La fabrique de l'impuissance. 9782915547634, 2915547637

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La fabrique de l'impuissance.
 9782915547634, 2915547637

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Charlotte Nordmann

LA FABRIQUE

DE L'IMPUISSANCE 2 L'École, entre domination et émancipation

Éditions Amsterdam

Collection Démocritique

Copyright © Paris 2007, Éditions Amsterdam. Tous droits réservés. Reproduction interdite. Editions Amsterdam 31 rue Paul Fort, 75014 Paris www.editionsamsterdam.fr Abonnement à la lettre d'information électronique d'Éditions Amsterdam : [email protected] Diffusion et distribution : Les Belles Lettres ISBN : 978-2-915547-63-4

« À l'écouter, d'ailleurs, on découvre que le colonisateur n'est pas tellement fâché de cette paresse, supposée ou réelle. Il en parle avec une complaisance amusée, il en plaisante, il reprend toutes les expressions habituelles et les perfectionne, il en invente d'autres. Rien ne suffit à caractériser l'extraordinaire déficience du colonisé. Il en devient lyrique. [...] En fait, il ne s'agit nullement d'une notation objective, donc différenciée, donc soumise à de probables transformations, mais d'une institution : par son accusation, le colonisateur institue le colonisé en être paresseux. Il décide que la paresse est constitutive de l'essence du colonisé. [De même,] lorsque le colonisateur affirme, dans son langage, que le colonisé est un débile, il suggère par là que cette déficience appelle la protection [...] lorsqu'il ajoute, pour ne pas verser dans la sollicitude, que le colonisé est un arriéré pervers, aux instincts mauvais [...], il légitime ainsi sa police et sa juste sévérité. »

Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Gallimard, Paris, 1985 (1957), p. 100-102.

À Cosmo, qui, le matin de ses trois ans, a annoncé à son réveil : « Je vais à l'école ! » A Oren, qui dit « partir à l'école » pour « partir en vacances ». À Émile, qui a appris à lire cette année.

Quand l'Enfant était enfant, un autre enfant l'accompagnait. Tous les deux se tenaient la main pour entrer dans l'école. Mais, à l'un, l'école disait qu'il était tout ce qu'il devait être, quand, à l'autre, elle reprochait d'être ce qu'il était. Il aurait pu mieux faire. De cet « avantage », l'un profitait parfois, tout en ne pouvant pas ne pas en remarquer l'étrangeté, l'arbitraire, l'injustice. C'est ainsi, dès le départ, que fut révélé à l'Enfant le pouvoir exorbitant des jugements scolaires, leur faculté de produire des effets bien réels. De ce fait qui crevait les yeux, personne ne parlait. Il fallait donc le faire.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction : Pour une École démocratique Préambule : Sortir du cercle, O u les points aveugles des polémiques sur l'École Introduction : L'École, fabrique de l'impuissance I. Quel type de rapport aux savoirs l'École construit-elle ? II. Augmenter les compétences, diminuer la puissance ? III. Un enjeu essentiel : la question de l'évaluation

INTRODUCTION

POUR UNE ÉCOLE DÉMOCRATIQUE

Pour prendre la mesure du défi que nous voudrions lancer ici, il faut partir d'un problème fondamental, qui ne saurait être énoncé trop clairement1. « L'École républicaine » repose depuis l'origine sur une contradiction irréductible : sa réalité, en effet, est double ; elle est à la fois un facteur de démocratisation et de hiérarchisation. Elle est cette institution particulière qui assure la légitimation de la hiérarchie sociale en la faisant apparaître comme l'expression de l'inégalité des capacités individuelles. Mais elle est aussi le lieu de la diffusion de savoirs et de compétences susceptibles de donner à chacun les moyens d'augmenter son autonomie, sa puissance d'agir et de penser. 'Une première version de ce texte a paru dans Le Monde de l'éducation, numéro spécial de l'été 2007.

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Ces deux principes contradictoires se sont vus mariés de force dans l'idéologie du travail, du mérite et de sa récompense : les hiérarchies produites par l'École seraient du moins fondées ; elles seraient la manifestation de l'ascension légitime des « meilleurs », c'est-à-dire des plus « méritants » et des plus « capables ». L'un des verrous du « débat » sur l'École est, encore aujourd'hui, la prévalence de ce que Pierre Bourdieu appelait « l'idéologie des dons », ou plutôt son retour en force. Dans ce contexte, il n'est (malheureusement) pas superflu de rappeler qu'un enfant de milieu populaire a infiniment moins de chances qu'un enfant d'une famille aisée, et surtout bien dotée en « capital culturel », de « réussir » à l'École. Curieuse répartition des dons que celle qui suit strictement la hiérarchie sociale. A moins qu'il ne faille supposer que les pauvres soient naturellement paresseux ? Ou négligés par leurs parents, abandonnés à eux-mêmes ? C'est à ce type d'« explication » culpabilisatrice qu'on en arrive à force de nier toute causalité socio-économique. Mais quand la part d'enfants issus de milieux populaires ayant accédé aux « grandes écoles », déjà négligeable dans les années 1960, s'avère avoir encore diminué, quand s'est installé depuis plusieurs décennies maintenant un chômage de masse, quand la précarité du travail devient structurelle, comment la célébration du travail et du mérite pourrait-elle avoir la moindre efficacité ? N'y a-t-il pas un autre sens, d'autres finalités pour l'École ? Pourtant, c'est au moment même où ces discours se révèlent n'avoir aucune prise sur la réalité qu'ils sont le plus insolemment bruyants. Il faut « restaurer l'autorité », « le respect pour le maître », la « valeur-travail », nous dit-on. Nous en serions là où nous en sommes parce que tout cela se serait perdu, aurait été dévalué,

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foulé aux pieds par des inconscients. Voilà Mai 1968 peint sous les traits du fossoyeur d'une École qui aurait été, elle, vraiment démocratique, au seul bon sens du terme, puisque par ses exigences égales envers tous, elle aurait donné aux enfants du peuple (du moins aux plus « méritants » d'entre eux) les moyens de rejoindre l'« élite ». C'est aussi Bourdieu, bien sûr, que l'on accuse d'avoir mis à bas la clef de voûte de « notre démocratie », en dénonçant la partialité de ses principes de sélection. « L'Ecole de la République » n'assure « plus » sa fonction d'« ascenseur social » parce qu'elle a renoncé à défendre ses principes fondamentaux : le travail, l'effort, le mérite, mais encore et surtout le Respect. Trêve de faux-fuyants : il faut désormais proclamer que chacun est responsable de son destin et que la sociologie n'a été créée que pour fournir des excuses aux misérables ! Peut-on imaginer discours plus vain ? Mais ce sont là des discours mélancoliques, voire désespérés, qui anticipent leur propre impuissance, déplorent déjà l'échec annoncé de cette croisade à contrecourant d'une époque dont le procès a déjà été instruit, d'une époque qu'Us jugent indigne, où le mot de démocratie serait devenu l'étendard de'la vulgarité et de la médiocrité... Peut-on imaginer discours plus honteux, puisqu'il culpabilise ceux qui n'ont pas l'heur de « se lever tôt » en les accusant d'être responsables de ce qu'ils subissent ? Et puis d'ailleurs, pourquoi faudrait-il se lever tôt, et travailler ? Qu'il puisse être nécessaire de travailler ne fait pas de tout travail un bien. Ce que refoule la notion de « valeur travail », c'est précisément que, si nombre de travaux sont producteurs de « valeur » marchande, tous n'ont pas, loin de là, de valeur en eux-mêmes. Quel travail vaut d'être accompli ? Et dans quelles conditions ? De quelles souffrances, psychiques et physiques, est-il légitime de le payer ? Ce sont précisément ces questions qui sont interdites par le retour en force de ces discours anachroniques.

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Il s'agirait, à les en croire, de faire le deuil d'une certaine espérance démocratique et de s'attacher plutôt à garantir les conditions de la promotion sociale de quelques individus. S'appliquer à en sauver quelques-uns, tout en méprisant globalement ceux que leur origine sociale voue aux « filières techniques ». Ou plutôt non, pas les mépriser, mais prendre la juste mesure de leurs capacités, et les affecter à la place qui leur convient. Il s'agirait donc d'apprendre à reconnaître l'ordre social que nous connaissons, ses principes et ses fins, comme les seuls possibles : d'abord, s'y soumettre soi-même, puis le défendre et le faire respecter. Les présupposés politiques des discours qui définissent aujourd'hui les termes du « débat sur l'Ecole », parce qu'ils ignorent l'ambiguïté de l'institution scolaire, nous enferment dans un véritable cercle. Pour les uns comme pour les autres, ne fait fondamentalement pas problème la distribution hiérarchique des places et des fonctions, qui confère à certains le droit exclusifde gérer les affaires publiques. Or c'est précisément en tant que l'Ecole contribue de façon déterminante à cette hiérarchisation que l'on peut mettre en doute son rôle émancipateur. Dès lors, et pour sortir de ce cercle, il apparaît nécessaire de changer de terrain. L'un des points aveugles de ces discours est la question des effets produits par l'Ecole. Pour une institution qui devrait avoir pour objectifde permettre à chacun de développer un rapport autonome au travail intellectuel, l'Ecole produit au contraire beaucoup d'impuissance. Il y a là un enjeu essentiel, si l'on entend que l'Ecole soit, aussi, facteur de démocratisation. Sans même parler de « l'échec scolaire », pourquoi, au terme d'une scolarité « normale », la plupart des élèves éprouvent-ils des difficultés presque insurmontables à parler en public et parviennent-ils à peine à construire un discours clair, argumenté et développé, notamment à l'écrit ? La paralysie induite par l'École n'est pas le seul fait des « mauvais élèves » ; elle est la règle, pas l'exception.

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Un mot condense le problème des effets du système scolaire tel qu'il existe actuellement : celui d'impuissance. Impuissance des élèves, dépossédés de tout rapport autonome aux savoirs et à la pratique de l'écriture ou de la parole. Impuissance des professeurs, constamment renvoyés à ce constat et dépossédés des moyens de faire que la machine fonctionne autrement, ravalant sans cesse un sentiment persistant d'absurdité. Impuissance des parents, qui souvent attendent beaucoup de l'Ecole sans bien comprendre pourquoi elle est largement incapable de remplir ses promesses. A chacun, le fonctionnement de l'École inculque que « les choses sont ainsi et pas autrement », qu'il faut bien en passer par là (« Passe ton bac d'abord ! »), qu'il faut bien suivre ce chemin que, par principe, on n'est pas autorisé à frayer soi-même. On nous parle de « démocratie à l'École », mais quel contrôle les élèves ont-ils sur la définition de leur cursus, sur son organisation ? Si la condition d'une politique démocratique est que s'impose l'idée qu'un autre monde est possible, alors un des verrous à faire sauter sera celui de l'École : une autre École est-elle vraiment possible ? La contradiction qui structure l'École est en passe de s'aggraver aujourd'hui, avec des mesures qui, de la suppression de la carte scolaire à la dévaluation des enseignements induite par l'imposition de la « bivalence », tendent à accuser la hiérarchie qui existe déjà entre les établissements scolaires et à rejeter à l'Université l'accès aux savoirs et la maîtrise des compétences nécessaires à une activité intellectuelle autonome. Espérons que cette situation intenable pour tous ceux qui attendent encore quelque chose de l'École suscitera le désir de se donner les moyens d'en sortir. Mais pour qu'une autre Ecole soit possible, ou pour que l'Ecole puisse fonctionner autrement, ilfaut sans doute aussi cesser de considérer qu'il s'agit là d'un problème purement « pédagogique ». Ce que produit l'École ne dépend pas simplement des « méthodes » qu'elle met en

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œuvre ou des « valeurs » qu'elle défend. La « syllabique », la « globale » n'ont pas tout le pouvoir qu'on leur prête : de produire des dyslexiques, des esprits rigoureux et analytiques, des esprits libres ou asservis... A l'inverse, il ne s'agit pas non plus simplement, ilfaut y insister, d'une question de « moyens », d'investissements financiers consentis à l'Ecole. Pour commencer, plus que de « méthode », terme qui suggère que l'esprit instruit et compétent doit guider l'esprit incertain et faible de celui qui ne sait pas encore, ilfaudrait sans doute parler d'« agencements », de situations à la fois matérielles et humaines qui produisent de la puissance en l'exigeant de chacun, qui permettent que le moteur de l'activité ne soit plus exclusivement le narcissisme ou l'angoisse de l'élève, ou encore son désir de « faire plaisir » au maître. Mais surtout, il est urgent de repolitiser la question — et non dans les seuls termes, infiniment réducteurs, de la résistance à la « marchandisation de l'Ecole », aussi réelle que soit cette menace. Ce qui exige de ne pas refouler la contradiction inhérente à la logique de l'Ecole, afin de s'interroger sur les moyens de majorer la fonction émancipatrice de l'École au détriment de sa fonction de hiérarchisation et de normalisation. Ce qui exige aussi de s'interroger sur les enjeux politiques de la maîtrise de la lecture et de l'écriture, du rapport à la parole et du rapport aux savoirs. Comment faire que ces pratiques encouragent l'autonomie, non seulement individuelle, mais aussi collective ? Comment faire pour que la reconnaissance de la valeur des savoirs transmis ne se mue pas en respect de principe de la compétence des « instruits », des « experts » ? On a voulu démocratiser l'enseignement, le mettre à la portée des « nouveaux publics » en « simplifiant » le contenu des programmes, en le réduisant à ses éléments premiers. Mais ce louable souci a vidé de leur sens les savoirs enseignés, en évacuant

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systématiquement leur dimension problématique, en rendant invisible le fait qu'ils sont construits historiquement, et qu'ils sont animés par des polémiques qui en révèlent les enjeux politiques. Par ailleurs, quand prendra-t-on enfin acte du fait que les modes d'évaluation scolaires ne sont peut-être pas les plus efficaces, si du moins ils ont pour but de guider la progression des élèves et d'y contribuer ? La notation est plus propre à exprimer une hiérarchie que l'acquisition progressive de compétences ou de savoirs. Là où il faudrait faire sentir qu'on ne pense jamais seul, elle crée une situation où l'intelligence des autres est vécue comme une menace. Il s'agit donc d'interroger notre propre rapport à l'écriture, à la parole, à la connaissance, et de chercher à développer chez nous aussi l'autonomie. Non plus cultiver la déférence envers ceux qui sont censés détenir le savoir, mais revendiquer pour chacun le droit de s'approprier ce savoir, qui doit apparaître pour ce qu'il est : construit, en construction, polémique, vivant enfin. L'émancipation politique est, indissociablement, émancipation intellectuelle : il s'agit de sortir du cercle de l'infantilisation et de s'autoriser à penser et à désirer d'autres possibles. Dans une situation indéniablement précaire, porteuse du pire, il est urgent de sortir de l'angoisse qui nous paralyse, qui nous empêche de voir que l'effort pour maintenir le statu quo est le plus sûr chemin vers la ruine de ce que nous voulons défendre, qui nous fait renoncer à toute visée réellement désirable, à toute perspective véritablement démocratique. Il est tout sauf naïf d'affirmer qu'il faut restaurer notre confiance dans notre capacité à agir et cultiver notre désir d'une démocratie réelle.

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PRÉAMBULE SORTIR DU CERCLE, OU LES POINTS AVEUGLES DES POLÉMIQUES SUR L'ÉCOLE

À trop prêter l'oreille aux discours des protagonistes de la perpétuelle polémique sur l'Ecole, on s'expose à ressentir une sensation d'enfermement, pour ne pas dire d'étouffement. Joue sans doute ici le fait que l'on voit revenir infiniment - depuis une vingtaine d'années au moins - les mêmes arguments et que sont constamment entretenues les mêmes confusions, qui interdisent de poser clairement les termes du problème. On tourne en rond, vraiment, et les seules variations tiennent à l'évolution des rapports de force entre les uns et les autres. Plus profondément, si le débat semble clos, c'est parce qu'il a un point aveugle : pour la plupart, ces discours ne s'interrogent pas sur l'ambiguïté des principes constitutifs de l'Ecole. Ils omettent de considérer qu'elle a pour fin à la fois de

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diffuser des savoirs et de contrôler leur diffusion, de définir ce qui est diffusé et à qui ça l'est, de sorte qu'au moment même où l'Ecole s'efforce de développer de nouvelles capacités, elle vise à maîtriser l'usage qui en sera fait. Or, cette ambiguïté de l'École est précisément ce qui permet de poser clairement le problème de sa capacité à jouer un rôle émancipateur, puisqu'elle montre que l'Ecole est indissociablement facteur de soumission à l'ordre social et potentiellement émancipatrice. C'est ce qui rend absolument nécessaire une critique vigoureuse de l'institution et de nombre de ses principes fondateurs. À l'inverse, les participants du « débat sur l'École » communient dans une volonté de défendre l'Ecole, que l'on entende par là dénoncer ses dévoiements, ses errements loin de ses principes fondateurs, ou la faire évoluer pour la rendre capable de remplir au mieux « sa » mission, envisagée comme univoque. Seuls semblent s'autoriser à parler « ceux qui aiment l'École ». Cette ambiguïté proprement aveuglante de l'École, qui n'est si bien cachée que parce qu'elle « crève les yeux », ils ne l'analysent pas, ni, a fortiori, ne l'affrontent, car elle ne leur pose pas problème. Pour comprendre pourquoi, il faut porter au jour les présupposés politiques de ces discours. A travers des positions sur l'École, ce qu'elle est, ce qu'elle doit être, s'expriment des vues sur ce que doit être la société - d'où la passion qui les caractérise. Or, dès lors que l'on s'attache à dégager le soubassement de ces positions, on découvre que les plus vives oppositions recouvrent un consensus plus fondamental : le principal souci des uns et des autres semble être de garantir le maintien de l'ordre. S'ils divergent quant aux moyens à employer pour y parvenir, leur visée n'est pas essentiellement différente.

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I. LÉGITIMER L'ORDRE SOCIAL

La position aujourd'hui dominante est celle des « républicains ». On dénonce les « réformes » du système scolaire, inspirées notamment par les « pédagogues », et qui auraient conduit l'École à renier ses principes fondateurs : le respect de l'autorité du maître, la valorisation du travail et du mérite, l'imposition de véritables exigences, impliquant une sélection rigoureuse. Concrètement, on affirme qu'il faut revenir aux méthodes traditionnelles d'apprentissage de l'écriture et, autant que possible, aux programmes d'enseignement en usage « auparavant », avant la série de réformes des années 1980-1990. On préconise surtout leretourà une « sélection » bien plus stricte : il faudrait rétablir les classes de niveau1 (on oublie opportunément qu'elles sont restées la règle), l'orientation à lafinde la 5e, rompre avec le « collège unique », instaurer des examens de passage pour l'entrée au collège et au lycée, ainsi que des « classes spécialisées », pour ceux qui ne parviendraient pas à s'adapter au cursus scolaire « normal ». En un mot, il faudrait que l'Ecoleredeviennece qu'elle était au temps de sa splendeur, avant que celle-ci n'ait été ternie par les expérimentations hasardeuses de ceux qu'on désigne du nom apparemment insultant de « pédagogues ». L'inégalité constitutive de « l'École de Jules Ferry » est entièrement refoulée, quand elle n'est pas considérée comme légitime. On oublie notamment que l'École de la Troisième République était scindée en deux filières séparées, aux fins bien distinctes : tandis que l'enseignement secondaire avait pour fonction de sélectionner et de former les « élites », l'enseignement primaire était destiné à assurer la formation nécessaire à la vie professionnelle des enfants issus des classes populaires. 1 C'est-à-dire le fait de composer les classes d'élèves de niveaux aussi « homogènes » que possible.

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Qu'importe aussi que les travaux de Pierre Bourdieu et JeanClaude Passeron aient montré que les jugements scolaires favorisent systématiquement ceux qui sont pourvus d'un capital culturel hérité de leur milieu familial, on affirme haut et fort que l'ordre social sera juste s'il est fondé sur l'évaluation (scolaire) du « mérite » de chacun2. L'inégalité de l'ordre social ne serait alors que le reflet de l'inégale distribution des capacités, et de la vertu3. La mythification de l'École « d'avant », qui était profondément inégalitaire, tant par ses structures que par son mode d'enseignement4, montre bien qu'il ne s'agit pas d'assurer à tous l'accès aux savoirs et aux compétences dispensés par l'École, mais bien plutôt de restaurer le prestige perdu de l'institution scolaire, entamé par les critiques dont elle a fait l'objet dans les années 1960-1970. Ainsi l'École pourra-t-elle remplir au mieux son rôle de légitimation de l'ordre social, ainsi pourra-t-elle peut-être assurer, mieux encore qu'aujourd'hui, la naturalisation de la hiérarchie sociale. L'injustice de l'ordre social est refoulée au profit de l'idéal d'un ordre où la position de chacun serait déterminée par sa « valeur ». La dénonciation du règne supposé de l'« égalitarisme », l'inquiétude quant à la mise en question de l'autorité du maître et de la supériorité de sa parole sur celle des élèves, expriment la volonté de faire valoir la nécessité d'un ordre hiérarchique. Chaque individu 2

Ainsi, Marc Le Bris, instituteur, auteur de Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter ! (Stock, Paris, 2004), peut-il affirmer qu'il faut « revenir à une sélection qui par essence, donne sa chance à tous », in Le Figaro, 17 février 2007. 3

Le « mérite » étant supposé être le « fruit d'un effort pour s'élever et de la mise en valeur des capacités de chaque individu ». Voir l'ouvrage de Fanny Capel, professeur de lettres et membre du collectif « Sauver les lettres », Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'École ?, Ramsay, Paris, 2002, p. 229. 4

Puisque l'absence de prise en considération de l'inégale distance aux normes scolaires des individus selon leur origine sociale a pour conséquence de privilégier ceux pour qui elles sont les plus « naturelles ».

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est enjoint à « faire effort » pour s'élever aussi haut qu'il le pourra, et le seul enjeu « politique » est de garantir que cet effort soit rétribué avec justice. C'est ce qui éclaire l'usage particulier fait, dans ces discours, du mot de « démocratie ». Tantôt on nous dit que la démocratie n'a pas sa place à l'Ecole, car la hiérarchie existant entre le maître et l'élève est fondée sur le savoir supérieur du maître, et est par conséquent absolument légitime, de sorte que l'« égalitarisme » serait le mal dont souffrirait l'École. Tantôt on soutient au contraire que le principe de la sélection est « démocratique »5. Il s'agit en fait d'imposer une définition de la démocratie contre une autre, ou plutôt de substituer à l'idéal démocratique celui d'un « ordre juste », hiérarchique certes, mais fondé sur la prise en compte d'inégalités réelles, incontestables. La dénonciation de l'égalitarisme traduit une véritable « haine de la démocratie », de ce régime qui affirme « l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui », pour reprendre les termes de Jacques Rancière. Se fait jour ici « la haine de l'égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu'elle est bien l'élite qualifiée pour diriger l'aveugle troupeau6 ». Tout le discours de Jean-Claude Milner, pour prendre l'exemple d'un auteur qui a eu une influence majeure sur la façon dont est envisagé « le problème de l'École », depuis le milieu des années 1980 jusqu'à aujourd'hui, consiste à défendre la nécessité et la légitimité de la hiérarchie sociale. À l'en croire, la revendication ou, pire, l'imposition, de l'égalité à l'École est « injuste et tyrannique7 ». L'ordre social, quant à lui, n'a 5

Voir par exemple l'entretien avec Alain Finkielkraut publié le 24 mai 2007 dans le Jerusalem Post. 6

Jacques Rancière, « Démocratie, république, représentation », in La Haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2006, p. 76.

7

Jean-Claude Milner, De l'École, Le Seuil, Paris, 1984, p. 135.

