et quelle continuera à employer la force de manière proportionnée et agile. Dans les champs physiques et immatériels, il s’agit bien là de la logique qui sous-tend celle des lightfootprint operations.

L’histoire s’est arrêtée au cours de la guerre froide. Elle s’est re¬ mise en route et nous venons de vivre deux longues décennies de transition, où la guerre fut le plus souvent incompréhensible : la pre¬ mière, d’espoir des dividendes de la paix et de la construction d’une Europe de la défense, avec un emploi de la force de gestion de crise à vocation humanitaire; la seconde où les idéologies destructrices, l’affrontement violent des volontés et le combat des hommes, par¬ fois au corps à corps comme en Afghanistan ou au Mali, font un retour fracassant, jusqu’au centre de Paris aujourd’hui. Au tournant des années 2014 et 2015, la France est en guerre ouverte; cet état est

durable.

discerner dans l’adversité », il faut revenir à l’équation de la stratégie militaire. Les objectifs politiques des démocraties européennes sont en réalité d’une nature plutôt défen¬ sive, comme si nous étions « parvenus » à un plafond de verre. Dans un environnement politique global marqué par un important désé¬ quilibre de la puissance, du droit et des valeurs, la voie est étroite pour faire évoluer en souplesse l’ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale. Mais les nations occidentales ont l’obligation de relever ce défi majeur. Pour

tenter

de

«

264

Guerre ouverte

C’est dans ce cadre que s’inscrivent les opérations militaires, selon une stratégie globale d’endiguement, où l’emploi de la force armée sera toujours plus complexe, simultanément sur des théâtres d’interventions diversifiés et compartimentés, physiques et imma¬ tériels. L’apport militaire dans la puissance post-moderne restera une réalité et la plus faible probabilité de guerres conventionnelles ira de pair avec une plus forte probabilité de menaces croissantes et de chaos à l’échelle régionale.

S’agissant des modes d’action, la question est moins celle de la faible empreinte, notion assez confuse et à géométrie variable, moins celle des moyens que du discernement dans la combinaison de toutes les capacités, selon l’ennemi, le moment et l’environnement. Les light footprint operations sont ainsi moins le révélateur d’un nouveau concept que le symptôme d’une complexité accrue de la guerre. Elles se fondent sur une logique pertinente de proportion¬ nalité et de soutenabilité, où la manière d’employer la force armée, l’affichage politique qui en est fait et sa perception dans les opi¬ nions publiques constituent les facteurs clés.

Bibliographie COUTAU-BéGARIE Hervé, Traité de stratégie., Economica, Paris, 4e édition, 2002. DELMAS Philippe, Le belavenir de la guerre, Gallimard, NRF Essais,

1995. DESPORTES Vincent, Comprendre la guerre, Economica, 2e édition, 2001.

GéRé François, Demain la guerre, Gallimard, NRF Essais, 1995.

GROS Frédéric, États de violence, essai sur la fin de la guerre, Galli¬ mard, NRF Essais, 2006.

QIAO Liang et WANG Xiangsui, La guerre hors limites, éd. Payot et Rivages, 2003. 265

La Guerre par ceux qui la font

RUFIN Jean-Christophe, L’empire et les nouveaux barbares, Lattès, 2e édition, 2001.

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare Colonel Richard Ohnet

Après deux décennies de conflits meurtriers et coûteux en Irak et en Afghanistan, la nature de l’engagement des pays occidentaux dans la gestion des crises a évolué de manière significative. Leur réticence à engager leurs forces armées dans des opérations à l’issue incertaine les conduisent désormais à privilégier une approche in¬ directe, basée en particulier sur des partenariats avec des pays tiers ou des coalitions régionales. La nouvelle orientation stratégique de l’administration Obama participe à cette évolution. Cette approche novatrice ne s’est pas traduite par une diminution de l’interven¬ tionnisme américain sur la scène internationale mais par l’émer¬ gence d’un concept différent, réputé plus discret et moins coûteux : le concept de light footprint operations ou opérations à empreinte légère. Ces dernières sont basées sur l’emploi de forces spéciales, de drones armés, de moyens cybernétiques et désignent un vaste panel d’actions à caractère préventif ou à vocation offensive. Ce concept apparaît dans un contexte de conflits asymétriques où l’adversaire est capable de contourner la puissance en ayant recours à des ca¬ pacités de nivellement peu coûteuses et aux effets considérables. Clairement marqué par son origine américaine, il ne manque pas de susciter des débats en Europe et l’OTAN y fait désormais des références régulières1. Il n’est pourtant pas sûr qu’il soit aisément importable dans la culture stratégique française. 1. Jens STOLTENBERG (secrétaire général de l’OTAN), réunion à Antalya des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN, 14 mai 2015: «[...] we stay committed to Afghanistan. Our futurepresence will [...] have a lightfootprint. »

267

La Guerre par ceux qui la font

L’émergence du concept de light footprint operations dans le paysage politico-stratégique américain Une difficile transition des interventions en masse aux opéra¬ tions à empreinte légère Au lendemain de la guerre du Vietnam, les forces armées améri¬ caines se sont lancées dans une démarche d’autocritique de laquelle a émergé un nouveau modèle doctrinal structurant aussi bien pour les forces spéciales que pour les forces conventionnelles. Marquées par le faible soutien de la classe politique lors du conflit vietna¬ mien2, les forces armées se sont restructurées de telle sorte que l’engagement de moyens militaires ne puisse plus échapper à un débat public. « Il a ainsi été prévu que les armées ne puissent plus s’engager sans un recours massif à la réserve, en particulier dans le domaine du soutien3. Cette mesure destinée à garantir le cou¬ plage entre les armées engagées en opération et la société est une des

lourdeurs du modèle alors développé. Elle a également provoqué une scission nette entre forces spéciales et forces conventionnelles en matière d’employabilité. S’agissant d’affichage politique, l’on note concomitamment qu’à partir de 1975 et pendant près de trois décennies l’appellation « counter insurgency » sera bannie au pro¬ fit de celle de « Foreign Internal Defense' (FID) ». La contribution 2. Conversations with Colonel Harry SUMMERS, Institute ofInternational Studies, UC Berkeley, March 1996 : « PresidentJohnson was very poorly served by both his politicaladvisors, the McNamaras andthe Cliffords, as wellas his military advisors. [ ..] Andhe was subverted, either by incompetence or by design, by both his senior military leadership and the senior politicalleadership. We had thepolitical base for victory, but we let it erode, let it get away from us. » http://globetrotter.berkeley.

edu/conversations/Summers/summers2.html http://globetrotter.berkeley.edu/ conversations/Summers/summers2.html site consulté en janvier 2015. 3. Étienne DE DURAND, Les transformations de l’US Army, Les études de l’IFRI, juillet 2003. 4. Joint Publication 3-22, Foreign Internal Defense, 12 July 2010: « Foreign internal defense (FID) is the participation by civilian and military agencies of a government in any of the action programs taken by another government or other designated organization, tofree andprotect its societyfrom subversion, lawlessness, insurgency, terrorism, and other threats to their security. » 268

Quand les Américains adoptent le French way of warfare purement militaire aux FID a été formalisée plus récemment sous le concept de « Security Assistance1 (SFA) ». Cette doctrine de

force

Foreign Internal Defense, reposant principalement sur l’assistance indirecte à des pays tiers (fourniture d’équipements, entraînement et exercices, formation, soutien logistique...) sans exclure des ac¬ tions directes si nécessaire, deviendra l’apanage exclusif des forces spéciales. Sans en porter le nom, les opérations quelle prévoit comportent déjà toutes les caractéristiques principales d’une light footprint operation: action préventive ou à caractère offensif, em¬ preinte légère et visibilité politique minimale. Le modèle américain d’opération à empreinte légère sera incarné par celles qui seront conduites en Amérique centrale, en particulier au Nicaragua, en Équateur ou encore en Colombie. Dans le même temps, pour les forces conventionnelles ter¬ restres, le nouveau modèle doctrinal se traduit par un concept d’emploi articulé autour du pion de manœuvre divisionnaire dont les conditions d’engagement sont définies par la doctrine Weinber¬ ger puis Powell6. La cinquième condition posée par cette doctrine à l’engagement des forces américaines à l’étranger - existence d’une stratégie de sortie - est généralement perçue comme une réticence 5. Joint Doctrine Note 1-13, Security Force Assistance, 29 April 2013 : « Security

force assistance (SFA) is the set of Department ofDefense (DOD) activities that contribute to unified action by the United States Government (USG) to support the development of capability and capacity of foreign security forces (FSF) and supporting institutions. [...] SFA activities are primarily used to assist an FIN in defending against internal and transnational threats to stability (i.e., supporting foreign internal defense [FID], counterterrorism, counterinsurgency [COIN], or stability operations). » 6. Cette doctrine se résume à une série de questions auxquelles il doit être répondu par l’affirmative avant d’engager la puissance militaire: Est-ce que des intérêts vitaux sont en jeu ? Est-ce que des objectifs atteignables ont été définis ? Est-ce que les risques et coûts ont été objectivement analysés ? Est-ce que toutes les autres options non-violentes ont été épuisées ? Est-ce qu’il existe une stratégie de sortie permettant d’éviter un embourbement ? Est-ce que les conséquences d’une intervention ont été évaluées ? Est-ce que le peuple américain soutient cette action ? Est-ce que le soutien de la communauté internationale est acquis ?

269

La Guerre par ceux qui la font

des États-Unis à s’engager dans des opérations militaires. Ces conditions prévoient également qu’en cas de conflit toutes les res¬ sources et capacités disponibles doivent être utilisées de manière à submerger l’ennemi, afin de minimiser les pertes américaines et forcer une capitulation rapide de la partie adverse. Cette doctrine aux conditions très restrictives exclut toute forme de guerre à l’exception de la guerre interétatique et totale. Elle est par conséquent aux antipodes du concept d’empreinte légère. C’est la raison pour laquelle elle fut remise en cause au début des années 2000 car offrant insuffisamment de souplesse aux dirigeants poli¬ tiques. On connaît l’interrogation de Madeleine Albright : À quoi sert-il de disposer d’une armée aussi puissante si c’est pour ne pas s’en servir ? » «

Au regard de la signification politique forte des interventions terrestres, spécialement aux États-Unis, la composante terrestre a posé cette question de façon aiguë. îlArmy (armée de Terre amé¬ ricaine) a peiné à se situer dans le nouvel environnement géopoli¬ tique. Le fait qu’il lui ait fallu dix ans pour tirer les conséquences de la fin de la guerre froide dans l’organisation de ses forces illustre

la rigidité de sa culture politique et stratégique: entre des divisions lourdes nécessitant des moyens de transport logistique démesurés et un long délai d’engagement et des divisions légères manquant à la fois de puissance de feu et de mobilité pour intervenir même dans des conflits de basse intensité, la nécessité d’un nouveau mo¬ dèle s’est imposée d’elle-même7. Pourtant, malgré les tentatives 7 Général Eric K. SHINSEKI, chef de l’État-major de l’US Army, Intend of the chief of staff, 23 juin 1999 - « The Army must also be capable of operating throughout the range ofconflict-to include low intensity operations and countering asymmetric threats. It must, therefore, be more versatile, agile, lethal, andsurvivable. It must be able to provide early entry forces that can operate jointly, without access to fixedforward bases, and still have the power to slug it out and win campaigns decisively. [...] Heavy forces must be more strategically deployable and more agile with a smaller logisticalfootprint, and lightforces must be more lethal, survivable, and tactically mobile. Achieving this paradigm will require innovative thinking about structure, modernization efforts, andspending. » Il s’agit là de la traduction 270

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

d’adaptation de l’outil militaire pour le rendre compatible avec un emploi plus discret et rapide, 1’Army et les forces conventionnelles de manière générale n’ont jamais su vraiment atteindre l’objectif poursuivi. Les théâtres iraquiens et afghans ont illustré les difficul¬ tés qu’il a rencontrées.

L’inflexion stratégique de l’administration Obama pouvoir du président Obama, qui a achevé le re¬ trait d’Iraq et anticipé celui d’Afghanistan, pour des raisons à la fois politiques et financières, marque une inflexion stratégique se traduisant par l’émergence du concept de light footprint opéra¬ tions., les opérations à empreinte légère. Dans un souci de rendre les interventions militaires américaines à la fois moins visibles et moins coûteuses, donc plus acceptables par l’opinion publique, de nouvelles formes d’engagements ont été observées. L’affrontement avec l’adversaire y épouse des modes d’action très variés : coopéra¬ tion étroite avec des alliés ou des pays tiers, propagande, leadership from behind (leadership en retrait), sanctions, actions clandestines, engagement direct, actions cybernétiques, emploi de drones et de forces spéciales. Leur emploi intensif au Pakistan, en Afrique, au Moyen Orient et en Extrême Orient, conduit David E. Sanger à considérer l’émergence d’une véritable « doctrine Obama » qui vise à éviter un engagement prolongé et coûteux des troupes ter¬ restres que les États-Unis ne peuvent plus s’offrir8. Cette doctrine vise donc à rendre le leadership américain plus discret et tout aussi efficace grâce au concept d’empreinte légère, déjà exploité dans ses grands principes dans les années 1970 mais remis au goût du jour à grande échelle en particulier par le directeur de la CIA, L’arrivée

au

des difficultés rencontrées durant les années 1990: les mois nécessaires au

déploiement des forces ayant mené l’opération Desert Storm, la puissance de feu insuffisante et le manque de véhicules blindés des Rangers à Mogadiscio en 1993 ou encore les difficultés de déploiement pour les Task Forces américaines 1995 ou au Kosovo en 1999. 8. David E. SANGER, Confront and Conceal, Crown Publishing Group (NY), 06/2012, p. 421.

en Bosnie en

271

La Guerre par ceux qui la font

John O. Brennan. La directive stratégique de 20129 ainsi que la Quadriennal Defence Review, (revue stratégique quadriennale) de 2014 10 précisent les contours génériques de cette empreinte légère

nouvelle.

C’est dans ce contexte que l’actuel chef d’état-major de l’U.S. Army, le général Odierno vient d’entamer une nouvelle transfor¬ mation à l’issue de laquelle YArmy doit être en mesure de conduire des déploiements rapides de modules de forces dont le volume, pouvant être inférieur au niveau brigade, sera adaptable à chaque situation; elle seront équipées de matériels de dernière génération et commandées par des chefs plus autonomes, formés aux opéra¬ tions décentralisées et sensibilisés aux aspects sociaux et politiques de l’approche globale11.

Caractéristiques d'une opération à empreinte légère Aux antipodes du recours aux moyens matériels

humains à grande échelle observés au cours des dernières décennies, le concept de lightfootprint operations, au demeurant non défini avec précision à ce jour, vise à contenir les coûts financiers par l’emploi d’un très faible nombre de militaires et civils, sur une période généralement longue, afin de prévenir, voire de contenir des conflits12. et

9. « The White House, Sustaining U. S. GlobalLeadership -.Prioritiesfor 21s' Century Defence », January 5, 2012, p. 3 : « Whenever possible, we willdevelop innovative, low-cost, andsmall-footprint approaches to achieve our security objectives. » 10. U.S. Secretary of Defence, Quadriennal Defense Review 2014, March 4, 2014, p. 36: « Africa - The Department will continue to maximize the impact of a relatively small U.S. presence in Africa by engaging in high-return training and exercise events; negotiatingflexible agreements; working with interagencypartners; investing in new, effective, and efficient smallfootprint locations; and developing innovative approaches to using host nationfacilities or alliedjoint-basing ». 11. Général ODIERNO, « The forces of tomorrow », Foreign policy, 4 February 2013 http://foreignpolicy.com/2013/02/04/the-force-of-tomorrow/?wp_login_ redirect=0, site consulté en janvier 2015. 12. Fernando M. LUJAN, Light Footprints: The Future of American Military Intervention, CNAS report, mars 2013, p 5.

272

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

Ce concept se structure autour des principes généraux suivants :

plus encore que les opérations militaires classiques, les opérations à empreinte légère doivent s’inscrire dans une approche globale qui suppose une compréhension de l’environnement stratégique par¬ tagée entre les différents

acteurs

ministériels et inter-agences pour

permettre la définition d’une stratégie claire. Le retour d’expérience

américain13 après une décennie de guerre (Irak et Afghanistan) est à cet égard révélateur. En dépit de l’importance fondamentale que revêt la connaissance partagée de l’environnement stratégique pour le succès des opérations, l’approche américaine a le plus souvent échoué à la garantir à un niveau suffisant. Cette difficulté était pourtant déjà identifiée dans un rapport interarmées américain de 1961M. Sur le terrain, l’empreinte légère ne concerne qu’un très faible volume de personnes15. Elle est basée sur une approche indi¬ recte reposant sur la formation et l’encadrement de forces locales et s’inscrit dans le temps long. Même si elle est prioritairement basée sur des actions préventives, elle n’exclut pas les actions directes se traduisant par l’emploi massif de forces spéciales, de drones et de moyens cybernétiques. Dans ce contexte, le rôle des forces conven¬ tionnelles reste marginal. Il n’y est fait recours qu’en cas extrême pour inverser par exemple un rapport de force devenu défavorable.

Au-delà de ces principes structurants, il n’existe en réalité pas d’opération à empreinte légère type. Chaque situation est un cas particulier qui requiert une adaptation très développée du modèle générique. loin d’être la panacée, les opérations à empreinte légère comportent de nombreuses limitations : Pour

autant,

13. Joint and Coalition Operational Analysis (JCOA), Decade of war volume I from the past decade ofoperations », 15 June 2012. 14. « In the past it has been extremely difficult to achieve interdepartmental planning. These inhibitions of other governmental agencies must in some way be overcome. »— U.S. Joint StaffMemorandum, March 20, 1961. 15. Inférieur au volume standard dun corps expéditionnaire (2200 militaires pour l’unité expéditionnaire des Marines Corps ou 4 000 militaires pour l’Army Brigade Combat Team). « Enduring lessons

273

La Guerre par ceux qui la font

- leur succès dépend très étroitement du contexte local et

particulièrement de la fiabilité du régime appuyé

ou

tout

de la

force soutenue ; - du fait même du faible volume de moyens déployés, elles permettent au mieux de prévenir, voire de contenir, une crise

donc d’éviter un revers. Elles ne permettent donc en aucun cas d’emporter la décision car cela supposerait un rapport de force très nettement favorable, que le seul emploi de forces spéciales ne permet pas de créer16. Ce constat amène à se poser la question de la contribution que les forces conven¬ tionnelles peuvent apporter dans ce type d’opérations ; et

- les différents

retours d’expérience montrent que la durée ces de moyenne opérations est de l’ordre de la décennie. Cela suppose quelles puissent rester à bas bruit pour être accep¬ tées par l’opinion publique. Le cas de la Colombie est sou¬ vent

cité en exemple comme modèle17 de réussite ;

- dans le cas d’un recours à l’action directe, le traitement d’ob¬ jectifs à haute valeur ajoutée, en particulier par des drones, est efficace à court terme. Cependant, les conséquences du ressentiment généré auprès de la population locale peuvent s’avérer difficilement maîtrisables sur le long terme. Le re¬ cours aux drones, à défaut de savoir régler les problèmes à la source, permet tout au plus de contenir la menace et de 16. En Algérie, le rapport de force était souvent de 11 contre 1. En Malaisie, les Britanniques bénéficiaient d’un rapport de 30 contre 1. Dans les opérations d’imposition de la paix, l’OTAN a connu un succès relatif en Bosnie avec 54 000 hommes et au Kosovo avec 50000 hommes. En Afghanistan, on comptait 130000 hommes de la coalition en 2011-2012. Pour déployer autant de troupes en Afghanistan qu’au Kosovo, toutes proportions gardées (population et super¬ ficie), il aurait fallu près de 800 000 hommes. 17. Arlene B. Tickner, Colombia, the United States, and Security Cooperation by proxy, Washington Office for Latine America, March 2014, « Increasingly, Colombia is portrayed as an emblematic case of this “light footprint”. However, equally important from the vantage of current U.S. security and defence policy, Colombia is unique due to its long-standing and mature bilateral military partnership, especially with Special Operations Forces, whosepresence in the country spans halfa century. »

274

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

gagner du temps. Il s’agit là d’une forme de « containment » dont les effets stratégiques ne sont pas nécessairement pensés dans le long terme. Le recours aux actions cybernétiques par¬ ticipe d’ailleurs d’une même logique de gain de temps ;

- enfin, elles ne permettent pas de se prémunir du risque d’instrumentalisation ou de détournement du soutien et de l’aide à des fins de politique intérieure par les pouvoirs locaux dont les intérêts peuvent être propres et divergents. Ce risque de glissement d’un soutien sécuritaire à un soutien politique peut avoir des conséquences très lourdes sur le long terme. Ainsi, toute aide fournie devrait être conditionnée par l’existence de moyens crédibles de contrôle et d’un arsenal de menaces de retrait de l’assistance en cas d’utilisation non conforme. Les opérations à empreinte légère s’apparentent donc à un ins¬ de l’efficacité à court terme pour contenir les symptômes au détriment d’un traitement à long terme des ra¬ cines des problèmes. Ces limitations sont autant d’arguments pour affirmer que les opérations à empreinte légère relèvent finalement plus d’une problématique politico-stratégique qu’opérationnelle en permettant de concilier acceptabilité politique et soutenabilité financière, tout en préservant une capacité d’intervention élevée mais différente. trument politique garant

Fruit d’une contrainte sociale, traduisant en particulier un niveau d’emploi de la puissance que la société juge acceptable, le concept de lightfootprint operations questionne la pertinence de l’action par procuration. Si l’efficacité de cette dernière est avérée à court terme, l’histoire témoigne de son manque de pertinence à long terme et de son caractère aléatoire18. Les exemples historiques témoignent

18. En 1945, le Viêt Minh est aidé par les Américains pour combattre l’occu¬ pation japonaise. Dix ans plus tard, la France est défaite puis les États-Unis le sont à leur tour. En Afghanistan, au début des années 80, les États-Unis apportent un soutien logistique important aux Afghans engagés dans une guerre contre l’Union soviétique. Quelques années plus tard, ces mêmes Afghans tiennent

275

La Guerre par ceux qui la font

également de la difficulté à appréhender, au travers du prisme dé¬ formant de la culture occidentale, les objectifs politico-stratégiques réellement poursuivis par des partenaires de circonstance. Dans le même ordre d’idées et dans le cadre des opérations à empreinte légère, la bonne connaissance de la population locale est essentielle parce que cette dernière constitue un instrument de puissance en soi, voire l’enjeu même du conflit19. Pour l’adversaire, son contrôle est fondamental et son exploitation comme point d’appui logis¬ tique, source de renseignement ou démultiplicateur de l’action en fait le cœur du pouvoir. Même si les opérations à empreinte légère, dans leur déclinaison préventive, ne traitent pas les problèmes à la racine, elles semblent pouvoir répondre à la nécessité de faire effort sur la population pour gagner les cœurs. Impacts suri’adversaire et conséquencespour lelien transatlantique La problématique de l’attrition est centrale car c’est elle qui per¬ met de manœuvrer, donc de garder l’initiative. Or, quel que soit

le résultat des affrontements, le potentiel de l’adversaire va croître grâce, entre autres, à la force morale qu’il va opposer à la force ma¬ térielle. En effet, la croissance de son potentiel sera proportionnelle au caractère intolérable des actions qui seront conduites contre lui. Une grande partie des problèmes auxquels les armées occidentales sont confrontées vient du fait que les opérations qu’elles mènent génèrent des ennemis au fur et à mesure quelles en neutralisent. Une simple présence perçue comme agressive, la seule mise en évidence d’un drapeau occidental, peuvent créer un ressentiment qui facilite le recrutement de l’adversaire. L’écrasement technolo¬ gique, par l’utilisation massive de drones avec ses risques d’effets collatéraux, est incontestablement un facteur démultiplicateur tête à la coalition de l’OTAN. En Libye, les milices de l’armée libre libyenne battent Kadhafi puis font sombrer le pays dans le chaos. Plus récemment, mis en avant par la communauté occidentale, le cas des Kurdes a suscité une levée de bouclier de la Turquie qui ne veut pas d’un Kurdistan indépendant. 19. Général Michel GRINTCHENKO, La guerre d'Indochine: guerre régulière ou guerre irrégulière ?, Stratégies irrégulières, Economica, avril 2009, p. 348.