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rien d'injuste, puisque chacun peut y « exceller » dans son ordre, qui vaut bien les autres sans doute. En effet, « les excellences sont incommensurables les unes aux autres. Cela signifie qu'aucune ne blesse aucune autre : l'excellence dans l'ordre du savoir-penser n'offusque pas l'excellence dans l'ordre du savoir-faire ou du savoirdire. » Il serait sans doute absurde - pour ne pas dire risible - de revendiquer le droit de penser aussi bien que lui : l'excellence de son « savoir-dire », nourri à la rhétorique classique, prouve assez la supériorité de son esprit. Il poursuit ainsi, enfonçant le clou pour ceux qui n'auraient pas tout à fait saisi : « Si tel ou tel se croit offensé [...] celui-là s'est fait tort à lui-même en n'exerçant pas son droit. Car s'il l'avait exercé, il n'en ressentirait nulle offense. » Ne vous plaignez donc pas de votre sort, puisque vous en êtes seuls responsables. Ses formules font curieusement écho à d'autres, plus anciennes. En 1873, Jules Simon faisait l'éloge de l'instruction gratuite et obligatoire en ces termes : « Une fois instruits, vous dépendez de vous-mêmes. Si vous restez en bas, c'est que vous manquez de courage ou d'intelligence. C'est votre faute, la société est absoute. » Afin de dissiper tout scrupule, on s'emploiera à minorer l'injustice de l'ordre social et le poids des jugements scolaires dans la destinée sociale des individus, malgré l'évidence. Milner nous assure qu'« échouer dans l'Ecole, ce n'est rien de plus qu'une aventure de jeunesse, sinon d'enfance [pour peu, sans doute, que l'on ait été assez rapidement écarté du système]. Un souvenir plus ou moins triste. Sauf accident, il n'y a nulle raison d'en faire un drame8. » Dans un style plus prosaïque, cela donnera : « Il y a une vie sans le Bac - et, souvent, une assez belle vie9. » 8

Ibid., p. 83.

9

Jean-Paul Brighelli, « normalien et agrégé de lettres », comme il se présente (in La Fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch, Paris, 2005, p. 211).

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Enfin, pour parfaire le tout, cette légitimation de la hiérarchie se présente parfois comme une défense des opprimés10. Dès lors que la démocratie a été définie comme la possibilité donnée à tous de concourir à armes égales, et dès lors que l'on récuse les doutes qui ont été émis sur cette prétendue impartialité, le rétablissement de l'Ecole d'antan peut apparaître comme le principal objectif de tout démocrate qui se respecte. Il est frappant de voir avec quelle régularité cette entreprise de refoulement des formes actuelles de la lutte des classes s'articule avec la promotion d'un nouveau consensus autour de la nation, ou plutôt d'une idée de la nation là encore largement fantasmée. L'histoire de France se voit ainsi réduite à l'histoire de ses grands hommes et de ses grandes œuvres. Il s'agit d'abord d'imposer une vision pacifiée et « positive » de la « France », comme si la menace principale qui pesait sur la paix sociale en général, et la paix scolaire en particulier, était le déclin du « sentiment national ». Contestant la réalité ou l'importance des discriminations subies par les « enfants d'immigrés », on affirme que ce qui mine la cohésion sociale, c'est qu'on ait renoncé à leur transmettre « la fierté d'être français ». Tout le mal viendrait de ce qu'on se serait laissé prendre à une entreprise de culpabilisation « postcoloniale ». Contre le « relativisme » contemporain, qui inverserait l'ordre des valeurs en contestant la supériorité de la haute culture, mais aussi en valorisant les délinquants, il s'agirait donc d'affirmer la valeur de la culture nationale et de lui permettre de jouer à nouveau son rôle d'intégration. En postulant que les problèmes de l'Ecole sont explicables par un prétendu « problème d'intégration », on traduit un problème 10

Ainsi, la préface du livre de Jean-Paul Brighelli, La Fabrique du crétin, op. cit., une critique virulente de la « ruine organisée » de l'Ecole, se conclut sur ces mots alléchants : « La lutte des classes, vous aimez ? Vous allez être servis. », p. 16.

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social et politique en problème culturel, et on en vient à « accuser les victimes » — pour reprendre l'expression d'Edward Saïd - , plutôt que d'affronter les véritables injustices. Le principal souci manifesté ici est d'assurer le respect de l'ordre social, c'est-à-dire l'acceptation par chacun de la distribution hiérarchique des places et des fonctions. On espère y parvenir en refoulant systématiquement les torts qu'elle engendre, en faisant silence sur ce qu'a réellement été la colonisation, en minorant les discriminations subies par les populations « issues de l'immigration », ou encore en affirmant que certains sont incontestablement plus aptes à gouverner que les autres. II. L'ALTERNATIVE : ASSURER LA PAIX CIVILE ?

Le plus inquiétant n'est malheureusement pas l'existence de tels discours, ni même le fait qu'ils soient actuellement dominants. Il est bien plutôt que la réponse qui leur est faite est le plus souvent dépourvue de toute force. Ici, tout particulièrement, s'applique l'analyse selon laquelle : « le pouvoir de la droite n'est, pour une part essentielle, que la conséquence de l'impuissance de la gauche11 ». Aux « républicains » sont ainsi censés s'opposer les « pédagogues ». Mais si l'on écoute le discours du représentant le plus en vue de ce camp prétendument progressiste, Philippe Meirieu, on constate qu'il partage plus qu'on ne pourrait croire avec ses adversaires. Lui aussi conteste la pertinence des analyses sociologiques de ce qui se joue à l'École, lui aussi refoule les enjeux politiques du problème. Et, là encore, ce refoulement est un geste éminemment politique. Pour lui, bien sûr, il est impensable de revenir sur l'« ouverture » de l'École, sur la prolongation générale de la scolarisation, 11 Jérôme Vidal, La Fabrique de l'impuissance 1, Éditions Amsterdam, Paris, 2007, introduction.

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et il s'insurge donc contre les appels à restaurer une sélection plus stricte. Là, la frontière est nette. Mais s'il aime à dénoncer la violence de la hiérarchisation opérée par l'École, ses propositions concrètes sont particulièrement maigres : il propose par exemple de revaloriser les filières techniques (mais qui ne le fait pas ?), de donner aux populations « défavorisées » un plus large accès aux arts et à la culture, ou encore d'avoir une politique de la ville plus volontariste (avec des exemples parfaitement fantaisistes, qui présentent l'intérêt de n'engager à rien - comme l'idée d'installer des BEP mécanique d'automobile à Henri IV). C'est qu'il ne s'agit manifestement pas de remettre en question la hiérarchie sociale, mais seulement de la tempérer, de l'adoucir. Ainsi entend-il intégrer à l'École des conceptions pédagogiques qui avaient originellement été conçues pour remettre en question ses principes fondateurs, les transformant ainsi en simples aménagements ponctuels. Son objet n'est pas d'affronter l'injustice constitutive de l'ordre social en général et de l'École en particulier, mais de la rendre tolérable pour assurer, malgré elle, la paix civile. C'est par rapport à cette visée qu'il soutient que ses propositions sont préférables à celles de ses adversaires. À ceux qui s'insurgent contre le « laxisme » de l'École, aux pourfendeurs des « réformes des pédagogues », qui lui lancent que : « Dans les conditions actuelles, nous risquons de rater les polytechniciens ou l'Einstein du 93 ! », il rétorque ainsi qu'« il ne nous suffira pas d'avoir un Einstein ou un Proust dans le 93 pour que les autres ne fassent pas éclater une bombe à la tête de la République12 ! » On comprend dès lors l'insistance de Meirieu à faire de « l'acceptation de la loi » la visée principale de l'éducation. S'il se déclare 12 Entretien croisé avec Marc Le Bris et Philippe Meirieu, in Le Figaro, 17 février 2007.

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opposé à toute « répression », ce n'est que pour prôner l'acceptation - rationnelle et éclairée, bien sûr - de l'ordre social. Son regard se veut bienveillant, mais il s'agit, pour lui aussi, de faire rentrer dans le rang ceux qui pourraient vouloir en sortir, de ramener dans le droit chemin ceux qui « brûlent les voitures la nuit 13 », en se gardant bien de « désespérer » d'eux, mais au contraire en leur montrant, par la douceur, qu'ils se sont égarés. Le problème principal serait donc les troubles provoqués par les « jeunes » des classes populaires, particulièrement les jeunes « issus de l'immigration », et non les discriminations dont ils font l'objet. Une seule explication, purement culturelle, de la violence est mise en avant, tous les déterminants sociaux ayant été évacués : « Qu'est-ce que la violence ? Une incapacité à symboliser les pulsions destructrices que nous pouvons sublimer par le langage, la culture et l'art. » L'accord est évidemment total, sur ce point, avec les plus vigoureux des « républicains » : « Quand le langage régresse, la violence progresse14. » Les difficultés auxquelles l'École est confrontée s'expliqueraient ainsi essentiellement par une prétendue « déculturation sociale15 ». I I I . D E PART ET D'AUTRE, AFFRONTER LA BARBARIE

Il s'agirait donc de lutter contre le développement d'une forme nouvelle de « barbarie ». On constate ainsi que le jeune « barbare » hante les nuits aussi bien des pédagogues que des républicains, bien que les premiers espèrent encore pouvoir l'apprivoiser. Le terme 13 « Être à gauche, nous dit-il, c'est refuser de désespérer de quiconque », même des jeunes « délinquants » qui brûlent des voitures, in Le Nouvel Observateur, n° 2029, 25 septembre 2003. 14

Les deux citations sont extraites d'un entretien avec Philippe Meirieu et JeanPaul Brighelli, in Le Figaro Littéraire, 29 septembre 2005. 15

Le Figaro, 17 février 2007.

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revient également sous la plume de critiques virulents du libéralisme et de ses méfaits. Dès lors qu'on estime que les problèmes rencontrés par l'École viennent non pas tant de problèmes sociaux et politiques, et du rôle singulier et ambigu qui est le sien, mais de ce qu'elle n'aurait « absolument pas pris en compte le phénomène majeur de déculturation sociale », dû au fait que « la famille, le tissu social ou la religion » ne « jouent [plus] leur rôle16 », on peut en venir à déclarer qu'« une forme de barbarie est là, à nos portes ». Et à prôner sans sourire cette réponse à la menace de « guerre civile17 » qui pèserait sur « nous » : « Pour l'endiguer, renforçons les trois fondamentaux que sont la maîtrise de la langue française, l'histoire de France, enseignée chronologiquement, mais aussi l'histoire de toutes les disciplines, comme les mathématiques18. » La « maîtrise du langage » est en effet définie comme la condition d'une « relation pacifique, tolérante et maîtrisée » au monde19, pour reprendre la formule d'Alain Bentolila. Les thèses de ce linguiste chargé, en 2007, d'un rapport sur les programmes du primaire, et dont Meirieu se déclare proche20, illustrent bien jusqu'à quelles extrémités mène la mise en avant exclusive de causes culturelles : il n'hésite pas à affirmer que les enfants qui ne maîtrisent pas bien 16

Ibid.

17

Philippe Meirieu est en effet l'auteur d'un ouvrage au titre éloquent : L'École ou la guerre civile. 18

Le Figaro littéraire, 29 septembre 2005.

19

Alain Bentolila, « Les fàux-semblants du français « branché » », in Le Monde, 26 mai 1998. 20

Philippe Meirieu revendique de lui avoir inspiré ses analyses {Le Figaro Littéraire, 29 septembre 2005).

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la langue sont « moins humains que les autres21 ». À confondre systématiquement maîtrise de la langue scolairement et socialement valorisée, et maîtrise (voire usage) de la langue en général, il en arrive à dire que les jeunes de milieu populaire, et particulièrement les jeunes « immigrés de seconde (ou troisième) génération », ne parlent pas, qu'ils articulent à peine quelques borborygmes, plus proches du code animal que de la langue humaine, et propres seulement à transmettre des signes de reconnaissance ou au contraire à exprimer de l'agressivité. On comprend dès lors que la scolarisation, telle que la décrit Meirieu, apparaisse comme un processus de « civilisation », voire d'« humanisation » : elle assurerait l'accès à l'ordre symbolique, au langage et à la loi, de ceux dont la socialisation première aurait été déficiente. On voit qu'on est bien loin de la dénonciation de l'« arbitraire » des normes scolaires par Bourdieu (même si Meirieu cultive l'ambiguïté, de façon à capter autant de suffrages que possible) : l'assimilation des normes scolaires est finalement définie comme la condition de la réalisation de son humanité. Seuls sont jugés pleinement humains ceux qui se conforment à ces normes et témoignent de respect envers les valeurs de l'Ecole. S'exprime ici ce qu'il faut bien appeler un racisme social22, en même temps qu'une forme d'« ethnocentrisme culturel », pour reprendre l'expression de Bernard Lahire23. De ces jeunes, on se 21

« Le vrai chantier de l'École », in Libération, 5 octobre 1998.

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Ce mépris de classe s'exprime parfois de façon curieusement ouverte. Ainsi cette formule dénonciatrice qu'on trouve sous la plume de Philippe Nemo : « L'École nouveau genre re-transforme subrepticement les classes moyennes en prolétariat, elle défait ce qu'avait fait l'École de la République. La jeunesse française est, désormais, reprolétarisée par l'École. » (conclusion de Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry ?, Grasset, Paris, 1991). 23

Bernard Lahire s'est appliqué à étudier systématiquement l'expression de cet « ethnocentrisme culturel » dans les discours sur le « problème de l'illettrisme »

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plaît ainsi à évoquer les prénoms, évocateurs de feuilletons américains à la mode24, ou encore le vêtement, perçu comme « uniformément laid25 » ou au contraire marquant l'appartenance à des « tribus26 » bien distinctes. Sans passé, sans langage, ils ne seraient pas tout à fait humains - et toute la difficulté à laquelle l'École serait confrontée serait précisément de parvenir, envers et contre tout, à les « réhumaniser27 ». Or, ces discours rencontrent un écho important dans le corps enseignant. Cela tient pour une part à ce que, comme l'a montré Bernard Lahire à propos de la question de la « pauvreté du vocabulaire » des élèves28, les professeurs sont conduits à « constater » des phénomènes qui sont en fait produits par la situation scolaire - ce qui les entraîne à formuler des conclusions générales que seule une analyse des conditions d'observation permettrait de relativiser. Mais cela n'est pas non plus sans lien avec le fait que la distance sociale est de plus en plus grande entre professeurs et élèves : en même temps qu'accèdent massivement au secondaire des élèves qui en étaient auparavant exclus, les enseignants sont, quant à eux, issus de couches sociales plus favorisées qu'auparavant. (L'Invention de l'« illettrisme ». Rhétorique publique, La Découverte, Paris, 1999).

éthique et stigmates,

24

Par exemple Mara Goyet, dans Collèges de France, comme le relève le sociologue Stéphane Beaud dans son article « Une prof « d'en haut » dans un collège « d'en bas » », juillet 2003, en ligne sur le site « Les mots sont importants ». 25

Le mot est d'Alain Finkielkraut, au cours de l'émission « Mots croisés », diffusée le 21 mai 2007 sur France 2. 26

Philippe Meirieu, en diverses occasions, mais notamment dans l'article « Transmettre, oui... mais comment ? », en ligne sur le site de la revue Sciences Humaines.

27

Jean-Claude Michéa, in La Gazette, n° 595, 16 septembre 1999.

21

Bernard Lahire, L'Invention de l'« illettrisme », op. cit., p. 225-228, et Culture écrite et inégalités scolaires, PUL, Lyon, 1993.

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Une telle situation est propre à nourrir un sentiment d'incompréhension, d'étrangeté, qui peut aussi prendre la forme d'un mépris plus ou moins ouvert, surtout quand elle s'accompagne d'une mise en question du statut du professeur ou de la contestation de son autorité. Aux menées de ceux qui veulent « bouter les barbares » hors de l'École, selon l'expression de Meirieu, ce dernier n'a donc à opposer que l'espoir « humaniste » de les « intégrer » au corps social. Quant à contester la caractérisation de ces jeunes comme des « barbares », ou leur responsabilité dans la crise de l'École, il n'en est pas question. Il a donc beaucoup en commun avec ses adversaires, et l'alternative qu'on nous propose limite en fait singulièrement le champ des possibles. I V . LES NORMES SCOLAIRES, U N MODÈLE INDÉPASSABLE ?

En même temps que sont refoulés les enjeux politiques du problème de l'École disparaît également la question de la valeur des normes scolaires. Les uns défendent le droit à « la réussite pour tous », les autres le droit à l'« excellence », mais, de part et d'autre, il est exclu de se demander ce que l'on entend exactement par « réussite » ou par « excellence ». Il ne serait pourtant pas inutile de s'interroger sur les fondements du jugement scolaire. Mais tandis que les uns font de la norme scolaire la mesure de toute valeur, affirmant que l'École (en tout cas l'École traditionnelle, c'est-à-dire l'École encore fidèle à ses principes) forme des « esprits libres et polyvalents29 », les autres vont jusqu'à considérer l'adaptation à cette norme comme la garantie de l'accès à l'humanité. 29

Entretien avec Marc Le Bris en ligne sur le site de la Fnac.

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La question que nous voudrions poser est précisément celle-ci : l'École est-elle capable, a-t-elle même vraiment pour fin, de donner à tous les moyens de s'approprier savoirs et compétences, et d'augmenter par là leur puissance d'agir et de penser ? On peut en douter, à examiner le type de rapport au savoir et les pratiques que favorise la scolarisation. Ce n'est qu'à la condition de discerner clairement les effets ambigus de l'École que l'on pourra envisager comment elle pourrait être autre chose qu'une fabrique de l'impuissance.

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L'ÉCOLE, FABRIQUE DE L'IMPUISSANCE

INTRODUCTION

À l'École, dit-on, on apprend à lire et à écrire. Mais il faudrait préciser : on y apprend à lire et à écrire d'une certaine manière, qui n'a rien d'universel et qui exclut au contraire d'autres manières de faire. L'hypothèse que nous examinerons ici est qu'en nous permettant d'acquérir de nouvelles capacités, elle réduit en même temps notre puissance d'agir et suscite même diverses formes de paralysie. Ce sont les manifestations de cette impuissance paradoxale qu'il s'agit de cerner, ainsi que les processus qui la produisent. __ L'étude de l'histoire de la forme école est particulièrement propre à faire sentir la singularité de ce qui s'y joue. Le travail de Michel Foucault, notamment dans Surveiller et Punir, est à cet égard inestimable, bien que son objet ne soit pas directement l'École, mais plus généralement la genèse des

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principes constitutifs de la « discipline ». Décrivant le résultat visé par l'application aux corps de la discipline, il développe l'analyse suivante : La discipline majore les forces du corps (en termes économiques d'utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d'obéissance). D'un mot : elle dissocie le pouvoir du corps ; elle en fait d'une pan une « aptitude », une « capacité » qu'elle cherche à augmenter ; et elle inverse d'autre part l'énergie, la puissance qui pourrait en résulter, elle en fait un rapport de sujétion stricte. Si l'exploitation économique sépare la force et le produit du travail, disons que la coercition disciplinaire établit dans le corps le lien contraignant entre une aptitude majorée et une domination accrue1.

Les disciplines favorisent le développement en chacun de « sa » puissance, mais elles le font de telle manière que l'individu en est pour ainsi dire « dépossédé » au moment même où il l'acquiert, en ce sens qu'il ne peut pas en faire usage pour contester la domination qui le soumet. La puissance de chacun est donc à la fois augmentée par le pouvoir et canalisée, contenue dans des bornes précises. L'apprentissage à l'École est ainsi rendu indissociable de la soumission aux règles disciplinaires, de sorte qu'en même temps que l'élève développe des capacités nouvelles, il apprend à s'en servir d'une certaine façon, qui rend improbable la contestation des normes qui lui ont été inculquées. Il y a donc, de ce point de vue, une ambiguïté fondamentale de l'École, qu'il importe, puisque tous nous sommes amenés à être, d'une façon ou d'une autre, « intégrés » à cette institution, de nommer et de travailler, sous peine d'y être entièrement soumis. Il s'agit par ailleurs d'indiquer les voies qui ont pu être explorées ou qui pourraient l'être pour infléchir ce fonctionnement. Nombre 1

Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 162.

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des propositions qui seront évoquées n'ont rien de nouveau. Mais certaines ont été oubliées, ou refoulées, tandis que d'autres ne prennent sens que d'être mises en rapport les unes avec les autres. Les analyses développées ici s'appuient sur une expérience particulière, à la fois « naïve » et guidée par un dialogue avec des recherches sociologiques ou historiques, ainsi qu'avec diverses expériences pédagogiques. Les analyses de Bourdieu me semblent être un point de départ nécessaire. Cependant, lorsqu'on cherche à cerner les sentiments induits par l'organisation de l'École et le type de pratiques qu'elle . encourage, les catégories qu'il a élaborées s'avèrent assez peu éclairantes, et parfois même s'opposent à l'appréhension de ce qui se joue à l'École. Celle de « dépossession », par exemple, malgré son intérêt indéniable, s'avère réductrice. Rappelons que ce terme désigne les processus d'auto-exclusion qui conduisent ceux à qui l'ordre social ne reconnaît pas tel ou tel droit à se le refuser eux-mêmes. L'exemple paradigmatique donné par Bourdieu de ce phénomène est la condition féminine : les femmes, que l'ordre traditionnel cantonne dans la sphère privée, déclareront « ne pas s'intéresser » à la politique. Cette analyse tout à fait précieuse encourage cependant une vision duelle qui ne permet pas d'appréhender la complexité de la réalité. On masque ainsi le fait que les « héritiers » eux-mêmes ont à se réapproprier leur héritage. On ne tire pas les conséquences qui s'imposent de la reconnaissance (tardive chez Bourdieu) de ce que la soumission aux normes est coûteuse pour tous. On ne s'attache pas à approfondir le fait que nul ne leur est jamais tout à fait conforme. La logique de gradation continue, qui distingue les « possédants », les « aspirants » et les « dépossédés » interdit de saisir plusieurs phénomènes d'importance. Ici, la métaphore économique touche à ses limites.

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Alors que Bourdieu oppose les héritiers aux « dépossédés », attribuant aux uns morgue et assurance, et aux autres humilité et angoisse, cette typologie ne permet pas de rendre compte de ce qu'on observe effectivement. Les élèves du lycée Henri IV sont pour l'essentiel des héritiers, richement dotés en capital culturel, et pourtant combien sont dévorés par les doutes, l'angoisse et même la honte ? Il est vrai que Bourdieu a voulu montrer que « School makes no différence », que l'École ne fait que prendre acte de différences qui lui préexistent. Or, pour comprendre ces phénomènes assez frappants, il faut au contraire se demander en quoi l'École produit quelque chose, il faut s'interroger sur les effets que peut avoir la scolarisation. Là, les catégories élaborées par Bourdieu sont de peu d'utilité. Pour comprendre ce que pouvait produire la situation scolaire, il fallait tourner les yeux ailleurs. Une autre rencontre a orienté ce travail : celle avec cet ouvrage singulier qu'est Le Maître ignorant, de Jacques Rancière. Sans entreprendre de résumer en quelques lignes un ouvrage saisissant, l'« histoire » racontée par Rancière montre qu'il se joue plus dans l'acte d'enseigner que la simple transmission d'un « savoir ». Il apparaît ainsi que le maître n'a peut-être pas tant pour fonction d'expliquer quelque chose à l'élève et de le guider pas à pas - puisque finalement chacun emprunte ses propres voies pour comprendre — mais plutôt de le mettre dans une position de dépendance à son égard, et de l'amener à reconnaître la légitimité de la hiérarchie existant entre eux. S'il en est ainsi, l'émancipation - politique autant qu'intellectuelle - passe par la remise en question de cette relation hiérarchique entre le maître et l'élève. Le renversement opéré par Rancière consiste à dire que la seule subordination légitime entre le maître et l'élève est celle qui consiste en l'imposition d'une volonté à une autre. Le maître

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incarne l'exigence faite à l'élève de penser, de parler. Son rôle n'est bénéfique que dans la mesure où il contribue à obliger l'élève à faire preuve de volonté. Dès que l'on suppose, au contraire, qu'il y a entre le maître et l'élève une hiérarchie des intelligences, dès que le maître prétend fonder son pouvoir sur un savoir supérieur, alors le rapport qui produisait de la puissance devient un rapport d'infantilisation, d'« abrutissement », puisqu'il nourrit la croyance en l'inégalité des intelligences. Ce récit hors du temps ne « prouve » sans doute rien, et l'on doit sans doute lui opposer que l'on ne devient capable d'apprendre par soi-même qu'à condition d'avoir assimilé diverses techniques et pratiques qui ne sont pas également distribuées dans le corps social, mais il incite à se rendre attentif à l'ambiguïté de la situation d'apprentissage, à la fois source d'émancipation et fondement de la domination. Il s'agit donc de cerner la façon dont l'Ecole produit paralysie et impuissance dans le moment même où elle s'efforce de faire assimiler des savoirs et des compétences. Seront donc observés successivement divers principes de l'apprentissage scolaire qui entravent le développement d'un rapport autonome et fructueux au travail intellectuel, voire qui dépouillent de leur sens les savoirs enseignés, leur enlevant notamment une large part de leur potentiel critique. Pour que l'École puisse fonctionner autrement, il est nécessaire d'analyser les ressorts qui l'animent et qui en font, aujourd'hui, une fabrique de l'impuissance.