276

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

de ce phénomène20. Dans une tribune publiée en 2009 par le New York Times, David Kilcullen, l’ancien conseiller du général David Petraeus, a décrit ce phénomène: chaque mort d’un non-combat¬ tant représente une famille hostile, un nouveau désir de revanche et plus de recrues pour un mouvement qui s’est développé de ma¬ nière exponentielle et parallèlement à l’augmentation des frappes par drones21. Si l’équilibre très relatif entre la faculté de donner la mort et d’y être soi-même exposé est rompu à son détriment, se développe alors progressivement chez l’adversaire un effet aller¬ gique non contrôlable ainsi qu’une forme de résistance, voire de résilience, à ce mode d’action. Pour juger de la pertinence des light footprint operations, il convient donc de comparer le gain procuré par la diminution de l’empreinte au sol et les coûts de toute nature associés avec les effets potentiels générés. Les opérations à empreinte légère apparaissent ainsi très séduisantes car elles incarnent l’idée selon laquelle la tech¬ nologie épargne le sang. Si elles permettent de stabiliser une situa¬ tion dans un terme court compatible avec le temps politique, leur

efficacité de long terme est incontestablement plus incertaine. L’inflexion stratégique incarnée par l’émergence du concept de light footprint operations est aussi une conséquence de la crise éco¬ nomique des années 2000 dont les effets ont été démultipliés par le coût exorbitant (jusqu’à 6000 Md$) des conflits irakien et afghan22.

20. Scott Shane, The Moral Case for Drones, The New York Times, July 14, 2012, http ://www.ny times.com/2012/07/15/sunday-review/the-moral-case-fordrones.html?_r=0, site consulté en janvier 2015. 21. David KILCULLEN and Andrew MCDONALD, Exum, Death From Above, Outrage Down Below, The New York Times, May 16, 2009, «... every one ofthese dead non-combatants represents an alienatedfamily, a new desirefor revenge, and more recruits for a militant movement that has grown exponentially even as drone strikes have increased », http://www.nytimes.com/2009/05/17/opinion/17exum. html ?pagewanted=all, site consulté en janvier 2015. 22. Linda J. Bilmes, TheFinancialLegacy ofIraq andAfghanistan:How Wartime Spending Decisions Will Constrain Future National Security Budgets, RWP13006, Harvard Kennedy School, March 2013,

277

La Guerre par ceux qui la font

Dans ce contexte, la réalité budgétaire endosse de manière para¬ doxale le rôle de catalyseur, à la fois moteur et frein du développe¬ ment du concept de light footprint operations. L’impérieuse néces¬ sité de conserver une expertise technologique et des équipements hautement sophistiqués se traduira immanquablement par une ré¬ duction du volume des forces. Si celui des forces spéciales sera légè¬

augmenté pour approcher les 70000 hommes, KArmy verra en revanche ses effectifs diminuer de 570000 hommes à 450000 hommes23. Cette évolution est porteuse à la fois d’opportunités et de risques pour la coopération transatlantique. rement

La première traduction de cette évolution a été observée lors de l’opération Harmattan, en Libye. Elle a laissé la possibilité à l’esprit d’initiative européen, sous l’impulsion de la France, de se dévelop¬ per à nouveau en s’appuyant sur le soutien américain mettant en œuvre pour la première fois le concept de leadingfrom behind, un leadership en retrait, discret et à bas bruit, sous le scope des radars médiatiques américains. Il appartiendra aux nations européennes de tirer profit de cette situation nouvelle, en fonction de la réalité

budgétaire et de la volonté politique d’intervenir. En matière de coopération transatlantique, la Quadriennal De¬ fense Review 2014 donne peu d’indications sur la déclinaison de l’empreinte légère et en particulier son interaction avec les opé¬ rations militaires ouvertes ( white special operations) ou couvertes (black special operations). Les missions majeures des white special

https://research.hks.harvard.edu/publications/getFile.aspx?Id=923, site consulté en janvier 2015. « The Iraq and Afghanistan conflicts, taken together, will be the most expensive wars in US history - totalling somewhere between $4 to $6 trillion. This includes long-term medical care and disability compensation for service members, veterans andfamilies, military replenishment and social and economic costs. The largestportion ofthat bill is yet to be paid. [...] These benefits willincrease further over the next 40years. » 23. U.S. Secretary of Defence, Quadriennal Defense Review 2014, March 4, 2014, p. 29. 24. Maya KANDEL, « L’évolution de la politique de défense américaine sous Obama », Cahier de l’IRSEM n° 29, 2013.

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Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

operation forced américaines sont la formation et l’entraînement des forces armées de pays ou d’organisations tiers, deux missions qui appartiennent au domaine d’activité dans lequel les États-Unis vont s’engager de manière beaucoup plus intense à l’avenir. Ces missions constituent un terreau potentiel nouveau de coopérations avec les pays européens. Le projet de renforcement des capacités africaines « Enable and Enhance Initiative (E2I) », promu par la chancelière allemande Angela Merkel dans le cadre de la politique européenne de défense et de sécurité, comporte d’ailleurs des ob¬ jectifs similaires. A contrario, les missions des black special operation forces constituent un domaine potentiellement conflictuel dans la mesure où cette forme d’opérations (actions de ciblage et d’élimi¬ nations de terroristes et de leurs infrastructures) demeure politique¬ ment et juridiquement controversée. Il est peu probable que la coo¬ pération transatlantique puisse trouver des points de convergence dans ce domaine des missions couvertes, de la cyberdéfense et de l’emploi des drones armés. Ainsi, si les forces spéciales américaines ont toujours su inscrire leur action dans un contexte d’empreinte légère, sans qu’il en porte nécessairement le nom, les forces conventionnelles n’ont pour leur part trouvé qu’avec la dernière inflexion stratégique un terreau pro¬ pice à une transformation leur permettant une mise en configura¬ tion compatible avec le concept de lightfootprint operations.

Un concept transférable à la France ? Même si le concept de light footprint operations correspond à une situation politico-stratégique américaine différente de celle qui prévaut en France, les deux pays ont à faire face à des menaces similaires et subissent des contraintes de même nature. Il est dès lors tout aussi pertinent pour la France de chercher à substituer à certains de ses engagements militaires, jugés

parfois insatisfaisants

25. Loch K. JOHNSON, Strategie Intelligence, volume 3, 2007, Praeger Security international, p. 133.

279

La Guerre par ceux qui la font

d’un point de vue stratégique et difficiles d’un point de vue poli¬ tique, des guerres plus discrètes et plus économiques. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013 érige ainsi les forces spé¬ ciales26 et plus généralement la totalité des composantes entrant dans le périmètre des opérations à empreinte légère27, telles que définies précédemment, au rang de priorité. Des similitudes, mais surtout des différences Un critère partagé pour une opération à empreinte légère pourrait être celui de l’intensité politique perçue28 qui peut être définie comme la conjugaison de l’intensité visible de l’opération, des pertes amies, de la durée de l’intervention et de la focalisation médiatique. Cette intensité politique perçue doit être idéalement soit faible, soit brève, ce qui ouvre un champ des possibles rela¬ tivement large et permet d’affirmer que le concept d’opération à empreinte légère ne repose en fait ni sur le volume de troupes au sol, ni sur le caractère plus ou moins léger des moyens engagés, mais plutôt sur la manière d’employer la force et sur l’affichage politique qui en est fait. Les opérations de l’OTAN sur l’ex-You¬ goslavie en 1999 en sont une bonne illustration. Chaque conflit étant différent, il n’existe pas d’opération à empreinte légère stan¬

dard. Pour chaque cas de figure, il conviendra de trouver un équi¬ libre entre efficacité opérationnelle, visibilité politique et soutena¬ bilité financière.

26. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, ISBN: 978-2-11009358-5, « Les forces spéciales se sont imposées comme une capacité de premier plan dans toutes les opérations récentes. [...] Leurs effectifs et leurs moyens de commandement seront renforcés, comme leur capacité à se coordonner avec les services de renseignement », p. 94.

27. Ibidem-. « Les opérations ciblées conduites par les forces spéciales et les frappes à distance, le cas échéant cybernétiques, pourraient devenir plus fréquentes, compte tenu de leur souplesse d’emploi dans un contexte où les interventions classiques continueront d’être politiquement plus difficiles et parfois moins efficaces », p. 30. 28. Entretien avec monsieur Étienne de DURAND, IFRI. 280

Quand les Américains adoptent le French way of warfare

Ce constat, selon lequel l’attractivité des opérations à empreinte

légère relève plus d’une problématique politico-stratégique qu’opé¬ rationnelle, vaut également pour la France même si les moyens dont elle dispose ne lui ont pas permis de mener d’autres opérations que des opérations à empreinte légère au cours des dernières décennies. Il est important de relever que la notion d’empreinte légère est le fruit d’une culture stratégique particulière et recouvre donc diffé¬ rentes significations selon le pays considéré. En France, le degré d’acceptation est sans doute plus élevé qu’aux États-Unis. Les der¬ nières manifestations contre un engagement militaire y remontent à 199129 alors qu’aux USA des manifestations d’ampleur nationale se sont déroulées en 2009 contre l’engagement en Iraq et en Afgha¬

nistan. En matière de réponses capacitaires, qu’il s’agisse du volume ou de la nature des moyens humains et matériels déployés, tout oppose les deux pays.

Sans même tenir compte des effectifs de l’US Army, si les ÉtatsUnis disposent d’un volume de l’ordre de 70000 hommes pour les forces spéciales (Special Operations Command), auxquelles peuvent être adjoints quelques 170000 hommes de l’US Marine Corps, la France disposera à l’horizon 2019 d’une capacité opérationnelle de l’ordre de 66000 hommes projetables30. L’échelle est donc incom¬ parable et appelle à la prudence en matière de comparaison pour éviter tout malentendu entre les acceptions américaine et française des light footprint operations. Le modèle français de lightfootprint operations

L’opération Serval au Mali est venue démontrer la pertinence des choix et des compromis présentés dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et fait désormais office de référence, voire d’illustration grandeur nature du modèle de force expéditionnaire que le général Odierno, chef d’état-major de FUS Army appelle de 29. Manifeste de l’appel des 75 contre la guerre du Golfe et manifestations en janvier 1991. 30. Livre blancsur la défense etlasécuriténationale20\3,ISBN: 978-2-11-009358-5. 281

La Guerre par ceux qui la font

vœux31. Il s’agit d’une référence d’autant plus pertinente que, toute proportion gardée, les budgets français et américain suivent des trajectoires similaires.

ses

Ainsi, l’opération à empreinte légère française type, dont les points d’application privilégiés se situent en Afrique, est-elle ren¬

due possible par un ensemble cohérent de qualités des forces fran¬ çaises. On citera notamment : - en amont, la parfaite connaissance du milieu, de la popula¬ tion et de ses coutumes acquises au travers de décennies de présence en Afrique, un entraînement soutenu ainsi qu’une aptitude éprouvée à évoluer dans un environnement aride avec peu de ressources ;

- initialement, la rapidité du processus décisionnel français, la qualité du leadership aux différents échelons de commande¬ ment et l’extrême réactivité grâce aux dispositifs d’urgence et

-

au pré-positionnement de

forces sur le continent africain ;

ensuite, l’aptitude à reconfigurer rapidement le dispositif tac¬

tique en cours d’action grâce à l’emploi, pour les forces ter¬ de pions de manœuvre modulables32 et l’intégration interarmées jusqu’à un niveau extrêmement bas ; restres,

la durée de l’opération, la permanence du ren¬ seignement et son exploitation rapide, la mobilité et l’apti¬ tude à intervenir dans la profondeur conférée par des maté¬ riels adaptés ;

- durant

toute

- finalement, la relative maîtrise de l’empreinte au sol, notam¬ ment logistique, la polyvalence et la robustesse des équipe¬ ments

ainsi que la pertinence de l’organisation de leur soutien.

Pas trop visible, pas trop cher et efficace d’un point de vue opé¬ rationnel, telle est la marque de fabrique de ce modèle français 31. Michael SHURKIN, France’s war in Mali, Rand Corporation, 2014, p 1. 32. Groupement tactique interarmes (GTIA) et Sous-groupement tactique interarmes (SGTIA). 282

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

d’opérations à empreinte légère basé sur une autonomie relative lui conférant en particulier la capacité d’appréciation d’une situation stratégique, sur la formation et l’encadrement de forces locales et sur un renforcement fourni par ses alliés en matière d’ISR33, de transport tactique et de ravitaillement en vol. En complément des moyens limités dont elle dispose pour conduire des opérations à partir de la mer, elle s’appuie sur ses forces prépositionnées dont la pertinence s’en trouve renforcée. Par comparaison avec le modèle d’opérations à empreinte lé¬ gère américain, qui privilégie les frappes à distance par l’emploi de drones, le modèle français apparaît moins létal et privilégie les actions à moindre distance. Ces deux caractéristiques sont de na¬ ture à produire à la fois un effet positif sur les populations locales

perturbateur sur un adversaire dont la résilience34 et la réputation35 grandissent homothétiquement avec le nombre de frappes à distance mais qui a perdu l’habitude de se faire déloger

et

un effet

par des troupes au sol. Cette caractéristique majeure est de nature à augmenter le degré d’acceptabilité de ce type d’opérations par la

population. D’un point de vue capacitaire, la France est toujours réputée être en mesure de mener seule des opérations à empreinte légère. 33. Intelligence, Surveillance, Reconnaissance. 34. Jenna JORDAN, « Attacking the Leader, Missing the Mark - Why Terrorist

Groups Survive Decapitation Strikes », International Security, Vol. 38, n° 4 Spring 2014. La théorie de la résilience organisationnelle développée par Jenna Jordan mesure la capacité d’un groupe à survivre à l’attaque de sa direction. Elle postule qu’une organisation hautement bureaucratisée ou bénéficiant d’un soutien fort de la population sera hautement résiliente à une frappe de décapi¬

tation, http://belfercenter.ksg.harvard.edu/files/IS3804_pp007-038_rev.pdf, site consulté en janvier 2015. 35. Jason LYALL, Bombing to Lose? Airpower and the Dynamics of Violence in Counterinsurgency Wars, Yale University, August 9, 2014, Jason Lyall décrit les effets induits par la puissance aérienne qu’il qualifie de « réputation » consistant à démontrer sa capacité à supporter les attaques tout en continuant à infliger des dommages (objectif prioritaire des insurgés). À ce titre, la stratégie d’attrition peut ne pas être un point de bascule mais, au contraire, une motivation à continuer le combat en dépit des pertes.

283

La Guerre par ceux qui la font

Sans renforts extérieurs, la conception de ces dernières doit néan¬ moins tenir compte de certaines restrictions au nombre desquelles figurent une augmentation des délais d’intervention due à la rareté des moyens de transport stratégique et tactique et un déficit en moyens de ravitaillement en vol et d’ISR, des éléments qui ont orienté les efforts de la loi de programmation en cours. Dans le domaine ISR, la France a recours au soutien des États-Unis, une coopération américaine qui a aujourd’hui atteint un niveau iné¬ galé depuis la fin de la guerre d’Indochine. La juste suffisance du modèle d’armée évoqué plus haut trouve ses limites dans l’engage¬ ment simultané sur plusieurs théâtres. Enfin, l’étendue des théâtres d’opérations fait apparaître au grand jour ses limites dans le do¬ maine de la mobilité36.

Dans les faits, ces limites sont incompatibles avec une entrée en premier suffisamment rapide37 pour créer la surprise. Pour sédui¬ sant que puisse paraître le modèle d’opération à empreinte légère français, il peine, en l’état, à satisfaire pleinement et dans la durée les principes structurants de l’action militaire: la liberté d’action qui permet de prendre ou de garder l’initiative, de réagir à l’impré¬ vu et d’imposer le rythme de la manœuvre, la concentration des efforts nécessaires pour frapper les points de vulnérabilités adverses et surtout la fulgurance qui crée la surprise et la désorganisation physique et morale de l’adversaire, enfin l’économie des moyens qui permet d’inscrire l’action dans la durée. C’est tout l’objet d’une partie des dispositions de la loi réactualisant la loi de programma¬ tion militaire que de pallier ces insuffisances.

36. Rapport d’information du Sénat n° 680, Le format et l’emploi des forces armées post 2014, juillet 2012. 37. Pour l’opération Serval, 75 % des affrètements aériens militaires et 30 % des ravitaillements en vol ont été fournis par des pays alliés. Ces derniers ont transporté les 3/4 des matériels et personnel durant les trois premières semaines

de l’opération. 284

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

Un enjeu: augmenter la robustesse du modèle

Dans les conflits modernes où l’adversaire fuira toujours s’il n’est pas acculé, il est essentiel de disposer des moyens de créer la surprise par la fulgurance. Cela suppose d’être souverain, réactif et polyvalent et nécessite par conséquent de diminuer les fragili¬ tés identifiées en

des solutions politiquement acceptables, opérationnellement satisfaisantes et financièrement soutenables. mettant

en oeuvre

Coopérations etpartenariats Le fait que la France entende rester souveraine dans l’action n’exclut pas les coopérations avec ses alliés. L’internationalisation de son action doit systématiquement être recherchée, le plus rapide¬ ment possible, pour d’évidentes raisons de légitimation mais aussi pour créer les conditions permettant de combler l’ensemble de ses déficits capacitaires. Dans la mesure où rien ne laisse présager une évolution favorable de la contrainte budgétaire, l’opportunité de développer les coopérations et partenariats doit être exploitée avec pragmatisme. L’inflexion stratégique américaine présente dans ce cadre des opportunités intéressantes en matière de coopérations et de partenariats. Le déploiement américain sur le continent africain sous la conduite d’AFRICOM38, conjugué à l’achat par la France de drones de reconnaissance, est de nature à favoriser ces rappro¬ chements. En complément de cette nécessaire coopération tran¬ satlantique, le développement de partenariats avec les membres de l’Union européenne doit rester, malgré les difficultés identifiées, un axe prioritaire en raison de la communauté de destin qui unit ses membres. Enfin, les partenariats avec les États africains doivent être accentués, dès lors que les opérations françaises à empreinte légère sont régulièrement appelées à se dérouler en lien avec ces États.

38. United States

l’Afrique.

Africa

Command, Commandement des États-Unis pour

285

La Guerre par ceux qui la font

La place des forces conventionnelles

En dehors des opérations à empreinte légère préventives, les forces spéciales françaises, qui représenteront environ 4000 hommes à l’horizon de 2019 et qui ont connu un engagement soutenu depuis dix ans, ne disposent pas de la masse critique pour créer un rapport de force permettant de saturer un espace de bataille et de générer l’attrition requise pour remporter une victoire tactique, préalable au succès stratégique. Il en est de même pour la phase ultérieure de stabilisation dans laquelle les forces déployées établissent les condi¬ tions du succès stratégique. Le recours aux forces conventionnelles, avec le panel complet des moyens à leur disposition, devient dès lors incontournable. Dans les faits, la complémentarité entre les forces spéciales et les forces conventionnelles est dictée par la juste suffisance du modèle d’armée français, voire sa juste insuffisance39 dans des domaines tels que l’aéromobilité. Cette complémentarité pourrait être renforcée selon les principes génériques suivants :

-

création des conditions par les forces spéciales

et

réduction

des adversaires par les forces conventionnelles ; - contre-terrorisme pour les forces spéciales, appui aux forces des tiers ou aide à la contre-insurrection40 et gestion de l’en¬ vironnement humain pour les forces conventionnelles ; - complémentarité logistique, partage de ressources maté¬ rielles, notamment pour ce qui concerne les moyens d’ISR et

d’aéromobilité.

Cela suppose néanmoins que les forces conventionnelles s’adaptent à l’impératif de fulgurance que supposent les actions directes pour atteindre le degré d’agilité, de manœuvrabilité et de 39. Rapport d’information du Sénat n° 680, Le format et l’emploi des forces armées post 2014, juillet 2012. 40. Cette mission s’entend dans un contexte politico-militaire très différent de

celui ayant prévalu lors des conflits post Seconde Guerre mondiale. 286

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

réversibilité requis. Le principe d’abonnement d’unités conven¬ tionnelles à des unités des forces spéciales constitue une voie à développer que le principe de différenciation, décrit dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013 ainsi que dans la loi de programmation militaire 2014-201941, est de nature à favoriser. Dans ce contexte, les forces conventionnelles devront trouver un point d’équilibre viable dans la répartition de leurs missions.

Au-delà de ces principes, s’agissant des forces terrestres, il conviendrait d’analyser la pertinence des organisations du temps de paix alors que le principe d’organisation interarmes sous forme de groupements tactiques interarmes a montré toute sa pertinence sur les théâtres d’opérations. Fruit d’une volonté politique de rupture avec deux décennies de guerres coûteuses en Irak et en Afghanistan où les succès tactiques ont quasi systématiquement abouti à des impasses stratégiques, l’inflexion stratégique initiée par l’administration Obama s’est ma¬ térialisée non pas par une diminution de l’interventionnisme amé¬ ricain sur la scène internationale mais par une approche différente, plus discrète et moins coûteuse.

Au-delà de la volonté de rupture avec l’administration Bush, au moins en matière d’affichage, le recours à l’empreinte légère et au leadership en retrait est une réponse à une situation politique in¬ terne tendue, conjuguée aux conséquences de la crise économique sur le budget du département de la défense et au rejet que suscitent les opérations militaires massives auprès de l’opinion publique. L’attractivité du concept, dont les limites et les restrictions sont

nombreuses, relève ainsi plus d’une problématique politico-straté¬ gique qu’opérationnelle. 41. Loi de programmation militaire 2014-2019, LOI n° 2013-1168 du 18 décembre 2013. « En vertu [du] principe de différenciation et en cohérence avec les missions que les forces françaises pourront être appelées à remplir, nos armées s’appuieront le plus longtemps possible sur les capacités existantes de façon à permettre la modernisation des équipements dans les secteurs clés où la supériorité technologique est le facteur déterminant du succès. »

287

La Guerre par ceux qui la font

Articulées autour de l’emploi des forces spéciales, de drones ar¬ més et de moyens cybernétiques, les opérations à empreinte légère américaines font l’objet de fortes critiques tant pour leurs limita¬ tions intrinsèques et le manque de transparence qui les entoure, que pour les problèmes éthiques quelles soulèvent. Devant être adaptées à chaque situation particulière, ces opérations à empreinte légère, quelles soient à caractère préventif ou à vocation offensive, ne sont pas la panacée.

Le modèle américain présente donc un intérêt limité pour la France. Puissance moyenne d’influence mondiale, elle n’est pas en mesure de conduire d’autres opérations que des opérations à empreinte légère. Elle possède ainsi son propre modèle, basé sur l’autonomie relative que lui confère sa capacité d’appréciation

d’une situation stratégique et sur l’encadrement de forces locales. Il nécessite toutefois un renforcement allié en matière d’ISR, de transport tactique et de ravitaillement en vol. Contrairement au modèle américain, il combine nécessairement l’emploi des forces conventionnelles et des forces spéciales et compense une partie de ses trous capacitaires par le prépositionnement de forces qui permet en outre de surveiller les flux stratégiques. Ce modèle présente des fragilités mais il a le mérite d’avoir fait ses preuves et de corres¬ pondre à nos objectifs politiques.

Bibliographie GRINTCHENKO Général Michel, La guerre d’Indochine: guerre ré¬ gulière ou guerre irrégulière ?, Stratégies irrégulières, Economica, avril 2009.

JOHNSON Loch K., Strategie Intelligence, Volume 3, Praeger Security international, 2007.

JORDAN Jenna, Attacking the Leader, Missing the Mark - Why Terror¬ ist Groups Survive Decapitation Strikes, International Security, Vol. 38, n° 4 Spring 2014, http://belfercenter.ksg.harvard.edu/ files/IS3804_pp007-038_rev.pdf, site consulté en janvier 2015.

288

Quand les Américains adoptent le French way ofwarfare

LUJAN Fernando M., « Light Footprints: The Future of American Military Intervention», CNAS report, March 2013LYALL Jason, Bombing to Lose? Airpower and the Dynamics of Vio¬ lence in Counterinsurgency Wars, Yale University, August 9, 2014. SANGER David E., Confront and Conceal, Crown Publishing Group (NY), 06/2012. SHINSEKI Général Eric K., chef de l’État-major de l’US Arm, Intent of the ChiefofStaff, 23 juin 1999.

SHURKIN Michael, France’s war in Mali, Rand Corporation, 2014.

Joint and Coalition Operational Analysis (JCOA), Decade of war — volumeI- « Enduring lessonsfrom thepast decade ofoperations », 15 June 2012.

The White House, Sustaining U.S. Global Leadership: Priorities for 21st Century Defence, January 5, 2012.

289

La lutte contre-insurrectionnelle

est-elle vouée à l’échec? Colonel Bruno Barntz

Alors que la puissance militaire occidentale, fondée sur l’exploi¬ tation des avancées technologiques, a progressivement rendu suici¬ daire pour ses opposants toute tentative d’affrontement direct, le fait guerrier en tant que dialectique des volontés a semblé s’estom¬ per. Le début du xxie siècle dément cette perspective. Les confronta¬ tions entre les communautés humaines n’ont pas disparu. La guerre demeure un mode d’affrontement des volontés mais s’oriente vers des voies différentes pour contourner la puissance des armées occi¬ dentales. Dans l’état actuel des rapports de forces entre les États et les communautés politiques, les guerres dites « asymétriques » ont de beaux jours devant elles. La lutte contre des phénomènes souvent qualifiés de guérillas, d’insurrections voire de mouvements terroristes devrait occuper nos armées encore pendant quelques années.

Au moment où les États-Unis ont laissé l’Irak dans une situation quasi-insurrectionnelle qui a progressivement basculé dans le chaos, où les Nations occidentales quittent l’Afghanistan sans avoir su ve¬ nir à bout des talibans, la contre-guérilla semble vouée à l’échec. L’approche globale - c’est-à-dire la mise en oeuvre coordonnée des leviers permettant d’agir sur la totalité des dimensions d’une crise : action militaire, diplomatique, judiciaire, policière, développement économique et social, etc. - souvent présentée comme la solution à la résolution des crises, paraît marquer le pas. La question de la

façon d’affronter des adversaires « asymétriques » reste ainsi un pro¬ blème non résolu posé à la réflexion stratégique. 291

La Guerre par ceux qui la font

Face à des conflagrations intra-étatiques ou à la mise en mou¬ de groupes qui affirment une identité transnationale, le prisme westphalien et le modèle classique de la guerre ne sont plus suffisants pour penser les conflits. Dans ces guerres « hors limites1 », face à des adversaires dont il est difficile de saisir le mode de pensée, il convient de repenser nos modes d’intervention. La mise en œuvre d’approches globales par des acteurs locaux légitimes, l’appui à un effort local de contre-insurrection pourraient constituer des voies à privilégier pour ne pas être entraîné dans l’implacable logique de la violence. Quelques exemples prouvent que cela est accessible. Mais cela impose de modifier notre vision de l’emploi de la force, de l’objectif d’une intervention militaire, de l’organisation, de l’enga¬ gement et de la préparation de nos forces armées. vement

Sommes-nous condamnés à ne pas comprendre nos nouveaux adversaires ? Nous avons de plus en plus de mal à appréhender les conflits nous sommes confrontés et plus encore à identifier la réponse adéquate. Le prisme de nos cultures occidentales nous conduit parfois à de mauvaises appréciations et à de mauvais choix. Il faut s’en départir pour éviter de dramatiques contre-sens. Les adversaires que nous avons à affronter sur les théâtres d’opérations s’obstinent à ne pas rentrer dans nos schémas de pensée pour deux raisons majeures.

auxquels

D’une part, les populations qui les constituent et les soutiennent ont été modelées par des cultures et des histoires très différentes. C’est une évidence qui est malheureusement parfois négligée. Un pachtoun de la vallée d’Alasay ou du Helmand considérera tou¬ jours que son référentiel de valeurs est supérieur à celui des étran¬ gers qui viennent sur ses terres - que ces étrangers soient membres d’une coalition de l’OTAN ou combattants arabes venus soutenir 1. Expression employée par Liang QIAO et Xiangsui WANG pour définir les nouvelles formes de conflictualité dans La Guerre hors limites, éd. Payot et Rivages, 2003, 318 pages.

292

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

les talibans. Cela ne l’empêchera pas de les recevoir aimablement comme l’y oblige son code d’honneur mais cela ne signifie pas qu’il accepte leur présence. Pas plus d’ailleurs qu’un habitant des vallées de Tora Bora ne reconnaît l’autorité d’un pouvoir central à Kaboul, quel qu’il soit. Dans de telles conditions, on mesure à quel point le slogan « gagner les cœurs et les esprits » atteint rapidement ses limites. Obtenir la neutralité des populations et entretenir un res¬ pect mutuel constituent déjà une victoire.

D’autre part, comme le soulignent Liang Qiao et Xiangsui Wang, face à l’écrasante puissance militaire occidentale, un adver¬ saire n’a guère d’autre solution que de porter le combat sur des champs non conventionnels. Ainsi, l’asymétrie impose au faible de sortir d’un affrontement classique pour privilégier le harcèlement, les actions terroristes, les cyberattaques ou tout autre moyen pour faire valoir sa détermination. À défaut de défaire nos armées, il espère venir à bout de l’opinion publique occidentale comme des équilibres budgétaires. Car « le but de la guerre est fondamenta¬ lement différent selon que l’on considère les conflits symétriques ou asymétriques. Dans le premier cas, la destruction ou la posses¬ sion d’une entité est recherchée, alors que dans le second, l’objectif est l’effondrement d’un système2. » Les adversaires auxquels nous sommes confrontés s’inscrivent dans une logique de guerre d’usure alors que nous pensons encore pouvoir mener des guerres rapides. Par ailleurs, une troupe étrangère, lorsque sa présence s’inscrit dans la durée, devient inévitablement un acteur perturbateur dans le règlement interne d’un conflit. Sa forte implication dans les actions de contre-insurrection en fait une cible idéale pour la propagande insurgée. Elle devient le problème à résoudre: chasser l’envahisseur avant de s’atteler au règlement des différends politiques internes. Ce message est simpliste mais parfaitement compréhensible et à la portée de n’importe quel individu.

2. Jacques BAUD, La guerre asymétrique ou la Rocher, 2003, p. 93.

293

défaite du

vainqueur, éd. du

La Guerre par ceux qui la font

Il ne faut jamais perdre de vue que l’intervention militaire n’est qu’un moyen pour ramener les parties à la table des négociations. Dans le cadre des contre-insurrections, il est donc illusoire d’envi¬ sager que la solution puisse être imposée de « l’extérieur ». C’est faire peu de cas du fonctionnement des communautés humaines locales qui doivent identifier des ajustements internes, si tant est qu’il y ait une volonté minimale de vivre ensemble. C’est sensiblement ce que constate le général Beaufre lorsqu’il compare les invasions antiques et les conquêtes coloniales. Il sou¬ ligne que, lors des invasions, « le conquérant encadre les popula¬ tions conquises et s’établit héréditairement au milieu d’elles. Il y a ainsi solidarité d’intérêts et continuité. Notre conquête militaire ne produisait plus de barons, mais des chefs grands et petits trop souvent renouvelés et dont l’avenir

demeurait dans la Métropole3 ». En l’absence de destin partagé, une force étrangère se métamor¬ phose inévitablement dans l’esprit des populations locales en force d’occupation. Quel que soit son motif d’intervention initiale, elle apparaît comme une force qui rentrera chez elle un jour ou l’autre. de s’engager dans une intervention de contre-insurrection, comme dans de nombreux domaines, il convient de revenir au pragmatisme du maréchal Foch: Face à ces difficultés,

«

avant

De quoi s’agit-il ? »

C’est sûrement le défi majeur qui se pose aux analystes des ser¬ vices de renseignement. Comprendre les besoins et surtout les aspi¬ rations des populations n’est pas simple. Les liens et les équilibres qui existent entre les groupes humains qui constituent un pays, les motivations profondes et les objectifs des groupes insurgés sont toujours difficiles à saisir. Il est souvent aisé de décrire l’organisa¬ tion militaire d’un adversaire, il est toujours plus délicat de saisir les ressorts d’une organisation socio-économique qui repose sur des fondements culturels éloignés. Pourtant c’est cette organisation qu’il faut appréhender le plus justement possible pour ne pas la 3. André BEAUFRE, Mémoires, Presses de la Cité, 1969, p. 53.

294

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

perturber, plus quelle ne l’est, par des actions inadaptées. Y compris lorsqu’il s’agit des dimensions couramment mobilisées en situation de contre-insurrection: sécurité, gouvernement, développement économique et social. La mise en œuvre d’une approche globale conduite depuis l’ex¬ térieur d’un pays est donc périlleuse. En effet, même si une coor¬ dination existe au niveau du théâtre d’opérations entre les divers intervenants, ceux-ci évoluent selon leurs propres logiques et sont souvent enfermés dans des conceptions nationales et idéologiques. Certains ne voient pas le pays dans lequel ils interviennent tel qu’il est et tel qu’il pourrait raisonnablement évoluer mais tel qu’ils esti¬ ment qu’il devrait être. Cette erreur fondamentale de perspective conduit à ce que les chocs réalisés sur la société locale renforcent inexorablement le sentiment de rejet de la force et des organisa¬ tions extérieures. Ainsi, la volonté de démocratiser l’Afghanistan ou l’Irak à marche accélérée n’a pas produit les effets escomptés.

Lorsqu’on intervient dans un pays dans le cadre d’une contreinsurrection, il est donc fondamental de comprendre les ressorts intimes de sa société pour en déceler les failles et les leviers d’action. Il convient surtout de s’appuyer sur une structure de gouvernement qui soit légitime pour une grande partie de la population - et cette légitimité ne passe pas nécessairement par des élections. C’est ce dernier sujet qui sous-tend la question de la légitimité de la violence. En effet, même si la légalité de l’intervention et de l’emploi de la force est reconnue par la communauté internationale, sa légiti¬ mité aux yeux des populations locales n’est jamais aussi évidente. L’emploi de la violence légitime dans une société est un phénomène historique qui s’appuie sur trois mécanismes4 : - l’encadrement de la violence d’État par un ordre légal qui la contraint et lui confère un caractère impartial; 4. Christian OLSON,

«

“Legitimate violence ” in the prose

of counterinsurgency:

an impossible necessity ? », in Alternatives : global, local, political, vol. 38, SAGE

Publications Inc., pages 155 à 171. 295

La Guerre par ceux qui la font

- la genesis

amnesia qui crée une légitimité transcendantale. C’est-à-dire ce lent processus d’évolution qui fait qu’une

communauté humaine accorde inconsciemment le pouvoir exorbitant d’exercer la violence en son nom à une forme de gouvernement ;

- l’existence de groupes politiques capables d’aboutir à des compromis et de s’y soumettre sans recourir à la violence. Cette construction résulte d’une progressive maturation des sociétés. Il est donc peu probable qu’une force militaire extérieure dispose d’une quelconque légitimité aux yeux des populations lo¬ cales pour exercer la contrainte et à plus forte raison la violence. C’est tout aussi vrai lorsque cette force s’installe parallèlement à un gouvernement quelle a façonné ou qui arrive dans ses bagages. Les expériences afghane et irakienne ont mis ce phénomène en évi¬ dence. S’il n’existe pas un pouvoir symbolique - au sens de Pierre Bourdieu — pour exercer le monopole de la violence légitime dans la société, alors la frontière entre légitimité et illégitimité de son

emploi devient floue. En détruisant l’ordre établi ou en ne le lais¬ sant pas s’établir sur des fondements historiques et culturels locaux, les alliés ont effacé cette frontière, et violence sous toutes ses formes.

avec

elle la régulation de la

Cette question de l’encadrement de la violence est fondamen¬ tale. Car comme l’avance Hobbes, la sécurité constitue le lien fondamental des sociétés primitives. Elle est au cœur du contrat social et l’enjeu dans les luttes insurrectionnelles est bien de savoir quel parti incarne la capacité à l’assurer au mieux pour la popu¬ lation. C’est en ce sens que le contrôle administratif des popula¬ tions constitue un enjeu majeur de la contre-insurrection. Dans ce domaine, il faut faire preuve de pragmatisme et s’adapter à la situation pour apporter une réponse efficace aux besoins. Ainsi, en Afghanistan, les Taleb se sont toujours appliqués à rendre la justice dans leurs zones d’implantation. Cette justice de proximité, rapide et consensuelle, s’appuie sur le dispositif traditionnel des Shuras. Elle permet de régler les différends quotidiens (délimitation d’un terrain, partage de l’eau, par exemple). De ce point de vue, la mise 296

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

en

place d’un système judiciaire éloigné des villages, qui assure la

victoire d’une partie sur l’autre, a peu de chance de rencontrer l’ad¬ hésion dans des campagnes isolées et qui considèrent que perdre la face constitue un affront inacceptable.

Pour limiter l’incompréhension créée par la distance physique culturelle, et il est impératif de s’interroger sur les fondements de la société du pays en crise, sur les liens qui la sous-tendent, sur ses facteurs de stabilité. C’est à ce prix et en se départant de nos schémas de pensée qu’une approche globale efficace, ou du moins non contre-productive, pourra être mise en oeuvre lors des inter¬ ventions.

Quelle stratégie pour une intervention de contre-insurrection ? La question de l’adaptation de notre stratégie à ces évolutions d’autant plus actuelle que, lors de la plupart des interventions, il faut agir en fonction d’objectifs politiques souvent plus allusifs que précis et parfois exagérément ambitieux - notamment lorsqu’il est envisagé, dans le cadre du concept de nation building, de recons¬ truire un État sur un modèle exogène à la société du pays en crise. est

La conception binaire de la stratégie, celle qui veut que l’action militaire soit l’étape de mise en oeuvre d’un objectif politique pré¬ alablement défini5 trouve ici ses limites, pour au moins deux séries de raisons.

Sans aller jusqu’au constat désabusé de certains penseurs décri¬ la guerre comme le « prolongement de l’absence de politique par d’autres moyens6 », le changement de paradigme de la conflic¬ vant

tualité rend difficile l’appréhension de ce qu’il convient de faire. et la durée sont deux singularités des conflits avec lesquels nos démocraties sont mal à l’aise. La complexité va crois¬ sant, car il s’agit parfois de faire face à des situations d’ajustements La complexité

5- Suivant la théorie de Jomini. 6. Jean BAUDRILLARD, « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 2 novembre 2001.

297

La Guerre par ceux qui la font

politiques, territoriaux, sociaux ou ethniques, parfois de se confron¬ ter à des groupes d’individus qui sont en quête d’affirmation d’une identité transnationale - c’est le cas des jihadistes - et parfois les deux phénomènes se superposent. Cette complexité se conjugue avec la durée pour mettre la démocratie en difficulté, car l’horizon politique des élections pousse au court terme alors que de telles crises doivent être abordées dans une perspective de temps long. Ainsi, face à des crises complexes qui rendent incertaines les conséquences d’une intervention militaire, la définition d’un objectif politique clair et atteignable et de critères de succès adaptés est une gageure. En outre, le caractère multinational des opérations - le plus sou¬ vent recherché comme gage de légitimité internationale et d’accep¬ tation par les opinions publiques - permet rarement de disposer d’une vision opératoire de ce qui est attendu de la force armée. La prise en considération des intérêts des divers partenaires empêche l’émergence d’un consensus fort, permanent et durable sur les buts de guerre, à tel point que « la poursuite d’intérêts différents a tel¬ lement brouillé les objectifs de la guerre qu’il est de plus en plus difficile de dire pourquoi on se bat7 ». Dès lors, la stratégie militaire doit être souple. Elle doit lais¬ ser une grande part à l’adaptation des modes d’action au regard de l’évolution parfois très rapide de la situation. Elle doit surtout privilégier des approches facilitant un désengagement rapide pour ne pas s’enfermer dans une impasse militaire et politique. Il est souvent utile de garder la possibilité de se retirer dans les meil¬ leures conditions possibles dès qu’un gain politique valorisable a été obtenu. Ainsi, la première question qui doit animer la réflexion du niveau stratégique lorsqu’une opération est déclenchée est bien : comment et quand dois-je me désengager? Où se situe l’apogée

politique de l’intervention ? Cela s’accompagne d’une seconde réflexion qui est sûrement la plus délicate en matière d’analyse : quelles seront les conséquences 7. Liang QIAO et Xiangsui WANG, op. rit., p. 74. 298

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

de l’intervention à moyen et long termes ? En effet, un gain poli¬ tique de court terme peut masquer de profondes difficultés stra¬ tégiques de long terme. Ainsi, l’intervention en Libye en 2011 a permis d’empêcher des massacres de civils et de renverser un ré¬ gime autoritaire. L’action de la France et des alliés a été largement saluée à Benghazi. En revanche, cela a conduit à la décomposition de l’État, ce qui a facilité l’action des mouvements terroristes dans l’ensemble de la région, et a provoqué une certaine dégradation des relations entre la France et des pays comme la Russie et le Brésil. Dans cette perspective, tout l’art du stratège réside dans le do¬ sage entre les gains politiques et les conséquences à moyen terme de l’intervention militaire. Il n’y a pas de réponse unique aux crises actuelles. Comme cela a été évoqué précédemment, il est primor¬ dial de savoir à quel type de conflit on est confronté et aux consé¬ quences possibles des diverses options d’intervention. L’action mi¬ litaire directe peut être indispensable pour faire cesser une agression manifeste en appui d’un gouvernement légitime incapable d’assu¬ rer sa défense. Il s’agit alors de rétablir la situation en faveur d’une structure étatique ponctuellement en difficulté. Cela a été le cas au Mali en 2013. L’objectif était de réduire le pouvoir de nuisance des mouvements armés et de faciliter la reprise du dialogue poli¬ tique intra-étatique pour les priver du soutien plus ou moins actif des tribus touaregs. Si l’intervention militaire extérieure a permis d’endiguer une menace imminente, la solution sur le long terme ne pouvait être que locale. L’opération devait donc être courte et efficace. De manière générale, les troupes au sol doivent quitter la zone de combat dès la situation rétablie, avant de devenir un acteur

supplémentaire de la crise. Dans les conflits de type contre-insurrectionnel le problème posé est avant tout politique. L’une des parties conteste par la

violence l’ordre établi en s’appuyant souvent sur des inégalités ou des iniquités, voire sur une absence de vouloir vivre ensemble. Le modèle souvent cité de la contre-guérilla réussie par les Britanniques en Malaisie en est l’exemple. C’est bien parce que la minorité chinoise a été exclue de la communauté malaise quelle est entrée 299

La Guerre par ceux qui la font

c’est bien lorsqu’elle a obtenu une place à Nation, au moment de l’indépendance, de la entière sein au part que la question a été définitivement close. L’action armée doit donc se limiter à donner ou à redonner l’avantage à l’une des parties du conflit avant de se retrouver à la table des négociations. en opposition armée. Et

Au-delà de ces cas particuliers, l’intervention militaire massive directe dans des opérations de contre-insurrection pose plus de difficultés quelle n’en règle. L’idée selon laquelle l’emploi de forces volumineuses et parfaitement entraînées permet d’atteindre plus rapidement les objectifs militaires est fondée mais elle présente deux défauts majeurs8. Cet emploi massif suscite un fort intérêt de la part de l’opinion publique du pays qui intervient — et donc une forte sensibilité politique de l’opération - tout en nourrissant localement le sentiment d’une invasion et d’une occupation. Ce fut le cas en Afghanistan et en Irak. À l’opposé, les succès enregis¬ trés par les États-Unis au Salvador, en Colombie et aux Philippines démontrent que la faiblesse des effectifs et des moyens engagés a et

constitué un atout.

Une approche favorisant un affichage réduit du soutien présente de nombreux avantages au regard des contraintes politiques du pays qui intervient. Elle permet de contenir les coûts, ce qui n’est pas le moindre des avantages en période de contrainte budgétaire. Elle réduit les pertes, surtout si on ne déploie que des conseillers et des instructeurs auprès des forces locales. L’attention médiatique est réduite, ce qui facilite un engagement dans la durée compatible avec le règlement à moyen et long terme de ce type de conflit. Du point de vue local, une faible visibilité de l’engagement exté¬ rieur permet de ne pas prêter le flanc à la propagande adverse. En outre, la mise en avant des acteurs locaux constitue un puissant levier en matière d’efficacité tactique, ce qu’illustrent les enseignements tirés de l’emploi du Groupement de commandos mixtes aéroportés

8. Lt. Col. Phillip W. REYNOLDS, « Persistent conflict and special operations forces », in Military Review, May/June 2014, Vol. 92, pages 62 à 69.