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Avertissement Aux analyses présentées ci-après, le lecteur trouvera sans doute à opposer de nombreuses exceptions. En nous attachant à décrire les processus de production de l'impuissance, nous ne prétendons évidemment pas décrire le tout de l'Ecole. Il s'agit plutôt de cerner des principes structurants, des tendances majeures de l'institution, qui n'interdisent pas, et heureusement, l'existence d'un certain jeu.

III

QUEL TYPE DE RAPPORT AUX SAVOIRS L'ÉCOLE CONSTRUIT-ELLE ?

I. U N ENSEIGNEMENT FERMÉ

L'enseignement scolaire n'est pas réellement conçu pour ouvrir à autre chose, mais est essentiellement fermé. Le principe qui gouverne la pratique de la plupart des professeurs, c'est que l'élève doit trouver dans le cours, doublé du manuel, tout ce dont il a besoin pour apprendre tout ce qu'il doit savoir. La leçon du « livre », complétée par la leçon parallèle du professeur (ou l'inverse), voilà ce qui suffit à l'apprentissage. L'essentiel est là, donné, qu'il s'agit simplement d'assimiler - aussi suffit-il généralement, pour obtenir la note maximale, d'avoir appris et compris le cours, et d'être capable d'en rendre compte de façon organisée et intelligible. Sûrement cette manière de faire doit-elle être rapportée, au moins pour une part, au souci qui anime les professeurs de

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s'assurer que tous, quelles que soient par ailleurs les ressources dont ils disposent pour s'instruire, soient en tout cas pourvus de l'essentiel, du nécessaire. C'est là l'une des missions dont se prévaut l'École publique. Cette explication n'est cependant pas suffisante, comme le montre notamment le fait que ce principe soit mis en œuvre même dans les situations où il n'est pas nécessaire, à savoir même dans les lycées dont la population entière a accès à des ressources surabondantes, dans le cadre familial et à l'intérieur de l'établissement. Il semble aller de soi que la « leçon » doit contenir « tout le nécessaire », au point même de faire apparaître tout apport supplémentaire comme superflu. Des lycées en « zones sensibles » aux « lycées d'élite », un même principe règne : il faut que l'essentiel soit là, mis à plat, dans la leçon - que l'essentiel consiste en un « kit de survie » (qu'on l'appelle « smic culturel » ou « socle de connaissances communes ») calibré pour les besoins d'élèves « faibles », sur lequel le professeur, atterré par le peu de « bagage » qu'ils ont amassé au cours des années précédentes, revient sans relâche, dans l'espoir qu'ils finiront par « l'intégrer » et auront « au moins ça » pour affronter les examens nationaux ; ou que l'essentiel soit au contraire le cours fleuve dans lequel le professeur s'efforce de « blinder » tous les aspects de la question ou de l'œuvre au programme - sachant aussi par expérience que ce n'est qu'à force d'imprégnation quotidienne et d'exposition prolongée que ses élèves acquerront exactement le ton « des concours ». Dans un cas comme dans l'autre, c'est au travers de la leçon qu'on découvre l'objet qu'on va étudier ; c'est aussi à travers elle qu'on est censé l'assimiler : lorsqu'on saura la leçon sur le bout des doigts, alors on maîtrisera le sujet.

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QUEL TYPE DE RAPPORT AUX SAVOIRS

Instituer la dépendance du maître à l'élève a leçon est close sur elle-même, elle n'ouvre pas sur autre chose : n suppose en effet les élèves incapables d'assimiler des aliments qui 'auraient pas été spécialement préparés à leur intention. Nombre de rofesseurs - mais aussi d'élèves - justifient la place centrale tenue ar le cours dans l'apprentissage, en affirmant que, s'ils n'étaient pas bligés de le copier, les élèves ne le liraient pas : on s'assure ainsi u'ils l'ont « lu » au moins une fois, on espère même (ce qui est ncore plus hasardeux) qu'en passant par leurs doigts, le « contenu » :ra mieux compris. Les professeurs hésitent - ou plutôt renonent - à demander aux élèves d'aller étudier par eux-mêmes tel ou tel spect de la question et s'appliquent au contraire à traiter dans leur aurs tous les points qu'ils jugent essentiels, parce qu'ils craignent la paresse » des élèves, leur réticence à lire. Et quand ce n'est pas la îauvaise volonté des élèves, c'est leur incapacité que l'on déplore : il 'est que de constater les résultats dès qu'ils sont sommés d'effectuer es recherches « personnelles » : les plus appliqués ne parviennent u'à recopie^ou compiler des arrfctéspïochés_ça et là. On imagine e que ça donnerait si on leur laissait la responsabilité de compléter : cours par eux-mêmes ! Essayant tant bien que mal de s'adapter à cette « paresse », à cette îertie apparemment essentielle aux élèves, les professeurs s'efforcent e leur fournir un discours autosuffisant (qui présente cet autre vantage qu'on peut toujours s'y référer en cas de contestation de évaluation : « Cela, je vous l'ai dit. C'est écrit ; vous ne pouvez pas ire le contraire ; vous étiez censés l'avoir appris » — d'où, à l'inverse, is rituels « Non, Madame, je vous assure, ça, on ne l'a pas fait année dernière ! ») Mais cette répugnance des élèves à lire, ou la maladresse, voire l'imuissance qu'ils manifestent lorsqu'on les charge de mener des recherhes, sont-ce là vraiment des choses dont on puisse s'accommoder,

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dont il faudrait seulement chercher à atténuer les conséquences ? N'est-ce pas au contraire ce qui devrait constituer tout l'enjeu de l'apprentissage, ce vers quoi il devrait être tourné tout entier ? Que les élèves trouvent plaisir, ou intérêt, à tel livre (et non pas à « lire », en général), ou qu'à tout le moins ils sachent se servir d'un livre, et aller y chercher ce dont ils ont besoin, n'est-ce pas là une des fins primordiales de l'éducation ? N'est-ce pas une condition de l'augmentation de leur autonomie intellectuelle ? Mais il est vrai qu'alors ils n'auront plus autant besoin du professeur, et l'on se prend parfois à se demander si certains ne se satisfont pas de cette dépendance, semblables en cela à ces parents qui reprochent à leur enfant de les solliciter constamment, tout en lui signifiant qu'ils seraient fâchés de ne plus lui être aussi nécessaires. En fait, plus on examine cette question de la place maîtresse de la leçon, plus il est clair que ce modèle d'enseignement exclut l'autonomie, la rend d'autant plus improbable qu'il la suppose impossible. L'anxiété dont témoignent tant de professeurs à l'idée de n'avoir pas « couvert » tous les aspects de la question « au programme » s'enracine certainement dans une conscience professionnelle particulièrement développée, mais elle découle également de la conviction que leurs élèves sont incapables de se passer d'eux. Les quelques timides tentatives menées pour le vérifier les ont montrés incapables d'élaborer par eux-mêmes un discours consistant sur quelque sujet que ce soit : perdus dans la multitude des sources à leur disposition, ils sont en outre arrêtés dans leur déchiffrage par mille difficultés, dont personne ne vient leur donner la « clé » explicative. Loin de nous l'idée de contester ces obstacles : ils sont indéniables. Mais dans quelle mesure sont-ils le résultat de la façon dont on travaille à l'Ecole ? Dans quelle mesure sont-ils institués par l'École, pour parler comme Albert Memmi1 ? Les pratiques d'enseignement 1

Voir la citation en exergue au début de l'ouvrage.

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QUEL TYPE DE RAPPORT AUX SAVOIRS

témoignent-elles vraiment de la volonté de faire qu'il en soit autrement ? Et enfin, cette incapacité des élèves à assimiler des connaissances qui ne leur ont pas été spécifiquement destinées ne met-elle pas en doute leur capacité à assimiler les contenus mêmes qu'on estime les plus « adaptés » à eux ? La distance, toujours saisissante, entre le cours tel qu'il a été prononcé par le professeur et sa restitution par les élèves marque bien que foire sien le discours d'un autre, vous fut-il expressément destiné, et aussi limpide qu'il se veuille, exige un travail de traduction et de recomposition auquel les élèves ne sont pas formés. En dépit de tous les discours - officiels et ordinaires - sur le nécessaire apprentissage de l'autonomie (dès la maternelle), on s'aperçoit qu'elle n'est, dans les faits, absolument pas favorisée. Il faut bien dire que l'institution scolaire se soutient toute entière de la croyance qu'il est impossible d'apprendre correctement par soi-même, sans les maîtres et leurs méthodes2. On y apprend donc d'abord sa dépendance foncière à des « spécialistes » et la nécessité de respecter la hiérarchie stricte des apprentissages, du plus simple au plus complexe, selon une progression infinie. Certes, l'autonomie dans l'apprentissage, et plus encore dans l'apprentissage scolaire, n'a rien de « naturel » ; elle ne peut paraître telle que si l'on prend pour référence des enfants qui ont en fait déjà intégré les normes scolaires, parce qu'elles correspondent à celles de leur milieu social3. Mais on peut apprendre à devenir autonome, 2

D'où la colère d'un Illich : la seule existence des écoles dans les pays du TiersMonde « suffit à décourager les pauvres, à les rendre incapables de prendre en main leur propre éducation. Dans le monde entier, l'École nuit à l'éducation, parce qu'on la considère comme seule capable de s'en charger. » (Une Société sans école, Le Seuil, 1971, Paris, p. 22) 3

Comme le souligne Bernard Lahire, qui montre en outre comment l'autonomie est surtout entendue, à l'École, comme auto-discipline et acceptation des règles, en même temps qu'elle est comprise comme une autonomie individuelle : « ce

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et même on peut dire qu'il n'y a pas de véritable apprentissage qui ne soit autonome. Les résultats désespérants de toute tentative pour passer outre cette réappropriation nécessaire par l'élève devraient nous en avoir convaincus depuis longtemps4. La réticence de l'institution scolaire à utiliser les outils élaborés depuis longtemps pour faciliter l'apprentissage est proprement sidérante. L'exemple le plus frappant de ce problème est l'enseignement des langues. Les enregistrements oraux sont encore extrêmement peu utilisés : si on en écoute souvent en classe, les élèves ne disposent que très rarement d'enregistrements à écouter chez eux, même au tout début de leur apprentissage, de sorte qu'ils en sont réduits à devoir essayer de se souvenir de la prononciation des mots quand ils reprennent leurs leçons à la maison (car on a également omis de les introduire à l'écriture phonétique, sans doute jugée trop complexe). Pourtant, la mobilisation de la mémoire auditive, et non pas simplement visuelle, est ici absolument nécessaire. Quand, après sept ans de cours de langues vivantes, nombre d'élèves ont peine à articuler trois phrases successives, les réserves formulées contre les méthodes audio-visuelles paraissent extravagantes. Faut-il qu'on soit bien inquiet de préserver la dépendance de l'élève au maître, pour qu'on en arrive à contester leur utilité, et à ironiser sur le fantasme de la toute-puissance de la technique5 ? qui est mal vu par l'École, c'est la dépendance inter-personnelle, de même que les libertés prises à l'égard des règles de vie collective (élève indiscipliné) ou des savoirs enseignés (élève indifférent aux savoirs enseignés) ». Cette nouvelle norme peut ainsi induire à son tour des effets de stigmatisation. Voir « Fabriquer un type d'homme « autonome » : analyse des dispositifs scolaires », in L'Esprit sociologique, La Découverte, Paris, 2005. 4

Quiconque a eu entre les mains la copie d'un élève « moyen » faisant suite à un cours magistral peut en témoigner. 5

L'urgence est-elle vraiment de dissiper l'illusion funeste que les élèves pourraient « s'instruire seuls, ou avec des machines » ? (Fanny Capel, Qui a eu cette idéefolle

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Dans ce contexte, l'injonction perpétuelle à l'autonomie a surtout le sens d'un rappel à l'autodiscipline, tandis que l'objectif de parvenir à la maîtrise des outils nécessaires à l'autonomie intellectuelle reste tout à fait mineur. Souvent pris dans l'urgence de la préparation à des examens, ou trop inquiets des « lacunes » ou du « niveau » de leurs ouailles, les professeurs ne considèrent pas comme un problème majeur que les élèves viennent boire à la leçon comme à la source unique de toute vérité : « Si seulement ils pouvaient déjà savoir ça, je m'estimerais heureux ; je n'en demande pas plus. » Les élèves, tels des bébés chouettes, ne pourraient en effet assimiler que du prémâché. On dira que, pour être peu ragoûtante, cette prédigestion n'en est pas moins nécessaire, aussi bien aux bébés chouettes qu'aux élèves. Et puis, est-ce vraiment de prémâchage qu'il s'agit, lorsque le professeur introduit un texte, en souligne la singularité, expose les enjeux qui le sous-tendent et en font l'intérêt ? Non, sans doute, mais il est rare qu'il s'arrête en si bon chemin, et qu'il se borne à leur fournir les éléments historiques et culturels dont ils sont dépourvus et qui leur permettront de comprendre et d'analyser eux-mêmes un texte. L'introduction est bien moins souvent ce par quoi le professeur fait entrevoir les profondeurs d'un texte qu'une traduction simplifiée qui permettra à l'élève, dans le meilleur des cas, de paraître se l'être approprié et en avoir compris « l'essentiel ». Le discours professoral s'affranchit ainsi de son rôle introductif ; il ne peut se satisfaire de donner simplement aux élèves des outils leur permettant d'aborder par leurs propres voies un texte, une question, et devient discours final, dernier mot sur la question. Sans doute est-il utile de donner aux élèves un « modèle » de ce qu'on attend d'eux, mais c'est l'ensemble du cours qui s'installe dans cette position de discours dernier sur un jour de casser l'École ?, op. cit., p. 209) Cette croyance existe-t-elle ailleurs que dans les fantasmes de ceux qui la dénoncent (ou éventuellement de ceux qui, dans l'institution, la défendent) ?

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l'objet étudié, qui se substitue finalement à l'objet. (Comme dans ces publicités où l'on vous promet d'être remboursé si vous trouvez moins cher ailleurs, le professeur met les élèves au défi de trouver quoi que ce soit dans le texte qui aurait échappé à sa sagacité. C'est toujours avec étonnement, amusement et admiration qu'il rapporte à ses collègues, en salle des professeurs, que tel élève l'a désarçonné un instant en lui faisant remarquer quelque chose qu'il n'avait pas vu dans ce texte qu'il croyait pourtant avoir étudié « à fond ».) Ce mode de discours est encouragé par la formation des professeurs : le modèle de la dissertation - modèle exclusif d'écriture dans le cursus scolaire fiançais - n'encourage pas vraiment à laisser les problèmes ouverts ; il s'agit bien plutôt de circonvenir le sujet et de résoudre méthodiquement tous les problèmes qui se posaient d'abord, quitte à inventer pour cela de faux problèmes, des « paradoxes » creux qui se laissent aisément dissoudre et réduire. La position du professeur dans la classe - presque toujours en démonstration, censé « tenir » la classe par la seule force de son « rayonnement » - ne l'incite pas non plus à assumer le caractère provisoire et hypothétique de son discours, à mettre en avant sa construction progressive. C'est aussi bien sûr par souci de « l'intérêt des élèves » que les professeurs s'obligent à une telle exhaustivité. La place des examens et leur conception, le baccalauréat en particulier, jouent là un rôle majeur : ainsi, la plupart des professeurs de français s'efforcent d'expliquer chacun des textes de leur « liste », sur lesquels les élèves pourront être interrogés à l'oral, et de fournir aux élèves un discours tout prêt, à resservir tel quel à l'examinateur. Et l'on sombre franchement dans l'absurdité quand on en arrive à ce que les professeurs de langues vivantes (on a bien dit « vivantes ») en fassent de même. Si le cours est le support unique de l'apprentissage, il se doit d'être complet. Mais ne rien laisser de côté implique bien souvent

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de beaucoup simplifier : on ne peut pas tout dire ; par conséquent, si l'on veut parler de tout, on sera obligé de se cantonner à une approche superficielle. Le problème se pose de manière particulièrement aiguë pour les professeurs d'histoire-géographie, contraints de retracer des périodes monumentales en un temps très réduit. La « solution » qu'y apporte le ministère est toujours la même : « allégeons les programmes », ou plutôt « simplifions-les ». Il serait trop coûteux de faire des choix, ou de laisser les professeurs libres de le faire, alors gardons du moins « les faits », si nous devons passer sur leur explication, et plus encore sur l'élaboration du discours historique. C'est ainsi qu'ont été « réformés » nombre de manuels d'histoire du secondaire : la structure du cours reste la même, sont ôtés à chaque paragraphe quelques lignes, sans doute « superflues ». De même, les professeurs consciencieux, soucieux de fournir à leurs élèves le « bagage » minimum qui leur permettra de passer au travers des examens nationaux, s'obligent à se concentrer sur l'essentiel, afin de s'assurer à peu près, à force de répétition, qu'au moins cela sera « rentré », « acquis ». Est évacuée ainsi toute la question des origines du discours ainsi professé, des moyens et des enjeux de son élaboration. Le problème est que, dans l'opération, ils épurent en fait leur cours de tout ce qui fait l'intérêt pour eux de leur discipline - et se désolent ensuite de l'indifférence des élèves. II. D E S SAVOIRS SPÉCIALEMENT ADAPTÉS : OU COMMENT ON PRODUIT L'INCAPACITÉ À FORCE DE LA SUPPOSER

Un principe sous-tend cette pratique de « l'explication » : celui selon lequel les capacités intellectuelles des individus sont hiérarchisées. C'est ce qui justifie l'ordre strict de l'apprentissage, qui fait correspondre à chaque âge des capacités et des exigences

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proportionnées, qui s'applique à toujours mesurer la tâche aux capacités plus ou moins limitées des élèves. En vertu de ce principe, on réserve la dissertation aux classes du lycée, tandis que la rédaction est par nature l'exercice du collège (on s'est ainsi indigné qu'elle pénètre au lycée avec l'institution d'un « sujet d'invention » au bac) ; on préférera étudier au collège, ou dans les lycées techniques, des « auteurs mineurs » (voire des auteurs de « littérature de jeunesse »), les « grands auteurs » étant réservés au lycée, aux classes littéraires et aux lycées généraux. Se combinent ici l'idée d'une naturalité de la progression, du plus élémentaire au plus complexe, et celle d'une hiérarchie des objets étudiés, du plus commun au plus rare. L'organisation du cursus en étapes successives, supposées être de complexité croissante, le rend ainsi parfaitement apte à fonctionner en même temps comme fondement et légitimation de la hiérarchie sociale.

Concrétude et progressivité : des principes dangereux Cette préoccupation d'adapter les contenus aux aptitudes supposées des élèves prend notamment la forme d'une crainte de la complexité et de l'abstraction. Or, cette inquiétude fait des ravages, par exemple dans l'enseignement des mathématiques. A force de vouloir « faire concret », on altère tellement les contenus qu'on les rend incompréhensibles. À force de craindre d'employer des termes rigoureux, exacts, par peur d'effrayer les jeunes âmes, on leur barre l'accès aux véritables explications des notions qu'on prétend leur faire assimiler. On leur en fournit certes d'autres, censément équivalentes, et jugées plus propres à assurer, « à leur niveau », la compréhension, mais cellesci leur interdisent en fait toute maîtrise réelle de ce qui leur est enseigné.

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On parle ainsi de valises, de boîtes et de billes, pour mieux faire passer la distinction entre centaines, dizaines et unités. Or, comme le remarque Jean-Pierre Terrail, dans la pratique, on peut effectivement mettre des billes dans des boîtes et des boîtes dans des valises. Mais il y a une différence radicale entre la logique d'une telle pratique et la logique mathématique : billes, boîtes et valises diffèrent par leur nature, unités, dizaines et centaines par leur grandeur. Dix billes ne font pas une boîte, et dix boîtes ne font pas une valise. [...] On ne saurait mieux écarter l'enfant de l'univers dans lequel l'École devrait l'aider à pénétrer, celui des idéalités mathématiques, en le cantonnant à des savoirs domestiques censément familiers et eux-mêmes détournés de leur sens6.

Cette tendance est en outre d'autant plus marquée que l'enseignant a affaire à des élèves qui ne comprennent pas immédiatement la logique des exercices scolaires : on privilégie le concret et les automatismes, la « figuration et la répétition », qui ne reposent sur aucune compréhension, pour ensuite déplorer que les élèves soient « incapables de transférer leurs connaissances7 ». Les critiques que formule Stella Baruk contre la façon dont sont enseignées les mathématiques au primaire rejoignent ces remarques. Il est intéressant de noter qu'elle ne met pas uniquement en cause les réformes apportées à l'enseignement des mathématiques, mais plutôt la combinaison de ces réformes avec la conception traditionnelle de l'enseignement des mathématiques, qui était déjà problématique. Les problèmes constatés ne sont pas imputables uniquement aux « pédagogues », mais bien plutôt à ce que l'on a renoncé à réformer vraiment les mathématiques du « primaire », 6

Jean-Pierre Terrail, De l'inégalité scolaire, La Dispute, Paris, 2002, p. 285.

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Ibid., p. 291-292.

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telles qu'elles avaient été conçus dans le cadre d'un système où primaire et secondaire étaient scindés, et où l'enseignement primaire n'était donc pas réellement conçu comme une propédeutique au cycle secondaire. Ainsi remarque-t-elle que : Il est étonnant de constater que la façon d'enseigner la numération aujourd'hui n'est guère différente, à quelques regrettables modernismes près, de celle des débuts de l'École. Et elle ajoute : On peut se demander pourquoi durent et perdurent des notions et conceptions du nombre et de son enseignement périmées et nuisibles, contraignant le collège puis le lycée à procéder par désaveux successifs ; et peut-être serait-il temps qu'apparaisse dans sa vétusté cet enseignement qui fut destiné à être et rester primaire, et qui l'est toujours aujourd'hui8.

L'idée qui semble être à l'œuvre ici est que l'apprentissage pourrait être « naturel », sans heurt, sans rupture, pour peu qu'il soit ancré dans l'expérience concrète, et aussi progressifque possible. Au lieu d'une véritable réflexion sur les moyens pédagogiques à engager pour permettre à tous d'acquérir la culture légitime, et au lieu, par ailleurs, de remettre en question les frontières de cette culture considérée comme seule valable, on semble avoir supposé qu'il suffisait d'étaler infiniment les apprentissages, comme s'il ne s'agissait que de « donner du temps » à tous. Le « savoir » est conçu de façon abstraite, comme une masse qui serait rendue plus facilement assimilable dès lors qu'elle serait « réduite », une potion qu'on absorberait d'autant mieux qu'elle serait dispensée à petites doses, sur une période plus longue. Or ce n'est qu'à partir d'un certain degré de complexité que les choses prennent sens, qu'elles peuvent « intéresser » par elles-mêmes, et non parce qu'on les aura présentées sous des dehors attrayants. 8

Et : « C'est depuis toujours que l'École se trompe dans sa façon d'enseigner la numération, les opérations, les calculs. » (Stella Baruk, Si 7=0. Quelles Mathématiques pour l'École ?, Odile Jacob, Paris, 2004, p. 88-89 et p. 175).