300

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

(GCMA) en Indochine. Créés à partir de l’idée que les villageois étaient les plus aptes à maîtriser leur environnement, les maquis

organisés par les GCMA ont permis d’interdire de larges zones au VietMinh. Ce sont les chefs locaux qui conduisaient les actions selon des tactiques adaptées au milieu particulier de la jungle. Les soldats français n’intervenaient que pour l’approvisionnement, les communications et la formation technique des partisans9. Ce type d’opérations facilite la mise en place de solutions in¬ au pays. Car il s’agit bien d’accompagner la mise en place progressive d’institutions robustes, légitimes aux yeux de la majo¬ rité de la population, et capables d’assurer la sécurité comme le développement du pays ; tout cela doit être fait en cohérence avec les traditions et l’histoire des groupes humains. La contre-insurrec¬ tion nécessite du temps. Il s’agit de recréer ou de créer un équilibre interne au sein d’une société. Une présence massive de troupes ex¬ térieures est contradictoire avec la recherche de ce nouvel équilibre. ternes

Cependant, il ne faut pas confondre faiblesse des volumes enga¬ gés pour soutenir l’une des parties du conflit et manque de déter¬ mination. Détermination, persévérance et durée sont indispen¬ sables dans le règlement de ces crises. Autant d’éléments qui sont plus facilement accessibles par des opérations présentant une faible empreinte au sol et agissant sur l’ensemble des leviers de la contreinsurrection - politique, développement et sécurité. Pour intervenir efficacement dans une contre-insurrection, cha¬ cun s’accorde généralement sur la nécessité d’agir sur l’ensemble des domaines de la société. En revanche, la difficulté consiste à identifier la structure locale de gouvernement et d’administration sur laquelle s’appuyer. Il s’agit de respecter les pratiques administratives et les équilibres politiques internes pour ne pas accroître ou créer la frus¬ tration de certaines communautés. Parallèlement à cela il faut analy¬ ser les ressorts politiques de l’adversaire pour identifier des voies de 9. Philippe POTTIER, « GCMA/GMI: a French experience in counterinsurgency during the French Indochina war », in Small wars andinsurgencies, Vol.16, No.2,

juin 2005, pages 125 à 146.

301

La Guerre par ceux qui la font

sortie. C’est après ces analyses qu’apparaîtront les leviers possibles d’une approche globale. Séduisante en théorie, cette approche se

révèle dangereuse si elle se fonde sur des schémas de pensée éloignés des réalités locales et que les situations locales sont abordées avec un prisme occidental. La plus grande erreur serait d’ailleurs de nier les réalités culturelles et historiques des pays pour y imposer des mo¬ dèles exogènes de gouvernement et d’administration. Cela condui¬ rait à la disparition du pouvoir légitime détenteur du monopole de la violence pour reprendre une terminologie wébérienne. S’il faut écarter l’idée de vouloir transformer une société en transposant des modèles occidentaux, il est possible, voire essentiel, de favoriser la diffusion d’outils de mutation des comportements sociaux. De ce point de vue, la radio et encore plus la télévision constituent d’incomparables leviers. Plus que l’arrivée de l’électri¬ cité dans les vallées afghanes, le petit écran sera sûrement à l’origine de profondes mutations. L’ouverture sur l’extérieur produite par des programmes laissant une large place aux séries de Bollywood aura nécessairement des effets sur la société, notamment concer¬ nant la place des femmes.

Il existe donc des leviers pour faire évoluer les mentalités même s’ils nécessiteront quelques générations. En attendant, pour conduire une approche globale efficace on ne peut que s’appuyer

des structures d’encadrement des populations déjà existantes. Sur ce point, la période de conquête coloniale est riche d’enseigne¬ ments, indépendamment des principes discutables qui en furent à l’origine. Toute la difficulté est de favoriser des structures et des hommes qui recueillent l’adhésion. Or, en période de crise, la sym¬ pathie populaire va toujours à ceux qui incarnent la sécurité et la justice. Les liens entretenus entre une force extérieure et une auto¬ rité locale notoirement corrompue ou impliquée dans des trafics ne peuvent que nuire à sa crédibilité. Favoriser un tel acteur dans la mise en œuvre du règlement du conflit affaiblit considérablement le message de la force en la rendant inaudible pour la population locale. Dans ces périodes de lutte contre une insurrection, il ne faut pas perdre de vue que ce sont deux modèles qui s’affrontent. sur

302

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

L’injustice et l’iniquité font partie des leviers les plus puissants de la révolte. La probité des hommes qui gouvernent constitue un facteur clé de la réussite face à une guérilla et c’est sur eux qu’il convient de s’appuyer. Cela constitue une difficulté majeure. Lorsqu’on intervient dans un pays, il est toujours très difficile de disposer de l’historique des situations, de comprendre les non-dits culturels. Le risque est grand de se voir instrumentaliser, ou pour le moins exploiter, par la par¬ tie que l’on vient soutenir. Ainsi, l’approche doit être globale non

seulement dans le domaine des champs d’actions mais aussi dans celui de la connaissance de la situation locale sous tous ses aspects, et notamment judiciaire. Savoir qu’une autorité est corrompue per¬ met d’éviter de s’appuyer sur elle. Comment adapter nos armées occidentales au défi des confron¬ tations « asymétriques » ? Si la contre-insurrection est une affaire locale dans laquelle une force extérieure ne peut apporter qu’un concours mesuré, les ar¬ mées doivent s’adapter à ce type de mission. La contre-insurrection impose une approche interministérielle et nécessite de coordonner l’action de plusieurs administrations, ce qui explique la centralité du niveau opératif0. 10. Les doctrines occidentales distinguent 3 niveaux de commandement lors d’une opération militaire: - Le niveau stratégique est le lieu par excellence du dialogue politico-militaire. C’est là que la manière dont sera traitée une crise est déterminée et que les décisions politiques en matière d’effets à obtenir sont traduites en objectifs militaires. - Le niveau opératif est l’émanation du niveau stratégique sur le théâtre pour atteindre ces objectifs dans une zone d’opérations donnée ou pour une campagne bien définie. Ce niveau est moins une responsabilité purement géographique que celui de la coordination et de la synthèse de l’action des forces engagées. Il gère l’interaction générale des forces avec leur environnement: local, régional, inter-agences et Alliés. Il recouvre ainsi des dimensions militaire, politicomilitaire et civilo-militaire en traduisant les visées du niveau stratégique en ordres pour le niveau tactique.

303

La Guerre par ceux qui la font

Il constitue l’interface entre la réalité du terrain et le niveau « stratégique ». C’est lui qui est le mieux placé pour orienter les décisions nationales en fonction de l’évolution de la crise. Il doit être pleinement conscient des enjeux de l’engagement, des risques du mouvement superflu qui va enfermer la force extérieure dans une spirale de violence. Il doit suivre en permanence l’évolution fine du théâtre sous tous ses aspects: politique, développement, sécuritaire, judiciaire. ..

Plus qu’un niveau de conduite des opérations, le niveau opé¬ ratif doit être un échelon de synthèse, d’analyse et d’anticipation. Pour cela, le partage du renseignement entre les divers domaines est essentiel. S’il ne permet pas de tout comprendre, ce partage permet au moins d’éviter les erreurs les plus manifestes, qui alimentent la

propagande adverse et peuvent faire basculer la population dans le camp de l’insurrection.

Cela nécessite une centralisation des chaînes de renseignement et des leviers d’action au niveau du théâtre. C’est ce qu’illustre la contre-insurrection britannique en Malaisie. La nomination du général Templer comme Haut représentant en Malaisie en 1952 représente le tournant d’une lutte débutée quatre ans plus tôt. En déclarant que « la réponse (au soulèvement) ne réside pas dans l’en¬ voi supplémentaire de troupes dans la jungle, mais dans le cœur et l’esprit du peuple », il marque un changement d’approche qu’il met aisément en œuvre puisqu’il dispose de l’ensemble des leviers au niveau local.

Disposer d’un dispositif de direction cohérent et complet au niveau opératif se révèle crucial pour espérer venir à bout d’une - Le niveau tactique est celui qui met en œuvre les moyens des composantes terre, air, mer et opérations spéciales afin d’atteindre les objectifs militaires fixés

par le niveau opératif. Il existe un dialogue permanent

entre ces trois niveaux tant les conséquences d’une action sur le terrain peuvent nécessiter une modification de la stratégie ou, réciproquement, une modification du contexte stratégique peut impliquer une modification de l’action en cours sur un théâtre d’opérations.

304

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

insurrection. Ce principe paraît simple mais il est toujours très déli¬ cat à mettre en œuvre. Il faut en effet surmonter deux obstacles. part, les divergences entre les organisations, leurs intérêts contradictoires, leurs politiques de résolution du conflit sont per¬ manentes. Dans un contexte multinational, cela est d’autant moins simple que, pour être efficace, l’effet final recherché par une coali¬ tion qui intervient doit être acceptable par les forces politiques et la société locales. Une manière de surmonter cette difficulté consiste à partager entre alliés et entre organisations, le plus souvent et le plus franchement possible, les analyses de la situation et de son évolution. La confrontation régulière des compréhensions du

D’une

conflit facilite l’adaptation des réponses opérationnelles. D’autre part, face à la nécessité de prendre en compte un nombre croissant de dimensions dans la lutte contre-insurrectionnelle - développe¬ ment économique et social, opérations de police et opérations de guerre, médiatisation... - le risque est fort de mettre sur pied des structures de commandement pléthoriques qui bureaucratisent la conduite de la lutte et qui ne sont plus suffisamment réactives pour adapter la manœuvre au tempo de l’adversaire. Ainsi, au niveau opératif, il convient d’accepter de ne pas parfaitement maîtriser toutes les dimensions des opérations. Ceci revient à reconnaître que le brouillard de la guerre ne sera jamais complètement dissipé. Lorsqu’on intervient face à une insurrection, il est préférable de privilégier des structures de commandement légères et réactives, capables de mettre rapidement sur pied des solutions efficaces face aux innombrables et inévitables évolutions de l’adversaire. Ces structures doivent être à l’écoute du terrain et opérer en soutien des autorités légitimes locales pleinement chargées de conduire des actions dans une approche globale. Parallèlement à cela, les armées occidentales traditionnellement entraînées et préparées pour faire face à une menace dite « conven¬ tionnelle » ou « symétrique » doivent s’entraîner à agir dans des contextes différents pour rester efficaces lors d’interventions dans des contre-insurrections. Cela nécessite de faire porter l’effort sur des capacités différentes.

305

La Guerre par ceux qui la font

Ainsi, le renseignement doit aller au-delà de l’analyse des forces et faiblesses de l’adversaire pour se pencher sur ses ressorts intimes - culturels, sociologiques, historiques. Le renseignement doit sur¬ tout être fusionné au niveau opératif. Tous les services et direc¬ tions doivent pouvoir alimenter une vision globale et partagée de la situation. Cette dynamique a été initiée sous l’effet des opérations, notamment en Afghanistan, elle doit être maintenue et amplifiée, car elle représente l’une des conditions du succès.

Une autre clé des opérations de contre-insurrection est bien entendu de favoriser la prise en charge de la lutte par les forces locales. Les forces occidentales doivent apprendre à soutenir et à

conseiller plutôt qu’à intervenir. L’envoi de détachements d’ins¬ tructeurs auprès des forces locales ou de liaison auprès des oppo¬ sants et des autorités doit être la voie à privilégier. Dans ce do¬ maine, les armées françaises disposent d’un savoir-faire largement reconnu. Cependant, ces missions de conseil et de formation sont consommatrices en cadres. Ces cadres sont souvent prélevés dans des unités constituées, qui sont alors mises en difficulté. Il est dif¬ ficile de maintenir une préparation opérationnelle cohérente dans des entités qui voient partir leur encadrement. En effet, comment assurer les séances de tir, de sauvetage au combat ou d’emploi des véhicules blindés, pour faire progresser les militaires du rang d’une compagnie restés en métropole alors que l’essentiel du personnel habilité à conduire ce type d’instruction est déployé en opération pour au moins 6 mois ? L’instruction individuelle et collective des compagnies, escadrons et batteries est inévitablement perturbée par ces projections partielles des unités. Créer des unités spécialisées pour ce type de mission est une fausse bonne solution. Non seulement cette option consistant à disposer de « deux armées », l’une pour la guerre « symétrique » et l’autre pour « l’asymétrique », est coûteuse, mais son efficacité est sujette à caution ; car ces cadres ne conseillent efficacement et de manière crédible que s’ils sont amenés à pratiquer régulièrement leur métier qui consiste à commander des unités au combat. La

plus-value des détachements de formation dérivés d’unités combat¬ tantes est

donc indubitable. 306

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

Ainsi, les forces armées sont contraintes de répondre au défi de la polyvalence pour être en mesure de passer rapidement de missions de combat à des missions de conseil, de formation et de soutien, car c’est bien la capacité des forces locales à assurer la transition qui conditionne le désengagement. Elles doivent également repenser leurs soutiens afin d’en développer la capacité d’adaptation, car les soutiens doivent pouvoir passer sous court préavis d’une logique de « raid » de grande envergure, éventuellement avec des moyens de combat lourds, à des structures plus souples capables de répondre aux besoins de

forces locales.

En outre, les rotations rapides des unités sur les théâtres desti¬ nées à éviter une usure rapide du potentiel humain sont sources de difficultés majeures dans des luttes contre-insurrectionnelles qui s’inscrivent dans la durée. Comment convaincre un chef de district, un directeur de la police ou un général du pays en crise, que le cadre qui le conseille le fait sérieusement alors qu’il s’inscrit dans une temporalité totalement différente ? Comment créer de la confiance et de la continuité ? C’est l’un des défis à relever pour les armées occidentales, qui ont adopté des solutions variées. Les Amé¬ ricains et les Britanniques ont été déployés pour des durées d’un an en Irak et en Afghanistan. Il est encore possible d’abonner certains chefs de détachement à une mission. En revenant tous les 8 mois auprès d’une unité ou d’une autorité, ces détachements permettent d’établir des liens de confiance, de renforcer la connaissance intime de la situation sur le terrain et de démontrer la détermination dans l’engagement. Ainsi, le détachement de liaison et de contact mis en place auprès des autorités du Nord de la Côte d’ivoire a facilité les

échanges avec les autorités françaises et a fourni une aide précieuse dans la résolution de la crise par la confiance créée, notamment lors des périodes critiques. Enfin, la force expéditionnaire doit pouvoir être désengagée avec une célérité égale à celle qui a présidé à son engagement. Ainsi, il convient d’intégrer cette dimension de retrait rapide des dispositifs

dès la conception de l’intervention. Cela permet d’engranger un gain politique avant de se retrouver enfermé dans l’engrenage de la 307

La Guerre par ceux qui ia font

recherche d’une victoire déjà hors de portée. Elle permet de saisir l’opportunité du retrait dès quelle se présente. Les erreurs commises lors des dernières interventions contre des insurrections, notamment en Afghanistan et en Irak, ont fait redécouvrir l’importance de l’analyse et de la compréhension de la situation locale. Intervenir militairement dans une contre-in¬ surrection demeure très délicat car on touche au cœur des équi¬ libres des communautés humaines. Dès lors, la solution à ce type de conflictualité ne peut venir de l’extérieur, mais des populations

elles-mêmes. Certes, la puissance des armées occidentales constitue un atout pour favoriser l’une des parties du conflit. Mais une force étrangère,

pour ne pas être considérée comme l’un des facteurs d’aggravation de la crise, doit savoir s’effacer pour ne pas se substituer à une auto¬ rité légitime. C’est aux autorités locales légitimes aux yeux de la population que revient de mettre en œuvre une approche globale et surtout un règlement politique qui parvienne à gommer les ini¬ quités. C’est la voie la plus prometteuse pour dégager une solution pérenne à de tels conflits. Du côté des forces occidentales cela nécessite de repenser l’orga¬ nisation et la préparation opérationnelle des armées. Cela impose aussi de bien comprendre le rôle central du niveau opératif déployé sur le théâtre. Il constitue l’interface entre la réalité du terrain et le niveau stratégique. C’est lui qui peut saisir et comprendre l’évolu¬ tion de l’environnement local. C’est lui qui doit éclairer le niveau stratégique pour lui éviter le pas de trop qui fait basculer une situa¬ tion de gain politique en une recherche illusoire de la victoire.

Alors que la parenthèse de stabilité mondiale, ouverte par la Guerre froide, s’est refermée et que des dynamiques d’ajustements politiques, territoriaux et ethniques réapparaissent, il convient d’être conscient des limites de l’emploi de la force armée. Son uti¬ lisation inconsidérée en matière de contre-insurrection aboutit à des situations toujours plus complexes et délicates, alors que des 308

La lutte contre-insurrectionnelle est-elle vouée à l’échec ?

actions ciblées, conduites au côté d’une autorité locale légitime, laissent entrevoir des voies de sortie pérennes. Les modes d’action

indirects, engageant de faibles effectifs, méritent d’être privilégiés. En outre, dans ce monde incertain et instable, il devient stratégique de consommer à bon escient des moyens de défense devenus rares et

chers car, comme le soulignait John Maynard Keynes : « L’inévitable

ne se produit jamais, l’imprévu toujours. »

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309

Du rezzou au swarmingÿ pour une nouvelle Jeune École Capitaine de vaisseau Christophe Lucas

Depuis plusieurs années, la France est engagée dans des opéra¬ tions en milieu désertique. Pour le soutien des forces aéroterrestres, le recueil de renseignements ou l’engagement offensif, elle emploie des Atlantique 2, avions de patrouille maritime, qui semblent bien éloignés de leur milieu naturel. Pourtant, l’utilisation de ce type d’aéronef sur ces théâtres n’est pas nouvelle1 et trouve sa justifica¬ tion à la fois dans l’endurance et les capacités de ces « croiseurs du ciel » et dans les caractéristiques de ces déserts, proches de celles des océans. Cette analogie était déjà présente dans les réflexions de Lawrence d’Arabie : « Nos opérations de développement avant le coup final auraient le caractère de manœuvres navales - mobilité, ubiquité, indépendance des bases et des communications, dédain des accidents de terrains, des aires

stratégiques, des directions fixes et des points fixes2. »

Espace de mobilité comme la mer, les zones désertiques semblent se prêter aux mêmes manœuvres que le combat naval. Cependant, ce raisonnement par analogie est-il aussi pertinent que les exemples historiques semblent le montrer ? Les principes stratégiques du mi¬ lieu maritime peuvent-ils s’appliquer aussi simplement au milieu 1. L’Atlantic 1 fut par exemple massivement employé dans les opérations Tacaud Lamentin en Mauritanie dans les années 1970-1980 ou Manta et Épervier au

et

Tchad entre 1984 et 1991. 2. Thomas Edward LAWRENCE, Les sept piliers de la sagesse, Paris, Petite biblio¬ thèque Payot, 2002, p. 458. 311

La Guerre par

qui la font

désertique ? Enfin, les enseignements du combat ils utiles pour enrichir la stratégie navale ?

terrestre

seraient-

L’analyse de ces questions passe par la comparaison des caracté¬ ristiques des milieux maritimes et désertiques et la description de leurs conséquences aux niveaux stratégique, opératif ou tactique. Elle permet d’envisager les apports possibles de la guerre dans le désert pour la stratégie navale dans le cadre des défis que doivent relever les marines occidentales. Le désert et la mer : des milieux aux fortes similitudes

Le milieu maritime n’est pas seulement liquide. Il fait partie des espaces fluides, en opposition aux espaces solides, selon la défi¬ nition qu’en donne Laurent Henningen Les espaces fluides sont lisses, isomorphes et inhabitables par l’homme, d’où la nécessité absolue d’employer des « prothèses techniques » pour s’y dépla¬ cer et de créer des réseaux pour s’y diriger3. Le milieu maritime a en outre une tendance à se « dilater4 ». L’immensité de cet espace impose en effet d’intégrer, dans les raisonnements stratégiques, des distances de plusieurs milliers de kilomètres et les durées associées pour les parcourir. Dans ce milieu fluide, la notion d’espace-temps est

donc prédominante.

Si l’élément marin est isomorphe, il n’est cependant pas uni¬ forme. La topographie existe mais sous des formes différentes de celle qui prévaut à terre. Au-delà de la configuration des côtes, l’élément marin comporte les points de passage obligés que sont les détroits et des zones infranchissables ou contraignantes pour la navigation comme les zones de petits-fonds, interfaces entre les espaces solides et fluides. Les facteurs météorologiques5 sont

3. Laurent HENNINGER, « Espaces fluides et espaces solides: nouvelles réalités stratégiques », Revue de la défense Nationale, n° 753, 2012, pp. 1-4. 4. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traité de stratégie, Économica, Paris, 5e édition, 2006, p. 831. 5. Vent, brume ou brouillard. 312

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

d’éléments topographiques qui contraignent les mouve¬ ments. Quant à la dimension sous-marine, spécifique, sa fluidité est plus relative et ce milieu peut être considéré comme hybride, car il présente des irrégularités physiques (fonds marins, bathythermie ou salinité...), qui permettent le camouflage des sous-marins ou la guerre des mines. autant

Enfin, espace vide d’hommes, lemilieu maritime n’a d’intérêt que « par son rapport avec la terre, résidence habituelle de l’homme6 ». Il est par nature une voie de communication, la plus économique et la plus facile pour le transport de marchandises. Cette absolue néces¬ sité d’utiliser la mer implique la présence de neutres7 sur les théâtres d’opérations même lors des conflits. Source de richesses, support de leur acheminement sur la planète mais aussi voie d’invasion, le milieu maritime est le théâtre naturel d’affrontement des puissances et des intérêts. Son statut juridique et son ambiguïté en font d’ail¬ leurs un espace belligène, un « champ libre de pillage libre8. » Le terme de désert recouvre des espaces aux caractéristiques plus variées. Sa définition est souvent floue et recouvre des réalités bien différentes. Il est possible cependant de le caractériser par l’aridité9 et l’irrégularité des précipitations, conduisant à une absence de vé¬

gétation, une pauvreté des sols et un peuplement rare et dispersé. Les milieux désertiques se distinguent également par leur immen¬ sité, l’absence ou la rareté des points de repère et d’abris. Leur flui¬

dité est relative car elle est fonction des caractéristiques physiques des nombreux reliefs que l’on peut y trouver: hamadas (plateaux caillouteux), regs ou garas (plaines pierreuses de type sahélien), yardangs (crêtes rocheuses), massifs dunaires, barkhanes (croissants 6. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traité de stratégie, op. cit., p. 814. 7. Sont considérés comme neutres, ceux qui ne peuvent être considérés ni comme amis ni comme hostiles par les forces en présence. 8. Martin MOTTE, « Stratégie navale et stratégie maritime », dans le Séminaire de Stratégie du Centre des hautes Études Militaires, Paris, 2014, Paris. 9. Combinaison de la faiblesse des précipitations (moins de 250 mm/an) et de la puissance de l’évaporation (plus de 2000 mm/an), elle-même fonction des fortes températures (30-50°) et de la fréquence du vent. 313

La Guerre par ceux qui la font

dunaires élevés et parallèles) ou ergs (vastes étendues sableuses très caractéristiques du désert saharien). Les déserts, dans l’acception la plus large, couvrent environ un tiers des terres émergées. Plutôt que d’employer le mot désert, il serait en réalité préférable d’utiliser l’expression milieux désertiques qui permet de recouvrir les milieux semi-arides, arides et hyper-arides, qui ne sont pas totalement hos¬ tiles à l’homme. Les milieux maritimes et désertiques possèdent trois caractéris¬ tiques communes : l’immensité, la fluidité et l’hostilité, qui explique une implantation humaine faible voire nulle. L’immensité se rap¬ porte évidemment à une notion de distance et plus exactement à une notion d’espace-temps. Il y a cependant un degré dans l’échelle de cette immensité car un espace maritime est globalement plus dilaté qu’un milieu désertique. A l’exception du Sahara, qui peut se comparer à un vrai-faux océan désertique10, les autres déserts sont comparables à des mers intérieures, comme l’illustre l’exemple du désert libyque, ou à des mers étroites comme les déserts djiboutiens.