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On a voulu « donner du temps » aux élèves, puisqu'on avait fini par reconnaître que tous n'allaient pas au même rythme et qu'on souhaitait tempérer la tendance à faire de la rapidité le critère de l'excellence à l'École. Mais on a voulu le faire tout en ne remettant pas en question ce principe de l'École qu'est l'organisation d'une progression réglée par des étapes successives, censées correspondre à l'âge. D'un principe qui remettait en question toute l'organisation de l'École, on a voulu faire un simple aménagement ponctuel : ainsi les programmes indiquent-ils désormais des objectifs « en cours d'acquisition », et non plus des choses précises à acquérir ; ainsi a-t-on décidé de limiter la masse de ce qu'il y avait à acquérir. Les programmes ont été « réduits » en ce sens : moins de grammaire à l'École primaire, il sera bien temps de l'apprendre ensuite ; moins de contenu pour les programmes d'histoire, de maths, etc. En distinguant un premier temps d'observation et de familiarisation, d'un second temps d'acquisition proprement dite, on a différé infiniment le moment où les compétences et les savoirs sont véritablement maîtrisés. Compatissons avec ces élèves de sixième qui sont censés apprendre l'anglais et qui, en mai, n'ont pas commencé à apprendre le present continuons, parce qu'on estime, à l'encontre de la logique de la langue anglaise, qu'il est plus « simple » de commencer par un temps moins étrange pour un Français, le present simple : ainsi pourront-ils se présenter à leurs petits amis étrangers en déclarant « I like school ! » et « What do you look like ? », mais la conversation risque de tourner court assez rapidement puisqu'ils seront en revanche dans l'incapacité d'ajouter « Today, I am going to the swimmingpool. », « I'm reading a book about horses. », ou quoi que ce soit d'autre. Et l'un d'entre eux de se lamenter : « De toute façon, ça fait trois ans que je fais de l'anglais, et je sais toujours rien,

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alors !... » Les élèves passent désormais des mois (voire des années) à « apprendre une langue » sans pouvoir rien dire, le vocabulaire et les formes grammaticales leur étant distillés à dose homéopathique9 ; du coup, ils ne peuvent même pas assimiler le peu qu'on leur fait apprendre, puisqu'il leur est impossible de « s'exercer » : pour cela il faudrait qu'ils connaissent plus que la forme unique et les deux ou trois mots qu'on leur a appris, pour pouvoir varier l'exercice et assimiler la règle générale Et une fois que l'essentiel des structures de la langue a été vu, on le ressasse infiniment, sans jamais presser le pas ou intensifier l'apprentissage pour franchir un cap et avancer enfin. La demi-mesure est ici criminelle, et il vaudrait sans doute mieux, pour ce qui est de l'apprentissage des langues, concentrer les cours sur quelques années, plutôt que de faire périr d'ennui les élèves et de leur faire croire à une difficulté infinie là où un peu de rigueur et un travail un peu plus intense suffiraient à leur faire acquérir une bonne fois pour toutes ce qu'on leur serine sans relâche depuis la sixième jusqu'à la terminale. La meilleure manière de développer des capacités est-elle de les faire travailler « à vide » ? Apprendrait-on à parler si cela n'était pas nécessaire, et désirable ? Peut-on aussi s'approprier un discours s'il a été évidé de tous ses enjeux, s'il ne fait pas sens ? On craint de « brusquer » les élèves, de leur « farcir » l'esprit de trop de connaissances, alors on décide de dilater le temps d'assimilation, de sorte que les élèves n'ont plus l'impression de rien apprendre, ni d'avancer d'un pouce - ce qui n'est pas loin d'être vrai, puisqu'à force de décomposition, comme on le sait, le mouvement devient impossible (et, comme la flèche d'Achille, on n'atteint jamais la cible). On n'apprend qu'en étant confronté à 9

Sans parler du fait qu'on prétend faire enseigner l'anglais, en primaire, par des professeurs qui ne le connaissent pas.

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es problèmes, qu'en sentant tout à coup le sol se dérober sous ses ieds, qu'en étant contraint de chercher un moyen de retrouver son ssise. N'est-ce pas seulement lorsqu'on est soudain plongé dans obscurité d'un livre trop difficile que peu à peu les yeux s'habijent et discernent du sens là où l'on ne voyait d'abord rien ? Cette expérience, de devoir chercher son chemin à tâtons dans L pénombre, les élèves y sont si peu habitués qu'ils sont pris de anique dès qu'il leur arrive d'y être confrontés. Tout imprégnés de idée que toute chose requiert d'être apprise selon une rigoureuse rogressivité, qu'une fois connue la « bonne méthode » le terrain aplanit et s'organise en « paliers » successifs qui font disparaître Dute aspérité imprévue, ils se déclarent aussitôt incapables de disiper les ténèbres. Leur font défaut à la fois la confiance dans leurs ropres facultés et la conviction que ce qu'on leur présente a un :ns. En l'état, l'École ne les leur assure pas. Mais, nous objectera-t-on peut-être, n'est-ce pas précisément es problèmes qu'on prend à bras le corps lorsqu'on s'efforce de redonner du sens » aux apprentissages en construisant des « situaîons-problèmes », en mettant l'élève en position de devoir trouver ne solution à un problème auquel on le confronte ? Les proposions de dispositifs pédagogiques avancées par Meirieu, qui, pour ertaines, ont déjà été mises en application, ne sont-elles pas une éponse satisfaisante à ces critiques ? Ces « solutions » nous semblent en réalité plutôt redoubler : problème, puisque ces fameuses « situations » sont trop souent artificielles : elles n'expriment pas un véritable problème, ui se poserait aussi bien pour le professeur que pour l'élève, lais ne sont qu'un « truc » qui n'a aucune nécessité. « Ceux qui uront compris que le problème cache une matière scolaire s'enluieront, et ceux et celles qui ne trouveront pas le problème

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intéressant lâcheront10. » On entretient encore l'idée qu'il faudrait guider l'élève à chaque pas, ne jamais le laisser s'aventurer, avec les moyens du bord, dans des eaux qui n'auraient pas été spécialement pacifiées à son intention. Les réformes mises en œuvre notamment sous l'influence des « pédagogues » tentent de combiner la logique traditionnelle de l'École - classes ordonnées selon une progression hiérarchisée, étapes de l'apprentissage bien distinctes - et la prise en considération que tous les élèves ne progressent pas au même rythme, sans choisir ni l'une ni l'autre, de sorte que ce qui est perdu de vue, pour les élèves comme pour les professeurs, c'est le terme de l'apprentissage, là où celui-ci prend sens parce qu'il permet de réaliser quelque chose, qu'il témoigne de l'acquisition d'une compétence nouvelle. I I I . D E LA TRANSMISSION À L'ENDOCTRINEMENT : DES SAVOIRS SANS HISTOIRE

C'est encore le principe selon lequel il ne faudrait livrer aux élèves que des « contenus » conçus à leur intention qui explique que toute articulation du cours aux recherches actuelles soit estimée prématurée, voire dangereuse, susceptible d'engendrer confusions et incompréhension - alors même qu'elle permettrait que les savoirs transmis soient envisagés pour ce qu'ils sont : comme des savoirs construits, en élaboration, animés et nourris par des polémiques, nécessairement provisoires, alors même que c'est à cette condition qu'ils reprendraient sens et que les élèves pourraient les assimiler avec profit. Il est un problème majeur qu'évacuent trop souvent les critiques des programmes scolaires actuels : c'est que leur absence de « sens » 10 Préface d'Isabelle Stengers au livre d'Anne Querrien, L'École mutuelle. Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, Paris, 2005, p. 9.

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n'est pas l'expression d'une volonté maligne ou inconsciente de priver les élèves du savoir. En effet, cette absence de sens ne leur est pas propre, mais caractérise, en général, les savoirs scolaires. Les critiques qu'on peut - qu'on doit - formuler à l'encontre des programmes actuels ne diffèrent pas fondamentalement de celles qu'on aurait pu faire aux précédents programmes, et à ceux qui sévissaient avant eux. Leur problème majeur est qu'ils évacuent toute dimension problématique. Les savoirs enseignés se présentent sous une forme dogmatique, sans qu'on sache comment ils se sont constitués, sur quoi ils reposent, ni les problèmes qu'éventuellement ils posent, les polémiques qu'ils suscitent. Ici, la conception abstraite de l'apprentissage que nous avons dénoncée se combine à des présupposés idéologiques : on doit enseigner d'abord, nous dit-on, les éléments les plus simples, et puisqu'il s'agit d'inculquer à chacun une identité stable, il faut que ces éléments soient certains, incontestables. Il n'est donc « évidemment » pas possible d'introduire les élèves aux savoirs tels qu'ils sont élaborés aujourd'hui, puisque ces savoirs sont par définition inachevés, en cours d'élaboration, susceptibles d'être remis en question. C'est une des critiques récurrentes des « républicains » contre les « pédagogues » que de leur reprocher d'avoir introduit dans les programmes de lettres les derniers acquis de la recherche littéraire, ou de vouloir trop en faire trop tôt11, alors qu'il faudrait au 11

Marc Le Bris dénonce ainsi une tentative absurde de « mettre la charrue avant les bœufs » : « Appliquer à un niveau secondaire les techniques de pointe de la recherche littéraire des années 1960 et 1970, c'est totalement aberrant. », entretien en ligne sur le site de la Fnac. On pourrait aussi citer Fanny Capel : « Retrouvons des cursus d'apprentissage progressifs et cohérents, en considérant enfin qu'il existe des savoirs fondamentaux, nécessaires à l'acquisition de tous les autres, et que ces savoirs méritent un apprentissage spécifique, construit, systématique. Redonnons à l'École primaire le nom et la mission d'une École

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contraire s'attacher à bien poser les bases et ne pas tout confondre (car, pour les « Républicains », comme on l'a vu, le Mal se nomme confusion : des genres, du haut et du bas, du précieux et du vil12, etc.). Mais on pourrait au contraire leur reprocher d'avoir introduit ces recherches comme des « acquis », d'avoir remplacé un discours dogmatique par un autre, plutôt que de profiter de cette occasion pour introduire les élèves à la pluralité des modes d'appréhension d'un texte, afin qu'ils s'approprient une véritable démarche de recherche. On produit donc à l'intention des petits élèves une mouture spéciale de « savoir », ni trop rance, ni trop fraîche, spécialement adaptée à leurs capacités. Par la même occasion, on stérilise ces savoirs pour les expurger de tout ce qui pourrait susciter la polémique, les rendant d'autant plus propres, pense-t-on, à assurer leur fonction de « liant » identitaire et national.

L'effacement de la dimension polémique Le discours développé par les manuels scolaires, comme souvent celui des professeurs, se présente comme un discours de vérité, ou plutôt comme une vérité bien particulière, puisqu'elle ne se élémentaire, exclusivement destinée à mettre en place les premiers éléments du savoir à travers l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul [...] Réservons certaines disciplines plus complexes au secondaire (sciences appliquées, disciplines artistiques, littérature...) », in Qui a eu cette idée folle..., op. cit., p. 211. 12

Entre mille, Jean-Paul Brighelli, « La hiérarchie des œuvres a éclaté. », in La Fabrique du crétin, op. cit., p. 201. C'est une des critiques majeures formulées contre le programme de lettres actuel : qu'il aurait mis sur le même plan tous les « discours » (interview sur le site de la Fnac). Ou encore Robert Redecker, qui témoigne bien du lien entre hiérarchie des œuvres et hiérarchie sociale : « Fautil rappeler que toute inégalité n'est pas par essence injuste ? [...] Faut-il redire, également, que tout ne se vaut pas ? », qu'il ne faut pas confondre haute culture, grandes œuvres et discours du tout-venant {Le Figaro Magazine, 8 janvier 2005).

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dégage jamais de la controverse et de la polémique, mais s'impose d'elle-même, sans jamais avoir besoin de justification. Il est piquant de voir l'Ecole revendiquer l'héritage de ceux qui contestèrent les « autorités », quand elle-même ne cesse d'exiger de l'élève qu'il accepte par principe tout ce qui émane d'elle. L'inquiétude de nombre de professeurs à l'égard d'Internet - qui fournit matière à nombre d'« antisèches » - ne se comprend que si l'on voit que le professeur lui-même omet le plus souvent de mentionner ses sources et ne procède à aucun travail explicite sur les fondements de son discours, qui pourrait permettre à chacun de juger de sa valeur. Au lieu de déplorer la naïveté des élèves, qui seraient prêts à accepter tout ce qu'ils voient affirmé avec assez d'aplomb, il conviendrait de les former à l'attention critique nécessaire pour discriminer entre les discours « fondés » et ceux qui ne le sont pas. L'Ecole, aujourd'hui, se dispense de le faire. On dira que l'Ecole a affaire à des « enfants », qui doivent bien commencer par apprendre avant de s'interroger sur la genèse de ce qu'ils apprennent. On ne bâtit pas à partir de rien. Mais qu'est-ce qu'un enfant ? Et d'abord, ça a quel âge, un enfant ? Est-on jamais « tout enfant » ? Et la contestation - qui témoigne de la distance qui nous sépare de ce qui nous est dit - n'est-elle pas nécessaire à une appropriation véritable ? Cette question appelle bien sûr des développements et des distinctions que nous n'entreprendrons pas de mener ici - mais elle pose un problème que l'ordre scolaire et ses principes intangibles nous permettent trop souvent de refouler. A s'habituer à accepter sans comprendre, parce que « c'est comme ça », ne se condamne-t-on pas à ne jamais comprendre ? Le discours de l'École se fait valoir comme le préalable à tout débat, à toute recherche intellectuelle : ce qu'il donne aux élèves, ce sont « des bases », neutres, solides, sûres. Sur elles on pourra bâtir des théories contradictoires, discuter des affirmations,

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contester des discours, mais elles-mêmes ne sont pas situées sur le même plan que les discours susceptibles de débat. Ce serait perdre du temps que d'entrer dans le détail de telle explication historique, de s'interroger par exemple sur la manière dont elle s'est constituée et imposée, au détriment d'autres ; ou plutôt non, ce n'est pas qu'on perdrait du temps, c'est que cela n'aurait pas de sens : ce qu'on apprend à l'École ne fait pas l'objet de débats, parce que cela constitue la base objective, les éléments premiers, donc non contestables, de la discipline. La vérité du discours scolaire n'est pas une vérité qui se serait constituée, dégagée historiquement, qu'il serait possible de justifier rationnellement, mais une vérité éternelle, qui appartient à un autre espace que les énoncés qui sont sujets à la critique. Or c'est moins le relativisme qui menace les élèves, que la croyance en une séparation stricte entre savoirs (objectifs) et opinions (subjectives) : à la première catégorie appartiendraient les mathématiques, la physique et, plus généralement, les « sciences dures », mais aussi parfois l'histoire, la géographie, voire la sociologie, la psychologie ou encore l'économie ; à la seconde, « tout le reste » : tout ce qui relève des sentiments, des opinions qu'on peut avoir sur tel ou tel sujet qui suscite la controverse. Cette vision dualiste contribue à décourager toute mise en question de ses propres opinions, toute interrogation sur leurs fondements. Elle présuppose qu'il y a entre le monde de l'« opinion » et des savoirs non académiques et le monde des sciences de l'histoire et de la société une rupture épistémologique, ce qui est pour le moins discutable. Elle peut induire une acceptation acritique de ce qui est perçu comme un savoir incontestable ; elle nourrit le respect pour les « experts », à l'heure où cette figure est l'un des moyens les plus actifs de la négation de la politique et de son assimilation à une pure et simple « gestion », aussi « rationnelle » que possible.

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Dans ce contexte, la mise en évidence du travail de construction polémique des « savoirs » serait salutaire13. Au contraire de cela, la leçon est censée suffire à elle seule à assurer l'apprentissage : elle contient tout ; elle n'a pas besoin de justification, puisqu'il est de son essence d'être légitime ; il serait absurde de chercher à la critiquer. Pourquoi alors aller lire autre chose ? Les livres, sous la forme de passages choisis, peuvent éventuellement servir à illustrer la leçon, celle du professeur comme celle du manuel. Dans les manuels, ils apparaissent sous forme d'extraits encadrés, moins pour appuyer la leçon que pour l'égayer (ils sont d'ailleurs souvent sur le même plan que les illustrations, elles-mêmes confondues avec les « documents »). Pourquoi aller y regarder de plus près puisqu'ils ne font que présenter sous une forme plus indigeste et confuse ce qui est bien expliqué et bien rangé dans les courts paragraphes et les intertitres de la leçon ? On ne lit pas de livres d'histoire à l'École, pas plus qu'on ne s'aventure à mettre le nez dans des essais sur la littérature ou la biologie. Pour souhaiter lire un livre plutôt qu'un manuel (et l'on sait que de moins en moins d'étudiants manifestent ce désir), il faut avoir conscience qu'un livre ne se réduit pas à un « contenu » assimilable par d'autres moyens, qu'on pourrait condenser et absorber à moindres fiais sous une autre forme. Il faut avoir fait l'expérience de l'intérêt qu'il peut y avoir à s'interroger sur sa construction, sur la façon dont il est fondé, sur la démarche singulière qui l'anime ; il faut, au-delà, savoir que l'écriture ne se réduit pas à du « sens », mais peut être une expérience sensible, qui nous ouvre des mondes dont on n'avait pas connaissance. 13

On peut faire l'hypothèse que la popularité du thème du « complot » (« Tout ce que nous disent les savants, c'est des histoires. On nous cache des choses. Ils ne nous disent pas tout. ») n'est pas sans lien avec le fait que ne sont jamais mis en avant les processus d'élaboration des savoirs, de sorte que ces « savoirs » sont reçus comme des dogmes imposés d'autorité, par ceux qui détiennent le pouvoir d'énoncer ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas.

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Le problème est flagrant pour ce qui est des manuels d'histoire. Jérôme Vidal dénonce ainsi la façon dont ils « fonctionnent de plus en plus comme des « non-livres », autrement dit des livres qui occultent, et pour cause, leurs sources bibliographiques et le travail de la pensée qui les a précédés, en particulier la dimension conjecturale et polémique de celui-ci ». En conséquence, ils « ne suscitent pas chez leurs utilisateurs (plutôt que leurs lecteurs) le désir de circuler de livre en livre, mais ont pour effet au contraire de dispenser de toute lecture. Leur contenu est ainsi coupé du travail vivant des historiens, notamment dans ses aspects les plus critiques (il ignore par exemple les travaux qui lient les histoires de l'Etat national/social, de la nationalisation de la société, de la colonisation, de l'immigration, du monde ouvrier, de la sexualité, etc.). Cette évacuation se fait au profit d'une histoire à haute teneur idéologique, écrite du point de vue d'un État, dont la fonction semble être de dompter les « masses », et qui vise à célébrer la « démocratie libérale »14. » A cet égard, la façon dont est étudié le génocide juif n'est pas insignifiante. Conçu comme une « monstruosité » révélant la part d'ombre inhérente à « l'Homme », il est décrit comme un événement absolument singulier, ne s'inscrivant pas dans une histoire qui le précède et ne relevant pas de l'analyse rationnelle de causes de divers ordres : idéologiques, sociales, économiques, etc. Parce qu'on l'envisage trop souvent d'un point de vue strictement moral, il devient impossible d'en comprendre l'historicité - comme si l'on voulait réduire l'histoire à un prêche contre, en vrac, « tous les racismes », et favoriser une confusion propre à entraver l'analyse concrète de telle ou telle discrimination. Lorsque les manuels scolaires entreprennent de tenir compte des débats contemporains sur la façon dont est entretenue la mémoire 14

Jérôme Vidal, Lire et Penser ensemble, Éditions Amsterdam, Paris, 2006, p. 32-33.

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de la colonisation, ce n'est pas pour faire place à la polémique, mais seulement pour réformer « l'histoire officielle ». Or l'enjeu n'est pas là : il ne s'agit pas de prôner une nouvelle « vérité officielle », mais avant tout de « permettre aux élèves d'avoir accès à la diversité conflictuelle des principales interprétations proposées par les différentes écoles historiques15 ». Cette diversité est ce qui fait tout l'intérêt de l'histoire, puisque celle-ci peut alors « contribuer à dénaturaliser ce réel [qu'on nous présente comme la manifestation de la « fin de l'histoire »] et à en révéler l'arbitraire et la contingence, pour mieux ouvrir, ici et maintenant, la perspective d'autres modes d'existence individuels et collectifs. » L'évacuation des débats, et par conséquent des enjeux du discours, aboutit à l'oubli pur et simple de son sens, ou plutôt à la réduction du discours à l'idéologie. La position qu'exclut ce mode de discours, c'est la position critique. C'est un discours fermé, qui prétend donner des cadres mais qui tend à interdire en fait son propre dépassement, un discours dont l'objectif est de paraître le plus complet possible, lorsqu'il devrait - pour constituer un véritable apprentissage intellectuel - faire au moins soupçonner combien il est insuffisant et provisoire. Hors du temps, soustrait à la critique, toujours déjà légitimé, un tel discours est incapable de susciter l'intérêt, puisqu'il n'est possible ni de le mettre en question ni de le justifier, puisqu'il n'y a donc aucun enjeu à le tenir. Il n'y a qu'à l'apprendre par cœur ; la seule question est de savoir si on le sait plus ou moins bien ; le seul intérêt qu'on peut avoir pour lui est utilitaire : sa valeur n'a cours qu'au sein de l'École et se transcrit sous forme de notes, « sonnantes et trébuchantes ».

15

Ibid., p. 39-42.

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III

AUGMENTER LES COMPÉTENCES, DIMINUER LA PUISSANCE ?

Ainsi, des savoirs et des pratiques susceptibles d'encourager une attitude critique sont vidés de leur sens et se voient strictement subordonnés aux impératifs de normalisation et de classement des individus. Ainsi ce qui devrait induire une augmentation de la puissance d'agir devient au contraire un facteur d'impuissance. Le type depratique d'écriture encouragépar l'Ecole estparticulièrement révélateur des ambiguïtés de l'apprentissage scolaire. Il constituera désormais le fil directeur de notre analyse. Mais parce qu'il n'est qu'un révélateur, nous nous autoriserons aussi à envisager d'autres pratiques, quand les phénomènes observés nous paraîtront relever des mêmes processus.

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I. POURQUOI O N N'APPREND PAS À ÉCRIRE À L'ÉCOLE

On constate dans l'École des phénomènes curieux, ou qui du moins devraient nous paraître tels, bien que souvent ils passent inaperçus, tant ils sont communs, tant ils nous sont familiers. Si l'on reconnaît un arbre à ses fruits, alors comment interprétera-t-on non pas même la part considérable, et constante, d'« échec scolaire » que produit l'École depuis toujours, mais les résultats que l'éducation scolaire produit quand, de son propre aveu, elle a mené à bien sa tâche ? Voici un élève qui a suivi une scolarité « normale », sans accrocs, voici un « bon élève », qui satisfait globalement aux exigences de l'institution. Comment expliquer le trouble qui le saisit, l'angoisse qui l'oppresse dès qu'on lui demande de développer publiquement un discours argumenté ? Comment comprendre sa difficulté à élaborer à l'écrit sa pensée de façon argumentée et précise ?

Une pratique non investie Si l'on devait caractériser d'un mot le rapport à l'écriture des élèves français, après quelques années de scolarité, ce mot serait celui de distance, d'extériorité : la pratique de l'écriture n'est manifestement pas investie, pas appropriée, au sens fort, par la plupart des élèves. Avant d'aller plus loin, une précision s'impose : il peut paraître curieux de prétendre définir un rapport à l'écriture qui vaudrait pour tous les élèves (ou presque) ? « Tout de même », un très bon élève arrivé au terme de son « cursus scolaire » n'écrit pas comme un collégien d'une banlieue populaire, objectera-t-on. Certes : il ne fait pas de doute qu'il faut ici distinguer des situations diverses. Mais, pour autant, n'y a-t-il pas quelque chose de commun à ces deux-là, que tant de choses séparent, et ne peut-on faire

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l'hypothèse que ce « quelque chose » tient à ce que tous deux ont été scolarisés pendant un temps non négligeable dans un système qui a une réelle unité - en dépit même des profondes divisions qui le parcourent ? Distinguons donc les situations, pour mieux les rapprocher ensuite. Le « mauvais élève », l'élève scolarisé dans ce qu'on appelle pudiquement les « filières techniques », par exemple, c'est celui dont l'écriture, peu maîtrisée, témoigne d'une très grande maladresse (incorrections, impropriétés, raccourcis, désordre, obscurités...) et, surtout, ne fait l'objet d'aucun travail d'élaboration, c'est-à-dire de réélaboration : le premier jet est aussi le dernier, et l'on se détourne de la phrase écrite aussitôt qu'elle est apparue, ce qui interdit toute maîtrise de l'écriture (à noter que ces problèmes se rencontrent aussi - comme c'est curieux - chez des élèves que le système estime « bons », et qui parviennent donc, malgré cela, à limiter les dégâts). Plus caractéristique du « bon élève » sera une autre pratique de l'écriture, qu'on pourrait dire purement « fonctionnelle » : il sait s'en servir, quand on le lui demande et comme on le lui demande, pas plus ; il n'a que très rarement de rapport personnel à l'écriture : il n'en fait pas usage pour lui-même ; il sait écrire une dissertation, un plan en x parties - il ne conçoit pas de s'approprier d'autres formes d'écriture, ou d'en créer de nouvelles, puisqu'il écrit seulement comme on le lui a prescrit, comme il sait que cela lui garantira l'approbation de son professeur. Parfois même, quand la pression de cette exigence se relâche, quand il n'est pas sommé, ici, maintenant, de livrer un texte, l'angoisse et la paralysie le gagnent, il devient incapable d'écrire. Plutôt que de voir là un échec de la scolarisation, qui découlerait soit de ce que la pédagogie mise en œuvre n'aurait pas été adéquate aux fins visées (parce que, par exemple, la formation dispensée par

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l'École ne serait plus d'aussi bonne qualité qu'« autrefois »), soit de ce qu'elle se serait heurtée à des obstacles trop grands (comme le suggèrent les « explications » se référant à une prétendue « désocialisation » des élèves ou à leur « inculture » chronique), il faut au contraire s'interroger sur ce que ce résultat doit aux principes à l'œuvre à l'École. On aurait tort en effet de penser que les principes de l'apprentissage scolaire ont été bouleversés par l'introduction d'aménagements divers de son fonctionnement, malgré la pléthore de discours accusant l'École d'avoir renoncé à enseigner vraiment, à transmettre des savoirs et à imposer des exigences. Pas plus qu'il n'est le produit d'expérimentations pédagogiques hasardeuses, ce rapport si particulier à l'écriture n'est l'apanage des élèves « d'origine difficile1 » : on le rencontre couramment dans les lieux hautement sélectifs de transmission de la culture légitime que sont les « grands » lycées parisiens.

Le travail de l'écriture évacué Dans l'écrasante majorité des cas, qu'il s'agisse d'élèves jugés bons ou mauvais, l'écriture n'est que très marginalement l'objet d'un travail : elle n'est pas un matériau à pétrir et à modeler, dont on explorerait les potentialités, ou qu'il faudrait s'appliquer à forger méthodiquement pour parvenir au résultat visé ; elle n'est pas non plus un moyen de mise à l'épreuve et de clarification de sa pensée, le lieu de l'élaboration d'une pensée propre. Elle n'est qu'un outil qu'on utilise avec plus ou moins de dextérité pour « exposer » sa 1

L'expression est de Y.B. et la citation complète est : « Si tu prends un jeune d'origine difficile issu d'un quartier sensible d'éducation prioritaire en zone de non-droit, donc un Arabe ou un Noir, et bien lui il a pas le choix : soit il est une star, soit il est rien », in Allah Superstar : un roman, Grasset, Paris, 2003.

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pensée, la rendre visible, sans que jamais ne soit éprouvé le fait que dans cette pratique quelque chose peut sepasser, du nouveau advenir, que l'on n'avait pas anticipé - que ce nouveau soit le rythme d'une phrase qui tout à coup se met à sonner autrement ou l'apparition d'une difficulté conceptuelle restée informulée jusque-là. L'écriture est conçue uniquement comme la transcription d'un déjà-pensé, déjà-élaboré, comme l'activité qui fait apparaître au dehors ce qui était déjà présent, tel quel, au-dedans. Ainsi le « devoir » est-il rarement plus qu'un « contrôle »2. Ainsi est-il souvent conçu comme un simple moyen de vérifier que telle connaissance ou compétence a bien été « assimilée », en amont. L'élève a-t-il bien appris son cours, s'est-il suffisamment entraîné, voilà ce que doit permettre de déterminer le devoir - comme s'il ne se passait rien dans le temps de son élaboration. Pour un peu, on aurait l'impression que l'idéal serait de pouvoir prélever des « carottes » sur les élèves, pour les évaluer avec précision sans « gâcher » plusieurs bonnes heures de cours à faire le devoir grâce auquel on pourra savoir ce qu'ils ont retenu de ce qu'on leur a dit. À force de faire du devoir ce moment de vérité qui révèle brutalement ce que chacun vaut, on tend à masquer le fait qu'il a d'abord pour intérêt de développer les capacités de celui qui le fait. Qu'il soit précautionneusement annoncé plusieurs semaines à l'avance ou qu'il soit brutalement imposé par le traditionnel et menaçant « Sortez une feuille ! », le moment du devoir n'est que rarement conçu comme faisant partie intégrante du processus d'apprentissage3. 2

On notera qu'il n'est pas rare que des élèves de terminale intitulent leurs dissertations « contrôles de philosophie ». 3

Combien d'élèves reprennent leurs copies corrigées pour y relever les erreurs qu'ils ont faites, afin de ne pas les refaire par la suite ? Qu'un geste aussi simple,

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« Reconnaissez que si on travaillait, on serait vraiment bons », disait un élève de première lors d'un conseil de classe. Comme s'il était possible d'être bon « en puissance » et non en acte, comme si ce qui se passait en classe était négligeable et qu'il s'agissait surtout de pouvoir déterminer la « nature » véritable des élèves, leurs capacités intrinsèques. Mais une telle remarque n'est-elle pas cohérente avec la prétention constante des professeurs à juger des « potentialités » des élèves (prétention qui aboutit malheureusement trop souvent à supposer des capacités aux élèves des milieux plus favorisés, dotés d'un habitus plus proche de celui des professeurs, et surtout à dénier toute capacité à apprendre à ceux dont au contraire l'habitus est plus éloigné du leur) ? Ne témoigne-t-elle pas aussi de l'ambiguïté inhérente à la définition du travail scolaire, et en particulier de l'écriture, dont le caractère productif est systématiquement minoré au profit de sa fonction d'évaluation ?

Le problème du temps de l'écriture Voyons, très concrètement, comment est conçu le travail d'élaboration d'une dissertation, généralement considérée, en France, comme l'aboutissement de l'apprentissage de l'écriture à l'École. (Certains de ses défenseurs vont même jusqu'à affirmer que sa forme exprime le « mouvement naturel » de la pensée. Quelques esprits sceptiques et malintentionnés leur demandent si le reste du monde est donc tout à fait incapable de bien penser.) Quels conseils pratiques donne-t-on aux élèves pour la réaliser ? « Commencez, leur dit-on, par lire et relire le sujet (afin d'éviter les contresens et d'en percevoir toutes les implications). Définissez les termes du sujet, ses « présupposés », en quoi il diffère d'autres sujets possibles. Puis, notez toutes les idées qui vous à l'utilité aussi évidente, nous paraisse remarquable, cela devrait nous arrêter.

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ennent à l'esprit, tout ce qui vous semble pertinent, pour ne is les oublier. Commencez alors à faire votre plan au brouillon, ttention, n'allez pas vous aviser de rédiger, vous n'auriez pas le mps de recopier ensuite « au propre » : faites seulement un plan issi détaillé que possible, en soignant particulièrement vos trantions, d'une partie à une autre. Qu'on ne saute pas d'une idée à lutre, que tout cela soit fluide, qu'on suive votre progression et j'elle paraisse naturelle, qu'elle s'impose logiquement. Une fois plan achevé, rédigez introduction et conclusion, en veillant à ce a'elles se répondent : que l'une pose un problème auquel l'autre jportera la réponse, de façon à ce que la progression du devoir paraisse clairement. » Rien que de très sensé, dira-t-on ? Ces recommandations mlèvent cependant quelques problèmes, qui seraient négligeables la dissertation n'était pas, encore aujourd'hui, le modèle idétrôné de l'écriture à l'Ecole, malgré l'introduction d'autres irmes d'écriture, notamment dans l'enseignement du français, insi on peut remarquer que, si l'on suit ces prescriptions, l'écriture intervient pas dans l'élaboration de la réflexion : on transcrit abord ses pensées telles quelles, puis on les ordonne, et enfin on rédige », c'est-à-dire qu'on reprend sous une forme développée ce a'on avait jeté sur le papier de façon lapidaire. Si cela peut, à la limite, valoir pour un exercice sur table, où s limitations temporelles exigent qu'on privilégie la rapidité, il udrait au minimum énoncer clairement qu'il est possible, et écessaire, pour peu qu'on cherche à développer une réflexion un ÎU étoffée et fondée, d'écrire autrement. Or il est rarement fait état du caractère formel de l'exercice, : son aspect rhétorique, pourtant indéniable, de sorte que la issertation continue à s'imposer comme le modèle de l'écriture de flexion - à tel point que ce sont ces mêmes principes que tentent

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d'appliquer nombre d'étudiants lorsqu'ils ont à écrire un mémoire ou une thèse. C'est alors seulement, lorsqu'ils sont confrontés à la nécessité d'écrire un texte d'une toute autre ampleur, qu'ils découvrent dans la douleur que ces préceptes sont tout à fait inapplicables. Après avoir fait successivement trois ou quatre plans généraux, et les avoir vu s'écrouler l'un après l'autre, vaincus par le mouvement de l'écriture qui ne se laisse pas si facilement confiner dans des bornes préétablies, l'étudiant, désespéré, finit par se dire qu'il ne doit pas procéder comme il faut. En effet, les conseils avisés qu'il tentait de mettre en application n'oubliaient qu'un détail : il arrive que quelque chose advienne dans le temps de l'écriture, il arrive qu'on découvre ce qu'on éprouvait, ce qu'on pensait, et les failles de ce qu'on pensait, en écrivant - c'est même tout l'intérêt du processus. Mais c'est précisément ce que refoule la construction architecturale de la dissertation, idéalement « close sur elle-même » : on ne peut savoir à l'avance par où l'on va passer, parfois l'on se prend à errer, et c'est même ce qu'il y a sans doute de plus précieux, puisque c'est là qu'il peut arriver que l'on foule de nouveaux chemins. Si l'on suit ces conseils, l'écriture n'apparaît à aucun moment comme le lieu d'une réélaboration, d'une clarification, d'une invention, le moyen de la mise en évidence de difficultés, comme elle doit l'être effectivement pour permettre à la réflexion d'avancer. La réflexion est censée précéder l'écriture. Tout se fait donc ici « de tête », « sans les mains » pourrait-on dire, avec toutes les limitations que cela induit. On retrouvera à l'arrivée toutes les confusions et les obscurités du « brouillon » (qui ne se distingue alors plus du devoir que par la disposition de ses éléments). Les difficultés rencontrées, plutôt que d'être dégagées, formulées explicitement et travaillées, auront été élégamment glissées sous le tapis de la « progression » majestueusement (ou maladroitement)

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rdonnée. De l'ordre et de l'harmonie avant toute chose, et si la récision ou la possibilité d'une réflexion ancrée dans la réalité 'un problème passent par-dessus bord, au moins, « le plan » est luf (on a eu assez de mal à le « trouver »). Du coup, l'insistance sur les transitions et sur la nécessité e marquer la progression de la pensée au cours du devoir evient alarmante : n'est-elle pas le signe de ce que, précisément, de progression, il n'y a guère ? L'angoisse des élèves à idée de devoir « trouver » le fameux « plan », caché on ne lit où, manifeste qu'ils le conçoivent comme un « donné », u'il s'agirait de découvrir, de deviner, par on ne sait quelle ispiration, et non pas du tout comme une construction rogressive. En conséquence, le plan n'est que rarement expression du cheminement effectif de la réflexion, et se réduit réquemment à un mode d'exposition formel, dont la nécessité 'a rien d'apparent. Il n'y a de travail de réflexion fructueux qu'avec du temps, parce ue le temps seul rend possible un aller-retour entre écriture et xpérience, que seul il peut permettre d'ouvrir un dialogue entre élaboration théorique et l'observation guidée par un questionement. L'exposition, la discussion et la critique de ses résultats, onc un travail collectif, sont tout aussi nécessaires. On pourrait penser que les devoirs « à la maison » seraient récisément des occasions de l'expérimenter. En fait, ce n'est que rès rarement le cas. Lorsque les professeurs donnent des sujets rois semaines « à l'avance », comme il est d'usage à partir de entrée au lycée, ils espèrent que ce temps sera celui de la réflexion, u'il permettra aux élèves de « mûrir » le sujet, d'y réfléchir, d'y ravailler à loisir. Il s'agit de ne pas « bousculer » les élèves, de onner le temps aux plus « fragiles » de reprendre leur travail et e s'assurer qu'il soit « acceptable », mais aussi de les contraindre à

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« s'organiser », à faire montre d'« autonomie ». De si belles intentions, combinant bienveillance et exigence, n'aboutissent en général qu'à de piètres résultats : nombre d'élèves se retrouvent à faire leur devoir au dernier moment, la veille (ou une semaine après le terme...), dans l'urgence, l'ayant traîné comme un boulet pendant plusieurs semaines. C'est que des échéances si éloignées créent moins un espace pour la réflexion qu'elles ne provoquent la paralysie. À mesure que les devoirs se raréfient, leur importance augmente, tandis que diminue la pression immédiate qui, parfois, permet de surmonter des difficultés. La pensée a certes besoin d'espace, mais elle ne se plaît pas dans le vide. Que faire de tout ce temps ? A quoi sert-il puisque ce même devoir, on est censé pouvoir le faire aussi bien en quatre heures, sur table ? Par où commencer ? Comment procéder ? Pour tout viatique, les élèves sont munis de recommandations méthodologiques qui évacuent précisément la dimension temporelle du travail d'écriture. Comment pourraient-ils avoir conscience de son importance, quand, à l'École, on ne cesse d'identifier rapidité et efficacité, vivacité et virtuosité, quand les bons élèves sont « à l'heure », voire « en avance », quand des autres on dit qu'ils « lambinent » ou « se traînent » ? Il est assez vain d'enjoindre les élèves à l'autonomie, lorsqu'on ne leur donne pas de règles pratiques pour en faire usage, lorsqu'on ne leur a pas fait faire l'expérience des conditions de l'élaboration d'une réflexion propre. A l'Université encore, combien d'étudiants retardent toujours plus le moment de se mettre à écrire, et finissent par s'y « coller » à la dernière minute, de sorte qu'ils rendent pour finir un travail qui porte la marque de l'urgence dans laquelle il a été fait, puisqu'ils n'ont « pas eu le temps » (après un an, deux ans, de travail ?) de le relire...

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Pourtant, certains professeurs, conscients de ce problème, attachent à faire travailler les élèves sur leurs brouillons, sur approfondissement, par le biais de l'écriture, de leur réflexion, 'ourquoi leurs efforts sont-ils si souvent infructueux ? Pourquoi ie suffit-il pas de remplacer les conseils que nous avons évoqués >ar d'autres pour résoudre le problème ? C'est peut-être que ce roblème a des racines profondes, qu'il n'est pas simplement un iroblème de « méthode ». Tant que les travaux accomplis à l'Ecole l'auront pour visée principale que d'évaluer les élèves, alors le travail ar lequel chacun cherche à éclaircir et à développer sa propre pensée, ventuellement avec d'autres, n'aura que peu de sens. Ce n'est que si on suppose les élèves capables de penser du nouveau, et si l'on raite en conséquence leurs productions, en leur donnant par xemple une certaine publicité, en les faisant circuler - au sein le la classe, de l'École, entre établissements, au-delà - qu'il y aura in sens à se prêter à cet exercice qui n'est pas toujours plaisant, t qui demande en tout cas un effort réel. Telle qu elle fonctionne ujourd'hui, l'École tend au contraire à faire douter les élèves de leurs apacités, et suscite plutôt l'angoisse et la paralysie que l'audace.

Effets de l'hégémonie des normes scolaires Jne réserve et une précision : nous avons dit que le rapport à écriture des élèves de l'École française était extrêmement» distant » on pourrait dire « méfiant »), que les pratiques d'écriture en usage l'École ne favorisaient pas la découverte du rôle de l'écriture lans l'élaboration de sa propre pensée. Une précision s'impose : >ien sûr, l'apprentissage scolaire n'interdit pas le développement l'autres rapports à l'écriture chez certains élèves, de même que ce apport singulier à l'écriture que nous avons décrit peut coexister vec d'autres pratiques tout à fait différentes chez un même élève, lans un autre contexte. Les productions écrites auxquelles les

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professeurs ont accès ne sont heureusement pas les seules que réalisent les élèves. On aura ainsi tout intérêt à entendre cette remarque d'une élève de sixième : « Écrire pour moi, ça va, je me débrouille bien, mais quand c'est pour l'École, ça ne va plus du tout. J'aime écrire sur mon cahier personnel, sur des lettres, mais pas sur une feuille double à grands carreaux4. » Si, pour certains élèves, plus « scolaires », écrire est essentiellement un exercice, très peu investi personnellement, dont le résultat est jugé à son adéquation aux normes de l'École, d'autres ont manifestement un rapport plus intime à l'écriture, et y voient un moyen de construire leur propre pensée, en même temps qu'ils ont conscience qu'il s'agit d'un matériau qu'on peut travailler de diverses manières5. Mais il est clair aussi que cette diversité de rapports à l'écriture, comme la diversité des rapports à la lecture, tend à disparaître à mesure que se poursuit le cursus scolaire et que les pratiques proprement scolaires s'imposent comme les seules légitimes, rejetant dans les marges les autres usages de l'écriture. Des processus similaires ont été mis en évidence à propos des pratiques de lecture et de leur évolution du collège au lycée6 : à mesure que les élèves avancent dans leur cursus scolaire et plus l'accent est mis en classe sur la lecture des auteurs classiques, moins ils lisent (c'est-à-dire que de moins en moins d'élèves lisent, et que ceux qui continuent à lire lisent moins), et plus ils plébiscitent des auteurs qui sont l'antithèse du canon scolaire, comme * Cité dans Conduites d'écriture au collège et au lycée professionnel, Dominique Bucheton (dir.), en collaboration avec Elisabeth Beautier, CRDP de Versailles, 1997. 5 Ces analyses et ces distinctions s'appuient sur les travaux menés dans l'ouvrage cité à la note précédente. 6

« Lire au collège et au lycée : de la foi du charbonnier à une pratique sans croyance », Christian Baudelot et Marie Cartier, Actes de la recherche en science sociale, n° 123, juin 1998.

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AUGMENTER

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tephen King. À mesure que le « devoir de lecture » devient plus isistant, en même temps que s'impose l'idée qu'il y a une stricte iérarchie des textes, certains étant déclarés sans valeur, plus il evient difficile de lire, moins la lecture « innocente » est possible : n ne peut plus aller chercher dans un texte telle ou telle chose, :lon ses préoccupations du moment. L'École s'est chargée d'inculuer une définition de « la lecture » comme un acte pur, où le texte st saisi pour lui-même et dans son ensemble, dans une appréhenion à la fois globale et précise, méthodique. La « lecture » s'idenifie alors à un exercice obligé, que l'on fuit précisément parce que on veut vous y contraindre et qu'on le réduit à un acte édifiant. Autrefois, on distinguait bonnes et mauvaises lectures (et même xtures « neutres » !), autrefois on s'inquiétait des effets que pouaient avoir des lectures inappropriées, susceptibles de détourer du droit chemin ceux qui s'y aventuraient, mais on adore ujourd'hui « lalecture », condition d'une scolarité réussie, donc e la « réussite professionnelle », voire d'une vie « digne d'être écue ». Autrefois, on pouvait ouvrir en tremblant un livre interit, mis sous clef, on pouvait se sentir coupable ou inquiet de aventurer dans des territoires pleins de mystère et de danger, lais aujourd'hui ? Peut-on désirer (sauf configuration psycholoique tout à fait particulière) ce qui manifestement s'identifie au aspect de la norme, ce qui semble signer le renoncement à toute ransgression ? Ainsi, l'École parvient-elle à imposer ses valeurs, en lisant de la lecture des œuvres classiques un modèle de conduite, lais paradoxalement cette victoire est aussi sa ruine, puisqu'elle ;nd cette pratique haïssable en en faisant un principe de classement et de moralisation.

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II. L'APPRENTISSAGE DES NORMES : ENTRE MAÎTRISE ET SOUMISSION

L'apprentissage de l'écriture, et particulièrement de l'écriture scolaire, c'est-à-dire de l'écriture conforme au « bon usage » grammatical et orthographique, implique la reconnaissance du fait que l'écriture obéit à des règles propres, différentes, notamment, de celles qui régissent l'oral. Ces règles paraîtront évidemment d'autant plus arbitraires à l'élève que les pratiques langagières du milieu social dont il est issu s'éloignent de cette orthodoxie : aux uns, on pourra dire avec profit, pour juger de la correction d'une phrase, de se fier à leur « intuition » (en fait à leur expérience « correcte » accumulée), aux autres, un tel conseil ne pourra être d'à peu près aucune utilité. Ainsi les élèves reconnaissentils assez rapidement qu'il y a une spécificité de l'écriture, ainsi assimilent-ils le fait d'écrire - en tout cas, à l'École - au respect de ces règles propres (et ce, même lorsqu'ils ne les maîtrisent que très partiellement). Cette perception des choses correspond à une réalité incontournable : on doit effectivement, pour apprendre à écrire, apprendre à se conformer à des principes particuliers, dont l'assimilation n'a rien de spontané (bien que celle-ci puisse être précoce, lorsque les pratiques linguistiques du milieu familial sont proches de la norme et lorsque la familiarité avec le langage écrit est pour ainsi dire immédiate). Mais le fait - nécessaire - qu'écrire implique de se conformer à des normes qui paraissent bien souvent arbitraires contribue à nourrir la distance entre l'élève et ce qu'il écrit. Quel professeur ne s'est pas exclamé, à la lecture d'une formulation particulièrement curieuse, au point parfois d'être tout à fait dénuée de sens : « Mais, voyons, vous ne diriez jamais cela ! » C'est vrai, il ne le dirait jamais - mais est-il plus susceptible de prononcer cette autre formule, pourtant, elle, correcte, mais qui appartient à la langue écrite et pas à l'oral ?