Comme cela a été évoqué précédemment, la fluidité d’un espace est presque absolue. En comparaison, celle des milieux désertiques est très inégale. Ils peuvent offrir une linéarité presque maritime dans les étendues sableuses de la péninsule arabique ou contraindre fortement les déplacements dans les zones rocailleuses de l’Adrar des Ifoghas ou dans les zones de sable mou du Fezzan libyen. Les milieux désertiques peuvent aussi imposer les itiné¬ raires du fait de lieux de franchissement rares11 ou de contraintes climatiques particulières. Ainsi, à l’instar de ce que rencontrent les maritime

10. Jean DE PRéNEUF, Dominique GUILLEMIN, « Comparer stratégies et opéra¬ tions en milieux désertiques et maritimes à l’époque contemporaine: théorie et pratique », dans Colloque « Mer et désert de l’Antiquité à nos jours: approches croisées », faculté des Lettres et Sciences humaines de l’université de Poitiers, 2014, Poitiers. 11. La passe de Salvador au Nord du Niger, de Tummo à la frontière libyenne ou

de Korizo entre le Tibesti et la Libye. Autres exemples : le cordon de dunes

mauritaniennes de l’Amatlich, qui va pratiquement de Nouakchott à Atar, est quasiment infranchissable sur toute sa longueur sauf au niveau de la passe de

Foum Tizigui.

314

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

marins en mer, les tempêtes de sable ou les pluies violentes autant de « murs » qui s’opposent à toute progression.

sont

Enfin, dans les deux cas, l’hostilité marque ces deux milieux, où l’homme ne peut vivre durablement. La question de l’accès à l’eau douce y est cruciale, comme celle de l’exposition aux conditions extrêmes (chaleur, froid, humidité) qui font souffrir les hommes et leurs « prothèses techniques ». Les populations se concentrent sur des points de fixation, comme les îles, les oasis voire des zones d’ex¬

ploitation de ressources (pétrolières ou minières)

ou sur

les lignes

de communication. Les routes commerciales y sont le fruit de l’his¬ toire et des réalités physiques (oasis, ports, points de passages obli¬ gés par exemple). Leurs tracés millénaires font fi des frontières. Ce¬ pendant les flux commerciaux sont beaucoup moins importants en volume et en valeur dans le désert qu’en mer, où la densité de popu¬ lation est quasi-nulle. Des neutres, comme les pêcheurs, y agissent pourtant même en temps de conflit. A contrario, le désert est habité par une population caractérisée par une solidarité de destins, liée par le pouvoir égalisateur du désert et la conscience d’être à part : « Nous sommes au centre du désert, nous véhiculons les hommes, les marchandises et les idées12. »

Ainsi, par comparaison avec la mer, le milieu désertique apparaît comme semi-fluide. Dans ce milieu hybride, la stratégie et les

opé¬ rations militaires se sont développées en s’inspirant des principes de la stratégie navale.

Stratégie navale, une inspiration pour les opérations en milieux désertiques

L’introduction de la Doctrine d’emploi des forces terrestres en mi¬ lieu désertique se réfère explicitement à la stratégie navale: « L’immensité et l’ouverture du milieu apparentent étroitement la manœuvre en milieu désertique à celle caractérisant le milieu

12. Entretien avec le colonel Pascal FAçON.

315

La Guerre par ceux qui la font

maritime. Cette mer de sable a ses rivages (humains et physiques), îles (les oasis et les zones habitées) et ses routes maritimes (les grandes pistes caravanières), souvent infestées de “pirates”. À l’instar d’une escadre navale, un détachement se déplaçant dans le désert doit ses

en effet “naviguer” sans repère apparent, s’éclairer, se flanc-garder et pouvoir survoler son environnement afin d’assurer sa sûreté; il ne peut contrôler le milieu dans lequel il évolue et sa manœuvre vise à surpasser l’adversaire par une approche et un débordement recherchant la surprise ; enfin, davantage qu’en tout autre milieu, des contraintes logistiques très lourdes dimensionnent la manœuvre de la force. »

Dans les espaces maritimes et désertiques, la fluidité, même re¬ lative, et l’absence de front favorisent la manœuvre, la surprise et l’action dans la profondeur. La maîtrise des espaces fluides ne se partage pas. Selon le vieil adage « la mer est un tout13 », il ne peut donc y avoir de front. À cette maîtrise des mers totale et nette que préconise Mahan, Corbett préfère la « maîtrise en dispute14 », où prime l’interdiction de l’usage de la mer. Le fait qu’un des belligé¬ rants n’en ait pas la maîtrise ne signifie pas pour autant que l’autre en dispose. L’idée est de pouvoir disloquer le dispositif adverse et d’user l’ennemi en attaquant ses liaisons et ses voies d’approvision¬ nement. Ces principes navals s’appliquent parfaitement aux milieux désertiques, comme le montrent les opérations militaires de la Se¬ conde Guerre mondiale en Libye. Bâties sur ce principe de dispute, il s’agissait pour chaque belligérant de protéger sa propre logistique et de détruire ou simplement de désorganiser celle de l’adversaire, de contrôler la route côtière et les villes portuaires où arrivaient les cargos indispensables au ravitaillement des forces15. Cette stratégie des corsaires sera au cœur de l’action du Long Range Desert Group (LRDG), fondé par le commandant Ralph Bagnold, qui acquit une large expérience de raids dans le désert durant les années 1930. 13. Comme le rappelle Herbert ROSINSKI dans son « Essai de stratégie navale Mahan et la Première guerre mondiale », http://www.institut-strategie.fr/ Roskinsi_2.htm, site consulté en mai 2015. 14. Julian CORBETT, Principes de stratégie maritime, Préface de Hervé CoutauBégarie, Bibliothèque stratégique, Lassay les Châteaux, mars 1993, p. 87. 15. Laurent HENNINGER, « Les contraintes géographiques des opérations militaires en Libye au xxc siècle », in Pierre Razoux (dir.), Étude IRSEM Réflexions sur la crise libyenne, n° 27, 2013, pp. 17-22.

-

316

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

Comme il l’indiquait lui-même au général Wavell, commandant en chef des troupes britanniques au Moyen-Orient en 1940: «

Nous ferons de la piraterie ! Nous harcèlerons et épierons les Italiens16. »

Selon les principes de Corbett, le LRDG agit selon trois phases. En premier lieu, il s’assura du contrôle de l’espace disputé avec le raid sur Mourzouk dans le Fezzan le 11 janvier 1941 et la prise de Koufra le 1er mars 1941 avec les Forces Françaises Libres du général Leclerc. La libre circulation ainsi acquise entre le Tchad et la Libye fut ensuite exploitée pour recueillir du renseignement le long de la route côtière libyenne et conduire des opérations de sabotage. Le LRDG alla en¬ suite porter la guerre sur le territoire ennemi avec les forces spéciales, qui seront transportées par cette « compagnie de taxi du désert17 ». Tout espace fluide offre une grande liberté de manœuvre et l’of¬ fensive l’emporte sur la défensive. Les forces navales disposent en effet d’une plasticité qui permet de les « structurer à la demande18 » en fonction des impératifs du théâtre et d’une flexibilité qui offre la possibilité de passer d’une posture offensive à une posture défen¬ sive. Cela peut conduire à rompre le combat pour chercher, ail¬ leurs et à un autre moment, des conditions plus avantageuses. De la même manière, T.E. Lawrence affirme à propos de ses combats dans le désert, qu’il est possible « d’accepter ou de refuser la guerre à sa guise », assuré « d’une libre retraite dans l’océan-désert19 ».

Espaces ouverts et sans front, les milieux désertiques sont aussi favorables à la surprise, à « l’incertitude et à la foudroyance », principes de référence de l’amiral Guy Labouérie20. Ils conduisent à une guerre 16. Eitan HADDOCK, « Long Range Desert Group », Guerre et Histoire, n° 6, 2012, pp. 84-88. 17. Dominique LORMIER, Les opérations commandos de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Nouveau Monde, 2014, Chap. 9. 18. Joseph HENROTIN, « Mahan et Corbett, deux visions de la stratégie navale », Défense & Sécurité Internationale (DSI), n° 41, 2008, pp. 50-55. 19. Thomas Edward LAWRENCE, Les septpiliers de la sagesse, op. cit., p. 458. 20. Amiral Guy LABOUéRIE, « Des principes de la guerre », Revue de la défense Nationale, n° 530, 1992, pp. 1-4 317

La Guerre par ceux qui la font

de manœuvre, faite de « mouvements rapides et de contournements audacieux21 ». Comme des escadres navales, les forces engagées ont la possibilité de se recombiner pour se concentrer à la demande, puis se disperser pour réoccuper le terrain ou se préparer pour une autre offensive. Cette plasticité est particulièrement mise en lumière dans l’opération Serval qui a vu prévaloir la modularité des différents éléments des brigades22, le fonctionnement par petits groupes interarmes et leur mobilité23. Capables d’agir de façon autonome, ils sont aussi aptes à se réorganiser en structures plus importantes. Cette absence de front, couplée à l’immensité des espaces mari¬

désertiques, permet, en profitant du dispositif lacu¬ naire de l’ennemi, de conduire des attaques dans la profondeur sur des objectifs à haute valeur ajoutée (bases logistiques, centre de commandement...) ou de miner des zones ou des voies de cir¬ culation. Pendant la Première Guerre du Golfe, durant l’opération Cobra, la 101' division aéroportée utilisa plus de 300 hélicoptères pour implanter une base opérationnelle de l’avant (la Forward, Ope¬ rational Base FOB Viper) à plus de 100 km à l’intérieur de l’Irak24. Elle put s’appuyer sur cette FOB pour couper la seule voie de repli des soldats irakiens dispersés derrière la vallée de l’Euphrate et pour intercepter ainsi les troupes irakiennes qui fuyaient25. Même si cette opération peut être vue comme l’application de l’Air LandBattle ou la réplique par le général Schwartzkopf du principe de la bataille de Cannes26, elle rappelle la stratégie de « saut de puce » (leapfrog¬ ging ou by-pass en anglais) de l’amiral Nimitz durant la guerre du times comme

21. Laurent HENNINGER, « Les contraintes géographiques des opérations militaires en Libye au xx' siècle », op. cit., p. 21. 22. Les SGTIA, sous-groupements tactiques interarmes, éléments du volume de la compagnie (150 hommes en moyenne). 23. Michael SHURKIN, France’s War in Mali, Santa Monica, Calif., RAND Corporation, 2014, p. 46. 24. Opération décrite dans An interview with MG J. H. Binford Peay, III, Commanding General, 101st Airborne Division, http://www.history.army.mil/ documents/SWA/DSIT/Peay.html. Site consulté en février 2015. 25. Liang QIAO et Xiangsui WANG, La guerre hors limites. Bibliothèque Rivages, Paris, 2003, p. 116. 26. Les ailes enveloppent le corps de bataille adverse que l’on fixe par ailleurs.

318

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

Pacifique. Son fondement consista à contourner certaines îles du Pacifique puissamment fortifiées par les Japonais pour concentrer les efforts sur d’autres îles stratégiques moins bien défendues. Ces dernières servirent ainsi de bases aux Américains afin de se rap¬ procher du territoire japonais et d’y conduire des bombardements stratégiques. Cette stratégie implique d’accepter d’avoir l’ennemi « dans le dos » mais elle procure la surprise et la foudroyance. désert est le paradis du tacticien et l’enfer du logisticien » disait Erwin Rommel. L’immensité des espaces maritimes et désertiques et leur caractère dilaté font de la guerre dans ces milieux une guerre de la logistique. Toute stratégie s’y appliquant nécessite de disposer de bases et de points d’appui pour ravitailler et pour entretenir la « flotte », quelle soit navale ou aéroterrestre. Il faut ensuite être capable de maîtriser les portes d’entrées des espaces où elle va se déployer. Le désert impose enfin une organisation logistique lourde puisque « les consommations d’à peu près tout y sont décuplées » (munitions, pièces détachées, carburant et eau)27. La garantie du flux logistique vers les unités de l’avant, indispensable à la liberté d’action, est un défi permanent. Ce flux logistique est aussi une vulnérabilité, qui va être la cible de l’ennemi. Pour la pallier, les unités doivent être autonomes. À l’instar des bâtiments de combat, elles doivent disposer des capacités de réparation, du carburant et des vivres leur permettant de s’affranchir d’un soutien direct. Elles doivent aussi être dotées d’un personnel au fort esprit d’équipage et très polyvalent28. Elles peuvent s’appuyer sur des modes de ravitaillement par voie aérienne ou sur la mise en place de « Le

plots logistiques29.

27. Laurent HENNINGER, « Les contraintes géographiques des opérations militaires en Libye », op.cit., p. 21. 28. Les véhicules du LRDG étaient équipés des outils et des pièces détachées nécessaires. Durant toutes les opérations, très peu de véhicules seront perdus du fait d’avarie technique, preuve de la pertinence de ce concept. 29. Analogie avec U-Boot type XIV, surnommés « vaches à lait », utilisés pour ravitailler au large les sous-marins allemands de combat durant la Seconde Guerre mondiale. 319

La Guerre par ceux qui la font

Dans ces milieux, où les « prothèses techniques » sont indis¬ pensables à l’homme, la guerre est une guerre des matériels et une guerre de la technologie. La maîtrise de la 3e dimension y est deve¬ nue d’ailleurs essentielle. Le développement et l’emploi de navires et d’équipements spécifiques sont une évidence pour agir sur mer. Il en est de même dans le désert. Au sein de son LRDG, le com¬ mandant Bagnold fit par exemple adapter des véhicules Chevrolet aux conditions du désert et du combat dans ce milieu30. L’immen¬ sité des zones couvertes et l’autonomie des unités engagées néces¬ sitent également des moyens de communication de plus en plus intégrés pour arriver à suivre un tempo d’opérations toujours plus soutenu et un échange d’informations en quasi-temps réel. Enfin, la guerre dans le désert ne peut se concevoir sans moyen de navi¬ gation : dans les « mers de sable » ou de pierres, zones très souvent fort peu cartographiées, il est impossible de se déplacer autrement qu’avec des méthodes de navigation directement issues de celles de la marine31, comme les compas solaires du LRDG ou les systèmes de positionnement actuels. Parmi les prothèses techniques, l’aviation s’est imposée comme une composante clé et la maîtrise de la 3e dimension est devenue essentielle. La composante aérienne apporte l’appui feu aux opéra¬

l’aéromobilité32 et la capacité de commandement et de contrôle. Elle est également indispensable à la surveillance et au contrôle des zones d’opérations, opérations dans lesquelles l’ennemi a recours à la déception et à la dissimulation. L’obtention du renseignement se fait surtout avec des moyens ISR (Intelligence, Surveillance, andReconnaissance), composés de satellites, de drones, d’avions de reconnaissance et de moyens de détection électroma¬ gnétique, même si les capteurs humains gardent leur pertinence. tions terrestres,

30. R.L. KAY, LongRange Desert Group in Libya 1940-41, War History Branch Department of Internal Affairs, Wellington, New Zealand, 1949, p. 4. 31. Laurent HENNINGER, « Les contraintes géographiques des opérations militaires en Libye au XXe siècle », op. cit., p. 18. 32. Qui comprend le transport tactique permettant notamment de diminuer la vulnérabilité de la logistique.

320

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

L’opération Serval illustre cette dimension technique et l’impor¬ de la 3e dimension. Elle montre aussi combien le développe¬ ment de la technologie a changé considérablement la notion d’es¬ pace-temps au cours de l’histoire. Le Sahara, qui était le pendant du Pacifique dans la première moitié du XXe siècle, tend de plus en plus à ressembler à une grande Méditerranée du fait du progrès technolo¬ gique. Dans le Sahel33, la France se lance dans une guerre éclair dans les immensités désertiques du Mali. Après le coup d’arrêt à Konna, dernier verrou avant Bamako, il s’agit d’éliminer les groupes armés qui se sont dispersés mais aussi de faire face dans le Nord du pays à une guerre de position, notamment dans le massif de l’Amettetaï. Face à cet adversaire, les armées françaises utilisent leur supé¬ riorité technologique dans les domaines de la reconnaissance et du renseignement avec des moyens ISR, avions de patrouille maritime et drones, pour faire perdre à l’ennemi l’avantage de la surprise, et s’appuient sur leur puissance de feu avec leurs hélicoptères et leurs chasseurs pour le détruire. Elles développent finalement une stratégie navale : tance

« La stratégie ressemble à celle de la Marine qui consiste à circuler rapidement dans de grands espaces. Une fois l’ennemi repéré, il est immédiatement accroché et détruit. Il est indispensable de s’emparer des aéroports, véritables îles au milieu de cet océan de sable et de massifs karstiques qui doivent être des points d’appui pour poursuivre la conquête. Une “guerre de course” est menée au Sahel34. »

Une fois cette phase achevée, il faut pouvoir maîtriser un espace que l’on ne peut contrôler que de façon discontinue. L’idée générale est de limiter les zones d’évolution de l’adversaire en conduisant des patrouilles au large, des opérations de contrôle de zone, pour détecter puis pousser l’ennemi vers des zones d’interception. Dans le même temps, l’effort est porté pour protéger les « îles » que sont les oasis ou les villes et les voies de communication35. 33. De l’arabe sahl qui veut dire bord, rivage. 34. Grégor MATHIAS, Les guerres africaines de François Hollande, éd. L’aube,

Paris, 2014, p. 40.

35. Lire sur ce sujet l’action menée à partir du fort de Madama au Niger: LCL Jean-Côme « Opération Barkhane, fuseau Est: GTD Bruno », L’Ancre d’or -

321

La Guerre par ceux qui la font

Dans cette opération, les armées françaises font face à un ad¬ versaire rompu à la guerre en milieu désertique, agissant de façon asymétrique et maîtrisant un mode d’action spécifique aux com¬ battants du désert : celui du rezzou.

Les enseignements du combat en milieu désertique pour les engagements navals

Historiquement, la stratégie terrestre avait tendance à se « navaliser ». JFC Fuller citait l’exemple de l’engagement des chars « qu’il comparaît à des navires, considérant que le champ de bataille avait perdu ses reliefs du fait de la mobilité même du char36 ». Au¬ jourd’hui, un retournement semble se dessiner, la stratégie terrestre modélisant des formes d’engagement qui pourraient influencer l’action navale. En effet, le combat en milieu désertique ne puise pas tous ses principes dans la stratégie navale. Agissant dans un milieu semi-fluide, il a aussi développé des modes d’actions spéci¬ fiques, dont le plus emblématique est le rezzou (de l’arabe razzia). Tactique millénaire, ce terme désigne à l’origine l’attaque d’une troupe de pillards contre une tribu, une oasis ou un bourg afin de s’emparer de troupeaux ou de récoltes. Dans la période contempo¬ raine, le rezzou désigne un combat dissymétrique en zone déser¬ tique ou semi-désertique qui s’appuie sur des raids à grande vitesse effectués surtout par des pick-up armés contre des objectifs straté¬ giques, politiques, économiques ou militaires.

L’emploi de ces

très proche de la tactique du « Tip and Run » décrite par Lawrence d’Arabie37. Ils sont soigneusement préparés à partir de renseignements précis. Ils comprennent ensuite rezzous

est

phase d’approche la plus discrète possible, l’assaut fulgurant, brutal et inattendu d’une multitude de petites unités ainsi qu’une concentration des feux sur des objectifs réduits pour surclasser une

Bazeilles (revue des troupes de marine), n° 404, 2015, pp. 14-16. 36. Joseph HENROTIN, Fondementsdela stratégie navale auXXf siècle, Économica, Paris, 2011, p. 210.

37. Thomas Edward LAWRENCE, Les sept piliers de la sagesse, op. cit., p. 459.

322

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

l’ennemi et lui occasionner des pertes élevées. S’ensuit une exfiltra¬ tion vers des zones de soutien logistique selon des itinéraires recon¬ nus. Les exemples les plus connus concernent les combats menés par les Tchadiens contre l’armée libyenne dans les années 1980 et ceux du Front Polisario dans le Sahara occidental. Cette stratégie que l’on peut qualifier de guérilla désertique rappelle aussi les principes de la Jeune École défendue à la fin du xix' par l’amiral Aube. Les objectifs et les circonstances ne sont pas les mêmes, mais des similitudes existent. Dans les années 1880, la Jeune École a élaboré une stratégie de lutte contre un empire bri¬ tannique dont l’économie dépendait de façon croissante de la mer. Fortement marquée par les progrès technologiques, sa théorie se fonde sur l’emploi d’une multitude de bâtiments légers, plus furtifs et moins coûteux que les cuirassés, qu’ils supplanteraient par leur nombre et leur armement moderne constitué de torpilles38. Ces es¬ saims de torpilleurs, agissant à partir de points d’appui et de basesrelais disséminés sur les côtes françaises et dans le reste du monde, devaient être capables de protéger les approches maritimes, de dis¬ loquer les forces de blocus et de participer à une guerre de course contre le commerce britannique. Cependant les caractéristiques prêtées aux torpilleurs par cette école « matérielle » de la pensée navale se sont révélées illusoires, en raison, en particulier, de leurs manques d’endurance, de rayon d’action et de stabilité. La Jeune École eut donc raison trop tôt et ses théories ne purent s’appliquer qu’avec le développement de l’aéronautique et des sous-marins39. Le rezzou pourrait inspirer la stratégie navale au moment où les marines modernes sont confrontées à de nouveaux défis qui les amènent de plus en plus à opérer dans les zones littorales, aux inter¬ faces entre le milieu solide et le milieu fluide.

38. Martin MOTTE, « Une éducation géostratégique », thèse de doctorat, Paris IV, mai 2011, pp. 126-169. 39. Martin MOTTE, « L’occupation des espaces maritimes et littoraux », in Jean de Préneuf, Éric Grove et Andrew Lambert (dir), Entre terre et mer, Paris, Économica, 2014, pp. 42-44. 323

La Guerre par ceux qui la font

De façon schématique, les pays occidentaux accordent une place importance à la projection de forces et de puissance dans leurs stratégies40. Profitant du libre accès aux Global Commons41, leurs engagements de type expéditionnaire visent souvent à ré¬

duire l’empreinte des forces au sol et impliquent de conduire des opérations dans les zones littorales. Par opposition, de nom¬ breux pays émergents affirment leurs ambitions en développant leur marine pour protéger leurs voies d’approvisionnement, leurs intérêts et leur souveraineté. Cette tendance, particulièrement nette en mer de Chine, s’accompagne de tentatives de territoria¬ lisation de zones maritimes et d’une augmentation des contrôles dans ces grands espaces. Comme le souligne Christian Malis, ils pourraient devenir un « lieu privilégié de conflictualité42 ». Sans doute, les voies de communication, qui bénéficient à tous les ac¬ teurs, ne semblent pas directement menacées. Cependant, l’hy¬ pothèse de voir des Etats ou des groupes non-étatiques à proxi¬ mité des chokes points., ces espaces étroits comme les détroits, exercer un chantage à la communauté internationale et y dénier la libre circulation, ne saurait être écartée. La menace que font peser les Pasdarans iraniens dans le détroit d’Ormuz en constitue une illustration. Dans ce cadre, des stratégies de contestation se sont dévelop¬ pées. Leur conceptualisation a été conduite à la fin des années 1990 par Office of Net Assessment du secrétaire à la Défense américain. Ces stratégies reposent sur l’anti-accès (Anti-Access A2), conçues pour empêcher une force ennemie de péné¬ trer dans une zone d’opération, et l’interdiction de zone (Area Denial AD), pour y entraver sa liberté de manœuvre. Ces stra¬ tégies de contestation se traduisent différemment selon l’État impliqué, sa puissance politique et économique mais aussi se¬ lon sa géographie. La Chine, après la crise de Taiwan de 1996,

40. Corentin BRUSTLEIN, Vers la fin de la projection deforces, la menace du déni d’accès, IFRI, Paris, 2010, p. 14.

41. Espaces maritime, aérien, spatial et cyberespace. 42. Christian MALIS, Guerre et Stratégie au xix1 siècle, Fayard, Domont, 2014, p. 56.