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Il y a presque inévitablement un écart entre la pratique inguistique spontanée et la pratique de l'écriture, mais toute la lifRculté est de faire que cet écart ne devienne pas un fossé, que la econnaissance de la spécificité de l'écrit ne conduise pas l'élève à e supposer incapable de juger de la validité ou tout simplement du ens de ce qu'il écrit. Ecrire implique defaire effort pour se soumettre i des normes extérieures, arbitraires pour une large part — mais à quelles conditions cette soumission nécessaire peut-elle ne pas nous tmener à renoncer à toute prétention à juger de la valeur de ce que tous écrivons ? Le point commun entre un collégien qui écrit une phrase sans }ueue ni tête et un lycéen qui développe un raisonnement qui ne ient pas debout, c'est - outre le fait que l'un et l'autre écrivent rop vite, ce à quoi il faudra réfléchir - qu'aucun des deux ne se econnaît la capacité à juger par lui-même de la cohérence de ce ju'il écrit. Bien sûr, les normes qu'il s'agit d'apprendre à maîtriser îous sont pour une part extérieures, et il faut bien se fier à qui es connaît pour les découvrir. Mais pourra-t-on vraiment se les tpproprier si, dans le même temps où l'on se soumet au jugement l'un autre, on invalide par principe son propre jugement ? Toute a difficulté est de parvenir à effectuer ce double mouvement, i tenir ensemble ces deux attitudes : l'une de soumission, 'autre de critique.

Des conséquences de la croyance en l'inégalité des intelligences le n'est d'ailleurs pas un problème purement technique. Pour que :et aller-retour, qui est tout le travail de l'écriture, soit possible, 1 faut que le langage ne soit pas considéré simplement comme in « moyen d'expression », mais qu'au contraire on le reconnaisse :omme le lieu où la pensée se construit, par un tâtonnement

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nécessaire. Mais il faut aussi que soit affirmée la capacité de chacun à se l'approprier. Sans cette confiance, toute difficulté rencontrée est interprétée comme une déficience, un manque dont l'élève serait coupable, au lieu d'être appréhendée comme une difficulté réelle, par exemple comme la reconnaissance d'une obscurité qui, une fois circonscrite, permet une clarification de la question envisagée. Or, comment les élèves pourraient-ils avoir confiance dans leurs capacités, quand l'institution les leur conteste si souvent, trop occupée qu'elle est à classer et à hiérarchiser ceux qui lui sont confiés ? Je pense à telle élève de classe technique qui, interrogée sur un sujet de dissertation de philosophie, finit par s'exclamer que, vraiment, « ça ne veut rien dire » car... et qui énonce alors le problème, le « paradoxe », qui constitue le cœur du sujet, et qu'il suffit de faire travailler pour répondre à la question... Ici, le regard innocent a plusieurs longueurs d'avance sur le regard d'un élève plus « scolaire », qui n'aura tout simplement « rien à dire » sur le sujet, qui sera incapable de le lire simplement, « naïvement ». Mais l'avantage redevient handicap à partir du moment où l'élève se suppose incapable de rien penser de pertinent à propos d'une matière aussi « intellectuelle » que la philosophie (on lui a assez répété que ce n'était pas pour lui, et lui-même l'a revendiqué ensuite assez fort, clamant parfois dès les premiers cours que, non, vraiment, la philo, ça n'était « pas son truc »). Le problème est le même pour la lecture : que le texte lu ne soit pas compréhensible au premier abord, c'est donc qu'il est « trop difficile », c'est qu'il n'est pas proportionné à mes capacités, c'est que je ne suis pas « au niveau » ou que l'on exige trop de moi, en oubliant combien je suis « limité ». On peut aussi tenter de contourner le problème en lançant un improbable : « Ça ne veut rien dire ». Humiliation et mépris. Pour pouvoir affronter

AUGMENTER LES COMPÉTENCES, DIMINUER LA PUISSANCE ?

une difficulté, il faudrait se reconnaître la capacité à le faire, il faudrait se faire assez confiance pour penser que la difficulté perçue fait signe vers une difficulté réelle, incontournable : ici, une conception novatrice qui ne peut s'exprimer dans une langue ordinaire ; là, une perception singulière qui tord la langue pour y trouver place. L'attitude de contestation de certains élèves « en difficulté » à l'Ecole témoigne d'une situation de « double bind » : pour dépasser leurs difficultés et parvenir à faire ce qu'on leur demande, il faudrait qu'ils prêtent attention aux recommandations et aux explications qu'on leur donne, il faudrait qu'ils s'investissent dans le « jeu » scolaire - et en même temps s'y investir serait admettre qu'ils lui accordent une valeur, et reconnaître par là le bien-fondé du jugement scolaire formulé sur eux : qu'ils sont de « mauvais élèves », voire qu'ils sont « nuls ». Puisque ce jugement est intolérable, ils se mettent d'emblée « hors jeu ». La situation évoque, toutes proportions gardées, celle que décrit Robert Castel à propos des patients des hôpitaux psychiatriques. Là: deux pathologies antagonistes s'entretiennent mutuellement : par ce qui lui reste de conscience de sa liberté, l'interné s'affronte au médecin et à l'institution carcérale en un combat souvent injuste mais nécessaire, car il représente sa seule défense contre l'aliénation asilaire ; mais, par ce fait même, malade, il s'interdit le meilleur recours contre son aliénation privée, la confiance non moins nécessaire envers le thérapeute et l'établissement thérapeutique. Il n'est sans doute pas de piège mieux monté, pas de rôle plus pathétiquement contradictoire, sauf peut-être celui du psychiatre lorsqu'il éprouve que chacune des alternatives de ce conflit insoluble s'investit sur l'une des figures de son double personnage de représentant de l'institution totalitaire et de thérapeute7. 7

Robert Castel, introduction à Erving Goffman, Asiles, Minuit, Paris, 1968, p. 35.

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III

UN ENJEU ESSENTIEL : LA QUESTION DE L'ÉVALUATION

I. DIAGNOSTIC

On n'apprend à travailler la langue qu'en éprouvant la nécessité de le faire, et c'est précisément ce à quoi ne conduisent que rarement les pratiques en usage à l'école. Sans entrer dans l'examen détaillé des formes d'écriture scolaires (qui serait assurément du plus grand intérêt), et pour en venir à la racine du problème, il importe de se poser la question suivante : pour quoi écrit-on à l'école ? L'élève écrit d'abord et avant tout pour que soient apposées sur sa « copie » une note et une appréciation1 ; il écrit pour que le professeur puisse juger de la valeur de 1

Comme l'énonce fortement ce manuel de méthodologie de la dissertation philosophique, qui prend des accents lyriques pour dire : « Une dissertation est essentiellement faite pour être corrigée. [...] Une dissertation non corrigée n'est

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ce qu'il a écrit et lui attribue une note, bonne ou mauvaise, plus haute ou plus basse que celle de son voisin. On contribue de la sorte à entretenir avec constance le folklore des mœurs scolaires, ainsi les cours de récréation et les abords des écoles s'égaient-ils d'apostrophes intemporelles comme : « T'es nul ! T'as eu deux ! ». Et, dans les squares, les petits enfants se présentent selon des formes bien réglées : première question : « T'es en quelle classe ? », seconde question : « T'as redoublé ? » Tel instituteur ornait ainsi la copie d'une petite tête qui commentait la note chiffrée, soit en pleurant, soit en souriant largement - au cas où les élèves se seraient permis de ne pas être affectés comme il convient par la note reçue. Ce fait, tellement évident qu'on l'oublie trop souvent, explique pour une large part que le rapport à l'écriture des élèves ne soit absolument pas neutre. Le stylo n'est pas simplement un outil qu'on manierait mal par manque d'usage, qu'on utiliserait maladroitement parce qu'il ne serait pas devenu familier. Au contraire, la distance à l'écriture est aussi le fruit d'une expérience particulière : elle est entretenue par l'association, presque systématique à l'école, de l'écriture à l'évaluation, au classement et à la hiérarchisation. De même, devant un texte, les élèves ne sont pas exactement, selon la formule d'un professeur de lettres, comme « des poules pas vraiment une dissertation, elle ne compte pas, c'est un simple aller sans retour, qui se perd dans les sables de l'informe, comme un dialogue platonicien dont Socrate s'absenterait soudain. D'où la raison de l'importance majeure que l'étudiant attache à la note, importance qui est loin d'être le signe d'un esprit immature, et qui mérite bien autre chose que le mépris. Une copie sans note ni correction digne de ce nom ne rejoint simplement pas sa propre essence, elle ressemble à une pellicule photographique impressionnée mais ni développée ni tirée. » (Dominique Folscheid et Jean-Jacques Wunenburger, Méthodologie philosophique, PUF, Paris, 1992, p. 148-149).

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devant un couteau2 » : l'image est jolie, et assez parlante, sans doute, mais leur circonspection, leur ahurissement parfois, sont plutôt ceux de qui ne sait plus selon quels critères juger d'un objet, de qui a été rendu incapable d'adopter un regard « simple », naïf sur les choses, à force de s'être entendu dire que cette réponse-là, qui lui vient à l'esprit, n'est « pas la bonne », que « non, ce n'est pas ça » qu'il faut penser, voir, lire.

La hiérarchisation des individus, fonction primordiale de l'Ecole La destination principale des écrits produits à l'école est d'être jugés, d'être évalués par le professeur, qui pourra ainsi attribuer à l'élève sa juste place dans la hiérarchie de la classe et, à terme, du système scolaire dans son ensemble. Les concepteurs de l'École des Frères, au sein de laquelle se sont constitués, au xviie siècle, nombre des principes de l'enseignement scolaire tel que nous le connaissons aujourd'hui 3 , rêvaient de structurer l'espace de la classe de telle sorte que la position de chaque élève indique sa valeur exacte et sa place par rapport aux autres élèves4. L'une des raisons qui fit préférer ce modèle d'École à son concurrent, l'École mutuelle5, est la place et l'importance 2

Pas plus qu'ils ne sont comme des « singes » devant un western, pour reprendre l'image parlante de Jean-Didier Vincent, neurobiologiste, un temps vice-président du Conseil national des programmes (de 1994 à 2002). 3

L'École des Frères est un institut religieux fondé en 1664 par Jean-Baptiste de La Salle pour l'éducation des enfants des classes modestes. Y est élaborée la « méthode simultanée », qui consiste à s'adresser simultanément à tous les élèves de la classe, plutôt que de s'occuper individuellement et successivement de chaque élève, comme il était d'usage traditionnellement. 4 5

Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 172-173. L'École mutuelle, apparue en France en 1815, constitue un modèle

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qui y étaient données au classement des élèves, et plus particulièrement l'organisation de cérémonies destinées à honorer les élèves les plus « brillants »6. On écrit donc essentiellement pour recevoir une note. Ainsi ne doit-on pas s'étonner de l'empressement à recevoir leur note d'élèves qui ont pourtant manifestement bâclé leur travail et n'y ont prêté, au moment où ils l'ont élaboré, qu'une attention toute relative : là est l'un des ressorts fondamentaux de l'activité scolaire, ce mouvement par lequel les élèves demandent constamment qu'on leur dise « ce qu'ils valent », en même temps qu'ils sont les premiers à déclarer l'évaluation sans valeur : « Ouah, madame, c'est parce que vous m'aimez pas ! » / « parce qu'elle est raciste » / « parce qu'elle peut pas me sacquer ». L'élève pourra bien garder parfois quelque temps, au fond d'un tiroir, une copie « réussie », il finira, en général, par la jeter, lorsque son effet sera passé, lorsqu'elle aura fini de lui apporter le sentiment d'autosatisfaction qu'il avait d'abord ressenti quand on la lui avait « rendue ». Dans le cas où la copie a été jugée mauvaise, au contraire, quoi de plus logique que de la déchirer, de la jeter, parfois ostensiblement : « Voilà ce que j'en fais, de ta note ! », « Je vaux mieux que ça ! », s'entendra répondre le malheureux professeur qui s'est donné bien du mal à indiquer à l'élève où il a péché, avec les meilleures intentions pédagogiques du monde. Dès que l'on a pris connaissance de sa note, on s'enquiert de celle des autres. Une note, en effet, n'existe que par rapport à d'autres, dans une hiérarchie. Cela signifie qu'une note est d'enseignement opposé à celui de l'École des Frères : un seul maître peut prendre en charge un nombre considérable d'élèves (jusqu'à plusieurs centaines), car l'apprentissage repose sur la délégation à des élèves nommés « moniteurs » de l'encadrement de petits groupes de travail. 6 Anne Querrien, L'École mutuelle, op. cit., p. 159.

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dévaluée si elle est commune. Si tout le monde a « la moyenne », alors elle ne vaut plus grand-chose. Il ne s'agit pas simplement d'être bon, mais d'être « meilleur », ou plutôt être « bon », ce n'est qu'être meilleur, supérieur aux autres, et un tel qui sera jugé d'un niveau satisfaisant ici, sera considéré comme « en difficulté » ailleurs. La fierté des uns n'existe qu'au prix de l'humiliation des autres, et l'on paye la satisfaction de son orgueil de la vague culpabilité de voir ses camarades rabaissés. Ajoutons que la notation est incapable de remplir le rôle pédagogique qu'on lui attribue si généreusement : elle n'est pas un critère fiable de la progression de l'élève, malgré son exactitude apparente. Comme le montre Stella Baruk à partir d'exemples de contrôles de mathématiques, il n'est pas possible de déterminer ce qu'elle évalue exactement, de sorte qu'elle peut en arriver à désorienter complètement un élève, en masquant des contresens ou en sanctionnant au contraire des interprétations qui font sens, mais ne correspondent pas exactement à l'intitulé du sujet. Pour qu'il y ait justesse [de la note], il faudrait que puissent être éliminés des réponses des élèves le hasard, les automathismes7 et les contradictions. Ce sont surtout celles-ci qui minent la crédibilité de la note. La notion même de moyenne est un non-sens. Deux exercices justes sur quatre, on a la moyenne. Mais on a tout fait de la même façon. Quel est le sens de la note ? [...] Pour résoudre deux équations 3+x = 7, ou 3x = 7, on « passe 3 de l'autre côté », un coup c'est bon, un autre pas. Qu'a-t-on compris, quel est le sens de la note ? Comment s'étonner qu'avec une « moyenne » masquant cinq années durant l'inexistence du sens réussissent 7

Ce mot-valise exprime le fait que l'apprentissage des mathématiques à l'école consiste essentiellement en l'assimilation d'automatismes. L'élève apprend à reproduire des procédures figées, qu'il applique sans y discerner de sens — souvent parce que le sens leur fait effectivement défaut.

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leur entrée au collège puis au lycée ces indésirables que sont l'innumérisme puis l'éventualité que sept égale zéro8 ? » L'évaluation n'est justifiée que si elle intervient à la fin de l'apprentissage ; elle a des effets catastrophiques lorsque celui-ci n'est pas achevé. Elle encourage le développement d'automatismes et le renoncement progressif des élèves à trouver du sens dans les exercices auxquels l'École les soumet. Or la tendance est aujourd'hui à la multiplication des évaluations, de plus en plus exhaustives et minutieuses9. »

Des effets paralysants de la notation Les enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie et de gloire, tombent dans la nonchalance. Pascal, Pensées, Brunschvicg 151 - Lafuma 63.

Le premier argument avancé pour justifier l'usage presque systématique de la notation est celui-ci : « si ce n'est pas noté, ils ne font rien. » Et cet argument pragmatique, désabusé, ne peut être purement et simplement disqualifié : qui n'a pas eu l'expérience d'un professeur imposant des contrôles réguliers, grâce auxquels on a enfin appris ses déclinaisons latines ou ses verbes irréguliers, que sans cela on aurait continué à ne savoir qu'à moitié pendant des années ? Il est des savoirs qu'il s'agit seulement d'apprendre par cœur et, pour ceux-là, ce type d'exercice est parfaitement adapté. Le problème est que la notation n'est pas un simple moyen, qu'elle n'est pas neutre, qu'elle a des conséquences réelles. S'il peut y avoir, indéniablement, un effet « motivant » de la notation, si bien souvent c'est la menace d'une « mauvaise note » qui 8

Stella Baruk, Si 7=0,

op. cit. p. 384.

9

Jean-Pierre Le Goffévoque le problème dans La Barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l'école, La Découverte, Paris, 1999, p. 40-44. Il y voit un témoignage de la colonisation de l'école par la logique managériale.

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tousse les élèves à travailler, cependant il est tout aussi certain - mais peut-être plus difficile à appréhender - que la notation, t les jugements sur la personne qui l'accompagnent et lui sont ssociés dans l'Ecole, produisent aussi des effets de paralysie, différents individus ne seront pas affectés également : il est bien vident que le rapport a la notation ne sera pas le même chez ceux lont les dispositions sont immédiatement valorisées par l'École t chez ceux qui, dès le départ, voient leur habitus sanctionné >ar les jugements scolaires : tandis que les uns apparaîtront timulés par la perspective d'être évalués, les autres au contraire n seront tétanisés. Mais si ce phénomène est le plus évident, il faut aussi s'interroger ur le type de stimulation produit par la pression de la notation. La motivation » suscitée par la note est toujours, dans une certaine nesure, « fiévreuse », angoissée (d'autant plus d'ailleurs, qu'on a ifaire à de « bons élèves ») : c'est une motivation sous la menace, n particulier pour les devoirs sur table, où le temps joue un rôle ssentiel, de sorte qu'elle tend à interdire toute distance à l'égard lu travail effectué. La confiance, la détente, sont nécessaires pour xpérimenter, pour se risquer à essayer ce qu'on ne sait pas encore aire. Il est difficile de prendre conscience de sa façon de travailler :t de mettre en question ses habitudes dans une situation où e temps presse, où le couperet du jugement menace. Qui plus :st, le fait que les types d'exercices varient assez peu, que l'enjeu le l'apprentissage scolaire soit de pouvoir les accomplir le plus apidement, le plus automatiquement possible, pour l'examen dont les formes sont strictement définies à l'avance, et qui se léroule dans un temps limité), tout cela implique que la souplesse ntellectuelle n'est pas encouragée, mais qu'au contraire ce sont oujours les mêmes capacités qui sont sollicitées, finalement les nêmes tics, les mêmes trucs passe-partout et irréfléchis. Les élèves

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les moins assurés choisissent souvent de ne traiter qu'un seul type d'exercice tout au long de l'année, parce que c'est le seul qu'ils pensent à peu près maîtriser, et parce qu'ils préfèrent « se spécialiser » - les talents limités qu'on leur prête si obligeamment ne leur paraissant pas suffisants pour affronter des exercices différents. D'une manière générale, les élèves développent une véritable crainte du changement (« Avec Mme W., on ne faisait pas comme ça ! »). La variation n'est plus appréciée mais redoutée. Sera ainsi valorisée chez les bons élèves l'automatisation du processus, qui peut être effectué en un temps record, tandis que l'on dira des mauvais élèves, des élèves « moins scolaires », que les malheureux sont paralysés par le moindre changement dans l'énoncé de l'exercice, et qu'il faut bien s'y adapter sous peine de « les pénaliser » (mais de quel profit peuvent bien leur être ensuite, une fois sortis de l'École, des « capacités » aussi rigidement définies, on se le demande). Qu'on s'étonne ensuite de la platitude des introductions de dissertation, qui s'ouvrent si souvent sur le traditionnel « de tout temps », tout aussi traditionnellement barré par le correcteur. Les sujets de dissertation de philosophie encouragent ainsi la « mise en évidence » d'un « paradoxe », aussi fallacieux ou superficiel soit-il, c'est-à-dire la mise en place d'un faux problème, qui montre assez qu'on a renoncé à traiter de vrais problèmes, lesquels, il est vrai, se présentent rarement dans des termes aussi plaisamment dichotomiques. La « maîtrise » acquise à l'école est indissociablement une sclérose. Au terme de sa scolarité, un « bon » élève aura peut-être appris à faire une dissertation, mais il n'aura pas investi personnellement l'écriture. Celle-ci sera devenue avant tout principe de classement, de distinction, à force que l'apprentissage soit systématiquement associé à l'évaluation.

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Ecrire sans se retourner Lorsque ce qui vous aiguillonne est la crainte de l'humiliation, ou la préoccupation infantilisante de « faire plaisir » au maître, alors ce qui vous fait agir est en même temps ce qui vous paralyse. Comment pourrait-on comprendre, sinon, que tant d'élèves « ne rendent pas leurs devoirs », soient proprement paralysés à l'idée de devoir le faire, que tant d'autres ne puissent jamais écrire que de façon extrêmement concise, lapidaire, ce qui les expose à toutes les obscurités et toutes les confusions ? On peut certes invoquer la paresse, la désinvolture ou l'inattention apparemment chroniques des élèves (qu'on y voie des attributs statutaires de l'enfance ou le résultat de la diffusion des « nouvelles technologies de l'information et du divertissement »). Mais si ces facteurs, dont l'origine reste à déterminer, et qui doivent en tout cas beaucoup à la situation des élèves dans l'Ecole, peuvent jouer un rôle, ils ne suffisent pas à expliquer ces phénomènes, puisqu'on les rencontre aussi chez les élèves les plus investis dans leur scolarité. Si tant d'élèves écrivent si vite, et ne reprennent qu'exceptionnellement une phrase, et a fortiori la structure de leur texte, c'est peut-être par souci d'en avoir fini au plus tôt, mais c'est aussi une manière d'écrire « sans se retourner », en s'efforçant d'oublier ce qu'on vient d'écrire, voire de ne pas vraiment prendre conscience de ce qu'on est en train d'écrire, comme s'il s'agissait d'alléger autant que possible le poids de la responsabilité qu'il y a à choisir tel mot plutôt que tel autre, à emprunter ce chemin et non cet autre. Mettre entre soi et l'écrit la plus grande distance, et jeter loin de soi les mots dès qu'on les a tracés, que cette marque qui va servir à me juger s'éloigne de moi au plus vite. Les effets de cette attitude engendrée et nourrie par l'Ecole sont tout à fait problématiques pour l'apprentissage : écrire, c'est toujours réécrire, et c'est précisément ce processus de réécriture,

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de reprise, de réélaboration qui est considérablement entravé par le statut de l'écrit à l'école et les sentiments qu'il met en branle.

« Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous » A l'école, toute activité est matière à évaluation : faire quelque chose, c'est toujours s'exposer au jugement du professeur. On comprend dès lors que la façon dont beaucoup d'élèves s'efforcent d'« en faire le moins possible » ne soit pas uniquement attribuable à leur paresse tant commentée. Ainsi s'explique l'angoisse que manifestent tant d'élèves devant la perspective de prendre la parole publiquement, non pas certes pour lancer un « avis », une opinion au milieu d'autres10, mais pour argumenter de vive voix sa pensée, prendre le temps de la développer et de la défendre. « Faire un exposé » est une situation redoutée : on préfère encore rédiger un devoir, même si la charge de travail est alors objectivement plus lourde. Peut-être s'étonnera-t-on moins de ce que les élèves désirent si rarement profiter des occasions qui leur sont données d'occuper pour un moment la place du maître, si l'on prend en considération le fait que le discours produit par l'élève a été préalablement défini comme n'ayant pas de valeur en lui-même, comme un discours qu'il serait absurde, incongru, de diffuser, de rendre public 10 On pourrait se demander à ce propos si la façon qu'ont les élèves de « ne pas s'écouter les uns les autres », comme disent les professeurs, qui les rappellent au « respect » de la parole d'autrui, ne relève pas parfois d'une forme de « courtoisie » paradoxale : ainsi, puisque tout le monde coupe tout le monde, personne n'est contraint d'avoir à argumenter et préciser sa pensée, chacun peut indéfiniment répéter le même argument d'un ton de plus en plus convaincu (et donc censément convaincant), sans que ses faiblesses n'apparaissent, ce qui ne manquerait pas d'arriver si au contraire chacun était sommé de développer et d'approfondir ses thèses. On note en tout cas que ce type d'interaction semble satisfaire tous les participants.

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t dont la seule raison d'être est de faire l'objet d'un jugement, 'une évaluation. Quel sens pourrait-il y avoir, dans ces condions, à s'adresser à quelqu'un d'autre qu'au professeur ? « Si c'est our me mettre une note, qu'on en finisse, allez-y directement, rns passer par ces simagrées ! » Aller « faire un exposé », c'est s'exposer aux traits de la critique e tous côtés : de la part du professeur, mais aussi, cette fois, des lèves, qui ne manqueront pas de remarquer et de blâmer le zèle utant que la maladresse. L'humiliation redoutée est ici publique, e qui la redouble. En se « portant volontaire » pour un exposé, on ignifie qu'on accepte d'entrer dans le jeu, donc qu'on en reconaît les valeurs ; on légitime à l'avance le jugement dont on fera objet. Seuls ceux qui sont assurés de ne pas trop risquer peuvent y aventurer sans tremblements. Pourtant, il n'est pas anodin de changer ainsi, même pour un loment, la disposition des places et la distribution des rôles dans i classe, et ce simple exercice d'avoir à expliquer sa pensée, voire convaincre un auditoire, peut, lorsqu'il est investi par les élèves, roduire des effets tout à fait intéressants. Devoir enseigner ce que on a appris est la meilleure manière d'en approfondir la connaisince et, en retour, on comprend souvent bien mieux ce qui nous st expliqué par nos pairs. Mais, loin de constituer un véritable contre-modèle de l'enseinement tel qu'il est pratiqué communément à l'École (française), e rituel aboutit trop souvent, au contraire, à justifier que le pro:sseur regagne sa place et s'y maintienne. L'exposé se conclut en énéral par son commentaire (parfois ce ne sont que ces remarues-là que le reste de la classe prend en note), le professeur se hargeant de louer les points qu'il estime positifs et de relever les oints faibles : c'est lui - et non l'auteur de l'exposé ou ceux qui ont assisté - qui peut discerner le bon grain de l'ivraie. Il est

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à même d'en donner une « correction » sur le champ, puisque l'enjeu de l'exercice était de produire un discours aussi conforme que possible au modèle préétabli. Rien ne s'est donc passé, rien ne s'est dit qui pourrait ouvrir à un travail en commun, de critique, de réélaboration et d'enrichissement. Au terme de l'exposé, le professeur reprend sa place, sa légitimité confortée. II. U N E CONTRAINTE OMNIPRÉSENTE : LA PRODUCTION DE PASSIONS TRISTES

Le moteur principal du fonctionnement de l'École est ainsi la contrainte. Ceux qui dénoncent le fait que l'Ecole se soit soumise au règne du ludique et du divertissement à la carte se laissent aveugler par quelques miroitements à la surface de l'eau : si l'on se préoccupe, par des moyens d'ailleurs problématiques, d'« intéresser » les élèves, l'activité à l'école relève pour ainsi dire toujours de l'obligation. À l'École, la contrainte est omniprésente, il n'est quasi rien qu'on ne fasse sous la menace. Les absences sont punies, comme le fait de ne pas rendre un devoir, de ne pas s'y être assez appliqué, ou de ne pas rendre un bon devoir ; on doit aussi écouter le professeur, ne pas faire autre chose, sous peine de sanctions disciplinaires. Les contrôles, les conseils de classe, qui font peser la menace d'un redoublement dès le début de l'année, rythment l'année scolaire. L'appel, chaque matin, puis chaque heure à partir du collège, ne manque pas de rappeler que c'est contraints et forcés que tous sont venus passer la journée sur les chaises (et non plus les bancs) de l'École. Le peu d'efficacité de la masse considérable d'injonctions dont les élèves sont assaillis n'entame pas la constance avec laquelle elles sont invariablement proférées. Qu'il doive y avoir une part de contrainte dans l'éducation, ce n'est pas ce que nous contestons. Mais ce qui est particulièrement frappant

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lans l'École, c'est que la contrainte est partout. On pourrait en effet maginer qu'au sein de l'École des espaces, des domaines d'activité, jourraient être délimités où les élèves choisiraient de s'appliquer i telle ou telle chose, de leur propre initiative, sans recevoir pour :ela de sanction extérieure. Mais de même que « tout travail mérite ; al aire », toute activité mérite, à l'école, une évaluation. L'absence ie tels espaces constitue un obstacle majeur au développement de l'autonomie des élèves. En ne leur faisant jamais confiance pour s'intéresser à des choses importantes, pour s'appliquer à des réalisations dignes d'intérêt, c'est comme si on leur disait qu'il est impossible qu'ils puissent s'intéresser à rien d'intéressant. « Si ton désir se porte naturellement vers quelque chose, c'est qu'elle ne doit pas avoir grande valeur. » Bien sûr, des enfants, des adolescents ne peuvent être des juges avertis du « bon » et du « bien » : on peut légitimement arguer qu'il y a bien des choses, pourtant importantes, dont ils n'ont pas l'expérience, ou dont ils n'ont qu'une expérience limitée, et que sur cette base ils rejettent. Bien des choses de valeur ne se laissent pas appréhender immédiatement et peuvent nécessiter un travail pénible avant de devenir gratifiantes. Mais dire cela et exclure tout à fait le désir de l'élève, son plaisir, comme boussole de son éducation, c'est tout autre chose. Certes, le discours pédagogique actuel prétend accorder une place déterminante à ce désir, mais, dans les faits, la marge de liberté laissée à l'élève est extrêmement limitée. Le problème se pose également à propos de l'obligation d'assiduité : dans le cadre de la scolarité obligatoire, ne pourraiton remplacer, autant que possible, dès que l'âge notamment le permet, l'impératif d'assiduité par l'impératif de résultats ? Ainsi laisserait-on à chacun la possibilité d'apprendre à sa manière, en lui fournissant les outils pour cela et en se donnant pour tâche de lui apprendre à s'en servir.

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La confusion la plus complète règne à l'école quant à savoir si son but premier est de discipliner les élèves ou de leur permettre d'apprendre quelque chose. Au lycée, et plus particulièrement en terminale, les choses virent franchement à l'absurde : lors des conseils de classe, on se félicite de l'assiduité d'un tel qui, certes, « bavarde constamment », mais vient vraiment à tous les cours ; on déplore le niveau d'espagnol de telle autre, mais on ajoute, à son crédit : « mais elle ne me dérange pas : elle ne fait aucun bruit ! [sic] » ; enfin, les élèves qui, à la fin du troisième trimestre, ont préféré ne plus venir en classe pour réviser leur bac se voient reprocher, sur le ton de la réprobation morale, d'avoir « pris la place de quelqu'un qui aurait bien voulu suivre les cours au lycée », et de conclure « vous n'aviez qu'à aller au CNED ! » - comme si entre venir plus de trente heures au lycée chaque semaine et être entièrement livré à soi-même, il ne pouvait y avoir de milieu... A travers son fonctionnement, l'École affirme que le désir de l'élève est tout à fait irrelevant, « impertinent », qu'il n'a pas son mot à dire dans l'affaire, qu'il n'a pas voix au chapitre, sinon de façon marginale. Or cela fait peser un doute de taille sur la valeur de ce qu'on étudie à l'école. De deux choses l'une : soit on présuppose que ce qu'on apprend ne peut motiver le désir, l'intérêt, par soi-même, soit on sous-entend que c'est l'élève qui, par nature, n'est pas capable d'en discerner l'intérêt. Mais quelle sorte d'enseignement est-ce, qui suppose que son auditeur n'est pas capable, n'est pas digne de l'entendre ?

Menaces Le discours explicite de l'École sur ce problème est très ambigu. II ne fait pas de doute que les professeurs, du moins nombre d'entre eux, sont convaincus de l'intérêt intrinsèque de leur discipline. Il est certain aussi qu'ils doutent bien souvent de la capacité de

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:urs élèves, dans leur grande majorité, à saisir cet intérêt. C'est lourquoi, pour persuader leurs élèves de travailler, ils brandissent i menace d'une autre sanction, celle du « marché du travail » : sans diplôme, vous ne « trouverez » pas de travail » — c'est le iiscours constant de tout l'encadrement du secondaire. Une magnifique fresque était ainsi venue orner, au début des nnées 1990, tout un pan de mur de mon lycée-collège : dans un tyle très « d'jeun's », ce graf' dispensait une morale on ne peut ilus classique : on y voyait deux « jeunes », l'un tenant à la main in diplôme, l'autre affublé d'une casquette (l'attribut statutaire lu « jeune de banlieue ») marquée d'un mot, « Chomedu ». 'hommage à la « culture jeune » n'avait pas altéré l'esprit du nessage, qu'on trouvait déjà dans les questions de révision des nanuels de morale du milieu du siècle, qui demandaient ingélument : « Que sont devenus ceux de vos petits camarades qui l'ont fait aucun apprentissage ? » Cet argument, il faut le reconnaître, a sa valeur : il reflète, dans ine certaine mesure, une réalité (les jeunes dépourvus de diplônes sont effectivement désavantagés sur le marché du travail, nais cela s'accompagne aussi de la dévaluation constante des liplômes existants, de sorte que, pour s'assurer un réel avantage, e n'est pas le bac qu'il faut avoir, mais en sus plusieurs années l'études) ; et il n'est pas non plus mauvais que les élèves acquièent une attitude pragmatique vis-à-vis du travail scolaire : faire e qu'il faut pour passer les examens qu'on veut passer, ni trop, ni rop peu, c'est aussi développer une certaine autonomie, savoir >ourquoi on travaille sans dépendre absolument de l'autorité - ou du manque d'autorité - des professeurs. La contrainte, la menace de sanctions, peut, par ailleurs, dans :ertains cas, motiver efficacement les élèves à travailler. Certains >rofesseurs instituent ainsi la règle que chaque leçon, ou pres-

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que, s'ouvre sur un bref contrôle de connaissance, qui permet de s'assurer que les élèves apprennent leurs leçons d'une fois sur l'autre. Mais la sanction est ici immédiate, donc aussi minorée : si l'on a raté un des tests, on peut toujours se rattraper sur les autres, et une mauvaise note est vite noyée dans la masse. De plus, la systématicité de ces contrôles leur donne une valeur différente de celle des devoirs ponctuels. Chaque contrôle n'est plus attendu, redouté, dramatisé, sacralisé - comme l'est l'unique devoir du trimestre ; il s'inscrit dans l'ordinaire : ce n'est plus un événement qui vient rompre le cours de l'apprentissage, il relève de la routine, il est presque assimilable à un exercice pratique. Mais dès que la menace devient plus lointaine et plus vague, elle échoue à motiver les élèves et nourrit au contraire les inhibitions. Avertir les élèves que s'ils ne passent pas leur bac, ils ne travailleront pas, relève moins du conseil pratique que de la menace. On remplace une sanction par une autre, bien plus diffuse et incertaine - puisqu'elle est hypothétique, et située dans un avenir qui semble lointain — mais aussi bien plus terrible : « si vous n'avez pas la moyenne, vous n'aurez pas de vie ». Ou, pour citer encore ces fameux manuels de morale : « Tel vous avez été à l'école, tel vous serez dans la vie. » Tout est bon pour contraindre les élèves à travailler, même les menaces les plus violentes. Et si cela ne marche pas, au moins aura-t-on satisfait son ressentiment en avertissant l'élève que la vie se chargera de le châtier comme il le mérite. Voilà tout ce qui reste lorsqu'on a renoncé à l'idée que les élèves puissent s'intéresser à ce qui leur est enseigné. Est-il vraiment besoin de nourrir l'angoisse des élèves, quand leurs parents et l'ensemble du monde social se chargent de leur faire sentir que « hors de l'École, point de salut » ? Il est vrai qu'il en est encore peut-être de trop optimistes, qui voudraient à toute force croire que « tout homme se satisfait d'avoir ou pas

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un diplôme pour vivre, car il lui suffit de travailler pour gagner de quoi vivre11 ». Travaillant « sous la contrainte », les élèves en viennent à ne plus se poser la question de leur intérêt personnel. Ils ne vont jamais plus loin que là où le professeur les amène, que là où il les a contraints à venir. Ils apprennent leurs cours, ils travaillent assez pour s'assurer d'avoir la moyenne, ou une bonne note, et c'est tout. A force de s'appliquer à appréhender des objets qui ne font pas sens, en eux-mêmes ou pour ceux qui les examinent, les professeurs et les élèves en viennent trop souvent à renoncer à chercher le sens de ce qu'ils étudient. Soit la contrainte seule subsiste, économique ou émotionnelle ; soit c'est la routine qui a pris le pas : l'élève modèle est celui qui ne discrimine pas, qui « mange de tout », qui étudie tout ce qu'on lui donne à étudier, qui fait ce qu'on lui demande de faire, le mieux possible, pour qui le seul enjeu est d'être jugé au mieux, de recevoir l'approbation des professeurs. Cet idéal n'est-il pas celui d'une absence totale d'autonomie - si du moins l'on entend par « autonomie » la capacité à se donner sa propre loi, et non la propension à accepter docilement celle qu'on vous impose ?

Infantilisation Telle quelle fonctionne, l'Ecole encourage une véritable « infantilisation », parce qu'elle a pour but d'imposer la soumission inconditionnelle à des principes et à des normes extérieurs, dont la validité n'est jamais remise en question. Chez les élèves les plus performants dans le système, cela peut atteindre des proportions étonnantes : à force de travailler parce qu'« il le faut », sans savoir pourquoi, sinon parce qu'on les assure que c'est la voie obligée pour « réussir », ils 11 Copie de philosophie du baccalauréat 2007 (le sujet était « Que vaut l'opposition entre travail manuel et travail intellectuel ? »).

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en viennent à n'être plus capables de produire que sous la pression d'une exigence immédiate, ils en sont réduits à .ne plus s'estimer capables de juger par eux-mêmes de la valeur de leur travail, à ne se reconnaître de valeur qu'autant qu'on leur en reconnaît, à douter constamment de leur valeur parce que leur supériorité vis-à-vis des autres peut être mise en doute. Tels des chevaux surentraînés, ils s'inquiètent et renâclent dès qu'on leur lâche un peu la bride, et semblent chercher avec angoisse « où est l'obstacle ». Cette infantilisation produite par l'École ne se comprendrait pas si l'on omettait de la rapporter au fait que tout l'apprentissage y est structuré autour de la relation duelle entre le maître et l'élève. Cette dualité est en elle-même génératrice de violence : elle encourage les projections de part et d'autre, et entraîne une demande de reconnaissance qui ne peut que se heurter à la distance (notamment sociale) qui existe le plus souvent entre le maître et l'élève. On lira à ce propos avec intérêt les notations de Harold Searles sur l'ambiguïté dont est porteuse la projection sur l'autre d'un « espoir ». Elles permettent de tempérer la confiance qu'on peut avoir dans le caractère bénéfique d'un certain type de bienveillance envers les élèves. L'espoir et le sadisme peuvent être liés. Tout d'abord, l'un des moyens les plus formidables de sadiser l'autre est de sans cesse engendrer chez lui tout à tour l'espoir et la déception. Ensuite, manifester qu'on a de l'espoir, en certaines circonstances, peut constituer en soi une forme de sadisme vis-à-vis de l'autre : cela peut exprimer, implicitement et subtilement, la demande cruelle faite à l'autre de réaliser les espoirs que celui-ci lit sur votre visage'2.

On voit combien il importe de tenter de rompre avec cette « dynamique » qui tend à figer chacun dans sa position et à nourrir le ressentiment. 12

Harold Searles, Le Contre-transfert, Gallimard, Paris, 1971, p. 231.

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Plus fondamentalement, le problème est que la « motivation » à école passe essentiellement par la mobilisation de « passions tristes », è ces affects qui témoignent de la diminution de notre puissance 'agir et de penser : l'angoisse, la crainte, la honte ou encore la supélorité gagnée par l'humiliation des autres, et ce malgré toutes les onnes intentions de « pédagogues » comme Philippe Meirieu, ui s'efforcent de faire droit à la joie et au plaisir à l'école (une titreprise dont il était déjà question en 1924, comme on peut le anstater à lire le Journal des instituteurs^). Comment pourrait-il i aller autrement tant que l'École aura pour fonction d'assurer n « tri social », tant que nombre de ses « acteurs » se donneront our mission de convaincre chacun de la légitimité du sort qui xi est attribué, c'est-à-dire de son incapacité foncière à faire autre hose que ce que l'ordre social exige de lui ? En mettant constamment les élèves en concurrence, on leur interdit 'apprendre qu'on ne pense jamais seul, qu'on pense d'autant plus qu'on ense avec d'autres, et même on les induit à considérer avec méfiance t avec crainte la moindre manifestation de la puissance des « autres ». I I I . AFFRONTER LE PROBLÈME DE L'ÉVALUATION

Iour que l'École ne soit pas essentiellement un instrument de classelent et de sélection des individus, il nefaut plus évaluer comme on le lit actuellement. Si l'on veut que l'évaluation ne se réduise pas à la stigmatisation d'une « lenteur », d'un « retard », d'une « inaptude », bref d'une classification et d'une exclusion14 », si même « Nous avons le devoir d'enseigner dans la joie. », in Journal des instituteurs et '.s institutrices, n° 36, mai 1924, p. 541. En fait, ces préoccupations sont plus iciennes encore, et ont maintenant plus d'un siècle. Bertrand Ogilvie, « De nouvelles pratiques pédagogiques pour lutter jntre l'exclusion scolaire ? », in Georges Debrégeas et Thomas Lacoste (dir.), 'Autre campagne, La Découverte, Paris, 2007.

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l'on entend qu'elle ait une véritable utilité pour l'apprentissage, alors il ne faut évaluer que les travaux aboutis, et donner aux élèves le loisir et les moyens d'aller jusqu'au bout de leur travail. Il faut en outre que l'évaluation porte sur ces « produits », et non sur des personnes. Il y a quelque chose de monstrueux dans une École qui juge tous les enfants à la même aune et qui peut impunément affirmer que la moitié n'a pas « donné satisfaction ». Comment peut-on avoir la patience de tolérer l'imposition d'un modèle unique, qui conduit à reprocher à la majorité des enfants ce qu'ils sont, à les déclarer « défaillants », soit pour le déplorer, soit pour le leur reprocher15 ? Si l'on accepte de donner aux élèves le temps et les moyens nécessaires pour travailler efficacement, pour nourrir et complexifier leur pensée par un dialogue avec la réalité, et pour aller jusqu'au bout d'une réalisation, alors on est amené à remettre en question les modes d'évaluation communs : un tel processus demande du temps, un temps qu'on ne peut mesurer à l'avance, et il est rarement susceptible d'être évalué « rigoureusement », selon les critères censés garantir l'objectivité du jugement scolaire (même temps imparti, mêmes moyens mis à disposition, même format, et travail individuel).

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Ainsi se voient dévalués tous les écarts à la norme, même lorsqu'ils pourraient constituer au contraire des ressources. Ainsi ce petit enfant, entré en CP il y a quelques mois, qui vous dit ses difficultés à l'école : « - Je ne sais pas bien le français. - Ah ? Bah, tu vas faire des progrès ! - C'est que je suis arrivé en France seulement au début de l'année, et j'ai du mal... » Et vous réalisez à ce momentlà seulement que le français n'est pas la langue maternelle de l'enfant à qui vous parliez depuis tout à l'heure. Vous apprenez du même coup qu'il parle déjà trois langues... Mais, il est vrai que la correction de son français laisse sans doute à désirer.

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Engager d'autres pratiques Pour sortir du rapport duel entre le maître et l'élève, qui fait du narcissisme et de l'angoisse de l'élève les ressorts exclusifs de l'apprentissage, il faut introduire des tiers entre le maître et l'élève, dont les positions se voient dès lors redéfinies : à partir du moment où la classe se structure autour à'outils, d'instruments, comme ceux conçus par Freinet (en particulier l'imprimerie), à partir du moment où il s'agit de réaliser des produits, et non simplement de « s'exercer » pour être évalué, la diversité du groupe devient un appui plutôt qu'un obstacle, la règle est moins l'expression de la « domination » du maître qu'elle ne s'impose pour que le travail commun soit possible, et l'on sort de la dualité pathogène du rapport maître-élève16. Si la hiérarchisation, la mise en jeu de sentiments de supériorité et d'humiliation apparaissent comme des moyens essentiels pour « motiver » les élèves, c'est parce qu'on tend à exclure toute autre source de reconnaissance ou de valeur au travail des élèves dans l'École. Le sort si peu enviable des productions écrites des élèves — jamais retravaillées, à peine relues, parfois déchirées rageusement - devient moins étonnant, dès lors qu'il est reconnu que l'École tend, par principe, à leur contester toute autre finalité que d'indiquer à chacun sa valeur. Il est rare que les écrits des élèves circulent, dans l'espace de la classe ou de l'école, sans même parler d'au-delà des murs de l'école. Rare aussi qu'on envisage qu'ils puissent être destinés à produire un effet sur des lecteurs, à résonner pour eux aussi ou à amener une réponse. Faire que les textes écrits par les élèves circulent, puissent prendre place dans une correspondance avec d'autres, 16

C'est la position que défend la pédagogie institutionnelle, qui s'est élaborée parallèlement à la psychiatrie institutionnelle, et s'appuie sur les techniques mises en place par Freinet.

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puissent être entendus et produire des effets, est un des principes majeurs de la « révolution pédagogique » prônée par Freinet17. Les résistances que lui oppose l'institution scolaire manifestent assez combien ce principe, si simple et si productif, est contraire à la logique courante de l'Ecole. Pourtant, dès lors qu'un texte est destiné à être lu, et non évalué, il devient important de le rendre lisible, de s'assurer de sa clarté et de sa correction, d'y revenir pour le préciser ou le développer - autant de soucis qui sont si peu communs chez les élèves, à qui l'on demande d'écrire uniquement pour qu'on puisse vérifier qu'ils savent le faire. Il est frappant de constater à quel point même les meilleurs élèves répugnent à « reprendre » un devoir (exercice que d'ailleurs les professeurs ne proposent que très rarement, en dépit de son intérêt pédagogique). Un devoir est un « test », un « contrôle », qui n'a que cette valeur : ce n'est pas un objet qu'on pourrait retravailler, perfectionner ; dès qu'il a rempli sa fonction, dès qu'il a été évalué, il n'a plus valeur que de souvenir ; il ne peut y avoir aucun profit à le retravailler. A l ' inverse, à partir du moment où l'on s'applique à produire un objet aussi abouti que possible, afin qu'il puisse remplir au mieux son rôle : mener à bien une recherche, être lu et entendu, témoigner de telle expérience, etc., alors il y a un sens à revenir sur son travail, à chercher à l'« achever ». C'est aussi la condition de possibilité d'un véritable travail collectif : ce n'est qu'à partir du moment où l'on 17

La pédagogie institutionnelle reprend ce principe. Ainsi Aïda Vasquez et Fernand Oury présentent-ils le travail d'écriture mené à l'école : « L'enfant tente d'écrire : — poussé par le désir d'exprimer une chose qui le touche afFectivement, ou qui simplement l'intéresse, — tiré, pourrait-on dire, par la certitude d'être lu par autrui. Cet autre ne peut l'entendre, mais attend et désire sa lettre ou son texte imprimé. » (Vers une pédagogie institutionnelle ?, Matrice, Paris, 1998, p. 36).

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est donné un objectif à réaliser qu'apparaît l'utilité de recourir ux diverses compétences de chacun, dont la diversité même laisse spérer qu'elles pourront se compléter. La situation des élèves à l'école est en général strictement inverse : 1 ne s'agit pas de faire au mieux quelque chose en mobilisant pour ela les ressources nécessaires ; la réalisation elle-même n'a aucune mportance, aucune valeur propre ; chacun est au contraire ontraint de s'essayer à faire ce qu'on lui aura demandé (instamnent), afin qu'on puisse voir qui y échouera plus ou moins, de orte que les « capacités » de chacun puissent être expérimentalenent évaluées. Les élèves ne s'y trompent pas, qui considèrent le >lus souvent les travaux collectifs comme des récréations : puisque out travail a pour visée de classer et de hiérarchiser des individus, :es travaux-là ne valent rien. On ne peut sortir de ce cercle qu'en donnant aux pratiques colaires d'autres enjeux que la préservation de l'estime de soi. vlais, pour cela, il faut aussi supposer que Us élèves sont susceptibles le produire des objets qui aient en eux-mêmes une valeur, que la liérarchie des esprits n'est pas si stricte, et si adéquate à l'ordre des mitions sociales, qu'il soit impossible à un « élève » de penser quoi lue ce soit d'important, de produire aucun texte qui ait une valeur, •sthétique ou autre. C'est à cette condition seulement - aussi :xtravagante puisse-t-elle paraître - que le travail scolaire pourra :tre autre chose qu'un effort de conformité aux normes et aux :xigences scolaires. C'est alors seulement qu'il pourra constituer ine vraie recherche. Si l'on part du principe que rien de nouveau îe peut se faire jour ici, s'il s'agit simplement de produire un ésultat aussi proche que possible du « corrigé » qui sera donné >ar le professeur, alors il n'y a pas de sens à chercher.