324

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

développé des capacités et des doctrines combinant l’action de flottes de haute mer et de sous-marins, de patrouilleurs lance-missiles et de sites de défense aérienne, de mines, de batteries côtières et de modes d’action non conventionnels43. D’autres pays ont choisi une stratégie asymétrique, comme l’Iran, en constatant qu’ils ne pourraient raisonnablement résister à l’hyperpuissance américaine dans le cadre d’une guerre conventionnelle. Sans re¬ noncer à se doter d’équipements à la technologie avancée, tels que sous-marins, missiles ou mines, l’Iran dispose de moyens pour mener une « guérilla navale » à base de groupes de vedettes rapides armées de torpilles ou de missiles. Très mobiles et nombreux, à l’image des Pasdarans de la marine des Gardiens de la Révolution, ils sont capables de conduire des actions de harcèlement selon des principes qui évoquent ceux de la Jeune École de l’amiral Aube mais aussi dans une certaine mesure des rezzous en milieu déser¬ tique44. Il s’agit en effet, depuis la terre et dans les zones littorales, de harceler avec des moyens légers, d’agir avec fulgurance selon plusieurs axes, de surprendre l’ennemi et de lui causer des dom¬ mages élevés pour obtenir des gains rapides45. a

Pour apporter une réponse à ces stratégies de contestation, les États-Unis ont bâti le concept d’Air-Sea Battle (ASB), fondé sur une intégration capacitaire interarmées, sur la supériorité information¬ nelle et sur la combinaison de moyens polyvalents et spécialisés. Fortement interconnectés, ils combinent des frappes de précision dans la profondeur et des capacités défensives pour faire face de façon simultanée à plusieurs menaces46. Avatar de la RMA (Révolu43. Armes antisatellites, lutte cybernétique offensive, par exemple. 44. Dont la phase offensive est suivie, après la frappe, par un repli en profitant de la profondeur qu’offre le milieu désertique. A contrario, les torpilleurs viennent se réfugier à l’abri des défenses côtières. 45. La perte d’un ou plusieurs bâtiments majeurs aurait des répercussions médiatiques immédiates. 46. L’ASB a été complétée par le concept de Single Naval Battle. Développé par le Marines Corps, il intègre la planification et la conduite de l’ensemble des opérations de maîtrise des espaces aéromaritimes, de projection de puissance et des opérations amphibies afin de faire face à l’ensemble des menaces du déni d’accès et de l’interdiction de zone.

325

La Guerre par ceux qui la font

tion in Military Affairs) des années 1990,

cette

stratégie ASB, très

dépendante de la technologie, n’est pas sans limites47. La question de la « survivabilité » des grandes unités se pose en effet dans le cas d’une force navale évoluant à proximité de champs de mines, sous la menace de sous-marins de poche, et qui se trou¬ verait soumise aux attaques d’innombrables missiles ou de vedettes rapides convergeant vers elle48. Par ailleurs, le seuil d’accès aux tech¬ nologies permettant une conduite moderne des opérations (guerre en réseau, utilisation d’armements de précision ou d’armes cyber¬ nétiques) s’est fortement abaissé. De nombreux États voire des groupes non étatiques ont réussi à rentrer dans ce groupe aupara¬ vant très fermé. L’action du Hezbollah lors de la guerre du Liban en 2006 en est un exemple frappant. Ce groupe réussit alors à mettre en œuvre un missile antinavire C802 et à toucher la corvette israé¬ lienne Hanit croisant à 20 kilomètres des côtes49.

D’autres façons d’agir contre ces stratégies de contestation doivent donc être recherchées, car les marines occidentales doivent rester capables d’agir avec leurs alliés dans des zones d’intérêt for¬ tement défendues. Pour cela, elles doivent maintenir leurs capaci¬ tés de projection et garantir l’interopérabilité des moyens mis en œuvre dans le cadre des concepts anti-A2/AD. Cependant, pour répondre aux limites de l’ASB, il convient de développer des platesformes adaptées aux nouvelles menaces, dont elles s’inspirent dans la conception comme dans l’emploi. Il s’agirait finalement d’appli¬ quer sur mer le principe retenu par les groupes méharistes dans les déserts de Syrie ou du Sahara durant les années 1920. Face aux rezzous, ces derniers ont retenu la stratégie du contre-rezzou, consis¬ tant à déployer des unités aux modes d’action militaire très proches des groupes qu’ils cherchaient à intercepter. Regroupés sous le terme de swarming (attaque en essaim), des modes d’actions navals 47. Philippe GROS, «La question du déni d’accès et le concept Air-Sea Battle», Note FRS n° 17/13, Paris, 2013, p. 4. 48. EV1 Thibault RICHARD, «La stratégie navale asymétrique iranienne ou la Jeune École iranienne», CESM, Paris, 2011, p. 25. 49. Ibidem., p. 21. 326

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

développent donc en s’inspirant en partie de ceux des rezzous: regroupement de plusieurs unités puis attaque rapide contre un objectif, selon plusieurs axes en mêlant des feux à longue et courte portées avant une dispersion des unités. Disposant d’un comman¬ dement et contrôle (C2) robuste, ces modes d’action s’appuient sur des capacités d’actions simultanées dans les différents espaces (air, terre, mer, espace et cyberespace)50. se

À l’instar de la recombinaison des

sous-groupements

tactiques

interarmes (SGTIA) décrite lors de l’opération Serval, le swarming couple donc, dans un tempo d’action très rapide, la concentration

de forces initialement dispersées, l’attaque fulgurante de cibles avant que les forces ne se disséminent à nouveau. Ce rezzou naval, qui généraliserait le principe des raids51, est adapté aux stratégies ex¬ péditionnaires des marines occidentales. Il est possible par exemple, combinant plusieurs actions en essaim, de pouvoir détruire une force aéronavale adverse en mer, de mener des assauts amphibies tout en utilisant ses propres forces pour mener des frappes dans la profondeur en territoire adverse ou de pouvoir déployer une aide humanitaire en plusieurs points d’une zone touchée par une catastrophe naturelle tout en étant capable de toucher le centre de gravité et les points décisifs auxquels l’aide doit parvenir52 ». « en

Ce swarming implique également l’emploi de moyens poly¬ valents et nombreux. L’idée serait de posséder un grand nombre de plates-formes plus petites, efficaces mais moins coûteuses, optimisées pour la guerre littorale53. Elles permettraient de conduire aussi les opérations « autres que la guerre », des missions qui se heurtent à la diminution du nombre de bâtiments dans les flottes occidentales. Ces opérations recouvrent la lutte contre la piraterie,

50. Sean J. A. EDWARDS, Swarming and the Future of Warfare, RAND, Santa Monica (CA), 2005, p. 66. 51. Benoist BIHAN, « Conduire l’opération future », Histoire et Stratégie n° 18, 2014, p. 63. 52. Joseph HENROTIN, Fondements de la stratégie navale au xxf siècle, op. cit., p. 279. 53. Milan VEGO, « Quel art de la guerre navale? », DSI, Hors-Série n° 14, 2010. 327

La Guerre par ceux qui la font

le contre-terrorisme ou la contre-guérilla maritime pour garantir la liberté de la navigation, le soutien aux opérations humanitaires, la diplomatie navale et la présence dans les zones d’intérêts. Avec l’inno¬ vation technique, ces plates-formes pourraient mettre en œuvre des capteurs et des effecteurs « dronisés » dans une logique de « marsu¬ pialisation5* » (drones d’observation et de combat, sous-marins, ve¬ dettes lance-missiles, voire dans des décennies des « nanorobots55 »). Les États-Unis ont développé le Littoral Combat Ship (LCS), qui répond que partiellement à ce programme. Navire rapide, mo¬ dulaire et furtif, il est reconfigurable pour pouvoir conduire en zone côtière des missions de lutte anti-sous-marine, de lutte antisurface, de guerre des mines, de lutte asymétrique ou d’assistance huma¬ nitaire et mettre en œuvre des hélicoptères comme des drones. La hausse des coûts mais aussi l’émergence de certains doutes sur les capacités réelles de ces navires assez faiblement armés ont conduit certains analystes à s’interroger sur la pertinence de ce programme. Sa taille et son tonnage, proches de ceux d’une frégate, en font cependant un bâtiment assez éloigné du concept du swarming ou ne

du rezzou naval.

Adaptation moderne et offensive de la Jeune École, dont les principes seraient appliqués pour contrer les stratégies de contesta¬ tion et agir devant les côtes ennemies, ce swarming ou rezzou naval

pourrait être finalement une synthèse des stratégies développées dans les milieux désertiques et maritimes.

Conclusion

L’analogie entre stratégie navale et guerre dans le désert renvoie à celle des espaces maritimes et désertiques. Elle s’est historiquement traduite par une tendance à la « navalisation » des principes du 54. Joseph HENROTIN, Fondements de la stratégie navale au xxf siècle, op. cit., p. 196.

http://www.informationdissemination.net/2015/01/the-future-of-naval55. warfare-is-swarming.html, site consulté en février 2015. 328

Du rezzou au swarming, pour une nouvelle Jeune École

combat dans le désert. Aujourd’hui, les marines occidentales sont confrontées aux stratégies de contestation; elles peuvent relever ce défi en s’inspirant de certains principes de la guerre en milieux

désertiques. Les marines occidentales fondent en effet leurs stratégies anti¬ déni d’accès sur la supériorité technologique. Cette voie ne peut pas être la seule réponse. Cette course à la technologie trouve en effet ses limites dans une diminution de l’écart capacitaire entre les marines occidentales et leurs adversaires potentiels, étatiques ou non, écart que ces derniers compensent par le nombre.

Les principes tirés des stratégies de rezzous et contrt-rezzous et de la Jeune École sont un des moyens de faire face à l’évolution des défis que les marines occidentales doivent relever. Cette synthèse des stratégies élaborées dans les milieux désertiques et maritimes devrait conduire à développer des plates-formes polyvalentes, plus petites, plus nombreuses et moins coûteuses que celles qui sont produites actuellement pour la plupart des marines occidentales. Elles compléteraient ainsi utilement des flottes dont le format tou¬ jours plus contraint ne leur permet plus de remplir toutes leurs missions.

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330

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ? Commissaire en chefde

« Il ne suffit

classe Rodolphe Scheel

pas de gagner la guerre, il faut aussi gagner la paix. »

Cet adage émaillé bon nombre de discours récents de hautes autorités politiques, diplomatiques et militaires pour traduire l’idée que la seule réussite d’une opération militaire ne suffit pas à atteindre l’objectif politique de résolution d’une crise extérieure. Ce constat n’est pas nouveau mais connaît une acuité toute particulière dans le contexte des conflits actuels et relance, de ce fait, les réflexions sur le besoin de s’appuyer sur une approche globale pour tenter de ré¬ soudre ces crises. La France ne se tient pas à l’écart de cette réflexion et affiche d’ailleurs une ambition relativement forte et constante dans ce domaine. Il est par conséquent utile d’évaluer le niveau de maturité atteint dans la mise en œuvre de cette approche, d’iden¬ tifier les problèmes quelle continue de poser aujourd’hui afin de tenter de savoir si la France aurait intérêt à lui donner une place prépondérante dans sa stratégie de résolution de crise extérieure et, le cas échéant, de proposer des pistes d’évolution. Les problématiques majeures posées par l’approche globale Le concept d’approche globale est omniprésent dans d’innom¬ brables documents traitant de stratégie et fait l’objet de travaux de doctrine approfondis dans la plupart des organisations étatiques et internationales chargées de défense et de sécurité. Pour autant, il s’agit encore d’un concept, que certains considèrent encore 331

La Guerre par ceux qui la font

philosophie ou un simple effet de mode, sans doute faute d’avoir connu jusqu’à présent une concrétisation véritable¬ ment performante. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer pourquoi ce concept peine à s’imposer réellement dans comme une

le paysage des stratégies de résolution de crises extérieures. Elles peuvent être regroupées autour de questions d’ordre conceptuel,

politique et institutionnel. Un concept aux contenus et contours hétérogènes

Une première difficulté, quand on s’intéresse à l’approche glo¬ bale, est celle de savoir de quoi il s’agit véritablement. Il existe certes une communauté d’éléments de définition; ainsi, une approche globale se caractérise par une interaction délibérée de moyens civils et militaires, dans un contexte de coopération entre entités gou¬ vernementales mais aussi non-gouvernementales, dans un but de contribuer à la résolution d’une crise extérieure. À cette dimen¬ sion horizontale, on peut ajouter une dimension verticale ou, plus exactement, temporelle, puisque cette approche globale est réputée concerner l’ensemble des phases d’une résolution de crise, dès la phase de prévention.

caractéristiques génériques, force est de constater que l’approche globale ne se définit pas, dans les faits, de manière homogène selon quelle est évoquée en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis ou encore au sein de l’OTAN ou de l’UE. Il n’est sans doute pas très utile de se livrer ici à une exégèse de ces différences mais certains points méritent d’être évoqués. Pour

autant,

au-delà de

ces

Tout d’abord, il est intéressant de noter que l’expression em¬ ployée pour désigner cette stratégie de gestion des crises extérieures a été et demeure hétérogène. Il serait fastidieux et vain de chercher à inventorier les nombreuses formules qui tentent de la qualifier. On peut notamment citer les appellations essentiellement d’ori¬ gine anglo-saxonne telles que la comprehensive approach américaine, 1’integrated approach britannique et onusienne mais aussi leurs ava¬ tars telles que la whole ofgovernment ou interagency approach. Par 332

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

ailleurs, des concepts connexes mais bien distincts comme celui des actions civilo-militaires (ACM) ou encore la stabilisation ajoutent, si besoin était, à la confusion. À travers ces différentes dénomina¬ tions, on décèle des conceptions différentes, notamment en matière de niveau de coopération, puisque la notion d’intégration renvoie, par exemple, à un degré de synergie beaucoup plus approfondi que la coopération globale, interministérielle ou inter-agences. Le champ d’application de l’approche globale ou de ses syno¬ nymes est également très hétérogène. Cette hétérogénéité porte sur les niveaux de mise en œuvre qui sont parfois exclusivement straté¬ giques ou locaux, mais le plus souvent une combinaison des deux. On observe également une diversité de périmètres des actions de l’approche globale qui, selon les modèles, ne comprend pas systé¬

matiquement le triptyque sécurité-gouvernance-développement, du moins n’accorde pas une importance ou une visibilité équiva¬ lente à ces trois piliers. En outre, le contexte de mise en œuvre de ce concept varie sensiblement selon les modèles, certains États ou organisations, comme l’ONU, les cantonnant aux opérations de maintien de la paix, d’autres comme la France, n’évoquant son ap¬ plication que dans le cas de la résolution de crises affectant des États faillis et d’autres, enfin, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, ne précisant pas de limite en matière d’hypothèse de mise en œuvre. Un autre point de difficulté est de déterminer ce qui est enten¬ du par « approche ». En d’autres termes, ce qui est qualifié d’« ap¬ proche » est-il constitutif d’une stratégie à part entière, est-ce un simple volet d’une stratégie et, dans ce cas, comment s’articule-t-elle avec cette stratégie, ou s’agit-il, en réalité, d’une autre dimension ? Cette question ne fait pas l’objet de développements approfondis dans la littérature consacrée à l’approche globale. Pourtant, elle est symptomatique des difficultés d’ordre conceptuel auxquelles elle se heurte. En effet, il est difficile de lui trouver une place dans l’édifice doctrinal de la stratégie. Ainsi, par exemple, dans le traité fonda¬ mental du professeur Coutau-Bégarie consacré à la stratégie1, si la 1. Hervé COUTAU-BéGARIE, Traité de stratégie, Economica, Paris, 3e édition, 2002.

333

La Guerre par ceux qui la font

globalisation est prise en compte en tant que nouvelle dimension de la stratégie, elle se réfère à la notion de grande stratégie, de stratégie totale ou intégrale, qui renvoient toutefois à une conception encore bien plus large et trouvent plutôt leur application dans le contexte d’un conflit majeur. En France, l’examen des differents documents normatifs ne permet pas de lever cette ambiguïté. En effet, s’il est bien question d’une « stratégie » dans la « Stratégie interministérielle pour la gestion civilo-militaire des crises extérieures2 » définie par le ministère des Affaires étrangères, l’approche globale est évoquée dans la partie consacrée aux moyens de la stratégie dans le Livre blanc1 ce qui, implicitement, ne lui reconnaît pas le statut de straté¬ gie à part entière. Du côté militaire, le document de doctrine consa¬ cré à l’approche globale4 ne répertorie celle-ci ni dans la stratégie, ni dans les concepts ou les doctrines mais dans les « réflexions doctri¬ nales et concepts exploratoires ». Cette déclinaison à tous les étages montre bien qu’il est malaisé de situer l’approche globale dans la hiérarchie des concepts de la stratégie et, par conséquent, de cerner exactement l’intention et surtout le niveau d’ambition recherché. Le qualificatif « globale » ne fait d’ailleurs qu’ajouter à la confusion et, au fond, renvoie surtout à l’idée de la complexité et au besoin de traitement holistique des crises ce qui laisse donc une forte latitude d’interprétation. Or, à moins d’une vision claire, ce concept ne peut connaître d’évolution significative ni dans sa mise en œuvre, ni, par conséquent, dans son appropriation par les différents acteurs. Un reflet de la stratégie de la politique extérieure et de défense mais aussi des rapportspolitico-militaires

L’approche globale pose, par lation

entre

l’action militaire

la question de l’articu¬ non-militaire. En réalité, plus

essence,

et

2. Stratégie interministérielle pour la gestion civilo-militaire des crises extérieures, n° 692/MAEE/SG du 23 octobre 2009. 3. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, chapitre 7, pp 88-100. 4. Approche globale (AG) dans la gestion des crises extérieures (contribution

militaire), Réflexion doctrinale interarmées (RDI-2011/001), Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE).

334

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

largement, elle pourrait même être considérée comme un reflet de la politique extérieure et de défense d’un Etat ou d’une organisa¬ tion internationale. En effet, s’il n’existe pas de modèle occidental de stratégie de résolution de crises extérieures qui rende étanche l’action militaire et non-militaire, le degré d’osmose et de synergie varie très sensiblement selon la conception qu’en ont les États et organisations en matière de politique étrangère et de sécurité mais aussi des rapports politico-militaires en leur sein. De ce point de vue, le degré de mise en œuvre de l’approche comme un indicateur pertinent du curseur placé par un État ou une organisation entre les hard, sofi ou smart power. L’approche globale semble s’épanouir davantage dans les États ou organisations dont la résolution de crises extérieures repose plu¬ tôt sur une stratégie de sofi (Allemagne, UE) ou de smart power (Royaume-Uni, États-Unis) que dans ceux qui restent dans un cadre de hard power classique, même si celui-ci comprend aujourd’hui presque invariablement des dimensions non-militaires, outre celle du pouvoir diplomatique.

globale apparaît

En France, cette approche globale ne trouve pas nécessairement

politique naturel lui permettant de s’enraciner et de effet, même si notre tradition politique a évolué de En prospérer. façon assez significative vers une approche plus globale, en particu¬ lier depuis les crises des Balkans, la résolution de crises extérieures privilégie encore souvent l’action diplomatico-militaire classique, donc relevant plutôt du hardpower, du moins si on effectue la com¬ paraison avec nos alliés. Une des raisons pourrait en être que la na¬ ture des crises auxquelles la France a eu à faire face jusqu’à présent n’a pas nécessité une évolution conceptuelle significative. On peut imaginer qu’une crise de plus grande ampleur et complexité aurait peut-être conduit à des évolutions de stratégie qui auraient pu se traduire par une affirmation plus nette d’un smart power à la fran¬ çaise. Par ailleurs, l’enjeu politique des crises extérieures que nous rencontrons depuis une vingtaine d’années n’est pas du même pied que ceux des crises menaçant la sécurité intérieure, pour lesquelles la coordination interministérielle semble avoir atteint un stade de maturité plus avancé. un terreau

335

La Guerre par ceux qui la font

Les crises actuelles, en raison de leur nature complexe, conduisent donc logiquement à s’interroger sur la pertinence de certains aspects de notre stratégie de résolution des conflits et, par conséquent, sur la nécessité de les inscrire dans une approche plus globale. Toutefois, compte tenu de ce moindre enjeu stratégique mais sans doute aussi d’une vision structurellement court-termiste liée à la nature de la responsabilité politique, une évolution majeure de notre stratégie de gestion des crises extérieures ne semble pas avoir rencontré une volonté et une ambition fortes. Il s’agit là d’un déficit crucial si l’approche globale doit évoluer d’un concept à une véritable stratégie, qui impliquerait inéluctablement une transfor¬ mation assez profonde de la manière de penser et d’agir des diffé¬ rents acteurs.

Un défi lancé à la capacité de coopération La mise en œuvre de l’approche globale repose sur la capacité des institutions, notamment des différents départements ministé¬ riels, mais aussi d’autres acteurs publics, voire privés, à coordonner leurs efforts. Cette dimension est identifiée comme une des problé¬ matiques constantes de l’approche globale qu’il s’agisse des Etats ou des organisations internationales.