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Les réformes récentes de l'École : Une esquisse de mise en œuvre de ces principes ? Les dispositifs mis en place récemment au collège et au lycée, par exemple les « itinéraires de découverte » et les « travaux personnels encadrés », tentent de répondre à ces difficultés, et de « redonner du sens » aux travaux produits à l'école : il s'agit de croiser différentes disciplines pour en montrer la spécificité et la complémentarité, et les faire servir à la réalisation d'un « projet » qui sera élaboré en commun, chaque élève assumant une tâche dans le processus. On reconnaît là plusieurs des principes défendus par Freinet : le fait que le travail accompli en classe doit avoir un but, être un vrai travail, productif, et non un simple exercice (ce qui était réalisé notamment par l'impression du journal de la classe), que ce travail doit donc mobiliser les énergies de chacun dans la classe (voire dans l'École), dans une collaboration qui rend chaque élève responsable vis-à-vis du collectif et qui permet à chacun d'occuper une place différente sans que cette différence soit traduite en une hiérarchisation ; enfin que les disciplines ne doivent pas être séparées artificiellement puisqu'en réalité elles ont besoin les unes des autres et que leur sens et leur valeur apparaissent d'autant mieux qu'elles sont convoquées conjointement. Avec ces dispositifs, on n'a donc pas affaire aux « dernières lubies » des « pédagogistes », comme certains le prétendent, mais plutôt à une mise en application très limitée de principes mûrement réfléchis, et surtout longuement expérimentés. Alors, pourquoi le résultat est-il si peu convaincant : pourquoi tant de professeurs se plaignent-ils de l'inutilité de ces « heures », pourquoi tant d'élèves n'en voient pas l'intérêt ? Pour répondre à cette question, posons-en une autre : est-il possible de travailler trois heures par semaine selon des principes

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radicalement opposés à ceux qui prévalent tout le reste du temps ? Peut-on imposer aux professeurs et aux élèves, par décret, de déposer toutes leurs habitudes et de travailler autrement pendant quelques instants, avant de reprendre le collier ? L'Éducation nationale a souhaité intégrer, à la marge, certains des principes de Freinet. La greffe, curieusement, n'a pas vraiment pris. Faut-il y voir une revanche de celui qui voulait non pas réformer, mais révolutionner l'École ? Un certain nombre de raisons s'opposent à ce que ces dispositifs soient investis par les professeurs. Ceux-ci n'ont, en France, aucune tradition de travail en commun. La clôture de l'espace de la classe leur paraît souvent être la garantie de leur liberté pédagogique, de la protection contre toute ingérence extérieure. À l'usage, on s'aperçoit que la plupart s'imposent à eux-mêmes de se conformer aussi rigoureusement que possible à ce que l'institution attend d'eux. Dès lors, la réticence à l'ouverture à un regard extérieur paraît souvent motivée par la crainte du jugement, de l'humiliation, plus qu'elle n'est fondée en raison. Quant au principe de faire travailler ensemble des professeurs de différentes disciplines, leur formation ne les y prépare absolument pas, étant donné que l'Université française est, en l'état, incapable de transmettre aux étudiants le sentiment de la solidarité des disciplines, l'interdisciplinarité y étant extrêmement peu développée. Il faut dire aussi que l'on sent bien, à lire la description de ces dispositifs dans les documents explicatifs fournis aux professeurs, que ceux (certains de ceux, en tout cas) qui ont promu ces réformes ont cru y reconnaître une solution toute trouvée au « problème de l'ennui » des élèves, à leur manque d'intérêt et d'investissement : les travaux proposés en exemple pour la mise en place des « IDD » (« itinéraires de découvertes ») relèvent ainsi parfois plus du divertissement pour élèves lassés par les exercices qui font

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l'ordinaire de l'école qu'ils ne sont de véritables projets, exigeants et formateurs, nécessitant la mise en commun des forces de chacun et l'éclairage de plusieurs disciplines. Citons ainsi des propositions de projets à réaliser : « représentation d'un homme de Neandertal en pied ; d'un homme de Cro-Magnon » ; « réalisation d'outils préhistoriques à partir d'os, de silex (bifaces) » ; « Être adolescent en Europe. Exposition, défilé de mode »... Il ne s'agit manifestement pas ici de remettre en question le fonctionnement commun de l'institution scolaire et de garantir les conditions de l'apprentissage, mais plutôt d'occuper les élèves, de les amuser. Le flou dans la définition des objectifs encourage évidemment les professeurs à « adapter » les travaux demandés aux élèves, c'est-à-dire à n'imposer d'exigences réelles qu'aux élèves les plus spontanément adaptés à l'école, c'est-à-dire aux élèves issus des milieux les plus favorisés, tandis qu'on profitera de ce blancseing pour s'autoriser à passer le temps de façon aussi peu pénible que possible avec les élèves qu'on estime perdus pour l'École.

De la nécessité t

ion collective

La réticence de nombre de professeurs à investir ces dispositifs tient pour une part à la conscience aiguë de ce problème. Pourtant, aussi périlleuse que soit leur mise en application, ces dispositifs ne sont pas sans intérêt, comme on le constate dès que des professeurs décident d'en tirer parti. Le problème est qu'ils ont été imposés autoritairement, comme un aménagement ponctuel, alors qu'ils auraient dû s'inscrire dans une réflexion globale sur les fins de l'École, sur ce qu'elle produit et ce qu'on souhaiterait qu'elle produise. Mais pour que puisse se mettre en place une réflexion autonome et fructueuse, qui permettrait de donner sens à ces

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réformes, il serait utile que les professeurs s'informent des acquis fondamentaux de la sociologie de l'éducation ainsi que de l'histoire des expériences pédagogiques qui ont pu être menées depuis plus d'un siècle, puisque leur formation ne le leur assure pas. Cette carence se combine en outre au discrédit relatif dont souffrent aujourd'hui les sciences humaines, et particulièrement la sociologie, à l'heure où l'on prétend réhabiliter l'idéologie de la liberté et du mérite individuel. Nombre de professeurs sont ainsi livrés à leur seule « intuition », donc à la répétition des pratiques qu'ils ont eux-mêmes subies. A l'inverse, s'ils ont plus tendance à se remettre en question, ils peuvent en arriver à suivre aveuglément les recommandations des « sciences de l'éducation », sans le moindre recul critique, ce qui n'est pas moins problématique. Pour le cas qui nous occupe, soit ils auront tendance à n'estimer efficace que l'enseignement disciplinaire et méthodique, soit ils tenteront d'appliquer des consignes on ne peut plus floues, tout en ignorant les dérives auxquelles ces pratiques peuvent donner lieu. Lesrecommandationsinstitutionnellesinfantilisentlesprofesseurs, les élèves et les parents, car elles leur sont délivrées comme une vérité incontestable, comme des prescriptions impératives qui ne seraient pas susceptibles d'être réélaborées. Comme si l'on pouvait imposer impunément des « méthodes » réduites par là à des recettes empiriques qu'on suit aveuglément, comme si l'essentiel n'était pas de faire accéder chacun aux moyens de se former là-dessus une opinion éclairée, et de faire avec sa propre expérience et la situation particulière dans laquelle il se trouve. Or ces nouveaux dispositifs ne peuvent être profitables que s'ils sont accueillis à la fois sans défiance de principe et sans confiance absolue : ils peuvent ouvrir de nouvelles possibilités, mais seulement s'ils sont investis par des professeurs conscients

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de leur intérêt éventuel (donc des enjeux des différentes modalités d'apprentissage) et de leurs dangers (essentiellement le problème de l'inefficacité, notamment pour les milieux populaires, de la non-directivité et de l'absence d'objectifs clairement définis). Toujours est-il que le paradoxe de ces réformes est d'introduire de façon extrêmement circonscrite des principes de travail qui vont radicalement à l'encontre du fonctionnement général de l'École : le sens qu'ils peuvent avoir, et leur efficacité, s'en ressentent forcément.

L'ambiguïté des discours des « pédagogues » L'ambiguïté des « pédagogues », qui entendent aménager l'institution sans jamais mettre vraiment en question ses principes, aboutit malheureusement souvent à produire de nouvelles absurdités. On le voit notamment à propos de la question de la notation. Il est entendu aujourd'hui qu'une mauvaise note « décourage » l'élève et qu'il importe au contraire de lui donner confiance pour favoriser l'apprentissage. Mais puisqu'on n'envisage pas de ne plus noter, la « solution » trouvée consiste à noter « avec indulgence ». Si l'on peut espérer ainsi « moins » décourager l'élève (quoique le problème demeure, puisque, les notes n'ayant qu'une valeur relative, il se désespérera désormais d'avoir toujours « moins » que les autres), on enlève à la note la valeur de boussole qu'elle avait du moins, parfois, auparavant. L'humiliation, elle, demeure, malgré toute la bonne volonté du monde, avec elle les affects paralysants qu'elle suscite, tandis que la note perd la valeur qu'elle pouvait avoir d'indiquer si « ça allait » ou pas. Conserver le principe de notation systématique est également problématique lorsqu'on prétend redonner du « sens » aux apprentissages, notamment par l'élaboration de « projets » réalisés collectivement. L'enjeu du travail est immédiatement brouillé :

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travaille-t-on vraiment pour parvenir à l'objectif qu'on s'est fixé, ou ne s'agit-il en fait que d'un prétexte pour être, encore une fois, évalué individuellement ? La question de l'« individualisation » du travail, ou de la « pédagogie différenciée18 », soulève des problèmes similaires. Ce principe exigeait de rompre avec l'organisation traditionnelle de l'École et de recourir à des dispositifs qui remettaient en question la place centrale du maître, comme l'enseignement mutuel, où un enfant est chargé d'apprendre ce qu'il sait à un autre19. Il impliquait aussi évidemment de cesser de vouloir appliquer à tous la même aune, donc de renoncer à la fonction de classement assurée par l'École. Or, on a entrepris d'« intégrer » ces principes à la logique traditionnelle de l'École, de sorte qu'on en a altéré le sens : on a ainsi mis en place des dispositifs « spéciaux » qui stigmatisent les élèves « en difficulté », de même que la valorisation du rôle du collectif dans la classe a changé de sens, qu'on a attribué à ce collectif pour rôle essentiel de « représenter la loi20 ». Quant au reste, « tout 18 C'est-à-dire d'une pédagogie qui part du principe que toute classe est nécessairement hétérogène, de sorte que le cours « frontal » ne permet pas à tous d'apprendre également, et que, par conséquent, il faut mettre en place des dispositifs permettant aux différents élèves d'apprendre chacun à leur manière. 19 Et ce malgré les ambiguïtés historiques de ce modèle, qu'évoque l'étude d'Anne Querrien, L'École mutuelle. Une pédagogie trop efficace, op. cit. On trouvera aussi quelques remarques qui donnent sur cet objet un éclairage assez différent dans Michel Foucault, Surveiller et Punir, III. Discipline, 1, Les corps dociles. 20

C'est l'analyse qu'en fait Laurent Ott : « Une pédagogie progressiste se donne pour tâche de faire faire l'expérience aux élèves que le collectif, c'est quelque chose qui se travaille et qui évolue. Le cadre collectif peut être protecteur et émancipateur. Le collectif n'est pas la censure de l'individu, il est au contraire le lieu (à la différence du milieu familial) où l'on apprend à se découvrir soi-même parmi les autres en développant tous les langages et les potentiels d'expression. » (« Que reste-t-il des alternatives pédagogiques et éducatives en éducation ? », in Mouvements, n° 49, janvier-février. 2007).

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est fait pour individualiser le plus possible les tâches, uniformiser au maximum les comportements, segmenter les groupes, briser la coopération, supprimer les occasions de parler, et contrôler les communications hiérarchiquement21. » L'idéal d'autonomie est exclusivement un idéal d'autonomie individuelle, et l'idée que le collectif puisse être un lieu de travail et d'apprentissage qui permette de sortir de la dualité maître-élève, et de tirer parti de la diversité des élèves, est évacuée. De même, on insiste aujourd'hui sur le peu d'utilité du redoublement, qui ne permet pas, comme on le croyait naguère, de « rattraper » ce qui n'a pas été acquis et de « combler les lacunes » qui se sont formées. À niveau égal, il semble que les élèves que l'on n'a pas fait redoubler soient favorisés par rapport à ceux qui ont redoublé. On invite les professeurs à y recourir aussi peu que possible ; on donne aux parents le droit de le contester et de passer outre la décision des professeurs dans nombre de cas. On est ainsi parvenu à réduire considérablement le taux de redoublements, qui reste quand même bien plus élevé en France que dans la majorité des pays européens. Mais, ce faisant, on n'a à aucun moment remis en question l'organisation du cursus scolaire selon l'âge des enfants, ni la valorisation de la « précocité », ni la séparation étanche entre les « niveaux ». On ne donne pas aux élèves l'occasion d'apprendre ce qu'ils n'ont pas appris auparavant, ce qui impliquerait de mettre en question la notion même de « retard », et non pas simplement de mettre en place des dispositifs stigmatisants de « remédiation », dont on sait le peu d'efficacité. Les enseignants s'estiment désavoués et ont le sentiment qu'on les empêche de travailler correctement - ce qui n'est pas faux. En matière d'éducation, les demi-mesures sont pires que l'inaction, notait Bourdieu. Ces tentatives de conciliation de principes opposés aboutissent à 21

Anne Querrien, L'École mutuelle, op. cit., p. 93.

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ce double résultat que l'on perpétue les effets délétères de la logique traditionnelle de l'École tout en dévaluant des expériences pédagogiques qu'on risque de faire apparaître comme dépourvues de sens et d'efficacité.

Peut-on changer l'École ? Au-delà du perpétuel changement imposé par les réformes successives de ces vingt dernières années, les principes fondamentaux de l'École s'avèrent remarquablement stables. L'École témoigne ainsi d'une inertie singulière. Les habitudes des élèves et des professeurs, la pression des examens et du souci à court terme de « l'intérêt des élèves », l'isolement des professeurs et la division de l'École en cycles séparés et en lieux hétérogènes, l'organisation de l'espace et du temps, qui segmente, cloisonne, sépare, interdit au regard de se porter plus loin que l'urgence immédiate, d'envisager la situation d'ensemble, tout cela concourt à masquer les contradictions du système. On pense au contrôle qui va venir, au conseil de classe à préparer, aux prochaines vacances, au coup de collier à donner à la fin du trimestre... et la machine tourne ainsi infiniment à vide, chacun ravalant quotidiennement le sentiment d'absurdité et de lassitude qui l'envahit. Ici, on apprend que « c'est comme ça », qu'il faut en passer par là, aussi pénible que ce soit ; on apprend qu'il est impératif de rester là, quoi qu'il en coûte. Ce n'est qu'en rompant avec cette attitude de patience infinie et, pour les professeurs, avec cet esprit de sacrifice mal placé, qui aboutit bien souvent au découragement, que l'École pourra produire autre chose que de l'impuissance. Ce n'est que si élèves et professeurs cherchent à tirer profit de la situation, à en apprendre quelque chose, et les uns des autres, qu'il pourra en être autrement. L'« échec quotidien » qu'est par définition le travail pédagogique ne peut devenir un bon « carburant », pour reprendre le mot

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de Fernand Deligny, que s'il devient matière à penser, que s'il est travaillé pratiquement. Tant que l'ambiguïté de l'institution scolaire n'est pas nommée et combattue explicitement, elle produit de l'angoisse et s'oppose à tout investissement réel de la situation. Il faut se donner les moyens de penser les choses en termes globaux, d'envisager le système scolaire dans son entier, et non simplement tel ou tel « cycle », ou telle filière d'enseignement. S'y oppose le fractionnement caractéristique de l'institution scolaire et l'isolement de ses personnels, qui permet que les affaires scolaires soient toujours « gérées » d'en haut, alors qu'il faudrait au contraire que tous ceux qui sont concernés de près ou de loin par l'École entreprennent de l'investir de façon autonome. Ce qui suppose la diffusion et la coordination d'expériences et de réflexions qui souffrent aujourd'hui d'être profondément isolées. L'un des obstacles au développement de pratiques alternatives à l'école est le coût exorbitant en temps et en énergie qu'il faut consacrer à l'élaboration des outils nécessaires22. A ce problème, seule peut répondre une mise en commun de ces outils et de la réflexion qui permet de les élaborer et de les réformer. Dans cette perspective d'une prise en charge collective et autonome de l'école, la question de l'autonomisation des établissements constitue un véritable problème, et non simplement une menace. Elle peut prendre des significations très différentes. Les mesures d'autonomisation des établissements aujourd'hui mises en œuvre et projetées s'inscrivent dans un programme de libéralisation de l'École, qui renforcerait encore la hiérarchie qui existe déjà entre établissements. Comme le souligne Nico Hirtt, la décentralisation a essentiellement pour fin de « 1) maintenir le budget de 22

Comme le lait remarquer Bernard Lahire dans « Fabriquer un type d'homme « autonome » : analyse des dispositifs scolaires », in L'Esprit sociologique, La Découverte, Paris, 2005, p. 345-346.

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l'enseignement sous contrôle en déléguant la gestion de l'austérité aux échelons inférieurs, 2) de briser les résistances au changement, 3) d'assurer un développement différencié, 4) de permettre et d'imposer une adaptation rapide aux attentes des entreprises23. » En deçà même de la « libéralisation » de l'Ecole que l'on redoute, la décentralisation pose en elle-même problème : le simple effet des inégalités économiques entre territoires produit des inégalités criantes à l'école, comme on le voit dans les écoles primaires, qui dépendent déjà des budgets locaux. Contre les pressions visant à instituer des filières de formation plus différenciées et plus hiérarchisées encore, il faut faire valoir l'importance de garantir à tous une formation générale et commune. S'il est donc nécessaire de s'opposer à cette évolution, il serait cependant dangereux d'adopter une position purement défensive, qui laisserait penser que le maintien du statu quo serait satisfaisant. Contre une décentralisation conçue comme le cheval de Troie de l'imposition du management à l'école, il y aurait peut-être un sens à défendre une « autonomie » reposant sur l'élaboration d'un véritable projet collectif pour l'École — ce qui suppose aussi une critique du système actuel, qui ne parvient absolument pas à assurer l'égalité. C'est ce que propose par exemple Mick Miel, pour qui la « difficulté consiste alors à poser positivement et politiquement la question de la décentralisation sous une forme différente de celle des managers et des technocrates, et en revenir à l'esprit des luttes autonomistes24 ». A l'heure où la politique éducative est définie pour une part importante dans un cadre supranational, à l'heure où sont transférées aux régions nombre 23

Nico Hirtt, Les Nouveaux Maîtres de l'École. L'enseignement européen sous la coupe des marchés, EPO/VO, Paris et Bruxelles, 2000, p. 68. 24

« Le monde enseignant en prise directe avec ses vieux démons », in Multitudes n° 14, 2003, p. 111-118.

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de fonctions naguère assumées par l'État, il est de la première importance de travailler à assurer autrement l'égalité. Il est assez illusoire de rêver de réformes étatiques qui, pour une fois, iraient « dans le bon sens », puisque, d'une part, la conjoncture politique y est assez peu propice, et que, par ailleurs, les problèmes auxquels nous avons affaire ne peuvent recevoir de solution « d'en haut », mais relèvent plutôt d'un changement de pratiques et d'une mise en question plus profonde des principes de l'institution scolaire, qui exigent une réflexion et un travail collectifs.

Faire sauter un verrou : la question de l'évaluation Dans cette perspective, la question de l'évaluation est un enjeu crucial, en raison des effets délétères qu'elle a aujourd'hui, ainsi que de son rôle central dans le processus de hiérarchisation assuré par l'École. En même temps qu'elle détourne du véritable sens des apprentissages, elle met constamment en jeu des passions tristes, plus propres à paralyser qu'à augmenter la puissance d'agir. Il s'agit de faire en sorte qu'elle ne soit plus un moyen de classement, de hiérarchisation et de sélection. Cela induit la remise en question de plusieurs principes qui structurent l'institution scolaire : l'organisation du cursus selon l'âge25 - qui a pour conséquence de rendre « nécessaire » le redoublement et de valoriser systématiquement la précocité - , mais aussi la division en « filières » d'inégale valeur et le principe de l'« orientation » qui conduit à considérer comme normal d'écarter systématiquement les élèves qui ne s'adaptent pas assez vite aux normes qui leur sont 25

Notons que la Finlande a entrepris de prendre ce problème de front : les années de lycée n'y sont pas organisées selon l'âge des élèves. Chaque élève construit son propre parcours, avec pour base un certain nombre de cours obligatoires à suivre, qu'il répartit comme il le souhaite sur deux, trois, quatre ans ou plus.

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imposées et à faire de l'« échec » un problème individuel plutôt que le problème de l'institution 26 . Dès lors, apparaît la nécessité de donner de véritables fins au travail scolaire, d'entreprendre à l'école de vrais travaux, qui aient un sens aussi pour les professeurs, qui ne soient pas simplement destinés à évaluer, à exercer ou encore à occuper les élèves, et qui ne soient donc pas spécialement « adaptés » aux limites supposées de leurs capacités. Ainsi l'évaluation portera-t-elle sur des produits finis, capables d'exiger la mobilisation collective, plutôt que de n'avoir pour but que de juger des individus et de les classer. En rompant avec les pratiques actuelles d'évaluation, qui reposent notamment sur la définition de « programmes » correspondant à des « niveaux » distincts, on craindra peut-être de se priver d'un outil garantissant que tous les élèves reçoivent une formation plus ou moins équivalente et en retirent autant de profit que possible. On peut estimer que cela constitue l'une des garanties que l'École ne se transforme pas en « garderie », comme on le dit en dénonçant une tendance qui n'est pas que fantasmatique. Mais à partir du moment où l'on reconnaît que l'évaluation est, à de nombreux égards, contre-productive - sauf comme moyen de hiérarchisation - , alors on peut s'interroger sur son utilité réelle. Ce n'est que si elle rompt avec sa fonction de sélection et de hiérarchisation que l'École pourra contribuer à rendre l'ordre social un peu plus juste, en se donnant pour seule fin de diffuser aussi largement que possible les instruments intellectuels d'une plus grande autonomie.

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C'est là l'argumentation de Jean-Pierre Terrail, qui prône l'abolition des filières dans l'enseignement secondaire, mais aussi la prolongation de l'obligation scolaire jusqu'à dix-huit ans (voir la conclusion de École, l'enjeu démocratique, La Dispute, Paris, 2004).

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S'il convient d'anticiper et de prévenir les difficultés que ne manqueront pas de soulever ces propositions, la situation actuelle est suffisamment grave pour qu'on envisage de remettre en question un certain nombre de dogmes. Ce n'est que si nous nous efforçons de définir ce que nous voulons que soit l'École et qu'elle n'a jamais été que nous pourrons résister efficacement à ceux qui voudraient la réduire à n'être qu'un lieu de formation pré-professionnelle différencié et hiérarchisé. Les savoirs et les compétences dispensés par l'École ne peuvent être vraiment émancipateurs que si l'on voit qu'ils peuvent aussi contribuer à nourrir l'impuissance. Ce n'est qu'en ouvrant les yeux sur l'ambiguïté foncière du système scolaire qu'on pourra espérer que son rôle ne se limite pas à faire accepter l'ordre social tel qu'il est.

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D É P Ô T LÉGAL : OCTOBRE 2 0 0 7