Nombre d’études de sociologie des organisations

ont

démon¬

tré les difficultés rencontrées par les administrations à évoluer d’un mode de coopération hiérarchique à un fonctionnement en réseau. Il va de soi que ces difficultés varient en fonction de l’organisa¬ tion administrative retenue mais elles existent aussi dans les États

anglo-saxons pourtant réputés pour leur pragmatisme managérial. S’ajoutent à cet obstacle d’ordre organisationnel les incontour¬ nables paramètres du comportement humain tels que les rivalités, les luttes de pouvoir et d’influence, la méfiance, pour n’en citer que quelques exemples emblématiques. L’approche globale ne saurait échapper à cette difficulté. Au contraire, comme elle implique des fonctions régaliennes et l’action des plus hautes autorités de l’État ou de l’organisation internationale, ce frein organisationnel y at¬ teint son paroxysme et constitue un handicap constant, aussi bien 336

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

chez nos principaux alliés qu’au sein des organisations internatio¬ nales. Le cas français ne déroge pas à ce constat. En effet, si les ins¬ titutions de la Ve République permettent effectivement sa mise en œuvre, elles ne la facilitent pas nécessairement, d’autant moins que la coopération interministérielle n’est pas inscrite dans les gènes de nos administrations. Par ailleurs, si les enjeux de l’approche globale peuvent être assez aisément identifiés par les ministères qui traitent au quotidien de la gestion des crises extérieures, ministères des Af¬ faires étrangères et de la Défense, cette appréhension est sans aucun doute plus difficile pour les autres acteurs qui ne trouvent dans cette approche que très peu d’intérêt direct et donc de motivation suffisante pour investir des ressources de plus en plus contraintes. La relativement faible impulsion politique précitée ne constitue pas non plus un puissant élément de motivation. Il y a toutefois, dans le cas français, une difficulté spécifique et centrale, au plan institutionnel, qui relève du fait que le processus décisionnel en matière de gestion de crise extérieure ne rentre pas dans le droit commun de la coordination interministérielle. En ef¬ fet, notre régime politique présidentiel et, par voie de conséquence, l’articulation de nos institutions, présentent une originalité organi¬ sationnelle en matière de résolution de crises extérieures, en raison de la prééminence du Président de la République et, de son corol¬ laire, le rôle de facto relativement effacé du Premier ministre, qui s’accompagne du lien singulier car direct que le chef de l’État entre¬ tient avec le chef d’état-major des armées (CEMA). Concrètement, la gestion d’une crise extérieure majeure dans ses phases initiales, en particulier lorsqu’elle implique une action militaire, ne fait l’objet que d’une concertation minimale avec les autres acteurs, à l’excep¬ tion du ministère des Affaires étrangères et du conseiller diploma¬ tique du président de la République, même si elle fait l’objet d’un partage avec les autres ministères concernés au sein des conseils de défense restreints. Le Secrétariat général de la Défense et de la sécu¬ rité nationale (SGDSN) assure ainsi le secrétariat de ces conseils, notamment pour leur organisation et pour garantir la traçabilité des décisions prises, mais ne joue pas de rôle opérationnel dans la gestion effective des crises. Il résulte de cette organisation que la 337

La Guerre par ceux qui la font

présidence de la République occupe une place prépondérante dans le processus décisionnel, en tout cas lors de la gestion initiale des crises. C’est sans aucun doute ce qui explique sa réactivité excep¬ tionnelle, unanimement reconnue par nos alliés. En revanche, cette prééminence semble moins marquée dans la conduite et la sortie de crise pour lesquelles le processus décisionnel est moins systéma¬ tique. Comme le font remarquer certains observateurs5, ce schéma ne connaît finalement une inflexion éventuelle et donc un retour à la coordination gouvernementale de droit commun que dans le cas d’une cohabitation, lorsque le Premier ministre cherche à investir ce champ qui ne lui est pas naturel comme cela fut notamment le cas dans le cadre des crises dans les Balkans. Le processus de coordination interministérielle actuel ne peut donc pas être considéré comme favorisant la mise en œuvre d’une approche globale, même si il est indéniable que la France s’est saisie activement de la question. Les conclusions du rapport du député Robert Gaïa6 puis du rapport du préfet Jean Dussourd7 ou encore plus récemment les réflexions des députés Guy Chambefort et Phi¬ lippe Folliot8 et sans doute également les ambitions affichées dans le Livre blanc de 2008 ont conduit à la formalisation d’une stra¬ tégie interministérielle de gestion civilo-militaire des crises exté¬ rieures. Elle s’est traduite par quelques mesures concrètes, de nature tant permanente que circonstancielle9. Si la « mise en réseau » des 5. Niagalé BAGAYOKO-PENONE, Christophe CAZELLES, « Vers une gestion inter¬ ministérielle des sorties de conflits? », La Documentation française, Horizons stratégiques, 2007/3 (n° 5). 6. Robert GAïA, Rapport d’information n° 3167 de M. Robert Gaïa pour la commission de la défense nationale et des forces armées sur l’action civile des armées sur les théâtres extérieurs (action civilo-militaire), déposé le 20 juin 2001. 7. Jean DUSSOURD, « Améliorer la gestion civilo-militaire des crises extérieures - Mettre en œuvre la stratégie interministérielle », rapport du préfet remis le 9 octobre 2009. 8. Guy CHAMBEFORT, Philippe FOLLIOT, Rapport d’information n° 3661 pour la commission de la défense nationale et des forces armées sur les actions civilomilitaires, déposé le 12 juillet 2001. 9. On peut ainsi citer des évolutions d’organisation significatives, notamment par la mise sur pied des structures de gestion de crise dont la plus emblématique 338

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

départements ministériels qu’appelait expressément de ses vœux le Livre blanc de 2008 n'a pas atteint son optimum, il est indéniable que des synergies permanentes ou de circonstance se sont déve¬ loppées, surtout entre les acteurs « historiques » de la gestion de crise que sont les ministères des Affaires étrangères et de la Défense. Par ailleurs, une coopération interministérielle conjoncturelle a été conduite à un niveau avancé à plusieurs reprises, en particulier par la mise sur pied à l’initiative du Premier ministre d’une Mission interministérielle pour l’Europe du Sud-Est (MIESE) créée au sein du Secrétariat général pour la défense nationale (SGDN) avec un objectif de coordination des actions de reconstruction pour le Ko¬ sovo et de représentation de la France dans différentes institutions multilatérales. Il ressort des réflexions conduites dans le cadre de rapports parlementaires ou par d’autres observateurs que ce mode d’organisation fondée sur une cellule de coordination et un comité de pilotage semble avoir convaincu, du moins les acteurs extérieurs à l’administration. Plus récemment, le cadre de la crise afghane a également donné lieu à la création d’une cellule adhoc pour coor¬ donner les actions menées en Afghanistan et au Pakistan, d’où la dénomination de cellule « AFPAK », située au ministère des Af¬ faires étrangères, sous la direction de M. Pierre Lellouche puis de M. Thierry Mariani. Cette structure, bénéficiant d’un pilotage po¬ litique, a également donné satisfaction selon certains observateurs, notamment en matière de retombées économiques, et ce malgré quelques nuances10. Comme l’a rappelé récemment le rapport du Sénat sur le Sahel1‘, la France pratique donc déjà l’approche globale mais elle le fait soit de façon permanente mais limitée par une coordination intermi¬ nistérielle encore très marquée par le prisme diplomatico-militaire, celle du Centre de crise, créé au sein du ministère des Affaires étrangères en 2008, une entité qui assure désormais la conduite interministérielle des crises

est

extérieures, en principe dans leurs différentes dimensions. 10. CHAMBEFORT et FOLLIOT, op. cit., p. 34, 51. 11. Groupe de travail «Sahel» sous la co-présidence de MM.

Jean-Pierre

Gérard Larcher, Sahel: pour une approche globale, Rapport d’information du Sénat, 9 mars 2010.

Chevènement

et

339

La Guerre par ceux qui la font

soit de façon élargie mais ponctuelle à travers des échanges et syner¬

gies ad hoc, en deçà des ambitions affichées dans le cadre des deux derniers Livres blancs.

Enjeu et risques de l’approche globale pour la France La plus-value d’une approche globale plus systématique doit cependant être mise en regard des risques de sa mise en œuvre et de ses enjeux. Des risques et des chausse-trappes Une analyse anglo-saxonne commencerait par évoquer les op¬ portunités avant de mentionner les éventuels risques, ce qui, pour un sujet comme celui de l’approche globale, n’est pas anecdotique car ce type d’approche rhétorique plus « positive » permet parfois

de franchir le pas plus facilement. Dans le cas français, il semble culturellement plus indiqué de commencer par les risques et donc les arguments susceptibles de plaider pour un statu quo ou, du moins, pour une évolution très conservatrice dans ce domaine.

L’approche globale comporte tout d’abord des risques en matière d’efficience. Les crises extérieures présentent généralement un ni¬ veau de complexité élevé, le plus souvent sous très forte contrainte temporelle. Dès lors, on peut craindre que la mise en œuvre de l’approche globale ait pour effet d’introduire une sophistication de réflexion et d’organisation difficile à manier par des acteurs sou¬ mis à une forte pression tant interne qu’externe, bien supérieure à la friction classique résultant de la courbe d’apprentissage d’une nouvelle méthode de travail. Par ailleurs, le risque de dilution des responsabilités et donc d’indécision ne doit pas être sous-évalué, ni celui d’institutionnalisation d’un nouvel échelon bureaucratique sans valeur ajoutée. Le corollaire le plus critique de ces risques est un ralentissement du processus décisionnel alors que celui-ci constitue aujourd’hui un véritable atout de notre système de ges¬ tion des crises extérieures. 340

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

L’approche globale présente aussi des risques dans le domaine de la stratégie. Elle peut conduire à une forme de frilosité à agir mili¬ tairement, en particulier rapidement, alors qu’une intervention ar¬ mée dans les prémices d’un conflit peut s’avérer indispensable pour éviter son aggravation. Mais il existe un danger sans doute plus profond car touchant au fondement du sens de la guerre et de la paix, celui de brouiller les champs respectifs de l’action militaire et non-militaire et, par conséquent, d’affecter d’une dimension guer¬ rière l’ensemble d’une crise et d’introduire une sorte d’« ubiquité » de la guerre, ce qui a des effets néfastes en matière de perception12; ceci peut aussi alors constituer un frein à la reconstruction et au

développement. Un enjeu politique

La plupart de nos principaux partenaires (États-Unis, RoyaumeUni, Allemagne, Union européenne, OTAN) continuent de se pencher activement sur la question de l’approche globale, non seu¬

lement dans les analyses des think tanks spécialisés dans les ques¬ tions de stratégie mais aussi dans des réflexions institutionnelles. Il est d’ailleurs intéressant de noter cette omniprésence alors que, comme cela a été évoqué, le concept revêt des contours et contenus divers avec des stades de conceptualisation et de mise en œuvre

hétérogènes. On peut donc s’interroger sur les raisons de cet engouement, à moins de supposer, avec un peu de cynisme, qu’il repose uni¬ quement sur l’appétence naturelle de nos organisations pour la nouveauté. Si l’approche globale est un reflet de la stratégie et de la politique extérieure et de défense, elle constitue un véritable enjeu politique. Elle traduit un changement de paradigme de la politique étrangère et, plus particulièrement, de la gestion des crises extérieures. Conscients des limites de l’emploi des leviers de 12. Voir à ce sujet, la critique de Raymond ARON de l’ubiquité de la guerre du concept de stratégie totale du général BEAUFRE dans Penser la guerre, Clausewitz, Tome II, Lâge planétaire, Gallimard, Paris, 1976, p. 259-260.

et

341

La Guerre par ceux qui la font

puissance diplomatico-militaires traditionnels dans la résolution des crises actuelles, la plupart de nos grands partenaires stratégiques tentent d’évoluer vers une forme de smart power, même si, ici aus¬

conceptuelle et de mise en œuvre reste patente. L’approche globale leur permet, en effet, d’inscrire leur stratégie générale de smart power dans un cadre conceptuel et opérationnel

si, l’hétérogénéité

de combinaison des différents leviers militaires et non-militaires. La question demeure de savoir si la France doit choisir de s’ins¬ crire dans le mouvement de ses alliés ou, à l’inverse, doit opter pour une ambition plus modeste. Le point de vue défendu ici est que le statu quo présente un risque et qu’une évolution est susceptible d’offrir des opportunités. En effet, si on reconnaît unanimement à la France sa capacité à intervenir rapidement dans une crise exté¬ rieure par des moyens militaires grâce à un processus décisionnel reconnu pour sa réactivité, cet atout présente aussi l’inconvénient de façonner notre stratégie qui demeure plutôt orientée vers le hard power. Le risque subséquent pourrait être que la France se démarque de ses alliés si ceux-ci parviennent à s’inscrire dans une approche globale véritablement mature et efficiente. De ce fait, elle pourrait se rendre plus vulnérable dans la « bataille des perceptions », car elle laisserait ses alliés bénéficier d’une image plus positive que la

publiques tant domestiques qu’étran¬ gères. Ainsi, s’il est certainement flatteur pour l’image et le statut international de la France de faire partie des États qui s’engagent sienne auprès des opinions

promptement avec des moyens militaires, ce gain de perception tend à s’estomper au fur et à mesure de l’évolution de la crise et

peut même se révéler négatif en cas de fragilisation de la légitimité ou de l’opportunité de cette intervention. Par ailleurs, au-delà de

l’enjeu politique capital que représente la dimension de la percep¬ tion, il ne faut naturellement pas oublier celui des retombées en matière d’influence diplomatique, de marchés économiques, etc., même si elles ne constituent normalement pas, en France, des ob¬ jectifs prioritaires d’une gestion de crise extérieure. Au regard de ces observations, il apparaîtrait préjudiciable de se prêter à une forme de spécialisation des rôles dans une coalition, 342

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

alliés américains, britanniques et allemands, qui aboutirait à ce que la France ne joue pas, elle aussi, un rôle majeur dans une approche globale de gestion de la crise et quelle se retrouve de ce fait peu ou prou cantonnée aux actions de hardpower.

notamment

avec nos

Un enjeu d'efficience de la gestion des crises extérieures des conflits actuels, l’action militaire est de moins en moins à même d’apporter des solutions pérennes, voire véritablement efficaces. Comme l’a notamment observé Sir Ru¬ pert Smith13, la force militaire est parfois utilisée comme moyen de résoudre des problèmes pour lesquels elle n’est pas conçue et pour lesquels elle peut se révéler inefficiente. Ainsi, par exemple, même si cette illustration est un peu simpliste, si les forces mili¬ taires peuvent réduire directement les capacités logistiques d’une organisation terroriste, une action sur ses ressources financières ou ses revenus peut permettre d’atteindre un résultat similaire de manière plus efficiente, voire plus efficace en raison de son effet dans la durée et son absence de risques de dommages collatéraux. Dans un contexte de baisse quasiment systématique des budgets de défense des États occidentaux, ce qui implique une réduction significative des capacités mobilisables, la seule dimension de l’effi¬ cacité de l’action extérieure, et tout particulièrement militaire, ne saurait constituer le seul axe d’évaluation de sa performance sans s’inscrire, dans une certaine mesure, dans le cadre d’une recherche d’efficience. Il s’agit de trouver une combinaison de moyens qui permet d’atteindre un objectif politique et, dans toute la mesure du possible, au moindre coût, ce que l’approche globale peut effec¬ tivement faciliter. En outre, par l’extension de la palette d’actions possibles quelle offre, elle peut également contribuer à entretenir une certaine imprévisibilité de notre manière de gérer une crise. Dans le

contexte

dimension de l’efficience est celle d’éviter de rendre les actions militaires et non-militaires antagonistes. Or, un manque Une

autre

13. Rupert SMITH, The Utility ofForce: The Art of War in the Modern World, London, Allen Lane, 2005.

343

La Guerre par ceux qui la font

de coordination ab initio des différents leviers de puissance peut se révéler contre-productif. Un exemple assez illustratif de ce risque est celui de l’élimination des dirigeants militaires baasistes et ses ef¬ fets sur la situation actuelle en Irak. On peut penser qu’une action concertée, dès le stade de la planification initiale, dans le cadre d’une approche globale et réfléchie dans une vision de plus long terme, aurait pu permettre d’éviter ces conséquences préjudiciables. La recommandation du maréchal Lyautey, « Au lieu de dissoudre les anciens cadres dirigeants, s’en servir, gouverner avec le mandarin et non contre le mandarin14 », nous le rappelle de manière saisissante.

L’approche globale semble donc constituer un enjeu significatif, à la fois au regard de sa portée politique et de ses conséquences en matière d’efficience. Compte tenu des difficultés quelle soulève depuis son émergence dans le paysage des concepts de stratégie, le passage de l’idée à la chose, s’il est souhaité, requiert manifestement une volonté politique forte et des mesures managériales ambitieuses. Passer d’une approche à une stratégie globale pour gérer les crises

modestement quelques pistes de réflexion, davantage dufoodfor thought que des solutions « clefs en main » qui nécessitent une analyse bien plus profonde par les acteurs eux-mêmes. Dans tous les cas, il faut, en effet, réunir une volonté d’aboutir, définir une vision stratégique partagée, s’organiser pour coopérer de manière efficiente et se donner les moyens de le faire.

L’objectif est

ici de proposer

Stimuler la volontépolitique etpréciserl'ambition

L’analyse des difficultés posées par l’approche globale est sans équivoque: il est illusoire d’espérer le moindre progrès si elle ne bénéficie pas de l’appui d’une puissante volonté politique; elle

14. Hubert LYAUTEY (Maréchal), Lettres du Tonkin 1899, Tome 1, Armand Colin, 1920.

344

et

de Madagascar (1894-

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

serait alors condamnée à se limiter à une forme de statu quo, au mieux elle se traduirait par une modeste amélioration des proces¬ sus de coopération interministérielle. Elle ne peut en aucun cas se satisfaire de la bonne volonté des acteurs. Or, ce sujet souffre au¬ jourd’hui d’un déficit de sensibilisation des principaux décideurs. Il faut donc créer les conditions pour que cette volonté émerge car elle ne viendra pas sans stimulus.

Clarifier le concept et développer son « mode d’emploi » Au regard des imprécisions et hésitations d’ordre conceptuel décrits supra, il paraît indispensable de clarifier l’ambition française en matière d’approche globale et, plus largement, d’évolution de notre stratégie vers une forme de smart power. Il s’agit de cerner les contours et contenus de l’approche globale pour qu’une vision commune lie les différents acteurs. Les différents éléments de stra¬ tégie et de doctrine existent aujourd’hui mais il faudra les rema¬ nier pour qu’ils correspondent au niveau d’ambition choisi et pour qu’une cohérence conceptuelle et sémantique soit établie. Sur ce dernier point, le choix de la terminologie n’est pas indifférent ; il pourrait être préférable de qualifier l’approche globale de « stratégie intégrale » ce qui correspondrait davantage à sa portée. En effet, cette stratégie intégrale s’inscrirait dans le cadre d’une stratégie gé¬ nérale de smart power et serait associée à une notion d’intégralité pour décrire une combinaison ab initio et continue des différents leviers de puissance, ce qui semble mieux rendre compte de l’inten¬ tion recherchée.

Il semble également préférable de ne pas limiter le champ d’application de l’approche globale aux seuls cas de crises résultant d’États faillis comme le précise le Livre blanc de 2013. Il est souhaitable que l’approche globale serve systématiquement de fondement méthodologique à la gestion des crises, indépendam¬ ment de leur type et de leur ampleur, afin d’asseoir progressive¬ ment ce concept dans les esprits et les habitudes de travail et de disposer d’un processus permanent, couvrant l’ensemble du spectre des crises, y compris les plus extrêmes. Sa mise en œuvre doit 345

La Guerre par ceux qui la font

également s’appliquer de « bout en bout » du processus de gestion d’une crise, c’est-à-dire de son anticipation à son suivi éventuel après la fin de l’intervention. À cet égard, il conviendrait d’insis¬ ter sur la prévention qui peut parfois permettre d’éviter d’investir beaucoup plus lourdement dans la gestion des crises. Même si cet aspect est constamment rappelé dans la théorie, la pratique de l’approche globale semble souvent dévier de son prin¬ cipe cardinal consistant à privilégier l’emploi simultané des leviers militaires et non-militaires à une approche plus séquentielle, ce que le maréchal Lyautey évoquait d’ailleurs déjà au sujet de l’action d’ensemble : « L’action civile et l’action militaire vont du même pas alerte et sûr. Elles ont

pour lien la simultanéité15. »

Il conviendra également de cerner la contribution militaire adap¬ tée à l’approche globale, y compris de discriminer clairement ou, du moins, de préciser le rapport entre ce concept et les actions civi¬ lo-militaires, avec une réflexion approfondie portant sur les risques déjà évoqués d’une confusion excessive entre l’action militaire et non-militaire en matière de perception. Enfin, il s’agira d’inciter ceux qui conduiront les travaux d’analyse et de planification des crises extérieures à adopter une approche plus offensive quant à l’emploi des leviers non-militaires. Ceux-ci sont, en effet, encore trop souvent considérés comme des moyens d’accompagnement de la reconstruction et du développement alors que certaines mesures ont des effets puissants : il s’agit notamment du cyber espace, par exemple à travers la surveillance mais aussi l’utilisation aux fins de contre-influence d’internet et des réseaux sociaux, les actions sur le financement de nos adversaires, etc.

15. Berthe GEORGES-GAULIS, La France au Maroc — L’œuvre du généralLyautey, Armand Colin, 1919.

346

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

Adapter leprocessus décisionnel et l’organisation Outre la question fondamentale de la volonté politique et de ses conséquences en matière d’ambition et de concept, le problème le plus complexe à résoudre est celui du processus décisionnel, du mode de coopération et du positionnement des acteurs. Dans le cas français, la question d’une évolution des organisa¬ tions et des processus se pose. Comme le rappelle le document de doctrine du ministère de la Défense relatif à l’approche globale16, il existe plusieurs degrés de coopération allant de simples échanges à une intégration. En définitive, comme le font valoir certaines ana¬

lyses17, les évolutions pour le système français pourraient s’orienter vers deux types de modèles : celui d’une « interministérialité centra¬ lisée » ou d’une « interministérialité en réseau ». Le modèle de l’interministérialité centralisée consiste à garder le fonctionnement classique des institutions actuelles en centrali¬ sant la gouvernance à l’échelon le plus pertinent, le cas échéant avec la création d’une entité de coordination permanente ou ad hoc. Les exemples américain et britannique illustrent bien ce choix institutionnel par le rôle donné à leur National Security Council (NSC). Dans cette hypothèse, la difficulté est de composer avec le particularisme du processus décisionnel français en matière de ges¬ tion de crises extérieures puisque ce domaine déroge, sur certains aspects, au droit commun. En effet, si ce rôle peut théoriquement être porté par le conseil de défense, la réalité de la pratique de cette instance et, notamment, le rapport direct qu’entretient le président de la République avec le CEMA et le CEMP incite à la circons¬ pection sur la pertinence de se contenter de cette construction. De ce point de vue, le SGDSN apparaît comme un niveau particuliè¬ rement adéquat de coordination en matière d’approche globale, à condition de veiller à ce qu’il ne se superpose pas aux organisations existantes, notamment au Centre de crise du ministère des Affaires 16. OCDE, op. rit., p. 21-22, 35-36. 17 Niagalé BAGAYOKO-PENONE, Christophe CAZELLES, op. rit., § 26.

347

La Guerre par ceux qui la font

étrangères ou au CPCO18 du ministère de la Défense ce qui se tra¬ duirait sans doute par des redondances et des blocages de la part des principaux acteurs. L’objectif est bien celui de donner au SGDSN un rôle de chef d’orchestre et de « gardien de la méthode », veillant en particulier à ce que tous les dossiers pré-décisionnels s’inscrivent systématiquement dans le cadre de l’approche globale et à ce que tous les acteurs potentiellement concernés y soient associés. L’autre voie, l’interministérialité en réseau, semble constituer objectif réalisable mais à plus long terme car elle requiert un changement de culture bien plus profond de la culture de travail de nos administrations. Elle sera sans doute favorisée par la transition générationnelle et les évolutions technologiques en matière d’outils collaboratifs (ex: espaces de partage d’information réservés, com¬ munautés virtuelles, etc.). Cette transformation de la culture de travail pourra faciliter la circulation et le partage des informations ou des analyses ainsi que permettre une subsidiarité accrue mais, in fine, elle ne dispensera pas de disposer d’un processus décisionnel un

adapté.

La performance de ces modèles repose essentiellement sur la compétence des individus et la puissance du réseau qu’ils forment. On peut noter une indéniable prise de conscience des administra¬ tions qui se traduit par des actions de mobilité interministérielle, de formation et de mise en relation des différents acteurs étatiques et non-étatiques (ex : séminaires communs, formations dispensées à l’IHEDN19, EMIA-FE20. . .) qui doivent être maintenues et, dans la mesure du possible, développées davantage dans le sens d’une mise en pratique plus régulière.

Un autre levier de performance et un moyen efficace de moti¬ ver une organisation à « jouer collectif », comme le requiert l’ap¬ proche globale, est de jouer sur des leviers de ressources financières. Aujourd’hui, malgré le vœu pieu de transversalité des politiques 18. Centre de Planification et de Conduite des Opérations. 19. Institut des hautes études de la défense nationale. 20. État-major interarmées de force et d’entraînement.

348

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

publiques en matière de financement, force est de constater que les crédits consacrés à la gestion des crises extérieures sont aujourd’hui morcelés entre les différents départements ministériels, sans aucune consolidation ni gouvernance partagées. À l’instar des pratiques de certains de nos alliés, notamment américain et britannique, il ne semblerait donc pas incongru d’envisager d’ériger la mission « Ac¬ tion extérieure de l’État », actuellement portée par le seul minis¬ tère des Affaires étrangères, en mission interministérielle et y rat¬ tacher également les surcoûts liés aux opérations extérieures21 22 ce qui contribuerait à donner une vision financière globale et, le cas échéant, de permettre une gouvernance plus partagée et efficiente. Enfin, comme en beaucoup d’autres domaines, il ne suffit pas de faire le bien ou de bien le faire, il faut aussi le faire savoir. Une stratégie de communication adaptée est indispensable pour en tirer le meilleur profit, dirigée tant vers l’opinion publique nationale et celle de nos alliés que vers la population locale pour essayer de gagner la bataille des perceptions. Un accompagnement en matière de communication est d’autant plus important en France que la mise en œuvre ambitieuse d’une approche globale pourra provo¬ quer une réaction de surprise, voire de contestation dans une opi¬ nion publique plutôt habituée à une gestion des crises extérieures très réactive, le plus souvent caractérisée par une intervention mili¬ taire.

La question de l’approche globale n’est pas un « hochet » de stratégistes. Elle présente des enjeux politiques et stratégiques considérables et requiert, dès lors, de prendre position au plus haut niveau de l’État pour concrétiser l’ambition affichée dans les deux derniers Livres blancs. Les questions et aussi un bon nombre des

pistes d’évolutions présentées dans cette analyse, sont déjà pré¬ sentes dans le conscient et le subconscient des grands acteurs qui se préoccupent des stratégies de gestion de crises. Il suffit pour s’en 21. Actuellement suivies par le biais de l’action 06 du programme 178 « Prépa¬ ration et emploi des forces ». 22. Le même raisonnement peut d’ailleurs être tenu pour les surcoûts liés aux missions intérieures des armées sur la mission interministérielle « Sécurité ».

349

La Guerre par ceux qui la font

convaincre de relire certains rapports, datant parfois de plus d’une

dizaine d’années comme le rapport Gaïa. Il n’y a pas de « remède miracle » à proposer à ce sujet et la solution n’est pas, en tout cas, à chercher seulement dans des organisations subtiles ou des proces¬ sus de coopération innovants. Pour aller plus loin, rien de décisif ne pourra se faire sans une volonté politique forte, spontanée ou suggérée, car elle seule peut conduire à la transition d’une approche globale vers une stratégie intégrale dans le cadre d’un smart power à la française, afin de tenter de mieux gagner la paix.

Bibliographie BAGAYOKO-PENONE Niagalé, CAZELLES Christophe, « Vers une ges¬ tion interministérielle des sorties de conflits? », La Documenta¬ tion française, Horizons stratégiques, 2007/3 (n° 5). DURIEUX Benoît, « Guerre, contre-insurrection et démocratie après l’Afghanistan », inJ.-V. Holeindre, G. Murat (dir.) La Démocra¬ tie et la guerre au xxf siècle. De la paix démocratique aux guerres irrégulières, Paris, Hermann, 2012.

DUSSOURD Jean, « Améliorer la gestion civilo-militaire des crises extérieures - Mettre en œuvre la stratégie interministérielle », rapport du préfet remis le 9 octobre 2009. ROUPPERT Bérangère, « Le concept européen d’approche globale à l’épreuve de la crise sahélienne », note d’analyse du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, 14 août

2014. WENDLING Cécile, « L’approche globale dans la gestion civilo-mi¬ litaire des crises, analyse critique et prospective du concept », Cahier de l’IRSEM n° 6, 2010. «

The Comprehensive Approach: thepoint of war is not just to win but to make a better peace », House of Commons Defence Committee report, 3 juillet 2013.

«

Approche globale (AG) dans la gestion des crises extérieures » (contribution militaire), Réflexion doctrinale interarmées (RDI350

La France peut-elle approcher les crises de façon globale ?

2011/001), Centre interarmées de concepts, de doctrines

et

d’expérimentations (CICDE). «

Stratégie interministérielle pour la gestion civilo-militaire des crises extérieures », n° 692/MAEE/SG du 23 octobre 2009.

351

Profils des contributeurs Entré dans la Bundeswehr en 1984, le général de brigade (al¬ lemand) Werner ALBL a exercé différentes fonctions en corps de troupe et en état-major, aussi bien en Allemagne qu’à l’étranger. Il est actuellement commandant de la Brigade franco-allemande où il a déjà occupé le poste de chef de corps du bataillon de comman¬ dement et de soutien. Au cours de sa carrière militaire, il a, entre autres, été chef de cabinet du Chef d’état-major de l’Armée de terre allemande et chef du détachement de liaison auprès de l’U.S. Army CombinedArms Center à Fort Leavenworth aux États-Unis. Il a éga¬ lement occupé la fonction de chef du bureau « Politique militaire et Opérations au Maghreb et au Moyen-Orient » au ministère fédéral de la Défense. Il a été engagé en opérations en Somalie et en Afgha¬ nistan.

Entré à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1989, breveté de l’École de guerre, le colonel Bruno BARATZ a passé la majeure partie de sa carrière au sein des forces spéciales. Il a commandé de 2010 à 2012 le 1er Régiment de parachutistes d’infanterie de marine de Bayonne avec lequel il a été engagé en Afghanistan et dans la bande sahélienne. Il a également été affecté en Guyane où

il a coordonné le volet militaire de nombreuses opérations intermi¬ nistérielles dans le cadre de la protection externe du Centre spatial guyanais, de la lutte contre l’orpaillage illégal et la pêche illicite. Entré à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1988, breveté de l’École de guerre, le colonel Jean-Christophe BéCHON a passé la majeure partie de sa carrière au sein de la Légion étrangère avec laquelle il a participé à de nombreuses opérations au Cambodge, à Sarajevo, au Kosovo, en Afghanistan et au Tchad. Il a également 353

La Guerre par ceux qui la font

de planification et de conduite des opérations de l’état-major des armées. À l’issue du commandement du 1er régi¬ ment étranger de cavalerie de 2011 à 2013, il a été membre du cabinet du chef d’état-major de l’armée de Terre. servi au

centre

Le colonel (britannique) Chris BORNEMAN a intégré en 1986 l’académie royale militaire de Sandhurst, équivalent britannique de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Il a également suivi les cours de l’École de guerre du Royaume-Uni en 1999. La majeure partie de sa carrière s’est déroulée au sein d’un régiment blindé de l’armée britannique. Il a également été affecté au commandement français des forces terrestres comme officier de liaison.

Admis à l’École de l’air en 1988, breveté de l’École de guerre en 2004, le colonel Xavier BUISSON a servi au sein de l’unité opération¬ nelle d’avions de ravitaillement en vol. Engagé dans le golfe Arabopersique, au Kosovo, au Tchad et en Afghanistan, il a commandé le Groupe de ravitaillement en vol « Bretagne » de 2007 à 2009, avant de s’occuper des études opérationnelles relatives à la 3e dimension au sein de l’État-Major des armées. Totalisant plus de 4700 heures de vol et 230 missions de guerre, il a également commandé la Base aérienne 186 de Tontouta-Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Le général de brigade Benoît DURIEUX a effectué l’essentiel de sa carrière au sein de la Légion étrangère, au sein de laquelle il a participé à plusieurs opérations en Afrique, dans les Balkans et

Afghanistan. Il a également occupé différents postes auprès du chef d’état-major des armées et du ministre de la Défense. Il dirige depuis août 2014 le Centre des Hautes études militaires qui forme les futurs hauts responsables des armées. Saint-Cyrien, diplômé de l’IEP de Paris et de l’université de Georgetown, ancien auditeur de l’IHEDN, le général Durieux est docteur en histoire; il a publié plusieurs ouvrages et articles, notamment sur la pensée du théori¬ cien militaire Carl von Clausewitz. en

Entré à l’École Navale en 1989, breveté de l’École de guerre, le capitaine de vaisseau Jacques FAYARD est sous-marinier. Il a

354

Profils des contributeurs

commandé le sous-marin nucléaire d’attaque « Casablanca » de 2007 à 2008 puis les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins «Le Triomphant» et «Le Vigilant» de 2012 à 2013, avant de rejoindre le Centre de planification et de conduite des opérations de l’état-major des armées. Il y était notamment en charge du suivi « renseignement » des opérations Serval au Mali et Sangaris en République Centrafricaine. Entré à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1988, breveté de l’École de guerre, le colonel Éric GOSSET a passé la majeure par¬ tie de sa carrière au commandement d’unités opérationnelles de la gendarmerie dédiées au rétablissement de l’ordre public, à la sécu¬ rité publique et à la police judiciaire. Il a notamment commandé la section de recherche de Paris de 2008 à 2011 et le groupement de gendarmerie départementale de Corse-du-Sud de 2011 à 2014. Entré à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1988, breveté de l’École de guerre, le colonel LANGLADE de MONTGROS a essentiel¬

lement servi au 1er Régiment de hussards parachutistes, qu’il a com¬ mandé de 2010 à 2012. Il a participé à de nombreuses opérations en Bosnie, au Rwanda, en République Centrafricaine, au Tchad et en Afghanistan. Il a également tenu des postes de conception de haut niveau au sein de l’état-major des armées et au sein du cabinet du ministre de la Défense. Entré à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1989, breveté de l’École de guerre, le colonel Alain LARDET a passé de nombreuses années au sein du 2e Régiment étranger de parachutistes. C’est avec ce régiment de Légion étrangère qu’il a été engagé à plusieurs re¬ prises en opérations en Afrique et au Kosovo. Il a en outre com¬ mandé le 3e Régiment étranger d’infanterie de 2011 à 2013 avant d’être professeur à l’École de guerre. Entré à l’École Navale en 1988, breveté de l’École de guerre, le capitaine de vaisseau Christophe LUCAS a passé une grande partie de sa carrière au sein de l’aéronautique navale. Il a successivement commandé une flottille d’avions de patrouille maritime équipée 355

La Guerre par ceux qui la font

d’Atlantique 2, la frégate Georges Leygues et la base aéronautique navale de Lann Bihoué. Il a participé aux opérations aériennes en mer Adriatique lors du conflit en ex-Yougoslavie, à la planification et à la conduite des missions opérationnelles au-dessus de l’Afgha¬ nistan menées depuis le porte-avions Charles de Gaulle et aux opérations dans l’océan Indien dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Il a également participé avec sa frégate à la lutte contre la piraterie dans l’océan Indien et à l’opération Harmattan devant les côtes libyennes. Entré à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1988, breveté de l’École de guerre allemande, le colonel Richard OHNET est un spécialiste de la maintenance aéronautique et de la relation francoallemande en matière de défense. Il a participé à plusieurs opéra¬ tions au Kosovo, au Cameroun et en République Centrafricaine. Il a commandé le 2e régiment du matériel de 2010 à 2012, avant d’occuper des postes d’état-major de haut niveau dans le domaine du maintien en condition opérationnelle.

Diplômé de l’École polytechnique (1989-1992), titulaire d’un MBA d’HEC et breveté de l’École de guerre du Corps des Marines américains, le colonel Philippe PoTTlER est un officier des unités parachutistes des Troupes de marine, avec lesquelles il a participé à de très nombreuses opérations au Gabon, au Tchad, aux Comores, au Congo-Brazzaville, en République démocratique du Congo, en Macédoine, en Côte d’ivoire et en Afghanistan. Il a commandé le 3e Régiment de Parachutistes d’infanterie de Marine et occupé de nombreuses fonctions de haut niveau au sein de l’état-major des armées.

Le général de brigade (italien) Angelo RISTUCCIA est entré à l’académie militaire de Modène en 1985; il est breveté de l’École de guerre italienne. Il a effectué l’essentiel de sa carrière opération¬ nelle dans l’artillerie, au sein du 5e Régiment équipé de lance-ro¬ quettes multiples dont il a été le chef de corps. Il a notamment été engagé en opérations au Liban au sein de la FINUL comme chef de cabinet du commandant de la mission. Il a aussi occupé les postes 356

Profils des contributeurs

de conseiller du chef d’état-major de l’armée de terre italienne en matière de cursus de carrière des officiers et de chef du bureau des ressources humaines de l’armée de terre en charge des officiers. Entré à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1988, breveté de l’École de guerre, le colonel Charles SAINT FORT ICHON est un spécialiste de la logistique. Il a commandé le 121e régiment du train de 2010 à 2012. Il a été engagé en opérations au Liban à plusieurs reprises et suivi une formation d’officier supérieur au sein de l’ar¬ mée israélienne, avant d’occuper des postes d’état-major de haut niveau dans le domaine logistique.

Entré à l’École du commissariat de l’armée de terre en 1991, breveté de l’École de guerre, le commissaire en chef de lèrc classe Rodolphe SCHEEL a passé la majeure partie de sa carrière au sein des états-majors centraux où il a essentiellement occupé des postes liés au soutien financier des opérations et à la transformation des armées. Il a également été affecté au sein du commandement su¬ prême de l’Otan en Europe. Il a été engagé en opérations en exYougoslavie et au Kosovo.

357

Le Centre des hautes études militaires

Le CHEM a été créé en 1911 par le général de brigade Foch et a compté parmi ses auditeurs le général de Gaulle, le maréchal Juin et le maréchal de Lattre. Depuis 1952, date à laquelle il fut recréé en intégrant les trois armées (terre air, mer), il prépare chaque année une trentaine de colonels, capitaines de vaisseau ou équivalents aux plus hautes responsabilités dans les armées, en interarmées et en administration centrale, en France et à l’international. Issus de l’armée de terre, de l’armée de l’air, de la marine et des services, les auditeurs du CHEM sont désignés par le ministre de

la Défense, sur proposition du chef d’état-major des armées. La session compte également des officiers de la gendarmerie nationale et des auditeurs étrangers. Le CHEM dispense une formation de niveau politico-militaire stratégique dans les domaines relatifs aux opérations, à la pré¬ paration de l’avenir des armées, aux relations internationales mili¬ taires et à l’organisation des armées. Il aborde également les aspects interministériels et internationaux des questions de défense et de sécurité. Il contribue à l’enrichissement des réflexions stratégiques sur ces questions. et

À partir de conférences données par les plus hauts responsables de la défense et d’éminentes personnalités françaises ou étrangères, les auditeurs mettent ainsi en perspective les enjeux de défense et de sécurité et développent une réflexion personnelle sur ces questions.

Enfin, des missions d’étude à l’étranger permettent aux audi¬ teurs d’appréhender sur le terrain les problématiques stratégiques internationales. 359

La Guerre par ceux qui la font

Ces officiers sont également membres de droit de la session na¬

tionale « Politique de défense » de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Ils côtoient ainsi pendant une année une soixantaine d’auditeurs civils eux-mêmes destinés à occuper des responsabilités au sein de la fonction publique et du secteur privé.

360

Table des matières

Avertissement

.7

Introduction

.9 .9

QUAND LA GUERRE REJETTE SES CHAîNES Général Benoît Durieux

PREMIÈRE PARTIE: Le temps de l’incertitude L’ASYMéTRIE, GUERRE HORS LIMITES OU TERRORISME ?

.29

Général de brigade Angelo Michele Ristuccia

L’asymétrie entre guerre et terrorisme La guerre est un caméléon

Quefaire?

.31 .35 .48

LA DIALECTIQUE DES éMOTIONS ET DES REPRéSENTATIONS : LA

QUESTION DE LA SURPRISE STRATÉGIQUE

,51

ColonelJacques Langlade de Montgros La surprise: un principe de la dialectique de la guerre . . . .52 La surprise stratégique, un dueldes illusions à l’issue incertaine. .58 .66 Maîtriser la surprise SURPRISE STRATéGIQUE ET TRANSGRESSION?

.71

Colonel Alain Lardet Tout n’est pas surprise stratégique 361

.72

La Guerre par ceux qui la font

La surprise stratégique, un principe de la guerre 75 Le renouveau de la surprise stratégique dans l’après-guerrefroide.7% .82 Surprise stratégique et transgression Comment alors, parer la vraie surprise stratégique ? .85

DE CHE GUEVARA à BEN LADEN, AL-QAïDA: UNE

RÉINVENTION DU FOQUISME

89

Colonel Philippe Pottier

Révolution dans la Révolution Conséquences politiques etpolitico-militaires. Différences ou évolutions ? Leçonspour l’avenir LA « MERVEILLEUSE TRINITÉ » AUJOURD’HUI ou CLAUSEWITZ AU MALI

.90 .99

105 110

115

Général Werner Albl Les nouvelles guerres, le caméléon de Clausewitz La trinité est morte, vive la trinité! La merveilleuse trinité au Mali La pertinence de la trinité

116 120 128 135

DEUXIÈME PARTIE: Le temps de la sagesse stratégique

LE LIVRE BLANC, OU LE CHOIX IMPOSSIBLE ENTRE SéCURITé

141

ET PROSPÉRITÉ?

Colonel Christopher Borneman

Méthodologie du Livre blanc Ambitionsfrançaises

142

Tendances stratégiques Contraintes économiques Rapports entre coûts et capacités Loi deprogrammation militaire

362

145 152 155 155 158

Table des matières

LE LIVRE BLANC SUR LA DéFENSE ET LA SéCURITé NATIONALE: D’UNE TENTATIVE D’APPROCHE GLOBALE à LA PATIENCE

163

STRATÉGIQUE

Colonel Charles Saint Fort Ichon Le Livre blanc: une volonté de stratégie globale. 164 Le Livre blanc: la place importante de la stratégie militaire

générale.

167

De l’incertitude stratégique à la sagesse stratégique.

171

VERS UNE DISSUASION GLOBALE? LA DISSUASION AU DéFI

179

DU CONVENTIONNEL

ColonelÉric Gosset La dissuasion: définition, stratégie et modes d’action . . , La dissuasion conventionnelle en question . La France, vers une dissuasion globale assumée?

L’ARCTIQUE: LE NOUVEAU GRAND éCHIQUIER?

179 185 193 199

ColonelXavier Buisson Le bouleversementphysique et géopolitique de l’Arctique .. . .200 .208 La militarisation de l’Arctique

Perspectivesfrançaises

,215

STRATéGIE DES MOYENS : POUR UN RETOUR AUX GRANDS

STRATéGIQUES Capitaine de vaisseau Jacques Fayard

PRINCIPES

.221

La remise en cause du modèle occidentalde guerre de haute .222 technologie Aux fondements stratégiques de l’utilisation de la technologie .227 ,232 La technologie empêche depenser la stratégie Pour une stratégie des moyens fondée sur les grands principes de la guerre .235

363

La Guerre par ceux qui la font

TROISIÈME PARTIE: Le temps des opérations militaires globales

.247

GUERRE OUVERTE

ColonelJean-Christophe Béchon Guerre incompréhensible

.249

Slogan équivoque

.254

Guerre ouverte

.259

QUAND LES AMéRICAINS ADOPTENT LE FRENCH WAY .267

OF WARFARE

Colonel Richard Ohnet

L’émergence du concept de light footprint opérations dans lepaysagepolitico-stratégique américain Un concept transférable à la France ? Le modèlefrançais de light footprint operations Un enjeu: augmenter la robustesse du modèle La place desforces conventionnelles

.268 .279 .281

.285 .286

LA LUTTE CONTRE-INSURRECTIONNELLE EST-ELLE VOUÉE À

L’éCHEC?

.291

Colonel Bruno Baratz Sommes-nous condamnés à nepas comprendre nos nouveaux adversaires ? .292 de contre-insurrection intervention une ? 297 Quelle stratégiepour Comment adapter nos armées occidentales au défi des confrontations « asymétriques » ? , .303

Du REZZOU AU SWARMING, POUR UNE NOUVELLE JEUNE ÉCOLE. .311

Capitaine de vaisseau Christophe Lucas Le désert et la mer: des milieux aux fortes similitudes Stratégie navale, une inspiration pour les opérations

.312

en milieux désertiques

.313

364

Table des matières

Les enseignements du combat en milieu désertiquepour

les engagements navals Conclusion

.322 .328

LA FRANCE PEUT-ELLE APPROCHER LES CRISES DE FAçON

.331

GLOBALE?

Commissaire en chefde lir‘ classe Rodolphe Scheel

Les problématiques majeures poséespar l’approche globale . . .33 1 .340 Enjeu et risques de l’approche globalepour la France .. Passer d’une approche à une stratégie globalepour gérer les crises .344

Profils des contributeurs

.353

Le Centre des hautes études militaires

.359

365

Imprimé par ISI Print, en juin 2016 Dépôt légal : mars 2016

Imprimé en France

sous la direction du général

Benoît Durieux La Guerre par ceux qui la font Is sont pilotes de combat, officiers des forces spéciales ou commandants de sous-marin nucléaire. Ils sont Français, Allemand, Britannique ou Italien. Depuis vingt ans, ils ont été engagés en opérations extérieures en Afrique, en Afghanistan, dans les Balkans ou en Irak à la tête de régiments de légion étrangère, de parachutistes, d'artillerie ou de logistique; ils ont commandé les frégates les plus modernes au large de la Libye et de la Syrie ou survolé des territoires de guerre en Asie, en Afrique et en Europe à bord d'avions de guerre électronique. Durant ces opérations, ils ont connu la réalité de la guerre et constaté son évolution. Ils ont mesuré la fragilité de la paix et la montée des violences. Ils ont choisi de prendre le temps de réfléchir à leur métier, pour éclairer les évolutions toujours incertaines de la scène stratégique et analyser les défis de demain. Entre Européens, ils ont comparé leurs approches. Dans cet ouvrage, ils livrent leurs réflexions, leurs interrogations, leurs convictions. L'insistance mise sur l'asymétrie n'est-elle pas le symptôme de notre impuissance à penser le monde d'aujourd'hui ? Sommes-nous plus qu'hier menacés par la surprise stratégique? Le réchauffement climatique se traduira-t-il par la guerre en Arctique? La stratégie de Daech est-elle si nouvelle? La technologie est-elle dépassée? Les opérations militaires seront-elles toujours plus légères ? Quels sont les rapports entre les pillards du désert et les vedettes rapides des puissances émergentes? Ce sont ces questions et bien d’autres qui trouvent ici un éclairage saisissant, et les réponses qui sont proposées dessinent un monde incertain, mais sur lequel nous pourrons agir dès lors que nous ferons l'effort de le penser. AVEC LES CONTRIBUTIONS DE: WERNER ALBL BRUNO BARATZ JEAN-CHRISTOPHE BÉCHON CHRISTOPHER BORNEMAN - XAVIER BOISSON JACQUES FAYARD ÉRIC GOSSET - JACQUES LANGLADE DE MONTGROS - ALAIN LARDET CHRISTOPHE LUCAS - RICHARD OHNET - PHILIPPE POTTIER ANGELO RISTUCCIA CHARLES SAINT FORT ICHON RODOLPHE SCHEEL -

-

'82268 084051

22 €